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English Pages [189] Year 2023
Florent Quellier
Jpotager ardin
Histoire du
Armand Colin
Illustration de couverture : Carl Larsson, Dans le jardin potager, 1883, aquarelle (Nationalmuseum Stockholm) © AKG-images Photogravure : EG atelier © Armand Colin, Paris, 2023 pour cette 2e édition. Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert, 92240 Malakoff
https://www.dunod.com/marque/armand-colin ISBN : 978-2-200-63747-7
Sommaire Introduction………………………………………………………………………………………………………… 7 Au commencement était le jardin nourricier…………………………………………………………… 11 Le jardin domestique Le jardin de subsistance Le potager, lieu de la sécurité alimentaire Les légumes du pot Le potager du monastère L’ermite jardinier Saint Fiacre, patron des jardiniers Du jardin domestique au marché
Un jardin ordinaire, lieu des merveilles…………………………………………………………………… 37 Un lieu clos Les privilèges de la clôture Cultiver comme un jardin Un lieu fumé, engraissé, irrigué L’outillage, le prolongement de la main Du cardon sauvage à l’artichaut L’acclimatation de nouvelles plantes Le purgatoire horticole des plantes américaines La naturalisation par le jardin Hybridation, mutation, sélection L’art de la greffe La domestication du climat Le goût décrié des primeurs L’espalier, l’aristocrate du potager Les murs-à-pêches de Montreuil Le jardin, un laboratoire de la taille
La pratique du jardinage…………………………………………………………………………………………67 Le savoir livresque horticole médiéval Le temps des greffes merveilleuses Jardiner avec la lune, une vieille lune La rupture du xviie siècle, une nouvelle génération de traités horticoles Portrait du bon jardinier Maîtres et jardiniers Perrette au potager Le jardinage loisir
L’âge d’or du potager aristocratique………………………………………………………………………… 85 Le potager des élites De l’ordre naît la beauté Le jardin du bon ménager Du potager au potager L’engouement pour les légumes et les fruits Les imaginaires positifs du potager-fruitier La mode des confitures Le potager et l’honnête homme La nature domestiquée L’espalier et le dressage des corps Le don du jardin Un cabinet de curiosités en plein air Curieux de jardinage Le ci-devant potager de l’Ancien Régime
Les jardins de curé……………………………………………………………………………………………… 115 Les curés jardiniers Le goût des curés pour le jardinage Pas un mais des jardins de curé Un jardin de production La pratique du jardinage, une honnête récréation Le jardinage, une signature du bon prêtre Le bon curé agronome Le xixe siècle, l’apogée des jardins de curé Le jardin de curé vs le jardin de l’instituteur Le jardin de l’instituteur Un stéréotype littéraire
Au temps des jardins ouvriers……………………………………………………………………………… 139 Les potagers de la révolution industrielle L’œuvre de l’abbé Lemire L’œuvre des jardins ouvriers Dessine-moi un jardin ouvrier Le bon jardinier Education et jardinage La sociabilité au jardin Economie de guerre et apogée des potagers Potagers et propagande Chronique d’une mort annoncée
Le potager réenchanté ………………………………………………………………………………………… 165 La tentation de la muséification du potager Collection et biodiversité La rédemption écologique Le potager et la gastronomie durable La redécouverte des circuits courts Le potager, un autre modèle économique Le militantisme au potager La persistance du jardin nourricier
Bibliographie…………………………………………………………………………………………………… 185
Introduction « On ne fait pas au jardin sa part. » Ce constat de l’historien Noël Coulet, en ouverture d’un article pour une histoire des potagers publié en 1967, est encore vrai de nos jours malgré un indéniable réenchantement du jardin potager dans le monde occidental en ce début de nouveau millénaire. Parent pauvre des études portant sur le paysage et l’histoire des jardins, le potager n’a pas suscité une abondante bibliographie contrairement aux jardins exclusivement d’agrément. Après tout, ce jardin n’est-il pas désespérément commun, indécrottablement ordinaire ? Choux, carottes, salades font bien piètre figure face aux surprises baroques d’un bosquet ou aux folies d’un jardin anglo-chinois. A-t-on jamais parlé de jardin de l’intelligence ou de jardin sensible pour un potager ? Et pourtant, au commencement était le jardin nourricier. Le jardin d’Éden, paradis originel, et le jardin d’Alcinoos (Odyssée, VII), premier jardin de la littérature occidentale, sont des jardins vivriers. À l’exception des propriétés des puissants d’hier, jardin a longtemps été l’exact synonyme de potager en Occident. Dès la fin du xve siècle, la majorité des livres dits de jardinage traite des cultures légumières et fruitières, non de broderies de buis, de boulingrins ou de pièces d’eau. Et « jardinage » recouvre le sens de « légumes » dans des expressions comme « un plat de jardinage », « mener une voiture de jardinage au marché», ou « faire du jardinage ». Quant à l’opposition jardin d’agrément, jardin de production, elle oublie par trop rapidement que le « jardin d’herbes » médiéval, le potager-fruitier aristocratique du Grand Siècle, tout comme les parcelles de jardins ouvriers du xxe siècle, alliaient les deux. Mais le potager, ce compagnon de l’homme sédentarisé, ne jouit pas d’une bonne réputation. Ne dit-on pas bête comme chou ? Il serait par définition l’espace d’une culture routinière, casanière, non innovante, pire, un archaïsme dans une économie de marché. Et pourtant, la longue histoire du potager est tout autre. Elle est avant tout celle de 7
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Lithographie en couleur d’E. Godard, 1887, extraite de l’Album Vilmorin, Les Plantes potagères, Paris, VilmorinAndrieux & Cie, 1850-1895. Les plantes potagères représentées sur cette planche extraite du célèbre Album Vilmorin sont le fruit de siècles de sélection, d’hybridation et d’acclimatation à l’abri des jardins potagers. Oignons et choux y voisinent avec des plantes d’origine américaine, les piments. Le soin extrême porté à la réalisation de la planche aquarellée souligne que le potager n’a pas encore été ringardisé.
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la modernité, ne serait-ce que par l’acclimatation, l’hybridation et la sélection des plantes. L’artichaut de nos potagers est descendant d’un cardon sauvage des bords de la Méditerranée. Le devenir européen des plantes américaines s’est, en partie, joué dans les potagers. L’art de forcer la nature est né dans les jardins. Trivial, le potager fournit les légumes du pot, comme le dit l’étymologie. À tout dire, il produit aussi des herbes aromatiques, des plantes médicinales (des simples), quelques fruits et des fleurs, de quoi faire à Margot un bouquet pour sa fête, sans oublier le petit élevage domestique qui lui a été fréquemment associé. Malgré cela, l’histoire des cultures de l’alimentation n’a pas su lui réserver la place qu’il mérite. Faute de sources, à l’exception des jardins monastiques et des potagers aristocratiques, l’historien a bien peu de prises pour en chiffrer l’importance. Avant le xxe siècle, il est impossible de quantifier l’apport alimentaire que représente le potager pour une famille. Mais à défaut de pouvoir saisir l’autoconsommation ordinaire, il convient de donner sa place, dans le récit historique, au jardin de subsistance. Intimement lié au foyer, le potager est effectivement un jardin ordinaire, commun, trivial. Mais c’est justement pour ces raisons qu’il est signifiant. Planté, entretenu, vécu par l’homme, il en est le reflet. Par l’histoire du potager, nous sommes bien au cœur d’une civilisation : médiévale, avec les choux et les porées des jardins monastiques et des courtils paysans ; puis de l’Ancien Régime, avec les légumes primeurs et les fruits d’espalier ; ou encore du xxe siècle, au temps des jardins ouvriers. Qu’il soit de villégiature, de curé ou de quartier, le potager est aussi manifeste d’un rapport au monde, d’un ordre social, environnemental et politique réel ou souhaité, voire d’une forme de militantisme. En ces premières décennies du xxie siècle, il oppose un mieux vivre la planète et un vivre ensemble à la violence sociale et économique de la mondialisation et aux dérèglements climatiques. En 1749 sort des presses parisiennes un traité de jardinage intitulé L’École du potager. Empruntons ce titre et partons « à l’école du potager » pour retrouver les contraintes et les libertés, les peurs, les aspirations et les frustrations, les rêves et les imaginaires, voire les utopies, de la société qui plante, cultive et consomme le potager, des courtils médiévaux aux jardins sur les toits du xxie siècle.
Introduction
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Au commencement
était le jardin nourricier
« Yahvé Dieu prit l’homme et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder. » Genèse, 2,16
Le Paradis terrestre et le Péché originel, peinture attribuée à Brueghel Jan I dit Brueghel de Velours, premier quart du xviie siècle, Rome, Galleria Doria-Pamphili. Adam, le premier homme, fut créé pour garder et cultiver le jardin d’Eden. Au propre comme au figuré, le premier jardin est un jardin nourricier, d’autant que l’alimentation carnée n’a été tolérée, dans le récit biblique, qu’après l’épisode du Déluge.
fin d’enseigner la notion de propriété au jeune Émile, Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) élit à dessein le potager. Il fait planter, par son jeune élève, de rustiques fèves dans le potager de la maison de campagne où se déroule l’action d’Émile ou de l’éducation (1762). Accompagné de son précepteur, Émile vient quotidiennement arroser les graines, regarder les plants germer, lever, croître. Et à mesure que les plantes s’épanouissent, s’enracine son sentiment de propriété. « Cela vous appartient ; et lui expliquant alors ce terme d’appartenir, je lui fais sentir qu’il a mis là son temps, son travail, sa peine, sa personne enfin ; qu’il y a dans cette terre quelque chose de lui-même qu’il peut réclamer contre qui que ce soit, comme il pouvait retirer son bras de la main d’un autre homme qui voudrait le retenir malgré lui. »
Gravure extraite d’Émile ou de l’éducation (1762), JeanJacques Rousseau, Œuvres, tome VI, édition Thomine et Fortic, Paris, 1822. Cloches en verre, bêche et arrosoir, plates-bandes, allées et plants de melons indiquent le jardin potager dans cette gravure illustrant la leçon sur la notion de propriété donnée par Jean-Jacques Rousseau au jeune Émile. La légende insiste sur le respect du travail, une valeur fortement associée au jardinage dans la culture occidentale.
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La proximité de l’habitat, la visite quotidienne, le soin porté aux plantes contribuent à affermir le sentiment de propriété chez ce jardinier en herbe. Mais pour semer les fèves, Émile avait dû préalablement détruire les semis de melons de Malte du jardinier Robert. Furieux, ce dernier arrache les rustiques fèves au grand dam du jeune garçon, mais au bénéfice de la leçon du précepteur sur la notion de propriété : le potager n’était pas une friche abandonnée. Le projet de Jean-Jacques Rousseau était « de remonter à l’origine de la propriété ». Pour ce faire, il a choisi le jardin vivrier et, afin d’indiquer l’ancienneté du lien potager-propriété, de rustiques fèves, un légume déjà communément consommé dans l’Antiquité, qu’il oppose aux précieux melons de Malte marquant la modernité horticole du xviiie siècle.
Le jardin domestique Vécu comme le prolongement naturel du foyer, le jardin potager est fréquemment lié à l’habitation, tant d’un point de vue juridique que spatial. L’exemple des bastides, ces villes nouvelles médiévales, le dit amplement. Dans les chartes de fondation, les habitants recevaient quatre lots, dont un emplacement pour édifier la maison et un autre pour créer un jardin potager. Des deux derniers lots, l’un était réservé à la vigne, l’autre aux céréales. Ainsi aux 3 000 maisons prévues pour la bastide de Grenade-sur-Garonne, en 1290, correspondaient autant de jardins. Pour la bastide de Bouloc (Tarn-et-Garonne), la charte de fondation de 1242 respecte la logique des quatre lots, dont un jardin de 1 400 m².
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En général, les jardins des bastides, souvent nommés casals ou casalières, couvrent une superficie d’un quart d’arpent, soit 1 000 à 1 200 m². Une superficie jugée suffisante pour pourvoir à l’approvisionnement d’un foyer en légumes et en herbes, et pour attirer et fixer les colons. Il est probable que ces jardins aient été conçus plus grands que de coutume afin de permettre la subsistance des familles dès les premiers temps de l’occupation, en attendant la production des autres espaces, de la vigne à planter, des terres à défricher. Le jardin est très souvent associé à la parcelle portant l’habitation. Dans le cadastre Bertier de Sauvigny (1776-1791), la dernière grande opération de cartographie de l’Ancien Régime, les arpenteurs ont utilisé la catégorie « bâtiment-cour-jardin » ; la formule se retrouve également dans nombre de baux et de contrats de vente des xvie-xviiie siècles. Héritage du manse médiéval, cette unité de production portant l’habitat et ses dépendances, la cour et le jardin, peut avoir différents noms, meix en Bourgogne, masure en Pays de Caux, mas en Provence, casal dans le Sud-Ouest… Cette association souligne la proximité de l’homme, l’intimité du lien jardin - habitation, et le rôle primitivement nourricier du jardin. Pour être compris, le potager ne doit pas être isolé mais replacé dans un espace plus large de connexions avec la cour, l’habitat et leurs dépendances comme le toit à porc, le poulailler, les latrines. Le monde rural connaît aussi des jardins indépendants de l’habitat, qui peuvent être loués ou vendus isolément et, parfois, éloignés des habitations. Cette situation est bien plus fréquente dans le monde urbain, pour d’évidentes raisons de contraintes d’espaces. Les jardins sont alors préférentiellement installés en périphérie, dans les faubourgs, hors les murs. Néanmoins, la clôture et la cabane y recréent fréquemment l’unité habitat-cour-jardin, y compris dans cette forme originale du jardin ouvrier que développera le xxe siècle. Quand bien même des jardins potagers non attenants à l’habitation existent, l’imaginaire du potager demeure fondamentalement associé à l’idée de propriété, du chez soi, bien plus qu’une parcelle de vigne, un champ de céréales ou un pré de fauche. Cette dimension 13
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domestique, pour ne pas dire intime, du potager s’avère primordiale pour apprécier l’investissement dans le jardinage, la valeur octroyée aux fruits et légumes du jardin et les regards portés sur l’entretien du potager. Proche de l’homme et de sa famille, lieu de travail quasiquotidien, cœur nourricier du foyer, le jardin cumule les atouts pour être un symbole de la propriété, d’autant qu’en cas de difficultés économiques, le dernier bien possédé est bien souvent la parcelle « bâtiment-cour-jardin ».
Le jardin de subsistance Choux et poireaux, fèves et oignons, tels sont les légumes qui prédominent dans les potagers urbains et péri-urbains d’Aix-en-Provence dans les deux derniers siècles du Moyen Âge. Un minutieux bail de 1438 nous invite à pénétrer dans le potager de Guillaume Aymeric, soigneusement cultivé entre les remparts de la ville et l’église du couvent des carmes. Les plates-bandes y accueillent des fèves, des poireaux, deux variétés de choux, des choux blancs et des choux verts, et pas moins de quatre variétés d’oignons nommées par leur période de maturité : de la saint-michel, de la saint-martin, d’août et une dite tardive. Sur les vingt-quatre carreaux précisément désignés dans le bail, les choux en occupent huit, les oignons également huit, les poireaux et les fèves trois chacun. Si le jardin produit aussi des épinards, du persil, des laitues, des panais et de la bourrache, les choix de culture témoignent d’une alimentation ordinaire marquée par quelques légumes de garde roboratifs et par des légumes dont la production peut être répartie sur une grande partie de l’année. Le contrat indique également la présence d’une treille de raisins blancs et noirs, d’un cerisier et d’un pêcher, et de quelques pieds de rosiers. Dans la culture occidentale, le chou symbolise le potager. Dans l’iconographie comme dans la littérature, ce légume feuille dit le jardin vivrier. Dans le trente-huitième conte de la Vie des pères, un recueil en vers écrit au xiiie siècle, le diable cherche à tenter une religieuse, «bonne et de sainte vie ». Le piège satanique ayant pour cadre le potager du monastère, le diable utilisera naturellement un chou. Descendue un beau matin d’été dans le jardin pour se délasser l’esprit, la religieuse aperçoit une jeune et tendre feuille de chou bien appétissante, dans laquelle s’est glissé le diable. Elle la cueille et la mange précipitamment en oubliant de se signer, la voilà possédée ! Un proverbe français du xviie siècle, pour désigner une personne qui dispose de l’esprit ou du bien d’un autre, dit « qu’elle en fait comme des choux de son jardin ». 14
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Marchand de poireaux, enluminure extraite du Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlân, vers 1390-1400, Paris, BNF, Manuscrits, NAL 1673, fol. 24. Utilisé pour réaliser des potages et des porées, le poireau appartient, avec le chou, aux légumes les plus fréquemment cultivés dans un jardin de subsistance en Occident. Mise en valeur par sa position centrale dans l’enluminure, la hotte en osier fait partie des nombreux contenants liés au jardinage. Elle sert à la récolte, au transport et à l’éventuelle vente des légumes du potager.
Incontestablement, le chou règne en maître sur le potager des temps médiévaux et de l’époque moderne. Dans le monde germanique, les petits jardins que les habitants des villes possèdent ou louent à l’extérieur des remparts s’appellent usuellement des Kohlgarten (jardins à choux) aux xvie-xviie siècles. Il est vrai que les choux ont l’avantage de donner même en hiver, de se prêter aux soupes et aux potées, de caler l’estomac. Parmi les nombreux sobriquets péjoratifs des paysans sous l’Ancien Régime, nous retrouvons d’ailleurs l’allusion aux choux – ventre à choux, planteur de choux – et, avec mache-rave, aux 15
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Giuseppe Arcimboldo, Le Jardinier, peinture à l’huile sur bois, vers 1590, Crémone, Museo Civico Ala Ponzone. Les fruits et les légumes composant le visage de ce jardinier appartiennent pleinement à une société qui, marquée par la crainte de la disette, privilégie des denrées de garde : noix, noisettes et châtaignes, raves, carottes et oignons. Retournons le tableau, le chapeau du jardinier se transforme alors en pot et les légumes du potager retrouvent leur usage habituel, le potage.
raves, un légume racine également cultivé dans le potager. Quant à « pedzouille » (1800), il désigne un mangeur de pois. Comme ce sont des légumes de garde, pois et fèves entrent également dans le jardin de subsistance, mais dès l’époque médiévale ils sont aussi cultivés en plein champ et entre les ceps de vigne. Leur récolte permet de passer l’hiver et de rendre plus consistante la soupe, la bouillie voire le pain lorsqu’ils sont réduits en farine. L’expression populaire « c’est la fin des haricots » concerne les haricots secs, y compris les pois et les fèves, et prend tout son sens dans le rôle primordial joué par ces légumineuses de garde 16
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dans une économie de pénurie jamais à l’abri d’une disette. Une fois les réserves de pois et de fèves écoulées, le foyer se trouve totalement démuni face à une mauvaise récolte. L’attachement viscéral de la paysannerie au potager doit être replacé dans un contexte plus large de culture de la faim, un cadre mental essentiel pour comprendre le surinvestissement dans l’entretien d’un jardin potager et son omniprésence, tant dans les campagnes qu’au cœur des villes. La culture de la faim naît d’une hantise de la disette, transmise de génération en génération, liée à l’absence d’un approvisionnement alimentaire constamment garanti pour le plus grand nombre. Évidemment, elle est plus au moins aiguë en fonction de la conjoncture militaro-économique, le vingtième siècle des deux conflits mondiaux en porte témoignage. Bien qu’essentielles à l’économie domestique, les productions des jardins potagers des temps médiévaux et de l’Ancien Régime sont difficilement mesurables tant elles échappent à la fiscalité, au marché et aux comptabilités. Faute de sources, l’historien est bien incapable d’évaluer le poids du potager dans la survie des foyers. Le jardinage et le petit élevage domestique appartiennent, avec le don d’aliments, la cueillette, la pêche et le braconnage, aux très nombreuses parts d’ombre de l’histoire de l’alimentation. Les ignorer conduit inévitablement à une vision misérabiliste de la diète populaire. En sous-estimant la production familiale de menues denrées, les sources manuscrites renforcent grandement l’aspect céréalier et monotone de l’alimentation populaire ordinaire. Ce sont les légumes, les herbes aromatiques et les fruits qui marquent l’aspect saisonnier de cette alimentation et son goût, or ce sont malheureusement les aliments qui apparaissent peu dans notre documentation. De même, nombre de prétendues avitaminoses ont dû être évitées par la consommation de fruits et de légumes du jardin. Ainsi « le sentiment domine que l’alimentation d’autrefois fut assez diversifiée et que la part “invisible” de la consommation en fruits et en produits de la basse-cour, du jardin et même du braconnage apportait un relatif équilibre nutritif, que remettait en cause la défaillance brutale ou larvée de l’ensemble des récoltes »
Ce constat de l’historien Guy Cabourdin pour la Lorraine du xviie siècle, généralisable aux trois siècles de l’Ancien Régime et au Moyen Âge, souligne avec raison le rôle du jardin de subsistance pour la population. Des contrats de mariage ruraux prévoyaient 17
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même, sous l’Ancien Régime, en cas de veuvage, l’apport du « nécessaire en jardinage », la jouissance de quelques carreaux dans le potager pour la survie de l’épouse.
Le potager, lieu de la sécurité alimentaire Pour l’immense majorité de la population, l’histoire du jardin potager s’est longtemps inscrite et enracinée dans une anxiété alimentaire. L’attachement de générations de paysans à l’entretien d’un potager – y compris, au xxe siècle, les ouvriers issus de l’exode rural ou de l’émigration –, au prix d’un véritable surtravail, invite à comprendre le jardinage comme l’expression d’un idéal de sécurité alimentaire. Avant la Révolution française, en réponse aux contraintes culturales collectives, à l’expropriation paysanne, et aux crises de cherté, ces augmentations du prix des céréales à la veille de la nouvelle récolte, le jardin offre à la paysannerie un espace compensatoire. Symbole de la propriété et de l’individualisme agraire, le jardin inscrit également à proximité du foyer, du cœur nourricier de la famille, l’idéal d’une sécurité alimentaire conjuguant abondance et diversité des productions avec contrôle personnel de l’approvisionnement, loin de la tyrannie des blés (l’obligation de produire des céréales), des prélèvements fiscaux et des dépenses du marché. En réponse à la peur ancestrale de la disette et aux crises de cherté des denrées alimentaires, mais aussi en réponse à la fiscalité, puisque le jardin de subsistance échappe à la dîme, l’impôt ecclésiastique prélevé sur les récoltes, le jardin procède d’une rationalité compensatrice de pays de cocagne. Sur une petite superficie, le jardinier multiplie les végétaux, des légumes, des herbes aromatiques, des fruitiers, de la vigne, voire quelques céréales, et donc les récoltes. Qui plus est, le jardin nourricier n’est pas uniquement réservé aux végétaux, il accueille parfois une ou plusieurs ruches et, surtout, le petit élevage domestique. Lapins de clapier et poules sont associés à l’économie du jardin potager. Le surtravail que représente le jardinage, la très forte densité de plantation des potagers, et la volonté d’essayer d’utiliser la totalité des espaces – jardin, cour et murs – tendent à prévenir l’inexorable retour cyclique de la pénurie alimentaire. Seules les élites peuvent se permettre d’exclure d’une partie du jardin légumes, herbes aromatiques et arbres fruitiers. Dans la longue histoire du potager, ce lieu refuge, cet espace compensatoire qu’il oppose au marché est l’un des traits les plus constants. Gardons-nous néanmoins de surestimer l’autoconsommation rendue possible par le potager. L’alimentation occidentale médiévale et moderne reposant essentiellement sur les céréales, le jardin de subsistance ne 18
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saurait être synonyme d’autarcie. Il fournit au foyer un complément indispensable à sa survie, ce qui explique l’image de pauvreté généralement associée aux légumes. Dans la société médiévale, la richesse est marquée par des aliments qui ne sont pas ceux issus du potager : le pain blanc, la viande rôtie, le vin. Ce sont ces denrées qu’offre à foison le mythe du pays de cocagne à partir du xiiie siècle, non les vulgaires légumes du pot. Il faudra attendre la Renaissance pour que des légumes et des fruits issus du potager puissent être associés au luxe et au plaisir, mais il s’agira essentiellement de primeurs et, à partir du xviie siècle, de fruits d’espalier. Melons, artichauts, concombres et salades pousseront alors en Cocagne.
Les légumes du pot Destinés à être consommés, les légumes du potager sont accommodés au Moyen Âge et sous l’Ancien Régime de deux principales manières : la soupe, dans le sens de potage, de légumes cuits au pot, et les porées. Mélange de légumes frais cuits, la jardinière de légumes est une préparation plus récente (1810) appartenant à la cuisine bourgeoise du xixe siècle. Quant à la macédoine de légumes, sa première recette imprimée date de 1740 dans Le Cuisinier gascon, un livre de cuisine aristocratique : « la macédoine à la paysanne : vous avez des pois un litron, un demi-litron de fèves de marais que vous aurez coupées en quarré de la grosseur des pois ; vous avez une poignée d’haricots verts que vous coupez en losanges de la grosseur des pois ; vous avez des carottes que vous coupez en filets … vous passez le tout avec bon beurre ».
À l’omniprésence du potager répond l’hégémonie du pot de terre dans l’univers domestique du Moyen Âge et de l’Ancien Régime. La soupe marque les trois principaux repas : le déjeuner le matin – dans le sens de rompre le jeûne de la nuit –, le dîner et le souper. L’importance du bouilli dans l’alimentation quotidienne tient principalement à des raisons d’économie, de simplicité et de goût, et, empiriquement, d’hygiène. Cette cuisson réclame peu de préparations préalables – les légumes ne sont vraisemblablement pas systématiquement épluchés, des précuissons sont inutiles –, elle demande un équipement sommaire et n’exige pas de la ménagère des connaissances culinaires très élaborées. Non seulement ce plat unique ne nécessite pas une présence attentive, la femme peut donc vaquer à d’autres activités pendant la cuisson, mais en plus le reste de soupe se réchauffe aisément et peut être allongé d’eau 19
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Jean-Baptiste Siméon Chardin, La Ratisseuse, huile sur toile, vers 1738 (réplique du tableau exposé à Washington), Munich, Alte Pinakothek. Munie d’un couteau, cette servante épluche des navets qu’elle jette ensuite dans un bassin rempli d’eau. Au premier plan, des courges et une citrouille serviront, sans nul doute, à confectionner une soupe. Au même titre que le vin et le pain, la soupe est centrale dans l’alimentation de la population, aussi bien pour la paysannerie que pour les élites.
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afin de donner matière à d’autres repas. Tous les légumes du potager, tant frais que secs, peuvent finir dans la soupe comme tous les aromates autochtones, et le pain est avant tout fait et pensé pour bien tremper ; au Moyen Âge, la soupe désignait la tranche de pain rassis sur laquelle était versé le bouillon de légumes. Outre assainir l’eau, le bouilli permet de rendre consommable des aliments de second choix, largement invendables sur le marché, comme des légumes abîmés, trop mûrs ou gâtés par le gel, et de la matière grasse bien rance et fortement odorante. Ce mode de cuisson évite une perte de matière grasse, animale ou végétale, et parfume, même avec un petit morceau de viande ou des os, le repas de toute la famille. Les légumes du potager permettent aussi de réaliser des porées. Très présent dans les textes manuscrits des derniers siècles du Moyen Âge, le terme « porée » demeure ambigu. Parfois abusivement traduit par poireau, il recouvre en fait plusieurs sens : le poireau, des légumes verts, ou un plat de légumes verts cuits plus ou moins grossièrement hachés, écrasés. Un texte manuscrit du xive siècle utilise même l’expression « jardin a porrees » pour désigner un jardin où sont cultivés des choux d’hiver, des blettes, du persil et des petits oignons. Comme « jardinage » et « herbage », « porée » peut désigner un plat de légumes ou des légumes. Le poète Eustache Deschamps (v. 1346 – v. 1407) écrit : « vueil que tu saiches / que le cresson pour les porees / Est le meilleur ; use porees / qui soient faictes au persil ». Le Mesnagier de Paris, ouvrage rédigé à la fin du xive siècle par un vieil homme pour sa jeune épouse, aborde la porée à la fois dans la section jardinage, où le terme désigne des légumes feuilles – « Nota que l’iver de Décembre et de Janvier fait mourir les porées, c’est assavoir ce qui est hors terre, mais en Février les racines regettent nouvelle et tendre porée » –, et dans son recueil de recettes de cuisine. Il la décline en huit recettes : une « porée blanche » avec des blancs de poireaux, du porc et des oignons, une « porée blanche de bettes » avec du bouillon de mouton ou de bœuf et des oignons, une porée de cresson avec une poignée de bettes hachées, éventuellement du persil, et un bouillon de viande, une porée d’épinards au verjus (jus de raisins verts), une porée de bettes au bouillon de lard et de mouton avec du persil et du fenouil hachés, une porée verte au verjus, la plus commune, ici porée au sens générique de légumes feuilles, une porée de minces (des petits choux) et, enfin, une porée noire, réalisée avec de la graisse de lardons. Les légumes entrant dans les porées des recettes de cuisine et des textes littéraires médiévaux nous renseignent sur une partie des végétaux généralement cultivés dans les potagers d’alors : les poireaux, les blettes et les choux, le persil, le cresson, l’ail, l’oignon et la ciboule, le pourpier,
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la bourrache, les épinards, l’arroche et le fenouil ; oignons et aulx étaient largement consommés comme des légumes et non comme des condiments. En revanche, les légumes secs et les raves, également cultivés dans les potagers médiévaux, n’entrent pas dans la catégorie des porées. Pour rendre plus festifs les produits du potager, il faut rompre le cycle ordinaire, soit en consommant des légumes primeurs, par exemple les premières fèves des marais dont raffolent les Parisiens aisés à la fin du Moyen Âge, soit en les associant à des produits anoblissant qui ne sont pas issus du potager comme de la graisse animale, de la viande ou de la pâte. Dans ses souvenirs d’enfance, l’écrivain Nicolas Rétif de la Bretonne (1734-1806) évoque les tartes aux épinards et celles aux poireaux de sa mère, Barbe Ferlet. De nombreuses expressions françaises disent que la richesse, la prospérité et la réussite se marquent par les ingrédients ajoutés aux légumes. Chemin faisant, elles soulignent l’image de pauvreté associée aux légumes du jardin vivrier. Ainsi, c’est grâce à la graisse que le chou devient un mets de choix dans l’expression, attestée dès le xve siècle, « en faire ses choux gras », autrement dit en tirer bénéfice. Ce que disaient aussi, au xviie siècle, les formules équivalentes « faire ses pois au lard » et « cela vient à propos comme lard en pois », ou le proverbe « ce n’est pas tout que les choux, il faut encore de la graisse ». Ce dernier se retrouve en Gascogne, au xixe siècle, sous la forme « des choux sans huile, donne-les au diable ». Quant à l’actuelle expression « mettre du beurre dans les épinards », usitée depuis la seconde moitié du xixe siècle, elle décline encore cette rencontre entre la pauvreté du jardin de subsistance et la richesse des produits vendus au marché. Potagers et cours accueillent également des arbres fruitiers. Dès l’époque médiévale, les légumes du potager voisinent avec des fruits rouges – groseilliers, framboisiers et fraisiers – et des arbres fruitiers – pommiers, cerisiers, cognassiers, pruniers… Ces fruits sont consommés crus ou cuits. De nombreuses recettes de fruits données par Nicolas de Bonnefons dans Les Délices de la campagne, un livre de cuisine publié en 1654, peuvent être réalisées par l’ensemble de la population sans ustensiles spécialisés ou ingrédients onéreux. Les pommes sont cuites posées devant le feu ou sous une cloche, bouillies dans un pot de terre ou fricassées avec du beurre dans une poêle ; les poires sont cuites sous les cendres chaudes, dans du cidre ou du vin. Foyer, pots et poêles présents dans tous les inventaires après décès permettent de réaliser ces recettes simples et peu coûteuses. En revanche, en attendant la démocratisation du sucre aux xixe-xxe siècles, les confitures sucrées ne concernent que les milieux aisés. 22
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Le potager du monastère Jardin de subsistance et légumes du pot se retrouvent au cœur de l’éthique monastique. Si le Moyen Âge n’a évidemment pas inventé le potager, il l’a fortement associé à deux figures majeures du christianisme : le moine vivant en communauté et l’ermite. L’idéal monastique réserve au potager et à ses productions une place de choix, tant dans l’alimentation quotidienne que dans le paysage conventuel. La règle monastique rend nécessaire la culture d’un jardin, un jardin nourricier du corps mais aussi de l’âme. La plus ancienne des règles monastiques, celle de saint Pacôme (ive siècle), évoque le potager. Le fondateur des premières communautés de moines, en Égypte, stipule que « nul ne prenne de lui-même les légumes au jardin sans demander la permission au jardinier ». L’alimentation monastique du haut Moyen Âge repose essentiellement sur des végétaux. La règle de saint Benoît prescrit un modèle alimentaire fait de soupes et de bouillies à base de légumineuses et de légumes. Consommer quotidiennement les légumes du potager
Sébastian Stoskopff, Nature morte au chou et au pot d’argile, huile sur toile, vers 1630/35, Greenwich, collection Ambassador and Mrs. Verner Reed. Du Moyen Âge à nos jours, le chou est le légume emblématique du potager dans la culture occidentale. Le pot placé à l’arrière du végétal annonce son devenir culinaire, une soupe rassasiante ou une potée roborative. Quant aux deux pommes, elles rappellent que le chou représenté est généreusement pommé.
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est une manière de se rapprocher de la pauvreté, mais une pauvreté valorisée car volontaire, non subie. L’éthique monastique utilise et conforte la dévalorisation culturelle des légumes du potager dans la civilisation médiévale. Placée sous la double bannière de la prière et du travail, ora et labora, la règle de saint Benoît impose aussi aux moines le travail manuel, autre image de la pauvreté, celle de ceux qui travaillent de leurs mains. Pour ce travail manuel, la règle fait plusieurs fois explicitement référence au jardin. Le point six du chapitre 66 précise que : Plan idéal de Saint-Gall, vers 820, Sankt Gallen, Stiftsbibliothek. Les jardins se trouvent en haut du plan. À droite, à côté du bâtiment circulaire (un poulailler), le potager est un jardin rectangulaire divisé en dix-huit plates-bandes délimitées par des allées. Le cimetière verger, au centre duquel se trouve une croix, est localisé juste à côté. Quant au jardin médicinal, huit platesbandes dans un petit enclos rectangulaire, il se situe en haut à gauche. Juste en dessous est édifiée l’infirmerie.
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« s’il est possible, le monastère sera construit de telle façon que tout le nécessaire, à savoir l’eau, le moulin, le jardin, soit à l’intérieur du monastère et que s’y exercent les différents métiers, pour que les moines ne soient pas forcés de se répandre à l’extérieur, ce qui ne convient nullement à leur âme ».
Pour les premières communautés monastiques, le jardin est à la fois une nécessité alimentaire et un lieu d’apprentissage de l’humilité et de la pauvreté. Il permet aussi de répondre au devoir de charité et d’hospitalité fait aux ordres monastiques. Conservé à l’abbaye de Saint-Gall, un plan du ixe siècle permet de connaître l’organisation idéale d’un monastère bénédictin carolingien ; il s’agit du seul plan médiéval d’un jardin qui nous soit parvenu. Sur ce document exceptionnel sont non seulement clairement localisés un jardin médicinal (herbularius), un jardin potager (hortus) et un vergercimetière, mais sont encore inscrits les noms des végétaux à cultiver. Les légumes et les simples y sont jardinés en plates-bandes de part et d’autre d’allées, selon un ordre précis et une répartition en fonction de leurs usages culinaires ou thérapeutiques, voire symboliques. L’emplacement de ces jardins est également significatif d’une organisation rationnelle de l’espace. Le jardin des plantes médicinales se trouve à proximité de l’infirmerie et de la maison de l’abbé, du côté du savoir, du soin du corps et de l’âme. Le verger et le potager sont à proximité des latrines, des bâtiments liés à l’exploitation agricole – les poulaillers et la grange – et du couple cuisine-réfectoire, autant de réserves d’engrais et de déchets organiques. L’association potager – latrines – basse-cour sera un classique de l’économie domestique jusqu’au xxe siècle. Le cimetière arboré rappelle que ce lieu est également un jardin, ne serait-ce que par sa clôture et la proximité de l’habitat. Jusqu’au xviiie siècle, nombre de cimetières ruraux et urbains seront ainsi gérés comme un espace agricole fournissant qui de l’herbe pour les animaux, qui des fruits pour les hommes, les récoltes pouvant être mises aux
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Henri Bonnart, « Le travail des mains », eau-forte début xviiie. Des religieux de La Trappe (Normandie) s’activent dans un enclos. Du bêchage à la récolte en passant par la plantation, le sarclage et l’arrosage, toutes les tâches du jardinier sont ici représentées. Selon l’esprit originel des premières règles monastiques, les religieux se devaient d’apprendre l’humilité de la pauvreté par le travail de leurs mains et de pourvoir à leur alimentation.
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enchères ou prises à bail ainsi que le bois de coupe. En 1785, à Fougerolles, dans le Bas-Maine, les pommiers et les poiriers plantés dans le cimetière ont tellement pris de l’ampleur qu’il devient impossible d’y faire une procession sans endommager les ornements religieux. À proximité de là, dans le village de Charné, vingt ans plus tôt, cinq pommiers du cimetière avaient été vendus aux enchères car ils « donnoit occasion aux enfants de jetter des pierres pour abattre des pommes et par occasion de briser vitre et couverture de l’église » ! Le pommier et le poirier, mais également le prunier, le cormier, le néflier, le laurier, le châtaignier, le pêcher, le noisetier et l’amandier sont indiqués dans le cimetière-verger du plan idéal de Saint-Gall. Les dix-huit plates-bandes du potager y accueillent des légumes et des plantes aromatiques : des oignons, des poireaux, des choux, des panais, du céleri, des laitues, et de la coriandre, de l’aneth, du persil, du cerfeuil, de la sarriette. Quant au jardin des simples, il y abrite seize espèces de plantes médicinales, dont l’incontournable sauge, et des lys, des roses, de la rue, de la livèche, du fenouil et de la menthe.
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Installés en périphérie des villes à partir du xiiie siècle, dans des espaces traditionnellement réservés aux cultures maraîchères, les couvents des ordres mendiants seront dotés de vastes enclos. Jusqu’à la Révolution et la saisie des biens ecclésiastiques, les monastères conserveront de vastes jardins, dont un potager. Le jardin potager-fruitier du couvent est souvent appelé le « grand jardin » sous l’Ancien Régime, l’enclos conventuel accueillant également, selon la logique médiévale, le préau, autrement dit le jardin du cloître, un jardin médicinal, à proximité de l’infirmerie, et un jardin de fleurs pour orner les autels. Les comptabilités des établissements religieux indiquent les achats de viandes, de poissons, de vins, d’épices… mais ignorent grandement les fruits et les légumes. Par défaut, ces sources révèlent l’importance de l’autoconsommation monastique. Le coutumier de l’abbaye bénédictine de Fleury (xe siècle) prend soin de préciser les fonctions du jardinier. Il doit bêcher et fumer le jardin et planter pour la nourriture des frères des choux, des oignons, des poireaux, des navets… ainsi que des fines herbes, « soit pour donner du goût aux boissons, soit pour assaisonner les aliments », et greffer des arbres fruitiers. L’achat de plants de choux en mars et en octobre, noté dans les comptes de 1456-1457 du monastère aixois de Notre-Dame-deNazareth, témoigne du souci de répartir sur l’année les récoltes d’un légume essentiel dans l’alimentation médiévale. La définition précise des fonctions de la « sœur jardinière », donnée dans une version imprimée en 1646 de la règle des ursulines de Vannes, souligne également sans ambiguïté le rôle du potager dans l’approvisionnement d’une maison religieuse. L’article 3 spécifie « qu’elle fasse en sorte qu’il y aye en toute saison des herbes potagères : afin que sa mesnagerie espargne d’envoyer au marché pour en achepter », et l’article 6 notifie qu’elle doit veiller à faire cultiver de la sauge, du romarin, de la lavande, de l’hysope, de la marjolaine et « autres herbes nécessaires à la cuisine et à l’infirmerie ». Quant au choix de Nicolas de Bonnefons de dédier le deuxième livre de ses Délices de la campagne (1654), consacré aux « racines » (les légumes racines), aux capucins, il faut y voir une reconnaissance à la fois du poids des légumes dans la diète monastique et de l’investissement des communautés religieuses dans le jardinage. Les versements en nature des locataires exploitant des domaines appartenant aux communautés religieuses contribuent également à approvisionner les tables monastiques en fruits, en légumes et en menues denrées de l’élevage domestique. Au xve siècle, le monastère marseillais de Saint-Victor précise dans les contrats le calendrier des 27
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livraisons de légumes. Quant aux ursulines de Port-Sainte-Marie, sous le règne de Louis XVI, elles tirent de leurs métairies agenaises outre des volailles, des céréales et du vin, des carottes, des choux, des lentilles et des haricots verts, des aulx et des oignons, des poires et des raisins.
L’ermite jardinier Véritable lieu commun hagiographique, l’ermite, adepte de l’ascétisme, se nourrit d’herbes et de racines. Entendons de légumes dont on mange les racines, telles les raves, et ceux dont on consomme les feuilles, tels les choux, et non d’herbes et de racines sauvages de la forêt. Dès les premiers exemples égyptiens, l’ermite est un jardinier nourrissant son corps et son âme de la culture d’un potager. Lorsqu’il écrit la vie de saint Hilarion, saint Jérôme évoque en ces termes saint Antoine (vers 250-356) : « Antoine lui-même avait chanté, prié et travaillé. Ces vignes, ces arbustes avaient été plantés de ses propres mains : ce jardin avait été créé par lui, ce bassin pour arroser le jardin, c’est lui-même qui l’avait construit à grandpeine. Cette bêche était celle qu’il avait maniée pendant des années. »
Quant à saint Félix, il cultivait un beau jardin. Attirés par les légumes, des voleurs pénétrèrent dans l’enclos du saint homme. Miracle nous dit Jacques de Voragine (v. 1230-1298) dans La Légende dorée, non seulement les larrons ne voleront point mais ils se livreront toute la nuit au jardinage ! Et dans l’ordre des chartreux, fondé au xiie siècle, le choix de réserver à chaque religieux une cellule et un petit jardin (une chartreuse) est une référence à l’idéal de vie de l’ermite. Mais garde, le jardinage peut devenir une passion trop forte. Une miniature de la fin du xiie siècle ornant un manuscrit de l’Hortus deliciarum n’en fait pas mystère. Elle représente l’ascension de l’échelle des vertus par différents personnages, un laïc, un moine, un reclus, un ermite…, mais la convoitise des biens terrestres les fait tous chuter, même l’ermite. Alors qu’il est le plus élevé sur l’échelle, le saint homme se retourne pour contempler son jardin, chancelle puis tombe ! Afin d’éviter de tels errements, un ermite nommé Paul détruisait chaque année son potager, juste avant les récoltes. Seule l’humilité du travail harassant du jardinage compte dans ce comportement édifiant rapporté par Sulpice Sévère (ive-ve siècle). La littérature profane de la fin du Moyen Âge joue également avec le thème de l’ermite jardinier. Le héros du Roman de Joufroi (xiiie siècle) se 28
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déguise en ermite, bêche la terre et cultive des « herbes » et des « racines ». Dans la chanson de geste le Moniage de Guillaume, le célèbre chevalier errant Guillaume d’Orange se fait un temps ermite. Il plante alors un courtil, entouré d’une bonne haie épinée, d’un fossé et d’une palissade. « Arbres planta et herbe a foison », des aromates, cives et persil, des plantes médicinales, de la sauge, des légumes, des choux, des arbres fruitiers, poiriers, pommiers et oliviers, et des fleurs, roses, lys et glaïeuls. Surtout, lorsque le héros détruit son ermitage, il arrache les plantes et les remplace par des mauvaises herbes, des ronces, des chardons, des orties, des buissons piquants… Par ce retour à l’ordre originel des choses, l’auteur rappelle qu’avant de se livrer au jardinage, l’ermite avait dû défricher.
Saint Fiacre, patron des jardiniers Parmi les nombreux ermites du Moyen Âge chrétien, les jardiniers réservent une place de choix à saint Fiacre, leur saint patron. Fiacre est un moine irlandais qui, au viie siècle, dans les environs de Meaux, fonda un monastère et, surtout, établit un ermitage. La légende rapporte que
Saint Fiacre en ermite, d’après Martin de Vos, gravure, 1620. L’ermite est traditionnellement associé au jardinage dans la culture occidentale. Sur cette gravure édifiante, l’ermitage est signifié par son isolement dans une forêt profonde, un potager rustique et un oratoire. Quant à l’ermite, il vient de récolter des légumes racines et des choux. Portant un panier en osier, il semble se diriger vers les personnages l’attendant à l’entrée du potager, probablement afin de bénéficier de la charité du saint homme. De longue date, la générosité est une valeur fortement associée au jardinier.
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Fiacre demanda l’autorisation à l’évêque de Meaux, Faron, de créer un jardin afin de produire de ses mains des légumes pour nourrir les nombreux pèlerins qui se pressaient au monastère pour voir le saint homme ; nous retrouvons là la fonction première du potager, l’approvisionnement alimentaire, et également un thème qui traversera les siècles, la générosité du jardinier. Faron lui accorde de défricher tout le bois qu’il pourrait en une journée enclore d’un fossé creusé de ses mains. Après avoir prié, Fiacre se rend avec un bâton au milieu des bois. Premier miracle, au contact du bâton, la terre se fend, les arbres tombent, un large fossé se creuse. Mais la Becnaude, une femme témoin de la scène, court avertir l’évêque Faron pour accuser Fiacre d’avoir pactisé avec le diable. En attendant la venue de l’évêque, Fiacre s’assoit sur une pierre. Second miracle, elle s’amollit à son contact afin de lui fournir un confortable siège. Arrivé sur les lieux, l’évêque constate les deux miracles, signe de la sainteté de l’ermite, alors que la jalouse Becnaude se révèle être une sorcière ! Derrière la légende hagiographique se discerne un substrat historique : la présence de moines irlandais en Gaule au viie siècle, leur rôle dans l’évangélisation, et l’établissement de communautés religieuses effectivement associées à des défrichements afin d’assurer la subsistance des moines et des pèlerins. Le culte du saint a rapidement joui d’une grande popularité liée à sa qualité de saint thérapeute pour lutter contre « le mal de saint Fiacre » (des flux de ventre), mais ce n’est que plus tardivement qu’il est devenu le protecteur des jardiniers. Ce patronage ne semble apparaître qu’au xive siècle et prendra une ampleur considérable sous l’Ancien Régime, sans pour autant cesser d’être un saint thérapeute pour les hommes et pour les… plantes ; l’onguent dit de saint Fiacre, de la bouse de vache et de la paille, est utilisé par les jardiniers pour colmater les plaies des arbres, au moins depuis le xviiie siècle. L’iconographie chrétienne a transformé le bâton en bêche, rapprochant ainsi encore un peu plus Fiacre des jardiniers. Néanmoins, il est extrêmement rare de le montrer pied sur la bêche en train de jardiner comme le représente la statue en plâtre peint de l’église finistérienne de Lothey (fin xviiie-début xixe siècle). En général, la statuaire représente le saint, soit jeune et imberbe, soit vieux et barbu, vêtu d’une robe de bure et pieds nus, posant sa main droite sur le manche d’une bêche posée en évidence devant lui. Construite à l’époque médiévale, l’association entre l’ermite et la culture d’un potager demeure un lieu commun pour les trois siècles de l’Ancien Régime. Dans une gravure du début du xviie siècle, Martin de Vos représente saint Fiacre, tonsure, robe de bure et pieds nus, récoltant des légumes dans son ermitage. Rustique évidemment, le jardin 30
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Saint Fiacre, patron des jardiniers, estampe sur papier vergé, xixe siècle, Marseille, MuCEM, musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée Patron des jardiniers, saint Fiacre est représenté avec son attribut, la bêche. L’imagerie naïve du xixe siècle ajoute un râteau, un arrosoir et un arbre dans une caisse. Surtout, elle représente sans complexe le saint en train de bêcher. Seules les quelques pierres sur lesquelles est posé le manche du râteau rappelle la légende du moine irlandais.
potager est clos d’une haie morte et d’un simple portail de bois. Des carrés de légumes sont soigneusement cultivés de part et d’autre d’une allée centrale dûment ratissée et bordée de touffes d’herbes, probablement aromatiques et médicinales. Dans les plates-bandes dominent le chou, légume par excellence du potager paysan, de différentes tailles comme pour signifier quatre stades de maturité, trois en culture, un récolté, autrement dit des choux de printemps, d’été, d’automne et d’hiver. Dans des paniers en osier, au premier plan, se trouvent les produits récoltés, des choux bien pommés, des raves, des panais et des fèves, des pommes, soit, là encore, des légumes et des fruits de garde paysans. L’outillage est simple, deux bêches, une probable référence à 31
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l’attribut du Christ jardinier, une houe pour extirper les ronces, référence au défrichement et à la vie de saint Fiacre, et sarcler les légumes, et un râteau, afin de ratisser allée et plates-bandes. Outre par l’apparence paysanne du potager, l’ermitage est signifié par l’isolement. Le potager est dans une clairière, au fin fond d’une épaisse forêt, l’équivalent du désert oriental dans le christianisme occidental. Par une trouée, au fond de la composition, se distinguent des habitations blotties autour d’une église. Et, derrière la clôture, des personnages portent la main au-dessus de leurs yeux comme pour signifier la distance, spatiale et culturelle, qui les sépare du saint homme. Enfin, une croix est plantée au-dessus de la cabane abritant outils et récoltes, et un oratoire abrite la statue d’une Vierge à l’Enfant honorée d’un bouquet dans un vase, des lys et des roses. Au cours de ses pérégrinations dans l’Est de la France, le jeune paysan Valentin Jamerey-Duval (1695-1775) rencontre à plusieurs reprises des ermites jardiniers. Dans son autobiographie, il décrit un petit ermitage, proche de Provins, entouré d’une haie vive. Les murs de l’habitation sont recouverts de treilles de raisins, les arbres fruitiers ploient sous le poids de leur production. C’est également un ermite, le frère Palémon, qui l’initie évidemment à la culture des jardins et des vergers.
Du jardin domestique au marché Le jardin a joué un rôle non négligeable dans l’approvisionnement alimentaire de l’ensemble de la société, tant rurale qu’urbaine. Seules la prospérité économique des Trente Glorieuses et l’urbanisation galopante ont pu faire oublier, un temps, que l’expression « jardin nourricier » relève avant tout du pléonasme. D’autant qu’une partie des récoltes du potager pouvait également accéder au marché pour être vendue. Cet usage n’était d’ailleurs pas sans soulever, sous l’Ancien Régime, l’épineuse question de la perception de la dîme lorsque le jardin n’était plus seulement un jardin de subsistance ; considérés comme des jardins commerciaux, les jardins maraîchers étaient, eux, soumis à la fiscalité. Si aujourd’hui la définition juridique du jardin familial insiste sur le fait que les produits cultivés ne peuvent donner lieu à des activités marchandes, longtemps le jardin et l’élevage domestique ont contribué à approvisionner les marchés locaux. Au Moyen Âge, comme sous l’Ancien Régime, les productions des jardins domestiques ne sont pas exclusivement destinées à l’autoconsommation et à une économie du don. L’approvisionnement des marchés en herbes aromatiques, légumes et fruits n’était pas assuré par les seuls jardins maraîchers présents autour des villes et à l’intérieur même 32
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du tissu urbain. La vente des surplus des potagers-fruitiers couvre même un spectre social particulièrement large, de la paysannerie à l’aristocratie, sans oublier les nombreuses communautés religieuses ; mais dans ce dernier cas s’agit-il encore de surplus ou d’une spécialisation ? Jusqu’à la Révolution, les produits du jardin et ceux liés du petit élevage domestique ont permis à la paysannerie de payer des redevances seigneuriales, faisances (des compléments aux baux), et, en les vendant, d’obtenir une partie de l’argent nécessaire au payement de l’impôt royal, progressivement institué à partir du xve siècle, voire de « mettre du beurre dans les épinards ». Encore à la fin du xixe siècle, la veine naturaliste d’Émile Zola (1840-1902) a bien mis en valeur, dans La Terre (1887), comment la vente de menues denrées du potager pouvait entrer dans des stratégies de survie pour des populations rurales précaires. En 1904, lorsqu’Émile Guillaumin, un paysan écrivain, retrace La Vie d’un simple, le métayer Tiennon, le jardin apparaît comme une source de revenus complémentaires essentielle au jeune ménage formé par le personnage principal et Victoire :
Récolte de l’aneth, enluminure extraite du Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlân, 1370-1400, Vienne, Österreichischen Nationalbibliothek, fol. 31 v°. Les simples, autrement dit les plantes médicinales, étaient récoltés dans la nature mais aussi cultivés dans les jardins ; d’ailleurs certains aromates et légumes étaient également utilisés comme des simples tel l’aneth réputé pour ses vertus digestives. Destinés au foyer et à une économie du don, fruits, légumes et plantes médicinales des jardins pouvaient également accéder au marché.
« Quand je rentrais vers dix heures du soir il m’arrivait souvent de me remettre à l’œuvre, au clair de lune, dans notre potager. Le voisin Viradon m’avait conseillé de faire du jardinage, parce que les légumes se vendent toujours bien à Bourbon durant la saison, quand la ville se peuple d’étrangers. Je restais donc souvent jusqu’à minuit à sarcler, biner, arroser. »
À l’image des Perrette de l’Ancien Régime, Victoire part le matin en ville vendre salades et haricots du jardin, « dont le produit suffit aux besoins courants du ménage », tout comme elle vend le lait de ses quelques vaches. Pour l’auteur pétri de culture paysanne, « jardinage » recouvre le sens de « légumes », et trois verbes caractérisent le travail dans le potager : « sarcler », « biner », « arroser ». La vente des produits du jardin est également évoquée sans fard pour les élites de la naissance et de la fortune par les traités de jardinage des xviie-xviiie siècles. Dès l’avis aux « dames de qualité » qui ouvre Le Jardinier 33
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Charles Guillot, Les Carmélites au jardin, huile sur toile, 1770, Saint-Denis, musée d’Art et d’Histoire. À la fois espace de production et lieu de récréation, le jardin demeure un lieu essentiel dans la vie des communautés religieuses. Ici, des carmélites entretiennent des parterres fleuris, et deux religieuses, à l’arrière-plan, récoltent des fruits, visiblement des poires. Les communautés religieuses féminines étaient réputées pour leurs friandises et leurs liqueurs réalisées à partir des productions de leurs potagersfruitiers : confitures, fruits confits, ratafia, eau de noix…
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françois (1651), Nicolas de Bonnefons précise que l’un des avantages à entretenir un jardin potager-fruitier est de « pouvoir vendre la levée des fruicts d’une quantité de vos arbres, à des fruictiers qui vous payeront argent comptant et par advance, sur quoy vous fonderez une partie de vostre revenu ». Il affirme même connaître « des dames de grande condition qui en usent de la sorte & avouent que ce profit leur fait affectionner davantage leur jardin & les rend plus libérales aux dépenses nécessaires qu’il y convient faire ». Au siècle suivant, dans ses Essais d’agriculture (1778), l’avocat en parlement Louis-François Calonne évoque également ces marchands fruitiers se rendant dans les jardins des particuliers autour de Paris afin d’acheter des surplus commercialisables. Ces marchands estiment les récoltes, se chargent de la cueille, du transport et de la vente. La pratique est confirmée par les contrats de vente passés devant notaire, précisant le montant de la transaction, les fruits concernés et ceux réservés pour l’usage du propriétaire. La vente de fruits et de légumes de jardins seigneuriaux est également attestée pour le Moyen Âge. Les jardins ecclésiastiques contribuent aussi à approvisionner le marché en menues denrées. En 1782, le curé de Bonnière, en Normandie, écrit aux agents du clergé de France pour se plaindre qu’on lui réclame un droit pour pouvoir faire vendre ses légumes sur le marché de Mantes ! Bien évidemment, ce n’est pas l’ecclésiastique qui se charge directement de la vente au détail mais sa servante ou un intermédiaire marchand. Les traités de bienséance ecclésiastique n’hésitent pas à présenter ce revenu d’appoint comme un des avantages à entretenir un jardin potager-fruitier, et le curé-prieur Christophe Sauvageon insiste, en 1700, avec une évidente satisfaction, sur le bon rapport des arbres fruitiers de son jardin presbytéral solognot. Le rôle des jardins ecclésiastiques dans l’approvisionnement urbain en menues denrées est encore plus net avec les communautés religieuses, d’autant que l’historien dispose souvent de comptabilités bien tenues. À titre d’exemple, à partir du registre des comptes des carmélites de Rennes, il est possible d’apprécier la fonction productive et commerciale d’un jardin de couvent urbain entre 1639 et 1666. Cette communauté approvisionne la ville de Rennes en choux, laitues, abricots, oignons, fèves, prunes, poires de Bon Chrétien, cerises, betteraves, artichauts, chicorée, coings, fruits rouges, asperges… Il semble même que les carmélites se soient spécialisées dans deux productions : l’abricot qui, les bonnes années, rapporte jusqu’à 300 livres, et l’oignon. Ce commerce est loin d’être négligeable pour l’économie du couvent. Au xviiie siècle, il rapporte fréquemment 1 500 livres,
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soit près de 15 % des recettes annuelles des carmélites. Non seulement le potager-fruitier permet de réduire les dépenses de table des religieuses mais en plus il leur fait gagner, une fois ôtés les frais d’exploitation, un bénéfice de 800 livres. Avant d’être vendus, les fruits et quelques plantes potagères peuvent être transformés par les communautés religieuses sous forme de confitures (conserves) ou de liqueurs. Au xviiie siècle, les registres de comptes des cisterciennes de l’abbaye du Val-Benoît, à Liège, portent trace d’achats réguliers de sucre « pour faire des confitures ». La confection domestique des friandises sucrées à partir des produits du jardin convient parfaitement aux communautés religieuses féminines, quitte à entretenir un mécontentement du tiers état pour concurrence déloyale lorsqu’elles les proposent à la vente. En 1789, le cahier de doléances de Guingamp reproche ainsi aux religieuses d’être « jardinières, confiseuses, liqueuristes » ! 35
Un jardin ordinaire,
lieu des merveilles « De là vient que le jardinier est appelé l’orfèvre de la terre : parce que le jardinier surpasse d’autant plus le simple laboureur, que l’orfèvre, le commun forgeron. » O. de Serres, Théâtre d’agriculture, 1600, sixième lieu, « des jardinages ».
Travaux de jardinage, enluminure d’une édition de la fin du xve siècle du Rustican ou Livre des prouffits champestres et ruraux de Pietro de’ Crescenzi. Londres, British Library, Ms. Add. 19720, fol. 165. Le jardin potager est aussi un jardin des sens. L’odorat, la vue et le toucher, représentés sur cette enluminure, participent des connaissances horticoles médiévales. Notons qu’une partie de la production des carrés de plantes est ici destinée au marché, un homme de peine portant un panier en osier rempli est sorti du jardin et se rapproche des boutiques urbaines
n 1953, l’historien français Jean Meuvret qualifiait l’humble potager de « lieu des expériences et lieu des merveilles ». Foin d’archaïsme, de routine et de ringardise, le temps long de l’histoire du jardin potager est avant tout marqué par l’acclimatation, la sélection, l’expérimentation. Et si le potager avait été avant tout le lieu de la modernité, et pas seulement pour les élites de la naissance et de la fortune ? Cette idée d’un jardin lieu d’adaptation des nouveautés avait déjà été avancée dans les années 1930 par l’historien Marc Bloch. L’auteur des Caractères originaux de la France rurale considérait qu’une partie des innovations modernes a consisté à s’approprier, à une autre échelle, des procédés expérimentés au préalable à l’intérieur des jardins. Effectivement, les légumes aujourd’hui cultivés en plein champ, l’ont d’abord été dans les jardins potagers. Tout comme la terre de prédilection de la greffe et de la taille des arbres fruitiers a été le potager-fruitier.
Un lieu clos Décembre 1777, une justice seigneuriale parisienne demande à un vigneron de constater les dégâts commis sur des terres louées. Devant une pièce de terre qui aurait dû être un jardin, l’expert ne cache pas sa surprise. « Sur quinze perches de terre scise terroir dudit PlessisBouchard, derrière la maison […] désigné par le contrat susdatté être le jardin, et cependant les avons trouvé non clos de mur ny d’hayes » ! L’étonnement du vigneron tient à la place primordiale de la clôture dans la définition du jardin. L’étymologie même du terme le dit, que ce soit la forme latine hortus, l’enclos, ou le francique gart, gardo signifiant clôture, qui donnera jardin. Les deux termes, unis au Moyen Âge dans le gallo-roman hortus gardinus, se rattachent à l’indo-européen ghorto, « enceinte ». De même le courtil, qui désigne au Moyen Âge le jardin-potager attenant à la maison paysanne, dérive de cour. Par définition, un jardin est clôturé. Les jardins de la Bible le sont, comme l’est également le premier jardin de la littérature occidentale, celui d’Alcinoos, décrit dans le chant VII de l’Odyssée, « un grand jardin de quatre arpents tout entourés de murs ». L’iconographie médiévale s’appuie également sur la clôture pour signifier le jardin, tels les courtils paysans entourés de haies vives dans les Très riches heures de Jean de Berry (début xve siècle). Et lorsque les archéologues mettent à jour un jardin dans un site médiéval ou moderne, la clôture s’offre comme un des 38
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indices retenus, notamment le couple fossé-talus, ou un fossé associé à des alignements de poteaux, voire des murets accolés à l’habitat dans les régions où la pierre abonde. Haie vive, haie sèche, palissade, mur, plusieurs types de clôture existent, parfois associés à un fossé. Autour d’un même jardin, en fonction des expositions, de la proximité de l’habitat et des moyens financiers du propriétaire, haies et murs peuvent être combinés. Formée de végétaux vivaces (arbustes, plantes buissonnantes, épineux) et d’arbres, la haie vive s’offre comme la clôture la plus fréquente dans le monde rural et en périphérie des villes. L’armature de la haie est constituée d’arbres forestiers, des ormes, des frênes ou des chênes, mais également fruitiers, comme des noyers, des châtaigniers, des pommiers, des pruniers, des cerisiers, des merisiers, des cornouillers, des néfliers. Entre ces arbres, des épines, les aubépines surtout et les prunelliers, quelquefois des ronces, remplissent les vides. Par trop envahissantes, les ronces sont parfois proscrites. En revanche, l’épine noire (le prunellier) et l’épine banche (l’aubépine) conjuguent l’avantage de croître modérément et de produire des branches généreusement hérissées d’épines. La fonction de la haie vive ne se limite pas à la seule nécessité de clôturer le jardin. Pleinement intégrée dans l’économie domestique, elle sert de réserve de porte-greffe lorsqu’elle abrite des merisiers et des pommiers sauvages. Sa « tonte » régulière fournit du petit bois utile pour le chauffage et la cuisson des aliments. Certains arbustes épineux, comme le prunellier, donnent des baies comestibles et les fruits des arbres plantés dans la haie sont évidemment récoltés. Vivante, comme son nom l’indique, la haie vive nécessite d’être régulièrement entretenue, surtout si des ronces sont présentes. Quant aux éventuelles brèches, elles doivent être bien et dûment obstruées d’épines ou de branches coupées. Baux et règlements de police des champs y veillent. Il est vrai que l’association brèche-collet offre une manière classique de braconner dans les campagnes d’avant la Révolution. Productif et peu onéreux à entretenir, ce type de clôture présente néanmoins le désavantage de consommer de l’espace, la bande de terrain au pied de la haie ne pouvant être ni cultivée, ni profondément labourée, et de servir de refuge à des insectes, à des oiseaux et à de petits rongeurs nuisibles aux cultures du potager. La haie sèche, dite aussi morte, est constituée de branches coupées entrelacées autour de piquets ou d’échalas. À cette technique appartient le plessis des jardins médiévaux. Le jardin de Constant des Noues du Roman de Renart est ainsi entièrement ceint de pieux de chênes enfoncés dans le sol et entourés d’aubépines. Là encore les épines 39
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noires et blanches se révèlent précieuses tant leurs branches coupées, bien que mortes, restent solides et acérées. Très souvent figurée dans les miniatures médiévales représentant des jardins urbains et ruraux, la technique du clayonnage est documentée par les archéologues dès le xiiie siècle : des branches souples sont horizontalement entrecroisées autour de piquets fichés dans le sol. En fonction de la position sociale du propriétaire, les plessis sont plus ou moins rustiques, plus ou moins élégants. Le mur, enfin, dépend des matériaux disponibles localement, le plâtre et la pierre surtout, et du niveau d’aisance du propriétaire. Bien plus qu’une haie vive ou morte, le mur, de pierre ou en brique, est signe de notabilité, de puissance sociale. Il occupe moins d’espace utile qu’une haie vive, abrite des cultures fragiles à son pied, mais il est bien plus onéreux à édifier et apporte moins à l’économie domestique. L’engouement pour la technique de l’espalier à partir du règne de Louis XIII (1610-1643) rend sa présence indispensable dans les potagers des élites.
Les privilèges de la clôture Qu’elle soit haie vive ou morte, palissade ou mur, la clôture contribue fortement à faire du jardin un espace privilégié. Elle protège, plus ou moins efficacement, les productions du potager des bêtes fauves (sauvages), des animaux domestiques, de la proche basse-cour, du porc familial, et des animaux divagants, vache, mouton, chèvre... « Quand la chèvre saute dans le jardin, si le chevreau y saute, il n’a pas tort » dit un proverbe languedocien illustrant la force du mauvais exemple. La clôture protège également des hommes, des maraudeurs. Les nuits d’été, des chiens peuvent être lâchés dans les clos afin de protéger les récoltes. Elle défend également des dégâts occasionnés par la chasse, un point particulièrement sensible avant la Révolution. Elle permet surtout de soustraire le jardin aux contraintes collectives, aux usages communaux. Non seulement les cultures sont libres dans les jardins, mais en plus elles échappent à la perception de la dîme, impôt ecclésiastique prélevé en nature sur les récoltes jusqu’en 1789. La clôture conforte ainsi le sentiment de propriété associé au jardin, d’autant qu’elle inscrit toute l’année cette propriété dans le paysage. En brisant les vents, haie et mur créent artificiellement un site d’abri profitable aux cultures. En accumulant la chaleur du soleil, le mur crée un microclimat. Bien exposé, un mur ou une palissade permet de 40
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soutenir une treille, de muscat ou de chasselas, et, à partir du xviie siècle, des fruitiers conduits en espalier, tout en réservant, à sa base, une platebande de terre pour des légumes primeurs ou de jeunes plants destinés à être repiqués ailleurs dans le jardin. D’un point de vue symbolique, enfin, la clôture marque la limite entre le sauvage et le civilisé, et entre le monde extérieur et le foyer. Ce bornage ne sera pas sans conséquences sur la qualité octroyée aux légumes, aux fruits et aux aromates produits dans le jardin potager-fruitier, un aliment n’étant pas uniquement bon à manger mais aussi bon à penser comme l’a souligné l’anthropologue Claude Lévi-Strauss.
Cultiver comme un jardin Le jardin a toujours été un lieu totalement artificiel, transformé par la main de l’homme. Avant de planter, semer, repiquer, butter, biner, sarcler, arroser puis récolter, le jardinier a dû défricher, arracher, défoncer, bêcher, extraire des pierres, extirper des racines, charroyer de la terre, amender le sol... C’est pourquoi les ermites défricheurs sont bien souvent des jardiniers dans la tradition occidentale. Dans ses Propos, le philosophe français Alain (1868-1951) revient sur l’ambiguïté des rapports entre le jardinier et la nature : « Quand un jardinier veut faire un jardin, il commence par arracher les herbes folles, les prunelliers sauvages, les ronces recourbées ; il met les oiseaux en fuite ; il défonce la terre ; il poursuit les racines, il les extirpe, il les jette au feu. » (28 février 1908)
Inlassablement, le jardinier lutte contre la nature. Il lutte contre la prolifération des « mauvaises herbes », « mauvaise herbe croist voulentiers » dit un proverbe médiéval français. Il cherche des parades contre le climat, le froid, le gel, la sécheresse. Il tente de remédier à la nature du terrain, à l’eau stagnante ou à l’absence d’eau, à l’appauvrissement du sol. Il bataille contre les rongeurs, les mulots, les taupes, les lapins, les oiseaux et les insectes. Avant l’époque contemporaine et ses herbicides, fongicides et pesticides chimiques, le combat repose sur une présence quasi quotidienne. Le jardinier désherbe, sarcle, bine afin de pourchasser la moindre herbe adventice. Quant aux insectes et rongeurs nuisibles, ils sont chassés à la main, éventuellement piégés par des appâts miellés. La reconnaissance de ces soins méticuleux donnera l’expression positive « cultiver comme un jardin ». Fille de paysans montagnards, 41
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l’institutrice Émilie Carles (1900-1979) définit parfaitement le sens de l’expression dans Une soupe aux herbes sauvages, un recueil de souvenirs publié en 1977 : « En 1924, les paysans de Puy-Saint-Vincent étaient vraiment des paysans pauvres. Ils ne possédaient que peu de terres cultivables et ils travaillaient cette terre “comme du jardin”, c’est-à-dire avec soin extraordinaire. Ils appelaient ça leurs truffières, par exemple, pour les pommes de terre, ils plantaient chaque pied très près les uns des autres et ils les soignaient comme des fleurs. Chaque centimètre carré comptait. »
Dans la littérature agronomique des xvie et xviie siècles, le jardin est le modèle de la bonne agriculture, le mot jardin renvoyant à la fertilité et à l’abondance. Sebastian Vrancx, Jardiniers au travail, huile sur toile, 1620, Londres, Sotheby’s. Lot 9, 26/10/94. Le jardin est un espace où le sol est continuellement amélioré par le bêchage, l’apport de fumier et de terreau. Au premier plan, un jardinier appuie fortement son pied sur le fer d’une bêche afin de bien retourner une plate-bande de terre. Posée à proximité, la houe, à la lame métallique bien visible, permettra d’extirper une racine, une pierre ou de défoncer un sol particulièrement dur. Une femme pousse une brouette en bois pleine de fumier dans lequel est plantée la fourche qui permettra de l’épandre.
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Un lieu fumé, engraissé, irrigué Nulle part ailleurs que dans le jardin, le sol a été autant modifié. La terre horticole est régulièrement amendée, fumée, engraissée, bêchée, retournée, aérée. Avec la clôture et la proximité de l’habitat, c‘est bien la présence d’une couche de terre arable, de fosses-dépotoirs et de latrines, de déchets organiques et de cendres du foyer que les archéologues mettent en avant pour arguer de la présence de jardins dans les sites médiévaux. Le potager bénéficie d’engrais végétaux, animaux, voire humains. Lieu de recyclage des déchets organiques du foyer, le potager est fumé par les ordures ménagères et les cendres du foyer allègent la terre. Il convient d’apprécier la force de ce lien organique ainsi créé entre la maison et le potager : la maison nourrit le jardin tout autant que le jardin nourrit la maison. Ce cercle vertueux renforce encore un peu plus l’intimité des liens entre le jardin et le foyer, d’autant que des latrines, plus ou moins sommaires, y étaient fréquemment installées. Les traités de jardinage des xviie-xviiie siècles parlent pudiquement de poudrette, des excréments humains desséchés utilisés comme engrais. Dans La Terre (1887), Émile Zola évoque ouvertement l’usage de fientes humaines pour un champ de légumes cultivé comme un jardin tout comme P. Joigneaux invite les instituteurs à utiliser « les vidanges, c’est-à-dire l’engrais humain » pour fumer leur jardin dans un article publié en 1879 par la Revue pédagogique. Les jardins maraîchers des temps médiévaux et modernes bénéficiaient en sus des boues urbaines, ces déchets urbains de pailles, de crottins de cheval et d’ordures ménagères ramassés de par les rues.
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La fertilisation du sol explique les rendements obtenus dans les jardins ainsi que la grosseur des légumes récoltés, d’autant qu’ils sont également arrosés. Avant l’époque contemporaine et l’essor des engrais chimiques, il est techniquement impossible d’obtenir en plein champ des rendements similaires et encore moins des légumes aussi charnus que ceux des jardins potagers et maraîchers. L’espace privilégié représenté par le potager est aussi celui où l’irrigation est possible. Si les jardins maraîchers des villes médiévales ont été préférentiellement installés à proximité des cours d’eau, ou dans des zones inondables, comme les marais parisiens, cela tient au 43
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fait que ces terrains étaient évidemment libres, car souvent peu propices à l’édification du bâti, mais aussi à la présence de l’eau. Cette dernière raison préside à la fréquente association moulin à eau / jardins dans la France médiévale et moderne. Les jardins paysans ne sont jamais loin d’un point d’eau, d’une mare, d’un puits, d’une source, d’une rivière. En plein xxe siècle, le bidon rouillé ou en plastique, accolé à la cabane des jardins ouvriers pour recueillir l’eau de pluie, perpétue ce souci du jardinier de disposer de suffisamment d’eau pour ses plantations. Le premier conseil de jardinage donné par le Mesnagier de Paris (fin xive siècle) concerne l’arrosage. Il préconise d’arroser le matin ou le soir, jamais en plein soleil, et de veiller à n’arroser que le pied des plantes et non leur feuillage. Les traités horticoles de l’Ancien Régime insistent également sur l’indispensable présence de l’eau. Et lorsque Jean-Baptiste de La Quintinie (1626-1688) dresse le portrait d’un bon jardinier, il conseille de tester son endurance physique en lui faisant bêcher une plate-bande, mais également en lui faisant porter des arrosoirs, une activité journalière exténuante lors des printemps et des étés secs. Quant au binage, opération typiquement horticole, il sert notamment à rendre l’arrosage plus efficace. En détruisant les mauvaises herbes et en brisant la croûte superficielle de la terre, le binage permet d’aérer le sol, de supprimer la concurrence de plantes adventices, d’éviter que l’eau de pluie ou de l’arrosage ne stagne au pied de la plante cultivée. L’investissement en temps qu’exigent ces opérations manuelles ne peut que les circonscrire aux jardins. En 1890, le peintre Louis-Émile Adan (1839-1937) représente la corvée harassante de l’arrosage quotidien du jardin dans un tableau intitulé La Jardinière. Le regard perdu dans le vague, une paysanne lasse porte à chaque bras un arrosoir en zinc vers un baquet en bois, devant lequel est posé un troisième arrosoir. Mais l’arrosage régulier et mesuré permet d’obtenir des légumes plus charnus, plus tendres et pleins à l’exemple des cardons dont la croissance estivale ne donnerait que des côtes dures et amères s’ils n’étaient arrosés. Même le rustique navet, plus souvent arrosé et cueilli plus jeune, perd de son âcreté et donne naissance aux tendrettes des maraîchers parisiens. Outre par l’arrosage, certaines plantes potagères sont rendues moins amères grâce au blanchiment. Cette pratique horticole à la mode à la Renaissance s’est maintenue jusqu’à nos jours. Elle consiste, par privation de la lumière, à rendre les parties vertes d’un végétal plus blanches, et donc moins amères et plus tendres tout en maintenant le croquant des feuilles. Les 44
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jardiniers y recourent pour le cardon, le fenouil, les asperges, le céleri… et toute la famille des chicorées, dont les endives. Les techniques horticoles en usage visent toutes à recouvrir la plante, notamment de terre (le buttage) ou de paille. Un pot de terre peut aussi être placé sur la plante ou, récoltés, les végétaux peuvent être entreposés dans une pièce obscure sous du sable. Le jardinier peut également lier entre elles les feuilles d’une salade afin d’en blanchir le cœur. Cet artifice horticole au service du goût des élites pour des salades moins amères entraîne un changement notable des techniques de cueillette : pour goûter le cœur de la salade, il convient de la récolter entière et non plus de l’effeuiller sur pied au fur et à mesure des besoins en cuisine.
L’outillage, le prolongement de la main Lieu des merveilles, le jardin potager doit cette distinction bien plus au labeur quotidien qu’à l’outillage utilisé. Simple prolongement de la main, l’outillage du jardinier demeure rudimentaire et a, somme toute, peu évolué quant à sa forme et à ses usages depuis les temps médiévaux. Seule la progression du fer au détriment du bois marque la course des siècles. Ainsi la bêche médiévale est-elle entièrement en bois, un fer venant renforcer la lame, la rendant plus résistante, plus pénétrante. Les comptabilités des ordres monastiques conservent le coût de ces fers de bêche, triangulaires, carrés ou ovales, qu’il fallait régulièrement renouveler. Dans un contexte de rareté du métal, la pointe des outils pouvait être durcie au feu afin de la rendre plus résistante. Entièrement en bois, aucun râteau de l’époque médiévale n’est parvenu jusqu’à nous. L’iconographie médiévale utilise toujours les mêmes outils pour signifier le jardinage. Au premier rang figure l’incontournable bêche, attribut du Christ jardinier et de saint Fiacre. L’enluminure illustrant le mois de mars dans les calendriers des derniers siècles du Moyen Âge est parfois consacrée à l’entretien du jardin, plus souvent à la taille de la vigne. Si les légumes cultivés demeurent difficiles à identifier, les outils, eux, sont facilement reconnaissables : la bêche et la serpette, le râteau et la houe, parfois la brouette à une roue et deux brancards poussée par un seul homme. Soit les outils que nous retrouvons dans nombre d’inventaires après décès des xvie-xviiie siècles et dans les affaires de justice du monde rural. Leur utilisation pour agresser une personne, ou pour se défendre, témoigne d’une présence quotidienne et d’une grande proximité entre ces outils et les hommes des campagnes. Au fil des plaintes conservées par les archives judiciaires du marquisat de 45
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Sablé au xviiie siècle apparaissent ainsi des vouges (serpe attachée à un long manche), des tranches (houe à deux dents), des bêches, des râteaux à pointes de fer, des fourches… La bêche permet de retourner la terre des plates-bandes, d’apporter le fumier, de creuser les fosses de plantation. Cet outil de labour à bras offre l’avantage de retourner totalement la motte de terre et, ainsi, d’enterrer les herbes. Contrairement à la houe, la bêche ramène en surface les couches plus profondes ; la profondeur du labour dépendant de la longueur du fer de bêche. Quant à la houe, elle sert à défricher, à défoncer le sol pour préparer une fosse de plantation, à casser les mottes de terre, à labourer, et aussi, en la maniant plus délicatement, à sarcler et biner. Sur un manche en bois vient s’emboîter une lame de fer ; cette lame peut être soit pleine, de forme carrée ou triangulaire, soit fourchue, à deux dents. Bien plus que pour la bêche, de très nombreuses variantes déclinent localement la forme de la houe. La serpette, entièrement en fer ou à manche en bois, demeure un outil essentiel aux jardiniers et aux vignerons jusqu’au xixe siècle. Sa forme est fixée dès l’Antiquité. Elle sert à tailler les haies vives, les vignes, le petit bois des arbres, et l’osier nécessaire aux travaux horticoles ; les brins d’osier servent à lier les treilles, à palisser les arbres fruitiers et à réaliser les nombreux paniers et hottes indispensables à la production et au commerce des fruits et légumes. Associée au couteau, la serpe est utilisée pour greffer des arbres fruitiers, récolter des légumes, des herbes aromatiques et des simples. Inventé à la fin du xviiie siècle, le sécateur remplacera progressivement la serpette au cours du xixe siècle, non sans réticence de la part des paysans, qui lui reprochent une coupe moins nette qu’avec l’ancestrale serpette. Quant à l’arrosoir avec une anse et un tube terminé par une pomme perforée, il remplace la chantepleure au cours du xvie siècle – à l’époque une cruche en terre cuite dont le fond percé de trous était immergé dans l’eau, la chantepleure désigne aujourd’hui un arrosoir de jardinier à queue longue et étroite. Dans bien des cas, un sceau ou un baquet a dû servir d’arrosoir. Du point de vue de l’outillage, les progrès techniques tiennent surtout à la progression du fer. Le machinisme des xixe-xxe siècles ignorera même grandement le potager avant l’invention du motoculteur. La force des liens entre le potager et l’homme tient aussi à cet outillage rudimentaire, simple prolongement de la main. Nombre d’opérations horticoles peuvent même se passer de l’outil: semis de graines, éclaircissage d’un plant de légumes ou de fruits nouvellement noués, destruction d’insectes, cueille de certains légumes, récolte des fruits.
Louis-Émile Adan, La Jardinière, huile sur toile, 1890, Mulhouse, musée des Beaux-Arts. Lors des printemps et des étés secs, l’arrosage devient une véritable corvée. Mais c’est au prix de cette tâche harassante que le jardinier parvient à produire des légumes primeurs, et des légumes et des fruits plus charnus et plus juteux. Encore faut-il disposer d’eau. Puits, citernes et tonneaux, pour récupérer l’eau de pluie, sont ainsi fortement liés au paysage du jardin potager.
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« Agriculture et jardinage », planche II tirée de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, 1751-1772. Fig. 17. Ciseaux. Fig. 18. Coignée à main. Fig. 19. Civière. Fig. 20. a, b, Plantoir. Fig. 21. Tenaille. Fig. 22. Cordeau. Fig. 23. Arrosoirs. c, arrosoir à goulot. d, arrosoir à tête. Fig. 24. Fourche. Fig. 25. Croissant. Fig. 26. Faux. Fig. 27. Faucille. Fig. 28. Crible. Fig. 29. Échenilloir. Fig. 30. Crible d’osier. Fig. 31. Claie. Fig. 32. Traçoir. Fig. 33. Déplantoir. Fig. 34. Serfouette ou binette. Fig. 35. Autre déplantoir. Fig. 36. Brouette. Fig. 37. Scie à main. Fig. 38. Serpe. Fig. 39. Serpette.
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Du cardon sauvage à l’artichaut Bien plus qu’à l’outillage, les principaux progrès de l’horticulture ont longtemps tenu à la sélection empirique des végétaux et à la lutte contre le climat. Dès le premier jardin vivrier planté, l’histoire du potager se confond avec la domestication de plantes sauvages indigènes, plus tard accompagnée de l’acclimatation de plantes exotiques. Au cours du Moyen Âge, des plantes autochtones continuent de passer du monde sauvage au jardin comme les fraisiers, les framboisiers, les groseilliers et de très nombreuses plantes médicinales (les simples). Dans son poème Hortulus, le Petit Jardin, composé en latin entre 842 et 849, l’abbé du monastère de Reichenau, sur le lac de Constance, Walahfrid Strabon (808-849), évoque la domestication de la bétoine, une plante médicinale purgative commune dans les bois environnants : « bien que sur les montagnes et dans les forêts, dans les prés et au fond des vallées, bien que presque en tous lieux abondent, çà et là, de précieux amas de bétoine, cependant notre jardin en possède aussi et lui apprend à s’améliorer dans une terre cultivée ».
En 1376, la duchesse de Bourgogne Marguerite de Flandre envoie quatre femmes dans les bois, pendant soixante jours, prélever des pieds de fraisiers destinés à remplacer des carreaux de choux et de blettes dans ses jardins du château de Rouvres. La même année, elle fait également déterrer deux charretées de framboisiers dans la forêt d’Argilly afin de les transplanter dans ses jardins. Par la terre amendée, l’arrosage régulier, la protection contre les intempéries, le désherbage des plates-bandes, sans oublier la reproduction par semis, la culture dans le jardin entraîne obligatoirement une modification des caractéristiques de la plante sauvage et de ses descendants ; leur « apprend à s’améliorer dans une terre cultivée » pour reprendre la formule de Walahfrid Strabon. Rançon de ce travail de sélection, les plantes ainsi transformées par la domestication deviennent incapables de survivre sans la main de l’homme. Cardons et artichauts descendent d’un ancêtre commun, un c ardon sauvage du pourtour méditerranéen. L’un, le cardon, est issu d’une sélection pour ses feuilles, l’autre, l’artichaut, pour son bouton floral. La culture dans les jardins a permis, dès l’Antiquité, la domestication de la plante puis la sélection de sujets moins épineux à la tige et aux côtes plus charnues, les cardes. Quant à l’artichaut, il est né de l’attention portée à la fleur du chardon, notamment dans les jardins arabo-musulmans 49
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Le Goût (Les Cinq Sens), gravure d’Abraham Bosse, vers 1638, Paris, BNF, Estampes. À l’origine était un cardon sauvage des bords de la méditerranée. Il aura fallu plusieurs siècles de sélection à l’abri des jardins pour obtenir cette imposante tête d’artichaut posée sur un réchaud au centre de la table. Sujet de cette gravure allégorique du xviie siècle, le goût est également signifié par une tranche de melon portée par un serviteur. La culture sur couche permet de mener à maturité de consommation des melons au nord de la Loire afin de satisfaire des élites particulièrement friandes de ce fruit sous l’Ancien Régime.
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andalous où sa culture est attestée à partir du xiie siècle. Dans les premières décennies du xve siècle, l’artichaut est cultivé dans les potagers siciliens (Palerme, 1439). Introduit à Naples, il se diffuse vers l’Italie du Nord dans la seconde moitié du siècle. Il est ainsi repéré en Toscane (1466), à Venise (1480), à Gênes (1493). Au tout début des années 1530, nous le retrouvons cultivé au-delà des Alpes, tant autour d’Avignon que dans les jardins parisiens et, outre-Manche, dans le sud de l’Angleterre. Les jardiniers français et anglais n’auront de cesse de sélectionner les têtes d’artichaut les plus charnues, les plus goûteuses et les moins épineuses. Si la technique du semis rend possible l’obtention de nouvelles variétés, le prélèvement d’œilletons au pied des artichauts les plus intéressants permet de fixer les caractères de la plante mère.
L’acclimatation de nouvelles plantes Aux plantes sauvages indigènes, il convient d’ajouter graines, plants et fruitiers venus d’horizons plus lointains. L’Occident médiéval profite ainsi des jardins arabo-musulmans de la péninsule ibérique, intermédiaires pour la diffusion de plantes d’origine africaine, comme la pastèque, ou asiatique, comme l’estragon, l’épinard et l’aubergine. Solanacée repérée en Espagne au xe siècle, présente en France méridionale au xve siècle, l’aubergine aura du mal à s’implanter en Occident tant elle est associée à la cuisine juive. En revanche, l’épinard s’implantera bien plus facilement et durablement. Présent en Espagne au xie siècle, il apparaît au siècle suivant en France, où des fouilles archéologiques attestent la présence de graines d’épinard à Montaillou (fin xiie–début xiiie siècle). Très progressivement, il se substitue à l’arroche dans les potagers. L’art des jardins arabo-musulmans, notamment la maîtrise de l’irrigation, permet également de perfectionner des espèces déjà cultivées pendant l’Antiquité, par exemple les concombres ou les melons, et de créer de nouvelles variétés comme le chou-fleur, probablement issu de Méditerranée orientale (Syrie), repéré en Espagne au début du xiie siècle. Les comptabilités aristocratiques laissent percevoir un commerce de graines et de plants dans les derniers siècles du Moyen Âge. Dans la décennie 1370, la duchesse de Bourgogne fait acheter des graines, de fèves, de pois, de blettes et de choux rouges, et des plants de poireaux et d’oignons. L’évêque d’Arras, Thierry de Hireçon, acclimate dans ses jardins, dans les années 1320, des mûriers et des framboisiers provenant de Boulogne, de la laitue dite de Paris et d’Hesdin, et des épinards. L’échange non marchand entre amateurs de jardin contribue aussi à la circulation des plantes potagères. Ainsi François Rabelais envoie-t-il de Rome, à son protecteur
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Geoffroy d’Estissac, des graines de salades « desquelles le sainct père faict semer en son jardin secret de Belveder » (lettre du 15 février 1536). Mais ce n’est réellement qu’à partir du xviiie siècle que le commerce de graines prendra son essor, notamment avec la maison Vilmorin-Andrieux. Au cours du Moyen Âge, le principal axe d’introduction et d’acclimatation des plantes en France a été sud-nord. Deux voies de pénétration existent, l’une entre l’Espagne et le Sud-Ouest, l’autre relie l’Espagne à la Sicile, puis remonte l’Italie avant de toucher la Provence. L’exploitation de l’Amérique par la puissance espagnole conforte cet axe de pénétration aux xvie-xviie siècles. L’historien Emmanuel Le Roy Ladurie parle même de « huertas-relais » depuis les rivages méditerranéens, le Comtat venaissin, la Touraine et, enfin, l’Île-de-France. 51
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e purgatoire horticole des plantes américaines
La pomme de terre, représentée dans le Rariorum plantarum historia de Carolius Clusius, Anvers, 1601. Floraison, système racinaire, tubercules, le cycle végétatif de la pomme de terre intéresse les naturalistes dès son introduction en Europe. Ces derniers la classent d’ailleurs avec raison dans la famille des solanacées. Mais la plante américaine aura énormément de mal à s’imposer dans les habitudes alimentaires des Européens et dans leurs potagers.
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Via les possessions espagnoles, l’odyssée des plantes américaines en Occident révèle le rôle tenu par les jardins dans l’acclimatation de nouvelles plantes vivrières. Une fois débarquées dans les ports européens, les plantes du « Nouveau Monde » sont, dans un premier temps, mises au purgatoire dans des jardins. Arrivées comme des curiosités, elles s’échangent à ce titre. Nous les retrouvons donc dans les jardins ecclésiastiques, princiers et botaniques. Au milieu du xvie siècle, le naturaliste flamand Rembert Dodoens (15171585) note au sujet du maïs, introduit en Europe depuis la fin du xve siècle, que « les herboristes le sèment en leurs jardins pour choses nouvelles ». À défaut d’être immédiatement cultivées comme des plantes potagères, elles le sont comme des plantes ornementales. Ainsi en est-il du piment, introduit en Europe dès 1493 et joliment appelé « corail des jardins » en France, ou de la tomate, arrivée dans la première moitié du xvie siècle, dont les fruits lui valent le nom de « pomme d’or ». Également nommée « pomme d’amour », la tomate est cultivée sur des treillages pour sa floraison et ses curieux fruits. Selon une théorie des signatures voulant que Dieu ait mis dans la nature des indices pour guider l’homme, l’odeur entêtante de la plante signifierait la toxicité de la tomate. En 1600, Olivier de Serres précise que les fruits des tomates ne sont pas bons à manger mais qu’elles servent « à couvrir cabinets & tonnelles, grimpans gaiement par-dessus, s’aggraffans fermement aux appuis. La diversité de leur feuillage, rend le lieu auquel l’on les assemble, fort plaisant : & de bonne grace, les gentils fruits que ces plantes produisent, pendans parmi leur rameure ».
En 1760, le catalogue du marchand grainetier parisien AndrieuxVilmorin, la classe encore comme plante ornementale. Il faut attendre le catalogue de 1778, pour qu’elle soit enfin classée avec les légumes. Elle n’est devenue plante potagère en France méridionale qu’au cours du xviiie siècle, et ne s’imposera au nord de la Loire qu’au siècle suivant. Dûment accompagnée de son tuteur, elle est devenue aujourd’hui un incontournable de tout potager.
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La récolte des concombres., enluminure extraite du Tacuinum sanitatis d’Ibn Butlân, 1445?-1451?, Paris, BNF, Manuscrits, Latin 9333, fol. 20 v°. Appartenant à la famille des cucurbitacées, les concombres développent de longues tiges rampant sur le sol ou courant sur des treilles, une technique représentée sur des enluminures médiévales. Originaire d’Asie, le concombre est cultivé en Occident dès l’Antiquité gréco-romaine. Plante allogame, autrement dit à pollinisation assurée par des insectes, le concombre est sujet aux hybridations, ce qui n’a pu que favoriser l’obtention de nouvelles variétés sélectionnées dans les jardins.
La naturalisation par le jardin Dans les jardins, ces plantes nouvelles sont observées, étudiées, acclimatées. Le jardinier s’intéresse à leur cycle végétatif, à leur plus ou moins bonne résistance aux conditions climatiques et pédologiques locales. Le jardin domestique offre le moyen de se familiariser avec la plante étrangère, de l’intégrer dans une intimité et, culturellement, de la dresser, de la civiliser, en un mot de l’européaniser. Seul ce processus rend envisageable la consommation. Encore faut-il que la population soit convaincue de son intérêt culinaire. Pour passer de la curiosité botanique au statut de plante potagère, elle doit intégrer un système alimentaire préétabli. Ce n’est qu’une fois admise dans le potager qu’elle accède naturellement au pot. Puis certaines plantes vivrières, comme le maïs, quittent le jardin pour être cultivées en plein champ. 53
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Le passage par le jardin demeure une condition sine qua non à l’acclimatation-naturalisation de toute plante étrangère et à une possible culture en plein champ. Cette histoire est particulièrement difficile à cerner. Grâce à des correspondances, à des catalogues, à des descriptions dans les ouvrages des naturalistes, l’historien parvient à dater l’arrivée des plantes américaines offertes à des puissants ou cultivées dans des jardins botaniques. En revanche, leur introduction dans les jardins paysans demeure méconnue. Et pourtant, avant d’accéder au plein champ, le devenir du maïs ou de la pomme de terre s’est en partie joué dans les jardins et les clos de la paysannerie. En attendant, le purgatoire horticole peut s’avérer être particulièrement long, plusieurs siècles pour la pomme de terre. Certaines plantes ne dépasseront jamais le stade de la curiosité, soit pour d’évidentes raisons climatiques, comme pour l’ananas cultivé dans les serres chauffées de Versailles et par quelques privilégiés très fortunés du xviiie siècle, soit pour des raisons de mode culinaire. Si le piment devient dès le xvie siècle une plante potagère tant en Espagne qu’en Italie du Sud, il y est même cultivé en pots sur le rebord des fenêtres par les ménagères, il parvient en France au moment où les épices sont fortement rejetées. À l’exception du Sud-Ouest, le piment restera une plante d’agrément, une curiosité botanique plaisante pour la forme et la couleur de ses fruits. «On en fait très peu d’usage en France pour la vie, et on le cultive plutôt pour la décoration des jardins et le plaisir des yeux, que pour l’utilité », reconnaît le Lyonnais Combles dans son École du potager (1749), cela faisait pourtant déjà deux siècles que le piment avait été introduit en France. Le devenir européen du haricot commun (Phaseolus vulgaris) est radicalement différent. Bien qu’originaire d’Amérique, il se répand très vite en Occident. Dès la première décennie du xvie siècle il est présent en Espagne. La ressemblance entre le haricot américain et les légumes secs alors couramment cultivés et consommés en Europe, comme les fèves et les pois, explique la rapidité de cette acclimatation. Le phaséole parvient même à se substituer à l’ancien dolique (Vigna unguiculata), le « haricot » de l’Antiquité et du Moyen Âge. Parfaitement adapté à une culture de la faim recherchant des légumes de garde, le haricot s’intègre naturellement dans une culture alimentaire usant communément de pois, de pois chiches, de lentilles, de fèves.
Hybridation, mutation, sélection En introduisant, à côté des variétés déjà cultivées, des variétés sauvages locales et des variétés étrangères, le jardinier crée, de manière involontaire, 54
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un terrain propice aux hybridations. Le cas des fraisiers illustre parfaitement ces hybrides créés à l’abri des jardins. De l’Antiquité au xviie siècle, les Européens n’ont connu que la fraise des bois, variété sauvage à petits fruits. Des Amériques, du Chili et de la Virginie, les Occidentaux rapportèrent des variétés de fraises à gros fruits. En 1714, François Amédée Frézier (1682-1773) revient du Chili avec des plants de fraisiers (la blanche du Chili). Ceux-ci sont alors acclimatés à Versailles, au Potager du Roi, à Paris, au jardin du roi, à Brest, au jardin botanique de la marine, et à Plougastel, dans la propriété bretonne de Frézier. À Versailles, Antoine Nicolas Duchesne (1747-1827) réussit à hybrider une blanche du Chili avec un fraisier de Virginie (Fragaria virginiana) ; cette Fragaria x ananassa est à l’origine de nos actuelles variétés de fraisiers non remontantes. L’hybridation n’est pas seule responsable de l’enrichissement variétal des jardins, il faut également prendre en compte les mutations génétiques ou variations spontanées. Retournons aux carrés de fraisiers. À Versailles, Antoine Nicolas Duchesne observe un fraisier dont la feuille n’a qu’une seule foliole alors que les autres en ont trois, et surtout la transmission de ce caractère à sa descendance. Cette observation, décrite dans son Histoire naturelle des fraisiers (1766), lui permet de déduire qu’il peut : « apparaître des accidents qui font varier certains individus et procurent des changements assez considérables pour qu’ils se perpétuent dans leur postérité qui forment ainsi une race ».
Duchesne décrit un phénomène de mutation génétique, un cas loin d’être réservé à des jardins potagers d’exception. Jusque tard en avant dans le xixe siècle, l’économie du potager repose largement sur l’autoproduction de semences, de graines et de plants, notamment pour la paysannerie. Cette production domestique à p artir de graines a assurément eu comme conséquence de donner lieu à des mutations génétiques, lesquelles ont contribué à l’enrichissement variétal du potager. Avant les xixe-xxe siècles, marqués par les progrès sur la compréhension de la sexualité des plantes et l’essor des semenciers, il est inévitable que les caractéristiques des variétés de légumes cultivées aient été mouvantes. Sans laisser de traces dans les archives, des variations spontanées ont obligatoirement eu lieu dans de nombreux jardins, reste alors au jardinier à sélectionner les plantes ainsi obtenues selon des critères de taille, de maturité de cueillette, de goût, de couleur... Ici réside une des raisons de l’augmentation de la diversité variétale du potager jusqu’au début du xxe siècle. Cette sélection empirique concerne tous les légumes à l’image de la longue et fine carotte orange qui, progressivement, remplace la petite 55
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carotte blanche issue de la période médiévale, ou de la laitue dont on ne connaissait que quatre sortes au début du xvie siècle mais plus d’une cinquantaine à la fin du xviiie siècle. De même, la progressive conquête de la table par la pomme de terre dans le dernier siècle de l’Ancien Régime passe par une multiplication des variétés permettant une sélection gustative. Le premier livre de cuisine français entièrement consacré aux pommes de terre, La Cuisinière républicaine (1795), le reconnaît en préambule : « on n’a distingué pendant longtemps que les rouges et les blanches. En les élevant de graine, il s’en est formé diverses variétés ».
En produisant des mutations génétiques, la culture par semis de la pomme de terre a permis d’améliorer la qualité gustative des tubercules au cours du xviiie siècle, de multiplier les variétés disponibles et d’établir une distinction salutaire entre celles pour les cochons et celles pour les hommes. Rançon de cette amélioration empirique des légumes cultivés dans les jardins, des plantes considérées comme potagères au Moyen Âge se retrouvent déclassées, dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, au rang des mauvaises herbes, à l’exemple de la raiponce, de la pimprenelle et de la livèche. Et si l’arroche est aujourd’hui appelée « épinard sauvage », elle a longtemps été cultivée dans les potagers médiévaux pour ses feuilles triangulaires avant d’y être progressivement chassée par l’épinard. En 1912, Georges Gibault terminait son Histoire des légumes par un chapitre consacré aux « plantes potagères abandonnées », comme le chervis, le maceron, la livèche, l’ansérine bon-henri, la patience, le coq des jardins… La domestication et l’acclimatation, l’autoproduction de semences, les échanges de graines, de plants et de greffons, les hybridations et mutations obtenues, puis l’essor de l’activité des marchands grainetiers et des pépiniéristes à partir du xviiie siècle expliquent que le jardin soit le lieu par excellence de la diversité variétale. L’apogée de cette diversité variétale sera atteint entre la fin du xixe siècle et les premières décennies du xxe siècle.
Fraises. 1 Remontante Délices d’automne. 2. Perpétuelle l’Enfant prodigue, lithographie de G. Severeyns, xixe siècle. Jusqu’à la découverte de l’Amérique, les jardins potagers européens n’ont connu que les petits fruits des fraisiers des bois. Nos actuels fraisiers à gros fruits sont issus d’hybridations entre des variétés européennes et des fraisiers rapportés de Virginie et du Chili. Et ces hybridations ont eu lieu dans les plates-bandes des potagers, dont celles du Potager du Roi à Versailles.
L’art de la greffe Hybridation et mutation concernent également les espèces fruitières. Le semis de pépins et de noyaux a obligatoirement donné naissance à des variations spontanées et contribué à l’accroissement du nombre de variétés fruitières. En revanche, contrairement aux légumes, il est techniquement possible de maintenir une variété dès 57
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« Greffe portant doulx fruict pour les humains », enluminure d’Étienne Collault extraite des Chants royaux sur la Conception couronnés au Puy de Rouen, vers 1530, BNF, Manuscrits, Français 1537, fol. 91 v°. La technique de la greffe fait du jardin un lieu des merveilles et contribue à l’éloigner du monde sauvage. Le prélèvement d’un greffon permet de reproduire à l’identique les qualités d’un fruit et de diffuser les bonnes variétés. Quant au choix du porte-greffe, il rend l’arbre plus résistant et conditionne son développement ligneux. La métaphore de la greffe dans le discours humaniste du xvie siècle dit que l’homme peut s’améliorer.
l’Antiquité. Le prélèvement de greffons permet de multiplier une variété fruitière en conservant à l’identique les caractères de ses fruits. Maîtrisée des anciens, la technique de la greffe est un vecteur de propagation des bons fruits sélectionnés. Sans modifier les futurs fruits du greffon, elle permet en sus de bénéficier des qualités d’un portegreffe, par exemple sa rusticité ou son faible développement ligneux. L’ente contribue à faire du jardin potager-fruitier un lieu des merveilles. Elle participe pleinement à la sélection variétale, à l’acclimatation et à la propagation des bonnes variétés, trois grandes caractéristiques techniques du jardin. Ainsi, au début du xive siècle, Mahaut d’Artois enrichit-elle ses jardins, notamment ceux d’Hesdin et de Conflans, d’arbres 58
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fruitiers greffés provenant de Bourgogne, d’Arras et de Beauvais, des poiriers, des pommiers et des cerisiers. La technique de la greffe renforce le processus de domestication des variétés fruitières et les éloigne de leur origine sauvage. Elle contribue à conforter l’opposition monde sauvage de la nature/monde civilisé du jardin. Si le potager-fruitier demeure encore, sous l’Ancien Régime, le lieu par excellence des arbres greffés, ceux-ci commencent néanmoins à être également plantés le long des routes et complantés dans les champs. Ces plantations offrent un nouvel exemple des progrès techniques passant du jardin au plein champ.
La domestication du climat Le jardin potager est le lieu de production des fruits et des légumes précoces et hâtifs. La civilisation médiévale n’ignore ni le goût ni le coût des primeurs. Les cris de Paris témoignent de la vente dès le xiiie siècle de « pois nouviaux » et de « pois verds », c’est-à-dire de pois consommés frais et non séchés contrairement à l’usage général. Le plaisir gourmand tient ici au fait de manger les fèves fraîches et le plus tôt possible dans la saison. Les Parisiens des derniers siècles du Moyen Âge raffolent des fèves de marais consommées fraîches en tout début de saison. Les conseils de jardinage contenus dans Le Mesnagier de Paris (vers 1393) indiquent qu’il faut tenter plusieurs semis entre fin décembre et début mars, afin de se prévenir du gel tout en essayant d’obtenir la récolte la plus précoce possible, d’autant que les premières fèves sont les plus chères. Il faut néanmoins attendre les xviie et xviiie siècles, deux grands siècles de progrès horticoles, pour que se répande l’art de produire des fruits et des légumes hors saison. Couches de fumier, cloches en verre et murs sont alors utilisés pour créer des sites d’abri, afin de pouvoir produire des légumes primeurs, des fruits tardifs ou précoces, et des fruits parfois peu adaptés au climat local comme, au nord de la Loire, des abricots et des figues, des melons et des pêches. La culture sur couche permet d’accélérer le développement végétatif grâce à la chaleur produite par le fumier et la paille en décomposition. Les pieds de légumes sont plantés dans une couche de terreau placée sur une couche de fumier animal, le plus réputé étant le crottin de cheval. De cette manière, les jardiniers parviennent à produire des légumes primeurs et des légumes hors saison. Pietro Guerrini, chargé de renseigner le grand-duc de Toscane sur les inventions et innovations techniques des grandes puissances occidentales au début des années 1680, n’oublie pas les jardins potagers jusqu’à faire des croquis des cultures sur couche pratiquées en France. 59
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La technique de l’ados permet également d’accélérer le cycle végétatif des légumes : un talus de terre est adossé à un mur et exposé au soleil. Le recours à des cloches de verre, qui se développe à partir du xviie siècle grâce à la production de verre blanc, permet de concentrer la chaleur et de protéger les précieuses plantations de la pluie, de la neige, du gel et de la grêle. Au xviiie siècle, bien qu’onéreuse, la culture sous châssis tend à lentement se répandre dans les marais parisiens et dans les potagers des élites. Ces grandes caisses de bois, surmontées d’un panneau à carreaux vitrés en plan incliné, sont d’un usage bien plus commode que les cloches. Ce jardinage intensif, qui cherche à s’affranchir des contraintes climatiques, existe grâce à la proximité du marché parisien, à l’apport massif et constant de fumier, à une disponibilité totale des maraîchers et au goût des élites pour les primeurs et les légumes frais. Au xviiie siècle, les jardins potagers aristocratiques se dotent de serres chauffées. Particulièrement coûteuses à construire et à faire fonctionner, les serres chaudes manifestent la modernité du lieu. Vitrines de l’innovation technologique, elles donnent lieu à une concurrence entre la Hollande, l’Angleterre et la France. Celles de Versailles, du Potager du Roi et de Trianon, permettent de produire des fraises et des pêches hors saison, de mener à maturité ananas et caféiers. En plein hiver 1733 est produit le premier ananas au Potager du Roi. La prouesse technique est telle que Louis XV décide de faire portraiturer ce fruit par JeanBaptiste Oudry (1686-1755) !
Le goût décrié des primeurs Le développement de la culture forcée de primeurs dans les potagers des élites et dans les jardins maraîchers urbains a comme conséquence de donner naissance à des critiques éthiques et gustatives promises à un bel avenir. Dès le xviie siècle, des voix s’élèvent contre la production et la consommation de légumes et de fruits hors saison. En 1668, le médecin Pierre Dalicourt, dans le Secret de retarder la vieillesse ou l’art de rajeunir, affirme que « les légumes et tous ces fruits prématurés sont venteux, de mauvais sucs et indigestes ». La Bruyère (1645-1696) met en parallèle la misère des uns et le luxe des autres faisant produire au cœur de l’hiver les fruits de l’été (Les Caractères, VI. 47). « Il y a des misères qui saisissent le cœur ; il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments ; ils redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ; l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse. »
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Au xviiie siècle, la critique perdure, s’amplifie même avec la querelle sur l’utilité du luxe et la réflexion des Lumières sur la nature et le bon sauvage. Jean-Jacques Rousseau condamne fermement les primeurs, marque d’une contre-nature : « Il y a de la peine et non du goût à troubler ainsi l’ordre de la nature, à lui arracher des productions involontaires qu’elle donne à regret dans sa malédiction, et qui, n’ayant ni qualité ni saveur, ne peuvent ni nourrir l’estomac, ni flatter le palais. Rien n’est plus insipide que les primeurs ; ce n’est qu’à grands frais que tel riche de Paris, avec ses fourneaux et ses serres chaudes, vient à bout de n’avoir sur sa table toute l’année que des mauvais légumes et de mauvais fruits. Si j’avais des cerises quand il gèle, et des melons ambrés au cœur de l’hiver, avec quel plaisir les goûterais-je, quand mon palais n’a besoin d’être humecté ni rafraîchi ? » (Émile ou de l’éducation, 1762)
Giovanna Garzoni, Plat de fèves, aquarelle du xviie siècle, Florence, Palazzo Pitti, Galleria Palatina. Les fèves encore dans leurs cosses et les feuilles bien vertes soulignent la fraîcheur de la cueille, reprise par la blancheur du plat en faïence. À même le sol, les fèves écossées et la fleur d’œillet annoncent le temps qui passe. Consommées fraîches, les fèves sont un signe de distinction sociale. Séchées, elles deviennent un vulgaire légume de garde.
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Prolifique auteur de livres de cuisine au xviiie siècle, Menon reconnait également, dans La Science du maıtre d’hôtel cuisinier (1749), que les légumes « les plus hâtifs ne sont pas toujours les plus sains ; le fumier, l’artifice dont on use pour les avancer, altèrent souvent leur nature ». Au début du xxe siècle, le grand cuisinier français Auguste Escoffier (18461935) précise encore que les primeurs sont surtout recherchés pour leur rareté et leur couleur, moins pour leur qualité gustative. Néanmoins, la domestication du climat peut également être conciliable avec une amélioration gustative à l’exemple des fruits conduits en espaliers.
L’espalier, l’aristocrate du potager Symbole de la domestication du climat dans le jardin, la technique de l’espalier a rendu possible l’obtention de fruits plus gros, plus colorés, plus sucrés. Dressé en espalier, l’arbre bénéficie du microclimat créé par le mur qui le protège des gelées printanières et des vents. Le mur joue le rôle d’un accumulateur thermique en réfléchissant le rayonnement 62
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solaire et en restituant, la nuit, la chaleur emmagasinée dans la journée. Le chaperon, toit en sailli au-dessus du mur, protège feuilles, fleurs et fruits des pluies qui tombent perpendiculairement tout en prolongeant la durée de vie du mur en évitant que l’eau ne s’y infiltre. Ce site d’abri peut être renforcé, aux xviiie-xixe siècles, par des paillassons placés en auvent, sur des supports scellés sous le chaperon, et, en cloison verticale, sur des pieux fichés dans le sol, afin de protéger les espaliers des gelées printanières et des précipitations. La multiplication des expositions, associée à une sélection de variétés fruitières précoces et tardives, permet d’étirer au maximum la période de maturité de cueillette des fruits et, ainsi, de spéculer sur les saisons. Le prudent, minutieux et progressif retrait des feuilles tend à renforcer davantage encore l’ensoleillement, à colorer les fruits et à accélérer la maturité de cueillette. L’espalier est l’exemple type de ces innovations, de ces « petits pas », qui apparaissent à l’abri des murs du jardin. C’est dans la première moitié du xviie siècle que les campagnes parisiennes développent cette technique, aussi bien dans les jardins aristocratiques, bourgeois et ecclésiastiques, que dans ceux de la paysannerie. La technique de l’espalier est inconnue des traités d’économie rurale français du xvie siècle. Et si Olivier de Serres annonce, dans le Théâtre d’agriculture (1600), lui consacrer un développement, il décrit en réalité un contre-espalier. Le premier auteur français à définir l’espalier selon l’acception actuelle est Jacques Boyceau de La Baraudière, en 1638, et il le présente comme une nouveauté. Il faut encore attendre une dizaine d’années pour avoir les premières présentations détaillées de la conduite en espalier dans les traités de Nicolas de Bonnefons (1651) et de Le Gendre (1652) annonçant une nouvelle horticulture.
Les murs-à-pêches de Montreuil
Coupe de serre à ananas, 1765, Paris, Archives nationales, Au xviiie siècle, la serre chauffée devient un élément incontournable des potagers aristocratiques en France, en Hollande et en Angleterre. Elle permet d’obtenir des légumes et des fruits hors saison et de mener à maturité des plantes exotiques comme le caféier ou l’ananas. Le soin et la précision de cette coupe d’une serre à ananas « suivant le nouveau sistême » indiquent que le potager peut prétendre à être une vitrine de la modernité, de la prouesse technologique et du prestige d’un pays.
Héritier des innovations horticoles du xviie siècle, le système des murs-à-pêches de Montreuil, à l’est de Paris, illustre parfaitement le perfectionnement de la domestication du climat et son impact sur la production de fruits de qualité. Les murs-à-pêches, édifiés au cours des xviiie et xixe siècles à Montreuil et dans les villages limitrophes, sont remarquables tant par l’élaboration d’un système intensif de production que par la création d’un paysage cloisonné original, aujourd’hui encore perceptible dans le parcellaire montreuillois. Sur environ trois mètres de hauteur, pierres, cailloux, plâtre et terre entrent dans l’édification du mur. Afin d’éviter tout risque d’éboulement, sa largeur diminue de la base au faîte : les plus grosses et les plus pesantes pierres ancrent solidement la base, et les plus légères, mêlées au plâtras, élèvent la muraille. 63
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Distants de six à douze mètres, les principaux murs sont parallèlement alignés sud-nord et, tous les dix à quinze mètres, coupés de murs de refend perpendiculaires. Les murs forment ainsi un véritable quadrillage qui s’étend, au xixe siècle, grâce à la vente des propriétés ecclésiastiques et nobiliaires. Loin d’être une monoculture, la culture des pêches d’espalier y voisine dès le xviiie siècle avec celle des pommes, des poires et des prunes, des cerises hâtives, des groseilles et des fraises, du chasselas, des légumes primeurs et des fleurs destinés aux proches halles parisiennes. Néanmoins, l’excellente réputation horticole montreuilloise, solidement établie au milieu du xviiie siècle par les écrits de l’abbé Roger Schabol, tient aux pêchers soigneusement palissés le long de murs crépis de plâtre. L’enduit permet de solidifier le mur, d’éviter que des insectes et des rongeurs ne viennent nicher à proximité des fruits et, surtout, de ficher les clous nécessaires au palissage à la loque. Peu onéreux et souple, ce type de palissage est, dès le xviie siècle, le plus répandu dans les villages parisiens où le plâtre est abondant. Le jardinier conduit, en forme d’éventail, les branches de l’arbre le long du mur à l’aide de petits morceaux de tissu (les loques) fixés directement dans le crépi par un clou. La loque prévient toute blessure propice au chancre en protégeant la branche des
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coups du marteau et des frottements contre le mur. Produite par l’humidité et le temps, la rouille du clou scelle intimement l’enduit et la loque. Ainsi conduit et taillé, le pêcher parvient à mener à maturité, sous un climat parisien parfois hostile, des fruits volumineux, juteux et sucrés. En plus de la chaleur des murs et du renforcement de l’ensoleillement, les cultures fruitières et légumières des clos de Montreuil profitent d’un abondant fumier provenant des boues urbaines parisiennes. Selon une chronologie remarquablement proche, les clos de Thomery, au sud-est de Paris, développent un système de production similaire à celui de Montreuil, mais pour du raisin de table. Ici les murs-à-vigne remplacent les murs-à-pêches pour mener à maturité du chasselas de luxe pour l’automne et l’hiver.
Le jardin, un laboratoire de la taille Bénéficiant du labeur quotidien propre au jardinage, la taille systématique et régulière des arbres fruitiers est née dans les potagers-fruitiers afin d’adapter le développement ligneux à des contraintes d’espace, profiter d’atouts climatiques et répondre à une demande en fruits plus gros, plus colorés et plus sucrés. Une meilleure maîtrise de la taille de fructification et la pratique de l’éclaircissage manuel permettent alors d’obtenir des fruits plus charnus. À ces raisons, les élites de l’Ancien Régime ont ajouté le canon paysagiste du bel ordonnancement à la française. Il faudra donc expérimenter d’autres formes, d’autres conduites et sélectionner des porte-greffes limitant la croissance des arbres. Baux, contrats de jardinage et affaires de justice de l’Ancien Régime confirment que les arbres fruitiers des jardins sont effectivement taillés, alors que ceux complantés à travers champs et vignes ne reçoivent, au mieux, qu’une taille superficielle, un nettoyage pour reprendre la formule classique des xviie et xviiie siècles. Le verbe «tailler », et non plus simplement « éplucher » ou « entretenir », semble alors être réservé aux baux concernant des jardins. Malheureusement, trop souvent laconiques, les clauses techniques des actes de la pratique ne nous permettent pas de connaître les types de taille. Tant paysan que bourgeois, le jardin est devenu un véritable laboratoire de la taille des arbres fruitiers à partir du xviie siècle. Deux grandes familles de conduite, que l’on retrouvera en plein champ au xixe siècle, y ont été élaborées et améliorées : les espaliers, contre-espaliers et éventails d’une part, et les buissons d’autre part qui donneront les arbres en gobelet. Du jardin au plein champ, nous retrouvons là le cheminement classique de nombre d’innovations techniques.
Gravures extraites de l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers : avec un traité des orangers, et des réfléxions sur l’agriculture, Jean-Baptiste de La Quintinie, 1690, édition de 1756. L’espalier est la grande innovation horticole française du xviie siècle. Tous les traités de jardinage des xviie et xviiie siècles abordent l’art de conduire en espalier un arbre fruitier, essentiellement des pêchers et des poiriers. La taille régulière de l’arbre et le microclimat créé par le mur permettent de produire des fruits plus gros et plus sucrés, d’avancer ou de retarder leur maturité de cueillette, d’acclimater des variétés fruitières plus fragiles.
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La pratique du jardinage
« Je l’ay fait imprimer en petit volume, afin que vous le puissiez porter sans incommodité, pour confronter le travail de vos jardiniers avec ce petit livre, et juger de leur capacité ou négligence ». Nicolas de Bonnefons, Le Jardinier françois, 1651.
Enluminure de Maître de Marguerite d’York extraite du Rustican ou Livre des prouffits champestres et ruraux, Bruges, vers 1470. Paris, BNF, Manuscrits, 5064, fol. 151 v°. Les enluminures de la fin du Moyen Âge signifient le jardin par la clôture, notamment le plessis, par des plates-bandes en damier, et par quelques outils, comme la bêche et la serpette. Le printemps demeure la saison privilégiée par les miniaturistes pour représenter un jardin. Période de la reprise végétative, annonciatrice de l’abondance, le printemps est une saison positive dans l’imaginaire médiéval. Il est également le temps de nombreux travaux horticoles. Ici nous pouvons voir les gestes de jardiniers bêchant, semant, récoltant, transplantant.
e sixième livre de l’Opus ruralium commodorum du Bolonais Pietro de’ Crescenzi traite des « jardins d’herbes », autrement dit du potager accueillant légumes et simples. L’enluminure d’une demi-page ouvrant ce chapitre dans un manuscrit en français réalisé vers 1470-1475 à Bruges, nous invite à pénétrer dans un jardin potager des élites de la fin du Moyen Âge. Entre un mur d’enceinte en pierre et une clôture en bois sur laquelle court une vigne, l’espace du potager forme un damier constitué d’allées entièrement désherbées, peut-être sablées, et de planches de jardinage surélevées. Certaines sont élégamment entourées d’un plessis losangé fait en osier, d’autres, notamment les deux du premier plan, sont bordées de plantes, probable allusion à ces bordures de « suaves odeurs » faites de simples, de plantes aromatiques et de fleurs. Peintes en vert afin de souligner la végétation, les planches reçoivent différentes cultures : des plantes aromatiques et médicinales, des légumes feuilles, des fleurs tuteurées, dont des œillets, et des petits arbustes, probablement des groseilliers et des framboisiers. Les travaux figurés, l’avancement de la végétation, les vêtements des personnages, tout indique que nous sommes au début du printemps. Au premier plan, genou à terre, un homme (dé)plante un arbre ; la pioche et la bêche à la lame presque totalement ferrée, utilisées pour l’opération, sont posées à terre. Au fond du jardin, trois autres hommes s’activent consciencieusement. À droite, l’un retourne la terre, le pied droit sur la lame de la bêche afin de bien l’enfoncer dans le sol, les deux mains solidement fixées au manche de l’outil. Au centre, le second sème des graines contenues dans un semoir, une pièce de tissu blanc attachée à la taille, dans une plate-bande déjà bêchée. Le troisième, enfin, muni d’une serpette, se baisse vers des végétaux figurés en boule ; son geste invite à voir la récolte de légumes feuilles, probablement des choux. Enfin, au seuil du jardin, devant l’habitation monumentale, deux personnages masculins, richement vêtus, discourent ensemble tout en montrant du doigt le jardin d’herbes et les travailleurs qui y œuvrent. L’homme au long manteau bleu est le maître des lieux, celui à la bourse fortement visible attachée à sa ceinture est, sans nul doute, l’intendant du jardin. Cette enluminure ne révèle pas moins de quatre pratiques du jardinage : celle des hommes de peine, bêchant, semant, plantant, sarclant, arrachant, celle d’un jardinier intendant ordonnant les travaux à faire, celle du riche propriétaire supervisant les directives de son jardinier et, enfin, celle livresque du lecteur du xve siècle feuilletant ce manuscrit. Elle en ignore une cinquième, probablement la plus quotidienne, celle des femmes. 68
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Le savoir livresque horticole médiéval Les monastères médiévaux ont été des lieux de conservation et de diffusion du savoir horticole antique grâce à la copie, dans les scriptoria, des manuscrits des naturalistes antiques, Columelle, Varron, Virgile, Pline, Palladius. Ce savoir a également été transmis par les traités agricoles musulmans médiévaux et, depuis Byzance, par les Géoponiques. Conservés, recopiés, lus, plagiés, les écrits horticoles de l’Antiquité ont, sans nul doute, influencé la liste de plantes du plan idéal de Saint-Gall et celle du capitulaire De Villis (fin viiie siècle) indiquant simples, plantes potagères et arbres fruitiers à cultiver dans un domaine carolingien. De même, les Géorgiques de Virgile ont probablement inspiré le poème Hortulus de Walahfrid Strabon (ixe siècle). L’influence des textes de l’Antiquité est indéniable dans le savoir horticole médiéval. Elle le sera encore dans les traités d’économie rurale de la Renaissance. L’époque médiévale a produit peu de traités de jardinage à proprement parler, mais s’est particulièrement intéressée aux qualités et propriétés des plantes sauvages et domestiques. L’œuvre encyclopédique du doctor universalis, le dominicain Albert le Grand (1206-1280), n’ignore pas le règne végétal. Dans le De vegetabilibus et plantis (vers 1260), il évoque le jardinage, s’intéresse à la domestication des plantes, à la fumure, à l’arrosage, au bêchage, aux greffes, à l’influence du soleil, donne quelques conseils de culture, par exemple de regrouper les plantes en carré, et décrit des plantes potagères comme le chou, le poireau, l’ail, le céleri, la laitue, le concombre, la sauge et la rue. Quant à Hildegarde de Bingen (1098-1179), dans le premier livre consacré aux plantes du Livre des subtilités des créatures divines, elle aborde la nature des plantes et leurs propriétés thérapeutiques. S’intéressant notamment aux « herbes semées par le travail des hommes », « comme des animaux domestiques que l’homme soigne et nourrit dans sa maison », l’abbesse nous renseigne à la fois sur des végétaux cultivés dans les « jardins d’herbes » du xiie siècle et sur le savoir botanique médiéval. La postérité de ces deux auteurs contribuera fortement à associer le savoir horticole livresque du Moyen Âge à la littérature de secrets et à résumer le potager médiéval à un jardin de plantes médicinales. C’est également au xiie siècle, que le médecin Platearius rédige le Liber de simplici medicina décrivant les plantes et leurs vertus thérapeutiques ; ce Livre des simples médecines connaîtra une large diffusion en Occident, en latin et en langues vulgaires. Le principal traité de jardinage du Moyen Âge date du tout début du xive siècle : le sixième livre de l’Opus ruralium. Rédigé en latin entre 1305 et 1309 par le Bolonais Pietro de’ Crescenzi au soir de sa vie, ce traité est nourri de sources antiques, Palladius et Varron surtout, de 69
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sources contemporaines, le De vegetabilibus d’Albert le Grand et le Liber de simplici medicina de Platearius, et d’observations faites en Italie du Nord. En ouverture du sixième livre de l’Opus ruralium, l’auteur précise : « j’ay entencion de parler des jardins et de lart de leur labourage et de toutes herbes qui y sont semees pour nourriture de corps humain […]. Et en dyrai la vertu qui puet aydier et nuire au corps ». L’auteur y décrit cent vingt plantes et donne des conseils pratiques de jardinage, de l’organisation d’un potager aux travaux horticoles. Ce traité rencontrera un grand succès aux xive-xve siècles, pas moins de cent quarante-et-un manuscrits de l’œuvre de Pietro de’ Crescenzi sont parvenus jusqu’à nous. Et dès 1471, la version latine est imprimée. Traduit en 1373 sous le titre du Rustican ou Livre des prouffits champestres, l’ouvrage devient le premier traité de jardinage jamais écrit en langue française. Imprimée pour la première fois, à Paris, en 1486, la version française connaîtra quatorze éditions jusqu’en 1540.
Le temps des greffes merveilleuses Isis greffe un arbre, enluminure du xve siècle extraite de l’Épître d’Othéa à Hector, Christine de Pizan. Paris, BNF, Manuscrits, Français 606, fol. 13 v°. Sur cette enluminure médiévale, la déesse Isis, flottant dans les airs, ligature l’emboîtement du greffon dans le porte-greffe. Par la greffe, l’homme peut jouer au Créateur, modifier les fruits portés par le portegreffe, rêver à des fruits au goût de miel et fleurant bon les épices des Indes. Si ces entes merveilleuses issues de l’Antiquité se maintiennent, jusqu’à la Renaissance, dans les traités de jardinage, la technique de la greffe est en fait déjà parfaitement maîtrisée à l’image de la greffe en fente ici représentée.
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Des fruits sans noyau ou de couleur azur, au goût d’épices ou de miel, des fruits mi-noix mi-pêche, des grappes d’huile … c’est merveille de voir ce que l’habile jardinier maîtrisant l’art de la greffe est censé pouvoir créer dans les traités de jardinage antiques, médiévaux et de la Renaissance. Et que dire de ces arbres d’abondance greffés de plusieurs variétés différentes, une branche portant des noix, une autre des baies, d’autres des raisins, des figues, des mûres, des grenades et diverses variétés de pommes ? Un greffon enduit de miel, de clou de girofle, de gingembre et de cannelle produirait des cerises et des pêches parfumées comme des épices, planter un noyau renfermant une formule manuscrite permettrait de donner naissance à un arbre qui portera des fruits contenant un message, un noyau empli d’un laxatif ou d’une autre drogue, produirait des fruits thérapeutiques, enter de la vigne sur un olivier donnerait naissance à de généreuses grappes d’huile... Ces abracadabrantes greffes plongent leurs racines dans les écrits des agronomes et naturalistes antiques – dont Pline et Columelle – et poussent leurs rejets jusque tard en avant dans le xvie siècle. Présent dans le traité de Pietro de’ Crescenzi, l’art d’obtenir des cerises sans noyau se retrouve dans l’Agriculture et maison rustique (1564) des savants Estienne et Liebault. L’esprit médiéval des mirabilia (des merveilles) se prolonge dans le goût de la Renaissance pour la monstruosité et la singularité. La coexistence, au sein des mêmes chapitres, de greffes impossibles avec des
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descriptions techniquement parfaites des principales manières d’enter révèle un univers mental où voisinent le naturel et le surnaturel, et, surtout, une conception du monde où la magie rend tout possible. Ces greffes fantastiques gagnent à être replacées dans un contexte intellectuel où les savants du temps croient en l’alchimie et en l’astrologie alors que monstres et autres créatures diaboliques hantent les imaginaires. Dans ce contexte, le jardin offre une dimension supplémentaire. Lieu originel de la Création, le jardin est l’endroit où l’homme peut jouer au Créateur, et la greffe lui en donne l’occasion. Ces greffes fabuleuses ne doivent pas faire penser que ces traités horticoles ne seraient qu’un jeu intellectuel totalement étranger aux réalités concrètes du travail de la terre. Elles témoignent involontairement des limites techniques du temps. Ces greffes visent précisément à obtenir des fruits plus colorés, plus gros, plus sucrés, plus charnus, plus savoureux ; des fruits que techniquement on ne sait pas encore produire. Qui plus est, elles sont associées à une réelle connaissance de l’art de la greffe et de ses effets. Entes en écusson, en fente, en couronne et en flûte, les principales manières de greffer sont déjà connues et pratiquées à l’époque médiévale. Dans la dernière décennie du xive siècle, l’auteur anonyme du Mesnagier de Paris termine sa section sur le jardinage en indiquant des greffes merveilleuses, probablement issues d’une des versions manuscrites du Rustican. Il s’inscrit ainsi pleinement dans la logique des traités de jardinage du temps mêlant opérations techniquement réalisables et échappées vers le merveilleux. Procédant ainsi, les traités horticoles médiévaux et de la Renaissance soulèvent la question complexe de leur usage. Indéniablement, ils nourrissent également des rêves, une évasion intellectuelle dans un univers magique et compensatoire. Ils nous plongent surtout dans une rationalité qui nous est devenue totalement étrangère, si ce n’est avec l’actuel retour de l’influence prêtée à la lune sur la vigueur des plantes potagères.
Jardiner avec la lune, une vieille lune Dans le Théâtre des jardinages (1652), Claude Mollet recommande vivement « de planter et semer selon le comportement des lunes […] afin que le jardinier soit asseuré qu’il ne travaille pas en vain, et que tout ce qu’il plantera et sèmera profite ». Des agronomes antiques jusqu’aux années 1670, le cycle de la lune a été constamment pris en compte dans les traités de jardinage pour semer, planter, greffer, tailler. Ce discours procède d’une analogie entre le cycle végétatif et le cycle lunaire. À la 72
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lune descendante, entre la pleine et la nouvelle lune, la sève descendrait vers les racines. Cette période est donc vivement conseillée pour tailler les arbres fruitiers, en revanche, la lune montante faciliterait la prise des entes. La persistance de ce discours indique une connaissance empirique de la physiologie végétale et du mouvement de la sève. Il souligne également un rapport à la nature reposant sur l’observation du ciel pour tenter d’avoir prise sur le temps qu’il fera et élaborer un calendrier des travaux et des jours. Selon un principe de complémentarité ou de contraste, l’observation de la lune se comprend comme le pendant de l’observation du soleil marquant la journée de travail, voire comme une survivance païenne prêtant un principe vital à l’astre lunaire. Cependant, les traités de jardinage de la fin du xviie siècle et du siècle suivant condamnent cette pratique comme une routine du peuple vulgaire et grossier des campagnes, entretenue par les vieux almanachs et les préjugés des ignorants. Le second xviie siècle a été marqué par la volonté de l’Église catholique d’expurger la société des superstitions et des restes de paganisme. La tardive, mais non définitive, condamnation, par les élites, des effets du cycle de la lune sur les cultures potagères et fruitières est à replacer dans une offensive culturelle conjuguant réforme catholique et révolution scientifique. L’unanimité du discours scientifique, d’une commune acceptation à une condamnation non moins tranchée, et sa chronologie sont remarquablement similaires à l’évolution de la perception de l’astrologie, déclassée du rang des sciences à celui obscur de la superstition au cours du xviie siècle. Une quarantaine d’années après la publication de la somme de Jean-Baptiste de La Quintinie, l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers (1690), condamnant sans appel le discours sur l’influence de la lune, l’abbé Pluche (1732) note qu’« on est encore aussi entêté que jamais des influences de la lune et des planètes sur l’agriculture et le jardinage » et émet le souhait « que la culture des plantes fût comme la vraie piété, affranchie de tout vain scrupule, et débarrassée de toute pratique superstitieuse ». Dans les années 1760, l’Agronome ou dictionnaire portatif du cultivateur souligne encore que « le décours ou la pleine lune n’influe en rien dans les travaux des champs ni les jardins, et c’est un vieux préjugé des paysans, qu’il faut semer, planter, enter, dans la pleine lune ou le décours ». En passant d’une commune certitude au mépris affiché, les dernières décennies du xviie siècle sanctionnent une rupture culturelle majeure entre les élites et le peuple des campagnes à propos des effets de la lune sur les cultures. Ignorance, préjugé, routine, superstition, la sentence est sans appel pour les agronomes de la fin du xviie, du 73
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et du xixe siècle. L’observation de la lune quitte la littérature horticole sérieuse pour ne se maintenir que dans les almanachs, dans les proverbes et, très probablement, dans les savoir-faire populaires. Un mémoire publié par la société d’agriculture de Seine-et-Oise en 1813 vilipende les vieux almanachs :
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« c’est là que la crédulité se repaît des prédictions mensongères, de préceptes erronés, et va puiser pour règle de conduite des proverbes d’autant plus perfides et plus dangereux, que les rimes dont ils sont habillés, en les rendant plus agréables à apprendre et plus faciles à retenir, semblent leur prêter une physionomie plus antique, et inspirer par là plus de vénération. Il faut l’avouer à la honte de l’esprit humain, il est peu de cultivateur, qui, au commencement de chaque année, n’augmentent leur bibliothèque d’un nouvel almanach de Liège ; qui, chaque jour, n’y cherchent religieusement le temps qu’il doit faire toute la semaine, les influences des astres et des phases de la lune sur la naissance de leurs enfans, sur les travaux de la campagne et les produits de leurs bestiaux. »
Les manuels scolaires du siècle dernier condamnent encore le rôle de la lune, preuve de la persistance de cette croyance et d’un affrontement entre le savoir de l’école et celui des familles. « La lune n’a aucun rôle dans la réussite des semis » précise la 75e leçon – « le jardin » – du manuel Sciences appliquées et travaux pratiques, agriculture, artisanat rural, vie rurale, hygiène, droit rural (1942) destiné aux écoles rurales de garçons ; la phrase est même en gras dans le texte de la leçon à apprendre par cœur ! Cet enseignement scolaire précise encore que « les observations faites par les vieux jardiniers concernant les effets de la lune sur les semis n’ont pu être contrôlées » et explique les effets de la lune rousse « par le rapide rayonnement qui refroidit et qui gèle les végétaux au printemps, sous un ciel serein, quand la lune est brillante. Cette gelée roussit les jeunes pousses. La lune n’est pour rien dans ce phénomène ».
La rupture du
xviie siècle,
une nouvelle génération de traités horticoles Précédant la condamnation du rôle accordé à la lune, les greffes fantasmagoriques disparaissent progressivement au cours du xvie siècle des traités de jardinage et, au siècle suivant, elles sont explicitement condamnées comme des vues de l’imagination. En rupture totale 74
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avec la littérature horticole de secrets des temps médiévaux et de la Renaissance, une nouvelle génération de traités de jardinage est née. Deux traités inaugurent ce nouveau temps, Le Jardinier françois, qui enseigne à cultiver les arbres, et herbes potagères de Nicolas de Bonnefons en 1651 et, l’année suivante, La manière de cultiver les arbres fruitiers, où il est traité des pépinières, des espalliers, des contr’espalliers, des arbres en buisson, et à haute tige. La rupture tient au contenu et au style de ces traités, non au public recherché. Nicolas de Bonnefons destine son Jardinier françois aux « personnes de qualité […] et aux bourgeois qui ont des Maisons de Plaisir proches de Paris » ; Jean Merlet (1667) écrit pour des « personnes de conditions » ; quant au Jardinier royal (1661), il ne veut parler qu’au « bon bourgeois ». Annoncé par le succès croissant de l’Almanach du bon jardinier dans la seconde moitié du xviiie siècle, l’élargissement social du public sera le fait de l’époque contemporaine. Les traités de jardinage des deux derniers siècles de l’Ancien Régime sont marqués par trois préoccupations majeures : établir la liste des bonnes variétés légumières et fruitières à cultiver, promouvoir les techniques de domestication du climat (des cultures sur couches à l’art des confitures), et enseigner les principes de la taille des arbres fruitiers. Cette littérature horticole a promu la taille au rang de chef-d’œuvre du jardinage. C’est dans ce domaine que les élites qui se piquent de jardinage développent et mettent en valeur un système qui se veut spécifique et constitutif de leur réputation ; c’est là que les auteurs gagnent leurs lettres de noblesse et que naissent les controverses entre les partisans de la taille courte et ceux de la taille longue. Ces traités se singularisent également par un allongement des listes de légumes et de variétés fruitières à cultiver. Chemin faisant, ils enseignent le bon goût, y compris dans la manière de parler honnêtement du jardinage, et non comme le ferait un garçon jardinier. En contribuant à un processus de codification, la publication de nombreux traités sur les cultures potagères et fruitières à partir des années 1650 a joué un rôle décisif pour faire du jardinage un attribut de l’honnête homme. Ces manières de cultiver un jardin fruitier-potager sont destinées aux élites afin de leur fournir la base d’un langage commun avec leurs jardiniers mais aussi leurs hôtes, pour leur montrer qu’elles s’y entendent, qu’elles sont à même de pouvoir choisir, ordonner et goûter les résultats. En un siècle qui a vu naître les académies, la littérature horticole enseigne comment parler des qualités d’un fruit ou d’un légume, établit la liste des fruitiers et des plantes potagères
Le Jardinier francois, Nicolas de Bonnefons, Paris, 1651, édition de 1692. En rompant avec la littérature de secrets du Moyen Âge et de la Renaissance, Le Jardinier françois de Nicolas de Bonnefons inaugure une nouvelle manière de concevoir un traité de jardinage. Destiné aux élites, ce petit traité horticole s’intéresse particulièrement aux arbres fruitiers et à l’art de dresser des espaliers, une conduite à la mode au xviie siècle.
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à cultiver, inculque les techniques culturales à suivre. Jean-Baptiste de La Quintinie pousse le zèle aristocratique jusqu’à publier la liste nominative des poiriers indignes du jardin et à préciser les termes horticoles bien trop vulgaires pour pouvoir être utilisés par un honnête homme. Dûment codifié, le jardinage est alors un sujet de conversation, voire d’expériences concrètes, livre à la main.
Portrait du bon jardinier La recherche du bon jardinier est une véritable obsession des traités de jardinage de l’Ancien Régime. Affection, curiosité, propreté et docilité, telles sont les qualités requises pour le jardinier « intelligent et laborieux » voulu par Jean-Baptiste de La Quintinie. L’affection pour son travail qui ne lui fera pas ménager sa peine car il y a toujours une branche à palisser, des légumes à sarcler, des insectes à pourchasser ; la propreté car ses gestes doivent être précis et nets, les plates-bandes désherbées, les allées ratissées ; la curiosité afin d’apprendre de nouvelles techniques car l’homme du peuple est alors pensé comme viscéralement englué dans des certitudes routinières ; la docilité, enfin, pour exécuter les directives du maître des lieux. La Quintinie insiste également sur la vigueur physique et l’endurance nécessaires aux travaux de jardinage. Un siècle plus tard, le bon jardinier requiert les mêmes qualités dans le Traité des jardins ou le nouveau La Quintinye (1775) de l’abbé René Le Berryais. Dans sa description d’un jardin idéal, l’abbé suppose : « que la culture de ce terrein est confiée à un jardinier qui joint à la rigueur et à la bonne santé, la probité, la conduite, les connaissances, l’assiduité, la vigilance, l’activité, la docilité et le désir d’apprendre, l’étude et l’observation de la nature, l’amour et le goût de son métier ».
Significativement, la docilité est directement liée au désir d’apprendre, le respect des directives du maître étant perçu comme une voie d’enrichissement technique pour le jardinier. Cette constante insistance sur le rôle du maître dans la formation du jardinier naît de la rencontre entre l’infantilisation de tous les domestiques dans la société d’Ancien Régime et le bon goût d’une élite censée avoir obligatoirement des connaissances sur les cultures fruitières et potagères. Les portraits dressés nous renseignent également sur les travaux attendus du jardinier. Le bon jardinier de La Maison réglée (1692) d’Audiger doit savoir greffer en fente et en écusson, tenir les parterres propres, 76
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tondre les buis, arroser en temps de sécheresse, préparer le terreau, avoir des connaissances en orangers, désherber les allées et les re-sabler, fumer les arbres fruitiers tous les trois ans, nettoyer les arbres du bois mort et de la mousse, sarcler les plantes et les légumes, nettoyer les bassins, connaître les fleurs, les légumes et les arbres fruitiers et « avoir des légumes le plus longtemps possible et en toute saison ».
Maîtres et jardiniers L’emploi de jardiniers et d’hommes de journée concerne les jardins de tous les privilégiés, y compris ceux des communautés ecclésiastiques qui ont oublié le mode de vie laborieux des premiers moines. Les comptabilités religieuses conservent l’inscription scrupuleuse des gages versés aux jardiniers, aux garçons jardiniers et à des journaliers. Un logement est parfois prévu pour le principal jardinier à proximité du grand jardin. Cette présence masculine pour entretenir les potagers-fruitiers de communautés religieuses féminines nourrit évidemment la veine licencieuse de certains auteurs, à l’exemple des aventures érotiques du jeune, robuste et rusé Masseto, jardinier d’une abbaye de femmes, dans la première nouvelle de la troisième journée du Décaméron (1349-1351) de Boccace (13131375). Cette présence d’hommes du peuple travaillant dans les jardins des privilégiés rend possible des échanges de savoir-faire. Les potagers-fruitiers des élites permettent une rencontre entre un public susceptible d’accéder aux traités horticoles contemporains et la paysannerie. D’autant que l’objet des traités d’horticulture est « d’instruire les jardiniers par le canal des maîtres », pour reprendre la formule de l’abbé Roger Schabol (1770), de transformer de vulgaires « planteurs de choux » en jardiniers. Ces derniers introduisent également des savoir-faire paysans dans les clos privilégiés, mais les traités aristocratiques de jardinage ne sauraient en faire mention. Le jardinier pourrait ainsi être amené à jouer le rôle d’un intermédiaire culturel entre les directives techniques des propriétaires privilégiés et le reste de la communauté d’habitants. L’influence n’est pas livresque, mais visuelle et verbale. D’autant que les occasions de rencontres et d’échanges entre le maître s’intéressant réellement au jardinage et le jardinier sont multiples. Lorsque le propriétaire privilégié réside dans sa maison des champs, les rencontres peuvent être quotidiennes. Que ce soit un bâtiment annexe ou une simple chambre, les contrats prévoient fréquemment un logement pour le jardinier, d’autant plus qu’il joue souvent le rôle de concierge et de gardien dans les maisons plus bourgeoises où la domesticité est moins 77
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importante que dans les résidences aristocratiques. Lorsque la maison des champs est proche de la résidence urbaine du propriétaire, le jardinier doit même s’y rendre régulièrement pour y livrer fruits et légumes. La vente du surplus des récoltes du potager offre un autre moyen de connaître et de diffuser les cultures du jardin, notamment les légumes et les fruits à la mode, les marchands fruitiers estimant les récoltes sur pied, des équipes de cueilleurs venant les récolter. Bien que clos et conçu comme une enclave de l’urbanité dans un monde déprécié, le potager-fruitier des élites est un lieu de rencontres, d’échanges entre des populations censées s’ignorer.
Perrette au potager Les hommes n’ont pas le monopole des travaux effectués dans les potagers des élites. Les comptes de la duchesse de Bourgogne Marguerite de Flandre conservent la trace de femmes de peine se livrant à des travaux horticoles. Outre ces femmes envoyées dans les bois rechercher des pieds de fraisiers, elles sont également citées pour le sarclage des légumes et la cueillette de légumes et de fleurs, tâches réclamant soin et agilité sans nécessiter une importante force physique. Dans le compte de l’année 1379, 188 journées ont été payées à des femmes pour du sarclage contre seulement 14 journées à des hommes. La représentation extrêmement rare du sarcloir dans l’imagerie médiévale, contrairement à la bêche, à la serpe ou au râteau, pourrait bien tenir à la dimension féminine du sarclage, les femmes étant rarement représentées jardinant. De même, le bon jardinier d’une maison bourgeoise ou nobiliaire doit être marié. Censée garder son époux des tentations de la débauche et de la fréquentation du cabaret, la femme du jardinier contribuera grandement au bon entretien du potager-fruitier. Pour Jean-Baptiste de La Quintinie, elle sera : « un trésor d’un prix inestimable pour la perfection de tout le jardinage, aussi bien que pour la bonne fortune du jardinier : cette femme sercle ou sarcle, comme on dit vulgairement, c’est-à-dire nettoie, ratisse, serfouit, pendant que le maître et ses garçons travaillent à des ouvrages plus pénibles, plus pressés et plus importants ; si le mari est absent ou malade, elle sollicite chacun à bien faire son devoir ; c’est elle qui cueille tant les légumes que les fruits, dont souvent on laisse périr une bonne partie faute de les cueillir en leur saison. »
« Le jardinier et son seigneur », gravure de M. Marvie d’après J.-B. Oudry, 1783, tirée des Fables de La Fontaine, fables IV, livre IV, planche 1. « Un amateur du jardinage, / Demi-Bourgeois, demi-Manant,/ Possédait en certain village / Un jardin assez propre, et le clos attenant./Il avait de plant vif fermé cette étendue./Là croissait à plaisir l’oseille et la laitue,/ De quoi faire à Margot pour sa fête un bouquet,/Peu de jasmin d’Espagne, et force serpolet./ Cette félicité par un Lièvre troublée / Fit qu’au Seigneur du bourg notre homme se plaignit […] »
Plus qu’une suppléante d’un père, d’un époux ou d’un frère, la femme est l’âme du potager. Associé au foyer, le potager est traditionnellement 79
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perçu en Occident comme un domaine féminin, tant dans le monde paysan que chez les élites. Le Jardinier françois, premier traité moderne de jardinage, est significativement dédié aux dames de qualité, et non aux hommes. Quant au Mesnagier de Paris, livre de morale et traité d’économie domestique rédigé par un homme au soir de sa vie pour sa jeune épouse, il aborde le «courtillage» (jardinage) en plusieurs feuillets. La parfaite épouse doit savoir gérer le potager, autrement dit gouverner et surveiller les domestiques qui y travaillent, d’où les précisions du vieil homme quant aux travaux et aux jours : la date des semis, des plantations et des récoltes, la nécessité d’éclaircir les plants de laitues afin d’obtenir des salades plus volumineuses, la distance à respecter lors du repiquage des pieds de courges et de choux, la manière de récolter des légumes feuilles en préservant de futures cueilles… L’auteur nous décrit un « jardin d’herbes » bien tenu de la fin du Moyen Âge, pour un milieu privilégié, sous la vigilance de la maîtresse de maison : choux, poireaux, bettes, courges, pois, fèves, laitue, fenouil, oseille, arroche, épinard y voisinent avec des herbes aromatiques et médicinales, de l’hysope, de la marjolaine, du persil, de la sauge, de la bourrache, de la serpentine (estragon) et du romarin, des fleurs, comme les lys, les roses, les pivoines et les violettes, et des petits fruits rouges, framboisiers et groseilliers. Dans la répartition sexuelle des espaces et des tâches de la paysannerie, le potager et le petit élevage relèvent également du féminin. Dans La Terre (1887) de Zola, lorsque le père de Françoise et de Lise décède, les deux filles célibataires louent, sur les conseils de leur oncle, les terres de l’exploitation, « pour qu’elles fussent convenablement cultivées et entretenues », autrement dit par un homme. En revanche, les deux sœurs se réservent Coliche et Blanchette, les deux vaches laitières, Gédéon, l’âne, et leur demi-arpent de potager. Nous retrouvons là, des activités féminines normales dans le monde rural. Lise repique des légumes, sarcle des pois…, mais lorsqu’il faut bêcher la terre, elle recourt aux bras bienveillants de Jean. Si le potager appartient à la sphère féminine, certaines tâches sont préférentiellement faites par les hommes : le labourage à bras, les fosses de plantation, l’entretien de la clôture. À plusieurs reprises le bêchage du jardin apparaît comme une corvée masculine dans La Vie d’un simple (1904), récit de l’existence d’un métayer du xixe siècle dans le Bourbonnais, écrit par un auteur issu du monde rural, Émile Guillaumin. Et si les hommes participaient très peu au sarclage dans les jardins du château de Marguerite de Flandre, les comptes de l’année 1379 les créditaient de 240 journées de travail pour préparer le sol.
Christine de Pizan cultive le jardin, enluminure hollandaise, 1475, tirée de Die Lof der Vrouwen (traduction en flamand de La Cité des Dames), Christine de Pizan. Londres, British Library, Ms. Add. 20698, f° 17. Dans une enluminure médiévale, il est extrêmement rare de voir une femme jardiner. Ici, dans un jardin symbolisé par une clôture en plessis, une servante bêche en présence de sa maîtresse. En fait, il s’agit d’une représentation de « la pioche d’Interrogation ». Au début du livre VIII de La Cité des Dames, Dame Raison dit à Christine de Pizan : « Lèvetoi mon enfant ! Sans plus attendre, partons au Champ des Lettres ; c’est en ce pays fertile que sera fondée la Cité des Dames […]. Prends la pioche de ton intelligence et creuse bien. »
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Brie-Comte-Robert - École d’horticulture pour jeunes filles- Travaux dans le potager. Carte postale fin xixe-début xxe siècle. Dans le monde rural, le potager appartient à la sphère féminine. Semer, planter, sarcler, arroser, récolter…, de nombreuses tâches horticoles incombent aux femmes. La bonne épouse doit savoir gérer au mieux le potager et le petit élevage domestique qui lui est fréquemment associé. Par l’entretien d’un potager, l’école peut enseigner aux futures mères de famille les vertus de l’économie domestique, de l’art de tenir un budget à l’hygiène alimentaire.
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Du Moyen Âge au tournant du xxe siècle, sarclage, arrosage et cueillette demeurent des activités féminines. D’un point de vue sociologique, une des grandes originalités des jardins ouvriers du xxe siècle sera de faire de l’entretien du potager, du bêchage à la récolte en passant par le semis, le repiquage et le sarclage, une activité quasi exclusivement masculine, le jardin devenant un espace pour les hommes. En revanche, dans le monde paysan contemporain, le potager est resté un domaine féminin ainsi que le petit élevage domestique.
Le jardinage loisir Conservée au musée de la Renaissance à Écouen, une serpette du xvie siècle au précieux manche en ivoire et à la lame décorée témoigne d’une pratique du jardinage par les élites. « Prené en gré ce petit don », l’inscription gravée indique en sus une reconnaissance par une tierce personne de ce goût pour l’horticulture. Le jardinage n’a pas attendu le xxe siècle pour être un loisir, mais uniquement pour une frange infime de la population. Il entre dans le jeu de l’otium cum dignitate, du loisir cultivé, depuis l’Antiquité. Jusqu’au xviiie siècle, les traités horticoles prennent bien soin d’entretenir cette prestigieuse parenté en soulignant que les Anciens pratiquaient le jardinage. Quelques noms de puissants amateurs de jardinage sont parvenus jusqu’à nous. Le pape Clément VI (1291-1352) aime à se promener dans les jardins aménagés au pied du palais pontifical d’Avignon, lesquels accueillent des roses, des treilles couvertes de vigne, mais également des épinards, des choux verts et blancs, des blettes et des poireaux, du persil, de la sauge et du romarin. Charles V, Marguerite de Flandre, et évidemment le roi René d’Anjou, témoignent de l’intérêt d’élites du Moyen Âge pour la culture d’herbes aromatiques et de légumes dans des jardins mêlant l’utile et le délectable. Les résidences royales parisiennes bénéficient du goût de Charles V (1338-1380) pour le jardinage. Il fait planter des arbres fruitiers dans les jardins de l’hôtel parisien de Saint-Pol, se délecte dans ceux du Louvre des couleurs et des parfums de la sauge, de l’hysope, de la menthe, de la lavande, du romarin, du persil, de la sarriette et de la marjolaine, et commande la traduction en français du traité de Pietro de’ Crescenzi.
La pratique du ja rdinage
Dans les attributs du roi capétien, il convient de faire une place au roi jardinier. Louis XIII, Louis XIV et Louis XV sont présentés par les mémorialistes comme s’intéressant aux cultures légumières et fruitières. « Bon confiturier, bon jardinier », aux dires de Tallemant des Réaux dans ses Historiettes (1657-1659), Louis XIII s’amuse à cultiver des pois primeurs. Dans le Théâtre des jardinages (1652), Claude Mollet précise que le souverain aurait pris plaisir à la culture des arbres fruitiers, notamment dans le parc de Fontainebleau. En bon courtisan qui se met en scène, Jean-Baptiste de La Quintinie souligne le goût de Louis XIV pour le potager. Quant à Louis XV, intéressé par la botanique, il fait réaménager le domaine de Trianon au début des années 1750. Pour satisfaire les plaisirs du souverain et de Madame de Pompadour, le domaine de Trianon associe jardin botanique, laiterie de propreté, poulaillers (accueillant une collection de « belles poules »), serres chaudes et potagers. Lieu d’observation et d’expérimentation, le potager profite pleinement de l’engouement des élites du siècle des Lumières pour la botanique et l’agronomie. Mais cet intérêt des élites pour le jardinage délègue les pénibles tâches horticoles aux hommes et aux femmes de peine. « Il dirigeait quatre grands carrés du potager où il élevait avec un soin extrême laitues, romaines, chicorées, barbes-de-capucin, royales, toutes les espèces connues de ces feuilles comestibles. » En soi l’intérêt du jeune vicomte Paul de Lamare pour le potager est loin d’être incompatible avec son rang d’hobereau. Ce qui l’est moins, en revanche, c’est de contraindre, pendant des heures, sa mère et sa grande tante à bêcher, arroser, sarcler, repiquer comme si elles étaient « des femmes de journée ». L’humiliante comparaison est lancée par Maupassant afin de bien marquer la cruelle tyrannie du fils sur son entourage féminin, et l’ampleur de la domination masculine sur Jeanne Le Perthuis des Vauds, l’anti-héroïne d’Une Vie (1883). Il faut attendre le xxe siècle pour que le jardinage soit présenté comme un loisir pour des personnes qui réellement bêchent, désherbent et arrosent, suent et transpirent pour avoir le plaisir de voir pousser des légumes, de les partager et de les consommer. Ce rapprochement entre une pratique concrète du jardinage et la notion de loisir aura comme conséquence de faire oublier le surtravail et la dépense d’énergie que représente la culture d’un potager.
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du potager aristocratique « Je reviens à mon jardin. Vingt arpents de potager entourés de murs couverts des plus beaux espaliers. Quatre bassins avec des jets d’eau. Au milieu, un temple à Pomone pour manger du fruit. Les serres chaudes, un jardin de melons, et un autre de figues, méritent, dit-on, beaucoup d’éloges. Dans le bâtiment des serres, dont la bâtisse est très agréable, il y aura, au milieu des cinq petits pavillons qui s’élèvent pour en couper la longue uniformité, puisqu’elles ont 700 pieds, des bassins de marbre blanc et un jet d’eau pour rafraıchir les yeux, et les fruits les plus abondants et les plus précoces. » Prince de Ligne, Coup d’œil sur Beloeil et sur une grande partie des jardins de l’Europe, 1781.
Veue et perspective du potager royal de Versailles, gravure de Pierre Aveline, 1680, Versailles, École nationale supérieure du paysage.
Carte à jouer (jeu de cavagnole, sorte de loto), France, vers 1776-1780, Chantilly, musée Condé. La présence du potager pour illustrer une carte à jouer souligne que cet espace productif est également d’agrément pour les élites. Il évoque les divertissements et les plaisirs de la bonne chère, les melons et les figues. Ce potager aristocratique est fortement architecturé, terrasses et grilles y multiplient les vues, les murs y spécialisent les espaces et accueillent des arbres fruitiers dressés en espalier. Murs, cultures sous châssis et le bâtiment de « la petite figuerie » permettent de domestiquer le climat. Lieu central de la culture des élites de l’Ancien Régime, le potagerfruitier incarne la douceur de vivre des Lumières.
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ampagne, maison des champs, maison de plaisance, maison de plaisir, maison de bouteille, folie, solitude, ermitage des précieuses, bastide provençale, mazet nîmois, chartreuse bordelaise, retenue rennaise, malouinière autour de Saint-Malo… Dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, une véritable fièvre bâtisseuse de maisons des champs gagne les élites françaises. Aristocratie, noblesse, bourgeoisie enrichie investissent leur prestige social dans une campagne. Selon la région considérée, le rang social et la fortune du propriétaire, ces maisons des champs reçoivent différents noms, mais toutes offrent une villégiature loin des embarras de la ville. Toutes déclinent le même bon goût de l’urbanité au cœur d’un monde rural déprécié. Si certaines peuvent se résumer à un simple pavillon, toutes ont en commun d’être dotées d’un potager et d’un fruitier. La jouissance de ces jardins, à la fois de production et d’agrément, est un trait notable du train de vie des élites des xviie et xviiie siècles, d’autant que les hôtels urbains, entre cour et jardin, ne sauraient également être dépourvus d’un potager-fruitier. Entre alignements d’espaliers et couches de légumes primeurs, le potager gagne ses lettres de noblesse. Attribut du Grand Siècle puis de la douceur de vivre des Lumières, il souligne l’éducation et la délicatesse des élites. Mieux, il devient manifeste politique et social d’un modèle de civilisation sûr de sa supériorité. Hôtes de prestige et voyageurs étrangers ne visitent-ils pas, dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime, les potagers-fruitiers les plus renommés du royaume ?
Le potager des élites Pour la quasi-totalité de la population de l’Ancien Régime, jardin et potager sont synonymes. Pour les élites, en revanche, le potager et le fruitier ne sont qu’une des déclinaisons attendues d’un jardin. Un mur individualise le potager-fruitier, ou un potager et un fruitier, à l’intérieur d’un ensemble bien plus vaste accueillant également parterres, allées, boulingrins et bosquets. Le jardin n’ignore pas le processus de spécialisation des espaces caractéristique de l’évolution de l’habitat aristocratique des xviiexviiie siècles, il l’a même probablement devancé. À la pièce à vivre paysanne correspond l’unicité d’un jardin évidemment potager, à l’enfilade des appartements aristocratiques, le déploiement d’un jardin composé « de parterres pour les fleurs, de potagers, de vergers, de bois de haute futaye, et d’allée, selon leur diverse estendue », pour reprendre la définition donnée par l’homme de lettres Antoine Furetière dans son Dictionnaire (1690).
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Deux principaux modèles de potagers-fruitiers existent dans la France d’Ancien Régime. Le plus remarquable est, sans aucun doute, le jardin dit coupé, autrement dit compartimenté. À l’intérieur de l’enceinte de clôture sont multipliés des murs afin d’aménager sites d’abri, microclimats et espaces de production. La logique aristocratique de spécialisation de l’espace y est poussée à l’extrême, chaque enclos pouvant accueillir une production spécifique : la melonnière, la figuerie, l’aspergeraie, la prunelaie… Le Potager du Roi, à Versailles, présente l’exemple achevé du jardin coupé. Réalisé sous la conduite de Jean-Baptiste de La Quintinie entre 1678 et 1683, le potager versaillais ordonne, à l’intérieur du mur d’enceinte, vingt-neuf jardins clos de murs entourant un parterre central de seize grands carrés de légumes disposés autour d’un grand bassin, sur une superficie totale de neuf hectares. 87
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Portrait de Jean-Baptiste de La Quintinie, gravure de Gérard Edelinck, xviie siècle. Créateur du Potager du Roi à Versailles, Jean-Baptiste de La Quintinie symbolise l’engouement du Grand Siècle pour l’horticulture et l’arboriculture fruitière. Il est l’auteur d’une somme publiée deux ans après sa mort : l’Instruction pour les jardins fruitiers et potagers : avec un traité des orangers, et des réflexions sur l’agriculture. Sa renommée a éclipsé les traités novateurs de Bonnefons (1651) et de Legendre (1652).
Néanmoins, le modèle le plus fréquent se contente d’un seul et unique mur de clôture à l’intérieur duquel sont dessinés plates-bandes, planches et parterres accueillant légumes, herbes aromatiques et petits fruits. Dûment taillés, les arbres fruitiers soulignent le tracé des allées, et les espaliers tapissent le mur d’enceinte. Il peut s’agir d’un potagerfruitier regroupant légumes et arbres fruitiers nains et à demi-tige, ou d’un jardin potager destiné aux légumes, aux herbes aromatiques et aux petits fruits rouges, et, distinct, un jardin fruitier. Sous l’Ancien Régime, le potager n’est jamais un espace exclusivement réservé aux légumes. Pour Jean-Baptiste de La Quintinie, le terme « potager » recouvre aussi les fruits rouges, fraisiers, framboisiers, cerisiers et groseilliers. Et le Nouveau Traité des jardins potagers (1692) se termine par un chapitre intitulé « des fruits du jardin », au nombre desquels sont évoquées cerises hâtives, groseilles, framboises et fraises. Le pinceau du cartographe reprend également cette association arbres fruitiers-légumes lorsqu’il doit signifier un jardin potager. En l’absence de légende, le langage cartographique recourt à « des signes qui parlent aux yeux ». Auteur de plusieurs traités de cartographie au xviiie siècle, Dupain de Montesson préconise de diviser les jardins potagers en carrés « ordinairement bordés de plates-bandes, où se trouvent des arbres fruitiers en buisson, et d’autres de hautes tiges ». Afin de souligner les divers légumes semés ou repiqués, il trace de petits sillons de différentes teintes vertes à l’intérieur des carrés puis dessine à l’entour des arbres en élévation. Dans le plan du potager du château de La Roche-Guyon (1741), propriété des La Rochefoucauld à l’ouest de Paris, les arbres fruitiers, probablement conduits en contre-espaliers ou en éventail, encadrent des parterres triangulaires de différentes teintes indiquant la diversité des légumes cultivés.
De l’ordre naît la beauté L’ordre et la propreté règnent dans les potagers du Grand Siècle tant la confusion des espèces et des variétés renverrait aux jardins paysans. Le bon ordonnancement d’un jardin d’une maison des champs, ou d’un hôtel aristocratique urbain, doit respecter le bon goût de ne pas mêler les espèces fruitières ; il est vrai que les superficies disponibles ne sont absolument pas comparables à celles de la paysannerie. L’aspect visuel et l’esthétisme du potager-fruitier en dépendent tant les développements de différentes espèces fruitières nuiraient à un bel espalier uniforme, à d’harmonieux alignements de buissons. Nous retrouvons également la logique aristocratique du classement d’une collection et
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Château de La Roche-Guyon et potager, vue cavalière, 1741. La position du potager par rapport à l’étage noble du château dit bien que ce jardin est à la fois de production et d’agrément. Symétrie, régularité et perspective, pièces d’eau, allées et terrasses, parterres, arbres taillés et alignements au cordeau, le potager-fruitier aristocratique respecte les canons du jardin à la française.
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de la spécialisation de l’espace, y compris dans des jardins non coupés. Les traités d’arboriculture fruitière conseillent vivement de dresser le long d’un mur ou de planter autour des carrés uniquement les mêmes espèces fruitières. Le plan des espaliers de pêchers et de poiriers dressés dans le potager-fruitier de La Roche-Guyon témoigne de ce souci aristocratique : les quinze pieds de poiriers de Bon Chrétien d’hiver ne sont pas mêlés aux pêchers, mais forment un même alignement. Saussay, jardinier de la princesse de Condé au château d’Anet dans les années 1720, est catégorique : « quand vous plantez des potagers, il ne faut point mêler les poiriers, les pommiers, les pruniers et autres ensembles, cela est vilain et sans règle, et ressemble aux jardins de paysans ». Jean Ranc, Vertumne et Pomone, huile sur toile, début du xviiie siècle, Montpellier, musée Fabre. Le mythe de Vertumne et Pomone permet de concilier le goût de l’Antiquité et celui des potagers-fruitiers. Afin d’approcher la belle Pomone pour la séduire, le dieu Vertumne s’est transformé en vieille femme... Le jardin potager-fruitier appartient également au monde de la galanterie et des plaisirs pour les élites de l’Ancien Régime.
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Fortement architecturé, le potager-fruitier des élites respecte les canons du jardin classique à la française : allées et parterres, symétrie et régularité, alignements et artificialité. Sablées, régulièrement ratissées, les allées permettent aux propriétaires de traverser le potager sans craindre de se crotter comme de vulgaires « planteurs de choux ». Une pièce d’eau y est généralement aménagée. Elle répond à l’esthétisme du jardin d’agrément tout en servant de réservoir pour l’arrosage des plantations et, selon la nature du terrain, participe parfois du système de drainage. Une grille ouvragée offre une vue sur le jardin, ornée d’un artichaut en fer forgé, elle annonce sans rougir la maison de plaisirs. Des caisses en bois permettent, l’été, de placer aux angles des parterres, ou aux croisements des allées, figuiers, orangers et arbustes ornementaux. Des statues de Pomone, déesse des fruits et des jardins, et de Vertumne, dieu de la végétation, des cornes d’abondance déversant les fruits de l’été, des putti enguirlandés de fruits, de légumes et de fleurs, des bancs et des vases de marbre ou de pierre, décorent le potager fruitier en fonction des moyens financiers du propriétaire et de ses ambitions sociales. Le Grand Siècle déverse son décor jusque dans les potagers. Âge d’or du potager vous dis-je. Vers 1680, le médecin Nicolas de Bonnecamp chante les jardins du château de Lanniron, résidence d’été des évêques de Quimper : en bordure de l’Odet, le jardin de Monseigneur de Coëtlogon s’étage sur trois terrasses accueillant parterres réguliers et jets d’eau, sur la dernière règnent « l’asperge et l’artichaut, le piquant céleri, les radis, l’épicé salsifis, la royale laitue et la trop tendre alphange », précieuse salade.
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Le jardin du bon ménager Pour les élites, le jardin potager fruitier répond au modèle contemporain du bon ménager, dont le plus beau témoignage imprimé demeure le Théâtre d’agriculture et mesnage des champs (1600) d’Olivier de Serres, sieur du Pradel ; un idéal réactivé au lendemain des Guerres de religion, un appel à la reconstruction et à la paix civile. L’engouement des élites pour le potager dans les deux derniers siècles de l’Ancien Régime est le fruit d’une société en voie de pacification. L’entretien d’un potager fruitier s’inscrit dans un processus de distinction sociale reposant sur l’idéal de vivre de son domaine, déclinaison de la fiction fiscale du roi se devant de vivre du sien, en offrant un moyen d’indiquer, dans une société fondamentalement seigneuriale et terrienne, la possession d’un domaine, autrement dit d’un rang dans le siècle. Les propriétaires le signifient en se faisant livrer en ville les produits issus du jardin de leur campagne. Une clause prévoit fréquemment ces livraisons dans les contrats d’embauche des jardiniers. Ils le signifient également en offrant, aux personnes qu’ils veulent honorer, fruits, légumes et fleurs issus de leurs jardins, ou des denrées préparées avec, des confitures, des liqueurs, des fruits au sirop. L’usage du sucre de canne pour confire les fruits et quelques légumes, le recours à des épices pour aiguiser les liqueurs maison, l’utilisation de sel pour les conserves de légumes, suffisent à dire que l’idéal du bon ménager n’a jamais été synonyme d’autarcie. De même, les plantes potagères et les arbres fruitiers cultivés proviennent en partie de pépinières commerciales et de marchands grainetiers. Et si les productions des jardins potagers fruitiers des élites servent à approvisionner la table domestique et entretenir une économie du don, elles participent également à l’approvisionnement des marchés urbains. Bien loin de promouvoir un système autarcique, l’idéal du bon ménager intègre, en aval et en amont de la production légumière et fruitière, le potager-fruitier des élites au marché. Ici, le jardin potager n’est signe ni de pauvreté économique, ni de repli sur soi, mais bien de richesse, de prestige social et de modernité.
Du potager au potager Au cours du xviie siècle, l’humble jardin potager se retrouve propulsé au cœur d’une cuisine française réputée. Publié en 1651, Le Cuisinier françois de La Varenne offre le premier témoignage imprimé d’une cuisine très différente de celle de la Renaissance. Deux grandes caractéristiques de cette nouvelle cuisine renforcent le lien entre le potager et l’alimentation des élites : l’ennoblissement des légumes frais, des salades et des 92
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fruits, par probable imitation du modèle italien, et le rejet des épices exotiques remplacées par les aromates autochtones. S’ouvre alors le règne gastronomique du persil, présenté comme « notre épice françoise » par Nicolas de Bonnefons dans les Délices de la campagne (1654), et du « paquet », sachet contenant des herbes aromatiques fraîches, l’ancêtre du bouquet garni. Le frontispice des Délices de la campagne, traité de cuisine pensé comme la suite du Jardinier françois, illustre ce lien entre nouvelle cuisine et jardin potager. Dans la cour d’une résidence aristocratique, quatre serviteurs sortent des communs : au premier plan, muni d’un râteau et d’une bêche, un jardinier part travailler dans le potager, derrière lui un domestique porte un plateau sur lequel se trouve un pâté, un autre, une volaille lardée, un troisième tient des bouteilles de vin. Fruits, légumes et aromates du jardin accompagneront le rôt, la pâtisserie et le vin d’un repas à la française. Le potager est pleinement associé aux plaisirs de la bonne chère, il prête même son nom à un mobilier culinaire intimement lié à l’essor de la cuisine française réputée. « Potager », tel est le nom donné à la grande innovation technique du monde de la cuisine à l’époque moderne. Cet ancêtre du piano de cuisine apparaît en Italie à la Renaissance, s’impose en France au xviie siècle dans les résidences de l’aristocratie, et, au siècle s uivant, apparaît la mention de potagers portatifs en fonte dans les inventaires après décès des milieux urbains aisés. Aux xviiie-xixe siècles, le potager sera un marqueur de la notabilité, un signe de bourgeoisie. Il offre un nouveau plan de cuisson. Semblable à un fourneau, ce foyer est une table de maçonnerie en brique ou en pierre, parfois recouverte de carreaux de faïence, à hauteur d’appui, dans laquelle sont scellés des réchauds alimentés en braise ou en charbon de bois. C’est là que le cuisinier mitonne les potages et les ragoûts, les sauces et toutes les préparations à surveiller attentivement. Le potager marque une nette avancée dans l’histoire des techniques culinaires. Le cuisinier voit plus aisément à l’intérieur des pots car les réchauds sont à hauteur d’appui et le potager est placé à proximité ou sous des fenêtres ; outre fournir l’éclairage, ces dernières permettent d’évacuer l’oxyde de carbone qui se dégage des braises. Le cuisinier peut donc surveiller plus efficacement, plus commodément et plus longuement les cuissons, contrôler la chaleur de chaque foyer, réserver une préparation, élaborer des fonds de sauce ou des réductions... Soit une diversité de cuissons et de chaleurs sur un même plan de travail, impossible avec une cheminée.
Frontispice des Délices de la campagne, édition de 1673, Paris, 1654. Les Délices de la campagne (1654) sont présentés par leur auteur comme la suite du Jardinier françois (1651). Particulièrement soigné, le frontispice de ce livre de cuisine met en scène les liens, dans le mode de vie des élites françaises, entre les plaisirs de la bonne chère, la maison des champs et l’entretien d’un jardin potager.
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Le choix du terme potager pour qualifier cet équipement culinaire moderne sanctionne la reconnaissance explicite de la place du jardin, y compris de son imaginaire positif, dans l’alimentation des élites, une population privilégiée qui a pourtant les moyens financiers de recourir au marché pour ses approvisionnements alimentaires. Par la consommation de légumes, de fines herbes et de fruits issus de leur potager-fruitier, les élites indiquent à la fois une éducation, un rang dans la société, et leur délicatesse. 94
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L’engouement pour les légumes et les fruits Dès ses premiers travaux de gastronomie historique, Jean-Louis Flandrin avait souligné la promotion des légumes dans la culture alimentaire aristocratique de l’Ancien Régime. En relevant les différents légumes cités dans l’intitulé des recettes françaises de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle, l’historien parvenait au résultat suivant : 24 aux xive-xve siècles, 29 au xvie siècle, 51 au xviie siècle, 57 au xviiie siècle. Un goût d’Italie est repérable dans cet engouement des élites pour les légumes. Jean Bruyerin-Champier, médecin de François Ier, n’en fait pas mystère. Dans son De re cibaria (1560), il souligne le goût de ses contemporains pour l’horticulture et note « que depuis quelques années, on importe d’Italie l’usage de beaucoup de légumes considérés comme plus précieux ». Au sujet du fenouil, il présente sa consommation comme ayant été introduite en France depuis l’Italie. Un siècle plus tard, Claude Mollet précise qu’il existe plusieurs « sortes et espèces d’asperge » mais que « la meilleure espèce ce sont les plus grosses, lesquelles sont venues de Milan ». L’étymologie et la prononciation du nom de certains légumes alors à la mode confirment pleinement une influence horticole italienne. Les « tables à carchofas [artichauts] » avignonnaises des années 1530 révèlent l’influence du toscan carciofo alors que la France du Nord utilise le terme « artichaut », du lombard articiocco. L’ache médiéval devient au xvie siècle le céleri, du pluriel lombard seleri, au moment où sont introduites d’Italie des variétés à côtes pleines. La modification orthographique de cicorée en chicorée semble liée à la prononciation du « c » à l’italienne, une nouvelle graphie repérée en France en 1528... Quant aux semences légumières d’origine transalpine, elles jouissent d’une réputation d’excellence dans la littérature horticole française des xvi-xviie siècles. Cet engouement ne profite pas à tous les légumes. Au dédain pour les légumineuses, ces légumes de garde et, par conséquent, de paysans, que sont les pois, les fèves, les gesses, les haricots, les lentilles… répond la faveur pour les légumes consommés frais comme les asperges, les artichauts, les cardes et cardons, ou immatures, et les champignons. Sont particulièrement estimés les légumes primeurs, notamment les « petits pois », terme qui justement apparaît dans la première moitié du xviie siècle. Cette passion des petits pois primeurs est telle qu’elle provoque des cas d’indigestion jusque dans les antichambres versaillaises, et nourrit la verve des moralistes. Ces préférences soulignent la délicatesse supposée des élites. Le goût pour les salades, les légumes primeurs et les fruits fondants, des
Louise Moillon, La marchande de fruits et légumes, huile sur toile, 1630, Paris, musée du Louvre. Dans cette scène de genre allégorique, le bon goût est signifié par des fruits. Bien née, la cliente sait reconnaître les bons fruits, apprécier leur délicatesse, goûter leur fraîcheur. À la diversité des fruits déjà choisis par la cliente correspond la monotonie des pommes, des fruits de garde, contenues dans un panier posé devant la vendeuse issue du peuple. Qui plus est, l’une des vulgaires pommes est véreuse !
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Augustin Bouquet, Nature morte, huile sur bois, première moitié du xviie siècle, musée de Valence. Les feuillages pas encore fanés des fruits disposés dans la corbeille en osier et les gouttelettes de rosée sur les artichauts et le bois de la table suggèrent la fraîcheur des végétaux. Artichauts, pommes, poires, raisins, cerises, groseilles blanches et rouges viennent d’être cueillis dans le jardin, la présence d’une sauterelle et d’une limace assure de cette proximité temporelle et spatiale, non d’une vanité. À la mode au xviie siècle, les natures mortes fixent une saison idéale pour rappeler aux élites le bon goût, l’abondance et les plaisirs gustatifs des potagers-fruitiers des hôtels particuliers et des maisons des champs.
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aliments végétaux légers et peu nourrissants, indique l’absence d’une quelconque préoccupation roborative de l’alimentation. La consommation de légumes primeurs et de fruits hors saison participe d’une affirmation de la distinction sociale pour une minorité privilégiée qui n’a pas à se soucier des vulgaires contraintes de l’approvisionnement alimentaire. Ces prédilections entretiennent la surnature des élites dans une économie de pénurie où le souci alimentaire du plus grand nombre demeure de se caler l’estomac, d’être rassasié, donc de privilégier les aliments de garde. La chair bien mûre de la poire, de la pêche, de la figue et du melon évite même une mastication appuyée et bruyante, dorénavant jugée grossière par le processus de civilisation des mœurs. Alors que la culture alimentaire médiévale dépréciait grandement fruits et légumes, les xviie et xviiie siècles en associent certains à la distinction sociale et au plaisir. D’autres, comme les raves, demeurent néanmoins liés à la mortification alimentaire, à la pauvreté volontaire ou subie. Au mépris de l’ancienne diététique, les fruits cultivés dans les jardins sont même devenus des produits sains, recommandés, à partir des années 1670, pour conserver ou recouvrer la santé. « Bellissime », « Merveille d’hiver », « Trésor d’amour », « Jalousie », « Ah ! mon dieu »… ces noms de poires empreints de la préciosité du xviie siècle plantent un jardin fruitier digne de la carte de Tendre ! Poires, figues et melons, artichauts, petits pois primeurs et asperges, sans oublier la douce gorge d’ange, un cœur de laitue confit au sucre, appartiennent à la sphère des plaisirs gourmands et libertins. Le palais des élites s’abandonne au melon et à la figue, succombe aux poires du Grand Siècle, cède aux pêches de la douceur de vivre des Lumières. Pour symboliser le goût, dans les séries des cinq sens, la culture occidentale recourt très fréquemment à un légume ou à un fruit, et n’oublie pas les sous-entendus érotiques : asperge et artichaut, évocation du membre viril, figue, évocation du sexe féminin, et que dire des « tétons de Vénus », des « petites et grosses mignonnes » et autres noms suggestifs portés par les juteuses pêches à la fine peau légèrement duveteuse... Si le Dictionnaire des cas de conscience (1715) du prêtre Jean Pontas (1638-1728) juge préoccupant le goût excessif de la jeune Théodelinde pour les fruits du jardin de son père et pour les « confitures que l’on fait chez elle », c’est bien parce que cette gourmandise pourrait l’entraîner vers la perte de sa vertu. Si le potager est un havre de paix, un lieu innocent, ses productions, elles, renvoient aux plaisirs des sens et aux échanges galants.
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Les imaginaires positifs du potager-fruitier Pour les maisons de campagne isolées, le potager-fruitier permet aux propriétaires de pouvoir tenir leur rang, en garantissant l’approvisionnement de la table en herbes aromatiques, en légumes frais et en fruits à la mode, d’autant que l’été et le début de l’automne sont le temps classique de la villégiature aux champs. Mais même en ville, les hôtels aristocratiques sont dotés de jardins potagers. Le recours au jardin n’est pas obligatoirement un choix par défaut, la marque d’un archaïsme économique. Le potager-fruitier domestique répond à la recherche d’une valeur ajoutée que le marché ne saurait donner, une forme de contamination symbolique positive du jardin sur ses productions. Les denrées du potager-fruitier incorporent les imaginaires positifs du jardin : idéal du bon ménager, travail quotidien du jardinier, possession d’une campagne, bon goût du propriétaire, plaisirs galants de la maison des
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champs, délicatesse des élites... À ces imaginaires, le xviiie siècle ajoutera l’invitation métaphorique finale du Candide (1759) à « cultiver notre jardin », un potager-fruitier, et le discours des Lumières sur les mérites des végétaux dans le régime alimentaire des hommes vertueux. Issue du potager-fruitier, une salade, une botte d’asperges ou une poire ne peut qu’être saine. Peut-on pour autant consommer crus les produits du jardin, ou la cuisson est-elle nécessaire pour rendre possible leur ingestion ? Les élites des deux derniers siècles de l’Ancien Régime consomment les fruits à couteau cuits mais également crus. Marie Dubois, gentilhomme vendômois, valet de chambre du jeune Louis XIV, rapporte l’anecdote suivante : « Le roi étant à table avec la reine, et toutes les dames dans l’antichambre, lorsqu’on demanda les fruits, je m’avançai avec ma petite corbeille, m’adressant à M. le Maréchal de Bellefonds, premier maître d’hôtel, qui était derrière le roi, auquel il dit : Sire, voilà M. Du Bois, qui veut présenter de ses fruits à Votre Majesté. M’avançant, le roi me demanda s’ils étaient de mon jardin. Lui ayant dit que oui, il choisit une ambrette [une poire], qu’il présenta à la reine, et en prit une pour lui, qu’il pela et mangea, et dit : Elle est encore un peu verte, mais elle est bonne. »
Avant de la consommer crue, le souverain prend soin de demander si la poire offerte provient du jardin. En fait, les fruits consommés crus par les élites ont déjà été « cuits », l’anthropologue Claude Lévi-Strauss aurait dit « culturalisés », par leur culture dans le jardin potager-fruitier. Non seulement l’élévation de la sève dans le tronc, des racines aux fruits, est censée raffiner les substances grossières puisées dans le sol, mais en plus le fruit recherché doit être mûr, sucré, coloré, fondant, autant de caractéristiques d’une bonne cuisson. Il est ainsi tentant de comprendre la culture horticole des fruits comme une forme de cuisson symbolique dont l’exemple le plus achevé serait la conduite en espalier. Si la cuisson s’entend comme une manière de civiliser l’aliment, alors la culture des fruits dans le jardin potager-fruitier peut être assimilée à un processus culinaire. Néanmoins, il peut encore s’avérer nécessaire d’achever cette cuisson. Pour les salades et les légumes, l’heure n’est pas encore à la mode des crudités. Bien que cultivé avec soin dans les potagers aristocratiques, le concombre ne saurait être consommé cru. Jugé trop froid et trop humide par les médecins, il est d’usage de le faire dégorger dans du sel avant de le proposer en salade. Et vinaigre, huile, jus de bigarade ou de citron, sel, poivre, voire du sucre ou du beurre fondu, assaisonnent les salades avant qu’elles ne soient servies. 98
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La mode des confitures Si des traités de jardinage et d’économie rurale contiennent parfois des recettes de confiture, des livres consacrés à ce savoir-faire sont imprimés en France dès le milieu du xvie siècle, et le mouvement se poursuit dans les deux siècles suivants. Le Confiturier françois (1660) appartient à ce même courant éditorial qui publie Le Jardinier françois et Le Cuisinier françois. La commune utilisation de l’adjectif françois permet de revendiquer, dès la page de titre, leur appartenance au même modèle culturel en cours d’élaboration sous les premiers Bourbons. Ces trois livres ont également en commun le jardin potager-fruitier. L’engouement pour les confitures naît de la rencontre entre l’idéal du bon ménager, l’entretien d’un potager-fruitier et l’essor de la production sucrière au Brésil, puis aux Antilles. Olivier de Serres ne propose pas moins de quarante-deux recettes de confitures dans le huitième et dernier lieu du Théâtre d’agriculture (1600) intitulé « De l’usage des alimens ». Synonyme de conserve, confiture recouvre un sens bien plus large que de nos jours. Les confitures concernent les fruits, les légumes et les plantes aromatiques, et peuvent être réalisées avec du sel, du vinaigre, de l’alcool, du miel ou du sucre de canne. Néanmoins, au cours des xviie et xviiie siècles les confitures au sucre de canne s’imposent de plus en plus. Par la possibilité de domestiquer la nature, de pouvoir déguster, en plein hiver, des fruits de l’été, la mode des confitures signifie une excellence sociale. Figer la maturité gustative du fruit dans le sucre permet de provoquer « la surprise et l’admiration qui naissent de la vue des choses extraordinaires, attendu que c’est presque un miracle de la nature d’entretenir, dans un état incorruptible si longtemps des espèces si sujettes à corruption par le moindre accident qui leur arrive » (L.S.R., L’Art de bien traiter, 1674). Ce n’est pas une pure coïncidence si les livres de confitures sont des héritiers de la littérature de secrets. Au milieu du xvie siècle, le médecin-astrologue Nostradamus publiait des recettes de confitures dans son Excellent et Moult Utile Opuscule (1555). Cinquante ans plus tard, Olivier de Serres donne des recettes de confitures en précisant que, provenant du Portugal et d’Espagne, elles ont longtemps été ignorées en France « y ayant été tenues secrètes, comme cabale ». Tant liquides (fruits au sirop) que sèches (les pâtes de fruits), les confitures participent pleinement au spectacle politique de la table lors de grands festins et des collations, d’autant que le coût du sucre de canne permet une dépense ostentatoire. La douceur du sucre rend en sus possible un jeu avec la galanterie et la civilité, ce qui consolide encore un peu plus l’ancrage du jardin potager-fruitier à la sphère des plaisirs. 99
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Dans la culture aristocratique occidentale, l’art de concocter des confitures sied parfaitement aux femmes, probablement parce que les fruits sont associés au jardin, au domestique, et le sucre, à la douceur et à la galanterie, autant de lieux communs attachés au féminin. Les cuissons au sucre et la préparation des fruits appartiennent aux prérogatives de la bonne maîtresse de maison. Il est vrai que le sucre de canne coûte cher, que la prise, la couleur et la durée de conservation des confitures dépendent du degré de chaleur du sucre et du temps de cuisson, et que la maîtresse des lieux y joue sa réputation. La bonne ménagère d’Olivier de Serres (1600) recevra : « et du plaisir et de l’honneur, quand à l’inopinée survenue de ses parents et amis, elle leur couvrira la table de diverses confitures apprestées de longuemain, dont la bonté et beauté ne céderont aux plus précieuses de celles qu’on faict ès grosses villes : bien qu’estant aux champs, elle n’ait autre confiseur, que l’aide de ses servantes ».
Il n’est guère surprenant de retrouver cette activité dans l’éducation dispensée aux jeunes pensionnaires de Saint-Cyr, comme le précise Mme de Maintenon : « il y a des services que les petites classes peuvent rendre comme des fleurs à éplucher pour faire des sirops, des fruits à amasser, des légumes à préparer » Correspondances et écrits du for privé témoignent de ces cuisons domestiques de fruits et de légumes par les élites. À l’aube des Lumières, Mme Labat de Savignac, épouse d’un conseiller au parlement de Bordeaux, confectionne elle-même des confitures de pêches à l’eaude-vie dans sa campagne. Mme de Sablé (1598-1678) est célèbre pour ses confitures, ses marmelades et ses pots de pêches, son eau-de-noix et celle de mille-fleurs. Quant à Mme de Villette (1679-1750), elle envoie au poète Boileau, depuis sa maison des champs, de la fenouillette, une eau-de-vie distillée avec de la graine de fenouil, en précisant que « c’est le présent le plus magnifique que je vous puisse faire d’un ermitage comme celui-ci » (été 1698). L’achat de « sucre pour les confitures », noté dans le journal d’une bourgeoise parisienne sous le règne de Louis XVI, et les « poêles à confiture » et autres « écumoires » et « réchauds à faire confitures » nommément prisés dans nombre d’inventaires après décès des élites des deux derniers siècles de l’Ancien Régime confirment cet usage domestique. Isolées, regroupées en cahier, ou bien insérées dans des livres de raison, de nombreuses recettes manuscrites de confitures, de marmelades, de gelées, de pâtes de fruits, de sirops, de fruits à l’eaude-vie, d’eaux-de-fruits, notamment de noix, de ratafia de cerises – un
Jean-Baptiste Siméon Chardin, Le bocal d’abricots, 1758, Toronto, Art Gallery of Ontario. Le bocal d’abricots confits dans de l’alcool est un classique de l’économie domestique du xviiie siècle comme le ratafia, liqueur de noyaux de cerise concassés dans de l’eau-devie. La boîte circulaire en bois de sapin pourrait bien contenir des confitures sèches, autrement dit des pâtes de fruits. Ces produits semblent réunis ici le temps d’une collation sucrée. Ces différentes douceurs contribuent à associer l’imaginaire du potager-fruitier à la galanterie et à la sphère des plaisirs pour les élites de la naissance et de la fortune.
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grand classique des traités d’économie rurale –, de liqueurs… portent témoignage de cet usage du jardin nourricier par les élites de l’Ancien Régime. Concernant les productions du potager-fruitier et l’art de les conserver, ces recettes recopiées à la main, transmises sur plusieurs générations, assurent que l’idéal du bon ménager n’est pas qu’un thème littéraire dans la France de l’Ancien Régime. Le xviie siècle a également été un grand siècle de la nature morte. L’appétence pour les confitures, l’engouement pour les jardins potagers-fruitiers et la mode des natures mortes de fruits et légumes sont culturellement liés ; notons que les confitures et les natures mortes sont deux domaines où les femmes peuvent exceller dans la société d ’Ancien Régime. Confitures et natures mortes fixent les fruits du potager- fruitier dans leur parfaite maturité de consommation et évoquent les plaisirs du jardin, y compris en plein hiver. Les natures mortes tiennent aussi un discours sur le bon goût, enseignent les bonnes variétés à cultiver et il est possible que certains tableaux aient été de véritables portraits de fruits et de légumes.
Le potager et l’honnête homme Loin de n’être qu’un vulgaire lieu de production, le potager-fruitier est également vécu par les élites comme un jardin d’agrément. Dans son Traité de la civilité françoise (1672), Antoine de Courtin évoque la promenade dans ce jardin. À la campagne, comme en ville, le jardin potager-fruitier offre au commerce entre les hommes un théâtre prisé. Lors de son périple en Bretagne en 1636, DubuissonAubenay ne manque pas de visiter des jardins, dont celui de la maison de campagne de l’évêque de Rennes à Bruz, remarquable pour ses poiriers, ses pêchers et ses melons. Robert Arnauld d’Andilly (1589-1674) se souvient d’avoir fréquenté, dans sa jeunesse, « tous les jardins qui étaient en réputation […] tous ceux qui se piquaient d’avoir de beaux fruits, et qui voulaient passer pour habiles gens en cette matière », et les Anglais John Evelyn, sous la régence d’Anne d’Autriche, et Martin Lister, à la fin du xviie siècle, se rendent dans les jardins parisiens renommés. Présent en région parisienne 102
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au début des années 1660 afin de réaliser un buste de Louis XIV, le Cavalier Bernin reçoit des présents de fruits de Louis Renard et visite son célèbre jardin, dans le quartier du Louvre. Le potager et le fruitier se visitent, se regardent, s’offrent comme lieux de promenades et de collations. Les propriétaires, ou leurs jardiniers, y reçoivent des hôtes de passage, lesquels devront goûter quelques fruits frais ou des confitures, regarder les nouvelles variétés plantées, admirer les fruits et les légumes les plus rares et les plus curieux, apprécier le forçage de la nature, écouter les principes de la taille des espaliers et des buissons, louer l’habileté du jardinier, le bon goût du propriétaire, l’abondance des productions… À Paris, dans le jardin de l’hôtel Pussort, Martin Lister admire des murs « bien garnis d’espaliers » mais se montre surpris que des pêchers en fleurs n’aient pas encore été taillés. Il s’en inquiète auprès du jardinier, « un habile homme », qui lui répond « qu’il avoit reconnu que de ne les tailler qu’après la fleur en amélioroit le fruit, tandis que la méthode contraire les chargeoit trop et en gâtoit la qualité ». Cinquante ans plus tôt, Arnauld d’Andilly constatait déjà qu’ « il n’y a personne qui ne parle de fruitiers ; il n’y a que ceux qui n’ont point de terre qui ne plantent point ; et ceux-là mesmes ne laissent pas d’en discourir, et de se divertir en voyant les fruits et les arbres bien tenus dans les jardins des autres ».
La nature domestiquée Pour les élites de l’Ancien Régime, l’agrément du potager-fruitier réside dans la domestication de la nature et du climat. Les traités sur la culture des arbres fruitiers s’intéressent essentiellement aux tailles et conduites nobles que sont le buisson – un arbre de basse tige, taillé en rond et évidé en son centre – et l’espalier, parfois accompagné d’un contre-espalier. Si les auteurs du xviie siècle connaissent les effets de la taille sur la fructification, ils reconnaissent aussi qu’elle rend les arbres plus agréables à la vue. Les élites du Grand Siècle veulent voir des arbres fruitiers taillés, forcés, artificiels – dans le sens de transformés par la main d’un habile jardinier – et non des arbres fruitiers en plein vent qui sentent trop leur roture. La passion des élites pour les espaliers répond à une demande en fruits hâtifs ou fragiles, mais aussi à des considérations esthétiques : le goût pour un paysage fortement architecturé, pour une domination bien visible de la nature par l’homme. Avancer et prolonger la période de maturité des fruits, récolter des petits pois primeurs, obtenir des melons au nord de la Loire déclinent la même relation idéale entre l’homme et la nature domestiquée, contrôlée, qui
Visite d’un jardin par un couple de nobles, gravure extraite du Jardinier françois, Nicolas de Bonnefons, Paris, 1651, édition Charles de Sercy, 1692. Un couple de nobles converse dans un jardin. L’homme semble expliquer à la femme les travaux en cours, la plantation d’un bel alignement d’espaliers : deux jardiniers creusent une fosse de plantation le long d’un mur, un troisième fixe un treillage contre le mur du fond. L’entretien du potager-fruitier est un attribut attendu de l’honnête homme, la marque d’une éducation et d’une naissance.
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préside à l’ordonnancement de Versailles ou au creusement du canal du Midi. Le plaisir éprouvé à la vue d’un espalier bien palissé renvoie à une vision « absolutiste » d’un monde arbitrairement ordonné, réglé, obéissant à la volonté du maître des lieux, que ce soit le monarque sur son royaume ou un bourgeois sur le potager-fruitier de sa maison des champs. Le bon entretien du jardin potager-fruitier s’inscrit dans un idéal politique dominant et les traités horticoles destinés aux élites sont aussi des manuels pédagogiques : la progressive pacification de la société, le progrès du processus de civilisation des mœurs, la redéfinition du jeu politique transforment le jardinage en un idéal, en un havre de paix, un « pré carré » pacifié où tout est contrôlé, domestiqué.
L’espalier et le dressage des corps Habit de jardinier, gravure de Nicolas de L’Armessin, vers 1700, Paris, musée Carnavalet. Dans sa série des gens de métier habillés par leurs outils et leurs productions, Nicolas de L’Armessin a produit un jardinier du Grand Siècle esquissant un pas de ballet sur un sol dallé, outils à l’épaule, arrosoir à la main. Tels des broderies et des rubans, fruits et légumes ornent le bas de sa veste et ses chausses. Une caisse en bois pour arbuste exotique forme son juste-au-corps, des pots constituent le rebras des manchettes, des fleurs jaillissent de son chapeau.
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Il est tentant de rapprocher le processus culturel de contrôle du corps des élites de l’engouement pour l’espalier, ce « corps » dressé emblématique de la mode aristocratique du jardinage. Notons l’anthropomorphisation d’arbres fruitiers élevés, dressés, gouvernés voire déshonorés alors que les traités de civilité usent de la métaphore horticole et reprennent ce registre dans leur iconographie. Tout comme les traités d’éducation établissent la liste des comportements licites, les livres de jardinage élaborent une norme, non pas pour les gestes, les regards ou la position du corps, mais pour l’ordonnancement d’un potager, la conduite d’un arbre fruitier et l’élection des plantes potagères à cultiver. Les nombreux traités de civilité et les non moins nombreux traités de jardinage abordent le même objet pédagogique : codifier, exposer et enseigner les bonnes manières. Tout comme les postures sont censées révéler l’homme, le jardin fruitier-potager bien ordonné doit montrer le bon goût du propriétaire, refléter ses bonnes dispositions. Cette lecture s’impose d’autant plus que le jardin appartient à la fois au monde de l’intime et au commerce social. Il révèle l’éducation du maître des lieux, le potager-fruitier idéal étant un jardin de propreté (élégance). Par le prisme de la civilité classique, les élites visitant le potager dressent le portrait de son propriétaire et, éventuellement, lui octroient son brevet d’honnête homme. Même les fermiers généraux honnis, enrichis par le prélèvement des impôts, tentent de faire oublier l’origine de leur fortune par un bel alignement d’espaliers. Ainsi le château de Brunoy, propriété de Pâris de Montmartel, est-il remarquable par ses potagers et ses serres chaudes. Le château de Croix-Fontaine, appartenant au fermier général Bouret est, quant à lui, réputé pour ses immenses potagers, coupés de murs et garnis d’espaliers. Quant à Fabus, receveur général des domaines
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et bois de la généralité de Paris, sa propriété de Montgeron est ornée d’un « magnifique potager de douze arpents, coupé en trois parties. Celle du milieu a un grand bassin accompagné de quatre plus petits pratiqués dans les deux parties latérales, formant chacun six jardins séparés par des murs d’espaliers. On croit être dans les jardins d’Alcinoüs » précise AntoineNicolas Dezallier d’Argenville dans son Voyage pittoresque des environs de Paris (1762) en référence au jardin décrit dans le chant VII de l’Odyssée.
Le don du jardin
Le Caravage, Jeune garçon avec une corbeille de fruits, huile sur toile, vers 1593, Rome, Galleria Borghese. La corbeille de fruits offerte est une marque de civilité particulièrement appréciée, d’autant qu’il ne saurait s’agir que de fruits de qualité. Usage fréquent sous l’Ancien Régime, le don de fruits de son jardin est pratiqué tant par le courtisan en quête de grâces que par le galant en mal d’aventures ou le justiciable à la recherche d’un procès favorable.
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En décembre 1671, Molière présente devant le roi et la cour La Comtesse d’Escarbagnas. En quelques répliques, il joue avec l’usage contemporain d’offrir une corbeille de fruits issus de son jardin. Amant de la comtesse éponyme, monsieur Tibaudier, bon bourgeois d’Angoulême, lui envoie une corbeille de poires Bon-Chrétien accompagnée d’un billet. Précieuse provinciale entichée de son titre, de ses prérogatives et des bonnes manières qu’elle se vante d’avoir apprises à Paris, la comtesse apprécie le geste qu’elle interprète, à juste titre, comme un usage de cour : « Ce qui me plaît de ce Monsieur Tibaudier, c’est qu’il sait vivre avec les personnes de ma qualité, et qu’il est fort respectueux ». Le comique naît de la lecture à voix haute du mot accompagnant la corbeille, billet qui aurait dû être galant : la dureté des poires offertes encore vertes est la métaphore de la dureté du cœur d’une femme plus digne de recevoir des poires d’Angoisse que de Bon-Chrétien. Voilà qui en termes galants est plaisamment dit ! Convaincue de la civilité du cadeau, la provinciale mal dégrossie ne se rend pas compte du ton offensant du billet, contrairement aux deux autres personnages présents qui, complices avec le public, relèvent sa bêtise. En deux scènes, Molière souligne le statut privilégié du jardin potagerfruitier au sein des élites du Grand Siècle, et son intégration dans les codes de l’honnête commerce social. Les traités de jardinage du xviie siècle tiennent le même discours. Tous évoquent le don de fruits et de légumes. Nicolas de Bonnefons justifie l’entretien d’un jardin potager-fruitier, dans l’« épître aux dames » du Jardinier françois (1651), par la culture du don qu’il rend possible : « le premier & le plus louable [avantage] est celui des présents que vous faites à des personnes de toutes sortes de condition, dont vous êtes amplement remerciées et louées dans votre curiosité ». Pour l’abbé Gobelin, auteur du Jardinier royal (1661), il est estimable d’être « curieux d’avoir de belles et grosses poires, pour faire présent à vos amis, et pour présenter, quand vous avez bonne compagnie ». Quant à La Quintinie, il précise que la poire Bon-Chrétien d’hiver, admirée de tous « et principalement dans la
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Giuseppe Arcimboldo, Vertumne, huile sur toile, 1590, Stockholm, Skoklosters Slott. À l’image des toiles de Giuseppe Arcimboldo (15271593) accumulant des fruits, des légumes et des fleurs pour composer des figures allégoriques et des portraits, la culture de la curiosité n’ignore pas les productions des potagers-fruitiers (des naturalia). Ici, l’empereur Rodolphe II de Habsbourg est portraituré en Vertumne. La présence de tous ces végétaux en pleine maturité, bien que de saisonnalités différentes, décrit un âge d’or, celui de l’abondance, de la prospérité et d’un printemps éternel.
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France, où les jardins en produisent une merveilleuse quantité, s’est acquise le plus de réputation ; c’est celle qui est la plus ordinairement employée, quand on veut faire des présents de fruits considérables ». La corbeille de fruits, de légumes ou de fleurs du jardin s’offre aussi bien à un homme qu’à une femme, à un laïc qu’à un ecclésiastique. Elle renvoie à l’intimité, à la sphère du privé, et à un usage de la civilité classique. L’avertissement au lecteur du Traité de la civilité françoise (1672) se termine justement par une gravure présentant un panier de fruits et de fleurs, deux poires allongées, un melon, deux pêches et des lys, des tulipes et des renoncules. Le don de produits de son jardin est la marque d’un savoir-vivre et de l’entière implication de l’individu, la matérialisation d’un code d’honneur. L’analogie entre jardin et intimité est telle que la corbeille de fruits, de légumes ou de fleurs se comprend comme un gage de bonne foi, de franchise et d’absence de dissimulation utilisé tant par le galant en mal d’aventures que par le courtisan en quête de grâces. Dans ces échanges, celui qui donne et celui qui reçoit reconnaissent mutuellement leur identité sociale. L’appartenance de la corbeille de fruits au dernier service du repas et à la collation, au règne du sucré et du superflu, et les prouesses techniques de la domestication du climat signent la distinction aristocratique du présent. Le donateur reconnaît la délicatesse du bénéficiaire capable d’apprécier l’eau d’une poire ou la tendreté de petits pois primeurs. En recevant la corbeille, le donataire admet publiquement l’éducation du donneur, son savoir-vivre, en un mot son honnêteté. Il en est de même des présents de confitures, de pâtes de fruits et autres liqueurs concoctées à partir des produits de son jardin.
Un cabinet de curiosités en plein air Le forçage de la nature, l’art de la taille et la concentration des variétés légumières et fruitières dans un espace clos rendent possible l’appartenance des potagers aristocratiques au monde de la curiosité et des collectionneurs. Les auteurs de traités sur l’art de cultiver les arbres fruitiers emploient d’ailleurs le terme de « curieux » afin de désigner leurs contemporains amateurs de jardinage. À Paris comme en province, à l’intérieur des villes ou à proximité d’une maison des champs, il semble bien que certains jardins potagers-fruitiers aient répondu à la thématique du cabinet de curiosités. A priori une poire, une salade, des petits pois primeurs… n’appartiennent pas à l’univers merveilleux du coquillage de Madagascar, de la monnaie antique, de la corne de licorne. Et pourtant, la définition de
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la collection de curiosités proposée par l’historien Krzysztof Pomian – « un ensemble d’objets naturels ou artificiels, maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d’activités économiques, soumis à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet et exposés au regard » – s’applique parfaitement au jardin potager-fruitier aristocratique des xviie-xviiie siècles. Fruits et fleurs, légumes et herbes forment bien « un ensemble d’objets naturels ou artificiels ». Le substantif « objet » est utilisé faute de mieux, en réalité il faudrait le remplacer par curiosité. Or un fruit 109
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précoce ou tardif, une poire d’une grosseur admirable et une pêche d’un velouté jusqu’alors inconnu proposent des fruits à proprement parler curieux. Art de la taille et conduite des arbres, domaines où l’amateur de jardinage établit sa réputation, transforment l’arbre fruitier en une curiosité artificielle. À l’image de ses espaliers et de ses cultures sur couche, le jardin potager-fruitier offre la synthèse entre nature et artifice que recherchent nombre de cabinets de curiosités. Une fois plantés, arbres fruitiers et légumes sont « maintenus temporairement ou définitivement hors du circuit d’activités économiques ». Et les plantations sont bien « soumis[es] à une protection spéciale dans un lieu clos aménagé à cet effet ». Il ne saurait y avoir de potagers-fruitiers sans clôture, ni, pour les jardins les plus aristocratiques, sans orangerie ou serre. Le mur se révèle être d’autant plus essentiel au potager du Grand Siècle qu’il est indispensable à l’espalier. Écrin d’une collection, le jardin potager-fruitier renferme, comme le cabinet de curiosités, un microcosme, un univers en miniature. Les quatre expositions –le levant, le couchant, le septentrion et le midi – sont habilement utilisées afin d’acclimater espèces et variétés étrangères, et pour créer des microclimats avançant ou retardant la période de maturité des fruits. Couches de fumier, cloches de verre et serres contribuent également à l’obtention de légumes primeurs et à la culture de végétaux naturellement peu adaptés aux conditions climatiques locales. Dans le modèle culturel françois, le microcosme du jardin potagerfruitier aristocratique offre ainsi un résumé de la France, une vitrine de ses terroirs. En 1652, Robert Arnauld d’Andilly s’enthousiasme de pouvoir trouver, regroupés dans les jardins parisiens, des poiriers provenant de différentes provinces du royaume : « nous ne sommes plus obligés d’aller en Touraine pour avoir du bon chrétien, en Bourgogne pour l’amadotte, en Poitou pour le portail ni en Anjou pour la saintlizin ; tout cela croît chez nous à présent et les environs de Paris fournissent tout ensemble avec abondance ce que les autres ne possédaient que séparément et en détail ». Si la France est un monde, un lieu commun des écrits d’économie politique contemporains, le potager-fruitier aristocratique idéal, lui, est une France. Le Potager du Roi à Versailles, en contrebas du château sur l’axe mineur nord-sud, peut ainsi se comprendre comme un résumé des terroirs du royaume, d’autant que corbeilles, cornes et guirlandes de fruits et légumes symbolisent l’abondance et la prospérité dans l’iconologie occidentale, au même titre que sur l’axe majeur est-ouest les huit statues des fleuves et rivières de France du parterre d’eau dressent une carte du royaume au pied de la galerie des glaces. 110
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« Exposé au regard », le fruitier-potager se doit d’être structuré, architecturé et orné selon les canons du jardin classique. Et, à l’image du Potager du Roi à Versailles, terrasses et grilles offrent parfois des vues sur ce jardin, alors que peintres, graveurs et poètes acceptent de brosser le paysage de ce lieu utile et plaisant. Il est même parfois visible depuis l’étage noble des résidences aristocratiques. Si pour d’évidentes raisons pratiques le jardin potager-fruitier est souvent localisé à proximité des communs, l’heure n’est pas à sa dissimulation honteuse. L’accumulation d’espèces et de variétés fruitières et légumières différentes, caractéristique de la gestion des potagers-fruitiers des xviie-xviiie siècles, répond également à la logique aristocratique de la collection. À l’instar des collections et des bibliothèques, des catalogues peuvent même contenir le nom des espèces et des variétés plantées dans les pépinières, les potagers et les fruitiers. L’inventaire imprimé du verger de Le Lectier (1628), procureur du roi à Orléans, recense sur trente-six pages, deux cent cinquante-sept poiriers, soixante-quinze pommiers, soixante-et-onze pruniers, vingt-sept pêchers, douze cerisiers, dix figuiers, douze agrumes et neuf « autres arbres portants fruits », tous de variétés prétendument différentes. Même l’Antiquité n’est pas absente. Tous les traités de jardinage du xviie siècle évoquent le goût des Anciens pour l’horticulture. Essentiellement dans les préfaces, plus rarement dans le corps du texte, la prestigieuse parenté des Columelle, Caton, Pline et autres Varron est recherchée. S’inscrivant dans la continuité de Virgile, le jésuite René Rapin (1621-1687) choisit le latin pour célébrer les jardins françois en 1665. Mais la querelle des Anciens et des Modernes épargnera le potager. L’ecclésiastique fin latiniste et amateur de jardinage reconnaît la supériorité du jardin potager-fruitier moderne, c’est-à-dire françois, dans trois domaines : l’entretien des parterres, les progrès techniques (la taille, la domestication du climat, l’espalier) et l’enrichissement variétal.
Curieux de jardinage Dans son Instruction pour les arbres fruictiers (1653), René Triquel indique, pour des poiriers remarquables, le nom du propriétaire, et parfois la localisation du jardin, comme autant d’invitations au lecteur curieux : « oignon-rozat, autrement brutte-bonne, ou buisson. À Chilly, chez Monsieur de Seves » ; « saint-lezin beuré, très rare et excellent, veut l’espalier, Monsieur Ferrant », « Poire d’Estranguillon, excellente, idem, aux Gobelins du fauxbourg Sainct Marceau »… Ce réseau de curiosités ne se résume pas aux seules résidences aristocratiques, il 111
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inclut également des jardins bourgeois et des jardins maraîchers. Au xviie siècle, l’avocat au parlement Henri Sauval conseille aux amateurs d’aller visiter le jardin parisien de François Thévenin, oculiste réputé et chirurgien ordinaire du roi, au bout de la rue de Richelieu tant « à cause de sa figure bizarre et galante, que pour la qualité, la grosseur et la rareté de ses fruits ». Le Livre commode contenant les adresses de la ville de Paris (1692) recommande le jardin d’un nommé Baudouin, un jardinier maraîcher, car il « cultive toutes sortes de fruits et légumes précosses avec un succez merveilleux ». Guides imprimés, traités de jardinage et relations de voyage dressent la carte d’un réseau de jardins potagers-fruitiers de curiosités à Paris, en province et à l’étranger. À l’échelle même du village, il est possible qu’un jardin de curé ou une maison des champs ait joué ce rôle de cabinet de curiosités en plein air auprès des villageois. Cette curiosité est parfois jugée excessive par les contemporains. La plume ironique de Tallemant des Réaux (1619-1692) raille Arnauld d’Andilly qui « par une curiosité ridicule […] avoit à Andilly jusqu’à trois cens sortes de poires dont on ne mangeoit point » ! La Quintinie regrette un manque de discernement en constatant que « la démangeaison d’en [des fruits] avoir de toutes sortes est une maladie d’autant plus difficile à guérir que bien loin d’être regardée sur ce pied-là, elle paraît avoir les charmes et les attraits d’une perfection singulière ». À l’inverse, La Bruyère vilipende, dans le livre « de la mode » des Caractères (16881696), ce curieux de fruits obsédé par une seule variété de prune ! Quant au duc de Saint-Simon (1675-1755), il s’amuse du maréchal de Navailles qui « ne loua jamais que la chicorée du potager » lorsque Colbert lui fit les honneurs de son domaine de Sceaux, ou du maréchal d’Estrées qui « avait dépensé follement à un potager » à Nanteuil.
Le ci-devant potager de l’Ancien Régime Entretenu avec soin et dépense dans les parcs des hôtels urbains et des maisons des champs, le jardin potager-fruitier est bien loin de n’être qu’un simple espace de production par défaut. Il est vécu comme un lieu de modernité, tant du point de vue des techniques mises en œuvre que des valeurs sociétales affichées : civilité françoise, domestication de la nature, délicatesse des élites, distinction aristocratique, vision absolutiste du monde. Mais de l’expression de la surnature des élites, le potager aristocratique se transmue en symbole de leur contre-nature au cours du xviiie siècle. Jean-Jacques Rousseau ouvre Émile ou de l’éducation (1762) par une comparaison entre l’éducation dénaturée des enfants de son siècle et la nature forcée dans les potagers-fruitiers : 112
L’âge d’or du potage r a ristocratique
« tout est bien sortant des mains de l’Auteur des choses, tout dégénère entre les mains de l’homme. Il force une terre à nourrir les productions d’une autre, un arbre à porter les fruits d’un autre ; il mêle et confond les climats, les éléments, les saisons […] il ne veut rien tel que l’a fait la nature, pas même l’homme. »
Dans les dernières décennies du xviiie siècle, Jean-Baptiste de La Quintinie devient l’emblème d’un jardinage aristocratique futile et contre-nature ; le père de l’agriculture française sera, pour les assemblées révolutionnaires, le bon ménager Olivier de Serres. Dans la seconde moitié du xviiie siècle, les traités horticoles évoluent vers un style plus sec, plus pratique, plus concret, où les effets littéraires et les considérations générales sur les joies du jardinage, divertissement de l’honnête homme, laissent le pas à l’utilitarisme et à une valorisation de ceux qui pratiquent réellement l’horticulture. La Bretonnerie écrit son École du jardin fruitier (1784) pour « essayer de contribuer à l’utilité de ses concitoyens ». En opposition au jardinage aristocratique symbolisé par Versailles, se développe alors l’éloge des murs-à-pêches des jardiniers de Montreuil. Aristocrate allemande admiratrice de Rousseau, Sophie von La Roche, en voyage en France en 1785, loue l’habilité et les compétences d’un ancien soldat fils de paysan pour produire dans son jardin, sur la butte Montmartre, des pois hâtifs et des asperges mais se dit déçue de sa visite du Potager du Roi, « un grand jardin, qui avait autrefois de belles plantations, mais [elle] n’aurai[t] jamais imaginé quelque chose d’aussi négligé. Si les chers paysans de Touraine, les jardiniers de Montreuil ou d’ailleurs agissaient de la même façon, la France serait un désert ». Chemin faisant, ces différentes critiques confirment que le potagerfruitier a bien été un lieu essentiel de la ci-devant culture aristocratique de l’Ancien Régime. Le xixe siècle n’en rompra pas pour autant avec le potager comme signe de notabilité. Par la nécessaire présence d’une serre, alliance du fer et du verre, le potager des élites parviendra même à s’ancrer dans la modernité du siècle de la révolution industrielle.
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Les jardins de curé « – Je t’ai préparé une surprise ! – Ah ? – Ton jardin de curé. Il est fait […]. J’ai commencé par un carreau de salade, puis j’ai planté des poireaux, et puis je me suis souvenu que la femme, la tienne, aimait bien les haricots verts… et comme ça, le jardin s’est agrandi […]. – Il faudrait aussi y semer des courges, des citrouilles, des pois mange-tout. Y planter des groseilliers […]. Il manque un mur de pierre pour les escargots et pour s’y asseoir… » Henri Cueco, Dialogue avec mon jardinier, 2000.
Thomas Couture, Presbytère de Villiers-le-Bel, huile sur toile, xixe siècle, Compiègne, château de Compiègne. « Voici en quelques mots le sujet du tableau auquel je travaille : il représente “Le Presbytère”. Le curé est là chez lui, dans son jardin. Aussi, au lieu de lire, comme au-dehors, son bréviaire, il lit son journal. Il se promène dans les allées sablées, bordées de quenouilles ; des fruits pendent aux arbres, les raisins pendent aux treilles, des abeilles bourdonnent autour de leurs ruches. Tout annonce le confort, le bien-être chez ce brave homme de prêtre qui s’accommode de ce qu’il y a de meilleur sur cette terre » (Lettre de Thomas Couture à un de ses élèves).
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expression « jardin de curé » désigne, de nos jours, un jardin foisonnant, abondamment fleuri, accueillant de vieilles variétés fruitières dont on a oublié le goût et le nom, des arbres autrefois conduits en espalier, le long d’un mur décrépi, en cordon, le long d’une allée sablée, une treille pendante, des légumes rustiques, des raves, des choux et des blettes, de bonnes herbes potagères et médicinales, des plantes mellifères et des roses anciennes, au loin quelques marches usées, un banc de pierre émoussée à l’ombre d’un vieil arbre plusieurs fois centenaire, un portillon aux gonds rouillés et, en fond sonore, le bourdonnement des abeilles, proches cousines des mouches à miel d’autrefois… Soit un lieu calme, serein, paisible, un lieu intime sans prétention, hors des passions du monde et des ambitions du temps, le lieu d’une pérennité, d’une continuité, d’une communion avec la nature. Ce jardin renvoie à une vision totalement idéalisée et mythifiée de la campagne, à un âge d’or d’avant l’industrialisation, l’urbanisation et l’exode rural. Mais qu’en est-il de sa profondeur historique ? Ce jardin de curé à la Colette pour citadins en mal de nature a-t-il une quelconque parenté avec les jardins des presbytères de l’Église catholique ? Indéniablement, les curés de l’Ancien Régime ont été touchés par un engouement pour le jardinage, engouement qui a pu revêtir la forme d’un conformisme social tant le jardinage apparaît comme un habitus ecclésiastique. L’inégal investissement horticole des prêtres chargés d’âmes et l’hétérogénéité de leurs moyens financiers n’ont pu donner naissance à un type horticole précis mais à un spectre dans un entre-deux social allant du jardin paysan à celui des élites. En revanche, à cette diversité paysagère, technique et économique répond un discours remarquablement unanime. Tous les traités de bienséance ecclésiastique publiés dans le sillage du concile de Trente (1545-1563), lançant la reconquête catholique après le choc de la Réforme, soulignent la parfaite adéquation entre le jardinage et l’idéal du bon prêtre. Dès lors, n’est-il pas envisageable que l’expression « jardin de curé » soit un héritage laïcisé non d’un type horticole précis mais d’un discours et d’un comportement ecclésiastiques en partie matérialisés par le jardin du presbytère ?
Les curés jardiniers De nombreuses sources permettent d’aborder le goût des curés de l’Ancien Régime pour le jardinage. Ainsi en est-il des traités d’horticulture et d’arboriculture fruitière rédigés par des prêtres. La réputation pour le jardinage du curé-prieur Le Gendre, d’Hénouville en Normandie, est telle que ses contemporains lui ont attribué La Manière de cultiver les arbres 116
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fruitiers (1652). Cette paternité souligne qu’un ecclésiastique peut être célèbre pour ses jardins et appartenir à un réseau d’arboristes réputés. Avec Le Jardinier françois (1651), ce livre inaugure une série de traités horticoles reflétant une réelle pratique du jardinage, et non une horticulture de cabinet puisant dans les auteurs anciens. Au siècle suivant, l’abbé René Le Berryais (1722-1807), publie un Traité des jardins ou le nouveau La Quintinye contenant 1e la description et la culture des arbres fruitiers, 2e des plantes potagères, 3e des fleurs, 4e des arbres et arbrisseaux d’ornement (1775). Célèbre pour sa description élogieuse du système des murs-à-pêches de Montreuil, l’abbé Roger Schabol, féru amateur de jardinage, a écrit un Dictionnaire pour la théorie et la pratique du jardinage (1767), La Pratique du jardinage (1770) et La Théorie du jardinage (1771). Pour ces différents auteurs, jardinage signifie bien cultures potagères et fruitières. Jouant avec cette réputation horticole ecclésiastique bien établie, l’abbé Antoine Pluche, dans Le Spectacle de la nature (1735), initie le jeune héros, le chevalier Du Breuil, aux principes du jardinage, de la greffe et de la taille par le truchement d’un curé-prieur fictif, soucieux des espaliers de son presbytère. Cette plaisante mise en abîme offre une lecture d’autant plus édifiante que les ecclésiastiques appartiennent au public recherché par les libraires pour ce genre d’ouvrages. Des traités d’économie rurale sont effectivement prisés dans des inventaires après décès de prêtres comme Le Spectacle de la nature pour le curé de Domont en 1751 ou La Nouvelle Maison rustique pour le curé d’Épinay-sur-Seine en 1717, deux paroisses de la région parisienne. À l’instar du recteur Chatton de Pleudihen, en Bretagne, détenant un exemplaire du Cuisinier royal (1691), il faudrait également prendre en compte la possession de livres de cuisine tant alimentation et jardin demeurent intimement liés. D’ailleurs l’abbé de Chanvalon traite du jardinage, de l’agriculture, de l’élevage et de la cuisine dans son Manuel des champs (1764) ; l’auteur, qui se dit être ancien curé de campagne, a l’ambition d’offrir un ouvrage simple fondé sur son expérience et puisé dans les meilleurs traités. Malheureusement, souvent de petit format et de faible valeur, la littérature horticole est victime d’une prisée en lot dans les inventaires après décès et d’un regrettable sous-enregistrement dans notre documentation. La présence de ces livres dans des bibliothèques ecclésiastiques pose surtout la délicate question de leur lecture. À ce titre, le témoignage de Louis-Pierre Launay, curé de Ruillé-le-Gravelais, dans le Maine, de 1771 à 1790, est précieux. Pour l’année 1778, il évoque l’agrandissement de son jardin et l’édification d’un nouveau mur de clôture.
Page de titre de La Manière de cultiver les arbres fruitiers, Robert Arnauld d’Andilly, Paris, 1652, édition de 1653. La paternité de La Manière de cultiver les arbres fruitiers (1652) demeure discutée. La page de titre de la première édition l’attribue à Antoine Le Gendre, un curé célèbre pour ses jardins. Ce petit livre appartient, avec Le Jardinier françois (1651), à une nouvelle génération de traités de jardinage rompant avec la littérature de secrets de l’époque médiévale et de la Renaissance.
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« Afin de rendre ce nouveau terrain [la bande de terre le long du nouveau mur] propre surtout à recevoir des espaliers qui viennent bien : je l’ai fait défoncer d’un bout à l’autre jusqu’à trois pieds de profondeur, si bien que la meilleure terre se trouve au fond, selon le conseil du Jardinier solitaire. »
Ce curé de campagne s’investit dans l’arboriculture fruitière, consulte un traité de jardinage rédigé par un ecclésiastique lié à la réputée pépinière parisienne des pères chartreux (Le Jardinier solitaire, 1704) et, surtout, applique les conseils techniques lus.
Le goût des curés pour le jardinage Notes, livres de raison, mémoires et correspondances nous livrent les sources les plus bavardes sur le goût des curés de l’Ancien Régime pour le jardinage. Rédigé en 1700, le manuscrit de Christophe Sauvageon propose une description remarquablement détaillée du jardin de la maison prieurale de Sennely-en-Sologne. Sous la plume de cet ecclésiastique, la charge d’un curé de campagne implique naturellement le soin des âmes mais également la bonne gestion de la maison pastorale et de ses dépendances. Certains mémoires d’ecclésiastiques évoquent même très peu la charge d’âmes mais se plaisent à détailler activités horticoles et agricoles, ainsi des notes du curé de Ruillé-le-Gravelais, des mémoires de Jacques-César Ingrand (1733-1802) et des souvenirs du curé François-Yves Besnard (1752-1842). Quant à Emmanuel Barbotin, curé de Prouvy, près de Valenciennes, élu député du clergé aux États généraux de 1789, il écrit depuis Versailles de longues lettres à son suppléant, le père capucin Engelbert Barrate, dans lesquelles il mentionne les travaux à faire au jardin : il s’inquiète des tulipes – les caïeux ont-ils bien été arrachés et placés dans des caisses au sec (22 juin 1789) ? –, il rappelle de recueillir des graines pour le jardin (29 août 1789), demande si l’on a bien semé du cerfeuil et des épinards pour l’hiver, recommande de veiller à mettre à l’abri du froid hivernal les myrtes, le jasmin et un petit oranger (4 octobre 1789), déclare que le moment est venu de cueillir les poires Bon-Chrétien et que les oignons de tulipes devraient être replantés (16 novembre 1789). En sus d’une réelle préoccupation pour le jardinage, cette correspondance révèle d’indiscutables connaissances horticoles tant par le vocabulaire employé et les opérations techniques citées que par le calendrier suivi. Tous les écrits du for privé rédigés par des ecclésiastiques n’évoquent pas le jardinage, loin s’en faut, ou alors très rapidement. Jean-Baptiste Raveneau, curé de Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux, diocèse de Meaux, 118
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se contente de noter la location, pour son usage personnel, du jardin du cimetière en 1684. Il n’en dit pas plus, mais ce témoignage n’en est pas pour autant négligeable tant ce prêtre zélé se montre soucieux d’appliquer la Réforme catholique, il n’y a pas incompatibilité, pour lui, entre exigence tridentine et exploitation économique d’un jardin. Quant à Philippe Gourreau de La Proustière, curé de Villiers-le-Bel à partir de 1647, il aborde l’entretien et l’agrandissement de son jardin presbytéral entre 1653 et 1658 comme un passage obligé. Sans enthousiasme, il se livre à ces travaux parce qu’il a été nommé dans une paroisse de campagne et les vit comme un habitus ecclésiastique. Le conformisme est une composante essentielle de la distinction sociale sous l’Ancien Régime et il est fort probable que l’application de la Réforme catholique l’ait renforcé au sein du clergé contribuant ainsi à forger de solides liens entre curé et jardinage. Avec ou sans engouement, l’investissement horticole apparaît comme une réalité concrète des prêtres, voire un des devoirs du curé de campagne. L’expression « poire de curé », un fruit pierreux et peu juteux, utilisée par exemple par Jean-Baptiste de La Quintinie, renvoie à une réalité suffisamment tangible pour être intelligible.
Pas un mais des jardins de curé Il n’existe pas un jardin de curé mais des jardins. Cette diversité est fonction des revenus du desservant, de son investissement dans le jardinage et du « logement convenable » fourni par la communauté d’habitants conformément à la législation royale. Pour les jardins des presbytères du Hinglé, de Saint-Carné et de Saint-Helen, trois paroisses bretonnes rurales au sud de Dinan, les séquestres révolutionnaires donnent respectivement une superficie d’un peu moins de 500 m² – l’acte précise « petit jardin » –, un peu plus de 1 000 m² et presque 5 000 m², soit une différence de un à dix ! Sur 523 réponses à une enquête visant à estimer les revenus des curés poitevins en 17281729, seules 114 déclarent un jardin et seulement 27 une superficie : les superficies renseignées vont d’un peu plus de 500 m² à 12 160 m², la majorité se situant entre 760 et 1 500 m². Si le prêtre Mathurin Lesceur ne dispose en 1780 que d’un jardin où « il n’y a que quelques mauvais choux et quelques mauvais brin de porées, les hayes et buissons sont en très mauvais état », Alexandre Fleuriotte, le vicaire de la cure de Groslay, en région parisienne, jouit en 1700 d’un beau jardin clos de murs : 119
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« Des arbres peschers, abricotiers et pruniers […] font la garniture des murailles au tour de lad. cour, [un] grand jardin derrière planté en arbres buissons de différents fruits, groselliers, seps de vignes et encore de quelques grands arbres fruittiers à haute tige, icelluy jardins fermés de murs au tour desquels en dedans sont plantés des arbres poiriers, peschers, abricotiers, pruniers et autres fruits pallisés ainsy que ceux de lad. cour. »
La même année 1700, le prieur de Sennely-en-Sologne dispose d’un vaste jardin d’environ 10 000 m², clos de palissades et de haies ; des pieds d’hysope, de thym, de fraisiers et d’oseille bordent une allée le long du logis ; l’allée centrale et six carrés sont délimités par des arbres fruitiers, et d’autres, essentiellement des poiriers, forment de beaux alignements d’espaliers. Une soixantaine d’années plus tard, dans une lettre écrite en 1761, le curé de Poussignac, un village du Bazadais, évoque son investissement dans le jardinage : depuis une quinzaine d’années, il a fait bâtir le presbytère, mis en valeur un potager complété par une vigne et des arbres fruitiers, soigne douze pieds d’orangers et collectionne renoncules, jacinthes et anémones. À la fois espace de production et d’agrément, le jardin de curé peut accueillir des arbres fruitiers et des treilles, des légumes feuilles et des légumes racines, des artichauts et des asperges, comme dans les jardins de Christophe Sauvageon ou du recteur de Saint-Denoual, des melons dans celui de Pierre Louis Piet de Berton, curé de Sciecq, des épinards et des salades, mais également des légumes plus populaires, des choux et des poireaux, des herbes aromatiques et des simples, la sauge, évidemment, le romarin, la lavande, la menthe ou l’hysope, dite aussi herbe sacrée, utilisée comme condiment, mais aussi pour fabriquer des liqueurs, préparer des infusions.
Un jardin de production Pour les curés de campagne éloignés d’un marché, le jardin est un lieu vital pour approvisionner la table en légumes, en fruits et en herbes aromatiques. D’autant que la table curiale doit nourrir une servante, un ou plusieurs domestiques, parfois un vicaire, voire un parent à charge, et répondre au devoir d’hospitalité et de charité. Au lendemain de la décennie révolutionnaire, les réclamations des prêtres réinstallés dans leur cure mais privés d’un jardin soulignent l’importance de cet espace de production. En 1811, le curé de Montbenoît, dans le Doubs, explique qu’il lui faut, en hiver, « des provisions soit 120
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en jardinage soit en basse-cour » car non seulement sa paroisse «est un pays de montagne éloigné de tout marché et de toute boucherie » mais en plus il doit entretenir deux vicaires. Quant au curé de La Chapelle, dans le Tarn-et-Garonne, il se plaint, en 1813, d’avoir été dépossédé « d’un objet aussi indispensable qu’un jardin, surtout dans une plate campagne où il est impossible de se rien procurer même à prix d’argent ». En bon ménager, l’abbé Barbotin fait saler des herbes pour l’hiver (lettre du 4 octobre 1789), et la présence de thym et d’oseille à Sennely-en-Sologne ou de cerfeuil à Prouvy témoigne de l’étroitesse des liens entre le jardin et la table. Non seulement le jardin presbytéral permet de réduire les dépenses de bouche, mais en plus il rend possible une rentrée d’espèces sonnantes et trébuchantes par la vente de surplus. Dès octobre 1789, lorsqu’est évoquée la mise à la disposition de la nation des biens du clergé, le jardin apparaît ainsi très rapidement dans les débats portant sur la
Camille Pissarro, Église de Knocke (Belgique), huile sur toile, 1894, Paris, musée d’Orsay. Camille Pissaro a parfaitement su rendre sensible l’imaginaire du jardin de curé. À l’ombre du clocher de l’église, à proximité du presbytère, le peintre plante un jardin foisonnant, des arbres que l’on devine fruitiers, des légumes feuilles, notamment de beaux choux, et des fleurs. Hors du temps, quiétude et foisonnement règnent.
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rémunération des prêtres. C’est bien ici la dimension économique du jardin qui prime, tout comme dans les réclamations qui s’élèveront lors de la mise en place des nouveaux presbytères après le concordat de 1801. Le jardin de curé est donc une réalité économique à ne pas sousestimer et à replacer dans un contexte plus large d’exploitation agricole. Visites et séquestres révolutionnaires permettent de se rendre compte que le jardin et la cour des presbytères ruraux accueillaient des bâtiments agricoles : grange, notamment pour les curés décimateurs, étable, poulailler, mais aussi toit à porcs et clapiers, voire pressoir à cidre en Bretagne et en Normandie ; pour être complet, il faudrait également y placer un puits, une mare ou un point d’eau, et, au fond du jardin, les latrines. Sous l’Ancien Régime, tous les curés bénéficiers sont peu ou prou à la tête d’une exploitation agricole, mais s’adonnent-ils physiquement au jardinage ? Si la réponse dépend évidemment du niveau d’aisance de l’ecclésiastique, et probablement de son origine sociale, différentes sources convergent pour souligner l’emploi de domestiques et le recours à des journaliers. À la veille de la Révolution, le curé de Sillyen-Multien fait entretenir son jardin de 750 m² par le maître d’école du village et recourt, pour la création de son parterre de buis, à un jardinier professionnel. Celui de Ruillé-le-Gravelais dispose de quatre domestiques secourus lors des gros travaux par des « gens de journée ». Comme le rappelle avec force le recteur de Malville, diocèse de Nantes, en 1769, il faut à un curé de campagne « au moins un valet pour soigner les chevaux, pour planter les légumes et faire les commissions […] car quelle apparence qu’un curé que sa pauvreté réduira à planter des choux, à faucher son foin, à conduire son cheval boire, soit respecté par ses paroissiens et puisse se mettre en état de leur faire quelques instructions. Un recteur peut-il être en même temps à bêcher son jardin, à nettoyer son écurie, à acheter des provisions et en même temps à confesser un malade, à préparer un sermon, ou à administrer quelque sacrement à son église ? »
L’évolution des conditions du tirage au sort de la milice au xviiie siècle qui n’exempte plus que « le principal valet » (ordonnance de 1765, art. 2) et non plus l’ensemble des domestiques gagés des curés entraîne le mécontentement des prêtres séculiers. Ces derniers adressent alors des lettres aux agents du clergé de France afin de justifier l’emploi de plusieurs valets et n’oublient pas d’évoquer la nécessité d’entretenir un jardin. Ainsi la pratique horticole du curé se rapproche-t-elle plus des 122
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élites que de la paysannerie : il supervise (livre à la main ?), ordonne, fait le tour du propriétaire et, éventuellement, en amateur, taille, greffe, bouture, coupe des fleurs, cueille quelques fruits, sélectionne des graines. Le jardinage doit demeurer une bienséance pour l’exigeante Église de la contre-Réforme catholique, d’autant que la lente mais progressive imposition du port de la soutane, la dignité qu’elle implique et les contraintes corporelles qu’elle crée, interdisent les travaux horticoles physiques, pénibles et avilissants.
La pratique du jardinage, une honnête récréation Dépassant les métaphores horticoles de la Bible et des pères de l’Église, et le thème classique du Christ jardinier des âmes, le discours tridentin s’avère être particulièrement favorable à la pratique du jardinage. Destinés à expliquer comment les curés, notamment ceux de campagne, doivent se comporter tant dans leur charge d’âmes que dans leur vie quotidienne, les traités de bienséance ecclésiastique recommandent le jardinage. Inspiré du modèle italien du bon prêtre, l’Advertissemens aux recteurs, curez, prestres et vicaires, qui desirent s’acquiter dignement de leur charge (1613) précise que la plus honnête récréation « qu’on puisse accorder aux Prestres, est l’entretien d’un jardin, principalement en Esté, se servant modestement des instrumens d’Agriculture pour la récréation de l’Esprit, sans indécence […] la distillation encor de diverses fleurs, et herbes est une autre recréation », également liée au jardin potager-fruitier. Les propos sont identiques dans Le Bon curé ou advis à messieurs les curez (1630) du chanoine Dognon, de Verdun, précisant, dans le chapitre XIX consacré à l’obligation d’être toujours occupé, que « le soing du jardin est bien séant à un curé de village » : « Or un exercice manuel qui vous duira grandement et vous desennuyera, sera de donner quelques heures du jour au jardinage. Car vostre lieu vous y convie, et la façon de vivre de vos paroissiens, puisque c’est une espèce d’agriculture qui n’est ni mal plaisante, ny mal séante. […] Beschez vostre parterre, divisez le en quarreaux, qui soient bien compartis et adjustez, et après que vous y aurez semé les herbes potagères, et légumes pour le mesnage, ou planté les simples, et les fleurs que vous avez plus agréables, bordezles de petits canaux, si vous avez la commodité de quelques ruisseaux sinon employés y vos arrousoirs, et les entretenez, entez des sauvageons, soit en greffe, soit en écusson, pour avoir le contentement de cueillir quelque jours le fruit de vostre travail, qui vous sera plus savoureux que tout autre.»
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À la veille de la Révolution, La Méthode pour la direction des âmes dans le tribunal de la pénitence et pour le bon gouvernement des paroisses par un prêtre du Diocèse de Besançon (1783), de l’abbé Pochard, curé de Pontarlier et ancien directeur de séminaire, précise encore que la récréation est nécessaire après le repas. Elle délasse l’esprit et le corps, en répare les forces, et dispose le pasteur à soutenir l’application et le travail que demandent ses devoirs. Parmi les récréations permises, figure en bonne place le jardinage. Au milieu de ses brebis, le bon pasteur doit être un modèle moralement irréprochable et de nombreux loisirs lui sont interdits, la chasse avec une arme à feu et avec des chiens, les jeux d’argent et de hasard, la fréquentation du cabaret, les futiles conversations de voisinage… Néanmoins le prêtre doit savoir se délasser dans la journée tout en évitant soigneusement l’oisiveté et la paresse, le jardin répond à ces conditions. Philippe Gourreau de la Proustière fait planter des arbres avec le sentiment « qu’un jardin agréable, remply de fruits, délasseroit l’esprit » et la promenade digestive dans le jardin a pu être un moyen d’éviter l’assoupissement. Rétif de la Bretonne (1734-1806) rapporte, dans son récit autobiographique, que son frère, curé de Courgis, se promenait ainsi une heure dans son jardin, l’été, après le repas. Lieu récréatif, le jardin peut également être un lieu de recueillement et de contemplation de la Création. « Observer les lis des champs » (Matthieu 6-29), les traités de bienséance ecclésiastique insistent tous sur l’oraison mentale et la méditation journalière. Au xixe siècle, le prêtre en soutane se promenant, bréviaire à la main, dans les allées de son jardin ou le lisant assis sur un banc de pierre s’offre comme la représentation archétypale de l’ecclésiastique en son jardin, tant dans l’iconographie que dans la littérature. Ainsi en est-il, dans la Normandie des années 1820 décrite par Guy de Maupassant, du brave abbé Picot lisant « son bréviaire dans son petit jardin planté d’arbres fruitiers » (Une vie, 1883).
Le jardinage, une signature du bon prêtre Des premiers temps de l’application en France de la Réforme catholique au xviiie siècle finissant, que les traités soient publiés à Bordeaux ou à Rouen, à Besançon ou à Paris, que les auteurs soient issus de séminaires parisiens ou provinciaux, nous ne pouvons que souligner la permanence d’un discours favorable à l’entretien d’un jardin. Cette remarquable unanimité procède d’une parfaite compatibilité entre les valeurs associées au jardinage et les exigences tridentines concernant la vie réglée du prêtre. 124
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Tout comme le presbytère tend à se différencier de l’habitat populaire, la possession du jardin contribue à afficher une distinction sociale, comme la marque d’une reconquête de la dignité du pasteur ayant charge d’âmes. Encore faut-il que le jardin de l’ecclésiastique se distingue de celui des paysans. À cet égard, il n’est guère surprenant que la littérature tridentine et la législation royale séparent nettement l’habitat du curé des bâtiments d’exploitation : le « logement convenable » des ordonnances royales exclut la grange, sauf si le curé prélève la dîme, et l’écurie, sauf si la paroisse est étendue. De même, lorsque les prêtres parlent de leur jardin, ils se plaisent à évoquer fruits, légumes et fleurs à la mode (poiriers, figuiers, asperges, artichauts, melons, concombres, tulipes) et les conduites fruitières nobles (espalier, contre-espalier, arbre nain) mais point les choux et les poireaux pourtant également présents. Il faut une affaire de justice pour espérer les trouver cités à l’exemple du vicaire de Thiais portant plainte, le 23 juin 1640, suite aux dégâts causés dans son jardin : outre deux pruniers, un cerisier et un poirier brisés, huit pieds d’artichaut et quantité de « poreaux » y ont été arrachés. Le jardin de curé peut parfois tendre à un entre-deux social entre le jardin ordinaire des paysans et la modernité de celui des élites. Symbole fort de la résidence, le jardin est la marque d’un enracinement, l’œuvre d’un sédentaire qui plante des arbres et les greffe pour les années à venir. L’obligation de résidence, formulée avec force par le concile de Trente, et la fréquente stabilité des prêtres chargés d’âmes ont très certainement joué un rôle capital dans cet investissement horticole. Le curé Bourget de Silly-en-Multien ne débute-t-il pas ses plantations l’année même où il prend possession de la cure ? Le prêtre de Ruilly-le-Gravelais demeure 21 ans à la tête de sa paroisse (1771-1792), Jacques-César Ingrand est resté curé de campagne à Scorbé-Clairvaux pendant 25 ans (1759-1784) et lorsque Christophe Sauvageon, demeuré plus de vingt ans à Sennely-en-Sologne, évoque ses arbres fruitiers « de bon rapport », il précise que cela fait huit ans qu’il les a plantés. Non seulement le jardin matérialise l’obligation de résidence mais en plus il préserve le desservant de la contagion du monde sans en être éloigné. Le jardin et sa clôture permettent au curé d’être au milieu de ses paroissiens, et rapidement accessible en cas de nécessité sacramentelle, tout en restant honnêtement à l’écart. Symbole de la résidence, loisir décent, signe de notabilité, idéal du bon ménager et de l’hospitalité chrétienne, espace de méditation, lieu au cœur de la paroisse mais en retrait des tentations du monde… la parfaite adéquation du jardin avec les exigences de la bienséance ecclésiastique a 125
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rendu possible l’investissement horticole du clergé séculier. Et pour les hommes d’Église qui n’ont pas la vocation, mais qui doivent se garder de tout scandale, l’investissement dans le jardinage a même pu offrir une honnête échappatoire. Durablement, le jardin est ainsi devenu un attribut du bon prêtre. Les séminaires contribuent à diffuser ce discours particulièrement favorable au jardinage et, dotés de jardins et de maisons de campagne, ils ont habitué les futurs ordinands à vivre le jardin comme lieu de délassement et de recueillement. En revanche, il ne semble pas qu’il y ait eu dans les séminaires français d’Ancien Régime un enseignement d’économie rurale dispensé aux futurs prêtres. Pourtant l’idée n’était pas étrangère à l’esprit des Lumières souhaitant un clergé utile, elle sera même appliquée par l’empereur éclairé Joseph II de Habsbourg (17651790) dans ses États.
Le bon curé agronome Curé défroqué de Châtellerault, Jacques-César Ingrand rédige en l’an VIII le récit de sa vie. Destiné dès son plus jeune âge à la prêtrise, Jacques-César n’a pas la vocation, il trouve alors ses plus grands bonheurs non dans sa charge d’âmes, qu’il semble néanmoins consciencieusement remplir, mais dans l’exploitation de ses propriétés. À la fin de son journal, il évoque les devoirs du curé de campagne avec des accents que ne renieraient pas les Lumières : « après les travaux de son état, dont on n’a jamais eu à se plaindre de lui pendant plus de 20 ans qu’il a existé dans cette commune [Scorbé], que fera un curé dans une campagne s’il ne cherche à devenir utile, à créer même, à améliorer, vivifier la nature, en donner l’exemple, et d’ajouter même s’il en trouve l’occasion une petite conquête à la patrie ».
Pedro Múñez del Valle, Noli me tangere, huile sur toile, 1630, Madrid, musée du Prado. Venue embaumer le corps de Jésus, Marie-Madeleine trouve le tombeau vide. Elle s’adresse alors à un homme qu’elle prend pour le gardien du jardin avant de comprendre qu’il s’agit du Christ ressuscité (Jean, 20, 14-18). Noli me tangere (Ne me touche pas, les premières paroles alors dites par le Christ à MarieMadeleine) est une scène très fréquente dans l’iconographie chrétienne occidentale. À partir du xive siècle, le Christ apparaît à Marie-Madeleine sous l’apparence d’un jardinier muni d’une bêche. Il devient ainsi le nouvel Adam, et le jardinier des âmes dévotes. Dans la continuité du Moyen Âge, le peintre a signifié le jardin par des choux et une clôture en plessis.
L’idéal utilitariste des Lumières insiste sur le nécessaire investissement social des curés de campagne et donne naissance à une nouvelle déclinaison du bon prêtre, qui s’appuie également sur le jardin, le curé agronome. Le bon curé Théotime du Dictionnaire philosophique (1764) de Voltaire doit avoir étudié assez de jurisprudence pour éviter que ses paroissiens ne se ruinent en procès, assez de médecine pour « leur indiquer des remèdes simples quand ils seront malades », mais aussi « assez de connaissance de l’agriculture pour leur donner quelquefois des conseils utiles ». À partir des années 1760, le pouvoir royal et ses administrateurs tentent de s’appuyer sur les curés de village afin de 127
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Haricot Mignon (fig. 1), haricot de Soissons (fig. 2), planche 4 du manuscrit de Le Berryais. Auteur d’un Traité des jardins ou le nouveau La Quintinye publié en 1775, l’abbé René Le Berryais se passionne pour le jardinage. À la fin de sa vie, il collectionne des variétés de haricots et leur consacre une étude, restée manuscrite, accompagnée de quarante-neuf planches coloriées. La rigueur naturaliste de l’illustration botanique n’ignore pas les plantes cultivées dans les potagers.
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promouvoir le progrès agricole. Dans une lettre circulaire du 5 mai 1762 adressée aux curés de sa généralité, l’intendant du Limousin Turgot (1727-1781) les invite à diffuser « les découvertes et les nouvelles pratiques ». « Les curés destineront un petit carré de leur jardin pour faire des expériences » préconise un mémoire sur l’instruction des paysans publié en 1771 dans le Journal de l’Agriculture, du Commerce et des Finances.
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Au cœur d’une communauté d’habitants, le jardin du presbytère a pu jouer un rôle de modèle non négligeable. Dans les campagnes, cet espace privilégié est un des lieux possibles d’introduction et d’acclimatation de nouvelles variétés fruitières et légumières par l’achat de végétaux dans des pépinières commerciales extérieures, par la culture de fruits et de légumes à la mode, par l’inscription d’ecclésiastiques dans des réseaux d’amateurs d’horticulture puis d’agronomie. Sous le règne de Louis XVI, le curé Launay expérimente la culture du trèfle dans son jardin avant de la généraliser sur les terres dépendant de sa cure. Nombre de curés se sont investis au xviiie siècle dans la propagande en faveur de la pomme de terre à l’exemple de l’abbé Colombet, curé de Saint-Denis-sur-Sarthon, proche d’Alençon, lequel expérimente aussi différents fumiers. En Bretagne, le recteur de Saint-Denoual s’intéresse au rendement, à l’outillage, multiplie les expériences, témoigne du souci d’améliorer ses terres et d’expliquer ses travaux horticoles. À la fin de ses notes reliées, sont même jointes des brochures diffusées par la société d’agriculture du Mans. Dans les années 1750, le curé de Grateloup, en Agenais, qui se pique d’agronomie, lance dans son jardin un programme d’expérimentations afin de montrer à ses paroissiens qu’une bonne préparation des semences augmente la récolte de froment. L’abbé René Le Berryais (1722-1807) collectionne les haricots et laisse à sa mort une étude manuscrite sur ce légume décrivant pas moins de trente-six variétés à rames et vingt-trois variétés naines, le tout accompagné de quarante-neuf planches coloriées. Quant au curé de Saint-Gaudant, en Poitou, Norbert Pressac de La Chanay, il a expérimenté pendant plus de trente ans, entre la fin de l’Ancien Régime et le Premier Empire, les vertus médicinales de plantes indigènes cultivées dans son jardin, notamment celles de la chélidoine (herbe à verrue), de la fritillaire et du colchique ; il est vrai, qu’à la campagne, pour pallier l’absence de médecin ou de chirurgien-barbier, le prêtre doit être à la fois médecin des âmes et des corps. Et combien d’ecclésiastiques du xviiie siècle herborisent à la Jean-Jacques Rousseau ? Néanmoins tous les curés n’ont pas été des promoteurs du progrès agricole, notamment ceux viscéralement attachés à la perception de la dîme. D’autres se désintéressent totalement des questions horticoles. Et ceux férus de jardinage ont pu délaisser cultures potagères, légumières et fruitières, pour les seules cultures florales. Dans le village languedocien des Aubais, le chapelain des seigneurs du lieu se passionne pour la botanique, ses deux jardins accueillent « des parterres émaillés de fleurs en quantité des plus rares et des plus belles ». Cet exemple du milieu du xviiie siècle annonce ces curés collectionneurs de pélargoniums du 129
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siècle suivant et l’arrivée rayonnante, devant son époux, de Sido, la mère mécréante de Colette, dans La Maison de Claudine (1922) : « – ça y est ! s’écriait ma mère. Je l’ai ! – Le curé ? – Non, voyons ! la bouture du pélargonium qu’il gardait si jalousement, tu sais, celui dont les fleurs ont deux pétales pourpre foncé et trois pétales roses ? La voilà, je cours l’empoter… – Tu lui as bien savonné la tête au sujet de la petite ? Ma mère tournait vivement, sur le seuil de la terrasse, un charmant visage, étonné, coloré : – Oh ! non, quelle idée ! Tu n’as aucun tact ! Un homme qui non seulement m’a donné la bouture de son pélargonium, mais qui encore m’a promis son chèvrefeuille d’Espagne, à petites feuilles panachées de blanc, celui dont on sent ici l’odeur, tu sais, quand le vent vient d’ouest… »
Le
xixe siècle, l’apogée des jardins de curé
Après les saisies révolutionnaires et la vente de presbytères, les articles organiques de 1802, réorganisant le culte catholique suite à la normalisation des relations entre l’État français et le Saint-Siège (concordat de 1801), imposent aux communes de loger les prêtres chargés d’âmes. « Les presbytères et les jardins attenants non aliénés seront rendus aux curés et desservants de succursales ; à défaut de ces presbytères, les conseils généraux des communes sont autorisés à leur procurer un logement et un jardin » (art. 72). Les communes peuvent également verser une indemnité aux curés afin de leur permettre de louer un logement. La grande enquête lancée en 1809, par le ministre des Cultes, sur les presbytères révèle que la plupart des communes attribue un jardin à leur curé ou envisage d’en attribuer un. Et dans les plans types de presbytères diffusés par le ministère des Cultes au cours du xixe siècle, le jardin est en bonne place, il est souvent situé à l’arrière de la maison, elle-même précédée d’une cour. À titre d’exemple, dans les diocèses de Saint-Brieuc et de Vannes, aucun cas de presbytère sans jardin n’a été rencontré pour la seconde moitié du xixe siècle, alors qu’au début de la période concordataire plusieurs en étaient dépourvus suite à des ventes comme biens nationaux. À la veille de la loi de séparation des Églises et de l’État (1905), la France comptait 31 536 presbytères, soit un nombre globalement équivalent de jardins de curé. 130
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L’origine rurale des curés recrutés au cours du xixe siècle a probablement renforcé l’investissement des prêtres dans le jardinage, d’autant que l’Église catholique, hostile à la modernité du siècle, valorise le mode de vie des campagnes. Pour lutter contre les « perversions » de la modernité, le potager sera même au cœur de l’œuvre des jardins ouvriers lancée par l’abbé Lemire à l’aube du xxe siècle. Les journaux destinés aux ecclésiastiques recommandent des traités de jardinage, que ce soit les Tablettes du clergé soulignant, en 1825, comme très utile aux curés de campagne la Pratique simplifiée du jardinage de Louis Dubois, ou, en 1892, la Semaine religieuse de Saint-Brieuc proposant un compte rendu du récent Manuel théorique et pratique d’horticulture (1892). N’étant pas propriétaire du domaine presbytéral, le curé a d’ailleurs obligation de bien l’entretenir, notamment les arbres fruitiers plantés dans la cour, dans le jardin, ou dans un verger attenant.
Jules Alexis Muenier, La leçon de catéchisme, huile sur toile, 1890, Paris, musée d’Orsay. Le jardin de curé est également un lieu d’instruction et d’édification, catéchisme ici, contemplation de la Création ailleurs. Faut-il voir derrière ce simple desservant d’une paroisse rurale une illustration du bon curé exerçant les devoirs de sa charge ou, dans le contexte républicain de la fin du xixe siècle, un ecclésiastique obtus, enseignant des superstitions aux enfants ?
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Le jardin de curé vs le jardin de l’instituteur Au début des années 1930, le Guide Truffaut s’ouvre par une invite oubliant les ecclésiastiques : « l’ouvrier qui rêve de son potager familial, la maîtresse de maison qui, sur son balcon, soigne quelques plantes fleuries, l’instituteur dans son jardin scolaire, le jardinier qui veut embellir son domaine, et même les élèves de nos grandes écoles d’horticulture et d’agriculture, trouveront dans ce livre… ».
Point de curé ni de jardin de presbytère ici, mais l’instituteur et son jardin scolaire. Au cours d’un long xixe siècle, le jardin de l’école a progressivement concurrencé puis éclipsé celui du presbytère. Entre les années 1830 et les années 1880 se met en place une législation visant à imposer aux communes françaises l’entretien d’une « maison école », souvent associée à la mairie. Les plans types diffusés par le ministère de l’Instruction publique permettent de repérer six espaces distincts : la salle de classe, la cour de récréation, le préau, les latrines, le logement de l’instituteur et de sa famille, le jardin. Et lorsqu’en 1860 l’État lance une enquête auprès des instituteurs publics sur « les besoins de l’instruction primaire dans une commune rurale au triple point de vue de l’école, des élèves et du maître », l’école rêvée dessinée par les réponses n’oublie pas le jardin. Ce dernier est voulu pour trois raisons qui ne sont pas sans rappeler les motivations horticoles des curés : le délassement du corps et de l’esprit, l’éducation des enfants par des leçons de choses, enseignement agricole pour les garçons, économie domestique du potager pour les filles, et un complément en nature pour la table adoucissant la situation pécuniaire du ménage du maître d’école ; en 1879, Le Jardin de l’instituteur propose une superficie idéale de 200-300 m² et une cinquantaine de « légumes utiles » des aulx aux tomates en passant par les carottes, les choux, les navets, les poireaux, les pommes de terre…, sans oublier salades et fines herbes. Pour comprendre cette demande d’un jardin, il faut également prendre en compte le désir de notabilité, exacerbé quand l’instituteur se pose en rival du curé. Le conflit peut devenir vif lorsque, sous la IIIe République anticléricale, des municipalités reprennent une portion du jardin presbytéral pour la donner à l’instituteur public, ce hussard noir de la République. La présence d’un jardin dans les maisons-écoles républicaines prend alors un autre sens tant l’affrontement entre l’école publique et l’Église catholique passe notamment par une récupération, par l’instituteur, des attributs du bon prêtre. La leçon de choses de 132
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Sceaux – Institution Maintenon – Le potager, carte postale, fin xixe siècle. Ce pensionnat religieux de jeunes filles n’oublie pas l’éducation domestique dans la formation dispensée à de futures maîtresses de maison. Il n’est pas innocent que ce soit le potager qui ait été choisi pour cette photographie de groupe des pensionnaires comme un gage de sérieux et de moralité de l’Institution Maintenon. Jules David, l’auteur de cette carte postale, était spécialisé dans la photographie de groupes scolaires, notamment des grands lycées parisiens.
l’instituteur républicain n’est-elle pas un pendant laïcisé de la contemplation de la Création ? Semer, repiquer, croître, désherber, fructifier... autant de thèmes édifiants offerts tant par le jardin de l’école que par le jardin du presbytère accueillant les enfants le temps du catéchisme ou du patronage. Dans les années 1840, après le catéchisme, le curé de Chavannes enseignait aux enfants l’art de la greffe en n’oubliant pas de souligner que « pouvant obtenir, par la greffe et les plantations, des fruits en si peu de temps, ils sont doublement coupables d’en prendre aux autres ». Quelques décennies plus tard, la morale républicaine tiendra un discours comparable. 133
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Le jardin de l’instituteur
Les instruments de travail : la bêche, chromolithographie pour le chocolat Félix Potin, vers 1900. Petites images collectionnées par les enfants, les chromolithographies n’ignorent pas l’univers du potager. Un jardinier, reconnaissable à son chapeau de paille, son tablier et ses sabots, est en train de bêcher un terrain, un jeune garçon, probablement son fils, l’aide dans cette tâche. Derrière eux, un châssis et deux melons sous des cloches en verre complètent le décor du potager.
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Au propre comme au figuré, le bon maître est un bon jardinier. Les inspecteurs savent apprécier, derrière un jardin d’école soigneusement entretenu, les qualités de l’instituteur. En 1951, l’inspecteur général de l’instruction publique J. Cressot souligne même qu’il « n’y a guère d’écoles sans jardin […] de maîtres d’école qui ne soient, n’aient été, ou ne voudraient être jardiniers ». À partir de la seconde moitié du xixe siècle, des brochures et des petits livres d’initiation au jardinage, de la préparation du sol aux récoltes, sont spécifiquement écrits et publiés pour les maîtres d’école, comme le Jardin de l’instituteur (1879) de P. Joigneaux ou, en 1942, le Jardin scolaire d’André Vimeux, un directeur d’école. Comme au xviiie siècle le jardin de curé devait promouvoir les progrès agricoles, le jardin d’école est censé montrer le bon exemple : l’importance du fumier, la réalisation de couches, la rotation des cultures, les effets du binage et de l’éclaircissage, les semis et le cycle végétatif, la greffe et le cycle de la sève, les légumes les plus intéressants... Pour ce faire, l’instituteur peut utiliser son jardin personnel ou un jardin cultivé par les élèves sous la direction du maître (le jardin scolaire). La visite de potagers est également conseillée avec, au retour en classe, comptes rendus écrits, réalisation de plans et schémas explicatifs. Le potager demeure surtout présent dans les écoles de garçons et de filles, tant urbaines que rurales, moins comme activité manuelle que comme support à maint exercice. Le potager doit cette présence à la fois au principe pédagogique que des exemples de la vie quotidienne faciliteraient les apprentissages, et aux valeurs associées au jardin et défendues par l’école : le travail, l’ordre, le soin, mais également l’économie domestique, l’hygiène alimentaire et la défense du foyer. Le modeste potager se prête au chant, à la dictée et à la récitation, aux exercices de grammaire et de vocabulaire, à la leçon de choses et de géographie, au dessin et à l’écriture bien calligraphiée des étiquettes. Quant à l’apprentissage des mathématiques, il trouve dans le jardinage matière à de nombreux problèmes : rendement et volume de production, superficie des plates-bandes et longueur de clôtures, achat de graines et vente de légumes, consommation d’eau et d’engrais… Ouvrons un manuel scolaire de 1948 préparant au certificat d’études primaires, J’apprends à résoudre les problèmes de la vie pratique, et munissons-nous d’un cahier et d’un crayon :
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Pour ensemencer une plate-bande rectangulaire de 6 m. 25 sur 2 m. 40 on utilise, à raison de 20 g. de grains par m², des haricots payés 54 fr. le kg. Les frais de culture se sont élevés à 150 fr. 1e Quel est le montant des frais engagés ? 2e La plate-bande donne en moyenne 800 g. de haricots verts par m². On en consomme la moitié au moment où ils valent dans le commerce 35 fr. le kg. Quelle est la valeur des haricots consommés ? 3e L’autre moitié est mise en conserve et on a pour cette opération 140 fr. de frais. On les consomme en hiver alors que la boîte de conserve de 1 kg. vaut à l’épicerie 58 fr. Quelle est la valeur de la conserve ainsi faite ? 4e Quel bénéfice a-t-on réalisé dans la culture de cette plate-bande ?
Même les images collectionnées par les enfants n’oublient pas le potager. Offertes à l’achat d’une denrée alimentaire, les chromolithographies jouent l’analogie avec la récompense scolaire du bon élève. Des bancs de l’école aux tablettes de chocolat, des générations d’enfants ont vécu les vertus pédagogiques du potager. On n’additionne pas les choux avec les carottes. Qui n’a jamais entendu ce commandement scolaire ?
Un stéréotype littéraire Concurrencé par le jardin de l’instituteur, fragilisé par le recul de l’Église catholique, le jardin de curé trouve son salut dans la littérature. De Balzac à Zola, le xixe siècle marque l’entrée en littérature du jardin de curé. Dans Le Curé de village (1838), Honoré de Balzac décrit longuement le jardin du desservant de Montégnac, le curé Bonneau, chemin faisant il inaugure la figure archétypale du jardin de curé parvenue jusqu’à nous : « L’escalier de cette terrasse et les murs qui la soutenaient étaient d’une ancienneté constatée par les ravages du temps. Les pierres de l’escalier, déplacées par la force imperceptible mais continue de la végétation, laissaient passer de hautes herbes et des plantes sauvages. […] Au fond, en face de la porte d’entrée [du presbytère], une autre porte ouverte donnant sur le jardin potager permit à l’abbé de Rastignac de mesurer le peu de largeur de ce jardin, encaissé comme par un mur de fortification taillé dans la pierre blanchâtre et friable de la montagne que tapissaient de riches espaliers, de longues treilles mal entretenues […]. »
Promis à une belle carrière littéraire, l’esprit de ce jardin plane encore, en 1945, sur celui de l’abbé Vergélian, ce « bon prêtre » qui « cultive des fleurs pour nourrir ses abeilles » dans Le Jardin d’Hyacinthe d’Henri Bosco. Quant au bon abbé Constantin, héros éponyme d’un roman sentimental 135
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« Le jardin de Monsieur le curé », d’après Étienne-Prosper Berne-Bellecour (1838-1910), Bordeaux, collection musée Goupil, inv.93.1.2.1859. Jouant le cousinage avec l’iconographie de saint Fiacre et du Christ jardinier, le curé représenté ici en son jardin est coiffé d’un chapeau de paille, protège sa soutane d’un tablier et tient contre lui une bêche ; la décence sociale ne permet pas de montrer un ecclésiastique bêchant réellement une platebande. L’imaginaire du jardin de curé développé à partir du xviie siècle empreint cette œuvre, jusque dans le choix d’un muret qui n’est pas sans rappeler la description de la cure de Montégnac par Balzac.
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de Ludovic Halévy, il se soucie du bien-être de ses ouailles, de distribuer des aumônes, et de palisser ses poiriers et ses pêchers ! Publié en 1882, le livre est réédité en 1887 avec des illustrations de Madeleine Lemaire (1845-1928). Par deux fois, elle campe l’ecclésiastique dans son jardin, une fois monté sur une échelle en train de s’occuper de ses espaliers et, une autre fois, avec sa servante et son filleul officier, devant un carré de salades, de la chicorée et de la romaine précise le roman. Connue du toutParis pour ses représentations de fleurs, Madeleine Lemaire a servi de modèle à Marcel Proust pour le personnage de Mme Verdurin, laquelle se montre très fière de son… jardin de curé ! Dans une veine résolument naturaliste, Émile Zola plante, en petites notations, l’étroit jardin, entre cimetière et église, de la pauvre cure du Sud de la France que dessert l’abbé Serge Mouret : quelques arbres fruitiers, un pêcher et deux mûriers, des carrés de légumes, des bordures de thym, des fleurs, pour l’autel de la Vierge, et, fortement odorant, vivant, bruyant, tout un petit élevage domestique dans des cabanes de bois, lapins de clapier nourris avec l’herbe du cimetière, des poules et un coq,
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et même une chèvre, un porc et une vache, sans oublier l’incontournable ruche, probable concession de l’écrivain à l’imaginaire d’un jardin de curé. Le réalisme cru du jardin de ce pauvre presbytère, fortement marqué par le pullulement animal, est mis en relief par l’onirisme des longues descriptions du Paradous, ce jardin luxuriant d’avant le péché de chair, théâtre de La Faute de l’abbé Mouret (1875) avec la belle, fraîche et innocente Albine. Si la littérature a planté le topos du « jardin de curé », elle sait également jouer avec. Que reste-t-il de nos jours des jardins de curé d’autrefois ? Un imaginaire positif, un cliché littéraire, un type de jardin empreint de nostalgie, et encore ? Une kyrielle de noms de plantes potagères, d’herbes médicinales et d’arbres fruitiers d’un autre temps, où une chicorée sauvage pouvait être nommée barbe-de-capucin, de la mâche, saladede-chanoine, où saint-joseph, saint-Antoine-de-Padoue et Léon XIII désignaient des fraisiers remontants à gros fruits, où les pois étaient dits de sainte-catherine et les poiriers, de bon-chrétien ou de curé.
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Au temps
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« Il est souhaitable que chaque famille ouvrière cultive un jardin potager qui lui fournisse des légumes sains et abondants permettant de varier l’alimentation et de préparer à peu de frais conserves et confitures. Cette culture offre une saine distraction pour tous, une détente qui retient le père et les grands fils dans l’atmosphère familiale, loin de la tentation du cabaret. […] Les travaux en commun, adaptés à la force physique de chacun, resserrent en outre les liens familiaux. En dehors des économies qu’il permet, le jardinage contribue au bonheur du foyer. » R. Flament, Sciences appliquées et travaux pratiques, écoles urbaines de garçons, deuxième cycle, Paris, 1941, 81e leçon, « le jardinage ».
Charles Théophile Angrand, Dans le jardin, huile sur toile, 1885, Rouen, musée des Beaux-Arts. Dans ce jardin normand, au premier plan, un homme d’âge mur, casquette sur la tête, bêche une plate-bande, la bêche est invisible mais la posture corporelle du jardinier la signifie. Au fond un autre homme récolte des fruits. Au temps des jardins ouvriers, la culture du jardin s’est fortement masculinisée. Notons que le petit élevage, visible ici par des clapiers, demeure associé au potager domestique.
Gustave Caillebotte, Les Jardiniers, huile sur toile, 1875-1877, collection privée. Au siècle de la révolution industrielle le potager bien entretenu demeure un signe de notabilité. Alignement des plantes au cordeau, platesbandes impeccablement désherbées et arbres fruitiers conduits en espalier le long des murs continuent à composer le paysage du jardin-potager des élites. Châssis, cloches en verre et arrosages réguliers permettent d’obtenir des légumes primeurs au prix d’un travail harassant. Les deux jardiniers arrosent pieds nus les pieds de haricots afin de ne pas tasser la terre des plates-bandes
n 1996 a été célébré le centenaire des jardins ouvriers de la Ligue française du coin de terre et du foyer. Les photographies jaunies de l’album commémoratif publié pour l’occasion invitent à pousser le portail et (re)découvrir cette forme originale de jardinage et de culture populaires du siècle dernier. Le long d’une voie de chemin de fer ou d’un axe routier, dans les faubourgs ouvriers, au pied de fortifications militaires, dans des banlieues anarchiques en voie d’urbanisation, à proximité de hauts fourneaux et des mines, s’insèrent des lopins de verdure, des potagers soigneusement cultivés. Une cabane de bric et de broc, pompeusement appelée tonnelle du temps de l’abbé Lemire (1853-1928), un bidon pour récupérer l’eau de pluie, un portail bricolé, une allée dessinée par des culs de bouteille, des briquettes ou des planches de bois, plantent le décor. Là, un homme en marcel bêche une plate-bande, ici, un autre pose fièrement en son jardin, casquette sur la tête, ailleurs, une famille endimanchée profite d’une partie de campagne ensoleillée. Là, des pommes de terre, mais pas trop, des rames de haricots, des salades bien pommées, ici, des poireaux, des choux, des carottes, partout, la fierté de beaux légumes alignés au cordeau, régulièrement sarclés, soigneusement désherbés, engraissés, arrosés, et, dans un coin, un châssis bricolé pour les semis, forcer des plants, obtenir des légumes primeurs. Quelques touffes de fleurs et d’herbes aromatiques complètent la parcelle, des zinnias, des dahlias, un rosier, du thym odorant, du persil plat ou frisé. Un carré de fraisiers, parfois quelques petits fruits, des pieds de groseilliers ou de framboisiers, éventuellement un cep de vigne, sont également au rendez-vous, mais plus rarement l’arbre fruitier à haute tige, par trop mangeur d’espace. Ces jardins ouvriers à la Prévert, photographiés par Doisneau à leur apogée dans les années 1950, nous offrent des scènes hautement pittoresques, d’aucuns diraient folkloriques. Ils nous plongent surtout au cœur de l’histoire économique et sociale du monde occidental, des relations patronat – classe ouvrière à la question émergente du temps libre. Lors des deux conflits mondiaux, le modeste potager croise même, un temps, la « grande histoire » avant d’être décrié, honni et promis à une mort certaine.
Les potagers de la révolution industrielle Bien loin de remettre en question le jardin potager, le siècle de la révolution industrielle l’a consolidé. Il demeure un signe de bourgeoisie tout au long du xixe siècle et de la première moitié du siècle suivant. La distinction sociale du potager repose sur la possession d’une 140
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propriété, sur des conduites fruitières toujours plus élaborées et complexifiées (gobelets, vases, fuseaux, quenouilles, pyramides, palmettes droites ou obliques, palmettes Verrier, cordons simples ou doubles…), et, concession à la modernité du siècle, sur la serre faite de fer et de verre. Héritier du bon ménager de l’Ancien Régime, le bon bourgeois continue de faire entretenir, dans sa campagne, un jardin potager-fruitier. Les toiles impressionnistes d’un Camille Pissarro (1830-1903), Jardin potager à l’Hermitage, Pontoise (fin xixe siècle), Jardin potager, le matin, Éragny (1901), tout comme Les Jardiniers (vers 1875-1877) de Gustave Caillebotte (1848-1894), portent témoignage de ce goût de la bourgeoisie pour l’entretien d’un jardin potager. Parmi les joies de la villégiature à la campagne énumérées par Jules Pizzetta en 1889 dans 141
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La récolte des pommes de terre dans les jardins ouvriers de Roubaix, carte postale du début du xxe siècle. Berceau de la révolution industrielle, fief de la démocratie chrétienne et terres de l’abbé Lemire, le Nord de la France est à la tête du mouvement des jardins ouvriers au tournant du xxe siècle. En 1909, plus de cinq cents jardins ouvriers existent à Roubaix. Cette carte postale met en valeur l’unité familiale et le rôle du potager dans l’approvisionnement alimentaire. Plutôt que de fréquenter le cabaret ou des réunions politiques, le père et le grand fils travaillent pour le bien-être de leur foyer sous le regard bienveillant d’un homme qui pourrait bien être un ecclésiastique… une « belle leçon » pour le plus jeune des fils, lequel est le seul à regarder l’objectif de l’appareil photographique.
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Les Loisirs d’un campagnard, le jardinage figure en bonne place : dans une confortable maison au confluent de l’Aisne et de l’Oise, en vue de la forêt de Compiègne, le campagnard éponyme, un notable, veille à la culture de fruits et de légumes, et son potager est naturellement équipé d’une serre. Dans l’histoire du potager, la nouveauté est ailleurs. Elle concerne le monde ouvrier. Au cours d’un long xixe siècle européen marqué par la révolution industrielle, un nouveau type de potager apparaît : le jardin industriel, lopin de terre fourni par l’entreprise à ses salariés. Les corons des mineurs où un jardin accompagne l’habitation ouvrière en sont l’exemple type. L’objectif politique et social recherché par les entreprises est alors de fixer une main-d’œuvre flottante dont on se méfie, et de la fidéliser à une compagnie. Publié par le ministère du Travail, un rapport de 1922 consacré aux jardins ouvriers de Montluçon loue cet effet du jardinage : « un autre résultat heureux a été de stabiliser l’ouvrier qui s’attache à son usine et à son jardin. Il est peu de localités où l’ouvrier soit aussi stable ; chaque année, les médailles d’honneur du travail y sont nombreuses ; des générations d’ouvriers se succèdent dans la même usine. »
Tout en les détournant des tentations du socialisme, des réunions publiques et de la grève, le jardin offre un complément de salaire aux ouvriers. En leur octroyant un potager à cultiver, le patronat cherche à occuper les ouvriers après leur journée de travail et lors du repos dominical afin d’éviter qu’ils n’aillent au cabaret ou assister à des réunions politiques. Visant à contrôler le temps libre des ouvriers, comme le temps de travail l’est à l’usine ou à la mine, et à les rendre plus dociles, mais également à améliorer leurs conditions de vie, l’octroi d’un potager appartient pleinement à l’arsenal du paternalisme industriel. Ainsi en est-il des cités ouvrières associant jardin et logement construites par la compagnie Dolfuss à Mulhouse ou par les Schneider au Creusot. Dans l’immense majorité des cas, la maison et le jardin restent propriété de l’entreprise. En cas de licenciement, l’ouvrier ou le mineur les perd obligatoirement. Quand bien même il en deviendrait propriétaire, la valeur du bien dépend de toute façon de la bonne santé de l’entreprise. En 1920, la France compterait environ 170 000 jardins d’industrie, dépendant essentiellement des compagnies minières et ferroviaires. Le xixe siècle est également marqué par le développement d’une idéologie réactionnaire qui condamne le développement industriel, prône le retour à la terre et érige le jardin potager en garant de la famille chrétienne et d’un ordre ancien. Ce courant oppose une France paysanne et catholique vertueuse aux perditions de la ville industrielle, l’alcoolisme,
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le socialisme, le concubinage, les maladies vénériennes... Hostile à la modernité du siècle, l’Église catholique valorise le travail de la terre. Adam, le premier homme du récit biblique, ayant été fait jardinier, la culture du potager rappellerait l’ordre ancestral des choses, le rythme immuable des saisons, la soumission à Dieu. Par métonymie, le potager dit le foyer, son bon entretien, l’union du ménage, à l’image de La Becquée (vers 1860) de Jean-François Millet. Au premier plan, une solide paysanne, assise sur un tabouret devant sa maison, donne de la bouillie à ses trois jeunes enfants assis sur le seuil de la porte. Au fond, uni à la scène du repas familial par une diagonale marquée par les genoux des enfants et la façade bien entretenue de l’habitation, le père bêche dans le jardin. Bon père, il nourrit sa famille et contribue à l’harmonie familiale. Quelques initiatives philanthropiques, tant dans le monde catholique que protestant, en France, en Belgique et en Europe du Nord, inaugurent le prêt de terre à des familles nécessiteuses afin de leur permettre de cultiver un jardin potager. Ainsi en est-il des jardins des Conférences de Saint-Vincent-de-Paul. Fondée en 1833, cette organisation catholique de charité propose des prêts de terre et de semences 143
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pour des familles nécessiteuses et méritantes, à Laerne, en Belgique, comme à Bouxières-aux-Dames, en Meurthe-et-Moselle. Quant à l’œuvre de la Reconstitution de la famille, fondée par Mme Hervieu à Sedan, elle prête depuis 1889 des parcelles à des familles dans le besoin. Les jardins ouvriers, un mouvement européen, puiseront dans ces différentes expériences du xixe siècle.
L’œuvre de l’abbé Lemire Député-maire de la ville d’Hazebrouck, l’abbé Jules Lemire est favorable à la démocratie chrétienne et au catholicisme social. Fils d’agriculteur, il naît en 1853 dans le Nord de la France, une région fortement marquée par l’essor des industries textiles et minières. Visitant, jeune prêtre, les familles nombreuses et nécessiteuses, il découvre les conditions de vie misérables du monde ouvrier des décennies 1880-1890. Toute son œuvre en sera marquée. Le 21 octobre 1896, il fonde la Ligue française du coin de terre et du foyer (LFCTF). En 1908, l’œuvre devient une association loi 1901, et, l’année suivante, elle est reconnue d’utilité publique. Consécration de l’œuvre de l’abbé Lemire, en 1913 le Président de la République, Raymond Poincaré, visite les jardins ouvriers d’Ivry-sur-Seine, en région parisienne. L’abbé Lemire avait pour objectif de consolider la famille en permettant aux ménages ouvriers l’accès à la propriété d’une maison avec jardin. Il n’aura de cesse de défendre le principe d’un bien de famille insaisissable, une petite maison et un jardin dont la valeur n’excéderait pas 8 000 francs. C’est le sens premier du nom de son œuvre : Ligue française du coin de terre et du foyer. Mais rapidement la ligue délaisse l’accès à la petite propriété et consacre l’essentiel de son activité à la création et à la gestion de jardins dits ouvriers. N’étant ni bourgeois, ni paysans, ces jardins sont alors logiquement qualifiés d’ouvriers. Pour les promoteurs des jardins ouvriers, le jardinage, un travail manuel en plein air, est perçu comme un moyen de désaliéner l’ouvrier, de lui redonner sa dignité d’homme. Contrairement à la machine déshumanisante, l’outil du jardinier demeure un prolongement naturel de la main de l’homme. « Complément et correctif du travail industriel, le jardin ouvrier rend à l’homme sa personnalité, écrit l’abbé Lemire, il le repose dans un travail libre, bien fait à la mesure de ses forces et où l’outil, loin de le tyranniser, le sert. Il suffit à déterminer une aptitude au sentiment de la beauté et un effort pour la réaliser – éternel point de départ de toute ascension morale.»
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L’abbé Lemire, dessin de Aristide Delannoy en une des Hommes du jour n° 95, 13 novembre 1909. Élu député du Nord en 1893, l’abbé Lemire sera réélu sans interruption jusqu’à sa mort en 1928. Cette figure pittoresque, dans une IIIe République anticléricale, d’un député en soutane défendra constamment la nécessité d’un lopin de terre pour consolider l’institution familiale. Le socialiste anarchisant Victor Méric (18761933) lui consacre deux pleines pages des Hommes du Jour, journal fondé en 1908 et illustré par Aristide Delannoy (18741911). Tout en reconnaissant du courage politique à un « curé pas ordinaire », « un curé républicain », lorsque ce dernier défend des idées progressistes, il juge la cause du lopin de terre d’une « simplicité naïve ».
L’entretien d’un potager est censé aider l’ouvrier à recouvrer la santé en le sortant des taudis insalubres, de l’usine ou des galeries minières. Présenté comme « un sanatorium à domicile », pour reprendre le titre d’une brochure publiée en 1903 par le docteur dunkerquois Gustave Lancry, un compagnon de l’abbé Lemire, le jardin ouvrier permettrait même de lutter contre la tuberculose. Paré de nombreuses vertus sanitaires par un discours hygiéniste pourchassant les miasmes, le jardinage renforcerait à la fois le corps et l’âme. Il rendrait l’ouvrier plus sobre, plus docile et l’attacherait à son foyer. Et présenté comme un loisir, non comme un travail supplémentaire, le jardinage peut occuper les ouvriers le dimanche sans remettre en 145
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question les commandements de l’Église, tout en s’associant à l’ancestrale lutte du clergé contre le cabaret. Qui plus est, ce passe-temps est utile puisqu’il permet de produire des plantes potagères pour la famille et, ainsi, de réduire les dépenses de table. En obligeant les ouvriers à cultiver des légumes différents, l’œuvre des jardins ouvriers tente également de promouvoir une meilleure hygiène alimentaire.
L’œuvre des jardins ouvriers Dans l’histoire du jardinage en Occident, les jardins ouvriers proposent une forme particulièrement originale d’organisation spatiale, de gestion des espaces productifs et de sociabilité entre jardiniers. Ni totalement publics, ni totalement privés, ils sont avant tout communautaires. Régi par un directeur et un règlement, un lotissement de jardins ouvriers constitue une communauté de jardiniers strictement organisée et disciplinée. Les jardins ouvriers sont des lotissements collectifs de parcelles, dissociées de l’habitat, octroyées à des familles vivant dans des habitats collectifs urbains ; le phénomène est majoritairement urbain même s’il existe des exemples ruraux. Les jardins ouvriers s’inscrivent dans une réflexion plus large des élites sur les loisirs populaires entre la fin du xixe siècle et l’entre-deux-guerres. Ceux-ci sont pensés comme ne pouvant qu’être collectifs et obligatoirement encadrés. Pour être créé, un groupe de jardins ouvriers doit obtenir d’un propriétaire, à titre gracieux ou moyennant un loyer modique, un terrain. Ce propriétaire peut être une municipalité, une congrégation religieuse, une entreprise, l’Assistance publique, l’armée, à l’exemple des célèbres jardins ouvriers du fort d’Ivry à Paris, voire un riche particulier philanthrope. Parfois, l’œuvre parvient à acheter des terrains. Ces derniers sont ensuite subdivisés en parcelles, lesquelles seront laissées à des familles ouvrières afin d’y cultiver un jardin potager. Au tournant du xxe siècle, la question de la gratuité des parcelles donne matière à débat. Une cotisation annuelle modique, qui n’est en aucun cas un loyer, sera finalement demandée afin d’éviter d’associer les jardins ouvriers à une œuvre d’assistanat. Le lotissement est placé sous la responsabilité d’un directeur et d’un comité local, des notables et des ecclésiastiques dans les premiers temps. Si les ecclésiastiques ont été nombreux au début du xxe siècle, comme l’abbé Marescaux à Tourcoing ou le père Volpette à SaintÉtienne, la dimension religieuse du mouvement s’atténuera progressivement jusqu’à disparaître. À partir des années 1950, les directeurs sont de plus en plus souvent choisis parmi les jardiniers bénéficiaires d’une 146
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parcelle. Ce mouvement va de pair avec une appropriation des lieux par les jardiniers, et l’oubli progressif des objectifs religieux, politiques et moraux qui avaient présidé à la naissance des œuvres. Les jardins ouvriers deviennent ainsi progressivement les jardins des ouvriers. Si la Ligue française du coin de terre et du foyer fondée par l’abbé Lemire fédère de nombreuses œuvres locales, tous les jardins ouvriers français n’adhèrent pas à la LFCTF. Et le mouvement n’est pas spécifiquement français, il existe d’autres fédérations nationales de jardins ouvriers, notamment en Belgique. En 1926, un Office international du coin de terre et des jardins ouvriers est créé au Luxembourg. Présidé par l’abbé Lemire, il regroupe sept pays – Allemagne, Autriche, Belgique, France, Grande-Bretagne, Luxembourg, Suisse –, auxquels se joindront la Finlande, les Pays-Bas, l’Italie, l’Irlande, la Pologne, la Suède et la Tchécoslovaquie. En 1934, il regroupe cinq millions de jardins à travers l’Europe.
Une famille allemande devant sa cabane de jardin, Berlin, vers 1906. Le mouvement des jardins ouvriers concerne l’ensemble des pays européens touchés par la révolution industrielle. D’ailleurs en 1926 est créé un Office international du coin de terre et des jardins ouvriers. Contrairement à la situation française, le lopin concédé en Allemagne peut tendre à devenir une résidence secondaire, la cabane de jardin sera alors un cabanon dans lequel il est possible de passer la nuit.
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Erich Büttner, Rixdorf, Elbestraße, aquarelle, 1906, Berlin, collection Archiv für Kunst & Geschichte Le peintre allemand Erich Büttner (1889-1936) recourt à une gamme chromatique brune et à la rectitude des traits pour mettre en valeur la dimension urbaine et industrielle des jardins ouvriers de ce quartier berlinois. À l’intérieur de la clôture, plusieurs parcelles dotées d’un abri sont perceptibles.
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Dessine-moi un jardin ouvrier Un lotissement de jardins ouvriers est en principe constitué d’un terrain clos à l’intérieur duquel sont réparties des parcelles d’une superficie identique, généralement comprise entre 150 et 200 m², rarement supérieure à 300 m². Entre les premières créations et les jardins ouvriers de la fin du xxe siècle, la superficie des parcelles a fortement diminué pour atteindre aujourd’hui une moyenne comprise entre 50 et 100 m². Cette évolution s’explique à la fois par la diminution de la taille des familles, par une demande de parcelles plus importante que l’offre, et par des contraintes d’espace de nos jours bien plus importantes. Chaque parcelle est généralement clôturée et fermée par un portail dont la largeur doit permettre le passage d’une brouette, outil essentiel au jardinier pour transporter de la terre, du fumier, évacuer les mauvaises herbes. Les règlements interdisent rigoureusement toute monoculture légumière afin d’être sûr que la production ne soit pas, en partie, destinée au marché, tout en veillant à une meilleure hygiène alimentaire grâce à
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la diversification des cultures. La parcelle ne saurait être convertie en champ de pommes de terre, certains règlements interdisaient même leur culture. Que ce soit dans les règlements, les statuts ou la définition juridique du jardin ouvrier, la vente des produits du jardin est proscrite. Le jardin ouvrier s’inscrit pleinement dans la définition du jardin familial donnée par le Code rural : « toute parcelle de terrain que son exploitant cultive personnellement en vue de subvenir aux besoins du foyer à l’exclusion de tout bénéfice commercial ». Dans l’histoire du potager en Occident, cette rupture est capitale tant du Moyen Âge au xixe siècle, une part non négligeable de la production des jardins domestiques accédait tout à fait légalement au marché. Toute monoculture légumière est interdite mais la parcelle doit néanmoins rester un jardin de production et non être convertie en jardin d’agrément. Si pelouse, fleurs et arbustes ornementaux peuvent être tolérés, ils seront toujours minoritaires. D’un groupement de jardins à un autre, les règlements imposent souvent qu’au minimum les trois quarts de la superficie soient consacrés aux légumes, et ils insistent sur la nécessité de cultiver différents légumes : tomates, poireaux, choux, salades, haricots, oignons… Le reste de la parcelle accueillera des herbes aromatiques, des fleurs, quelques petits fruits rouges, plus rarement des arbres fruitiers, et, éventuellement, une petite bande de gazon. Ni clapier, ni poulailler. Bien que traditionnellement associé au potager, le petit élevage est rigoureusement prohibé. Pour la même raison, les cultures fourragères y sont interdites. À quoi servirait un carreau de luzerne, si ce n’est à nourrir des lapins de clapier ? Néanmoins, des cas d’infractions seront relevés, notamment lors des deux conflits mondiaux. Chaque parcelle porte une cabane de jardin, pour ranger les outils, des pots, des graines et des plants à repiquer, pour servir d’abri et de repos dans la journée. Ayant échoué dans la volonté de faire accéder les ouvriers à la propriété d’un logement et d’un jardin, la LFCTF met l’accent sur « la tonnelle », nom donné à ces abris de jardin dans la première moitié du xxe siècle. Néanmoins, contrairement à l’Europe du Nord, dans les réalisations françaises, elle ne peut pas devenir une maison de campagne, le jardinier n’ayant pas le droit d’y passer la nuit.
Le bon jardinier Le bon jardinier est avant tout un père de famille. Les jardins sont attribués à des familles jugées méritantes. Dans le cadre d’une prise de conscience d’un déclin démographique de la France, il faut entendre 149
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des familles avec enfants. L’œuvre des jardins ouvriers exclut les célibataires et les couples stériles. Dans certains groupements, par exemple à Ham, à Sedan et à Amiens, les familles les plus nombreuses disposaient de lots de terre plus importants. « Les jardins sont attribués aux familles d’au moins trois enfants. Un jeune ménage sans enfant ne peut posséder un jardin que jusqu’à la troisième année de son mariage ; passé ce délai, il est considéré comme stérile, et quitte le jardin. La priorité dans l’attribution est donnée aux familles les plus nombreuses […]. Pour développer l’esprit de dévouement mutuel, les concessionnaires d’un même groupe s’engagent à cultiver, à tour de rôle, le jardin d’un camarade malade. Motifs d’exclusion ou de refus d’attribution d’un jardin : terrain mal entretenu, vol de légumes, bagarres, coups, ivrognerie, maraude, braconnage, vente d’allumettes en contrebande, divorce, jardiniers trop âgés. »
Le Jardin ouvrier de France, numéro de février 1942. À partir de 1934 la Ligue française du coin de terre et du foyer publie une revue destinée aux jardiniers : Le Jardin ouvrier de France. Cette revue dispense des conseils techniques, indique les travaux et les jours, présente des jardins ouvriers et contribue à renforcer l’appartenance à une communauté de jardiniers. Encore publiée de nos jours, elle a toutefois changé de nom en 1978 pour devenir Jardin familial de France.
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Ce règlement de l’Association des jardins ouvriers de Troyes, fondée en 1900 par le pharmacien Joseph Huguier-Truelle, vice-président de la Société horticole, vigneronne et forestière de l’Aube, annonce explicitement les préoccupations natalistes et l’ordre moral qui ont présidé à la création des premiers jardins ouvriers. Le jardinier s’engage à respecter le règlement qu’il signe avant d’entrer en jouissance de sa parcelle. Le bénéficiaire d’un jardin doit le cultiver lui-même et, en aucun cas, ne peut le sous-louer à une tierce personne. Il s’engage à entretenir son terrain, à respecter son voisinage, à avoir une tenue correcte, à participer à l’entretien des parties communes.
Education et jardinage Dès les premiers temps des jardins ouvriers, des visites sont organisées, entre visite charitable et véritable inspection, par le directeur de l’œuvre et des membres du comité local gérant les parcelles. Si dans les traits droits et l’écriture sans ratures se reconnaît l’écolier méritant, dans les plates-bandes impeccablement désherbées et les alignements de légumes alignés au cordeau se lit l’honneur du jardinier, du bon père de famille, travailleur, sérieux, courageux. Le mauvais entretien d’un jardin est motif d’expulsion. Le jardin dit propre est alors celui de la propreté morale du jardinier, pas encore du respect de l’environnement. Pesticides, herbicides et engrais chimiques sont d’ailleurs libéralement utilisés. « Le potager propre est l’analogue masculin de la maison bien tenue, vitrine des vertus féminines » souligne la sociologue Florence
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Weber. Ce constat est vrai tant pour les jardins ouvriers que pour les jardins individuels que les jardiniers se font une joie de montrer à leurs hôtes, et ces derniers, un devoir de visiter. Pour les élites de la fin du xixe siècle et de l’entre-deux-guerres, le bon loisir populaire doit être associé à une visée éducative. Ainsi l’instruction horticole est-elle promue par les œuvres de jardins ouvriers. À partir de 1934, la LFCTF publie une revue destinée aux jardiniers, Le Jardin ouvrier de France, devenue en 1978 Jardin familial de France. Des groupes, comme ceux de Reims ou de Carcassonne, dispensent des cours d’horticulture et d’arboriculture. Des semences, des plants et des manuels de jardinage sont distribués. Les jardiniers expérimentés prodiguent aides et conseils aux nouveaux jardiniers. Certains groupes prévoient même un jardin scolaire afin d’initier les
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Fête des jardins ouvriers d’Arcueil-Cachan, le 25 juin 1914, sous la présidence de M. l’Abbé Lemire, député. Carte postale du début du xxe siècle. Dès les premiers temps des jardins ouvriers, des fêtes sont organisées en présence de notables. Bannières, drapeaux, couronnes de fleurs et écharpes tricolores, jeunes filles costumées en jardinières, discours officiels et compliments récités composent des célébrations empruntant à la liturgie religieuse et républicaine. Elles soulignent l’ordre social souhaité par les promoteurs de l’œuvre.
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enfants au jardinage. À Roubaix et à Rouen, à Lyon comme à Sceaux, des cours d’économie domestique enseignent aux épouses et aux filles des bénéficiaires d’une parcelle comment tirer profit des légumes, des salades et des petits fruits produits par le bon père de famille. Le pendant féminin du bon jardinier demeure la bonne ménagère, la cuisine, le prolongement naturel du potager, quand bien même jardin et habitat sont spatialement dissociés.
La sociabilité au jardin Des fêtes, avec des défilés, des discours officiels et des concours, sont organisées dans les jardins ouvriers. Jurys et visiteurs doivent distinguer le jardin le mieux entretenu, la plus belle tonnelle ou le plus beau légume, avec un goût prononcé pour le monstrueux : la plus grosse betterave, la tomate la plus volumineuse, les généreuses cucurbitacées aux formes étranges… La fierté des jardiniers obtenteurs de ces prouesses
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alimente le courrier des lecteurs des bulletins et journaux publiés par les œuvres de jardins ouvriers et par les sociétés d’horticulture à l’exemple de ce M. Gachet fils, de Limort, dans les Deux-Sèvres, qui a récolté en juillet 1949 « une betterave rouge de 9,5 kilos, 66 centimètres de circonférence et 42 centimètres de hauteur ». Ce goût populaire pour la monstruosité, également visible dans la rubrique du mouton à cinq pattes du journal Rustica, n’est pas sans rappeler le goût des élites de l’Ancien Régime pour un potager-fruitier entendu comme un cabinet de curiosités en plein air. Faut-il y voir un dernier rejet de cette culture du merveilleux horticole déjà rencontrée avec les greffes fantasmagoriques des traités antiques, médiévaux et de la Renaissance ? Longtemps, la sociabilité ordinaire des jardins ouvriers a été essentiellement masculine, la présence familiale étant surtout le fait des dimanches et des jours de fête. Loin du regard des femmes, les hommes s’y retrouvent, discutent, s’aident, se conseillent, se prêtent des outils, s’échangent graines et plants. Le jardin ouvrier n’est pas tant un prolongement de l’habitation qu’un substitut au logement, qui plus est un substitut masculin. Si les activités de jardinage relèvent du masculin, en revanche les productions, elles, appartiennent au féminin. La pratique du don menée par les jardiniers s’inscrit totalement dans l’esprit de cette répartition genrée. Conseils de culture, graines à semer et plants à repiquer seront donnés à un autre jardinier, légumes, fruits et fleurs, à une femme, qui une épouse, qui une sœur, qui une voisine, ou à un autre jardinier, mais pour son épouse. Le don des récoltes du potager est essentiel pour apprécier l’investissement dans le jardinage et comprendre qu’une activité physique difficile, harassante, représentant objectivement un surtravail, ait pu être perçue comme un loisir. Qu’il soit pratiqué dans un lotissement de jardins ouvriers ou dans un jardin individuel, le jardinage est un loisir pour soi certes, mais un loisir dont les fruits profitent à son entourage, à sa famille et à ses connaissances. Concret, utile, généreux, ces qualités rendent légitime la pratique d’un loisir au sein d’un monde ouvrier non seulement étranger à l’oisiveté mais dont l’essence sociale repose sur le travail. Donner, et non vendre, permet de préserver intacte la valeur ajoutée des fruits et des légumes produits par le jardinier en évacuant la contamination négative du marché, y compris pour des végétaux issus de sachets de graines ou de plants initialement achetés dans le commerce. L’absence de tout acte marchand en aval de la production potagère renforce, sans nul doute, l’idée de loisir et non de travail supplémentaire. Le don des produits du jardin, de fruits et de légumes, de plants à repiquer, de graines à semer, voire de conseils techniques, nourrit la sociabilité des jardiniers et participe à la construction de l’image du bon jardinier. 153
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« Cultivons notre potager », concours de dessins réalisés par des écoliers parisiens. Affiche de 1918, dessin de Louisette Jaeger, collection privée. Sur cette affiche de 1918 invitant l’arrière à cultiver des potagers, le bleu du chou et le rouge des carottes sur fond blanc reprennent les couleurs du drapeau national. « Notre potager » sonne comme « notre patrie » et le bleu-gris de l’imposant chou n’est pas sans évoquer l’uniforme des poilus au front.
Dessin de 1917, Archives municipales de Nantes. Dessinant le jardin de son école, une écolière colorie des plates-bandes carrées et rectangulaires bordées d’herbes médicinales, trace des allées bien ratissées et dispose des outils (râteaux et arrosoirs). Elle indique également la diversité des plantations et les activités horticoles des fillettes. Réalisé à la fin de la Première Guerre mondiale, ce dessin souligne la place du jardinage dans la vie quotidienne à l’arrière, y compris en ville.
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Comme l’ont souligné les sociologues et les anthropologues depuis les travaux de Marcel Mauss (Essai sur le don, 1925), le don implique en retour un contre-don. En échange, le jardinier reçoit une reconnaissance de sa compétence par les autres jardiniers, de son travail par les femmes, de son statut de bon père par sa famille. Revenant du potager avec une salade, un chou ou une botte de carottes, le jardinier nourrit concrètement son foyer. En offrant de beaux légumes, en présentant sa première cueille, il donne à apprécier sa compétence.
Economie de guerre et apogée des potagers Lors de la Première Guerre mondiale, les difficultés d’approvisionnement, notamment dans les zones occupées par les Allemands, comme la Belgique, le Luxembourg et le Nord de la France, rappellent brutalement aux citadins le rôle crucial d’un jardin potager pour nourrir une famille. En 1916, le ministère français de l’Agriculture charge la LFCTF de distribuer des semences et des outils de jardinage afin de favoriser la création de potagers ; une politique qui sera reprise lors du second conflit mondial par le gouvernement Daladier puis par Vichy. La concession en 1917, par le Génie militaire, de la zone non constructible
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qui se trouvait au pied des forts parisiens permet de considérablement développer les jardins ouvriers dans la proche banlieue de la capitale. À l’arrière, l’effort de guerre se dit aussi par l’entretien de potagers. Militaires, civils, enfants, tous participent à la production. Les archives municipales de Nantes ont conservé des dessins d’élèves réalisés pendant la Grande Guerre. Ils portent témoignage d’une quotidienneté de la guerre vécue par les enfants et de l’investissement pédagogique du conflit par les instituteurs. Cet élan patriotique n’ignore pas le potager à l’image de deux dessins réalisés par une fillette de 11 ans représentant le jardin de son école ; notons les choux, les plates-bandes et les outils, et les plantes médicinales, guimauve, mauve, menthe, tanaisie, sauge, mélisse et camomille précise la directrice de cette école nantaise, boulevard de La Colinière. Le thème du dessin et sa facture réaliste soulignent la place quotidienne du potager dans la vie des Français en ce début de xxe siècle, y compris dans une grande ville. Potager et effort de guerre toujours, l’imposant chou gris-bleu de l’affiche parisienne datée de 1918 « Cultivons notre potager » n’est pas sans rappeler la couleur de l’uniforme des poilus au front ; l’adjectif possessif « notre » précédant potager évoque, quant à lui, notre terre, notre patrie. Le choix d’un chou, de pommes de terre et d’une botte de carottes n’est pas innocent. Ce sont les légumes emblématiques du potager de subsistance, des légumes de garde appréciables pour pallier les problèmes d’approvisionnement, notamment en hiver, les légumes roboratifs et rassasiants des soupes et des potées. À partir de la Première Guerre mondiale, le rythme de création des jardins ouvriers s’accélère. Le mouvement atteint son apogée dans la décennie 1940. En 1912, la ligue gère 17 825 jardins, 47 000 en 1920, 59 700 en 1927. En 1926, le trentenaire de la fondation de la LFCTF est célébré en grande pompe à Paris en présence du président de la République, Gaston Doumergue (1863-1937), preuve du succès de l’œuvre de l’abbé Lemire et de son soutien par les pouvoirs publics qui en reconnaissent l’utilité sociale. Les jardins ouvriers ont même droit de cité dans les manuels scolaires. À la veille de la Seconde Guerre mondiale, la LFCTF recense 75 000 parcelles de jardins ouvriers, elle en recensera 250 000 en 1943. À Saint-Étienne, ville minière où la création des premiers jardins ouvriers remonte à 1894, à l’initiative d’un ecclésiastique soucieux d’améliorer la vie des familles de mineurs, le père Volpette, l’évolution du nombre de jardins suit exactement la même courbe qu’au niveau national : 30 jardins en 1894, 98 l’année suivante, 700 en 1906, 850 en 1912, 1 020 au lendemain de la Première Guerre mondiale, 1 800 en 1930 et 6 000 pendant la Seconde Guerre 156
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mondiale. L’exemple stéphanois illustre l’effet mécanique entre contexte de pénurie alimentaire et augmentation des superficies consacrées au potager. L’œuvre de l’abbé Lemire ne regroupe pas tous les jardins ouvriers français. Aux potagers de la LFCTF, il convient d’ajouter les jardins ouvriers créés par d’autres œuvres d’assistance, ecclésiastiques ou laïques, et par le patronat. Par exemple, dans les années 1920, sont créés les jardins ouvriers de Belfort, dans les années 1930, par la société Peugeot, ceux de Montbéliard, sans oublier les jardins de cheminots gérés par la Santé de la famille des chemins de fer français. Ainsi, le nombre total de jardins ouvriers durant la Seconde Guerre mondiale avoisinerait les 600 000 dont 250 000 relevant de la LFCTF. Prorogée jusqu’en 1952, la loi du 18 août 1940 réquisitionne les terrains urbains inutilisés pour les mettre en culture. Quant à celle du 25 novembre 1940, elle charge la LFCTF de distribuer une subvention pour tout nouveau jardin ouvrier. De nombreux parcs sont alors transformés en potagers à l’image des parterres du Carrousel du Louvre en plein cœur de Paris. Le numéro daté du 15 février 1941 de L’Illustration consacre une double page aux potagers de Paris illustrée de sept dessins en couleur du célèbre illustrateur André Pécoud (1880-1951) : les parterres maraîchers du jardin du Luxembourg, les carrés de légumes de l’Hôtel de Gramont et un terrain de tennis mis en culture voisinent avec des cultures en bac sur la Seine, sur un balcon et sur les toits de Paris. Le Secours national édite et diffuse des manuels de jardinage, recommande la culture des légumes les plus calorifiques et des légumes azotés pouvant se substituer à la viande. En 1942, l’œuvre des jardins ouvriers de La Rochelle met en place une coopérative familiale pour confectionner des conserves alimentaires. En 1944, les 6 100 jardins ouvriers de Tourcoing assureraient l’approvisionnement régulier d’environ 25 000 personnes. Dans une économie marquée par la pénurie alimentaire et le rationnement, les cultures potagères et le petit élevage domestique nourrissent également un lucratif marché noir. L’apogée des potagers lors du second conflit mondial souligne ce qu’apporte le potager domestique dans une économie de pénurie, et nous invite à le considérer ainsi pour des périodes plus anciennes et moins documentées. La 74e leçon du manuel scolaire Sciences appliquées et travaux
« Les dix commandements de la victoire. Devoirs d’après guerre. Cultive ton potager », affiche des années 1940. Espace de résistance, le jardin potager est l’antithèse de la guerre. Il est un havre de paix et une source de vie. Sur cette affiche, les jeunes pousses arrosées avec précaution par la fillette annoncent la reconstruction d’après-guerre, peut-être même un peu plus. L’arrosoir semble être de métal et orné de pointes de lance. Pourtant il apporte l’eau nécessaire à l’épanouissement des plantes. Ne faut-il pas y voir l’espoir d’une Europe pacifiée cultivant son jardin ?
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Uncle Sam says – Garden to cut food costs, 1917. Habillé de la bannière étoilée, l’oncle Sam, personnification du gouvernement étatsunien, invite les citoyens américains à cultiver des potagers, à la campagne comme en ville, afin de réduire le coût des approvisionnements alimentaires. Cet effort domestique de l’arrière permet de garantir l’approvisionnement des civils malgré l’augmentation des besoins alimentaires des troupes militaires. L’accès équitable à la nourriture entre l’arrière et le front est un élément du contrat démocratique. On estime que cinq millions de jardins potagers auraient été créés aux ÉtatsUnis en 1917-1918. L’humble potager joue ainsi un rôle non négligeable dans la guerre totale.
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pratiques, destiné au second cycle du primaire, affirme, en 1942, qu’« un jardin de 5 ares peut suffire à produire des légumes à une famille de 5 à 6 personnes ».
Potagers et propagande Illustrant la valeur salvatrice du travail de la terre prônée par la France de Vichy, le potager sert également la propagande. L’idéologie de l’État français de Vichy investit l’œuvre des jardins ouvriers : elle y retrouve le travail de la terre, la lutte contre le socialisme, la défense de la famille, autant de thèmes chers à la France du maréchal Pétain. « À l’abandon, mal tenu, le clos, ou plus précisément le jardin, où l’herbe croît, où l’arbre fruitier est négligemment taillé, lui qui demande à être soigneusement dirigé, où le carreau est piétiné, la fleur absente ou morte, décèle la misère matérielle ou morale. Épanoui au contraire, riche de plantes potagères et de fruits, étoilé de fleurs, respecté dans ses planches grassement fumées, il annonce le labeur attentif, l’ordre, la discipline familiale. »
L’ordre, le travail, la discipline familiale exhortés par cet éditorial du Jardin ouvrier de France de septembre 1941, signé par Joseph de Pesquidoux, sont parfaitement compatibles avec la révolution nationale prônée par l’État français de Vichy.
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Des photographies d’hommes travaillant dans des potagers servent ainsi de support à la propagande vichyssoise. Sur une photographie datée du 21 mai 1941, neuf hommes alignés bêchent ensemble le parc de l’hôtel de Matignon afin de le transformer en jardin potager. Aux thèmes de l’effort collectif et du travail de la terre, le choix de l’hôtel de Matignon, lieu symbolique du parlementarisme de la IIIe République, ajoute l’antienne vichyste de l’œuvre de révolution nationale. La légende accompagnant le cliché se veut édifiante : « on y sèmera des haricots, et la récolte sera destinée aux soupes populaires du Secours national. Cette décision a été prise par M. de Brinon [le délégué général de l’État français à Paris], pour répondre au vœu du maréchal Pétain, qui a demandé que chaque parcelle de terre soit utilisée. »
La grande pelouse de Garches, transformée en jardins potagers pour des ouvriers de l’automobile, pères de familles nombreuses évidemment,
« Potagers de Paris », article paru dans L’Illustration du 15 février 1941. « Y-a d’la joie / Bonjour les hirondelles / Y-a d’la joie / Dans le ciel par-dessus le toit… », cette double page de L’Illustration n’est pas sans évoquer cette chanson de Charles Trenet (1936) tant les dessins brossent un portrait idyllique et bucolique d’une capitale pays de cocagne. Ce serait oublier que nous sommes en plein hiver 1941, aux heures sombres de l’Occupation, et que l’approvisionnement alimentaire est devenu un souci quotidien pour les Parisiens.
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Adrian Paul Allinson, Dig for Victory, in Saint James’ Square, huile sur toile, 1942, Londres, City of Westminster Archive Centre. Dans tous les pays belligérants la mise en culture de potagers est à la fois un acte de résistance, une contribution de l’arrière à l’effort national et une réponse au problème de l’approvisionnement dans une économie redevenue de pénurie. Au cœur d’une agglomération londonienne meurtrie par les bombardements allemands, la culture de plantes potagères est aussi affirmation quotidienne de la vie malgré tout.
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porte même le nom de « Jardins du Maréchal ». Des ouvriers munis d’outils de jardinage, qui une bêche, qui un arrosoir, qui une binette, franchissent d’un pas décidé l’entrée des jardins sous un panneau où le prestigieux nom du jardin est encadré d’un portrait de Philippe Pétain et d’une francisque. La légende de cette photographie de juin 1943 évoque sans ambiguïté aucune la marche triomphante de la régénération nationale : « là où des foules passionnées manifestaient il y a quelques années, de paisibles potagers surgissent du sol ». Mais Vichy n’a pas le monopole des potagers. Outre-Manche, le jardinage est également un thème de propagande, un sursaut national contre l’ennemi allemand et une préoccupation majeure du gouvernement. « A Dig for a Victory », une bêche pour la victoire, s’offre comme un slogan au gouvernement britannique afin de pousser la population à transformer pelouses et parterres de fleurs, squares et parcs en potagers, et à se livrer au petit élevage domestique, pour pallier les difficultés de l’approvisionnement alimentaire. Des conseils de jardinage imprimés sur des brochures sont également largement diffusés auprès de la population. Rester à Londres, malgré les bombardements allemands, et
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y cultiver des potagers est œuvre de résistance, d’affirmation de la vie face à la barbarie. Le peintre londonien Adrian Allinson (1890-1959) a ainsi représenté la mise en cultures potagères du square Saint-James, dans le très chic quartier de West-End London. Sur ce tableau réalisé vers 1942, intitulé Dig for Victory, in Saint James’ Square, le square est clôturé par une barrière de bois et son gazon a entièrement disparu pour laisser place à des plates-bandes cultivées, à des choux et à des haricots à rames. 1 400 000 Britanniques auraient ainsi cultivé un potager pendant le second conflit mondial.
Chronique d’une mort annoncée Des années d’après-guerre à la décennie 1980, la superficie des jardins ouvriers se réduit à peau de chagrin : 250 000 parcelles en 1943, 200 000 en 1950, 150 000 à la fin des années 1970. Les trois-quarts des jardins ouvriers ont disparu en France depuis la fin de la guerre. Dans l’agglomération parisienne, comme dans celle de Lyon, les jardins familiaux sont dix fois moins nombreux à la fin du xxe siècle qu’ils ne l’étaient à la fin de la guerre. Dans une ville moyenne comme La Rochelle, les jardins ouvriers comptaient alors 949 parcelles, 166 en 1974. La chute ne concerne pas que les groupements de jardins ouvriers. Entre 1962 et 1975, les superficies cultivées en potager en France ont diminué de 29 %. Ce recul vertigineux est notamment lié à la chute des effectifs de la population agricole ; en 1954, elle représentait encore 27 % de la population totale, en 1975, le pourcentage tombe en dessous des 10 %. L’entretien d’un potager est alors marqué du triple sceau dévalorisant de la pauvreté, de l’archaïsme et de la ruralité, autant de repoussoirs pour la société moderne des Trente Glorieuses. Après-guerre, le potager est associé à l’image peu gratifiante des rationnements, des temps sombres du topinambour, du rutabaga et du marché noir. Au contraire, la société de consommation plébiscite le supermarché. « Besogne dure, vieillotte, peu noble, le jardinage alimentaire [est] associé à l’idée de pauvreté familiale, de conditions de vie un peu précaires » constate Robert Poujade, ministre de l’Environnement, dans les années 1970. Il est vrai que la superficie consacrée au potager dans le jardin est inversement proportionnelle au revenu du ménage. Le potager rappelle trop une vieille Europe rurale, archaïque et ringardisée. A-t-on jamais vu un potager pousser à l’ombre des buildings de l’American Way of Life ? Déjà en 1925, dans Urbanisme, l’architecte Le Corbusier considérait le jardin potager comme « une chose stupide, inefficace et (parfois) dangereuse 161
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[…] et le résultat de tout cela est quelques poires et pommes, quelques carottes, un peu de persil, etc. Tout cela est ridicule ». Il est également possible que l’investissement des jardins ouvriers par l’idéologie de l’État français de Vichy ait contribué à ce rejet. La reconstruction puis l’urbanisation galopante ont été néfastes aux jardins potagers urbains et péri-urbains. Les collectivités territoriales, très souvent propriétaires des terrains prêtés aux œuvres des jardins ouvriers, les récupèrent afin de construire des infrastructures routières, des écoles, des complexes sportifs, des parkings, des centres commerciaux, des barres de logements collectifs… Qui plus est, urbanistes et aménageurs n’apprécient guère l’aspect hétéroclite des jardins ouvriers, notamment ces cabanes de bric et de broc, faites de matériaux de récupération, de planches, de tôles ondulées et de toiles plastifiées qui rappellent trop les bidonvilles pour ne pas alimenter la crainte de voir s’installer une population précaire aux portes des villes. Les jardins ouvriers perdent même leur nom au profit de jardins familiaux en 1952. Faut-il y voir une tentative d’effacer leur origine prolétaire, une volonté d’éviter un nom qui s’est chargé d’une signification politique qu’il n’avait pas du temps de l’abbé Lemire, ou une simple adaptation lexicale à l’évolution sociologique des bénéficiaires de l’œuvre ? Le potager domestique est également sur la sellette. Pour des raisons d’esthétisme, d’hygiène et d’environnement olfactif, de très nombreux règlements de copropriété des années 1970 et 1980 interdissent purement et simplement la culture d’un potager et l’élevage domestique. Ni clapier, ni poulailler, ni choux, ni poireaux dans les lotissements pavillonnaires. Entre haies arbustives, pelouse et massifs de fleurs, les jardins devront être uniquement d’agrément. Et autour des maisons individuelles, lorsque le potager a survécu, il se cache, honteusement, à l’arrière de l’habitation, alors que le jardin strictement ornemental du devant offre au regard des visiteurs et des passants la propreté des propriétaires par la pelouse tondue, la haie taillée, la floraison des rosiers et des arbustes décoratifs. Cette évolution coïncide avec un net appauvrissement variétal des fruits et des légumes cultivés et proposés à la vente, que ce soit sous forme de sachets de graines, de plants à repiquer ou d’arbres fruitiers à replanter. Le nombre de variétés légumières proposées par les catalogues des grainetiers aurait été divisé par cinq entre les années 1950 et le début des années 1990. C’est également dans les années 1960 que l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) se détourne des variétés locales et anciennes pour se consacrer à la sélection et à la création de variétés mieux adaptées aux exigences économiques du marché et de ses 162
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productions standardisées reposant sur le rendement, la forme, la couleur et la durée de conservation. L’heure a sonné du règne de la Golden Delicious ! Le potager a été considérablement ringardisé, et ne semble se maintenir que dans le monde rural et, en ville, promis à n’être qu’une activité de retraités. Quant aux jardins ouvriers, sous les coups des bulldozers et des aménagements urbains, ils seraient voués à disparaître. Et pourtant, au cours des années 1970, les pouvoirs publics, les médias et les universitaires les redécouvrent. La décennie se termine par un colloque, sous le haut patronage du ministère de l’environnement, portant sur les Jardins familiaux dans l’urbanisme contemporain (1979). C’est également au cours des années 1970 que, dans la mouvance du courant écologiste naissant, amateurs de jardinage et militants de la biodiversité commencent à rechercher, recueillir et conserver des variétés anciennes de fruitiers et de légumes en voie de disparition. La décennie 1970 voit même la naissance, outre-Atlantique, d’un nouveau type de jardin urbain, le jardin de quartier ou jardin partagé. À l’exemple du mouvement new-yorkais des Green Guerillas, pour répondre à la dégradation, à l’abandon et à l’insécurité des centres-villes nord-américains, des habitants décident de nettoyer des friches, de les planter, de les cultiver en jardins de quartier. Contre toute attente, les dernières décennies du xxe siècle et les premières du xxie siècle ont réenchanté le potager, en Europe occidentale comme en Amérique du Nord, en ville comme à la campagne.
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Le potager réenchanté « En tout cas, pour eux, ça a été évident : finis les produits chimiques, les désherbants systémiques, les pesticides foudroyants. Bonjour le purin d’ortie, la binette à papa, les coccinelles mangeuses de pucerons. » Barbara Constantine, Tom, petit Tom, tout petit homme, Tom, 2010.
Jardin sur les toits, 90 rue des Haies, Paris (photo de Rémi Junquera). Dans des espaces densément peuplés où la tension sur le foncier est particulièrement vive, l’actuel engouement pour le jardin potager investit les toitures. Elles peuvent accueillir des cultures potagères hors-sol soit dans des bacs de culture en bois, en plastique ou en toile, soit dans des planches de culture directement associées à la toiture préalablement recouverte de strates de protection veillant notamment au drainage et à l’étanchéité. La profondeur de la couche de terre détermine évidemment les cultures possibles : si salades et herbes aromatiques se contentent d’une couche d’une dizaine de centimètres, vingt à trente centimètres sont nécessaires pour les légumes racines.
ndéniablement, en ce début de nouveau millénaire, le potager est à la mode. Reconnaissance de cet engouement, le thème choisi par le ministère français de la Culture pour les Rendezvous aux jardins 2011 a été le jardin nourricier. La même année, le Bulletin officiel reconnaissait l’association des Potagers de France, réseau de potagers remarquables, et le dessinateur Christophe Blain publiait chez un grand éditeur parisien un En cuisine avec Alain Passard, savoureux voyage culinaire et horticole entre potagers et cuisines d’un chef étoilé. Quant aux médias, ils multiplient les sujets sur les jardins collectifs, partagés, de quartier, solidaires, d’insertion, citoyens, communautaires, associatifs… qui fleurissent dans les villes nord-américaines et européennes. Si le jardin potager continue à être marqué par des enjeux politiques, sociaux et économiques, les premières décennies du xxie siècle ont ajouté les questions du patrimoine, du vivre ensemble et de la crise environnementale. Entre écocitoyenneté, développement durable et redécouverte des circuits courts d’approvisionnement, le potager profite également pleinement d’une manière de repenser le fait urbain.
La tentation de la muséification du potager À l’exception de Villandry, les potagers ont tardé à accéder au rang de jardins remarquables. Pour qu’ils accèdent pleinement au patrimoine, il faudra attendre la fin du xxe siècle. Totalement atypiques, les jardins de Villandry sont l’œuvre d’une vie, celle de Joachim Carvallo (1869-1936). Au pied du château, les neuf carrés du potager respectent rigoureusement la symétrie du jardin d’agrément idéal de la Renaissance, la stricte géométrisation de la nature. Allées sablées, buis taillés et légumes alignés y reproduisent les broderies des parterres des planches des traités d’architecture et de jardinage des xvie-xviie siècles, notamment celles des Plus excellens Bastiments de France (1576) de Jacques Androuet du Cerceau. Ni par sa forme, ni par les plantes cultivées, ce jardin prétend être un potager aristocratique de la Renaissance. Il faut l’apprécier et le lire non comme une reconstitution historique, mais comme une évocation à la Viollet-le-Duc des canons des arts du jardin à la française. C’est par une approche esthétisante du paysage que ce potager a pu atteindre la renommée. Quant au Potager du Roi, bien que classé au titre des monuments historiques en 1926, il n’est ouvert au public que depuis 1991. Et, avec environ 40 000 visiteurs par an, il demeure encore grandement à la marge des flots de touristes arpentant les domaines de Versailles et de Trianon. 166
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Officiellement reconnue en janvier 2011, l’association des Potagers de France regroupe aujourd’hui (2022) plus de soixante-quinze jardins potagers-fruitiers remarquables. Fidèles à l’esprit de potagers conçus et vécus comme des jardins d’agrément et de production, ces jardins ouverts au public continuent à produire des fruits et des légumes ; environ vingt tonnes de légumes et trente tonnes de fruits annuellement pour le Potager du Roi. Le défi de ce réseau de potagers d’exception tient à la gageure de faire vivre un patrimoine horticole. La volonté affichée par les membres de l’association de concilier production et valorisation de savoir-faire horticoles permet d’éviter les ornières de la muséification. Le cadre monumental de ces potagers aristocratiques, cours et communs, se prête également à l’organisation de manifestations consacrées aux plantes, aux légumes et aux arbres fruitiers : expositions d’anciennes variétés fruitières et de
Les cultures en contre-espaliers du Potager du Roi à Versailles. L’équipe de jardiniers du Potager du Roi à Versailles continue à perpétuer les conduites fruitières inventées aux xviie-xviiie siècles et perfectionnées aux xixexxe siècles, à l’exemple de ces alignements de contre-espaliers. Ici les arbres fruitiers sont conduits en palmette Verrier à quatre branches charpentières : un premier étage en forme de U encadre un second, de forme identique, mais plus petit.
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Montreuil-sous-Bois – Le Clos des Pêches, carte postale du début du xxe siècle. À l’est de Paris, Montreuil et les villages adjacents de Charonne et de Bagnolet étaient célèbres au xviiie siècle et, surtout, au xixe siècle, pour leur production de pêches d’espalier. Les murs édifiés afin de produire ces fruits de qualité ont créé un curieux paysage cloisonné, aujourd’hui encore perceptible dans le parcellaire de quartiers montreuillois. Reconnaissance de ce remarquable passé horticole parisien, des murs-àpêches ont été classés en 2003.
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légumes oubliés, démonstrations de taille et de greffe, vente de plants et de produits du potager-fruitier (fruits, légumes, jus de fruit, confitures, pâtes de fruit). Ainsi en est-il du parc du château de SaintJean de Beauregard, doté d’un monumental potager du xviie siècle de deux hectares, accueillant depuis 1989, en automne, une fête des fruits et des légumes et, au printemps, une fête des plantes. Cette patrimonialisation de potagers ne concerne pas uniquement les ci-devant résidences aristocratiques. En 2003, 8,5 ha de murs-à-pêches de Montreuil ont été classés par l’État au titre du «site et du paysage». Même les jardins ouvriers sont entrés dans le domaine du patrimoine des arts et traditions populaires. Certains sont inscrits dans l’inventaire des jardins historiques du ministère de la Culture, voire, comme ceux de La Riche à Tours, classés au titre des monuments historiques. Il n’est d’ailleurs pas innocent que cette accession au patrimoine s’accompagne du retour de leur nom d’origine, jardins ouvriers, un temps remplacé par jardins familiaux. Compris comme une expression de la culture populaire du xxe siècle, les jardins ouvriers sont un témoin de l’histoire ouvrière des banlieues urbaines, c’est en ce sens qu’ils intéressent ethnologues, sociologues, géographes et historiens depuis les années 1970. Pour les collectivités locales et les urbanistes, ces jardins offrent surtout l’intérêt d’un équipement récréatif très apprécié des milieux populaires et peu onéreux pour les finances locales, tout en permettant de maintenir un espace vert entretenu par les usagers. Le rôle des jardins familiaux dans l’environnement et l’aménagement urbains a d’ailleurs été officiellement reconnu par la Charte urbaine européenne de 1992. Mais cette intégration urbaine a modifié le paysage de ces jardins. Pour rendre acceptable leur présence, les jardiniers ont dû accepter des règlements toujours très stricts, et une unification des parcelles, notamment l’harmonisation des portails et la substitution d’abris de jardin standardisés au charme des cabanes hétéroclites, abris qui ne doivent servir qu’à entreposer le matériel nécessaire au jardinage. Les dernières décennies du xxe siècle ont également connu un engouement pour la reconstitution - évocation de jardins dits médiévaux. À l’intérieur d’un plessis, évidemment, roses, choux et simples, surtout, sont cultivés. Cette mode a fortement contribué à résumer le jardin médiéval aux plantes médicinales et à la clôture en plessis, à un jardin de simples « à la Hildegarde de Bingen ». Ces jardins offrent l’intérêt d’être peu onéreux, tant à planter qu’à entretenir, de se prêter à de petites superficies, et d’occuper des espaces libres à proximité de bâtiments historiques (sans faire d’ombre surtout à la pierre desdits monuments), quitte à prendre des libertés avec l’histoire en
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les implantant dans des endroits qui n’avaient jamais connu de potager, par exemple dans des cloîtres, et, parfois, à introduire des plantes américaines, tout en entretenant une image idyllique et décontextualisée du courtil médiéval. Dûment étiquetées et classées, les plantes y répondent davantage à l’esprit d’un jardin botanique que d’un potager. En revanche, au tournant du xxie siècle, quelques jardins potagers et fruitiers historiques ont connu des restaurations ambitieuses comme le verger des Granges à Port-Royal-des-Champs (1999), dans sa forme du xviie siècle, ou les 3,8 hectares du potager-fruitier du château de La Roche-Guyon (2004), un jardin documenté par un exceptionnel catalogue manuscrit de 1741 dénommant et localisant précisément les espèces et variétés fruitières cultivées.
Collection et biodiversité Depuis la fin des années 1970, des associations de sauvegarde des variétés anciennes et locales se sont multipliées, comme les Croqueurs de pommes, prospectant, collectant, inventoriant, cultivant et diffusant fruits et légumes oubliés. Ce mouvement répond à une prise de 169
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conscience du déclin de la diversité variétale des potagers et des vergers suite à la réduction du choix de graines et de plants proposé à la vente par les semenciers et les pépiniéristes au cours du xxe siècle. Les pommiers ont particulièrement bénéficié de ce mouvement de sauvegarde. Cultivé sur l’ensemble du territoire, connu et apprécié de tous, emblème de la campagne, le familier pommier connaît en sus une très large diversité variétale propice à la collection. Surtout, il a été victime d’une standardisation extrêmement poussée de la production commerciale autour de quelques variétés comme la Golden Delicious et la Granny Smith. Le pommier multiplie ainsi les atouts pour symboliser la résistance des terroirs et des goûts locaux face à la mondialisation. Et, grâce à l’ancestrale pratique de la greffe, il est techniquement possible de retrouver des variétés anciennes d’arbres fruitiers. En collecter des greffons permet ensuite de les maintenir et de les répandre. Fondée en 1978, l’association des Croqueurs de pommes regroupe aujourd’hui un peu plus de 8 000 adhérents répartis en 65 sections locales (2017). Il existe d’autres associations de sauvegarde de ce patrimoine, comme les Mordus de la pomme (1987) ou la Société pomologique du Berry (1984), auxquelles il faut ajouter les amateurs non adhérents qui cultivent néanmoins des variétés anciennes dans leur potager-fruitier. Tout en œuvrant pour le maintien de la biodiversité, ces associations valorisent et promeuvent la notion de patrimoine horticole. Par le patrimoine, fruits anciens et légumes oubliés accèdent au culturel. Ils sont associés à des usages alimentaires, à des paysages et à des savoir-faire. On ne préserve pas qu’un végétal, mais une histoire, un vécu. Ces collections constituent aussi une banque de gènes utiles pour améliorer les variétés exploitées : rusticité, résistance à des maladies, goût... Elles alimentent également des marchés locaux friands de fruits anciens et de variétés légumières oubliées. Ce militantisme pour la biodiversité, la valorisation du patrimoine horticole local et les semences paysannes s’inscrit dans une volonté éco-citoyenne de résistance aux grands semenciers et à leurs OGM brevetés, au premier rang desquels figurait la firme multinationale Monsanto. Ces potagers et vergers cultivant des variétés d’autrefois répondent également à la nostalgie d’un monde disparu, à une quête de racines et de produits perçus comme plus naturels ou plus authentiques car plus anciens. Le goût de ces fruits et légumes oubliés s’enrichit de saveurs et d’odeurs de l’enfance, celles du potager d’un grand-père, du cellier d’une maison de famille, d’une purée de panais ou de pommes au four d’une grand-mère. Quand bien même ces souvenirs sont souvent mythifiés, quand bien même fruits et légumes oubliés sont aussi issus d’une longue histoire de sélections et d’hybridations. 170
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De nombreuses foires, bourses et expositions offrent aux amateurs la possibilité d’échanger des graines, des semis, des plants, des greffons, mais aussi des conseils techniques de jardinage, de la leçon de taille à l’art de la greffe, et des recettes de cuisine. Ces manifestations sont d’autant plus courues que le jardinage de villégiature connaît un net regain, tout comme le fait de cuisiner chez soi ; la crise de la Covid-19 et les confinements de 2020-2021 ont consolidé ces deux tendances. Pour réintroduire des légumes oubliés dans les potagers, il faut obligatoirement réapprendre à les cuisiner et à les apprécier. L’actuel retour dans les plates-bandes potagères des panais, des topinambours, des rutabagas, des potimarrons, des pâtissons, des radis noirs… suppose une reconquête culinaire et gustative. Potagers et fruitiers conservatoires se retrouvent dans les parcs régionaux, dans les écomusées, et dans nombre de potagers aristocratiques tentés d’y trouver une manière de faire vivre leur patrimoine. Les potagers remarquables accueillent bien souvent une collection d’arbres fruitiers et de plantes potagères, de fruits et de légumes dits anciens ou oubliés. Certains potagers historiques mettent parfois en avant une collection patrimoniale, alliacées dans les Jardins de La Croze à Billom (ail, ciboulette, échalote, oignon, poireau), haricots à Valmer, tomates à La Bourdaisière. Quant au potager restauré du domaine de la Grange-la Prévôté, à Savigny-le-Temple, il met en valeur la biodiversité cultivée en Île-de-France. À première vue, cette diversité variétale répond à la fois à l’esprit des lieux, le goût de la collection qui caractérisait les potagers-fruitiers aristocratiques de l’Ancien Régime, et à la montée en puissance du mouvement écologiste militant pour le respect de la biodiversité. Mais le goût de la collection du xviie au xixe siècle concernait l’obtention de nouvelles variétés, non la conservation d’anciennes. Cette vogue des légumes et des fruits d’autrefois renforce la tentation de transformer les potagers aristocratiques en musée. Mais le potager ne court-il pas ainsi le risque de perdre sa signification première ? de prendre un autre sens, à l’image du devenir de la peinture religieuse retirée des lieux de culte pour être accrochée dans un musée ? Le potager a été un lieu des merveilles, d’innovation, d’acclimatation, de progrès techniques…, non un conservatoire d’anciennes variétés patrimoniales et de techniques horticoles perçues comme traditionnelles. Dans la longue histoire du potager, la tendance récente à en faire un lieu de conservation de la diversité variétale est une idée neuve. Si l’on respectait l’esprit des lieux, entrer, aujourd’hui, dans un potager aristocratique reviendrait à pénétrer dans une parcelle expérimentale de l’INRAE, y saluer les dernières plantes génétiquement 171
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modifiées, y admirer la prouesse technologique des cultures potagères hydroponiques (hors sol)... Mais je doute fort que ce soit ce que recherchent les propriétaires et les visiteurs de ces potagers historiques.
La rédemption écologique Pour être parfaitement politiquement corrects, savoir-faire traditionnel et sauvegarde de la biodiversité doivent être associés aux techniques de l’agriculture dite biologique, voire de la permaculture. Derrière cette exigence, se retrouve une nouvelle déclinaison du rôle d’espace compensatoire joué de longue date par le potager et une nouvelle définition du jardin dit de propreté ou, en tout cas, de la propreté au jardin. Dans une société de surconsommation marquée par des peurs alimentaires, et par le réchauffement climatique, la pollution des cours d’eau et des nappes phréatiques, le potager biologique offrirait le refuge d’une nature respectée et, par conséquent, d’une alimentation saine. Aux pesticides, herbicides, fongicides et engrais chimiques décriés se substituent de nouvelles techniques de culture associant des plantes pour repousser parasites et maladies, à l’image des bordures de capucines attirant les colonies de pucerons, utilisant des insectes prédateurs, préconisant les semences paysannes autochtones, le paillage contre les herbes adventices et le charbon de bois comme fongicide. Le jardin propre ne désigne plus ce qu’il était. Dans ce nouveau jardin de propreté, la propreté n’est plus l’allée bien droite impeccablement ratissée, l’espalier strictement palissé et taillé, les plates-bandes intégralement désherbées, mais une propreté écologique et éthique qui accepte – sacrilège ! – de l’herbe autour des légumes, recherche des insectes auxiliaires, remet en question les prouesses techniques du forçage, et a trouvé dans le purin d’ortie sa nouvelle panacée. Le biocontrôle est devenu une alternative crédible aux produits phytosanitaires de synthèse décriés pour leurs effets néfastes sur l’environnement. Son but est de protéger les cultures sans polluer les sols et les eaux en misant sur des interactions entre les espèces et des mécanismes naturels orientés par la main de l’homme. Pour ce faire, le jardinier recourt à des organismes vivants, telles les coccinelles friandes de pucerons, et à des produits phytosanitaires utilisant des micro-organismes (bactéries, virus, champignons), des médiateurs chimiques (par exemple des phéromones sexuelles pour lutter contre la prolifération de chenilles) ou des substances naturelles d’origine animale, minérale ou végétale. À partir de 2014, la loi Labbé vise à mieux encadrer l’usage des produits phytosanitaires en France. Au 1er janvier 2017, la vente en 172
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libre-service des produits phytosanitaires de synthèse pour les particuliers n’est plus possible. Deux ans plus tard, la vente, la détention et l’usage de ces produits leur sont interdits. Depuis le 1er janvier 2019, les jardiniers amateurs ne peuvent utiliser dans leur jardin, sur leur terrasse ou leur balcon, que des produits de biocontrôle, des produits phytosanitaires considérés à faible risque par le législateur et ceux utilisés en agriculture biologique portant la mention EAJ (Emploi Autorisé Jardin). Depuis le 1er juillet 2022, la loi s’étend aux jardins familiaux. En récupérant cendres et déchets organiques produits par le foyer, y compris les déchets des toilettes sèches pour les militants les plus extrémistes, les jardiniers adeptes de l’agriculture biologique réinscrivent le potager dans un cycle, perçu comme vertueux, d’un jardin qui nourrit la maison, d’une maison qui nourrit le jardin. Outre de permettre d’améliorer la terre du potager sans recourir à des engrais chimiques, le compostage des épluchures de légumes et de fruits, du marc de café, etc., participe au tri sélectif des déchets et permet de réduire le volume des ordures ménagères, un des défis du xxie siècle. Le calendrier lunaire est également porté par la mode des « potagers bio ». Après quatre siècles de condamnation, l’influence prêtée à la lune revient sur le devant de la scène, mais continue à diviser les jardiniers. Les dernières décennies du xxe siècle et les premières du xxie siècle ont vu fleurir, chez les libraires et les marchands de journaux, almanachs, agendas, calendriers et autres guides pour jardiner avec la lune, souvent
Sachet de graines Clause. Delbard, Vilmorin, Clause… les semenciers ont œuvré pour améliorer les graines des plantes potagères en valorisant le rendement, la grosseur des légumes et leur résistance aux maladies et aux parasites. Les illustrations des sachets de graines mettent en avant les qualités des légumes sélectionnés tout comme la brouette d’abondance poussée par un vénérable jardinier sur cette publicité pour « les graines d’élite Clause ». Mais la constante recherche de « beaux » légumes au cours du xxe siècle a eu comme conséquence d’appauvrir la diversité variétale des potagers et de standardiser les légumes cultivés. Depuis les années 1970, les militants de la biodiversité promeuvent au contraire l’utilisation de semences paysannes, autrement dit des graines autoproduites.
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agrémentés de dictons. Et chaque année, le magazine Rustica publie un numéro spécial « jardiner avec la lune » offrant aux lecteurs un calendrier lunaire. Ce jardinage s’appuie sur un savoir présenté comme populaire et ancestral, d’où l’importance des dictons, et sur une prise de conscience écologique prônant un plus grand respect de la nature et de ses rythmes. Le jardin potager serait le lieu d’une autre rationalité, qui n’est pas celle de la modernité horticole née au xviie siècle, mais celle immémoriale de la nature.
Le potager et la gastronomie durable Dans la continuité de la cuisine aristocratique des xviiexviiie siècles, la cuisine de palace d’un Auguste Escoffier (1846-1935) prescrivait encore les primeurs pour leur rareté ou leur couleur. Le nouveau luxe de la grande cuisine française à partir des années 1970 n’est plus de proposer aux convives des asperges ou des fraises en décembre, mais des légumes de saison. D’autant que des primeurs à bas coût provenant d’Espagne ou du Maroc ne permettent plus un jeu de dépenses ostentatoires. Le discours et la pratique culinaires étoilés mettent dorénavant en avant le goût, la fraîcheur et la saisonnalité, la typicité, l’authenticité et le terroir, voire, plus récemment, les saveurs et les textures de légumes oubliés, comme les panais ou les racines de persil. Bernard Loiseau (1951-2003) appartenait à cette nouvelle génération de cuisiniers français. Dans son célèbre restaurant « La Côte d’Or », à Saulieu, il a innové en proposant en permanence un menu « légumes en fête ». Dans un entretien publié en 1991, il souligne le goût d’une « cuisine de légumes » : « pour mon approvisionnement, je travaille étroitement avec les producteurs de la région ; ils s’adaptent à ma demande. Je dis à mon jardinier : je veux des petits pois complètement plats, avec des grains gros comme des têtes d’épingle. C’est pour moi le summum. L’éleveur de lapins qui me fournit récupère chez moi les épluchures, les fanes de carottes, etc. J’ai donc les meilleurs lapins ».
Derrière l’exemple des lapins consommant les déchets organiques de la cuisine, se retrouve implicitement le lien entre élevage domestique et potager ne pouvant rendre qu’excellente la chair de l’animal. Les grands chefs étoilés redécouvrent l’ancestrale intimité du potager avec la cuisine que seules, à vrai dire, les générations citadines d’aprèsguerre avaient pu oublier. Ils revendiquent les légumes et les fruits 174
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La ferme du rail, Paris (photo et plan de Rémi Junquera). La ferme du rail a été lauréate de la première édition de l’appel à projets urbains « Réinventer Paris » lancé en 2014. Cette ferme urbaine habitée propose des logements pour des personnes en réinsertion professionnelle et pour des étudiants, abrite un restaurant et accueille une serre, des jardins en toiture et, en pleine terre, un potager et un verger ainsi qu’un espace pour faire du compost : en 2020, vingt tonnes de déchets organiques ont ainsi été récupérées auprès des habitants et des commerçants du quartier, restaurateurs et autres marchands de bouche. Les cultures potagères s’inscrivent ici pleinement dans une économie sociale et solidaire.
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de saison, la sacro-sainte saisonnalité qui interdit les haricots verts en hiver, glorifient les produits locaux, au point de faire cultiver des potagers pour garantir l’approvisionnement de leurs cuisines. Alain Passard, le chef triplement étoilé de l’Arpège, cuisine ainsi, à Paris, les légumes de trois potagers respectant l’agriculture biologique, un dans la Sarthe, deux en Normandie, afin de bénéficier de terroirs différents. Quant au chef doublement étoilé Christophe Hay, il a placé au cœur de sa cuisine, et à proximité de son complexe hôtelier Fleur de Loire à Blois, un potager de 1,5 hectare dont 2 000 m2 de serre lui assurant une autosuffisance horticole complète. Il y fait notamment cultiver des variétés locales, comme l’asperge verte de Chambord ou la blanche de Sologne, ou le melon sucrin de Tours, et des fruitiers anciens sans pour autant négliger l’acclimatation de nouvelles plantes vivrières tel le lyciet (baies de goji). Il échange même des graines potagères avec d’autres cuisiniers réputés Ce retour du potager dans les restaurants gastronomiques s’accompagne d’une surprenante réapparition d’une théorie des signatures, comme si le potager avait toujours eu sa propre rationalité : les chefsjardiniers arguent de la parfaite adéquation gustative des végétaux mûrs en même temps. Alain Passard associe légumes et herbes de ses potagers en fonction de leur période de maturité certes, mais aussi en fonction de leur couleur ! Sauge pourpre, oignons violets, arroche cardinale, petits artichauts poivrades, navets, basilic mauve, et un peu de vinaigre de framboise composeront une salade pourpre de saison. Mais à ne parler que de la qualité de leurs produits, les grands chefs ne courent-ils pas le risque de déprécier leur savoir technique, de laisser croire qu’un potager seul suffirait à faire une cuisine trois étoiles ? Cette nouvelle cuisine française pose comme principes intangibles saisonnalité, authenticité et respect des produits. Ce discours n’est pas sans parenté avec les prises de position de la première nouvelle cuisine, celle des années 1650, prônant que le potage aux poireaux sente le poireau, celui aux navets, le navet… En revanche, l’enrobage intellectuel est nouveau : le concept d’une gastronomie dite durable qui, au même titre que le développement du même nom, raisonne en termes de bilan carbone, de respect de l’environnement et de commerce équitable. Si la revendication de la qualité du produit et de son respect culinaire est bien une antienne de la cuisine française réputée, le discours actuel s’enrichit du thème plus contemporain de l’éco-citoyenneté et, peut-être, d’une réaction face à la cuisine moléculaire.
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La redécouverte des circuits courts Cette gastronomie durable chante les mérites des circuits courts pour l’approvisionnement alimentaire. Ce souci est également présent chez les locavores, mouvement parti des villes états-uniennes où des consommateurs évaluent le coût environnemental des aliments consommés en fonction de leurs lieux de production. Comme leur nom l’indique, les locavores favorisent la consommation de produits locaux et contribuent ainsi aux retours des cultures potagères à proximité des marchés. Plus largement, la question des circuits courts repose, en ce début de xxie siècle, une très vieille question, celle de garantir l’approvisionnement des citadins. Ajouté aux préoccupations environnementales, le développement urbain pousse les aménageurs et les urbanistes à réfléchir à la manière de réintroduire des productions légumières et potagères dans les grandes agglomérations. Il peut s’agir de tentatives de culture de potagers sur les toits comme la toiture de ce gymnase du
Plan du jardin perché de Tours, (dessin d’architecte de Rémi Junquera) et photographie de la serre sur la toiture. Projet lancé par l’Office Public de l’Habitat de Tours Métropole, le Jardin perché associe un bâtiment neuf de soixante-seize logements, livré en 2019, et des activités maraîchères au sol et en toiture (une serre pour des cultures hydroponiques et des cultures en plein air dans de grands bacs). Outre réintroduire de la production agricole en ville et garantir un circuit court, le projet répond également au défi de revégétaliser l’espace urbain. La difficulté majeure tient à assurer la viabilité économique de l’exploitation maraîchère.
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20e arrondissement de Paris accueillant, en 2011, des cultures dites en lasagnes (lasagna-bed) : une couche de carton, puis une couche de déchets verts et bruns d’une vingtaine de centimètres (paille, épluchures de fruits et légumes, marc de café, tonte de gazon, laine brute, feuilles broyées…), puis une couche de compost d’une dizaine de centimètres dans laquelle sont repiqués les plants de légumes. Bien adaptée à l’univers urbain, cette technique, mise au point par la Nord-Américaine Patrizia Lanza dans les années 1990, peut être utilisée dans les cours, sur les terrasses, sur les sols rocailleux, mais également sur de la terre… Et elle épargne la corvée du bêchage et du désherbage ! Les quelques légumes récoltés permettent surtout à des citadins de tout âge de retrouver un contact avec la terre, et de se rassurer occasionnellement sur leur alimentation en consommant leurs quelques salades, courgettes et tomates cerises. D’autres expériences cherchent à garantir un approvisionnement plus substantiel en tentant de réintroduire de l’agriculture en ville. Ainsi en est-il des cultures hydroponiques (hors sol) : les pieds de légumes sont plantés dans des canalisations, leurs racines plongées dans une eau enrichie en nutriments constamment renouvelée. L’aquaponie associe la pisciculture à la culture hors sol, l’eau enrichie des déjections des poissons permet le développement des plantes potagères. Réponse au problème de l’accès au foncier en zone urbaine, cette horticulture hors sol peut être pratiquée dans des serres installées sur les toits des immeubles, mais elle s’éloigne de l’image rassurante du potager « authentique » en pleine terre. Des projets ambitieux de tours avec des cultures vivrières existent depuis le tournant du xxie siècle, les végétaux y bénéficieraient des déchets organiques produits par les habitants et des eaux usées retraitées, mais à ce jour aucune ferme verticale de ce type n’a été réalisée. En revanche, le compostage collectif en ville est une des solutions envisagées pour réduire le volume des déchets domestiques. S’inspirant d’une initiative belge, Rennes métropole a ainsi entrepris depuis 2006 de placer, à la demande des habitants, des composteurs au pied des immeubles. Le compost permet ensuite d’enrichir des jardinières, lesquelles peuvent accueillir des plantes potagères mêlées à des fleurs mellifères.
Une de Rustica, Journal universel de la campagne, n° 31, 30 juillet 1950. À l’image de cette une du journal Rustica, le jardin potager oppose à l’économie de marché un autre fonctionnement économique, l’autoproduction de légumes. Au lendemain de la guerre et de ses rationnements, la profusion de légumes rapportés du potager par cette jeune femme souriante souligne l’importance du jardin dans l’approvisionnement familial. Non seulement le potager fournit des légumes frais mais ils sont en plus censés être meilleurs et plus sains que ceux du marché. En ce début de xxie siècle, les adeptes du jardinage continuent à mettre en avant ces qualités.
Le potager, un autre modèle économique Espace compensatoire, le potager demeure un lieu propice au rêve d’un autre fonctionnement sociétal. Il convient de souligner la permanence d’une dimension politique, au sens fort du terme, du jardin. Le potager propose autour de la nourriture, autrement dit d’un besoin vital, un autre système de relations et d’échanges entre les hommes. Le 179
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jardinier donne, le maraîcher vend. Une étude de l’Insee de 1994 souligne que la moitié des fruits et le quart des légumes produits dans les potagers sont offerts à l’entourage, notamment les fruits et légumes à courte maturité de consommation et ceux qui donnent abondamment en été comme les haricots verts, les salades et les tomates, les cerises... Le potager propose un système d’échanges qui s’oppose au marché. « On sait ce que l’on mange », la principale raison donnée pour l’entretien d’un potager sonne comme la défiance à l’égard des fruits et légumes du commerce. Même si sachets de graines et plants à repiquer sont bien souvent achetés dans un magasin, notamment dans les jardineries qui ont fleuri en périphérie des villes, leur culture dans le jardin leur fait perdre cette origine mercantile. Fruits, légumes et herbes aromatiques récoltés au potager continuent, comme au Moyen Âge ou sous l’Ancien Régime, à incorporer les valeurs positives du jardin, y compris trois plantes potagères cultivées dans un pot sur le rebord d’une fenêtre. Récolte et cueille du potager bénéficient surtout de la familiarité produite par le jardinier ; contrairement à ceux du marché, fruits et légumes du jardin ne sauraient être impersonnels, ils échappent ainsi à l’inquiétude de la traçabilité. De nombreux vide-jardins, bourses aux plantes et autres trocs verts revendiquent le principe de l’échange non marchand. Les nouvelles formes de jardins potagers créées au cours du xxe siècle, jardins communautaires, ouvriers ou partagés, ont également comme point commun de ne pas avoir de but lucratif. Dans le droit français, les associations ou fédérations de jardins collectifs sont des associations loi 1901. Antonyme du marché, le jardin potager persiste à proposer un autre modèle économique. Apparu en Angleterre en 2008 et présent en France quatre ans plus tard, le mouvement des Incroyables comestibles (Incredible Edible) s’inscrit dans cette veine. Des collectifs citoyens cultivent fruits et légumes dans des espaces urbains vacants et laissent gratuitement les productions aux habitants.
Le militantisme au potager Au tournant du xxie siècle, certaines formes de potager exposent et revendiquent ainsi un autre modèle social. Jardins communautaires, partagés, solidaires, à partir des années 1990 apparaissent en France des expériences de nouveaux potagers fortement liées à des préoccupations sociales. À l’intérieur des jardins partagés, parfois aussi dits de quartier, l’espace est soit subdivisé en parcelles soit collectivement cultivé. Ce dernier fonctionnement est privilégié par les jardins solidaires, les récoltes étant ensuite réparties équitablement. 180
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Ces différentes formes de jardinage cherchent à redonner de la vie dans des quartiers urbains déshérités, à recréer du lien social et à intégrer des populations immigrées précarisées, à l’image des expériences états-uniennes et canadiennes, notamment des jardins communautaires du Québec. Des friches urbaines, des terrains abandonnés, des parcelles en attente d’un projet immobilier peuvent ainsi être transformés en jardins potagers provisoires ou définitifs. L’objectif premier des jardins partagés n’est pas la production de légumes, contrairement aux jardins ouvriers, mais la production de lien social, d’où la mixité sociale et générationnelle recherchée, d’où la présence de femmes et d’enfants, d’aires de jeux, et de plantes non vivrières. Les jardins solidaires insistent davantage sur la réinsertion par le jardinage. Leur but n’est pas de former des maraîchers mais de permettre de (re) prendre contact avec le monde du travail. Le jardinage est pensé comme une main tendue à des personnes en difficulté, allocataires des minima sociaux, chômeurs de longue durée, sans domiciles fixes, voire une nouvelle chance donnée à des repris de justice. Cette réinsertion par le potager repose également sur les vertus thérapeutiques prêtées au jardinage, pour des personnes handicapées ou des individus en cours de désintoxication, victimes d’une addiction à l’alcool ou aux drogues. Le jardin potager continue ainsi à être vécu comme un espace compensatoire s’opposant à la violence sociale et économique. Déstressant, il apaise et détend, apporte une saine fatigue au corps, tout en apprenant à respecter les rythmes de la nature, les jours et les nuits, l’hiver et l’été, le cycle végétatif et les contraintes climatiques. Non seulement le travail dans un potager serait rééquilibrant, (ré)apprenant le respect des horaires, des rythmes et des contraintes, mais en plus il demeure résolument concret. Les jardiniers peuvent apprécier les résultats de leur travail, et la distribution des fruits et légumes cultivés les valorise. Le choix de l’agriculture biologique est souvent associé à ce volet social. Fondés en 1991, en Franche-Comté, les Jardins de cocagne conjuguent logique du développement durable et militantisme pour une économie solidaire. Encadrés par des professionnels, des individus en grande difficulté produisent légumes, fruits et fleurs que les adhérents d’un Jardin de cocagne s’engagent à acheter régulièrement ; ces foyers adhérents étaient plus de 30 000 en 2021. Le contenu du panier ne peut pas être choisi, mais les produits sont obligatoirement de saison et issus de l’agriculture biologique. Cinquante en 1999, les Jardins de cocagne dépassent aujourd’hui la centaine en France. Plus de 5 000 salariés en parcours de (ré)insertion professionnelle y ont été accompagnés par 980 salariés permanents en 2021. Émanation de l’association des Restos du cœur, les Jardins du cœur proposent également une réinsertion par la culture de plantes potagères 181
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et de fruits, ils ont d’ailleurs le statut de chantier d’insertion permanent. À la différence des Jardins de cocagne, les productions ne sont pas vendues mais distribuées par le réseau des Restos du cœur ou récoltées sur place par des bénéficiaires. Le premier Jardin du cœur a été créé en 1991, il en existe aujourd’hui 43. Même s’il s’agit souvent de cultures maraîchères en plein champ, ces associations prennent soin de garder dans leur nom le terme jardin, tant l’imaginaire associé à ce lieu reste positif. Ce travail social est reconnu par les pouvoirs publics comprenant derrière la notion de « jardins collectifs » du code rural (titre VI, livre V) les jardins familiaux, d’insertion et partagés. Le droit français souligne également que « les jardins collectifs contribuent à la sauvegarde de la biodiversité des plantes cultivées, fruits, légumes, fleurs, en favorisant leur connaissance, leur culture, leur échange non lucratif entre jardiniers ». Ces différents jardins n’oublient pas le volet éducatif. Des ateliers et des visites pédagogiques y dispensent une éducation à l’environnement tout en contribuant à la viabilité économique des fermes urbaines.
La persistance du jardin nourricier Les deux conflits mondiaux ont rappelé l’importance des potagers pour se nourrir et lutter contre la faim dans une économie de pénurie. Sans remettre en question le potager de villégiature, l’Occident redécouvre cette dimension. La crise économique, la précarisation d’une partie de la population, l’enracinement du chômage réactualisent la nécessité du jardin de subsistance. Les pommes de terre ont remplacé les fèves et les pois médiévaux, mais derrière ces choix de cultures se retrouve la même logique ancestrale du jardin vivrier : privilégier les légumes de garde. À la fin du xxe siècle, un ménage français sur trois cultivait un potager. L’éventail social demeure très large, du potager de villégiature marqué par une consommation estivale de légumes frais (tomates, salades, courgettes) et d’herbes aromatiques, au jardin de subsistance cherchant à produire en quantité des légumes pour l’année. Ce dernier se reconnaît par la présence du petit élevage domestique et par l’utilisation de la quasi-totalité de la surface pour produire des légumes. Ce potager est souvent couplé à un congélateur afin de conserver pour l’année les produits du jardin. Les enquêtes sociologiques soulignent la forte corrélation jardin potager – congélateur, la possession de cet équipement électro-ménager étant bien plus fréquente à la campagne et dans les milieux populaires qu’en ville et dans les milieux aisés. Le fait que l’Insee persiste à prendre en compte le potager dans ses enquêtes sur les consommations des ménages prouve que le poids 182
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économique et alimentaire du jardin potager est loin d’être négligeable dans la France contemporaine, quand bien même la part de foyers qui intègre de l’autoconsommation dans leur alimentation baisse constamment : 34 % en 1985, 23 % en 2006, 20 % en 2017. C’est pour les fruits et les légumes que se maintient une autoconsommation non anecdotique. Selon l’Insee, en 1994, la culture d‘un potager permettait à un ménage d’assurer 41 % de son budget en fruits et légumes. Il s’agit évidemment d’une moyenne, les jardins ouvriers et ceux des agriculteurs assurant un pourcentage bien plus élevé. En 2017, 19 % des foyers français jouissaient d’un jardin avec un potager ou un verger, 42 % si nous ne prenons pas en compte les villes et, pour l’ensemble de la population, l’autoconsommation de légumes équivaudrait à 23 % des dépenses par ménage en légumes, et pour les fruits, à 14 % des dépenses en fruits. De nos jours, la culture d’un potager peut donc encore contribuer à boucler un budget. Qu’il soit communautaire, solidaire ou partagé, de villégiature ou nourricier, remarquable et patrimonialisé ou sur un toit avec plus ou moins de terre, géré en biocontrôle ou en conventionnel, le potager a su se réinventer au tournant du xxie siècle. L’histoire récente montre que ce vieux compagnon de l’homme sédentarisé a encore un bel avenir devant lui et que l’invitation de Voltaire à cultiver notre jardin n’a peutêtre jamais été autant d’actualité.
Strasbourg : jardins familiaux d’Hautepierre (photo de F. Zvardon). La ville de Strasbourg dispose de 4 800 jardins familiaux dont 230 dans le quartier sensible d’Hautepierre, en périphérie de la capitale alsacienne. Aménagé dans les années 1970, dans la continuité de l’utopie urbanistique des citésjardins, ce quartier organisé en mailles hexagonales a pleinement intégré dans son plan d’ensemble des jardins familiaux, ce qui explique la forme atypique de ce lotissement géré par l’association des jardins ouvriers Strasbourg-Ouest.
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Crédits iconographiques Les lettrines ont été dessinées par Justine Boudard/Archipel studio. AKG-images : pages 23 ; 25 ; 34 (CDA/Guillemot) ; 36-37 (British Library) ; 43 (Sotheby’s) ; 61 (Orsi Battaglini) ; 71 ; 80 (British Library) ; 84-85 (Gilles Mermet) ; 94 ; 100 ; 105 ; 121 (André Held) ; 136 (Glasshouse) ; 138-139 (Erich Lessing) ; 147 ; 148 ; 155 ; 167 (Archives CDA/St-Genès) • Archipel studio : pages 52 ; 145 • Armand Colin : pages 48 ; 82 ; 134 ; 145 ; 151 ; 152 ; 157 ; 159 ; 173 ; 178 ; 186 • Archives départementales de l’Essonne : page 173 (2FI29/73) • Archives municipales de Nantes : page 154 • Archives nationales : page 62 • Bibliothèque municipale d’Avranches : page 128 • Bibliothèque numérique de Lyon : page 29 • Bibliothèque numérique de Roubaix (médiathèque de la ville de Roubaix) : page 143 • Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne (BCU) : page 117 • Bibliothèque de l’université du Michigan : page 64 (avec l’autorisation de HathiTrust) • BnF : pages 26 (Dist. RMN-Grand Palais/image BnF) ; 58 (Dist. RMN-Grand Palais/image BnF) • Bridgeman Images : pages 47 (Musée des Beaux-Arts ; Mulhouse France) ; 168 (City of Westminster Archive Centre ; London ; UK/Westminister Archives) • Marie Lécrivain : pages 10-11 • Région Alsace – Service de l’Inventaire et du Patrimoine : page 183 (František Zvardon) • Rémi Junquera : pages 164-165 ; 175 ; 177 • RMN : pages 31 (RMN-Grand Palais (MuCEM)/Jean-Gilles Berizzi) ; 87 (RMN-Grand Palais (domaine de Chantilly)/René-Gabriel Ojeda) ; 114-115 (RMN-Grand Palais (domaine de Compiègne)/Stéphane Maréchalle) ; 131 (RMNGrand Palais (musée d’Orsay)/Martine Beck-Coppola)