Histoire des théories de la mémoire. Cours au Collège de France 1903-1904 2130789900, 9782130789901

Histoire des théories de la mémoire . Dans ce dernier cours que Bergson a professé depuis la chaire d'Histoire de l

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Histoire des théories de la mémoire. Cours au Collège de France 1903-1904
 2130789900, 9782130789901

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Henri Bergson

Histoire des théories de la mémoire Cours au Collège de France 1903-1904

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Henri Bergson

Histoire des théories de la mémoire Dans ce dernier cours que Bergson a professé depuis la chaire d’Histoire de la philosophie grecque et latine, on retrouve, sous une forme différente et enrichie, des thèmes déjà traités ailleurs (la mémoire faisait l’objet de Matière et Mémoire en 1896), mais aussi des interrogations nouvelles, souvent appelées à de hautes fortunes. Certaines pages sont même sans équi­ valent dans l’œuvre connue du philosophe : ainsi, celles qui comprennent la méthode des grands savants sur le modèle du style des grands écrivains. Le cours nous fait entendre mot à mot, dans un dactylogramme établi à l’intention de Péguy, Ip voix de Bergson, indissociable selon ce philosophe de l’ex­ pression conceptuelle. L’annotation est discrète, s’étant donné pour objectif de garantir au lecteur l’intelligence du propos en dehors de toute érudition superflue. Arnaud François, qui a édité ce volume, est professeur de philo­ sophie à l’université de Poitiers. Il est notamment l’auteur de l’édition critique de L’Évolution créatrice de Bergson (Puf, 2007), et de Bergson, Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité (Puf,

2009).

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29 € TTC France

www.puf.com

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ISBN: 978-2-13-078990-1

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Henri Bergson

Histoire des théories de la mémoire Cours au Collège de France 1903-1904

Ouvrage publié avec le concours de la bibliothèque littéraire Jacques Doucet

Série publiée sous la direction scientifique de Frédéric Worms

ISBN 978-2-13-078990-1 Dépôt légal : 2018, janvier

O Presses Universitaires de France ! Humensis 170 bis, boulevard du Montparnasse, 75014 Paria

Abréviations utilisées POUR LES OUVRAGES DE BERGSON

Dans les notes de cette édition, nous renvoyons à l’édition cri­ tique des œuvres de Bergson, réalisée aux Presses universitaires de France de 2007 à 2011 (dans la collection «Quadrige») sous la direction de Frédéric Worms. Nous utilisons aussi les Mélanges, éd. André Robinet, avec la collaboration de Rose-Marie MosséBastide, Martine Robinet et Michel Gauthier, Paris, Puf, 1972. Les abréviations que nous employons sont les suivantes :

« AC » « CB » « CP » « CV » « DPP » « El » « FR » « FV » « IM » « IP » « MRV » « PC » « PR » «R» « VOR » « VR » DS DSim

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« L’âme et le corps » « La philosophie de Claude Bernard » « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » « La conscience et la vie » « De la position des problèmes » « L’effort intellectuel » « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance » « “Fantômes de vivants” et “recherche psychique” » « Introduction à la métaphysique » « L’intuition philosophique » « Mouvement rétrograde du vrai » « La perception du changement » « Le possible et le réel » « Le rêve » « La vie et l’œuvre de Ravaisson » « Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité » Les Deux Sources de la morale et de la religion Durée et Simultanéité 7

Histoire des théories de la mémoire

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: Essai sur les données immédiates de la conscience : " ‘svo.j, .1 créatrice : Écrits pnuosc tiques : L'É '~tie spr. ;tuelle : Matière et Mémoire : La Pensée et le Mouvant : Le Rire

Présentation De la mémoire à la liberté par Arnaud François

« Histoire des théories de la mémoire » (1903-1904) est le dernier cours que Bergson a professé depuis la chaire d’« Histoire de la philosophie grecque et latine » du Collège de France. À partir de 1904-1905 et du cours « L’évolution du problème de la liberté1 », il enseignera sur une chaire dénommée «Histoire de la philosophie moderne». Parallèlement au cours «Histoire des théories de la mémoire », qui se tenait le vendredi, il expliquait, le samedi, le livre A de la Métaphysique d’Aristote, ce qui n’est pas sans incidence sur les séances que nous reproduisons ici. Malgré le titre qui lui a été donné par Bergson, le présent cours se signale d’abord par son caractère plus théorique, plus « dogma­ tique » selon les mots du philosophe, moins « historique » donc, que les autres - du moins ceux que nous connaissons et qui l’encadrent immédiatement: le cours de 1902-1903 sur l’«Histoire de l’idée de temps2» et le cours de 1904-1905 sur «L’évolution du problème de la liberté ». Bergson, ici, consacre quatorze leçons à l’examen du problème de la mémoire pour lui-même3, et ce n’est que dans les cinq 1. Publié par nos soins en 2016 aux Presses universitaires de France, dans la même série. 2. Publié quant à lui, toujours dans la même série, par Camille Riquier, en 2015. 3. La quatorzième de ces séances ne nous est malheureusement, pour des raisons que nous ignorons, pas parvenue. Rappelons que les cours de Bergson au Collège de France de 1901 à 1905 sont déposés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet. Nous remercions Mme Annie Neuburger, ayant droit de Bergson, et Mme Isabelle Diu, directrice de la Bibliothèque, de nous avoir autorisé à les reproduire. On dispose maintenant, grâce à la Bibliothèque Doucet, d’un catalogue en ligne complet des livres possédés par Bergson, du moins pour ceux qu’elle a recueillis : www.bljd.opac.sudoc.abes.fr.

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dernières qu’il tourne un regard rétrospectif en direction l’histoire des systèmes1. Ces ultimes séances n’en constituent pas pour autant un « appendice » de celles qui précèdent : elles viennent au contraire démontrer, sur pièces pour ainsi dire, une des grandes thèses de la première partie du cours2, qui est que l’idée d’une équivalence entre le cérébral et le mental n’est pas d’origine expérimentale, mais méta­ physique. Et c’est pourquoi Bergson, quand il se réfère à l’intention générale du cours, peut indifféremment baptiser celui-ci « Histoire des théories de la mémoire » (le titre qu’il avait annoncé) ou, comme c’est le cas dans la dixième leçon par exemple, « Critique des théories de la mémoire » : si l’objectif historique est présent dès les premières séances du cours, c’est parce que l’objectif critique est poursuivi jusque dans les dernières. La thématique choisie par le cours, celle de la mémoire, indique d’emblée que si l’on doit rattacher ce cours à un livre de Bergson, c’est à Matière et Mémoire, et à tous les textes de psychologie qui l’entourent (et qui sont souvent recueillis dans L’Énergie spirituelle), qu’il convient de s’adresser. Bergson suit souvent de très près les analyses de Matière et Mémoire (au point qu’on observe à de nom­ breuses reprises des phénomènes de correspondances directes entre des passages des deux textes, correspondances que nos notes se fixent notamment pour but d’indiquer), mais se donne le temps ici de les (re)développer au long, prenant parfois deux ou trois exemples (fai­ 1. Ces leçons, nous les avons déjà publiées dans les Annales bergsoniennes, t. H: Bergson, Deleuze, la phénoménologie, Paris, Puf, « Épiméthée », 2004, p. 17-149. Nous reproduisons à l’identique le texte que nous avions établi alors et l’annotation scientifique que nous lui avions apportée, corrigeant tout au plus quelques erreurs d’orthographe rémanentes, harmonisant les conventions de présentation avec le nouveau volume, et modifiant çà et là, en fonction de parutions plus récentes, quelques références bibliogra­ phiques. Des notes d’apparat critique, nous avons conservé celles qui offraient quelque intérêt directement philosophique, supprimant celles qui faisaient état d’erreurs d’audition évidentes de la pan des dactylographes (notamment sur les noms propres) ou de pures erreurs d’orthographe et de grammaire ; maintenant en revanche, comme du reste dans l’ensemble de la présente publication, les notes qui pointaient une difficulté effective dans la construction de certaines phrases. 2. Ainsi que de textes comme « CP », in ES, p. 192-193, « AC », in ES, p. 38-41, et même EC, p. 355.

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Présentation

sant apercevoir donc deux ou trois aspects légèrement différents d’un même problème) là où il avait suffi au livre de 1896 d’en utiliser un seul pour être convaincant. Il en ressort parfois le sentiment, très stimulant pour le lecteur, de relire Matière et Mémoire dans le détail, notes de bas de page comprises en découvrant toute la portée contex­ tuelle d’arguments qui, dans le livre publié, étaient resserrés sur les contraintes, plus strictes, de l’économie de moyens. Mais il ne faut pas non plus oublier que, de 1896 à 1903-1904, Bergson a déjà beaucoup avancé - sans qu’on cède ici à l’illusion rétrospective - sur le chemin qui le conduit vers L’Évolution créatrice (et la publication, toute récente à cette rentrée universitaire 1903, de l’« Introduction à la métaphysique », est une étape marquante sur ce chemin), ce qui se laisse sentir, non seulement à la nature des recherches dont il fait à présent état, mais même à des formules dont le philosophe a déjà quasiment achevé la mise au point. De sorte que la vraie question, que devraient permettre de mieux cerner les remarques qui suivent, est de savoir pourquoi, en 1903-1904, Bergson choisit de revenir sur le thème de la mémoire en vue d’approfondir une inves­ tigation dont l’un des instruments principaux était la question de la liberté (thème des leçons de 1904-1905, inscrites dans la continuation directe de celles de 1903-1904), et dont l’objet essentiel était la ques­ tion de la vie (thème central du livre de 1907). Les deux premières leçons, ouvertes par une distinction entre « intuition » et « analyse » qui n’est pas sans évoquer celle tracée, quelques mois auparavant, par l’« Introduction à la métaphysique », mènent avec plusieurs auteurs (en particulier avec Taine) une discus­ sion dont l’objectif est de déterminer si tout souvenir est une image, ou si au contraire, comme le soutient Bergson àë^vTMàtière' et Mémoire, le « souvenir-image » est un état particulier, déjà relative­ ment matérialisé, d’un souvenir qui pourrait tout aussi bien demeu­ rer «pur» ou «virtuel». L’argumentation de Bergson mobilise notamment l’exemple de la mémoire des joueurs d’échecs, qui a été pris un an auparavant dans l’article « L’effort intellectuel » et qui par là fait voir, comme c’est toujours le cas avec les cours de Bergson au Collège de France, comment une analyse apparemment isolée et sans 11

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lendemain dans l’œuvre, occupe en réalité une grande place, exerce un grand pouvoir incitateur, dans la pensée bergsonienne en train de se faire. Il s’agit alors de montrer, à l’encontre de Taine et en accord avec Binet, que le souvenir de la partie d’échecs ne ressemble pas à l’image visuelle de cette partie d’échecs dans la représentation men­ tale, auquel cas le souvenir serait de même nature que la perception, ce qui ruinerait la différence de nature voulue, précisément, par Bergson entre les deux. Et c’est aussi à cette occasion que l’on assiste à une affirmation franche de l’inconscient (en ce tournant des XIXe et XXe siècles où une telle thèse psychologique était encore d’une grande nouveauté), plus franche encore si c’est possible que dans Matière et Mémoire1, puisque, nous dit Bergson dès la deuxième leçon, c’est le mode d’être du souvenir pur que d’être inconscient, ou, plus exacte­ ment, de se situer, selon une formule d’autant plus stimulante qu’elle reste partiellement énigmatique, « à la frontière entre le conscient et l’inconscient». S’ensuit une série de quatre leçons (du 8 au 29 janvier 1904) affé­ rentes au problème de la reconnaissance, et qui traitent de ce problème en proposant, dans le prolongement de Matière et Mémoire (mais non sans déplacement d’accents), une tripartion entre trois types de recon­ naissance : la reconnaissance attentive, la reconnaissance automatique et la reconnaissance par des mouvements d’imitation. Le point de départ de la discussion se trouve dans la restitution d’un débat très oublié aujourd’hui, mais configurateur pour la psychologie de l’époque et présent à l’arrière-plan de tout le deuxième chapitre de Matière et Mémoire, entre Harald Hôffding et Alfred Lehmann, sur la question de savoir si la reconnaissance procède d’une association par ressem­ blance (Hôffding) ou par contiguïté (Lehmann). Ni l’un ni l’autre pour Bergson, puisque, même si Hôffding est à ses yeux plus proche de la vérité, la reconnaissance ne procède d’aucune association d’idées, mais au contraire, du moins lorsqu’elle est reconnaissance personnelle et spontanée, d’un acte positif par lequel la mémoire tout entière, se divi­ sant, vient se porter au-devant de la perception afin de l’interpréter. Au 1. MM, p. 156-163.

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Présentation cours de ces leçons (mais encore par la suite), Bergson évoque à plu­ sieurs reprises le phénomène du «souvenir du présent», auquel il confère, comme on s’en apercevra à nouveau dans l’article qu’il lui consacrera quatre ans plus tard1, une très grande signification philoso­ phique, ce phénomène quasi pathologique nous révélant, comme sur le vif, que « passé » et « présent » ne sont pas seulement des époques du temps, mais aussi des marques, des qualités pour le souvenir et pour la perception (d’où justement leur possible interversion), condition indis­ pensable à laquelle ceux-ci peuvent différer en nature. Puis, dans les septième et huitième leçons (5 et 12 février 1904), Bergson tire les conséquences de cette théorie de la reconnaissance pour une conception générale de la vie mentale, conception qu’il pré­ sente, comme dans Matière et Mémoire, en termes de « plans de conscience». C’est l’occasion d’une très belle digression, plus déve­ loppée que ce qu’on en retrouve dans l’œuvre publiée2, au sujet de la maladie, et de sa nature comme réaction. C’est aussi l’occasion pour Bergson de se référer, au moment où il venait tout juste de paraître (1903), à un livre de psychopathologie qui aura une si grande impor­ tance pour ses réflexions ultérieures3, à savoir le premier tome des Obsessions et la psychasthénie de Pierre Janet. Les 19 et 26 février 1904, les neuvième et dixième leçons (ainsi, déjà, qu’une partie de la huitième) sont consacrées à la question de l’attention, et développent à son propos une distinction tripartite qui, assez discrète dans Matière et Mémoire, constitue en tout cas, dans ses grandes lignes, le plan de l’article «L’effort intellectuel» (1902), entre les trois effets de l’attention eu égard à une perception quel­ conque : comment l’attention accroît sa « clarté » (ou « richesse »), sa « distinction » (ou « intensité »), et son « intelligibilité » (ce qui ouvre les questions philosophiques générales de la « compréhension » et, au-delà, de l’« interprétation »). Ces leçons sont peut-être les plus 1. « FR », in ES, p. 110-152. 2. « FR », in ES, p. 125-129 ; voir aussi « Théorie de la personne » (cours au Collège de France de 1910-1911), in Mélanges, p. 852-853. 3. Voir en particulier MM, « Avant-propos de la septième édition » (1911), p. 8-9.

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riches en analyses ne se trouvant nulle part ailleurs dans les travaux de Bergson : c’est ainsi que la leçon du 19 février parle de la nouveauté d’une œuvre artistique ou intellectuelle comme devant nécessairement provoquer une forme de l’« inquiétude1 », avant, dans la foulée, de caractériser la « compréhension » (Vintelligere des philosophes, l’entendement), comme appréhension du nouveau. C’est ainsi, égale­ ment, que la leçon du 26 février décrit longuement ce paradoxe per­ ceptif, connu des futurs théoriciens de la Gestaltpsychologie et des philosophes qui s’inspireront d’eux (Sartre, Merleau-Ponty, Ruyer ou Simondon), qu’on trouve dans l’« escalier de Schrôder » (lequel, selon la disposition perceptive que l’on adopte à son endroit, peut être vu comme ascendant ou descendant). Enfin, du 4 au 25 mars, les quatre dernières leçons de la partie «dogmatique» (mais il nous manque la dernière d’entre elles) conduisent un examen de la psychologie associationniste, à l’occasion duquel est montrée, en particulier, sa connexion naturelle avec la théorie localisationniste du souvenir. Celle-ci se trouve soumise à une critique nourrie dans les leçons 12 et 13, à partir d’arguments tirés de Matière et Mémoire (la «loi de Ribot», établissant que l’aphasie motrice attaque les souvenirs des mots dans un ordre, non pas anato­ mique, mais grammatical, donc idéel), voire de la conférence alors en gestation (pour le Congrès international de philosophie à Genève en septembre 1904) intitulée « Le cerveau et la pensée : une illusion phi­ losophique » (inconsistance de toute conception qui, empruntant à la fois aux « systèmes de notation » idéaliste et réaliste, placerait sur un même plan de discours la représentation et le cerveau). La onzième leçon contient une magnifique analogie, sans équivalent direct dans l’ensemble des travaux publiés, entre la « méthode » à chaque fois singulière d’un grand savant (Galilée, Newton, Claude Bernard, Pasteur), et le « style » à chaque fois unique d’un grand écrivain (Rousseau, Chateaubriand). 1. Sur l’« Âme» des Anciens comme « inquiétude de vie», par opposition à l’« Idée » des Modernes comme « assurance de facile intelligibilité », voir toutefois le texte contem­ porain « Introduction à la métaphysique », in PM, p. 219.

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Présentation Les cinq dernières leçons, qui retracent l’histoire des conceptions philosophiques de la mémoire, suivent, comme un fil conducteur, l’idée selon laquelle l’« équivalence » entre le mental et le cérébral, qu’il prenne les formes du «parallélisme» ou de F « épiphénomé­ nisme », est en réalité une thèse d’ordre métaphysique (correspondant elle-même certes à une inclination naturelle de notre pensée et de notre action), et non le résultat de recherches expérimentales. Ces analyses historiques, qui montrent une nouvelle fois la précision de la culture de Bergson en histoire de la philosophie et l’indissociabilité, affirmée dès F « Introduction à la métaphysique», entre l’effort historique de récapitulation et l’effort philosophique de création, recèlent aussi de grandes richesses : on y retrouve, sous une forme plus développée, des analyses qui seront condensées à l’extrême dans l’œuvre publiée, en particulier dans le quatrième chapitre de L’Évolution créatrice (la dissociation, d’inspiration néoplatonicienne, de la Pensée de la pensée aristotélicienne en pensée-sujet et pensée-objet dans les quinzième et seizième leçons) ; on y suit, en train de s’opérer, la genèse de grandes propositions bergsoniennes ultérieures (l’interprétation de la matière aristotélicienne comme principe négatif, si indispensable à la critique bergsonienne du désordre puis du néant dans L’Évolution créatrice) ; on y découvre même des nouveautés ou des singularités absolues, entendons par là des positionnements sans équivalents connus ni dans l’œuvre bergsonienne antérieure, ni dans l’œuvre bergsonienne posté­ rieure (l’étude de Condillac dans la dix-neuvième leçon, et la compré­ hension de la conscience réflexive qui lui est sous-jacente1). C’est à l’issue de ces ultimes leçons que Bergson fait part d’un regret surprenant: son projet initial aurait été d’ajouter à tout cela une troisième partie (mais entre le « dogmatique » et l’« historique », quel est le troisième terme ?), « où nous aurions cherché à approfon­ dir davantage [un] des points de vue que nous avait suggérés la nature de la relation psycho-physiologique », ces « points de vue » étant, en 1. Pour d’autres exemples de ces trois types d’apports, voir notre présentation « Histoire de la mémoire et histoire de la métaphysique » dans les Annales bergsoniennes, t. H, op. cit., p. 21-37.

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l’occurrence, celui de la « conscience » et celui du « mouvement ». Et il précise : le cours de 1903-1904 adopte le point de vue du mouve­ ment, pour nous faire parvenir à la conscience, il incombera donc au cours de 1904-1905 - celui sur «L’évolution du problème de la liberté » - de nous placer à celui de la conscience, pour nous faire ensuite rejoindre le mouvement. Car: le problème de la liberté est « aussi un problème de la relation psycho-physiologique, envisagée d’un autre côté. Il s’agit de jeter un pont entre la conscience et le mouvement en partant de la conscience pour arriver au mouvement, au lieu de partir du mouvement pour arriver à la conscience ». En termes d’histoire de la pensée bergsonienne, c’est le passage de l’Essai à Matière et Mémoire (l’insertion progressive de la liberté dans la nature) qui se rejoue ici; mais de ce passage, Bergson nous montre, c’est inédit, qu’on peut l’effectuer aussi dans le sens du retour (de la mémoire à la liberté), et il va jusqu’à suggérer par là que, de cet allerretour comme tel, résulte, comme par surcroît, un troisième livre, celui-là même que le philosophe est en train de préparer depuis plu­ sieurs années, celui qui sera L’Évolution créatrice. Comme il en va à chaque fois qu’on lit un de ces cours (19011905) reproduits mot à mot, à l’attention de Charles Péguy qui ne pouvait y assister, par les frères Corcos, sténographes judiciaires, c’est la voix de Bergson que l’on croit entendre parfois, encore revê­ tue de tous les caractères d’un oral émouvant à force d’être vivant. Il paraîtra dès lors légitime que nous soyons intervenu au minimum sur la ponctuation (notre but étant de faire entendre ces intonations de Bergson, dont il nous disait lui-même qu’elles sont, en philosophie, inséparables du contenu1), maintenant notamment les points de sus­ pension marqués par les sténographes - allant jusqu’à maintenir de très exceptionnelles incorrections grammaticales -, et nous conten­ tant de la rectifier quand le risque existait, fût-ce à la seule première lecture, d’une confusion sur le sens du propos, ou même (ce fut le cas à plusieurs reprises) d’une altération de son contenu. Quelques ajouts entre crochets ont été faits par nous, pour combler des oublis mani­ 1. «DPP»,«MPM,p.94.

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Présentation

festes (prépositions, conjonctions...) des auteurs du dactylogramme. Nous avons bien évidemment adapté l’orthographe aux conventions typographiques actuelles (supprimant çà et là quelques majuscules désuètes), et corrigé (l’indiquant au besoin par des crochets et des explications en note) de rares, mais évidentes, erreurs d’inattention ou d’audition des sténographes. Nous avons réduit l’appareil de notes autant qu’il a été possible, notre double objectif étant ici de garantir au lecteur l’intelligence du propos et de lui livrer le matériau pour mener une recherche à son sujet, mais sans jamais entreprendre nous-même cette recherche. Notamment, nous élucidons les références allusives faites par Bergson à des textes de l’histoire de la philosophie, et nous corrigeons celles qui sont un peu erronées (exactitude de la citation, pagination, etc.) ; mais nous n’intervenons pas, quand la référence donnée par Bergson est juste, et suffisante pour retrouver facilement le texte dont il s’agit. Nous remercions très sincèrement Monique Labrune, qui a auto­ risé et encouragé cette publication, Paul Garapon, qui n’a pas cessé de la suivre de son attention bienveillante, et Frédéric Worms, qui a été à son initiative.

Conférence de M. Bergson

11 décembre 1903

JSÆessieurs, Nous avons présenté dans les trois dernières années l’introduction générale de la philosophie et de l’histoire des problèmes et dans le cours de l’année dernière nous avons tâché de tirer la conclusion et nous avons cherché à voir et, disions-nous, surtout à définir l’effort et la nature de l’effort qu’il faut faire pour philosopher1. Nous disions que cet effort diffère et diffère profondément, radi­ calement et par sa nature et par sa direction de l’effort pour connaître de la manière usuelle, de la manière qu’on pourrait appeler scienti­ fique ; ce sont deux efforts différents et de direction inverse. Je résume très brièvement ces conclusions, car cela est nécessaire pour ce qui va suivre. Qu’est-ce donc que la connaissance usuelle et la connaissance scientifique, qui en est d’ailleurs le prolongement ? Pour tout résumer sous une forme très simple et un peu grossière, je dirai que cette connaissance porte avant tout sur des solides. Notre esprit qui s’exerce à la manière normale a surtout prise sur des choses solides, à contours fixes et arrêtés, immobiles. C’est sur des choses de ce genre que s’exerce notre action journalière, c’est sur des choses à contours bien arrêtés que nous avons prise ; nous avons besoin de solidité et au propre et au figuré2. S’agit-il de choses matérielles ? S’agit-il de la matière ? Essayons de concevoir la matière sous sa forme liquide ; nous la considérerons dans ses parties mobiles et nous dirons que le liquide est liquide parce que ses parties peuvent se déplacer davantage, mais ces parties ellesmêmes sont-elles solides ou liquides ? Si nous disons qu’elles sont 19

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liquides, nous considérerons des parties mobiles, mais pour lesquelles la même question se posera encore jusqu’à ce que nous arrivions à quelque chose de stable à contours arrêtés et fixes. Nous dirons que c’est une particule ou une molécule, ou un atome comme vous vou­ drez, mais nous avons besoin de nous représenter cette particule avec des contours bien arrêtés et en quelque sorte solides. Réfléchissez-y. Pourquoi le mouvement serait-il solide plutôt que liquide ou gazeux ? La théorie atomique suppose généralement que le mouve­ ment est solide. C’est que nous avons besoin de cette représentation stable et aux contours parfaitement arrêtés. Au fond, si on réfléchit que le corps solide est comme la dernière étape de l’évolution de la matière il est extrêmement peu philoso­ phique de mettre à l’origine de l’évolution quelque chose qui serait comme une particule de cette matière arrivée à son état ultime, à son terme3, mais c’est ainsi que notre esprit se représente généralement les choses. Nous avons besoin, je le répète, d’avoir affaire à des solides. C’est aux solides que notre action s’arrête dans la vie journalière. Je disais que c’est très vrai au propre et que c’est très vrai au figuré aussi, car dès que nous essayons de nous représenter d’une manière générale la mobilité, le mouvement enfin, comment faisons-nous ? S’il s’agit du mouvement d’un mobile qui va d’un point à un point, nous dirons que ce mobile s’est déplacé et que nous nous représentons son déplacement par des positions successives ; nous allons donc interca­ ler entre deux points extrêmes que nous appellerons, si vous le vou­ lez, les points A et B, des points M, N, P, qui vont d’une position à la position suivante par lesquelles le mobile a passé4. Nous parlons de déplacement. Quand nous voulons nous représen­ ter clairement ce déplacement lui-même nous le représentons comme une série de positions successives et ainsi de suite ; nous allons toujours du déplacement à des positions. De même que toujours nous recompo­ serons notre liquidité avec des particules solides, ainsi le mouvement, la mobilité nous les recomposerons avec une succession de positions, quelque chose je ne dirai pas de solide, mais de stable, de fixe. Nous avons montré d’ailleurs que la science n’avait prise sur le mouvement que de cette manière. La science est obligée de se repré­ 20

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senter le mouvement comme une succession de positions. Quant au déplacement lui-même il échappe à la science ou la science ne peut le saisir qu’en intercalant de nouvelles positions et toujours des posi­ tions. Ce mouvement du mobile qui en lui-même est insaisissable au moins par ces opérations de connaissance, est-ce à dire qu’on ne puisse le saisir ? Est-ce à dire que nous ne connaissions pas le mouve­ ment ? Oui, nous le connaissons mais par une tout autre opération que celle-là, par un tout autre procédé. Quand nous disons que nous connaissons le mouvement en tant que mobilité c’est que nous faisons appel à un procédé de connaissance absolument nouveau, c’est que le mouvement nous pouvons le produire nous-mêmes ; nous pouvons nous mouvoir nous-mêmes et nous en avons conscience intérieure­ ment. Et ce mouvement que nous produisons nous-mêmes nous pou­ vons le projeter hors de nous ; nous pouvons en nous plaçant par la pensée à l’intérieur du mobile, apercevoir en lui, saisir en lui ce que nous saisissons en nous-mêmes. Ah ! nous avons alors du mouve­ ment, de l’action une connaissance intérieure, mais c’est par une opé­ ration, comment dirais-je ?, une opération de sympathie intellectuelle, comme nous disions l’année dernière. C’est tout autre chose. Quelle est la différence entre cette opération par laquelle on se transporte à l’intérieur du mobile pour en quelque sorte coïncider avec sa mobilité et son action5 et l’opération par laquelle on se place en dehors de lui pour le suivre de position en position et, par une addition, une juxta­ position des positions les unes aux autres, le reconstituer ? Cette diffé­ rence est fondamentale. Dans le second cas qui est celui de la connaissance usuelle et scientifique on prend du mouvement, qui à laissé dans l’espace des traces immobiles, des dépôts, pourrait-or dire, des résidus ; nous disons des résidus solides et avec ces résidu; comme éléments on cherche à reconstituer le mouvement, on ne h recompose pas ; on recompose une imitation approximative du mou­ vement, de l’approximation qu’on peut pousser aussi loin qu’on vou­ dra, mais ce n’est qu’une imitation. Pour saisir le mouvement en lui-même, il faut recourir à un mode de connaissance par lequel faisant abstraction de cette recomposition, 21

Histoire des théories de la mémoire et s’en dégageant, on tâche au contraire de se placer dans le mouve­ ment lui-même se produisant. Cette seconde opération, nous l’avons appelée intuition et alors celle qui aboutit à la recomposition artifi­ cielle, au mouvement approché, à l’imitation approchée, équivalent pratique, pourrait-on dire, de la chose, nous l’avons appelée analyse6. Nous avons dit que l’analyse était le procédé habituel de la connais­ sance, on peut dire, normal de la connaissance extra-philosophique, car il n’est pas absolument normal de philosopher. L’analyse est le procédé habituel de connaissance. Au contraire l’intuition serait le pro­ cédé essentiellement philosophique mais ce n’est pas un effort naturel, c’est un effort qui remonte la pente de la nature7. Ce qui est naturel, ce qui est dans la direction de la nature, c’est de chercher des choses faites et non pas des choses qui se font, c’est de saisir des immobilités et non pas des mouvements et de se représenter même le mouvement, même l’action par des compositions et la juxtaposition de ses éléments stables et comme solides les uns avec les autres. Messieurs, cette intuition dont nous parlions et qui serait le pro­ cédé par excellence de la philosophie, ce n’est pas chose dont nous n’ayons aucune idée dans la vie usuelle, bien que ce ne soit pas le mode habituel de connaissance. Cette intuition, nous l’avons ou du moins nous l’esquissons dans le cas où nous avons la connaissance intime, profonde et comme intégrale d’un objet quel qu’il soit. Pre­ nons la connaissance on peut dire la plus complète possible toujours parmi les connaissances usuelles, la connaissance qu’une mère a de son enfant. Il y a des mères qui ne tarissent pas d’anecdotes, d’his­ toires sur leur enfant, qui en racontent mille et mille choses. Il y en a d’autres qui ne disent rien parce qu’elles savent bien qu’elles n’arrive­ ront jamais à dire exactement et complètement ce qu’elles aper­ çoivent, ce qu’elles savent. Je ne dis pas qu’elles connaissent toujours leur enfant au sens où l’on prend quelquefois ce mot ; elles peuvent se tromper dans l’appréciation de leur enfant, c’est-à-dire dans la comparaison entre l’enfant et d’autres enfants ou entre l’enfant et tel ou tel idéal qu’on doit se proposer, cela c’est possible, mais on peut dire de cette connaissance qu’elle est intégrale, elle est intégrale géné­ ralement. 22

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Cette connaissance, qu’est-ce que c’est ? Ce n’est pas quelque chose de compliqué, c’est quelque chose de si simple au contraire qu’aucun mot ne pourrait l’exprimer, aucun mot ne serait assez simple pour l’exprimer8. C’est pourrait-on dire, la forme d’une âme, le contour spirituel, le contour d’esprit, et encore le mot contour ne serait pas adéquat, parce que c’est le signe du tout fait, quelque chose qui est, comment dirais-je ?, effectué, au lieu que ce dont je parle c’est quelque chose qui se fait, une action ; c’est un contour mouvant et fuyant ; c’est donc quelque chose de très subtil et de si difficile à expri­ mer que si on commence à employer des mots, on n’aura jamais fini parce qu’il faudra tourner autour, prendre tous les points de vue pos­ sibles extérieurs sur la chose et il y en a une infinité, car si rapprochés qu’on prenne ces points de vue, il y aura toujours des points de vue intercalaires possibles. C’est pourquoi dès qu’on commence à expri­ mer cette chose, on n’en a jamais fini, mais sous sa forme inexprimable la chose est complète, intégrale. Voilà un cas d’intuition, de la connais­ sance sans paroles. Dès que les paroles viendront, ce sera de l’analyse, de la science, de la description, des anecdotes, des moyens de faire connaître ce qu’on éprouve, mais la description ne sera jamais finie, jamais complète. Voilà un exemple simple. On en trouverait d’autres, si on étudiait l’esthétique chez les maîtres, chez ceux qui ayant créé, ont essayé de donner une idée de ce qu’est la création artistique. Il y a une page de Léonard de Vinci dans un de ses traités de peinture, que M. Ravaisson aimait à citer, et qui est très remar­ quable9. Léonard de Vinci nous dit d’abord que l’art a pour objet de représenter la vie. C’est certain, tous les artistes l’ont dit, la vie surtout, et puis ensuite - ceci est déjà une.idée remarquable - il dit que ce qui caractérise la vie, c’est une forme onduleuse, une forme serpentine10. Il ajoute encore ceci que ce qui distingue les êtres vivants, un être vivant d’un' autre être vivant, c’est sa manière propre.dejserpenter ; chaque être a_ son serpentement propre. Le but de l’art, ce serait de rendre ce serpentement. Qu'entendait-il par là ? Il l’explique; il entend que quand ori~ prend la physionomie humaine, la figure, la tête d’un modèle par exemple, il y a d’abord les lignes qu’on voit, puis il y a encore quelque 23

Histoire des théories de la mémoire chose, il y a la ligne qu’on ne voit pas, qui est chose mentale11, disaitil, affaire d’esprit. Cela ne se voit pas avec les yeux, cela se voit avec l’esprit, et cette ligne c’est en quelque sorte la ligne génératrice, ce n’est pas une ligne à vrai dire, c’est un mouvement, c’est le mouvementgénérateur des lignes de la figure, quelque chose de très simple^ d’extrêmement simple, mais de fuyant, si fuyant que l’artiste ne.peut pas le fixer, le tenir longtemps sous le regard de son esprit, et néan­ moins c’est cela qui donne la clef de tout le reste, et quand l’artiste tient ce quelque chose, ce je-ne-sais-quoi dont tout le reste procède, il tient en quelque sorte la ressemblance, l’essence même de son portrait. Eh bien je dirai que l’artiste qui ferait son portrait par des mesures - cela peut se faire ainsi - qui prendrait des mesures et qui les trans­ porterait sur la toile, qui rendrait exactement la figure détail après détail12, cet artiste prenant la chose par le dehors ferait quelque chose comme ce que nous appelions l’analyse tout à l’heure ; il procéderait par analyse. Il pourrait arriver ainsi à la ressemblance, à une ressem­ blance qui sera de plus en plus complète, ce sera une approximation croissante, mais le grand artiste, l’artiste de génie je crois que c’est celui qui procédera à la manière de Léonard,' c'est-à-dire celui qùT étudiant profondément son modèle à un moment donné cherche l’axe générateur, la ligne génératrice du mouvement, dont tout procède et qui ne pourrait pas s’exprimer, dit-il, sur la toile, pas plus par des­ lignes que par des paroles, qui donne néanmoins la clef de tout,^qui est la source, l’origine de tout le reste ; cela c’est de l’intuition. Voilà donc les deux procédés que nous avons pris et opposés l’un à l’autre, et dont nous trouvons des exemples dans la vie usuelle, dont nous trouvons la description et l’utilisation chez les grands artistes. C’est par ces deux procédés de sens différent et de direction opposée que nous avons défini : la connaissance scientifique d’un côté et la connaissance philosophique de l’autre. Je viens d’emprunter des exemples à l’art. Je ne veux pas dire par là que la philosophie soit de l’art. Non, ce n’est pas du tout la même chose. Il y a toujours entre le procédé de philosophie et celui de l’artiste cette différence capitale, fondamentale13, que l’artiste, comme dit Léonard de Vinci, cherche toujours à rendre des individus ; 24

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l’intuition que je citais tout à l’heure cherchait quelque chose d’indivi­ duel, au lieu que l’intuition philosophique, métaphysique porte sur toute une catégorie de choses, sur des genres. Le philosophe ne va pas se demander à supposer que la question eût un sens, quelle est l’essence de telle ou telle physionomie et chercher à en donner l’intui­ tion mais sur les grands problèmes, les problèmes de la matière, de l’organisation de la conscience, sur ces grands problèmes généraux, ce sont des intuitions que le philosophe devra chercher avant tout, plutôt que des résultats d’analyse. Voilà ce que nous disions. Il faut chercher l’intuition, mais comment? Quelle sera la méthode ? Nous l’avons définie, nous avons essayé d’en dire quelque chose, d’en donner quelques exemples : la méthode est double ; elle comprend deux phases : d’abord l’étude et la critique des analyses et ensuite un recours à l’histoire de la philosophie, une étude de l’évo­ lution des doctrines14. Donc, deux points : critique des analyses et histoire des systèmes. Les analyses, d’abord. Il faut partir des analyses c’est-à-dire des descriptions de faits, des observations, des données de la science posi­ tive. Il n’y a pas de philosophie possible sans la science positive. C’est de là qu’il faut partir : le philosophe ne saura jamais assez de choses, s’il ne s’est pas suffisamment assimilé l’état actuel de la science sur certains points - cela va sans dire, il ne peut pas s’assimiler la science entière. H faut partir de cela, comme le peintre, comme Léonard de Vinci quand il peignait la Joconde, après la contemplation du modèle ; il faut regarder le modèle, on ne l’a jamais assez regardé. C’est de là qu’il faut partir. Comme je le disais tout à l’heure, ce n’est pas en prenant des mesures sur le modèle et en les développant sur la toile, qu’on arrivera à faire quelque chose de bon, et cependant si l’on part de l’idée qu’on s’est formée, si on part de l’intuition pour faire un portrait, on doit tout de même arriver nécessairement à garder ces mesures sur la toile, sans quoi le portrait ne serait pas ressemblant. Ainsi pour philosopher il faut partir nécessairement des analyses, des résultats de la science positive, mais à un moment donné lors­ qu’on s’est assimilé ces résultats, il faut par un effort tout différent, par une espèce de saltus, un véritable saut15, s’installer dans ce que 25

Histoire des théories de la mémoire nous appelons l’intuition et tâcher en partant de cette intuition, en la développant, de retrouver les données de l’analyse. Si on ne les retrouve pas, on est dans le faux. La philosophie qui se bornerait comment dirais-je ?, à énoncer des intuitions sans constamment les éprouver au contact de l’analyse, cette philosophie serait une pure fantaisie. La philosophie n’a jamais une valeur quelconque, semblet-il, qu’à la condition d’être toujours, constamment vérifiée au contact de la science positive. Ainsi avec des analyses on ne fera jamais de l’intuition, parce que l’intuition est tout autre chose, mais en partant des intuitions, en les suivant, en les développant, on doit retrouver les données de l’analyse, sinon on est à côté de la vérité, on est dans la fantaisie, dans le rêve, mais non dans l’intuition vraie. Voilà donc le premier moment : critique des analyses. Le second moment, c’est l’étude des systèmes, c’est le recours à l’histoire de la philosophie. L’histoire de la philosophie, nous l’avons vu, a une double utilité à ce point de vue. D’un côté elle nous révèle que l’intuition dont nous parlons nous la trouvons chez les grands penseurs, chez les grands philosophes, chez les maîtres et par conséquent elle nous fournit des modèles à suivre dans la mesure de nos forces. L’histoire de la philo­ sophie a donc ce premier avantage, ce premier effet. En second lieu, elle nous montre à côté de ce qu’il faut faire, elle nous montre aussi assez souvent ce qu’il faut éviter, elle nous montre comment les grandes difficultés que la philosophie soulève, les problèmes réputés insolubles, les antagonismes irréductibles entre systèmes, tout cela vient de ce que, à côté de l’intuition, à côté des intuitions prises de loin en loin, qui sont comme la belle, la grande route de la philoso­ phie, il y a le long de cette route des bifurcations, des chemins qui ont été quelquefois suivis assez longtemps, mais qui aboutissent à des impasses et ces chemins sont des chemins dans la direction de l’ana­ lyse beaucoup plus que de l’intuition, c’est-à-dire que le philosophe échappe très difficilement à cette illusion que son rôle devrait être de prendre les analyses scientifiques, de prendre la science et de la pous­ ser plus loin, de la prolonger plus loin, de l’intensifier16. Le phi­ losophe s’imagine qu’en suivant plus loin la science en allant sur la 26

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même route qu’elle, il trouvera la philosophie, comme si on pouvait aller plus loin que la science, comme si au-delà de la science il pouvait y avoir autre chose que l’ignorance, une ignorance qui se déguise sous de belles formules, mais qui n’en est pas moins l’ignorance, par conséquent suivre cette voie c’est nécessairement arriver à un moment donné à une impasse, c’est arriver à des antagonismes, à des contradictions de toutes espèces par la raison très simple que vouloir aller plus loin que la science, qu’est-ce que c’est ? C’est généraliser des espèces, c’est prendre un résultat acquis et l’étendre, lui donner une généralité plus haute mais la science a éprouvé le degré de géné­ ralité dans sa conclusion, et nous n’avons pas le droit d’aller plus loin. Si nous allons plus loin, comme il y a d’autres généralisations scientifiques qu’on pourra aussi bien étendre et que ces généralisa­ tions ne coïncident pas par la raison très simple que si elles coïnci­ daient, elles auraient été plus généralisées et qu’au fieu de plusieurs généralisations il n’y en aurait qu’une, selon qu’on prendra celle-ci ou celle-là pour l’étendre, pour la pousser plus loin, pour en faire un système, on aura ainsi des systèmes différents et en lutte les uns avec les autres, qui tous reposeront sur des données scientifiques, mais qui tous les dépasseront beaucoup trop et n’arriveront jamais à se conci­ lier. Donc l’histoire de la philosophie qui nous montre ce que l’intui­ tion a fait, nous révèle le danger qu’on court lorsque oubliant le but véritable de la révélation philosophique17, l’objet vrai de la méta­ physique, on présente sous couleur de philosophie la science simple­ ment prolongée qui n’a pas du tout le rôle, l’objet ni la méthode de la philosophie. Il faut qu’on en prenne son parti : l’analyse est chose scientifique, c’est de la science positive, tandis que la philosophie doit recourir à l’intuition. Telles sont donc, Messieurs, les deux méthodes. Nous allons dans le cours de cette année, après avoir exposé ces généralités, cette année et les années suivantes prendre quelques pro­ blèmes spéciaux18. Nous commencerons par la psychologie pour la raison très simple que c’est ce qu’il y a de plus facile ; c’est par là qu’il faut commencer. Si la philosophie a pour but de prendre des 27

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intuitions, si elle consiste à entrer en sympathie intellectuelle avec l’objet qu’on étudie, ce qu’il y a de plus facile en somme, c’est la psychologie, puisque nous sommes intérieurs à nous-mêmes, c’est avec nous-mêmes que nous sympathisons le plus facilement et ce qu’il nous est le plus facile de connaître, c’est notre conscience19. Cependant, c’est moins facile que cela ne paraît, nous le verrons, c’est beaucoup moins facile que cela n’en a l’air. Nous disons que nous sommes intérieurs à nous-mêmes, oui, à la condition de faire un effort pour réfléchir, mais le plus souvent nous nous voyons nousmêmes du dehors et l’intuition qu’il faut prendre de soi suppose un assez grand effort sur soi-même. Encore cet effort est-il beaucoup plus facile que lorsqu’il s’agit de sortir absolument de soi. Donc nous commencerons par la psychologie parce que c’est ce qu’il y a de plus facile, et dans la psychologie nous prenons d’abord la question de la mémoire parce que c’est ce qu’il y a de plus général. La mémoire c’est la forme générale de la conscience. Il n’y a pas d’état de conscience, sans mémoire, c’est-à-dire sans l’impression de ce qui précède et de ce qui suit. Supposez une conscience qui n’aurait pas de mémoire, on serait toujours dans l’instantané, au moment actuel ; plus rien n’existerait pour la conscience du moment pré­ cédent ; ce ne serait plus de la conscience, ce serait de l’inconscience. Quand Leibniz20 a voulu définir l’inconscience il a dit : c’est de l’esprit momentané. C’est de la conscience instantanée, si vous vou­ lez. Donc dès qu’il y a conscience, il y a mémoire et la mémoire, on peut le dire, est la caractéristique de la conscience21. Je ne reviens pas sur la démonstration que j’ai faite ici les années précédentes, d’où il résultait que les différents degrés de l’existence sont caractérisés par autant de degrés de mémoire. Cela n’est pas nécessaire ; il suffit de se rappeler que la mémoire est l’essence même de la conscience en ce sens que pour définir l’inconscience il suffit de la supprimer et de se placer dans l’instantané. Donc, c’est la mémoire que nous allons étudier et nous allons appliquer la double méthode dont nous venons de parler, étude et critique des analyses, étude de l’évolution des systèmes. 28

11 décembre 1903 Commençons par l’analyse, ne considérons pas l’histoire22. Je dirai simplement aujourd’hui, pour tracer le plan de cette étude, deux mots de cette analyse et de cette histoire. Je commence par l’analyse. Qu’est-ce que l’analyse de la mémoire ? C’est l’ensemble des résultats que la psychologie nous apporte. Dans la première leçon de ce cours nous exposerons ces résultats. NousJes. critiquerons, nous tâcherons d’en tirer quelques conclusions, mais je rappelle très brièvement les grandes lignes de cette analyse. Si on considère les modalités, si vous voulez, de la mémoire, la formation et le développement du souvenir, on trouvera qu’il y a quatre moments, quatre points essentiels. Je les rappelle brièvement : premier point, formation du souvenir. Je prends un exemple simple : le souvenir visuel, le souvenir que nous avons tous de certaines physionomies, la physionomie d’un ami. Qu’est-ce qui se passe ? Comment se forme ce souvenir ? On nous dit : vous avez aperçu ce visage ; vous avez eu une impression visuelle ; une impression a été faite sur la rétine ; elle s’est transmise à un sens particulier, à des centres cérébraux et de là une certaine modification a été produite. Ainsi dans certain centre cérébral une modification s’est produite. Quelle est cette modification, quelle est cette impression ? On a employé des images, des métaphores. On a dit que les choses se pas­ saient comme dans un phonographe. Le style a tracé des dessins sur le cylindre phonographique. Ces dessins demeurent et les vibrations se sont formées, se sont imprimées. D’autres emploient d’autres métaphores, car en réalité on ne sait pas ce qui se passe véritablement dans les centres cérébraux. Ils nous décriront le processus ainsi : un certain nombre de cellules, de neu­ rones, comme on dit23, ont été modifiés d’une certaine manière. Ces neurones ont été solidarisés entre eux, c’est-à-dire qu’étant donné une impression visuelle, l’impression qui se fait sur la rétine, cette impres­ sion transmise au cerveau a déterminé, comment dirais-je ?, le grou­ pement dynamique de certaines cellules, la mise en communication de certaines cellules modifiées d’une certaine manière, c’est ce groupe stable de cellules qui va désormais emmagasiner le souvenir. 29

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Ou, si vous le voulez, ce qui sera plus clair, supposons ces lampes électriques, ces lampes Edison qu’on dispose selon certains dessins pour les illuminations, en guirlande par exemple. Le fil qui les relie les unes aux autres constitue un certain dessin. Il y a une infinité de des­ sins de ce genre possible. De même pour le souvenir. Pour un certain souvenir visuel il y aurait un certain nombre de cellules, de neurones cérébraux réunis par un fil idéal. C’est cette figure, c’est ce dessin qui désormais restera là ; ce sera l’équivalent matériel du souvenir. Voilà donc la première phase : formation du mécanisme cérébral. J’arrive maintenant à la seconde phase du souvenir visuel. Le souvenir va se reproduire. C’est la réminiscence du souvenir. Qu’estce qui se passe ? Un certain nombre de cellules a été ébranlé, a été impressionné d’une certaine manière. Le souvenir qui était là à l’état latent va se reproduire. Pour reprendre notre comparaison de tout à l’heure, voilà notre guirlande de lampes Edison qui est dans la nuit, le courant passe et tout s’illumine, la forme de la guirlande se dessine dans la nuit. Si le courant cesse de passer, tout rentre dans l’obscurité. De même pour le souvenir. Nos cellules cérébrales sont là. Lorsque pour une raison ou pour une autre la modification primitive renaît, lorsque le cou­ rant passe, c’est-à-dire le courant nerveux, tout s’illumine, le souve­ nir sort de la nuit, sort de l’inconscience ; il y rentre quand le courant ne passe plus. Voilà ce que c’est que la réminiscence du souvenir. Pourquoi d’ailleurs lorsque le mécanisme cérébral entre de nou­ veau en jeu, pourquoi disions-nous que ce souvenir n’est pas une impression comme la première ? C’est que le phénomène est moins intense que la première fois ; cet état cérébral lorsqu’il renaît n’a plus la force, l’intensité de l’état primitif. Ce qui forme alors le souvenir, c’est l’état primitif moins intense, l’état primitif atténué. Voilà donc le premier moment, et le second moment. Maintenant, troisième moment : ce souvenir qui est déposé dans l’écorce cérébrale a des voisins, qui peut-être même empiètent sur lui. Il ne peut être ranimé, se localiser, se galvaniser sans galvaniser aussi ses voisins, par conséquent ce souvenir ne va pas réapparaître à la conscience sans appeler d’autres souvenirs à sa suite. 30

11 décembre 1903 Quels seront ces souvenirs ? Les souvenirs d’abord les plus voi­ sins ; les souvenirs qui ont été impressionnés en même temps que lui, avec lui, qui en sont restés solidaires. Puis aussi les souvenirs qui ont avec lui des points communs, c’est-à-dire ceux qui lui ressemblent. Et c’est pourquoi le souvenir qui revient à la mémoire en appelle d’autres avec lui, ceux qui sont en contiguïté avec lui et aussi ceux qui lui ressemblent. Contiguïté et ressemblance, voilà les deux lois de la sug­ gestion des souvenirs les uns par les autres, la loi de l’association des souvenirs. Voilà le troisième moment24. Quatrième moment. Ah ! ce serait la localisation exacte du souve­ nir, c’est-à-dire que le souvenir qui se représente à l’esprit a été loca­ lisé en un point déterminé du passé. Je ne vous rappellerai pas tous les détails que Taine a donnés de cette opération, c’est une analyse qui est restée classique25. Le souvenir est localisé dans le passé grâce à certains jalons par une intercalation, nous dit Taine, c’est-à-dire que pour se remémorer par exemple un point précis du passé où il faut placer un souvenir de telle catégorie et de telle époque, on fera appel à des couples de souvenirs entre lesquels on intercalera le souvenir à localiser. On le fait glisser jusqu’à ce qu’on trouve sa place exacte entre deux souve­ nirs déterminés. À ce moment-là, il est localisé dans le passé. Tels sont les quatre états, les quatre moments de la formation du souvenir complet. Tels sont dans les analyses du souvenir les grands points de repère : formation du mécanisme cérébral, ébranlement du mécanisme, association, localisation. Voilà l’analyse que nous aurons à développer dans tous ses détails et à suivre dans ses différents déve­ loppements. Que cette analyse soit acceptable et doive même être acceptée en tant qu’analyse, cela n’est pas douteux. On ne peut pas étudier scientifiquement la mémoire sans accepter cette analyse. Tout se passe comme si c’était le processus véritable et essentiel, fondamen­ tal ; tout se passe comme s’il en était ainsi. Il n’est pas possible même d’étudier la mémoire sans procéder et raisonner comme si les choses se passaient véritablement de cette manière. On ne peut pas analyser autrement. Mais est-ce bien ainsi que les choses se passent ? À côté du 31

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point de vue psychologique, n’y en aurait-il pas un autre qui serait alors le point de vue philosophique ? Reprenons ces quatre moments, si vous le voulez bien, en com­ mençant par le dernier, et en allant du quatrième au troisième et du troisième au deuxième, enfin du deuxième au premier. Je commence par la localisation. Localiser un souvenir en arri­ vant à le placer entre deux autres souvenirs qui serviront de points de repère, cela suppose qu’on sait quel souvenir choisir. J’ai un sou­ venir à localiser dans le passé, je vais trouver deux souvenirs ou des souvenirs multiples entre lesquels il est placé. Comment trouverai-je ces souvenirs, si au moment où j’effectue cette opération, l’opération d’intercalation dont parle Taine, si à ce moment-là la localisation n’est pas déjà faite ou à peu près faite ou virtuellement faite26 ? Que pour exprimer la localisation, pour l’exprimer aux autres et même pour me l’exprimer à moi-même, pour arriver à en avoir une idée exprimable, communicable, je procède ainsi : cela n’est pas douteux, mais qu’au moment où je procède ainsi, je sois déjà sur la voie de la solution, et même que la solution soit déjà trouvée, cela ne me paraît pas douteux non plus. Qu’est-ce que localiser un souvenir ? Faisons alors appel au senti­ ment profond que nous appelons l’intuition et tâchons de nous inté­ rioriser à notre souvenir, au lieu de le regarder du dehors et de faire une analyse. Lorsque je m’intériorise à un souvenir, voici ce que je trouve : ce souvenir a généralement une marque à lui s’il est locali­ sable ; il a comme la marque de la période à laquelle il appartient. Cette marque, c’est un je-ne-sais-quoi que je ne pourrais pas exprimer par des mots mais que chacun sent. Les différentes périodes de notre existence nous apparaissent différentes avec une coloration et une nuance spéciales. Quand nous allons revoir des lieux où nous avons vécu autrefois, il y a très longtemps, nous sentons très bien en les apercevant qu’autrefois il y avait, outre ce que nous apercevons main­ tenant autre chose, une nuance, un je-ne-sais-quoi qui se surajoutait, une auréole, si vous voulez, qui entourait le spectacle, une frange. Cette frange, nous la cherchons dans ce que nous voyons et nous ne la trouvons plus ; nous nous rendons très bien compte que si nous pou­ 32

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vions la retrouver, nous serions transportés dans le passé ; nous revi­ vrions notre passé. Plus nous cherchons et moins nous trouvons parce que ce que nous apercevons, le contour net de ce que nous apercevons • empêche cette espèce d’impression sui generis de se reproduire. C’est ce qui nous explique que lorsqu’on va revoir ainsi des endroits avec l’idée de revivre ce qu’on y a vécu, on éprouve une déception, et on trouve qu’il valait beaucoup mieux rester dans le souvenir, dans le rêve pur ; on était beaucoup plus près de la chose même que lorsqu’on se trouve en face de cette chose. Il y a donc un jene-sais-quoi caractéristique du passé, quelque chose de simple, d’indi­ visible. Pour localiser un souvenir de telle période, qu’est-ce que nous fai­ sons ? Nous prenons une impression simple, nous essayons de la réfracter, de la diviser, de l’éparpiller. En prenant certains points indi­ visibles que nous allons chercher très haut au-dessus d’un certain plan, nous les amenons peu à peu par une série de réfractions à se diviser, à se superposer sur un certain plan27. C’est sur ce plan alors que Taine va prendre le souvenir. Il nous montre que tel souvenir déterminé est intercalé entre deux autres souvenirs pris sur le même plan. Et cela est vrai, mais à ce moment l’éparpillement est déjà fait; tout l’essentiel de la localisation est effectué. Le vrai processus de la localisation n’est donc pas quelque chose de mécanique, comme ce que j’ai décrit. Cela, ce n’est pas le proces­ sus d’intercalation, de juxtaposition, c’est un processus qui ressemble beaucoup plus à un processus biologique, à la segmentation d’un ovule28 : l’ovule se segmente, se divise indéfiniment de manière à parcourir toutes les phases de la vie embryonnaire. C’est cela l’intui­ tion : la période s’est divisée, s’est segmentée en souvenirs qui s’épar­ pillent et qui constituent alors un développement, sur un plan, de tous les événements qui remplissaient cette période. La localisation ainsi effectuée, nous ne pouvons nous en rendre compte qu’en nous mettant à l’intérieur du processus par l’intuition ; ce n’est donc pas de l’analyse, c’est de l’intuition. Qu’est-ce qui nous empêche en général de voir comment les choses se passent ? C’est que nous ne sommes pas faits pour observer de cette -*■ ■

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manière ; nous sommes faits pour prendre des résultats, pour suivre l’opération même des souvenirs qui ont pris corps, qui sont devenus conscients, qui sont éparpillés sur le plan dont je parlais tout à l’heure. Cela, c’est du tout fait, mais le se faisant, le mouvement par lequel cela va s’éparpiller nous ne sommes pas faits pour l’apercevoir ; il faut un effort contre nature pour y arriver. Par conséquent c’est un effort d’une nature plutôt philosophique, ce n’est pas un effort dans la direction de la connaissance usuelle et scientifique. J’arrive maintenant au troisième point; l’association, qui au fond est la condition de la localisation dans l’hypothèse précédente — car si on s’explique la localisation comme on le fait, c’est parce qu’il y a eu un processus d’association -, eh bien donc l’association est une réa­ lité, personne ne peut le contester. L’association du souvenir, la sug­ gestion du souvenir par le souvenir, personne ne peut contester que nos souvenirs s’attirent en raison de leur ressemblance, et aussi de leur contiguïté, cela est certain, mais que cette explication soit tout à fait suffisante pour expliquer la vie des souvenirs, cela est très dou­ teux. Il suffira de remarquer que dans tout souvenir il y a mille souve­ nirs semblables à lui qui pourraient être attirés par lui ; il y en a des milliers, tant qu’on voudra. Tout ressemble à tout; c’est une question de degré. Il n’y a pas deux objets, si éloignés qu’ils soient, qui n’aient entre eux des points communs29. Une fois que le souvenir a été appelé, une fois qu’il est là, on pourra toujours dire qu’il est là parce qu’il ressemblait au précédent; seule­ ment personne n’aurait pu dire qu’il serait attiré, parce qu’il y avait mille autres souvenirs semblables et précédents qui auraient pu être attirés aussi. Par conséquent on ne s’explique pas pourquoi ce souve­ nir est là. La vérité, c’est qu’ici encore sur ce troisième point comme sur le quatrième on se représente les souvenirs comme des choses solides, des corps, si vous voulez, qui s’attirent, on veut se rendre compte de l’intérieur même du phénomène de30 ce qu’on a appelé des attrac­ tions de souvenirs les uns par les autres. Cela, c’est de l’analyse, c’est l’explication de la chose une fois faite, mais cela ne nous fait pas pénétrer dans la chose se faisant. 34

11 décembre 1903 Il y aurait beaucoup à dire sur le second point et aussi sur le pre­ mier. Je suis obligé de me borner et de me résumer car il ne nous reste plus que quelques minutes, je dirai simplement ceci : si nous considé­ rons ces deux points ensemble, il s’agit de la conservation des souve­ nirs dans le cerveau, sous forme de mécanismes une fois montés. Personne ne peut contester que le cerveau soit indispensable à la mémoire. On ne peut se souvenir sans cerveau. Une opération de souvenir c’est une opération cérébrale et les lésions de la mémoire correspondent à des lésions cérébrales, cela n’est pas douteux. Mais de là à supposer qu’un souvenir corresponde à un dispositif cérébral déterminé il y a très loin31. On pourra s’exprimer ainsi dans les ana­ lyses ; on aura tout intérêt à procéder comme si les choses se passaient ainsi. On peut apercevoir tout de suite les difficultés insurmontables qu’une hypothèse de ce genre soulève. Je laisse de côté la métaphy­ sique de la question32; je me borne aux faits. Eh bien on nous disait tout à l’heure : vous avez aperçu une certaine personne, la physiono­ mie d’un ami. L’impression a été faite sur votre rétine ; elle s’est trans­ mise aux centres cérébraux et un certain mécanisme demeure. Je réponds : il n’y a pas une impression visuelle ; il y en a cent, mille, dix mille, un million, des millions. D’abord je n’ai pas vu cette personne une seule fois. Chaque fois que je l’ai vue, je ne l’ai pas vue dans les mêmes circonstances, avec le même entourage, dans le même éclairage. Mais je suppose que je ne l’ai vue qu’une fois pendant cinq minutes. Il est impossible qu’elle n’ait pas remué, elle a au moins parlé, cette personne. Elle n’a pu remuer, parler sans que se forment sur ma rétine non pas une image mais des milliers et des millions d’images et par conséquent dans le cerveau des milliers et des millions [d’images] correspondantes absolument différentes, en ce sens qu’elles ne sont pas superposables. Vous me parlez d’un souvenir, il y en a des millions. Comment cependant ces millions de dispositifs cérébraux arrivent-ils à faire quelque chose d’unique ? Vous ne l’expliquez pas. Y a-t-il une initiative, un esprit qui ramène tout cela à l’unité ? Tout cela n’est pas expliqué en réalité. La vérité, c’est que vous oubliez l’essence même de l’état de conscience, qui est sa fluidité, son passage par une multitude, des milliers et des millions, de formes différentes ; 35

Histoire des théories de la mémoire vous oubliez tout cela, vous simplifiez tout cela ; vous fixez toutes ces images en nombre indéfini ; vous les réunissez en une seule ; vous tenez à avoir du solide, vous confondez toutes ces images avec l’objet qui les a émises ; alors naturellement vous arrivez à mouler cette image sur les contours du dispositif cérébral. Cela n’est pas étonnant ; vous vous représentez à l’avance chaque relief de manière à le faire s’implanter exactement sur les contours 33. & Donc en réalité, toute cette analyse et je voulais en venir là, toute cette analyse est dirigée inconsciemment par l’idée, de parti pris, de faire d’un souvenir à l’état de conscience quelque chose de solide, d’arrêté, de le prendre comme du tout fait au lieu d’y voir du mouve­ ment, de l’action, quelque chose qui se fait. Je ne dis pas qu’on ait tort parce que l’analyse ne peut pas procéder autrement. L’analyse, c’est cela; elle consiste à prendre des résultats, à donner la reconstitution approximative de la chose par ses résultats, la reconstitution approxi­ mative d’un certain processus par les dépôts, par les cristallisations de ce processus ; cela est inévitable. C’est ainsi que l’analyse doit opérer. Il n’en est pas moins vrai que cette critique de l’analyse ne montrera qu’un côté de la psychologie de la mémoire et il y a place pour autre chose, pour une étude du processus non pas dans ses effets palpables et arrêtés, mais en lui-même, non plus par analyse mais par intuition. Voilà quelle sera la première partie de ce cours, ce sera la plus longue ; dans la seconde nous ferons l’historique des théories. Nous montrerons - et ce sera la conclusion - que les grosses difficultés métaphysiques auxquelles elle a conduit, cette étude34, et qui ne sont rien de moins que les difficultés inhérentes au problème de la relation de l’esprit et de la matière, que ces difficultés viennent de ce que la philosophie trop souvent croit que son rôle est de prolonger l’analyse, et d’aller plus loin qu’elle dans la même voie. Ah ! si on entend les choses ainsi, si on se représente la mémoire comme quelque chose qui se surajoute au processus cérébral, qui en suit exactement les lignes, alors il deviendra impossible de dire d’abord pourquoi il y a une conscience à côté de la matière, et ensuite comment les deux choses peuvent agir l’une sur l’autre. Au lieu que si nous abordons la ques­ tion de l’autre côté, si nous prenons le problème par l’autre bout, 36

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c’est-à-dire si au lieu de partir du solide, de la matière pour y super­ poser la conscience, nous partons du mobile, du fluide, du conscient pour voir comment la matière se formerait par des espèces de cristal­ lisations lentes du devenir35, la chose se simplifie alors beaucoup, le problème qui paraissait insoluble apparaît non pas comme soluble, mais comme pouvant un jour, avec beaucoup d’efforts, se résoudre. Telle sera la seconde partie de ce cours: étude et critique des théories. Dans la dernière partie qui ne comprendra qu’une ou deux leçons, nous verrons la conclusion36. Vendredi prochain, nous aborderons la première partie du cours, c’est-à-dire l’étude et la critique des analyses de la mémoire. Cette partie du cours qui sera la plus longue sera aussi la plus concrète. Nous tâcherons d’y faire entrer le plus de faits et d’observations pos­ sibles de manière à la rendre plus instructive. Nous allons sortir des généralités un peu abstraites dans lesquelles nous nous étions confinés jusqu’à présent.

Conférence de M. Bergson

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^Ndlessieurs, Nous avons dit dans la dernière leçon que nous commencerions par l’étude des analyses de la mémoire, du souvenir, étude qui aura surtout pour but d’amener la partie historique de ce cours, l’histoire des théories de la mémoire et aussi d’amener la conclusion que nous voulons présenter. C’est cette analyse que nous commençons aujourd’hui. Nous allons nous poser d’abord cette question importante, question principale : quelle est la nature du souvenir ? Pour préciser la question et sortir du vague, prenons une catégorie de souvenirs, si vous voulez, le souvenir visuel, le souvenir d’une chose qu’on a vue. Qu’est-ce qui caractérise un pareil souvenir ? Qu’est-ce qui le distingue par exemple d’une percep­ tion ? Le souvenir visuel, le souvenir d’une chose vue, c’est en somme le souvenir d’une perception visuelle. Quelle différence y a-t-il entre la perception, c’est-à-dire l’acte de prendre connaissance d’un objet luimême, de l’apercevoir et le souvenir ? Quelle est la différence ? Quelle est la ressemblance ? Quelle est la relation enfin de ces deux opérations ? La réponse à cette question, celle qui est donnée couramment dans la psychologie contemporaine, au moins jusqu’à ces derniers temps, celle qui est classique en ce sens qu’elle est traditionnelle en philoso­ phie est celle-ci : entre le souvenir d’une chose, d’une chose vue, par exemple, et la perception de cette même chose, la différence princi­ pale, essentielle, est une différence d’intensité. Le souvenir, c’est avant tout une moindre perception37. Cette thèse mérite d’être examinée de toute façon ; elle doit l’être surtout par nous à cause du point de vue où nous nous plaçons, nous 39

Histoire des théories de la mémoire nous proposons en effet de faire l’historique des théories de la mémoire. Or nous verrons que cette idée que le souvenir est une per­ ception plus faible est une idée ou présente ou latente dans toutes les théories de la mémoire. À travers toute l’histoire de ces théories, cette idée se retrouve et quand une idée se retrouve ainsi sans changer de forme à des époques différentes, il est vraisemblable que ce n’est pas une idée empruntée à l’expérience - je ne veux pas dire qu’un fait se modifie, mais la manière d’observer les faits se modifie et à mesure qu’on les voit, on y découvre bien des choses à supposer même qu’on y voie la même chose. Cette idée s’étant reproduite à travers l’histoire de la philosophie, il y a beaucoup de chances pour que ce soit a priori une idée métaphysique qui se déguise plus ou moins sous des appa­ rences expérimentales. Celle-ci par sa fixité même est suspecte et elle appelle un examen attentif et si possible approfondi. Exposons d’abord cette idée telle que nous la trouvons chez un psychologue de notre temps, qui l’a exposée le plus clairement et si clairement que son exposition est restée classique. Dans le livre de Taine sur l’intelligence38, Taine soutient cette thèse très brillamment que la différence principale entre le souvenir et la per­ ception est une différence de force. C’est une demi-résurrection39. L’expérience dit: demi-résurrection40. On pourrait employer divers termes pour exprimer cette idée : dire qu’elle est un arrière-goût, un écho, un simulacre, un fantôme, une image de la sensation primitive, peu importe, toutes ces compa­ raisons signifient qu’après une sensation provoquée par le dehors et non spontanée nous trouvons en nous une sensation correspondante non provoquée par le dehors, semblable à la première, agréable ou déplaisante, mais à un degré moindre. Ainsi la différence entre le souvenir et la perception primitive est une différence d’énergie, et aussi de clarté. Taine continue en donnant des exemples sur lesquels nous revien­ drons d’ailleurs tout à l’heure. Voilà, dit-il, des joueurs d’échecs qui, les yeux fermés et la tête tournée contre le mur, conduisent une partie d’échecs41. On a numéroté les pions et les cases. À chaque coup de l’adversaire, on leur nomme les pièces déplacées et les nouvelles cases 40

18 décembre 1903 qu’elles occupent. Ils commandent eux-mêmes le mouvement de leurs pièces, et continuent ainsi pendant plusieurs parties et souvent ils gagnent. Eh bien, dit Taine, il est clair qu’à chaque coup la figure de l’échiquier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces leur est présente comme dans un miroir intérieur, sans quoi ils ne pour­ raient apercevoir la suite probable du coup qu’ils viennent de subir et de celui qu’ils vont commander. Ainsi il n’y a entre le souvenir et la perception qu’une différence de force ou d’intensité et se souvenir de l’échiquier, se souvenir des pièces, se souvenir des coups qu’on a faits et de ceux que l’adversaire a faits de son côté, c’est en somme voir, mais moins distinctement et avec moins d’intensité, mais c’est une opération du même genre. Il est vrai qu’on se demandera pourquoi dans un cas l’opération est explicite et la chose vue du dehors au lieu que dans le second cas c’est une vision intérieure, un miroir intérieur, nous dit Taine. À cette question Taine a fait une réponse qui n’est pas neuve non plus dans l’histoire de la philosophie, mais qu’il a exposée sous une forme exceptionnellement brillante qui elle aussi est restée classique, c’est la fameuse thèse de la réduction des images42. D’après Taine ce qui fait que cette image moins intense, moins forte ne nous apparaît pas comme extérieure à nous c’est justement parce qu’elle est moins forte que les images vraies. Elle est comme rejetée et refoulée par la première. L’idée de Taine est qu’il se produit une concurrence pour ainsi dire, une lutte pour la vie entre tous les états de la conscience, état fort, état faible. Ils ne peuvent coexister, ils ne peuvent pas tous ensemble se trouver dehors, alors ce sont les plus forts qui prennent la place et qui refoulent les autres au-dedans et par là même dans le passé43. Voici du reste les termes mêmes de Taine : « Ce que l’observation démêle au fond de l’être pensant en psy­ chologie, ce sont, outre les sensations, des images de diverses sortes, primitives ou consécutives, douées de certaines tendances, et modi­ fiées dans leur développement par le concours ou l’antagonisme d’autres images simultanées ou contiguës. De même que le corps vivant est un polypier de cellules mutuellement dépendantes, de 41

Histoire des théories de la mémoire même l’esprit agissant est un polypier d’images mutuellement dépen­ dantes, et l’unité, dans l’un comme dans l’autre, n’est qu’une harmo­ nie et un effet. Chaque image est munie d’une force automatique et tend spontanément à un certain état qui est l’hallucination, le souve­ nir faux, et le reste des illusions de la folie. Mais elle est arrêtée dans cette marche par la contradiction d’une sensation, d’une autre image ou d’un autre groupe d’images. L’arrêt mutuel, le tiraillement réci­ proque, la répression constituent par leur ensemble un équilibre ; et l’effet que l’on vient de voir produit par la sensation correctrice spé­ ciale, par l’enchaînement de nos souvenirs, par l’ordre de nos juge­ ments généraux, n’est qu’un cas des redressements perpétuels et des limitations incessantes que des incompatibilités et des conflits innom­ brables opèrent incessamment dans nos images et dans nos idées44. » Ainsi, voilà qui est clair : notre vie psychologique est une lutte. Il y a antagonisme perpétuel entre des images différentes, les plus fortes res­ tent en dehors, ce sont nos perceptions, les perceptions visuelles primi­ tives, quand il s’agit de la vue. Puis alors il y en a d’autres plus faibles qui d’ailleurs ne peuvent pas coexister avec celles-ci. Il faut choisir. Les unes sont rejetées dans l’intérieur et dans le passé. C’est donc très simple. En ce moment, j’ai le souvenir, mettons, du Panthéon avec la place du Panthéon45. Ce souvenir tend à devenir hallucinatoire ; s’il était seul, il prendrait toute la place, je verrais le Panthéon, ce serait un rêve, ce serait une hallucination, mais il y a d’autres états de conscience, il y a en ce moment la vision de cette pièce et de ceux qui y sont. Il faut choisir, je ne peux pas être ici et au Panthéon en même temps. C’est l’image la plus forte qui va déplacer la plus faible. Par conséquent je ne verrai que les personnes qui sont ici présentes et la salle ; quant à l’image du Panthéon, elle va être rejetée à l’intérieur dans une espèce de miroir; elle va devenir virtuelle. En somme je dirai que c’est à un souvenir que j’ai affaire et non pas à une vision réelle. La différence serait donc ici une différence d’intensité, une différence de force, laquelle force étant supérieure dans la perception assure à celle-ci la victoire sur le simple souvenir. La conclusion est celle-ci ; elle n’est d’ailleurs que le résumé de ce qui précède : le joueur d’échecs qui joue les yeux fermés, le peintre 42

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qui copie un modèle absent, le musicien qui d’après son souvenir entend une partition portent le même jugement, font le même raison­ nement, éprouvent les mêmes émotions que si l’échiquier, le modèle et la partition frappaient leurs sens ; ils provoquent le même mouve­ ment instinctif et la même sensation. L’homme à qui on présente un mets dégoûtant ou qui va subir une opération chirurgicale, qui se rappelle un accident douloureux, frémit, sue, a des nausées par la seule présence de l’image comme par la présence de la sensation ellemême. Voilà la thèse exposée sous une forme aussi claire que précise et brillante. Le souvenir d’une chose, c’est l’image de cette chose, la même image en somme que nous donnerait la perception même de cette chose, la même quant à la nature, elle n’en diffère que par le degré d’intensité et de force. Messieurs, que le souvenir une fois formé, une fois explicité, une fois défini par la conscience soit cela, cela n’est pas contestable et le psychologue qui ne vise qu’à la recomposition d’une chose, d’un état complexe avec d’autres états plus simples, mais en quelque sorte déjà faits, déjà constitués, un pareil psychologue peut se contenter de cette analyse, et en fait on peut dire que neuf fois sur dix, dans la plupart des cas, dans presque tous les cas, dans les cas où on ne cherche pas à faire la philosophie du processus, le psychologue aura raison. Mais cette analyse, cette thèse porte-t-elle sur le fait s’accomplissant ? Y correspond-elle réellement ? Nous donne-t-elle une idée de la résur­ rection du souvenir, du retour du souvenir à la conscience, c’est-àdire en fait ce qu’il y a d’essentiel et de fondamental dans le souve­ nir ? Cela paraît très douteux. Le fond de cette thèse, le voici : la thèse pourrait se résumer tout entière de la manière suivante : quand vous avez un souvenir, quand vous évoquez un souvenir, si vous appuyez sur ce souvenir, si vous insistez sur lui, si vous l’intensifiez, plus il devient intense, plus il ressemble à la perception réelle, par consé­ quent quand il était très éloigné de la perception c’est qu’il était par son intensité et par sa seule intensité très éloigné de celle-ci; c’était une perception plus faible, une perception atténuée. Par conséquent l’argument essentiel est celui-ci : en insistant sur le souvenir, vous en 43

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faites une perception, vous en faites quelque chose qui tend de plus en plus à imiter la perception, à devenir une hallucination ; vous en faites une sensation, une perception atténuée. Je me demande si de ce que en insistant sur le souvenir, on se rapproche de plus en plus d’une perception réelle, on tend de plus en plus à la rendre hallucinatoire, si de ce que en insistant sur le souve­ nir on tend à en faire une hallucination, je me demande si on peut induire qu’au début le souvenir était déjà une espèce de perception, une moindre perception. Je prends un exemple : de ce que en insistant sur le souvenir de l’extraction d’une dent, le souvenir d’une dent arrachée, de ce que en insistant sur ce souvenir, je finis par éprouver la douleur d’une dent arrachée au point que si j’allais jusqu’au bout de l’image, j’aurais véritablement l’hallucination de cette douleur, c’est-à-dire la douleur elle-même, de ce que en insistant sur le souvenir, je finis par éprouver la douleur, s’ensuit-il que ce souvenir ait été la douleur à l’origine, que le souvenir de l’extraction d’une dent, le souvenir de la douleur de l’extraction soit la douleur naissante ? Cela n’est pas certain du tout. La conclusion dépasse de beaucoup la prémisse. Je prends un exemple. Je suppose qu’on suggère à un sujet hypno­ tisé qu’il éprouve une certaine sensation. Supposons que le sujet soit dans cette salle chauffée et même surchauffée et qu’on lui suggère qu’il a froid, qu’il est dehors par un temps de neige, et qu’il grelotte, qu’estce qui va se passer ? En général le sujet n’accepte pas tout de suite la suggestion, à moins d’être un sujet très bien préparé ; il résiste, il pro­ teste ; il commence par déclarer qu’il n’éprouve pas ce qu’on dit ; on insiste, on appuie. À mesure qu’on insiste davantage, si le sujet est suggestible, on voit la suggestion prendre corps. Peu à peu il éprouve la sensation qui lui est suggérée, il a froid ; il commence par trembler, par grelotter. Il pourra même donner certains symptômes de rhume, tousser et même éternuer. Progressivement la sensation suggérée se produit au point de devenir, comme disait Taine, hallucinatoire. Pro­ gressivement la sensation qu’on lui a en quelque sorte versée dans l’oreille, la suggestion d’avoir froid finit par se transformer, par deve­ nir une sensation réelle et même intense de froid. Mais peut-on en 44

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conclure que la suggestion est bien le froid et de ce que en insistant sur elle, elle a fini par devenir une sensation réelle, une sensation de froid peut-on conclure qu’elle était froide ? Ce serait absurde, des paroles ne sont ni chaudes, ni froides46. Supposons donc que le souvenir soit quelque chose comme la suggestion du magnétiseur, que le souvenir vrai, le vrai souvenir du passé soit quelque chose comme la suggestion du magnétiseur, une fois cette suggestion versée dans l’esprit, dans la conscience, elle va prendre corps; elle va provoquer une petite perception correspon­ dante et à mesure que l’esprit fera attention à cette perception nais­ sante, à mesure qu’il insistera sur elle, il la verra s’intensifier peu à peu, elle pourra prendre une intensité telle qu’on croira avoir affaire à une sensation réelle provoquée par un objet extérieur. Donc tout se passera comme dans le mécanisme décrit par Taine : à mesure qu’on appuiera, à mesure qu’on insistera, on aura affaire à quelque chose qui sera bien réellement une perception. Cela ne voudra pas dire, en aucune manière, que le souvenir d’où on est parti ait été cette même perception naissante, il sera par rap­ port à cette perception naissante ce que la cause est à l’effet, ce que le magnétiseur ou la suggestion est à l’état suggéré. Je suppose - c’est une autre manière de dire la même chose - je suppose que le souvenir soit quelque chose de très différent de la perception, quelque chose de comparable à l’objet lui-même qui a été cause de la perception, une espèce d’objet virtuel... Je m’explique plus clairement, je suppose que nos centres cérébraux, les centres de la perception puissent être actionnés de deux manières, dans deux cas, actionnés d’abord par un objet réel extérieur, auquel cas on aura des perceptions, des perceptions réelles, puis alors actionnés par ce que j’appellerai des objets virtuels qui sont des souvenirs47. Qu’est-ce qui va se passer ? Ces objets virtuels, disons simplement, ces souvenirs vont actionner certains centres cérébraux et y produire quelque chose de tout à fait analogue à ce que produisent les objets extérieurs, des perceptions naissantes et une fois ces perceptions naissantes pro­ duites, plus nous appuyons sur elles, plus nous insisterons sur elles, plus elles deviendront intenses et ressembleront aux perceptions 45

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produites par les objets réels - et néanmoins la cause de tout cela c’était en somme un objet virtuel, c’est-à-dire très différent de la per­ ception et de la sensation elle-même. De ce qu’un pianiste exécute sur un piano une mélodie, une sonate, on n’en conclura nullement qu’il a cette sonate dans les doigts et qu’en disséquant ses doigts, on y trouve­ rait la sonate48. - De ce que le souvenir actionnant certains centres de perception y provoque une perception naissante et progressivement une perception de plus en plus intense, on ne peut nullement conclure que ce souvenir, comparable ici aux doigts du pianiste, contienne luimême cette perception ; il en est la cause, il la provoque, il la suggère, il ne lui ressemble pas, il n’a rien de cette perception. Mais, en d’autres termes, et pour conclure sur ce point, on nous dit: le souvenir, c’est une perception naissante, une perception plus faible par la raison très simple que si on intensifie le souvenir, on finit par obtenir une hallucination. Nous répondons : tout se passerait de même si le souvenir au lieu d’être une perception plus faible était quelque chose d’absolument différent, qui n’aurait aucun rapport avec la perception, quelque chose qui est à la perception ce que la suggestion hypnotique ou la mole du magnétiseur est à l’état suggéré, car il arriverait alors que ii on insistait sur ce souvenir qui est comparable à la suggestion hypnotique, comme le magnétiseur qui insiste auprès du sujet, on obtiendrait une sensation de plus en plus forte et finalement une sensation absolument hallucinatoire. Tout se passerait comme dit Taine et néanmoins le mécanisme serait tout différent et entre la perception et le souvenir il y aurait une différence non pas de degré mais de nature. Voilà donc deux explications qui seraient également valables a priori. Reste à savoir laquelle des deux est la vraie. Considérons les faits. Il y a d’abord, Messieurs, une observation très simple, si simple qu’on se demande comment elle a pu échapper pendant si longtemps aux théoriciens de la mémoire. Je suppose qu’entre le souvenir et la perception il n’y ait qu’une différence de degré. Alors qu’est-ce qui va arriver : plus croîtra le degré du souvenir, le degré d’intensité du sou­ venir, plus il se rapprochera de la perception réelle et c’est en effet ce 46

18 décembre 1903 qu’on observe. C’est la vérité. Taine vient de nous en donner des exemples très frappants. Oui, mais si cette thèse est exacte, l’inverse sera vrai, la réciproque sera vraie et en prenant une perception réelle, la perception d’un objet vu, la perception visuelle d’un objet, ou une perception auditive, en reprenant une perception quelconque réelle, et en la faisant décroître progressivement jusqu’à 0, en en faisant décroître l’intensité, on devra arriver à passer, avec des perceptions, à l’état de souvenir, ou en tout cas la perception manifestera à un moment donné une tendance à passer à l’état de souvenir49. Par exemple s’il est vrai que le souvenir d’un son entendu ne soit autre chose qu’une très faible perception du son entendu, une percep­ tion si faible qu’elle est tout à fait intérieure, qu’elle est rejetée à l’intérieur, sans doute en faisant croître l’intensité du souvenir, j’obtiendrai une perception réelle, un vrai son entendu, mais inverse­ ment, si je prends un son entendu, un vrai son et que j’en fasse décroître l’intensité jusqu’à 0, un moment viendra où au lieu d’avoir affaire à une perception de son, j’aurai affaire à un souvenir de son, ou en tout cas à un moment donné il y aura une tendance de la perception à devenir un simple souvenir. Prenons un autre exemple : je regarde une personne, puis je fais décroître, je diminue l’éclairage, je suppose que cette salle soit éclai­ rée par un seul bec de gaz ; à mesure que je ferai baisser l’éclairage, à mesure que l’éclairage diminuera, la perception tendra davantage à ressembler à une simple image intérieure, à un souvenir. Eh bien, si nous faisons l’expérience, rien de pareil ne se produit. Le son peut décroître jusqu’à devenir aussi faible que possible, jusqu’à devenir 0, un moment arrive sans doute où je me demande si je l’entends ou si je ne l’entends plus, mais jamais je ne me demanderai si c’est du son présent, si c’est du présent ou du passé, si c’est une perception ou un souvenir. Je suis dans le présent, je reste dans le présent. De même pour la perception intérieure, faisons-la décroître jus­ qu’à 0, à aucun moment l’état n’a une tendance à être rejeté dans le passé. Il se produit donc ce phénomène assez curieux qu’en intensi­ fiant le souvenir on tend à la perception mais qu’en faisant décroître l’intensité de la perception on ne tend pas du tout au souvenir. 47

Histoire des théories de la mémoire À quoi cela tient-il ? Cela ne peut pas s’expliquer dans une hypo­ thèse comme celle de Taine, mais cela s’explique très [bien] et tout naturellement dans la théorie qui admet entre le souvenir et la per­ ception naissante qui le suit les mêmes rapports qu’entre le magnéti­ seur ou la suggestion et l’état suggéré. Si je suis l’ordre indiqué par Taine, si je pars du souvenir, je pars de la suggestion, cette suggestion par hypothèse suggère l’état naissant, et alors l’état naissant une fois là n’a qu’à être intensifié pour devenir hallucinatoire. Mais si je pars au contraire de la perception et que j’en diminue l’intensité, par hypothèse, je suis dans la perception, je reste dans la perception, je ne sors jamais de la perception. Je pourrai la faire décroître tant que je voudrai, ce sera une perception plus faible, cela finira par être une perception nulle, mais ce sera toujours de la percep­ tion, et pour avoir le souvenir, il faudrait tout autre chose ; il faudrait quitter la perception qu’on a devant soi et passer à un état tout dif­ férent, qui diffère du premier non par le degré mais par la nature ; il faudrait passer de l’effet, perception naissante, à la cause ; souvenir suggérant, souvenir suggestionneur. Par conséquent on comprend très bien dans une hypothèse comme celle-ci que le souvenir s’intensifiant devienne une perception et qu’au contraire la perception décroissante ne puisse pas devenir un souve­ nir. Au lieu que dans l’autre hypothèse, la première, il faudrait que de même que le souvenir s’intensifiant devient perception, la perception décroissante donnât à son tour un simple souvenir. Voilà déjà, semble-t-il, une manière de départager les deux théo­ ries, mais en y regardant de près on trouve encore d’autres raisons. On trouve que la théorie qui assimile le souvenir à une faible percep­ tion, moins énergique, c’est-à-dire la première de ces théories a cer­ taines implications, implique certains faits, certaines conséquences importantes et graves que l’expérience ne vérifie en aucune manière. En somme, que signifie cette théorie ? Elle signifie qu’il n’y a pas de différence entre par exemple un souvenir visuel et une image visuelle, C’est ce que cela signifie, à savoir qu’il n’y a pas de différence entre se souvenir d’avoir vu une chose par exemple et l’imaginer intérieure­ ment, se représenter intérieurement l’image visuelle. Si la théorie de 48

18 décembre 1903 Taine est vraie, la première conséquence qui en découle est celle-ci : si vous ne pouvez en aucune manière évoquer intérieurement la repro­ duction même très faible, même fuyante, de quelque chose que vous avez vu autrefois, vous n’en avez aucun souvenir. Vous avez vu un tableau, une scène quelconque, si vous ne pouvez pas intérieurement l’imaginer, c’est-à-dire en évoquer intérieurement l’image, vous n’en avez aucun souvenir. Cela paraît certain, ceci ! Cela a l’air tellement évident qu’on ne songerait pas même à discuter une pareille affirma­ tion : pour pouvoir décrire une chose qu’on a vue, pour pouvoir en rendre compte, il faut pouvoir évoquer intérieurement l’image, en avoir intérieurement une perception atténuée. Cela paraît certain. Certainement si on faisait de la psychologie a priori, on dirait qu’il n’y a même pas lieu de chercher autre chose, mais cependant les faits sont là qui prouvent tout le contraire : on peut se souvenir d’une chose et s’en souvenir parfaitement, la décrire dans tous ses détails, et être incapable d’en évoquer intérieurement la vision, l’image visuelle, même très fugitive. Cela résulte d’abord d’une enquête qui a été faite il y a déjà vingt ans par un psychologue anglais, par M. Galton50. M. Galton envoya de tous côtés à un grand nombre de personnes, et à un grand nombre d’établissements un questionnaire ainsi conçu : « Comment apercevez-vous la table où vous avez déjeuné ce matin ? Comment la voyez-vous intérieurement ? Comment voyez-vous la nappe ? Com­ ment voyez-vous le couvert ? Comment voyez-vous le pain, les bouteilles, etc. ?» — À sa grande surprise, il reçut d’un certain nombre de personnes, surtout de personnes cultivées, de savants, d’artistes, de lettrés, il reçut cette réponse : je ne vois rien du tout, j’ai beau faire, j’ai beau chercher à évoquer cette image, elle ne vient pas, ni totalement, ni en partie. Vraisemblablement, ajoutait-on, ajoutaient ceux qui donnaient cette réponse, vraisemblablement, cette prétendue imagerie mentale (comme on dit en anglais) c’est un préjugé, c’est une théorie courante, mais cela n’existe pas. Au contraire beaucoup de personnes, et c’est le plus grand nombre naturellement, répondirent qu’elles avaient cette faculté et donnèrent la description de ce qu’elles voyaient: en général, une 49

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image réelle, une image compliquée de la chose. Les personnes qui voient le mieux ainsi, Messieurs, ce sont, dit M. Galton, les femmes, les enfants, les jeunes gens et en général elles ont cette faculté d’autant plus distincte qu’elles ont moins de culture intellectuelle, moins de culture scientifique. D’ailleurs ce n’est pas une loi générale, il y a des personnes très lettrées, très instruites, très savantes qui ont cette faculté à un haut degré, mais enfin la moyenne est celle là. Du reste peu nous importe de savoir quelles sont les personnes qui ont cette faculté de voir intérieurement, mentalement, et celles qui ne l’ont pas. Il nous suffit de savoir qu’il y a des personnes en assez grand nombre qui n’ont pas cette faculté, à aucun degré, qui sont incapables d’évoquer la vision mentale d’une chose vue. Eh bien ces personnes - et c’est là ce qui nous intéresse - sont aussi capables que les autres de décrire l’objet dont on leur demande d’évoquer le sou­ venir; elles connaissent cet objet comme les autres, quand elles le voient; elles peuvent le décrire aussi minutieusement quand elles ne le voient pas. Voici la conclusion de Galton : « Tous les hommes qui se déclarent intérieurement dépourvus du pouvoir d’apercevoir des images mentales peuvent cependant en don­ ner des descriptions vivantes [des descriptions comme la vie] de ce qu’ils ont vu, ils peuvent même devenir peintres et membres de l’Aca­ démie royale51. » Ainsi un peintre qui est membre de l’Académie royale peut être incapable d’évoquer la vision mentale d’un objet; voilà qui est très remarquable, et William James52 a eu raison de dire que cette petite enquête, ce simple questionnaire relativement à la vision d’une table de déjeuner, avait abouti à des conséquences qui ont ouvert des horizons nouveaux en psychologie, car le fait est là : on peut décrire minutieusement par le souvenir une chose vue, alors qu’on est inca­ pable d’en évoquer intérieurement la moindre image. Comment est-ce possible ? Y a-t-il quelque chose de mystérieux ? Que peut être un souvenir qui est le suppléant parfait de la chose et qui cependant n’y ressemble en aucune manière ? Si nous faisions un effort très profond sur nous-mêmes, je crois que nous arriverions à 50

18 décembre 1903 nous représenter ce souvenir que j’appellerai le souvenir pur53, le souvenir détaché de toute image, on peut s’habituer à faire cet effort, mais il ne sera pas inutile de s’aider de certains renseignements exté­ rieurs. Je viens de parler d’une enquête, l’enquête de Galton; il y a eu une autre enquête, qui pourra nous servir pour la préparation de cet effort, c’est une enquête relative aux joueurs d’échecs54. Nous lisons dans un passage de Taine qui est resté classique, le passage relatif aux joueurs d’échecs qui jouent sans voir : il y a des joueurs d’échecs qui peuvent jouer non seulement une mais plusieurs parties simulta­ nées sans regarder l’échiquier. En général, les bons joueurs ont cette faculté, pas tous cependant, mais il est probable que tous pourraient l’acquérir. Cela tient à une raison très simple, c’est que pour bien jouer une partie d’échecs, quand on a l’échiquier sous les yeux, il faut déjà être en quelque sorte un bon joueur sans voir, car qu’est-ce, être un bon joueur même en voyant ? C’est quand on doit faire un coup, prévoir les conséquences de ce coup et par conséquent apercevoir mentalement l’échiquier tel qu’il sera après un certain nombre de coups qui seront la conséquence de celui-ci, et comme pour un même coup qu’on fait, il peut y avoir une réplique de l’adversaire ou plu­ sieurs répliques de l’adversaire, alors ce sont plusieurs parties pos­ sibles, futures, ultérieures qu’il faut se représenter mentalement, si on veut savoir jusqu’à quel point le coup qu’on veut faire est indiqué. En d’autres termes jouer avec l’échiquier sous les yeux et être un bon joueur, c’est être en somme capable de se représenter mentalement un très grand nombre de parties possibles qui seront la conséquence éventuelle du coup qu’on va faire, c’est donc, en somme, jouer sans voir. Il n’est donc pas étonnant que les bons joueurs d’échecs puissent conduire simultanément plusieurs parties sans voir, c’est toujours la même faculté qui est en jeu. Taine, quand il nous parle de cette faculté, nous dit — je vous ai lu tout à l’heure le passage : il est évident qu’en pareil cas le joueur qui joue sans voir se représente en imagination l’échiquier avec la posi­ tion des pièces, il les voit, dit-il, comme dans un miroir intérieur55. Oui, si nous faisions de la psychologie a priori, si nous nous 51

Histoire des théories de la mémoire demandions ce qui est vraisemblable, on pourrait dire qu’a priori il est assez vraisemblable que les choses peuvent se passer ainsi, mais un psychologue contemporain, M. Binet56, a eu l’idée de rechercher si les choses se passaient réellement ainsi et d’envoyer un questionnaire et même d’aller interroger lui-même les plus forts joueurs d’échecs non seulement en France mais un peu partout en Europe. La conclu­ sion de son enquête est une conclusion inattendue, si on se place dans la théorie de Taine. Parmi les nombreux joueurs d’échecs qui ont été ainsi interrogés, il y en a un ou deux qui déclarent qu’en effet ils voient l’échiquier et encore n’est-il pas sûr que ces joueurs d’échecs aient bien rendu compte de ce qu’ils éprouvaient, étant donné que pour s’exprimer correctement en pareille matière il faut être parfaite­ ment maître du vocabulaire psychologique et qu’on peut parler de vision intérieure dans un cas où il n’y en a pas, de vision réelle même. En dehors de deux ou trois cas, qui sont même douteux ou sus­ pects, on peut dire que tout le monde a été unanime à déclarer qu’ils ne voyaient pas. Ce qui est très curieux, c’est que ces joueurs interrogés séparé­ ment et indépendamment les uns des autres ont donné des réponses analogues et presque dans les mêmes termes et ces réponses sont très faciles à résumer : d’abord, ils ne voient pas les pièces de l’échiquier ; ils ne voient pas le fou, la tour, le cavalier. Ce que je me représente, nous dit le joueur d’échecs, c’est la portée de la pièce, c’est son action, c’est sa force, son efficacité. Un fou, dit-il, n’est pas une pièce qui a telle ou telle forme bizarre, c’est une force oblique. - Voilà ce que se représente le joueur. La tour, dit-il, c’est une force en ligne droite, c’est-à-dire une force capable de se déplacer droit devant elle ou droit derrière elle ou droit sur l’un des côtés. Le cavalier ce n’est pas du tout une pièce qui est surmontée de la vague imitation d’un cheval, c’est comme une certaine loi de mouvement d’ailleurs compliquée : deux casiers dans un sens, deux pentes - une en avant, une sur les côtés. Ainsi chaque pièce est représentée non pas dans sa forme, mais dans son action, dans sa portée, dans sa fonction, pourrait-on dire. Quant au jeu lui-même, c’est-à-dire la totalité des pièces sur l’échi­ quier, le joueur déclare qu’il se le représente comme une synthèse de 52

18 décembre 1903 forces, une composition de forces alliées ou hostiles. Enfin, et ceci est caractéristique, pour se représenter même cet état de la partie à un moment donné, l’état des pièces sur l’échiquier, le joueur est obligé chaque fois de refaire mentalement l’histoire de la partie depuis le commencement, il la voit se dérouler comme une espèce d’évolution, une évolution qui a sa loi propre, sa physionomie propre. L’expres­ sion d’un ou deux de ces joueurs est caractéristique, ils disent: je perçois la totalité de la partie ou sa physionomie particulière comme un accord musical57. Qu’est-ce que cela veut dire et comment se représenter cette repré­ sentation ? L’auteur de cette enquête nous dit que cette enquête révèle l’existence d’une mémoire visuelle géométrique. C’est ainsi qu’il l’appelle; je préférerais une autre expression, je ne crois pas que ce soit une mémoire visuelle, ni une mémoire géométrique. Ce n’est pas une mémoire visuelle, c’est quelque chose qui pourra se visualiser, car soit dit entre parenthèses le joueur d’échecs nous dit que cette repré­ sentation qu’il a de la partie lui permet, quand il le veut, d’en visualiser quelque chose, on peut à tel moment visualiser telle partie de l’échi­ quier grâce à la représentation qu’en a le joueur, il peut à un moment donné apercevoir mentalement une partie de l’échiquier, mais ce n’est pas du tout ce qu’il voit mentalement. Le joueur dit qu’il pense l’échi­ quier, qu’il ne le voit pas. Par conséquent ce n’est pas une mémoire visuelle. Ce n’est pas non plus une mémoire géométrique, car la géométrie c’est du spatial et cette représentation n’est pas dans l’espace, non, c’est du dynamisme, c’est une mémoire dynamique, j’ajouterai, impli­ cite. Que signifient ces expressions ? Si vous étudiez les réponses à la question qui avait été posée au cours de l’enquête, voici ce que vous trouverez : chaque pièce est remplacée par une action, c’est-à-dire qu’au lieu de statique, du tout fait, vous avez une action, une activité qui est représentée, et puis alors au lieu de pièces juxtaposées dans l’espace, au lieu d’une partie explicite, vous avez, comment diraisje ?, l’interpénétration de toutes ces actions les unes dans les autres ; vous avez la partie implicite. Cela est vrai non seulement de 53

Histoire des théories de la mémoire

l’échiquier considéré à un moment donné, mais encore de la succes­ sion de tous les coups; toute l’histoire de la partie, les coups successifs sont perçus comme se pénétrant les uns les autres, de manière à don­ ner, comme disent quelques joueurs, un accord musical. Ce qu’on aperçoit, c’est la différentielle d’une fonction, c’est cela qui caractérise chacune des parties, qui fait la physionomie de chaque partie, ce qui permet au joueur sans voir de conduire simultanément plusieurs par­ ties différentes. Donc, il y a derrière le souvenir, l’image visuelle que le joueur peut évoquer quand il lui plaît, il y a quelque chose qui est la cause de cette image et qui n’est pas l’image, c’est ce que nous appelions tout à l’heure la suggestion de l’image, la cause suggestive de l’image, la cause qui suggère l’image. Cela est très difficile à expri­ mer, cela est tout aussi difficile à voir et même beaucoup plus difficile qu’on ne croit. Dans le cas que nous citions, ce que le joueur aperçoit intérieure­ ment, c’est le souvenir qui commence déjà à se réaliser en image, ce que j’appelle le souvenir pur, le magnétiseur qui donne la suggestion, c’est quelque chose qui, en somme, est de l’inconscient, qui est incons­ cient, que nous ne devrions pas voir ; la conscience n’est pas faite pour cela ; la conscience est faite pour nous donner des résultats acquis, elle n’est pas faite pour nous montrer l’opération future58; elle nous montre l’opération effectuée, l’opération devenue efficace, mais l’opération se faisant, la cause profonde de l’opération, elle est dans l’inconscient, mais nous pouvons nous-mêmes, en remontant sur le bord entre le conscient et l’inconscient, nous placer dans la conscience, nous pouvons par un effort sur nous-mêmes arriver à franchir la frontière, et nous obtenons, comment dirais-je ?, par contrebande une connaissance extrêmement fuyante et fugitive de cette cause évocatrice de l’image, cause qui est le vrai souvenir. Eh bien cette cause, je dis qu’avec les indications qui nous viennent d’enquêtes comme celle-là ou comme celle de Galton, cette cause nous pouvons arriver à la saisir. Veuillez penser à ce qui se produit lorsque, ayant une idée très difficile à exprimer, vous cherchez une image, une métaphore, une comparaison59. Au bout d’un certain temps et en insistant beaucoup 54

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sur cette idée vous finissez par apercevoir un certain nombre d’images ou de comparaisons possibles, comparaisons généralement visuelles. C’est aux objets visuels que nous empruntons la plupart de nos images, comparaisons qui n’ont aucun rapport entre elles, puisque ce sont des images très différentes qui sont évoquées, mais c’est toujours la même direction mentale ; on évoque dans une certaine direction mentale des images qui vous représentent cette direction quoiqu’elles n’aient aucun rapport entre elles. Tenez, j’avais cherché au hasard, en ouvrant une anthologie, un recueil de morceaux choisis, j’avais cherché un exemple chez des poètes, au hasard, et j’ai trouvé une stance de Lamartine relative au coup d’œil de l’âme que jette le mourant derrière lui. H regrette la vie, dit le poète, il a tort. Il y a trois ou quatre images qui se suivent sans aucun rapport entre elles en tant qu’imagés. Voici en effet ce que nous lisons : La lyre en se brisant jette un son plus sublime; La lampe qui s’éteint tout à coup se ranime, Et d’un éclat plus pur brille avant d’expirer; Le cygne voit le ciel à son heure dernière, L’homme seul, reportant ses regards en arrière, Compte ses jours pour les pleurer60.

Les trois images n’ont aucun rapport entre elles. D’ailleurs, je ne suis pas sûr que la lyre en se brisant « jette un son plus sublime », ni même que le chant du cygne soit très agréable à entendre, mais comparons ces trois images ; elles n’ont aucun rapport entre elles : une lyre ne ressemble pas à un cygne, encore moins à une lampe, pas davantage à une lampe qui s’éteint et se ranime. Qu’y a-t-il de commun entre tout cela ? Il est certain que le poète aurait pu trouver beaucoup d’autres images pour exprimer cette pensée, on en trouve­ rait d’autres dans Victor Hugo et de beaucoup plus frappantes encore. Qu’y a-t-il de commun entre ces images ? C’est une direction mentale61 et c’est une direction mentale dont on peut prendre conscience. Celui qui cherche des images, et on ne peut pas écrire sans chercher des images, se rend très bien compte qu’on ne passera pas 55

Histoire des théories de la mémoire d’une image à une autre image. Si Lamartine avait commencé par la lyre et s’était demandé ensuite: maintenant, à quoi vais-je passer ?, il n’aurait jamais trouvé, il n’aurait jamais pu trouver le cygne, ni les autres images qui se sont présentées à son esprit. Cela n’est pas dou­ teux, mais il y avait une certaine direction abstraite, comment diraisje ?, la direction de quelque chose qui avant de finir s’exalte. Nous avons d’abord l’idée du finissant et il faut nécessairement que ce finis­ sant s’exalte. La nature nous montre que ce qui va finir s’exalte - et encore, lorsque je dis que ce qui va finir s’exalte, je fais déjà une image, le souvenir est déjà réalisé en image, mais enfin cette direction une fois suivie conduit à d’autres images ; c’est une âme qui cherche un corps, si vous voulez, et alors elle se matérialise en images. Je crois que celui qui s’exercerait lui-même, qui ferait des recherches de ce genre s’apercevra très souvent qu’il est à côté de l’image ; il va la trouver, mais il ne la trouve pas ; il sent qu’il va la toucher, qu’elle est là, le processus inconscient va indiquer l’image, puis il passe à côté, il n’arrive pas à la trouver. Ce n’est donc nullement le passage de l’esprit d’une image à une image, c’est le passage de l’esprit d’un état qui ne ressemble pas du tout à la représentation des images, à une image qui se fait. Je le répète, il est extrêmement difficile et même impossible de décrire un tel phénomène, mais je crois qu’avec ces indications, celui qui s’interrogera lui-même arrivera à se donner l’intuition de ce que j’appellerai le souvenir pur, celui qui est placé à la limite, à la frontière entre le conscient et l’inconscient. Pour tout résumer, je dirai qu’il y a deux choses dans le souvenir. Il y a ce qu’on pourrait appeler l’âme et le corps, le souvenir pur et le souvenir matérialisé en images. Ce que la conscience aperçoit claire­ ment, distinctement, c’est le souvenir matérialisé en images. Dans le cas où l’hallucination visuelle existe, quand le souvenir est matérialisé en images, l’image est suggérée par quelque chose de dynamique, de différent de l’image, qui est ce que nous appelions le souvenir pur. En partant de ce souvenir pur, en le prolongeant, on arrive à l’image, mais en partant de l’image on n’arrivera jamais au souvenir pur parce qu’il est quelque chose de tout différent. L’erreur des psychologies trop analytiques c’est précisément de prendre des faits et de s’imagi­ 56

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ner que le se faisant s’obtient par la simple atténuation du tout fait. On prend dans ce cas particulier l’image réalisée, l’image parue inté­ rieurement, et on s’imagine qu’en l’atténuant, en la faisant décroître, on obtiendra le souvenir qui a contribué à sa réalisation, c’est une illusion analogue à celle des philosophes qui voudraient reconstituer le mouvement avec des positions juxtaposées et immobiles. Du mou­ vement on peut passer à la position, qui en est, comment dirais-je ?, le point terminus, qui en marque la trace, mais de la position on ne peut pas passer au mouvement62. Avec un point ou plusieurs points juxta­ posés on ne fera jamais la mobilité. Il en est ainsi dans toute espèce de domaine. Ainsi en psychologie le souvenir dynamique, celui qui va véritablement agir, celui qui agira réellement dans la vie mentale, ce souvenir est tout autre chose que l’image qui en est en quelque sorte le point terminus. Notre prochaine leçon aura lieu seulement le vendredi 8 janvier.

Conférence de M. Bergson

8 janvier 1904

J\dLessieurs, Nous continuons l’analyse du souvenir que nous avons commen­ cée, nous étudions le souvenir tel que nous le présente la psychologie actuelle, mais cela, ne l’oublions pas, en vue d’exposer ensuite plus tard le développement des théories, c’est donc un but historique, en partie au moins, que nous poursuivons dans cet exposé théorique et dogmatique. Dans la dernière leçon, nous avons étudié le souvenir en lui-même, nous avons cherché dans quelle mesure on pouvait considérer le sou­ venir comme une perception atténuée, nous avons cherché à décrire le souvenir à l’état pur, non encore emmagasiné dans une image, repré­ sentation d’ailleurs fuyante qui échappe à l’analyse mais non pas à l’observation intérieure. Ce souvenir isolé est d’ailleurs dans la plu­ part des cas une possibilité, une virtualité plutôt qu’une réalité. En général le souvenir nous est donné lié à une perception. Cette liaison peut d’ailleurs prendre diverses formes. H y a des cas où la perception présente appelle, renouvelle un souvenir qui lui ressemble, des cas où la perception actuelle évoque le souvenir d’une perception antérieure qui a été liée autrefois à une perception analogue. Ces deux cas sont des cas, comme on dit, d’association, associa­ tion par ressemblance dans un cas, par contiguïté dans l’autre, des cas d’association des idées63, expression d’ailleurs très mal choisie, puisqu’en pareil cas il n’y a ni idée, ni association. Il n’y a pas idée puisque ce qui existe en pareil cas ce sont des perceptions et des souvenirs. Il y a une perception qui appelle un souvenir, mais une idée, c’est généra­ lement quelque chose de plus abstrait. Donc il n’y a pas d’idée. Il n’y 59

Histoire des théories de la mémoire a pas d’association non plus. Il y a évocation du souvenir par la perception, disons donc si vous voulez, évocation du souvenir par la perception, évocation du souvenir passé par la perception présente, suggestion du passé par le présent, mais non pas association, encore moins association des idées. Cette question de terminologie a une très grande importance parce que la philosophie associationniste, on peut le montrer, repose en grande partie sur l’équivoque de ce mot « asso­ ciation», c’est-à-dire l’acte par lequel deux idées sont associées. Mais je laisse de côté ce point, je laisse de côté aussi pour y revenir plus tard la question de l’association des idées ou mieux la suggestion explicite du souvenir par la perception. Le point que nous allons examiner aujourd’hui est peu différent64 : il s’agit d’un autre mode de liaison du passé au présent et du souvenir à la perception ; il s’agit de cette liaison très étroite, si c’est une liaison, de cette union intime qui va se produire entre le souvenir et la percep­ tion, entre le passé et le présent quand le présent est reconnu, c’est-àdire saisi comme déjà perçu, déjà vu65. Quand nous considérons un objet familier, nous éprouvons un sentiment sui generis qui est le sentiment de la familiarité, le sentiment du familier, le sentiment du déjà vu, quand nous percevons un objet déjà perçu et que la mémoire est là, nous avons le sentiment que c’est du déjà perçu JLe passé estjà, entre dans ce présent^ entre-t-il expli­ citement, avons-nous affaire â un phénomène d’association ? Cela est très contestable quoique le premier mouvement du psychologue soit de le soutenir. À une époque où l’on considérait volontiers la recon­ naissance comme quelque chose de ce genre, où l’on se contentait en psychologie des simples vraisemblances, on considérait la reconnais­ sance comme résultant du rapprochement, de la comparaison expli­ cite, plus ou moins explicite entre une perception actuelle et le souvenir d’une ancienne perception qui lui ressemblait. Vous trouverez encore d’ailleurs cette conception sinon dans beau­ coup de travaux psychologiques, au moins dans des travaux relatifs à la pathologie de la mémoire. Il n’est pas rare dans ces travaux spé­ ciaux de trouver le phénomène de la reconnaissance envisagé comme un phénomène de comparaison, un acte de comparaison entre une 60

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perception actuelle et le souvenir passé correspondant. On vous par­ lera d’un centre de perception dans le cerveau, par exemple de la région du cerveau où se font les perceptions, d’un centre de souvenirs spéciaux, cela va sans dire toujours dans le cerveau, un centre où seraient déposés les souvenirs correspondant à certaines perceptions, et puis alors entre les deux centres des voies de communication ; la reconnaissance se ferait grâce à l’intercommunication de ces centres entre eux66. Puis après ce schéma diagnostique du phénomène, volon­ tiers on considérera les faits psychologiques comme se passant ainsi, comme résultant du rapprochement explicite entre le souvenir et la perception. Que notre esprit, réfléchissant sur une perception qu’il reconnaît, procède ainsi et effectue alors une comparaison entre le passé et le présent, cela n’est pas douteux ; ceci est la forme réfléchie du phéno­ mène, l’explication que nous nous en donnons à nous-mêmes. Il n’est pas douteux non plus que si nous voulions fabriquer en quelque sorte de la reconnaissance, c’est ainsi que nous nous y prendrions, avec notre mécanique humaine, pour ainsi parler. Je suppose que nous puissions construire un automate, une poupée capable de conscience ; nous ferions un centre de perception, nous le rendrions capable de percevoir, capable de se souvenir, et puis entre la perception et le souvenir nous établirions une communication qui serait par le fait l’origine, au moment du sentiment de la reconnaissance, mais notre mécanique humaine n’est pas celle de la nature. Ce qui est simple pour nous est compliqué pour elle peut-être, mais en tout cas, ce qui est simple pour elle est souvent pour nous, à notre point de vue, beaucoup plus compliqué67. Donc nous considérons les choses comme devant, comme pouvant se passer ainsi, mais de ce que nous les considérons comme se passant ainsi, il ne s’ensuit en aucune manière qu’elles se passent ainsi effectivement et de fait s’il y a des cas, des cas nombreux de reconnaissance réfléchie, raisonnée où les choses se passent de cette manière, on peut dire qu’en général les choses se passent tout autre­ ment. La reconnaissance en général est un fait simple, immédiat, indivi­ sible. C’est ce qu’on peut montrer de bien des manières, d’abord par 61

Histoire des théories de la mémoire l’appel immédiat à la conscience journalière. Quand nous nous trou­ vons parmi des objets qui nous entourent habituellementj nous les trouvons familiers, nous les sentons familiers, mais étudiez d’aussi près que vous voudrez ce sentiment de familiarité, vous n’y trouverez rien qui ait rapport au passé ; grossissez-le, fortifiez-le, vous ne ferez pas surgir le souvenir du passé, le souvenir de telle ou telle circons­ tance où nous avons déjà perçu ces objets. Non, ce sentiment se suffit à lui-même68. Je vais plus loin : on peut établir que le sentiment du familier, la reconnaissance n’est nullement en proportion de la netteté avec laquelle on peut évoquer le souvenir de la perception passée. Il y a un fait qui a été signalé depuis longtemps en particulier par les peintres, les dessinateurs, ceux que leur profession astreint en quelque sorte à la mémoire visuelle, à la mémoire imagée, mais que tous ceux qui possèdent cette mémoire à quelque degré peuvent aussi bien consta­ ter, c’est le fait suivant : il est plus difficile dans bien des cas de dessi­ ner de mémoire ou simplement de se représenter de mémoire une personne avec laquelle on vit habituellement, constamment, un père, une mère, un enfant, qu’un étranger qu’on aura vu un petit nombre de fois, une ou deux fois; cela est plus difficile, pas toujours mais enfin dans beaucoup de cas, c’est plus difficile. Par conséquent la netteté du souvenir visuel n’est pas du tout en rapport avec le sentiment de la familiarité accompagnant la percep­ tion correspondante à ce souvenir. Il y a là deux choses indépendantes et cette indépendance peut se prouver : l’indépendance de la percep­ tion actuelle reconnue, munie en quelque sorte de la marque du fami­ lier, l’indépendance entre cette perception et le souvenir d’une perception antérieure analogue, se manifeste d’une manière tout à fait frappante dans certains phénomènes anormaux de la mémoire, je fais allusion surtout à ce phénomène qui a été signalé depuis très long­ temps, mais qui a été étudié surtout depuis une quinzaine d’années et qu’on a appelé d’une manière trop vague d’ailleurs la paramnésie, ou fausse reconnaissance69. Les écrivains, les littérateurs ont souvent parlé de la reconnaissance illusoire. Il y a une page qu’on cite généra­ lement, c’est une page de Dickens dans David CL r~ "70, où cette 62

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illusion est décrite dans des termes très précis. Depuis d’autres écri­ vains l’ont décrite à leur tour. Elle a été étudiée par les psychologues surtout chez nous, en France ; vous trouverez dans la Revue philoso­ phique des années 1893 et 1894 une série de communications à ce sujet71. Deux ouvrages d’ensemble sur la question ont paru chez nous ; vous voyez qu’elle a été très étudiée. D’abord un ouvrage de M. Bernard-Leroy sur l’illusion de la fausse reconnaissance, publié en 189 8 72, et ensuite un autre ouvrage de M. Thibault sur la sensation du déjà vu, publié l’année suivante en 189973. Voilà donc deux travaux d’ensemble sur la paramnésie. En quoi consiste cette illusion si fréquente et si étudiée ? Elle consiste en ceci qu’on peut avoir à un moment donné, en présence de quelque chose d’absolument nouveau, le sentiment très net et très intense que c’est du déjà vu, et du déjà vécu. On arrive par exemple dans un pays qu’on ne connaît pas ; on est en présence d’un certain paysage, on le regarde ; tout à coup la reconnaissance surgit à l’esprit qu’on a déjà été là, qu’on a regardé les mêmes choses, qu’on les a vues dans le même ordre, avec les mêmes détails qui se succédaient, et surtout qu’on a passé par le même état d’âme, que c’était la même impression, les mêmes impressions qui se succédaient exactement dans le même ordre dans la conscience. Je dis que ce fait peut se présenter devant un tableau complexe qu’on aperçoit, il se présente plus souvent encore dans une conversa­ tion qu’on entend et à laquelle on prend part. On est dans un salon, on cause, et tout à coup avec la même instantanéité se produit l’impression qu’on a été assis dans le même fauteuil écoutant les mêmes personnes dire les mêmes choses, avec la même intonation et que soi-même on a parlé de la même manière. C’est un sentiment de reconnaissance intense. Si on interroge une personne qui est sujette à cette illusion - et il y en a beaucoup, un très grand nombre, seulement chez la plupart cela se produit à l’état sporadique, chez d’autres d’une manière plus fré­ quente, d’une manière continue même, on cite même une observation qui a été publiée en 1896 par M. Arnaud dans les Annales médicopsychologiques74 , observation tout à fait curieuse, celle d’une 63

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personne, ancien officier je crois, qui avait cette illusion d’une manière constante du matin au soir, la conviction qu’il revivait à chaque instant de sa vie la vie déjà vécue -, eh bien, si nous interro­ geons une personne qui est sujette à cette illusion, à condition qu’elle n’y soit pas sujette à ce point que l’expérience soit impossible et sur­ tout si nous l’interrogeons dans un cas où elle a pris soin de noter ce qu’elle a éprouvé (et ceci est indispensable, car cette illusion a ceci de très remarquable qu’on n’en conserve qu’un souvenir tout à fait vague, c’est une chose aussitôt oubliée ; on se souvient d’avoir une illusion ; on ne pourrait pas en donner les détails ; telle personne - je fais allusion là à une observation qui m’a été communiquée - telle personne qui presque tous les jours a cette illusion, lorsqu’on lui demande de citer un cas, est incapable de le faire, elle a conservé le souvenir du phénomène, elle sait qu’il s’est produit, mais elle ne peut pas le décrire, c’est ce qui arrive dans beaucoup de cas parce que la chose s’est évanouie comme un rêve et d’ailleurs ce phénomène a beaucoup de rapport avec le rêve, il a quelque chose du rêve75), si donc nous interrogeons une personne qui a pris soin de noter ces impressions, voici ce qu’elle dira : elle dira qu’elle sait bien qu’il n’y a pas de souvenir, elle sait très bien qu’elle ne pourrait pas évoquer un souvenir correspondant à la scène qui porte la marque du reconnu ou de la conversation qu’elle reconnaît également, elle a la conviction parfaite qu’elle ne peut pas évoquer un souvenir et même que le sou­ venir est inexistant, qu’il n’y a pas de souvenir correspondant, et cependant elle a au plus haut point la sensation du reconnu, elle l’a même à ce point - nous trouvons dans beaucoup de communications cette phrase - elle a le sentiment du déjà vu, la sensation du reconnu avec plus d’intensité que dans le cas où il y a eu un souvenir effectif correspondant; cette sensation du déjà vu ou du déjà entendu est accompagnée chez certaines personnes d’un sentiment de sensation, comment dirais-je ?, d’anticipation sur ce qui va venir ; on écoute une conversation, on a cette conviction, le sentiment qu’on sait ce qui va venir, on le sait, et cependant on se rend très bien compte qu’on ne pourrait pas le dire, que par conséquent on ne le sait pas, mais on a le sentiment de quelqu’un qui saurait, c’est le sentiment de quelqu’un 64

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qui sait. Une personne sujette à cette illusion employait un mot très précis à cet égard ; elle disait « qu’elle avait le long de la conversation le sentiment de l’inéluctabilité76 », le sentiment qu’elle était en pré­ sence de quelque chose qui se passait d’une manière nécessaire, comme la répétition fatale de quelque chose qui aurait déjà été dit et qui se serait déjà fait, et cependant elle avait la conviction absolue que c’était du nouveau ; c’était une conviction intellectuelle, si je puis ainsi m’exprimer. C’est la preuve évidente que ce sentiment du déjà vu, du déjà connu, le sentiment de la reconnaissance n’est pas lié à la présence, même implicite, du souvenir, donc la reconnaissance est autre chose. Il faut chercher, sans idée préconçue, sans théorie a priori, en quoi elle consiste. Disons d’abord, Messieurs, que sur ce point, sur la question de la nature de la reconnaissance, il y a deux grandes explications en pré­ sence77, très différentes l’une de l’autre, explications qui se res­ semblent cependant en ce que l’une et l’autre au fond sont de nature associationniste - tout en contestant que le phénomène de la recon­ naissance soit un phénomène d’association. Néanmoins c’est à une conception associationniste de l’esprit que l’une et l’autre théorie se réfère. La première que je citerai, a pris bien des formes ; elle a été expo­ sée par différents psychologues, la forme la plus rigoureuse et la plus intéressante peut-être qui ait été donnée à cette théorie est celle que lui a donnée un psychologue contemporain du nom de Lehmann dans deux articles parus dans les volumes V et VU des Philosophische Studien de Wundt, articles intitulés «Sur l’acte de reconnaître78». L’idée émise par ce psychologue, l’idée générale, l’idée d’ensemble est celle-ci, c’est que le sentiment de la reconnaissance est généralement le sentiment d’une attente de ce qui va venir, d’une anticipation sur ce qui va se produire. Je prends une perception complexe, dit-il, une perception composée des éléments A, B, C, D que j’ai eue autrefois. Si maintenant l’élément A se reproduit, alors de deux choses l’une, ou bien B, C, D ne tendent pas à se reproduire, alors je n’ai pas le sentiment de la reconnaissance, mais si B tend à se reproduire, et C, 65

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et D, alors cette anticipation de ce qui va venir me met dans cet état sui generis que j’appelle le sentiment de la reconnaissance. Par exemple, j’entre au Collège de France, je trouve d’abord la porte devant moi ; je sais que derrière cette porte va se trouver un vestibule. Je puis ne pas me représenter exactement ce vestibule mais le seul fait que le souvenir du vestibule tend à se reproduire et commence déjà à se reproduire, ce fait produit un effet sui generis d’anticipation qui colore la perception que j’ai, qui lui donne la sensa­ tion du déjà vu, comme aussi le vestibule aura cette coloration du déjà vu à cause de ce qui vient après, et ainsi de suite, c’est le contigu, qui commence déjà à se remémorer79, qui donne à la perception actuelle la coloration du reconnu. Il y aurait donc à la base même de la reconnaissance tous les élé­ ments d’une association par contiguïté quoique ce ne soit pas à pro­ prement parler une association ; c’est une association virtuelle, une association qui se prépare et dont la seule préparation suffit à donner une certaine coloration à un des termes qui sont associés. Cet auteur reconnaît d’ailleurs la difficulté de donner cette explica­ tion pour tous les cas de reconnaissance, en particulier pour les cas où la reconnaissance porte sur des phénomènes très simples. Remarquez que cette explication s’applique à une représentation complexe, com­ posée des éléments A, B, C, D, mais s’il s’agit d’un phénomène tout à fait simple, comment s’expliquera la reconnaissance que nous en aurons ? Un des principaux mérites de cet auteur est d’avoir fait préci­ sément une étude très minutieuse et approfondie des sensations à ce point de vue. Il distingue deux cas, il y a d’abord le cas des sensations qui sont uniques en leur genre et qui sont tout à fait sui generis, par exemple une certaine nuance de bleu, nuance tout à fait spéciale qui ne porte pas de nom, qui n’est pas classée, un certain son musical, si vous voulez, mais qui ne fait pas partie de notre gamme, qui n’est pas catégorisé non plus. Comment se fait la reconnaissance dans ce cas particulier ? L’auteur affirme que d’abord la reconnaissance est très rare, en général on ne reconnaîtrait pas, mais que si on reconnaît, c’est parce qu’alors on a conservé le souvenir explicite et conscient de la perception primitive et qu’il se fait dans l’esprit une comparaison 66

8 janvier 1904 explicite entre la perception et le souvenir. La preuve, dit-il, preuve empruntée à la perception journalière et à l’expérience de tout le monde, la preuve en est que lorsqu’il s’agit de ces perceptions sui generis, de ces sensations simples, sui generis, jamais nous ne nous fions à notre mémoire pour la reconnaissance. Quand une femme, ditil, a travaillé pendant des mois à une broderie, ayant toutes les cou­ leurs sous les yeux, si une soie ou une laine vient à lui manquer, elle ne se risquera pas à aller dans un magasin chercher la couleur exacte­ ment correspondante, elle sait bien qu’elle ne la reconnaîtrait pas, elle est obligée d’emporter avec elle un échantillon, ou si elle la reconnaît, c’est qu’elle arrive à se donner l’hallucination, ou en tout cas l’image visuelle très intense de la perception primitive, par conséquent en pareil cas la reconnaissance se fait par une comparaison explicite. Mais l’auteur ne s’est pas borné à cet argument emprunté à l’expé­ rience journalière, il a expérimenté et il a montré par l’expérience, en faisant passer devant des sujets beaucoup de nuances différentes, des sensations lumineuses différentes, il a montré l’extrême difficulté qu’on a à reconnaître des sensations sui generis et la presque impossi­ bilité de le faire, si on n’est pas capable d’indiquer ces sensations indépendamment du souvenir correspondant. Voilà donc pour ces cas où il s’agit de sensations uniques en leur espèce : ou la reconnaissance n’a pas lieu, ou bien elle suppose une comparaison explicite entre la perception et le souvenir correspondant et par conséquent l’interven­ tion vivace et imagée du souvenir. Il y a un autre cas, cas beaucoup plus fréquent, c’est celui où la sensation simple appartient à un genre connu, et où elle est classée, classifiée. En général c’est ainsi que nous avons à reconnaître; en général notre reconnaissance n’a pas autre chose à faire que cela, en général nous avons à décider par exemple si une certaine nuance est du vert ou du bleu, si c’est du bleu pur ou du gris-bleu. Nous avons à décider si une saveur est acide ou amère, si une odeur, un parfum (je prends les exemples mêmes de l’auteur), si un parfum est celui de la rose ou de la lavande. En général reconnaître une sensation, c’est simplement la faire entrer dans un certain genre, c’est dire à quelle catégorie elle appartient et autant il y a de catégories - c’est un point 67

Histoire des théories de la mémoire important pour lui -, autant il y a de genres, autant il y a de mots pour l’exprimer. Il y a juste autant de mots que de genres et autant de genres que de mots. Voilà le point important pour l’auteur. Il a essayé de prouver cela par des expériences. Ce sont les mots qui jouent le rôle principal, rôle qui est l’artisan alors de la reconnaissance, c’est-à-dire que lorsque nous sommes en présence d’une certaine teinte et que nous la reconnaissons, cela tient à ce que cette teinte aperçue évoque quasi mécaniquement le mot par lequel elle doit être désignée et alors le sentiment que nous avons de reconnaître cette teinte n’est pas autre chose que le sentiment que nous avons du mot reconnu, qui est là attendant pour ainsi dire d’être superposé et d’être perçu. De même que tout à l’heure dans l’exemple que je prenais, c’était le souvenir du vestibule, attendant en quelque sorte mon entrée, qui colorait, du sentiment de la reconnaissance, la perception que j’avais de la porte qui m’introduisait dans ce vestibule. Dans ce cas qui est un cas tout à fait général alors, c’est encore un cas de contiguïté ; c’est la contiguïté du mot avec la perception qui engendre le sentiment de la reconnaissance ou plutôt l’attente du mot prêt à paraître, prêt à se présenter, l’anticipation sur le mot. L’auteur a essayé de démontrer expérimentalement cette thèse en prenant un certain nombre de nuances entre le blanc et le noir. Si on considère neuf nuances différentes entre le blanc et le noir, qu’on leur mette des numéros, on produit le sentiment de la reconnaissance par cette petite éducation de la reconnaissance beaucoup mieux que si on ne les numérote pas : par conséquent le numérotage joue un rôle effi­ cace dans le sentiment de la reconnaissance. Du reste Wundt nous montre qu’on reconnaît beaucoup plus facilement les sons musicaux de la gamme [qu’]en dehors de la gamme, toujours d’après notre auteur, mais ici son explication serait peut-être contestable parce qu’en pareil cas on peut mettre des noms sur les notes, les notes occu­ pant des places connues80. Quoi qu’il en soit, je résume toute cette théorie : à la base de la reconnaissance il y aurait une association par contiguïté ; le sentiment de la reconnaissance serait dû pour la plus grande partie et dans la généralité des cas à une anticipation de la perception actuelle sur ce 68

8 janvier 1904 qui va venir, et ayant81 déjà accompagné antérieurement cette même perception. Telle est la théorie, elle est fort intéressante et incontestablement il faut en conserver beaucoup de choses, d’abord cette idée que l’attente de ce qui va venir joue un rôle dans les faits de reconnaissance. Dans l’exemple de paramnésie que je citais tout à l’heure, il est certain que l’attente contribue pour beaucoup à la reconnaissance, le sentiment de l’attente, le sentiment qu’on sait ce qui va venir82; on ne le sait pas, mais on a le sentiment de le savoir, ce sentiment entre pour une forte part dans celui de la reconnaissance. Cela est vrai dans la para­ mnésie, dans la reconnaissance illusoire ; cela doit être vrai dans beau­ coup de cas de reconnaissance vraie. Il faut encore retenir et conserver de cette théorie un autre point, à savoir que ce qui contribue à nous faire reconnaître les choses dans beaucoup de cas encore, car il faut toujours ajouter un correctif, c’est la possibilité de les classer et surtout, autre point plus intéressant encore et d’une portée plus générale, c’est que ce qui paraît simple en psychologie est souvent plus complexe ; la reconnaissance d’une sen­ sation simple peut être un phénomène très complexe. Ce qui résulte­ rait de cette analyse, c’est que la reconnaissance sensorielle est, comme on dit en logique, un phénomène de subsomption à une cer­ taine catégorie83. Donc de cette théorie il y a beaucoup à retenir, mais peut-être pas ce qui en est l’essentiel, peut-être pas cette idée que ce qu’il y a d’essentiel dans la reconnaissance, c’est qu’elle est marquée par une association de contigu à contigu. En effet une difficulté se présente, difficulté qui saute aux yeux, c’est la suivante : admettons que l’attente de ce qui va venir entre pour une certaine part dans le sentiment de la reconnaissance, comment attendons-nous ce qui va venir ? On nous dit: voici une perception, je l’appellerai, si vous voulez A’ pour la distinguer du souvenir. Voilà une perception A’. Ce qui fait que je la reconnais, c’est qu’autrefois il y a eu une perception A analogue qui a entraîné B, C et D, et par conséquent A’ va entraîner B, C et D, j’aurai le sentiment que B, C et D vont venir, je veux bien, mais pourquoi A’ entraîne-t-il B, C et D 69

Histoire des théories de la mémoire plutôt que n’importe quoi ? Si je reconnais le bleu que je vois, c’est parce que le mot « bleu » va se présenter à mon esprit, je le veux bien, mais pourquoi est-ce plutôt le mot « bleu » que le mot « rouge » ou « vert » ? En d’autres termes, la vraie question n’est pas de savoir, quand je reconnais, quel mot se présente à mon esprit, la vraie ques­ tion n’est pas de savoir comment se fait la reconnaissance une fois que le mot va se présenter à mon esprit, la vraie question est de savoir pourquoi c’est le mot juste et non pas un autre qui se présente à mon esprit quand j’aperçois une certaine couleur reconnue. Si le mot juste se présente à mon esprit, n’est-ce pas que déjà la couleur est en partie reconnue ? Sinon, ce serait un mot quelconque et non pas le mot juste qui me viendrait à la mémoire. L’auteur paraît bien avoir prévu l’objection et s’en tire par la seule porte qu’on puisse prendre en pareil cas, c’est-à-dire au moyen d’une explication physiologique. Il suppose dans le cerveau des traces, si vous voulez, correspondant au souvenir. C’est parce que A, B, C et D ont laissé certaines traces dans le cerVeau et parce que A’, qui est analogue à A, va réveiller les traces contiguës, si on peut employer cette image, que B, C et D vont se reproduire à propos de A’. Soit, je veux bien, mais nous ne savons rien de ce qui se passe dans le cerveau et cette hypothèse n’est autre chose que la traduction en langage hypo­ thétique de la difficulté qu’il s’agit de lever ; il s’agit de savoir pourquoi A’ va faire surgir B, C et D, et produire à cette occasion un sentiment sui generis. Le fait que A’ provoque ainsi l’apparition de B, C et D est traduit automatiquement de cette manière, c’est une traduction de la difficulté, une manière de la schématiser absolument, matériellement, mais ce n’est pas une solution. Ce ne serait la solution que si on avait pu observer quelque chose, s’il y avait eu un commencement d’obser­ vation d’un phénomène cérébral ou du moins de quelques-unes de ses conséquences, ce qui n’est pas le cas, comme nous le verrons. On peut dire que cette théorie n’explique pas suffisamment ce qu’il y a d’essentiel dans le phénomène de la reconnaissance ou du moins dans ce qui la prépare. Dans la théorie opposée, dont je ne dirai qu’un mot parce qu’elle est beaucoup plus connue, c’est la théorie qui fait intervenir non plus 70

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une association par contiguïté, mais une association par ressem­ blance, ou plutôt non pas une association, nous allons le voir, c’est quelque chose d’assez différent, différent mais du même genre, c’est la théorie qui a été exposée par M. Hôffding dans son traité de psy­ chologie qui a été traduit en français et puis ensuite dans des articles publiés dans une revue allemande, en 1889 et 1890, trois articles très importants sur la reconnaissance84. Ces articles développent sous un aspect beaucoup plus explicite, plus clair et en même temps plus ferme, la théorie exposée dans sa Psychologie par M. Hôffding. Il y aurait à la base de la reconnaissance non pas une association par ressemblance, mais ce qu’il appelle une « fusion », une fusion entre la perception actuelle et le souvenir d’une perception qui lui ressemble. Nous apercevons un objet. Nous avons perçu autrefois un objet analogue ; il se produit non pas dans la conscience, mais audessous du seuil de la conscience une fusion entre les deux éléments. La conscience aperçoit les éléments vus ensemble ; elle a le sentiment, elle peut avoir le sentiment plus ou moins vague d’une dualité de la perception et du souvenir, d’une distinction entre la perception actuelle et le souvenir ancien qui est vu avec elle, mais si ce sentiment existe il est vague, en tout cas la perception reconnue est quelque chose de simple et pour employer son expression, la perception recon­ nue est quelque chose d’intermédiaire entre une association où deux termes sont distincts - l’association du souvenir et de la perception qui lui ressemble -, intermédiaire entre une association et une simple sensation ; c’est un phénomène, pour employer encore son expression, c’est un phénomène, dit-il, frontière, limite entre les deux phéno­ mènes, qui peut servir de frontière entre l’association de deux repré­ sentations simples et une représentation simple, et encore, autre expression ingénieuse par laquelle il traduit sa pensée, il y a, dit-il, entre l’association par ressemblance et la reconnaissance la même différence qu’entre la sécante et la tangente, la sécante coupant la circonférence en deux points, et la tangente en un seul ; on peut consi­ dérer le point de contact comme obtenu en faisant tourner la sécante autour de l’un de ses points jusqu’à ce que l’autre point d’intersection vienne coïncider avec le premier. De même la perception reconnue est 71

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quelque chose de simple, d’indivisible, et néanmoins elle contient vir­ tuellement deux choses ; il y a la perception plus le souvenir corres­ pondant. Voilà la thèse de M. Hôffding. Il va sans dire que de cette thèse il faudra nécessairement conserver beaucoup, et qu’il est bien difficile de rendre compte du sentiment de la reconnaissance si on ne fait pas à cette explication une certaine part. D’ailleurs, a priori on peut aper­ cevoir, sans avoir besoin de grandes analyses, que dans le sentiment de la reconnaissance il y a quelque chose de l’association par ressem­ blance et quelque chose de l’association par contiguïté, par la raison très simple que la mémoire ne peut pas entrer en jeu, quelle que soit sa manifestation, sans qu’il y ait quelque chose de la ressemblance et quelque chose de la contiguïté. C’est même là la raison d’être de la mémoire. Quelle est en effet la raison d’être de la mémoire ? Nous ne nous rappelons pas pour le plaisir de nous rappeler, je ne saurais trop revenir sur cette idée que j’ai exprimée déjà85, mais que j’aurai sou­ vent l’occasion d’exprimer encore : nos facultés originellement ne sont pas faites pour philosopher, elles ne sont pas faites pour la philo­ sophie, ni pour la science, elles sont faites pour la vie. Il y a là un fait incontestable mais que le philosophe a beaucoup de peine à accepter, parce que c’est un philosophe, parce qu’il est habitué à philosopher et que malgré lui il ramènera toujours tout à la pensée ; son but est de penseq de philosopher, mais je l’ai déjà dit, avant le philosophari il y a le vivere : primum vivere, deinde philosophari86. - On peut dire que tous les animaux ont plus ou moins tous la mémoire87 et cependant leur intelligence ne se propose pas de penser pour penser. Chez nous, sans doute, la pensée peut prendre une allure plus désintéressée. Nous pensons pour penser c’est vrai, mais c’est une conquête sur la nature et la nature par elle-même, la pensée est faite chez nous en vue de l’action, en vue de la vie. Prenons la mémoire sous cette forme simple, primitive, fonda­ mentale. On peut dire que le raisonnement n’est qu’une réflexion sur la mémoire88. Raisonner, c’est réfléchir sur ce que la mémoire peut faire automatiquement. Quel est le but de la mémoire, pourquoi estelle là ? Elle est là pour nous rappeler ce qui s’est passé précédemment 72

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dans une situation antérieure, analogue ; la perception nous met au courant du présent, de l’actuel, nous met au courant de la situation actuelle, la mémoire est là pour nous renseigner sur ce qui a suivi, sur les conséquences favorables ou défavorables de telle situation. Pour agir, il faut savoir quelles seront les conséquences de l’action qu’on va accomplir. Pour savoir ces conséquences, pour les apercevoir, il faut avoir vu antérieurement ce qui s’est passé à la suite d’une situa­ tion analogue. Par conséquent l’objet de la mémoire est avant tout celui-ci : doubler la perception actuelle de la connaissance des consé­ quences bonnes ou mauvaises, favorables ou défavorables de telle ou telle démarche, consécutives à une situation antérieure analogue. Voilà pourquoi la mémoire procède toujours par évocation du sem­ blable ou du consécutif, je ne dis pas du contigu. On dit: association par ressemblance, association par contiguïté, c’est en réalité consécution. Nous ne nous rappelons pas le contigu, mais le consécutif, ce qui est venu après. Cela peut être devenu du contigu car dans notre représentation nous juxtaposons ce qui a suivi à ce qui a précédé, mais cela a été d’abord du consécutif. Quand nous nous rappelons le passé, nous nous rappelons d’abord ce qui a précédé et ensuite ce qui a suivi. Notre mémoire procède dans cet ordre, elle va de l’antécédent. au conséquent. Un philosophe anglais ée premier ordre, M. Bradley, s’est oosé dans la revuèJVfim? cettequestion : « Pourquoi notre mémoire va-t-elle TOüj o urs^nayant et j amais en arrière ? Pourquoi nous rappelons-nous "dans laTdirection de l’avant et non pas de l’arrière89?» - Mais la raison est très simple, c’est que remonter en arrière, aller du consé­ quent à l’antécédent'Tc’êst taire de la philosophie, de la science ou de l’histoire, c’est chercher une explication théorique de la situation, cela n’a plus d’intérêt pratique, mais aller de l’antécédent au consé­ quent, ce n’est_pas_faire.de l’histoire^ç’est faire de la vie, de l’action parce que le précédent est orienté vers l’avenir. Ce qui est important c'est de savoir ce qui va venir. Ce qui est important, c’est de savoir ce qui a suivi et non pas ce qui a précédé. Voilà pourquoi le rôle de notre ■mémoire, sa fonction essentielle en toute occasion c’est d’abord d’évo­ quer le souvenir de quelque chose tout à fait semblable à ce que nous 73

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percevons actuellement, et ensuite le souvenir de ce qui a suivi, de ce qui est résulté de cette situation, de ce que nous avons fait. Par consé­ quent on peut deviner, prévoir en quelque sorte a priori que partout dans la mémoire il y a des liaisons de semblable à semblable, des liaisons d’antécédent à conséquent, de contiguïté, si vous voulez (dans ce sens bien déterminé), mais de ce qu’on trouvera toujours des élé­ ments de ressemblance, et de contiguïté à force d’analyser, s’ensuit-il que la reconnaissance doive s’expliquer essentiellement de cette manière ? Je ne le crois pas. Je montrerai au début de la prochaine leçon que la ressemblance ne suffit pas, ainsi que la contiguïté, à expliquer entièrement la recon­ naissance, ce ne sera d’ailleurs que le commencement de la prochaine leçon. Nous aurons à aborder la prochaine fois un sujet très important, celui du rapport de la reconnaissance et par conséquent de la mémoire avec l’attention. Nous montrerons que là est le grand centre de la difficulté, du problème, le point où il faut se placer si on veut com­ prendre la théorie de la mémoire en général et l’évolution des théories de la mémoire en particulier.

Conférence de M, Bergson

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-NÆessieurs,

Dans la dernière leçon nous avons brièvement résumé les deux théories opposées de la reconnaissance en vue de l’historique que nous voulons faire. En particulier dans la seconde partie de la leçon nous .avons examiné - et c’était là que nous en étions restés - nous avons examiné la théorie d’après laquelle reconnaître un objet présent, reconnaître une perception visuelle par exemple, cela consiste dans une espèce d’association par ressemblance, laquelle s’effectuerait entre cette perception d’une part et d’autre part le souvenir de quelque perception antérieure qui y ressemble. À vrai dire, ce n’est pas une association et ceux qui ont soutenu cette thèse90 ont pris soin de dire que c’est un phénomène limite entre l’association qui est le fait consi­ déré, qui implique la juxtaposition de deux termes, et une perception ou sensation simple qui est quelque chose d’indivisible. La reconnaissance dans cette théorie serait due à une fusion qui s’opère au-dessous du seuil de la conscience, entre une perception visuelle par exemple et un souvenir visuel analogue, semblable. Cette fusion une fois faite, il se présente à la conscience lorsque l’objet est devant nous, il se présente une perception qui est comme marquée d’un signe, d’une espèce d’indice, une perception qui a absorbé en elle pour ainsi dire, par une espèce d’assimilation comparable à l’assimi­ lation génésique91, qui a absorbé le souvenir. C’est cette perception grosse de souvenirs, quoique le souvenir n’y soit pas visible, c’est cette perception amenée par lui, c’est ce complexus sut generis - qui n’est pas une association puisque les deux termes ne sont pas distincts et juxtaposés, qui cependant est bien cette perception puisque la 75

Histoire des théories de la mémoire perception a été amenée par le souvenir qui s’y est inséré -, c’est donc ce quelque chose sui generis qui se présenterait à nous comme une perception reconnue et avec le signe de la reconnaissance. Voilà la thèse que nous résumions dans notre dernière leçon. Nous disions d’ailleurs en terminant qu’il est impossible de ne pas faire à une théorie de ce genre sa place, et une très large place, nous verrons laquelle, et cependant qu’elle n’est pas entièrement satisfaisante ; c’est ce dont on peut se convaincre par quelques considérations très brèves et très simples. Tout d’abord d’une manière générale dire qu’un phénomène ou un fait ou une représentation vient à l’esprit parce qu’il ressemble à un autre, en d’autres termes expliquer la présence d’un état dans l’esprit par sa ressemblance avec quelque autre, c’est d’une manière générale s’expliquer d’une manière insuffisante. Nous aurons bien souvent occasion de revenir sur ce point et nous en avons déjà, je crois, dit un mot ici92. C’est un concept, une relation trop large, trop lâche cette fois pour fournir jamais une explication à proprement parler, c’est si vous voulez un concept à l’intérieur duquel on peut fournir une expli­ cation. Une fois qu’on a déclaré que ce qui est là est là parce que cela ressemble à autre chose, eh bien il y a lieu de chercher alors de nou­ velles déterminations plus précises qui s’ajoutent à celle-là ; celle-là ne suffit pas, elle ne peut pas suffire pour une raison très simple, c’est que tout se ressemble. Il n’y a pas deux objets pris au hasard qui ne se ressemblent pas par quelques côtés. Je prends deux objets n’importe lesquels : la lampe et la fenêtre. Pour trouver une ressemblance entre ces deux objets il me suffira de chercher assez loin. Je dirai par exemple que l’un et l’autre constituent l’éclairage de la salle. Voilà déjà une ressemblance, ce sont deux choses qui éclairent, mais plus précisément dans l’un et l’autre je trouve un verre transparent ; l’un et l’autre éclairent grâce à la trans­ parence de quelque chose, voilà une ressemblance plus précise. Je suppose que la lampe ayant été présente à mon esprit la fenêtre soit présente tout de suite après; on pourra toujours dire qu’il y a une ressemblance qui est cause de l’attraction d’un phénomène par l’autre. Quels que soient deux objets que vous prendrez au hasard c’est un 76

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axiome logique que vous trouverez toujours un genre commun dans lequel vous pourrez les faire entrer l’un et l’autre ; il suffira que le genre soit pris assez loin, qu’il soit suffisamment général ; c’est une question de plus ou de moins, et même si vous allez assez loin dans l’échelle des généralités vous trouverez toujours un genre commun à n’importe quels deux objets pris au hasard ; s’ils peuvent entrer dans un genre commun c’est qu’ils ont quelque propriété commune, c’est qu’ils ont une certaine ressemblance, par conséquent il n’y a pas deux objets pris au hasard qui ne se ressemblent. Par suite si j’ai une percep­ tion présente à mon esprit et un souvenir, n’importe lequel, qui vient après cette perception, je pourrai toujours après coup trouver une ressemblance entre eux et dire que la perception a appelé le souvenir. Ce pourra être vrai, mais ce pourra être faux. Ce qui est certain c’est que ce n’est pas une démonstration parce que mille autres souvenirs auraient pu se présenter dont on aurait pu trouver après coup qu’ils étaient aussi semblables, qu’ils ressemblaient eux aussi par quelque côté à la perception. Bref la grosse affaire, ce n’est pas de savoir si oui ou non le sem­ blable attire le semblable, si oui ou non la perception attire le souvenir qui lui ressemble, cela est certain, incontestable, car tout est semblable à tout, la grosse affaire c’est de savoir pourquoi, pourquoi c’est telle ressemblance plutôt que telle autre qui a été facilitée, pourquoi c’est tel souvenir semblable, ressemblant à la perception présente, qui vient à l’esprit plutôt que beaucoup d’autres qui eux aussi ressembleraient à cette perception. Voilà la véritable question. Par conséquent quand je disais tout à l’heure : une fois qu’on a parlé de ressemblance, on a simplement posé un concept explicatif dans une certaine mesure mais à l’intérieur duquel il y a lieu de chercher de nouveaux concepts plus précis et qui fournissent une explication plus complète et plus satisfai­ sante, on pourrait insister sur ce point très longuement et en faire une application au phénomène de la reconnaissance. Je prends un exemple que nous avons déjà pris93 : une conversa­ tion par exemple, une conversation qu’on entend, une perception auditive et non plus visuelle. Eh bien je reconnais quelque chose, le phénomène de la reconnaissance se produit. Ici il s’agit de quelque 77

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chose de très précis et de très limité. Je peux penser à une voix sem­ blable à celle qui parle en ce moment. Je peux reconnaître la voix et ne penser qu’à cela. Le sentiment de la familiarité peut se poser sur la voix qui parle mais ce sentiment peut aussi bien se poser sur les mots que j’entends. Je puis faire abstraction de la voix et reconnaître le sens des mots. Voilà une seconde reconnaissance, on pourrait en imaginer d’autres. Un musicien par exemple disait que lorsqu’il entendait une conversation il avait un petit effort à faire pour comprendre le sens des mots, que ce qui le frappait d’abord - c’était naturel chez un musicien - c’était la hauteur des sons et leur durée ; il entendait les paroles comme une espèce de récitatif musical ; c’est ainsi qu’elles se présentaient d’abord à son esprit. Voilà le sentiment de la familiarité atteint, reconnu, qui vient se poser ici sur un tout autre aspect de la conversation. Voilà trois aspects - et on en trouverait d’autres — trois aspects qui tiennent à la ressemblance mais que la ressemblance ne suffit pas à expliquer. Pourquoi est-ce telle reconnaissance qui se produit plutôt qu’une autre ? Pourquoi est-ce tel souvenir qui se présente à propos d’une perception ou à l’intérieur d’une perception plutôt que beau­ coup d’autres qui ressembleraient également à la perception ? Les partisans de cette théorie comme ceux de la théorie adverse94 — c’est toujours là qu’on est obligé de revenir - sont obligés de se réfugier dans quelque hypothèse de nature physiologique ou anatomique. On dira que la perception se fait en un point du cerveau, par exemple, en un centre, comme le souvenir correspondant visuel s’il s’agit d’une perception visuelle. Les souvenirs sont déposés en un autre centre. Quand un souvenir semblable est attiré vers une perception semblable et quand c’est telle similitude qui opère plutôt qu’une autre, si c’est tel souvenir ressemblant qui accourt plutôt qu’un autre souvenir ressem­ blant, c’est parce que la communication est plus facile, c’est parce que l’un est plus près - plus près par métaphore - que l’autre ; c’est que d’une façon ou d’une autre il y a plus de facilité pour le déclenche­ ment de tel ou tel souvenir semblable plutôt que pour le déclenche­ ment d’un autre. C’est peut-être vrai, mais à cette réponse, toujours la même en somme - c’est déjà celle que nous trouvions dans la théorie 78

15 janvier 1904 opposée —, à cette réponse de notre côté nous ne pouvons que faire la même réplique : sur ce qui se passe dans le cerveau nous ne savons rien de précis ; nous nous doutons bien qu’il se passe quelque chose, mais quoi ? Nous ne le savons pas. Plus nous avancerons dans l’étude des théories de la mémoire, plus nous en retracerons l’évolution, et plus nous aurons, je crois, à nous éloigner de l’idée d’après laquelle il y aurait des souvenirs déposés en quelque sorte dans l’écorce céré­ brale, et des traces laissées par chaque souvenir en particulier ; cela nous paraîtra de plus en plus invraisemblable95. Quoi qu’il en soit, sans nous engager pour le moment dans cette discussion, je dis que poser la question et faire la réponse que nous venons de voir c’est simplement formuler le problème, et formuler la difficulté en termes de physiologie ou d’anatomie au lieu de l’expri­ mer en termes de psychologie, mais il s’agit de savoir pourquoi tel souvenir semblable vient s’insérer dans une perception plutôt qu’un autre souvenir semblable. On dit: c’est parce que cela était plus facile. Sans doute, mais pourquoi est-ce plus facile ? On répond à la question par la question même, en disant qu’il y a dans le cerveau des voies de communication plus faciles. Nous ne savons rien ni de la manière dont les souvenirs peuvent être là, ni de la manière dont ils peuvent accourir. Ce n’est donc qu’une autre manière de formuler la difficulté. C’est une transposition de la difficulté en langage d’anato­ mie ou d’histologie cérébrale, mais ce n’est pas une solution. À vrai dire il est tout naturel que cette théorie comme la théorie adverse en soit amenée là. Nous verrons de plus en plus que la psy­ chologie, surtout sur cette question, est obligée - je reconnais que c’est une nécessité - est obligée de se placer à ce point de vue atomis­ tique, c’est-à-dire de traiter les faits psychologiques et les états psy­ chologiques chacun comme un être à part, isolé, quelque chose de tout fait, de solide, quelque chose de comparable à des objets dans l’espace. On se représente les états psychologiques comme des objets aux contours bien arrêtés, distincts, et puis alors entre les objets ainsi constitués, qu’on a constitués à l’image des choses matérielles, on est bien obligé d’établir des actions et des réactions comparables à celles qui s’exercent entre les corps dans l’espace, entre des atomes dans 79

Histoire des théories de la mémoire l’espace ; on a alors des attractions, et des répulsions ; on a des voisi­ nages plus ou moins complets, des facilités plus ou moins grandes de communication, des voies de communication ou le long de voies de communication qu’on a supposées96. On est là alors dans une psy­ chologie qu’on s’est représentée en vertu même de la terminologie qu’on a adoptée, qu’on s’est représentée à l’intérieur de la physique. Les phénomènes, les faits psychologiques ainsi représentés, ainsi sym­ bolisés sont tout prêts à venir se poser sur des états cérébraux dont ils seraient les équivalents. Et alors le jour où on a trouvé que le cerveau entre pour quelque chose, pour une forte part, dans le phénomène de la mémoire, l’analyse psychologique qu’on a faite est là qui porte sur une espèce de pente fatale et qui pousse le psychologue à, comment dirais-je ?, à matérialiser, ici la perception, là le souvenir, et à s’imagi­ ner que le symbolisme dont il s’est servi jusque-là n’est pas un pur symbolisme mais qu’il correspond à quelque chose d’absolument réel - il ne fait que retomber dans l’explication cérébrale qui97 donne le symbolisme dont il s’est servi jusque-là. S’il avait exprimé les faits d’une autre manière, peut-être aurait-il trouvé qu’il est beaucoup plus difficile98 de faire une hypothèse de ce genre mais que l’hypothèse ne cadre pas absolument avec les faits. Quoi qu’il en soit, sans approfondir pour le moment ce point, il nous suffira de constater que si on adopte la psychologie de nature atomistique, c’est-à-dire qui prend les faits psychologiques comme détachables les uns des autres, c’est donc à une explication purement cérébrale qu’on sera entraîné et on la tiendra pour suffisante, alors que cette explication peut être vraie mais n’est après tout qu’une hypothèse, et qu’une hypothèse représentative de la difficulté, de la difficulté symbolisée, représentée dans un certain langage. Ce n’est pas la solution de la difficulté ou si c’est une solution, c’est une solu­ tion tout hypothétique et provisoire qui n’acquerra une valeur vérita­ blement scientifique que le jour où elle aura eu un commencement de vérification. Or nous verrons que sans doute il y a eu un commencement de vérification dans un certain sens - il est incontestable que des lésions déterminées de la mémoire correspondent à certaines lésions détermi­ 80

15 janvier 1904 nées du cerveau -, mais la question est de savoir si ce sont là des lésions du souvenir ou des lésions de la mémoire, si ce sont des souve­ nirs qui sont simplement abolis par là ou si ce ne seraient pas des lésions fonctionnelles qui atteignent le mécanisme de la mémoire, comme telle ou telle lésion d’un piano par exemple peut atteindre certaines cordes ; il s’ensuivra, si certaines cordes sont lésées, que cer­ tains morceaux ne pourront plus être joués ou du moins ne pourront plus être joués intégralement ; on ne pourra pas conclure de là que les notes étaient dans le piano et que la lésion des cordes les a abolies. Mais je laisse de côté cette question qui ne peut pas être tranchée en passant ; c’est une question extrêmement importante et considé­ rable. Je me borne à dire, et c’est le seul point que je veuille retenir de cette discussion, je me borne à dire que ce n’est pas expliquer suffi­ samment le phénomène de la reconnaissance et le choix de certains souvenirs ressemblants parmi beaucoup d’autres souvenirs ressem­ blants, ce n’est pas donner une explication suffisante que de dire que le jeu du mécanisme cérébral est plus ou moins facile et doit s’accom­ plir plus facilement pour telle ou telle ressemblance déterminée. C’est formuler la difficulté, ce n’est pas la résoudre. Il y a un autre point sur lequel je voudrais appeler votre attention. Celui-là est tout aussi important. J’en ai déjà dit un mot", mais il faut y revenir. Tel processus, disions-nous, qui à notre point de vue est simple et pourrait être le processus de la nature paraît au contraire pour la nature être quelque chose de très compliqué et qu’elle n’arrive pas même à effectuer. Au contraire tel processus qui est compliqué pour nous peut être simple pour la nature. Ainsi par exemple le mécanisme de la reconnaissance. Nous disions que nous, si nous avions à fabriquer un être doué de mémoire et capable de reconnaître, une poupée consciente et reconnaissante, vraisemblablement nous mettrions en elle un centre de perception, un organe de perception, un centre de souvenirs, un organe de souve­ nirs, puis alors établissant une communication entre la perception et le souvenir, tel ou tel souvenir qui lui ressemble, nous obtiendrions, semble-t-il, la reconnaissance de la perception, et alors le sentiment de la reconnaissance pour cette poupée, ce serait l’adjonction à une 81

Histoire des théories de la mémoire perception d’un souvenir semblable, ce serait nécessaire et ce serait suffisant. Je disais que la nature procède assurément dans certains cas autre­ ment, qu’elle peut bien dans certains cas que nous verrons ménager cette jonction de la perception et du souvenir, mais qu’assurément il y a des cas où elle procède autrement, parce qu’il y a des cas où on peut reconnaître la perception alors qu’on n’a pas de souvenir correspon­ dant. Le sentiment de la familiarité peut se poser sur certains objets alors qu’il n’y a pas de souvenir qui y corresponde. Nous en avons donné plusieurs exemples et en particulier l’exemple de la fausse mémoire ou paramnésie. Dans le phénomène de la paramnésie on a le sentiment de la reconnaissance avec une inten­ sité telle que certaines personnes déclarent n’avoir jamais éprouvé à ce point de reconnaissance normale, et néanmoins il n’y a pas de souve­ nir qui corresponde à la perception actuelle. La personne sujette à cette illusion sait que ce n’est pas du déjà fait et cependant elle a le sentiment, la conviction que c’est du déjà fait, du déjà vu, alors que la conviction intellectuelle est absolument différente. Dans les cas que nous venons de citer la nature trouve que notre opération à nous est trop compliquée et elle s’y prend plus simplement mais inversement. Il y a des cas où ce qui est relativement compliqué déjà100 pour nous est relativement simple pour la nature et des cas où ce qui est relativement simple pour nous se complique beaucoup dans la nature. Par exemple dans le cas où il y a perception visuelle d’une part et d’autre part présence dans l’esprit d’un souvenir semblable, d’un souvenir visuel semblable, eh bien à notre point de vue cela doit suffire pour qu’il y ait reconnaissance. L’objet est vu, d’autre part on a le souvenir d’un objet semblable, on devra le reconnaître... Eh bien pas du tout. L’observation de ce qui se passe dans la nature nous montre que cela ne suffit pas et que dans bien des cas les deux termes peuvent être présents alors que la reconnaissance ne se fait pas. Prenons un exemple : voici un sujet auquel on présente une page d’écriture, une page imprimée. Il ne reconnaît rien ; il ne peut pas lire la page, il ne peut pas lire un mot. Si on lui demandait de nommer des lettres prises au hasard, il ne pourrait pas les nommer ; il ne reconnaît 82

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rien de ce qui est écrit, ni de ce qui est imprimé, et cependant il voit très bien. La vision peut être atteinte dans certains cas... du reste, il n’y a rien d’absolu en ces matières. Mais il y a des cas où la vision est intacte, ou bien si elle n’est pas intacte le trouble de la vision consiste en ce qu’il n’y a plus qu’une moitié du sens visuel à la disposition de la conscience, mais dans beaucoup de cas la vision est distincte, tout sujet voit distinctement ce qu’on lui montre, cependant il ne reconnaît rien en fait de caractères d’écriture ou de caractères d’impression101. À quoi cela tient-il ? On dira peut-être, qu’il a perdu complètement le souvenir de l’écriture et de la lecture, qu’il est dans l’état d’un enfant qui n’est pas encore allé à l’école et qui n’a pas appris à lire et à écrire, qu’il est revenu à cet état en ce qui concerne l’écriture. Cependant dans bien des cas, si vous dictez à ce sujet des lettres, n’importe quoi, il écrira tout ce que vous lui dicterez comme si de rien n’était. Non seulement il pourra écrire sous la dictée, mais dans beaucoup de cas il aura conservé intacte ce qu’on appelle l’écriture spontanée. S’il lui vient à l’idée d’écrire une lettre, il l’écrira ; il peut écrire sous la dictée, il peut écrire spontanément. Bien plus, si vous lui mettez sous les yeux ce qu’il vient d’écrire, vous pourrez croire qu’il est capable de lire, car dans bien des cas il commencera à lire correc­ tement, mais vous vous apercevrez bien vite d’une chose, c’est qu’il récite par cœur ce que vous lui avez dicté ou ce qu’il a eu l’intention d’écrire ; il ne lit pas, il n’est pas capable de lire ce qu’il vient d’écrire. Ainsi voilà une lésion tout à fait nette et bien caractérisée. Le sujet voit les caractères d’écriture ou d’impression ; il n’a pas oublié l’écriture puisqu’il peut écrire, puisque spontanément ou sous la dic­ tée il peut écrire et cependant il est incapable de lire ce qu’il a écrit lui-même ou s’il parvient à le lire, c’est qu’il se souvient de ce qu’il a voulu écrire ; il récite, il ne lit pas. On dira peut-être : cela tient à ce qu’il a oublié ; il a perdu le souvenir visuel, et visuel seulement, des caractères d’écriture, des caractères d’impression; il arrive à écrire sous la dictée parce qu’il a conservé, direz-vous, le souvenir auditif des mots, le souvenir du son des mots ; il a conservé aussi le souvenir des mouvements de la main, des mouvements musculaires correspon­ dant à l’écriture des mots. Alors quand vous lui dictez quelque chose, 83

Histoire des théories de la mémoire comme il se souvient des mots entendus et qu’il se souvient des mou­ vements musculaires, il écrit ce que vous lui dictez mais il ne peut pas le lire parce qu’il n’a plus le souvenir visuel des mots ou des lettres et que par conséquent la perception visuelle des mots et des lettres ne peut pas appeler le souvenir qui, se posant sur elle, rendrait possible la reconnaissance. Voilà ce que vous direz, voilà l’explication qui se présente naturellement à l’esprit. Cette explication, Messieurs, convient à beaucoup de cas. En effet il arrive assez souvent que le souvenir visuel des mots et des lettres soit aboli, mais cela ne se produit pas dans tous les cas ; il y a des cas où le sujet est parfaitement capable d’évoquer la vision intérieure, la vision mentale des mots et des lettres écrites ou imprimées, là où cependant la reconnaissance de ces mots et de ces lettres est impossible. Un grand nombre de cas très nets de ce genre ont été publiés. Le plus net peut-être est le suivant, que M. Déjerine a relaté dans les Comptes rendus de la Société de biologie, en 1892102. Il s’agit d’une personne qui ne reconnaissait absolument rien des caractères d’écri­ ture, ni des mots écrits. Lui présentait-on une lettre imprimée, un A majuscule imprimé par exemple, après avoir beaucoup cherché, elle disait : mais c’est une espèce de chevalet. En effet c’est à peu près cette forme, mais quant à poser sur ce signe le son A ou l’idée d’un A, cela lui était impossible. Un Z lui apparaissait comme une espèce de ser­ pent, mais quant à dire : c’est un Z, impossible encore ; donc la recon­ naissance même des lettres était impossible. Cependant, ce sujet, si on lui disait d’évoquer intérieurement la vision d’un mot ou d’une lettre il y arrivait... - il est très difficile de savoir si le sujet y arrivait ou n’y arrivait pas, attendu qu’il nous est très difficile à nous-mêmes de savoir si nous arrivons ou n’arrivons pas à évoquer intérieurement le souvenir d’un mot écrit; c’est peut-être le souvenir du son du mot que nous prenons pour le souvenir de l’écriture du mot -, oui, mais il y a un moyen dont on s’est servi d’ailleurs pour reconnaître, si oui ou non le sujet était capable d’évoquer cette image visuelle. On lui demande d’écrire avec la main gauche ou avec le pied. S’il écrit de la main droite cela peut être simplement que sa main a contracté l’habi­ tude, a conservé le souvenir des mouvements qu’il faut faire pour 84

15 janvier 1904 écrire, mais la main gauche n’écrivait pas, le pied non plus, par consé­ quent ici il ne peut pas avoir conservé le souvenir musculaire. S’il écrit néanmoins et s’il écrit bien, c’est que le sujet écrit d’après le modèle visuel imaginaire qui est resté dans l’esprit, c’est donc que le souvenir visuel est là et par conséquent on peut se convaincre que le souvenir visuel n’est pas aboli, qu’il est même resté intact. Il y a le souvenir des mots écrits, le souvenir visuel des mots écrits, le souvenir visuel des lettres et cependant la reconnaissance est abolie103. Voilà qui est très remarquable. Cette affection peut être plus ou moins localisée. C’est ce qu’on a appelé la cécité verbale, qui n’est qu’un cas particu­ lier de la cécité psychique. Soit dit entre parenthèses, ce sont là des expressions bien mal choisies : cécité verbale, cécité psychique, cela évoque l’idée d’un trouble de la vue ; or, il peut n’y avoir en pareil cas aucune espèce de lésion de la faculté de voir. Ce qu’on appelle cécité verbale, cécité psychique, ce sont en réalité purement des lésions de la reconnaissance visuelle104. Il y a un terme qui commence à s’introduire et beaucoup de psychologues l’ont déjà employé, il est bien mieux, c’est le terme d’agnosie, disons : agnosie verbale, agnosie visuelle. La cécité verbale n’est qu’un cas de la cécité psychique. Cette lésion peut être plus ou moins étendue c’est-à-dire correspondre à un nombre peu considérable d’objets ou au contraire embrasser un très grand nombre d’objets différents, mais d’une manière générale voici en quoi consiste cette affection : le sujet ne reconnaît pas les objets, qui sont pour lui comme des objets absolument nouveaux, qu’il n’aurait jamais vus105. Une personne atteinte de cécité psychique par exemple descend dans la rue d’une ville qui lui est familière et elle est comme si elle se trouvait en pays étranger, comme si elle apercevait les rues pour la première fois. Les personnes qui l’entourent, elle ne peut plus les nommer, elle les prend pour des inconnus ; il lui arrive de ne pas se reconnaître elle-même dans une glace ! Bien plus il lui arrivera - ceci suppose déjà que l’affection est plus grave - il lui arrivera de ne pas distinguer une personne d’une autre, de dire d’une personne : c’est un arbre ou une maison. Il lui arrivera de ne pas reconnaître des objets 85

Histoire des théories de la mémoire familiers, de ne pas pouvoir dire si une fourchette qu’on lui présente est une fourchette ou un encrier. On a été longtemps sans pouvoir classer cette affection ; comme on s’apercevait qu’il n’y avait pas de trouble visuel, on croyait à une forme de l’aliénation, à une espèce de démence. Pas du tout, le sujet peut être en pleine possession de ses facultés mentales. Le trouble consiste en ce qu’il voit les objets, mais qu’il ne les reconnaît pas. Eh bien dans les cas de cécité psychique, à quoi tient l’absence de reconnaissance ? On pourrait dire : c’est que la mémoire visuelle est abolie ; il n’y a plus de souvenir visuel. Le sujet n’est plus capable d’évoquer le souvenir visuel d’un objet semblable à ceux qu’il aper­ çoit. C’est une explication valable pour un certain nombre de cas. Il y a en effet beaucoup de cas de cécité psychique où il y a abolition du souvenir visuel. Encore peut-on se demander si en pareil cas l’absence de reconnaissance tient à l’abolition du souvenir visuel ou ne tient pas plutôt à l’abolition de quelque chose qui en est la conséquence et que nous aurons à chercher tout à l’heure. Ce qui est certain, c’est que dans beaucoup de cas il en est ainsi. On a constaté des cas de cécité psychique pure, c’est-à-dire d’absence de reconnaissance des objets, alors que le souvenir de ces objets est encore présent à la mémoire. On pourrait donner un cer­ tain nombre d’exemples assez nets de ce genre. Je parlais tout à l’heure de ceux qui descendent dans la rue et ne retrouvent plus leur chemin et s’imaginent être dans une ville inconnue. Je faisais surtout allusion à un cas qui a été étudié par un observateur pathologique du nom de Wilbrand en 1887106. La personne qu’il a examinée habitait Hambourg et connaissait cette ville par conséquent très bien. Or, un beau jour elle ne reconnaît plus aucune des rues, ni des maisons de la ville. Cependant chez elle si on l’interroge sur la ville de Hambourg, on s’aperçoit qu’elle connaît parfaitement la topogra­ phie de Hambourg, qu’elle n’a rien perdu du souvenir visuel; elle sait où sont situées les rues, les maisons, elle les voit en imagination mais elle ne les reconnaît pas quand elle est dans la rue. D’autres observateurs ont signalé des cas analogues : tel sujet auquel on demande de décrire une fourchette par exemple - c’est un 86

15 janvier 1904 exemple qui a été pris plusieurs fois - peut y arriver, par conséquent il la voit en imagination, il a en tout cas la mémoire visuelle (à supposer qu’il n’ait pas l’image mentale il a en tout cas l’image visuelle), il est capable de décrire l’objet, il pourra même le dessiner grossièrement, mais qu’on lui présente cet objet, il ne le reconnaît pas, il ne sait même pas par quel bout le prendre, ni quel usage en faire107. Donc il est possible d’avoir conservé présent à l’esprit le souvenir visuel ; il est possible de voir distinctement un objet semblable à ce souvenir ; et néanmoins dans ces conditions la reconnaissance ne se fait pas, cela ne suffit pas à produire la reconnaissance. Messieurs, ce qui est vrai pour la vision l’est aussi pour l’ouïe. Des faits analogues, symétriques ont été constatés dans le domaine de l’ouïe. Il y a une affection qu’on appelle - le mot est également une expression mal choisie - la surdité verbale108. Les Allemands ont inventé une expression qui ne vaut guère mieux, celle d’aphasie senso­ rielle109. Cette affection en général n’est pas accompagnée de la sur­ dité ; souvent elle n’est pas accompagnée de surdité, ce n’est pas une lésion de l’ouïe ; le malade entend la parole, il peut l’entendre parfaite­ ment bien, mais il ne la reconnaît pas, il ne peut pas dire le sens de la phrase, ni le sens des mots. Il n’est pas capable de répéter ce qu’il entend ; il se trouve vis-à-vis de sa propre langue dans la même situa­ tion où nous sommes vis-à-vis d’une langue inconnue qu’on parle devant nous ; nous ne comprenons rien à ce qu’on dit, nous sommes même incapables de répéter les mots, de les distinguer, bien que nous les entendions fort bien. Le malade atteint de surdité verbale, on dirait d’agnosie auditive verbale, le malade est donc dans ce cas qu’il est incapable de reconnaître les sons articulés qu’il entend. Dans certains cas - ils ne sont pas très fréquents, il est vrai - mais qu’on a pu observer avec une parfaite netteté, dans certains cas le souvenir des sons, des mots, est encore présent et le sujet peut évo­ quer mentalement le souvenir du son, du mot, le souvenir auditif des mots, il n’en a rien perdu, donc il entend bien, il a tous les souvenirs auditifs et cependant tout se passe comme si le souvenir ne pouvait pas s’effectuer et par conséquent la reconnaissance ne se fait pas110. 87

Histoire des théories de la mémoire Je résume, Messieurs, ces très longs développements qui étaient cependant indispensables : en somme on peut avoir des perceptions parfaitement nettes, on peut conserver un souvenir également net de ces perceptions déjà éprouvées, le souvenir parfaitement net de per­ ceptions semblables, et néanmoins être dans la situation de quel­ qu’un qui est incapable de reconnaître. La perception est là, le souvenir semblable est là et cependant la reconnaissance ne se fait pas. Cela revient à dire qu’en pareil cas il y a quelque chose de plus, il y a un certain terme intermédiaire, quelque chose d’intermédiaire entre la perception et le souvenir qui manque. Théoriquement il nous semble qu’il suffise que la perception soit là, ainsi que le souvenir dans la conscience, pour que la reconnaissance se fasse ; eh bien réel­ lement, physiquement, cela n’est pas suffisant, il faut quelque chose de plus. Cela n’est pas suffisant et peut-être n’est pas nécessaire en ce sens que si ce quelque chose de plus est là peut-être n’est-il pas néces­ saire que le souvenir y soit. Qu’est-ce donc, quel est ce nouveau terme ? Messieurs, sur ce point je ne puis que fournir une explication hypothétique, car nous sommes sur un terrain inexploré, non pas qu’on ne l’ait pas étudié beaucoup et très profondément, mais les études se sont poursuivies de deux points de vue opposés et d’aucun de ces points de vue on n’a cherché ce que nous voulons avoir. En général on a eu recours à l’explication cérébrale, et à l’heure actuelle on en est réduit à des hypothèses parce qu’on ne sait rien de précis sur ce qui se passe dans le cerveau111. Ce n’est pas de ce côté que nous cherchons, nous vou­ drions une explication psychologique ; nous voudrions savoir ce qui se passe dans l’esprit, peu importe ce qui se passe dans le cerveau. D’autre part, d’autres psychologues, qui reconnaissent comme insuffisante l’explication cérébrale, en arrivent à faire appel à l’acti­ vité de l’esprit. Je crois qu’on a raison de faire intervenir l’activité de l’esprit mais en somme l’activité de l’esprit, ce n’est qu’un terme vague, ce n’est qu’une autre manière, symétrique de la manière céré­ brale, une autre manière de formuler la difficulté, ce n’est pas la résoudre. 88

15 janvier 1904 Ce que nous cherchons, c’est quelle est l’action de l’esprit, quelle est l’action particulière que l’esprit accomplit en pareil cas. Il ne suffit pas de parler d’activité en général, il faut savoir quelle est cette acti­ vité. Je dis que nous sommes réduits à des hypothèses, mais enfin l’hypothèse devrait être choisie de manière à serrer d’aussi près que possible les faits constatés. Il y a un point qui frappe dans les observations de cette surdité verbale, c’est - pour commencer par ceci - l’incapacité, l’impossibi­ lité où se trouve le sujet de copier des lettres d’écriture qu’on lui présente, de copier des lettres écrites112. Vous prenez un sujet atteint de cette affection ; vous avez écrit par exemple la lettre E ; vous lui demandez de la tracer ; il est incapable de le faire, ou du moins il y arrivera peut-être mais ce ne sera pas de l’écriture, ce sera du dessin et du dessin mal fait ; il prendra telle partie de la lettre, il reproduira, après, une autre partie ; il commencera aussi bien par la fin que par le commencement, enfin il arrivera à faire quelque chose qui ressem­ blera à peu près à cette lettre d’écriture, mais il ne pourra pas l’écrire. C’est d’autant plus remarquable que ce sujet peut avoir conservé intacte la faculté d’écrire spontanément ou sous la dictée. Vous lui dites d’écrire une lettre, il l’écrira parfaitement comme tout le monde. Au bout de quelque temps mettez-lui sous les yeux le modèle de la lettre E que pour le moment113 il a écrite lui-même, il ne pourra l’écrire, comme je disais, que par points et d’une manière discontinue ; c’est du dessin, ce n’est plus de l’écriture. Qu’est-ce à dire, sinon que ce qui lui manque, ce qui paraît lui manquer, c’est la faculté qui aperçoit la lettre ? Quand on lui montre une lettre d’écriture, c’est la faculté, comment dirais-je ?, de voir, de lire dans cette lettre l’action par laquelle cette lettre s’écrirait. Cette action, il est capable de l’accomplir spontanément puisqu’il peut spontanément écrire la lettre E; cette lettre, il la voit puisque la vue n’est en aucune manière lésée, mais la vision qu’il a de cette lettre ne lui suggère pas l’action qu’il faudrait accomplir pour l’écrire. Il a de cette lettre, si je puis ainsi m’exprimer, une perception purement statique, il n’a pas une perception dynamique; il n’aperçoit pas dans cette lettre la direction de l’acte, du mouvement qu’il faudrait faire pour tracer la lettre. C’est là ce qui lui manque, car sans cela il pourrait lorsqu’on lui 89

Histoire des théories de la mémoire donne une lettre pour modèle, la copier, mais, non, il ne sait pas par où commencer, il ne sait pas comment organiser l’action par laquelle il l’écrira. C’est donc que la suggestion de cette action entre pour quelque chose dans la reconnaissance de la lettre. Je prends un autre exemple114 : le sujet est atteint de surdité psy­ chique. En général, si vous lui présentez un des objets qu’il est devenu incapable de reconnaître il ne saura pas le dessiner, alors que souvent il peut dessiner de mémoire le même objet qu’on lui nomme, mais le voyant il ne peut pas le transporter sur le papier ou il le dessine très mal ; on voit qu’il ne sait pas quel est le commencement, ni quelle est la fin, ni quel est le milieu. Le dessin est discontinu. Il lui manque la clef. Cela revient toujours à dire que pour reconnaître un objet, il faut la vision d’abord, cela va sans dire, mais il faut en outre une certaine clef et cette clef, c’est, comment dirais-je ?, c’est le schéma, la représentation solidifiée d’une certaine action qu’il y aurait à faire pour dessiner en gros l’objet qu’on a sous les yeux. C’est ce schéma qui est indispensable, c’est lui qui sert de trait d’union entre l’objet qu’on a sous les yeux et le souvenir correspondant. S’il est là, le souvenir est même inutile, l’objet est reconnu. Quand il n’est pas là, le souvenir peut être présent, l’objet ne sera pas reconnu. Il faut donc que cet intermédiaire soit là. H y a, si je puis m’exprimer ainsi, ce n’est qu’une métaphore, il y a deux manières de percevoir la forme d’un objet, on peut le percevoir à l’état mort, c’est la perception visuelle pure et simple. Cela ne suffit pas à la reconnaissance, il faut une perception vivante. Il faut que la perception soit vivante ; il faut que dans la perception de la forme il y ait comme la perception d’un dessin naissant, d’un dessin commencé, d’un dessin virtuel ; point n’est besoin qu’il soit complet, qu’il soit exécuté dans l’esprit, mais il faut qu’il y ait comme le plan, comme les grandes lignes, le commencement suffit. Dans le commencement le tout peut être contenu. Le propre du mouvement organisé, c’est juste­ ment que tout se trouve dans chacune des parties, par exemple dans la première partie. Quand on prend un exercice compliqué comme la danse, mettons la valse115, les maîtres à danser vous diront que cela se compose de six pas différents : trois en avant, trois en arrière, 90

15 janvier 1904 extrêmement petits d’ailleurs. Sans doute on peut les faire, et on ne saura pas valser à la vérité ; mais le jour où on sait valser on s’aper­ çoit que ces six pas sont en effet dans le premier. Tout cela est orga­ nisé de telle manière que tout est dans le premier pas, le reste y est contenu virtuellement. Quand nous avons la connaissance distincte d’un objet, c’est quelque chose de ce genre qui se passe. Ainsi dans le commencement tout le reste est contenu, comme dans le premier pas de la danse. C’est du virtuel plutôt que de l’actuel, mais si cela n’est pas présent la chose n’est pas reconnue ; il faut un schéma, ce que nous appelions un schéma dynamique116, une chose distincte de la perception statique, sinon la reconnaissance ne se fait pas ou du moins ne se fait pas de cette manière ; nous verrons tout à l’heure qu’il y a d’autres moyens de reconnaître. Ce que je disais tout à l’heure s’appliquerait tout aussi bien à l’ouïe : dans le cas où la conversation par exemple n’est pas comprise, le sujet ne comprend plus rien de ce qu’il entend. H se peut très bien que le souvenir auditif des mots ait été conservé, mais ce qui manque c’est la faculté de répétition intérieure naissante ; on peut dire que le sujet n’est plus capable de désarticuler ce qu’il entend, de le décompo­ ser, de le diviser ; il ne peut plus suivre ce qu’il entend par une espèce de répétition intérieure117. Je ne voudrais pas dire que lorsque nous écoutons nous nous par­ lons intérieurement, ce serait exagéré, ce serait même faux118, car on peut comprendre une langue qu’on n’est pas capable de bien par­ ler119, mais il faut qu’il y ait comme un commencement de paroles intérieur ; il faut que chaque articulation soit détachée par un travail intérieur de répétition. Si nous ne commençons pas au moins cette action, nous ne pouvons pas comprendre ; il faut qu’il y ait un commencement de répétition. La parole apparaît à l’esprit comme un animal qu’on aurait en quelque sorte désossé. Sans cela il n’y a plus rien de distinct, tout est confondu. C’est du reste le caractère de cette affection120. Le sujet, quoique l’ouïe soit intacte, déclare qu’il entend les paroles comme un bruit confus ; il n’est plus capable d’aller au91

Histoire des théories de la mémoire devant de la parole entendue par une recomposition intérieure ou un commencement de recomposition intérieure. Messieurs, on aurait pu prévoir ce résultat si on avait remarqué que reconnaître, en somme c’est comprendre. Dans le cas que nous remarquons reconnaître c’est comprendre et comprendre c’est avoir besoin de recommencer activement, de recommencer pour soi ce à quoi on assiste. Qu’est-ce que comprendre un calcul qu’on a fait au tableau ? C’est le recommencer, c’est le répéter121. Il faut savoir com­ plètement122 pour répéter une parole entendue. Point n’est besoin de la répéter complètement, mais il faut que la tendance soit là ; il faut qu’il y ait un commencement de répétition intérieure, qui permette de désarticuler les articulations, sinon la reconnaissance n’est pas pos­ sible parce que la reconnaissance après tout n’est qu’un cas particu­ lier de l’intellection. Maintenant, vous me direz : comment font les animaux ? Ils ne dessinent pas, ils ne commencent pas à dessiner et cependant ils reconnaissent. Un chien reconnaît les objets ; les animaux en général reconnaissent et cependant on ne peut pas supposer qu’il y ait chez eux comme un dessin naissant. Ils doivent donc s’y prendre autre­ ment. C’est en effet que nous-mêmes nous nous y prenons autrement dans une foule de cas. Nous venons de prendre l’exemple de la parole. La parole est quelque chose d’humain. Nous venons de prendre l’exemple d’objets qui peuvent n’être pas absolument indispensables à la vie, mais pour les choses qui sont indispensables à la vie, d’une utilité pratique immé­ diate incontestable, il est vraisemblable et même certain a priori que la reconnaissance doit s’opérer autrement ou doit pouvoir s’opérer autrement. Par conséquent la reconnaissance dont nous venons de donner ici une définition est un processus qui doit s’accomplir ainsi dans un très grand nombre de cas, les cas que j’appellerai à propre­ ment parler humains, ceux où intervient l’attention, une attention qui peut être extrêmement fuyante, mais encore faut-il qu’il y ait de l’attention123. Mais dans les cas où il n’y a aucune attention, où la reconnaissance se fait d’une manière absolument naturelle et comme automatiquement, c’est le cas de l’animal, très souvent en pareil cas 92

15 janvier 1904 un autre élément doit intervenir. Cet élément nous en dirons un mot au début de la prochaine leçon et nous verrons ce point auquel nous nous acheminons, nous verrons que la reconnaissance est quelque chose qui comprend des actions très diverses. Il en est ainsi dans la psychologie. Les cadres psychologiques ont été tracés par le langage populaire, qui n’est pas psychologue, par conséquent il faut que nous nous attendions à trouver dans ces cadres beaucoup de choses très différentes, qui n’ont été réunies là que parce qu’elles correspondent, comment dirais-je ?, pratiquement aux mêmes exigences, aux mêmes besoins, mais le processus, le mécanisme peut être différent. C’est cette diversité des phénomènes de la reconnaissance, c’est la nécessité de distinguer dans la reconnaissance des degrés d’intensité correspon­ dant à autant de processus et à autant de mécanismes différents, que nous étudierons et que nous tâcherons de mettre en lumière dans la leçon de la prochaine fois.

Conférence de M. Bergson

22 janvier 1904

JSÆessieurs, Nous avons vu la dernière fois que la reconnaissance d’un objet peut se faire probablement de plusieurs manières différentes et que de ce que nous employons les mêmes mots il ne s’ensuit pas qu’il s’agisse de la même chose. La psychologie, comme toutes les sciences d’ailleurs, la psycholo­ gie, disions-nous, est en présence d’un certain nombre de cadres tout faits, tout préparés, que le langage lui présente, et pour constituer ces cadres le langage populaire ne s’est pas réglé et n’a pas pu se régler sur des analyses scientifiques ou des considérations philosophiques qui lui sont totalement inconnues124. D’une manière générale, on peut dire que là où le langage popu­ laire emploie les mêmes mots, il s’agit de choses analogues par rap­ port à nous, par rapport à l’usage que nous pouvons en faire, par rapport à notre utilité pratique, mais il ne s’ensuit pas qu’il s’agisse de choses qui soient constituées de la même manière et qui ont le même mécanisme intérieur. Plus spécialement, là où nous nous trouvons en présence de phénomènes groupés sous le même nom, on peut présu­ mer que ces phénomènes ou ces états de conscience ont la même fonction pratique, pourrait-on dire, mais il ne s’ensuit pas du tout que la constitution de ces états soit la même et que l’analyse scientifique­ ment conduite doive y découvrir les mêmes choses. Plus spécialement encore, quand il s’agit de la reconnaissance d’un objet, d’une personne, de la reconnaissance enfin, du moment qu’on emploie des termes communs125, il est vraisemblable, il est même certain que dans tous les cas il s’agit d’une certaine utilisation du 95

Histoire des théories de la mémoire passé pour le présent et dans le présent, la fonction est la même, ou analogue, l’utilité la même, mais l’analyse peut révéler dans les diffé­ rents cas des processus assez différents, car de ce que l’état de conscience remplit les mêmes fonctions et sert à la même chose il ne s’ensuit pas que le mécanisme de sa production soit identique. La grosse difficulté en pareille matière, lorsqu’il s’agit de psycho­ logie, d’analyse d’états de conscience, la grosse difficulté est de démê­ ler l’accessoire et l’essentiel, cela va sans dire, et surtout d’éviter de substituer aux faits qui se produisent une reconstruction ou recom­ position artificielle. C’est ce que nous avons essayé de montrer et de mettre en lumière dans les deux dernières leçons. Nous sommes très portés à croire que les choses se passent dans notre conscience comme elles se passeraient si nous avions, nous, à fabriquer quelque phénomène de ce genre, mais la nature a des procédés de fabrication très différents des nôtres et les éléments qui entrent réellement dans un état de conscience ne sont pas ceux que nous emploierions, nous, pour la reconstitution. Si nous voulons saisir l’élément réel, il faut avant tout un effort intense d’observation intérieure et cet effort, Messieurs, n’est pas toujours suffisant parce que les éléments qui entrent dans la contexture d’un état psychologique ne sont pas tou­ jours visibles; s’ils sont absolument inconscients, il faut désespérer de les atteindre par l’observation, mais cela est rare ; en général l’élé­ ment est plutôt fuyant ; ce que la conscience nous donne, ce sont des résultats, des résultats utilisables ; nous percevons la dernière partie du processus, la dernière partie de l’opération, juste ce qu’il est nécessaire d’apercevoir ; tout le reste, c’est-à-dire la partie qu’il fau­ drait voir pour expliquer la chose théoriquement mais qui n’est pas nécessaire à la pratique, celle-là est dans l’ombre, ou si elle apparaît, c’est tellement rapide qu’il faudrait une conscience plus exercée que la conscience normale pour saisir cet élément fuyant. On peut cepen­ dant y arriver à condition d’être averti et on ne peut guère être averti que par les anomalies mêmes de la conscience, des faits patholo­ giques. Le grand avantage de l’observation pathologique, de l’obser­ vation des cas morbides, c’est d’abord de nous révéler dans certains cas, grossis et par conséquent plus visibles, des éléments qui dans la 96

22 janvier 1904 conscience normale n’apparaissent pas parce qu’ils sont trop fugitifs et qu’ils n’ont aucune raison pratique de se montrer126. C’est là le premier avantage, mais en outre l’observation patholo­ gique des cas morbides a cet autre avantage, qui se révèle d’ailleurs plus fréquemment encore, c’est de nous montrer ce qui résulte non pas de l’exagération, mais de l’atténuation127 de tel ou tel élément dans la conscience. Il y a des éléments dont on pourrait croire que l’influence sur tel ou tel état psychologique est nulle parce qu’a priori on ne voit pas de relations entre eux, mais si l’atténuation de cet élément entraîne une perturbation plus ou moins grave de cet état psychologique, nous commençons à soupçonner que cet élément qui paraissait indifférent, extérieur à l’état psychologique, lui est intérieur et joue un rôle qui peut être plus moins important et dont il faudra en tout cas déterminer l’importance. L’avantage, la grande utilité des cas morbides c’est de nous per­ mettre de substituer aux analyses artificielles que nous sommes tentés de faire - analyses qui sont artificielles parce qu’elles ne sont en réalité que des essais artificiels de recomposition, de reconstruction artifi­ cielle, de notre point de vue, du processus naturel -, de substituer à ces reconstructions qui sont des analyses totalement artificielles des analyses qui nous donnent la composition véritable de l’état psycho­ logique. C’est donc à ce genre d’observations surtout qu’il faut recourir, si l’on veut savoir ce qu’est la reconnaissance et distinguer aussi les diffé­ rentes espèces de reconnaissances. C’est là que nous en étions restés, ou plutôt nous étions allés un peu plus loin : nous avions commencé, dans l’étude des phénomènes de reconnaissance, à montrer comment on ne peut pas s’en tenir à l’explication de la reconnaissance par la simple comparaison entre la perception et le souvenir qui lui est sem­ blable. Dans la dernière leçon nous avons examiné d’aussi près que nous l’avons pu cette thèse qui peut paraître vraie a priori et vraisemblable tout au moins, que la reconnaissance d’un objet, d’une percep­ tion visuelle par exemple se fait par le rapprochement entre cette perception et le souvenir d’une perception qui lui est semblable, 97

Histoire des théories de la mémoire rapprochement qui peut-être sera une simple association pour les uns128, et qui pour d’autres129, beaucoup plus près de la vérité, sera une fusion s’opérant au-dessous de la conscience, au-dessous du seuil de la conscience entre la perception et le souvenir. Nous disions que cette thèse peut paraître vraisemblable a priori, mais que si on l’examine à la lumière des faits on trouve que cette fusion entre la perception et le souvenir c’est une coexistence de deux éléments, l’un emprunté au présent, et l’autre, emprunté au passé et qui serait analogue au présent. Ce rapprochement dans certains cas n’est pas nécessaire et dans certains cas n’est pas suffisant. Dans certains cas il n’est pas nécessaire, attendu que la reconnais­ sance peut se produire, la reconnaissance d’un objet présent, d’un spectacle présent, alors qu’il n’y a pas dans la conscience de souvenir analogue à la perception actuelle, et nous citions, nous avions déjà cité précédemment130, le phénomène de la fausse reconnaissance ou paramnésie, où le sentiment de la reconnaissance est aussi intense qu’il peut l’être et où cependant le sujet peut avoir la conviction abso­ lue qu’il ne s’est pas produit dans son passé d’événement identique à celui qu’il reconnaît - qu’il a cependant le sentiment de reconnaître comme s’étant déjà passé. La reconnaissance est là, avec la conviction qu’il n’y a pas eu une première reconnaissance131. Donc la coexis­ tence de ces deux éléments n’est pas nécessaire. Nous ajoutions - c’est sur ce point que nous avions insisté la der­ nière fois - qu’il y a des cas où elle n’est pas suffisante et qu’on peut avoir la perception distincte d’une chose, le souvenir, également dis­ tinct, de cette même chose, et néanmoins n’être pas capable de la reconnaître. Nous avons cité - il est nécessaire que je rappelle très brièvement ces exemples - nous avons cité d’abord les faits de cécité verbale, et plus généralement de cécité psychique. Nous avons dit que dans certains états morbides le sujet est capable d’apercevoir distinc­ tement des caractères d’écriture, capable même d’en évoquer le souve­ nir visuel ; il n’a pas perdu le souvenir visuel des caractères d’écriture et néanmoins il est, en présence des caractères d’écriture qu’on lui montre, comme s’il ne les avait jamais vus, et dans le cas d’une per­ sonne, semble-t-il, qui n’aurait jamais appris à lire. Donc la percep98

22 janvier 1904 tion est là, le souvenir analogue semblable est là, et cependant il n’y a pas de reconnaissance. Il existe des cas, non plus de cécité simplement verbale, mais psy­ chique en général, où il en est de même pour tous les objets, ou la plupart au moins, des objets perçus par la vue ; elle les voit distincte­ ment, le sujet peut dans certains cas avoir conservé le souvenir visuel de ces objets, être même capable de les dessiner spontanément - non pas de les copier, mais de les dessiner spontanément -, et cependant être incapable de les reconnaître. Enfin - troisième catégorie d’exemples - on peut dans le domaine de l’ouïe constater les mêmes choses. Dans certains cas le malade peut entendre le son de la parole, entendre tous les mots, se rappeler les mots, avoir conservé le souvenir auditif des mots et néanmoins ne pas reconnaître ce qu’il entend. Voilà donc un certain nombre d’exemples qui établissent qu’on peut avoir la perception complète, le souvenir correspondant complet et cependant n’être pas capable de reconnaître la perception. Nous disions que dans les cas de ce genre quelque chose se révèle dont l’absence empêche la reconnaissance de se faire et dont la présence par conséquent doit être de première importance, doit être capitale à l’état normal pour que la reconnaissance se fasse. Quel est ce troisième terme ? Nous avons décidé de le rétablir hypothétiquement, car on ne peut guère s’y prendre autrement; nous avons dit que ce troisième terme ce devait être comme la reproduction active, un commencement de reproduction active de la chose perçue quand il s’agit d’une perception par la vue ou d’une perception par l’oreille. Pour commencer par ce dernier cas qui est plus simple, nous disions que lorsque nous entendions des paroles articulées, pour les reconnaître il ne suffit pas de se rappeler les sons analogues, il est probable qu’il faut en outre qu’intérieurement nous procédions non pas à une répétition de ce que nous entendons, ce serait trop dire, mais à un commencement de répétition, il faut que la tendance à la répétition soit là, une répétition imparfaite si l’on veut, puisqu’on peut comprendre une langue très bien alors qu’on la parle très mal, 99

Histoire des théories de la mémoire qu’on ne la parle presque pas - mais il faut qu’il y ait un commence­ ment. Lorsqu’il s’agit d’une perception de la vue, c’est un phénomène analogue, c’est-à-dire qu’en même temps que nous apercevons une chose par l’œil, il faut qu’il y ait comme un commencement de dessin, un dessin non pas exécuté, mais pensé, un dessin à l’état imparfait, à l’état naissant, une prise de possession active par l’esprit, qui va audevant d’elle et en assurera la reconstitution. Ce dessin imparfait est nécessaire... Je dis «dessin imparfait», car si c’était un vrai dessin tout le monde saurait dessiner et du moment qu’on reconnaîtrait une chose il suffirait de prendre un crayon et on saurait la copier ; or, un enfant à qui on met un crayon entre les mains pour la première fois ne sait pas dessiner ce qu’il voit, j’en doute, mais enfin il dessinera quelque chose ; ce qu’il dessinera pourra être très mal fait et n’avoir qu’une ressemblance tout à fait lointaine avec l’objet qu’il croit copier, peut-être même n’y aura-t-il pas de ressemblance du tout, mais si vous demandez à cet enfant de copier un autre objet il vous fera un autre dessin, qui peut-être ne ressemblera pas plus à ce nouvel objet qu’il copie, mais qui sera différent du précédent, ce qui montre bien qu’au point de vue du dessin il fait des différences. Or, c’est tout ce qu’il faut pour que la reconnaissance ait lieu : il faut qu’il y ait des différences, qu’il y ait deux procédés de notation également diffé­ rents, deux notations différentes pour deux choses différentes. Ce simple fait que l’enfant dès la première fois est capable de faire un dessin, ce dessin n’eût-il aucune ressemblance avec l’objet même qu’il essaye de faire et croit faire, montre bien qu’il y a, naturellement formée dans sa conscience, une tendance à dessiner l’objet, par cela même qu’il le reconnaît, et que cette tendance va jouer un grand rôle dans la reconnaissance. Je le répète, ce n’est qu’une tendance, nous n’avons pas de mot pour exprimer cela ; les psychologues allemands ont un mot pour cela : ils appellent cette tendance au mouvement « Bewegungsantrieb131 » ; et en anglais on dit: «motor impulses133 », c’est-à-dire: des impulsions motrices. Il y a des impulsions motrices ; ce n’est pas un mouvement exécuté, c’est à peine un mouvement commencé, mais c’est l’élan vers 100

22 janvier 1904 ce mouvement, élan qui est différent pour des mouvements différents, et qui suffit par conséquent à caractériser chaque mouvement en une forme correspondante. Mais sans aller aussi loin, et sans s’occuper du dessin des carac­ tères d’écriture, à regarder d’un peu près des mouvements compliqués, à suivre de près des exercices compliqués, on a le sentiment que pour voir ce qui se passe, pour reconnaître ce qui se passe, il faut être soimême capable d’exécuter cet exercice à quelque degré, d’en avoir fait au moins l’apprentissage. Voyez en effet ce qui se passe quand on assiste à un assaut entre bons escrimeurs, des escrimeurs de première force134. Celui qui ne sait pas l’escrime ne voit rien du tout, et cependant les mouvements qu’on accomplit sont des mouvements relativement simples, qui consistent à tendre le bras, ou à le ramener, à se fendre ou à revenir à la position normale. Tout cela est très simple. On arrive à voir et à distinguer cela, il n’y a pas besoin d’être un fort escrimeur soi-même, mais lorsqu’on a pris quelques leçons, lorsqu’on sait déjà soi-même exécuter, fût-ce très mal, ces différents mouvements, alors celui qui arrive à suivre un assaut, à voir ce qui s’y fait, c’est celui qui en imagi­ nation fait lui-même les mouvements, il n’est capable d’apercevoir les mouvements que lorsqu’il est capable non pas de les exécuter mais de se les représenter en lui-même comme les exécutant, ce qui n’est pos­ sible que s’il a commencé au moins à les exécuter lui-même135. Il en est de même dans les cas où la reconnaissance se fait par des schémas, c’est le nom que nous avions donné à ce terme intermé­ diaire, le schéma dynamique136. C’est cela, c’est un commencement de reconstitution imparfait, mais actif, de la chose perçue par l’ouïe ou par la vue. Et ce schéma, disions-nous, va jouer un rôle impor­ tant, un rôle capital dans beaucoup de formes de la reconnaissance. Tout cela revient à dire - j’avais commencé par là et c’est par là que je conclus - qu’il y a deux manières de percevoir, que ce soit par la vue ou par l’ouïe : on peut percevoir les choses par le statique, comme du tout fait, et on peut les percevoir137 dynamiquement. La perception purement statique, même lorsqu’elle est accompagnée de souvenirs, ne suffit pas ; le souvenir n’arrive pas à rejoindre la 101

Histoire des théories de la mémoire perception purement statique, il faut un terme intermédiaire, il faut la prise de possession de la chose par l’esprit, et cette prise de posses­ sion consiste à démêler l’organisation de la chose. Démêler l’organi­ sation de la chose s’il s’agit de caractères d’écriture : il ne suffit pas d’avoir la perception de la lettre perçue, il faut avoir encore le senti­ ment de l’organisation de cette lettre d’écriture, il faut, du reste d’une manière très fuyante, à peine consciente, se rappeler par où on commencerait si on avait à écrire cette lettre et par où on finirait. Dans le cas où il y a cécité verbale avec conservation du souvenir des lettres, nous voyons que ce qui est perdu chez le sujet, c’est préci­ sément la faculté de savoir par où commencer et par où finir ; il copie sans avoir le sentiment de l’organisation de la chose. Eh bien c’est ce sentiment de l’organisation de l’objet, ce sentiment de la forme vivante - il s’agit d’une forme -, c’est cela qu’il faut avoir, si l’on veut au moins reconnaître de cette manière, par ce procédé-là. Je le répète, le souvenir à l’état statique, joint à la perception, ne suffit pas en pareil cas à la reconnaissance de la perception présente. Il est nécessaire, Messieurs, de revenir sur ce point qui est de toute première importance. Je vous faisais déjà entrevoir dans la dernière leçon qu’il est vraisemblable, qu’il est même certain que cette manière de reconnaître n’est pas la seule. Revenir sur les contours d’un objet qu’on aperçoit pour le dessiner en imagination, cela suppose un effort d’attention, attention qui peut être très faible, mais qui existera tou­ jours. Or, l’attention n’accompagne pas tous les états psychologiques. Nous aurons occasion de parler de l’attention elle-même, nous la caractériserons surtout par ce travail de reconstruction. Dire que cela suppose l’attention, c’est ne pas s’exprimer tout à fait exactement. Quoi qu’il en soit, l’attention n’accompagne pas tous les états psycho­ logiques. Si nous voulons prendre la chose d’un autre biais, nous durons que, pour revenir sur les états psychologiques, les refaire, les reconstruire, il faut en quelque sorte avoir le désir de les reconnaître scientifiquement ; c’est un commencement de science, c’est de l’ana­ lyse, c’est de la reconstruction aussi ; une reconnaissance de ce genre est une reconnaissance attentive, quasi scientifique, et, pourrait-on 102

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dire, humaine. Il est vraisemblable, il est même certain que l’animal ne reconnaît pas de cette manière. Remarquons d’ailleurs que les lésions de cette reconnaissance, les lésions les plus observées, les plus fréquentes, sont des lésions qui portent sur des formes de la reconnaissance qui sont nécessairement artificielles, puisqu’il s’agit de processus artificiels. Le langage estnaturel à l’homme sans doute, mais enfin il est relativement artificiel. Or, c’est surtout dans le domaine du langage, s’agissant de la parole écrite ou lue, soit de la parole entendue, qu’on observe de ces lésions de la reconnaissance. Donc, nous pouvons présumer que cette forme de la reconnaissance qui exige comme un retour sur les formes de l’objet vu ou sur les articulations intérieures de la parole entendue, que cette forme n’est pas la seule. Qu’est-ce qui se passe le plus souvent ? Quelle est la forme la plus usuelle, mais aussi la forme inférieure, de la reconnaissance ? Il faut remarquer que dans les cas de cécité psychologique où les objets en général, les objets usuels ne sont pas reconnus, il y a quelque chose qui manque et dont l’absence est souvent encore plus frappante et incontestable que l’absence des mouvements du dessin dont nous par­ lions tout à l’heure. Ce sont ces mouvements qu’on pourrait appeler les mouvements d’utilisation de l’objet. On présente à un de ces malades une fourchette... C’est l’exemple que nous prenions déjà l’autre jour138. Il ne la reconnaît pas. On s’aperçoit bien vite qu’il ne sait pas même comment prendre l’objet, comment le tenir, comment le manier. De même pour une montre, pour un chapeau, pour les objets les plus usuels ; il ne sait pas s’en servir. Ce trait est si frappant qu’il avait été le premier observé par ceux qui se sont occupés d’abord de la cécité psychique. Les premiers observateurs avaient donné à cette affection un nom bien caractéristique, et leur idée ne manquait pas de profondeur: ils avaient appelé cette affection «apraxie», c’est-à-dire incapacité d’action139. Ils avaient fait de cette affection une maladie de l’action en quelque sorte. En tout cas, c’est ce qui les avait frappés d’abord. En effet il y a certainement de cela : le sujet ne reconnaît pas les objets usuels en ce sens qu’il est incapable de s’en servir. 103

Histoire des théories de la mémoire On peut se demander si cette absence des mouvements d’utilisa­ tion de l’objet, cette perte des mouvements d’utilisation ne serait pas pour quelque chose, peut-être pour beaucoup, peut-être pour tout ou pour presque tout en pareil cas, dans la perte de la faculté de recon­ naissance. Voici ce que je veux dire : en même temps que nous aper­ cevons un objet, s’il s’agit d’un objet usuel, nous avons généralement une tendance à nous en servir d’une certaine manière ; l’habitude a monté un certain nombre de mécanismes, qui sont tout prêts à entrer en action. En même temps que nous apercevons l’objet, nous avons une tendance à l’utiliser d’une certaine manière et tous les méca­ nismes tout montés qui correspondent aux mouvements d’utilisation de l’objet ont une tendance à se déclencher. Le déclenchement n’a pas lieu ordinairement, à moins que nous n’utilisions cet objet pour de bon, mais il pourrait avoir lieu, il a une tendance à avoir lieu. Eh bien cette tendance de certains mécanismes à entrer en jeu, à utiliser l’objet vu, cette tendance doit entrer pour une forte part dans le sentiment de la reconnaissance. Il arrive que le plus souvent nous circulons d’une manière automa­ tique parmi les objets que nous connaissons et qui nous sont familiers. Nous connaissons par exemple l’appartement où nous habitons ; il nous paraît familier, nous le connaissons autant qu’on peut connaître quelque chose. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire que lorsque nous entrons dans cet appartement, à partir du moment où nous sommes entrés, nous circulons en quelque sorte automatique­ ment dans les différentes pièces, sans avoir à nous poser de question ; on peut dire que cette reconnaissance est toute montée dans notre organisme et est représentée par certains mécanismes moteurs qui se déclenchent dès que l’occasion leur en est fournie. Nous n’en avons pas conscience, le plus souvent. Si vous me posez la question suivante : la porte de votre chambre s’ouvre-t-elle en dedans ou en dehors ? Je serais incapable de vous le dire ; mais je suppose qu’en mon absence un ouvrier réparant cette porte se trompe, je ne sais pas si c’est pos­ sible, et fasse qu’au lieu de s’ouvrir en dedans - si elle s’ouvrait en dedans -, elle s’ouvre maintenant en dehors ; en ouvrant cette porte, j’éprouverai certainement une surprise, mon esprit ne sera pas surpris 104

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puisque je ne savais pas, mais mon corps sera surpris. Par conséquent le corps savait, il avait cette science, comment dirais-je ?, imprimée en lui sous forme d’un mécanisme qui se déclenche dès que l’occasion lui en est fournie. Alors même que le déclenchement n’a pas lieu, la ten­ dance existe toujours. Je pourrais multiplier les exemples. En arrivant dans une ville inconnue, nous avons le sentiment de la nouveauté. Analysez ce sen­ timent de nouveauté et vous verrez qu’il est fait en grande partie de l’indécision des démarches ; vous ne savez pas exactement où aller, vous ne savez pas vous diriger dans les rues de cet endroit, puis au bout d’un certain temps, si vous avez habité cette ville pendant long­ temps, pendant des années, vous y circulez automatiquement, et vous dites que vous avez le sentiment de la familiarité. Analysez ce senti­ ment et vous verrez qu’il est fait en grande partie de l’automatisme même de vos démarches. C’est parce que notre corps ne se pose plus de questions, parce qu’il n’a plus d’incertitudes, que notre esprit a le sentiment de la familiarité140. En pareil cas le sentiment de la reconnaissance paraît bien n’être pas autre chose que ce sentiment d’automatisme, le sentiment que nous avons de notre état d’automatisme remontant en quelque sorte de la sphère inférieure des mouvements dans la sphère supérieure de la perception. Cet automatisme est donc un mouvement, et notre sentiment d’automatisme est le sentiment qui accompagne les mouve­ ments ou la tendance aux mouvements, mais ce sentiment, remontant de la région des mouvements vers celle de la perception, imprime à ces perceptions la marque du reconnu et du familier, d’où je tirais cette conclusion que dans beaucoup de cas, le sentiment du familier, du déjà vu, n’est pas autre chose que le sentiment que nous avons que l’objet vu ou la chose entendue se prolongeraient tout naturelle­ ment et comme nécessairement, automatiquement, par certaines réactions motrices compliquées, mais dont la somme, dont l’ensemble est tout monté dans notre organisme et n’attend qu’une occasion pour se déclencher. C’est ce sentiment d’un accompagne­ ment moteur tout réglé qui serait ici au fond du sentiment de la reconnaissance. 105

Histoire des théories de la mémoire

Peut-être dans certains cas de reconnaissance anormale et quasi pathologique, peut-être le sentiment de la reconnaissance a-t-il la même origine. J’ai fait allusion aux phénomènes de paramnésie et de fausse reconnaissance, dont j’ai déjà parlé ici à plusieurs reprises; il est vraisemblable qu’on range sous la dénomination de paramnésie et de fausse reconnaissance bien des faits différents, qui doivent être expliqués différemment, mais si nous prenons les cas les plus nets, et peut-être aussi les plus caractérisés de paramnésie, peut-être faut-il en donner une explication autre. Le phénomène, jusqu’ici, n’a pas été étudié, ou du moins on a proposé beaucoup d’explications du phéno­ mène et quand il y a ainsi beaucoup d’explications, c’est générale­ ment que le phénomène est mal connu et en somme non expliqué. Je ne prétends pas l’expliquer d’une manière définitive, mais cette illusion de fausse reconnaissance, dans bien des cas, voici en quoi elle consiste : on assiste à un spectacle pour la première fois ou on entend une conversation pour la première fois, cela va sans dire, eh bien on a comme le sentiment que tout cela a été déjà vu, déjà entendu, que les mêmes faits se sont passés dans le même ordre, qu’on a passé par les mêmes états de conscience. Eh bien dans certains cas, et dans les cas les plus nets, le sujet dit - cela arrive assez souvent - que cette sensa­ tion de fausse reconnaissance il l’éprouve surtout dans des moments de fatigue mentale141. Je vous citais une observation qui m’a été communiquée, où le sujet donne une indication bien curieuse ; il déclare que ce qui domine chez lui pendant tout le temps que cette illusion se produit, c’est un sentiment de familiarité, d’inéluctabilité et comme d’inévitabilité, comme s’il assistait machinalement au déroulement de quelque chose qui se déroule, qu’aucune force divine ou humaine ne pourrait empê­ cher de se dérouler. Il semble donc que chez le sujet qui est en proie à la paramnésie il se produit comme un sentiment d’automatisme ; il n’est pas automate puisqu’il n’agit pas, mais il semble que la sensa­ tion d’automatisme se produit chez lui142 et qu’il suffit qu’il ait cette sensation d’automatisme, un sentiment général d’automatisme, pour que ce sentiment d’automatisme, remontant de la sphère de l’activité 106

22 janvier 1904 dans celle de l’intelligence, imprime la marque de la reconnaissance à tous les faits observés, à toutes les choses perçues. Je crois que cette observation doit convenir à beaucoup de cas. Vous me direz: qu’est-ce que cette sensation d’automatisme? En quoi peut consister ce sentiment d’automatisme qui se produit tout d’un coup ? Ce serait tout simplement un état d’affaiblissement de la volonté143. Permettez-moi de vous citer encore une observation qui m’a été communiquée. Il s’agit d’une personne chez laquelle la paramnésie se produit très fréquemment, presque constamment. Eh bien cette personne, d’ailleurs normale, est caractérisée par une indécision très grande dans toutes ses démarches, par une incapacité de se déci­ der si fréquente que c’est presque une anomalie. Il est bien difficile de ne pas établir une relation entre ces deux choses, entre cet affaiblisse­ ment de ce que j’appellerai le tonus144 de la volonté et la fausse reconnaissance. Vraisemblablement la volonté étant affaiblie, il résulte de cet affaiblissement même un sentiment de passivité, d’auto­ matisme, qui venant se superposer alors à la perception imprime à celle-ci la marque du déjà vu, la marque de la reconnaissance, d’où résulterait la confirmation de cette thèse que le sentiment de familia­ rité et du déjà vu, le sentiment de la reconnaissance, est fait en grande partie de l’automatisme, du sentiment d’automatisme qui accompa­ gne la perception. J’ajoute que la paramnésie n’est nullement un phénomène mor­ bide145, mais si chez les personnes où il y a évidemment un abaisse­ ment du ton de la volonté, un abaissement anormal du ton de la volonté, ce phénomène est très fréquent, on peut supposer que là où le phénomène se produit à l’état sporadique, il en résulte un abaissement momentané de la volonté, cela peut arriver chez tout le monde, un abaissement momentané de ce même ton, de ce même tonus. Bref, et c’est là où j’en voulais venir, la maladie de la reconnaissance, la perte de la reconnaissance dans certains cas, l’altération de la reconnais­ sance, quoique ce soit un phénomène en apparence purement intellec­ tuel, pourrait bien tenir à une modification de l’état de la volonté. Voyez, Messieurs, combien ces phénomènes psychologiques sont complexes et comme on risque de se tromper si on s’en tient à 107

Histoire des théories de la mémoire

l’apparence. Ce qui au premier abord peut faire l’effet d’un phéno­ mène purement intellectuel, d’un état de pure perception, peut être, si on l’analyse, un phénomène non pas de l’intelligence, mais de la volonté. Je serais très porté à le croire, je serais très porté à penser que beaucoup de cas de fausse reconnaissance s’expliquent de cette manière. Donc, en résumé - et je ferme cette parenthèse - à côté de la recon­ naissance par reconstruction, par un commencement de reconstruction, à côté de la reconnaissance qui est active, qui suppose une création, il y a probablement, plus fréquemment, encore la reconnaissance par simple automatisme, qui consiste à ce que la chose peut se prolonger ou tend à se prolonger par des mouvements automatiques déjà montés dans l’organisme, qui serviraient à utiliser la perception. Je dirai que cette manière de reconnaître est probablement la plus fréquente chez l’homme, j’ajoute qu’elle est probablement la seule chez l’animal146. Il est probable que l’animal n’a pas d’autre moyen que celui-là de reconnaître et que la reconnaissance se fait chez lui d’une manière toute mécanique par le prolongement naturel, en perception motrice, d’une perception qui amène le déclenchement d’un mécanisme moteur. Nous parlons de l’animal, mais le mot de « mémoire » n’a pas toujours le même sens exactement quand il s’agit de l’animal ou quand il s’agit de l’homme. En ce moment je puis, moi, évoquer par la mémoire le souvenir de ce que j’ai fait hier. Il est douteux que l’animal en soit capable. Le chien, le cheval, peuvent-ils évoquer le souvenir de ce qui s’est passé les jours précédents ? Je ne sais pas s’ils ne peuvent pas le faire, mais je crois bien être à peu près sûr qu’ils ne peuvent pas le faire, qu’ils ne cherchent jamais à le faire, et que le fait d’évoquer le souvenir du passé est le propre de l’homme. Cependant l’animal reconnaît, le chien reconnaît aussi bien et autant que nous, mieux que nous147; le cheval aussi reconnaît son chemin mieux en général que l’homme148 ; donc l’animal reconnaît et cependant, semble-t-il, il n’a pas de souvenir à l’état libre, si je peux parler ainsi ; beaucoup d’animaux n’en ont pas. C’est donc que l’ani­ mal reconnaît autrement que l’homme. Je serais porté à croire qu’il reconnaît justement par un automatisme moteur. 108

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Quand le chien reconnaît son maître, je doute qu’il évoque le sou­ venir d’occasions antérieures où il a vu son maître, mais la seule vue de son maître, la seule vision de son maître évoque chez lui, produit chez lui des éléments en quelque sorte automatiques ; c’est là une per­ ception qui ne se produit pas quand il voit d’autres personnes. Réac­ tion joyeuse, mouvements vers son maître, etc., la conscience qu’il prend de ces mouvements s’exécutant ou tendant à s’exécuter doit être tout l’essentiel du sentiment qu’il a de la reconnaissance149. Cette reconnaissance est donc en quelque sorte le sentiment qu’il prend de ces mouvements ou de ces tendances motrices, sentiment qui remonte de la sphère des mouvements vers celle de la perception, si je peux parler ainsi de l’intelligence. Il y a ici d’ailleurs une distinction à faire entre les animaux. Si nous prenons des animaux situés assez bas dans la série au point de vue de l’intelligence, si nous prenons par exemple des poissons, je crois qu’on peut affirmer en toute certitude qu’ils n’ont pas de souvenir à l’état libre et que leur mémoire consiste tout entière dans un automatisme moteur. Chez le chien, chez le cheval, on ne peut pas affirmer que l’existence du souvenir soit impossible, et même certains faits ten­ draient à établir que le souvenir libre peut exister sous une certaine forme chez ces animaux. En effet ces animaux rêvent la nuit; il y a certains d’entre eux qui sont capables de rêver dans certains cas. S’il y a rêve c’est qu’il y a souvenir imaginatif. Seulement ce qui paraît cer­ tain c’est que ces animaux ne songent pas à évoquer, jamais, volontai­ rement des souvenirs. Ceci doit être le propre de l’homme et l’homme y arrive par certains procédés que nous aurons d’ailleurs plus loin à décrire. La volonté doit jouer ici un rôle énergique et profond. Une fois que l’homme est arrivé à ouvrir ainsi la porte à ses souvenirs, à ses souvenirs libres, dégagés de tout mouvement, la difficulté est plutôt de les refouler et le mécanisme qui explique la présence, l’apparition de tel ou tel souvenir chez nous, c’est plutôt au fond un mécanisme qui sert à refouler tous les souvenirs autres que celui-là. Ce que nous appelons un travail d’évocation est très souvent un travail d’éviction. La difficulté n’est pas tant de faire arriver les souvenirs pour nous, 109

Histoire des théories de la mémoire

de faire arriver le souvenir qu’on veut, que d’empêcher les autres de se produire. Nous aurons à revenir sur ce point150. Quoi qu’il en soit - ce n’est qu’une parenthèse - il est vraisem­ blable que chez la presque totalité des animaux il n’existe pas de ces souvenirs à l’état libre et par conséquent la reconnaissance se fait tout entière chez eux par des perceptions, des réactions motrices ; le senti­ ment de la reconnaissance se traduit par conséquent chez eux par la conscience qu’ils prennent de la relation nécessaire qui existe entre ce mécanisme moteur tout prêt à se déclencher et la perception qui le mettrait en branle. En résumé, voilà donc deux grandes manières de reconnaître : on peut reconnaître par des mouvements d’utilisation qui prolongent la perception, par des tendances motrices, et l’on peut reconnaître aussi par des tendances motrices qui au lieu de prolonger la perception la reconstruisent en quelque sorte. Dans le premier cas on continue le mouvement indiqué par la perception, on est absolument dans le sens de la nature, c’est ainsi que procède l’animal. Dans le second cas on revient en arrière ; au lieu de suivre l’impulsion de la perception, ce qui est notre intérêt animal en quelque sorte, notre intérêt vital, on revient sur la perception pour en dessiner à nouveau les contours et pour la reconstituer151. Il est vraisemblable que lorsque la reconnais­ sance se produit de cette seconde manière, elle a commencé par se produire de la première ; l’une n’exclut pas l’autre, et cette seconde manière de reconnaître, celle que nous avons décrite en premier lieu152, qui consiste à revenir sur l’objet pour le reconstruire et le réorganiser, cette seconde espèce de reconnaissance se distingue de l’autre en ce que l’autre est uniquement motrice, au lieu que celle-ci peut être accompagnée de souvenirs, de représentations, d’images, de souvenirs analogues, semblables, à ce qu’on aperçoit. Cela doit arriver le plus153, quoique ce ne soit pas indispensable. Revenir sur un objet pour en dessiner les contours, cela suppose qu’on a, disionsnous, un schéma dynamique, un commencement de reconstruction ; cela suppose qu’on a ce schéma et ce schéma seulement. À la rigueur, cela serait suffisant, mais le plus souvent il y a derrière ce schéma bien des souvenirs analogues à la perception présente et dont le schéma ne 110

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dessine que le résumé, en quelque sorte la loi de génération154, et c’est en ce sens qu’il n’est pas faux de dire que la reconnaissance se fait souvent par le rapprochement entre le souvenir et une perception semblable (et même beaucoup de perceptions semblables), - mais tou­ jours en pareil cas entre la perception et le souvenir semblable il y a ce schéma, résumé des souvenirs semblables, qui, en même temps qu’il résume les souvenirs semblables, est la reconstruction, un commence­ ment de reconstruction, de la perception présente. Voilà donc deux manières de reconnaître. Il y en a une troisième, c’est celle qui, au point de vue de l’histoire des théories de la mémoire, est la plus intéressante de toutes à connaître et à analyser, c’est celle dont on a le moins parlé jusqu’ici, on n’en a peut-être même pas parlé ; elle ne paraît pas avoir frappé les psychologues, et cependant l’histoire des théories de la mémoire nous la montrera chez un certain nombre de théoriciens. C’est la reconnaissance que j’appellerai per­ sonnelle. Nous l’étudierons la prochaine fois ; nous montrerons qu’à côté de ces deux formes de la reconnaissance, qui sont des reconnais­ sances impersonnelles, il y en a une troisième qui est personnelle, en ce sens qu’elle ne peut pas se produire sans que ce soit notre passé à nous avec sa coloration personnelle qui nous revienne à l’esprit. Remarquez que dans les formes de la reconnaissance que nous avons décrites jusqu’ici, on peut à peine dire que notre passé inter­ vient. Un être qui n’aurait pas de passé, qui vivrait tout entier dans le présent, pourrait reconnaître de cette manière, il utiliserait les objets parce qu’il aurait des mécanismes moteurs tout montés ; il les dessi­ nerait à nouveau en imagination, parce qu’il aurait des mécanismes tout montés également ; mais rien ne le forcerait à rebrousser chemin en arrière et à remonter dans son passé, et cependant il y a des cas où la reconnaissance exige que nous remontions dans notre passé, qu’une localisation se fasse, ou à défaut de localisation qu’une cer­ taine nuance locale - le mot « locale » implique un lieu dans le temps et non pas dans l’espace - qu’une certaine nuance locale accompagne la reconnaissance et le souvenir. Eh bien en pareil cas il est vraisem­ blable que la reconnaissance se fait d’une troisième manière, laquelle n’exclut pas d’ailleurs les deux autres - car il est possible qu’on 111

Histoire des théories de la mémoire commence par les deux autres qui sont indispensables et qu’on finisse par celle-ci155 -, c’est donc une troisième espèce de reconnaissance, dont nous nous occuperons dans la première partie de la prochaine leçon, et puis nous dirons, après cette revue générale sur le souvenir, sur la nature de la mémoire, nous dirons que c’est une chose extrême­ ment complexe, et que si on veut comprendre la mémoire, il ne faut pas mettre tous les souvenirs sur le même plan, qu’il ne faut pas l’envisager en surface mais en profondeur, que tous les souvenirs ne sont pas sur le même plan, qu’il y a des plans différents dans la mémoire. La mémoire, dirons-nous, n’est pas une surface, c’est un volume, c’est un solide et selon les coupes qu’on fait dans ce solide, on a affaire à des choses très différentes. C’est par conséquent de la mémoire en général dont nous nous occuperons la prochaine fois, après avoir décrit d’abord la troisième et la plus subtile forme de la reconnaissance.

Conférence de M. Bergson

29 janvier 1904

ISÆessieurs,

Dans les trois dernières leçons nous avons analysé le mécanisme de la reconnaissance, du moins d’un certain genre, d’une certaine espèce de reconnaissance. Nous avons essayé d’établir plus particulièrement la dernière fois qu’on pouvait d’abord distinguer deux manières plus apparentes et plus visibles de reconnaître les objets. Il y a d’abord la reconnaissance automatique qui consiste dans l’adjonction à la per­ ception même de l’objet d’une série de mouvements tout montés dans l’organisme et dont l’ensemble représente une réaction utile consécu­ tive de la perception éprouvée. Ce mécanisme tout monté, par la faci­ lité même avec laquelle il entre en jeu, nous donne le sentiment de familiarité, en quelque sorte, qui remontant vers la perception fait qu’elle est reconnue. C’est une reconnaissance jouée, active, vécue, plutôt que représentée156. Nous ajoutions que cette reconnaissance toute machinale est commune à l’animal et à l’homme, que c’est par elle que l’homme débute généralement, qu’elle n’implique pas un effort d’attention par lequel l’intelligence revient sur l’objet perçu, qu’elle implique seule­ ment de la part de l’être qui perçoit un mouvement en avant, une action qui prolonge la perception. C’est pourquoi nous avions dis­ tingué à côté, en outre, de cette reconnaissance toute machinale qui utilise l’objet reconnu, une autre reconnaissance, laquelle implique de l’attention, ou plutôt est consécutive du phénomène de l’attention, consécutive de l’état d’attention, et consiste non pas à prolonger sim­ plement la perception en réaction utile, mais, revenant sur elle, à en dessiner activement les contours. Ce dessin également monté dans 113

Histoire des théories de la mémoire l’organisme, ce schéma dynamique comme nous l’avons appelé, par la facilité même avec laquelle il s’exécute, communique à la perception qui sert à le reconstruire157 une espèce de familiarité. J’ajoutais que derrière ce schéma, derrière ce dessin, derrière ce mouvement naissant de réaction il y a ordinairement des images de tels souvenirs158, souvenirs d’objets semblables à celui qu’on perçoit, souvenirs qui peuvent n’être pas apparents, n’être pas absolument conscients, mais qu’on retrouverait en quelque sorte en approfondis­ sant, en analysant le schéma dynamique qu’on vient d’utiliser. Telles étaient les deux espèces de reconnaissance que nous avons distinguées dans notre dernière leçon et nous avions dit que l’une n’exclut pas l’autre, que la première prépare la seconde, que là où la seconde se produit il y a généralement eu d’abord une tendance à la première, ou même que la première a déjà eu lieu, mais que la réci­ proque n’est pas vraie, la première pouvant avoir lieu sans que la seconde se fasse. Nous arrivons maintenant - je l’ai annoncé la dernière fois - à une troisième espèce de reconnaissance159, qu’il est peut-être plus difficile de définir, mais dont chacun de nous a le sentiment bien net. Il nous est arrivé à tous, Messieurs, de nous retrouver au bout d’un certain nombre d’années dans un endroit où nous avons été jadis, où nous avons séjourné jadis ; par exemple il nous est arrivé, étant arrivé à un certain âge, de nous retrouver dans une maison que nous avions habi­ tée avant ; je suppose que les objets soient restés en place tels qu’ils étaient ; nous les connaissons ; nous les connaissons d’abord pour ce qu’ils sont : ce sont des objets usuels, des meubles par exemple ; nous les reconnaissons comme table, fauteuil, etc. Mais nous en tenonsnous là, et ne se joint-il pas à cette reconnaissance en quelque sorte banale, impersonnelle, quelque chose de plus intime, de plus difficile à définir, je le reconnais, mais dont chacun de nous, je le répète, a le sentiment, une reconnaissance véritablement nôtre, véritablement personnelle ? Vous me direz: c’est de l’association des idées. Les objets que vous apercevez évoquent dans votre esprit les souvenirs qui ont été attachés autrefois à leur perception. C’est incontestable, il y a cela 114

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d’abord, mais l’objet lui-même, indépendamment des souvenirs aux­ quels vous le rattachez, l’objet lui-même n’apparaît-il pas, en tant que reconnu dans la reconnaissance que nous en avons, n’apparaît-il pas avec une certaine nuance, une coloration propre qui appartient préci­ sément à ce qui fait partie d’une expérience passée et personnelle ? J’aperçois un objet banal, un fauteuil, qui est comme tous les fau­ teuils, mais le souvenir que j’ai n’est pas un souvenir banal : c’est un souvenir qui a une nuance, qui a une coloration à lui, plus que cela c’est un souvenir personnel, c’est moins une chose qu’une personne, ou mieux c’est quelque chose de notre personne. Il semble que quelque chose de notre personne soit resté là, enfin quel que soit le terme qu’on emploie, et la définition qu’on donne, je crois que le sentiment très net est que cet objet appartient à notre expérience per­ sonnelle, est placé en quelque sorte dans notre histoire personnelle, appartient à cette histoire et emprunte à cette histoire une certaine coloration, laquelle tient, dans sa nuance, la reconnaissance que j’ai de ma perception actuelle. Maintenant si au lieu de prendre un exemple de ce genre qui n’est pas usuel, si je ne considère pas un fauteuil faisant partie de l’ameu­ blement d’une maison que j’ai habitée pendant des années, mais un fauteuil quelconque, un meuble quelconque que je connais dans mon expérience familière de tous les jours, eh bien je le reconnais, cela va sans dire, par un mouvement d’utilisation que je fais et que j’indiquais la dernière fois. Si je fixe mon attention par le schéma que je décrivais dans la dernière leçon, derrière ce schéma je trouverai, disais-je, des images, des souvenirs que j’ai de perceptions antérieures que j’ai eues de ce fauteuil, mais ces souvenirs sont des souvenirs quelconques, banals, impersonnels. Cependant si j’examine l’un quelconque de ces souvenirs à part, je m’aperçois bien que je puis, en me laissant aller pour ainsi dire, remonter à telle ou telle scène passée à laquelle ce souvenir est lié, et en remontant à ces scènes, rendre à cette image devenue banale quelque chose de cette coloration personnelle que les objets empruntent à un passé personnel dont ils font partie. Et alors ces images qui accompagnent le schéma dynamique ne sont obtenues justement que par un mélange, comme une interférence entre eux de 115

Histoire des théories de la mémoire

tous ces souvenirs personnels se rapportant à cet objet et qui, en se réunissant, en se superposant, ont fini par cristalliser réciproquement la nuance que chacun d’eux emprunte à sa place dans notre expé­ rience. De sorte que ces souvenirs, peut-être pourrait-on, en appuyant sur chacune de ces images, retrouver progressivement tous les souve­ nirs personnels et localisés qui ont servi à leur constitution. Mais, Messieurs, je n’insiste pas sur ce point pour le moment ; je me borne à résumer ce que je viens de dire : ainsi on aurait non pas deux mais trois espèces de reconnaissance, trois espèces principales dans cette continuité de processus différents les uns des autres, très voisins les uns des autres, qui constituent la reconnaissance en géné­ ral ; il y aurait donc trois espèces de reconnaissance, la première machinale, comme je le disais tout à l’heure, commune à l’homme et à l’animal, par des mouvements d’utilisation ; la seconde humaine, mais pratique encore, par la reconstitution schématique, la reconstitution active, encore que semi-automatique, reconstitution qui implique l’intervention de souvenirs d’images160, mais de souvenirs imperson­ nels, souvenirs qui ne portent pas la marque de telle ou telle expérience qui nous est propre et qui fait partie de notre passé. Et puis enfin, il y a la reconnaissance que j’appellerai personnelle, et c’est par là qu’elle se distingue des deux autres : c’est une reconnaissance qui implique que l’objet reconnu est reconnu par moi comme faisant partie de mon expérience propre et personnelle, reconnaissance qui implique par conséquent que le souvenir accompagnant la perception, situé derrière elle, est un souvenir localisé dans mon histoire passée, ou, s’il n’y est pas localisé, est localisable ; il faudrait une petite recherche, un effort, effort plutôt négatif161 qui consiste au contraire à se détendre, à se laisser aller à la rêverie, une espèce d’effort négatif pour localiser avec plus de précision ce souvenir dans mon histoire, mais de toute manière il162 se distingue de tout autre en ce qu’il a comme une nuance, je ne dirai pas locale, non pas une couleur locale, mais une couleur tempo­ relle163 ; il est situé ou situable dans mon histoire passée. Voilà donc trois espèces de reconnaissance, la dernière, n° 3, se distinguant profondément des deux autres, comme la suite de cette analyse le montrera. 116

29 janvier 1904 Mais avant de poursuivre cette analyse, demandons-nous, c’est une question qu’il faut toujours se poser en pareille matière surtout quand on a affaire à des nuances aussi subtiles, demandons-nous si cette analyse ne correspond qu’à, comment dirais-je ?, un point de vue, si ce n’est pas une vue de l’esprit, ou bien si elle est absolument fondée dans la nature. Nous le disions l’autre jour164, il y a, Messieurs, en psychologie un critérium, un moyen de distinguer si une analyse est naturelle ou artificielle, si les éléments qui sont dis­ tingués par la psychologie sont distingués aussi par la nature ou s’ils n’existent, distincts, qu’au point de vue de l’étude : c’est de s’adresser à la pathologie, à l’étude des maladies de l’esprit. Si la maladie pré­ sente, à l’état dissocié, les divers genres de reconnaissance que nous venons d’énumérer, la distinction ne sera pas artificielle. Si au contraire on ne les trouve jamais séparés les uns des autres, on pourra soupçonner l’analyse de n’être qu’une analyse artificielle, bonne au point de vue de l’étude des faits, bonne comme moyen de discussion, mais non pas fondée dans la nature des choses. Si nous consultons sur ce point la pathologie, nous trouvons qu’en effet il n’y a pas beaucoup de cas qui aient été observés, qui viennent à l’appui de cette distinction, mais la raison en est que les observateurs ne se sont jamais souciés de faire cette distinction et de la chercher dans l’étude de la mémoire. On est presque toujours parti de cette idée que tous les souvenirs sont de même genre, sur le même plan et ne diffèrent les uns des autres que par le degré de complication. De là vient que souvent on n’a pas pris la peine de noter l’absence de tel ou tel genre particulier de reconnaissance dans des maladies qui se carac­ térisent par la perte de la reconnaissance. Cependant il y a des cas où cette dissociation a été nettement observée, encore que l’observateur ne prenne pas la peine d’appeler sur ce point notre attention et qu’il n’ait pas même groupé ses observations de manière à nous faire appa­ raître nettement la distinction. Je vous renverrai en particulier à un travail qui a été publié dans une revue allemande : Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, au 23e volume165. Dans cet ouvrage se trouve un travail qui est d’ailleurs bien connu et souvent cité de M. Groenouw sur un cas de 117

Histoire des théories de la mémoire cécité psychique, c’est-à-dire de perte de la reconnaissance visuelle. Ce cas est assez curieux à notre point de vue et tout à fait instructif. C’est le cas d’un sculpteur qui reconnaissait les objets mais d’une certaine manière seulement. Si on lit ce travail, voici ce qu’on voit : ce sujet avait la reconnais­ sance impersonnelle, c’est-à-dire la reconnaissance n° 1 et n° 2, mais non pas la reconnaissance personnelle, c’est-à-dire la reconnaissance n° 3. Par exemple, on lui présente une statue de Mercure qu’il vient de faire lui-même, ou qu’il a faite il y a un certain temps : il reconnaît que c’est une statue, il reconnaît que c’est Mercure, que c’est le Dieu Mercure, mais il ne reconnaît pas que c’est sa statue de Mercure, la statue qu’il a faite lui-même ; il n’arrive pas à personnaliser ses souve­ nirs ; ses souvenirs restent à l’état impersonnel. Je ne saurais pas dire, l’observateur ne s’étant pas placé à ce point de vue, par quel mode de reconnaissance, n° 1 ou n° 2, il reconnaît, mais la reconnaissance n° 3 n’est pas là ou n’est là que si imparfaitement que la reconnais­ sance personnelle ne se produit pas. L’observateur nous dit encore que le sujet reconnaît un canapé pour un canapé, mais qu’il n’arrive pas à reconnaître le canapé de sa chambre ; il n’arrive pas à marquer une nuance personnelle sur l’objet qui fait partie de son expérience personnelle. En considérant d’autres cas bien connus, on trouverait encore d’autres traces de cette distinction. Notons-le en passant, la patholo­ gie nous montre bien des cas de dissociation mais jamais à l’état abso­ lument net ; il ne faut pas chercher en pareille matière une rigueur et une précision mathématiques ; tout ce qui est de nature physiologique ou pathologique, tout cela nous’ présente les choses, comment diraisje ?, avec des contours vagues, estompés. La psychologie, surtout lors­ qu’on l’expose, est obligée nécessairement d’appuyer davantage sur les contours, de donner plus de précision à l’expression et de préciser les choses sous une forme schématique. Ne cherchons donc pas dans ces observations pathologiques trop de précision, trop de rigueur ; ne cherchons pas à les préciser trop ; il suffit que nous ayons ainsi des indications ou des traces dans beaucoup de cas où, sauf les perturba­ tions psychiques166, on reconnaît des cas de cette dissociation. 118

29 janvier 1904 Pour ne prendre qu’un exemple, il y a un cas classique, un des premiers qui ait été signalés chez nous, qu’on trouve relaté dans tous les travaux relatifs à la reconnaissance, c’est le cas qui a été observé par Charcot et relaté par Bernard en 1883 au Progrès médical. C’est l’observation classique relative à la cécité psychique, celle qu’on cite généralement quand on veut expliquer dans un cours de psychologie en quoi cette maladie consiste167. Si nous lisons avec attention le compte rendu de ce cas, nous voyons que ce n’est pas absolument un cas de cécité psychique comme ceux qu’on a décrits depuis, un cas de cécité psychique absolue, d’absence de reconnaissance des choses, non, c’est surtout, quoique ce ne soit pas uniquement cela, c’est surtout l’absence de ce que j’appelle la reconnaissance n° 3, la reconnaissance person­ nelle. Il s’agit d’une personne fort intelligente, qui avait conservé du reste le plein usage de ses facultés, qui étaient intactes à tous les points de vue, sauf qu’elle ne reconnaissait pas, nous dit-on, les objets per­ çus par la vue. Oui, mais si nous lisons les détails de cette observa­ tion, nous voyons qu’en général elle reconnaissait bien les objets en tant qu’objets, seulement elle ne les rapportait pas à son expérience personnelle. On nous dit par exemple - il s’agit d’un homme - qu’il ne recon­ naissait pas sa femme et ses enfants. Cependant on ne dit pas qu’il ne les reconnût pas pour une femme et pour des enfants. Or, dans la cécité psychique, lorsqu’il y a réellement perte de la reconnaissance n° 1 et n° 2, la reconnaissance des objets en tant qu’objets ne se fait pas. Donc ce qu’il n’était pas capable de faire, c’était simplement ceci : situer l’objet dans son expérience personnelle, le rapporter à son expérience personnelle. C’était donc surtout, pas exclusivement je le reconnais, la reconnaissance n° 3 qui était abolie. Par conséquent cette reconnaissance est bien distincte des deux autres et il y a une différence, une différence probablement essentielle entre reconnaître un objet simplement comme objet et le recon­ naître comme faisant partie de son histoire, de son expérience, d’une expérience qui nous est personnelle. Dans le premier cas nous 119

Histoire des théories de la mémoire reconnaissons l’objet pour lui; dans l’autre, nous le reconnaissons pour nous ; il fait partie de nous ; c’est tout différent, c’est tout autre chose. J’ajoute - il faut toujours revenir sur ce point — que ces trois espèces de reconnaissance que nous avons numérotées 1, 2 et 3 se suivent, se succèdent dans l’ordre même où nous les avons présentées. On doit commencer généralement par la reconnaissance machinale, continuer, si on continue, par la reconnaissance attentive au moyen de schémas dynamiques et d’images impersonnelles168 et finir, si on finit, par la reconnaissance personnelle accompagnée de souvenirs localisables dans le temps. Ces trois espèces de reconnaissance sont liées entre elles de telle manière que la première ne présuppose pas la seconde, ni la seconde la troisième, au lieu que la réciproque n’est pas vraie, et que la troisième présuppose les deux autres et la seconde la première. Telles seraient les différences, et telles seraient les relations entre ces trois espèces de reconnaissance. J’ajoute que ce ne sont pas là des règles absolues et que la psycho­ logie, comme je le disais tout à l’heure, est obligée, surtout dans son exposition, d’invoquer en général des observations qui s’appliquent à la plupart des cas, mais non pas à tous les cas ; il y a dans la réalité une foule d’influences, de causes perturbatrices qui font que la psycholo­ gie en réalité est beaucoup moins simple, mais je crois que le schéma que je viens de présenter est encore celui qui est le plus proche et le plus voisin de la réalité. Il est temps maintenant - c’est ce à quoi nous tendons depuis plu­ sieurs leçons déjà - il est temps de dégager de l’étude de ces diverses formes de reconnaissance une conception de la mémoire dans son ensemble, car nous n’avons pas voulu étudier la mémoire in abstracto, mais le souvenir concret s’appliquant à la reconnaissance des objets présents. Il est temps de dégager de cette analyse de la reconnaissance une conception de l’ensemble des phénomènes de la mémoire. Cette conception d’ailleurs, ce me semble, se dégage toute seule. Il y a d’abord, d’après ce qui précède, d’après ce que nous venons de dire, il y a d’abord des souvenirs que j’appellerai purement mécaniques, des 120

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souvenirs qui consistent dans des mouvements, des habitudes corpo­ relles. Prenons un exemple tout à fait simple, celui que nous prenions tout à l’heure, l’exemple d’un fauteuil qu’on reconnaît: il y a d’abord la reconnaissance du fauteuil qui est, dirais-je, plutôt jouée que pensée ou représentée ; elle consiste, le fauteuil étant vu, à accomplir ou du moins à préparer, à esquisser avec les bras et les jambes les mouvements d’utilisation du fauteuil. C’est une reconnais­ sance toute machinale, toute mécanique, celle qu’un animal peut avoir d’un objet qui lui est familier. Donc au plus bas degré nous mettrons le souvenir qui consiste dans des actions ou plutôt dans des réactions motrices toutes montées dans l’organisme et appropriées à leur objet. Il serait bon de dessiner un schéma sur le tableau169. Si nous voulons nous représenter ceci par un point, car c’est quelque chose de très étroit, appelons ce point... Prenons une lettre qui serve à le reconnaître et puisque nous parlons de mouvement et de mécanisme, appelons-le « M ». Il y a donc un point M où sera localisé le souvenir moteur, le souvenir sous sa forme la plus étroite, la plus fréquente aussi. Maintenant au-dessus de ce souvenir qui consiste simplement dans des réactions motrices organisées, au-dessus de ce point qui représente le souvenir sous sa forme la plus étroite, nous placerons si vous voulez le souvenir que nous appellerons « schématique », le schéma dynamique accompagné des images qui pourraient servir à l’éclairer, à l’éclaircir. Je viens de prendre comme exemple un fauteuil qu’on reconnaît. Le point M sera le souvenir sous sa forme mécanique, puis audessus, ce sera l’ensemble des souvenirs et des images de fauteuils en général, avec surtout le schéma, le tracé virtuel d’un dessin de fau­ teuil. Il faudra représenter par quelque chose de beaucoup plus large, d’infiniment plus large, par un cercle si vous voulez, ce schéma dyna­ mique accompagné des images du passé qui ne demandent qu’à se localiser. 121

Histoire des théories de la mémoire D’ailleurs ce sera un autre plan de la mémoire. Par conséquent si nous supposons le M dans le tableau il faudra supposer un plan per­ pendiculaire, par exemple, au tableau, un cercle dans un plan perpen­ diculaire au tableau.

Le voici figuré; appelons-le, toujours pour que les lettres rap­ pellent la chose, S et S. Du côté droit il y aura, si vous voulez, le schéma dynamique, le tracé naissant du fauteuil, la possibilité de le dessiner, ce qui nous sert à le reconnaître quand nous fixons sur lui notre attention. Puis alors en S il y aura des images de fauteuil, images volantes dont le schéma est le résumé. Ce schéma, c’est la loi de génération en quelque sorte de la forme du fauteuil, loi qui est le résumé des images individuelles de fauteuil. Là où il y a un schéma on poiyra toujours, disais-je, avec un petit effort retrouver les images, ma's est Pas nécessaire qu’elles y soient; elles sont là virtuelle­ ment170. Maintenant au-dessus de S S', nous mettrons autre chose. Il faut supposer qu en outre de ces souvenirs d’images et de ce schéma qui est sur le plan SS il y a, beaucoup plus haut et par-derrière, un autre plan que nous appellerons « R R' » ; 122

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C’est ce plan R R’ sur lequel seraient disposés alors tous les souve­ nirs personnels, localisés dans notre passé, c’est-à-dire, si c’est d’un fauteuil qu’il s’agit, le souvenir d’un certain fauteuil que nous connais­ sons, qui est lié à notre histoire. Eh bien, tous ces souvenirs se rap­ portent à des points différents du passé, tous ces souvenirs seraient là sur ce plan R R’. Ils sont là à l’état inconscient, à l’état virtuel, ils pourraient se représenter, mais enfin en général ils ne se représentent pas. En résumé nous dirons que la mémoire comprend en M tous les souvenirs qui consistent en mouvements esquissés ou naissants, des souvenirs mécaniques moteurs, des tendances motrices plutôt, qu’elle comprend en outre en S S’ des schémas dynamiques et des souvenirs d’images mais impersonnelles, et puis beaucoup plus loin en R R’ des images personnelles faisant partie de notre histoire, localisées dans notre expérience passée. Et alors si nous voulons représenter la totalité de la mémoire il faudra tracer depuis le point M jusqu’au cercle R R’ un cône qui aura R R’ pour base et M pour sommet. Le solide M, S S’, R R’, c’est-àdire ce cône renversé, nous donnera le schéma que nous avons pro­ posé pour représenter la mémoire. Ce serait un solide avec une large 123

Histoire des théories de la mémoire base, une base quasi infinie et une extrémité très étroite, presque un point mathématique, une espèce de cône, mais enfin ce serait un solide. J’insiste sur ce point : c’est une espèce de solide. Ceci est impor­ tant parce que ce schéma distinguera, je crois assez nettement, notre conception de la mémoire de la plupart des conceptions que nous aurons à passer en revue. Vous verrez qu’elles sont toutes d’accord sur ce point que la mémoire ne doit pas être considérée comme un solide, mais comme une surface. Je m’explique : les théories sont généralement d’accord sur ce point, que tous les souvenirs sont sur un même plan et ne diffèrent que par la complication. Un souvenir est plus compliqué qu’un autre souvenir et voilà toute la différence. Si notre schéma est exact, il n’y aurait pas seulement des différences de complication, il y a aussi des différences de qualité, des différences de situation dans l’espace, des différences de plan. Il y a dans la mémoire des plans différents171. Je reviendrai là-dessus dans la prochaine leçon, car c’est là un point essentiel sur lequel je ne peux pas m’expliquer simplement en pas­ sant. Je voudrais seulement signaler ce point que les théories cou­ rantes mettent tous les souvenirs sur le même plan, parce que c’est une conception essentiellement atomistique de la vie de l’esprit: on part de cette idée que les états psychologiques sont comme autant d’atomes ; les états psychologiques semblent être autant d’atomes qui s’agrègent, qui se désagrègent entre eux ; et enfin que les états psycho­ logiques diffèrent les uns des autres seulement par leur plus ou moins grande composition ou complication, qu’il n’y a pas de différence absolue de nature entre les souvenirs, mais seulement des différences de degré, de degré de complication. Si on creuse cette théorie, on trouve qu’elle s’inspire d’abord d’une vue a priori, d’une comparaison entre l’esprit et la matière, entre la conscience si vous voulez et l’inconscient, et puis enfin, c’est le seul point sur lequel je veuille insister maintenant, cette thèse s’appuie sur l’idée que tous les souvenirs ont la même origine et s’acquièrent de la même manière. Voilà le fond des choses: on s’imagine que tous les souvenirs ont la même origine et que tous les souvenirs s’acquièrent mécaniquement. Ouvrez un traité courant de psychologie, un traité 124

29 janvier 1904 qui simplifie les choses - car il faut bien simplifier -, mais enfin en général vous trouverez cette vue que tous les souvenirs s’acquièrent de la même façon, s’acquièrent - c’est presque une banalité cette pro­ position - par la répétition d’un mouvement ou d’une perception. Je reconnais que bien des souvenirs s’acquièrent ainsi ; beaucoup de souvenirs s’acquièrent par la répétition d’une impression. Ce sont les choses apprises, apprises par cœur172. Ce sont, je crois bien, les souvenirs les plus utiles, par la raison très simple que lorsqu’on se donne la peine d’apprendre une chose par cœur, c’est qu’on a besoin de la savoir. Par conséquent ce qu’on a appris par cœur est générale­ ment quelque chose d’utile ; c’est pourquoi on le remarque, on y fait attention. De plus ce sont les souvenirs les plus facilement rappelés. Une chose apprise par cœur, c’est celle dont on peut le plus facilement évoquer le souvenir. Nous prenons le terme « apprise par cœur » dans son sens le plus large : « apprise par répétition ». Mais de ce que ces souvenirs appris, c’est-à-dire acquis par répétition, sont pratiquement les plus utiles et aussi les plus faciles à évoquer, il ne s’ensuit nullement qu’ils soient les plus nombreux, au contraire, en y regardant de près, on s’aperçoit que ces souvenirs sont exceptionnels ; c’est l’exception dans notre vie psychologique et l’immense majorité des souvenirs, la presque totalité des souvenirs sont des souvenirs qui correspondent à une impression qu’on a eue une seule fois dans notre histoire passée et qu’on n’a pas pu répéter. Le propre des événements c’est d’avoir en effet une date, de s’être produits une fois et de ne s’être plus repro­ duits. En effet s’il y a reproduction, ce n’est plus un événement. Par « événement », j’entends aussi bien les détails les plus futiles de notre histoire que les incidents importants. Donc tout notre passé, qui est dans notre mémoire, y demeure en vertu d’impressions qui ne se sont produites chacune qu’une seule fois. Les souvenirs acquis par répétition, les souvenirs comparables aux habitudes, les souvenirs qui sont observés, les seuls dont on s’occupe dans la psychologie classique, ces souvenirs sont tout à fait exceptionnels. Ce sont, je le répète, les plus utiles, les plus importants, les plus faciles à évoquer, mais ce sont, de beaucoup, les moins nom­ breux. 125

Histoire des théories de la mémoire Or, si on compare ces souvenirs que j’appellerai des souvenirshabitudes173, acquis par répétition, si l’on compare ces souvenirshabitudes aux souvenirs qui ne sont pas habitudes174, qui corres­ pondent à des impressions qui ne se sont produites qu’une fois, on s’aperçoit que ce sont deux choses absolument différentes. Le propre des souvenirs acquis par répétition c’est, à mesure qu’ils se perfec­ tionnent, de devenir de plus en plus moteurs, d’avoir de plus en plus des tendances motrices, d’être de plus en plus joués. Plus on sait une pièce de vers par cœur, par exemple, plus cette pièce de vers tend à être quelque chose qui se récite machinalement, tend à devenir des mouve­ ments ; en définitive, plus ces souvenirs-habitudes se perfectionnent et plus ils tendent à être joués plutôt que représentés : c’est de l’action, disais-je. Au contraire les souvenirs qui correspondent à des impressions qu’on n’a eues qu’une seule fois, plus ils s’éclaircissent, plus ils deviennent vivaces dans notre esprit ; ils le deviennent surtout dans l’état de rêverie, dans l’état pathologique175; donc, plus ils nous éloignent des simples images, des représentations toutes pures176. Les souvenirs que j’appelle les^ouvenirj-habitades sonL.des souvenirs qui par leur origine même, de par leur rîTode d’acquisition, ne sont pasJu tout dans le passé ; ils n’évoquent pas l’idée du passé, ils sont,_disais-je, dirigé&_vers_l avenir et non pas vers le passé ; ce sont des tendances communiquées à notre corps^Hes mouvements ^xé^ cutés ou naissants ; ces souvenirs-là penchent sur l’avenir. Un être qui n’aurait aucune idée du passé pourrait encore avoir ces souvenirs, avoir dans l’esprit une foule de leçons apprises par cœur et les réciter ; il ne saurait pas qu’il y a un passé, et cependant il utiliserait ce passé avec ces habitudes qui sont faites exclusivement pour l’utiliser. Au lieu que les souvenirs du premier genre, ceux qui correspondent à une impression qu’on n’a eue qu’une seule fois, ces souvenirs n’existent que par le passé ; il faut remonter dans le passé, par un effort qui est plutôt en sens inverse de l’effort pour agir ; il faut remonter dans le passé, pour s’y représenter tous ces souvenirs que j’appelle les souve­ nirs n° 3. Ces souvenirs sont de direction opposée aux précédents177. Les précédents sont dirigés vers l’action ; les autres sont dirigés vers 126

29 janvier 1904 ce que j’appellerai le rêve. J’ai appelé ce plan R R’ : c’est le plan du rêve ; je prends le mot au figuré, mais plus on rêve, plus on approche de l’état de rêve, plus on se représente ces souvenirs. Au lieu que plus on se rapproche du haut, plus on s’éloigne de l’état de rêve pour arriver à ce que j’appellerai le plan de l’action178, le plan du mouve­ ment, en M - c’est ainsi que j’ai nommé ce point. En M il faudrait localiser le mouvement, l’action, et alors en R R’ le rêve. C’est ainsi que je représenterais grosso modo les choses, mais il faudrait un peu appuyer là-dessus et préciser certains éléments. Quelles sont les relations entre les plans que nous venons de distin­ guer et comment devons-nous nous en représenter en général le méca­ nisme - le mécanisme de la mémoire ? J’indique tout de suite la représentation à laquelle j’aboutis. Je n’aurai pas le temps aujourd’hui de justifier entièrement cette représentation, mais je dirai simplement ceci : au point M, disais-je tout à l’heure, il faut se représenter l’action, des mouvements qui contractent en eux le passé. Un être qui serait situé en M et en M seulement, pour lequel tout le reste du cône n’exis­ terait pas, un pareil être jouerait en quelque sorte son expérience passée ; il ne se la représenterait pas. L’animal est dans ce cas et nousmêmes nous sommes des animaux dans beaucoup de nos actions et de nos états psychologiques. Donc, en M il y aurait le mouvement, l’action, et l’action seulement. D’autre part, si l’on se représente le plan R R’, dans ce plan il n’y a pas action, il y a seulement représenta­ tion du passé pour le passé. Qu’est-ce que le rêve ? C’est un état qui n’est jamais sans doute entièrement réalisé chez l’homme, pas plus que l’état M n’est entièrement réalisé. M et R R’ sont les deux limites extrêmes et en général notre vie consciente se déroule entre ces deux extrémités et doit être représentée à chaque moment par une certaine section du cône qui est plus rapprochée du sommet ou plus rappro­ chée de la base du cône179. Comment s’opère cette section, comment se fait-elle connaître ? La vie psychologique consiste à se placer à un certain point déterminé, à une certaine hauteur déterminée entre ce sommet idéal et cette base idéale du cône. Voici comment je représente les choses : il faut supposer que les souvenirs personnels du passé, souvenirs qui sont vraisemblablement 127

Histoire des théories de la mémoire en nombre indéfini, quasi infini... Je ne dis pas que tout le passé se conserve, et encore est-ce possible ; il est bien possible que rien ne se perde de notre passé, que rien ne s’oublie, que l’oubli ne soit qu’apparent, ceci ne peut se démontrer d’une manière précise, encore que nous puissions énumérer des faits et des arguments qui vien­ draient à l’appui de cette thèse180, mais pour notre but présent il n’est pas besoin d’aller aussi loin, il suffit d’admettre que sur ce plan extrême de notre mémoire, que nous avons appelé R R’, il y a beau­ coup plus de choses que nous [ne] nous en rappellerons jamais dans toute notre existence, qu’il y a une foule de souvenirs qui sont à l’état virtuel, qui ne s’actualiseront jamais, qui pourraient s’actualiser peut-être dans des états morbides. Nous savons en effet que dans des états pathologiques une foule de choses reviennent à la mémoire qu’on croyait complètement oubliées et qu’on aurait complètement oubliées si ces états pathologiques ne s’étaient pas produits181. Donc, il suffit d’admettre que sur ce plan extrême de notre mémoire, sur cette base R R’, il y a, à l’état inconscient, virtuel, un nombre énorme, un nombre incalculable de souvenirs. Il faudra se représen­ ter ces souvenirs situés sur cette base R R’ comme se portant en avant, comme exerçant à tout moment une espèce de poussée sur la conscience pour revenir, eux obscurcis, à la pleine lumière. Ce sont en quelque sorte des fantômes qui voudraient se matérialiser182. Au sommet du cône, au point M, il y a le mouvement, il y a, pourrait-on dire, la vie ; il y a la chair et le sang qui font la vie ; mais sur le plan R R’, il y a des fantômes. Ces fantômes voudraient emprunter au point M le sang et la chair qui s’y trouvent pour deve­ nir des êtres vivants183. Il se produit entre tous ces souvenirs une concurrence en quelque sorte, dans l’obscurité et dans la nuit, c’est une poussée en avant. Quels seront, parmi ces souvenirs virtuels qui deviendront actuels, quels seront, parmi tous ces fantômes, ceux qui arriveront à se maté­ rialiser ? Ceux qui auront le plus de parenté avec la perception pré­ sente, ceux qui pourront le mieux s’y insérer, ceux qui seront aussi le mieux dans le mouvement que nous esquissons, ceux qui cadrent le mieux avec notre perception actuelle. 128

29 janvier 1904 Donc tous ces souvenirs personnels, qui occupent le plan extrême de la mémoire, sont là, à l’état de fantômes se portant en avant, et un petit nombre d’entre eux seulement peut arriver à la conscience. Ceux-là seulement y arriveront qu’il est utile à la conscience de réali­ ser, de faire passer de la virtualité à l’actualité. C’est-à-dire que ceuxlà seulement arriveront à la conscience qui peuvent éclairer la situa­ tion présente par la similitude qu’ils ont avec elle, car enfin la grosse question à tout moment, c’est de savoir ce qu’on doit faire, comment on doit procéder, et profiter de la situation. Pour cela il n’y a qu’un moyen à appliquer, c’est de s’en rapporter à une situation analogue dans le passé, de savoir ce qui a précédé, et ce qui a suivi surtout, alors seulement ainsi on saura ce qu’on a à faire. Par conséquent on peut prévoir que les souvenirs qui seront le mieux élus parmi tous ces appelés ce seront d’abord les souvenirs qui auront quelque res­ semblance avec le présent au point de vue particulier de l’action qui est en train de s’accomplir. Ce n’est pas une ressemblance en géné­ ral; la ressemblance en général n’est rien: tout ressemble à tout184; c’est une ressemblance au point de vue de l’action qu’on est en train d’accomplir. À côté de ces souvenirs qui ressemblent à la situation présente il y a les souvenirs des événements et des objets qui ont été autrefois contigus aux souvenirs analogues, de telle manière que grâce à cette juxtaposition des éléments contigus nous nous rendons compte de ce qui a précédé et surtout de ce qui a suivi. Par conséquent les souvenirs personnels vont se porter en avant et se portant en avant ils se contractent. Ce cercle extrême se contracte de plus en plus à mesure qu’il marche vers le sommet du cône ; il se contracte, des souvenirs différents vont se mêler, une foule de souvenirs analogues mais per­ sonnels, en se recouvrant les uns les autres, en interférant entre eux, vont se dépersonnaliser, devenir des souvenirs impersonnels. Nous aurons, par la contraction de ce cercle extrême R R’, nous aurons le cercle S S’, composé d’images impersonnelles obtenues par interfé­ rence des souvenirs personnels, composé d’un schéma qui n’est pas, aussi, autre chose que le résumé, la loi de génération de toutes ces images qui se ressemblent — nous aurons en un mot le cercle S S’, 129

Histoire des théories de la mémoire

lequel lui-même viendra à se contracter de plus en plus à mesure que nous viendrons davantage à l’action, à vivre en somme nos souvenirs au lieu de simplement nous les rappeler185. Donc vraisemblablement chez l’homme, c’est des profondeurs de l’intelligence, des profondeurs de la mémoire virtuelle, personnelle, avec localisation dans le temps, c’est des profondeurs de la mémoire qu’émergent les souvenirs qui, se réunissant, interférant entre eux, donnent des images impersonnelles et des schémas; et ce mouvement de la mémoire virtuelle vers l’actuelle s’explique tout entier par l’attraction qu’exerce l’action, la nécessité d’agir. Je viens de donner, Messieurs, quelques détails sur le schéma et sur les considérations qui nous ont conduits à le construire de cette manière. Dans la prochaine leçon j’indiquerai par des considérations d’une autre nature les raisons qui viennent à l’appui de cette repré­ sentation schématique et j’essaierai d’établir aussi comment par cette conception de la mémoire on peut expliquer des faits et en particulier des faits pathologiques, expliquer beaucoup de faits qui semblent malaisés à expliquer, sinon inexplicables dans la théorie qui met tous les souvenirs sur le même plan et n’établit entre les différents souve­ nirs qu’une différence de complication. Cette leçon sera moins abstraite et plus aisée à suivre, j’espère, que celle d’aujourd’hui, qui comportait nécessairement une certaine obs­ curité, par le fait que nous essayons de substituer, à une idée de la mémoire qui est en somme très simple - une conception de la mémoire très simple -, une conception qui, je le reconnais, est d’une complexité extrême ; mais je crois que si on ne donne pas à la théorie de la mémoire cette complication on est incapable, non seulement d’expli­ quer les faits pathologiques, mais même les faits normaux. Dans la prochaine leçon nous reviendrons donc sur les principaux points de la leçon d’aujourd’hui et nous y ajouterons quelques explications et quelques applications plus concrètes.

Conférence de M. Bergson

5 février 1904

AÆessieurs, Dans notre dernière leçon nous en étions arrivés à construire un schéma de la mémoire ; nous avions distingué, vous vous en souvenez, deux plans extrêmes de la mémoire. Dans l’un d’eux, très étroit, que nous avions même rétréci jusqu’à un point sur la figure, nous avions placé le mécanisme moteur emmagasiné dans le corps, et qui joue en quelque sorte notre expérience passée quand il entre en action. Nous avions dit que bien des animaux sans doute n’avaient pas d’autre mémoire que celle-là et que se souvenir du passé pour eux, c’était prolonger une perception présente par des réactions motrices plus ou moins complexes que l’habitude a montées, préparées et qui sont véritablement l’équivalent du souvenir quant à l’action. Nous ajoutions encore que chez l’homme ce genre de mémoire existe et fonctionne constamment mais en général pas à l’état pur; c’est un état limite. Il est rare que des mécanismes de ce genre n’entrent pas en action ou ne tendent pas à entrer en action, car la tendance au mouvement suffit. Quand nous reconnaissons des objets familiers par exemple, c’est le sentiment de cette tendance qui, remon­ tant vers la perception, la colore bien souvent de ce qu’on pourrait appeler la nuance du déjà vu et du familier. Néanmoins chez l’homme il est rare que cette espèce de reconnaissance et ce genre de souvenirs fonctionnent seuls à l’état pur. Nous disions, c’est un état limite. Nous ajoutions encore et c’était peut-être le point essentiel, que ce qui caractérise cette mémoire c’est ce qu’on pourrait appeler son imper­ sonnalité, c’est qu’elle fonctionne sans rien indiquer par elle-même du passé, elle sert à l’action c’est-à-dire à ce que nous faisons, à ce que 131

Histoire des théories de la mémoire nous voulons faire, elle est comme penchée, orientée vers l’avenir et non vers le passé. Tel était donc le premier genre de mémoire que nous avions dis­ tingué, puis alors sur un autre plan, l’autre plan extrême, nous avions placé les souvenirs proprement dits, les souvenirs localisés dans le temps, les souvenirs personnels. Ce plan, nous l’appelions le « plan du rêve». C’est une manière de le définir. Nous l’appelions ainsi parce que, semble-t-il, nous nous plaçons d’autant mieux sur ce plan, nous évoquons nos souvenirs avec des couleurs d’autant plus personnelles, nous les évoquons d’autant mieux comme nôtres et nous les locali­ sons d’autant mieux dans notre passé, que nous tendons moins à en profiter, à les utiliser pour l’action présente. Ce plan, que contient-il au juste ? Contient-il les souvenirs de tout ce qui s’est passé jadis ou seulement beaucoup de choses, beaucoup plus que nous n’en évoquerons jamais? Il est difficile de le dire186 mais ce qui importe pour notre étude présente, c’est simplement ceci que nous remontons d’autant plus vers ce plan, nous exerçons d’autant plus ce genre de mémoire que nous nous détachons en quelque sorte de l’action présente au lieu de nous y attacher. Plus nous nous détachons de l’action et plus il semble que nous tendons à nous remémorer ainsi nos souvenirs avec la nuance locale qui les caracté­ rise, et leur place dans le temps. On cite des faits sur lesquels on discute beaucoup, des faits, comment dirais-je ?, d’hypermnésie, comme on les appelle, de dépla­ cement brusque de la conscience le long du plan de la mémoire jus­ qu’à ce plan extrême187. Dans des cas de suffocation brusque, chez des gens qui ont failli se noyer ou chez des pendus qui sont revenus à la vie, il se passe - paraît-il pas toujours, mais dans un certain nombre de cas -, brusquement la vision comme instantanée de tout le passé, de toute l’histoire de la personne188. La personne déclare que tout son passé, depuis le commencement jusqu’à la fin, avec les moindres détails, qu’on croyait oubliés à tout jamais, a reparu. Qu’il y ait une forte part d’exagération et probablement d’illusion aussi dans ces récits, c’est assez probable ; il en subsiste cependant quelque chose, à savoir cette rupture brusque avec le présent, avec ce que nous appe132

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Ions «l’action», un déplacement brusque du point de vue de la conscience, qui se trouverait transportée par cela même sur ce plan extrême où se trouvent dessinés non pas tous les événements de notre passé, mais beaucoup plus que nous [ne] nous en remémorerons jamais dans notre vie normale. Donc c’est ainsi que nous définissons ce second plan extrême où seraient localisés les souvenirs dans leur ordre chronologique, les sou­ venirs datés, avec la nuance qu’ils empruntent à ce fait que ce sont nos souvenirs et qu’ils font partie de notre personnalité. Voici alors le point essentiel par lequel nous terminions, c’est que le jeu normal de la mémoire doit s’expliquer par un double mouve­ ment, dont l’un est dirigé dans le sens de l’action et vers les méca­ nismes moteurs, et l’autre dans le sens de ce que nous appelons le rêve et vers les souvenirs inutiles, les souvenirs qui sont simplement des souvenirs de notre passé et qui se remémorent en quelque sorte «pour le plaisir ». C’est sur ce point que nous ne pouvons pas accepter, disais-je, les analyses psychologiques contemporaines ; nous disions que toutes ces analyses gravitent autour de cette idée qu’entre les différents sou­ venirs il n’y a que des différences de complexité. Il y a des souvenirs moteurs, d’abord, correspondant à ce que nous appelons les méca­ nismes moteurs ; il y a des souvenirs-images avec très peu de détails ; il y a des composés_d£_ces. souvenirs moteurs et de ces souvenirsimages. Les souvenirs-images, plus ils se composeront entre eux et plus ils pourronrreproaüire notre passé. Les souvenirs qui nous apparaissent avec une nuance personnelle, les souvenirs comme ceux que nous appelons des souvenirs de rêve, seront obtenus par la juxta­ position d’un très grand nombre de petits souvenirs qui se complètent les uns les autres. De telle sorte que tous les souvenirs sont sur le même plan et qu’il n’y aurait entre le souvenir banal, impersonnel, qui sert à l’action, et le souvenir personnel, que j’appelle le souvenir de rêve, qu’une différence de plus ou moins grande complexité, une différence de complication. Si l’explication que nous proposons est juste, elle consiste à soute­ nir qu’il y a deux espèces de mémoire absolument irréductibles l’une 133

Histoire des théories de la mémoire à l’autre189, correspondant à deux tendances inverses de l’esprit, une mémoire qui est une tendance à jouer le passé et une mémoire qui est une tendance a_se le représenter véritablement. La première en somme est la mémoire la plus utile ; elle est faite pour l’action ; l’autre est un mouvement, je ne dirai pas inutile, mais en sens inverse de la nature; il consiste à remonter, et en somme inutilement, dans le passé, pour le revivre, et s'y-replacer. Il y aurait donc deux mémoires irréductibles l’une à l’autre, deux mouvements en sens inverse l’ùn de l’autre, et alors la mémoire-habi­ tuelle, celle qui s’exerce tous les jours, serait comme un compromis entre ces deux espèces de mémoires : la mémoire motrice, la mémoire mécanique, appelant à elle pour la compléter-cette mémoire person­ nelle, cette mémoire de rêve, mais clans la mesure qu’il faut, laissant de côté la plus grande partie de ce qui ne peut pas compléter l’action présente ; comme aussi cette mémoire de rêve, procédant un peu de la mémoire mécanique (et ceci nous le montrerons alors plus tard), pour actualiser et comme matérialiser tel et tel souvenir. Donc — et c’est là ce que pour le moment nous voulons simplement indiquer - la diffé) rence est là : non une mémoire, mais..deux mémoires..irréductibles l’une à l’autre, et constamment, dans la_vie courante, un compromis entre les deux. Et puis alors, surtout cette différence capitale avec 1 analyse qui est couramment adoptée : si nous voulons expliquer le souvenir concret, nous ne devrons pas l’expliquer par une composi­ tion de souvenirs plus simples. Si je veux expliquer l’état de ma mémoire actuelle, le souvenir ou les souvenirs actuellement évoqués, je ne les expliquerai pas par une composition de souvenirs plus simples qui se juxtaposent, mais par une action combinée de deux mémoires dans leur intégralité,-chacune d’elles avec la totalité de ses souvenirs formant un tout indivisible, ;Que je prenne la mémoire agis­ sante, la mémoire mécanique, ou que je prenne la mémoire dégrève, dans les deux cas c est le tout de la vie psychologique sous une cer­ taine forme qui est là, et ce qui fait que telle partie seulement de la vie psychologique m’apparaît c’est que par l’action combinée de ces deux mémoires intégrales presque tout s’efface et quelque chose seulement, une petite partie seulement, apparaît. Il y a composition d’éléments 134

5 février 1904 plus simples, il y a neutralisation de presque tout, de telle manière que seule la partie utile, la partie efficace, apparaît. Voilà en somme l’analyse que nous proposions, à la lumière de laquelle nous avons l’intention de critiquer plus tard - nous ne commencerons que dans deux ou trois leçons d’ici190 - les théories de la mémoire dans leur ordre historique d’évolution. J’ajoute que les raisons qu’on peut donner, à l’appui de cette ana­ lyse, comme preuves sont très nombreuses et d’ordre assez différent. La première de toutes, celle à laquelle je ne puis m’empêcher d’attribuer le plus d’importance, c’est en somme purement et simple­ ment l’observation intérieure, le témoignage si évident191 de la conscience. J’estime que l’état de la conscience est tout différent, suivant qu’on utilise la mémoire pour l’action, auquel cas on a le sentiment qu’on est bien réellement inséré dans le présent, dans la réalité; au contraire quand on se transporte dans le passé, pour le plaisir de s’y transporter, on a le sentiment que c’est un état sans ressemblance, sans analogie avec l’autre, qu’on est véritablement sur un plan de conscience différent, que ce sont deux choses qu’on ne peut pas recomposer l’une avec l’autre, que ce n’est pas seulement une diffé­ rence de complication mais une différence profonde et irréductible de nature. Il y a d’abord cela mais il y a ensuite les raisons qu’on pourrait tirer de l’étude des maladies de la mémoire, qui sont tellement diffi­ ciles à expliquer et à représenter schématiquement, quand on se place, comme j’essaierai de le montrer, dans toute autre hypothèse. H y a même, et surtout dirais-je, des raisons métaphysiques192, dont beaucoup de psychologues contemporains ne voudraient tenir aucun compte, mais enfin dont il faut bien se préoccuper. J’estime que ce schéma peut lever beaucoup de difficultés qu’on rencontre lorsqu’on essaie de rendre compte des relations de la conscience avec le cerveau et avec la matière en général, si on ne distingue pas ainsi des plans de conscience successifs. Suivant qu’on se place dans l’hypothèse réaliste ou suivant qu’on se place dans l’hypothèse idéaliste, dans les deux cas, on aboutit à d’inextricables difficultés. 135

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Voilà donc trois ordres de raisons, on en trouverait d’autres d’ailleurs, mais trois raisons principales pour lesquelles nous estimons que ce schéma doit être au moins provisoirement adopté comme rela­ tivement suffisant. Je voudrais maintenant, Messieurs, examiner d’un peu plus près les relations qui existent entre ces deux plans extrêmes de la mémoire et étudier d’un peu plus près aussi leurs actions combinées. Nous disions l’autre jour193 que nous devions nous représenter les souvenirs personnels, les souvenirs placés sur ce plan extrême que nous appelons le plan du rêve, que nous devions nous les représenter comme animés d’un mouvement par lequel ils se portent en avant avec la totalité de la mémoire qui les contient et essaient de s’insérer dans le présent pour s’y actualiser, pour passer de l’inconscient à la conscience. Il est clair que bien peu d’entre eux arriveront à la conscience et que le plus grand nombre devra, si je puis ainsi m’exprimer, rester en haut. Un petit nombre donc arrivera à la conscience et ceux qui arriveront à la conscience se seront détachés absolument du reste de la mémoire. Nous disons que la mémoire est un tout indivisible, mais enfin il y a une toute petite partie éclairée, tandis que tout le reste est dans l’ombre, dans l’obscurité. Il y a un point qui est éclairé. Eh bien la partie qui va s’éclairer, la partie de cette mémoire intégrale qui arrivera à s’insérer dans le présent, c’est la partie utilisable, celle qui d’une part ressemble au présent, celle qui est capable d’éclairer le mieux l’action présente, et puis alors avec elle les antécédents et les conséquents, ce qui a précédé et ce qui a suivi une situation analogue, tout ce qui peut, disions-nous, éclairer l’action présente, nous renseigner sur ce que nous pouvons ou devons faire. Donc il y a un mouvement en avant, un mouvement de concen­ tration du tout de la mémoire sur l’acte présent, semble-t-il, comme un mouvement de rotation de la mémoire sur elle-même de manière que se présente à l’action que nous accomplissons cette face, ce côté seulement qui peut éclairer l’action194. Il arrive par là même que les souvenirs déposés sur ce plan extrême, les souvenirs personnels que nous appelons les « souvenirs de rêve », que ces souvenirs prennent 136

5 février 1904 une forme de plus en plus impersonnelle. Beaucoup de souvenirs de même nature, sans doute, arrivent dans ce mouvement à se rappro­ cher les uns des autres, à se superposer et à donner un souvenir résultant qui exprime dans sa banalité un très grand nombre de sou­ venirs personnels mêlés ensemble, ayant par ce mélange neutralisé les détails qui sont propres à chacun d’eux. Je prends un exemple. Nous pouvons en prendre constamment dans l’expérience courante. Il n’y a pas de cas de souvenir remémoré qui ne nous montre dans le souvenir actuel, dans le souvenir que nous utilisons actuellement quelque chose qui est devenu plus banal, plus impersonnel par cela même que nous voulons l’utiliser, quelque chose sur quoi nous n’avons qu’à appuyer davantage dans le sens du rêve, dans le sens du détachement de l’action, pour en faire sortir une foule de détails qui se sont comme effacés par cela seul que le souve­ nir devenait plus utilisable. Je rencontre une personne s’occupant de philosophie. Qu’est-ce qui me vient tout de suite à l’esprit ? C’est sa philosophie, c’est la conversation que nous allons avoir sans doute ensemble, ce sont ses idées déjà connues de moi, déjà exprimées par elle et dont je vais trouver une nouvelle expression. Tout cela m’apparaît sous une forme impersonnelle. Si je creuse un peu ces souvenirs, je retrouve alors des conversations précises où ces idées ont été exprimées. Ces souvenirs, qui se rapportaient souvent à des idées, vont en quelque sorte se décomposer, se diluer en souvenirs beaucoup plus immatériels, souve­ nirs beaucoup plus rêvés, se rapportant à telle ou telle conversa­ tion195. Eh bien, j’appuierai dans ce sens, plus j’appuierai dans ce sens, plus il me semblera que je remonte vers le passé. Je pourrai, si j’ai une mémoire suffisante, c’est-à-dire si une partie suffisante de mon passé est capable de s’actualiser, je pourrai arriver à revivre dans ses moindres détails, telle ou telle conversation précise antérieure avec sa nuance locale, avec sa marque personnelle. Si j’arrivais à cette repré­ sentation complète, je serais sur ce que j’appelais tout à l’heure, ce que nous avons appelé jusqu’ici véritablement, le plan du rêve; ce serait véritablement du rêve ; ce serait un état tout à fait inutile au point de vue de la vie courante et de l’action. 137

Histoire des théories de la mémoire Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. Je ne puis pas ouvrir ici une longue parenthèse au sujet du rêve196. Je ne dis pas que dans le rêve nous soyons placés réellement sur ce plan extrême ; il est très vraisemblable que nous nous en rapprochons. On ne sait rien du sommeil, des rêves du sommeil profond, ou du moins on sait très peu de chose, mais le peu qu’on sait semble indiquer que dans le sommeil profond les rêves qu’on fait sont des rêves qui se rapportent... - plus que les rêves dont on conserve généralement le souvenir, car les rêves dont on se souvient, ce sont généralement ceux d’un sommeil très peu profond - mais les rêves dont on se souvient à peine, les rêves du sommeil très profond paraissent être des rêves où nous revivons dans un ordre plus chronologique et probablement d’une manière plus complète les détails, de telle ou telle scène de notre vie passée. Nous ne nous plaçons probablement pas sur ce plan limite idéal que nous appelons le plan du rêve mais nous devons nous en rapprocher. D’ailleurs, rêver, c’est se détacher, c’est se désintéresser de la vie réelle et de l’action présente. Le sommeil n’est pas autre chose, j’entends au point de vue psychologique197. Qu’est-ce que le sommeil psychologique ? Ce n’est pas encore bien éclairci. Il y a plusieurs hypothèses à ce sujet: l’hypothèse d’une intoxication, d’une auto­ intoxication, qui est très vraisemblable d’ailleurs198 ; l’hypothèse, qui a été introduite depuis la théorie des neurones, qui est contestée aujourd’hui199, hypothèse d’après laquelle dans le sommeil, les extré­ mités mobiles des neurones se rétracteraient, ne se toucheraient plus200. Il y a différentes hypothèses. Elles ne s’excluent pas d’ailleurs les unes les autres, elles sont compatibles entre elles et il est possible qu’il faille faire à chacune sa part. Mais peu importe ; au point de vue psychologique, la question est plus facile à trancher, au moins d’une manière vague : le sommeil, c’est avant tout, au point de vue psychologique, un détachement de l’action présente, un désintéressement par rapport à l’action présente. S’endormir, c’est se détacher du présent. Vouloir s’endormir, c’est se suggérer à soi-même ce détachement, c’est prendre l’attitude où le mouvement, où l’action même devient impossible. On dort dans l’exacte mesure où on a su se désintéresser de l’action présente201. Le 138

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sommeil est plus ou moins profond, plus ou moins efficace selon qu’on arrive davantage à ce désintéressement. Le désintéressement peut être partiel seulement et alors le sommeil est partiel. On veut se réveiller à une certaine heure, quand on s’endort. H y a des personnes qui peuvent se réveiller à l’heure qu’elles se sont ainsi assignée. Il est évident qu’elles ne dorment pas complètement; toute leur personne ne dort pas car toute leur personne n’est pas détachée des occupations de la vie réelle ; il y a une partie de la personne qui compte les heures, d’une manière ou d’une autre. D’ailleurs ce der­ nier point n’est pas élucidé. Une mère qui dort à côté de son enfant pourra ne pas se réveiller pour un bruit assourdissant et temporaire qui passe dans la rue ; on pourra tirer le canon sans qu’elle se réveille. Elle se réveillera si l’enfant qui dort à côté d’elle fait le plus léger mouvement, soupire... Elle dort pour tout, excepté pour son enfant, parce qu’elle se désin­ téresse de tout excepté de son enfant202. Donc on dort dans l’exacte mesure où on se désintéresse de l’action, et le sommeil, au point de vue psychologique, est bien cela avant tout. Je reconnais que c’est là une définition vague et qu’il faudrait à l’intérieur chercher à placer des termes plus étroits pour arriver à une définition plus précise, ce qui ne serait pas facile. Quoi qu’il en soit la caractéristique du sommeil correspond bien à cet état de détachement et de désintéressement, d’où je conclus - c’est le point auquel je voulais arriver — que veiller, c’est-à-dire travailler normalement de la tête, exercer l’activité psychologique normale, ce qui est le contraire de rêver, c’est aussi le contraire de se désintéresser et de se distendre. Par conséquent la vie normale, c’est avant tout une vie de tension, une vie d’effort, une vie de concentration203. On a cherché bien des explications du rêve mais en réalité ce qui a besoin d’être expliqué, ce n’est pas le rêve, c’est l’état de veille204. Le rêve, c’est la vie psychologique, naturelle en quelque sorte, pen­ dant laquelle nous nous laissons aller, mais la vie réelle normale c’est ce qui résulte de la concentration de ce que j’appelle cette « mémoire de rêve » sur un point unique, le point où il faut agir. C’est cette 139

Histoire des théories de la mémoire concentration qui demande un effort, qui demande un travail, et sans que nous nous en apercevions cela est extrêmement fatigant. Tout le monde n’est pas également capable de cet effort, de cette fatigue prolongée. Je crois bien que ce qu’on appelle le bon sens, l’activité pratique, c’est avant tout cet effort de concentration, et je prends ici le bon sens dans son acception la plus large et la plus étendue205. Il ne s’agit pas seulement de cette activité pratique qui se manifeste dans l’action matérielle ; il s’agit de ce sens pratique qui est le sens du réel, le sens de la réalité, qui peut se trouver même dans les occupations scienti­ fiques, même métaphysiques. Tel métaphysicien a le sens du réel, c’est-à-dire ne fera d’hypothèses et de théories que dans le sens de la réalité; cela pourra être plus ou moins vérifié. Tel autre fera des hypothèses en l’air. Il y a, comment dirais-je ?, un moyen de rester en contact avec la réalité, puis il y a beaucoup de moyens de s’en déta­ cher. Eh bien, le bon sens c’est cet effort intérieur qui fait que la concentration de notre vie passée sur un point actuel est possible et cet effort est variable suivant les individus. Il n’y a guère que la vie qui nous permette de juger de la mesure où chacun de nous le possède. Il y a une très grande différence entre ce qu’on appelle « intelligence » dans les écoles et « intelligence » dans la vie206. Nous sommes quel­ quefois très étonnés de retrouver un camarade qui passait au lycée pour ne pas être intelligent et qui ne l’était pas, et qui, semble-t-il, est devenu un homme intelligent. En effet ce ne sont pas les mêmes quali­ tés qui font l’écolier intelligent et l’homme intelligent. Ces qualités ne s excluent pas, elles peuvent se combiner ensemble mais en somme ce n’est pas la même chose. En effet les qualités d’esprit qui font l’écolier intelligent sont, comment dirais-je ?, des qualités plutôt de détachement, c’est l’intelli­ gence fonctionnant à vide, fonctionnant en dehors du réel. Au contraire ce qui fait l’homme intelligent c’est la capacité d’insérer l’intelligence dans telle ou telle situation donnée. Il y aurait beaucoup à dire sur ce point mais pour nous restreindre au point qui nous occupe, c’est-à-dire la mémoire, ce ne sont pas du tout les mêmes qualités qui font la bonne mémoire d’écolier et la 140

5 février 1904 bonne mémoire d’homme. Pour avoir une bonne mémoire d’écolier, il suffit de se souvenir mais pour avoir une bonne mémoire d’homme, il faut savoir oublier ce qu’il faut, et quand il le faut, savoir au moment décisif appeler les souvenirs utiles et leur ouvrir la porte. Or ce sont deux qualités très différentes. La mémoire d’homme est celle qui se rappelle, je le veux bien, mais c’est aussi celle qui oublie, qui oublie ce qu’il faut, dans la mesure où il le faut. Donc ce qui est caractéristique de l’intelligence proprement dite, au sens où il faut prendre ce mot quand on l’applique à l’homme fait, c’est la force de concentration sur un point donné, un travail de concentration qui aboutit sans doute à mettre en lumière certains points, à actualiser certains états de conscience, mais encore et surtout à en supprimer et à en neutraliser beaucoup d’autres. Je disais qu’il y aurait beaucoup à dire sur ce point. En effet, il y a bien des idées inexactes ou vagues à dissiper. On se fait une idée assez inexacte de la force d’esprit, de la force intellectuelle lorsqu’on s’ima­ gine qu’elle se manifeste surtout dans la production et en quelque sorte d’une manière positive. La force intellectuelle, c’est bien quelque chose de positif par certains côtés, mais c’est aussi par d’autres côtés quelque chose de négatif. C’est une puissance d’inhibition autant et plus peut-être qu’une puissance de production. La force d’esprit consiste à savoir refouler dans l’ombre beaucoup de choses qui vou­ draient se manifester. Dans le domaine de l’activité intellectuelle, dans le domaine de l’esprit, abondance de production n’est pas signe de force, c’est presque un signe de faiblesse, de manque d’idées. Ce qui est signe de force, c’est ce que j’appellerai la puissance de l’ajuste­ ment, la précision de l’ajustement, l’exactitude de l’ajustement207. Pour produire beaucoup, il n’y a presque rien à faire, mais pour produire du précis, de l’exactement adapté, il y a un effort à donner, effort fatigant, épuisant, effort réel. Je comparerais ces deux efforts différents au travail d’un tailleur qui fait des effets de confection. Il peut en faire une quantité énorme dans sa journée. Cela ira à peu près à n’importe qui mais cela n’ira tout à fait bien à personne. Puis alors il y aura le travail du tailleur proprement dit qui fait des vêtements allant parfaitement bien, 141

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ajustés. Celui-là est obligé de faire un effort positif, et de développer un véritable talent. Ce talent consiste à quoi faire ? À éliminer des plis c’est-à-dire à supprimer quelque chose. C’est du négatif si vous vou­ lez mais c’est là que le talent et l’effort sont réels208. Quiconque a l’habitude de la production littéraire209 sait combien il est facile de produire abondamment de l’à-peu-près et combien est difficile, fatigant, épuisant le travail qui consiste à produire très peu mais de l’exact, du précis, un travail où l’expression est exactement adaptée à l’idée et surtout l’idée exactement adaptée aux faits qu’il s’agit d’exprimer par elle. Donc dans le domaine de l’esprit, la force ce n’est pas l’abondance de la production, c’est la précision de l’ajus­ tement. Mais cela n’est, Messieurs, qu’une question de degré chez les dif­ férents individus et celui-là même qui est le moins bien doué sous ce rapport, si c’est un esprit sain et bien équilibré, celui-là même, par cela seul qu’il vit, produit un effort; par cela seul qu’il exerce son intelligence, qu’il est un être conscient, par cela seul qu’il ne rêve pas, qu’il vit, il est obligé de donner un effort d’attention, de concentration de tout son passé sur un seul et même point, le point où est localisée l’action présente. D’où résulte comme je le disais tout à l’heure que la vie normale à l’état de veille est, même chez celui qui travaille le moins, une vie de labeur, une vie de peines fatigantes et continuelles, fatigue comparable à celle qu’il y a pour vivre physiquement, pour se tenir debout par exemple. Se tenir debout suppose un effort, c’est quelque chose de très fatigant, c’est une lutte contre la nature et une lutte qui nous coûte beaucoup210. La position de nos viscères, dit-on, s’en trouve forcée, et notre vie en est abrégée probablement. La recti­ tude du corps, cela suppose un effort continuel, la rectitude de l’esprit aussi, c’est quelque chose du même genre ; c’est un effort perpétuel de concentration, même quand on croit se concentrer le moins. Donc il y a un certain effort déployé dans le seul fait de se retenir en équilibre intellectuel comme dans le fait de se tenir en équilibre matériel et cet effort c’est l’effort même qui caractérise la santé d’esprit. C’est ainsi que la santé intellectuelle peut se définir211. H y a des cas où cet effort tombe au-dessous de la moyenne. Il y a des cas 142

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où nous n’avons plus la force suffisante pour nous tenir en équilibre et ces cas seraient très intéressants à étudier au point de vue qui nous occupe. Il y a des cas où la situation est désespérée, où il en résulte l’imbécillité, la démence, certaines formes d’aliénation, mais ce ne sont pas les cas qui nous intéressent212. Il y a des cas où la force est inférieure à la normale et cependant suffisante encore pour qu’un état mitoyen entre l’équilibre et la chute complète soit possible. Ces états nous intéressent parce qu’ils se traduisent par des altérations appa­ rentes de la mémoire, je dis apparentes car elles ne sont pas réelles. Les altérations réelles de la mémoire, les lésions réelles de la mémoire, comme nous le verrons, sont des lésions de la mémoire se traduisant par la perte du souvenir, par la perte des souvenirs groupés selon leur origine sensorielle : perte du souvenir visuel dans certains cas de cécité psychique; perte du souvenir visuel des mots en particulier, dans certains cas de cécité verbale ; perte du souvenir auditif dans la surdité psychique213, et ainsi de suite. Ces pertes de souvenirs groupés selon leur origine sensorielle sont en général de vraies pertes de la mémoire et elles correspondent à des lésions localisables dans le cerveau. Quelle est la relation exacte de ces lésions à ces pertes ? Nous aurons à le rechercher ; ce n’est pas une relation simple, mais dans les altérations apparentes de la mémoire dont je veux parler, il n’y a pas de lésions localisables, on n’en a pas trouvé ; il est probable qu’il n’y en a pas. Les lésions, si lésions il y a, consistent probablement dans une altération unique de l’ensemble même de la masse corticale, soit qu’il y ait intoxication, ce qui est probable puisque ce phénomène peut être reproduit par certains toxiques, soit qu’il y ait insuffisance de certains éléments, nutrition insuffisante, du reste les deux choses se tiennent et ne sont que deux aspects différents d’une même insuffi­ sance fonctionnelle214. Mais ce qu’il faut retenir, c’est que dans ce cas dont nous allons dire un mot il n’y a pas véritablement altération de la mémoire mais apparence d’altération et cela parce qu’il y a insuffisance psychique, insuffisance de ton, insuffisance de force psy­ chique. Mais comment cette insuffisance se manifeste-t-elle, pourquoi se manifeste-t-elle ? Quelques observations préliminaires ne seront peut143

Histoire des théories de la mémoire être pas inutiles sur ce qu’on appelle en général les maladies psycho­ logiques, et plus généralement la maladie. En général ce terme corres­ pond à une foule de choses bien différentes, mais il y a un point sur lequel il est indispensable d’appeler l’attention, si l’on veut com­ prendre ce que nous appelons « maladie » et surtout « maladie de l’esprit », et même « maladie du corps ». Ce qui nous apparaît comme les symptômes de la maladie, c’est bien moins la maladie elle-même, je vais le dire sous une forme paradoxale, mais il serait plus juste de dire: l’effort pour la guérison215. C’est déjà vrai de beaucoup de maladies corporelles. Par exemple, voilà un enfant qui contracte la rougeole. Qu’est-ce que cela veut dire ? Un certain microbe, inconnu d’ailleurs, a péné­ tré dans son organisme, il pullule, il a trouvé un terrain favorable; il s’est créé des toxines et ces toxines l’intoxiquent, cela dure quinze jours. En réalité la rougeole n’est pas encore déclarée. C’est pendant cette période d’incubation que se produit tout le mal, c’est pendant cette période que la maladie se communique et il est d’autant plus difficile d’y échapper qu’on ne sait jamais qui l’a ou ne l’a pas. Puis à un moment donné l’éruption survient. Nous disons que la maladie se déclare. Eh bien ! Est-ce la maladie qui se déclare ? Non, ce qui se déclare c’est l’effort naissant de l’organisme pour se débarrasser du mal. L’organisme a fini par sentir le danger qui le menace; il fait un grand effort pour se débarrasser des substances toxiques qui l’encombrent. Ce que nous apercevons alors, ce n’est pas la maladie, c’est l’effort vers la guérison. La souffrance et la douleur s’expliquent, je crois, le plus souvent ainsi. C’est dans cette direction qu’il faut chercher l’explication de la douleur. C’est d’ailleurs une des choses les plus obscures en psycho­ logie. Nous ne voyons pas assez, le plus souvent, que la douleur c’est un effort pour se débarrasser d’un mal216. On a dit : la douleur, c’est un état d’asthénie, une diminution de force. Cela peut être vrai dans un certain sens, mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a jamais de douleur que là où il se produit un accrois­ sement de force sur un point pour se débarrasser de quelque chose, pour rejeter quelque chose217. 144

5 février 1904 On a dit encore - c’est la thèse intellectualiste la douleur, c’est la perception du danger qui nous menace ; il y a douleur toutes les fois qu’il y a un danger pour l’organisme. La douleur est un avertisse­ ment218. Si c’était vrai, d’abord, ce serait une perception, un état intellectuel et non pas un état sensible, mais de plus je me demande à quoi servirait cet avertissement. La nature ne fait rien d’inutile. Pour­ quoi la nature nous avertirait-elle d’un danger couru par l’orga­ nisme ? On dira que c’est pour que nous cherchions le remède, mais la nature n’a pas prévu que nous aurions des remèdes, qu’il y aurait des médecins et des écoles de médecine. Elle n’a rien prévu de tout cela, en tout cas elle l’aurait bien mal prévu car l’avertissement, si avertis­ sement il y a, n’est jamais proportionné au danger. On peut avoir reçu une blessure mortelle et ne pas s’en apercevoir, au lieu qu’un mal de dents qui n’offre qu’un danger insignifiant, je pourrais même dire nul, est une douleur intolérable219. Donc sous cette forme cette thèse-là n’est pas soutenable, mais ce qui est vrai c’est que la nature a donné aux tissus et à leurs éléments, comment dirais-je ?, tout ce qu’il faut dans la plupart des cas, quand c’est possible, pour réagir, pour lutter, pour faire un effort contre le mal. Eh bien c’est cet effort d’organes, effort le plus souvent impuis­ sant, mais c’est cet effort qui arrive à notre conscience sous forme de douleur. La douleur ce n’est pas la perception du mal, c’est la percep­ tion de l’effort pour se débarrasser du mal, l’effort naturel, la réaction automatique pour se débarrasser du mal, et ceci explique pourquoi la douleur n’est pas proportionnée au danger. L’effort est local, au point où il s’accomplit ; il n’y a pas de raisonnement en quelque sorte qui se rapporte au tout de l’organisme, mais seulement à l’intérêt de la partie lésée et aussi à sa puissance de réaction, de protestation220. Dans une assemblée, car on peut comparer le corps à une assem­ blée d’éléments, dans une assemblée le bruit que fait tel ou tel groupe n’est pas proportionné à son importance, mais à ce que j’appellerai sa puissance de protestation. De même dans notre corps la douleur qui se manifeste en tel ou tel point n’est pas proportionnée au dan­ ger, mais à la puissance de protestation de ses éléments organiques. C’est cette protestation qui est perçue sous le nom de douleur. 145

Histoire des théories de la mémoire

Ce serait encore beaucoup plus vrai - mais nous n’avons pas le temps de nous étendre sur ce point - ce serait beaucoup plus évident encore pour la souffrance morale que pour la souffrance physique. Qu’est-ce que c’est que la douleur morale ? C’est, avant tout, cela. On la définit très mal quand on la définit une diminution. La conscience ne nous montre nullement dans la douleur morale une émotion asthé­ nique, une diminution de force. Du tout. Dans la douleur morale il y a avant tout une protestation. On a perdu un parent, un ami auquel on tenait beaucoup. Qu’est-ce que la douleur qu’on éprouve ? Si on y regarde de près, si on s’analyse attentivement, on voit que c’est une protestation non pas de l’âme tout entière, de l’âme raisonnable - car elle sait bien qu’il n’y a rien à faire, que le mal est irréparable, on ne peut pas ressusciter les morts -, mais à côté du raisonnement logique, qui est fait par le tout de nous-mêmes, par l’ensemble de notre intelli­ gence, il y a une partie qui proteste, qui a sa logique à elle, une logique rétrécie, plus simple, ce que j’appellerai une logique enfantine, qui demande ce qui ne peut pas lui être donné, qui veut réparer l’irrépa­ rable, mais c’est cette protestation, c’est cet effort inutile contre le mal qui apparaît à notre conscience sous forme de douleur morale. La preuve, c’est que cette douleur s’atténue et disparaît le jour où nous avons accepté la situation non pas seulement avec la raison, avec ce que j’appelais le «tout de l’intelligence », mais encore avec toutes les parties en cause, avec l’âme tout entière221, car on n’a trouvé qu’un remède jusqu’ici à la souffrance morale, c’est la résignation. Or la résignation, c’est cela, c’est l’acceptation de la situation. Donc la douleur morale c’est l’effort d’une certaine partie de nous-mêmes pour réagir contre le mal, pour défaire ce qui a été fait, pour réparer ce qui est le plus souvent irréparable. Dans la douleur physique, dans la maladie — nous n’avons pas le temps d’insister sur ce point -, dans la maladie, il se produit souvent des illogismes de ce genre, des illogismes de telle ou telle partie qui procède en quelque sorte anarchiquement, sans s’occuper du reste avec sa logique à elle. Je parlais tout à l’heure des maladies micro­ biennes, je citais la rougeole. Si nous prenons la diphtérie, qu’est-ce qui se passe dans la diphtérie ? Elle est produite par un certain bacille 146

5 février 1904 qu’on connaît, soit le bacille de Klebs, soit le bacille de Lôffler222, qui s’introduit dans les excoriations223 de la muqueuse et qui, trouvant un terrain favorable, se met à pulluler et à faire des toxines. Ces toxines se répandent dans tout le voisinage et les tissus voisins se mettent à fabriquer, pour se défendre, pour réagir - c’est une réaction naturelle -, se mettent, dis-je, à fabriquer les fausses membranes de la diphtérie ; ce sont ces fausses membranes qui très souvent, obstruant le larynx, causent la mort du malade car l’étouffement vient très sou­ vent de ces fausses membranes qui obstruent ainsi le larynx. Or, ces fausses membranes sont la défense de l’organisme, la réaction natu­ relle des parties lésées et intoxiquées, qui se sont placées à leur point de vue à elles ; elles ont raisonné avec leur logique personnelle et locale, et non pas avec la logique du tout. Ce qui se produit dans certaines maladies du corps se produit toujours dans la souffrance morale. La souffrance morale c’est la pro­ testation des parties de nous-mêmes qui se trouvent offensées, c’est cette protestation qui, arrivant à la conscience, est perçue par elle sous forme de douleur. Nous sommes, Messieurs, un peu loin de notre sujet, mais nous allons y revenir. Ces indications étaient indispensables pour nous faire comprendre la nature, je ne dirai pas de toutes les maladies psychologiques mais de beaucoup de ces maladies, surtout de celles dont nous avons à nous occuper, celles dont nous dirons un mot la prochaine fois au début de la leçon. Nous aurons ensuite à passer à d’autres objets. Ce sont des maladies qu’on comprendrait très mal si on ne se rendait pas compte que ce qui est visible dans la maladie c’est moins la maladie elle-même que l’effort pour s’en débarrasser. C’est ce que nous montrerons au début de la prochaine leçon.

Conférence de M. Bergson

12 février 1904

JMLessieurs,

Nous avons été amenés l’autre jour, par l’étude des théories de la mémoire, à une espèce de digression relative à certains troubles intel­ lectuels qui simulent des lésions de la mémoire et nous disions qu’il était important pour les théories de la mémoire de ne pas s’y tromper, et à ce propos nous étions entrés dans quelques considérations relatives aux maladies en général, et aux maladies psychiques en particulier. Nous disions - je rappelle brièvement notre conclusion - nous disions que ce que nous appelons symptômes du mal, souvent, car il n’y a rien d’universel en pareille matière, mais enfin souvent, sont beaucoup moins les symptômes du mal lui-même, du danger luimême que d’un effort, effort naturel et automatique de l’organisme pour y échapper. Nous disions que dans certains cas par exemple lorsqu’il se produit une intoxication plus ou moins grave de l’orga­ nisme, cette intoxication peut aller très loin sans que le malade s’en aperçoive, et ce qu’on appelle les symptômes visibles de la maladie (la fièvre, l’éruption, etc.), tout cela est l’aspect extérieur, non pas tant du mal lui-même que de l’effort que fait le malade pour s’en débarras­ ser. Ce serait donc moins l’action du mal que la réaction du malade contre la maladie qui constituerait les symptômes visibles. Cela est vrai de beaucoup de maladies physiques ; cela est vrai de beaucoup de symptômes physiques. Nous ajoutions que c’est vrai également, et peut-être davantage, de ce qu’on peut appeler les symptômes psycho­ logiques : la douleur, la souffrance. Nous disions qu’il est difficile de rendre compte de la douleur, si on voit dans la douleur, comme on l’a fait bien souvent, le symptôme du mal lui-même, et de la diminution 149

Histoire des théories de la mémoire que l’âme subit ; mais que les choses s’éclaircissent, deviennent beau­ coup plus claires, si l’on voit dans la douleur physique ou morale, peu importe, le symptôme d’une réaction naturelle de l’organisme, physique ou moral, contre la cause qui lui porte préjudice. C’est le symptôme d’un effort qui peut n’être pas un effort très intelligent - il est généralement et même toujours un effort intelligent au point de vue de la partie de l’organisme physique ou moral qui l’accomplit -, mais il peut n’être pas intelligent au point de vue du tout, parce que ni physiquement, ni moralement nous ne sommes des organismes parfaitement unifiés. La douleur et la souffrance physique ou morale traduisent en tout cas, révèlent à la conscience, une protestation d’une certaine partie de nous-mêmes, un effort pour rejeter le mal qui, s’il se prolongeait, pourrait devenir mortel. Telle est la théorie que nous esquissions brièvement à la fin de la dernière leçon. La conclusion à tirer de là c’est que la maladie, la maladie visible, ce qu’il y a de visible dans la maladie, c’est moins le mal agissant que le malade réagissant, en vue soit de rejeter complè­ tement le mal - si cela est possible de le rejeter entièrement, de faire entièrement table rase de la cause du mal —, et si cela n’est pas pos­ sible, pour au moins localiser le mal, pour faire la part du feu. Nous assistons - cela est très visible dans les troubles intellectuels - nous assistons à un effort soit pour échapper complètement au mal, soit, si cela n’est pas possible, pour adopter un modus vivendi224 en faisant au mal sa part, en le localisant225. Ces prémisses étant posées, on comprendra mieux, disions-nous, certaines lésions apparentes de la mémoire qui sont en réalité des troubles intellectuels, lesquels se ramènent eux-mêmes à un effort pour éviter quelque chose de beaucoup plus grave. Rappelons-nous que l’état de santé mentale, intellectuelle, implique, d’après le schéma que nous avons tracé de la mémoire, implique, dans tous les cas où une perception s’accomplit, un mouve­ ment en avant, disions-nous226, de la mémoire,-une.espèce de concen­ tration de tout ce que nous avons appelé le cercle de la mémoire, le cercle sur lequel seraient dess.inés, dans Ijordre chronologiquej^rooa'blement sinon tous nos souvenirs, du moins beaucoup plus de souve­ 150

12 février 1904 nirs que nous n’en évoquerons jamais à la conscience ; donc, ce cercle de la mémoire se porte en avant vers la perception présente, cherche à s’y insérer non pas tout entier, cela n’est pas possible, mais en éclai­ rant davantage, [en] éclairant uniquement cette partie de lui-même qui peut contribuer utilement à l’action présente, c’est-à-dire cette partie qui renferme des souvenirs pratiquement semblables à la per­ ception actuelle, avec en outre le souvenir de ce qui a précédé et de ce qui a suivi. Oh ! Je ne dis pas qu’il n’y ait pas, autour de ces souvenirs utiles, une frange qui peut être assez considérable de souvenirs inutiles, de souvenirs de luxe qui accompagnent ceux-ci, ils sont moins nets, c’est comme une frange moins éclairée qui tend toujours à se perdre dans l’obscurité, dans l’inconscience227, mais ce qui est au premier plan de la conscience, ce sont les souvenirs qui par leur res­ semblance ou leur contiguïté ont acquis [un] droit, en quelque sorte, à l’existence actuelle. On peut passer ainsi de la virtualité à l’acte grâce à eux ; d’ailleurs, je le répète, d’autres souvenirs, moins utiles, passent, et dans une certaine mesure arrivent à la conscience. Donc dans l’état d’équilibre parfait et de santé intellectuelle, c’est ce double mouvement de concentration sur soi, de translation en avant que la mémoire accomplit. Nous ajoutions que ce double mouvement228 ne se fait pas sans une dépense considérable d’énergie, encore que cette dépense d’éner­ gie échappe à la conscience. Nous disions qu’être en état d’équilibre intellectuel, avoir du bon sens, être sensé, c’est une fatigue pour nous, une très grande fatigue ; cela suppose un effort continuel, comme l’effort que l’on fait pour se tenir debout ; cela suppose une dépense d’énergie. En quoi consiste cette énergie ? On ne peut définir une énergie, pas plus psychiquement que physiologiquement229 ; on ne peut définir ni l’électricité, ni la lumière, ni la chaleur en soi, on ne définira pas non plus en soi l’énergie psychique ; mais on peut en prévoir les effets, et tout se passe comme si cette énergie était variable quant à la quantité, à supposer qu’on puisse encore introduire ici l’idée de quantité - il ne faut pas prendre le mot trop à la lettre -, mais tout cela se passe comme si cette énergie était de quantité variable et elle peut dans 151

Histoire des théories de la mémoire certains cas être insuffisante, cette énergie peut ne pas se trouver en quantité suffisante pour que se produise cet effort en lui-même fati­ gant de concentration sui generis qui amène la mémoire tout entière, sans se diviser, mais en se contractant, à venir dans le cadre que l’action présente lui offre. Lorsque cette énergie est absolument insuffisante qu’est-ce qui se produit ? Il n’est pas difficile de le prévoir. Nous disions que cette énergie s’emploie à amener un contact entre la mémoire, contractée comme il faut, et la perception ; elle s’emploie à maintenir en contact avec la réalité, à maintenir sous sa forme pratique, la mémoire qui sans cela vagabonderait, divaguerait en quelque sorte dans le domaine du rêve. Eh bien là où cette énergie manque, en remontant en quelque sorte du plan de l’action au plan du rêve ou dans cette direction, ce sont les différentes formes, plus ou moins complètes, de l’aliénation, car les analogies entre le rêve et l’aliénation sont frappantes, elles ont été notées depuis très longtemps, et un aliéniste a écrit un ouvrage déjà ancien, c’est Moreau de Tours, sur la folie dans ses rapports avec le rêve230 ; tous les phénomènes de l’aliénation se retrouvent dans le rêve, on peut considérer l’aliénation comme un rêve qui se prolonge. Du reste les causes de l’aliénation sont, dans beaucoup de cas - les causes physiques -, sont, dans beaucoup de cas, mais plus intenses, les causes du sommeil; il est très probable que l’intoxication du cerveau, de certaines parties de la masse cérébrale joue ici un très grand rôle. Eh bien donc en pareil cas, c’est l’aliénation, mais avant d’en venir là l’organisme mental se défend ; il se défend, absolument comme l’orga­ nisme physique se défend contre le mal physique ; il essaye de se débarrasser du mal qui est là et si ce n’est pas possible, de le localiser, de lui faire sa part, de faire la part du feu. Il y a donc toute une série de troubles intellectuels qui se manifes­ teront comme tels, comme des troubles intellectuels, mais qui ne seront pourtant que des efforts de l’intelligence, des efforts de l’orga­ nisme mental pour adopter un modus vivendi, pour ne pas s’affais­ ser complètement, pour continuer d’agir, fût-ce d’une manière moins intense, en acceptant une certaine diminution, mais une diminution qui ne porte pas sur le fond, qui ne soit pas en quelque sorte fatale. 152

12 février 1904

Comment les choses se passeront-elles et qu’est-ce que notre ana­ lyse nous permet d’entrevoir ? Puisque cette dépense d’énergie consiste à amener, disions-nous, la totalité de la mémoire contractée sur le point qu’il faut, et sous la forme qu’il faut, on peut prévoir que, là où l’énergie sera insuffisante, avant de renoncer complètement à cette adaptation de la mémoire à la perception, à cette adaptation du passé au présent, nous chercherons à diminuer en quelque sorte le poids de matière mentale, le poids de mémoire qu’il s’agit d’amener en contact avec la situation présente. Ce poids est d’autant plus considérable qu’il y a un plus grand nombre de souvenirs. Plus nous avançons en âge et plus notre mémoire a accumulé de souvenirs. Ceci même est une des causes psychiques - car il y en a aussi de physiologiques -, est une des causes psychologiques pour lesquelles nous voyons que ces troubles intellectuels sont si rares dans l’enfance. Moins il y a, comment dirais-jè ?, de matière mentale à utiliser, moins il faut de force psychique ; c’est pourquoi les insuffisances psychiques ne se manifestent généralement qu’à un certain âge et assez tard, mais d’une manière générale on peut dire que c’est ce poids nécessaire, le poids de matière mentale, ce poids de souvenirs qui exige pour être déplacé une force plus ou moins considérable. Là où la force est insuffisante, avant de renoncer complètement à agir, nous cherchons à diminuer le poids. Ceci peut se faire de deux manières différentes, soit par une dimi­ nution de volume, soit par ce que j’appellerais une diminution de densité231. Je m’explique : nous considérons l’effort pour arriver à cette recti­ tude, ou pour maintenir cette rectitude mentale à l’effort, pour tenir le corps droit debout232 ; pour marcher, il faut une certaine force, un certain effort pour déplacer son corps. Si cet effort est insuffisant pour le poids du corps, il y a deux manières de continuer à marcher, si on ne veut pas s’arrêter. La première si c’était possible, de dimi­ nuer le volume du corps en lui conservant sa densité ; si on pouvait se rétrécir soi-même, ce serait le moyen de se tirer d’affaire en pareil cas; on assurerait son équilibre, on marcherait normalement, mais on serait rétréci. Ce serait une existence rétrécie, on existerait moins mais on existerait encore aussi solidement. 153

Histoire des théories de la mémoire

Il y aurait un autre moyen de s’y prendre, à supposer qu’on pût modifier son corps, ce serait de changer la densité du corps, de le rendre moins lourd qu’il n’est ; on lui conserverait alors son volume, il ne serait pas rétréci, mais il est probable qu’il marcherait moins bien, il tomberait, l’équilibre ne serait pas aussi ferme parce que le poids, la densité ne seraient pas aussi considérables. Si donc l’effort que nous avons à faire à tout instant dépend en quelque sorte du poids, de la quantité de matière mentale que nous avons à contracter et à utiliser, on comprend qu’en cas d’insuffisance, plutôt que de renoncer complètement à utiliser la mémoire, nous adoptions, si cela est possible, l’un ou l’autre de ces moyens, de ces deux modi vivendi, l’un qui consisterait à diminuer la densité, l’autre à diminuer le volume de la mémoire. Je m’explique : je considère tour à tour les deux hypothèses. Il y a toute une série de lésions apparentes de la mémoire, de troubles intel­ lectuels qui consistent évidemment dans une diminution de la masse, du volume des souvenirs que nous utilisons dans la vie pratique pour l’action présente ; ce sont ces troubles qui ont été plus ou moins pro­ prement dénommés des «dédoublements de la personnalité», de la personne, des troubles de nature hystérique233. En pareil cas, c’est notre moi qui a laissé les souvenirs qui sont abolis, en arrière, sur le plan extrême de la mémoire, parce qu’il ne se sent pas la force de prendre la totalité de la mémoire pour l’utiliser dans l’action présente. En quoi consistent ces cas de dédoublement de la personnalité, comme on les appelle ? Si nous prenons le cas classique, un des cas les plus complets qu’on connaisse, un des premiers d’ailleurs qu’on ait observés, le fameux cas de Félida, observé il y a déjà longtemps par le docteur Azam, de Bordeaux234 — je vous en rappelle brièvement les grandes lignes : il s’agit d’une personne qui à partir d’un certain âge a eu une existence en partie double, ayant un état qui est l’état normal, l’état premier, appelons-le « état A », dans lequel cette personne a un certain caractère plutôt triste, mélancolique, une certaine mentalité plutôt terne, dépourvue d’imagination. A un certain moment cette personne s’endort. Le sommeil peut durer plus ou moins longtemps ; il peut ne durer qu’une minute ou deux ; elle se réveille alors dans un 154

12 février 1904 autre état, appelons-le, si vous voulez, l’« état B ». Dans cet état son caractère a changé, elle était mélancolique ; elle est devenue plutôt gaie; l’intelligence a subi une modification correspondante; il y a beaucoup plus d’imagination dans ce second état. D’ailleurs tout paraît se passer normalement. L’intelligence est faible comme dans le premier état. Après un nouveau sommeil, cette personne revient à son ancien état, l’état premier, l’état A, et reprend sa vie au point où elle l’a brisée, puis à cet état A succédera de nou­ veau l’état B et ainsi de suite. Donc cette personne passe successive­ ment par deux vies psychologiques différentes. Un premier point remarquable est celui-ci : quand elle se réveille de l’état B pour revenir à l’état A, il n’y a aucun souvenir, absolu­ ment aucun souvenir de tout ce qui s’est passé dans l’état B. Tout ce qui s’est passé est un rêve oublié ; le sujet a même oublié qu’il s’est endormi. Tout se passe comme si l’état A s’était continué sans inter­ ruption. Donc à l’état normal cette personne ne se rappelle rien de ce qui s’est passé dans l’état dit « anormal », soi-disant anormal, dans l’état B. Est-ce un oubli réel ? Non, certes, car nous arrivons ici au second point qui est non moins et peut-être plus intéressant que le premier. Lorsque cette personne se retrouve dans le second état, dans l’état B, elle se rappelle tout ce qui s’est passé dans les états B antérieurs; tout ce qui s’est passé dans l’état analogue B a été conservé dans la mémoire. Mais voici un troisième point qui, étant donné la question qui nous occupe, est encore plus intéressant que le second. Dans cet état B, non seulement elle se rappelle tout ce qui a eu lieu dans les états B antérieurs, mais encore ce qui a eu lieu dans l’état A, par conséquent l’état normal, lui, perd le souvenir de tout ce qui s’est produit, de tout ce qui s’est passé dans l’état anormal ; la vie normale reste absolument étrangère à cette vie dite « anormale », mais la réci­ proque n’est pas vraie, et cette vie dite « anormale », elle, englobe la vie normale ; le souvenir de tout ce qui s’est passé à l’état normal s’est conservé. 155

Histoire des théories de la mémoire

Qu’est-ce que cela montre ? Cela montre que ce second état, si notre conception de la mémoire en particulier est exacte, que ce second état, dit «anormal», c’est la véritable personnalité, c’est la personne tout entière qui à l’état normal n’est pas capable de faire l’effort voulu, de déployer la somme d’énergie nécessaire pour amener la totalité des souvenirs en contact avec la réalité présente ; plutôt que de renoncer complètement à l’équilibre et pour se défendre contre ce qui serait probablement l’aliénation, elle aime mieux faire l’amputa­ tion volontaire ou involontaire, l’amputation d’une partie d’ellemême. Il y a de ces animaux, dit-on, qui, lorsqu’ils ont une patte prise au piège, s’amputent volontairement de cette patte pour s’échapper. On a comparé les phénomènes de ce genre à une espèce d’amputation volontaire, d’autotomie psychologique235. La personne donc à l’état qu’on appelle « normal », appelons-le « normal » si vous voulez, l’état A, à cet état, est une personne rétré­ cie, elle se restreint elle-même exceptionnellement et alors dans l’état qu’on appelle « anormal » pour une cause ou pour une autre - sur ce point nous sommes dans l’obscurité -, elle arrive à se dilater ellemême, à faire un effort suffisant pour se reconquérir elle-même tota­ lement, mais cet effort il ne peut pas s’opérer d’une manière continue et le sujet retombe dans sa personnalité dite « normale » qui est une personnalité rétrécie. Voilà donc bien qui nous fait apercevoir, sur le fait, l’effort de la personne pour maintenir son équilibre intellectuel, alors qu’elle n’a pas la force d’équilibre normale ; elle jette du lest, pour ainsi dire ; elle sacrifie une partie d’elle-même ; la mémoire proprement dite, le sou­ venir, ne s’évanouit pas, mais il n’est pas utilisé : il reste en arrière, sur le plan extrême de la mémoire. On pourrait rapprocher de ce fait d’insuffisance congénitale psy­ chologique beaucoup d’autres faits qui sont accidentels, qui paraissent accidentels, mais qui tiennent toujours à la même cause, car l’insuffisance psychologique peut quelquefois attendre une occa­ sion pour se manifester. Mais surtout dans une série d’amnésies, de pertes de la mémoire - le mot est mal choisi, car en pareil cas, la mémoire n’est pas réellement perdue, il n’y a qu’une apparence, mais 156

12 février 1904 enfin appelons-les des « amnésies » selon l’usage -, mais surtout dans les amnésies qui sont dues à un choc brusque, soit un choc physique, comme une chute, soit un choc moral, comme une mauvaise nouvelle inattendue : il se produit en pareil cas, il peut se produire, une amné­ sie plus caractérisée encore, qui comporte beaucoup de formes ; elle est caractérisée par ceci qu’elle porte sur une période de l’existence. C’est ce qui la distingue profondément de ce que nous appelons des lésions réelles de la mémoire. Les lésions réelles sont des lésions où les souvenirs abolis ne se tiennent pas par la date, la date n’y fait rien, ils se tiennent par la connexité d’origine sensorielle. Nous [le] disions déjà l’autre jour236, il y a par exemple des cécités psychiques qui tiennent à la perte complète ou à peu près complète des souvenirs visuels. Il y a des surdités verbales qui tiennent à la perte des souve­ nirs des mots. Ici les souvenirs sont classés d’après le sens utile à fournir à la perception originaire. De même pour la surdité psy­ chique, la surdité verbale237. Ce qui caractérise d’ailleurs ces lésions de la mémoire, c’est qu’elles sont généralement progressives. Il est bien rare qu’elles soient brusques, elles sont progressives et on a pu pour la plupart d’entre elles les localiser, localiser dans le cerveau, en tel ou tel point du cerveau, la cause des lésions physiologiques. Au contraire les amnésies dont nous parlons sont des amnésies qui se produisent brusquement en général, qui de plus ne correspondent pas à des lésions localisées dans le cerveau. Qu’il y ait une lésion d’ensemble, c’est possible, c’est vraisemblable, mais en tout cas on n’a pas localisé cette lésion. S’il s’agit d’un choc, par exemple d’un coup sur la tête, ce coup peut avoir été reçu à n’importe quel point de la tête et l’amnésie se produire d’une manière analogue, par consé­ quent c’est le choc qui est la cause vraie238. Un choc purement moral pourra avoir le même effet. Enfin ce qui est caractéristique dans ces amnésies je le répète, c’est que les souvenirs abolis se tiennent d’après la date. Ces amné­ sies d’ailleurs prennent des formes différentes, nombreuses. Tantôt l’amnésie - je ne veux en citer que les deux formes principales - est rétrograde, comme on dit, c’est-à-dire que la période oubliée, suppri­ mée, c’est la période du passé immédiatement antérieur à l’accident, 157

Histoire des théories de la mémoire antérieur au choc, une période d’un ou plusieurs jours, d’une ou plusieurs semaines : cette période a complètement disparu ; tantôt au contraire l’amnésie est dite alors antérograde : c’est le souvenir des événements postérieurs au choc qui est aboli, ces événements à mesure qu’ils sont perçus sont oubliés, le sujet oublie, au fur et à mesure, tout ce qui se produit. Voilà donc des lésions dites de « mémoire », en réalité ce sont des lésions apparentes et non pas réelles, car d’abord en ce qui concerne l’amnésie rétrograde par exemple, souvent, presque toujours, le sou­ venir finit par revenir239; il était donc là, mais le souvenir aboli ne pouvait pas revenir; il ne pouvait pas être reconstitué, mais il était là ; seulement c’était la conscience de ce souvenir qui était abolie. Dans les amnésies antérogrades d’autre part il arrive quelquefois que le souvenir se rétablisse, et surtout on a pu dans certains cas, en endormant artificiellement le sujet, en l’hypnotisant, s’apercevoir qu’il se rappelait en réalité tout ce qu’il croyait avoir oublié240. C’est que dans tous ces cas il y a un rétrécissement, comme celui dont nous parlions tout à l’heure. Il y a, pour une cause ou pour une autre, insuffisance psychique ; le sujet n’est plus capable d’amener la totalité de sa mémoire en contact avec l’existence présente, il a oublié, soit pendant une période déterminée avant l’accident, soit au fur et à mesure, toutes les perceptions qui se produisent. Dans un cas comme dans l’autre, donc, nous assistons à un rétrécissement de la mémoire utilisée, la mémoire étant là tout entière, intégrale, mais une partie seulement de la mémoire étant retenue, amenée en contact avec la réalité présente, l’autre étant en quelque sorte laissée en arrière. Telle est, Messieurs, la première forme qu’on peut prévoir de l’insuffisance psychologique. Il y en a une seconde qui n’a été étudiée que récemment et qu’on peut prévoir également étant donné les faits que nous avons exposés, nous disions qu’au lieu d’une diminution de volume, on peut concevoir une diminution de densité241, c’est-à-dire que l’intelligence peut ne renoncer à rien de la mémoire, la conserver intégralement, l’utiliser intégralement, mais alors ce qui manquera, ce sera la force nécessaire pour conserver à tous les souvenirs leur poids, leur lest, ce quelque chose qui leur permet, une fois qu’ils ont 158

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éveillé242 la perception présente, de rester là, de s’y tenir solidement. La perception normale accompagnant la mémoire normale c’est quelque chose de tout à fait net, de tout à fait précis, nous disions243 que le sens pratique, la capacité d’agir, c’est avant tout la capacité de se décider, de choisir, d’amener la partie de l’expérience qu’il faut en contact avec la situation actuelle, afin de se décider à ce qu’il faut. Eh bien, là où nous n’avons pas la force psychique nécessaire pour éluci­ der244 suffisamment le souvenir de notre expérience passée, qu’est-ce qui va se passer ? C’est que notre mémoire, amenée encore en contact avec le présent, oscillera ; il y aura des indécisions, des hésitations, une incapacité d’agir, une incapacité de se fixer, une indécision radi­ cale, fondamentale. De là toute une série de troubles très malaisés à définir et à classer, on les a appelés pendant longtemps des dégénéres­ cences. C’est un terme vague, on a proposé récemment de les appeler des psychasthénies, ce qui est un terme bien meilleur245; d’une manière générale c’est une incertitude psychologique radicale, qui se traduira - ce sera alors la partie visible de la chose - qui se traduira par des espèces de manies, je ne trouve pas d’autre mot, des manies, des obsessions comme on dit, qui seront la forme visible, extérieure, de cette indécision fondamentale246. Voici par exemple une personne ; on lui dira vingt fois de suite de fermer la même porte, ou bien elle ira, après avoir fermé une porte, s’assurer vingt fois de suite si cette porte est fermée, elle éprouve le besoin de recommencer vingt fois de suite le même acte. Est-ce qu’elle ne se rappelle pas avoir fermé la porte ? Non, ce n’est pas cela, elle s’en souvient très bien, le souvenir est là, mais le souvenir n’est pas suffisamment élucidé pour entraîner une conviction pratique, c’est un souvenir théorique si je puis ainsi m’exprimer247. Il y a un mot que prononçait récemment - mot qui est encore inédit, je crois qu’il sera publié bientôt248 - que prononçait un phi­ losophe, M. Renouvier, très peu de jours ou d’heures avant sa mort; il disait à un de ses disciples : Je sais que je vais mourir - il se sentait perdu, il en était convaincu, du moins il le savait -, je sais que je vais mourir, mais je ne puis pas m’en persuader. - Le mot est très pro­ fond. Du reste il serait applicable, on peut le dire, à tout le monde. 159

Histoire des théories de la mémoire

Nous savons tous que nous mourrons, mais nous n’en sommes pas persuadés. Si nous en étions persuadés, nous vivrions autrement mais nous n’en sommes pas persuadés. Au point de vue de la nature il faut que notre attention soit fixée sur la vie et non pas sur la mort. C’est pourquoi nous avons de notre mort une connaissance certaine, mais théorique, purement théorique, ce n’est pas cette connaissance qui peut influer sur l’action. Eh bien la personne qui va vingt fois de suite fermer la même porte est un peu, on peut le dire, dans le même état que nous sommes vis-à-vis de la mort, elle sait, mais elle n’est pas persuadée ; le souvenir est là, mais il n’est pas assez pratique, il n’est pas assez profond, assez lourd pour influer sur l’action, et alors elle ira recommencer la même action, comme si rien ne s’était passé. J’ai cité ce phénomène parce qu’il peut donner une idée de ce genre d’insuffisance psychique, mais il y en a bien d’autres qui ont été signalés, d’une manière générale, de l’impuissance à se décider, de l’indécision. En effet pour se décider il faut que l’expérience passée se décide à ne montrer qu’une de ses faces en quelque sorte, une seule de ses faces249. Si plusieurs faces différentes se montrent et demandent en quelque sorte à s’insérer dans la situation présente, il y a des oscil­ lations et impuissance à agir. C’est ce qui se manifeste en pareil cas. On voit par exemple beaucoup d’imagination chez certains de ces malades, à supposer qu’on puisse les appeler des « malades » - mais ce n’est pas véritablement une maladie -, on verra, dis-je, beaucoup d’imagination mais une impuissance à composer et à écrire. Chacun de nous, tous plus ou moins, nous présentons des phénomènes de ce genre. Celui qui remettra indéfiniment une lettre à écrire est un peu dans cet état, il ne peut pas se décider à agir250 ; il faut, pour que la décision se fasse, que l’expérience passée, qui doit être utilisée pour l’action, ait un poids et comme un lest suffisant. Voilà donc la seconde manifestation de la même insuffisance et on peut dire que ceux chez lesquels cette insuffisance existe ont à la fois ces deux catégories de symptômes. Ces symptômes pendant long­ temps ont été classés dans l’aliénation. On a considéré ces malades, soit ceux qui présentent des troubles de nature hystérique, soit ceux qui présentent des troubles de nature psychasthénique, on les a classés 160

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sinon parmi les aliénés, du moins parmi ceux qui inclinent à cette maladie. Ce n’est pas exact ; ce serait plutôt le contraire. D’abord, je crois qu’en fait il est très rare que ces personnes deviennent aliénées, et a priori en quelque sorte, après la conception que nous venons d’esquisser de la mémoire, on peut prévoir qu’il doit en être ainsi, étant donné que ces états, bien loin d’être des aliénations, sont en quelque sorte des assurances contractées contre elles. La preuve, c’est que la personne menacée a su réagir et faire la part du mal, par consé­ quent c’est quelque chose de différent. Je n’insiste pas sur ce point ; vous trouverez la description appro­ fondie des troubles psychasthéniques dans un très beau livre que M. Janet a écrit à ce sujet ; c’est un livre récent, très intéressant, je dirais même passionnant pour le psychologue et où toutes ces formes de la psychasthénie sont indiquées et classées251. Dans ce livre l’auteur veut bien constater d’ailleurs que cette double catégorie de troubles, qu’il avait autrefois décrits avec la même précision comme rétrécissement du champ de la conscience252, mais que de nouvelles études l’amenèrent à décrire et à classer comme troubles psychasthéniques, il veut bien reconnaître, dis-je, que la conception de la mémoire que nous venons d’exposer dans la dernière leçon, et le schéma de la mémoire auquel on aboutit, que ces théories prévoyaient en quelque sorte tous les phénomènes morbides que l’observation pathologique a constatés et retrouvés depuis ; il en fait honneur à la métaphysique253. Remercions-le au nom de la métaphy­ sique, mais je ne crois pas qu’il s’agisse simplement ici de métaphy­ sique dans le sens où l’on prend généralement ce mot, il s’agit de l’observation immédiate des faits en général : nous nous apercevons nous-mêmes à travers un certain schéma, à travers une certaine psy­ chologie toute faite, mais la vision directe de nous-mêmes que nous montre-t-elle ? Elle nous montre ces différences de tension, de tonalité, ces différences de niveau mental254 dont on a parlé à propos de cette psychasthénie, chacun de nous sans être un rétréci255 est un psychas­ thénique à tous les moments où il passe par des états de ce genre ; l’indécision est un phénomène psychasthénique. En s’observant soimême dans l’état d’indécision on a le sentiment très net de cette 161

Histoire des théories de la mémoire

diminution de poids des souvenirs, comme si aucun d’eux n’était lesté suffisamment; il suffit de faire table rase de toute idée préconçue relativement à la vie intérieure, on se trouve en présence de différents états de tension, tension intellectuelle, tension psychique. Je reconnais que c’est beaucoup moins clair. Les schémas clairs en psychologie sont nécessairement des schémas atomistiques, nous l’avons dit bien des fois l’année dernière256, et même les années pré­ cédentes. Ce qui est clair pour l’esprit, c’est le tout fait, c’est l’arrêté, l’immobile, par conséquent en psychologie ce qui sera toujours plus clair, ce sera la reconstitution de l’état psychologique une fois accom­ pli, avec tous les éléments réunis en mosaïque ; l’état psychologique, en réalité, c’est du mouvement, c’est quelque chose qui ne peut pas être représenté directement, par conséquent la représentation nette, claire, ce sera toujours, non pas la représentation de l’état lui-même, mais d’une espèce de trace, de résidu volatilisé, qu’il a laissé dans la conscience ; et une psychologie claire sera nécessairement une psycho­ logie statique. À cette psychologie statique il faut essayer de substituer une psy­ chologie dynamique, une psychologie de tension. Je crois que cette psychologie, justement parce qu’elle nous remettra en présence du réel, du mobile et non plus du tout fait mais du se faisant, que cette psychologie nous permettra d’entrevoir beaucoup de choses que l’observation constatera ensuite ; mais il faut en prendre son parti : ce ne sera pas une psychologie claire, elle sera obscure par définition parce que ce qui est obscur pour notre esprit, c’est cela, c’est le se faisant, notre esprit n’est pas fait pour cela, il est fait pour se retour­ ner sur le mouvement et en saisir non pas la mobilité, mais la trace immobile, que ce soit une trace dans l’espace ou dans le temps, qu’il s’agisse d’un mouvement proprement dit, d’un mouvement dans l’espace ou d’une transition257 graduelle, psychique, dans la durée. Voilà, Messieurs, la conclusion à laquelle nous aboutissons relati­ vement à ces troubles apparents de la mémoire, qui sont en réalité des troubles intellectuels. Il était nécessaire d’en parler pour comprendre ce qu’il y a de vrai, et ce qu’il y a de contestable, dans les théories, 162

12 février 1904 dans les explications purement cérébrales de la mémoire auxquelles nous allons maintenant arriver. Ces théories ne tiennent pas assez compte généralement de ce qui est lésion réelle de la mémoire et de ce qui est lésion apparente, de ce qui est abolition des souvenirs et de ce qui est simplement diminution de tension, et pourtant diminution de tension qui empêche la per­ sonne d’utiliser sa mémoire comme elle le voudrait et dans la mesure où elle le voudrait. En d’autres termes, on prend souvent pour des lésions de la mémoire des troubles, de simples lésions de l’attention, en prenant le mot « attention » dans un sens très général, et en dési­ gnant par ce nom d’attention, comme il faut le faire d’ailleurs, cette concentration de la mémoire sur l’état présent258. Messieurs, ce sera l’objet de la prochaine leçon, mais comme il nous reste quelques minutes, nous pouvons anticiper dès maintenant sur cette leçon. Je voudrais parler alors précisément du phénomène de l’attention considéré en lui-même. C’est de l’attention dont il a été question indirectement jusqu’ici dans les trois ou quatre dernières leçons, mais il ne sera pas inutile, avant d’arriver à l’étude des théories de la mémoire et avant de critiquer ces théories, il ne sera pas inutile d’étudier l’attention au sens plus étroit du mot, l’attention telle qu’on l’envisage d’ordinaire259. Pour montrer - ce sera une étude beaucoup plus précise que celle que nous venons de faire - pour montrer la solidarité, l’étroite solidarité qui existe entre le problème de l’attention ainsi posé et le problème de la mémoire tel que nous le posons, pour montrer cette solidarité, il ne sera pas inutile d’indiquer en quelques mots les principaux caractères de l’attention. Je le fais brièvement, cela servira d’introduction à la prochaine leçon. Je dis que les caractères de l’attention que nous retiendrons comme essentiels, par lesquels nous la définirons au point de vue de l’étude que nous voulons en faire, se réduisent à trois caractères, c’est d’abord un accroissement d’intensité de la perception. L’attention donnée à une perception la rend plus intense ou du moins fait qu’elle paraît plus intense. Est-ce une réalité ou n’est-ce qu’une apparence ? Les psychologues discutent sur ce point. Il sera peut-être difficile de trancher la question, mais peut-être est-il difficile dans le domaine 163

Histoire des théories de la mémoire

psychologique de ne pas déclarer réel ce qui est apparent260. Ce qui est apparent en somme, c’est du réel au point de vue de la conscience. Quoi qu’il en soit, l’apparence est là : accroissement d’intensité. Second caractère qui est reconnu par tout le monde : c’est la plus grande clarté donnée à la perception. La perception à laquelle on fait attention est une perception plus claire, c’est-à-dire dans laquelle on trouve un plus grand nombre de détails ; l’attention augmente le nombre de choses qu’on trouve, des éléments qu’on trouve dans la perception. À ce point de vue l’attention nous apparaît comme une certaine puissance de dissociation, de division, d’analyse. Le troisième caractère sur lequel on ne discute pas non plus, c’est celui-ci : l’attention donnée à un objet le rend plus intelligible. Nous aurons du reste à expliquer ce que cela veut dire. L’objet devient plus facile à interpréter, la perception à laquelle on fait attention est une perception qu’on interprète mieux, qu’on comprend mieux, elle est plus « intelligible ». Voilà donc les trois caractères essentiels, auxquels il faudrait peut-être ajouter un quatrième, mais qui a donné lieu à tant de dis­ cussions qu’il est bien difficile de l’utiliser pour la critique des théories de la mémoire - car tel est le but auquel nous tendons : c’est la dimi­ nution du temps de réaction. Vous savez combien de travaux ont été consacrés à cette question261. Étant donné une perception et la réac­ tion consécutive à cette perception, il est établi que si nous prêtons attention à la perception, le temps qui s’écoule entre la perception et la réaction, le temps minimum est diminué. Il s’agit par exemple de faire un mouvement avec la main, d’un signal vu ou d’un signal entendu. Eh bien, l’observation nous montre que si on fait attention à un signal, au lieu de ne pas y faire attention, le temps minimum de réaction est diminué ; ce temps n’est pas le même, si on fait attention au signal ou à la réaction qu’on va accomplir. Ce temps est diminué au point de devenir nul, au point même de devenir négatif. Il y a des cas où la réaction anticipe sur le signal. Mais les expériences qu’on a faites à ce sujet sont si contradictoires dans leurs résultats qu’il est bien difficile d’en tirer parti, je le répète, pour la critique des théories de la mémoire. 164

12 février 1904 Les caractères donc auxquels nous nous tiendrons et qui paraissent essentiels, ce sont ces trois caractères : accroissement d’intensité, accroissement de clarté et de distinction cela va sans dire, accroisse­ ment d’intelligibilité. Dans la prochaine leçon - et nous arrivons ici à un point très important des théories de la mémoire -, nous essayerons de montrer que pour comprendre l’attention il est indispensable de se reporter à la mémoire, parce que c’est un cas particulier de la mémoire, et que pour ne pas l’avoir compris, on a quelquefois fait fausse route, non seulement en psychologie, mais encore dans un ordre de questions qui paraissent tout à fait étrangères à la psychologie, je parle de la pédagogie, qui se rattache intimement à la psychologie, mais même dans certaines questions sociales on a fait fausse route parce qu’on ne s’est pas rendu compte, étant donné que l’attention joue le premier rôle en somme dans la vie sociale, dans la vie de tous les jours, on ne s’est pas rendu compte de la relation étroite qui existe entre l’atten­ tion et la mémoire. C’est cette relation que nous essayerons d’établir surtout dans la prochaine leçon.

Conférence de M. Bergson

19 février 1904

jMLssieurs,

Dans la dernière leçon, nous avons abordé la question de l’atten­ tion, à laquelle nous avons été amenés par le problème de la mémoire. Nous avons dit, en résumant sur ce point les conclusions de la psy­ chologie, que l’attention envisagée dans ses effets augmente ou paraît augmenter l’intensité de l’état psychologique ; un état auquel on fait attention est ou paraît prendre une intensité supérieure. Nous ajoutions que l’attention augmente la clarté de la représen­ tation, entendant par là que la représentation de la perception à laquelle on fait attention est un état qui présente à la conscience un nombre croissant de détails ; cet état est d’autant plus riche qu’on fait davantage attention. Enfin nous ajoutions que l’attention augmente l’intelligibilité de la représentation, en rend plus facile l’interprétation, qui en devient de plus en plus claire. Voilà donc trois effets incontestés. Il y a dans ce système de l’attention quelque chose à première vue d’assez extraordinaire, on pourrait même dire de mystérieux, et qui explique l’intérêt passionné que la psychologie actuelle prend à ce problème, car le problème de l’attention est devenu, je peux dire, le problème capital en psycholo­ gie. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est cette espèce de création qui paraît être consécutive à l’attention prêtée à une représentation, car enfin voilà un objet qui est devant moi, je le regarde, cet objet reste le même pendant que je le regarde, et vraisemblablement pendant tout le temps que je le regarde ainsi avec ou sans attention, l’impression rétinienne, l’impression faite sur l’œil, est la même, et cependant selon 167

Histoire des théories de la mémoire que j’y prête ou que je n’y prête pas attention, je vois plus ou moins de choses262. Si je fais plus attention, l’intensité de la perception, ou de la sensation consécutive à la perception, croît ou paraît s’accroître, la clarté assurément augmente, le nombre de détails augmente. Voilà donc quelque chose qui surgit ex nihilo, ce qui est regardé reste le même, ce qui regarde reste le même, l’impression matérielle est la même, et cependant un changement se produit dans la représentation, un changement se fait, dans le sens d’un accroissement d’intensité et de richesse. Voilà donc une espèce de création qu’il faudrait expliquer. Il est bien évident que la création est purement apparente, et ce que nous avons dit sur la mémoire et sur son mécanisme nous donne très vrai­ semblablement la clef du problème ou du moins nous fournit une solution provisoire, approximative. Nous disions263 qu’en présence d’une perception, d’un état actuel de la mémoire, celle-ci s’oriente, qu’elle effectue un double mouvement, un mouvement de concentra­ tion sur elle-même par lequel elle se simplifie pour ne plus présenter à la perception présente que la partie d’elle-même qui peut être utilisée et s’insérer dans la situation actuelle, et puis alors un mouvement en avant, qui est précisément un effort pour s’insérer dans le présent. On peut donc prévoir que c’est cette opération de la mémoire qui interve­ nant ici, se superposant à la perception pure et simple, constitue le phénomène même, l’essence de l’attention. On trouve une fleur sur sa route, on la regarde, on y voit d’abord assez peu de chose ; en y faisant attention on distingue un nombre croissant de détails et cependant c’est toujours la même impression rétinienne. Qu’est-ce donc qui s’ajoute ? H va sans dire que c’est la mémoire qui va chercher dans le passé beaucoup de souvenirs ana­ logues, mais plus complets, qui vont se compléter les uns les autres, tous ces souvenirs analogues s’attirent, se rejoignent et vont rejoindre la perception et lorsque la jonction se fait, les souvenirs s’insèrent pour ainsi dire dans la perception et modifient la perception au point de l’augmenter. C’est cette adjonction des souvenirs à la perception qui constitue l’accroissement de clarté, l’accroissement de richesse de la représentation264. 168

19 février 1904 Nous le disions, Messieurs, au début de cette étude de la mémoire: nous disions qu’il faut considérer les souvenirs comme cherchant à se porter en avant, comme exécutant une poussée du fond de l’inconscient, pour arriver à la conscience, comme cherchant toujours à s’actualiser, en quelque sorte à se matérialiser; nous les comparions à des fantômes qui voudraient se donner un corps265. Eh bien ce qui fait que tel ou tel fantôme arrive à la matérialité, c’est justement qu’il ressemble à la perception présente, ou au moins qu’il est capable de la compléter. La perception présente est toujours une perception incomplète, jamais la perception ne nous donne la totalité de l’objet; elle est incomplète en général, elle voudrait se compléter. Les souvenirs sont beaucoup plus complets, puisque tandis qu’il n’y a qu’une perception, il y a toujours beaucoup de souvenirs ana­ logues, qui peuvent se compléter les uns les autres; ils sont plus complets, mais ce sont des souvenirs qui sont irréels, qui n’ont pas l’actualité, la matérialité de la perception présente. Eh bien ces souve­ nirs et cette perception se rendent mutuellement service : la percep­ tion voudrait se compléter, les souvenirs voudraient s’actualiser, ils vont à la rencontre l’un de l’autre266 : les souvenirs s’insèrent dans la perception et la complètent ; la perception, elle, étend quelque chose de son actualité, de sa matérialité sur les souvenirs ; il se forme un état mixte. La perception est alors plus complète, comme accrue et augmentée pourrait-on dire, d’une hallucination267, d’un état projeté du dedans au dehors. De là vient l’accroissement de richesse que l’attention prêtée à une représentation lui donne. Il y a des cas où cet accroissement est visible, où la projection extérieure et en quelque sorte hallucinatoire peut être prise sur le fait. J’ai déjà eu l’occasion de citer, sinon ici, au moins ailleurs, des expé­ riences sur le mécanisme de la lecture qui ont été faites il y a quelques années en Allemagne, et par lesquelles on démontre que le méca­ nisme de la lecture, qui est un mécanisme d’attention parce qu’on ne peut pas lire si on ne fait pas attention - voilà une de ces opérations qui impliquent toujours l’attention à un degré ou à un autre -, il est démontré, dis-je, que cette opération se fait en grande partie par une projection extérieure des souvenirs, qui acquièrent véritablement un 169

Histoire des théories de la mémoire caractère hallucinatoire268. Si pour lire couramment des imprimés, par exemple un journal, nous prenions la peine de lire chaque lettre, de réellement voir chaque lettre, il faudrait toute la journée et peutêtre davantage pour lire un journal, mais la vérité est que nous ne regardons pas chaque lettre, ni même dans certains cas chaque mot, nous ne voyons que quelques jambages caractéristiques que nous regardons pour ne voir que cela, et alors tout le reste, nous le proje­ tons, ce sont des souvenirs évoqués, reconstitués que nous projetons à l’intérieur de ce cadre. Cela va beaucoup plus vite que de lire lettre par lettre et d’épeler. Une des expériences qu’on a faites à ce sujet est tout à fait carac­ téristique, elle consiste à exposer dans l’obscurité d’abord un tableau269 ; on prend un sujet qui n’est pas prévenu, qui ne sait pas ce qui est écrit sur le tableau, on expose un tableau sur lequel se trouve écrite une formule connue, par exemple : « défense d’entrer», «préface de la première édition», une de ces formules qu’on est habitué à voir, mais on l’écrit défectueusement, c’est-à-dire que cer­ taines lettres sont changées, sont écrites d’une façon incorrecte, ou bien on omet une ou deux lettres. Et puis on fait la lumière, on éclaire par exemple à l’électricité pendant un très court intervalle de temps, un intervalle assez court pour que le sujet ne puisse pas réel­ lement voir toutes les lettres car on sait le temps qu’il faut pour voir une lettre de l’alphabet, par conséquent le temps qu’il faudrait pour en lire trente ou quarante. On cherche le temps minimum pendant lequel il faut exposer à la lumière le tableau pour que la formule soit lue, et on trouve que le sujet lit la formule, s’il y a une trentaine de lettres par exemple, dans le temps qu’il faudrait pour en voir distinc­ tement quatre ou huit, pas plus et souvent moins. Donc il ne regarde pas toutes les lettres. Mais voici le point important : si on demande au sujet quelles sont les lettres qu’il est sûr d’avoir vues, qu’il a vu se détacher en pleine lumière, ce peuvent être des lettres qui sont réellement présentes mais ce peut être aussi bien une lettre qu’on a omise, et cependant il l’a vue aussi clairement et même plus clairement que les autres, ce qui prouve bien que ce que le sujet a réellement regardé, cela a été quelques traits 170

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caractéristiques. Ces traits caractéristiques ont évoqué le souvenir de la formule, ce souvenir a été projeté extérieurement dans le cadre, projeté sous une forme véritablement hallucinatoire. Ce que le sujet a lu ce n’est pas ce qui était écrit, c’est ce que sa mémoire y a introduit. Le mécanisme de l’attention est pris là sur le fait. Faire attention, cela consiste à établir entre la perception et le souvenir, ou des sou­ venirs, une relation telle que la perception fournisse le cadre et que le souvenir fournisse la matière à insérer dans ce cadre, c’est-à-dire tout ce qui complète ou peut compléter la perception commencée270. Tel paraît être le mécanisme de l’attention. En pareil cas, il y a coopération entre la perception et la mémoire. Dans la perception complétée d’ailleurs par le souvenir, les choses ne s’arrêtent pas là. Le processus peut continuer, et continuer très long­ temps. Voilà une perception complétée par le souvenir à la suite d’un premier acte d’attention, mais cette perception plus complète va se comporter comme une perception antérieure, la perception nouvelle va attirer de nouveaux souvenirs et cela constituera un nouvel acte d’attention; les souvenirs projetés dans la perception en feront une perception plus riche, qui attirera encore d’autres souvenirs et ainsi de suite271. Il se produit ici ce qui se produit entre les deux plateaux d’un conducteur électrique; l’électricité positive de l’un développe de l’électricité négative sur l’autre, qui en développe de la positive sur le premier, et ainsi de suite, non pas indéfiniment mais jusqu’à une certaine limite de charge272. Il en est de même pour l’attention : cette action et cette réaction mutuelles de la perception sur la mémoire et de la mémoire sur la perception, au moyen de l’attention, a une limite, mais cette limite peut être reculée très loin. L’attention prêtée à une perception est une opération qui peut accroître, non pas indéfi­ niment, mais très longtemps la richesse de la perception, grâce à une espèce de jeu d’actions et de réactions entre la perception elle-même et la mémoire. D’ailleurs la qualité de la mémoire et la qualité des souvenirs influe beaucoup sur la nature de l’attention. Je disais tout à l’heure qu’une fleur qu’on rencontre dit peu de chose au premier coup d’oeil 171

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qu’on y jette, mais que l’attention y démêlera un nombre croissant de détails ; mais ces détails seront tout autres pour un botaniste qui fera attention, que pour un peintre qui fera attention également à cette fleur; la perception ira toujours s’enrichissant mais non pas dans la même direction : le botaniste y verra toujours plus d’éléments, et le peintre toujours plus de nuances, donc il y a accroissement de richesse mais dans deux directions différentes à cause de la diversité de souve­ nirs que la mémoire aura emmagasinés. C’est un fait banal et connu qu’on ne fait pas attention aux mêmes choses et que dans un même objet une attention différemment éveillée, orientée différemment verra des choses différentes et que des personnes différentes fixant leur attention sur la même chose y démêleront des détails divers en nombre croissant, mais différents les uns des autres. C’est là un fait banal. On dit : c’est parce que ces diverses personnes ne s’adressent pas au même côté de l’objet, au même côté de la perception, qu’elles ne s’intéressent pas au même « côté » ; c’est vrai, mais ce mot « s’inté­ resser » est un terme vague, qu’il faudrait définir. Qu’est-ce que s’inté­ resser et pourquoi s’intéresser ? Est-ce parce qu’on s’intéresse qu’on fait attention ou parce qu’on fait attention qu’on s’intéresse ? Ou plutôt, l’intérêt et l’attention ne seraient-ils pas absolument la même chose, de telle manière qu’il n’y a pas lieu de définir l’un ou l’autre ? D’ailleurs la vérité c’est que c’est une harmonie, un accord préexis­ tant entre la perception et une catégorie de souvenirs, entre la percep­ tion et la mémoire. Ce qui fait l’intérêt, comme ce qui fait l’attention, c’est la possibilité pour ces deux termes : perception et mémoire, de se compléter l’un l’autre. Je dirai que l’attention est un phénomène d’enseignement mutuel entre la mémoire et la perception, où l’un peut rendre service à l’autre, la perception à la mémoire et la mémoire à la perception. Disons si vous voulez, que l’attention se produit quand la perception a intérêt à évoquer le souvenir et le souvenir intérêt à se poser sur la perception. Oui, on peut prendre le mot « intérêt » dans ce sens plus précis et dire que là où il y a attention il y a intérêt, mais définir la direction de l’attention par la direction de l’intérêt, c’est plutôt commettre une tautologie, et ce n’est pas jeter une très grande lumière au point de vue psychologique sur la question. 172

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On trouverait dans la comparaison entre l’attention et la mémoire la raison et l’explication de beaucoup de petits faits qui au premier abord pourraient étonner. On a bien souvent remarqué le peu, comment dirais-je, le peu de surprise, le peu d’impression que fait notre civilisation par exemple sur des gens qui y sont tout à fait étrangers, et qui tombent au milieu d’elle pour la première fois. Cela a toujours été un sujet d’étonnement. En temps d’exposition par exemple on promène à travers Paris tel ou tel chef de tribu sauvage ou à peu près sauvage273 ; on s’attend de sa part à une grande admi­ ration, à de grands étonnements... Eh bien ! Non, il reste indifférent, il n’admire rien, ne s’étonne de rien ou bien son admiration ira à quelque détail tout à fait insignifiant, à une puérilité. Soyez convain­ cus que ce détail lui rappelle quelque chose274 de son pays natal. Le reste lui est indifférent par la raison très simple qu’il n’y fait pas attention, et il n’y fait pas attention parce qu’il ne peut pas y faire attention ; pour faire attention à quelque chose, il faut en avoir déjà des souvenirs de même nature, capables de s’adjoindre à la percep­ tion actuelle. L’attention, c’est une espèce de coalescence entre le souvenir et la perception. Lorsqu’il n’y a qu’un terme, la perception, l’attention ne peut pas se fixer dessus. Cette personne étrangère à notre civilisation passe devant les plus belles choses, les monuments, les rues, etc., sans rien distinguer. Elle est dans l’état d’une personne qui écoute une langue étrangère, qui entend matériellement des sons, mais qui ne peut pas les saisir parce qu’elle ne les distingue pas, et elle ne les distingue pas parce qu’elle ne peut pas y faire attention, n’ayant pas de souvenirs capables de se porter sur la perception et par là même de la distinguer intérieurement en l’enrichissant. C’est la raison aussi pour laquelle les nouveautés en général, les idées qui sont vraiment neuves dans les arts et dans les sciences sur­ tout théoriquement, dans la partie théorique275 des sciences, et à plus forte raison en philosophie — car la philosophie est toujours théo­ rique -, c’est la raison pour laquelle les nouveautés ont tant de peine à se faire accepter. Beaucoup se sont élevés contre ce que les contemporains ont appelé le misonéisme276, ce qu’on appelait autrefois la routine, 173

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c’est-à-dire la haine de la nouveauté. Il est certain qu’une nouvelle œuvre d’art, une œuvre vraiment nouvelle a très grand peine à se faire accepter, à se faire comprendre et la raison en est très simple, c’est qu’on ne peut pas y faire attention ; l’attention ne peut pas se fixer sur elle ; il ne faut pas demander à l’attention plus qu’elle ne peut donner. L’attention, de par son mécanisme, c’est la jonction entre la percep­ tion et des états anciens ; s’il y a trop de différences, la jonction ne peut pas se faire. Conduisez une personne qui n’a jamais entendu de musique ou qui n’a entendu que des airs de danse, à un opéra de Wagner ou même simplement à un concert où on donne une sympho­ nie de Beethoven, elle ne comprendra pas, elle n’appréciera pas, par la raison très simple qu’elle ne peut pas fixer son attention. Tout le matériel de l’attention sera là ; elle s’isolera, elle tendra l’oreille, elle prendra l’attitude de l’attention, ce qui est nécessaire pour faire atten­ tion - il faut d’abord cela en effet, il faut d’abord s’isoler et prendre une attitude matérielle appropriée, c’est le commencement -, mais après l’isolement, il y a la concentration qui, elle, est quelque chose d’intérieur, qui est le processus intellectuel, cette concentration c’est une coalescence entre le souvenir et la perception277. Si la distance est trop grande entre ce qu’on perçoit et ce qu’on connaît déjà, la coales­ cence ne peut pas se faire et l’attention en réalité ne se fixe pas, on croit faire attention mais on ne fait pas attention, on ne distingue pas, on ne comprend pas et par conséquent on n’apprécie pas. En somme toutes les nouveautés artistiques et théoriques en sont là, elles ont beaucoup de peine à se faire accepter à cause de la difficulté qu’on éprouve à fixer son attention sur elles et c’est pour­ quoi il faut se défier des nouveautés qui provoquent tout de suite en ces matières l’admiration et qui sont de suite appréciées : il y a des chances pour que ce ne soit pas de vraies nouveautés ; une œuvre vraiment géniale, une œuvre vraiment neuve est une œuvre qui ne peut pas être tout de suite comprise. Il ne faudrait pas cependant exagérer. Il y a des œuvres de génie qui ont tout de suite été admirées, qui ont soulevé immédiatement l’admiration universelle, il y a des œuvres scientifiques géniales qui ont tout de suite été comprises, qui ont tout de suite soulevé l’enthousiasme, seulement la question est de 174

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savoir si c’est parce qu’elles étaient géniales ou si ce n’est pas parce que l’auteur en outre d’un homme de génie était un homme habile et qu’il a fait accepter au public ce qu’il apportait de réellement nouveau sous quelque chose qui ne l’était pas278. En général une œuvre vraiment nouvelle est une œuvre sur laquelle l’attention se fixe difficilement, une œuvre qui inquiète, et non pas une œuvre qui plaît tout de suite, elle provoque de l’inquiétude. Je ne dis pas que toute œuvre qui inquiète et provoque cette inquiétude soit une œuvre géniale, mais une œuvre géniale doit la provoquer à moins que par une très grande habileté qui va assez rarement avec le génie l’auteur n’arrive à faire accepter du public ce qu’il y a de réellement nouveau dans son œuvre en le masquant sous des sentiments connus. C’est ce sentiment de l’inquiétude qui est la base fondamentale en somme de la nouveauté et c’est pour cette raison que l’attention se fixe difficilement sur elle. La nouveauté est donc rarement acceptée tout de suite, elle finit généralement par l’être, si elle est bonne - il faut qu’elle soit bonne. Nous parlions tout à l’heure du misonéisme, de la routine, on en a dit beaucoup de mal, mais c’est une chose nécessaire. On ne réfléchit pas quelquefois assez à cela : le misonéisme est une chose nécessaire : la nature a organisé le mécanisme de l’attention de manière que nous ne fussions pas attirés par les nouveautés. Oh ! il faut bien un peu de nouveauté, mais juste assez pour que la curiosité soit provoquée, il faut donc un peu de nouveauté mais pas trop, parce que, alors, l’attention ne pourrait plus se fixer, on ne trouverait plus dans la mémoire de quoi adjoindre à la perception. Je dirai que ce mécanisme a été voulu par la nature dans notre intérêt parce que la nouveauté n’est pas toujours bonne; non seule­ ment elle n’est pas toujours bonne, mais il y a des chances même pour qu’elle ne le soit pas, attendu qu’une idée neuve, une invention nou­ velle, n’importe quoi de nouveau, c’est d’abord différent de ce qui est. Rien n’est plus facile que d’imaginer quelque chose de différent de ce qui est mais pour que ce soit bon, il faut plus d’une qualité, il faut que ce soit viable. Si notre intelligence était faite pour adopter de suite les nouveautés, nous perdrions tout notre temps à faire des essais inutiles. La nature nous a organisés pour des cas moyens. La nature 175

Histoire des théories de la mémoire n’a jamais visé qu’à la moyenne, elle ne nous a pas organisés pour ce qui est exceptionnel. La nature a organisé le mécanisme de notre attention de manière qu’en fait de nouveauté nous ne puissions guère comprendre et accepter que ce qui ne diffère pas beaucoup de l’état actuel. Les vraies nouveautés, celles qui diffèrent beaucoup de l’état actuel, sont des nouveautés qui sont très longues à se faire accepter. Ce n’est pas à nous à aller à elles ; nous ne sommes pas faits pour cela, c’est à elles à tâcher de nous conquérir et à venir à nous. Comment la nouveauté s’y prend-elle ? Quand il s’agit d’une œuvre d’art par exemple, comment une œuvre d’art vraiment neuve, vraiment géniale finit-elle par se faire accepter ? On dit que c’est parce que nous nous y habituons. L’habitude se produit par la répéti­ tion, mais la répétition ne produit pas de changement, c’est toujours la même chose. La vérité, c’est que le changement ne se fait pas tout seul. En général il faut quelqu’un ou quelques-uns, il faut que quelques hommes fassent accepter aux autres l’innovation, fassent comprendre aux autres que l’œuvre est vraiment une œuvre qui mérite l’admiration, mais comment ces hommes comprennent-ils eux-mêmes, comment arrivent-ils à comprendre ? Il faut supposer d’abord que ceux qui arrivent à comprendre en pareil cas sont tou­ jours des gens qui savent... Si nous prenons l’exemple d’une œuvre musicale, celui qui arrive à comprendre une œuvre musicale tout à fait nouvelle, c’est celui qui sait déjà beaucoup de musique, qui a dans la mémoire un très grand nombre de souvenirs musicaux, mais cela ne suffit pas, car on peut savoir beaucoup et ne pas comprendre le nouveau ; il faut que les souvenirs aient encore une certaine pro­ priété assez malaisée à définir, il faut qu’ils puissent, comment diraisje?, s’estomper, estomper leurs contours, il faut que ces souvenirs soient capables de se rejoindre, et de se neutraliser les uns les autres, d’arriver par un estompage de leurs contours à se poser sur la percep­ tion nouvelle, sur un objet nouveau qui n’y ressemble pas complète­ ment; il faut une certaine élasticité279 des souvenirs et ceci n’est pas donné à tout le monde. On dit : une intelligence qui est ouverte. Le mot « ouvert » est très bien choisi ; il y a des personnes qui ont des souvenirs fermés, il y en a d’autres au contraire qui les ont ouverts, 176

19 février 1904 c’est-à-dire capables par une certaine élasticité naturelle de se poser sur des objets qui n’ont pas les mêmes contours et d’adopter ces contours. En tout cas peu importe l’explication, c’est par certaines per­ sonnes, c’est par un petit nombre de personnes qui comprennent, qu’arrivent à comprendre ceux qui ne comprenaient pas. C’est tou­ jours ainsi par des intermédiaires que se fait la compréhension. J’ai pris des exemples théoriques et artistiques, c’est surtout en ces matières que les nouveautés ont de la peine à se faire comprendre et à fixer l’attention, c’est surtout en matière d’art, en matière de théories, et d’une manière générale partout où les souvenirs qui interviennent dans la fixation de l’attention ont un caractère très intellectuel et en quelque sorte spéculatif. J’avais distingué dans la mémoire - toute notre exposition de la mémoire a roulé là-dessus - un certain nombre de plans280. Nous disions que nos souvenirs s’échelonnent depuis le plan extrême, qui est le « plan du rêve », jusqu’à ce que nous avons appelé le « plan de l’action ». Plus les souvenirs appelés sont des sou­ venirs de rêve, plus ils ont de peine à se poser sur quelque chose de nouveau ; plus ils ont besoin d’estomper leurs contours pour se poser sur du nouveau. Au contraire plus ils se rapprochent du plan281 de l’action, comme nous l’avons appelé, plus les souvenirs auxquels on a affaire sont des souvenirs simples et plus par conséquent ils sont capables de se poser sur des perceptions nouvelles. Je m’explique : ce qui empêche en somme les souvenirs de rejoindre la perception, c’est qu’ils sont trop individualisés ; plus le souvenir sera général, moins il aura d’individualité, plus il se rapprochera de ce que nous avons appelé le plan de l’action, plus il aura de facilité à se poser sur la perception, ce qui revient à dire, pour s’exprimer dans le langage de tout le monde, qu’une perception nouvelle, un objet nou­ veau sera d’autant plus facile à comprendre et fixera d’autant plus facilement notre attention qu’il sera plus pratique, qu’il fera appel à des souvenirs d’action plutôt qu’à des souvenirs de rêve. L’expérience vérifie cela tous les jours. Dans l’ordre pratique, une invention se fait très vite accepter si elle est utile. Exemple, les bateaux à vapeur, mais une nouvelle forme de musique, ou même une nouvelle 177

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forme de philosophie, une nouvelle idée scientifique, cela est beau­ coup plus difficile à faire accepter, et cela met plus de temps à être compris, parce que l’attention se fixe moins facilement et parce que les souvenirs sont d’une nature plus spéculative. Il y aurait beaucoup de conséquences à tirer de là. On a fait souvent cette remarque que la partie pratique de notre civilisation s’assimile très vite. Il y a un peuple qui fixe en ce moment l’attention du monde en Extrême-Orient282, qui a adopté tout le matériel de notre civilisation. On s’en étonne quelquefois, mais c’est une chose extrêmement facile que d’adopter la partie pratique de notre civilisation, par la raison très simple que tout de suite elle est comprise et que tout de suite elle fixe l’attention. Comprendre l’utilité d’un chemin de fer, c’est très facile, parce qu’il y a toujours eu des moyens de transport. Entre un chemin de fer et un chariot il n’y a qu’une différence de plus ou moins grande vitesse. C’est une différence de quantité, il n’y a pas de différence véritable de qualité. Il y a là quelque chose qui entre dans un cadre que nous possédons déjà, dans des souvenirs que nous avons déjà. La question est de savoir si un peuple comme celui-là s’assimilerait aussi vite notre philosophie, nos sciences théoriques ou même notre musique; j’en doute beaucoup283. Quand on admire cette facilité d’assimilation, on ne réfléchit pas à une chose, c’est que nous autres, nous nous sommes assimilé ces inventions aussi vite et même plus vite, il ne nous a pas fallu trente ou quarante ans pour les adopter. Rien n’est plus facile que de s’assimiler la partie pratique de la science ; la grosse difficulté est de s’assimiler des idées vraiment neuves, de trouver un point d’attache entre ce qui est véritablement nouveau dans la science ou dans l’art et ce qu’on connaissait, ce qu’on possédait déjà. Voilà la grosse difficulté, et en somme, si paradoxal que cela paraisse, les nou­ veautés qui s’adressent aux purs intellectuels, à la pure intelligence sont beaucoup moins faciles à accepter que celles qui s’adressent à la pratique commune, parce que la difficulté est beaucoup plus grande. Il y a d’abord un effort d’attention beaucoup plus grand à faire dans ce cas que dans l’autre. On a dit que le progrès se faisait par évolution. Cela a été dit justement par des intellectuels, par des philosophes et même de purs 178

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spéculatifs, car on nous disait récemment : la théorie évolutionniste se rattache beaucoup plus qu’on ne croit à la philosophie allemande, à Hegel en particulier284, et ce sont de purs spéculatifs qui ont dit que le progrès ne pouvait se faire que de cette manière, très lentement ; cela est vrai en matière spéculative et artistique, mais cela n’est pas vrai dans le domaine pratique. Alors pour arriver à la question qui intéresse aujourd’hui tout le monde, et passionne même tout le monde, pour ce qui est des ques­ tions sociales, des réformes sociales, la question se pose de savoir si, ici, le progrès doit nécessairement être lent. Il est certain que le progrès est nécessairement lent dans les idées, s’il se fait par les idées ; mais il peut être beaucoup plus rapide, être brusque - comme l’a été le pro­ grès amené par l’invention de la vapeur -, il peut être rapide s’il se fait par la pratique parce que de ce côté il sera mieux compris et plus vite accepté. Comment cela ? Non pas évidemment par une révolution, par la raison très simple que la révolution empêche de considérer les choses de sang-froid, mais on peut imaginer un système d’expérimen­ tations. Nous n’avons aucune idée alors de ce que cela pourrait être, mais il est possible qu’un jour plusieurs hommes ou un homme de génie, il suffirait d’un seul, trouvât en ces matières sociales quelque procédé analogue à l’expérimentation physique, pas identique, cela va sans dire. Personne avant Galilée n’aurait pu dire ce qu’était l’expéri­ mentation physique, il aurait fallu inventer la loi de la chute des corps avant Galilée lui-même. Personne ne peut dire aujourd’hui ce que serait ce genre d’expérimentation, et s’il est possible. Il faudrait l’avoir découvert, mais enfin on conçoit la possibilité, le jour où une expéri­ mentation de ce genre serait possible et où on aborderait ces questions par la pratique et non pas par une simple expérimentation285, que le progrès pourrait être non pas lent, mais rapide. Il pourrait arriver que devant ce qui est la vérité tout le monde s’incline, car il ne peut pas être question de résister à une vérité évidente, et il n’est pas démontré, parce qu’en286 matière sociale et même morale le progrès a toujours été lent, il n’est pas démontré qu’il doive toujours être lent, et qu’il ne puisse pas se faire autrement quelque jour ; car la loi paraît bien être celle-là, que le progrès est lent par la théorie, parce qu’en matière 179

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théorique nous allons d’une chose à une autre qui lui ressemble beau­ coup, c’est la loi même de l’attention, la loi de l’intelligence, il faut que les différences soient minimes, mais non pas en matière pratique, et les grands changements produits immédiatement, brusquement, par les grandes inventions montrent bien qu’il en est autrement. La théorie même de l’attention nous dit pourquoi, c’est que du moment que pour accepter une chose, il faut un cadre préparé, préexistant, plus la nou­ veauté se rapprochera de la pratique, plus elle aura de chances de trouver ce cadre préexistant, attendu que les cadres pratiques sont des cadres très simples, ceux qui correspondent en somme aux besoins, qui ont des souvenirs, des habitudes montées dans l’organisme à tra­ vers les siècles, ces cadres sont choses très simples et ce qu’on peut mettre dedans peut être quelque chose de nouveau. De ce côté-là par conséquent la nouveauté peut être acceptée et comprise beaucoup plus facilement que par le côté purement théorique. Il y aurait donc bien des conséquences à tirer de ces relations entre l’attention et la mémoire, des conséquences de toute nature. Nous parlions de la pédagogie l’autre jour287. Toute la pédagogie en somme roule sur cette question : comment fixer l’attention des enfants ? Il va sans dire d’abord qu’il ne faut pas se fier aux expédients et vouloir rendre l’instruction toujours agréable pour obtenir l’attention des enfants, c’est chimérique, c’est un expédient, non, pour fixer l’atten­ tion des enfants il faut avant tout consulter la loi même de l’attention. Faire attention c’est poser de l’ancien sur du nouveau. On n’obtiendra l’attention des enfants qu’en greffant le nouveau sur l’ancien. Mieux on arrivera à greffer le nouveau sur l’ancien, mieux on obtiendra l’attention. Du reste tous les pédagogues l’ont dit, seulement il y aurait peutêtre des conséquences à en tirer. La pédagogie commence à entrer dans cette voie. Il y aurait des conséquences à tirer de cette loi que l’attention se greffe beaucoup plus facilement sur du pratique que sur du purement spéculatif. Ceci paraît être la vérité même. Nous n’avons qu’à nous reporter à nos souvenirs de collège. Quand on pense à ce que nous avons appris - nous pourrions prendre n’importe quel ordre d’études, mais prenons simplement l’histoire -, que de temps nous 180

19 février 1904 avons donné à l’étude de l’histoire et avec des maîtres excellents, pendant des années ! Ceux d’entre nous qui sont arrivés à un certain âge savent bien que quelques lectures qui ont pris quelques heures, quelques lectures historiques nous ont, je ne dirai pas plus appris, mais mieux appris, nous ont laissé dans l’esprit des choses que nous savons mieux que tout ce que nous avions appris au collège. Cela ne tenait pas à ce que les leçons étaient mauvaises, non, les maîtres étaient excellents, mais c’est que les leçons du collège faisaient appel à ce que j’appellerai la mémoire de rêve ; l’enfant en effet n’a pas encore acquis la mémoire de l’action. Pour lui, apprendre de l’histoire, c’est rattacher ce qu’on lui dit à ce qu’il a lu, d’abord dans les contes de fées, ensuite dans les récits de voyage, dans des romans quelconques ; enfin ce qu’on lui enseigne se rattache à ses souvenirs personnels de rêve, au lieu que pour l’homme fait c’est tout autre chose. Cette his­ toire qu’il apprend, il la rattache à des souvenirs d’action, insérés dans l’action vivante, par exemple à l’action politique, tout le monde est électeur288, par conséquent c’est mieux suivi et mieux compris, c’est mieux su d’une manière générale, l’attention se fixe mieux, et tout est là. L’attention se fixe mieux quand elle est fixée pratiquement que quand elle est fixée d’une manière purement spéculative. Une attention d’action, dirais-je, est quelque chose de plus solide, de plus fécond que l’attention de rêve. Voilà la règle pédagogique à observer. Je reconnais qu’il est très difficile de la faire passer dans la pratique, mais il semble bien que de plus en plus, consciemment ou inconsciem­ ment, la pédagogie s’oriente dans cette direction. Nous avons fait, Messieurs, une digression ; elle était nécessaire pour faire comprendre la relation étroite qui existe entre l’accroisse­ ment de clarté de la perception sous l’influence de l’attention289. C’est en somme la mémoire qui intervient, qui joue le rôle principal. C’est par le jeu, l’action réciproque de la perception sur la mémoire et de la mémoire sur la perception que s’explique la richesse croissante de détails que l’attention finit par démêler dans une perception. Il faudrait examiner maintenant à ce point de vue les autres effets de l’attention car il y a également accroissement d’intensité et accrois­ sement d’intelligibilité290. Pour l’accroissement d’intensité on discute 181

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d’abord sur la question de savoir si cet accroissement est réel ou s’il est apparent291. En somme s’il est apparent, c’est bien comme s’il était réel; en matière de perception ou de sensation l’apparence, c’est la réalité292, mais la véritable question, c’est de savoir comment se pro­ duit cette réalité ou cette apparence, comme on voudra, d’accroisse­ ment d’intensité. J’écoute un son dans le lointain. Il est bien certain que plus je fais attention, plus il me paraît intense. Cela ne peut pas aller plus loin, l’accroissement s’arrête à une certaine limite, mais enfin l’attention prêtée à cette sensation en accroît ou paraît en accroître l’intensité. Comment expliquer cela ? Je proposerai cette explication... On en a donné plusieurs, mais celle-ci, qui découle des principes mêmes que nous venons de poser, serait en somme assez simple : il faudrait admettre que ce qui intervient ici, c’est le souvenir que vient de créer la perception elle-même. J’écoute un son dans le lointain, il est très faible, mais il me laisse un souvenir, la perception n’est pas plus tôt perçue, éprouvée, qu’elle devient souvenir293. Si le mécanisme est bien celui que je viens d’indiquer, si, en même temps que la perception agit sur nous, nous lançons sur la perception un souvenir, il est pro­ bable que cette perception faible que nous venons de recevoir, nous la lançons extérieurement et que nous doublons la perception matériel­ lement éprouvée, de la sensation qu’elle vient de laisser derrière elle. C’est en quelque sorte le son qui se renforce de son écho. Supposez que l’écho renvoyé par le son puisse se reporter sur le son lui-même, le son serait plus intense. Eh bien, l’attention prêtée à une sensation en accroît l’intensité par la raison très simple que faire attention c’est tirer de sa mémoire quelque chose qu’on lance sur l’objet auquel on fait attention. Si cet objet est une sensation simple et si ce qu’on emprunte à la mémoire, c’est le souvenir même de cette sensation, ce souvenir ira se surajouter à la sensation simple et en renforcera l’intensité294. En somme toute cette théorie de l’attention consiste à faire de l’attention - c’est là le point essentiel - un phénomène non pas unila­ téral mais bilatéral, une espèce de dialogue. C’est un dialogue entre la perception et la mémoire et lorsqu’il s’agit d’une sensation simple qui 182

19 février 1904 se renforce par l’attention qu’on lui prête, le dialogue est réduit à sa plus grande simplicité. C’est une voix qui fait écho à une autre voix, les deux voix se superposent l’une à l’autre, s’ajoutent l’une à l’autre, d’où l’accroissement de l’intensité. Les théories de l’attention se ramènent surtout à deux groupes295, il y a la théorie actuelle qui incline beaucoup au pur mécanisme - elle ne va pas jusqu’à dire avec Condillac que l’attention prêtée à une sensation, c’est simplement une sensation plus forte, mais elle est dans cette direction-là. C’est de l’objet que viendrait l’attention, l’attention serait éveillée par l’objet même. Nous serions passifs. Puis il y a alors une théorie plus ancienne mais qui a encore aujourd’hui ses partisans, d’après laquelle au contraire dans l’atten­ tion il y aurait mouvement non pas de l’objet vers le sujet, mais au contraire mouvement du sujet vers l’objet. La théorie que nous expo­ sons consiste à dire que l’attention n’est ni ceci ni cela, qu’elle ne vient pas de l’objet, ni du sujet, mais qu’elle vient des deux choses à la fois ; c’est un processus circulaire : l’objet donne le signal et produit quelque chose en nous, puis nous renvoyons quelque chose à l’objet qui nous renvoie quelque chose à son tour. C’est un processus cir­ culaire. Si nous désignons le sujet par « A » et l’objet par « B », la première théorie définira le processus de l’attention par un mouve­ ment de B vers A, par un mouvement rectiligne, une flèche, si vous voulez, dirigée dans le sens B-A. La seconde théorie définira le pro­ cessus de l’attention par une flèche dirigée de A en B. Quant à nous, notre processus, c’est un mouvement tout différent, c’est un mouve­ ment circulaire de A en B et de B en A. A produit un effet sur B qui renvoie cet effet vers A. Le cercle se ferme et se rouvre et cela se continue en quelque sorte ainsi indéfiniment. Le processus de l’attention est donc un processus circulaire et non pas rectiligne. Ceci nous explique bien des choses, quand ce ne seraient que les oscillations de l’attention. C’est là un phénomène qui a été très étudié pendant un certain nombre d’années. On trouverait dans la revue de Wundt, volumes VII et IX surtout, une série de tra­ vaux à ce sujet, et tout d’abord un travail initial sur la question de Lange - il y a d’autres travaux ensuite qui ont conservé les conclusions 183

Histoire des théories de la mémoire de celui-ci296. Le phénomène est le suivant: l’attention est sujette à des oscillations. Si par exemple la nuit nous prêtons attention au tictac d’une montre qui est à une certaine distance de nous, ou au tic-tac d’une pendule qui est assez loin, alors que le son est difficile à perce­ voir, avec beaucoup d’attention nous finissons par le percevoir, mais pour peu de temps : il se produit un silence, puis cela recommence, nous entendons le son, puis il y a un silence. Il y a des oscillations d’une périodicité très régulière. L’attention prêtée à un bruit faible - il faut pour cela un silence absolu - est une attention intermittente, qui se manifeste par des vides périodiques : c’est vrai pour l’ouïe, c’est vrai aussi pour la vue. M. Lange, dont je parlais tout à l’heure, a montré que ces oscillations sont toutes parfaitement régulières et que les périodes d’oscillation sont toujours les mêmes, sont constantes pour un même sens : pour le sens de l’ouïe par exemple la période a une durée parfaitement déterminée, comme aussi pour la vue, de même pour les autres sens, la période est constante pour un même sens, mais elle devient variable quand on passe d’un sens à un autre. On a proposé plusieurs explications, deux surtout. Les uns croient qu’il y a une fatigue périphérique des organes, d’autres une fatigue centrale, mais si on accepte la conception de l’attention dont nous venons d’esquisser les grandes lignes, on se ralliera à cette inter­ prétation, qui est d’ailleurs très voisine de celle de Lange (qui est le premier qui ait observé ces phénomènes). L’attention telle que nous l’entendons, ce n’est pas un état, ce ne peut pas être quelque chose de continu, c’est une succession d’états, c’est quelque chose de discon­ tinu. Il y a la sensation qui nous envoie quelque chose, puis nous renvoyons quelque chose à l’objet, qui nous renvoie quelque chose à son tour, nous le lui renvoyons encore, c’est en quelque sorte le jeu de la balle que deux personnes se renvoient. Par conséquent, c’est nécessairement un processus discontinu. Dans l’attention il y a, comment dirais-je ?, un processus continuel de vérification de ce qu’on vient de trouver. C’est comme l’employé du téléphone qui renvoie le message téléphonique qu’il vient de recevoir pour bien s’assurer que ce message est correctement reçu297. Ce sera donc un processus discontinu, il y a une série d’inspirations et d’expirations 184

19 février 1904 en quelque sorte comme dans le mécanisme de la respiration. Dans l’attention sensorielle les choses se passent probablement ainsi, l’attention sensorielle est une attention nécessairement discontinue, comme toute espèce d’attention, seulement ici l’acte est très simple, si simple qu’on comprend que chaque périodicité soit soumise à une loi très régulière, à une espèce de constante. Eh bien, donc, que l’atten­ tion soit un phénomène discontinu, cela résulterait de la nature même de l’attention telle que nous venons de la définir, telle que nous venons de l’analyser. On pourrait du reste donner un certain nombre de preuves à l’appui de ce que nous venons de dire sur la discontinuité de l’attention et sa cause directe, mais comme le temps nous manque aujourd’hui, ce sera le commencement de la prochaine leçon. Il est indispensable que nous arrivions maintenant à l’étude de la partie la plus importante des effets de l’attention, c’est-à-dire à l’accroissement d’intelligibilité de l’objet auquel on prête attention. C’est par là que nous allons aborder la critique des théories céré­ brales de la mémoire. Les deux choses sont liées intimement et on ne peut pas critiquer les théories de la mémoire, si on ne s’est pas fait d’abord une idée de ce que c’est que cet accroissement d’intelligibi­ lité, et cette interprétation meilleure et plus riche que nous pouvons donner de la même chose quand nous venons de fixer sur elle notre attention.

Conférence de M. Bergson

26 février 1904

ISÆessieurs,

Je résume brièvement les conclusions de la dernière leçon. Nous disions que l’attention, que nous étudions en ce moment dans ses rapports avec la mémoire, a pour effets principaux d’augmenter d’abord l’intensité de l’état psychologique de la perception et ensuite d’accroître sa clarté, enfin de faciliter et même de rendre possible, car il n’existe que par elle, le mécanisme de l’interprétation. En ce qui concerne l’intensité d’abord, nous disions que l’intensité supérieure, réelle ou apparente peu importe, que confère à une sensa­ tion l’attention qu’on lui prête, doit être considérée comme un effet de la mémoire immédiate : le souvenir laissé derrière elle par la sensation remonte vers cette sensation, et se superpose à elle. C’est, disionsnous, quelque chose comme un son qui se renforcerait de son écho. De là résulte, disions-nous l’autre jour, que l’attention est nécessairement un processus discontinu, et que cette discontinuité se remarquera sur­ tout lorsqu’il s’agira de l’attention prêtée à des sensations simples. Nous avons dit à la fin de la dernière leçon que depuis un certain temps déjà on avait noté la discontinuité du processus de l’attention. L’attention oscille, elle n’est pas continue. Si on regarde attentive­ ment une lumière très faible, si faible qu’on ne sait pas si elle existe ou si elle n’existe pas, on finit par l’apercevoir mais elle apparaît298 et disparaît ; il y a des apparitions et des disparitions périodiques. Ces oscillations, on les a mesurées pour le sens de la vue et on a trouvé que la période est constante pour ce sens. Dans le domaine de l’ouïe on a observé la même chose : si on prête attention à un son extrêmement léger, si faible qu’on puisse se demander s’il se produit ou 187

Histoire des théories de la mémoire ne se produit pas, comme le tic-tac d’une montre suffisamment éloi­ gnée pendant la nuit, on finit par l’entendre à force d’attention mais ici encore il y a apparition et disparition périodiques, un intervalle régulier de son et de silence et ces oscillations très régulières suivent une certaine périodicité qui a été trouvée constante également pour le sens de l’ouïe, mais différente cependant pour l’ouïe de ce qu’elle est pour la vue. Bref dans le domaine de chaque sens l’attention oscille et nous disions que ces oscillations qui ont été très diversement interprétées - nous avons cité à ce sujet les travaux de Lange, d’Exner, de Ward, de Münsterberg, les uns attribuant cette oscillation à une espèce de fatigue périphérique, d’autres au contraire à une fatigue centrale299 -, nous disions que ces oscillations nous paraissaient s’expliquer justement par cette projection extérieure qui est la base de l’attention sensorielle et que par conséquent l’explication doit être très voisine de celle que donne le premier qui ait observé les oscillations de l’attention, Lange. Il y a même un cas où cette projection extérieure entraînant une périodi­ cité peut se prendre sur le vif en quelque sorte, c’est le cas où l’attention se partage entre deux interprétations possibles de la même sensation. Si nous prenons la figure qui est décrite sous le nom de figure de Schrôder, figure que je dessine au tableau300 :

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26 février 1904 C’est une figure qui peut s’interpréter - c’est l’interprétation qui vient tout de suite à l’esprit - comme une espèce d’escalier, dont la vue aurait été prise d’en haut, du point A par exemple ; avec cette interprétation, le plan A est situé en arrière, et au contraire le plan B en avant : on a un escalier. Mais il y a une seconde interprétation de cette figure, qui est un peu plus difficile à percevoir. Quelques per­ sonnes n’y arrivent pas ou n’y arrivent qu’au bout d’un assez long temps : on peut se représenter cette figure comme un mur, un pan de mur qui surplombe. Ce sera la vue, non pas prise d’en haut du point A, mais d’en bas, du point B. Ce sera un pan de mur qui surplombe, si vous voulez une espèce d’escalier, mais qu’il faudrait monter la tête en bas et les pieds en l’air. Dans cette seconde interprétation, alors, c’est le plan A qui est en avant et le plan B qui est en arrière. Voilà donc une seconde interprétation. Eh bien si on est arrivé à cette seconde interprétation, voici ce qu’on observe, c’est qu’il devient tout à fait impossible de fixer la première image, non plus que la seconde d’ailleurs. Nous regardons cette figure, nous voyons l’esca­ lier, c’est par là que nous commençons. Nous la regardons attentive­ ment sous forme d’escalier, puis voici que la représentation du mur succède à celle de l’escalier ; quoi que nous fassions, nous ne pouvons pas retenir la première représentation, la seconde arrive et prend sa place. Nous regardons le pan de mur d’en bas, c’est l’escalier qui revient et ainsi de suite : nous oscillons entre la première vision et la seconde, il y a périodicité. Si on mesure ces oscillations, on trouve précisément que le nombre exprimant leur périodicité est le même nombre exactement que celui qu’on a trouvé pour les oscillations de l’attention visuelle en général. Nous sommes donc bien ici en présence d’un phénomène d’oscillation de l’attention. Or dans le cas actuel nous avons évidemment la sensation de la projection discontinue du souvenir qui va rejoindre la perception. Qu’est-ce qui se passe pour cette figure de Schrôder ? En réalité c’est une figure dont la perspective est défectueuse ; elle peut s’inter­ préter d’une manière différente, c’est-à-dire que les deux images peuvent être indifféremment superposées à la sensation. Ces deux images ont un droit égal à l’existence ; l’une n’est pas plutôt lancée sur 189

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la figure que l’autre réclame sa place, il y a un va-et-vient, un balance­ ment, et nous assistons à la succession régulière des deux images qui se remplacent l’une l’autre. On peut dire que nous avons la sensation du culbutement d’une image par l’autre. Nous voulons retenir la pre­ mière, il n’y a pas moyen, la seconde culbute la première ; il y a une éjection, une projection extérieure, excentrique de l’image. S’il en est ainsi dans le cas où il y a deux images on peut en inférer vraisemblablement qu’il en est de même quand il n’y a qu’une image, et que le processus de l’attention consiste dans cette éjection, dans cette continuité d’éjection discontinue d’une image qui est pro­ jetée sur la sensation. Cet accroissement d’intensité de la sensation par l’effet de l’attention qu’on lui prête301 est vraisemblablement dû à la projection, par la mémoire, d’une image identique à la sensation elle-même, qui lui fait écho en quelque sorte, et qui revient la couvrir. Telle est l’idée que nous exprimions à la fin de la dernière leçon. Nous ajoutions qu’en ce qui touche le second point, la clarté supé­ rieure qui est conférée à la perception par l’attention qu’on lui prête, cette clarté supérieure devait s’expliquer d’une manière analogue. C’est, ici encore, la mémoire qui fait tous les frais. La perception brute nous fournit la connaissance de l’objet mais une connaissance néces­ sairement incomplète ; il y a des détails qui ne sont en quelque sorte qu’esquissés ; il y en a d’autres qui ne sont même pas visibles ; mais la mémoire est là, qui a conservé le souvenir d’objets analogues - non plus identiques, mais analogues. Dans le cas de l’accroissement d’intensité le souvenir qui va recouvrir la sensation est un souvenir qui lui est identique ; pour l’accroissement de clarté le souvenir n’est pas identique à la perception, il n’en est que complémentaire ; il est ana­ logue à la perception ; ce sont des souvenirs de perceptions antérieures analogues, avec, en outre, d’autres souvenirs qui leur sont contigus et qui complètent les premiers ; tous ces souvenirs analogues se portent vers la perception et les détails de la perception se complètent ainsi parce que le souvenir, s’encadrant dans la perception, acquiert tous les caractères de la perception et devient en quelque sorte hallucina­ toire. La perception obtient du souvenir de quoi se compléter et le souvenir obtient de la perception de quoi se revivifier en quelque 190

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sorte, se matérialiser ; de là un plus grand nombre de détails que nous apercevons dans l’objet et une clarté supérieure de la représentation. Je voudrais, Messieurs, m’étendre un peu sur ce point et faire une distinction importante, une distinction capitale au point de vue de l’objet qui nous occupe, car cet objet est la critique des théories de la mémoire. Il ne faudrait pas se tromper sur la nature de l’opération par laquelle le souvenir, la mémoire, complète la perception. Que la per­ ception se complète au moyen du souvenir, tous les psychologues l’accordent et tous font une part à la mémoire dans le phénomène de l’attention, mais la question est de savoir comment la mémoire inter­ vient, et comment se comporte le souvenir, quelle est sa manière d’agir vis-à-vis de la perception. Y a-t-il un processus mécanique, quelque chose de purement passif ? Ou bien est-ce une activité véritable qui intervient ? La psychologie associationniste nous a habitués, dans un phénomène comme celui-ci, à voir comme un déclenchement du sou­ venir par la perception. La perception se produit ; il y a des souvenirs emmagasinés dans l’âme ou dans le cerveau, comme vous voudrez; la perception, se produisant, va en quelque sorte décrocher le souvenir correspondant; c’est un phénomène mécanique. Enfin ce sont les lois de l’association des idées, dit-on, qui agissent, absolument comme agit sur les corps la loi de la gravitation, la loi de l’attraction302. La thèse que nous soutenons et à la lumière de laquelle nous vou­ lons critiquer les théories de la mémoire est une thèse toute différente. Nous estimons que les choses se passent de la manière suivante : c’est le tout de la mémoire, de la mémoire indivisée et en quelque sorte indivisible, c’est le tout de la mémoire qui est présent à chacune des opérations, ce tout de la mémoire est là, exerçant une poussée, cher­ chant à s’actualiser, à se matérialiser, et l’effet de la perception actuelle est moins d’aller décrocher tel ou tel souvenir que d’empêcher en quelque sorte tous les souvenirs qui ne sont pas utiles de s’actuali­ ser, de se matérialiser présentement. La perception exerce moins une action positive d’attraction qu’une action négative d’inhibition. Sans entrer dans les détails de cette action, nous devons seulement insister sur ce point essentiel, à savoir que dans cette opération la 191

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mémoire est active ; elle agit ; ce n’est pas une association mécanique, ce n’est pas un phénomène mécanique. La psychologie atomistique n’expliquerait pas grand-chose ici ; non, c’est une action dynamique et une intervention de toute la mémoire. Prenons un exemple, l’exemple que nous avons déjà pris303, celui de l’attention prêtée à la parole entendue, de l’attention prêtée à une conversation. Une personne parle, prononce des mots. Eh bien l’attention prêtée à la parole lui confère, disions-nous, plus de clarté et de distinction. Cela veut dire que des souvenirs sont projetés sur les sons entendus, et en les recouvrant, les distinguent les uns des autres. Que la mémoire intervienne dans ce phénomène, cela n’est pas douteux et personne ne le conteste, car quand on entend parler une langue qu’on ne connaît pas, on ne distingue pas les mots ; donc pour les distinguer il faut les connaître, les avoir déjà dans l’esprit. Et puis la projection des souvenirs sur la perception joue ici le premier rôle, cela n’est pas douteux : seulement est-ce une opération toute mécanique ? Est-ce que chaque son perçu va déclencher le sou­ venir correspondant, ou bien n’y a-t-il pas une marche en avant, une poussée de tous les souvenirs, qui cherchent en quelque sorte à s’insé­ rer dans la perception ? Voilà la question que nous posons. Considérons la première hypothèse. Est-elle vraisemblable ? Est­ elle confirmée par les faits ? On trouve d’abord contre elle - je sais bien que cet argument est de moins en moins admis par la psychologie, mais enfin il a son importance — on trouve contre elle le témoignage de la conscience, l’observation intérieure. Si nous nous envisageons nous-mêmes, si nous nous interrogeons sur ce que nous éprouvons quand nous faisons attention, à une conversation par exemple, nous trouvons que l’attention prêtée à la parole consiste dans la modifica­ tion d’un état général, dans ce que j’appellerai une tension304 supé­ rieure donnée à toute notre personnalité, c’est une plus haute tension. La preuve en est qu’il dépend de nous, du plus ou moins de laisseraller que nous nous permettons, d’entendre distinctement ou de ne pas entendre distinctement305. Nous écoutons une conversation, nous n’avons qu’à nous laisser aller à une espèce de somnolence pour ne plus entendre qu’une espèce de musique, de bruit continu. Au 192

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contraire pour distinguer les paroles, il faut en quelque sorte que nous nous ramassions sur nous-mêmes : nous avons le sentiment bien net d’un changement d’état général ; mais je veux bien que ce sentiment ne compte pas et qu’on le considère comme illusoire : envisageons les choses d’un autre biais. On nous dit que les choses se passent ici mécaniquement: un son perçu va chercher dans la mémoire en quelque sorte un son qui lui ressemble et c’est par la jonction entre cette perception et ce souvenir que se fait la distinction, mais on oublie une chose c’est que la ressemblance n’est pas une réalité objective. Oui, deux choses identiques sont deux choses qui sont superposables, leur identité est la même, mais la ressemblance n’existe que subjective­ ment pour quelqu’un qui fait un minimum d’effort de discernement. Voilà un mot prononcé par une certaine voix, laquelle voix a un cer­ tain timbre et se place à une certaine hauteur ; le même mot prononcé par une autre voix qui a un autre timbre et qui émettra un son plus bas ou plus haut, le même mot objectivement est quelque chose de tout différent. La ressemblance existe pour moi parce que j’extrais, des éléments différents qui composent ces deux représentations, des rela­ tions identiques, oui c’est l’identité de relations qui fait la ressem­ blance en somme, mais encore faut-il qu’il y ait quelqu’un qui se charge de cette extraction ; si les choses se passent mécaniquement, on ne voit pas comment elles se passent, sans compter qu’il y a des cas où on peut se demander si la ressemblance est même une identité de rela­ tions, si elle n’implique pas quelque chose de bien plus fuyant encore. Entre deux physionomies qui se ressemblent, souvent on ne trouvera pas de traits communs, ni même de relations communes ; il y a un jene-sais-quoi qui fait la ressemblance mais cette ressemblance n’existe que pour un esprit qui est capable de l’extraire activement. Donc quand on parle de la ressemblance comme effectuant cette opération, on oublie que la ressemblance n’est pas dans les choses et qu’elle implique toujours à des degrés différents, plus ou moins, l’opé­ ration active d’un esprit qui la conçoive et qui en somme l’établisse. Il y a en outre une autre considération qui me paraît plus impor­ tante : quand la psychologie associationniste nous parle d’une percep­ tion qui va chercher en quelque sorte le souvenir analogue pour se 193

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l’associer ou pour s’en recouvrir, cette psychologie parle comme si la perception existait par elle-même séparément, avant le souvenir auquel elle va faire appel; elle établit une relation chronologique d’antériorité et de postériorité entre la perception et le souvenir. J’écoute un son, j’écoute des paroles. Il y a d’abord les paroles et les sons perçus, nous dit-on, puis alors les sons perçus, les paroles vont chercher des souvenirs analogues, des souvenirs semblables, ce qui suppose que les paroles existent, sont déjà entendues avant que les souvenirs soient là, soient présents, mais l’expérience nous montre que la perception ne se fait que par le souvenir ; qu’elle n’existe que par le souvenir306 ; la matérialisation du souvenir est contemporaine de la perception elle-même. Nous le montrions l’autre jour à propos du mécanisme de la lec­ ture307; nous disions que lire c’est apercevoir seulement quelques jambages, juste le strict nécessaire; quand on lit son journal couram­ ment, on ne voit pas toutes les lettres, tant s’en faut, ni même des lettres complètes, on voit quelques jambages caractéristiques et la mémoire projette à l’intérieur de ce cadre des souvenirs qui deviennent par là même hallucinatoires. La thèse associationniste revient à dire que les lettres qui sont perçues appellent les souvenirs ; mais au contraire elles ne sont per­ çues comme lettres que par les souvenirs eux-mêmes. C’est vrai pour la lecture, mais c’est bien plus vrai encore pour l’audition de la parole. Lorsqu’il s’agit de la lecture on peut soutenir que toutes les lettres sont là, qu’elles sont écrites, mais pour la parole, croyez-vous que les mots que nous entendons soient réellement pro­ noncés ? On ne prononce que très peu de chose, juste ce qui est néces­ saire pour être compris. Nous entendons beaucoup plus de choses dans la parole qu’il n’y a de choses prononcées. Quand nous écoutons un Anglais parler anglais, connaissant mal l’anglais nous-mêmes, mais le connaissant un peu, nous disons qu’il va beaucoup trop vite et qu’il mange la moitié des mots, mais l’Anglais en dit absolument autant de nous ; quand nous parlons français devant lui il trouve que le Français parle trop vite, qu’il mange la moitié des mots et nous avons raison les uns et les autres. 194

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La vérité, c’est que parler consiste en effet à supprimer une grande partie des sons et à ne conserver que le strict indispensable ; on ne prononce pas l’inutile. Il y a eu des expériences à ce sujet. Vous en trouverez la relation dans la revue américaine American Journal of Psychology. C’est en 1900 que l’article a paru; ces expériences ont été faites en Amérique par M. Bagley308, qui a proposé de déterminer dans quelle mesure on pouvait en parlant supprimer des lettres ou même des syllabes sans que l’interlocuteur s’en aperçoive. Eh bien cela dépend de la syllabe, ou de la lettre, cela dépend aussi de leur place dans les mots. On est arrivé à déterminer cette limite avec une certaine précision, peut-être avec trop de précision, parce qu’il est douteux qu’il y ait ici une limite nette et mathématique ; cela dépend de ce que j’appellerai le « réglage de l’attention ». Avec plus d’attention on peut passer par-dessus cette limite de suppression, et ne pas s’en apercevoir. La preuve en est que si on écoute la parole dans un phonographe, il y a beaucoup plus de suppressions que dans la parole parlée, car la parole parlée dans le phonographe a déjà supprimé pas mal de choses, mais le phonographe en supprime encore et cependant pour peu qu’on ait l’habitude, on ne s’aperçoit de rien. Donc la limite n’est pas une limite mathématique ; le degré d’attention qu’on prête à la perception doit modifier considérablement le résultat. Quoi qu’il en soit nous avons ici la preuve bien nette qu’il est impossible que les choses se passent comme la philosophie associationniste le croit, que la perception une fois faite aille chercher en quelque sorte le souvenir tout fait. Non, car la perception n’est faite que par le souvenir. La vérité c’est qu’il y a un processus immédiat, et en quelque sorte instantané, la mémoire s’emparant de la perception, et se l’assimilant, ou, si vous le voulez, la perception s’emparant de la mémoire et se l’assimilant, mais des deux termes : celui qui agit véri­ tablement, celui qui a le rôle actif, c’est la mémoire, ou, pour mieux dire, c’est la personnalité tout entière, se portant vers la perception avec la totalité des souvenirs conscients et surtout inconscients. Voilà pour le phénomène de l’accroissement de clarté, voilà pour la clarté supérieure que l’attention confère à la représentation. Nous 195

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arrivons maintenant, c’est par là que nous devons terminer, à ce que j’ai appelé l’« accroissement d’intelligibilité309 », au phénomène de l’interprétation tel qu’il se produit quand l’attention se mêle à la repré­ sentation. En quoi consiste ce phénomène et qu’est-ce que l’attention ajoute ici à la représentation ? Nous pouvons continuer à prendre le même exemple, celui de la parole entendue. Dans tout ce qui a été [dit] jusqu’ici il n’est question que de la plus grande clarté, de la plus grande distinction que la parole entendue acquiert quand on prête attention à ce qu’on entend, mais l’attention peut faire davantage et généralement elle fait davantage, car on n’écoute les paroles que pour les comprendre310. L’attention nous permet de les interpréter. Eh bien, en quoi consiste le mécanisme de l’interprétation et pouvonsnous accepter ici une thèse comme la thèse associationniste ? N’est-il pas plus évident encore qu’il faut supposer une opération tout autre, plus organisée que celle que l’associationnisme suppose ? Je rappelle brièvement l’explication qui nous est donnée par cette thèse : elle suppose - c’est toujours la même chose - que chaque son, que chaque parole, si vous voulez, que chaque mot va dans la mémoire déclencher non plus seulement le souvenir des mots, le sou­ venir des paroles, mais le souvenir des choses, une image, une idée. Ainsi pendant le temps que j’entends parler, chacun des mots que j’entends va chercher dans l’esprit, dans le cerveau, comme on vou­ dra, des souvenirs de choses ou des relations, des images ou des idées, et ce sont ces idées suggérées par des paroles qui, se superpo­ sant les unes aux autres, constituent le mécanisme de l’intellection. Une théorie de ce genre se heurte à de grosses difficultés, qui vrai­ ment me paraissent insurmontables. Elle implique plusieurs postu­ lats. Le premier serait, ce me semble, que chaque mot n’a qu’un sens, ou plutôt: mettons qu’il en a plusieurs, mais que chaque mot a un sens absolu, que chaque mot au fur et à mesure qu’il se présente va chercher son idée ou son image. Mais le mot n’a pas un sens absolu, réglé sur lui, collable sur lui comme une étiquette. Le mot emprunte son sens à la phrase où il se trouve, au contexte. Les mots ont bien des sens, différents, qui sont numérotés dans le dictionnaire. Alors si les choses se passent comme on le dit, le mot va se trouver très 196

26 février 1904 embarrassé et hésiter entre plusieurs numéros du dictionnaire en quelque sorte, entre plusieurs sens; mettons que ses hésitations puissent être tranchées grâce à des phénomènes associationnistes qu’on imaginera pour la circonstance: il faudra du temps, or le mécanisme de l’intellection est très rapide, il est quasi instantané, nous ne pouvons donc pas supposer d’hésitation ou d’oscillation de ce genre. Il y a donc cette première difficulté, mais il y en a beaucoup d’autres et en particulier celle-ci : il s’en faut de beaucoup que tous les mots du discours évoquent des images ou même des idées assimi­ lables, séparables. Il en est ainsi sans doute pour les mots qu’on choisit dans des expériences simples, des expériences de laboratoire, ce sont généralement des mots auxquels répondent des images, mais dans la pratique courante, il y a des mots qui ne peuvent trouver d’image dans l’esprit : les articles, les prépositions, et même les adverbes, que sais-je ? Il y a beaucoup de parties du discours qui ne correspondent à aucune image et, même s’ils évoquent des idées, n’évoquent pas d’idées représentables séparément, ce sont des relations311. Voilà par exemple une expression qu’il m’est arrivé d’employer dans cette leçon même, une formule interrogative, une phrase commençant par : est-ce que... ? Quelle image l’expression «est-ce que?» peut-elle susciter dans l’esprit ? Dira-t-on qu’elle suscite l’idée générale d’interroga­ tion ? Mais que tirerais-je de l’idée générale d’interrogation jointe à une phrase affirmative ? Ce sera une interrogation puis une affirma­ tion, mais pour qu’une phrase soit interrogative, il faut un processus tout autre d’organisation, quelque chose d’intérieur et même d’indivi­ sible. En supposant même que chaque mot évoque une image, ou même une idée, on aura des idées juxtaposées à des idées, on n’aura pas ce complexus indivisé qui est une phrase car une phrase pronon­ cée évoque dans l’esprit quelque chose qui sans doute occupe un cer­ tain temps, une certaine durée, mais qui n’en est pas moins quelque chose d’indivisible, en ce sens que le commencement est dans la suite et la fin dans le commencement et le tout dans chaque partie312. Une phrase comprise, c’est cela, et aucun processus associationniste ne nous rendra compte d’un phénomène de ce genre. 197

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Voilà donc des objections très graves contre la théorie qui préten­ drait faire du processus de l’interprétation une espèce de juxtaposi­ tion mécanique d’images ou d’idées se superposant chacune à un mot prononcé, s’il s’agit d’une conversation entendue et du mécanisme de l’interprétation de la parole. Comment faut-il donc se représenter les choses ? Je crois qu’il faut se les représenter tout différemment et que si on veut se faire une idée du mécanisme qui intervient ici, il ne faut pas, comme on le fait quel­ quefois, prendre des exemples très simples, au bas de l’échelle, consi­ dérer le cas où nous faisons le minimum d’effort, mais au contraire prendre le cas où l’effort d’attention est à son maximum. Cet effort est faible dans l’attention de la parole courante, mais je suppose qu’il s’agisse de quelque chose de difficile, par exemple d’un calcul qu’on fait devant nous313. On nous expose une question mathématique ou simplement on fait devant nous un calcul. En quoi consiste ici le mécanisme de l’intellection ? Consiste-t-il à suivre les mots et à mettre sur chaque mot une idée ? Nous n’arriverions à rien avec ce système. Le mécanisme consiste en ceci : nous devinons à peu près de quoi il s’agit. Nous savons à peu près quel calcul on fait et nous le recom­ mençons. Nous le faisons pour notre propre compte. Les mots ne sont que des jalons mis de loin en loin qui nous permettent de nous repérer, de nous assurer que nous ne faisons pas fausse route. C’est un travail que nous faisons en quelque sorte tout seuls et les mots ne sont là que comme vérification à tout moment de nos hypothèses. Cela est évident quand on fait un calcul devant nous, nous ne pou­ vons suivre le calcul qu’à la condition de le recommencer. Suivre un calcul, c’est le refaire pour son propre compte314. Eh bien descendons par une transition insensible jusqu’à la parole courante. Prenons si vous le voulez des intermédiaires, prenons une intellection même dif­ ficile. Supposons que nous écoutons une conversation philosophique. On nous expose une question philosophique315. Nous ne la compre­ nons que si nous sommes capables de nous exposer à nous-mêmes les choses. La première parole nous dit de quoi il est question. Nous construisons le développement de l’idée qu’on nous indique, et les paroles prononcées sont là simplement pour nous soutenir sinon nous 198

26 février 1904 n’arriverions à aucun résultat. Quand un enfant apprend à marcher, il faut le soutenir tout le temps, mais les mouvements de la marche, c’est lui qui les fait316. Il en est de même quand nous écoutons. Nous prenions l’exemple d’une conversation philosophique. Nous écoutons une personne qui parle philosophie ; ses paroles nous indiquent à tout moment que nous sommes dans le bon chemin, dans son chemin à elle, que nous sommes dans le chemin qu’il faut, mais les mouvements de la marche, c’est nous qui les accomplissons. Les paroles sont des poteaux indicateurs placés de loin en loin aussi près que possible, mais il y a tout de même un intervalle317. Les poteaux indicateurs ne contribuent pas à la marche, les mots entendus ne contribuent pas davantage à la marche de la pensée, il faut qu’elle marche toute seule, les mots de temps à autre lui rappellent les points par où elle doit passer. Eh bien, dans la conversation courante, ce doit être la même chose : le processus de l’attention, c’est un processus de réglage. Nous réglons le ton de l’attention, notre ton mental sur celui de notre inter­ locuteur. Ses paroles sont là constamment pour nous rappeler et pour nous remettre dans le droit chemin, pour nous rappeler la direction. Je crois que si on s’observe - il est vrai qu’il faut peut-être un plus grand effort — si on s’observe soi-même pendant qu’on écoute une personne qui parle, on finit par avoir ce sentiment que le mécanisme de l’intellection, c’est-à-dire la pensée interprétative, c’est un mouve­ ment, un mouvement continu mais qui passe à tout moment par des carrefours ; c’est un mouvement, qui ne peut pas être stationnaire. On écoute une personne parler, les premiers mots qu’elle prononce ne répondent pas à des idées toutes faites mais à une direction, à un mouvement. Ce mouvement s’arrête bien vite, il arrive à un carre­ four, il ne sait pas quelle direction prendre; les mots suivants lui permettent de choisir entre ces différentes routes qui s’ouvrent devant lui, et ainsi de suite. Nous mettons notre pensée en mouvement et ce mouvement vient tout entier de nous ; les mots sont autant de direc­ tions pour, à tout moment, nous permettre de choisir. Je commence une phrase en ce moment... La phrase même que je viens de prononcer318. Je viens de dire: «Je commence... » Si je dis : «je... », j’évoque l’idée de quelque chose qui est en quelque sorte 199

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déclenché dans la mémoire, car si après «je... », je m’arrête, vous direz : Eh bien ! Quoi ? - C’est donc que j’avais commencé un mouve­ ment, et les mots qui venaient après celui-là vous indiquaient seule­ ment, au carrefour où vous étiez restés, le chemin à prendre. Les mots sont autant de poteaux indicateurs aux carrefours, comme je le disais tout à l’heure, qui sont destinés à permettre de choisir entre des voies différentes qui s’ouvrent constamment à tous les carrefours sur les chemins. La vérité - et c’est le fond des choses - la vérité c’est que la pensée dans le mécanisme de l’interprétation en général n’est pas une mosaïque, ce n’est pas quelque chose qui est composé ou qui est recomposé avec des éléments ; c’est un mouvement, et nous revenons ainsi, Messieurs - c’est un point important -, nous revenons ici à l’idée essentielle de ce cours, celle que nous avons exposée ici l’année dernière et les précédentes et dont nous cherchons la confirmation dans l’histoire de la philosophie en général et dans l’histoire de la psychologie en particulier. Cette idée, c’est que toutes les difficultés ou du moins les principales difficultés philosophiques viennent de ce que nous n’arrivons pas à nous représenter clairement le mouvement, la mobilité319. Le mouvement est quelque chose qui échappe absolu­ ment, je ne dirai pas à la pensée, mais à l’expression. La pensée réflé­ chie, l’expression n’atteignent que l’immobile, le tout fait, et la réalité, c’est le se faisant. La prétention de notre esprit c’est toujours de reconstituer le mouvement, la mobilité, le se faisant avec le tout fait, avec des immobilités juxtaposées. Nous avons montré que les princi­ pales difficultés métaphysiques viennent de là, quand ce ne serait que celle de se représenter le mouvement dans l’espace. Nous n’arrivons jamais à nous représenter que des positions. Voilà un mobile qui va de A en B320 ; si nous voulons nous représenter ce mouvement direc­ tement, nous dirons : le mobile a passé par les points intermédiaires M, N, P. Eh bien ce sont des points, des positions, des immobilités. Si je veux savoir comment le mobile a passé d’un point à un autre, d’une immobilité à une autre, je vais intercaler d’autres points, d’autres immobilités et ainsi de suite ; j’en intercalerai un nombre indéfini, car ce ne sera jamais du mouvement ; le mouvement je ne pourrai le saisir 200

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que par un processus tout autre. Le mouvement il faut que je l’accom­ plisse moi-même, il faut que je sympathise321 moi-même en quelque sorte avec l’idée d’accomplissement du mouvement. Eh bien pour l’intellection c’est la même chose. Une pensée, c’est un mouvement, mais quand la conscience se retourne sur ce mouvement pour le saisir, elle n’en aperçoit que des immobilités, des positions, absolument comme pour le mouvement dans l’espace. Alors ces images dont nous parle l’associationnisme, ces idées toutes faites, tout cela existe dans l’esprit, je le veux bien, ce sont des traces immobiles laissées par la pensée sur son chemin, ce n’est pas la pensée elle-même. L’erreur constante de la psychologie associationniste, c’est de croire qu’avec ces immobilités juxtaposées on arrivera à recomposer du mouvement, absolument comme l’erreur des Éléates était de croire que les points juxtaposés le long d’un mobile étaient en quelque sorte équivalents au mouvement, au mobile lui-même322. Récemment, on a fait des études expérimentales sur le mécanisme de l’intelligence323. On a trouvé - c’est ce qu’on pouvait prévoir - que la pensée est chose assez différente de l’imagination et qu’on n’arri­ vera pas à identifier la pensée avec un jeu d’images. Pour prendre un exemple simple, quand nous nous parlons à nous-mêmes intérieurement, nous pensons. Qu’est-ce qu’il y a de présent alors à l’esprit ? On s’est demandé si c’était un jeu d’images. On trouve que certaines personnes n’arrivent pas même à se représen­ ter des images ; il y a des personnes qui n’imaginent jamais rien en écoutant la parole d’autrui ou la leur intérieurement. Alors n’y a-t-il dans l’esprit que des mots ? Avec ces mots tout seuls on ne ferait rien parce qu’alors les mots ne pourraient que se combiner au hasard. Or, les mots se combinent intelligemment; il y a donc quelque chose derrière les mots, mais quoi ? Ce ne sont pas des images. Sont-ce des idées ? Mais qu’est-ce que l’idée, indépendamment d’une représenta­ tion imagée, indépendamment des mots ? La conclusion de certains psychologues, c’est que le mécanisme de la pensée est quelque chose d’inconscient. Voilà le résultat auquel quelques-uns arrivent : la pen­ sée est inconsciente. Il n’y a de conscient que l’image quand il y a image, ou les mots quand il y a des mots. - Mais l’observation 201

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intérieure proteste contre cette affirmation. La pensée n’est pas inconsciente, disons qu’elle est insaisissable, inexprimable. On ne peut pas exprimer la pensée, on exprime tel état du mouvement de la pensée, on exprime, je dirais presque des négations de la pensée, mais la pensée elle-même est inexprimable et par conséquent insaisissable, parce que nous ne saisissons que l’immobile ; mais la pensée, nous pouvons la vivre intérieurement et nous avons le sentiment de la vivre intérieurement, ce n’est pas de la connaissance, c’est du sentiment. Si on convient de réserver le nom de « conscience » à la connaissance qui porte sur l’immobile, le tout fait, je veux bien que ce soit de l’inconscient324, mais si on entend par « inconscient » ce qui échappe au sentiment intérieur, eh bien, non, la pensée est quelque chose de parfaitement conscient, tout ce qu’il y a de plus conscient ; seulement la pensée n’est pas quelque chose qui puisse se recomposer artificielle­ ment par une espèce de mosaïque ; nous ne saisissons clairement que ce qui se prête à cette recomposition. Voilà la vérité. Donc le proces­ sus de l’intellection, de l’attention, est un processus tout différent de celui que la psychologie purement associationniste nous décrit. Dans la prochaine leçon, je tirerai quelques conséquences de ces principes, et j’examinerai alors en eux-mêmes les principes de la philosophie associationniste ; ce sera l’objet de la prochaine leçon.

Conférence de M. Bergson

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jNdLessieurs, Dans les deux prochaines leçons nous allons étudier l’explication physiologique de la mémoire. Nous passerons ensuite à l’étude cri­ tique des théories de la mémoire dans leur évolution et nous montre­ rons comment cette explication de la mémoire par un processus cérébral est grosse, beaucoup plus qu’on ne le croit, de théories méta­ physiques, comment il y a là toute une théorie métaphysique latente, cela va sans dire, et cependant présente. Avant d’aborder cette étude, je voudrais dire quelques mots - et ce sera l’objet de la leçon d’aujourd’hui - de cette psychologie que nous avons déjà rencontrée plusieurs fois sur notre chemin, et qui prépare en quelque sorte l’explication purement cérébrale des faits de mémoire, c’est la psychologie que nous avons appelée atomistique, celle qui considère chacun des états psychologiques comme une entité indépendante se suffisant à elle-même ; c’est, en somme, la psycholo­ gie qu’on appelle « associationniste». Ce sont les postulats de cette psychologie, ses principes généraux, ses origines théoriques que je voudrais déterminer en quelques mots aujourd’hui. Historiquement il y a d’abord une chose à dire, c’est que cette psychologie a toujours plus ou moins existé à l’état latent. Il est natu­ rel à l’esprit humain de se représenter les états psychologiques comme étant des états distincts, séparés, pouvant se juxtaposer, comme des carreaux de mosaïque. Cela est naturel, mais cette idée n’a pris une forme scientifique que depuis environ un siècle. Si on recherche les origines de cette idée sous sa forme scientifique, elles sont assez faciles à découvrir. Dès son origine cette théorie nous 203

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apparaît comme une tentative pour imiter la méthode de la physique et celle de la chimie. Cela est très évident, si on considère cette doc­ trine chez un de ses fondateurs, chez David Hume. On pourrait rele­ ver plus d’un texte concluant à cet égard, il y en a un qui est le plus connu de tous, c’est cette phrase de son Traité de la nature humaine, livre I, section IV : « Il y a, dit David Hume, une espèce d’attraction qui, dans le monde mental, se trouve avoir des effets aussi extraordinaires que l’attraction physique dans le monde matériel325. » Nous prenons ici sur le vif le désir de transporter en psychologie la loi newtonienne de l’attraction. Chez David Hume ce besoin de construire la psychologie sur le modèle de la physique est assez évident. Que si nous prenons la doctrine associationniste un peu plus tard, et chez le philosophe qui a le plus contribué à la fonder, quoi qu’il soit peu connu - il est peu connu chez nous, mais très connu en Angleterre -, c’est Thomas Brown, philosophe qui est mort en 1820, ce philosophe a publié un ouvrage qui est intitulé : Leçons sur la philosophie de l’esprit humain326. Dans ces leçons nous trouvons certainement l’exposé le plus complet qui ait été fait de la psychologie associationniste et aucun psychologue n’a poussé aussi loin que Brown l’étude analytique de l’association des idées. Si on veut un exposé complet de la philosophie associationniste, beaucoup plus complet que celui qu’on trouve chez ses successeurs, c’est chez Brown qu’il faut aller le chercher. Que nous dit Brown dans une de ses leçons d’introduction, la leçon 10 ? Je traduis textuellement: « C’est la fonction du psychologue [mot à mot, le travail du psy­ chologue] d’analyser les phénomènes complexes de la pensée, comme c’est la fonction du chimiste de réduire les corps composés sur les­ quels il opère, quelque intime qu’en soit la combinaison, à leurs élé­ ments constitutifs327. » Ainsi voilà qui est clair, il s’agit pour le psychologue d’imiter le chimiste. « Et comme, en chimie, il arrive souvent que les qualités des ingré­ dients ne sont pas reconnaissables dans les qualités apparemment dif204

4 mars 1904 férentes du composé lui-même, ainsi, dans cette chimie spontanée de l’esprit, le sentiment composé qui résulte de l’association des senti­ ments antérieurs a dans bien des cas si peu de ressemblance avec ses éléments, qu’il faut la réflexion la plus attentive pour dissocier les assemblages328. » Ainsi d’après ce texte, et vous en trouverez d’autres dans le même ouvrage, l’objet de la psychologie est de faire une espèce de chimie mentale, de recomposer les états soi-disant complexes avec leurs élé­ ments simples, en partant de cette idée que de même qu’en chimie le composé présente des propriétés absolument différentes de celles des composants, ainsi en psychologie des propriétés qu’on ne trouvait pas dans les états élémentaires pourront se rencontrer dans l’état résultant. John Stuart Mill, dans la préface qu’il a écrite au livre de son père (qui est si remarquable au point de vue psychologique, peut-être plus remarquable que les travaux de Stuart Mill lui-même), ouvrage inti­ tulé « Analyse de l’esprit humain319 », ouvrage qui n’a pas été traduit non plus en français, du moins que je sache, John Stuart Mill nous dit en propres termes, en faisant la synthèse en quelque sorte de ces deux points de vue, que l’objet de la psychologie est de faire la chimie et la physique de l’esprit: il s’agit de faire la «chimie mentale330», la recomposition des états psychologiques avec leurs éléments simples, et aussi la « physique mentale » 331, de déterminer les lois qui régissent les attractions des groupes psychiques les uns à l’égard des autres. Ainsi il résulte de cet examen très sommaire de ces théories que c’est par analogie avec la physique et la chimie, avec la méthode de ces deux sciences, avec la loi générale de ces deux sciences, que s’est constituée la psychologie associationniste de l’esprit. Ses origines mêmes, Messieurs, suffisent à nous la rendre suspecte, et très suspecte, car une science ne se construit pas, ne doit pas se construire par analogie avec d’autres sciences ; une science nouvelle par hypothèse a un objet nouveau. De quel droit la faire rentrer a priori dans le cadre d’une science qui étudie des objets différents ? Il y a là une tendance, très naturelle à l’esprit, à déterminer a priori une science nouvelle sur le modèle de celles qui existent déjà. Cette tendance nous allons la surprendre à l’œuvre dans notre prochaine leçon, nous verrons à quel 205

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sophisme elle peut conduire, mais il y a - il faut le dire dès mainte­ nant - il y a dans l’esprit humain une tendance à se représenter des connaissances, toute connaissance possible, sur le modèle des connais­ sances précises qu’il possède déjà. Cela est évident même pour la maté­ rialité de nos connaissances. Nous avons beaucoup de peine à nous défaire de cette idée que nous connaissons tout - car c’est là le fond des choses -, nous croyons connaître tout332. Sous sa forme naïve, cette opinion s’exprimerait ainsi : nous pos­ sédons tout le gros de la science, nous possédons tous les principes généraux, il ne nous reste qu’à trouver les applications, les conséquences, mais nous avons les principes, nous avons les cadres géné­ raux. Alors que l’histoire des sciences devrait nous prémunir contre cette erreur, on trouverait même333 plus d’un savant qui implicite­ ment tout au moins émettra cette idée qu’il ne reste plus à découvrir de choses importantes, qu’on a tout l’essentiel, qu’il ne reste plus qu’à tirer des conséquences. Voilà la forme naïve de cette idée, il est rare qu’on la rencontre sous cette forme, mais on la retrouve sous une autre forme plus sub­ tile, qui est celle-ci : on consent à dire que nous ne possédons pas toute la science, toutes les connaissances, ni les principes généraux de la science, mais on prétend que nous possédons la méthode, que nous avons les cadres et que ces cadres, c’est la science, et que tout ce qui ne rentre pas dans ces cadres ne sera pas scientifique. Cette idée, que nous rencontrons aujourd’hui sous bien des formes, si on la prenait au sérieux, aboutirait à une intolérance - du reste nous en avons des exemples - une intolérance scientifique d’un nouveau genre, comparable en somme à ce que fut l’intolérance aris­ totélicienne334. De quel droit soutenir que nous possédons les cadres de la science ? Est-ce que ces cadres sont quelque chose de donné a priori ? Y a-t-il des doctrines préexistantes en quelque sorte, providentielles, tombées en quelque sorte d’en haut, qui font qu’il faut dire : c’est ainsi qu’on devra chercher, c’est dans telle ou telle formule que devra se couler la vérité ? Mais certainement, non. Rien qu’à considérer les découvertes déjà 206

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faites, les recherches déjà faites, on trouverait un certain nombre de procédés généraux, mais ces procédés généraux ont été appliqués à la recherche de certains objets, et rien ne nous dit que pour des objets tout autres, il ne faudra pas d’autres procédés et une méthode toute diffé­ rente. Une méthode, en somme, exprime une certaine adaptation de l’esprit à son objet. Pourquoi vouloir une même adaptation pour des objets très différents ? Mais je vais encore plus loin, je dis que la méthode dépend de l’objet : mais elle dépend tout aussi bien du sujet et de la personne elle-même. Quand nous étudions l’histoire des sciences, nous sommes très frappés de voir, pourvu que nous y regardions d’assez près, que chaque savant a sa méthode à lui, sa méthode qui lui est personnelle. La méthode de Galilée n’est pas la méthode de Newton, ce n’est pas du tout la même chose. La méthode d’un Claude Bernard335 n’est pas celle d’un Pasteur. Chacun de ces esprits a sa méthode à lui, qui est en quelque sorte son style. C’est comparable en effet au style d’un écrivain. Il est certain qu’en comparant ces styles entre eux, on y trouve certains traits communs, absolument comme en comparant le style de certains prosateurs on trouvera que tous se sont conformés plus ou moins aux règles de la grammaire, aux règles de la logique. On pourrait mettre sous forme de syllogismes la prose de Rousseau ou la prose de Chateaubriand, c’est certain, rien n’empêcherait de le faire. De même que si nous prenons les découvertes de Galilée, de Newton, de Pasteur, de Claude Bernard, rien ne nous empêche d’y voir, comme le fait Stuart Mill, quatre « procédés inductifs336 ». Vous savez que ces procédés sont communs à tous les chercheurs : c’est vrai ; mais ils entrent dans la méthode de ces chercheurs à peu près comme les syllo­ gismes entrent dans la prose de Rousseau, c’est quelque chose du même genre. Ce sont des moules où on peut couler les découvertes une fois faites, mais jamais avec ces procédés donnés en quelque sorte a priori, jamais avec ces cadres on n’arrivera à quoi que ce soit. Ce sont donc encore une fois des cadres pour l’exposition de la découverte, de la science, qui seraient faits pour la science plutôt que pour l’invention337. Cela paraît très évident et cependant il est nécessaire de le dire, car nous voyons chez certains - heureusement pas chez tout le monde 207

Histoire des théories de la mémoire nous voyons chez certains esprits une espèce de scolastique nouvelle, une tendance à faire de ces procédés scientifiques une espèce de nou­ velle scolastique qui serait comparable à ce que fut l’ancienne scolas­ tique, la méthode aristotélicienne ; quelque chose du même genre. On prend les résultats d’une science qui est très jeune encore, puisque la science date d’il y a trois siècles à peine... - On a opéré jusqu’ici sur des objets très simples, extrêmement simples. La phy­ sique et la chimie, la biologie datent d’hier. La science est donc tout à fait récente et elle a porté sur des choses tout à fait simples ; elle n’en a considéré qu’un aspect tout à fait simple, extérieur. Elle s’est volon­ tairement bornée à cet aspect : elle a cherché à montrer comment des grandeurs physiques sont plus ou moins fonction les unes des autres338. C’est la méthode qui est usitée depuis Galilée. Elle s’est limitée à des objets simples et à un aspect déterminé de ces objets, et pour obtenir ce résultat, elle a suivi bien des chemins assez différents ; elle a employé bien des procédés personnels, disions-nous tout à l’heure, à chaque chercheur, mais d’où on peut extraire en effet un certain nombre de règles. Mais de quel droit appliquer ces règles à des recherches futures et prétendre que toute science quelle qu’elle soit devra être coulée dans ce moule ? Il y a là une erreur, disais-je, très naturelle à l’esprit et cela tient au fond à un défaut de caractère, car sous la plupart des erreurs stables, il y a plus ou moins des vices, ou, sans aller aussi loin, des défauts, des travers de caractère, en somme c’est l’orgueil, c’est l’amour-propre339. Nous ne pouvons pas nous faire à cette idée, d’abord, que nous savons très peu de chose à côté de ce qui reste à apprendre. Il y a d’abord cela. Puis il y a encore autre chose : nous ne pouvons pas nous faire à l’idée que certains hommes ont certaines facultés que ne possèdent pas les autres, que les inventeurs dans la science conduisent les esprits par certains chemins qui ne sont pas les chemins par où passe tout le monde. Nous avons beaucoup de peine à nous faire à cette idée. Nous acceptons leurs découvertes, nous considérons les chemins qu’ils ont suivis, les cadres où ils ont coulé leurs résultats, et ces cadres, que nous constituons en somme grâce à leur invention, une fois que nous les possédons nous en faisons 208

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quelque chose de préexistant, où ils n’auraient fait qu’entrer, quelque chose qui était donné avant eux, où il faut par une espèce de fatalité qu’entrent nécessairement toutes les recherches scientifiques et tous les résultats scientifiques. C’est un peu, je ne voudrais pas pousser trop loin l’analogie, c’est en quelque sorte comme l’idée qui s’est de plus en plus implantée pendant le XIXe siècle que l’histoire suit une marche absolument fatale, qu’il y a de certains courants irrésistibles dus à des actions des masses et que les hommes remarquables ne jouent en somme aucun rôle340. Je veux bien que cette question ne puisse pas être tranchée, elle est insoluble, la question de savoir si les grands hommes font ou ne font pas quelque chose. Mais il est certain qu’il y a dans notre esprit une tendance natu­ relle à nier cette action, et cela parce que nous ne voulons pas admettre que la plupart soient en somme menés et dirigés par quelques-uns et par la libre volonté de quelques-uns. Plutôt que d’admettre cela nous supposons, ce qui est peut-être vrai, mais ce qui n’est nullement démon­ tré, que ces hommes remarquables sont des résultantes, et qu’ils sont conduits plutôt qu’ils ne conduisent. En ce qui concerne l’histoire on ne peut pas trancher la question, mais pour la science pure, pour ce qui est de l’histoire des sciences, il faudrait nier l’évidence pour soutenir qu’il y ait comme des cadres préexistants où nécessairement les savants, les inventeurs, coulent leurs idées ; non, ce sont eux qui créent les cadres ou plutôt c’est nous qui les créons après eux en formulant d’une manière tout à fait certaine et générale les résultats auxquels ils ont abouti et les chemins qu’ils ont plus ou moins accidentellement suivis. Il n’est pas inutile d’insister sur ce point. Nous parlons en ce moment de la psychologie, mais ce serait vrai pour beaucoup d’autres sciences. Il existe une tendance actuelle à déterminer ainsi a priori la forme des sciences nouvelles, que ce soit la sociologie, que ce soit la morale, que ce soit la psychologie. On écrit des livres ou des articles sur cette question : que doit être telle ou telle science qui n’existe pas encore ? Jamais la science ne s’est constituée ainsi. On a commencé par trouver les résultats, les lois, puis après cela, après que les lois ont été déterminées, on a déterminé la méthode et aussi l’objet. Qui aurait pu dire avant Galilée ce que serait la physique ? On a essayé de le dire, 209

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mais on s’est fourvoyé complètement. Personne n’aurait pu s’en faire la moindre idée. Ou alors il aurait fallu trouver la loi de la chute des corps avant Galilée lui-même. C’est cette loi qu’il a découverte qui a créé la méthode physique, et créé même, dirais-je, l’objet de la physique, créé même les faits physiques, car ce qu’on appelle les faits physiques, c’est un certain aspect de la réalité, c’est la réalité physique envisagée par le côté où elle se prêtera à une certaine mesure, par où certaines variables apparaîtront comme fonction de certaines autres variables. C’est la découverte même de la loi de la chute des corps qui a créé la méthode, l’objet et les faits. Comment alors, quand dans telle ou telle science il n’existe pas encore de loi positive, comment spéculer sur la méthode et même sur l’objet ? Commençons par trouver une loi, si minime soitelle, et nous parlerons ensuite de la méthode, mais vouloir a priori déterminer cette méthode et même décrire son objet, c’est s’exposer à être contredit par la première découverte sérieuse qui se fera. Peut-être la tendance actuelle dérive-t-elle - les deux choses se tiennent étroitement - dérive-t-elle au fond de la philosophie de Comte341. Personne ne peut contester que le Cours le philosophie positive d’Auguste Comte ne soit une œuvre de premier ordre, l’effort le plus puissant qui ait été fait pour synthétiser les sciences ; il n’existe pas de travail supérieur à celui-là au point de vue de la philosophie des sciences. Il n’en est pas moins vrai que d’un bout à l’autre de ce travail il y a la prétention, en somme, d’organiser la science et de dire ce que seront des sciences qui ne sont pas encore constituées. Si nous nous demandons comment Auguste Comte s’est représenté ces sciences et quel est le principe qui a présidé à cette organisation en somme a priori, nous trouvons que quoi qu’il ait dit, et que quoi qu’il ait voulu faire, c’est sur le modèle de la physique qu’il s’est représenté toutes les sciences à venir. Je veux bien qu’il ait déclaré les sciences d’ordre supérieur irréductibles aux sciences inférieures et qu’il ait considéré chacune comme ayant son domaine à elle, sa méthode à elle. Il n’en est pas moins vrai qu’il se représente toutes les lois, quoi qu’il fasse, sur le modèle des lois physiques et en somme toute méthode comme étant, avec une moindre précision, avec quelque chose de plus lâche, de moins rigoureux, la méthode même de Galilée. Il ne pouvait 210

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pas en être autrement. Mais cela est très contestable. Cette méthode s’applique à la physique, aux choses de la physique et rien ne prouve que les sciences d’ordre supérieur ne doivent pas suivre une méthode absolument différente, dont nous n’avons actuellement aucune idée, et même aboutir à des résultats, à des lois d’une tout autre nature, qui ne ressembleront nullement aux lois de la physique et de la chimie. La chose est extrêmement vraisemblable. Vous me direz : à quel signe reconnaîtra-t-on que ce sont des lois scientifiques, si elles ne ressemblent nullement aux lois scientifiques que nous connaissons actuellement ? On reconnaîtra que ce sont des lois scientifiques à ce qu’elles nous donneront une prise sur la réalité. Il n’y a pas d’autre critérium que celui-ci. Qu’est-ce que la science ? C’est le prolongement de notre action sur les choses, et un résultat vraiment scientifique est un résultat qui nous donne plus de prise, plus d’action sur les choses342. Si la physique telle que Galilée l’a conçue est vraiment une science, c’est pour cette raison, et telle ou telle découverte scientifique ou psychologique se reconnaîtra à ce qu’elle nous donnera prise sur la nature humaine ou sur la société. II n’y a pas d’autre critérium que celui-là. En somme, c’est le succès. On reconnaît qu’un résultat est scientifique à ce qu’il est utile, à ce qu’il nous permet de réussir dans notre tentative pour prolonger notre action sur les choses ou sur les hommes. La maxime que « la fin justifie les moyens » est une maxime immorale sans doute dans la pratique, mais elle est vraie dans la science. Les moyens, la méthode ne se justifient que par les résultats auxquels elles conduisent. N’essayons donc pas de déterminer a priori le concept d’une science quelle qu’elle soit, nous aboutirions, je le répète, à une intolé­ rance d’un nouveau genre qui existe chez quelques-uns et qui consiste en somme, sans savoir quoi que ce soit, sans se rendre compte, à parler de Galilée, à utiliser la physique de Galilée, à se servir de Galilée, comme avant Galilée on se servait d’Aristote. Avant Galilée, on était convaincu que tous les résultats futurs de la science entre­ raient dans le moule de la philosophie d’Aristote. Beaucoup aujour­ d’hui sont convaincus que tous les résultats possibles de la science entreront dans les cadres qu’on a tirés de la physique telle qu’elle s’est 211

Histoire des théories de la mémoire constituée depuis la découverte de Galilée. Rien de moins certain, et rien de moins probable. On peut dire peut-être qu’il n’y a pas de science possible de certains objets, c’est possible après tout - quoique ce ne soit pas vraisemblable -, mais si la science est possible, par exemple pour des objets plus complexes, supérieurs à ceux de la phy­ sique et de la chimie, une science qui serait simplement343 constituée de la science des sociétés ou des hommes, la sociologie, la morale, la psychologie enfin, on peut prévoir que ni par sa méthode, ni par sa loi générale, ni par ses résultats, cette science ne ressemblera à la phy­ sique telle qu’elle s’est constituée depuis trois siècles. Toutes les vrai­ semblances et toutes les probabilités sont de ce côté-là. Donc une science qui prétend se constituer a priori à l’imitation de la physique ou de la chimie, quand il s’agit d’un tout autre objet, est une science dont les origines sont suspectes. Il n’est que temps maintenant de fermer cette parenthèse, elle n’aura pas été inutile pourtant dans notre examen des théories de la mémoire, nous rencontrerons bien des fois cette idée que la psycholo­ gie qui ne suit pas tel ou tel chemin n’est pas une psychologie scienti­ fique. Nous n’avons pas le droit de dire actuellement ce que serait ou ne serait pas une psychologie scientifique. Il faut chercher si le résul­ tat est bon et s’il est pratique. S’il est utile, la méthode aura été par là même une bonne méthode scientifique. Je disais que l’origine de la psychologie associationniste c’est le désir d’imiter la physique et la chimie. Comme s’est-elle constituée et quels sont les éléments qu’elle a adoptés dès l’origine ? Il s’agit de procéder à l’instar de la chimie. Il faut des éléments simples, compa­ rables aux corps simples que le chimiste manipule. Nous trouvons au début cette tendance très marquée, le besoin de constituer, comment dirais-je ?, des corps psychologiques simples, chez David Hume. Voici par exemple un texte de David Hume tiré de ses Essais philoso­ phiques344. H nous dit qu’il va choisir certains éléments, les impres­ sions, c’est-à-dire qu’il va prendre des faits psychologiques d’une certaine intensité, des états psychologiques actuels, puis il conviendra de donner le nom général d’« impression » à tous ces états psycholo­ giques simples, ayant un certain degré de force. Je traduis : 212

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« On me permettra d’user d’une petite liberté et de les nommer “impressions” en employant ce terme dans un sens un peu différent de celui qu’on a coutume d’y attacher. Je comprendrai donc sous ce terme d’ “impression” toutes les perceptions qui ont un certain degré de force, comme celles de l’ouïe, de la vue, du toucher; j’y joins aussi l’amour, la haine, le désir, la volition345 ; et, opposant les idées aux impressions, j’entends par “idées” les impressions les moins vives dont nous soyons affectés, ces impressions que l’âme éprouve lorsqu’elle se replie sur ses sensations. » Ainsi en d’autres termes, voilà la psychologie constituée avec ces deux éléments : les impressions, c’est-à-dire ce que nous avons appelé depuis les « états forts », puis les idées, qui sont des impressions affai­ blies, les «états faibles346 ». Nous trouvons chez James Mill, un autre fondateur de la science associationniste, le même besoin de constituer un élément psychologique qui sera comme l’atome psycho­ logique. Chez James MiU nous trouvons un autre mot, c’est le mot de feeling, qu’on traduit quelquefois par « sentiment » mais ce mot a un sens plus général, ce sont en somme des états psychologiques aux­ quels on a enlevé la détermination spéciale. C’est un mot dont l’équi­ valent n’existe pas en français - et, cela soit dit en passant, ceci nous explique un peu pourquoi la philosophie associationniste est née en Angleterre : il se trouve que dans la langue anglaise il y a certains mots vagues comme celui-là, qui représentent beaucoup mieux que ne le ferait notre langue française certains états psychologiques347. Le mot feeling est un mot excellent à ce point de vue et on comprend que l’associationnisme s’en soit emparé. Feeling, c’est n’importe quel état psychologique, abstraction faite de sa détermination spéciale, une impression faite sur la conscience. Pour James Mill voilà l’élément psychologique, élément qu’on a appelé ensuite la « poussière mentale », la « poussière psycholo­ gique » 348. Avec ces éléments, avec ces atomes on va reconstituer tous les états psychologiques. Il va sans dire qu’on peut tout de suite in limine349 élever des objections contre une hypothèse de ce genre. D’abord cette hypothèse consiste à supposer a priori qu’il n’y a qu’une différence d’intensité, 213

Histoire des théories de la mémoire qu’il n’y a pas de différence de nature, entre deux états psychologiques soi-disant simples comme une perception et un souvenir. Le souvenir sera une perception affaiblie350. Si nous n’acceptons pas cette idée, si nous établissons in limine une différence de nature, une différence irréductible entre, par exemple, une perception et un souvenir, immé­ diatement cette psychologie est déjà compromise. Or, nous avons vu en étudiant les faits de mémoire qu’il est extrêmement difficile, pour ne pas dire impossible, de considérer le souvenir et la perception comme différant simplement d’intensité. Il est bien vrai que lorsque j’ai le souvenir d’une sensation et que je m’y appesantis ce souvenir tend de plus en plus à devenir la sensation même, ce qui pourrait faire croire qu’il n’y a entre le souvenir et la sensation elle-même qu’une différence d’intensité ; oui, mais si je suis la marche inverse et si je pars d’une sensation réellement éprouvée et que j’en diminue l’intensité, à aucun moment cette sensation ne me donne l’impression d’être un souvenir. Par conséquent dans le souvenir il doit y avoir autre chose. Nous disions dans une de nos premières leçons351 que le souvenir d’une sensation est quelque chose qui peut suggérer cette sensation, absolument comme le magnétiseur suggère un état psychologique, et qu’ainsi il n’est pas étonnant que, partant du souvenir et s’appesantis­ sant sur lui, on trouve la sensation ; mais que, de la sensation ellemême, nous ne ferons jamais qu’elle ressemble à un souvenir. En diminuant une sensation nous avons une sensation diminuée, mais nous n’avons pas de souvenir. Donc in limine on peut critiquer cette assimilation du souvenir et de la perception. Mais ce qui soulèverait des critiques autrement ardentes et graves, et une objection de principe, c’est la prétention de poser a priori des états psychologiques qu’on considérera comme des états simples. Qu’est-ce qui est simple, qu’est-ce qui est compliqué en psychologie ? Qui le dira et quel moyen avons-nous de le savoir ? Quand il s’agit de choses matérielles, quand il s’agit de chimie par exemple, c’est très simple : en chimie nous disons que des corps sont plus simples qu’un autre corps, quand on les en retire par analyse. On dira par exemple que l’oxygène et l’hydrogène sont des corps simples par rapport à l’eau parce qu’on les tire de l’eau, et parce qu’avec ces deux corps on 214

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peut reconstituer de l’eau. Voilà une définition très claire, mais en psychologie à quel signe distinguerons-nous ce qui est simple et ce qui est complexe ? Nous ne pouvons pas faire de synthèse psychologique, nous ne pouvons pas prendre en psychologie des états et reconstituer avec eux un autre état. Jamais une pareille synthèse n’a été faite. Je veux bien qu’en chimie on ne puisse pas faire toutes les synthèses, toutes les synthèses organiques par exemple352, mais on peut en faire certaines et par analogie avec celles-là on considère comme possibles les autres. En tout cas l’analyse est toujours possible. Vous me direz qu’en psychologie l’analyse est possible aussi. C’est précisément ce qui est contestable. Si on prend le mot « analyse » dans le même sens en psychologie qu’en chimie, elle n’est pas possible, en ce sens que ce qu’on appelle « analyser » un état en psychologie cela consiste à prendre des points de vue sur l’ensemble - mais il n’y a pas d’éléments détachables, séparés les uns des autres, et surtout aucune recomposition n’est possible. Il n’y a aucun moyen en psychologie de savoir ce qui est simple ou ce qui est complexe. On peut même se demander si ces mots ont un sens en psychologie. Prenons un exemple qui paraîtra le plus probant, et où tout le monde parle d’analyse, même sans savoir de psychologie, l’exemple d’un jugement composé de plusieurs termes. Je dis par exemple : « La table supporte la lampe. » Voilà un jugement. Il n’y a pas besoin de savoir de psychologie pour parler ici d’analyse. On dira que l’analyse distingue un premier élément, qui est le premier terme: «la table», puis le régime353 qui est : « lampe », et un autre terme, alors, le verbe qui réunit ces deux termes ensemble. On dira que les termes sont plus simples que le jugement, parce qu’ils entrent dans la composition du jugement, mais rien n’est moins certain, au point de vue psycholo­ gique, que chacun des termes soit plus simple que le composé354. Je prends le terme : « table ». J’essaie de me le représenter. Qu’est-ce que je me représente ? Tout de suite un jugement, et même beaucoup de jugements différents. Je ne peux pas en effet me représenter une table qui n’ait une certaine couleur ; par exemple, je me représente une table qui est jaune, une table qui est propre ou sale, une table qui est haute ou basse. Je ne peux pas prononcer ce mot : « table », sans qu’au point 215

Histoire des théories de la mémoire de vue psychologique, si j’observe ce qui se passe intérieurement, je ne trouve immédiatement, non pas un jugement, mais beaucoup de juge­ ments. Ce terme: «table», ce mot, si vous voulez, s’obtient par la neutralisation entre eux d’un très grand nombre de jugements pos­ sibles. Par conséquent, en ce sens, le terme, au point de vue purement psychologique - je ne parle pas du point de vue logique, du point de vue verbal -, mais au point de vue psychologique, le terme est proba­ blement, si on a le droit de parler de complication et de simplicité en psychologie, quelque chose de plus compliqué que le jugement luimême. Voilà par conséquent un jugement qui lorsque nous le décom­ posons se trouve avoir des parties qui se trouvent beaucoup plus com­ pliquées que lui. A vrai dire le mot « complication » n’a pas de sens. Ici en psycho­ logie il n’y a pas d’état absolument simple, comme il n’y a pas d’état composé, et c’est par une assimilation mal comprise du psychique au physique et au chimique qu’on parle ici de ce qui est « composé » et de ce qui est «simple». Cela est évident, même dans le domaine de la sensation. La sensation la plus simple est grosse d’une foule de choses, qu’on y découvre pour peu qu’on l’approfondisse. De plus en plus la psychologie expérimentale arrive aujourd’hui à cette conclusion que nos sensations sont pénétrées d’intelligence, que la sensation est une chose beaucoup plus intellectuelle qu’on ne l’a cru et qu’il est bien difficile de considérer l’état perçu comme quelque chose de séparé et d’indépendant. Ne comparons donc pas nos états psychologiques à des grains de poussière qui se juxtaposent ou à des gouttelettes d’eau qui s’additionnent, cela n’est pas ça du tout, je crois l’avoir déjà dit. Si nous voulons une comparaison à peu près adéquate dans cet ordre d’idées - et encore sera-t-elle bien insuffisante -, il faudra se représenter, non pas des gouttes d’eau qui tombent les unes sur les autres, mais comme une outre, une outre pleine d’eau, une outre déformable qui se déforme tout le temps. La succession des états psychologiques, c’est cela, ce sont des formes différentes, tout le temps, et toute la vie psychologique est toujours là, comme la totalité de l’eau est dans l’outre et comme toute l’outre est présente à ellemême - mais elle se déforme. On peut supposer, si vous voulez, qu’elle 216

4 mars 1904 se déforme toujours de manière à constituer une espèce de cône dont le sommet est en bas355, mais dont le sommet change sans cesse et la base aussi. C’est surtout le sommet qui est éclairé, et ce qu’on appelle la succession des états psychologiques, c’est cette succession d’éclai­ rages du sommet, mais du sommet derrière lequel il y a le tout. Par conséquent la conception atomistique de la vie de l’esprit ne répond pas à la réalité, s’il est vrai que le tout soit toujours présent à chacun des états. Voilà pour le point de départ de la philosophie associationniste. Je dirais, si on voulait considérer la marche succes­ sive de cette psychologie, qu’elle est constituée de deux lois fonda­ mentales, la loi de contiguïté et la loi de similarité, ou la loi de ressemblance356. Pour la contiguïté, il y aurait beaucoup à dire. Nous ne pouvons pas entrer dans le détail, mais pour tout résumer d’un mot, je dirai que là où on nous parle d’association, le plus souvent il y a, non pas association, mais dissociation, c’est-à-dire que l’esprit ne va pas jux­ taposant un état à un autre état, mais qu’il envisage tout le bloc, et qu’il arrive, en promenant la lumière de la conscience, à distinguer des parties, à les dissocier, à peu près comme le télescope dans une nébuleuse distingue un nombre croissant d’étoiles357 - mais c’est la nébuleuse qui était là d’abord tout entière, et une étoile n’a pas amené une autre étoile. C’est ainsi que les choses paraissent se passer dans l’esprit. Pour la loi de ressemblance il y aurait encore davantage à dire. H nous est arrivé déjà de montrer que la ressemblance n’est pas une relation explicative. Cette loi s’est constituée - on pourrait citer beau­ coup de textes à ce sujet - cette loi s’est constituée, on peut dire, exclusivement par analogie avec la loi newtonienne de l’attraction universelle. On a cherché à expliquer pourquoi les idées se présentent à l’esprit, par exemple le souvenir quand un certain état est présent, quand il y a une perception présente ; on a cherché quelque chose comme l’attraction newtonienne et on a voulu transporter cette attraction dans le monde de l’esprit358. On peut d’abord soutenir que le but n’est pas atteint, car quelle est l’utilité, quelle est la portée d’une loi comme la loi de Newton ? 217

Histoire des théories de la mémoire Ce n’est pas de nous enseigner qu’il y a de l’attraction. D’abord nous n’en savons rien et Newton lui-même en doutait. Non, cette loi n’a de valeur scientifique qu’autant qu’elle établit une certaine relation constante entre des grandeurs variables et nous permet en somme la découverte de ce qui va se passer. Voilà quelle est la raison d’être de cette loi physique. Elle se formule dans une équation entre des gran­ deurs variables, équation dans laquelle, si on donne des valeurs déterminées à toutes les variables sauf une, il se trouve que celle-ci est déterminée aussi, ou du moins on n’a le choix qu’entre un petit nombre de valeurs. Voilà quelle est la raison d’être de cette loi phy­ sique. Une loi comme celle de l’attraction des états psychologiques les uns par les autres n’aurait de valeur et de raison d’être, et même d’ana­ logie réelle avec cette loi physique, que si elle nous permettait, dans une certaine mesure au moins, de déterminer ce qui sera attiré par tel ou tel état présent à la conscience. Or, jamais la loi de ressemblance ne nous permettra de prévoir cela, par la raison bien simple que la res­ semblance, nous l’avons dit bien des fois, est un rapport trop lâche et qu’étant donné un état présent, un état quelconque, n’importe quel état pris au hasard, il y a toujours quelque ressemblance avec lui; pourvu qu’on remonte assez haut dans la série des genres, on trouvera toujours un genre commun entre deux choses, entre deux aspects si éloignés, si différents qu’on les suppose. Donc la ressemblance n’explique rien. C’est une manière commode de s’exprimer que de dire que le semblable attire le sem­ blable, mais nous n’avons pas véritablement une loi psychologique comparable, quant à la valeur et aux résultats359, à une loi physique, et à plus forte raison à la loi physique par excellence, la plus précise, la plus universelle de toutes, la loi de l’attraction universelle. Il y aurait beaucoup à dire sur ces analogies établies a priori entre la physique et la chimie d’une part et la psychologie de l’autre. J’ajoute que si on allait au fond des choses, on trouverait qu’il n’y a aucune espèce de raison de chercher cette analogie, bien plus il y a des raisons pour ne pas chercher une analogie entre le psychique d’une part et le physique ou le chimique d’autre part. Ce qui fait 218

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qu’une hypothèse atomistique est possible en physique ou en chimie, et que cette hypothèse peut varier dans la forme mais que dans le fond on tend toujours à y revenir, c’est qu’il y a dans le domaine physique ou chimique des mesures possibles, une mensuration pos­ sible, la découverte possible de certaines constantes. En physique et en chimie nous mesurons, il y a des choses qu’on trouve constantes. En chimie nous trouvons que le poids du composé est toujours égal au poids des composants. Nous savons que lorsque plusieurs corps simples se combinent pour former certains composés ce sont tou­ jours des quantités définies, des poids définis de composants, qui entrent dans la combinaison et ainsi de suite. Nous avons des constantes, ce sont ces constantes en somme qu’exprime l’hypothèse atomistique. Les atomes, de quelque manière qu’on se les repré­ sente - vous savez que cette théorie est en train de se modifier360 -, les atomes représentent, comme on dit en métaphysique, les hypostases, les constantes qu’on est arrivés à découvrir par des mesures. Nos sens nous montrent des choses qui changent constamment. En physique et en chimie il y a des mesures par lesquelles on arrive à supposer sous ces changements quelque chose qui ne change pas. Ce qui ne change pas, ce sera précisément l’atome, ou l’élément ultime361, de quelque manière qu’on l’appelle. Mais en psychologie, d’abord la mensuration n’est pas possible; on n’a pas pu trouver de constantes, des poids constants, des volumes constants, ni même, métaphysiquement parlant, des hypostases. Qu’est-ce qui demeurera ici stable sous l’instabilité des phénomènes ? Ici la théorie atomistique est a priori injustifiée, et je dirai qu’elle n’a pas même de sens. Pour la chimie ou la physique il est entendu que nos sens perçoivent des apparences et que sous ces apparences il peut y avoir quelque chose de très différent, par conséquent sous les chan­ gements qu’on voit, il peut y avoir les atomes qu’on ne voit pas, qu’on n’a jamais vus, qu’on ne verra jamais, mais ils n’en sont pas moins là, manœuvrant, ne nous laissant apercevoir que le résultat sensible de leurs manœuvres. Mais la psychologie, c’est le domaine de la conscience. Ce qui existe au point de vue psychologique, la conscience l’atteint; je ne dis pas qu’il [n’]y ait des faits inconscients, 219

Histoire des théories de la mémoire il y en a beaucoup, mais l’inconscient c’est toujours ce qui peut deve­ nir conscient, ce qui l’a été, ce qui le sera ou ce qui pourra le deve­ nir362; par conséquent en principe la conscience atteint tout ce qui est. Par conséquent supposons, sous les changements que notre conscience observe - car nous avons montré que la loi même de la conscience c’est la durée et la durée change sans cesse363 -, supposons sous ces changements continuels quelque chose qui ne change pas et qui serait cependant psychologique... C’est une véritable contradic­ tion dans les termes. Donc a priori on peut dire qu’il n’y a pas lieu en psychologie de chercher des éléments stables. Toute tentative de ce genre est une tentative fondée a priori sur cette idée que toute science sera nécessairement modelée sur la physique et sur la chimie. De plus, a posteriori, par la seule observation des faits de conscience, on peut dire qu’une pareille tentative est condamnée à l’impuissance. Je n’ai pu, Messieurs, qu’esquisser aujourd’hui ces idées qu’il y aurait eu lieu de développer ; il nous arrivera de les retrouver lorsque nous étudierons l’explication purement cérébrale de la mémoire, et ensuite les doctrines qui ont conduit à cette explication, ce sera l’objet de la prochaine leçon.

Conférence de M. Bergson

11 mars 1904

^NÆessieurs,

Les dernières leçons ont eu principalement pour objet de montrer la solidarité entre la conception - ou du moins d’amener la démons­ tration d’une solidarité entre la conception - que nous avons appe­ lée « atomistique » de la psychologie, la conception associationniste en somme, et d’autre part l’explication purement mécanique, c’est-àdire cérébrale de la mémoire. Qu’il y ait une espèce d’harmonie préétablie entre ces deux doc­ trines, que l’une appelle l’autre, c’est ce qu’il est aisé d’apercevoir, en partant, comme on voudra, de l’une ou de l’autre. Si on considère l’explication purement cérébrale de la conservation des souvenirs, il est aisé de voir qu’elle se prête mieux qu’aucune autre à l’hypothèse associationniste, et même qu’en un certain sens elle en est solidaire. Considérons cette explication même sous sa forme la plus moderne et la plus actuelle : le souvenir sera considéré comme une certaine modification de certaines cellules, de certains neurones364; donc une certaine relation aura été établie d’une manière stable entre ces élé­ ments histologiques, ils auront été impressionnés d’une manière stable. Le souvenir est déposé là ; il se conserve sous cette forme. Cela revient à dire qu’un souvenir est extérieur à un autre souvenir. Tous ces groupements dynamiques pourront interférer entre eux, avoir des éléments communs. Il n’en est pas moins vrai que chacun forme un tout qui se suffit et que localiser par conséquent les souvenirs dans la substance cérébrale c’est implicitement admettre la psychologie qui considère les états de conscience comme séparés les uns des autres, distincts, en un mot comme de véritables atomes psychologiques. 221

Histoire des théories de la mémoire Une conception plus dynamistique de la vie de la conscience, une conception d’après laquelle les états de conscience se pénétreraient intimement les uns les autres, cette conception, on le voit tout de suite, cadre mal avec une explication de ce genre, cette dernière loca­ lisant les souvenirs dans la matière. Comme les éléments de la matière sont extérieurs les uns aux autres, et impénétrables, il en résulte pour les états de conscience eux-mêmes cette espèce d’impéné­ trabilité réciproque, au lieu que dans une conception plus dynamique de la vie intérieure, c’est une pénétration réciproque nécessaire des états psychologiques les uns dans les autres. Donc en un certain sens la psychologie associationniste et l’expli­ cation de la conservation des souvenirs par une modification stable sont deux théories qui s’appellent l’une l’autre et qui se complètent. D’autre part il est certain que cette explication cérébrale, comme nous l’appelons, de la conservation du souvenir, est une explication tout à fait naturelle. C’est même celle qui se présente tout de suite à l’esprit. Nous verrons dans l’analyse rapide que nous allons tenter des théories de la mémoire et de leur évolution historique, nous ver­ rons ce qu’il y a de postulats métaphysiques au fond de cette doctrine mais sans aller aussi loin, on peut dire que c’est une explication qui se présente tout naturellement à l’esprit. En effet, un souvenir revient à l’esprit ; c’est un état psychologique passé, disparu, qui ressuscite, qui reparaît. D’où vient-il ? Où était-il365 ? Par hypothèse il n’était plus présent à la conscience, il n’était plus présent à l’esprit, en pre­ nant « l’esprit » au sens aussi vague qu’on voudra. Il fallait bien qu’il fût quelque part, dit-on. Or, le corps est resté là ; il était là autrefois, il est là maintenant. H est donc vraisemblable que le souvenir était quelque part dans le corps. On a commencé par dire, on disait dans l’Antiquité, parce qu’on était moins bien informé : dans le cœur, ou dans ses environs366; puis le souvenir est remonté dans la tête, s’est localisé dans le cerveau à bien plus juste titre, car la solidarité n’est pas contestable entre le souvenir et certains états cérébraux. Reste à savoir quelle est la nature de cette solidarité. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse est toute naturelle ; le corps est là, la matière est là, stable, 222

11 mars 1904

dit-on, par conséquent le souvenir a dû se conserver dans le cerveau comme un véritable dépôt. Sur la modalité d’ailleurs de cette conservation et sur la nature de ce dépôt, on pourra discuter, mais on ne sera pas embarrassé pour trouver tout de suite des images, des analogies qui permettront de comprendre la possibilité d’une conservation de ce genre. On pourra citer l’exemple de la feuille de papier qui conserve son pli, le cerveau pourrait sous une forme ou sous une autre conserver le souvenir comme un pli, comme une modification stable, comme la cire conserve l’empreinte d’un cachet - on a dit plus récemment : comme le cylindre phonographique conserve les vibrations sonores367. On trouvera autant d’analogies qu’on voudra en chercher dans le monde physique. Alors il sera entendu que sous une forme ou sous une autre le cerveau conserve l’empreinte d’un fait psychologique passé. Donc l’hypothèse est toute naturelle et au fond il est très difficile de dire si c’est cette philosophie368 associationniste plus ou moins consciente -car elle a toujours existé - si c’est cette psychologie associationniste qui a préparé cette métaphysique ou si c’est cette métaphysique qui a préparé cette psychologie. Il est certain que cette métaphysique est très naturelle, que c’est la métaphysique du sens commun; du moment qu’on tend à l’accepter, il y aura une tendance parallèle à accepter une psychologie de nature associationniste, en tout cas de nature atomis­ tique. Donc ces deux hypothèses sont bien solidaires l’une de l’autre, se complètent naturellement. J’ajoute que lorsque la jonction se fait entre cette psychologie très simple et très claire, et cette métaphysique très naturelle, l’idée qui résulte de la jonction ramasse sur sa route des faits positifs en très grand nombre, en nombre croissant, en nombre aussi grand qu’on voudra. Il en est ainsi de toute idée natu­ rellement acceptée par l’esprit ; elle se grossit par la raison très simple qu’un fait c’est toujours, dans une certaine mesure au moins, une projection extérieure, et l’objectivation d’une idée. Le fait n’existe pas en lui-même, comme une espèce de jeton qui se ramasserait ; un fait est toujours quelque chose qui est découpé par notre esprit dans la réalité, et du moment qu’une idée s’est implantée solidement dans 223

Histoire des théories de la mémoire

l’esprit, que l’esprit la porte avec lui, l’a toujours présente avec lui, nécessairement il ramassera sur sa route, chemin faisant, un nombre aussi grand qu’on voudra de faits qui viendront confirmer cette idée. Ce n’est pas diminuer la valeur, comment dirais-je ?, la valeur scienti­ fique du fait. Le fait n’a même de valeur scientifique qu’à la condition d’être découpé dans la réalité de cette manière-là. En somme, qu’estce qu’un fait physique ? C’est la réalité matérielle envisagée du côté où elle se prête à la mesure ; c’est une certaine manière d’observer la réalité, c’est la réalité vue à travers une certaine idée. De même pour cette idée, cette hypothèse d’une espèce d’équiva­ lence entre le souvenir et l’état cérébral, une fois que cette idée, qui est une idée métaphysique en somme369, a pris consistance dans l’esprit, nécessairement elle sera vérifiée par beaucoup de faits, par la raison très simple qu’on n’entendra, on ne verra, on n’observera que les faits qui peuvent cadrer avec cette hypothèse et y prendre plus ou moins naturellement place, donc il était à prévoir que cette idée se grossirait d’un très grand nombre de faits. Elle a pour elle d’abord une psychologie très simple, très claire, de nature atomistique, ou, comme on dira aujourd’hui, « associationniste » ; elle a pour elle cette métaphysique de sens commun, très naturelle aussi, qui consiste à dire que la matière est ce qui reste, ce qui demeure et que par conséquent, comme il faut que le souvenir soit quelque part et que le cerveau est là, le souvenir reste déposé, emmagasiné dans le cerveau. Elle a pour elle enfin tous les faits qui nous révèlent une solidarité incontestable entre le souvenir et certains états organiques, par la raison très simple que cette solidarité n’est observée, n’est vue en somme qu’à travers cette idée d’une espèce de parallélisme, d’équivalence nécessaire entre le souvenir et l’état céré­ bral quel qu’il soit, qui y correspond. Lorsqu’une idée, Messieurs, s’est formée ainsi d’une part de plu­ sieurs idées naturelles à l’esprit et d’autre part de faits en très grand nombre observés depuis très longtemps, il est à prévoir qu’il sera très difficile, à une psychologie qui prend les choses par un autre côté, de se faire comprendre et accepter, et de montrer que la réalité, la vérité n’est pas là, et qu’il y a là tout un faisceau d’hypothèses, d’idées pré224

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conçues, je dirais presque de préjugés - mais tout cela si naturellement formé, tout cela si solidaire, qu’à l’heure actuelle, pour supplanter et remplacer cette hypothèse par une autre, il faudrait en apporter une qui fût elle aussi formée d’idées métaphysiques naturelles, d’idées psy­ chologiques simples, et de faits vus à travers ces idées et ces hypo­ thèses, c’est-à-dire quelque chose qui peut-être serait aussi contestable que cette philosophie370 elle-même. En tout cas la marche à suivre pour la philosophie qui chercherait à envisager les choses en elles-mêmes et à se placer ici dans la réalité même371, la marche à suivre sera celle-ci: chercher pourquoi cette philosophie et cette psychologie paraît plus simple, plus claire, plus acceptable que toute autre ; chercher pourquoi cette psychologie et cette métaphysique paraissent plus naturelles, pourquoi tous ces faits paraissent cadrer mieux avec cette psychologie et cette métaphysique. Je ne puis ici qu’esquisser cette analyse, en esquisser le plan. Commençons par le premier point: pourquoi cette psychologie paraît-elle plus claire ? Il se trouve que ce point a déjà été traité par nous, soit dans le cours de cette année, soit dans les cours des années antérieures. Nous avons essayé de définir ce qu’on entend par clarté372. La clarté c’est toujours plus ou moins l’attribut de ce qui est exprimable en termes d’espace. Vous savez l’expression dont nous nous sommes servis jusqu’à présent: une idée est claire lorsqu’elle peut s’exprimer en termes d’espace, j’entends par là qu’il y a de clair pour l’esprit d’abord ce qui peut être représenté par des éléments aux contours définis et arrêtés373, aux contours immobiles, et ensuite ce qui est capable plus ou moins de trouver sa formule adéquate dans des mots. Le spatial, le social, voilà ce qui est clair pour l’esprit: le spatial, c’est-à-dire ce dont les contours sont définis, ce qui ne change pas dans ses éléments ultimes ; et le social, c’est-à-dire le communi­ cable, l’exprimable en mots374. Il suit de là que la chose du monde qui est la plus difficile à se représenter clairement, c’est le changement sous toutes ses formes. Nous avons montré comment le mouvement est quelque chose d’essentiellement obscur, obscur par définition, comment on ne peut le rendre clair qu’en le supprimant pour ainsi dire, et en le remplaçant 225

Histoire des théories de la mémoire par des points juxtaposés, en nombre aussi grand qu’on voudra, mais enfin par la juxtaposition d’éléments stables. Le mouvement n’est exprimable en quelque sorte qu’en fonctions d’immobilité375. Le langage qui veut exprimer le mouvement se heurte à la même difficulté : il est obligé d’y substituer, quoi qu’il fasse, des immobili­ tés ; en d’autres termes, le mouvement est ce qu’il y a au monde de moins clair, à plus forte raison la vie psychologique, qui serait envisa­ gée comme la mobilité même, un mouvement bien autrement mobile que ne l’est le mouvement dans l’espace. Par conséquent si la vie psychologique est celle-là, il semble bien que quand on fait abstraction de toute espèce de représentation symbo­ lique, quand on se met face à face avec la réalité, il semble bien que la vie psychologique apparaît ainsi ; si elle est cela, elle sera, par définition même, très difficile à exprimer, très difficile à spatialiser. Pour tout dire, si on définit la clarté comme nous venons de le faire, elle sera obscure. Mais il ne suit pas de là que cette manière d’envisager la vie psychologique ne soit pas plus vraie, plus conforme à la réalité qu’une manière de la prendre qui conduirait, je le veux bien, à une expression claire, à des symboles clairs, mais au prix de déformations, peut-être même au prix de la suppression de ce qu’il y a d’essentiel dans cette vie psychologique. Donc si nous recherchons l’origine et le sens de ce que nous appelons la « clarté » en cette matière, peut-être ne faut-il pas tenir trop compte, ni attacher trop d’importance à la clarté, sans comp­ ter que ce qui n’est pas clair peut le devenir. Il suffit que nous cher­ chions à voir la réalité au-dehors, il n’est pas utile de s’observer soimême ; ce qui est utile au contraire, c’est de s’extérioriser soi-même, cela est utile partout, et surtout en psychologie376. Si nous voulons constituer une psychologie qui soit l’expression même du réel, il faut que nous cherchions des cadres virtuels, ou même, si c’est possible, à nous affranchir de toute espèce de cadres. Pour cela il faut que nous n’attachions pas trop d’importance à ce que nous avons appelé jus­ qu’ici la « clarté », la « distinction ». La clarté, la distinction, ce sont des termes qui impliquent toujours plus ou moins une spatialisation377. Voilà pour le premier point. Que si maintenant, au lieu de consi­ dérer cette psychologie naturelle à l’esprit, nous considérons la méta­ 226

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physique non moins naturelle qui nous conduit à localiser le souvenir dans la matière et en particulier dans le cerveau, peut-être ne résistet-elle pas beaucoup plus à l’examen. Il est aisé de voir quelles sont les origines d’une hypothèse de ce genre. Les origines d’une pareille métaphysique, nous venons de les indiquer implicitement. On nous dit : L’état de conscience a disparu, il reparaît, il faut bien qu’il ait été conservé quelque part. S’il n’était pas dans le cerveau, où étaitil ? - Mais était-il nécessaire qu’il fût quelque part378 ? Je vois bien qu’il faut que cette montre soit quelque part... Il faut qu’elle soit par exemple sur la table ; il faut que la table soit quelque part, qu’elle soit dans la salle, il faut que la salle soit dans la maison et ainsi de suite. Oui sans doute, dans l’espace une chose s’aperçoit dans une autre. Tout est contenant ou contenu, mais je ne vois pas nécessairement que pour être conservé un souvenir doive être quelque part, il pour­ rait n’être nulle part. Si par hasard il ne se conservait pas dans le cerveau, ce serait en effet qu’il ne se conserverait nulle part, mais cela ne l’empêcherait peut-être pas de se conserver de quelque autre manière, qu’il faudrait chercher à concevoir il est vrai ; seulement, il faudrait tailler pour cette conception un concept nouveau, qui ne correspondrait à rien de ce que nous connaissons. Il est probable en effet que c’est quelque chose sui generis, qui n’est pas réductible aux concepts que nous possédons. Ce sera peut-être un très grand effort à faire, mais peut-être aussi faut-il le faire. La nécessité de faire cet effort nous fait peut-être comprendre pourquoi la métaphysique dont nous venons de parler est si couramment acceptée : c’est qu’en effet il est plus simple de prendre les images courantes, comme celle par exemple des objets enfermés dans un tiroir, et de se servir de la manière courante, que d’avoir à tailler un concept nouveau dont les contours soient exclusivement les contours de la réalité nouvelle que nous avons étudiée379; sans compter que cette idée métaphysique dont nous venons de parler, quand on la regarde de près, on trouve qu’elle n’est pas si claire, elle est même peut-être très obscure. On nous dit : Le souvenir a dû se conserver quelque part. Or, la matière est là, le cerveau est là. C’est donc dans le cerveau que le souvenir a dû se conserver. Le cerveau s’est conservé... Est-ce une affirmation 227

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bien claire, et même intelligible ? Quand je dis que je me suis conservé moi-même, cela signifie que j’ai une mémoire, que je me rappelle les états successifs par lesquels j’ai passé. La continuité de mon existence, de ma conscience, c’est la continuité de ma mémoire. Quand je dis que la matière se conserve, je suppose une continuité d’états ana­ logues, je lui prête au fond une espèce de mémoire, si elle n’en avait pas, il n’y aurait jamais que l’état présent, il y aurait l’état présent et puis un autre état présent, l’état antérieur serait aboli par l’état posté­ rieur, il n’y aurait jamais que le présent ; il n’y aurait pas une conti­ nuité d’existence. Supposer la continuité d’existence de la matière, c’est au fond lui attribuer une espèce de mémoire, assez de mémoire en tout cas pour faire le pont entre deux moments successifs quel­ conques380. Par conséquent lorsque je prétends que pour expliquer ma mémoire, il faut que j’aie recours à l’hypothèse du souvenir emmagasiné dans la matière - parce que la matière se conserve ellemême -, qu’est-ce que je fais au fond ? Je prends cette mémoire qui est à moi et que je n’arrive pas à expliquer, je la projette en dehors de moi, je la mets dans la matière elle-même. C’est en somme parce que je l’attribue à cette matière que j’arrive à expliquer la mémoire par la matérialité. Bien loin donc que la conservation de la matière puisse servir d’explication à la mémoire, c’est en somme uniquement par la mémoire que nous arrivons à nous représenter cette conservation, et quand nous objectivons cette conservation c’est à la condition d’objectiver notre mémoire. Donc en regardant les choses de près, la métaphysique de sens commun que nous critiquons en ce moment est loin d’être aussi claire, aussi simple qu’elle paraît. Pour ce qui est des faits que cette hypothèse ramasse sur sa route, nous aurons dans la prochaine leçon et dans les leçons suivantes à les examiner avec quelque détail. Que les faits révèlent incontestablement une solidarité entre le souvenir, la mémoire et le cerveau, cela n’est pas contestable, il y a solidarité, mais conclure de là à une espèce de dépôt des souvenirs dans le cerveau, c’est dépasser infiniment l’hypo­ thèse de simple solidarité. Que signifie en somme, si on sort des images, des métaphores, que signifie cette idée d’un dépôt des idées 228

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dans le cerveau ? Cela signifie qu’entre l’état cérébral et l’état psycho­ logique, lorsqu’il s’agit de la mémoire, il y a parallélisme, équivalence absolue381, de telle manière que l’état cérébral étant posé, l’état psy­ chologique est déterminé - peu importe la manière dont on se repré­ sente la conservation des souvenirs dans le cerveau : si les souvenirs peuvent se conserver dans le cerveau, c’est qu’un état cérébral a pu être l’équivalent, et comme le substitut d’un état psychologique. Or c’est là une hypothèse qui a pris beaucoup de formes dans l’histoire de la philosophie, mais qui n’a jamais été réellement claire que lorsqu’elle a été rattachée à quelque doctrine métaphysique. Cette hypothèse se trouvera par exemple dans la philosophie spinoziste, où on admet un parallélisme entre le mode de la pensée et le mode de l’étendue. Il est vrai que sous cette forme - je ne peux indi­ quer l’idée qu’en passant, mais nous la retrouverons dans notre cri­ tique des systèmes382 - il est vrai que sous cette forme elle soulève les objections les plus graves : pourquoi faut-il que ce qui s’exprime d’un côté en mouvement s’exprime d’un autre côté en conscience ? Ou pourquoi faut-il que ce qui s’exprime d’un côté en pensée s’exprime d’un autre côté en étendue ? Pourquoi ces expressions multiples, ces deux expressions d’une seule et même chose ? Pourquoi deux plutôt que trois ou quatre ou une infinité ? Spinoza est obligé en quelque sorte par la logique même de son hypothèse de dire qu’il y en a une infinité et que ces deux expressions sont les seules que nous connais­ sions, mais qu’il y en a une infinité d’autres. Ainsi sous cette forme la doctrine devient plus intelligible, mais alors c’est une pure doctrine métaphysique, alors qu’on prétend qu’elle est simplement l’exposé et le résumé des faits. En général aujourd’hui on la présente sous une forme diffé­ rente... peut-être n’est-elle pas aussi différente qu’elle en a l’air: c’est la doctrine de la conscience-épiphénomène. On suppose que lorsque l’état cérébral remplit certaines conditions, et atteint une certaine complexité par exemple, il se double de conscience, la conscience étant une espèce de phosphorescence de certains états cérébraux, analogue à la phosphorescence, si vous voulez, qui dessine la trace des allumettes quand on les frotte, ou quelque chose de ce genre383. 229

Histoire des théories de la mémoire Il est vrai que sous cette forme l’hypothèse soulèvera des objec­ tions théoriques tout aussi graves. Je n’indique que celle qui se pré­ sente tout de suite à l’esprit: à quoi servira la conscience dans une hypothèse de ce genre et comment expliquer qu’elle existe encore, si elle n’est qu’un épiphénomène, quelque chose qui dans certains cas s’est superposé à l’état cérébral comme une espèce de feu follet ? S’il en est ainsi, elle ne sert à rien, elle ne fait rien ; il y a long­ temps, puisqu’on parle d’évolution, que la conscience aurait disparu au cours de l’évolution, comme une espèce d’organe inutile. Si elle ne fait rien, si elle ne sert à rien, si elle n’est pas une force, une activité, l’expérience, l’habitude finira par l’éliminer comme tout ce qui est inutile. Donc sous cette forme la théorie soulève encore dès l’abord de très grandes objections, mais le point où je veux en venir est celui-ci : estce que réellement les faits mêmes, envisagés du dehors - je n’entre pas dans les détails, car c’est la prochaine fois seulement que nous abor­ derons le détail des faits -, est-ce que les faits, pourvu qu’on les envi­ sage en eux-mêmes, en dehors de toute idée préconçue, est-ce que les faits paraissent donner raison à une théorie de ce genre ? Les faits montrent une solidarité, mais la solidarité de deux termes n’implique pas nécessairement que l’un détermine l’autre, ni que l’un soit l’équi­ valent de l’autre. Je suppose que l’état cérébral soit par rapport au souvenir quelque chose comme une partie par rapport au tout. Il y a des cas où le tout ne peut se produire à aucun degré si la partie en est absente, cela n’implique nullement que la partie soit l’équivalent du tout. Ce serait d’ailleurs une absurdité. Voilà un collier de perles où les perles sont reliées par un fil. Il suffit d’une cassure du fil, il suffit que quelques molécules du fil se désagrègent, pour qu’il n’y ait plus de collier. Pourtant on ne peut pas dire que ces quelques molécules, que ces quelques brins de fil soient l’équivalent du collier de perles. Il se pourrait que l’état cérébral fût par rapport au souvenir, à l’état de conscience, quelque chose de ce genre, une partie du tout384. L’idée est peut-être bien obscure, mais je suppose que le souvenir soit ce que nous avons dit, une espèce de virtualité vers le mouve­ ment, une espèce de mouvement, une virtualité qui tend à devenir 230

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acte - ou, pour parler plus simplement, pour faire allusion seulement à ce qui a été dit dans la dernière leçon : je suppose le mouvement de la pensée, la pensée est un mouvement, mais dès que nous réfléchis­ sons sur ce mouvement, dès que nous voulons le saisir, nous le solidi­ fions, nous le cristallisons en images. Donc au-dessous de la pensée il y a déjà sa trace, il y a des images, et puis ces images elles-mêmes, avons-nous dit, tendent toujours plus ou moins à devenir des mouve­ ments, à s’insérer dans les habitudes du corps. Il y aurait tout d’abord la pensée, puis les images, puis les tendances motrices. Je suppose un instant que le cerveau dessine exclusivement ces tendances motrices. Sans ces tendances motrices les images ne s’actualisent pas, sans ces images d’autre part, la pensée ne peut pas se saisir, ne peut pas reve­ nir sur elle-même. Donc en supprimant ces tendances motrices, nous supprimons la base, très étroite il est vrai, mais la base sur laquelle tout le reste repose. Le reste va s’actualiser, ce sera comme le collier de perles quand le fil s’est cassé385. Cependant cette base très étroite n’est en aucune manière l’équivalent du tout; il y aurait donc entre l’état psychologique et son état386 cérébral la relation du tout à la partie. Cela paraît être obscur ; voici une autre image qui fera peut-être mieux comprendre les choses : dire que l’état cérébral équivaut à l’état psychologique, cela signifie en somme ceci, que si on pouvait ouvrir le cerveau en quelque sorte pendant qu’il travaille - non seule­ ment l’ouvrir, mais suivre à la trace chacune des molécules, chacun des atomes qui le composent, connaître les positions et les fonctions de chacune des parties du cerveau —, on pourrait lire dans le cerveau le travail de la pensée et en particulier le travail de la mémoire387. C’est cela que signifie en somme la thèse de l’équivalence de l’état cérébral et de l’état psychologique, ou la thèse, si vous voulez, même, épiphénoménique388. Une thèse comme celle que nous cherchons à esquisser serait la suivante : celui qui pourrait avoir cette connais­ sance parfaite du cerveau, de son intérieur, de son état moléculaire, celui qui connaîtrait adéquatement l’état du cerveau, eh bien celui-là ne connaîtrait encore que peu de chose de la pièce qui se joue sur le 231

Histoire des théories de la mémoire théâtre de la conscience : il en connaîtrait quelque chose, mais peu de chose. Si nous prenons par exemple le livret d’une pièce de théâtre, il y a au bas des pages pour chaque scène l’indication des positions des acteurs les uns par rapport aux autres, ce sont des indications don­ nées au régisseur pour le cas où il ferait jouer la pièce. Considérons toutes ces notes au bas de toutes les pages ; nous aurons ainsi, comment dirais-je ?, l’indication des intercalations motrices de la pièce, de ce que j’appellerais son « substrat moteur ». Nous aurons à chaque instant l’attitude, les positions relatives de chaque acteur par rapport aux autres. Connaîtrons-nous pour cela la pièce ? Certaine­ ment non. Nous pourrons avec ce schéma construire un nombre aussi grand que nous voudrons de pièces différentes, absolument diffé­ rentes les unes des autres389. Eh bien de même l’état cérébral repré­ senterait, par rapport aux souvenirs, les intercalations motrices - par rapport à la pensée si vous voulez, les intercalations motrices -, c’est-à-dire qu’étant donné l’état du cerveau à un moment déterminé, étant donné les mouvements qui s’y accomplissent, ces mouvements sont tels qu’un nombre aussi grand qu’on voudra de pensées très différentes pourraient y correspondre, très différentes les unes des autres, mais non pas quelconques, elles auront toujours de commun entre elles leurs intercalations motrices. Je reconnais que la thèse est obscure sous cette forme, mais elle ne peut pas ne pas être obscure. Nous essaierons dans la prochaine leçon et dans les suivantes de l’éclaircir. Pour le moment ce que je veux montrer c’est qu’au point de vue métaphysique une conception de ce genre est plus claire, quoi qu’on puisse penser d’abord, plus claire que la conception qu’elle prétend remplacer. En somme la grosse difficulté c’est d’expliquer la relation entre eux de deux termes qui paraissent aussi différents que la conscience et le mouvement. Ce que je voudrais montrer, c’est que, quelle que soit l’hypothèse métaphysique où on se place, pourvu qu’on prenne cette hypothèse de manière à la laisser cohérente avec elle-même, pourvu qu’on s’y tienne, on aboutira toujours à une conclusion du genre de celle que nous venons de présenter390. 232

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Il y a deux manières principales de se représenter clairement les choses : il y a la manière qu’on appellera « idéaliste », si vous voulez, et il y a la manière « réaliste » ; ce sont deux hypothèses qui chacune à son point de vue est claire et cohérente. Ce sont surtout deux systèmes de notation. Je me place au point de vue idéaliste et j’adopte la notation idéaliste: quel rapport vais-je établir entre le mouvement cérébral et l’état de conscience ? Pour prendre un exemple plus simple que celui de la mémoire, je considère une perception extérieure. Voilà des objets extérieurs qui influencent des organes des sens, et puis il y a un état cérébral correspondant; il s’agit d’objets, si vous voulez, qui impressionnent la rétine et agissent dans les centres céré­ braux. La vision amène une certaine modification. Exprimons ceci en langage idéaliste. Qu’est-ce que nous dirons ? Nous dirons qu’il y a des images qu’on appelle les « objets exté­ rieurs », il y a une certaine image qu’on appelle « l’œil », la « rétine », il y a une image qu’on appelle le « cerveau ». Il y a dans ce cerveau certains états, certains mouvements, ce sont des images encore. Eh bien les mouvements qui se produisent dans le cerveau sont comme les images d’une partie du tout de la représentation391 ; l’œil, l’état cérébral ce sont des parties de ce tout. Le mouvement cérébral est donc une partie de la représentation ; il n’est pas l’équivalent de la représentation, il en fait partie. Le mouvement cérébral est, par rap­ port à la représentation, ce que la partie est au tout. Voilà la notation idéaliste, qui est une notation claire: avec ce système de notation nous aboutissons en quelque sorte a priori à cette conclusion que l’état cérébral est une partie de la représentation qu’on déclare généralement déterminée par lui, c’en est une partie, ce n’en est pas l’équivalent. Plaçons-nous maintenant dans l’hypothèse radicalement inverse, l’hypothèse réaliste. Je crois que si nous n’embrouillons pas les choses, nous arriverons à une conclusion analogue. Voilà des objets exté­ rieurs, voilà un cerveau, voilà des organes des sens. Un objet extérieur impressionne l’organe des sens, la rétine, par l’intermédiaire du nerf optique ; l’impression est transmise au cerveau ; il y a dans le cerveau 233

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certains mouvements qui s’accomplissent ; ces mouvements, nous diton, sont l’équivalent de la perception extérieure ; la perception exté­ rieure en est l’épiphénomène. Mais comment, en quel sens ? Cela signifierait-il que le cerveau, étant seul, peut produire l’image d’un objet extérieur ? Mais nullement. Il y a un objet extérieur aussi, par hypothèse. Nous sommes dans l’hypothèse réaliste. Les objets sont là, les organes des sens sont là, le cerveau est là. Le cerveau fait partie du tout. Vous supposez par la pensée qu’on supprime les objets exté­ rieurs et que le cerveau reste tout seul, mais vous oubliez une chose : c’est que le cerveau isolé reste muet ; un objet matériel n’existe que par tous les autres objets matériels, se représenter un objet matériel seul, c’est se représenter le néant. Un objet n’existe que dans sa relation - si on se place au point de vue réaliste - avec tous les autres. Supposez cet objet tout seul... A-t-il une couleur ? Non, il emprunte sa couleur à la luminosité du soleil. A-t-il un poids ? Non, il emprunte son poids à l’attraction terrestre. A-t-il une résistance ? Mais non, car comment les atomes résisteraient-ils entre eux, comment obtiendraient-ils la force de cohésion, s’il n’y avait plus que cet objet dans le monde ? Depuis longtemps les molécules, les atomes se seraient volatilisés. L’objet n’existe donc que dans sa relation avec d’autres objets. Pré­ tendre que le cerveau pourrait exister tout seul, c’est dire une absur­ dité. Dites, donc, si vous appelez la conscience «épiphénomène», dites qu’elle est épiphénomène non pas du mouvement cérébral mais du cerveau... Je le veux bien, mais dans ce cas, cela reviendra à dire que la perception fait partie du tout, qu’elle est une particule en somme détachée du tout, et le mouvement cérébral n’en est nullement l’équivalent; elle est, par rapport à ce mouvement, ce que la partie est au tout. Par conséquent, qu’on se place dans l’hypothèse réaliste ou dans l’hypothèse idéaliste, dans les deux cas, si on s’en tient à l’hypothèse qu’on choisit, l’état cérébral est, par rapport à la représentation, ce que la partie est au tout. Mais la vérité, c’est qu’on ne s’en tient pas à l’un ou l’autre de ces deux points de vue, qu’on va de l’un à l’autre, qu’on jongle en quelque sorte avec ces deux hypothèses métaphy­ siques. 234

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Je ne peux pas insister sur ce point, je me borne à le signaler, mais j’ajoute encore ceci car c’est indispensable : il y a d’autres raisons, indépendamment de la confusion des deux hypothèses réaliste et idéa­ liste, il y a des faits qui conduisent à supposer faussement que l’état cérébral est, en pareil cas, dans la perception, l’équivalent de l’état psychologique. Tous ces faits se ramènent à un seul type: ce sont les faits d’illusion, d’hallucination, de rêve392. Il est certain que même en dehors de la présence d’un certain objet déterminé nous pouvons avoir la perception illusoire de cet objet; d’où l’on conclut assez naturelle­ ment que du moment que le cerveau est encore là et que le phénomène cérébral se produit encore - que la représentation se produit encore, l’objet étant absent -, c’est le cerveau qui suffit à lui tout seul pour donner dans ce cas la perception de la représentation de l’objet. Oui, mais on oublie une chose, c’est que dans les cas d’illusion, d’hallucina­ tion, de rêve, on ne perçoit jamais illusoirement que des choses déjà perçues. Il est sans exemple qu’on ait créé en pareil cas quelque chose ; ce phénomène consiste uniquement à composer entre elles des choses déjà perçues. Donc en pareil cas, c’est la mémoire qui intervient. La question est précisément de savoir si pour la mémoire l’impres­ sion cérébrale suffit, car si, dans le cas de perception réelle, quand l’objet est là, il est démontré que l’objet entre dans la perception, et que la perception embrasse l’objet lui-même, nous aurons quelque chose de purement intérieur393 - eh bien alors quand l’objet n’est pas là et que c’est le souvenir qui intervient, il est vraisemblable, par ana­ logie, que ce qui intervient c’est quelque chose comme un objet virtuel, ce n’est plus un objet réel, c’est un objet virtuel, quelque chose qui comprend encore l’état cérébral comme le tout comprend la partie394. La vérité c’est qu’on se représente d’abord, dans la perception, l’état cérébral comme l’équivalent de la perception elle-même, ce qui est faux d’après ce que nous venons de dire, quand l’objet est là ; puis alors le souvenir serait ce même état cérébral diminué395 ; mais si j’ai établi que, déjà dans la perception, lorsque l’objet est là, l’état céré­ bral ne suffit pas, qu’il n’est qu’une partie du tout, que la perception comprend en outre l’objet, eh bien alors quand l’objet n’est plus là, si la perception se produit encore, c’est donc qu’il y a quelque chose qui 235

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n’est pas l’objet mais qui le substitue quand il n’est plus là. C’est ce que nous avons appelé l’état de « pur souvenir », de « virtualité » des objets396. Nous aurons à revenir sur cette hypothèse. Je reconnais que sous cette forme elle n’est pas claire. Je n’ai pu qu’indiquer aujourd’hui quelques-unes des raisons qu’on pouvait donner à l’appui, quand on envisage les choses du dehors ; j’ai essayé d’établir que, soit au point de vue réaliste, soit au point de vue idéaliste, cette hypothèse s’impose quand on s’en tient au point de vue qu’on a choisi. Il nous restera à montrer dans la prochaine leçon que les faits concrets, les faits patho­ logiques particuliers, ne sont nullement contraires à une hypothèse de ce genre, mais la confirment plutôt que l’hypothèse d’emmagasinement, de dépôt des idées dans le cerveau. Puis nous aborderons l’étude des théories de la mémoire et de leur évolution.

Conférence de M. Bergson

18 mars 1904

JMLessieurs, Dans notre dernière leçon nous avons montré quelques-unes des difficultés et des impossibilités auxquelles on aboutit lorsqu’on consi­ dère les souvenirs comme enregistrés, enregistrables chacun dans la matière cérébrale. Nous avons montré que cette thèse se rattachait étroitement à l’idée d’un parallélisme et même d’une équivalence entre la conscience d’une part et les phénomènes cérébraux de l’autre. Nous avons dit d’abord que cette équivalence (sous la forme de la conscience-épiphénomène pour préciser les choses, de quelque chose qui suit certains mouvements cérébraux, certains mouvements musculaires dans le cerveau, s’y superpose et en dessine la trace comme une phos­ phorescence397), nous disions que cette hypothèse nous conduit d’abord à une conclusion qui choque les principes fondamentaux mêmes de cette philosophie de l’évolution qui s’est approprié le plus souvent la thèse de la conscience-épiphénomène, car si la conscience était cela, c’est-à-dire quelque chose qui se surajoute à certains phénomènes cérébraux, ces phénomènes suivant d’ailleurs leur cours sans s’inquiéter en quelque sorte de la conscience, si, dis-je, il en était ainsi, la conscience serait inutile et, comme tout ce qui est inutile à l’être vivant, elle aurait disparu progressivement au cours de l’évolution. Or, elle a subsisté, c’est donc qu’elle sert à quelque chose et qu’elle fait quelque chose. Mais nous avons ajouté qu’en outre de ces difficultés il y a de véritables impossibilités d’ordre métaphysique, qui sont soulevées par une hypothèse de ce genre, que cette hypothèse n’était pas claire, qu’elle était même inintelligible quelle que fût l’hypothèse métaphy­ sique où on se place, pourvu qu’on se tienne à cette hypothèse. 237

Histoire des théories de la mémoire Nous avons considéré tour à tour - je reviens sur ce point, car c’est très important - les deux notations, idéaliste et réaliste, car ce sont des notations, ce sont des manières d’exprimer les choses. On veut s’exprimer soit en idéaliste, soit en réaliste. Dans les deux cas, on a une notation plus ou moins fidèle, approximative du réel. On peut choisir l’une des deux selon qu’on se rallie à l’une ou à l’autre de ces deux métaphysiques extrêmes, mais une fois qu’on en a choisi une il faut s’y tenir. Eh bien donc si on prend la notation idéaliste, quel est l’état céré­ bral et quel peut être son rapport à la conscience ? Dans l’hypothèse idéaliste il n’y a que des états de conscience, il n’y a que des représen­ tations réelles ou virtuelles. Si on considère, pour simplifier les choses, le phénomène de la perception extérieure, dans l’hypothèse idéaliste il y a les objets perçus, ce sont des représentations ; il y a le cerveau et l’organisme auquel il est attaché, c’est une autre représentation. Dans la perception extérieure, il y a donc les objets représentés, qui sont des représentations, il y a le cerveau, qui est une représentation encadrée dans ce système de représentations, mais le cerveau est alors, par rapport au tout de la représentation consciente, par rapport à l’en­ semble de la représentation consciente, ce qu’est la partie par rapport au tout. Or la partie n’est pas l’équivalent du tout. Disons donc dans cette hypothèse que le cerveau est une partie de la représentation, que les mouvements quels qu’ils soient, les mouvements musculaires qui s’accomplissent dans le cerveau, sont des phénomènes moteurs qui vraisemblablement préparent la réaction motrice de l’organisme, ce sont des parties du tout complexe qui est la représentation du monde extérieur, ce ne sont pas des souvenirs. À aucun point de vue, en aucune manière on ne peut dire que l’état cérébral est l’équivalent de la perception extérieure ; il prolonge cette perception, il prépare certaines réactions motrices, mais il n’en est pas la cause, il n’en est en aucune manière l’équivalent. Donc, dans la notation idéaliste les choses sont parfaitement claires : l’état cérébral est par rapport à la représentation dont on le déclare généralement la cause et dont il ne serait que l’épiphéno­ 238

18 mars 1904 mène398, cet état cérébral est par rapport à la représentation ce que la partie est par rapport au tout. Que si maintenant on prend la notation opposée, la notation réaliste, on aboutit à la même conclusion : car, nous le disions l’autre jour, prendre un cerveau, se représenter les phénomènes quels qu’ils soient qui s’y opèrent, par exemple les mouvements musculaires, et déclarer que la conscience des phénomènes de la perception exté­ rieure vient se surajouter à ces mouvements tous seuls et que ces mouvements suffisent à la produire, c’est supposer implicitement qu’on pourrait prendre un cerveau et l’isoler complètement des objets au milieu desquels il est placé, le considérer à part, considérer à part un cerveau ou un corps quel qu’il soit - mais une pareille hypothèse est absurde, car les objets matériels quels qu’ils soient empruntent leurs propriétés, leurs modalités à tout ce qui existe, par conséquent ce qui n’a pas de propriétés, ce qui n’a pas de déterminations, c’est le néant. L’objet emprunte toutes ses qualités, toutes ses propriétés aux relations qu’il a avec son entourage. Supprimez l’entourage, il n’y a plus rien. Par conséquent ne prenez pas le cerveau tout seul, prenezle avec tout ce qui détermine son existence, tous les objets au milieu desquels il est placé dans le phénomène de la perception extérieure. Mais alors si les objets sont là en même temps que les mouvements qui sont déterminés dans l’état cérébral, dites que la perception est fonction de ces objets et de ces mouvements, qu’elle est épiphéno­ mène de ce mouvement cérébral, plus des399 objets extérieurs, dites, si vous voulez, que c’est comme une pellicule détachée du tout, je le veux bien, mais il faudra supposer le tout; vous n’aurez pas le droit de dire que la perception est uniquement fonction de l’état cérébral et s’y surajoute à la manière d’un épiphénomène. Ici encore la relation qui existe entre l’état cérébral et la représen­ tation est une relation non pas de la cause à l’effet, non pas de l’équi­ valent à l’équivalent, mais de la partie au tout. Ah ! sans doute on alléguera, disions-nous, que dans le phéno­ mène de la mémoire les objets ne sont plus là et que cependant la représentation se produit, d’où résulterait que l’état cérébral suffit; mais400 ce serait commettre une pétition de principe, toute la question 239

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est justement de savoir si l’état cérébral suffit ; il n’a pas suffi dans le cas de la perception extérieure, pourquoi suffirait-il, et pourquoi déclarer a priori qu’il suffit dans le cas de la mémoire ? Si401 dans le cas de la perception extérieure il y avait des objets réels qui entraient dans la représentation, il est vraisemblable, si on raisonne a priori, et si on applique l’analogie, que dans le cas de la mémoire, il y a, non plus sans doute des objets réels, mais des objets virtuels que nous appelions de « purs souvenirs », qui entrent encore dans la représen­ tation et y jouent le rôle que jouaient tout à l’heure les objets exté­ rieurs, qui engloberont l’état cérébral et seront par rapport à lui ce que le tout est à la partie. Donc dans un cas comme dans l’autre, qu’il s’agisse de la nota­ tion idéaliste ou de la notation réaliste, dans les deux cas on aboutit à cette conclusion qu’entre l’état cérébral et la représentation il y a un rapport, non de l’équivalent à l’équivalent, mais de la partie au tout. Cela ne veut pas dire, Messieurs, qu’entre les deux il n’y ait pas solidarité, une solidarité très étroite. Le rapport du tout à la partie peut être un rapport tel que l’un n’étant pas donné, l’autre ne puisse pas être. Il y a des parties qui sont indispensables au tout. Point n’est besoin qu’elles soient très volumineuses, il suffit qu’elles occupent dans le tout une place importante. Il y a des objets très complexes, des machines à vapeur par exemple, où il suffit d’une vis ou d’un boulon qu’on enlève, si on choisit bien l’endroit, pour arrêter la marche ; cela veut-il dire que cette vis ou ce boulon font tout marcher et qu’on y trouverait l’équivalent du mouvement total, et de la force qui se déploie dans la machine ? Non, certes402. Un circuit électrique peut être interrompu par presque rien. Sup­ posez un circuit électrique qui donne la lumière électrique à tout un quartier ou la force motrice à une voie de chemin de fer : il suffit qu’un conducteur soit coupé, que quelque chose, presque rien, soit déplacé, pour que le tout soit anéanti, pour que l’effet soit complète­ ment anéanti. Cela veut-il dire que ces quelques atomes sont les équi­ valents du phénomène total et en soient la cause ? En aucune manière, ce sont des parties du tout, mais des parties situées de telle manière que si on les supprime, le tout est virtuellement anéanti. 240

18 mars 1904 Il se pourrait de même que le phénomène cérébral étant supprimé, toute la représentation fût supprimée. Je n’en sais rien, ou plutôt je serais plutôt porté à la croire réduite à l’état virtuel et n’existant plus pour une conscience telle que la nôtre403. Cela ne veut pas dire qu’il y ait réellement abolition ; en tout cas, en fait le phénomène paraîtra aboli, il le sera, si vous voulez, phénoménalement, et néanmoins ce qui aura été supprimé c’est simplement une partie du phénomène et non pas sa cause, non pas quelque chose qui en donnerait la raison, l’explication intégrale. Il suit de là, Messieurs, que les physiologistes, les médecins, les neurologistes auront parfaitement le droit de s’exprimer comme si la théorie de la conscience-épiphénomène était vraie, comme si la mémoire résidait dans le cerveau, comme si les maladies mentales étaient uniquement des maladies cérébrales, ils le pourront et même dans une certaine mesure ils le devront, car leur fonction est d’étudier l’organisme seulement. Le seul aspect du phénomène qui relève de leur compétence c’est l’aspect cérébral, l’aspect matériel. Donc pour eux la mémoire, et les autres facultés d’ailleurs, sont des fonctions du cerveau et la maladie mentale n’est et ne peut être qu’une maladie cérébrale404. Ils seront dans leur rôle en s’exprimant ainsi, mais de ce qu’ils procèdent de cette manière, il ne s’ensuit aucunement que les psychologues et surtout les métaphysiciens doivent les suivre : car la fonction du métaphysicien c’est de considérer le phénomène tout entier, la réalité tout entière dans son intégralité. Je vais même plus loin : je ne suis pas sûr que si les physiologistes, les neurologistes, les médecins, considèrent la théorie de la conscience-épiphénomène comme la vérité et expriment tous les résultats auxquels ils aboutiront en fonction de cette théorie - c’est leur habitude -, je ne suis pas sûr que les métaphysiciens n’y soient pas pour quelque chose. Je dirai que les physiologistes et les médecins peuvent et doivent s’exprimer ainsi couramment, mais que, comme idée directrice de leurs investigations, ils pourraient emprunter aux métaphysiciens quelque autre hypo­ thèse, quelque hypothèse d’une nature moins claire, quoique peut-être plus subtile, quelque hypothèse qui permît de suivre de plus près les relations de la conscience avec l’état cérébral. Pourquoi ne le font-ils 241

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pas d’habitude, et pourquoi adoptent-ils, comme l’évidence même, la théorie de l’équivalence entre le phénomène cérébral et les faits psy­ chologiques, la théorie d’un parallélisme parfait de ces deux ordres de phénomènes ? C’est que - et nous le montrerons dans la prochaine leçon - c’est que ce sont les métaphysiciens qui ont préparé pour la science cette hypothèse, et qu’ils ne lui en ont pas fourni d’autre. Leur rôle était d’en fournir une autre. C’est affaire aux métaphysiciens que de chercher la relation du cérébral et du psychique, c’est leur affaire, mais en général, et quelle que soit la doctrine à laquelle ils se rallient, ils ont toujours considéré la conscience comme un duplicatum, une duplication, un double de l’état cérébral. Cette hypothèse, la science l’a acceptée, d’autant plus qu’elle était très commode. C’est en fonc­ tion de cette hypothèse, en termes de cette hypothèse, que la science a formulé tous les résultats auxquels elle est arrivée. Et alors aujour­ d’hui la métaphysique trouve chez les savants une multitude énorme de faits qui la confirment ou qui paraissent la confirmer, sans s’aper­ cevoir qu’ils ne la confirment que parce que toutes les observations ont été formulées en fonction de cette hypothèse que la métaphysique, une métaphysique ancienne et un peu retardataire, a fournie aux savants. C’est sa propre image en quelque sorte que les savants ren­ voient à la métaphysique, et une image qui est peut-être même en retard sur certains résultats que la science elle-même a obtenus405. Ne venons donc pas dire qu’une théorie de ce genre est confirmée par la science ; disons d’abord que la science par sa nature même ne peut guère s’exprimer autrement [que] d’une manière commode, qu’en tout cas si elle se croit obligée de le faire, c’est parce qu’elle n’a pas à sa disposition d’hypothèse plus fine, plus subtile que celle du parallélisme ou de l’équivalence pour énoncer la relation psycho­ physique. Elle n’en a pas parce qu’en définitive les métaphysiciens ne se sont guère donné la peine d’en chercher une. Voilà la conclusion à laquelle nous conduit cet examen des diffi­ cultés d’ordre métaphysique auxquelles une théorie de ce genre amène. Mais, Messieurs, à côté des difficultés métaphysiques il y en a d’autres. Il y a des impossibilités, des quasi-impossibilités révélées par l’expérience même. D’abord si nous acceptons cette théorie - et nous 242

18 mars 1904 allons la restreindre maintenant à la mémoire puisque c’est de la mémoire qu’il s’agit -, si nous acceptons cette théorie, les souvenirs sont donc sous une forme ou sous une autre déposés dans le cerveau et enregistrés chacun par la matière cérébrale. Où, en quel endroit du cerveau ? La psychologie qui aboutit à une hypothèse de ce genre nous dit que c’est dans la même région du cerveau où s’opère la per­ ception elle-même. Supposons qu’il s’agisse d’une perception visuelle. Il y a une impression faite sur la rétine ; cette perception s’est trans­ mise le long du nerf optique jusqu’à un centre particulier, un centre visuel cérébral; une certaine modification s’opère, une certaine impression est reçue, quelque chose d’analogue à l’impression reçue par une plaque photographique. Voilà donc la perception, puis, l’objet étant enlevé, une certaine trace de cette perception demeure. C’est le souvenir. On a accumulé les métaphores pour faire comprendre comment cette trace demeure. J’en ai déjà parlé, je rappelle une comparaison ingénieuse dont se sert M. Guy au406: la trace qui se conserverait dans le cer­ veau serait quelque chose d’analogue à la trace que laisse sur le cylindre phonographique la vibration de la parole. Pour sortir des métaphores on dira que dans ce centre visuel il y a des neurones, des cellules, qu’un certain nombre d’entre elles, disposées d’une cer­ taine manière, est impressionné par l’ébranlement qui est reçu ; il se forme une association dynamique entre elles; cette association est stable, stable aussi l’impression. On conçoit alors qu’il suffise que le courant nerveux passe à travers les cellules ainsi disposées, pour que se renouvelle sous forme de souvenirs la perception primitive. De toute manière la psychologie, en tant que génératrice de l’hypo­ thèse des souvenirs emmagasinés dans la substance cérébrale, nous conduit à cette conclusion que le souvenir doit demeurer à la place même où la perception a eu Heu, par conséquent dans le centre de perception. Telle est en effet la conclusion adoptée par la psychologie contemporaine. C’est la conclusion de Ward407, celle d’Alexander Bain408, celle de Spencer. Voilà ce que dit la psychologie en tant que génératrice de cette hypothèse. 243

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Mais la pathologie que nous dit-elle ? Elle nous dit que les souve­ nirs visuels peuvent être abolis, et le centre par conséquent des sou­ venirs visuels être lésé, et lésé sans doute au point d’être détruit, sans que la perception visuelle soit lésée en aucune manière. Nous avons parlé de cécité psychique, qu’il faudrait mieux appe­ ler, disions-nous409, agnosie visuelle, c’est-à-dire de cette maladie qui consiste dans l’impuissance à reconnaître les objets perçus par la vue. Cette maladie n’implique pas toujours, disions-nous, l’oubli des souvenirs visuels, la disparition des souvenirs visuels. Il y a des cas relativement nombreux où les souvenirs sont conservés et où la reconnaissance n’a pas lieu cependant. Il y a d’autres cas de cécité psychique où cette cécité tient à l’abolition des souvenirs visuels. Le malade a perdu tous les souvenirs des choses perçues par la vue, tous les souvenirs visuels, et cependant il n’y a pas nécessairement une lésion de la vue... Il n’y a rien d’absolu en ces matières, nous l’avons dit déjà bien des fois, il n’y a pas en réalité de cas bien nets, mais en général, le plus souvent, la vision est intacte alors que les souvenirs visuels sont abolis. Voilà un fait bien étrange, si c’est le même centre qui d’une part reçoit la perception et d’autre part enregistre le souvenir. Remarquons qu’il en est de même pour le sens de l’ouïe, dans les cas de surdité psychique où les souvenirs auditifs sont abolis. Il y a des cas de surdité psychique, d’abolition des souvenirs acoustiques, où l’ouïe n’est pas nécessairement abolie pour cela ; l’ouïe peut être conservée même intégralement. Comment expliquer de pareils faits ? Il faudra supposer que dans le centre cérébral les cellules, les éléments nerveux, les neurones comme on dit aujourd’hui, les éléments nerveux une fois qu’ils ont été impressionnés par une perception, conservent cette perception et conservent par conséquent la mémoire, et qu’il faut des cellules intactes, vierges en quelque sorte, pour chaque perception, de sorte que dans le même centre410 il y a des cellules de souvenirs et des cellules de perception. Et c’est cette hypothèse en effet que font cer­ tains auteurs. Mais alors on peut se demander comment, dans les cas de cécité psychique avec abolition des souvenirs visuels, ou dans les 244

18 mars 1904 cas de surdité psychique avec abolition des souvenirs acoustiques, la maladie va justement choisir les cellules qui ont déjà été impression­ nées et laisse de côté les autres. Ce sont des cellules de même nature anatomique ; elles accomplissent la même fonction. Il serait étrange que le fait d’avoir été impressionnées déjà les exposât à une maladie sut generis. Bien plus, la maladie n’est pas sui generis, ce n’est pas une dégénérescence de tel ordre de cellules, la cécité peut tenir à des causes bien diverses, une tumeur par exemple qui se déclare à un point quelconque du cerveau. Comment une cause de ce genre, acci­ dentelle, se déclarant dans un lieu variable, ira-t-elle choisir seule­ ment, dans le centre de perception, les cellules de souvenirs ? Ce serait une chose bien extraordinaire. II faudra donc - et c’est ce qu’ont fait certains auteurs - supposer qu’il y a deux centres, un centre de per­ ceptions visuelles et un centre de souvenirs visuels. Mais alors les raisons mêmes qu’on avait d’adopter cette hypothèse, les raisons psy­ chologiques, disparaissent puisque toutes ces411 raisons, j’entends les raisons purement psychologiques qu’on avait de considérer les souve­ nirs comme déposés dans des cellules cérébrales, toutes ces raisons étaient tirées du fait qu’en psychologie le souvenir c’est la perception atténuée412, d’où il résulte qu’il faut qu’il demeure dans les cellules mêmes qui ont été impressionnées déjà. Donc cette psychologie nous conduit à cette conclusion qu’il faut que les centres coïncident, au lieu que la pathologie conduirait à la conclusion contraire. Nous verrons comment, dans une hypothèse un peu plus compliquée que celle de la conscience-épiphénomène, on peut concilier des exigences qui paraissent contradictoires, mais sous cette forme tout à fait gros­ sière, des souvenirs emmagasinés dans la substance cérébrale, la théo­ rie ne peut aboutir qu’à une contradiction de ce genre, à quelque chose d’inconciliable et d’irréconciliable. Je laisse de côté, Messieurs, cette difficulté et j’en signale une autre. Je signale la complication extraordinaire et inextricable à laquelle aboutit une hypothèse d’une pareille nature. En effet le souvenir le plus simple, le plus concret, va exiger la conservation d’un nombre énorme, d’un nombre incalculable d’éléments psychologiques et ana­ tomiques413. Je prends par exemple le souvenir que je conserve de 245

Histoire des théories de la mémoire cette salle où je viens tous les vendredis soir, le souvenir visuel, si vous voulez, de cette salle : d’abord le souvenir n’est pas purement visuel, il ne peut pas l’être, il est beaucoup plus complexe que cela, mais ce souvenir est surtout visuel, je veux bien ; il englobe de plus des souve­ nirs, si vous voulez, tactiles, de cette table sur laquelle je m’appuie. Il y a aussi des souvenirs auditifs et musculaires, des souvenirs interlocu­ toires des paroles prononcées ou entendues ; donc c’est un souvenir, déjà sous ce rapport-là, complexe. On dira que le souvenir visuel se produit dans un centre visuel, à un certain centre cérébral spécial ; mais le souvenir tactile ne peut pas se produire dans ce centre-là, il se produira ailleurs dans un autre centre cérébral. Ne considérons, si vous voulez, que ces deux souvenirs-là. Lorsque le souvenir visuel va se réveiller, comment ira-t-il choisir, dans le tas énorme des sensations tactiles accumulées dans le centre des souvenirs tactiles, comment ira-t-il justement choisir les souvenirs tactiles qui se rapportent à lui ? On dira - c’est ce qu’on fait d’habitude - qu’entre ces deux centres il y a des voies de communication, des fibres internonciales comme dit Bastian414, des fibres qui se lient, et que cette liaison se fait au moment de la perception, et qu’elle subsiste. Je le veux bien ; mais je considère le souvenir visuel tout seul, le souvenir visuel que j’ai de cette salle. Il est visuel, c’est-à-dire qu’il comprend des couleurs et des formes. Le souvenir visuel, c’est cela, c’est un souvenir de couleurs et de formes. Les couleurs sont perçues par la vue toute seule, je veux bien ; mais les formes ? Pour apercevoir les formes il faut certains mouvements de l’œil. Par conséquent le souve­ nir des formes, ce n’est pas un souvenir purement visuel ; c’est en outre un souvenir musculaire. Par conséquent ce souvenir visuel de la salle implique le jeu simultané, l’entrée en fonction, non seulement du centre visuel proprement dit, mais encore du centre des sensations kinesthésiques ou du centre moteur de l’œil, du centre des sensations motrices de l’œil. Il faut donc supposer que lorsque le souvenir visuel se réveille, il va chercher dans le magasin des sensations kinesthésiques, qui sont en nombre énorme, quelque chose qui se rapporte à la perception de telle ou telle forme déterminée. On ne peut pas imaginer un dispositif 246

18 mars 1904 qui réponde à une pareille complication. Mais ce n’est encore rien. Je prends alors dans ce souvenir visuel la partie purement visuelle, je laisse de côté le souvenir moteur, je prends la partie purement visuelle, ce qui résulte de l’impression pure et simple qui est faite sur la rétine, le seul souvenir en quelque sorte « rétinien » de cette salle. Eh bien, c’est quelque chose qui comprend des milliers, je dirais presque des millions de souvenirs. Voici comment : je suppose, ce qui n’est pas vrai, que cette salle reste toujours la même. La vérité, c’est qu’elle change chaque fois du tout au tout, car à supposer que les auditeurs soient exactement les mêmes ils n’occupent pas les mêmes positions ; ils ne se tiennent pas absolument immobiles ; donc la salle, chaque vendredi, sera complè­ tement changée, mais je laisse de côté cette complication. Je suppose que c’est exactement la même salle, les mêmes auditeurs, se tenant de la même manière : ces auditeurs ne seront pas immobiles ; par consé­ quent à chaque instant se peint sur la rétine une image toute diffé­ rente. Prenez par exemple une plaque photographique et utilisez seulement quelques millimètres, et voyez ce qui se passera : la plaque sera brouillée. C’est parce qu’il y a, non pas une impression, mais un nombre énorme d’impressions différentes. Je prends un exemple plus simple, un simple objet, cette montre ; en réalité, ce qui se passe sur la rétine c’est, à tous moments, des impressions toutes différentes. Mentalement je crois la voir sous la forme d’un objet circulaire, mais c’est parce que je substitue à l’objet le concept de la mémoire ; mais si je m’en tiens à l’impression, ce qui se peint sur la rétine, c’est une impression non pas circulaire mais ovale, qui change constamment, il suffit que je me déplace d’un milli­ mètre ou d’une fraction de millimètre. Vous me direz que ces impressions sont très analogues les unes aux autres, et qu’elles se ressemblent, c’est vrai, mais la ressemblance existe pour une intelligence qui compare les choses. Objectivement il n’y a pas de ressemblance, objectivement il y a l’identité ou la diffé­ rence. S’il y a identité il y a des images superposables ; si elles ne sont pas identiques et superposables, elles sont toutes différentes. Objecti­ vement, pour la matière, il y a l’identique et le différent. Le degré de 247

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ressemblance cela suppose du discernement. Cela suppose un être qui a un certain discernement, un commencement de discernement. Par conséquent toutes ces impressions sont absolument différentes. Remarquez que je simplifie beaucoup, car il suffit, à supposer que l’image soit identique à deux moments consécutifs, il suffit qu’elle se peigne sur des parties différentes de la rétine pour qu’elle impres­ sionne des éléments différents sans doute, et pour qu’elle crée des souvenirs multiples au lieu d’un souvenir unique. Donc le souvenir visuel de la salle, c’est en réalité des millions et des millions d’impressions cérébrales. Comment tout cela peut-il faire un seul souvenir ? Ah ! si on considère le souvenir comme se conser­ vant lui-même - nous avons parlé des souvenirs purs dans les opéra­ tions de la mémoire, qui impliquent un certain discernement au moins naissant -, ah ! dans ce cas, je comprends très bien que des souvenirs infiniment multiples, s’organisant entre eux, interférant entre eux et se rapprochant, comme nous disions, du plan de l’action, arrivent à donner en dépit de leur multiplicité une seule et même image. Je le comprends ; mais dans l’opération que nous examinons en ce moment, tout se passe mécaniquement : s’il y a des impressions différentes sur la rétine, il y a des impressions cérébrales différentes. Pour des millions d’impressions différentes, il y aura des millions de souvenirs différents. On ne voit pas pourquoi à un moment donné on se remémorerait l’un d’eux plutôt que les millions d’autres, ni comment ces millions de souvenirs arriveraient à en former un seul. La vérité, c’est que dans cette hypothèse on substitue sans s’en apercevoir, subrepticement, aux phénomènes qui se produisent méca­ niquement, l’effet de l’opération psychique, c’est-à-dire l’effet de l’opération capable de discernement, le concept, ou, si vous voulez, le schéma que nous extrayons de cette multiplicité énorme d’impressions différentes. Ce schéma qu’on suppose dans le cerveau ne se formera pas tout seul ; il implique le discernement, autrement nous n’aurons pas un souvenir, mais une multiplicité énorme, infinie, de souvenirs, même pour l’objet le plus simple et le moins compliqué, une multipli­ cité de souvenirs qui ne sont pas superposables entre eux et qui tous, au point de vue de la mémoire, ont les mêmes droits à l’existence. 248

18 mars 1904 Telle est la conclusion, Messieurs, à laquelle nous aboutissons dans une hypothèse de ce genre. Il y a maintenant un second point sur lequel je voulais attirer votre attention, ou plutôt un troisième, qui n’a pas moins d’importance. Je voudrais vous montrer que dans une pareille hypothèse la classification des souvenirs dans le cerveau est chose absolument incompréhensible, irreprésentable, ou du moins que, quelle que soit l’hypothèse qu’on fasse sur ce mode de classe­ ment, on aboutit à des résultats inconciliables entre eux et contradic­ toires. Je prends un exemple, le plus concret, celui sur lequel on peut le moins discuter. Je prends des souvenirs dont on sait qu’ils corres­ pondent à un centre cérébral parfaitement déterminé : ce sont les sou­ venirs d’articulation de la parole. Vous savez que pour parler il faut accomplir certains mouvements coordonnés entre eux, mouvements de la langue et des lèvres pour l’articulation, mouvements du larynx pour la phonation. Chacun de ces systèmes de mouvements est accompli par nous grâce à certains souvenirs de sensations motrices. Ces souvenirs, l’observation montre qu’ils peuvent être abolis. C’est ce qui arrive dans l’aphasie motrice. On peut devenir incapable de parler parce qu’on a oublié les sons des mots, et alors l’incapacité n’est pas absolue. Il y a « paraphasie415 », comme on dit, il n’y a pas d’aphasie. Dans le cas d’oubli réel, d’apha­ sie, ce qui est lésé, ce sont les souvenirs, non pas des sons des mots, mais des mouvements d’articulation de la parole ; ces souvenirs pour­ raient être même complètement abolis, il y aura ce qu’on appelle « aphasie motrice ». L’observation montre qu’en pareil cas une cer­ taine lésion cérébrale bien déterminée se produit, c’est la lésion de la circonvolution dite de Broca, la troisième circonvolution frontale gauche416. Voilà donc un cas où la localisation est tout à fait nette. Eh bien supposons que le souvenir aboli ait été réellement déposé dans ce centre, c’est-à-dire qu’il y ait eu, pour chacun des souvenirs, un certain dispositif, un certain système de cellules impressionnées d’une certaine manière ; il y aura des faits qui vont devenir tout à fait incompréhen­ sibles, en particulier le fait le plus intéressant et le plus caractéristique de ce genre d’aphasie, qui a été signalé depuis longtemps par un des 249

Histoire des théories de la mémoire

premiers qui aient étudié cette question, par M. Kussmaul417, et que du reste M. Ribot, dans son livre sur les maladies de la mémoire418, a signalé aussi - d’une manière beaucoup plus satisfaisante, en faisant faire à la théorie des progrès très notables - : c’est ce fait que lorsque cette aphasie est progressive, les souvenirs disparaissent dans un ordre tout à fait déterminé, ce sont d’abord les noms propres qui sont oubliés, puis après les noms propres, ce sont les noms communs, les substantifs, après les substantifs, ce sont les adjectifs, et enfin les verbes qui disparaissent les derniers419. Ainsi cette aphasie quand elle est progressive suit un ordre gram­ matical en quelque sorte, un ordre bien déterminé. Il y a des excep­ tions à cette règle car il n’y a pas de règle sans exception en pareille matière, mais enfin voilà le fait général : cette aphasie suit une marche déterminée. On dira : Mais voilà qui paraît donner raison à la thèse du dépôt des souvenirs dans le centre cérébral. Tout se passe comme s’il y avait des couches de souvenirs, des strates de souvenirs, d’abord la couche des noms propres - c’est celle du haut, pour prendre une image -, puis la couche des substantifs, des noms communs et ainsi de suite. Ce n’est qu’une image, mais enfin il semble bien au premier abord que cet ordre qui est suivi par la maladie, donne raison à ceux qui considèrent le cerveau comme emmagasinant réellement et enre­ gistrant chacun des souvenirs pris séparément. Oui, mais si nous considérons attentivement ce cas par l’étude concomitante de la lésion correspondante, nous arrivons à ceci : cette aphasie n’est pas une maladie spécifique, dans laquelle il se produirait une dégénérescence progressive des cellules dans un certain ordre, ce n’est pas cela du tout, en général ; cette aphasie peut avoir les causes les plus différentes : ce peut être un abcès qui se déclare en un point quelconque du cerveau, une tumeur, une hémorragie, une blessure, cela peut être une cause quelconque, cela peut être des lésions com­ mençant à un point quelconque et cheminant dans un ordre quel­ conque ; cependant, psychologiquement, c’est toujours le même ordre que suit la disparition des souvenirs. Comment serait-ce possible si c’étaient réellement les souvenirs qui étaient entamés par la lésion ? 250

18 mars 1904 Ah ! que la lésion soit fonctionnelle, que ce soit la fonction qui soit atteinte, oui certainement dans ce cas on s’expliquerait - et nous mon­ trerons comment - on s’expliquerait ce fait que ce soient les noms propres qui disparaissent d’abord, puis les noms communs, car il faut certainement plus d’effort pour se remémorer les noms propres que les noms communs. La preuve est qu’il suffit d’un moment de fatigue pour oublier les noms propres, on oublie beaucoup moins facilement les noms communs. La chose s’expliquerait assez facilement. Mais la considération de la lésion cérébrale paraît infirmer et donner tort à l’idée d’un enregistrement mécanique des souvenirs par le cerveau420. Voilà donc la conclusion à laquelle nous conduit l’étude des phé­ nomènes les plus concrets de localisation cérébrale. Que si mainte­ nant nous considérions les maladies de la mémoire en général, nous aboutirions à des contradictions de même nature et peut-être même à des faits plus irréconciliables encore ; mais ceci nous entraînerait trop loin, et nous en remettrons l’examen à la prochaine leçon. Nous montrerons la prochaine fois ces difficultés, et nous signalerons très brièvement, non pas le moyen de lever les difficultés que nous avons signalées - nous n’avons pas cette prétention -, mais la voie où il faudrait peut-être marcher, et le moyen d’atténuer ces difficultés. Ce sera la conclusion de la partie dogmatique et critique de ce cours, ce sera la dernière leçon du premier semestre, il nous restera dans le second à esquisser l’évolution des théories, et surtout des métaphy­ siques, de la mémoire421.

Conférence de M. Bergson

15 avril 1904

JVlessieurs, Dans ce second semestre, nous devons esquisser l’histoire de l’évo­ lution de la théorie de la mémoire. Cette esquisse sera très brève, très incomplète ; il s’agit moins d’instituer une étude que de tracer le plan d’une étude, car il ne nous reste qu’un très petit nombre de leçons. Nous savons que l’objet que nous poursuivons est dogmatique et théorique tout autant et plus qu’historique. Nous avons montré dans la première partie de ce cours que l’explication la plus courante, la plus ordinaire des phénomènes de la mémoire implique d’une part une conception associationniste de la vie de l’esprit et d’autre part - c’est une idée exprimée ou latente - que les souvenirs ne se conservent dans l’esprit que parce qu’ils se conservent matériellement; il y aurait comme un dépôt sous une forme ou sous une autre, un dépôt de souvenirs dans la substance cérébrale. Nous avons essayé d’établir que les faits en général, les faits normaux, et les faits pathologiques sont loin de confirmer cette hypothèse autant qu’on pourrait le croire, d’où nous avions inféré que cette hypothèse en dépit de son apparence empirique n’est vraisemblablement qu’une forme, une forme de cer­ taines croyances, peut-être même de certains préjugés métaphysiques, mais très naturelle et très profonde, si naturelle et si profonde qu’il faut un effort d’esprit considérable pour s’en affranchir. Ce sont ces postulats métaphysiques que nous voudrions dégager dans la seconde partie de ce cours et cela par une esquisse très rapide de l’évolution même que cette hypothèse a effectuée. Disons d’abord, Messieurs, que la psychologie des Anciens sur ce point et en général d’ailleurs la psychologie des Anciens est beaucoup 253

Histoire des théories de la mémoire

plus une qu’on ne serait tenté de le croire ; sans doute, si on considère la partie descriptive de la psychologie des Anciens, il y a un très grand nombre d’analyses qui se complètent les unes les autres, qui ne s’accordent pas absolument entre elles. Cette partie descriptive de la psychologie antique est surtout celle qui traite de ce que nous appe­ lons aujourd’hui: les émotions, les passions, la partie affective de notre nature, tous ceux d’entre les phénomènes psychologiques qui relèvent de l’étude et de la compétence du moraliste autant que du psychologue proprement dit ; la partie affective de notre nature a donc été étudiée sans parti pris et en dehors, en général au moins, en dehors d’arrière-pensées métaphysiques par la psychologie ancienne comme d’ailleurs par la psychologie moderne, mais si on considère la partie de cette psychologie qui s’occupe plus systématiquement des phénomènes de l’intelligence, alors on s’aperçoit que les théories des Anciens pour différentes qu’elles paraissent au premier abord dans les formes d’expression ont un fond commun et même en commun tout l’essentiel. Cela tient à une raison très simple : c’est que la psychologie de l’intelligence est subordonnée tout entière à une certaine concep­ tion de l’intelligible. Disons-le tout de suite, les Modernes sont assez près des Anciens sur ce point; il est très rare qu’un psychologue ait étudié l’intelligence pour elle-même, qu’un psychologue ait fait une pure psychologie de l’intelligence. L’intelligence connaît des objets ; c’est un instrument de connaissance et la connaissance nécessairement doit s’adapter à son objet. La tentation est grande de partir de l’objet tel qu’il est, croit-on, en tout cas tel qu’on le suppose, et de modeler sur la forme supposée de cet objet l’intelligence qu’il s’agirait cepen­ dant de décrire et d’analyser pour elle-même. L’intelligence est un instrument, un instrument de connaissance, un moyen d’arriver à la vérité. Une étude psychologique purement psychologique de l’intelligence serait une étude de l’instrument en luimême, une analyse des moyens en eux-mêmes, mais le plus souvent on est parti de l’objet à connaître et non pas du sujet connaissant; on est parti d’une certaine conception de la vérité et même de la réalité, et comme il faut que l’instrument soit adapté à son objet, c’est encore 254

15 avril 1904 une fois sur cette forme nécessairement hypothétique de l’objet qu’on a jugé la forme de l’instrument. La psychologie des Modernes a assez souvent procédé ainsi, celle des Anciens toujours et cela nous explique que l’accord, la cohérence existent entre des doctrines anciennes relatives à l’intelligence alors même qu’elles paraissaient éloignées et divergentes : elles ont un fond commun, des principes et des postulats communs. Si on considère par exemple la philosophie épicurienne et la philo­ sophie d’Aristote, voilà deux lignes bien divergentes de philosophies, qu’on croirait fort opposées entre elles. Eh bien sur la question qui nous occupe, en prenant, je ne dirai pas absolument la question de la mémoire, car les textes nous manquent pour savoir ce qu’Épicure pen­ sait de la mémoire, nous ne sommes pas tout à fait fixés là-dessus, mais nous connaissons au moins approximativement sa théorie de la per­ ception, ce qui est à peu près la même chose car la théorie de la mémoire et la théorie de la perception sont solidaires chez les Anciens. Cette théorie de la perception peut paraître extrêmement éloignée de celle d’Aristote, surtout si on l’aperçoit comme l’ont fait certains histo­ riens modernes à travers nos idées modernes, si on veut à toute force attribuer à Epicure et même à son ancêtre Démocrite, enfin à toute son école les idées et jusqu’aux connaissances modernes, mais si on s’en tient aux textes serrés de près, il apparaît que sa théorie de la percep­ tion n’est pas totalement différente de celle d’Aristote, c’est la théorie d’Aristote diminuée, étriquée, il y a beaucoup en moins, mais il n’y a rien de plus en somme, et par conséquent il y a une psychologie antique de l’intelligence et les Anciens sont à peu près d’accord sur cette psy­ chologie. C’est d’ailleurs un cas particulier - je le dis en passant, c’est une idée que nous pouvons rencontrer encore sur notre chemin - c’est un cas particulier d’une loi assez générale au moins en matière de philosophie abstraite, que celle-ci, ce serait une loi qu’on énoncerait de la manière suivante : dans une même certaine période philosophique donnée, les philosophes qui suivent des lignes divergentes sont moins éloignés les uns des autres que ne le sont des philosophes appartenant à des époques différentes et qui cependant se rattachent ou croient se rattacher à la même philosophie générale et suivre la même direction. 255

Histoire des théories de la mémoire

Je viens de parler d’Épicure, si nous prenons les matérialistes anciens, et ce que nous appelons d’un terme très vague les spiritua­ listes ou les idéalistes anciens, il y a peut-être moins de différence entre les matérialistes grecs et les idéalistes grecs qu’entre les idéalistes modernes et les idéalistes anciens. Les hommes d’une même époque sont plus voisins les uns des autres en ce qui concerne au moins les idées anciennes, les idées scientifiques qu’ils ne se l’imaginent et qu’on ne se l’est imaginé après eux. C’est une loi assez générale. II est inutile de chercher des vérifications, il suffit de retenir que sur ce point, sur la question de la nature de l’intelligence et du mécanisme des opéra­ tions intellectuelles, la différence n’est pas très grande entre les diffé­ rents penseurs de l’Antiquité. Je disais que tous partent d’une conception de l’objet, d’une cer­ taine conception de la vérité et de la réalité. Quelle est cette concep­ tion? C’est toujours cette idée que nous avons plus d’une fois indiquée et développée422, cette idée qu’il existe indépendamment de notre intelligence individuelle une science, une science intégrale, un système de vérités scientifiques et que connaître c’est simplement éclairer tour à tour les différents points de ce monde intelligible que nous n’apercevons dans son ensemble que d’une manière confuse et obscure; on part toujours de cette idée qu’il existe un système un et parfaitement cohérent de choses intelligibles ou comme nous dirions aujourd’hui de vérités intelligibles. Quelles sont ces choses intelligibles ? Ce sont des concepts, des idées générales. Il y a les objets particuliers, donnés dans423 notre expérience ; au-dessus de ces objets particuliers, théâtre de l’acciden­ tel, il y a quelque chose d’essentiel, de plus réel qu’eux. Ce sont les concepts qui les expriment, ou plutôt dont ils ne sont, eux, que des expressions atténuées et imparfaites. Il y a donc des concepts. Ces concepts ont entre eux certaines relations de parenté, de filiation. Ces concepts dont l’ensemble consti­ tue la science une, une seule science, qui constituent réunis le monde intelligible, ces concepts sont dans ce monde intelligible coordonnés entre eux, subordonnés aussi les uns aux autres, de telle manière que plus on s’élève dans ce monde intelligible, plus diminue le nombre 256

15 avril 1904 des concepts qui embrassent tout et qu’enfin au sommet du monde intelligible il y a une Idée unique où tout vient se confondre et s’unir. C’est une unité de la science, mais cette unité de la réalité intelligible, les philosophes ne la conçoivent pas tous de la même manière ; elle n’est pas tout à fait la même pour Platon et pour Aristote. Pour Platon, quand on s’élève ainsi dans la série des concepts, on s’élève aussi dans la série des généralités et c’est parce que les concepts sont de plus en plus généraux qu’à mesure qu’on s’élève, leur nombre se réduit de telle sorte que l’unité suprême est l’unité de quelque chose qui comprend tout dans son extension, comme nous le disions. Pour Aristote, ce n’est pas tout à fait la même chose. Pour lui, à mesure qu’on s’élève dans la série des concepts, ou comme il dit, des Formes, des déterminations, plus on s’élève dans ce que j’appellerai la série des concentrations de la pensée, des formes avec une détermina­ tion, une essence logique ; c’est une espèce de pensée424. Plus la pensée est voisine de la chose, plus elle est pénétrée de matérialité, plus elle est descendue en quelque sorte ; mais à mesure qu’on s’élève dans les formes de la pensée, il y a des formes de plus en plus élevées, on a une pensée de plus en plus concentrée jusqu’à ce que de concentration en concentration on aboutisse à un acte unique de pensée où toutes les pensées sont réunies et confondues ensemble, où toutes les pensées ne sont qu’une, c’est la Pensée de la Pensée, la Pensée divine, qui ressemble beaucoup à l’idée des Idées de Platon. En effet vorioeœç voqaiç (noèseôs noèsis) pourrait aussi bien être considéré comme l’équivalent de elôoç elôœv (eidos eidôn), c’est à peu près la même chose425. L’imité se fait par une extension croissante dans un cas et par concentration croissante dans l’autre, il y a donc une différence, mais une différence en somme qui tend toujours à une unité de la vérité, de la réalité, et cette unité est considérée comme un système unique parfaitement cohérent, réductible en somme à une unité où toutes les multiplicités viennent s’abîmer et s’unir. Je disais que c’est là toute vérité pour les Anciens et que c’est en somme toute réalité, du moins, c’est la réalité essentielle, suprême et la réalité n’existe que par imitation de la réalité supérieure. Donc ce qui est réel, c’est la science, c’est le monde de la science et ce que nous 257

Histoire des théories de la mémoire appelons réalité n’emprunte sa réalité, n’emprunte ce qu’elle a d’être, qu’à ce qu’elle peut avoir de commun avec ce monde parfaitement un et cohérent, qui est le monde de la science, qui préexiste, cela va sans dire, à la connaissance proprement dite. Connaître c’est éclairer de notre point de vue, d’un point de vue tout à fait inférieur, mais c’est simplement retrouver du préexistant, de l’existant. Il serait intéres­ sant et important - cela est indispensable si l’on veut comprendre la psychologie antique - il serait important de savoir quelle est pour les Anciens la nature de cette existence. Quand Platon nous dit que les Idées existent, qu’elles constituent le monde intelligible et que ce monde intelligible tout entier tient dans l’idée du Bien, lorsqu’un Aristote nous dit que toute Forme, toute détermination tient dans la pensée et que la pensée par excellence, c’est la pensée une, qui se pense elle-même, quelle est la nature de l’existence que les Anciens attribuent à ce principe suprême ? Est-ce une existence de nature psychique, comme nous dirions aujourd’hui, une existence de nature psychologique ? Est-ce une existence de nature extra-psychologique, en d’autres termes l’existence ainsi conçue, estce l’existence d’un acte de pensée ou l’existence d’une chose, car pour nous il y a ces deux points de vue ? Quand nous parlons d’existence, nous nous représentons un acte de pensée ou un objet que cette pensée atteint et qui serait par conséquent en dehors de la pensée. Les Anciens ne se sont pas posé la question avec cette précision, mais il importerait de savoir ce qu’ils pensent de ce monde véritablement réel, de ce monde intelligible, de ce monde de la science ; il importerait de savoir ce qu’ils pensent, si ce sont des réalités de nature psychologique ou au contraire des réalités de nature extra-psychologique, si c’est à une pensée ou à une chose qu’ils pensent. Si nous considérons la philosophie platonicienne il ne peut guère y avoir de doute à cet égard. L’Idée platonicienne est toujours consi­ dérée comme une chose, par conséquent il serait inexact de se la représenter sur le modèle d’un acte de pensée. Cependant Platon emploie le mot : Idée, eIôoç (eidos). Il est vrai que pour les Anciens ce mot lui-même a un sens beaucoup moins psychologique que pour nous. Quand nous parlons d’une idée, nous pensons à un acte de 258

15 avril 1904 pensée ; nous nous représentons un acte de pensée. Les Anciens, lors­ qu’ils parlent d’une idée, se représentent surtout ce qu’il y a de beau, de coordonné, d’harmonique dans la pensée et en somme d’indépen­ dant de l’acte même de la pensée, d’indépendant de la conscience. Nous pensons, nous, à la conscience ; les Anciens pensent à ce qui est le sujet de la conscience et est par conséquent plutôt extra-conscient. Néanmoins il ne faudrait pas aller trop loin dans cette voie, car si jamais Platon n’a dit, comme quelques-uns le lui ont fait dire, que les Idées sont des pensées de Dieu, néanmoins les Alexandrins qui sont les continuateurs de Platon sur beaucoup de points, ont dit que les Idées platoniciennes étaient des pensées non pas de Dieu, non pas de l’Un, mais de l’intelligence, du voue; {nous), qui vient tout de suite audessous de Dieu, qui est la seconde hypostase. Par conséquent si l’idée platonicienne n’est pas un acte de pensée, un acte de conscience, si c’est plutôt une chose, néanmoins cette chose est une chose qui est moins chose en quelque sorte que les choses des Modernes, et c’est quelque chose qui n’est pas absolument étranger à ce que nous appel­ lerions, nous, un acte de pensée, et même un acte de conscience. Que si nous prenons la vofjaeœç vor|oic; d’Aristote et même ce qu’il appelle le voüç, qui est derrière l’âme, si nous prenons la pensée divine, la pensée qui réunit et fond ensemble toutes les pensées, toutes les Idées, Aristote dit en propres termes que c’est un acte, et cependant il ne faut pas oublier que cette Pensée de la Pensée est en dehors du temps, comme de l’espace ; elle est intemporelle, elle est impersonnelle, ce n’est donc rien de ce que nous appelons la conscience, puisque la conscience suppose avant tout le temps, la durée ; c’est quelque chose de différent, de supérieur à la conscience. Donc c’est de la pensée, si vous voulez, mais c’est beaucoup moins, si on considère avant tout la pensée comme consciente. C’est bien ainsi que nous devons, nous, la considérer. C’est de la pensée qui est moins pensée que la pensée telle que nous nous la représentons, nous, Modernes. En résumé l’idée de Platon est bien une chose mais moins chose que nos choses, et la pensée d’Aristote est bien de la pensée, mais moins pensée que nos pensées, d’où il faut conclure que l’idée de 259

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Platon, et que la pensée d’Aristote sont deux termes intermédiaires entre ce que nous appelons nous la pensée et l’objet de pensée, deux termes intermédiaires, le premier appuyant plutôt du côté de ce que nous appelons pensée et le second du côté de ce que nous appelons objet de pensée426. C’est en d’autres termes une réalité intermédiaire je ne dis pas placée à égale distance, mais intermédiaire entre ces deux réalités que nous distinguons beaucoup plus nettement, la pensée et la chose indé­ pendante de la pensée. Ces préliminaires étaient indispensables si nous voulions aborder utilement l’étude de la psychologie des Anciens en général et de leur psychologie de la mémoire en particulier. Ils nous font d’abord mieux comprendre ce que nous énoncions dès le début à savoir qu’il y ait eu si peu de psychologie proprement dite chez les Anciens sur ce point et que leur psychologie de la mémoire, de la perception, je peux dire, de l’intelligence tout entière, soit si peu psychologique, si peu pénétrée d’observation. Quand on se place aussi haut qu’ils l’ont fait, lors­ qu’on commence par se transporter à l’objet de l’intelligence, et lors­ qu’on commence par étudier la théorie du réel et ensuite la science identifiée avec ce réel, il est assez naturel que la psychologie propre­ ment dite, la psychologie d’observation ne compte pas, pas plus d’ailleurs, remarquons-le en passant, que la physique, la physique telle que nous autres Modernes nous l’entendons. Nous avons fait observer dans le courant de l’année dernière que si les Anciens n’ont pas eu de physique ou du moins pas de physique comparable à la nôtre, cela tient à leur conception même de la réalité. Notre physique roule tout entière sur des phénomènes, sur des chan­ gements, sur les études du changement, du mouvement et du change­ ment dans ses rapports avec d’autres changements. Une loi physique, c’est l’énoncé d’une relation constante entre des grandeurs variables, entre des changements variables : rapporter des changements à des changements, comparer des changements à des changements, c’est, pour nous, faire de la physique et par conséquent pour nous le chan­ gement compte, c’est une réalité qui veut être étudiée pour elle-même. Pour les Anciens c’est tout différent : le changement est signe que 260

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quelque chose n’est pas à sa place. Quand une pierre tombe, pour Aristote, cela montre simplement qu’elle n’est pas où elle devrait être. Une pierre, c’est de la terre, elle devrait être avec la terre, dans son élément naturel ; si elle tombe, c’est pour rejoindre la terre. Par consé­ quent le mouvement indique simplement que quelque chose n’est pas à sa place, n’est pas où il devrait être. La véritable physique étudie l’immobile, étudie où les choses devraient être. Bien mieux, elle étudie ce qui est immobile en soi, le concept immobile des choses. Son objet est de rapporter les choses à leur concept et par conséquent d’englou­ tir, et par conséquent d’anéantir le mouvement dans son immobilité. Voilà pour la physique. Eh bien c’est bien plus vrai encore pour la psychologie des Anciens. Si nous considérons la pensée consciente, l’acte de conscience par lequel on connaît un objet, cette conscience en tant qu’elle est placée dans du temps, en tant qu’elle se déroule dans le temps cherche à atteindre quelque chose ; c’est une recherche, c’est par conséquent de l’incomplet, c’est de l’imparfait. Chercher en somme c’est n’être absolument pas à sa place. Si l’intelligence était placée comme il faut, elle ne chercherait pas, elle coïnciderait alors avec son objet ; il n’y aurait plus de temps, plus de changement, plus de conscience. L’intelligence proprement dite, l’intelligence parfaite ne peut pas être pour les Anciens quelque chose de conscient. Ni Platon, ni Aris­ tote ne se sont expliqués sur ce point. On ne trouverait rien d’explicite chez Platon au moins, on ne trouverait pas grand-chose chez Aristote, mais il y a une philosophie à laquelle il faut toujours se référer si l’on veut pousser jusqu’au bout des idées qui ne sont qu’en germe chez Platon et chez Aristote, c’est la philosophie des Alexandrins, celle de Plotin en particulier; cette philosophie peut jouer le rôle de loupe pour examiner les philosophies de Platon et d’Aristote. Sur ce point, il y a dans les Ennéades de Plotin une théorie des plus intéressantes et des plus originales de la conscience, la plus belle théo­ rie de la conscience que nous rencontrons dans l’histoire de la philoso­ phie427. Il nous dit en propres termes que la conscience est une diminution, que la conscience est une déchéance métaphysique et même, pour Plotin, morale, c’est une chute de l’intelligence, chute à 261

Histoire des théories de la mémoire

tous les points de vue, chute dans l’espace et dans le temps, chute morale aussi ; c’est cette déchéance qui fait que l’intelligence devient consciente. La conscience est une diminution de la pensée. La pensée véritable est mieux que consciente, elle n’est pas consciente. La conscience se produit lorsque par l’effet d’une réfraction dans le temps et même dans l’espace la pensée se dédouble et se considère elle-même, nous dit Plotin, c’est ce dédoublement, cette multiplicité des pensées qui crée la conscience, la conscience n’est donc pas quelque chose qui se surajoute à l’intelligence comme nous pourrions le croire, la conscience est une diminution de l’intelligence, c’est un hypophénomène. Il y a une théorie moderne aujourd’hui qui dit que la conscience est épiphénomène, quelque chose qui se surajoute non pas à la pensée, mais à l’activité cérébrale. Eh bien ce serait pour les Anciens un hypophénomène de la pensée. Prenez la pensée aristotélicienne, prenez l’idée platonicienne, pour passer à la conscience, il ne faut rien ajouter, il faut au contraire retrancher quelque chose. C’est une diminution. Voilà le point de vue des Anciens sur la psychologie; Si nous vou­ lons comprendre cette psychologie dans une philosophie comme celle d’Aristote par exemple - c’est celle qui doit servir de type -, il est indispensable d’après ce que nous venons de dire que nous nous repré­ sentions la genèse et des objets particuliers et des âmes, des pensées de pensées particulières. Dans la psychologie d’Aristote, comme nous allons le voir, il y a deux choses absolument distinctes, il y a d’abord la théorie du voüç, de l’intelligence proprement dite, de la pensée pure. Aristote malheureusement n’a presque rien dit sur ce point. Nous ne sommes pas fixés sur le détail de la théorie, mais enfin cette connais­ sance, celle-là est intemporelle, en dehors du temps. Puis alors il y a la connaissance par l’âme, connaissance du reste qui n’est possible que lorsque l’intelligence s’introduit dans l’âme. L’intelligence, le voüç, est derrière l’âme humaine. Par elle-même elle est inconsciente, elle est inconnaissable, inconnue, mais elle meut tout, et s’introduisant dans l’âme, elle crée une connaissance discursive, la seule dont nous ayons conscience, celle qui se produit dans le temps. Il y a donc cette connaissance inconsciente. Puis il y a la connais­ sance temporelle, consciente par l’intelligence discursive. Puis il y a 262

15 avril 1904 au-dessous de tout cela - et ce sont des opérations communes à l’âme humaine et aux animaux - la perception et la mémoire. Eh bien, si nous voulons comprendre comment la perception, et la mémoire sont possibles et ne pas se représenter cette idée d’Aristote à travers nos idées modernes, comme on est tenté de le faire, il est indispensable de savoir comment se constituent les corps et comment se constituent les âmes pour Aristote. Comment se constituent les corps et comment se constituent les âmes ? C’est ce que je voudrais vous indiquer très briè­ vement, il faut nécessairement être bref, car ce mécanisme est à peine indiqué chez Aristote lui-même. Comment se représenter ce méca­ nisme descendant, ce que nous appellerons avec les Alexandrins, la procession, procédant de la Pensée de la Pensée, de la Pensée divine ? Comment doit-on se représenter la relation de tout le reste à cette pensée ? Il est certain qu’en droit, il ne devrait y avoir que la vof|aEwç voqaiç, la pensée divine. La pensée divine, c’est la plénitude même de l’être, c’est la totalité des corps et des Idées ramassées en une seule, de même, comme le dit Platon, que le monde intelligible c’est la totalité de l’être. La grosse difficulté d’une doctrine comme celle d’Aristote aussi bien que d’une doctrine comme celle de Platon, c’est d’expliquer d’abord la possibilité de l’existence de quelque chose en dehors de cette pensée divine, en dehors du monde purement intelligible. Nous rappellerons que Platon se défait de cette difficulté par des mythes. Toutes les fois qu’il s’agit d’expliquer ce que les Alexandrins appelle­ ront la procession, c’est-à-dire l’existence de quelque chose d’inférieur à l’idée, c’est toujours à un mythe que Platon a recours. Aristote, lui, a voulu se passer des mythes. Pour se passer des mythes, il fallait intro­ duire un principe nouveau ou du moins appuyer sur un des principes de la philosophie de Platon, de manière à faire comprendre la coexis­ tence de choses inférieures à la pensée, les corps et les âmes, si vous voulez, à côté de la pure pensée qui se pense elle-même. Ce principe déjà indiqué dans la philosophie de Platon mais qui était loin d’avoir la même importance, c’est ce qu’Aristote appelle la matière428. Nous avons dit qu’à côté de la vot^oewç vor'iotç, de la pen­ sée divine qui est éternelle, il faut placer à côté d’elle, en face d’elle comme également éternel un principe auquel on peut à peine donner 263

Histoire des théories de la mémoire ce nom, car ce n’est rien de positif c’est du négatif, c’est de la matière, c’est la dernière matière, comme Aristote l’appelle, la matière à laquelle on arriverait en supprimant toute espèce de détermination, le pur indéterminé. Plaçons, en présence de la détermination absolue, le parfait, le pur indéterminé, et aussitôt une nécessité surgit c’est de l’envisager dans les formes intermédiaires, dans les degrés, dans ce qui mesure l’inter­ valle entre cette indétermination parfaite et cette absolue détermina­ tion. Nous pouvons suivre ces diverses formes de l’existence du côté de ce que nous appelons aujourd’hui les corps et du côté de ce qu’on peut appeler les âmes. Pour ce qui est des corps, nous devons nous rappeler que si l’on prend la pensée divine, la pensée qui se pense elle-même, qui fait constamment retour sur elle-même par un circulus ininterrompu, et éternel, tout de suite et au-dessous de cette pensée il y a comme une première imitation de cette pensée, mais une imitation qui est descen­ due dans l’espace et dans le temps, c’est le premier ciel, qui tourne sur lui-même, qui est à lui-même son propre lieu et qui est comme une imitation dans l’espace et dans le temps de la pensée divine qui tourne sur elle-même, en dehors de l’espace et du temps et d’un mouvement immobile, comme dira Plotin. Puis alors ce mouvement du premier ciel se communique de proche en proche aux sphères inférieures, mais toujours avec des diminutions, et il finit par se traduire dans notre monde à nous par le mouvement de la sphère sur laquelle est placé le soleil. Ce mouvement imparfait - je glisse très rapidement sur ce point, il en a été question ici l’année dernière - ce mouvement imparfait engendre la génération, la corruption, la naissance et la mort, enfin tous les corps qui font partie de notre monde sublunaire et tous les corps que nous apercevons dans notre monde avec toutes leurs formes, toutes leurs déterminations, tout cela résulte de degré de degré, d’imitation en imitation, de diminution en diminution, de l’expansion, de la diffusion dans l’espace et dans le temps de la pen­ sée divine. H faut donc pour arriver aux différents corps descendre de la vof|aeœç voqaiç envisagée, dirions-nous aujourd’hui, comme objet, 264

15 avril 1904 et si nous voulons maintenant arriver aux âmes, il faut descendre de cette même pensée divine, de cette même voqoEœç voqaiç envisagée, dirions-nous aujourd’hui, comme sujet429. Dans la pensée divine, vof|O£ü)ç voqoiç, il y a, dirions-nous, voqoEœç et il y a voqoiç NoqaExoç est l’objet de la pensée, voqaiç est l’acte de pensée. Si nous percevons le développement, l’extension, la diffusion, la dégradation dans l’espace et dans le temps de vor|QEO)ç, nous avons en somme un corps. Si maintenant nous suivons le même processus de descente, si nous suivons également jusque dans l’espace et dans le temps voqaiç, nous aurons l’intelligence. Ah ! Ici le processus de descente est beaucoup moins indiqué chez Aristote et il faudrait rappeler les textes d’Aristote et des Alexandrins qui sont allés certainement beaucoup plus loin que lui sur ce point, mais enfin entre la vorjcfic; divine en tout cas et les âmes, comme l’âme humaine, il y a cet intermédiaire qu’Aristote a appelé l’intelligence, « voûç », le « voûç » tel qu’il entre dans l’âme humaine, car l’âme par elle-même n’est pas l’intelligence. L’intelligence est quelque chose qui entre dans l’âme par la porte, et, dirons-nous en passant, s’il y a quelque chose dans l’intelligence qui entre dans l’âme par la porte il y a quelque chose qui reste à la porte, car au troisième livre du Traité de l’âme, Aristote nous dit qu’il y a d’un côté ce qu’on a appelé après lui le « voûç noirjTiKÔç430 » (nous poiètikos) - il n’a jamais employé cette expression mais il l’autorise par l’emploi du terme « toieîv » (poïein) dans ce passage431 — il y a donc le « voûç noiqriKÔç » qui reste à la porte, qui reste derrière, puis il y a la partie qui entre dans l’âme. Celle qui reste à la porte, c’est en somme celle qui fait tout, celle qui meut tout le reste ; elle donne le mouvement, elle exerce sur l’âme humaine exactement la même influence, le même genre d’action que Dieu sur la dernière sphère. Dieu par son contact donne le mouvement, de même cette partie du voûç imprime le mouvement à l’âme432. Eh bien donc ce « voûç » est bien le trait d’union entre la pensée divine et l’âme humaine, et pour employer une image dont les Alexan­ drins ont fait un grand usage, c’est quelque chose comme un rayon qui irait de la vof|OEœç voijoiç à une \|/vxn (psyché) humaine, à une âme comme l’âme humaine. Il y a une transition, il y a quelque chose qui 265

Histoire des théories de la mémoire

nous permet au moins de concevoir le processus de la descente tel qu’Aristote a pu se le représenter implicitement. Voilà donc grâce à cette descente l’âme humaine en mesure de connaître par la « ôtâvoia » (dianoia), de connaître discursivement. On comprend très bien alors pourquoi la connaissance d’après Aris­ tote est une chose; lorsque nous connaissons, nous ne faisons qu’amener à l’acte ce qui était en nous en puissance. Il y a nécessaire­ ment accord entre la pensée et la chose ; les choses nous représentent en somme tous les « clôt) » (eidè), toutes les Formes qui sont les déve­ loppements de la Pensée par excellence qui contient tout, de la pure pensée et notre intelligence quand elle s’exerce intégralement ne fait elle aussi que développer la Pensée. Dans un cas il y a comme le développement de la vof|OEWç voqoiç en objet, dans l’autre cas le déve­ loppement de cette même vof|aeox; voqoiç en termes de ce que nous appellerions aujourd’hui de sujet, en termes de représentation. Il est donc tout naturel que la représentation corresponde exactement aux choses. Messieurs, il était indispensable d’insister sur ce point. Ce sont des idées très abstraites surtout présentées sous cette forme sans les textes, mais nous ne pouvons pas entrer dans l’examen des textes, cela nous conduirait beaucoup trop loin, nous aurons d’ailleurs l’occasion d’en citer dans d’autres leçons soit au cours du vendredi, soit au cours du samedi433. Nécessairement sous cette forme la théorie est très abs­ traite et difficile à suivre, mais il était indispensable d’en exposer les principes, car nous avons ici à sa source, à son origine même la théo­ rie de ce qu’on appellera plus tard le parallélisme entre la représenta­ tion et la chose. Nous verrons comment dans les Temps modernes cette théorie a pris un sens tout nouveau, tout différent, mais l’origine en est là. Il y a dans la philosophie d’Aristote des germes qui ne sont complètement développés que dans la philosophie alexandrine, c’est-à-dire des germes du parallélisme des choses et de leur représen­ tation; les choses déroulent, développent la pensée pure, la pensée une, la pensée divine et la représentation développe aussi cette pensée. Je disais que chez Aristote il y a la pensée divine, la Pensée de la Pensée, la voijaewc; vofjoiç. Eh bien les choses développent voijaEWç et 266

15 avril 1904

nos pensées développent voi!|aiç. Comme en Dieu voqaeax; et vofjaiç c’est la même chose, il est naturel qu’ici-bas la représentation soit parallèle aux choses, y corresponde. Voilà réduite en termes modernes une des pensées essentielles de la philosophie d’Aristote telle qu’elle apparaît à la lumière de ce qui a suivi. Eh bien une fois ce principe posé, la théorie de la perception, la théorie de la mémoire devient chose tout à fait claire. La percep­ tion, la mémoire n’appartiennent pas à la pensée pour Aristote, mais à l’âme, à la Vuxn- L’âme ne fait que connaître sous une forme accidentelle, sous forme d’accident, en somme dans l’espace et dans le temps, ce que la pensée connaît sous forme essentielle, sous forme d’essence ; et par conséquent une fois qu’on s’est représenté la rela­ tion de la pensée de l’homme à la vérité, il devient relativement facile de se représenter la relation de la perception de l’âme, que ce soit l’âme humaine ou l’âme des animaux, aux choses, aux objets. La théorie de la mémoire est intimement liée à cette théorie. Nous y viendrons dans la prochaine leçon. Ce sera beaucoup moins abstrait, et j’espère, plus clair que ce qui a pu être dit aujourd’hui. Ce ne sera d’ailleurs que le commencement, la première partie de la prochaine leçon. Nous arriverons tout de suite aux développements modernes de cette théorie ; nous montrerons comment la conception moderne du parallélisme de la représentation et de la chose s’est beaucoup moins éloignée qu’on pourrait le croire de la conception aristotélique. C’est de l’aristotélisme devenu moderne, c’est une transformation, mais ce n’est pas une modification radicale.

Conférence de M. Bergson

22 avril 1904

A/lessieurs,

Dans notre dernière leçon, nous avons parlé de la théorie de la connaissance chez Aristote et nous disions que dans cette philoso­ phie il y a correspondance, parallélisme entre ce qui connaît et ce qui est connu à condition de ne parler en fait de connaître que de l’intelligible. Il y a d’un côté le monde des Formes ou des Idées, comme on voudra les appeler, rà elôq (ta eidè), rà voqrà (ta noètà) même comme diront les Alexandrins. Il y a donc le monde des Formes, qui est le monde de la science, monde parfaitement cohé­ rent et logique. Voilà ce que nous appelions l’objet. Puis, il y a d’un autre côté la pensée, l’intelligence. Cette intelligence, Aristote l’appelle le lieu des Idées ou le Heu des Formes, rônoç elôûv (topos eidôn), ce qui implique que cette intelligence contient toute la science en puissance, tout ce qui peut être connu, tout cela est dans l’intelligence. Il est vrai que l’intelligence, on n’en a pas conscience, du moins l’intelligence dans l’âme, le voûç èv yvxH (nous en psyché). Quand une fois l’intelligence est entrée dans l’âme, elle est simple puis­ sance; par là même les Alexandrins diront, commentant Aristote, l’interprétant, diront que l’intelligence a tout oublié. Aristote ne s’exprime pas ainsi, mais il dit que l’intelligence est tout en puis­ sance et rien en acte. Pour qu’elle passe de la puissance à l’acte il faut qu’elle retrouve une à une toutes les vérités ou plutôt toutes les choses, tous les êtres, tous les intelligibles qui constituent la connaissance et ce mouvement de l’âme ou plutôt de l’intelligence pour faire passer à l’actuel tout ce qui n’est que puissance chez elle, 269

Histoire des théories de la mémoire

ce mouvement est ce qu’Aristote appelle ôiàvoia, l’intelligence dis­ cursive, l’intelligence qui travaille, qui est obligée de s’aider des données de la sensation. Messieurs, ces préliminaires étaient nécessaires pour exposer la théorie chez Aristote de la mémoire et de la perception. Disons d’abord que cette théorie n’est difficile à comprendre, obscure chez Aristote, qu’à cause de nos idées actuelles, de nos idées modernes et sur le corps et sur l’âme. La théorie d’Aristote est en ce qui concerne la perception et en ce qui concerne la mémoire, incompréhensible si on ne part pas de cette idée que pour Aristote et d’ailleurs pour tous les Anciens le corps, l’objet matériel est chose beaucoup moins maté­ rielle que pour nous, et j’ajouterai : l’âme, chose spirituelle, est moins spirituelle que pour nous. Les Anciens se représentaient les âmes moins immatérielles et les corps, la matière, moins matérielle que l’âme, les corps et la matière elle-même tels que nous nous les repré­ sentons434. Pour les corps d’abord, cela est très évident. Aujourd’hui qu’estce qu’un corps, un objet matériel ? C’est un assemblage d’atomes, un assemblage de particules ; il n’y a rien de plus que cet assemblage, que ce composé, et on dira des éléments dont le corps est fait que ces éléments sont simplement juxtaposés. Le corps est inerte, indifférent, subissant sans réagir d’une manière propre l’action de n’importe quelle forme. Voilà comment nous nous représentons les corps. Il est bien vrai que dans la matière, dans toute espèce de corps, nous pouvons avoir telles déterminations qui sont de nature psy­ chique ou si vous voulez intellectuelle. Le corps est plus ou moins beau, il est plus ou moins éclatant en couleur, il est plus ou moins sonore, le son même qu’il rend est plus ou moins harmonieux. Tout cela participe de l’intelligence, tout cela est plutôt de nature psy­ chique, mais notre physique et notre psychologie nous ont habitués à ne rien mettre de tout cela dans la matière, dans le corps lui-même. Le corps est sonore, le corps présente des couleurs plus ou moins éclatantes, mais tout cela dans le corps, ce n’est rien de coloré, rien de sonore, le son, la couleur, ce sont des vibrations géométriques et tout cela éveille pour nous, dans notre esprit certains états et ce sont 270

22 avril 1904

ces états qui, projetés par nous en dehors et renvoyés à l’objet comme par un miroir, le font ce que nous le voyons. Le corps ne tient tout ce qu’il a de psychique que d’une espèce de ricochet; ce qu’il y a en lui de purement géométrique nous impressionne d’une certaine manière, et cette impression se traduit psychiquement par des qualités, se tra­ duit même par une impression de beauté si vous voulez. Tout cela est renvoyé par nous à la matière et ce qu’elle peut avoir d’intellectuel, ou de psychologique, tout cela vient de nous. Voilà notre point de vue actuel. Celui des Anciens et d’Aristote en particulier est tout différent: un objet présente des couleurs, un objet rend des sons; un objet a une certaine forme déterminée ; un objet même est bon ; tout cela est en lui, tout cela fait partie de lui, tout cela est en lui et non pas en nous ; bien plus, d’après les Anciens et d’après Aristote en particulier, c’est là ce qui constitue l’essence du corps en ce sens que si I on veut définir un corps, un objet matériel, il faudra prendre une à une toutes ses déterminations, puis les fondre ensemble, en faire la synthèse et l’ensemble de ces déterminations qui nous servira à définir le corps, c’est ce qu’il y a dans le corps, ce qui le constitue essentiellement ; un corps c’est avant tout sa forme et par forme Aristote entend ce qui sert à la définition, c’est quelque chose de logique : le mot eIôoç (eidos) peut se traduire aussi bien par Idée que par Forme , c est comme on voudra sa Forme ou son Idée qui servira à la définition. Donc les corps se définissent par quelque chose d intellectuel, et en quelque sorte de psychique pour les Anciens, le corps est imprègne d’intellectualité, est saturé d’intellectualité, du moins, c est ainsi qu’Aristote se représente les choses. Le corps est donc plus intellec­ tuel, plus spirituel qu’il ne l’est pour nous, beaucoup plus. Il est vrai que pour Aristote il y a dans les corps en outre de cette détermination qui est quelque chose d’intellectuel et qui sert à les définir, il y a en outre de cela quelque chose qui ne peut pas se définir, qui est 1 ininte ligible même, c’est ce qu’il appelle la matière: uXq (..'M*d).uYXq {Hu e) c’est un principe de diffusion ou de distension, un principe de m Uplicité, de division, ce je-ne-sais-quoi qui fait qu’un corps au lieu de nous apparaître comme concentré dans son Idée, dans quelque chose 271

Histoire des théories de la mémoire de purement logique et d’absolument immatériel, nous apparaît comme diffus enfin dans l’espace et dans le temps. Ce n’est pas quelque chose de positif, parce que si nous voulons saisir ce principe de diffusion et de multiplicité il reculera toujours à mesure que nous voudrons le saisir attendu que pour le saisir il faudrait que nous eussions en main quelque chose de déterminé et c’est l’indétermina­ tion même ; ce principe ne peut être défini, il ne se définit que par l’indétermination, ce n’est pas du positif, c’est du négatif, c’est de la négation. Le corps, c’est donc quelque chose d’intellectuel, de psycho­ logique comme nous dirions avec en plus une négation, une diminu­ tion de ce quelque chose d’intelligible, diminution qui constitue la matérialité. Le corps est donc au fond plus intellectuel et comme je le disais de nature plus psychologique pour Aristote que pour nous. Nous avons beaucoup de peine à nous représenter ainsi les choses et c’est la cause, je le répète, de la direction qu’ont prise et notre physique et notre psychologie, direction qui s’exprime d’ailleurs par l’aristotélisme lui-même ; comme nous le disions, cela n’a pas été une transformation complète, mais une évolution. Si nous voulons cepen­ dant nous représenter plus adéquatement et aussi plus facilement la pensée d’Aristote sur ce point il y a un moyen très simple, ce sera de s’adresser à ceux qui font abstraction pour voir les corps, pour voir les objets matériels, qui font abstraction de notre science, ce sont les artistes. Un artiste est celui qui prend les choses, qui prend les objets matériels par le côté qui n’est pas le côté scientifique, ce serait plutôt l’opposé, en tout cas qui n’est pas le côté que nous appelons nous aujourd’hui scientifique. Qu’est-ce qu’un objet matériel pour un arti^eJJ^estj-Gomme-a-dit^Aristotej.c’est un elÔoç,.une. Forme, c’est une Idée. Voilà un_peintre.qui.fait un portrait. Pour que ce portrait soit réellement une œuvre d’art, qu’est-ce qu’il faut ? Il faut que le peintre aperçoive son modèle comme concentré dans une idée. La physionomie du modèle pour le savant, pour la science est lâ^uxtaposition d’atomes, et même sans aller jusque-là pour le commun des hommes qui se placent tout de même à un point de vue un peu scienti­ fique, une physionomie ce sont des yeux juxtaposés à un nez, à une bouche, etc. ; c’est une juxtaposition, c’est un assemblage. Un peintre 272

22 avril 1904 qui voudrait rendre une physionomie de cette manière en juxtaposant un trait à un autre trait, en répétant sur la toile l’un après l’autre tous les traits du modèle et en répétant aussi sur la toile l’une après l’autre toutes les nuances en nombre infini qu’on peut dégager, toutes les nuances, toutes les couleurs qu’on peut dégager dans une physiono­ mie humaine, un peintre qui procéderait ainsi ne ferait rien de bon, ne ferait pas une œuvre d’art436. Une œuvre d’art, c’est celle qui résulte d’une intuition par laquelle l’artiste a pris tous ces éléments et les a fait converger, si je puis ainsi parler, vers un point, vers un centre unique et indivisible ; bien plus, en dehors de l’espace, car un centre, c’est encore un point. Eh bien l’artiste qui travaille, comme le disait Léo­ nard de Vinci, en cherchant le trait caractéristique de son modèle, cet artiste fait converger sur un seul point, sur un centre toutes les déter­ minations, tous les traits du modèle et au point où il peint comme ramassés, fondus ensemble, tous ces traits, en ce point se trouve quelque chose qu’on appellera l’idée, l’idée caractéristique de la phy­ sionomie, quelque chose qui en donne la clef, qui donne la clef de tout et qui pourtant ne ressemble à rien, quelque chose qu’on peut appeler la loi de génération de la figure437. C’est très simple, c’est infiniment plus simple, que ce que l’œil aperçoit. En suivant cette idée simple et en la développant l’artiste représentera tous les traits du modèle et il les encadrera là-dedans. Eh bien cette idée simple, cette loi de génération c’est ce qu’Aristote appelait la< forme, c’est-à-dire tout ce qu’il y a de psychologique, de saisissable à l’esprit dans un objet matériel, tout cela ramassé et concentré, concentré dans iejie dirai.pas une formule simple car ce n’est_pas-une formule, mais dans une.fprmg_simp]e. On dira : ce que l’artiste rend, c’est l’expression de la physionomie ? Je veux bien, seulement n’allons pas croire que cette expression soit si exprimable en paroles. On dira : l’artiste a voulu rendre la douceur de la physio­ nomie, il a voulu rendre ce qu’elle renferme de réflexion, etc. ; tout cela est bon pour celui qui rendra compte du tableau qu’il a vu, c’est de la littérature, et s’il n’y avait que cela dans le tableau, ce tableau serait inutile ; si le tableau ne rendait que ce qui peut s’exprimer par des paroles, il serait bien plus simple de parler et il n’y aurait pas 273

Histoire des théories de la mémoire besoin de peindre. Ce qui est sur la toile, ce qui est inexprimable en paroles, c’est l’expression de la physionomie, si on veut, mais non pas l’expression qui se rend par des paroles, c’est l’expression qui se rend par des formes, par des couleurs, mais concentrée tout entière, conver­ geant sur un point où toute l’infinité des détails, des formes tient dans une aperception unique et surtout dans une. intuition. L’artiste voit les choses à peu près comme Aristote les voyait. Celajreyient à dire qu’au point de vue des Anciens et au point de vue dej’art, l’artiste voit l’objet matériel moins matenel que nous ne le voyons; il voit'quelque chose de beaucoup plus spiritüêLet c’est' ainsi'que-les'Anciens se représentaient l’objet egaleménfT^C est la représentation naturelle que nous avons des choses quand nous faisons abstraction du point de vue où notre science, soit physique, soit psychologique, nous a placés. C’est ainsi qu’il faut comprendre la forme d’Aristote et par conséquent aussi la corporalité des corps. Le corps pour Aristote est chose moins matérielle que pour nous. J’ajoute que l’âme pour Aristote est chose moins immatérielle qu’elle ne l’est pour nous, je dis l’âme, je ne dis pas la pensée, je ne dis pas l’intelligence, car l’intelligence pour lui est chose tout aussi spirituelle que pour nous, mais l’intelligence toute pure c’est quelque chose d’impersonnel, l’intelligence toute pure, ce serait l’intelligence en dehors d’une âme. L’âme comprend sans doute une partie spirituelle, elle comprend de l’intelligence, mais cette intelligence d’après Aris­ tote est entrée en elle par la porte et elle en sortira, elle est la partie immortelle, éternelle de l’âme, la partie impersonnelle d’ailleurs et l’âme proprement dite qui reçoit cette pensée est chose moins imma­ térielle, disais-je, pour Aristote que pour nous. Il la définit l’entéléchie du corps, c’est-à-dire en somme la forme, car entéléchie dans la langue d’Aristote signifie cela, c’est l’achèvement de la forme, la dernière forme, la forme la plus complète. Eh bien c’est la forme du corps organisé, et capable de vivre, c’est-à-dire que si on prend un corps d’animal, ce corps est organisé, il accomplit des fonctions. Si j’arrivais à me représenter toutes les déterminations de cet organisme et toutes ses fonctions, comme je le faisais tout à l’heure en me représentant une physionomie comme un artiste, tout cela ramassé 274

22 avril 1904 en un seul point, tout cela tenant dans une seule forme qui servirait à définir l’âme, j’aurais l’âme elle-même. L’âme est donc cette forme particulière qui est attachée à un corps organisé. Voilà une table. Quelle est sa forme? C’est pour Aristote l’en­ semble de ses déterminations c’est-à-dire la forme que mon oeil aperçoit, d’abord c’est le fait d’être supportée par deux, trois ou quatre pieds, c’est surtout la fonction qu’elle accomplit de pouvoir supporter des objets, c’est même ce qui résume tout, c’est la forme par excellence. Eh bien je prends un corps organisé, c’est quelque chose qui a des fonctions beaucoup plus hautes, beaucoup plus com­ plètes et des déterminations beaucoup plus nombreuses, mais la forme est à ce corps organisé, la forme d’un corps organisé est à ce corps ce que la forme de la table est à la table. L’âme est au corps organisé ce que la forme de cette table est à cette table, c’est la déter­ mination, c’est l’essence en laquelle se résument toutes les fonctions, et toutes les déterminations correspondant aux fonctions que le corps accomplit. L’âme est alors quelque chose de matériel pour Aristote ? Si l’on veut, mais il faut se rappeler que la matière est pour Aristote chose plus spirituelle que pour nous. Si l’on prend le mot matière au sens aristotélicien l’âme n’est pas matière, au contraire puisque c’est une forme. Que si on prend le mot « matière » au sens plus moderne, que si on entend par « matière » tout ce qui est étendu, on ne peut pas refuser à l’âme telle qu’Aristote se la représente, de l’étendue, de l’extension. Il faut cependant se dire que l’étendue est pour Aristote chose moins géométrique que pour nous, mais enfin l’âme est bien dans le corps coextensive au corps d’après Aristote et en ce sens l’âme est pour Aristote chose plus corporelle que pour nous. C’est encore le point de vue de l’art. Je disais que l’artiste voit les corps plus spirituellement, il aperçoit le corps plus immatériel que nous ne le voyons, peut-être aussi aperçoit-il l’âme moins spirituelle, plus matérielle que nous ne la concevons, car l’artiste tâche de saisir juste­ ment l’âme dans la matière, comme la forme de la matière et comme coextensive à la matière. Léonard de Vinci disait que c’est l’âme qui fait le corps438 et que l’artiste doit se représenter justement l’âme comme génératrice du corps. C’est le point de vue par conséquent de 275

Histoire des théories de la mémoire

l’art, mais ce que nous devons retenir de tout cela, c’est que corps et âme n’ont pas dans la langue aristotélique le sens qu’ils ont pour nous et que le corps est moins corporel et l’âme moins anémique en quelque sorte que pour nous. Cette dernière conception de l’âme, même si on voulait se la repré­ senter d’une manière tout à fait précise, il faudrait tâcher de la situer entre les idées modernes, les théories modernes, et en ce sens on verrait que cette conception est à peu près à égale distance entre ce que nous appelons le mécanisme et ce que nous appelons le spiritualisme. C’est beaucoup moins mécanistique que notre mécanisme. Le mécaniste aujourd’hui ne voit rien de plus dans les corps vivants que des atomes gouvernés par des forces physiques et chimiques. Jamais Aristote n’aurait pu se rallier à une pareille idée car l’idée qu’on ait la pensée d’expliquer le tout par la partie est une pensée éminemment anti­ aristotélique et jamais selon lui le tout ne s’explique par l’assemblage de ses parties. Il y a autre chose. Donc ce n’est pas cela, mais si on prenait le vitalisme ou le mécanisme, ce ne serait pas davantage. Le mécanisme, cela va sans dire puisque pour Aristote l’intelligence est quelque chose qui se surajoute à l’âme et qui ne fait pas partie de l’âme, et même le vitalisme, même la doctrine aujourd’hui passée de mode qui représentait la vie comme une espèce de tourbillon, qui vient saisir la matière et qui l’environne, cette doctrine irait plus loin qu’Aristote car ce tourbillon est quelque chose qui préexiste et qui survit à la matière, qui l’environne, au lieu que ce n’est pas la pensée d’Aristote : l’âme est co-accidentelle au corps, dure autant que lui. Je ne peux pas m’étendre sur ce point, mais il suffit de considérer pour ce qui va suivre que pour Aristote les corps et les âmes sont choses qui sont très capables de se rapprocher et de s’unir, n’étant point séparées l’un de l’autre par cette espèce d’abîme que la science et la philosophie modernes ont creusé entre elles. Si on part de cette idée, la théorie de la perception et de la mémoire chez Aristote peut dans une certaine mesure au moins se com­ prendre ; ce sont deux théories solidaires l’une de l’autre, la théorie de la mémoire ne faisant que continuer et prolonger celle de la perception. Disons d’abord qu’en droit strict, si paradoxal que cela puisse paraître, il ne devrait y avoir ni perception ni mémoire des choses 276

22 avril 1904 matérielles à proprement parler, des corps, puisqu’en droit strict, semble-t-il, il ne devrait y avoir que des Formes, que des intelligibles. On ne trouverait qu’un certain principe de négatif de la matière. La matière intervient, au sens aristotélique, qui fait que ces intelligibles, ces voqrd (noèta), ces Formes sont brouillées, sont mêlées au hasard et constituent le monde matériel tel que nous l’entendons aujourd’hui. Cela, c’est le monde de l’accident. Les corps se présentent à nous dans l’espace et dans le temps disposés d’une certaine manière parce que les accidents d’espace et de temps l’ont voulu ainsi. Le monde des corps c’est le monde de l’accidentel. Or, nous avons vu qu’en vertu d’une espèce de correspondance, de parallélisme il y avait dans l’intelligence, dans le pur « voüç » (nous) tel qu’il serait s’il n’était pas dans la « * (?5v-' ) ; dans l’intelligence, telle qu’elle serait si elle n’était pas dans l’âme, si elle était acte tout entier, il y a dans l’intelligence tout ce qu’il y a dans les intelligibles. L’intelligence serait le lieu des intelligibles, le lieu des Idées. L’intelligence, si nous n’avions pas à circonscrire les Idées, à les reconquérir une à une, et à reconstituer la science, l’intelligence correspondrait exactement, symétriquement, aux intelligibles, aux Formes telles qu’elles se présenteraient si elles étaient disposées logiquement et sans mélange dans la matière. Mais, disions-nous, il y a le monde de l’accident, le monde des corps avec les déterminations ; les Formes se présentent au hasard. Il faut donc qu’il y ait au-dessous de l’intelligence proprement dite une faculté, la faculté de connaître non pas selon la logique, mais selon l’accident, selon le hasard, selon la disposition dans l’espace et dans le temps, et cette faculté, c’est la perception. Cette faculté appartient non pas à l’intelligence mais à l’âme. Elle appartient à l’âme, donc l’âme va percevoir. Que percevrat-elle ? Il faut se représenter l’âme comme descendue dans 1 orga­ nisme. Il y a des organes des sens et l’âme y pousse son prolonge­ ment ; elle est présente dans les organes des sens ; ces organes des sens correspondent symétriquement à tous les genres de déterminations qu’on trouve dans les objets extérieurs. Il y a dans les objets exté­ rieurs des couleurs, nous avons des yeux ; il y a des sons, nous avons des oreilles, et ainsi de suite. 277

Histoire des théories de la mémoire Comment va se faire par l’œil, par l’oreille, par un sens quel­ conque, la perception ? C’est, nous dit Aristote, par une action commune du perçu et du percevant c’est-à-dire par la collaboration de l’objet et de l’âme, ou ce qui revient au même de l’organe senso­ riel. Qu’est-ce que cette collaboration ? C’est quelque chose qui n’est pas défini clairement par Aristote ou du moins nous avons beaucoup de peine aujourd’hui à nous placer à son point de vue. Aristote nous dira par exemple que l’organe d’un sens reçoit l’objet de sa forme. Il nous dira encore que l’organe des sens a en lui tout ce qu’il doit percevoir avant de l’avoir perçu ; il l’a en puissance seulement et la perception le fait passer à l’acte. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il faudrait se représenter par exemple une balance avec le fléau hori­ zontal. Un des plateaux de la balance peut s’élever ou s’abaisser; si je le touche, si je le pousse de bas en haut par exemple, je le fais monter, mais on peut dire que ce plateau n’a fait que choisir entre les mouvements qu’il avait en lui potentiellement; il pouvait descendre ou monter. En le faisant monter, j’ai exclu une des deux nécessités, j’ai exclu la descente, et en somme mon action a été aussi bien néga­ tive que positive. Eh bien la pensée d’Aristote, c’est quelque chose de ce genre. Si on voulait parler plus clairement, si on prend l’œil par exemple, la perception d’une couleur par l’œil sera quelque chose comme la dissociation de toutes les puissances que l’œil porte en lui et qui se trouvant toutes à la fois en lui se neutralisent pour ainsi dire les unes les autres. Supposez Aristote au courant de notre physique, sachant que la lumière blanche est composée de la lumière de toutes les cou­ leurs, il dirait que ce qu’il y a dans l’œil avant toute perception, c’est la lumière blanche. Percevoir alors un objet bleu, qu’est-ce que c’est? Le bleu a agi sur la lumière de l’œil en écartant toutes les autres couleurs, toutes les autres lumières, sauf précisément la lumière bleue. Donc le bleu n’a rien apporté de positif, mais il a écarté beau­ coup de choses. Par conséquent en ce sens la perception est l’œuvre commune du sentant et du senti, le senti ne faisant qu’amener à l’acte ce qui est dans le sentant en puissance ou plutôt le senti ne faisant qu’écarter un certain nombre de virtualités pour ne réaliser que celle 278

22 avril 1904 précisément qui lui ressemble, qui lui est identique. La perception est donc bien l’œuvre commune du percevant et du perçu en ce sens particulier. Voilà ce que sera la perception des couleurs et tout aussi bien la perception des sons, les perceptions sont donc dans l’organe sensoriel, cet organe étant, je le répète, quelque chose de moins maté­ riel, de moins géométrique, de moins purement physique, si vous voulez, qu’il ne l’est pour nous ; c’est quelque chose de saturé de psychique en quelque sorte. Maintenant, pour compléter cette théorie de la perception, il suf­ firait de mettre dans l’âme symétriquement toutes les puissances qu’il y a dans le corps. Nous disons que dans les corps il y a des qualités, des couleurs, des sons, etc. ; oui, mais il y a en outre quelque chose qui fait le fond de toutes ces qualités, qui fait qu’elles se donnent rendez-vous dans un corps. Toutes ces qualités sont unies dans le corps. Eh bien il faut que nous retrouvions dans l’âme qui perçoit, dans l’âme humaine ou dans l’âme de l’animal, il faut que nous retrouvions symétriquement tout ce qu’il y a dans le corps. II faudra donc qu’il y ait dans l’âme un centre où se réunissent et l’âme et le corps, car l’âme est co-accidentelle au corps. Il faudra qu’il y ait un centre où se réunissent toutes les sensations ou les perceptions éma­ nant des différents organes sensoriels, et cette partie de l’âme ou cette partie du corps humain, ou cette partie du corps de l’animal sera ce qui est dans ce corps ou dans cette âme symétrique de ce qu’on pourrait appeler le point de concours ou le lieu de rendez-vous des qualités semblables de l’objet matériel, c’est ce qu’Aristote appelle le sens commun, ou le sixième sens dont la fonction est de réunir, de faire participer les unes des autres les différentes perceptions émanant des divers sens. Voilà le sens commun. Maintenant considérons de nouveau l’objet matériel. Il subsiste par lui-même après nous avoir influencés ; il n’est pas tout entier dans la perception qu’il nous envoie, sans doute, il n’est pas éternel comme les intelligibles, mais il imite l’éternité à sa manière, comme il le peut. Nous devons retrouver dans l’âme une propriété symétrique, ce sera la mémoire, la mémoire sera ce qu’il y a dans l’âme percevante 279

Histoire des théories de la mémoire

et dans le corps percevant ce qui est le symétrique de la conservation des objets dans l’espace. Comment s’opère cette conservation ? Sur ce point Aristote s’est peu expliqué, car bien qu’il ait consacré une par­ tie de son traité439 à la mémoire, il dit peu de chose du mécanisme de la conservation. Il n’y a guère qu’une ou deux phrases dans le troi­ sième livre du Traité de l’âme où il est question sinon de la mémoire, il est bien question de la mémoire en passant, mais où il est question de l’imagination, c’est la même chose pour Aristote, car l’imagination n’est qu’un autre aspect de la mémoire en tant que l’imagination a sa racine dans la mémoire. Il nous dit très peu de chose du mécanisme de la conservation, il dit que l’impression déposée, la perception demeure. Il nous dira dans le Traité de la mémoire, au début, qu’il se produit comme une impression, tvkôç (typos), qui se conserve440. Ce mot Tvnôç, Aristote l’emploie aussi bien pour la perception. Par conséquent ce qu’il entend par là, c’est que la perception telle qu’elle se produit, se conserve. Il emploie toujours au début du Traité de la mémoire le mot (coypàqjqpa (zôgraphèma), un dessin, une reproduc­ tion, une espèce d’empreinte441. Voilà ce qui résulte des textes et de leur comparaison surtout avec le contexte. Pour Aristote, ce qui se conserve, c’est la perception telle qu’elle se produit, car la perception primitive était déjà cela, un dessin, une impression, quelque chose qui est, comme il dira, la reproduction de l’objet ou l’objet lui-même. Cette perception est l’œuvre commune du sentant et du senti. On peut se la représenter comme on voudra, soit comme une espèce de pellicule détachée des choses et qui demeurerait, soit comme derrière elle quelque chose qui reproduit exactement cette pellicule, car au point de contact entre les deux l’âme fait exactement ce que l’objet matériel fait dans un corps. Donc pour résumer tout ceci, nous dirons que ce qui se conserve pour Aristote, c’est la perception telle qu’elle se produit et elle se conserve dans l’organe sensoriel lui-même. Où ? Il est difficile de le dire : dans le sens commun, par conséquent dans le cœur qui d’après Aristote est le siège du sens commun. Cependant Aristote ne dit pas en propres termes que la perception se conserve dans le cœur ; elle se conserve dans l’organe des sens ; le cœur va servir pour ainsi dire à 280

22 avril 1904 réunir et à rassembler les perceptions, ce qui revient à dire qu’Aristote croit à une survivance des perceptions et des images telles quelles. Il faut se représenter comme des atomes - ce n’est pas tout à fait l’idée d’Aristote, parce que le mot « atomes » évoque aujourd’hui l’idée de quelque chose qui demeure dans l’objet et non pas dans l’action de l’âme, mais enfin en prenant le mot « atomes » dans ce sens, on pour­ rait dire que pour Aristote ce qui meuble la mémoire, ce sont les atomes des choses perçues, à la condition de se dire que des atomes ne sont pas uniquement l’émanation des choses, mais autant et peutêtre plus quand il s’agit de la mémoire, l’œuvre même de l’âme, l’âme étant entendue d’ailleurs comme quelque chose de diffus dans le corps et par conséquent qui participe aujourd’hui de ce que. nous appelons la matérialité. v Ces atomes sont là. Aristote nous dit que pendant la veille, nous ne les apercevons pas, car nous avons mieux à faire, il y a les occu­ pations qui les éclipsent mais dans le sommeil tout cela reparaît ; le mécanisme de la mémoire sur ce point au moins est sinon identique, au moins analogue à celui de l’imagination dans le sommeil ; ce sont les mêmes atomes, les mêmes images qui restent là et que l’esprit, que l’âme va puiser dans la mémoire442. Telle est, Messieurs, la conception aristotélique de la mémoire. Ce qui fait que nous avons beaucoup de peine aujourd’hui à nous repré­ senter clairement cette conception, c’est d’abord qu’il y a très peu de textes chez Aristote à ce sujet. Nous n’avons pas dans les traités d’Aristote lui-même tous les éléments suffisants pour développer cette théorie, mais c’est aussi que notre point de vue sur ces questions a beaucoup changé et que nous nous représentons la perception et la mémoire comme des annexes de l’intelligence proprement dite et choses beaucoup plus intellectuelles qu’elles ne l’étaient pour Aristote. La preuve que pour Aristote la perception et la mémoire sont choses tout à fait étrangères à l’intelligence, c’est qu’on trouve ces facultés dans l’âme des animaux qui n’ont pas d’intelligence ; l’intelligence, le voüç n’entre pas chez l’animal, il entre chez l’homme ; cependant 1 ani­ mal a de la perception et de la mémoire comme l’homme. Par consé­ quent la perception et la mémoire sont pour Aristote choses beaucoup 281

Histoire des théories de la mémoire moins intellectuelles que pour nous. Nous avons pris l’habitude dans les Temps modernes de mettre du côté de l’intelligence tout ce qui est conscient. La conscience pour nous est quelque chose d’essentiel qui suffit à définir un être, un mode d’existence. Qu’on soit spiritualiste ou qu’on soit matérialiste, peu importe ; le spiritualiste dira : la conscience, c’est de l’esprit. Le matérialiste dira : la conscience, c’est de l’épiphénomène. En tout cas, la conscience constitue un monde443 à part. Les Anciens ne sont pas de cet avis. Pour eux la conscience, ce n’est pas nécessairement de l’esprit. D’abord l’esprit proprement dit est plus que conscient, mais je n’irai pas jusqu’à dire que la conscience est nécessairement une partie de l’esprit, pour les Anciens, car la conscience peut être descendue dans la matière, et l’âme telle que la conçoit Aristote, l’âme n’est pas matérielle, mais enfin elle participe de l’existence de la matière et elle est consciente chez l’animal comme chez l’homme. Donc il y a une première grosse difficulté qui vient de ce que pour les Anciens la conscience ne forme pas comme pour nous un monde à part et n’est pas comme pour nous quelque chose qu’il faut mettre du côté de l’intelligence, non, ce serait quelque chose qui serait autant de l’autre côté que du côté de l’intelligence. Et puis nous avons une conception de la matière tellement différente que nous avons beaucoup de peine à nous représenter aujourd’hui la conserva­ tion des souvenirs de cette façon, car même si on prend la théorie la plus matérialiste de la mémoire, celle dont nous avons beaucoup parlé cette année, si on considère les souvenirs comme conservés tels quels dans le cerveau, chaque souvenir occupant une place détermi­ née et étant enregistré par le cerveau comme un air de musique est enregistré par le rouleau phonographique, même alors il n’y a aucune ressemblance entre ce que le cerveau enregistre et ce que l’œil a perçu ou ce que l’oreille a entendu. Ce qui est enregistré, c’est quelque chose dont nous ne savons rien, mais qui ne ressemble certainement pas à un son, pas plus que la vibration enregistrée sur la plaque phonographique ne ressemble à du son, c’est tout autre chose, c’est quelque chose qui pourra ensuite être transcrit et en quelque sorte transposé dans le langage de la conscience, redevenir quelque chose 282

22 avril 1904 d’analogue à la perception première et par là nous donner l’impres­ sion du souvenir, mais c’est quelque chose qui ne ressemble en rien à la perception consciente primitive. Donc nous avons une conception de la matière tellement géomé­ trique aujourd’hui que nous ne pouvons pas nous représenter la conservation matérielle intégrale en quelque sorte des choses per­ çues ; nous avons une conception tellement psychologique, tellement anémique dirais-je, de la conscience, que nous avons autant de peine à nous représenter la conscience pénétrant la matière et en particulier les organes sensoriels. Cette difficulté n’existait pas pour les Anciens. On conçoit qu’une théorie de la perception et de la mémoire telle que celle d’Aristote ait été claire pour les philosophes anciens. J’ajoute que cette conception se retrouve dans toute l’Antiquité et que même une conception de la perception et probablement aussi de la mémoire comme celle qu’on trouve dans la philosophie épicu­ rienne par exemple n’est pas aussi éloignée qu’on pourrait le croire de la conception aristotélique. Épicure nous dira que les objets maté­ riels dégagent constamment des atomes. Parmi ces atomes il en est qui se dégagent au hasard, dissociés des corps, n’importe comment; mais il en est aussi qui se dégagent de l’objet matériel de manière à conserver entre eux les mêmes relations qu’ils avaient dans les corps, par exemple à la surface de l’objet matériel, et alors ces objets sont la représentation exacte de l’objet, ce sont des images de l’objet déta­ chées de l’objet, comme des pellicules de l’objet qu’elles représentent et ces images arrivent à nos organes des sens et nous donnent alors la perception de l’objet. Maintenant ces images demeurent... Est-ce à l’intérieur des corps ? Est-ce autour des corps ? On trouverait des textes dans l’un et dans l’autre sens, mais enfin ces images demeurent. La perception et l’imagination sont quelque chose de ce genre. Je disais que cette théorie n’est pas tellement différente de celle d’Aris­ tote. Il y a évidemment des différences, mais cette théorie est moins éloignée de la conception d’Aristote qu’elle ne l’est de notre concep­ tion de la mémoire, même de la conception de la mémoire telle que nous la trouvons chez de purs mécanistes, chez de purs matérialistes, 283

Histoire des théories de la mémoire

car qu’est-ce qu’Épicure a fait en somme ? Ce processus de la percep­ tion, il était déjà dans la philosophie d’Aristote, il était bilatéral en quelque sorte, il supposait l’action commune du percevant et du perçu ; Épicure l’a seulement rendu unilatéral. Il n’y a plus l’action de l’âme concevante et celle de l’objet conçu, c’est l’objet tout seul qui suffit, qui envoie sa forme et c’est cette forme qui constitue la percep­ tion; en d’autres termes, Épicure est infiniment éloigné de cette conception moderne d’une perception se conservant matériellement, se conservant cérébralement, de cette perception qui n’est qu’une vibration ou même si vous voulez une disposition moléculaire, laquelle n’a aucune ressemblance avec l’état de conscience. L’état de conscience est tout simplement la traduction-épiphénomène, si on veut, peu importe, mais enfin la traduction en langage de conscience de quelque chose qui n’y ressemble aucunement. Epicure n’a jamais eu cette idée qui est celle de nos mécanistes, celle des matérialistes modernes. J’ajoute que Démocrite ne l’a pas eue davantage quoi qu’on ait prétendu. Certes la théorie de Démocrite sur ce point est plus atomis­ tique que celle d’Épicure, autant que nous pouvons en juger par les quelques textes qui nous sont parvenus, mais Démocrite quoiqu’on ait prétendu le lui faire dire, Démocrite n’a jamais pensé qu’un état de conscience pût être la traduction de, comment dirais-je ?, des mou­ vements atomistiques ; ce n’est pas cela pour Démocrite, nous avons des textes formels à ce sujet: il se dégage des corps des émanations qui viennent frapper les organes, qui entrent dans les corps, qui entrent, d’après Démocrite, dans la partie du corps qui ressemble le plus à chaque genre d’émanations et par conséquent ce sont des images envoyées par les choses que nous recevons. Il y a un texte, et même plusieurs, mais un texte surtout où il est dit que non pas toutes les qualités, mais certaines qualités sensibles sont relatives, comme le goût, la lumière, le froid, le chaud, la couleur. La couleur n’existe que relativement444. Il entendait par là qu’il y a dans les corps, dans les objets matériels certaines qualités que nous percevons et qui sont illusoires. C’est là ce qu’il voulait dire, mais les autres, celles qui restent appartiennent aux atomes, ce sont des qualités de nature plus 284

22 avril 1904 géométrique, plus physique, ce sont ces propriétés, ces formes qui passent des objets matériels en nous, mais encore une fois l’idée d’une conscience qui serait symbolique de certains processus maté­ riels et qui les suivrait simplement, cette idée n’est jamais entrée dans l’esprit des Anciens et cependant toute notre théorie de la perception, toute notre théorie de la mémoire repose là-dessus, car pour nous le souvenir, c’est quelque chose qui se conserve et lorsque nous admet­ tons sur ce point la théorie purement mécaniste, nous disons que ce qui se conserve c’est l’impression faite sur le cerveau, et cette impres­ sion n’a aucun rapport, aucune ressemblance avec le souvenir luimême ; c’est quelque chose qui transposé en conscience, traduit dans le langage de la conscience, deviendra le souvenir. Dans la prochaine leçon nous montrerons très rapidement comment on en est venu peu à peu sous l’influence des médecins anciens à cette conception des faits corporels qui ne seraient pas l’image elle-même, mais qui seraient symboliques de l’image. Puis nous arriverons tout de suite à la philosophie cartésienne. Nous mon­ trerons comment avec Descartes il y a eu une conception dans la forme au moins toute nouvelle, qui est l’origine de toute la théorie moderne de la perception et de la mémoire, je dis dans la forme, car pour le fond, il y a, comme nous essayerons de le montrer, surtout une transposition de la conception aristotélique.

Conférence de M. Bergson

29 avril 1904

j\Æessieurs, Dans nos deux dernières leçons, nous avons parlé de la théorie de la connaissance d’Aristote. Nous avons dit que chez Aristote comme chez tous les Anciens d’ailleurs, en général, il y a une espèce de paral­ lélisme entre l’objet de la science et l’intelligence qui connaît. Il y a d’un côté les Idées, comme disait Platon, comme le dit aussi Aristote, car le mot « elôoç » (eidos) chez Aristote peut aussi bien se traduire par Idée que par Forme. Il y a donc d’un côté les Idées et de l’autre l’intelligence qui les connaît. Les Idées sont rangées, disposées dans un ordre hiérarchique et logiquement coordonnées entre elles, elles constituent réunies le monde de la science. Puis, il y a de l’autre côté l’esprit qui connaît ; il y a l’intelligence et cette intelligence est si bien accordée sur les choses à connaître, qu’elle n’a pas d’effort positif à faire pour arriver à cette connaissance ; il lui suffit d’éclairer, d’ame­ ner à l’acte, comme dit Aristote, ce qu’elle porte en elle de puissance et c’est la ôiàvoia (dianoia), l’intelligence discursive qui est chargée de ce travail et qui retrouve une à une actuellement les connaissances qui préexisteraient virtuellement dans l’intelligence. Maintenant, à côté du monde des Idées qui appartient à l’intelli­ gence, à côté et au-dessous de lui, qu’il y ait un dualisme véritable comme chez Platon, dualisme de droit et de fait, ou simplement un dualisme de droit comme chez Aristote, dans les deux cas, chez Platon et chez Aristote, il y a à côté.de.ce.monde^parfaitement cohérent des Idées^-des-Formes.-il -ya.Je monde-deLaccidenL-le monde des. chose.s_sen.si blés et c’est relui Jà qui appartient à la percgption et_à la mémoire.-Je .premier relevant -de -l’-intelligence^riu..«.yqû£_»Jmows), 287

Histoire des théories de la mémoire

qu’on ne trouve que chez l’homme, l’autre est connu par des facultés qu’on trouve chez l’homme et qu’on rencontre également chez l’ani­ mal, qui appartiennent non pas à l’intelligence, mais à l’âme. L’âme est donc distincte de l’intelligence et ce qu’elle connaît en tant qu’âme, en tant que percevant, le « voûç » en tant que véhicule de l’intelligçnce, c’est ce qu’elle connaît en tant qu’âme, c’est en somme le monae sensible situé dans l’espace et dans le temps, le monde où les Formes sont disposées selon des relations accidentelles et non pas selon des relations logiques445. Telle était la théorie que nous résumions dans les deux dernières leçons. Ce qu’il y a de très frappant dans cette théorie, disions-nous, -c’est que la perception et la mémoire supposent non plus, comme la connaissance intellectuelle, une espèce de correspondance ou de paral­ lélisme entre ce que nous appelons aujourd’hui le sujet et l’objet, l’un étant accordé sur l’autre, mais une_.véfitahle influence réciproque; C’est par l’effet d’une influence des objets extérieurs sur l’âme 'que s’opère la perception et c’est en raison du prolongement eCdéTa C0'ntF~ nuation de cette influence que se produit la mémoire. La perception^ la mémoire supposent donc une interçommunication de l’âme et des choses perçues. Cette intercommunication qui soulève de si grosses difficultés dans la philosophie moderne, qui est pour les Modernes un problème à peu près insoluble, sous la forme où ils l’ont posé, cette intercommunication n’avait pas pour les Anciens, disions-nous, le caractère énigmatique et mystérieux qu’elle a pour nous. Cela tient à la conception même qu’ils ont de ces deux essences. Nous disions que pour les Anciens l’objet matériel est moins matériel que pour nous, et l’âme moins spirituelle aussi que nous ne la concevons. L’objet maté­ riel est moins matériel pour eux que pour nous en ce sens qu’un objet matériel pour Aristote, par exemple, c’est une forme de la matière. Or la forme telle qu’Aristote la conçoit c’est quelque chose d’essentielle­ ment intelligible et logique..Çe_par_quoi on définit les choses, ce sont les essences-logiques4-C-’esjLdu_spjrituel-QUjdjü_moins du "psychique, comme nous dirions aujourd’hui. Sans doute cette essence est dans la matière et c’est pourquoi d’ailleurs il y a un corps devant nous, mais ajoutions-nous, cette matière telle qu’Aristote la conçoit et Platon 288

29 avril 1904

aussi qui n’a pas prononcé le nom mais qui a bien pensé à la chose, cette matière, ce n’est pas quelque chose de positif, c’est de la négation. La matière est sous l’essence, sous la forme comme les ténèbres sont sous la lumière. Certainement la lumière éclaire les ténèbres, et on peut dire que sous la lumière il y a les ténèbres, mais allez donc cher­ cher les ténèbres, c’est en vain que vous voudrez les saisir, elles n’existent que comme la négation de la lumière. Quoique Aristote ne soit pas allé jusqu’à employer ces expressions, elles sont de Plotin, chez Aristote cependant la matière apparaît dans plusieurs de ses livres comme le pur indéterminé, comme la pure négation; tous les objets matériels, c’est de la forme avec en outre de la négation ou quelque chose qui ne comporte aucune définition, qui se dérobe sous toute définition, n’ayant aucun caractère logique ou intelligible, d,où il résulte que ce qu’il y a d’essentiel dans les objets, leur essence, c est quelque chose d’immatériel. Comme aussi, disions-nous, 1 âme est quelque chose de moins purement spirituel au sens moderne du mot, chez Aristote et chez tous les Anciens, que dans notre philosophie à nous, l’âme étant distincte de l’intelligence, l’âme étant 1 entéléchie du corps organisé, c’est-à-dire en somme la formule des fonctions, a totalité des fonctions qu’un corps organisé est capable d accomplir. Cette âme est donc inséparable du corps ; elle ne lui préexiste ni ne ui survit ; elle est donc sinon étendue au sens moderne du mot - car nous attachons au mot « étendue » une précision géométrique et des i ees de divisibilité qui n’existaient pas pour les Anciens ou du moins qui ne tiennent pas la même place dans la pensée antique -, cette âme est sinon étendue du moins extensible; elle est présente dans tout e corps ; elle est en particulier dans les organes des sens, d où il resu te que la conscience telle que nous l’entendons, la conscience pour es Anciens en général et pour Aristote en particulier, est quelque c ose qui n’est pas nécessairement très élevé ; on la rencontre peut-etre ans l’intelligence, peut-être dans le « voûç », encore n est-ce pas certain, encore n’est-il pas sûr que l’intelligence de l’homme soit consciente au sens où nous prenons ce mot, on la rencontre dans 1 âme e omme en tant que cette âme est la forme du corps, on la rencontre meme dans les organes des sens, car l’organe sensoriel pour Aristote est un 289

Histoire des théories de la mémoire organe conscient. La conscience n’est pas localisée comme elle l’est pour nous dans un principe d’ordre spirituel ; les Anciens n’ont pas cette conception précise de la conscience. Telle est, Messieurs, la conception chez Aristote et chez les Anciens en général de la connaissance par la perception et par la mémoire qui en est le prolongement. Il résulte de cet exposé, de ce résumé, que les Anciens n’ont jamais eu, comme les Modernes, en ce qui touche la mémoire en particulier, l’idée que le souvenir pût être la représentation, la traduction en conscience pour ainsi dire, la traduc­ tion en style de conscience d’un certain phénomène cérébral ou plus généralement corporel qui conditionnerait l’acte de conscience abso­ lument, mais qui en serait comme un attribut cependant tout à fait distinct. Pour les psycho-physiologistes contemporains et plus générale­ ment pour les philosophes modernes, pour tous ceux qui ont cru, et tous y ont cru, à un parallélisme étroit entre le physique et le moral il y a dans le souvenir, par exemple, dans l’acte de mémoire, l’état de conscience, il y a le souvenir conscient et puis il y a au-dessous de ce souvenir conscient, en étant pour ainsi dire le substratum, le véhicule, la condition sine qua non, l’état cérébral, mais cet état cérébral ne ressemble pas, absolument pas, étant un état de la matière, étant probablement un phénomène physico-chimique, cet état cérébral n’a aucune espèce de ressemblance avec l’état de conscience qui s’y sur­ ajoute. S’il s’agit du souvenir d’un son, le phénomène cérébral, l’état cérébral qui conditionne ce souvenir n’a aucune espèce de ressem­ blance, d’analogie avec ce que nous appelons le son, le son conscient. Pour les Anciens il n’en est pas ainsi, et si on regarde de près les textes, sans se laisser influencer par des idées modernes, on voit que chez tous les Anciens, même chez ceux qu’on est le plus habitué à considé­ rer comme des mécanistes, c’est la perception elle-même telle qu’elle se produit, qui se survit, par la raison très simple que déjà dans la perception elle-même, c’étaient les qualités des objets extérieurs qui entraient pour ainsi dire en nous. Je prends l’exemple du son. Quand on entend un son qu’est-ce qui se passe pour les Modernes ? Il y a la vibration du corps extérieur 290

29 avril 1904 qui influence l’oreille, qui se transmet, on ne sait pas comment, au cerveau sous une forme évidemment autre que celle des vibrations, et qui demeure dans le cerveau sous une forme encore inconnue, mais qui n’a aucune espèce de ressemblance avec le son. Pour les Anciens le son produit une mélodie dans l’air. Il entre dans l’organe des sens, il y entre comme mélodie, et il y reste comme mélodie. Nous pouvons ne pas y faire attention, c’est ce qu’on appelle oublier, mais quand notre attention se dirige à nouveau sur cette perception, qui est restée là, nous la reproduisons, et ainsi s’explique la mémoire. Donc cette théorie n’a aucune ressemblance avec la théorie moderne du parallé­ lisme psycho-physiologique, c’est tout autre chose. Pour arriver à cette théorie, il faut arriver à Descartes. C’est lui qui en est véritablement l’inventeur. Encore l’a-t-il atténuée dans l’expres­ sion, ce sont ses disciples qui allant jusqu’au bout, comme font géné­ ralement des disciples, exagérant la pensée du maître, sont arrivés à l’idée du parallélisme rigoureux entre le physique et le psychique. Il faut donc arriver à Descartes. Je ne crois pas en effet que chez les Anciens on trouve en dépit des apparences contraires rien de ce genre, rien qui doive être interprété réellement ainsi et sans entrer ici dans l’examen des textes je me bornerai à faire une observation très simple, c’est que si réellement les mécanistes avaient eu l’idée du parallélisme en ce genre, c’est-à-dire l’idée de la possibilité de la genèse, de la détermination d’un état de conscience par un état cérébral ou physio­ logique qui est tout autre, qui n’est que de l’étendue, alors que l’autre état est de la conscience, si les mécanistes ou les matérialistes avaient eu une idée de ce genre, la théorie de Descartes qui est précisément celle-ci aurait été tout de suite comprise, et comprise surtout de ses adversaires matérialistes, en particulier de Gassendi. Or il suffit de parcourir les objections de Gassendi à la philosophie de Descartes pour s’assurer, quoique Gassendi ne l’ait pas indiqué clairement, mais enfin on voit bien par les objections qu’il élève contre la philosophie de Descartes qu’il n’a pas compris cette théorie de la connaissance, à savoir qu’un état de conscience peut être excité dans l’âme par un certain mouvement des esprits animaux qui n’a avec cette perception ou ce souvenir aucune espèce de ressemblance446. Gassendi apparaît 291

Histoire des théories de la mémoire encore très près des idées antiques, telles que nous venons de les exposer, et si quelqu’un eût dû en être éloigné c’était lui, si réellement le mécanisme ou l’idéalisme était jamais arrivé avant Descartes à ce point de vue. Or Gassendi n’y est pas arrivé et a fortiori les atomistes avant lui. Ce qui est vrai, c’est que cette théorie de Descartes ne s’est pas produite comme un deus ex machina, elle n’est pas sortie subite­ ment de rien, mais elle a été préparée, elle a été préparée en particulier par les travaux des médecins continuateurs de Galien. Galien était sur cette question de la perception et de la mémoire beaucoup plus près de la vérité qu’Aristote. On peut dire que chez Galien et chez les médecins ses successeurs, on peut suivre à la trace, je ne dirai pas la naissance, mais la préparation de l’idée que nous trouvons chez Descartes, qu’un changement purement accidentel, un changement survenu dans la matière peut conditionner d’une manière rigoureuse, correspondre d’une manière rigoureuse à un état de conscience, qui est déterminé si l’état physiologique, l’état matériel est déterminé aussi, ou en d’autres termes on peut suivre la trace de la préparation de cette idée qu’un changement déterminé dans l’organe des sens d’abord, produit dans le cerveau par une cause quelle qu’elle soit d’une perception extérieure, est un changement qui n’a pas d’ana­ logie, pas de ressemblance avec la perception elle-même, quelque chose, comme nous dirions aujourd’hui, qui est plutôt quantitatif que qualitatif. Chez Galien d’abord, nous trouverons une localisation bien pré­ cise du processus correspondant de la perception et de la mémoire. Vous vous rappelez que chez Aristote ce sont les organes des sens d’abord qui sont intéressés et ensuite après eux l’organe du sens commun, ce sens commun dont le rôle est de centraliser les impres­ sions venues de différents sens particuliers. Le sens commun a son siège dans le cœur, par conséquent pour Aristote, ce sont les organes des sens et c’est le cœur qui sont intéressés dans cette opération. Il faut dire qu’avant Aristote on avait déjà émis l’hypothèse que ce n’était pas le cœur, mais le cerveau qui était l’organe principal de l’âme. Nous trouvons cette hypothèse chez Pythagore et aussi chez Platon, qui a dû l’emprunter aux pythagoriciens, mais c’était une hypothèse. 292

29 avril 1904 Chez Galien nous trouvons des arguments précis, des arguments de fait. Galien se fonde en particulier sur ce qui arrive dans l’attaque d’apoplexie. Il y a une lésion qui se trouve dans le cerveau. Or, nous trouvons, dit Galien, que dans cette attaque il y a l’abolition de la perception et de la faculté de percevoir les formes, les images, donc c’est le cerveau qui est intéressé à cette opération. Voilà la démonstration à la moderne, par le fait. C’est donc dans le cerveau que Galien localise l’essentiel du phénomène de la percep­ tion et aussi du phénomène de la mémoire. Maintenant pour expli­ quer comment la perception arrive jusqu’au cerveau, il a recours à une hypothèse, dont il n’est pas l’inventeur, mais à laquelle il a donné une forme destinée à une très grande fortune, il a recours à l’hypo­ thèse de ce qu’il appelle le nvEûpa (pneuma) ; traduction littérale : les esprits animaux. On avait parlé du nvEüpa bien avant Galien. Aris­ tote notamment en avait parlé, cette idée du nvEüpa tient une très grande place dans la philosophie stoïcienne, mais on donnait au mot une foule de sens différents. Galien qui distingue aussi plusieurs espèces de TtvEüpa a précisé et défini le rôle du TtvEÛpa; c’est quelque chose comme ce que nous appelons aujourd’hui le fluide nerveux, les esprits animaux, quelque chose de matériel, mais de très subtil, c’est le fluide qui circule à travers les nerfs et qui se rend au cerveau, et qui circulant à travers les nerfs apporte de la périphérie au centre cer­ taines impressions dans le cerveau. Ces impressions peuvent subsis­ ter, demeurer, et c’est la mémoire. Ces impressions, comment demeurent-elles dans le cerveau ? Sous quelle forme ? Galien ne s’est pas expliqué sur ce point, mais son idée paraît bien être encore très voisine de celle d’Aristote. Il n’y a pas trace en tout cas d’une théorie comme celle de Descartes, à savoir qu’autre chose est le mouvement des esprits animaux, autre chose la percep­ tion, le mouvement des esprits animaux étant un fait physiologique, occupant de l’espace, spatial, le fait de conscience étant quelque chose de psychique, d’inextensible, enfin étant dans un domaine tout dif­ férent. Non, il y a encore la conception antique et cependant il est clair que si le fait physiologique est le mouvement des esprits animaux, cela ne peut être quelque chose d’aussi qualitatif dirais-je, d’aussi 293

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pittoresque que la perception elle-même ; la perception contient en fonction toutes les qualités qui deviennent le mouvement. Le jeu des esprits animaux va se transformer en ce que nous appelons aujour­ d’hui le mouvement. Le mot, souvent, avait pour les Anciens un sens beaucoup moins quantitatif, un sens beaucoup plus pittoresque que pour nous. Donc il est vraisemblable que chez Galien déjà l’idée d’Aristote est atténuée et que chez lui et ses successeurs nous trouvons comme un acheminement vers la théorie cartésienne. Descartes est le véritable créateur de la théorie moderne d’une simple correspondance entre des états cérébraux ou autres, surtout cérébraux, et des états de conscience qui y correspondraient rigoureusement point par point, les éléments physiques et moraux se correspondant chacun à chacun, comme disent les mathématiciens, se correspondant point par point. Alors que cependant il ne peut jamais y avoir contact entre eux, parce que ce sont deux ordres de choses absolument différents, le psychique étant de l’inétendu, et le physique étant essentiellement étendu. Cette théorie cartésienne qui est loin d’avoir cette rigueur inflexible chez Descartes lui-même, cette théorie cartésienne a donné naissance d’un côté aux doctrines métaphysiques d’après lesquelles il y aurait comme une harmonie préétablie entre le physique et le moral, le corps et l’esprit disant la même chose, mais le disant dans deux langues différentes et ne s’influençant pas plus que ne s’influencent deux tra­ ductions d’une même page. Si nous prenons la traduction de V Iliade en français et en anglais par exemple, chaque vers français correspon­ dra à un vers anglais, cependant ni l’anglais n’a influé sur le français, ni le français sur l’anglais, mais ce sont deux traductions disant dans deux langues différentes la même chose. Il y a toute une série de théo­ ries relatives au rapport de l’âme et du corps, comme disent les Modernes, qui se ramènent à ce type : le mental et le corporel sont deux expressions dans deux langues différentes de la même chose ; leur correspondance vient de là ; il n’y a pas d’action réciproque, mais cette correspondance est absolue et rigoureuse ; on peut être sûr qu’à un état de conscience déterminé correspond un état cérébral parfaite­ ment déterminé. Voilà la forme métaphysique de la doctrine. Il y en a une autre plus scientifique, c’est celle qui est adoptée par la plupart 294

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des savants, qui consiste à dire que le fait de conscience, l’état psycho­ logique se surajoute à l’état cérébral, étant déterminé quand le fait cérébral est déterminé. Il y a des états cérébraux, mouvements muscu­ laires et autres, et dans certains cas la conscience s’y surajoute, expri­ mant ainsi à sa manière sous une forme probablement plus vague ce qui se passe d’une manière plus précise dans le corps. Cette seconde théorie n’est qu’une diminution, une atténuation de la précédente, et il suffit de suivre sa genèse à travers l’histoire, de voir comment s’est constituée la théorie des physiologistes modernes. Dans la prochaine leçon et dans les suivantes nous indiquerons en quelques mots la genèse de cette doctrine ; nous verrons qu’elle dérive du cartésianisme. C’est la métaphysique cartésienne atténuée, dimi­ nuée et surtout exprimée dans le langage anatomique de l’époque. À mesure qu’on connaissait mieux l’anatomie du cerveau, on se servait de termes plus anatomiques pour dire la même chose. On a d’abord parlé de cellules, après les cellules sont venus les neurones, il est pro­ bable qu’il viendra encore autre chose ; ce sont des indications en langue anatomique de la même chose, c’est toujours la même hypo­ thèse, c’est l’hypothèse anatomique. Nous avons vu d’ailleurs dans la première partie de ce cours que cette hypothèse ramasse sur sa route une multitude de faits qu’elle interprète, mais que d’autres hypothèses peut-être plus compliquées interprètent peut-être encore mieux et que la physiologie exprimerait tout aussi bien si les métaphysiciens s’étaient donné la peine de chercher, mais c’est cette hypothèse tout à fait simple d’une correspondance rigoureuse, d’une symétrie entre les deux séries, l’une étant pur épiphénomène, moins complète que l’autre, au lieu que pour les purs métaphysiciens ce sont deux séries complètes, c’est cette hypothèse qu’en somme on trouve couramment, parce qu’on n’en a guère proposé d’autre. C’est donc à Descartes que remonte une hypothèse de ce genre et par conséquent toute explication psycho-physiologique de la percep­ tion et surtout de la mémoire. Comment s’est opérée, Messieurs, cette transformation et comment a-t-on passé du point de vue d’Aristote au point de vue moderne ? Comme je l’annonçais dans une des leçons antérieures, 295

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cette dernière conception n’est qu’une transposition de la conception aristotélique, et une transposition nécessaire. Elle était nécessaire étant donné l’évolution accomplie par la science. D’où vient donc toute la psychologie des Anciens ? Nous avons dit qu’elle vient tout entière de leur conception de la science. La conception de la science que nous trouvons chez les Modernes part des mêmes principes, des mêmes postulats que la conception antique, mais elle les applique tout différemment. Quel est le postulat fondamental de la science antique, de la science moderne et à peu près de toute espèce de science ? C’est le postulat donné par Aristote quand il a dit qu’il n’y a pas de connais­ sance de ce qui est individuel ou changeant. La science n’atteint que le permanent, le constant et aussi le général447. Cela peut se démontrer de bien des manières, mais la démonstra­ tion la plus simple, démonstration instantanée, sera tirée de cette simple remarque qu’il n’y a de science proprement dite que celle qui est communicable d’esprit à esprit. Une science qui serait personnelle, individuelle ne serait pas une science, ce serait peut-être autre chose, une autre manière de savoir, mais il faut que la science soit communi­ cable, il faut donc qu’elle soit formulée soit par des mots, soit par toute autre espèce de symboles ; il n’y a de science que là où il y a des mots et des symboles, mais le mot, le symbole quel qu’il soit est nécessairement quelque chose de stable et aussi de général ; le mot exprime des idées générales ; le mot « homme » ne désigne pas tel ou tel homme, mais les hommes en général. Le symbole quel qu’il soit exprime quelque chose de général comme aussi quelque chose de permanent448. Donc la science porte sur l’invariable, le constant et l’universel, et d’autre part les choses sensibles, celles qui sont perçues par la science et restent dans la mémoire, tout ce qui est objet de la connaissance par l’âme, par la xpuxn (psyché) des Anciens, les choses sensibles sont essentiellement individuelles, et essentiellement chan­ geantes. La réalité sensible est ce qui change, et ce qui est individua­ lisé. Ce qui existe en réalité, ce n’est pas l’homme en général, c’est tel homme ; ce qui existe en réalité, ce n’est pas même un homme, mais c’est un changement incessant; en l’homme il n’y a de réel que le changement. Donc la réalité est changeante, et individuelle. La 296

29 avril 1904 science porte sur le constant, l’invariable et l’universel. Voilà le point de départ de la science antique et aussi de la science moderne : une opposition entre la réalité sensible et la conception de la connaissance scientifique. Mais cette opposition, Messieurs, comment les Anciens en triomphaient-ils ? Ils adoptaient la solution la plus simple, celle qui vient de suite à l’esprit. Ils disaient : puisque les choses sensibles sont essentiellement variables et changeantes et puisque la science veut l’invariable, l’immuable, nous allons constituer à côté des choses qui changent, au-dessus d’elles, des choses qui ne changent pas et nous dirons que les choses qui changent ne sont qu’une imitation impar­ faite, une copie mal faite, une diminution, une déchéance des choses qui ne changent pas. Nous aurons alors, à côté de ce monde des choses individuelles et changeantes, le monde des choses absolument réelles, plus réelles, le monde de la science, le monde intelligible. S’il s’agit par exemple de la pesanteur, nous voyons des objets multiples qui tombent dans tous les temps et dans tous les lieux, la science n’a pas prise sur quelque chose d’aussi fuyant ; la chute d’une pierre, cela échappe à la science, c’est au-dessous de la science, c’est inférieur à la science; il s’agit de ramener cela à l’immuable. Nous allons étudier la pesanteur. Nous supposons qu’il y a dans le monde tout entier la pesanteur ou même sans aller aussi loin nous supposons le monde tel qu’il devrait être s’il était immobile et la place des éléments, leur vraie place, leur place idéale, place idéale qu’ils avaient d’ailleurs dans le réel quand la pierre tombe allant rejoindre la terre449. Voilà la solution des Anciens. Les Modernes partent de la même opposition ; ils partent de cette idée que toute réalité sensible est mobile et toute réalité sensible individuelle, et d’autre part qu’il faut à la science le permanent et l’universel. Ils partent de la même opposition, mais ils résolvent la difficulté de tout autre manière; ils raisonnent ainsi: supposons des choses qui changent, des choses changeantes. Considérons deux certaines d’entre elles, deux certains d’entre ces changements. Quoique ce soient deux changements il pourrait très bien y avoir entre eux une relation invariable, une relation immuable. Je prends la pierre qui tombe. Sa chute, son mouvement est en effet 297

Histoire des théories de la mémoire quelque chose de fuyant sur quoi la science n’a pas de prise, mais je mets à côté d’elle un chronomètre, une horloge. Je vais comparer le mouvement de la chute de cette pierre au mouvement de l’aiguille du chronomètre. Si je trouve une relation fixe entre ces deux grandeurs variables, j’aurai là quelque chose de stable, de permanent, d’univer­ sel, de formulable, ce qu’on appelle une loi ; j’aurai l’immutabilité, l’universalité que la science demande. Si je compare ces deux mouve­ ments entre eux, le mouvement du corps en chute libre et si je mesure le mouvement du corps et le mouvement de l’aiguille sur le cadran de l’horloge et si à un moment donné, à n’importe quel moment de ces deux changements, je mesure l’espace parcouru depuis le commence­ ment par l’un et l’autre de ces deux mobiles, je trouve que l’espace parcouru par le premier est proportionnel au carré de l’espace par­ couru par le second, proportionnel au carré du temps, comme on dit, c’est-à-dire que si je divise l’espace parcouru par la pierre par le carré de l’espace parcouru par l’aiguille de l’horloge, j’ai un nombre constant, c’est cette constante qui n’est que le résultat du rapport numérique d’une chose à une autre, qui prend la place des Idées plato­ niciennes, ce n’est plus une chose, c’est une relation450. La science moderne s’est fondée sur cette idée que les constantes trouvées par la science sont les constantes des relations établies entre les changements qui se font dans le monde sensible. Oh ! il en est résulté, Messieurs, une métaphysique toute nouvelle. Pour trouver le monde de la science, il n’y avait pas besoin de sortir du monde des choses sensibles, on pouvait y rester, il suffisait de prendre non plus les choses, mais les rapports, les relations. Voilà pourquoi la science des Anciens est transcendante au monde sensible ; elle prend un idéal du monde sensible au lieu que la science moderne est immanente au monde sensible ; elle a pour objet le monde sensible. Voilà la diffé­ rence capitale, fondamentale ; elle a pour la psychologie, car la psy­ chologie au fond, jusqu’à nos jours, a toujours été calquée sur la métaphysique451, pour la psychologie, elle a des conséquences de première importance. Pour les Anciens la perception et la mémoire étaient deux choses radicalement différentes de l’intelligence ; l’intelligence porte sur la 298

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science, a pour objet la science; par conséquent elle porte sur des choses supérieures au monde sensible ; l’intelligence s’exerce sur des intelligibles qui sont situés en dehors du monde des choses sensibles, et alors il reste pour la perception et pour la mémoire les choses sen­ sibles dans l’espace et dans le temps ; la perception et la mémoire appartiennent non plus à l’intelligence, mais à l’âme qui en somme est quelque chose d’inférieur. Pour les Modernes, c’est autre chose, la science porte sur les mêmes objets que la perception sensible et la mémoire. La perception sensible nous montre des choses et la mémoire les retient. La science arrive et établit entre ces choses des relations stables ; c’est l’objet de l’entendement, de l’intelligence, mais l’entendement a le même objet que la perception sensible et la mémoire. Par conséquent ce sont des facultés qui ne diffèrent pas radicalement entre elles, qu’il ne faut pas attribuer à des principes différents. La perception et la mémoire vont passer du côté de l’intelligence, ce qui n’était pas arrivé dans l’Anti­ quité, ce qui est la conséquence de la conception moderne de la science ; toute cette psychologie dérive de cette conception moderne de la science. Nous voyons alors chez les Modernes que tout ce qui est conscience passe du côté de l’esprit. Nous restituons à la matière tout ce qui est absolument étranger à la conscience. La conscience c’est la perception, la mémoire, l’intelligence. La conscience passe d’un côté et tout ce qui n’est pas conscience passe de l’autre. Au lieu que chez les Anciens la conscience appartenait à l’esprit, elle apparte­ nait à l’âme, elle appartenait au corps organisé, la conscience n’avait pas une fonction, une place déterminée comme pour nous. Toute la conscience passant tout entière d’un côté, la matérialité passe tout entière de l’autre ; il ne reste que ce qui reste en réalité quand on a enlevé la conscience, c’est-à-dire toutes les propriétés purement géo­ métriques, c’est ce que Descartes a exprimé en disant qu’il y a d’un côté la pensée, c’est-à-dire la conscience, et de l’autre l’étendue. Remarquez, Messieurs, qu’avant Descartes on n’avait jamais défini la matière par l’étendue. Voilà ce qui est essentiellement carté­ sien ; la matière est définie par l’étendue ; la corporalité est définie par l’étendue. Voilà donc chez les Modernes cette idée tout à fait nette 299

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d’une âme dont l’essence est d’être consciente, d’être de la connais­ sance et aussi de l’inétendu, puisque c’est à l’étendue qu’on va oppo­ ser la pensée, et puis alors l’idée d’un corps dont l’essence est d’être de l’étendu. On voit quelles difficultés va créer maintenant la question d’une intercommunication entre ces deux choses. Cette conception moderne de la science qui a rendu si commode l’étude du monde physique, puisque pour constituer la science immuable, universelle, nous n’avons pas à sortir de la réalité sensible, cette conception qui nous a rendu si facile l’étude du monde physique a soulevé des difficultés très grandes, bien plus grandes que celles qu’avaient connues les Anciens, du côté de la psychologie, du côté de la relation possible entre l’âme et le corps. Ce problème est un problème essentiellement moderne et c’est l’opposition établie par Descartes entre la pensée et l’étendue, entre la conscience et la matière, c’est cette opposition qui a amené le problème à l’état aigu ; on conçoit en effet que si l’âme est essentielle­ ment consciente, et inétendue, si le corps est essentiellement extension et étendue, on conçoit que la communication soit bien difficile. La difficulté n’est pas purement imaginaire, car on pourrait dire après tout, Descartes ne l’a pas dit mais il l’a pensé, on pourrait dire : c’est pure imagination ; cette communication, vous ne la conce­ vez pas parce qu’elle est unique, parce que vous avez en face de vous un fait unique, et que cette communication entre l’âme et le corps est un fait qui n’est comparable à rien. Or on ne peut définir que ce qui peut être comparé à autre chose. Vous ne pouvez pas imaginer cette communication, mais en soi elle pourrait être concevable. On pourra dire à la rigueur, on pourra soutenir en effet que cette difficulté de l’intercommunication entre une chose étendue et une chose inétendue est surtout une difficulté d’imagination, mais le pro­ blème prend une acuité bien plus grande encore, quand on le met sous une autre forme. On peut lui donner une forme qui met mieux en lumière la difficulté, la quasi-impossibilité de résoudre le problème dans les termes où il a été posé par la philosophie cartésienne, je fais allusion au problème de la liberté qui n’est qu’un autre aspect du même problème452. 300

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Remarquez que ce qu’il est très difficile de concevoir dans une hypothèse de ce genre, qui ne peut pas même être conçu, c’est que la conscience puisse influer sur le monde des mouvements de la matière et de même que les mouvements de la matière puissent influencer la conscience. Le problème de la liberté - je ne veux pas entrer dans l’examen approfondi de cette question - chez les Anciens n’existait pas à l’état aigu, non pas que les Anciens ne l’aient pas connu. Nous avons montré ici même que tous les arguments qu’on trouve chez les Modernes pour ou contre la liberté se rencontrent déjà chez les Anciens453. Les Anciens ont donc connu le problème, mais ce pro­ blème n’était pas pour eux inquiétant comme pour nous, ce n’était pas pour eux un problème angoissant, c’était un problème qu’ils mettaient sur le même rang que tous les autres pour une raison très simple, c’est que ce problème pour eux n’était pas insoluble. Qu’estce qui fait la difficulté de le résoudre dans le cartésianisme, c’est que la conception de la science étant devenue la conception des relations stables et même mathématiques entre tous les faits qui se trouvent dans l’univers, l’univers prend la forme d’une machine, d’un immense mécanisme où tout se fait par engrenage, où rien n’est laissé au hasard ; il n’y a pas place pour les contingences. La formule du cartésianisme, je ne dis pas la formule de Descartes luimême, la formule en termes de mathématiques modernes, c’est que tout est fonction de tout; étant donné un phénomène quelconque, il est relié mathématiquement à tous les autres. Du Bois-Reymond disait qu’un esprit qui connaîtrait à un moment donné la position de tous les atomes de l’univers, à un autre moment pourrait, s’il était un mathématicien transcendant, d’une intelligence infinie, pourrait dire ce qui arriverait à tout jamais et savoir tout ce qui est arrivé, absolument comme on prédit les éclipses de lune454. Cela est la conséquence nécessaire de la conception cartésienne de la science, l’idée qu’il n’est pas de phénomène qui ne puisse être formulé, être exprimé comme une dépendance, comme une dépendance mathé­ matique, comme en état de dépendance mathématique vis-à-vis d’autres phénomènes. 301

Histoire des théories de la mémoire

Dans un monde ainsi compris, ainsi conçu, il n’y a pas place pour l’indétermination, la contingence. Si la conscience intervenait pour changer un atome de place, pour le faire dévier quelque peu de la trajectoire à laquelle il est condamné par les mathématiques, toute cette conception de la science s’écroulerait. Il n’y a donc pas de place pour les contingences au lieu que pour les Anciens c’était chose simple : le monde matériel pour eux, c’était le monde logique, le monde de la science, de la détermination, mais déchu, déchu juste­ ment de cette détermination, de ce déterminisme logique qui est la caractéristique de la science. Ce que la matérialité introduit étant donné que les Idées descendent dans les corps, c’est l’accident, l’acci­ dentel. C’est ce qu’Aristote appelle la chance, le hasard455. D’après Aristote s’il n’y avait pas de chance, il n’y aurait que la logique, le monde de la science, le monde des Idées. Par conséquent le monde matériel est par définition même le monde de ce que nous appelons, nous, la liberté, quoique ce soit là pour les Anciens une infériorité car si le monde était ce qu’il doit être, il serait purement rationnel, pure­ ment intelligible, il ne laisserait pas place aux contingences. Nous sommes arrivés à cette idée que le monde sensible est pure­ ment rationnel, sous la forme que les cartésiens ont donnée à cette idée, et aux formules qu’ils ont transmises à beaucoup de savants, même contemporains. Eh bien, ce serait la détermination radicale, absolue de tous les états du monde physique les uns par les autres. Or un état cérébral est un état du monde physique ; il ne peut donc pas être produit par la pensée, par un état de conscience, par l’âme, s’il y a une âme. Voilà ce que dira le philosophe imbu de toutes ces idées et de toutes ces formules : tous ces phénomènes du monde physique produisent des mouvements. Ces phénomènes croupissent en quelque sorte dans la sphère du mouvement, où ils ne peuvent pas engendrer la conscience, ou s’ils engendraient la conscience, c’est quelque chose qui s’y surajoute et qui n’a d’influence sur rien, c’est quelque chose comme la trace phosphorescente que laisse le frottement d’une allu­ mette qu’on a frottée contre un mur : il y a bien le mur, il y a l’allu­ mette, il y a le mouvement, mais la phosphorescence, c’est du rien, c’est quelque chose qui s’y surajoute. Telle est la conception que 302

29 avril 1904 quelques-uns se font de la conscience. En somme c’est la conception de la conscience-épiphénomène, mais qu’on soit paralléliste ou épiphénoméniste, dans les deux cas, cette conception de la relation du psychique au physique, la théorie de la perception et de la mémoire, n’est pas autre chose qu’une conséquence immédiate de cette concep­ tion de la science, c’est-à-dire en définitive d’une certaine métaphy­ sique. C’est la métaphysique qui est au fond de tout cela456. Nous ne faisons aujourd’hui qu’indiquer l’idée; nous ne la préci­ serons que dans les deux prochaines leçons qui seront les deux der­ nières. Nous montrerons comment la filiation des idées est bien celle que nous indiquions, comment c’est bien de cette métaphysique que sont sorties des conceptions plus scientifiques dans la forme en ce qu’elles traduisent en un langage plus moderne et plus précis les mêmes idées, plus scientifiques dans la forme, mais qui sont encore dans le fond des hypothèses et des hypothèses en somme métaphy­ siques. C’est ce que nous montrerons dans la prochaine leçon.

Conférence de M. Bergson

6 mai 1904

^N/Lessieurs, L’objet des dernières leçons a été de montrer l’origine métaphy­ sique de la théorie psycho-physiologique de la mémoire, que l’on pourrait croire au premier abord d’origine empirique et expérimen­ tale. Qu’elle explique beaucoup de faits, cela est certain ; qu’elle s’appuie sur les faits, qu’elle se soit grossie d’un nombre considérable de faits à mesure que la science progressait, cela est incontestable, mais qu’elle soit sortie des faits, qu’elle soit même l’explication la plus satisfaisante des faits, une explication qui serre de près les contours des faits connus, cela n’est nullement certain. L’idée qui devrait se dégager des dernières leçons de ce cours, c’est que cette théorie est une hypothèse a priori, dont l’origine est surtout métaphysique. Je vous rappelle, Messieurs, que la première partie de ce cours nous avait fait soupçonner une origine de ce genre. Ce qui se dégage en effet d’un examen critique de cette hypothèse, c’est qu’elle repose tout entière sur deux assertions : elle s’est affirmée tout entière en deux propositions, l’une purement psychologique et l’autre proprement psycho-physiologique. La première de ces deux propositions est essentielle pour ce qui va suivre ; c’est la suivante : un état de conscience ou plus spécialement un souvenir est quelque chose de bien arrêté, de parfaitement arrêté dans ses contours, c’est quelque chose de tout fait, de stable comme un objet matériel, c est quelque chose de stable et c’est quelque chose d’indépendant en ce sens qu’un souvenir pourrait se détacher et s’isoler des autres souve­ nirs comme un objet matériel se dégage d’un autre objet matériel et un atome d’un autre atome. D’ailleurs, nous l’avons dit bien des fois, 305

Histoire des théories de la mémoire c’est une espèce d’atomisme psychologique que cette doctrine. Les souvenirs en particulier, les états de conscience en général sont consi­ dérés comme des choses faites, invariables pendant qu’on les consi­ dère et même quand on ne les considère plus, comme des choses faites et de plus extérieures les unes aux autres, se juxtaposant, s’atti­ rant ou se repoussant comme se repoussent ou s’attirent, dit-on, les atomes et les molécules dans l’espace. Voilà donc la proposition psychologique dans laquelle cette thèse se résume, mais, disions-nous, cette proposition psychologique pré­ pare et soutient une autre proposition plus importante et alors de nature psycho-physiologique et cette proposition est la suivante : en ce qui concerne la mémoire, tous les souvenirs exprimés sous forme d’un état de conscience actuel, quand le souvenir est présent, virtuel quand le souvenir n’est pas présent, expriment un certain état cérébral déterminé, une modification déterminée du cerveau ; chaque souvenir est déposé dans la substance cérébrale, enregistré par elle comme un air d’opéra, disions-nous, est enregistré dans la boîte à musique. C’est quelque chose du même genre sans doute et c’est là la grande innova­ tion des Modernes. Sans doute ce souvenir est enregistré dans le corps sous une forme qui ne ressemble en rien au souvenir lui-même, pas plus qu’une page d’écriture ne ressemble au son des mots écrits, mais de même que celui qui sait lire retrouvera dans la page d’écriture tous les sons des mots à la lecture, et que pour lui ce sont bien les sons des mots qui sont enregistrés, ainsi pour celui qui saurait lire dans le cerveau, d’après cette théorie tous les souvenirs pourraient être aper­ çus en quelque sorte du dehors ; il suffirait d’avoir la clef du langage. Sur le mode d’enregistrement on a beaucoup varié d’opinion. Ce mode d’enregistrement a toujours été décrit en termes de la science actuelle et selon que l’anatomie était plus ou moins avancée, on s’exprimait avec des formules plus ou moins précises, mais la théorie a toujours été celle-ci et sous la forme actuelle il faudrait dire qu’à tel souvenir déterminé présent à l’esprit correspond tel dispositif de molé­ cules et d’atomes. Lorsqu’un souvenir est indiqué à la conscience, les molécules, les atomes intéressés se meuvent d’une certaine manière, sous un certain aspect : c’est une espèce de danse qui s’exécute et celui 306

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qui aurait la clef, supposons un magicien qui pourrait à travers le crâne, à travers les enveloppes du cerveau, apercevoir et descendre à l’intérieur de sa substance avec un microscope qui grossirait des mil­ lions de fois autant que nos microscopes actuels, qui pourrait exami­ ner ce qui se passe, celui-là assisterait à cette espèce de danse des atomes d’après un certain rythme457. D’après le quadrille exécuté, il pourrait dire exactement quel est le souvenir présent à la conscience. Voilà donc cette thèse sous sa forme la plus récente mais à travers toute l’histoire de la psychologie moderne on la retrouverait toujours adaptée à la science de l’époque et exprimée en termes de la science actuelle. Nous disions, Messieurs, toujours dans cette première partie du cours que ni l’une ni l’autre de ces deux hypothèses ne suit exactement les contours des faits connus, et pour commencer par la seconde, celle des deux hypothèses qui est, si l’on peut parler ainsi, la plus hypothé­ tique, on n’a jamais vu le cerveau travailler, on n’a aucune idée du mécanisme de l’action cérébrale même aujourd’hui. Que le cerveau travaille quand on se souvient, c’est incontestable; que le cerveau joue un rôle dans l’opération de la mémoire, c’est certain. Ce rôle sans doute s’est précisé dans une certaine mesure en raison des progrès de la science, et aujourd’hui nous savons qu’à l’exercice de certains faits de mémoire déterminés correspond l’entrée en jeu de certaines circonvolu­ tions cérébrales déterminées. Ce ne sont pas les mêmes centres qui collaborent à la mémoire de l’articulation des mots ; tout cela est cer­ tain, mais quelle est la nature de cette intervention cérébrale ? En quoi consiste-t-elle ? Qu’est-ce qui se passe, en d’autres termes, quand on se souvient ? Nous ne sommes pas plus avancés sur ce point qu’on n’était au temps de Descartes ou d’Aristote. On n’a aucune idée ou une idée tout à fait vague de ce que peut être ce mécanisme cérébral. On est réduit enfin, comme on l’a toujours été, à des hypothèses. Mais nous disions que si l’on considère les faits sur lesquels ces hypothèses se fondent, les faits pathologiques en particulier, la progression des mala­ dies de la mémoire, la progression d’une aphasie progressive, 1 hypo­ thèse qui est suggérée est tout autre que celle d’un enregistrement des souvenirs dans la partie lésée ; l’hypothèse est bien plutôt celle d une 307

Histoire des théories de la mémoire solidarité fonctionnelle entre la mémoire et le centre cérébral de telle manière que le progrès de la maladie ne consiste pas du tout dans l’anéantissement graduel et progressif d’un certain nombre de souve­ nirs, d’un nombre croissant de souvenirs, mais bien plutôt dans une difficulté croissante à utiliser l’enregistrement, comme si la mémoire n’arrivait plus à se poser sur les touches en quelque sorte comme celles d’un piano qu’elle doit influencer458. Voilà l’impression qu’on a en lisant les relations si nombreuses des cas pathologiques. L’idée qui se dégage des faits serait plutôt celle-là : une relation mais beaucoup plus complexe, beaucoup plus sui generis enfin qu’une relation d’équiva­ lence ou de parallélisme. Voilà ce que nous avons dit de la seconde hypothèse, mais pour ce qui est de la première, elle n’est pas plus conforme à l’observation pathologique. Il est bien certain que le souve­ nir à première vue apparaît comme quelque chose de tout fait et quelque chose d’indépendant des autres souvenirs, mais cela tient à ce que tous nos états de conscience, tous nos états intérieurs ont une tendance à prendre sous notre regard en quelque sorte une forme de ce genre, une forme qui imite la matérialité des choses ; un état de conscience est le plus souvent la représentation d’une chose, et la chose est stable et elle est extérieure à d’autres choses ; de là la tendance à croire que l’état de conscience qui est représentatif des choses présente le même caractère, et nous nous voyons nous-mêmes par projection extérieure dans l’espace ; c’est beaucoup plus commode, c’est beaucoup plus simple et cela est tout à fait conforme au langage ; on ne se pense à soi-même sa pensée et son état intérieur qu’à ce prix. Celui qui en reste là n’étudie pas ses états de conscience, mais seulement leur enveloppe. C’est comme si on croyait étudier un ver à soie dans son cocon, en considérant simplement le cocon, c’est-à-dire ce qui ne change pas. Il y a à l’intérieur des transformations et des transformations qui sont la vie même des vers à soie. De même pour l’état de conscience. Si on retire cette enveloppe, on l’aperçoit non pas comme une chose, mais comme un devenir, car le changement, c’est la variation perpétuelle, variation caractéristique d’ailleurs de tout ce qui est libre. Cette vie de l’état de conscience en général et des souvenirs en particulier, nous avons essayé de la définir par les termes extrêmes 308

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entre lesquels elle oscille. Nous avons montré comment le même sou­ venir peut prendre une multitude de formes différentes, qu’il est constamment en mouvement et comme en voyage entre deux formes extrêmes, l’une tout à fait simple, étriquée où il ne reste du souvenir qu’un schéma, mais un schéma utilisable pour l’action pratique: le souvenir n’est utile qu’à la condition d’être vide et décoloré, utilisable enfin ; il y a donc cette forme extrême, puis il y en a une autre, c’est le souvenir riche d’une infinité de détails; cela c’est le souvenir inutile, le souvenir que nous avons appelé le souvenir de rêve et non pas le souvenir d’action459. Et entre ces deux limites extrêmes le souvenir va ; il est tout entier dans un mouvement d’oscillation entre ces deux limites. Ce n’est donc pas une chose, c’est un progrès, c’est un mou­ vement. Voilà ce que nous disions et nous ajoutions qu’il est tout aussi contraire à l’observation intérieure de faire des souvenirs autant de choses extérieures les unes aux autres. Dire qu’un souvenir contient d’autres souvenirs, qu’un seul souvenir contient tous les souvenirs possibles, ce serait exagéré ; ce ne serait pas plus exact, car ce serait dire que les souvenirs sont intérieurs à l’un d’eux. Or intériorité ou extériorité ce sont là des relations spatiales ; c’est vrai des choses dans l’espace, mais cela n’a plus de sens lorsqu’on parle de l’état de conscience. Cependant ce qu’on peut dire c’est que le souvenir pourvu qu’on le choisisse bien est un état de conscience qui implique une infinité d’autres états de conscience, on pourrait presque dire tous les autres états de conscience, tous les autres souvenirs, en sorte que la conscience en se fixant sur lui le verrait se dédoubler et chaque partie se dédoubler à son tour460. C’est en quelque sorte comme ce qui se passe dans un organisme vivant, j’en reviens toujours là ; si on veut une comparaison, aucune comparaison n’est adéquate, mais si on veut une comparaison, il faut chercher non pas dans le domaine des choses physiques et chimiques, mais bien plutôt dans le domaine biologique ; avec la biologie nous sommes beaucoup plus rapprochés de la psychologie que nous ne le sommes avec la physico-chimie. On peut dire que dans le domaine de la biologie nous avons comme un modèle, une représentation, 309

Histoire des théories de la mémoire représentation qui peut servir de symbole en un certain sens au moins : dans les organismes inférieurs, là où les éléments somatiques et spermatiques ne sont pas séparés on peut dire que la cellule contient l’organisme tout entier et serait capable de le reproduire. Du reste vous savez qu’on a fait des expériences récemment avec des œufs d’oursin; on a montré qu’avec une portion de l’œuf on peut obtenir un oursin complet, du moins un embryon complet poussé jusqu’à un certain stade de son développement, ce qui montre bien que tout est présent aux fragments, aux parties. Il en est de même, il en est bien plus ainsi dans le domaine de la conscience. En ce sens un souvenir ne peut pas être détaché, du moins on peut choisir, il y a des souvenirs superficiels extérieurs les uns aux autres, mais on pourrait démontrer de tel souvenir qu’il est caractéristique de telle personne et la contient tout entière virtuellement. Et ainsi, a priori, si on se fonde sur cette observation, on arriverait à cette conclusion qu’une théorie de la mémoire qui se fonde sur l’extériorité réciproque des souvenirs, sur leur indépendance mutuelle au moins, sur leur stabilité, est une théorie inexacte, qui ne cadrera pas avec les faits plus exactement observés, avec les faits de conscience. Voilà ce que nous montrait un examen critique de la doctrine. L’histoire de la philosophie, l’histoire des théories nous amènent à la même conclusion. Elle nous amène à cette conclusion que la théorie du parallélisme psycho-physiologique et comme d’un équivalent entre l’état cérébral et l’état de conscience est une théorie d’origine métaphysique. Nous avons dit que chez Aristote par exemple nous trouvions l’origine, le commencement de la première forme de cette doctrine. Ce qui se conserve dans la mémoire, c’est quelque chose de détaché de l’objet. Épicure nous dira sous une forme tout à fait matérielle et grossière, c’est une pellicule détachée de l’objet qui reste dans la mémoire, mais Épicure s’est séparé d’Aristote beaucoup plus qu’on ne paraît le croire461. Chez Aristote, il y a ceci que ce qui demeure dans la mémoire, c’est la forme de l’objet, c’est ce que l’objet contient de matérialité462. Il dit que l’objet contient quelque chose de psychique en somme, c’est-à-dire toutes ses qualités, toutes ses déterminations. Eh bien cela reste dans la mémoire, mais sous quelle forme ? Est-ce dans le corps, est-ce dans la 310

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conscience ? Nous avons dit que les deux choses ne sont pas nettement séparées chez Aristote. Il n’est pas arrivé, les Anciens en général ne sont pas arrivés à des idées nettes sur ce point : la perception demeure et dans le corps, c’est-à-dire dans l’organe des sens, et dans le sens commun et aussi dans la conscience parce que la conscience ou âme, tout cela est dans l’organisme même, dans le corps. Les deux choses ne sont pas distinguées nettement ; les Anciens n’ont pas d’idées nettes et distinctes sur ce point. En revanche, nous l’avons montré, ils ont une idée tout à fait nette de cette espèce d’équivalence ou de parallélisme, mais non pas dans le domaine du corps, dans le domaine sensible, seulement dans le domaine intelligible. Nous avons dit qu’on trouve déjà chez Aristote l’ébauche, le germe de cette doctrine que développent les Alexandrins, à savoir que l’intelligence et les intelligibles sont réglés l’un sur l’autre et se correspondent absolument étant comme deux faces ou deux expressions équivalentes de Dieu, de l’unité divine supérieure et à l’intelligence et à l’intelligible. C’est quelque chose comme le concave et le convexe. Figurez-vous une cuvette, elle est concave d’un côté et convexe de l’autre ; c’est la même chose vue sous deux aspects différents. De même chez les Alexandrins pour l’intelligence et les intel­ ligibles. Si on compare les intelligibles les uns aux autres, chacun d’eux est tous les autres et réglé sur les autres ; il n’y a pas d’influence réci­ proque, mais il y a une correspondance étroite et tout cela se passe comme s’il y avait influence parce qu’on est en présence de deux états, de deux aspects ou de deux expressions d’une seule et même unité. Donc les Anciens ont eu cette conception d’un parallélisme mais dans la sphère de l’intelligible. Quand on descend dans la sphère du sensible, on est dans le monde de la confusion. Le sensible ne peut être connu que par sa traduction en intelligible. Connaître parfaite­ ment le corps, le oœpa (sôma), connaître parfaitement l’âme, la VæXH (psyché), c’est — j’exagère à dessein pour rendre l’idée plus claire c’est faire évanouir le oœpa ou la yvxH’ c est ne P^us conserver Que ce qu’il y a d’intelligible. C’est remonter dans l’intellieible et abandon­ ner le sensible dans le domaine du sensible où tout est confondu. De là la confusion de l’explication psychologique des Anciens ; elle devait être confuse, cela était nécessaire étant donné leur conception 311

Histoire des théories de la mémoire de la science. Comment se conserve le souvenir ? Est-il corporel ? Estil spirituel ? Est-ce dans l’âme, est-ce dans le corps ? Oui, oui, les deux choses sont vraies à la fois. De notre point de vue qui est le point de vue de la précision apportée aux choses du monde sensible463, cela est confondu, cela n’est pas scientifique ; cela n’était peut-être pas scientifique non plus pour les Anciens, mais de par la définition de la science, cela ne devait pas être scientifique. Il n’y a pas de science du sensible en tant que sensible. Or l’âme fait partie du monde sensible, le corps, cela va sans dire, aussi et les relations de l’âme et du corps, ce que nous appelons aujourd’hui les relations psycho-physiques, étaient par essence confondues. Que fallait-il, Messieurs, pour passer de la conception paralléliste des Anciens mais réservée au monde intelligible, au parallélisme des Modernes mais qui est un parallélisme psycho-physique, parallélisme qui existe dans le monde sensible ? Il était nécessaire, il était suffisant de faire descendre ce parallélisme dans le monde sensible, et cela comment ? En faisant descendre les intelligibles dans les corps et l’intelligence dans les âmes ; les corps et les âmes avaient des relations continues d’interaction tandis qu’au-dessus d’elles intelligence et intel­ ligibles avaient des relations intelligibles de correspondance. Faisons descendre les intelligibles dans les corps de manière que les corps deviennent de cette manière intelligibles et faisons descendre l’intelli­ gence dans l’âme de manière que l’âme devienne essentiellement une chose consciente et intelligente. Nous allons transposer le parallélisme des Anciens, nous obtiendrons le parallélisme psycho-physique. Eh bien la science moderne s’est fondée tout entière là-dessus, sur cette descente des intelligibles dans les corps d’où résultait la descente scien­ tifique de l’intelligible dans l’âme. Comment voqxà (noèta) et intelligibles sont-ils descendus dans les corps ? Ils y sont descendus le jour où on s’est représenté ces intelli­ gibles non plus comme des choses mais comme des rapports, comme des relations. Nous disions l’autre jour que ce qui caractérise les intelligibles, c’est l’éternité, la stabilité et c’est l’universalité. Les Anciens s’obsti­ naient à chercher cette universalité, cette intelligibilité et cette éternité 312

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dans les choses. Les choses sensibles ne répondent pas à cette défini­ tion. Ils étaient obligés de constituer des choses intelligibles audessus des choses sensibles et si on s’est décidé - c’est de Galilée et de Kepler que date cette innovation - si on s’est décidé à chercher cette stabilité, cette perpétuité et cette universalité dans des relations, alors point n’est besoin de s’élever au-dessus des choses sensibles pour trouver l’intelligible. On trouvera les intelligibles dans les choses sen­ sibles, dans des relations stables entre les choses sensibles variables. Donc les voqrà, les intelligibles des Anciens sont descendus dans les corps et étant donné la manière dont cette descente s’était effectuée, étant donné ce que sont les mathématiques, les recherches physico­ mathématiques qui ont déterminé cette descente, les corps prenaient un aspect purement géométrique ; c’était de l’étendue en mouvement. Alors tout ce que les Anciens mettaient de conscience, de psychique dans les corps, tout cela nécessairement a reflué de l’autre côté, du côté de l’intelligence et par conséquent l’intelligence telle que les Anciens se la représentaient est descendue dans l’âme ; la conscience s’est concentrée aussi dans l’âme. Il y a eu d’un côté le mouvement, de l’autre la conscience et entre les deux - il suffisait de rester fidèle à la pensée des Anciens -, entre les deux, âme et corps, la même espèce d’harmonie préétablie, le même parallélisme que les Alexandrins par exemple établissaient entre l’intelligence et les intelligibles. Messieurs, que telle soit bien l’origine de la théorie psycho­ physiologique moderne ou du moins de la thèse du parallélisme, on peut s’en convaincre surtout si on lit Leibniz. C’est Leibniz qui en fournirait la démonstration. Chez lui les origines historiques sont très apparentes. Nous avons eu l’occasion déjà ici même quand nous avons étudié la philosophie de Plotin de montrer que la théorie de l’harmonie préétablie en général, la théorie des monades d ailleurs est exposée par Leibniz dans les mêmes termes, avec les mêmes comparai­ sons, les mêmes expressions dont s’était servi Plotin pour parler de la relation des intelligibles avec l’intelligence et même des intelligibles entre eux ; les expressions sont les mêmes ; les idées sont les mêmes Leibniz nous dit qu’il doit beaucoup aux platoniciens, comme il les appelle, et parmi les platoniciens il place les néo-platoniciens ; il 313

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nomme Plotin d’ailleurs. Les analogies sont nombreuses entre la phi­ losophie de Leibniz et celle de Plotin sur tous les points, pas seulement sur cette question en particulier. Donc la parenté entre la thèse du parallélisme et les idées des Anciens est visible chez Leibniz. Que si on en voulait l’expression la plus précise et la plus rigoureuse, c’est incontestablement chez Spinoza qu’il la faudrait chercher465. Tous les historiens de la philo­ sophie ont montré combien Spinoza a influé sur toutes les théories modernes actuelles, nous dirions même contemporaines qui se pré­ sentent avec un caractère extérieur tout à fait scientifique à cause de la terminologie et dont l’origine métaphysique et en particulier spinoziste est très certaine, non pas que les auteurs aient connu Spinoza peut-être, mais ils ont connu d’autres auteurs qui s’étaient inspirés de Spinoza466. Si nous voulions voir cette espèce de parallélisme exposé avec sa dernière rigueur il faudrait prendre, cela va sans dire, toute la seconde partie de l’œuvre467 de Spinoza468. C’est dans cette seconde partie que nous trouvons la fameuse proposition : «L’ordre et la connexion des idées est le même que l’ordre et la connexion des choses. [...] Ainsi le mode de l’étendue et l’idée de ce mode sont une seule et même chose, mais exprimée de deux manières469. » Suit l’application de cette idée à la théorie de la mémoire, dans les propositions XVH, XVIII et XIX. Nous n’avons pas le temps de lire tout cela en détail, je ne rappelle que la proposition XVH : « Si le corps humain est affecté d’une modification qui exprime la nature d’un corps extérieur, l’âme humaine contemplera ce même corps extérieur comme existant en acte ou comme présent à elle470. » C’est la théorie de la perception qui prépare la théorie de la mémoire comme dans les hypothèses anciennes. Dans le corollaire de cette proposition XVII Spinoza dit, à propos de la théorie de la mémoire proprement dite : « L’âme pourra contempler comme s’ils étaient présents les corps extérieurs par lesquels le corps humain a été une fois affecté quoi­ qu’ils n’existent pas ou ne soient pas présents471. » Puis démonstration du corollaire : 314

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« Les corps extérieurs en influençant les parties fluides du corps humain de manière que celles-ci frappent souvent les parties molles modifient les surfaces des parties molles, d’où résulte que les éléments fluides [les éléments fluides c’est ce que Descartes avait appelé les esprits animaux] se réfléchissent autrement qu’autrefois, que si ensuite elles frappent les mêmes surfaces d’un mouvement cette fois spontané, elles se réfléchissent de la même manière que lorsqu’elles étaient poussées contre ces surfaces par les corps extérieurs et par conséquent [...] l’âme contemplera de nouveau les corps extérieurs comme présents472. » Voilà le schéma de toutes les explications psycho-physiologiques de la mémoire et de la perception, de la perception qui met en mouvement les parties fluides, Descartes disait : les esprits animaux. On dirait aujourd’hui : le fluide nerveux. Alors les fluides affectent toute la surface, nous dit Spinoza, de manière à la modifier. Spinoza réduit toutes les doctrines possibles de la mémoire, on pourrait dire, à la forme la plus abstraite et la plus générale. Il faut supposer des fluides affectant des surfaces et les modifiant et alors la modification demeure. Sur la nature de cette surface et sur la nature de la modifi­ cation, on variera suivant l’état de la science, mais il y a toujours cela : une surface, une partie fluide, une modification de la surface et puis à propos, dit Spinoza, d’une nouvelle réflexion des esprits ani­ maux sur cette surface, il y a renouvellement de la perception primi­ tive en vertu du parallélisme entre le mode de la pensée et le mode de l’étendue. Voilà formulée dans ses termes les plus abstraits et les plus géné­ raux la théorie psycho-physiologique de l’équivalence entre les états de conscience et les états cérébraux en ce sens que toutes les théories pourront varier avec l’état de la science et que cependant la formule spinoziste conviendra toujours. C’est là le cadre, chacun peut-être le remplira à sa manière, mais le cadre subsiste; c’est en quelque sorte la quintessence de la doctrine qui est exprimée. J’ajoute que dans la proposition XVIII, vous trouverez la théorie de l’association des idées, les états de conscience, les souvenirs étant considérés comme extérieurs les uns aux autres, se rejoignant les uns 315

Histoire des théories de la mémoire les autres en vertu de la jonction des phénomènes cérébraux corres­ pondants. Je rappelle le scolie de cette XVIIIe proposition : « Par là nous concevons clairement [ce qu’est la Mémoire. Ce n’est en effet rien d’autre qu’un certain enchaînement d’idées qui enve­ loppent la nature des choses qui sont à l’extérieur du Corps humain, enchaînement qui se fait dans l’Esprit suivant l’ordre et l’enchaîne­ ment des affections473] du corps humain474. » Malebranche donne une détermination plus précise à cette doc­ trine en nous décrivant comment l’association des idées n’est que l’expression des éléments de l’association entre les traces laissées dans le cerveau par les esprits animaux ; c’est encore une fois la détermina­ tion de la doctrine : Spinoza a donné le cadre et le cadre qui est demeuré, qui est resté l’expression la plus abstraite et la plus générale de la doctrine. C’est chez Spinoza aussi que nous voyons comment cette doctrine du parallélisme psycho-physique quand elle est absolu­ ment rigoureuse, quand elle va jusqu’au bout d’elle-même, est néces­ sairement liée à quelque hypothèse métaphysique sur la nature du grand Tout et à une hypothèse de même nature au fond que celle des Alexandrins, car Spinoza est beaucoup plus près des Alexandrins et même d’Aristote qu’on ne se le figure. Quand Spinoza nous donne la raison d’être du parallélisme, nous apercevons très bien que c’est une conséquence nécessaire de la conception même du Tout, c’est-à-dire de Dieu, de la substance ; seulement comme chez les Alexandrins, absolument, comme chez Aristote lui-même - les Alexandrins nous disaient : intelligence, intelligibles et toutes les multiplicités qu’on trouve dans le domaine intelligible, tout cela c’est l’expression sous une forme différente de l’unité divine -, Spinoza nous dit à peu près la même chose, mais il le dit sous une forme infiniment plus précise parce qu’entre les Alexandrins et Spinoza il y a eu Descartes et Descartes a apporté des schémas, des explications beaucoup plus précises et plus mathématiques. Qu’est-ce pour Spinoza que ce parallélisme du mode de la pensée et du mode de l’étendue ? Je crois bien, j’ai déjà fait allusion à ceci475, je crois bien que ce parallélisme Spinoza se le représente au moyen d’un schéma emprunté à la géométrie cartésienne. Descartes avait fait une 316

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invention qui a frappé beaucoup ses contemporains ; du reste c’est une des inventions les plus merveilleuses qu’on ait jamais faites, l’invention de la géométrie analytique, l’invention d’un système de représentation de la géométrie par l’algèbre. On en avait eu l’idée avant lui, mais enfin c’est lui qui a érigé cette idée en méthode générale. Dans cette géométrie analytique, nous avons deux expressions parallèles et qui se correspondent point à point d’une seule et même chose. Si nous prenons le cercle, l’essence du cercle, il y a une pre­ mière représentation qui sera géométrique, celle d’un cercle tracé sur un tableau. Avec ce cercle tracé sur le tableau, on pourra établir les différentes propriétés géométriques du cercle ; en traçant des lignes droites avec d’autres lignes droites, on aura successivement toutes les propriétés géométriques du cercle établies sur le cercle lui-même. Maintenant nous pouvons à côté du cercle nous représenter l’équation du cercle, une certaine équation du second degré, puis alors opérer sur cette équation, la composer avec d’autres, nous obtenons toute une série d’équations qui exprimeront dans le langage algé­ brique exactement ce que notre figure tracée sur le tableau exprimait dans le langage de la géométrie. Si nous considérons toute notre série de figures, de représentations géométriques d’une part et toute notre série d’équations algébriques de l’autre, il y aura correspondance exacte, on pourra dire qu’à chaque moment une équation exprime ce qui se passe dans une figure, cependant à aucun moment il n’y aura d’influence réciproque ; cette correspondance s’explique parce que nous avons deux formes, deux développements dans un langage dif­ férent d’une et même unité qu’on pourrait appeler l’essence de la cir­ conférence. Chez Spinoza, c’est la même chose, il s’est représenté le parallé­ lisme de la pensée et de l’étendue à peu près de cette manière. Il y a Dieu, la pensée, quelque chose comme l’essence du cercle, puis alors il y a les expressions, toutes les expressions possibles de cette sub­ stance, ce qu’il appelle les attributs divins, il les définit, d’ailleurs, ce qui exprime l’essence de la substance. Prenons deux expressions de cette substance que nous connais­ sons, la pensée et l’étendue ; chacune d’elles se développe de son côté ; 317

Histoire des théories de la mémoire il n’y a aucune espèce d’influence de ces deux séries l’une sur l’autre, mais à tout instant un terme de l’une des séries est représentatif d’un terme correspondant dans l’autre. Le parallélisme des modes de la pensée et des modes de l’étendue est donc un parallélisme analogue, je dirais, identique à celui que Descartes dans sa géométrie établit entre l’étude géométrique d’une science mathématique et son étude algébrique. C’est une doctrine comme celle des Anciens, comme celle des Alexandrins mais exprimée en termes de géométrie cartésienne; les origines antiques de cette conception sont encore très visibles, et comme je l’énonçais dernièrement, c’est la philosophie antique trans­ posée, c’est le parallélisme des Anciens descendu de la sphère des purs intelligibles dans celle des choses, des corps et des âmes et représenté d’une manière beaucoup plus claire, plus précise grâce à des schémas empruntés à la philosophie et surtout à la mathématique cartésienne. J’ajoute que cette conception du parallélisme absolument rigou­ reux est satisfaisante beaucoup plus pour l’esprit que ce parallélisme étriqué qu’on a appelé la théorie de la conscience-épiphénomène. Si la conscience est quelque chose qui se surajoute à certains moments à un état cérébral sans qu’on sache pourquoi ni comment ni d’où cela vient, d’abord il y a là quelque chose d’inintelligible, et puis ensuite et surtout cela est contraire à toutes les analogies tirées de la nature car on se demande à quoi sert la conscience, pourquoi elle existe encore, pourquoi elle n’a pas disparu étant un luxe inutile, quelque chose qui ne change rien au cours des phénomènes. Dans la doctrine de Spinoza la conscience n’intervient pas davantage dans le mouvement ; le mode de la pensée ne change rien à ce qui se passe dans le mode de l’éten­ due, mais la nécessité du mode de la pensée à côté du mode de l’éten­ due est démontrée; nous avons une unité, l’unité de la substance divine qui nécessairement s’exprime de toutes les manières possibles, par conséquent il y a l’expression pensée, il y a l’expression étendue. Il est vrai qu’il faudrait en stricte logique qu’il y en eût d’autres, et pour Spinoza, la logique même de son hypothèse l’entraîne à dire qu’il y en a une infinité d’autres que nous ne connaissons pas. Jamais donc la doctrine du parallélisme entre le mode de la pensée et le mode de l’étendue, la conscience et le mouvement, n’a été for­ 318

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mulée avec plus de rigueur ni d’une manière plus satisfaisante pour l’esprit, ce qui prouve d’ailleurs que la conception de l’harmonie préétablie de Leibniz, l’occasionalisme de Malebranche, tout cela est entraîné vers Spinoza comme par une pente irrésistible ; dès que ces hypothèses deviennent cohérentes, elles deviennent spinozistes. Cela est très évident chez Leibniz, parce que chez Leibniz la doctrine a évolué. À mesure qu’elle évoluait elle devenait de plus en plus ana­ logue pour ne pas dire identique au spinozisme. Après avoir parlé de l’harmonie préétablie entre le corps et l’âme, Dieu étant comme un horloger, c’est une comparaison bien connue d’ailleurs qui n’est pas de lui, qu’on trouve chez la plupart des philosophes de l’époque, un horloger qui aurait réglé l’âme et le corps une fois pour toutes l’un sur l’autre, Leibniz476 précisant la nature du corps finit par parler de monades, l’âme étant une monade, le corps est un ensemble, une agglomération de monades. Ces monades elles-mêmes que sont-elles ? Ce sont des points de vue sur le Tout, des points de vue sur Dieu. Dieu, c’est la monade intégrale, puis les autres monades sont comme des visions incom­ plètes prises de tous les points de vue possibles sur cette monade centrale477. Alors ces monades s’accordent entre elles parce qu’elles représentent la même chose ; elles expriment la même chose ; il finit par dire que Dieu, c’est l’harmonie préétablie ; l’harmonie préétablie ne fait qu’un avec Dieu lui-même, en d’autres termes l’accord entre les monades, c’est l’accord même qui existe entre toutes les visions d’une même chose prises de points de vue différents, toutes ces visions étant incomplètes, mais se complétant les unes les autres de telle manière que si on pouvait les additionner ensemble - on ne le peut pas, car il y en a une infinité - on reproduirait exactement ce qu’il y a de central, Dieu lui-même. Spinoza a dit quelque chose de ce genre. Chez Malebranche nous n’avons pas la même évolution mais il y a chez Malebranche l’effort constant pour se retenir au moment où il va devenir spinoziste. Dans un ouvrage très intéressant sur la phi­ losophie, Ollé-Laprune définit la philosophie par ce mouvement même478 : Malebranche tendant constamment sur la pente du spino­ zisme et constamment se retenant, mais son occasionalisme est tout 319

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près de prendre la forme du parallélisme spinoziste puisque après nous avoir dit que c’est Dieu qui dans chaque cas particulier inter­ vient pour accorder en quelque sorte l’âme sur le corps et le corps sur l’âme il nous dit que Dieu a établi des lois absolument fixes, des doctrines immuables et que chaque fois il agit mais en vertu de ces doctrines ; par conséquent tout se passe comme si la correspondance avait été établie une fois pour toutes. On pourrait aller plus loin et dire que chez Descartes lui-même on trouverait la même tendance car sans doute Descartes, avec un bon sens supérieur, après avoir défini la pensée et l’étendue de manière qu’il n’y eût pas de contact possible entre elles, a admis une influence parce que les faits sont là qui l’établissent ; cependant Descartes chaque fois qu’il s’est exprimé en termes clairs pour nous-mêmes s’est exprimé dans les mêmes termes que Malebranche. On pourrait citer des textes de Descartes où l’influence, où cette prétendue influence du corps sur l’âme, ou réciproquement, se traduit en une relation tout à fait ana­ logue pour ne pas dire identique à l’occasionalisme de Malebranche. Je n’ai pas le temps de vous citer les textes, je vous renverrai à l’édition Garnier479, tome IV, p. 86, XXXVIIIe lettre480; au tome IH, p. 211, lettre à la Princesse Élisabeth481 ; la première lettre, la XXXVIIIe, est adressée à une personne inconnue. Il parle de ce qui se passe dans l’âme à propos des esprits animaux, de l’état cérébral ; il en parle comme Malebranche, comme d’une simple occasion, une occasion non pas que Dieu saisit, mais que l’âme saisit de faire naître en elle quelque chose à propos de ce qui se passe dans le corps. Donc Descartes est sur le chemin de l’occasionalisme, l’occasionalisme sur le chemin de l’har­ monie préétablie, l’harmonie préétablie sur le chemin du spinozisme. Toutes les fois qu’une hypothèse de ce genre est tout à fait rigoureuse et conséquente avec elle-même, c’est au spinozisme qu’elle aboutit. Cette doctrine, comme vous le voyez, Messieurs, a des origines métaphysiques. H nous reste, ce sera l’objet de la prochaine leçon, à montrer par quels intermédiaires cette doctrine métaphysique s’est introduite dans la psychophysiologie moderne, contemporaine. Nous ne pourrons dans la prochaine leçon donner que des indications tout à fait brèves et simplement esquisser l’historique de la question.

Conférence de M. Bergson

13 mai 1904

ISÆessieurs,

Dans la leçon d’aujourd’hui qui est la dernière de ce cours, nous devons indiquer quelques-uns des intermédiaires par lesquels la méta­ physique cartésienne, spinoziste ou leibnizienne de la relation entre le corps et l’esprit, relation que nous avons surtout suivie à propos du problème de la mémoire, comment cette métaphysique a passé dans la psychophysiologie de notre temps. Nous aurons ainsi achevé l’esquisse tout à fait rapide que nous avions annoncée pour ce second semestre. Il s’agissait d’abord de montrer comment s’était constituée par une espèce de transposition des idées antiques à ce sujet, par la transposition de la philosophie grecque et de certaines conceptions de la relation du sujet à l’objet, cette doctrine métaphysique, et ensuite de montrer comment par sa nature, par ses origines elle s’était infiltrée en quelque sorte dans la science jusque dans la psychologie empirique et même la physiologie. Il va sans dire que pour suivre les progrès de cette infiltration il faudrait étudier avec quelques détails la philosophie du xvme siècle non seulement en France mais encore en Angleterre et en Allemagne. Fort heureusement pour nous à cause du peu de temps qui nous reste, cette infiltration, ce progrès s’est accompli d’une manière ana­ logue pour ne pas dire identique dans les trois pays, ce qui s’explique très facilement parce que les philosophes et les savants de ces trois pays sont restés toujours en communication les uns avec les autres et ont exercé les uns sur les autres pendant le xvme comme pendant le XDCe siècle une influence réciproque. Pour commencer par Condillac, il y aurait toute une étude à faire de ce qu’on pourrait appeler la métaphysique de Condillac ou plus 321

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particulièrement le cartésianisme de Condillac, car Condillac en dépit des apparences est avant tout un cartésien. Cela ne frappe pas ici ou là chez Condillac ; on ne pourrait pas citer, du moins on ne pourrait pas citer beaucoup de textes absolument formels, mais c’est partout l’ins­ piration cartésienne, et partout c’est l’esprit cartésien. Condillac est le grand reconstructeur de l’esprit ; il a fait pour l’esprit ce que Descartes avait fait pour la matière. Quelle est la marche de Descartes ? Il a procédé en physique et pour la cosmologie à la manière des mathéma­ ticiens, qui se donnent un minimum de postulats, un minimum d’élé­ ments et avec ce minimum d’éléments se proposent de reconstituer le maximum de choses, de réalités. Il a éliminé de la matière toutes les qualités sensibles pour ne conserver que l’étendue avec ses modalités ; avec le mouvement et l’étendue, avec ce minimum de matérialité, il a reconstruit le monde physique tout entier. Condillac s’est proposé le même objet et a suivi une méthode ana­ logue dans ce qu’on pourrait appeler la psychologie ; il s’est donné ce qu’on pourrait appeler le minimum de spiritualité et il s’est donné le fait psychologique le plus simple ou du moins qui lui a paru le plus simple, la sensation et avec des sensations il a prétendu reconstruire l’âme humaine tout entière. Telle est la signification de la fameuse hypothèse de la statue. C’est donc la méthode, la marche cartésienne appliquée, est-il besoin de le dire, à un cas où il est douteux que cette méthode soit d’une application légitime, car autant elle est légitime dans le domaine physique, autant elle est contestable dans le domaine psychologique et moral. En physique et en cosmologie, pour qu’une hypothèse soit acceptable et même pour qu’elle soit vraie, il suffit qu’elle soit parfaitement cohérente avec elle-même et cohérente avec les faits ; il faut surtout que tout se tienne dans le développement rationnel de cette hypothèse et qu’ensuite elle aille rejoindre les faits constatés. Si tout se passe comme si l’hypothèse était vraie, elle est vraie par définition ; il n’y a pas d’autre définition possible de la véra­ cité d’une hypothèse en physique que celle-là. Du reste, Descartes l’a bien dit lui-même dans la cinquième partie du Discours de la méthode lorsqu’il déclare - il s’agit de la reconstruction des origines du monde - que peu lui importe que Dieu ait bien fait les choses ainsi dans 322

13 mai 1904 l’ordre qu’il va raconter, qu’il se place dans l’hypothèse où Dieu défe­ rait tout ce qu’il a fait et remettrait les choses dans le chaos et laisserait les choses en quelque sorte se débrouiller, pourvu que tirant les consé­ quences des lois naturelles qu’il aura posées il arrive à retrouver les faits, à retrouver la réalité, cela suffit et son hypothèse a une valeur scientifique482. Donc dans la matière cette marche est justifiée, il n’y en a pas d’autre possible pour la raison très simple, c’est que la matière ne nous est pas connue directement, radio directo comme disait Bacon, nous ne connaissons que l’impression qu’elle fait sur nous ; nous ne connaissons d’elle en quelque sorte que nous, que notre manière d’en être impressionnés. Par conséquent pour pénétrer la nature elle-même il faut que nous procédions par déduction ou par induction, par reconstitution, que nous fassions une hypothèse dont nous développions les résultats et si ces résultats coïncident justement avec ce que nous voyons, avec ce que nous éprouvons, avec l’impres­ sion faite par la matière sur nous, l’hypothèse était vraie mais lorsqu’il s’agit de l’âme, de la vie intérieure, c’est une tout autre affaire. Ici la réalité nous est donnée directement, nous l’apercevons immédiate­ ment ; ce que nous cherchons ce n’est pas à savoir comment les choses pourraient être mais comment elles sont. Si on nous explique que tout se passe comme si l’âme humaine était faite avec des sensations, cela ne suffit pas, nous voulons savoir si elle est réellement faite ainsi, parce que nous sommes ici placés au centre, au cœur même de la réalité. Donc cette marche légitime et bonne, qui est la seule applicable aux problèmes cosmologiques, est des plus contestables en psycholo­ gie. Mais quoi qu’il en soit, une chose est certaine, c’est que Condillac, par ses origines, par sa méthode est un cartésien et que Condillac d’autre part est un des ancêtres de ce qu’on pourrait appeler les psycho-associationnistes. Il a eu l’idée, nous le disions tout à l’heure, d’une reconstitution intégrale de l’âme humaine avec des éléments simples. Voilà pour la psychologie pure et en vertu même de cette affinité que nous avons déjà signalée entre la conception associationniste de l’esprit et l’idée d’un parallélisme rigoureux entre les modalités de la conscience et les faits cérébraux, les états corporels concomitants, 323

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nous trouvons chez Condillac cette idée également d’un parallélisme, non pas dans le Traité des sensations, encore qu’il y soit fait allusion, mais dans sa Logique, au début ou un peu après le début de la Logique, où il est expliqué qu’à chaque état psychologique, qu’à chaque état de l’âme correspond rigoureusement un état du corps qui en est l’équivalent483. Condillac ne développe pas sa pensée sur ce point parce qu’il se sent très près de Descartes, essentiellement carté­ sien sur ce point. Condillac, Messieurs, est encore un métaphysicien, un philosophe à sa manière, mais déjà Charles Bonnet est autre chose que cela; sa doctrine est située aux confins de la philosophie et de ce que nous appellerons la biologie, car Charles Bonnet est autant et même peutêtre plus connu comme naturaliste que comme philosophe ; c’est donc un naturaliste philosophe ; je le compte parmi les philosophes fran­ çais, quoiqu’il soit né à Genève ; comme Rousseau, il appartient à notre philosophie par sa nature, par l’influence qu’il a exercée ; c’est une des grandes figures du xvme siècle. Chez C. Bonnet, nous trouvons la théorie du parallélisme psycho­ physiologique, et en particulier de la mémoire, qui nous montre dans Bonnet un des intermédiaires que nous cherchons. Voici d’abord ce que nous lisons dans son traité intitulé Méditations sur les sensa­ tions484, tome VIH des Œuvres complètes485, p. 393. Bonnet vient de montrer que la sensation est due, comme il le dit, à des mouvements de fluides. C’est encore la théorie de Descartes, car Descartes parlait des esprits animaux. Il y a un fluide extérieur d’abord qui vient influencer le fluide nerveux. Il continue ainsi : « Un fluide n’est pas fait pour être le siège physique d’impressions durables. Ce n’est donc pas le fluide nerveux qui conserve pendant des mois et des années le souvenir des objets. Il doit tenir [le souve­ nir] aux parties solides de l’organe de la pensée. L’objet imprimé donne à certaines parties de cet organe des déterminations favorables en vertu desquelles il conserve et retiendra le souvenir ou l’image de l’objet486. » C’est exactement ce que disait Spinoza ; ce sont presque les mêmes paroles, vous vous rappelez, que nous lisions dans un texte de 324

13 mai 1904 Spinoza l’autre jour, où il est question de parties fluides, de portions fluides influençant des surfaces. Bonnet se hâte d’ailleurs d’ajouter : « J’ignore d’ailleurs parfaitement en quoi consistent ces détermi­ nations et je ne cherche pas à le pénétrer487. » Donc il ne spécifie pas les déterminations, il donne un schéma, un cadre ; il est vrai qu’ailleurs il entrera un peu plus dans les détails. Voici son traité intitulé : Contemplation de la nature466, un des plus importants que Bonnet ait écrits, partie V, paragraphe VI. On pour­ rait rapporter d’ailleurs plusieurs passages de V Essai de psychologie, chapitres IV, V, VI et surtout XXVII à XXXI489: « Les perceptions présentes à la mémoire ne diffèrent pas essentiel­ lement de celles que l’objet excite. Celui-ci ne produit la perception que par le ministère des fibres sensibles qui lui sont appropriées [...]. Le rappel de la perception dépend donc encore du mouvement qui s’opère dans ces mêmes fibres indépendamment de l’objet. [...] L’expérience prouve que cette habitude [il s’agit de la mémoire] tient au cerveau et non à l’âme. Une fièvre ardente, un coup de soleil, une violente commotion peuvent la détruire et de telles causes n’influent que sur la machine490. » Bonnet ajoute en note : « Que ceci prouve que les plus nobles facultés de notre être sont attachées à quelques portioncules de matière, ce qui ne prouve pas d’ailleurs que l’âme soit matérielle491. » En effet Bonnet ne se rattache pas à l’école matérialiste : « Les fibres sensibles du cerveau ont été construites sur de tels rapports avec la manière d’agir des objets qu’ils ont produit [dans le cerveau] des déterminations plus ou moins favorables qui constituent le processus de la mémoire et de l’imagination492. » Bonnet a soin d’ajouter ici encore: « Nous ignorons en quoi consistent ces déterminations parce que la mécanique des fibres sensibles nous est inconnue493. » C’est toujours le même raisonnement: nous ignorons le méca­ nisme des fibres sensibles, mais si nous le connaissions, nous arrive­ rions à, etc. Bonnet est revenu plus explicitement sur ce point dans 325

Histoire des théories de la mémoire son traité le plus important: Essai analytique sur l’âme494, cha­ pitre VUI, tome VI de ses Œuvres complètes, p. 40. Voici un passage tout à fait significatif : « H importe beaucoup que je fasse observer à mon lecteur qu’en parlant si fréquemment de fibres, je ne prétends point déterminer la sorte d’instrument auquel la production et la reproduction des idées est attachée, je fais profession d’ignorer parfaitement la nature de ces organes infiniment petits. Je déclare donc bien expressément que je n’emploie les mots de fibres, de faisceaux de fibres que comme Newton a employé celui d’attraction pour exprimer un effet dont la cause ou le comment nous est inconnue495. » Je disais que ce passage est tout à fait significatif. En effet il éclaire d’un jour assez singulier les origines de notre psychophysiologie. Les fibres, les faisceaux de fibres dont Ch. Bonnet parle ici il ne les avait pas vus; on ne connaissait pas de son temps l’anatomie du cerveau; l’histologie est une science qui date du XIXe siècle. Donc il n’avait pas vu ces fibres ou faisceaux de fibres. On a parlé d’abord de fibres, puis on a parlé de cellules cérébrales, enfin de neurones ; toute cette ana­ tomie s’est constituée peu à peu au XIXe siècle. Mais ce qui est très curieux et tout à fait instructif c’est que la psychophysiologie que Ch. Bonnet nous donne dans ce passage est restée absolument iden­ tique aujourd’hui à ce qu’elle était alors. Nous sommes ici en pré­ sence d’un cas peut-être unique dans l’histoire de la science physiologique, le progrès de l’anatomie n’influençant rien, la physio­ logie des fonctions s’étant constituée sans qu’on eût de donnée sur l’anatomie des organes. Que le progrès de la physiologie d’une fonc­ tion soit parallèle au progrès de l’anatomie de l’organe ou en dépende au moins dans une certaine mesure, cela est naturel, cela est néces­ saire. On ne peut approfondir le mécanisme de fonctionnement d’une machine que si on en connaît la structure et les rouages. Eh bien, pour la question qui nous occupe il n’en est pas ainsi et la physiologie de la fonction ayant été constituée avant l’anatomie de l’organe, la connaissance de l’anatomie de l’organe n’a rien changé, absolument rien changé à la connaissance de la physiologie tout à fait intime de la fonction. 326

13 mai 1904 Qu’est-ce que cela prouve ? C’est que cette psychophysiologie s’est construite a priori, que c’est une théorie philosophique et purement philosophique, métaphysique même, qu’à toute époque du dévelop­ pement de la psychologie, cette théorie est descendue pour se poser sur les données scientifiques réellement expérimentales qu’on possé­ dait, elle s’est posée seulement et en somme elle est restée ce qu’elle était, une conception tout a priori ; elle est venue se superposer inva­ riable à une anatomie qui naturellement a toujours été en progrès. Du reste des origines métaphysiques de sa doctrine, Bonnet paraît avoir eu conscience. J’insiste sur Bonnet à cause de l’influence consi­ dérable qu’il a exercée. Je signalerai dans le tome VIII des Œuvres de Bonnet, celui de l’Essai de psychologie, [le texte496] bien connu inti­ tulé Vue du leibnizianisme, cet exposé de la philosophie de Leibniz, mais fait à un point de vue très particulier497. Il y a dans la conclu­ sion cette phrase : «Je dois même beaucoup à cette philosophie [la philosophie de Leibniz] et je saisis avec plaisir cette occasion d’en faire l’aveu public et d’en témoigner ma reconnaissance. Je puis même ajouter qu’il y eut un temps de ma vie où je goûtais assez la théorie des monades, [...] mais à mesure que j’ai vieilli je m’en suis détaché de plus en plus498. » Ainsi Bonnet a bien conscience des origines métaphysiques de sa doctrine et il ne renie pas une certaine parenté de sa doctrine avec la métaphysique. Il en est de même chez La Mettrie, un philosophe dont on a peutêtre exagéré, dans les trente ou quarante dernières années, l’action sur le xvnic siècle. Vous savez que c’est Lange, historien de la philoso­ phie499, qui a fait de La Mettrie un personnage tout à fait important, capital dans l’histoire de la philosophie du XVIIIe siècle, un homme représentatif. H n’a pas cette importance tout en ayant cependant une certaine importance. Dans son Histoire naturelle de l’âme500, cha­ pitre X, § X, nous trouvons une théorie de la relation de la mémoire avec le mécanisme corporel. Voici ce passage : « La cause de la mémoire est tout à fait mécanique comme la mémoire elle-même. Elle paraît dépendre de ce que les impressions corporelles du cerveau qui sont les traces d’idées qui se suivent sont 327

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voisines et que l’âme ne peut faire la découverte d’une trace et d’une idée sans rappeler les autres qui avaient coutume d’aller ensemble501. » Voilà donc une théorie tout à fait analogue à-celle que Malebranche nous expose. Suit alors une espèce de géographie céré­ brale : -------« Les idées et la mémoire ont des territoires séparés [mais avec quelque ordre. Car pour qu’un nouveau mouvement, par exemple le commencement d’un vers, un son qui frappe les oreilles, communique sur-le-champ son impression à la partie du cerveau qui est analogue à celle où se trouve le premier vestige de ce que l’on cherche, c’est-àdire cette autre partie de la moelle où est cachée la mémoire, ou la trace des vers suivants, et y représente à l’âme la suite de la première idée, ou des premiers mots, il est nécessaire que de nouvelles idées soient portées par une loi constante au même lieu dans lequel avaient été autrefois gravées502] d’autres idées de même nature que celleslà. » C’est une idée que nous trouvons chez Alexandre Bain, par exemple, et chez tous les contemporains. Ici c’est la thèse de Bonnet, mais La Mettrie nous la donne comme vérifiée par l’expérience ; c’est déjà un progrès. Il est vrai que ses arguments sont assez légers : « J’ai vu une dame qui, guérie d’une apoplexie fut plus d’un an à recouvrer la mémoire [; il lui fallut revenir à l’a b c de ses premières connaissances, qui s’augmentaient et s’élevaient en quelque sorte avec les fibres affaissées du cerveau, qui n’avaient fait par leur collabescence qu’arrêter et intercepter les idées. Le P. Mabillon était fort borné ; une maladie fit éclore en lui beaucoup d’esprit, de pénétration et d’aptitude pour les sciences. Voilà une de ces heureuses maladies contre lesquelles bien des gens pourraient troquer leur santé, et ils feraient un marché d’or. Les aveugles ont assez communément beau­ coup de mémoire: tous les corps qui les environnent ont perdu les moyens de les distraire ; l’attention, la réflexion leur coûte peu ; de là on peut envisager longtemps et fixement chaque face d’un objet, la présence des idées est plus stable et moins fugitive. M. de La Motte, de l’Académie française, dicta tout de suite sa tragédie Inès de Castro. 328

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Quelle étendue de mémoire d’avoir deux mille vers présents, et qui défilent tous avec ordre devant l’âme, au gré de la volonté ! Comment se peut-il faire qu’il n’y ait rien d’embrouillé dans cette espèce de chaos ! On a dit bien plus de Pascal ; on raconte qu’il n’a jamais oublié ce qu’il avait appris. On pense, au reste, et avec beaucoup de raison, puisque c’est un fait, que ceux qui ont beaucoup de mémoire ne sont pas ordinairement plus suspects de jugement que les médecins de religion, parce que la moelle du cerveau est si pleine d’anciennes idées que les nouvelles ont peine à y trouver une place distincte : j’entends ces idées mères, si on me permet cette expression, qui peuvent juger les autres, en les comparant, et en déduisant avec justesse une troi­ sième idée de la combinaison des deux premières. Mais qui eut plus de jugement, d’esprit et de mémoire, que les deux hommes illustres que je viens de nommer ? « Nous pouvons conclure de tout ce qui a été dit au sujet de la mémoire que c’est une faculté de l’âme qui consiste dans les modifi­ cations permanentes du] mouvement des esprits animaux503. » La Mettrie ajoute quelque part que les esprits animaux sont un fait d’expérience. Vous voyez comment peu à peu cette doctrine constituée a priori prend les apparences d’une doctrine d’origine expérimentale. Il faut dire que la profession de foi de La Mettrie a un peu contribué à propager cette illusion. Il était médecin; il le fut pendant un certain temps jusqu’au jour où il dut s’exiler à cause de ses doctrines. Il était Français et médecin à Nantes, et le crédit qui s’est attaché à sa doctrine tient peut-être à ce qu’on crut que cette doctrine se reliait à des observations médicales. Mais que La Mettrie soit un philosophe, un pur philosophe, je dirai même un métaphysi­ cien de l’école de Descartes mais d’un cartésianisme tout à fait étriqué et diminué, cartésianisme dont il n’a retenu en quelque sorte qu’une moitié,, cela n’est pas douteux. Il faut se rappeler qu’il avait fait ses études médicales à Leyde sous la direction de Boehraave504, qui est plus connu pour ses opinions spinozistes. On a relevé d’ailleurs chez La Mettrie lui-même des passages strictement spinozistes. Il est même possible, peut-être n’aurait-il pas tout à fait désavoué cette parenté, il est possible qu’il se soit lui-même rattaché au cartésianisme, du 329

Histoire des théories de la mémoire moins à la partie matérialiste, au côté purement matérialiste de cette doctrine psycho-physiologique. Voici en effet un passage que je relève dans son ouvrage intitulé Essais505, petit traité où La Mettrie commence par malmener les cartésiens en général, mais il fait une exception pour Descartes à qui il adresse certains éloges un peu sin­ guliers : « Chez Descartes l’âme spirituelle, l’âme immortelle sont de vains sons pour endormir les Argus de la Sorbonne. [...] Les médecins le soupçonnent et avec raison d’être un adroit matérialiste506. » Inutile de dire que la sincérité de Descartes est au-dessus de tout soupçon. C’est un point qui a été examiné en détail par tous les historiens de la philosophie et La Mettrie fait ici un accessoire de ce qui est l’essentiel chez Descartes, la distinction entre l’âme et le corps. Il n’en est pas moins vrai, et sur ce point La Mettrie est dans le vrai, qu’il y a une certaine parenté entre la doctrine du xvme siècle, celle de La Mettrie, et le cartésianisme. La Mettrie en tout cas ne renie pas cette philosophie. Après ces deux penseurs il faut parler surtout de Cabanis, méde­ cin philosophe lui aussi, dont l’influence a été prédominante sur tous ceux qui se sont occupés dans la première moitié du XIXe siècle des relations entre le physique et le moral. Son influence a été considé­ rable non seulement chez nous mais aussi à l’étranger. Pour ne citer qu’un nom, Schopenhauer était tout nourri de Cabanis. La doctrine qu’il expose au commencement de son grand ouvrage sur Le Monde comme volonté et comme représentation, doctrine d’un parallélisme psycho-physiologique tout à fait étroit, le cerveau contenant en lui la représentation de tout l’univers, cette doctrine vient en ligne directe de Cabanis. Donc l’influence de Cabanis a été considérable. Eh bien le traité, ou plutôt l’ensemble de mémoires qu’il a publié sous le nom de Rapports du physique et du moral507, où la doctrine que nous appelons aujourd’hui la doctrine du parallélisme psycho­ physique tient la première place, cette doctrine Cabanis la rattachait sans doute à Descartes car il parle sur certaines questions de Descartes en termes très admiratifs. Il y a dans le premier mémoire cette phrase que « Descartes a rendu à la science physiologique des services immor­ 330

13 mai 1904 tels et cela parce que [je cite textuellement ses paroles] parce qu’il a découvert dans le cerveau tout le secret du mécanisme de la pen­ sée508 ». Non, Descartes n’est pas allé aussi loin, mais nous voyons comment cette doctrine se rattache au cartésianisme et au spinozisme au fond plus encore qu’au cartésianisme. Après ces idéologues comme on les appelle, c’est le nom qu’on donne à tous ces philosophes, après ces idéologues, on peut arriver à la moitié du XIXe siècle. Eh bien un homme qui est représentatif de cette tendance en psychologie et dont le livre est souvent cité non seulement par les psychologues mais même par les physiologistes, c’est M. Taine. M. Taine dont le livre sur l’intelligence509 a eu un si grand retentissement dérive en ligne directe de ces philosophes. On peut dire de lui — et dans ma pensée ce n’est nullement un blâme ni une critique — on peut dire de lui qu’il fut le dernier des idéologues. Il a appliqué la méthode idéologique. Il en a appliqué la belle clarté, la belle simplicité, l’intensité de clarté ; il a eu comme les idéologues une croyance peut-être excessive à la simplicité des choses ; il a eu une très belle confiance dans la raison reconstructive des choses; il a cru qu’avec quelques éléments seuls on pourrait tout reconstituer, tout reconstruire. En ce sens, il se rattache aux idéologues ; il y a une telle affinité entre ces idéologues et Spinoza que Taine se rattache aussi bien à Spinoza. Il avait commencé par une phase spinoziste et les théories, comment dirais-je ?, les idées d’origine spinoziste sont nom­ breuses chez M. Taine. On pourrait dire que toute sa théorie en un certain sens est d’inspiration spinoziste. L’idée de la faculté maîtresse, une espèce d’idée simple d’où ensuite on peut déduire comme pour ainsi dire mathématiquement toute l’œuvre d’un artiste ou d’un litté­ rateur, c’est quelque chose d’essentiellement spinoziste. Je me bornerai à vous citer un passage du livre sur l’intelligence qui est tout à fait caractéristique, livre IV, chapitre H, § V de la pre­ mière édition510, c’est la conclusion de tout un développement511 : « La nature a deux faces et les éléments successifs et simultanés qui la constituent peuvent être conçus et connus de deux façons, par le dedans et en eux-mêmes, par le dehors et l’impression qu ils 331

Histoire des théories de la mémoire produisent sur nos sens. Les deux faces sont parallèles et toute ligne qui coupe l’une coupe l’autre à la même hauteur. [Vue d’un côté, la nature a pour éléments des événements que nous ne pouvons connaître qu’à l’état de complication suprême, et qu’en cet état nous nommons sensations. Vue de l’autre côté, elle a pour éléments des événements que nous ne concevons clairement qu’à l’état de simplicité extrême, et qu’en cet état nous nommons mouvements moléculaires. [...] D’un côté à l’autre, depuis la base jusqu’au sommet, la correspon­ dance est parfaite. Phrase à phrase, mot à mot, l’événement physique, tel que nous le représentons, traduit l’élément moral. [...] Supposez un livre écrit dans une langue originale et muni d’une traduction inter­ linéaire; le livre est la nature, la langue originale est l’événement moral, la traduction interlinéaire est l’événement physique,] et l’ordre des chapitres est l’ordre des êtres. » Voyez comme cela est clair, combien c’est simple, peut-être ici un peu trop simple, en tout cas, c’est l’idée de Spinoza, c’est l’idée de la traduction de la réalité en deux langues qui disent différemment la même chose. Il est vrai que l’auteur ne pense pas à se demander pourquoi alors la même chose est répétée en deux langues, une seule suffirait. Si une des langues suffit, alors il y a une moitié qui est inutile. Spinoza est plus dans le vrai en disant qu’il y en a une infinité. S’il y en a plus de deux il y en a une infinité, il n’y a pas de raison pour qu’il n’y en ait que deux. Je ne suivrai pas cette doctrine chez les contemporains, je ne veux pas prononcer de noms propres, du reste il serait facile d’en trouver sur ce point, on n’aurait que l’embarras du choix; c’est cette doc­ trine que nous trouvons dans la plupart des travaux qui se publient aujourd’hui. Il y aurait un rapprochement assez piquant à faire. Il suffirait dans la plupart de ces travaux sur le mécanisme intime de la mémoire et d’une manière générale des processus psychologiques, il suffirait de remplacer les mots « cellule », ou « neurone » par les mots carté­ siens comme « pores » du cerveau ; en effet Descartes croyait à des pores creusés dans la substance cérébrale ; il suffirait de remplacer les expressions « fluide nerveux ou vibration nerveuse » par celle 332

13 mai 1904 d’«esprits animaux», de remplacer les mots «émanations sen­ sibles », « dynamiques » dont on parle quelquefois par les « traces » dont parlent les cartésiens ; il n’y aurait que ces changements de mots à faire et on aurait ce que disaient les cartésiens, ce que disait incom­ plètement Descartes, ce que dit plus complètement Malebranche, mais d’une manière générale la doctrine du parallélisme que nous avions chez Spinoza ; c’est en somme une vue a priori qui paraît ramasser sur sa route une foule de faits la confirmant parce qu’il y a une corrélation, une correspondance entre les deux termes, mais je l’ai dit bien des fois ces faits confirmeraient aussi bien une hypothèse plus complexe, plus spéciale, qui serait découpée en quelque sorte à l’intérieur d’un cercle beaucoup trop large probablement. Voilà, Messieurs, pour le progrès des idées chez nous ou tout au moins pour la transition d’une forme de doctrine à l’autre car on peut douter qu’il y ait eu progrès. Je disais qu’en Angleterre où l’on trouverait une série de transi­ tions tout à fait analogues et correspondantes, le personnage qui a joué dans la philosophie anglaise un rôle analogue à celui de Bonnet chez nous, c’est David Hartley, lui aussi médecin512 philosophe, mort en 1757. On a quelquefois considéré la doctrine d’Hartley comme inspirée par Newton. Cela tient à ce que Hartley a parlé comme Newton de vibrations. Il est question de vibrations des nerfs dans le cerveau, il a emprunté cette expression à Newton mais il suffît d’un coup d’œil sur son principal ouvrage513 pour se convaincre que sa doctrine est d’inspiration cartésienne et spinoziste : « Première proposition : L’homme se compose de deux parties, le corps et l’esprit514. « Proposition 2 : Pour tout changement qui arrive dans la sub­ stance médullaire du cerveau [c’est-à-dire la substance blanche. On croyait à l’époque d’Hartley que c’était la substance blanche du cer­ veau qui jouait le principal rôle dans les opérations cérébrales] pour tout changement qui arrive dans la substance médullaire du cerveau il y a un changement correspondant dans nos idées515. » Puis vient l’explication de la mémoire au moyen des traces lais­ sées par les sensations. Les sensations elles-mêmes pour Hartley 333

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correspondent à des vibrations produites dans les nerfs et transmises à la substance cérébrale : « Ces vibrations, ajoute-t-il, laissent dans le cerveau une tendance à se reproduire sous forme de petites vibrations, de miniature de vibrations, [comme il les appelle] de là les images516. » Ce qui est curieux et ce qui est encore significatif c’est que ce parallélisme rigoureux entre les vibrations cérébrales et les états de conscience, Hartley le croit démontré expérimentalement. Ici encore, il faut s’y attendre, les arguments sont assez légers, ils se traduisent en ce qui concerne la mémoire par la proposition 90 de la section IV517 : « Toute maladie, tout choc reçu par le cerveau, toute liqueur spiritueuse et certains poisons tuent ou détruisent la mémoire518. » Voilà des faits un peu gros pour une hypothèse aussi subtile que celle des vibrations, que celle des vibrationcules. En réalité nous avons dans cette doctrine une simple transposi­ tion, une transposition en termes de physique newtonienne ; les images, les schémas sont empruntés à Newton, c’est la transposition en termes de physique newtonienne des vues de Descartes et de Malebranche comme de Spinoza. D’Hartley on passerait par l’intermédiaire de certains psycho­ logues que nous avons eu l’occasion de citer ici, Thomas Brown et James Mill519, à l’école associationniste contemporaine et aussi à la psycho-physiologie contemporaine. En Angleterre en particulier nous avons la doctrine d’un psychologue qui a joué en Angleterre un rôle analogue et même plus considérable encore que Taine chez nous, je veux parler d’Alexandre Bain, auquel même tous les physiologistes auront recours quand il s’agit de la mémoire. C’est Alexandre Bain qui dit lui-même, page 256 de la traduction française, dans un pas­ sage qui a fixé un des points importants de la doctrine520 : « Comment envisageons-nous les impressions reproduites par les causes mentales seules sans l’aide d’un mécanisme comme dans la remémoration ordinaire ? De quelle manière le cerveau est-il occupé par les sentiments restants de résistances, d’odeurs, de sons ? Il n’y a qu’une réponse admissible : le sentiment renouvelé occupe la même partie du cerveau que le sentiment original. » 334

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Et Bain ajoute : « Nous pensons que si les premiers mathématiciens avaient connu le cerveau comme nous le connaissons, ils n’auraient pas fait d’autre hypothèse. » Mais c’est là, Messieurs, si peu le résultat de notre connaissance du cerveau que d’après les faits eux-mêmes, d’après les lésions céré­ brales, le fait est extrêmement douteux, extrêmement contestable. Nous avons montré comment certains faits de cécité psychique comme de surdité psychique, d’une manière générale les lésions de la mémoire sensorielle qui sont localisées quand elles ne s’étendent pas à la perception correspondante, ces lésions psychologiques bien loca­ lisées paraissent établir au contraire que le mécanisme cérébral quel qu’il soit ne peut pas être la reproduction au même endroit du phéno­ mène qui s’est produit dans la perception primitive. Donc si on envi­ sage les faits ils donneraient plutôt tort que raison à cette doctrine, mais la vérité c’est que cette doctrine s’est constituée sans les faits et très loin des faits et qu’elle provient en ligne directe des philosophes, des métaphysiciens de l’école cartésienne. On pourrait, Messieurs, suivre en Allemagne le même mouve­ ment, la même série de transitions par lesquelles nous avons passé en France et en Angleterre. Un des intermédiaires qui a le plus contribué à répandre cette métaphysique cartésienne et surtout leibnizienne, c’est Wolff, qui l’a simplifiée et l’a présentée sous une forme scolaire et dont les idées ont eu une telle influence et un tel retentissement au XVIIIe siècle. Dans les deux traités de Wolff qui se font suite l’un à l’autre, vous trouverez l’exposé du parallélisme521. Ici la relation est visible avec la doctrine leibnizienne de l’harmonie préétablie. C’est d’ailleurs à cette doctrine que Wolff se rattache. J’ajoute que les psycho-physiologistes allemands du xvme siècle sont en bonne partie des philosophes qui ne renient pas leurs origines. Wolff est un métaphysicien qui sur certains points est près de Leibniz. J’ajoute qu’il est loin d’avoir accepté sans restriction la doctrine d’un parallélisme psycho-physiologique, il l’a combattue au contraire sur 335

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certains points. Quoi qu’il en soit, la parenté de toutes ces doctrines avec les métaphysiciens du xvme siècle est évidente. Je suis obligé, Messieurs, d’écourter cette dernière partie. Mon objet, je le répète, était simplement de tracer un cadre d’étude et encore ce cadre je n’ai pas pu le tracer aussi complet que j’aurais voulu. L’objet de ce cours, je l’avais annoncé dès la première leçon, c’était d’obtenir une vue aussi immédiate que possible des phéno­ mènes et des opérations de la mémoire, de saisir si possible le souvenir en lui-même dans sa mobilité, à l’état de pur fait psychologique non schématisé, non réduit en symbole. Cette étude psychologique qui a rempli la première partie de ce cours nous avait conduits à la conclusion que l’explication purement mécanique des faits de la mémoire ne paraissait pas vraisemblable parce que nous avons vu que le souvenir et la mémoire présentent une mobilité, toute une série de degrés, comme des522 plans qui s’expli­ queraient très mal dans une hypothèse purement mécanique. C’est la conclusion à laquelle nous sommes arrivés par une étude directe des faits psychologiques. Dans le second semestre une étude historique très rapide l’a confir­ mée. Nous avons vu que cette explication mécanique est une vue en somme non pas sur la psychologie, mais sur l’ensemble des sciences ; elle dérive en droite ligne de la conception que les cartésiens se sont faite de la nature ou plutôt de la science. Etant donné les résultats merveilleux de la physique d’alors on avait généralisé, on avait étendu à la nature entière ce mécanisme mathématique qui s’était rencontré dans certaines parties, on était ainsi arrivé à l’idée d’un mécanisme universel. Cette idée d’un mécanisme universel apportée par les philo­ sophes fut acceptée tout naturellement par les savants spéciaux aux­ quels elle fournissait, d’une manière assez légitime d’ailleurs, le moyen d’empêcher la ruine en quelque sorte de la science ; là où les connaissances empiriques n’étaient pas suffisamment avancées, ils se bornaient à dire : nous ne savons pas mais vraisemblablement cela est conforme au mécanisme. Cela est vrai des faits en général mais non pas sans doute de la relation psycho-physiologique. Or, sur ce point comme sur tous les autres cette théorie a été acceptée. On a admis en 336

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quelque sorte a priori qu’ici encore il devait y avoir une explication purement mécanique. Ainsi s’est constituée a priori la théorie qui, métaphysique à l’origine, s’est infiltrée dans la science empirique et expérimentale, où d’ailleurs les savants qui font une étude un peu approfondie de leur science se rendent bien compte que ce n’est qu’un aperçu un peu provisoire, mais où certains philosophes, retrouvant le mécanisme exprimé en termes de science, s’imaginent que c’est de la science, que ce sont les données de l’observation, que ce sont les don­ nées empiriques alors qu’ils ne font que retrouver, eux métaphysi­ ciens, leur métaphysique qui leur est renvoyée comme par un miroir et un miroir qui n’est pas toujours absolument plan mais qui déforme parfois les théories. Voilà le point où nous voulions arriver. Notre intention était d’ajou­ ter à ces deux parties une troisième où nous aurions cherché à appro­ fondir davantage [un] des points de vue que nous avait suggérés la nature de la relation psycho-physiologique, nature si complexe sans doute qu’on ne peut espérer de l’enfermer dans une définition, mais que nous pourrions cependant peut-être serrer de plus près par une étude de plus en plus approximative. Je suis obligé de remettre cette étude à l’année prochaine. Nous la reprendrons à propos d’un autre problème, le problème de la liberté qui est aussi un problème de la relation psycho­ physiologique, envisagée d’un autre côté. Il s’agit de jeter un pont entre la conscience et le mouvement en partant de la conscience pour arri­ ver au mouvement, au lieu de partir du mouvement pour arriver à la conscience. Il me reste à vous remercier, Messieurs, de l’attention très bien­ veillante que vous avez prêtée à ce cours qui a été quelquefois bien ardu. Dans ces matières arides, le professeur ne les traiterait pas d’aussi près s’il ne sentait qu’il est soutenu par l’attention bien­ veillante et en quelque sorte la collaboration sympathique de l’audi­ toire. De cette attention très sympathique, je vous remercie encore une fois bien sincèrement.

Notes

1. Bergson, titulaire de la chaire de «philosophie grecque et latine» au Collège de France depuis 1900, avait consacré les trois précédentes années aux thèmes sui­ vants: «L’idée de cause» (1900-1901), «L’idée de temps» (1901-1902, quelques leçons conservées, à paraître en 2018 aux Puf) et «Histoire de l’idée de temps» (1902-1903, éd. Camille Riquier, Paris, Puf, 2016). 2. Voir MM, p. 240-244, et EC, p. 154. 3. Probablement une critique voilée contre Spencer (voir EC, p. 362-369). 4. Voir MM, p. 210-211. 5. «Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » (« IM », in PM, p. 181 ; voir EC, p. 177-180). 6. Voir « IM », in PM, p. 177-182. 7. « IM », in PM, p. 206. 8. Là où regarde tout grand philosophe, selon Bergson, se trouve, de façon analogue, « quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie » («IP », in PM, p. 108). 9. Bergson cite et commente cette page dans le texte contemporain « La vie et l’œuvre de Ravaisson », in PM, p. 264-266. Le Trattato délia pittura de Léonard de Vinci fut publié pour la première fois en 1651, d’après une compilation effectuée au XVIe siècle. 10. Voir « VOR », in PM, p. 264. 11. La peinture «è cosa mentale», disait Léonard de Vinci dans une formule célèbre. « VOR », in PM, p. 265. 12. Bergson songe ici aux préconisations formulées par le pédagogue suisse Pestalozzi (1746-1827) : « VOR », in PM, p. 277-278. 13. Pour cette différence, voir « IP », in PM, p. 141-142. 14. Pour ces précisions sur la méthode, voir « IM », in PM, p. 226. 15. Voir « IM », in PM, p. 225 ; « VOR », in PM, p. 272. 16. Contre cette illusion, voir EC, p. 195-196, et « IP », in PM, p. 134-138. 17. Expression étrange : faut-il lire « réflexion philosophique » ? 18. L’année suivante, Bergson a examiné le problème de la liberté (L’Évolution du problème de la liberté, édité par nos soins, Paris, Puf, 2017). En 1906-1907,

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Histoire des théories de la mémoire après un congé d’un an, il a étudié celui de la volonté (voir le compte rendu rédigé par Paul Fontana, «Théories de la volonté », in Mélanges, p. 685-722). 19. Voir « IM », in PM, p. 182. 20. Conformément à un usage encore répandu à l’époque, les sténographes écrivent «Leibnitz». Bergson, sauf dans son premier livre ï’Essai, privilégie la gra­ phie « Leibniz ». Nous la rétablissons partout. 21. Pour tout ce paragraphe, voir « CV », in ES, p. 5. L’allusion à Leibniz vise le passage suivant : la matière est « Mens momentanea, seu carens recordatione » (« esprit instantané, c’est-à-dire manquant de mémoire » : Leibniz, Theoria motus abstracti [Théorie du mouvement abstrait], Gerhardt, t. IV, p. 230). 22. Bergson abordera l’histoire dans les cinq dernières leçons du cours. 23. Le terme a été inventé en 1881 par Waldeyer. La notion de «neurone», qui nous est devenue familière, supposait cependant l’abandon des théories, antécé­ dentes, de la continuité de la substance nerveuse. 24. Sur les associations d’idées par contiguïté et par ressemblance, voir MM, p. 181-192. 25. Voir Hippolyte Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1870, t. II, p. 464 sq. Taine (1828-1893), philosophe et historien français, considéré comme l’un des principaux représentants du positivisme, jouissait encore d’un prestige très grand à l’époque de ce cours. Son livre De l’intelligence a connu une diffusion consi­ dérable, et constitue l’une des cibles implicites de nombreuses analyses menées par Bergson dans Matière et Mémoire (p. 70-71,269 en particulier). 26. Reprise exacte d’un argument de Matière et Mémoire, p. 191. 27. « Il y a toujours quelques souvenirs dominants, véritables points brillants autour desquels les autres forment une nébulosité vague » (MM, p. 190). 28. Processus embryologique activement étudié depuis la première moitié du XIXe siècle. 29. Voir Matière et Mémoire, p. 186-187. 30. Ou «par» ? Ce serait plus vraisemblable. Voir MM, p. 182-183. 31. Voir MM, « Avant-propos de la septième édition », p. 4-5 ; « AC », in ES, p. 36-37. 32. Pour cet aspect, voir cependant EC, p. 355, « AC », in ES, p. 38-41, « CP », in ES, p. 192-193, et les cinq dernières leçons du présent cours. 33. Pour cet argument, voir « PC », in PM, p. 171-172. 34. Il s’agit ici de l’ensemble des théories dont Bergson fera l’historique. 35. Hypothèse qui devra attendre L’Évolution créatrice pour se formuler (EC, p. 201-209), et qui ne pouvait être que très lointainement entrevue à l’issue de Matière et Mémoire, dont Bergson calque pourtant ici certaines formules (MM, p. 249-250). 36. Cette conclusion sera en réalité incorporée à la partie historique. 37. Thèse qui est prise en compte dans tout le début du troisième chapitre de Matière et Mémoire, p. 147-152. Celui qui l’a défendue de la manière le plus expli­ cite est David Hume, dès le début du Traité de la nature humaine (1739). 38. Il s’agit donc, comme dans la précédente leçon et dans de nombreux pas­

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Notes sages du présent cours, du maître livre d’Hippolyte Taine, De l’intelligence, paru dans sa première édition en 1870. 39. Hippolyte Taine, De l’intelligence, t. H, p. 78. 40. La leçon « l’expérience », portée par le dactylogramme, est curieuse. Nous n’en avons pas trouvé d’autre à proposer. 41. Cet exemple se trouve dans De l’intelligence, t. Il, p. 81 sq. Bergson venait de le prendre dans « L’effort intellectuel », in ES, p. 162. 42. Objet explicite d’un chapitre entier de De l’intelligence, t. Il, p. 76-144. 43. Cette idée de Taine, inspirée du darwinisme, est également évoquée dans le passage correspondant de Matière et Mémoire, p. 152. On la trouve dans De l’inteligence, t. Il, p. 106 par exemple. 44. Ibid., p. 138-139. 45. Le Collège de France se situe à quelques rues de la place du Panthéon. 46. Argument similaire dans le passage correspondant de Matière et Mémoire : «Parce que le sujet hypnotisé finit par avoir chaud quand on lui répète avec insis­ tance qu’il a chaud, il ne suit pas de là que les paroles de la suggestion soient déjà chaudes » (MM, p. 150). 47. Hypothèse inspirée de Wundt, exposée dans Matière et Mémoire, p. 143144, où elle a pour fonction de répondre à la question de la reconnaissance. 48. L’analogie musicale est présente également dans Matière et Mémoire, p. 144. 49. Cette inversion de la thèse, produite en vue de sa réfutation, a lieu aussi dans Matière et Mémoire, p. 150. 50. Sir Francis Galton (1822-1911), cousin de Darwin, est surtout connu, aujourd’hui, pour ses travaux sur l’hérédité (il fut l’un des théoriciens de l’eugé­ nisme). Mais il a également contribué à introduire l’usage de la statistique dans la psychologie, et cela notamment à travers les « Studies of Mental Imagery », aux­ quelles Bergson se réfère dans ce qui suit. 51. Francis Galton, « Studies of Mental Imagery », in Mind, t. V, vol. 19, juilletseptembre 1880, p. 304. La traduction et l’insertion sont de Bergson. 52. « Max James » dans le dactylogramme. Bergson songe très certainement à la page 51 du second tome des Principles of Psychology, New York, Holt, 1890 (chap. xvm, consacré à l’imagination). 53. Le terme même dont se sert Matière et Mémoire. Voir en particulier les pages 147 à 152 de cet ouvrage. 54. Bergson en revient aux pages de Taine qu’il a évoquées plus haut, et qu’il avait utilisées dans « L’effort intellectuel » : De l’intelligence, t. Il, p. 81 sq. 55. La citation exacte serait: « Il est clair qu’à chaque coup la figure de l’échi­ quier tout entier, avec l’ordonnance des diverses pièces, leur est présente [aux joueurs qui savent jouer sans voir], comme dans un miroir intérieur, sans quoi ils ne pour­ raient prévoir les suites probables du coup qu’ils viennent de subir et du coup qu’ils vont commander » (Hippolyte Taine, De l’intelligence, t. H, p. 82). 56. Il s’agit d’Alfred Binet (1857-1911), l’un des principaux introducteurs de la psychologie expérimentale en France, cofondateur, avec Beaunis, de la revue L’Année psychologique. Son apport théorique a consisté à infléchir la recherche

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Histoire des théories de la mémoire psychologique en direction des fonctions supérieures, telles que l’intelligence. Le tra­ vail visé ici par Bergson est Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs, paru en 1894 chez Hachette. Ce travail est déjà opposé par « L’effort intellectuel » aux analyses de Taine (« El », in ES, p. 162-164). 57. Cette comparaison a beaucoup frappé Bergson: voir « El», in ES, p. 163. 58. « La conscience n’est que la marque caractéristique du présent, c’est-à-dire de l’actuellement vécu, c’est-à-dire enfin de Vagissant* (MM, p. 156). 59. Bergson décrit une opération semblable dans « L’effort intellectuel », in ES, p. 164-166. 60. Il s’agit du poème « Le poète mourant », recueilli dans les Nouvelles Médi­ tations poétiques (1823) de Lamartine. 61. «Direction» est un concept rigoureux dans «L’effort intellectuel». Pour s’en convaincre, voir les pages 155 ou 165 de L’Énergie spirituelle. 62. Grand leitmotiv bergsonien. Voir par exemple E, p. 82-86 ; MM, p. 209215; «IM», in PM, p. 180; EC, p. 299, 310; «PC», in PM, p. 158-162; DS, p. 118,120, 275-276. 63. Double cas d’associations d’idées envisagées par Bergson dans la section de Matière et Mémoire qui leur est consacrée, p. 181-192. La distinction des associa­ tions d’idées en associations « par ressemblance » et « par contiguïté », classique dans la philosophie et dans la psychologie empirique anglo-saxonnes, remonte au moins à Hume (Traité de la nature humaine, I, I, IV). 64. « Un peu différent » conviendrait aussi. 65. C’est le processus de la reconnaissance, auquel Bergson consacre au moins une bonne partie du chapitre n de Matière et Mémoire (p. 96-117), sinon, vu l’impor­ tance du phénomène, tout le chapitre. 66. Pour la critique de cette manière d’envisager le processus de la reconnais­ sance, voir Matière et Mémoire, p. 96-100. 67. Cela deviendra un grand principe de L’Évolution créatrice: « la nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main » (EC, p. 92). 68. Voir MM, p. 100-103. 69. Phénomène auquel Bergson consacrera en 1908 une étude spéciale, «Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », recueillie en 1919 dans L’Énergie spirituelle, p. 110-152. 70. Charles Dickens, David C (1850), chap. XXXIX. Voici la traduc­ tion qu’en livre André Lalande dans l’article « Des paramnésies », paru dans un des numéros de la Revue philosophique auquel Bergson se réfère aussitôt après : « Nous avons tous, dit-il, quelque connaissance d’un sentiment qui nous envahit accidentel­ lement, et nous fait croire que ce que nous disons et faisons a déjà été dit et fait il y a longtemps ; que nous avons été entourés, en des temps anciens et vagues, par les mêmes figures, les mêmes objets, les mêmes circonstances; que nous savons très bien ce qui va suivre, comme si nous nous le rappelions soudainement ! » (Charles Dickens, David Copperfield [1850], chap. xxxix, cité in André Lalande, « Des para­ mnésies », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, t. XXXVI, juilletdécembre 1893, p. 486).

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Notes 71. Il s agit surtout des tomes XXXVI, XXXVII et XXXVIII, parus respective­ ment en juillet 1893, janvier 1894 et juillet 1894. 7j" Eugène Bernard-Leroy, L’Illusion de fausse reconnaissance. Contribution à l’étude des conditions psychologiques de la reconnaissance des souvenirs. Paris. Alcan, 1898. 73. Emmanuel Thibault, Essai psychologique et clinique sur la sensation du * déjà-vu », Bordeaux, Cassignol, 1899. Contrairement à celui de Bernard-Leroy, cet ouvrage ne sera pas mentionné par Bergson dans l’article qu’il consacrera au phéno­ mène. 74. François-Léon Arnaud, « Un cas d’illusion de “déjà vu” », Annales médicopsychologiques, t. ni, 1896, p. 455-470. Bergson prend cet exemple dans « FR », in ES, p. 111-112. 75. Sur les rapports du rêve et de la «fausse reconnaissance», voir «FR», in ES, p. 127-129, et passim-, et, d’une manière générale, on peut relire l’article «Le rêve », in ES, p. 85-109. 76. Voir « FR », in ES, p. 111 : « l’auteur nous dit que ce qui domine le phéno­ mène est une sensation d’“inévitabilité”, comme si aucune puissance au monde ne pouvait arrêter les paroles et les actes qui vont venir. [...] Voici que, relisant les observations recueillies par M. Bernard-Leroy, nous avons trouvé dans l’une d’elles le même mot : “J’assistais à mes actions ; elles étaient inévitables ». Voir, dans l’édi­ tion critique de L’Énergie spirituelle, Paris, Puf, coll. « Quadrige», p. 314-315, les notes d’Élie During, pour l’identifiation des auteurs de ces témoignages, et pour d’autres citations encore. 77. Ce sont exactement les mêmes explications, assorties des mêmes références, que Bergson discute dans le passage correspondant de Matière et Mémoire, p. 96100. 78. Alfred Lehmann, «Über Wiedererkennen. Versuch einer experimentellen Bestâtigung der Théorie der Vorstellungsassociationen » [« Sur la reconnaissance. Tentative de confirmation expérimentale de la théorie de l’association de représenta­ tions »], Philosophische Studien, t. V, 1889, p. 96-156; «Kritische und experimentelle Studien über das Wiedererkennen » [« Études critiques et expérimentales sur la reconnaissance»], ibid., t. VII, 1892, p. 169-212. Alfred Lehmann (1858-1921), psychologue danois, était un élève de Wundt et l’un des introducteurs de la psycho­ logie expérimentale au Danemark. Les Philosophische Studien, souvent utilisées par Bergson, constituaient l’une des plus importantes revues de psychologie expérimen­ tale de l’époque. 79. C’est-à-dire, ici: à revenir à ma mémoire. Mais cet usage du verbe «se remémorer », à supposer qu’il soit bien celui de Bergson, est un peu rude. 80. Nous remplaçons, par « [qu’] », un inintelligible « ou ». Le propos s’éclaire : il nous est plus facile (moyennant un peu de pratique musicale) de nommer une note qui nous est jouée parmi d’autres notes appartenant à la même gamme, qu’une note qui nous serait jouée isolément (problème dit de l’« oreille absolue »). Mais, corrige Bergson, le caractère aisé de cette reconnaissance tient, non pas au fait que la note possède un nom (car, contrairement à ce qui se passe dans le cas des couleurs, toute note possède un nom), mais au fait qu’on reconnaît, grâce à'"un sentiment sui

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Histoire des théories de la mémoire generis, les relations (ou « intervalles ») qui existent entre les notes. - De fait, Wundt s’est intéressé à la perception des sons musicaux. 81. Entendre : « et qui a ». 82. Le cas, étudié par François-Léon Arnaud, de cet ancien officier qui éprou­ vait de manière permanente le sentiment du déjà-vu. 83. C’est-à-dire : un phénomène consistant à faire rentrer une pluralité de cas dans un même concept. 84. Harald Hoffding (1843-1931) est un important philosophe danois, qui a été l’élève de Taine dans sa jeunesse, et reste notamment comme l’un de ceux qui ont fait connaître Kierkegaard en France. Il échangera, dans les années suivantes, une importante correspondance avec Bergson. Son livre Esquisse d’une psychologie fondée sur l’expérience (1892) a été traduit à Paris chez Alcan en 1903, et préfacé par Pierre Janet. Comme en témoigne le passage correspondant de Matière et Mémoire, il entretenait un débat suivi avec Lehmann. Les articles évoqués par Bergson sont les suivants: «Über Wiederkennen, Assoziation und psychische Aktivitât», Vierteiljahrschrift fiir wissenschaftliche Philosophie, t. XIV, 1890, p. 27-40,167-205,293-316. 85. Cette thèse pragmatiste est au cœur de Matière et Mémoire. 86. « Avant de philosopher, il faut vivre », dans la traduction que Bergson don­ nera lui-même de cet adage latin (« PC », in PM, p. 152 ; « DPP », in PM, p. 34, 54 ; DS, p. 173,185). 87. Voir MM, p. 87-88 ; EC, p. 181-182. 88. Thèse sous-jacente à toute la problématique bergsonienne des « idées géné­ rales » : voir MM, p. 173-181. Les idées, ce sont des souvenirs. 89. Francis H. Bradley (1846-1924), philosophe britannique très oublié aujour­ d’hui, excerçait pourtant une influence considérable à l’époque de Bergson, notam­ ment en tant que représentant d’un courant philosophique lui-même très oublié, à savoir le néo-hégélianisme. - La revue Mind, fondée en 1876 et encore active aujour­ d’hui, comptait déjà parmi les plus importantes publications scientifiques dans les domaines de la psychologie et de la philosophie. L’article visé par Bergson est : « Why do we Remember Forwards and not Backwards ? », Mind, t. XII, vol. 48, octobredécembre 1887, p. 579-582. 90. C’est la thèse de Hoffding. Voir leçon précédente. 91. C’est-à-dire, ici : comparable à la fusion de deux patrimoines héréditaires dans la reproduction sexuée. 92. Voir en effet la fin de la première leçon, et, au-delà, MM, p. 181-182. 93. Voir le début de la leçon du 8 janvier. 94. La théorie de Lehmann, partisan d’une explication par la contiguïté ellemême reconduite à la proximité dans le cerveau. Voir la leçon précédente. 95. Et c’est, de fait, à grande échelle, l’une des cibles de Matière et Mémoire. 96. La structure de cette dernière proposition est difficile à reconstituer, mais son sens est clair. 97. Ou « que » ? 98. Ou « facile » ? 99. Dans la leçon précédente.

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Notes 100. Cet adverbe était-il indispensable ? 101. Le sujet souffre de « cécité verbale ». Voir MM, p. 106-107, 118. 102. Jules Déjerine (1849-1917) était un important neurologue et psychologue français de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, officiant à la Salpêtrière. Il est connu, notamment, pour L'Hérédité dans les maladies du système nerveux, paru en 1886. Le travail visé par Bergson est « Contribution à l’étude anatomo-pathologique et clinique des différentes variétés de cécité verbale », présenté en séance le 27 février 1892 et publié dans les Comptes rendus hebdomadaires des séances et mémoires de la Société de biologie, t. IV, 9e série, 44e vol., Paris, Masson, 1892, p. 61-90. 103. C’est donc, non pas le souvenir, mais la fonction même de rappel, qui est abolie ou affaiblie. 104. Passage précieux: Bergson se prononce ici sur un vocabulaire dont il use abondamment dans Matière et Mémoire. 105. Sur cette affection, voir MM, p. 99-101,104-106. 106. Cet exemple est pris dans Matière et Mémoire, p. 99. La monographie de Hermann Wilbrand, important neurologue spécialiste de neurologie optique, est Die Seelenblindheit als Herderscheinung und ihre Beziehung zur homonymen Hémianopsie, zur Alexie und Agraphie [La cécité psychique comme phénomène focal et sa relation avec l’hémianopsie homonyme, l’alexie et l’agraphie], Wiesbaden, Bergmann, 1887. 107. Bergson résume ici deux autres études citées en note par la même page de Matière et Mémoire (p. 99), à savoir celles du neurologue Heinrich Lissauer (« Ein Fall von Seelenblindheit », Archiv fur Psychiatrie und Nervenkrankheiten, t. XXI, 1890, p. 222-270), et du professeur de médecine interne Friedrich von Müller (« Ein Beitrag zur Kenntnis der Seelenblindheit» [«Contribution à la connaissance de la cécité psychique »], Archiv für Psychiatrie und Nervenkrankheiten, t. XXIV, 1892, p. 856-917). 108. Importantes analyses dans Matière et Mémoire. Voir p. 117-128. 109. Sensorische Aphasie. L’expression porte la signature de Cari Wernicke, important psychiatre et neurologue allemand (1848-1905) mobilisé par Matière et Mémoire. Sur l’aphasie sensorielle, voir MM, p. 120, 131, 137-138, 268. Bergson retrace une petite histoire des « schémas » explicatifs de l’aphasie sensorielle aux pages 137-138, au cours de laquelle on rencontre les noms, souvent célèbres, de Charcot, Broadbent, Kussmaul, Lichtheim, Bastian, Bernheim, Wysman, Môli et Freud. 110. Cas exposés par Sérieux, Lichtheim et Arnaud, et évoqués dans Matière et Mémoire, p. 126-128. Bergson en rend compte alors par une impossiblité de pro­ duire le « schème moteur » de la parole entendue, c’est-à-dire par une atteinte de la capacité à mimer neuralement pour ainsi dire, en une esquisse d’articulation phona­ toire, les sons perçus. 111. Voir MM, p. 137-138. 112. Exemple qui est pris dans MM, p. 106-107. 113. Ou: «pourtant»? 114. Exemple qui, dans Matière et Mémoire, est pris immédiatement avant le précédent, p. 105 et au haut de la p. 106 (car le malade de Lissauer, évoqué au milieu de la p. 106, présente un tableau clinique encore un peu différent).

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Histoire des théories de la mémoire 115. Exemple bergsonien célèbre, pris dans MM, p. 122, et, en un sens un peu différent, dans « El », in ES, p. 178-179. 116. L’adjectif «dynamique» a déjà été prononcé à plusieurs reprises dans ce cours; mais c’est dans l’article «L’effort intellectuel», en 1902, que Bergson a, en propres termes, utilisé l’expression « schéma dynamique » («El », in ES, p. 161-162). Toutefois, ce n’est pas tant à ce « schéma dynamique », qui peut demeurer purement représentatif, que Bergson songe ici, qu’au « schème moteur » ou « schéma moteur » de Matière et Mémoire, lequel, pour être essentiellement actif, n’en demeure pas moins profondément dynamique (voir Matière et Mémoire, p. 121-128). 117. Différents cas de cette nature sont envisagés dans MM, p. 126-127. 118. C’est l’erreur du physiologiste autrichien Salomon Stricker (1834-1898), pointée dans la suite du passage de Matière et Mémoire, p. 128. Celui-ci, dans son ouvrage Le Langage et la Musique (traduit en français chez Alcan en 1885), maxi­ misait, prenant ainsi position dans un débat contemporain avec Egger, le rôle de la parole intérieure et des représentations motrices en général, dans la perception du langage et de la musique. 119. Si écouter était, au sens le plus rigoureux, se parler intérieurement, alors «nous n’aurions qu’à comprendre une langue étrangère pour la prononcer avec l’accent juste » (MM, p. 123). 120. À savoir, la « surdité verbale », ou incapacité à reconnaître les sons entendus. 121. « Suivre un calcul, c’est le refaire pour son propre compte » (MM, p. 129). 122. Cet adverbe est un peu inattendu. 123. Bergson vient de parler de la «reconnaissance attentive», celle où se mêlent un « processus automatique sensori-moteur » et une « projection active et pour ainsi dire excentrique de souvenirs-images » (MM, p. 119). Mais il existe aussi une reconnaissance «purement automatique» ou «par distraction», et c’est celle qui, selon Bergson, caractérise les animaux dans la plupart des cas. L’ordre inverse d’exposition était suivi dans Matière et Mémoire. 124. Bergson mène souvent ce genre de considérations: voir par exemple « DPP », in PM, p. 52-53. 125. Le dactylogramme porte « les termes connus », leçon qui paraît beaucoup moins pertinente. 126. Sur cette conception positiviste, issue d’Auguste Comte et Claude Bernard, de la pathologie, voir « FR », in ES, p. 125-129. 127. Le dactylogramme porte, ici et aussitôt après, «apparition». Mais cette leçon est très peu intelligible, parce que le propos de Bergson contient le contraire même de ce qu’elle porterait à comprendre. 128. Partisans de Lehmann. 129. Partisans de Hôffding. 130. Dans la leçon encore antérieure, c’est-à-dire celle du 8 janvier 1904. 131. Ou, plus vraisemblablement, «connaissance». 132. Le terme, manquant dans le dactylogramme, est cité par Matière et Mémoire, p. 101. 133. Dans ce cas aussi, l’expression anglaise a échappé aux frères Corcos. Mais

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Notes nous rétablissons, d’après des occurrences attestées chez William James commentant les psychologues de son époque. 134. Bergson pratiquait lui-même l’escrime. 135. Syntaxe un peu embarrassée, mais le sens est relativement clair. 136. Voir la fin de la leçon précédente. 137. « Apercevoir » dans le dactylogramme. 138. Voir leçon précédente, et MM, p. 99, ainsi que tout le passage qui va des p. 100 à 103. 139. Sur l’«apraxie», voir MM, p. 101. Les médecins et neurologues visés sont, comme nous l’apprend la note à cet endroit, Adolf Kussmaul, Léopold Laquer, Moses Allen Starr et William John Dodds. 140. Exemple pris p. 100-101, dans le passage correspondant de Matière et Mémoire. 141. Telle sera en effet le centre de l’interprétation bergsonienne du phénomène dans l’article qui lui sera consacré, en 1908, « FR », in ES, p. 144-152. 142. Voir ibid, p. 139 par exemple. 143. Voir ibid., p. 152. 144. Voir ibid., p. 151. 145. La fausse reconnaissance, « trouble toujours passager et sans gravité », est peut-être même un « moyen imaginé par la nature pour localiser en un certain point, limiter à quelques instants et réduire ainsi à sa forme la plus bénigne » un phéno­ mène morbide {ibid., p. 113-114). 146. Voir MM, p. 87-88. 147. Bergson songe sans doute aux trajets, parfois très longs, que peuvent accomplir les chiens pour revenir à leur première demeure : il mentionne ce fait, analysé par Bastian, dans l’Essai, p. 72, et dans L'évolution créatrice, p. 213. 148. Bergson a eu un chien domestique, et il pratiquait l’équitation. 149. Réécriture, depuis quelques paragraphes, d’une page de Matière et Mémoire : « Quand le chien accueille son maître par des aboiements joyeux et des caresses, il le reconnaît, sans aucun doute ; mais cette reconnaissance implique-t-elle l’évocation d’une image passée et le rapprochement de cette image avec la perception présente ? Ne consiste-t-elle pas plutôt dans la conscience que prend l’animal d’une certaine attitude spéciale adoptée par son corps, attitude que ses rapports familiers avec son maître lui ont composée peu à peu, et que la seule perception du maître provoque maintenant chez lui mécaniquement ? N’allons pas trop loin ! chez l’animal lui-même, de vagues images du passé débordent peut-être la perception présente ; on concevrait même que son passé tout entier fût virtuellement dessiné dans sa conscience ; mais ce passé ne l’intéresse pas assez pour le détacher du présent qui le fascine et sa reconnaissance doit être plutôt vécue que pensée. Pour évoquer le passé sous forme d’image, il faut pouvoir s’abstraire de l’action présente, il faut savoir attacher du prix à l’inutile, il faut vouloir rêver. L’homme seul est peut-être capable d’un effort de ce genre » (MM, p. 8 z ). 150. Qui est très important en effet pour Bergson. Ce qu’il appelle « attention à la vie », c’est une fonction consistant à inhiber, non à susciter, des souvenirs. Ou mieux, la thèse bergsonienne est qu’en matière de rappel, susciter des souvenirs et en

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Histoire des théories de la mémoire inhiber d’autres constituent un seul et même acte. Voir MM, p. 192-193, et passim (dans Matière et Mémoire, mais aussi dans « L’âme et le corps », « Le rêve », « “Fan­ tômes de vivants” et “recherche psychique” » ou « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance »). 151. Dans un passage où est ébauchée l’hypothèse d’une «attention de l’espèce », Bergson écrit que dans la fausse reconnaissance, « le regard de la conscience, ne se maintenant plus alors dans sa direction naturelle, se laisse distraire à considérer ce qu’il n’a aucun intérêt à apercevoir » (« FR », in ES, p. 147). 152. Dans la leçon précédente, procédure d’exposition inverse, rappelons-le, de celle de Matière et Mémoire. 153. Ou « le plus souvent » ? 154. Expression empruntée à la géométrie (EC, p. 280), mais qui évoque aussi, dans le domaine de l’esthétique, l’« axe générateur » que Ravaisson, inspiré de Léo­ nard de Vinci, engageait le peintre à retrouver dans chaque modèle (« VOR », in PM, p. 264-265). 155. Clause importante, car Matière et Mémoire rencontre d’abord le souvenir pur dans sa conjonction même, qu’il s’agit de démêler, avec l’automatisme moteur (c’est le sens de la section sur la « reconnaissance attentive », p. 107-117). 156. Types de formules qui sont souvent utilisées dans Matière et Mémoire (où il arrive par exemple aux « habitudes motrices » d’être décrites comme des « associa­ tions jouées ou vécues plutôt que représentées », p. 273), et qui le seront aussi dans L’évolution créatrice (voir notamment p. 46,181). 157. Ou plutôt: « qu’il sert à reconstruire ». 158. Formulation un peu curieuse. Il faut sans doute se rappeler que, dans Matière et Mémoire, le « souvenir-image » ne constitue qu’w« moment, une étape déjà relativement avancée, du souvenir pur en voie de matérialisation. Voir MM, p. 147, et, ici même, leçon du 18 décembre 1903. 159. Laquelle fait, cette fois, l’objet du troisième chapitre de Matière et Mémoire, puisqu’elle fait intervenir la mémoire en tant qu’esprit (dont tout le livre visait à établir la réalité). Mais elle est déjà impliquée dans les discussions du deuxième chapitre, puisque c’est la projection spontanée de souvenirs purs qui per­ met la reconnaissance attentive des objets d’abord appréhendés par des mouvements d’imitation. Voir en particulier le schéma de la p. 115, et son explication. 160. H est possible que Bergson ait dit, ici et un peu plus bas, « souvenirsimages », reproduisant la terminologie rigoureuse de Matière et Mémoire. 161. Notion paradoxale d’effort négatif, qui se laisse très bien comprendre à partir des exemples de la distraction ou du rêve (MM, p. 192-196 ; « R », in ES, p. 101-104), mais à laquelle sera conférée une portée plus vaste encore dans L’évo­ lution créatrice (p. 201-204). 162. Il s’agit bien du souvenir, non de l’effort. 163. «Temporaire» dans le dactylogramme. 164. Lors de la dernière leçon. 165. Cette revue, souvent utilisée par Bergson (ici, dans Matière et Mémoire et dans la plupart des travaux où il se confronte avec la psychologie), était une des principales revues de psychologie scientifique à l’époque, fondée en 1868 par

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Notes Griesinger. Le texte visé, paru dans la livraison de 1891 de la revue, est dû à l’ophtalmologiste allemand Arthur Groenouw (1862-1945), et s’intitule « Über doppelseitige Hémianopsie centralen Ursprunges » [« Sur une double hémianopsie d’ori­ gine centrale »]. Bergson ne mentionne ce savant nulle part ailleurs dans ses œuvres publiées. 166. Incise bien étrange. Faut-il comprendre «sauf les perturbations phy­ siques »? 167. Cet exemple est développé dans Matière et Mémoire, p. 99-100. L’article de Bernard est « Un cas de suppression brusque et isolée de la vision mentale », Le Progrès médical. Journal de médecine, de chirurgie et de pharmacie, série 1, t. XI, 1883. Désiré Bernard, spécialiste des aphasies, souvent utilisé par Bergson dans Matière et Mémoire, était un des élèves et collaborateurs du célèbre neurologue de la Salpêtrière Jean-Marie Charcot (1825-1893). La revue Le Progrès médical, fondée en 1873, constituait une importante tribune pour cette école, et le lieu d’élaboration d’un point de vue laïcisé sur les sciences médicales et sur la pratique hospitalière. 168. Mais Bergson, dans l’ordre de succession des leçons de ce cours, a commencé par la reconnaissance n° 2. 169. Ici, Bergson commence à tracer, devant ses auditeurs, un schéma dans lequel on reconnaîtra, étape après étape, celui de Matière et Mémoire, p. 181. 170. « Virtuellement, de cette existence qui est propre aux choses de l’esprit» (MM, p. 272). 171. Thèse cruciale de Matière et Mémoire: voir MM, p. 180-181. 172. Voir la distinction entre les deux mémoires, dans Matière et Mémoire : celle qui contracte des habitudes, et celle qui retient des événements (p. 83-87). Bergson prend, pour la première, l’exemple d’une leçon. 173. « Souvenirs d’habitude » dans le dactylogramme, ici et juste après. Nous rétablissons d’après MM, p. 91. 174. « Pas d’habitude » (sic) dans le dactylogramme. 175. Pour le rapprochement, courant à l’époque de Bergson, entre le rêve et certaines pathologies, voir MM, p. 194-195. 176. Cette dernière proposition paraît contredire étrangement l’attente du lec­ teur. 177. Présenter ses analyses en termes de «directions opposées»; Bergson le fait de plus en plus, au fur et à mesure qu’on se rapproche de L’Évolution créatrice (1907). 178. « Plan du rêve» et «plan de l’action» : voir MM, p. 185-187. 179. « Notre vie psychologique normale oscille [...] entre ces deux extrémités » (MM, p. 187). 180. Qui est bien, en définitive, celle de Bergson: « Oui, je crois que notre vie passée est là, conservée jusque dans ses moindres détails, et que nous n’oublions rien, et que tout ce que nous avons perçu, pensé, voulu depuis le premier éveil de notre conscience, persiste indéfiniment » (« R », in ES, p. 95 ; voir MM, p. 163-167). 181. Etats qui sont évoqués dans MM, p. 172. 182. Que se passe-t-il quand je m’endors ? Mes souvenirs, « sentant que je viens d’écarter l’obstacle, de soulever la trappe qui les maintenait dans le sous-sol de la

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Histoire des théories de la mémoire conscience, se mettent en mouvement. Ils se lèvent, ils s’agitent, ils exécutent, dans la nuit de l’inconscient, une immense danse macabre » (« R », in ES, p. 95-96). C’est que notre mémoire, à tout instant, « exerce une poussée en avant pour insérer dans l’action présente la plus grande partie possible d’elle-même » (MM, p. 187). 183. « Le souvenir est net et précis, mais sans intérieur et sans vie. [...] Le souve­ nir voudrait bien obtenir une matière pour se remplir, se lester, s’actualiser enfin. [...] Le souvenir-fantôme, se matérialisant dans la sensation qui lui apporte du sang et de la chair, devient un être qui vivra d’une vie propre » (en l’occurrence un rêve : « R », »mES, p. 97). 184. Voir MM, p. 181-182, et supra, leçon du 15 janvier. 185. Belle description circonstanciée d’un processus qui est retracé dans Matière et Mémoire, p. 185,188 et 193. 186. Bergson, toutefois, penche plutôt pour la première option : voir leçon pré­ cédente, et MM, p. 163-167. 187. Voir MM, p. 170-172. 188. Pour ces exemples, voir MM, p. 172 ; « FV », in ES, p. 76-77 ; « PC », in PM, p. 170. 189. Une des grandes thèses de Matière et Mémoire. Voir leçon précédente, et MM, p. 83-87. 190. En réalité pas avant la 14e leçon (nous en sommes à la 7e), qui date du 15 avril 1904. 191. « Si démodé » (sic) dans le dactylogramme. 192. « Mathématiques » dans le dactylogramme. Mais ni ce qui suit, ni l’argu­ mentation générale de Matière et Mémoire (et du texte contemporain « Le cerveau et la pensée: une illusion philosophique ») ne permettent de garder cette leçon. 193. Dans la leçon précédente. 194. Sur le mouvement de « rotation » de la mémoire, voir MM, p. 188. 195. L’exemple qui joue le même rôle dans Matière et Mémoire, c’est celui, développé d’une manière beaucoup plus brève, d’une langue étrangère : « Un mot d’une langue étrangère, prononcé à mon oreille, peut me faire penser à cette langue en général ou à une voix qui le prononçait autrefois d’une certaine manière » (MM, p. 188). 196. Bergson a consacré en 1901 une conférence à cette question, reprise dans L’Énergie spirituelle, p. 85-109. 197. Voir MM, p. 171-172, 194-195; «R», in ES, p. 101-104. 198. Dans Matière et Mémoire, p. 194, n. 1, Bergson attribue cette hypothèse à des auteurs qui ont poussé l’analogie entre la folie et le rêve, et dont l’idée de base est, dit-il, présentée d’une manière « très systématique » dans l’article du psychiatre américain Edward Cowles (1839-1919), «The Mechanism of Insanity », American Journal of Psychiatry, vol. 46, n° 4, avril 1890, p. 457-485; vol. 48, n° 1, juillet 1891, p. 49-70; vol. 48, n° 2, octobre 1891, p. 209-252. 199. Passage difficile. Ce n’est pas la théorie des neurones (terme créé en 1881 par Waldeyer : voir la première leçon du cours) qui est contestée, c’est l’hypothèse elle-même. Mais sur quoi porte le « depuis » ? L’hypothèse en question, comme on va le voir, a été effectivement formulée postérieurement à celle de l’intoxication : dès

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Notes lors, il faudrait placer une virgule après « depuis » ; mais que deviendrait, grammati­ calement, « la théorie des neurones » ? D’où l’autre lecture possible : Bergson dit «depuis la théorie des neurones», au sens où l’on dirait «du point de vue de la théorie des neurones » ; mais cette manière de s’exprimer, peu idiomatique, n’est pas dans ses habitudes. En définitive, sans doute faut-il comprendre « depuis » comme une abréviation de quelque chose comme « depuis qu’a été formulée » ou « après qu’a été formulée » la théorie des neurones. 200. Cette hypothèse est présentée dans Matière et Mémoire, p. 171, et évoquée à nouveau p. 194. Les références données (p. 171, n. 2) sont: Mathias Duval, « Hypothèses sur la physiologie des centres nerveux ; théorie histologique du som­ meil », in Comptes rendus hebdomauaires des séances et mémoires de la Société de biologie, t. H, 10e série, 47e vol., Paris, Masson, 1895, p. 74; Raphaël Lépine, p. 85 (séance immédiatement postérieure) ; id., « Sur un cas d’hystérie à forme particu­ lière », Revue de médecine, 14e année, n° 8, août 1894, p. 713-728 ; Charles Pupin, Le Neurone et les Hypothèses histologiques sur son mode de fonctionnement. Théo­ rie histologique du sommeil, Paris, Steinheil, 1896. Bergson présente cette dernière référence comme la plus importante. Mathias Duval (1844-1907) était professeur de médecine à la Faculté de Paris et professeur d’anatomie à l’École des beaux-arts de Paris ; Raphaël Lépine (1840-1919), médecin, a cofondé la Revue de médecine et les Archives de médecine expérimentale; leurs positions communes sont présentées, défendues et discutées par Charles Pupin dans le livre indiqué par Bergson. Dès 1896, leur hypothèse, même si Bergson la dit « confirmée pourtant par de curieuses expé­ riences » (MM, p. 194; selon toute vraisemblance, il s’agit notamment de celles de Jean Demoor en 1896, consistant à observer directement la configuration prise par les neurones chez des animaux en état de sommeil artificiellement provoqué), est placée à distance par lui. 201. «On dort dans l’exacte mesure où l’on se désintéresse» («R», in ES, p. 103). 202. Exemple pris ibid., p. 103. 203. « Cela c’est veiller, c’est vivre de la vie psychologique normale, c’est lutter, c’est vouloir » (ibid., p. 103). 204. Renversement de la charge de l’explication, qui est bien dans la manière de Bergson (voir « FR », in ES, p. 127) : « Quant au rêve, as-tu besoin que je te l’explique ? », demande le « moi des rêves » au « moi de la veille » mis en scène par Bergson. « C’est l’état où tu te retrouves naturellement dès que tu t’abandonnes, dès que tu négliges de te concentrer sur un seul point, dès que tu cesses de vouloir » («R», in ES, p. 104). 205. Sur le « bon sens » chez Bergson, voir MM, p. 170, et « Le bon sens et les études classiques » (1895), in EP, p. 152-164. 206. Voir le discours quasi contemporain «De l’intelligence» (1902), in EP, p. 272-279. 207. « Abondance, dans le domaine de l’esprit, ne signifie pas effort. Ce qui exige de l’effort, c’est la précision de l’ajustement» («R», in ES, p. 104). 208. Les images du «sur mesure» et de l’ajustement deviendront des images directrices chez Bergson. Voir par exemple la page 48 de L'Évolution créatrice :

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Histoire des théories .

la mémoire

« L’histoire de la philosophie est là cependant, qui nous montre l’éternel conflit des systèmes, l’impossibilité de faire entrer définitivement le réel dans ces vêtements de confection que sont nos concepts tout faits, la nécessité de travailler sur mesure », ou déjà le texte contemporain « Introduction à la métaphysique », in PM, p. 196-197. 209. Exemple similaire, pris dans un sens un peu différent, dans « IM », in PM, p. 225. 210. Cet argument sera utilisé dans plusieurs textes bien ultérieurs, tels que celui-ci (1913): «II est fatigant d’être humain - de se tenir sur deux jambes, par exemple; on peut facilement supposer que beaucoup de maladies des poumons et du cœur viennent de cette posture » (« Cours de Bergson à Columbia University », in Mélanges, p. 987; il s’agit d’extraits du texte même lu, en anglais, par Bergson; nous traduisons). 211. Sur l’« équilibre intellectuel », voir MM, p. 192-196. 212. Du moins pas ici. Car ailleurs, Bergson prendra à partie tout philosophe qui « hésite à entrer en contact avec les faits, quels qu’ils soient, à plus forte raison avec des faits tels que les maladies mentales » ; un tel philosophe, ironisera-t-il, « craindrait de se salir les mains » (« AC », in ES, p. 38). 213. Le dactylogramme porte un moins vraisemblable «cécité psychique». Nous corrigeons d’après MM, p. 118,141 et 145. 214. Voilà le terme important. Bergson fonde, il convient de s’en souvenir, une grande partie de la démonstration de Matière et Mémoire sur la distinction entre la fonction même qui peut être lésée, et les organes qui l’exercent (voir MM, p. 131, 134,196-197). Or une fonction comme telle est un indivisible, susceptible seulement d’une « tension » plus ou moins élevée, un être temporel. 215. Cette idée importante sera reprise, en 1910-1911, dans le cours au Collège de France « Théorie de la personne » : « Ce que nous appelons la maladie est souvent un symptôme de guérison, ou la manifestation d’un effort de la nature pour retrou­ ver son équilibre. Le vrai mal s’exerce invisiblement durant la période d’incubation où les microbes engendrés donnent libre cours à leurs appétits. Averti des ravages, l’organisme réagit et la réaction apparaît; on dit alors que la maladie se déclare; illusion ; on est plutôt en présence du travail de la nature qui se défend. / Le trouble mental chez le névrosé serait lui-même un effort de la nature pour se délivrer du mal, en atténuer du moins la gravité, limiter ses ravages en le localisant » (« Théorie de la personne », compte rendu par Jules Grivet, in Mélanges, p. 852-853). 216. Thèse développée dans Matière et Mémoire, p. 55-59. 217. C’est une théorie qu’on trouve par exemple chez le philosophe écossais Alexander Bain (1818-1903), dont Bergson connaissait bien la doctrine (plusieurs mentions dans les œuvres publiées, et infra dans ce cours même), et en particulier dans son ouvrage L’Esprit et le Corps considérés au point de vue de leurs relations (1873), trad. William Battier, Paris, Alcan, 1889, 5e éd., chap. IV (« Lois générales de l’union de l’esprit et du corps : les sentiments et la volonté », p. 45-83). Nous verrons plus bas que Bergson possédait cet ouvrage. 218. Thèse qui peut être rapportée à Descartes {Sixième méditation, AT, IX-1, 70).

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Notes 219. Même argument, pris en faveur de la même conception de la douleur, dans MM, p. 56. 220. Il n’y a même pas du tout, en l’occurrence, de raisonnement, si l’on suit bien l’argumentation de Bergson. 221. Souvenir d’une expression de Platon. Voir E, p. 126. 222. « Fiers » dans le dactylogramme. Le bacille responsable de la diphtérie (corynebacterium diphteriae, ou « bacille de Klebs-Loffler», existant sous les trois formes « gravis », « mitis » et « intermedius »), avait été découvert par Edwin Klebs en 1883, et isolé par Friedrich Loffler en 1884. 223. Terme médical : désigne la perte des couches superficielles de la peau ou d’une muqueuse. 224. Une « manière de vivre » ensemble, de coexister, dans une situation ten­ due. 225. Dans un passage cité par nous plus haut, Bergson applique cette hypothèse au cas de la paramnésie ou « fausse reconnaissance » (« FR », in ES, p. 113-114). 226. Dans la leçon immédiatement antérieure, qui ressaisissait elle-même les acquis des leçons précédentes. 227. « Tout au plus certains souvenirs confus, sans rapport à la situation pré­ sente, débordent-ils les images utilement associées, dessinant autour d’elles une frange moins éclairée qui va se perdre dans une immense zone obscure » (MM, p. 90). z28. Matière et Mémoire est plus clair encore, sur ce point, que ne l’a été la leçon précédente, et que ne l’est le présent passage. Il y a un double mouvement de translation, par lequel la mémoire se concentre sur un point agissant, et de rotation, par lequel elle présente sa face la plus utile, dans chacun de nos efforts de rappel. Voir MM, p. 188. 229. Thèse inspirée du refus newtonien de définir la force gravitationnelle. Voir E, p. 113-117, et EC, p. 242-243. 230. Ouvrage célèbre, mentionné dans Matière et Mémoire (p. 195, n. 1): Du hachisch et de l’aliénation mentale. Études psychologiques, Paris, Masson, 1845. Jacques-Joseph Moreau (de Tours) (1804-1884) était un médecin et un philosophe, disciple d’Esquirol. 231. Cette distinction sera reprise dans le cours de 1910-1911 «Théorie de la personne», mais sous une forme un peu différente: Bergson opposera alors les troubles affectant la « masse » des états psychiques, et ceux affectant leur « vitesse » (« Théorie de la personne », in Mélanges, p. 859). 232. Sur cette « rectitude », voir la leçon précédente. 233. Cette catégorie nosologique est également employée dans le cours de 1913 à l’université Columbia (in Mélanges, p. 987). Elle y est opposée, comme ce sera le cas infra, à celle de « psychasthénie », forgée entre-temps par Pierre Janet (l’un des principaux fondateurs, en France, des études sur les « dédoublements de la person­ nalité»), 234. Ce cas, effectivement très célèbre (Pierre Janet l’a étudié aussi), est lon­ guement analysé dans le cours de 1910-1911 «Théorie de la personne». Voir Mélanges, p. 853-859. 235. Le terme «autotomie» date des années 1880, et fut utilisé par des

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Histoire des théories de la mémoire zoolgistes dont Bergson poursuivait la lecture en vue de L’Évolution créatrice, par exemple Alfred Giard, article « L’autotomie dans la série animale », paru dans la Revue scientifique en 1887. 236. Dans la leçon précédente. 237. Répétition ? Ou Bergson voulait-il mentionner aussi la cécité verbale (inca­ pacité à reconnaître les mots écrits) ? 238. Dans tout ce paragraphe, Bergson reprend une page de Matière et Mémoire qu’on aura intérêt à consulter : MM, p. 132. 239. « On assiste d’ailleurs souvent, en pareil cas, à une restauration intégrale des souvenirs disparus » (MM, p. 133). Et, déjà dans le passage de Matière et Mémoire, Bergson opérait le rapprochement avec les « scissions de la personnalité » observées par Pierre Janet. 240. Pour l’usage bergsonien de l’hypnose à l’appui de cette argumentation, voir MM, p. 133 et 191. 241. « D’intensité » dans le dactylogramme, ce qui aurait une signification théo­ rique un peu différente. 242. Ou « une fois que les ont éveillés la perception présente »? Ce serait plus plausible, du point de vue du sens, dans ce contexte. 243. Voir leçon précédente. 244. Terme un peu curieux. « Lester »? En tout cas, on le retrouve un peu plus bas. 245. Terme dû à Pierre Janet, et d’invention toute récente, puisque le premier tome de l’ouvrage fondamental, si important pour Bergson lui-même (voir MM, « Avant-propos de la septième édition », p. 8), date de 1903 : Les Obsessions et la Psychasthénie, Paris, Alcan, 1903. « Psychasthénie » signifie, littéralement, « absence de force de l’âme ». Pierre Janet (1859-1947), neveu du philosophe Paul Janet, était lui-même philosophe et psychologue. Il fut professeur au Collège de France, sur la chaire de psychologie expérimentale, auparavant occupée par Ribot (l’autre de ses maîtres avec Charcot), à partir de 1902. Son œuvre eut une influence considérable sur les psychologues et les philosophes de l’époque, surpassée tout au plus par celle de Freud, qui lui dispute la paternité du concept moderne d’inconscient. 246. Sur les troubles « psychasthéniques » de la personnalité, voir le cours, déjà mentionné par nous, à l’université Columbia (in Mélanges, p. 987), et surtout le cours au Collège de France de 1910-1911 «Théorie de la personne» (in Mélanges, p. 859-868). Ces textes les caractérisent en termes de lésion de la « volonté » ou de ï’« élan vers l’avenir », par opposition aux troubles de la mémoire. 247. Exemple typique d’obsession (on dirait aujourd’hui : de trouble obsession­ nel compulsif), dont on trouvera des descriptions abondantes dans Janet (Les Obses­ sions et la Psychasthénie), dans Ribot (Les Matadies de la volonté, Paris, Alcan, 1885), et une occurrence dans les œuvres publiées de Bergson lui-même (« DPP », in PM, p. 66-67). 248. Effectivement, un texte intitulé « La fin du sage. Les derniers entretiens de Charles Renouvier », recueillis par Louis Prat, a été publié dans la Revue de méta­ physique et de morale en mars 1904, dans le t. XII, vol. 2, de cette revue (p. 149185).

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Notes 249. Pour cette image, voir MM, p. 188. 250. « On ne finirait jamais un livre, si l’on n’en avait un autre à écrire ; on ne terminerait pas un chapitre, si le suivant ne levait la tête à l’horizon pour réclamer son tour, et ainsi pour tout. Les préparatifs d’un voyage ne seraient jamais achevés, si l’heure du départ n’était pas fixée» («Théorie de la personne», in Mélanges, 251. Il s’agit bien sûr du livre que nous avons mentionné dans nos notes précé­ dentes, Les Obsessions et la Psychasthénie (t. I, 1903). Sur Pierre Janet, voir ces notes. 252. « Sens de la conscience » dans le dactylogramme. Le « rétrécissement du champ de conscience » est en revanche un des concepts majeurs de Janet, dès son premier grand livre, L’Automatisme psychologique, en 1889. 253. Effectivement, Janet renvoie lui-même à Matière et Mémoire de Bergson dans différents passages de son ouvrage, contribuant ainsi à un échange entre deux disciplines ayant, chose rare, des objets communs. Mais Janet rattache volontiers les positions de Bergson à un point de vue « métaphysique », ce que celui-ci juge réduc­ teur. Pour lui en effet, le philosophe est en droit de se prononcer sur les questions d’observation. Voir la réponse de Bergson, en 1911, dans l’« Avant-propos à la sep­ tième édition » de Matière et Mémoire, p. 8, n. 2 (qui renvoie aux pages 474 à 502 du livre de Janet). 254. «Tension» est un concept central à la fois pour Bergson (MM, p. 188189, 226-235), et pour Janet (en particulier dans Les Obsessions et la Psychasthé­ nie). 255. Ce substantif est un peu étrange, mais peut-être pas tout à fait impossible, vu les usages multiples et divers que font Janet, et Bergson lui-même dans les der­ nières leçons, de l’image du « rétrécissement». 256. Bergson faisait cours sur l’«Histoire de l’idée de temps». Ce cours, rappelons-le, a été édité par les soins de Camille Riquier, aux Presses universitaires de France, en 2016. 257. « Transmission » dans le dactylogramme. 258. Bien plus proche, donc, de l’« attention à la vie » dont Bergson développe la notion à la fin du troisième chapitre de Matière et Mémoire (p. 192-194), et qui consiste principalement à empecher, négativement, les souvenirs inutiles de venir se présenter à la conscience, que de l’attention comme « regard » positif de l’intellect sur un objet donné. 259. C’est le problème posé, quant à lui, par le début du deuxième chapitre de Matière et Mémoire, p. 107-117. 260. Même si je ne perçois qu’une apparence, il est réel qu’elle m’apparaît. C’est l’argument de Bergson dans sa contribution (1908) à l’article « Immédiat » du Voca­ bulaire technique et critique de la philosophie de Lalande, reproduite in EP, p. 362366. 261. Le concept de « temps de réaction » se trouve par exemple chez Beaunis (« Sur la comparaison du temps de réaction des différentes sensations », Revue phi­ losophique de la France et de l'Étranger, t. XV, janvier-juin 1883, p. 611-620; « Influence de la durée de l’expectation sur le temps de réaction des sensations

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Histoire des théories de la mémoire visuelles », ibid., t. XX, juillet-décembre 1885, p. 330-332), chez Wundt (dans son ouvrage majeur les Grunzüge der physiologischen Psychologie, à partir de l’édition de 1893), ou encore chez Binet (Introduction à la psychologie expérimentale, 1894). Il fait encore partie des préoccupations expérimentales des psychologues contempo­ rains. 262. À supposer même que l’on accepte (comme du reste fait Bergson) la théo­ rie de Ribot, suivant laquelle un certain nombre de « mouvements concomitants » favorisent l’attention volontaire, « il resterait à expliquer le travail de l’esprit qui y correspond, c’est-à-dire la mystérieuse opération par laquelle le même organe, per­ cevant dans le même entourage le même objet, y découvre un nombre croissant de choses », dit la section de Matière et Mémoire consacrée à l’attention (ici p. 110). 263. Dès l’avant-dernière leçon, et d’une manière très développée dans la der­ nière. 264. Pour cette explication, voir MM, p. 113-117. 265. Voir leçon du 29 janvier. 266. Voir « R », in ES, p. 96-97. 267. Usage issu de Taine, mais encore modifié, du terme « hallucination ». Pour la critique de la théorie tainienne de la perception comme « hallucination vraie », voir la première leçon du cours. 268. Il s’agit des expériences d’Alfred Golscheider et Robert Franz Müller, qui sont mentionnées dans les passages correspondants de Matière et Mémoire (p. 113) et du « Rêve » (in ES, p. 98), ainsi que dans « L’effort intellectuel » (in ES, p. 170). Elles ont été rapportées dans leur article « Zur Physiologie und Pathologie des Lesens » (« Sur la physiologie et la pathologie de la lecture »), paru en 1893. 269. Cette expérience particulière, Bergson la détaille aussi dans « R», in ES, p. 98. 270. Forme, matière, cadre, etc.: images et notions qui sont abondamment utilisées dans le deuxième chapitre de Matière et Mémoire, où il s’agit justement de décrire le mécanisme de l’insertion du souvenir dans la perception. 271. Processus circulaire, qui est décrit avec précision dans Matière et Mémoire, p. 113-117, et illustré par le schéma de la p. 115. 272. Voir MM, p. 114: la perception accompagnée d’attention s’effectue-t-elle en ligne droite ? « Nous prétendons au contraire que la perception réfléchie est un circuit, où tous les éléments, y compris l’objet perçu lui-même, se tiennent en état de tension mutuelle comme dans un circuit électrique, de sorte qu’aucun ébranlement parti de l’objet ne peut s’arrêter en route dans les profondeurs de l’esprit: il doit toujours faire retour à l’objet lui-même. » 273. Bergson songe vraisemblablement à l’Exposition universelle de 1889, qui était également la première exposition coloniale française, ou à l’Exposition univer­ selle de 1900, toutes deux s’étant tenues à Paris. Le propos extrêmement condescen­ dant qui suit, sera un peu atténué une trentaine d’années plus tard, quand Bergson, l’un des premiers en son temps (contrairement à Lévy-Bruhl) et bien avant La Pensée sauvage de Lévi-Strauss, récusera, dans Les Deux Sources, la notion de « mentalité primitive » : voir DS, p. 106-107. 274. « Classe » dans le dactylogramme.

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Notes 275. « Théorie » dans le dactylogramme, leçon qui serait valable munie de guillemets. 276. Le paysage théorique ne change pas, puisque cette critique du «miso­ néisme » (terme dont on attribue souvent la paternité à Cesare Lombroso) se trouve, l’année même où commence ce cours, chez Lucien Lévy-Bruhl, qui avait été le condisciple de Bergson à l’École normale supérieure, dans l’ouvrage La Morale et la Science des mœurs (1903). 277. « Coalescence » est une image plusieurs fois utilisée par le deuxième cha­ pitre de Matière et Mémoire pour désigner cette rencontre du souvenir et de la per­ ception : MM, p. 95,135,142. 278. Pour cette théorie de la création artistique, dont plusieurs aspects se trouvent également chez Proust, voir « PC », in PM, p. 149-150. 279. Image utilisée, dans un sens proche, par « El », in ES, p. 182. 280. À partir de la leçon du 5 février. 281. « Point » dans le dactylogramme. Cette leçon est d’ailleurs possible. 282. Il s’agit très vraisemblablement du Japon, qui, dès le début de l’ère Meiji en 1868, avait pris le tournant de l’« ouverture » au monde occidental. La guerre russojaponaise, dont l’issue favorable au Japon suprendra le monde, venait de commen­ cer, le 8 février 1904. 283. La philosophie de Bergson sera pourtant reçue au Japon dès les années 1910-1920, par des auteurs comme Shuzo Kuki, Kitaro Nishida, Hajime Tanabe ou Kiyoshi Miki. 284. Plusieurs auteurs peuvent être visés ici. Non exhaustivement: Boutroux, Lévy-Bruhl, Delbos, Charles Andler, René Berthelot en France; Francis Bradley en Grande-Bretagne. 285. Quelque chose comme «abstraction» était plus attendu. Mais Bergson voulait peut-être dire : non pas par une seule et unique expérimentation. 286. Attention: «parce que» possède ici le sens de «sous prétexte que», «au motif que ». 287. Dans les dernières minutes de la précédente leçon. 288. Selon la modalité, en 1904, du suffrage universel masculin. 289. Phrase non achevée, mais dont le sens apparaît clairement à celui qui lit les phrases suivantes : la « relation étroite » se noue entre « l’accroissement de clarté de la perception » d’une part, et l’intervention du souvenir d’autre part. 290. Pour la tripartition entre ces différents paramètres de l'attention que sont la « richesse », l’« intensité » et l’« intelligibilité », voir la fin de la leçon précédente, et le début de la présente leçon. 291. On peut penser que Bergson songe ici à trois auteurs mentionnés dans Matière et Mémoire (p. 109, n. 1), dont le point commun est d’avoir mis en question l’efficace propre de l’attention: Léon Marillier («Remarques sur le mécanisme de l’attention », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, t. XXVII, janvierjuin 1889, p. 566-587), James Ward (article «Psychology» de ï'Encylopaedia Britannica, 9e éd., 1885) et Francis Bradley (« Is there any Spécial Activity of Atten­ tion ? », Mind, t. XI, vol. 43, juillet-septembre 1886, p. 305-323). Léon Marillier (1862-1901) était un important représentant de la psychologie physiologique en

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Histoire des théories de la mémoire France; il a cofondé la Société française de psychologie avec Pierre Janet en 1901. James Ward (1843-1925), psychologue et philosophe britannique, a beaucoup marqué Bergson, notamment à travers son concept d’« extensité » (MM, p. 244). Sur Bradley, voir supra, leçon du 8 janvier, et nos notes. 292. Pour le sens de cette remarque, voir la leçon précédente. 293. Car le souvenir se crée le long de la perception même, pour Bergson, en un flux continu, et non pas après lui, ce qui ouvrirait la question inextricable (à ses yeux) de savoir « quand ». Voir « FR », in ES, p. 129-130. 294. Voir MM, p. 113-117 (avec en particulier le schéma de la p. 115), pour ce qui vient d’être dit et pour tout ce qui suit, sur le caractère circulaire du proces­ sus ainsi décrit. 295. Le compte rendu du cours au Collège de France de 1906-1907, qui s’inti­ tulait « Les théories de la volonté » (in Mélanges, p. 695-698), permet, plus claire­ ment encore que les pages correspondantes de Matière et Mémoire (p. 109-110), de répartir les positions : Bergson identifiera d’abord les partisans de la théorie centri­ pète, représentée par Fechner, Nikolaï Lange, Ribot ou Maudsley, puis ceux de la théorie centrifuge, comme Wundt. 296. Sur cette importante revue de psychologique physiologique (les Philosophische Studien), voir la leçon du 8 janvier. Le travail de Lange est celui même qui est mentionné dans Matière et Mémoire, p. 110, n. 3, et dans le cours de 19061907 « Les théories de la volonté » (in Mélanges, p. 697). Il s’agit de « Beitrag zur Théorie der sinnlichen Aufmerksamkeit und der aktiven Apperzeption » [« Contribu­ tion à la théorie de l’attention sensorielle et de l’aperception active »], Philosophische Studien, t. IV (et non t. VII : Bergson commet la même imprécision dans Matière et Mémoire), 1888, p. 390-422. Nikolaï Lange (1858-1921), psychologue russe, s’inté­ ressa en particulier au phénomène de l’attention, et à son lien avec les lois logiques. 297. Le passage correspondant de Matière et Mémoire préfère parler de « télé­ graphe » : on peut dans une certaine mesure « comparer le travail élémentaire de l’attention à celui du télégraphiste qui, en recevant une dépêche importante, la réex­ pédie mot pour mot au lieu d’origine pour en contrôler l’exactitude » (MM, p. 111). 298. « Paraît » dans le dactylogramme. 299. À vrai dire, dans la leçon précédente, Bergson n’a prononcé le nom que de Lange, mais Franz Exner (philosophe et psychologue autrichien, 1802-1853, disciple de Herbart) est mentionné à la fin de Matière et Mémoire pour avoir déterminé le plus petit intervalle de temps vide dont nous puissions prendre conscience (MM, p. 231), Ward (« Park » dans le dactylogramme) a fait l’objet d’une allusion probable à la fin de la dernière leçon (voir nos notes à cet endroit), et Hugo Münsterberg (philosophe et psychologue, 1863-1916, néo-kantien, initiateur de l’approche psychologique des aptitudes professionnelles) est évoqué en note dans les pages de Matière et Mémoire consacrées à l’attention (MM, p. 113, n. 1), pour le quatrième tome (1892) de ses Beitrage zur experimentellen Psychologie [Contributions à la psychologie expérimen­ tale], 300. La «figure de Schrôder» («Scrolder» dans le dactylogramme) est égale­ ment connue sous le nom d’«escalier de Schrôder» :hr11 „ e), du nom du physicien, mathématicien et pédagogue Heinrich G. F. Schrôder (1810-1885) qui en

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Notes publia la première présentation dans « Ueber eine optische Inversion bei Betrachtung verkehrter, durch optische Vorrichtung entworfener, physischer Bilder» («Sur une inversion optique dans la considération d’images physiques renversées, obtenues par un dispositif optique»), paru dans les Annalen aer Physik und Chemie, vol. 181, 1858, p. 298-311. 301. Construction un peu confuse: ce qu’on «prête», c’est la faculté, pour l’attention, d’accroître, par ses moyens propres, l’intensité d’une sensation. 302. Pour la critique de cette conception « associationniste », voir supra, leçon des 15 et 29 janvier, et MM, p. 182-183. 303. Dans la leçon du 15 janvier. 304. Retour de cette notion centrale pour Bergson (voir MM, p. 188-189), qui avait été introduite ici dans la leçon du 12 février. 305. Voir les premières lignes de « L’effort intellectuel », in ES, p. 153 : « Quand nous nous remémorons des faits passés, quand nous interprétons des faits présents, quand nous entendons un discours, quand nous suivons la pensée d’autrui et quand nous nous écoutons penser nous-mêmes, enfin quand un système complexe de repré­ sentations occupe notre intelligence, nous sentons que nous pouvons prendre deux attitudes différentes, l’une de tension et l’autre de relâchement, qui se distinguent surtout en ce que le sentiment de l’effort est présent dans l’une et absent de l’autre. » Voir aussi, pour une extension cosmologique du propos, EC, p. 201-204. 306. À parler concrètement, « percevoir finit par n’être plus qu’une occasion de se souvenir » (MM, p. 68). 307. Dans la dernière leçon (expériences de Goldscheider et Müller). 308. « Bingler » dans le dactylogramme. Nous restituons d’après «El», in ES, p. 170, qui toutefois ne mentionne pas l’article concerné, à savoir: «The Apperception of the Spoken Sentence: a Study in the Psychology of Language», American Journal of Psychology, t. XH, vol. 1, octobre 1900, p. 80-130. William C. Bagley (1874-1946), alors au début de sa carrière académique, est devenu par la suite un important psychologue et pédagogue américain. 309. Dès la fin de la leçon du 12 février, selon une tripartition, suivie par Bergson depuis lors, entre la «richesse», l’« intensité » et l’« intelligibilité » que l’attention conféreraient à la perception. 310. Ici, Bergson retrace en gros le plan suivi par l’article de 1902 «L’effort intellectuel », lui-même basé sur les résultats de Matière et Mémoire, et remontant des actes les plus aisés aux actes les plus difficiles effectués par l’esprit. Les questions de la compréhension et de l’interprétation y tiennent une place plus grande que dans les autres études de Bergson. 311. Étonnante anticipation d’un argument que Bergson empruntera à William James, Pragmatism (1907), pour critiquer, dans « Vérité et réalité. Sur le pragma­ tisme de William James » (1911) (repris in La Pensée et le Mouvant), la conception de l’idée vraie comme image fidèle de la réalité. 312. Voir MM, p. 139. 313. Pour cet exemple, voir «El», p. 169-170; MM, p. 129; et supra, leçon du 15 janvier. 314. Phrase reprise mot pour mot à MM, p. 129.

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Histoire des théories de la mémoire 315. Exemple déjà envisagé supra, leçon du 5 février. 316. Exemple proche en «El», p. 178-181 (la danse). 317. Les chiffres, dans un calcul que nous suivons, «ne sont que des poteaux indicateurs auxquels nous nous reportons pour nous assurer que nous ne faisons pas fausse route » (« El », p. 169). 318. Pour la même expérience de pensée, avec la même visée, voir «AC», in ES, p. 45-47. 319. Point de départ, dans son énonciation négative, de la philosophie de Bergson. « Nous éprouvons une incroyable difficulté à nous représenter la durée dans sa pureté originelle» (E, p. 79). Et voir le quatrième chapitre de L’Évolution créatrice, p. 298-369, pour une théorie de l’histoire de la philosophie basée sur ce constat. 320. Voir E, p. 86-90; MM, p. 210-215. 321. Voir « IM », in PM, p. 181, et la toute première leçon de ce cours. 322. Allusion aux arguments du philosophe antique Zénon d’Élée, démontés pièce à pièce dans les passages de ï’Essai et de Matière et Mémoire que nous venons de mentionner en note, et, par exemple, dans L’Évolution créatrice, p. 308-313. 323. Peu d’informations nous sont données dans le texte correspondant au sein de l’œuvre de Bergson, à savoir « El », in ES, p. 167-174. On peut songer cependant, en particulier, à Binet (déjà nommé dans le présent cours) et à son livre, paru entre­ temps, L’étude expérimentale de l’intelligence, Paris, Reinwald, coll. « Bibliothèque de pédagogie et de psychologie », 1903. 324. Sur l’inconscient bergsonien, voir MM, p. 156-163. 325. David Hume, Traité de la nature humaine, livre I (1739), partie I, sec­ tion IV. La traduction, assez libre, est de Bergson. 326. Thomas Brown, philosophe écossais (1778-1820), continuateur de Hume et de James Mill ; les Lectures on the Philosophy of the Human Mind, publiées en 1820 en quatre volumes, constituent son ouvrage principal. 327. Thomas Brown, Lectures on the Philosophy of the Human Mind, Édimbourg/Londres, Tait/Longman, Hurst, Rees, Orme, and Brown, 1820, vol. 1, p. 218. L’insertion est de Bergson. 328. Ibid., p. 225. 329. James Mill, Analysis of the Phenomena of the Human Mind, Londres, 1829. James Mill (1773-1836) fut un économiste, un historien et un philosophe anglais, ami de Bentham et de Ricardo. 330. « Chemistry of the mind». John Stuart Mill, « Préfacé to the Présent Edi­ tion », in James Mill, Analysis of the Phenomena of the Human Mind, Londres, Longmans, Greens, Reader, and Dyer, 1869, p. 13. Dans cette page, John Stuart Mill cite Thomas Brown. 331. « Intellectual physics ». Ibid. 332. Voir « DPP », in PM, p. 90. 333. Nous avons maintenu cet adverbe, même s’il rend un peu difficile la com­ préhension de la phrase à la première lecture. 334. La toute dernière phrase de L’Évolution créatrice fera écho à cette remarque, qui du même coup l’éclaire d’un nouveau jour : Bergson dénoncera une

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Notes • certaine scolastique nouvelle qui a poussé pendant la seconde moitié du XIXe siècle autour de la physique de Galilée, comme l’ancienne autour d’Aristote » (EC, p. 369). 335. Rappelons que Bergson consacrera (1913) une conférence entière à ce savant, intitulée « La philosophie de Claude Bernard », et recueillie dans La Pensée et le Mouvant, p. 229-237. 336. Allusion au Système de logique déductive et inductive de John Stuart Mill (1843). Ce n’est évidemment pas Stuart Mill qui prend les exemples de Claude Bernard et de Pasteur. 337. Le sens de cette phrase est clair, malgré sa formulation un peu embarras­ sée : Bergson distingue, après bien d’autres (Aristote par exemple), entre méthode de découverte et méthode d’exposition. 338. Voir EC, p. 328-344. 339. Voir R, p. 132-133, sur la vanité. Mais ici, Bergson incrimine plutôt un orgueil propre à l’intelligence humaine, dans sa prétention à connaître. 340. Bergson songe probablement à Hegel. 341. Pour le jugement de Bergson sur Comte, voir entre autres : lettre du 12 avril 1910 à Vitalis Norstrôm, in EP, p. 380; «Interview par Jacques Morland», in EP, p. 408 ; « La philosophie française », in EP, p. 462-463,466,469,475 ; et l’échange en 1915 avec Pierre Grimanelli, de la Société positiviste internationale, in Mélanges, p. 1141-1145. 342. Pour cette caractérisation pragmatiste de la science, voir en particulier EC, p. 197, et « DPP », in PM, p. 33-37. 343. Le rôle de cet adverbe, ici, est un peu difficile à saisir. 344. Il s’agit de l’importante Inquiry Conceming Human Understanding de 1748, que l’on traduit actuellement par Enquête sur l’entendement humain. Bergson suit un usage qui s’était répandu dès le xvmc siècle français. Le passage visé se trouve au début de la deuxième section, intitulée « Origine des idées ». 345. « L’ambition » dans le dactylogramme. Les sténographes ont probable­ ment mal entendu le mot prononcé par Bergson, car le texte anglais contient will. 346. La distinction se trouve chez Spencer, et elle a passé, de là, à la psycholo­ gie expérimentale française, par exemple chez Binet. 347. Bergson, né d’une mère irlandaise, lisait et parlait parfaitement l’anglais. 348. Autres expressions qui ont été mises en circulation par Spencer. 349. Dès l’abord, dès le seuil. 350. Contre cette thèse, voir MM, p. 150-151, et la deuxième leçon du présent cours. 351. Il s’agit bien de la deuxième leçon, qui date du 18 décembre 1903. 352. Synthèses des composés du carbone. Elles interviennent dans les processus biologiques. 353. Terme de grammaire, qui désigne un mot commandé par un autre. En l’occurrence, on parlerait aujourd’hui plutôt d’un «complément». 354. « Composant » dans le dactylogramme. 355. Retour au schéma du « cône renversé », introduit ici à partir de la leçon du 29 janvier 1904 et repris directement de Matière et Mémoire, p. 181.

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Histoire des théories de la mémoire 356. Bergson a déjà parlé des associations par contiguïté et ressemblance dans les trois premières leçons du cours. Le texte de référence est MM, p. 181-192. 357. Pour cette analyse et pour l’image de la nébuleuse, voir MM, p. 184-185. 358. Une nouvelle fois, le texte de base est MM, p. 182-183. 359. « Qu’aux résultats » (sic) dans le dactylogramme. 360. Bergson suivait de près la naissance de la mécanique quantique ; mais selon l’hypothèse la plus vraisemblable, c’est ici à la caractérisation de l’atome comme centre de forces, chez Thomson et Faraday, qu’il songe. Voir MM, p. 224-225, et déjà E,p. 108-110. 361. « Utile » dans le dactylogramme. 362. L’incise ajoutée par nos soins est indispensable, sous peine de contresens total. Bergson est, justement, l’un de ceux qui, les premiers, affirment l’existence d’un inconscient psychique. Voir MM, p. 156-163. 363. Découverte initiale et centrale du bergsonisme. Voir E, p. 74-76. 364. Sur le concept de « neurone », qui est d’invention récente, voir la première leçon de ce cours. 365. Voir « AC », in ES, p. 55. 366. Thèse d’inspiration aristotélicienne. Voir par exemple De la mémoire et de la réminiscence, 451 a 15-18,453 a 15-16. 367. L’analogie avec la cire remonte au moins à Platon, Théétète, 191 c; quant à celle du cylindre phonographique, la leçon suivante nous apprend qu’elle provient d’un autre philosophe, à savoir Jean-Marie Guyau. Voir nos notes à cet endroit. 368. Ou « psychologie » ? Voir aussitôt après. 369. Voir EC, p. 355, « AC », in ES, p. 38-41, « CP », in ES. 370. Ou « psychologie » ? 371. Caractérisation proprement bergsonienne de la « métaphysique », élabo­ rée dans le texte contemporain « Introduction à la métaphysique » (in PM, p. 177182). 372. Voir supra, leçons des 19 et 26 février; et, plus tard, « DPP », in PM, p. 31-33. 373. Voir E, p. 98. 374. Présentation synthétique d’une philosophie originale du langage, mettant celui-ci en relation avec l’espace et avec la société, qu’on trouve exposée dès l’avantpropos de VEssai sur les données immédiates de la conscience en 1889, et par exemple dans Le Rire, p. 117-118. 375. Ou, peut-être: «qu’en fonction de l’immobilité ». 376. Sous-entendu : dans la psychologie que Bergson critique ici. Le point de vue de l’« utile », qui est précisément celui de la clarté, est opposé à celui de l’obser­ vation authentique. 377. Réponse à Descartes, et à sa qualification de la clarté et de la distinction comme double critère de la vérité. 378. « À vrai dire, je ne suis pas sûr que la question “où” ait encore un sens quand on ne parle plus d’un corps » (« AC », in ES, p. 55). 379. Sur l’exigence du « sur mesure », voir par exemple EC, p. 48 ; « IM », in PM, p. 196-197.

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Notes 380. Cette analyse capitale, dont la formulation explicite est rare chez Bergson, sera reprise dans « PC », in PM, p. 172-173, et dans DSim, p. 45-46. 381. «Parallélisme» et «équivalence» sont en effet deux des termes que Bergson juge les plus rigoureux, dans les textes consacrés à la question du corps et de l’esprit (Matière et Mémoire, « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique », « L’âme et le corps » notamment), pour caractériser la position qu’il combat. 382. Voir infra, leçon du 6 mai 1904. 383. Sur l’« épiphénoménisme », voir MM, p. 23 et 254 sq.-, «CP», in ES, p. 201-202. 384. Pour une analyse semblable, mais avec des analogies différentes, voir MM, « Avant-propos de la septième édition », p. 4-5 ; « AC », in ES, p. 36-37 ; « CP », in ES, p. 209-210. 385. Voir MM, p. 196; «AC», in ES, p. 48. 386. Ou, peut-être, son «concomitant» ? 387. Voir MM, «Avant-propos à la septième édition», p. 4; «AC», in ES, p. 33-34, 46-47; « CP », in ES, p. 191-192. 388. Bergson écrit plutôt «épiphénoméniste». Et il distingue ici entre cette thèse, et celle de l’« équivalence ». 389. Pour cette analogie, voir MM, «Avant-propos de la septième édition», p. 6-7 ; « AC », in ES, p. 42-43. 390. Pour cette présentation particulière du problème de la relation entre le corps et l’esprit, voir « Le cerveau et la pensée: une illusion philosophique » (1904), dans L’Énergie spirituelle. 391. Expression un peu compliquée : il faut comprendre que ces « images » sont les parties elles-mêmes du tout de la représentation. 392. Auxquels Bergson, on le sait, s’est beaucoup intéressé: voir Matière et Mémoire, ainsi que les diverses études réunies dans L’Énergie spirituelle. 393. Ou « extérieur »? La thèse bergsonienne, c’est en effet que nous percevons les objets où ils sont, et non pas « en nous »... 394. Tout ce passage est de compréhension difficile. Il faut avoir présent à l’esprit que Bergson critique ici, implicitement, l’hypothèse de Taine et toutes celles qui s’y apparentent, suivant lesquelles la perception est une « hallucination vraie ». Dans une telle hypothèse, point n’est besoin d’un objet extérieur, ni pour percevoir, ni pour se souvenir. Tandis que pour Bergson, non seulement il faut un objet exté­ rieur pour percevoir : mais aussi, le simple fait de l’hallucination implique un objet extérieur autrefois perçu (et à présent remémoré). 395. Pour la critique de cette conception, voir les deux premières leçons du cours, et MM, p. 147-152. 396. Dans Matière et mémoire, mais aussi dans le présent cours (les deux pre­ mières leçons notamment). 397. Pour cette image de la phosphorescence, voir par exemple MM, p. 19, 23, 75, 239 ; EC, p. 262 ; « AC », in ES, p. 33,40 ; « CP », in ES, p. 191. 398. On attendrait plutôt : « et qui ne serait que son épiphénomène ». 399. « Les » dans le dactylogramme ; notre correction clarifie le propos. 400. Le dactylogramme porte un « car » que Bergson a sans doute prononcé ;

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Histoire des théories de la mémoire cependant, la construction du raisonnement implique, comme nous allons le voir, qu’on place ici une opposition. 401. Comme le pense effectivement Bergson. 402. Nombreuses analogies de même intention, à la fin de la leçon précédente, et dans les textes publiés que nous en rapprochons en note. 403. Pour cette supposition, voir MM, p. 43. 404. Thèse forte de Bergson (voir MM, p. 192-196), souvent inaperçue, mais qui installe celui-ci dans l’histoire de la psychiatrie depuis Pinel et Esquirol : y a-t-il ou n’y a-t-il pas, n’a cessé de se demander la psychiatrie naissante qui voyait là une question conditionnant son existence même en tant que discipline indépendante, des maladies spécifiquement mentales ? Bergson répond donc par la négative : le souve­ nir, étant de nature psychique, ne peut pas être lésé en tant que tel (il peut toutefois subir, avec toute la mémoire, un affaiblissement de « ton » ou de « tension »), ce qui peut être lésé, ce sont les mécanismes de ['insertion du souvenir dans la perception et l’action, c’est-à-dire le cerveau. 405. Pour tout ce développement, voir EC, p. 355, « AC », in ES, p. 38-41, «CP», in ES, p. 192-193. 406. Jean-Marie Guyau, philosophe, sociologue de l’art (1854-1888). Bergson marquait une certaine sympathie pour ses positions relatives à la question de la vie. Il avait rédigé en 1891, entre autres, une recension de sa Genèse de l’idée de temps, parue un an plus tôt (EP, p. 145-152). Le texte ici visé est un petit article, « La mémoire et le phonographe », Revue philosophique de la France et de l’Étranger, t. IX, janvier-juillet 1880, p. 319-322. 407. « Worth » dans le dactylogramme. Peut-être fallait-il entendre « Wundt ». 408. « Bering » dans le dactylogramme. 409. Leçon du 15 janvier. 410. « Sens » dans le dactylogramme. 411. « Les » dans le dactylogramme. Nous allégeons. 412. Ce qui, précisément, n’est pas la thèse de Bergson. 413. Pour cet argument, déjà utilisé dans la toute première leçon, voir «PC», in PM, p. 171-172. 414. Cette expression désigne effectivement, dans l’ouvrage de 1880, Le Cer­ veau organe de la pensée chez l’homme et chez les animaux (Paris, Alcan, coll. « Bibliothèque scientifique internationale », 1882), des fibres reliant des centres ner­ veux de fonctions différentes, par exemple le cervelet et le cerveau, des centres sensi­ tifs et des centres moteurs, etc. Henry C. Bastian (1837-1915) est un important physiologiste et neurologue britannique que Bergson mentionne beaucoup dans Matière et Mémoire (MM, p. 109, n. 4, 125, 125, n. 3, 137, n. 5), et qu’il utilisera également dans L’Évolution créatrice (p. 213, n. 1). 415. Symptôme consistant dans l’articulation de sons peu intelligibles. 416. Pour cet exemple, voir « AC», in ES, p. 50. 417. «Pufnow» dans le dactylogramme. Adolf Kussmaul (1822-1902), méde­ cin allemand, est mentionné à deux reprises dans Matière et Mémoire (MM, p. 125, 137), et cela pour le livre même qui est visé ici, Les Troubles de la parole (Die Stôrungen der Sprache, lre éd. 1877), trad. A. Rueff, Paris, Baillière, 1884.

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Notes 418. Théodule Ribot, Les Maladies de la mémoire, Paris, Alcan, 1881, p. 131 sq. Théodule Ribot (1839-1916), philosophe et psychologue, l’un des princi­ paux initiateurs de la psychologie expérimentale en France, fondateur de la Revue philosophique de la France et de l’Étranger, est très souvent mentionné par Bergson, et par tous les auteurs de son temps, pour ses nombreux travaux de psychologie (sur la mémoire, sur l’attention, sur la volonté, sur l’imagination, etc.). 419. La loi décrivant ce phénomène, appelée «loi de Ribot», est mentionnée dans MM, p. 132. 420. Pour toute cette réfutation, fondée sur la « loi de Ribot », voir MM, p. 133134, et « AC », in ES, p. 53-55. 421. Cette leçon nous est perdue. Le compte rendu anonyme paru dans la Revue de philosophie en décembre 1904, et recueilli dans les Mélanges, contient un passage qui livre peut-être le contenu de cette dernière séance « dogmatique et critique » : « Enfin, dans l’hypothèse d’un dépôt des souvenirs dans la matière cérébrale, une première catégorie d’amnésies (maladies réelles de la mémoire) fera voir que dans le cerveau les souvenirs sont classés d’après leur provenance sensorielle, tandis qu’une autre catégorie (maladies apparentes) montrera que les souvenirs sont classés dans le cerveau, d’après leur ordre de succession, d’après leur époque. Comment résoudre une telle contradiction ? » (« Cours du Collège de France. Histoire des théories de la mémoire », in Mélanges, p. 623-624). 422. Dans l’oeuvre publiée, voir « IM », in PM, p. 223. Cette idée est reprise dans EC, p. 320 et 328. 423. « Données de » dans le dactylogramme. 424. La structure grammaticale de cette phrase ne paraît pas exhaustivement intelligible. 425. Sur cette similitude entre les doctrines de Platon et d’Aristote, voir EC, p. 320-322. 426. Voir EC, p. 355 : « Quand Aristote définissait Dieu la voqaEux; voqaiç, c’est probablement sur voqaeax;, et non pas sur vorjoiç, qu’il mettait l’accent. » Comme nous le verrons plus bas, voqaEtoç renvoie, selon Bergson, à la pensée comme objet, voqoiç à la pensée comme sujet. 427. Bergson a fait cours, au premier semestre de l’année 1897-1898, sur la psychologie de Plotin, au Collège de France, alors qu’il remplaçait Charles Lévêque ; en même temps, il expliquait la Quatrième Ennéade (voir les Mélanges, p. 413). En 1901-1902, il a expliqué le neuvième traité de la Sixième Ennéade, parallèlement à un cours sur l’idée de temps (ibid., p. 512). 428. Sur la matière aristotélicienne, voir EC, p. 316. 429. Sur cette compréhension bergsonienne de la Pensée de la Pensée en termes de sujet et d’objet, voir EC, p. 323. 430. Sur le « voûç TrotqxiKÔç », voir EC, 321-322. 431. On trouve deux occurrences du terme «noiciv» et de ses dérivés dans le troisième livre du Traité de l’âme, d’après l’Index aristoteliais: en 429 b 26 et en 430 a 19. La plus significative est la seconde: «Kal oùroç ô voûç xœpioràç Kal àptyf)ç Kal ànaOiqç, tfj oùaiq ûv évépyEta. Ael yàp TiptdrrEpov rô noioüv roù Ttàaxovroç Kal f| àpxq Tfjç üXqç » (« Et cet intellect est séparé, sans mélange et impassible, étant

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Histoire des théories de la mémoire acte par essence. Toujours, en effet, l’agent est supérieur au patient et le principe à la matière » ; trad. E. Barbotin, texte établi par A. Jannone, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé », 1966). 432. Cette doctrine révèle, selon Bergson, la « conception sui generis de la cau­ salité » qui est « immanente à la philosophie des Idées » (EC, p. 322). Sur l’action de Dieu, voir également L’Idée de lieu chez Aristote, in EP, p. 114-115. D’autre part, il existe une traduction, par Bergson, de la Métaphysique d’Aristote, livre A, chap. 7, publiée dans la revue Philosophie, « Henri Bergson », 54, Paris, Minuit, 1997, p. 912, texte établi par Michel Narcy et Philippe Soûlez. 433. Le cours du samedi visait surtout à montrer, dans le livre de la Métaphy­ sique d’Aristote, le rapport entre l’idée d’un premier moteur immobile et celle de Pensée de la Pensée (voir les Mélanges, p. 613). 434. Cette thèse, qui est essentielle, on va le voir, dans la présente argumenta­ tion, sera reprise dans L’Évolution créatrice, p. 349 : « Si la '|æx’1| d’Aristote, entéléchie d’un corps vivant, est moins spirituelle que notre “âme”, c’est que son aûpa, déjà imbibé d’idée, est moins corporel que notre “corps”. » 435. Sur la traduction du mot « elôoç » et ses implications philosophiques, voir EC, p. 314-315. 436. Telle est pourtant la méthode préconisée par Pestalozzi, critiquée par Ravaisson, avant qu’elle ne le soit par Bergson lui-même. Sur ce point, voir « VOR », in PM, p. 277-278, et la première leçon du présent cours. 437. Il s’agit de l’« axe générateur » dont parlait Ravaisson, s’inspirant de Léo­ nard de Vinci. Voir « VOR », p. 264-266. Dans ces pages, la ressemblance entre la métaphysique d’Aristote interprétée par Ravaisson et l’esthétique de Léonard de Vinci est soulignée : Ravaisson, « quand il nous montre dans Aristote le maître qui chercha au fond des êtres individuels, par une intuition de l’esprit, la pensée carac­ téristique qui les anime, ne fait-il pas de l’aristotélisme la philosophie même de cet art que Léonard de Vinci conçoit et pratique, art qui ne souligne pas les contours matériels du modèle, qui ne les estompe pas davantage au profit d’un idéal abstrait, mais les concentre simplement autour de la pensée latente et de l’âme génératrice ? » (« VOR », iw PM, p. 266). 438. Dans « La vie et l’œuvre de Ravaisson », Bergson ajoute : « à son image » («VOR», m PM, p. 265). 439. Il s’agit, d’après ce qui suit, du Traité de l’âme. 440. Voir Aristote, De la mémoire et de la réminiscence, in Petits traités d’his­ toire naturelle (trad. René Mugnier, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Budé »), 450 a 31, 450 b 5 et 450 b 16. Citons le passage de 450 a 31-32: le mouvement produit dans l’esprit « comme une certaine empreinte de sensation, à la manière de ceux qui cachèrent un anneau » (« olov rvnov rivà roû aloOi'ipaToç, KaOàncp ol œppayiÇôpevoi toîç ôaKTvXlotç », trad. cit.). 441. On trouve une seule occurrence du mot dans les pages indiquées par Bergson. Il s’agit de 450 a 29-30 : l’impression est « comme une espèce de peinture, dont la possession, disions-nous, constitue la mémoire» («olov (œypàcpqnà ri rô nàOoç, ou cpapèv r?)v ëÇiv pvf||iqv elvai » ; trad. cit.). En revanche, on trouve, par deux fois, le mot « ypatpf) » (77.?r .’.è) : en 450 b 16 et en 450 b 30. Voici le premier texte :

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Notes « Et s’il y a en nous quelque chose de semblable à une empreinte [Tvnôç] ou à une peinture [ypa