Histoire de la pensée africaine 9782343047706, 2343047707

Ce livre offre un regard nouveau sur la maison africaine de la pensée, depuis ses fondements millénaires jusqu'aux

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French Pages [180] Year 2015

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Table of contents :
Sommaire
Prologue
Clarifications terminologiques
CHAPITRE 1 LA PENSÉE MERIDIONALE : GENÈSE DU MONDE AFRICAIN
CHAPITRE 2 ROYAUTÉ DIVINE : L’HARMONIE DU MONDE
CHAPITRE 3 ANIMISME ? UNE THÉOLOGIE DE LA PROXIMITÉ
CHAPITRE 4 ESCLAVAGE. INDIVIDUALISME ET SORCELLERIE
CHAPITRE 5 LE RETOUR DU MUNTU. LA BANQUEROUTE AFRICAINE DES « PHILOSOPHES »
ÉPILOGUE SENTIERS DANS LE BOIS
BIBLIOGRAPHIE
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Histoire de la pensée africaine
 9782343047706, 2343047707

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Ferran INIESTA

Histoire

de la pensée africaine

Histoire de la pensée africaine

Ferran INIESTA

Histoire de la pensée africaine

Traduction / Révision Mira Max Rabemila / Carine Dubois Mouton

© L’Harmattan, 2014 5-7, rue de l’École-Polytechnique, 75005 Paris www. harmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-04770-6 EAN : 9782343047706

Sommaire PROLOGUE. La raison d’un livre. Retour à « L’Univers africain » CLARIFICATIONS TERMINOLOGIQUES Africain et négro-africain Traduction et religion Pensée et philosophie Devin et sacré Théurgie et magie Humanisme et modernité CHAPITRE 1 – LA PENSÉE MÉRIDIONALE. GENÈSE DU MONDE AFRICAIN L’Europe et l’Afrique à la croisée des chemins néolithiques Kémit. La Matrice nilo-saharienne Horus. Rois nés d’un cœur de vache CHAPITRE 2 – ROYAUTÉ DIVINE. L’HARMONIE DU MONDE Noun. Principes d’une métaphysique africaine Emitaï. Le déploiement des grandes cosmologies Mansa. Le roi au cœur du monde CHAPITRE 3 – ANIMISME ? UNE THÉOLOGIE PROXIMITÉ Fétiches. L’Ennéade animiste Mbok. Mondes et existences Ndombol. Le rite, réparation et communion

DE

LA

CHAPITRE 4 – ESCLAVAGE. INDIVIDUALISME SORCELLERIE Fanga. Temps de démesure et de mort Shangô. La montée du pouvoir destructeur Bélën-Tigui. L’exil des maîtres

ET

CHAPITRE 5 – LE RETOUR DU MUNTU. LA BANQUEROUTE AFRICAINE DES PHILOSOPHES Hellade. Une certaine philosophie européenne. Les masques du Muntu. Les échecs de l’occidentalisation. Dieu d’Afrique. Le retour de la pensée africaine ÉPILOGUE – SENTIERS DANS LE BOIS BIBLIOGRAPHIE

Prologue La raison d’un livre. Retour à « L’Univers africain »

À mes amis, maîtres de tradition et reconstructeurs d’Afrique : Mbombok Nkoth Bisseck (in memoriam), Manassé Esoavelomandroso, Cheikh Yero Ndiaye, Mbombok B.Basso Badjang, Robert Ndebi Biya

Aux alentours de 1995, le physicien et théologien Raimon Panikkar commenta avec plaisanterie à un groupe d’amis réuni chez lui et dont je faisais partie : « J’ai lu avec grand intérêt L’Univers Africain et cela m’a beaucoup plu, mais je n’ai pas su décider s’il s’agissait de l’œuvre d’un sage ou d’un irresponsable ». Le groupe a éclaté de rires ; et moi, je me suis senti, un instant, flatté et quelque peu confus. Panikkar faisait ainsi allusion à l’essai, écrit en 1989, et publié pour la première fois en 1992 (La Catarata), à Madrid. Par la suite, il y eut deux autres éditions en castillan (1998, 2002) et une version française à Paris (L’Harmattan 1995) fortement modifiée, sous le titre de l’Univers africain. Le théologien indo-catalan avait de solides raisons de douter de la sagesse de l’auteur d’un tel ouvrage. Marxiste dans ma jeunesse, puis propulsé, pendant presque deux décennies, dans le rationalisme universitaire, mes années de travail dans les

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pays africains m’avaient amené à me poser de plus en plus de questions sur mes certitudes modernes. En fait, vers mes 45 ans, mon essai historico-anthropologique sur L’Univers Africain exprimait une rupture nette avec les axiomes scientifiques et idéologiques qui président la mentalité occidentale de ces derniers siècles, mais sous-entendait seulement la présence de voies alternatives dans la manière de penser et d’agir. Pour cela, le commentaire aimable et incisif de Panikkar pouvait exprimer une flatterie, une surprise et une certaine perplexité de ne pas avoir détecté dans ce texte de valeurs clairement fondées sur une autre perception du monde. Il n’y avait aucune excuse possible, mais un quart de siècle de rationalisme – politique et scientifique – m’avait éloigné de toute source expérimentale de nature traditionnelle. C’était la raison pour laquelle l’ouvrage était plutôt celui d’un auteur « irresponsable », puisqu’en ces temps-là, je manquais de connaissance et de bagage spirituel, et ce que je possédais depuis l’enfance, je le tenais caché et réprimé sous mon arrogance érudite. Bien que tout au long de ma vie j’ai écrit d’autres ouvrages et travaux, curieusement ce fut cet essai qui me définit scientifiquement dans certains cercles spécialisés d’Europe et d’Afrique pendant vingt ans, période durant laquelle mon évolution personnelle vers l’espace traditionnel fut constante et radicale. Il y a bien longtemps que l’auteur de L’Univers Africain n’est plus, mais mes amis universitaires restent afférés à ce travail, probablement parce que leur estime de moi les oblige à conserver l’image d’un scientifique « anti-occidental », rupturiste et quelque peu enfant terrible. Je les en remercie sincèrement, car cela indique leur bienveillance et leur esprit chaleureux envers ma personne mais, il y a déjà bien longtemps que cet auteur a disparu, et peu à peu il est devenu un scientifique aux racines anciennes, traditionnelles, s’appuyant sur des axiomes et des évidences de plus en plus opposés à la dérive idéologique du système moderne mondial. Les années qui passent, les multiples activités quantitatives dans lesquelles

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nous, universitaires, avons l’habitude de nous disperser, et une certaine paresse pour écrire à nouveau les traits généraux des cultures africaines, tout cela retarda le retour à ce livre « irresponsable » et à des axiomes clairs : cependant, le retour était une exigence vis-à-vis des lecteurs africains et européens, mais aussi une clarification écrite pour ma mémoire personnelle. Ce fut Antonio Santamaría, économiste au profil critique et aux points de vue proches des théories marxistes du développement –sympathique contradiction, qui insista pour que j’écrive un petit ouvrage sur la « philosophie africaine ». Lorsque j’acceptai enfin, en grande partie convaincu que cet écrit était une dette vis-à-vis de mes hypothétiques lecteurs, j’émis comme condition que le titre soit « pensée ». Deux obstacles se présentèrent, le premier, c’est que pensée africaine est un titre qui existe déjà depuis 1983 (Alassane Ndaw, Dakar) et de plus, avec un contenu et une qualité avec lesquels je ne prétends pas rivaliser. Le second contretemps était idéologique, puisque mes collègues, avec la meilleure intention, pensaient que parler de « philosophie » africaine était plus respectueux et mettait les Africains sur le même pied d’égalité que les Européens et les autres peuples du monde ; à cela, on pourrait ajouter qu’un vaste courant d’auteurs africains revendique avec orgueil une « philosophie africaine » (Obenga, 1990 ; Bidima, 1995) et que, de plus, rejeter le terme de « philosophie » semble, a priori, nier aux cultures de l’Afrique les grandeurs suprêmes de la pensée occidentale. Finalement, bien que quelque peu forcé, j’espère que mon option ait été la plus appropriée : bien que je propose tout simplement de parler de la pensée africaine, de sa manière de concevoir le monde et d’opérer consciemment en lui, j’opte d’ajouter l’adjectif « traditionnel » parce que, malheureusement, beaucoup de lecteurs pourraient supposer qu’il existe une pensée africaine moderne, ce qui est une erreur grave. La pensée africaine, authentique et historiquement définissable comme africaine, est traditionnelle : la pensée moderne en

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Afrique – y compris la philosophie occidentale – est importée et de faible implantation ou africanisation. Pour ce motif, ceux qui, en leur temps, furent pompeusement désignés dans les universités comme de « jeunes philosophes africains » (Hountondji, Towa), de nos jours n’ont plus rien de jeunes – le temps est implacable – et ils ont peu apporté à la connaissance des sociétés africaines, justement parce qu’ils en savaient plus sur Aristote et Marx que sur Trismégiste et Ogotemmeli. Il ne faut pas nous leurrer avec des discours égalitaires bien intentionnés, la pensée africaine est spécifique à l’Afrique, bien qu’elle fasse partie de la pensée vivante et changeante de notre espèce. À son tour, la pensée globalisée du capitalisme n’est pas du tout universelle et ne naît pas d’une humanité abstraite et supposée libérée des parcours historiques. Parallèlement, il est légitime de se demander pourquoi cette pensée des cultures de l’Afrique ne fut pas capable de freiner la traite des esclaves ou d’empêcher l’occupation coloniale européenne, comme que l’ont fait de nombreux auteurs (Eboussi-Boulaga, 1997 ; Diagne, 1981 ; Mappa, 1998 ; EllisTer Haar, 2005). La réponse la plus adéquate, comme le diraient les sages d’antan, pourrait être une autre question : pourquoi, avec une philosophie aussi élaborée et brillante que l’occidentale, n’a-t-on pas pu éviter le dualisme de la pensée moderne, avec sa série de conséquences, colonisation, esclavage, guerres mondiales et mondialisation écocide et ethnocide ? Je ne sais pas pour quelle raison nous devrions espérer de la sagesse d’autrui ce que la nôtre n’a pas été capable d’atteindre. Il en est de même concernant les pensées asiatiques ou amérindiennes qui, malgré leur profondeur, n’ont pas pu préserver leurs sociétés des formes dictatoriales, ni éviter la conquête occidentale moderne : ces grandes conceptions ne purent même pas freiner la fascination que la pire et la plus vulgaire des pensées dualistes et matérialistes de l’Occident moderne exerça sur de vastes secteurs intellectuels de leurs populations. L’Afrique fut ruinée par le pragmatisme d’une

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Europe éclairée qui s’est enrichie avec le commerce et les plantations d’esclaves, une Europe qui, très tôt, ruina sa propre tradition. Il se peut que l’on doive formuler la question dans l'autre sens : comment la pensée africaine pourrait-elle survivre après 500 ans de calvaires esclavagistes et modernes ? Cette interrogation n’est pas non plus si différente de celle qui nous a conduit à nous demander comment il est possible qu’en 2014 de l’ère chrétienne, et en pleine mondialisation moderne, le christianisme puisse survivre, tout comme – en terres afroasiatiques – les traditions hindoues, bouddhistes, musulmanes et africaines, bien que ce soit dans un état lamentable et avec des variantes dégradées. Le laïcisme comme pensée moderne – sa version la plus radicale est le républicanisme français – contrôle les appareils de l’État moderne et, cependant, génère insatisfaction et vacuité : peut-être n’y a-t-il pas un retour significatif à la pensée chrétienne traditionnelle en Occident, mais le malaise de la modernité conduit les minorités intellectuelles à chercher des alternatives dans les pensée orientales, toujours rigoureusement anciennes, traditionnelles, spirituelles. En plein essor de l’individualisme globalisé, la surprise – ou le miracle – est sans doute la formidable résistance et la vigueur manifestées par les divers mondes traditionnels et la fraîcheur renouvelée de leurs pensées millénaires. Il s’agit peut-être d’une réflexion bien plus pertinente que de continuer à parler du supposé caractère irréversible du modèle moderne. En son temps, beaucoup crurent aussi l’Empire romain invincible, jusqu’à l’écroulement de son modèle ; heureusement, nous n’avons pas non plus dû supporter de goulags ou reichs de « mille ans », comme certains l’ont rêvé il n’y a pas si longtemps, et nous continuerons, nombreux, à travailler activement pour que le modèle moderne s’écroule à partir et de son centre et de sa périphérie. Maintenant, la meilleure garantie de déploiements culturels alternatifs, ce sont les pensées

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traditionnelles qui survivent sur toute la planète et qui sont loin de s’éteindre, car la tradition s’exprime dans une diversité de formes culturelles, et montre une plasticité notable dans sa pensée devenue histoire. De nos jours, la pensée africaine est un des grands piliers qui soutiennent la sagesse humaine et, avec elle, la possibilité d’en finir avec le désespoir et la vacuité du désert moderne. Nous n’allons pas anticiper, ici, ce que l’on entend par philosophie, puisque toute la dernière partie de cet ouvrage est consacrée à élucider le sujet, mais il convient de noter qu’il existe des termes qui ont acquis dans le langage courant une signification très différente de leur sens premier. Pour les anciens européens et les médiévaux « l’amour de la sagesse » était quelque chose d’assez différent du sens restrictif de « raison qui raisonne » que nous avons l’habitude de donner, de nos jours, au vocable « philosophie ». Dit de manière simple, le sens hellénique de la philosophie était très proche de celui de la sagesse, tel qu’on l’entend dans presque toutes les traditions, mais le lent triomphe, à la fin du Moyen Âge, d’une conception rationaliste éloigna la philosophie européenne de ce qui fut son espace historique pendant 2000 ans : la conception traditionnelle de l’existence dans sa variante européenne. Évidemment, ce que nous entendons aujourd’hui par philosophie exclut toute dimension de connaissance qui ne soit pas objectivable ou qualifiable et elle est devenue un système de réflexion auxiliaire d’autres sciences sociales avec la même vocation analytique et séparative. Pour cette raison, nous ne voulons pas parler de « philosophie africaine », comme il n’existe pas non plus de « philosophie chinoise » ou de « philosophie amérindienne » même si les nationalistes modernes de ces pays revendiquent, pour des raisons égalitaires, le terme « philosophie ». Bien au contraire, la « philosophie » moderne est beaucoup plus limitée, moins ambitieuse et avec une perspective plus réduite que n’importe quelle pensée classique d’une société traditionnelle, comme

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nous allons le voir en décrivant la conception africaine du monde et de l’existence. Après Platon, le champ philosophique européen devint de plus en plus restreint, et nous pourrions même affirmer qu’après Hegel, le domaine philosophique ne cessa jamais de rapetisser. Quand, il y a 20 ans, je me décidai à analyser, à l’intérieur du système humain, l’« univers » noir particulier, sa spécificité, sa personnalité historique et ses variétés politiques, l’analyse me conduisit à considérer cet univers africain comme la dernière grande frontière active face à une modernité envahissante. Cependant, la déroute traditionnelle en Europe, et le grave dysfonctionnement de l’État moderne en Afrique me firent penser à une particularité des cultures noires qui les distinguerait nettement des autres cultures traditionnelles : il n’en est probablement pas ainsi car l’attaque coloniale mit probablement plus longtemps à se produire et, à cause de la brièveté de son action corrosive (à peine le XXe siècle), les peuples négro-africains purent distordre, jusqu’à caricaturer, le projet homogénéisateur de la modernité. Malgré cela, il y eut probablement des aspects spécifiques qui auraient aidé à maintenir, avec une plus grande force en Afrique, la magie du monde, la reconnaissance de son sens, et celle de son existence, comme nous allons le voir dans le troisième chapitre Une théologie de la proximité. D’autres aspects culturels africains, comme la royauté que nous allons aborder dans le second chapitre, bien que toujours présents dans l’actualité, semblent avoir perdu une partie de leur vigueur classique, à cause de la grave dégénérescence de cette institution politique pendant les siècles de guerres esclavagistes J’hésitai à écrire sur la tradition africaine, sur sa pensée existentielle, probablement parce qu’au fil des années j’ai appris – comme l’avait dit Platon dans sa lettre VII – que l’on n’écrit pas sur ce sujet capital, on le vit, simplement. Je ne voulais pas dévoiler quelque chose d’éminent sur l’ancienne sagesse, leurs symboles, leurs rites, le sens de leurs diverses initiations à la

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connaissance totale, mais je reconnais que mon purisme n’était pas entièrement justifié puisque, comme Giacomo Casanova le commenta à un ami, bien que les rites initiatiques (maçonniques dans son cas) se dévoilent formellement, le récepteur ne comprendra rien s’il n’est pas personnellement préparé. Je pense, alors, qu’il n’y a aucun risque puisque je ne décrirai pas les rituels et, même si c’était le cas, la majorité des lecteurs modernes continueraient à être aussi endormis et insensibles qu’avant ; mon intention est modeste : aider certains à mieux comprendre le monde africain, consigner par écrit, de manière brève, le fait que les spécialistes de l’Afrique ne sont pas tous modernes et « philosophes », et rendre hommage aux frères africains qui, avec leur tolérance et leur sagesse, m’ont aidé petit à petit a revenir à la maison du Père, l’occidentale dans mon cas. Ce petit essai est ainsi un simple panneau indicateur sur la route et un hommage aux Africains de l’ancienne tradition, aux musulmans et aux chrétiens qui maintiennent la pensée éveillée et qui continuent à défier, à partir de la paix intime, la torpeur écocide et ethnocide d’une modernité décadente, mais globalisée. Comme il en ressort de ce court ouvrage, j’ai préféré donner la parole à certains des grands auteurs traditionnels de la dernière moitié du XXe siècle (Ndaw, Mudimbe, Camara Laye, Hampaté Bâ , Ka Mäna, Ndebi Biya, Diagne, Ilunga Kabongo) et citer, même, prioritairement d’auteurs modernes d’origine africaine (Towa, Nountondji, Bidima), de préférence aux nombreux et intéressants spécialistes occidentaux auxquels j’ai eu recours seulement occasionnellement (Mappa, Ellis-Ter Haar). Il s’agit d’un choix délibéré de donner la parole à ceux qui la méritent sur leur propre terre, car généralement, ils ont été réduits au silence et enterrés sous la pierre tombale de discrédit académique, mais ils ont pu surmonter avec succès l’épreuve du temps car de nos jours leurs œuvres sont lues et rééditées ; et ce n’est pas le cas de ceux qui, hier, furent célébrés comme leurs fossoyeurs définitifs : peu nombreux sont

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aujourd’hui les lecteurs des « philosophes » africains qui, en leur temps, furent glorifiés comme les sauveurs d’une Afrique supposée malade de sa tradition. Dans ce livre, il n’y a aucune prétention d’exhaustivité érudite ou encyclopédique, il s’agit seulement de présenter l’orientation historique de la pensée africaine, et de le faire avec la réflexion des propres auteurs du continent. Mon texte ne représente que le cadre ou l’encadrement, car le contenu de ce manuel est forgé par les auteurs africains traditionnels, ceux que le délire moderne croyait avoir éliminés. Mes remerciements, chers lecteurs, pour la patience dont vous allez faire preuve en me lisant, et mes excuses à ceux, nombreux d’entre vous qui, sans doute, auraient préféré que je vous parle de sous-développement économique et de dictatures sanguinaires. Ce travail vise une autre dimension, celle d’une pensée large, dynamique et rééquilibrante dans laquelle la continuité est la clef d’un changement de cap pour l’humanité. Dans mon retour imprévu à l’univers africain, j’invite le lecteur à être rationnellement critique – employons bien ce petit outil réflexif qui est, de nos jours, la discipline philosophique moderne – et à ouvrir notre psyché à toutes les dimensions de l’Être et de l’Absolu. Dans notre minuscule réalité humaine, peut-être apprendrons-nous de l’Afrique la grandeur centrale du Muntu – l’Anthropos africain – et la raison pour laquelle, malgré la petitesse des hommes, nous restons la conscience qui ordonne le monde et nous sommes encore les préférés de la Divinité. Bien qu’il soit difficile d’accepter autant de grandeur au milieu des exterminations et des absurdités, l’univers africain reste confiant dans la fonction cardinale de l’être humain situé sur l’axe même du cosmos. Comme le chantaient les Ghanéens d’Osibisa, il y a plusieurs décennies, revenons en Afrique, car dans ses cultures de sagesse « you are welcome home », vous êtes toujours les bienvenus.

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Clarifications terminologiques

Le titre même de cet ouvrage est tributaire des ambiguïtés de certains mots d’usage courant. La « pensée » s’identifie comme un concept vague, plus ou moins rationnel, mais propre des processus mentaux, et ce vocable, de manière presque inconsciente, est subordonné au mot plus noble et plus digne de « philosophie », qui semble être l’expression la plus complète, lumineuse et « logique » de la pensée en général. Délibérément, j’ai évité le terme philosophie et j’ai préféré celui, plus large, de pensée, avec un adjectif localisateur comme « africain ». Mais, si je voulais éviter toute confusion avec les traités de psychologie, il me fallait préciser qu’il s’agissait d’une pensée « traditionnelle », ce qui a l’inconvénient d’être presque une tautologie ou une réitération non nécessaire : la pensée africaine, spécifiquement africaine, ne peut être que traditionnelle. Comme vous pouvez le constater, même le titre n’a pas échappé aux difficultés actuelles de compréhension. Voyons donc ci-dessous certains termes et le sens employé dans le présent essai. AFRICAIN ET NÉGRO-AFRICAIN

Quand nous nous référons aux cultures africaines, nous parlons toujours de cultures noires ou, de manière plus précise, négroafricaines. Dans le débat international – que beaucoup en

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Europe ne connaissent pas encore – sur l’africanité du Kémit (l’ancienne Égypte pharaonique), « africain » signifie « culturellement négro-africain ». Que les Égyptiens furent de peau un peu ou très noire, est un fait important mais moins que l’origine culturelle du monde pharaonique, qui était manifestement nilo-saharien et, pour autant, négro-africain depuis le début du quatrième millénaire av. J.-C. Quand nous employons l’expression « Afrique noire », nous nous référons à un espace culturel de peuples noirs d’Afrique, et nous les appellerons « centre-africains » ou « subsahariens », pour ne pas offenser leurs peuples avec le terme « noir » ; ceci part d’une bonne intention, mais c’est un préjugé de racisme à l’envers. Les sociétés noires d’Afrique sont négro-africaines, ou simplement africaines, car personne n’appellera africains les gens du Maghreb ni les actuels Égyptiens, qui sont des arabes ou des arabo-berbères, d’un point de vue culturel. Ainsi, nous utiliserons le terme africain et négro-africain comme synonymes, et s’il fallait faire allusion aux Noirs de la diaspora, d’autres termes comme afro-américains ou négro-américains, ou même afro-européens apparaîtraient. TRADITION ET RELIGION

On a l’habitude d’écrire à profusion sur les religions africaines et la religiosité de l’Africain, et le vocable « religion » est d'utilisation si courante que même les bons spécialistes en traditions africaines n’osent intituler leurs ouvrages avec des mots moins usuels ou qui pourraient être considérés comme péjoratifs. La tradition s’est convertie avec le temps en synonyme de passé, d’immobilisme, de dépassé et ceci explique que nombreux sont ceux qui ont préféré utiliser pour nommer les religions des systèmes complexes de pensée, de ritualisation, et de structure politique, une expression qu’ils savent inadéquate. Il n’y a pas de « religions » en Afrique, car il n’y a pas de séparation entre valeurs et pratique politique (Rouch,

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Nkoth Bisseck) et surtout, parce que chaque société possède un système particulier et ne prétend jamais l’imposer au reste du monde. En latin, tradere signifie « transmettre », et la tradition est la transmission de ce qui est réellement important. Parler de repas traditionnels ou de vêtements traditionnels nous aide à comprendre qu’il s’agit de formes du passé ou de provenance lointaine, mais c’est un abus de langage car ni les vêtements, ni les repas n’ont jamais fait partie du noyau de la tradition. La tradition est la connaissance fondamentale, basique, de ce qu’est l’existence, l’univers et les règles centrales de la politique et de l’éthique. Un système traditionnel englobe tous les aspects clefs d’un peuple, mais n’a rien à voir ni avec les phénomènes accessoires ni avec les fixations sclérosées du passé, puisque pendant des millénaires et sur tous les continents, les traditions ont sauvegardé leurs axes vitaux et ont modifié et innové leurs formules d’adéquation à l’espace et au temps. Dans cet ouvrage, nous allons nous servir exclusivement du concept de « tradition » et seulement très tangentiellement du concept de « religiosité » ou de « religion », en particulier pour faire allusion à l’islam ou au christianisme, même si, à l’origine, il s'agit également de systèmes traditionnels. Ainsi, une tradition est un ensemble de concepts basiques qu’une société transmet à ses descendants et ici les aspects accessoires importent peu. PENSÉE ET PHILOSOPHIE

La pensée est une faculté caractéristique de l’esprit humain et les peuples, collectivement, pensent à des sujets clefs pour leur existence historique. Chaque société dispose d’une pensée propre, spécifique, et chaque famille culturelle, regroupant plusieurs peuples, possède des traits communs de pensée. Cependant, la pensée englobe bien davantage que le simple raisonnement sur les objets et les activités qui nous entourent :

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elle inclut aussi l’appréciation des émotions, l’assomption des intuitions fondamentales sur la vie et la mort, et la communication aux descendants des limites à respecter et des règles collectives sur lesquelles il faut maintenir le consensus ou l’accord tacite (Ndaw, Bâ). De fait, la pensée incorpore toute la sagesse essentielle d’un peuple ou d’une société, et son champ est beaucoup plus vaste que la simple activité qui la justifie. Le problème apparaît quand on considère qu’une pensée spécifique européenne, connue depuis longtemps comme « philosophie », est la pensée par excellence et, de plus, s’autodéfinit comme « universelle ». À partir de cet instant, avec un Occident colonisateur et hégémonique, beaucoup d’individus des cultures vaincues identifièrent cette forme de pensée appelée philosophie avec une supériorité totale, qu’il faut acquérir, imiter et, autant que possible, utiliser contre les Occidentaux eux-mêmes pour mettre fin à leur hégémonie. Ceci mena certains académiciens européens et beaucoup de collègues africains à publier des titres avec le terme philosophie et à alimenter un débat animé sur l’existence ou non d’une « philosophie africaine » (Tempels, Kagame, Hountondji, Towa, Diagne). Ce qui est certain, c’est que dans son acception originale, la « philosophie » fut une pensée grecque parfaitement traditionnelle qui n’excluait ni la métaphysique, ni les mathématiques ou le modèle politique, bien qu’avec le temps, elle se limita à ce qui était objectif et quantifiable, abandonnant les espaces existentiels à ce qui avait été appelé « spéculation théologique » et « religion ». Je serai clair et direct, au risque de choquer mes amis et de nombreux universitaires africains : il n’existe pas de « philosophie africaine », précisément parce que la pensée sociale dominante en Afrique noire jusqu’à nos jours n’a jamais séparé le raisonnement ni de l’intuition essentielle ni de la pratique éthico-politique. Ou, en d'autres termes, la pensée africaine est beaucoup plus large, radicale et solide dans ses

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principes que la « philosophie » moderne, qui n'est à peine qu'une énorme réduction du champ expérimental humain. Ce qui s’est passé, durant les temps modernes, c’est que les illustrés ont séparé de la philosophie classique des Platon, Origène ou Eckhart toute connaissance intuitive et toute pratique transformatrice, obtenant ainsi une « science » spéculative de portée limitée. En Afrique, la philosophie est une importation moderne, et ses adeptes se sont formés dans les universités de type occidental. Parler de « philosophie africaine » (Bidima) est non seulement une erreur mais aussi un appauvrissement manifeste du fonds culturel africain, qui dispose d’une pensée plus large et plus profonde. DIVIN ET SACRÉ

Traditionnellement, le monde est une projection de la Divinité. Au sens large, tout ce qui existe est « divin » de par son origine et de par sa base même de sustentation. Cependant, il existe des êtres, que ce soient des endroits ou des personnes, dotés d’une part divine particulière, et c’est ainsi dans une institution particulière comme la royauté divine. Il ne s’agit pas d’une exclusivité africaine, puisque les Incas amérindiens ou les empereurs chinois étaient aussi considérés comme de nature divine, tout comme les pharaons et d’autres rois-dieux d’Afrique noire. Sur cet aspect, le lecteur découvrira que de nombreux spécialistes en royauté africaine évitent l’emploi du vocable « dieu » pour définir les rois, qu’ils ont l’habitude de qualifier, avec une prudence académique extrême, de « sacrés » (Hani, De Heusch, Adler). Le sacré est, à l’origine, ce qui est consacré ou destiné à Dieu. Ainsi, les prêtres latins « sacrifiaient » des boissons ou des animaux aux dieux, c’est-à-dire transformaient des offrandes normales en offrandes sacrées, dignes des divinités. Théoriquement, tout ce qui existe est sacré ; car tout possède une matrice divine, et pour cela tout est sacrifiable, offrable à

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Dieu dans un univers dont la sacralité ne peut pas être remise en cause par n’importe quelle tradition de n’importe quelle région de la Terre. Quand les rois européens de l’époque médiévale assumèrent le « par la grâce de Dieu », la seule chose qu’ils firent fut de répéter le fait que le pouvoir serait impossible sans le consentement divin. Mais quand le pharaon se considérait comme la réincarnation de l’Horus éternel ou la continuité divine, comme fils de Râ, il ne se limitait pas à signaler la sacralité de son pouvoir, mais aussi à souligner que sa personne intronisée était la présence directe de Dieu. Il en est de même avec les rois et les empereurs négro-africains postérieurs, le Kanem-Bornu du Xe siècle, le Mali du XIIIe siècle, le Sonray du XVe siècle, ou le Mwene Mutapa du XVIIe siècle ; au sens strict, ils n’étaient pas simplement « sacrés » comme toute autre réalité ou pouvoir, mais ouvertement divins par la présence du principe générateur du cosmos. Nous parlerons alors de royauté divine quand il s’agit de ce type de pouvoir, et simplement de royauté quand il n’en n’est pas ainsi pendant les époques convulsées de guerre et d’esclavagisme. THÉURGIE ET MAGIE

Pour toute tradition, comme nous l’avons expliqué, le monde est divin et, de fait, il existe une sacralité qui permet de sanctifier un objet ou un être. De plus, cette sacralité du monde est construite autour de la force, la pensée, et la manière du dieu. Quand les prêtres et autres officiants étatiques ou de lignage s’adressent aux ancêtres ou aux esprits intermédiaires – très rarement directement à la Divinité – ils le font en fonction de l’énergie « descendante » qui lie les êtres avec l’Être et ils s’efforcent d’utiliser cette échelle mystique comme voie d’ascension pour atteindre le divin. Nous sommes en train de parler de théurgie, de pratiques humaines destinées à mettre en connexion intime les humains avec le monde invisible qui fait partie de l’action génératrice de Dieu.

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Cependant, quand cette théurgie s’emploie sur le plan horizontal – social – pour le bénéfice ou le préjudice d’un individu, alors nous nous trouvons sur le territoire le plus commun de la magie. Tout au moins le plus commun de ces derniers siècles car la très mauvaise situation des peuples africains – traite d’esclaves, colonisation, mauvaises indépendances – a intensifié à un point difficilement imaginable les pratiques magiques à des fins individuelles et de nombreuses fois avec un caractère destructif pour les destinataires et les adversaires supposés. Déjà au XVIIe siècle, dans les zones Kongo punies pour avoir capturé des gens, la sorcellerie ou la magie « noire » destructive avait un nombre incalculable de décoctions, sortilèges et possessions. De nos jours, la situation s’est améliorée, mais la réalité sociale reste très instable et le recours à la magie de toute sorte reste très élevé. Ainsi, bien que la théurgie et la magie procèdent de la même conception de la sacralité et de l’enchantement divin du monde, la première est verticale et ascendante, cherchant fondamentalement une approximation mystique à l’origine, tandis que la magie est directe et interpersonnelle, bien qu’elle ne soit pas toujours, heureusement, destructrice. Les rois et prêtres sont, fondamentalement, des adeptes de la théurgie, bien qu’en certaines occasions, ils puissent réaliser des pratiques magiques en raison de leurs connaissances de l’occulte. HUMANISME ET MODERNITÉ

Qui osera considérer que l’humanisme et la modernité peuvent être des concepts négatifs ? Dans cet ouvrage, nous le ferons et nous donnerons certains des aspects que les intellectuels de n’importe quelle tradition ont l’habitude d’argumenter. Des colloques internationaux sur l’humanisme latin et l’humanisme africain (Dakar 2003) ont été organisés en vue de considérer précisément l’humanisme comme universel, et à partir duquel les régions culturelles seraient de simples variantes locales. Ce

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n’est pas ainsi, selon notre optique, érudite mais pas « illustrée » : l’humanisme est l’idéologie individualiste moderne, intronisé en Europe exactement comme les Étatsnations et le capitalisme ; l’ensemble des idées essentielles humanistes sépare un individu abstrait, possesseur de droits universels du reste de la nature et de toute dimension transcendante ou métaphysique : les humanistes ont opposé leur anthropocentrisme particulier à tous les anthropocentrismes traditionnels, niant tout espace à la pensée cosmocentrique ou théocentrique. Dans sa marche effrénée et non solidaire vers la rupture de toute limite culturelle et naturelle, l’humanisme considère que ce n’est pas lui qui conduit dangereusement dans le sens opposé à la norme mais toutes les cultures historiques qui, d’après lui, se trouvent dans l’erreur. La brillante cavalcade de l’individualisme rationaliste a déjà brisé l’équilibre climatique, gravement endommagé les déploiements du reste des cultures et prétend résoudre le désastre global moderne avec des mesures techniques de réduction des effets destructeurs d’une culture idéalisée par la rupture de tout ordre naturel et social. Le problème de l’humanisme n’est pas technique, mais de conception de l’existence, et de ses conséquences rien ni personne ne sortira indemne, comme l’aurait dit Césaire à propos de l’hégémonie des États-Unis. Dans cet essai, quand nous faisons allusion à l’humanisme, nous le faisons à partir d’une perspective et d’une analyse traditionnelles : un ensemble d’idées essentielles non solidaires, atomistes, agressives, hédonistes et, avec cela, de division de toute construction sociale stable et de tout équilibre écologique réellement soutenable. Comme l’exprimait Guénon, l’humanisme est la dégénération de la tradition européenne et, pour cela, il fait fonction de « religion » de la culture moderne, soit dans sa variante laïciste soit dans sa forme religieuse intégriste. L’humanisme a construit la démocratie sur la non-solidarité.

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La modernité est le mouvement d’ensemble sous la baguette humaniste, d’abord en Europe, ensuite dans le monde, de la pratique excessive de l’exploitation des populations et des terres. Le capitalisme est son expression économique la plus avancée, et la démocratie, ayant comme base un individu socialisé, est sa manifestation politique avec prétention universelle. Jamais l'intolérance n'avait été aussi féroce avec les autres idéologies et pratiques culturelles que durant l’hégémonie de la modernité globalisée, et rarement l’obsession d’un modèle civilisationnel unique n’avait produit autant de désordre, local et international. La modernité est le fruit décomposé de l’humanisme, de nos jours déjà dépourvu de mythe et d’horizon.

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CHAPITRE 1 LA PENSÉE MERIDIONALE : GENÈSE DU MONDE AFRICAIN

L’EUROPE ET L’AFRIQUE À LA CROISÉE DES CHEMINS NÉOLITHIQUES

Dans le monde occidental, on a souvent l’habitude de se demander quelle fut la cause du retard économique et politique du monde africain. La réponse la plus courante est la domination coloniale, l’économie ou les pratiques politiques corrompues. Mais il existe une autre explication, en général plus désespérante pour ceux qui la donnent, et c’est la manière spécifique africaine de penser et de comprendre la vie. En d’autres termes, il existe une manière de penser de type nonproductiviste – qui s’assimile généralement à la paresse – et une attitude négligente envers la science ou la technologie, qui serait la justification idéologique du sous-développement de l’Afrique, du moins selon les paramètres occidentaux actuels. Il est inutile de dire que ce type de questions – avec des réponses simples qui conviennent à la culture accusatrice – existent dans tous les domaines intellectuels quand on parle du retard du reste des peuples du monde sur le plan de la modernisation. Il se peut que se soit Towa – lamentant aujourd’hui ses assertions d’antan – qui ait le mieux formulé le retard supposé et l’incapacité pensante des gens de perception mythologique :

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Ce qui caractérise, essentiellement, l’esprit mythique, c’est son inaptitude et son renoncement à penser, à réfléchir de manière personnelle et autonome – je ne dis pas solidaire – pour « discerner le bien du mal », pour trouver ce que l’on doit admettre comme vérité ou comme norme de comportement. Il se décharge de cette responsabilité pour l’incomber à un autre : le héros mythique, un « grand homme », un chef charismatique, un dieu etc. Le mythe est une invitation à la merveilleuse divagation de l’esprit à travers le temps et l’espace. La philosophie rejette le vagabondage à travers des pays imaginaires et, aux croyances du dévot, elle oppose le doute, l’incrédulité. (M. Towa, 1979 :10-11).

Une situation semblable est survenue pendant une trentaine d’années avec l’école anthropologique structurelle-marxiste, à la tête de laquelle se trouvait le théoricien Godelier : toutes les investigations théoriques de cette équipe internationale essayaient de trouver le talon d’Achille qui, dans chaque peuple « arriéré », aurait entraîné la déroute devant l’expansion capitaliste. Au début de ce siècle, dans une surprenante réflexion, le marxiste français admit que des décennies de recherche, à la poursuite de ce qui était introuvable, auraient été perdues, puisque le spécifique, le rare, le surprenant, le différent ne se trouvaient pas dans les cultures « périphériques » mais très clairement en Europe et dans ses déploiements, surtout depuis le féodalisme et les théories scolastiques, qui furent ceux qui préparèrent matériellement et intellectuellement le capitalisme et l’ensemble des idées essentielles de l’humanisme. En termes clairs, la rareté n’était pas les « autres », mais les sociétés de souche européenne mêmes. Dans ce bref essai, nous ne pourrons pas trop nous attarder sur la particularité euro-occidentale, car ce n’est pas notre propos, mais nous devrons établir certains paramètres comparatifs, puisque les concepts et les préjugés avec lesquels on analyse les Africains furent élaborés massivement dans les

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universités et les centres d’opinion occidentaux. Nous allons commencer par différencier le caractère excédentaire des Africains et des Européens depuis des époques aussi lointaines que le néolithique, dans son sens culturel ample. Durant la deuxième moitié du XIXe siècle, le juriste français Fustel de Coulanges se consacra à une étude détaillée de ce qu'il appela la cité ancienne. Dans son œuvre, il décrit de manière détaillée les croyances des Romains et des Grecs, avec certains exemples sur les cultes indo-iraniens, ainsi que leurs systèmes familiaux, économiques et politiques. Bien que l’hellénisme postérieur ait remis en question certaines des hypothèses de Fustel de Coulanges, son travail reste une référence, car c'était la première fois qu’un chercheur tentait de trouver les caractéristiques de base de l’ancien Occident avec une connaissance abondante des origines juridiques et historiques de la Grèce et de Rome. L’auteur n’a pas éludé les comportements désagréables, comme la dévalorisation sociale des femmes ou les faits peu élogieux pour l’autosatisfaction occidentale, comme le faible développement de la cosmogonie, avec l’inégalable exception de l’hindouisme. À cela, il a ajouté des raisonnements habiles sur l’importance du feu chez les peuples d’origine linguistique indo-européenne et la possible relation entre un nomadisme original dans les steppes euro-asiatiques et la dureté conséquente du régime patriarcal au Nord de la Méditerranée. Presque 100 ans après, un jeune physicien africain, le sénégalais Cheikh Anta Diop, profita de ses connaissances en langues classiques et de la lecture de la Cité ancienne pour réfléchir sur les ressemblances et les différences entre l’Antiquité sur les deux rives de la Méditerranée. Un ouvrage naquit ainsi, petit dans sa production et sa diffusion, mais d’un grand intérêt pour les contrastes qu’il établit entre le Nord et le Sud : L’unité culturelle de l’Afrique Noire (1959). Dans cet ouvrage, Diop note comme spécificités africaines, depuis les temps immémoriaux, la circoncision, la faible importance du

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feu, l’existence de cosmovisions très complexes et, ce qu’il appelle – suivant Bachofen et Engels – un matriarcat qui contrasterait fortement avec la structure patriarcale européenne de l’époque. De la même manière, Fustel de Coulanges essaya de donner une vision précise et aimable de l’ancien monde européen. Diop fit de même avec l’antiquité africaine, soulignant sa faible agressivité, sa tolérance et sa conception d’un cosmos plus accueillant que celui entrevu par les peuples du Nord méditerranéen. Le gros des peuples africains, historiquement documentés, sont excédentaires dans la production de leurs ressources, qu’elles soient agricoles, piscicoles ou en combinaison avec des compléments de cueillette et de chasse. À peine quelques groupes réduits occupant des régions difficiles à exploiter se maintinrent durant les derniers millénaires dans un régime paléolithique propre des chasseurs-cueilleurs : les San ou Bushmen en Afrique australe, et les Twa-ka ou pygmées dans la grande forêt équatoriale, sont les quelques milliers d’individus qui restèrent en marge des modèles productifs excédentaires. Ainsi, l’idée reçue moderne sur le délaissement accumulateur africain manque de preuves par le passé puisque les peuples du désert, la savane et la forêt donnèrent massivement la priorité à la création de systèmes de sécurité basés sur l’excédent en bétails et en champs cultivés. Le parallélisme entre l’Europe et l’Afrique, au début de la néolithisation, il y a de cela quelque 10000 ans, est pertinent car il s'agissait de peuples qui se consacraient à la production de ressources excédentaires comme garantie de sécurité et de croissance de leurs groupes. Cependant, comme le signala Basil Davidson, la majorité des Occidentaux continuent à percevoir l’Afrique comme un monde de tribus en état ethnographique permanent : « En quoi une tribu est-elle différente d’une nation ? ». C’est une mystification pure et simple que de présenter un peuple européen, avec sa xénophobie et son chauvinisme, comme nation, et de réserver le nom de tribu (sous-entendue primitive et barbare) à un peuple

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comme le yoruba. On ne peut s’empêcher de penser que les anthropologues sont, dans leur majorité, les responsables de cette mystification » (B. Davidson, 1978 : 17). La différence n’est pas, pour autant, dans le changement économique du Paléolithique au Néolithique, mais dans les différentes relations que ces peuples vont établir avec leur entourage naturel, soit la steppe continentale se trouvant au Nord du Danube et de la mer noire, soit la savane saharienne et nilotique durant le régime de pluies entre les années 9000-6000 av. J.-C. D’anciens Européens et Africains cherchèrent, d’abord, les grands troupeaux et les grandes collectes saisonnières graminées et, plus tard, le développement de la culture agraire que leurs sociétés augmentent en termes de nombre d'individus, et que la sécurité alimentaire soit renforcée avec la sécurité militaire. Les parois rocheuses sahariennes, non seulement contiennent des scènes d’un symbolisme frappant, mais aussi des situations de guerre entre les groupes qui s’affrontèrent. Pour l’Afrique, il faut souligner aussi bien la fausse idée de sa pénurie économique que sa vie supposée idyllique, sans affrontements ni violences. Et cependant, des particularités notables existent. Quand Fustel de Coulanges tenta de comprendre les causes de la dureté du patriarcat gréco-romain par rapport à la femme et aux lois qui leur niaient tout droit jusqu’au début de l’Empire romain, il en déduit que cette cause se trouvait dans les origines septentrionales des peuples du groupe linguistique i-e (indoeuropéen). Les pater familias et les despotes, comme chefs de lignage, pouvaient décider d’ « exposer » les fillettes, nouvellement nées dans les tas de fumier extérieurs de la maison, ou même de les précipiter du sommet d’un rocher puisque la femme était considérée comme une charge, et non comme une aide fondamentale. Comment une chose semblable fut-elle possible ? Les peuples du Nord, regroupés, entre le huitième et le troisième millénaire av. J.-C., entre le Danube et la mer

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Caspienne, se déplaçaient en fonction des saisons avec leurs grands troupeaux, cherchant des pâturages frais, supportant la dureté des hivers continentaux et la verticalité estivale du soleil durant la récolte du blé, tout en luttant pour l’espace contre les autres groupes rivaux. La militarisation extrême et la dureté des travaux de champs marginalisèrent la femme, qui resta confinée à un espace domestique réduit, et dans la fonction tout simplement de reproductrice. Mille ans après la sédentarisation méditerranéenne des Hellènes et des Italiotes, la femme travaillant dans les champs et la quotidienneté étant devenue moins rude, les lois gréco-romaines excluaient toujours la femme : il fallut encore 2000 ans pour qu’en démocratie, la femme de l’Occident accède au vote et à une certaine égalité sociale. De fait, le féminisme fut la réponse exaspérée face à un système patriarcal historiquement extrême et, comme vaste mouvement, il ne s’est pas produit dans d’autres domaines patriarcaux. Mais il y a encore beaucoup d’autres indices dans l’investigation de Fustel de Coulanges, et dans le contraste comparatif réalisé par Diop : le feu exerce une fonction différente dans les deux domaines et la relation avec le milieu naturel, et même avec la Divinité, est très différente dans l’un et l’autre espace. Nous ne pouvons pas entrer dans l’éventail d’hypothèses sur la raison pour laquelle les humains rompirent avec une pratique vieille de plusieurs millions d’années – la chasse et la cueillette – pour entrer dans les pratiques productives de type intensif, comme celle de l’élevage et des proto-agraires ; pour les uns, ce fut le fruit de la nécessité – école marxiste, critiqué par Service et Sahlins – et, pour les autres, un choix stimulé par la formidable explosion postglacière des graminées, qui aurait encouragé les groupes à primer l’accumulation d’excédents – farine et viande – initialisant ainsi le long processus de sédentarisation. Que ce fut par nécessité et détermination naturelle – ce dont nous doutons sérieusement – ou par oppression progressive, ce qui est certain,

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c’est que les groupes se sont accrus, constituant ainsi les peuples ou les tribus, en régime nomade pour les uns, et sédentaire pour les autres. À l’exception de la culture hindoue, hautement influencée par l’ancienne culture dravidienne d'Harappa et Mohenjo Daro, les cultures européennes occidentales montrèrent un respect de la nature, respect proche de la terreur. Le Principe Suprême fut la Lumière ; et à la lumière correspondent des termes comme « jour » et « Dieu », respectivement « espace illuminé » et le « Lumineux », mais leur distance avec les hommes était inabordable et leur empathie envers les individus de notre espèce, rare ; les dieux subordonnés et les panthéons du Nord méditerranéen n’ont jamais été très vénérés dans les foyers grecs ou romains, justement parce qu’ils représentaient les forces naturelles et, pour cela même, menaçantes et même hostiles. On ne doit pas alors s’étonner que la bande dessinée – reprise au cinéma – de Conan le Barbare fasse de ce rude protoeuropéen quelqu’un qui ne fasse confiance qu’au dieu du fer et de l’épée. Il suffit de relire Homère pour se rendre compte de la rare présence des divinités grecques de l’époque ultérieure à Troie. Les dieux trament, punissent, parfois soutiennent, mais ils sont versatiles et peu fiables. La clef se trouve dans la perception que les tribus de la steppe euro-asiatique ont probablement développée : la nature est quelque peu différente des humains, elle est dangereuse, voire hostile, et il n’existe pas de meilleure sécurité ultime que celle de la lance ou de l’épée. C’est ainsi que se forma ce que les Grecs, par la suite, appelleraient « la démocratie militaire », qui pouvait se référer à tout homme armé, membre de la tribu. Un monde d’hommes, évidemment, mais jamais de femmes, peu utiles pour la défense de l’individu et du groupe, et même une charge durant la gestation et l’allaitement des enfants. Et bien que tout ceci modifie sensiblement la sédentarisation historique, l’idéologie demeura durant presque 3000 ans, considérant la femme non seulement

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inférieure mais aussi un frein qu’il faut assortir d'une dote de mariage, sans quoi personne ne l’accepterait. Le contraste avec le néolithique saharien ou le nilotique est radical : le monde est la matrice dans laquelle naît et meurt l’être humain et, pour cela, Dieu et ses forces dans l’univers sont proches et sont chargés de vie et de mort. L’humanité néolithique africaine s’est dirigée vers la sécurité excédentaire, mais sans rompre avec son environnement naturel ni s’en éloigner, peut-être parce que les conditions nilo-sahariennes étaient moins difficiles aussi bien aux niveaux environnemental que politique. Tout ceci n’est que supposition car nous ne disposons que de peu de documents antérieurs au quatrième millénaire av. J.-C et notre meilleure documentation reste l’ancienne Égypte, sans comparaison chronologique avec les proto-Hellènes qui apparaissent dans le registre historique beaucoup plus tard. Cependant, là où les suppositions laissent le pas aux faits constatés, c’est dans la conception égyptienne et africaine qui perçoit le monde comme une unité organique immense, dans laquelle l’axe est l’Homme et dont la causalité se trouve dans une réalité suprême connue comme Divinité ou Dieu. Habituellement, cet Être Suprême ou principe créationnel se trouve loin, distant (HWR, « Horus » signifie exactement ça, « éloigné »), mais sa présence est directe à travers les êtres spirituels, les divinités de proximité. Nous pourrions affirmer que le cordon ombilical qui unit les humains aux dieux n’a jamais été coupé dans les cultures de l’Afrique, pas même de nos jours. Comme l’expliquait Alassane Ndaw, il n’existe pas de dualité dans la pensée africaine : La pensée occidentale traditionnelle considère la nature comme l’obstacle qu’il faut surmonter dans le cadre d’une spiritualité dualiste, qui tend à déprécier et à sous-estimer la fonction du corps et des instincts… Dans la pensée africaine non-dualiste (bantoue et bambara, que nous considérons comme des expressions privilégiées de la métaphysique africaine), la nature est

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conçue comme continuité de l’esprit qui l’ordonne et qu’ellemême exprime par sa diversité harmonieuse et hiérarchisée. La doctrine africaine refuse une séparation réelle entre naturel et surnaturel (A. Ndaw, 1983-1997 : 131).

Il existe un parallélisme dans le culte des ancêtres sur les deux côtés de la Méditerranée et la dévotion pour les mânes des Romains est bien connue. Le tombeau familial était aussi fondamental pour les Grecs, et la majeure partie des cultes réalisés sur toute l’Afrique étaient en l'honneur des ancêtres, dont les Tombeaux se trouvaient face aux habitations et même à l’intérieur des maisons. Cependant, ici prend fin le parallélisme puisque l’ancêtre gréco-romain disparaît dans l’ombre jusqu’à son extinction – comme ce qui arriva à Hadès – tandis que l’africain s’estompe petit à petit dans la mémoire jusqu’à son intégration dans l’ancêtre fondateur, et ce dernier dans son caractère divin, aux côtés de la divinité suprême. Au Nord, solitude, terreur et mort définitive ; au Sud, compagnie, respect et espérance ; et ce contraste marqua la double perception de l’existence. Tandis que pour le néolithique septentrional la mort signifiait la disparition progressive, pour le néolithique méridional, celle-ci était l’antichambre d’une réintégration dans l’énergie spirituelle du Principe créationnel. De la séparation idéologique, imaginaire, entre le gréco-romain et la nature (séparation, de même, de la Divinité), naît l’objectivation d’un sujet pensant qui ne trouve pas son unité avec les objets environnants : ce serait l’origine de la polis, de l’atomisme de Démocrite et aussi de la dialectique aristotélique (mais certainement pas celle de la platonique). Avec la polis, l’hellène refuse symboliquement un espace au naturel et, comme l’a dit Hésiode, seul l’artificiel est humain mais pas le naturel (homo faber), et la seule connaissance fiable sera celle qui, rationnellement, distingue et différencie les objets. Ainsi commença, au Nord de la Méditerranée, la divergence européenne, le mouvement séparatif de l’Homme en relation avec le naturel et le divin, il y a de cela, probablement, plusieurs

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millénaires, mais observable seulement ces 3000 dernières années bien documentées. Notre inconscient nous présente, depuis l’enfance, dans l’école moderne, une cité ancienne appelé polis, qui serait lumineuse, avec des rues tracées en équerre, proportionnellement d’une grande beauté : tout ce que nous avons lu dans les livres de texte et d’art nous porte à percevoir la perfection grecque d’un panthéon, la perfection grecque d’une philosophie supérieure ou la perfection, toujours grecque, d’une démocratie dans ses balbutiements. À la surprise du chercheur, quand nous analysons la polis ancienne, nous découvrons qu’il s’agissait de petites cités de faible démographie, et aussi anarchiques que les orientales et les africaines dans leur déploiement intra-muros, et qu’elles ne possédaient même pas la grandeur des palais babyloniens ni celle des temples égyptiens. Où se trouvait alors la différence hellénique de la polis et de sa pensée ? Dans la volonté manifeste de séparer l’humain du reste de la nature environnante : c’est ce qui caractérisait la polis, plus qu’une supposée description architectonique meilleure, et c’est ce qui caractérisait une pensée philosophique qui ne comprenait plus que « nous faisons partie de la Terre », comme l’exprimait, il y a 150 ans, le chef indien Seatle dans sa célèbre lettre au Président américain Pearce. Au contraire, selon les mots très durs du philosophe africain Marcien Powa, l’unique Absolu est l’Homme : « Si l’objectif est, comme nous le disions, la libération non seulement de la bourgeoisie internationale et de ses agents indigènes, mais aussi de tout traditionalisme, qu’il soit africain, judéo-chrétien ou musulman, tout s’observera et se jugera en relation avec cet impératif. L’Absolu ne sera plus un dogme opaque, un fantasme mystérieux, mais l’Homme concret, ses nécessités et ses aspirations » (M.Towa, 1979 :67). La crainte, la peur, est séparative et empêche toute fraternité avec celui que l’on craint. Quand Platon parlait de dialectique, il se référait à un processus de réflexion, mais quand son disciple Aristote écrivait sur le concept, il lui donnait le sens de

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séparation, d’objectivation, de distance et de froideur à la base duquel l’édifice pensant s’était élevé : justement parce qu’Aristote ne comprenait pas la profonde unité de tout ce qui existait – en cela, il fut un digne successeur de Conan – et il était incapable ni de la penser, ni d’en avoir l’intuition (intus ire, aller vers l’intérieur de soi-même), il écrivit son traité de métaphysique, lui qui ne savait rien de la Divinité car il la considérait lointaine et incompréhensible. Démocrite de Abdera avait déjà suivi la même direction, longtemps auparavant, avec sa vision d’un monde absurde, formé par la chute anarchique d’atomes et l’absence de toute harmonie et de toute unité ontologique : un jeune dénommé Karl Marx ferait, des milliers d’années après, sa thèse doctorale sur le philosophe grec et, dans sa thèse, il faut reconnaître une filiation théorique évidente. La polis, comme concept et non comme croquis architectonique, est la résultante de cette tendance néolithique européenne vers la distanciation de la nature et, avec elle, son éloignement de la Divinité et de toute harmonie universelle. Les Dieux du panthéon homérique étaient aussi morts et distants pour les Grecs que l'était la nature, d’abord hostile et ensuite étrange, pour les proto-européens dans les steppes euroasiatiques. La Divinité africaine et ses esprits intermédiaires formaient un réseau avec les tribus sahariennes et nilotiques depuis le début du Néolithique méridional : les Africains comme les Asiatiques et Amérindiens n’ont jamais coupé le cordon vital qui les liait, depuis l’origine de l’espèce, au monde et Principe Suprême. Et le mal-être généré par l’isolement, la solitude, la terreur de l’environnement naturel et – surtout – la mort comme terme évanescent d’existences brèves qui manquent de sens, s’est exprimé par une histoire convulsive dans la politique et déchirée dans l’idéologie : durant à peine un millénaire, les Hellènes ont expérimenté des douzaines de changements politiques et de virages doctrinaux, tandis que leurs voisins africains, les anciens Égyptiens, ont eu besoin de quatre millénaires tranquilles pour vivre trois grandes

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convulsions. Même sur cet aspect, la comparaison n’est pas soutenable, puisque les dénommés « périodes intermédiaires » égyptiennes furent la crise suite à laquelle on chercha avec ferveur la recomposition du regretté modèle fondamental de Narmer-Ménès. Le néolithique méridional tendait vers la stabilité des modèles sociaux considérés comme définitivement valides, et la fidélité envers une origine supposée parfaite. Comme l’a analysé Fustel de Coulanges avec justesse, les véritables croyances gréco-romaines étaient les petits esprits – daimones, démons – familiers : les lares du feu du foyer, les pénates protecteurs des récoltes et des provisions, les mains ou âmes errantes des ancêtres du groupe patrilinéaire. Mais, de la même manière que les épouses se limitaient à offrir des libations aux ancêtres du mari, dans leur condition de mères du lignage de l’homme, les femmes restaient exclues de la succession et les hommes pouvaient à peine avoir confiance dans le soutien de certains esprits mineurs manquant de grande dimension existentielle et obligés à se dissoudre dans la mémoire des vivants. Cette étroite cosmovision des peuples des plaines septentrionales était si insolite qu’il ne faut pas s’étonner si, en pleine hégémonie macédoine et romaine, les traditions orientales et africaines auraient envahi les sociétés dominantes de toute sorte de propositions religieuses : mystères osiriaques et isiaques, cultes à Mitre ou Artemis, groupements gnostiques ou irruption fulgurante d’un christianisme qui finit par entraîner les secteurs intellectuellement les plus avancés. La lassitude devant une telle vacuité idéologique, une telle superficialité spirituelle et un tel pragmatisme de courte portée, mena les peuples de l’Empire au christianisme, en à peine trois siècles, et forgea une élite idéologique – la patristique – qui n'existait plus depuis un certain temps, en Méditerranée. Une Grèce sans substance et une Égypte épuisée laissèrent, ainsi, le pas à une relève philosophique, le platonisme, qui renfermait de nombreux éléments de synthèse gréco-égyptienne, mais qui n’était plus une pensée proprement africaine.

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KÉMIT. LA MATRICE NILO-SAHARIENNE

À la grande surprise d’Hérodote, de Diodore et d’autres auteurs européens anciens, les Égyptiens étaient des gens qui se circoncisaient. Comme l’exprima dans son Histoire l’auteur de Halicarnasse (Livre II, 104), les habitants de la Colchide – dans l’actuelle Géorgie – partageaient avec les Phéniciens et les juifs la circoncision, et pour Hérodote, il était évident que tous ces peuples avaient acquis cette pratique rituelle de par leur contact prolongé avec l’Égypte ou, tout simplement, car ils en étaient des descendants, comme pourraient l’être, selon lui, les Colches. Curieusement, la pratique de la circoncision surprenait davantage les auteurs grecs que le fait que certains – Colches ou Égyptiens – soient noirs et aux cheveux crépus, un fait beaucoup plus fréquent en Méditerranée et au Moyen-Orient à cette époque. Cheikh Anta Diop, dans le petit ouvrage cité sur l’unité culturelle négro-africaine, souligne l’élément différentiant que suppose la circoncision qui, même sans être universelle en Afrique, est très répandue et dont l’origine se perd généralement dans la nuit des temps : l’Égypte a enseigné ce rite si particulier aux Phéniciens et, plus tard, aux Israélites, bien que, comme les Grecs l’expliquèrent, quand les Cananéens et les Judaïques vivaient parmi les Grecs, ils finissaient par abandonner ce rituel. Dans la majorité des cas connus, la circoncision négro-africaine affectait au même titre les hommes (extirpation du prépuce) et les femmes (excision ou ablation du clitoris) comme rite de passage à l’âge adulte, et ce fait exigeait que les jeunes aient atteint la puberté. En revanche, le système abrahamique circoncit seulement les hommes – la femme est exclue de l’égalité rituelle – pendant l’enfance, ce qui en fait un pacte avec Dieu. Les variations entre la société africaine éducatrice – l´'Égypte – et les réceptrices sémitiques font partie de la conception existentielle différente et de la diversité structurelle

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sociale. Si les peuples de langue indo-européenne ou sémitique ne circoncisaient pas leurs femmes, ce n’était pas à cause d’une certaine considération envers elles dans leurs sociétés respectives, mais précisément parce que symboliquement, cet acte social les aurait assimilées dans la douleur et dans l’endurance avec les hommes : la spécificité de la haute classe grecque fut le gynécée qui, comme son nom grec l’indique bien, est le lieu dans lequel on enfermait les femmes, simples reproductrices sans autre importance. Une femme noble, indépendante et instruite comme Frimé fut considérée par ses compatriotes athéniens comme une vulgaire courtisane, car toute libération du gynécée était perçue comme une prostitution dans les espaces asiatiques et européens. Si nous nous fions aux informations disponibles de nos jours (Pâques, Hampaté Bâ, De Heusch), depuis les massifs montagneux du Sahara néolithique et des régions du Haut Nil, la circoncision répond à une conception, à un temps, qui sépare les sexes adultes et à une démonstration d’égalité complémentaire de pôles apparemment contraires. Tel que le racontait l’ancien dogon Ogotemmeli, l’excessive ressemblance entre la terre féminine (sa vulve s’élève en forme de termitière géante) et le renard pâle masculin (son pénis n’atteignait pas la profondeur vaginale de la terre femelle) fut la raison de la première excision ou coupe du capuchon clitoridien. Les anciens Égyptiens laissèrent des échantillons picturaux de la circoncision, mais n’en parlèrent pas dans leurs textes, mais par contre le firent, avec profusion, les observateurs grecs, médusés. Selon les Bambara maliens, grâce à l’extraction du prépuce masculin, on éliminait la partie molle qui couvrait la virilité dressée du mâle, et l’excision du clitoris féminin supprimait le trait le plus viril de la femme. Il est impossible d’entrer dans une réflexion historique suffisamment documentée pour savoir si une perception d’égalité garçon-fille fut la première ou si celle-ci fut une des justifications à posteriori d’une pratique sociale, qui, sans aucun doute, était un

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rite de passage à l’âge adulte et probablement doté d’un caractère distinctif marqué entre les sexes comme les opposés nécessaires au sein de la communauté. Ce qui est certain, c’est qu’il y a 6000 ans, les proto-Égyptiens se circoncisaient, et qu’il y a à peine 300 ans, les Lunda équatoriens enseignèrent cette pratique à de nombreux peuples du centre-sud continental (Midant Reynes, De Heusch). Nous ne disposons pas de temps pour les suppositions, mais ce qu’il faut retenir c’est qu’il s’est agi d’une pratique africaine, depuis le Néolithique, qui se perd dans la nuit des temps, et qui possède un sens socialisateur fort et une charge symbolique très dense. Durant plus de 100 ans, l’égyptologie des adeptes de Champollion chercha des parents culturels du Kémit – l’ancienne Égypte – partout, sauf en Afrique (Diop, Iniesta, Bernal, Asante). Mais toutes les études comparées actuelles de spécialistes en rupestre saharien, dans le monde égyptien ancien et chez les peuples de la savane au sud du désert, indiquent immanquablement une forte parenté idéologique, symbolique et rituelle entre le triangle formé par le Sahara-savane sahélienneNil (Dieterlen, Hampate Bâ, Muzzolini, Vercoutter, Le Quellec, Cervelló). La majorité des peuples de la savane et de la forêt de l’Ouest africain affirment provenir du Nord et, dans le cas des bergers foulbé-peuls, du Nord-Est : tout cela montre le Sahara et, parfois, le Nil, désigné par les bergers du Sahel comme le lieu d’origine des hommes et des bœufs du nom de « la Grande Eau » (Hama). Et pas seulement à l’Ouest, mais aussi dans la zone équatoriale et orientale, de nombreux peuples affirment une provenance de la savane, et même du Nord-Est, et leurs rituels, lexique et symboles réaffirment un lien culturel ancien (Obenga, Bilolo, Ndigi). Selon les paroles de l’anthropologue Dika-Akwa : « les Noirs sont nés dans la vallée de l’Omo, en Afrique orientale. De là, ils se dispersèrent vers le Sahara, la vallée du Nil et vers d’autres continents. Quant à la zone subsaharienne, c’est là que les Pygmées ou petits Noirs habitaient » (P. Dika-Akwa, 1982 :48).

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Au milieu du siècle passé, Lhote éditait le résultat de ses recherches sur les parois rocheuses sahariennes avec le titre À la découverte des fresques du Tassili. L’existence d’une forte activité culturelle de peuples, dans un Sahara néolithique encore non désertifié à l’extrême, comme aujourd’hui, fut alors soulignée. Les recherches ultérieures de Muzzolini et, durant ces dernières années, de Le Quellec, indiquèrent une forte parenté entre les nombreuses gravures et peintures sahariennes aux images divines et les idéogrammes de l’écriture hiéroglyphique postérieure. La provenance et l’antériorité des néolithiques sahariens par rapport aux proto-Égyptiens est, aujourd’hui, hors de doute et le lien démographique situe le débat entre ceux qui donnent la priorité aux migrations du centre saharien vers les oasis occidentales du Nil égyptien (culture appelée de « plages ») et ceux qui soutiennent un apport massif et décisif de néolithiques sahariens établis au Nord de Khartoum et qui auraient peuplé la vallée égyptienne à partir de 4000 av. J.-C. Mais personne ne met en doute, aujourd’hui, le fait que le Sahara de 9000 à 5000 av. J.-C fut le grand foyer culturel qui rayonna sur les populations en direction du Nil (principalement les Khartoumiens) et de la savane sahélienne (groupes comme les Bafours de l’Ouest saharien). Les experts en Sahara et les égyptologues soulignèrent les ressemblances entre le grand néolithique saharien et le déploiement postérieur égyptien. Dans le domaine des pratiques rituelles, le néolithique de Khartoum enterrait déjà, à plusieurs reprises, ses morts dans le sable, jusqu’à la dessiccation qui permettait la momification, et aussi, sur le plan rituel, la danse avec les instruments comme le sistre trouve son origine dans les montagnes sahariennes. Dans le domaine de la représentation symbolique, le registre est beaucoup plus large : les moutons et les vaches apparaissent avec le cercle solaire entre leurs cornes, tout comme plus tard les dieux Khnoum et Amon (Cervelló) ; des édifices avec des portes à redans comme dans les mastabas postérieurs ou l’accès au temple funéraire de Djoser (Diop) ;

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des personnages aux têtes d’animaux (masques) que nous retrouverons par la suite dans le panthéon égyptien classique (Dieterlen) et l’importance des grands oiseaux ailés qui préfigurent des divinités comme Nekhbet le vautour, et surtout, Horus le faucon solaire (Ansélin). Comme le dit Sauneron, s’il faut chercher les éléments constitutifs de l’écriture hiéroglyphique, son abécédaire se trouve dans le néolithique saharien et le nilotique. L’espace culturel de la première grande civilisation humaine – le Kémit – fut l’Afrique et, uniquement dans certains aspects mineurs, symboliques et populationnels, il y eut la présence de l’Asie, sans que l’Europe ne participe à cette nouvelle société. Les gravures sahariennes ou les pratiques nilotiques acquirent leur sens mystique dans le déploiement égyptien. Les néolithiques ne pensèrent pas à l’existence d’êtres fabuleux avec des têtes et des queues d’animaux, mais à la proximité humaine avec des forces naturelles déterminées : le masque africain, aujourd’hui et jadis, exprime le lien intime qui unit l’Homme avec cette force naturelle, terrestre ou aérienne, et humanise son énergie et ses traits. Amon pour les Égyptiens, Amma pour les actuels Dogons de l’Ouest, est la manifestation de la puissance divine du mouton sillonnant le ciel – comme dans la mythologie bambara et dans la yoruba (Shangô) – et générant la réalité depuis sa condition de Caché, d’Invisible, de Non Manifeste : en ce sens, l’espace aérien se féminise et il est un lieu de fécondations multiples et une autre puissance génératrice comme la vache sera projetée dans les airs comme voûte céleste fertile à laquelle les Égyptiens donneraient le nom surprenant de Hathor (littéralement, « la maison d’Horus »). Justement, puisque l’union intime entre la nature et l’humanité ne s’est pas rompue mentalement durant le néolithique méridional, le majestueux faucon solaire qui plane loin audessus de la Terre sera le symbole le plus fréquent de la royauté (Kémit-Égypte, Mali impérial, Grand Zimbabwe), car le monarque possède les traits de la puissance divine du faucon et,

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en ce sens, est un véritable dieu et un homme véritable. Amadou Hampaté Bâ, qui fut un des meilleurs spécialistes de l’histoire orale, éclaircit ainsi la question « animiste » : « Entouré d’un univers de choses tangibles et visibles – l’Homme, les animaux, les végétaux, les astres, etc.… – l’homme noir, depuis toujours, a perçu qu’au plus profond de ces êtres et de ces choses résidait quelque chose de puissant qu’il ne pouvait pas décrire et qui les animait » (A. Hampaté Bâ, 1972 : 119). Loin de toute supposition d’une vie saharienne bucolique, les peuples néolithiques de ces régions se battaient pour des pâturages et en raison d’hégémonies de groupes. Nous ignorons si la figure du roi existait déjà, bien que, comme beaucoup d’auteurs, nous avons tendance à supposer que oui, que ce soit comme chef guerrier exceptionnel, comme homme-médecine aux pouvoirs curatifs et même comme symbole vivant pur à qui la communauté confia le dur labeur de préserver l’équilibre social et naturel (Urvoy, Palau Marti). En tout cas, le roi est différent de par sa connexion profonde avec la puissance de l’invisible, et sa maladie ou son vieillissement est un mauvais présage pour la pleine continuité de la société : face au risque d’affaiblissement du roi, l’option fut le régicide, parfois accompagné de rituels atténuants qui donnaient aux pharaons et aux autres monarques africains la possibilité d’échapper à la mort avec des recharges symboliques d’énergie. Le rite égyptien de régénération pharaonique du Heb-Sed à travers lequel le roi du Kémit récupérait ses forces vitales et reprenait le contrôle de la Terre en tirant avec son arc vers les quatre points cardinaux et en effectuant des courses qui démontraient sa vigueur divine, est bien connu. Mais nous ne savons pas si durant la phase antérieure à 4 000 av. J.-C, les rois claniques du Sud de la première cataracte étaient exécutés périodiquement, bien qu’il est vrai que cela se passait ainsi, avec les monarques de Koush, à Méroé, quand le conseil royal décidait que le temps du gouvernant touchait à sa fin (Frobenius, Callasso), et des

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auteurs tardifs comme Diodore de Sicile nous confirment que ce fut ainsi jusqu’au IIIe siècle av. J.-C bien entamé. Cette sensibilité néolithique méridionale, en particulier l’africaine, se trouve à la base d’un modèle rationnel qui privilégie l'appartenance au monde face à la tentation de couper tout lien avec lui, et qui donne une plus grande importance à la proximité de tous les êtres dans l’union essentielle, qui les maintient en priorité face au caractère menaçant que tout êtreautre suppose certainement face à tout sujet vivant. Quand les auteurs africains s’efforcent de démontrer des parentés linguistiques, rituelles ou politiques entre la première grande culture africaine (Kémit, « le Pays Noir » comme les Égyptiens appelaient leur terre) et les cultures actuelles de n’importe quelle région d’Afrique noir, ce qu’ils notent n’est pas tant la noblesse d’une origine civilisée – qu’ils revendiquent sans doute – mais la mise en exergue d’une même forme générale de penser le monde et l’existence, un même style mental par famille linguistique, et par pratiques rituelles communes durant des millénaires. Dika-Akwa expliqua la raison de la négativité occidentale à accepter l’africanité profonde du Kémit-Égypte : « le défi est de taille. Car si on reconnaissait, d’entrée de jeu, l’identité africaine de l’Égypte, tout le fondement de l’histoire de l’humanité, tel qu’il a été écrit jusqu’à nos jours, serait affecté ; l’histoire teintée d’idéologie et qui divise le monde en deux groupes distincts, l’indo-européen civilisé et l’afroasiatique barbare, deviendrait un contresens ; le colonialisme et le néo-colonialisme ne seraient plus présentés comme des missions civilisatrices et humanitaires » (P.Dika-Akwa, 1982 :47). On se réfère à l’arc géant qui s’étendait entre la culture capsienne en Tunisie, en passant par le centre saharien et la région Khartoumienne des cataractes nilotiques, et qui culminait dans les espaces palestiniens de Natuf, comme à un « Croissant Fertile » africain (Devisse, Ki-Zerbo). Entre 9000 et 1000 av. J.-C, bien au-delà de la période définie comme

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capsienne par les préhistoriens, il existe un large continuum culturel – lithique et céramique – entre ces vastes espaces : bien que les Égyptiens de 3000 av. J.-C n’employèrent plus la céramique de Khartoum tel qu’ils le faisaient auparavant, les Palestiniens continuèrent à l’importer jusqu’au premier millénaire av. J.-C, un produit hautement apprécié qui transitait par un Kémit qui ne la consommait déjà plus. Gafsa, Tibesti, Adrar, Tassili, Khartoum, Kémit, Natuf sont les échelons millénaires d’un néolithique du Sud centré sur le continent africain, et qui connectait dans la frange palestinienne avec le «Croissant Fertile » mésopotamien ou asiatique le plus connu. Ainsi, nous pouvons nous référer à un néolithique méridional pour comprendre les bases de la culture africaine et de sa pensée, et il convient de rappeler qu'à la différence de ce que suppose le matérialisme vulgaire, ce sont les idées socialisées qui ont une plus grande longévité temporelle, tandis que les modèles économiques varient même plus rapidement que les politiques (Braudel, Lombard). Nous disposons alors de suffisamment de documentation pour affirmer que les bases de la pensée africaine actuelle sont nilo-sahariennes, et ces bases se distinguent impeccablement des proto-européennes. HORUS. ROIS NÉS D’UN CŒUR DE VACHE

Les sociologues appelèrent « proxémie » le phénomène de la familiarité affective, pour la différencier de la proximité d’un individu ou d’un groupe à d’autres (Maffessoli). Le mot pourrait servir à définir un trait spécifiquement africain, depuis la nuit des temps : le sens de proximité physique tangible, de l’humaine avec le reste de la réalité qui l’entoure, y compris ce que l’on ne voit pas mais que l’on ressent intuitivement, existe effectivement. Comme nous le verrons dans un autre chapitre, l’historien kényan Ali Mazrui appelle cette attitude ancestrale « la théologie de la proximité », ce qui nous semble une bonne manière de faire référence à la pensée la plus structurée

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mythiquement et théosophiquement. Cependant, nous nous occuperons à peine ici de ses formes les plus élémentaires, les plus physiques, les plus tactiles et, pour cela, nous utiliserons le terme de « proxémie ». De nos jours, la royauté n’occupe plus le lieu axial qu’elle occupait encore dans un passé récent, bien que nombre de ses attributions se trouvent toujours actives dans des personnages publics – étatiques ou pas – investis d’attributions royales. Mais dans un passé historique plus éloigné, le roi était un personnage fondamental pour de nombreux peuples, mais pas dans tous, comme nous allons le voir. Pour James Frazer et les théoriciens qui suivirent ses pas (Adler, Tardits, De Heush, Izard), il existait une échelle d’ascension vers la royauté de type sacré, avec une première marche de mage et un sommet de roi-dieu, bien que, sans oser le définir véritablement comme une divinité acceptée par la population ; les préjugés occidentaux ont pesé négativement sur cette excellente école anthropologique qui était, de toute façon, la meilleure spécialiste des systèmes royaux africains. Si le roi était un simple gouvernant humain, cela manquerait d’implication dans la vision du monde des peuples du continent, mais quand il est perçu comme une force cosmique socialisée, le problème prend un tournant spectaculaire qu’il convient d’analyser avec attention. Les premiers cimetières pharaoniques, curieusement, ne furent pas découverts dans la vallée égyptienne, mais plus au Sud, vers la deuxième cataracte, dans la zone de Qustul. Les équipes de l’Institut Oriental de Chicago fouillèrent la nécropole de Qustul durant les années soixante-dix et quatrevingt et publièrent leur monographie, dans des volumes archéologiques détaillés (Williams). Avec des datations au carbone 14 aux alentours de l’an 4000 av. J.-C de certaines tombes restées intactes, à savoir non saccagées, et de grande taille, la majorité présentaient des signes de haute distinction sociale, mais le plus spectaculaire fut l’encensoir cylindrique en ivoire qui montrait, gravée sur sa partie externe, une procession

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de barques avec des banderoles se dirigeant vers un édifice avec une entrée à redans. Un individu, assis sur un trône de l’une des embarcations, portrait une couronne comme celles portées, par la suite, par les pharaons de la Haute-Égypte, et au-dessus de lui, un oiseau semblable à un disque solaire ailé, déployait ses ailes. Les connaissances actuelles ne permettent pas aux égyptologues de supposer un ou plusieurs États avant cette date, et encore moins hors de la vallée égyptienne, car il semblerait que les États se soient forgés au Nord de la première cataracte, de manière progressive, entre 3800 et 3500 av. J.-C. Il convient alors de s’interroger sur ce personnage d’aspect royal qui mourut à Qustul, décoré d’attributs pharaoniques bien avant l’apparition d’un quelconque État. Les deux points cruciaux tirés des informations apportées par Bruce Williams à Qustul, et qui le menèrent à publier les articles polémiques sur la négritude des pharaons préhistoriques, sont la provenance nilo-khartoumienne des futurs envahisseurs du Kémit et l’existence d’une royauté plusieurs siècles avant l’apparition du premier État dans le Sud de l’Égypte. Tout ceci coïncide avec les anciennes études sur les « clans combattants » (Moret) et les plus récentes sur la formation des premiers États dans la vallée égyptienne au début du quatrième millénaire av. J.-C (Campagne). Les combats représentés dans l’art rupestre saharien, la différenciation sociale établie dans la nécropole khartoumienne de Qustul tout au long de l’an 4000 av. J.-C et la réalité des nécropoles de la Haute-Égypte, avec des tombes séparées de personnages royaux (Goyon), parallèlement à la création du premier grand sanctuaire historique dans la ville de Nekhen, tout ceci supposerait l’existence de chefferies à caractère royal depuis bien avant la centralisation étatique. Chez presque tous les peuples d’Afrique existe la figure du Maître ou Seigneur de la Terre, qui n’a rien à voir avec un noble féodal, mais avec la descendance du premier occupant humain d’un territoire délimité. Le Maître de la Terre, bien

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qu’il appartienne à un groupe soumis par les colonisateurs postérieurs, maintient toujours la primauté rituelle et sacrificielle pour tout ce qui concerne la terre, car aucun occupant ultérieur n’oserait aliéner le lien qui unit le premier humain avec la région habitée par des gens de vagues postérieures. Ainsi se forme, fréquemment, une multipolarité de pouvoir, puisque le chef de l’aristocratie manifeste l’autorité politique exécutive ; le Maître de la Terre, celle du dialogue avec la nature régionale et, parfois, avec les groupes spécialisés dans le travail des métaux ou dans la cuisson de céramiques – généralement endogamiques du Sahel – peuvent occuper des fonctions rituelles telles que la circoncision et l’éducation des adolescents. Autour de l’an 1300 apr. J.-C, aucun souverain ou empereur du Mali n’aurait osé traverser avec son armée les populations soumises sans avoir auparavant convoqué les Maîtres de la Terre et favorisé la bienveillance de la nature. Cependant, le Seigneur ou Maître de la Terre n’était ni un propriétaire, ni un roi clanique mais simplement le digne descendant du premier chef de famille qui arriva dans ce lieu. Par contre, comme le dit un proverbe mandinka, « le roi n’est pas un parent », ce qui dénote, dans les paroles de Heusch, sa sacralité absolue (qui dans notre conception revient à admettre sa divinité incarnée) : « le roi affaibli perd son pouvoir sur la nature et se voit condamné à une fin prématurée. Nous savons que les souverains de Monomotapa étaient exécutés lorsqu’ils présentaient la moindre tare physique, tombaient malades ou devenaient impuissants » (L. De Heusch, 1982 : 317). À la différence de ce que supposent les partisans théoriques de James Frazer, il n’existe pas de gradation ascendante entre le Maître de la Terre, le mage ou le sorcier théurge, le roi sacré investi de pouvoirs sacrificiels et, enfin, une rare monarchie qui aurait atteint les sommets du pouvoir sous les traits de la divinité. Même un maître en royauté comme Luc De Heusche n’osa affirmer que le pharaon du Kémit ait réellement été une divinité. La question fut posée par erreur : on n’atteint pas la

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déification par une simple croissance quantitative de richesse et de pouvoir; le roi est quelque chose de nouveau, de différent, d’irréductiblement original par rapport au reste des pouvoirs et des humains. Il n’y eut jamais de divinisation pharaonique durant la troisième ou la quatrième dynastie, comme l’ont affirmé de nombreux égyptologues adeptes de Champollion (ou euro-centriques, ce qui revient au même), probablement en considérant que plus le volume et la hauteur des pyramides étaient grands, plus le peuple devait être impressionné et disposé à admettre la divinité de rois aussi puissants. Le roi est roi en raison d’une profonde nécessité de la communauté ou tribu, une urgence d’équilibre interne et de stabilisation de l’environnement, mais jamais le résultat frauduleux d’un groupe de conspirateurs astucieux qui trompent les gens simples, pour ne pas dire stupides (vision de Marx, Wittfogel, mais aussi, ce qui est surprenant, d’un bon anthropologue comme Meillassoux). Le roi africain, classique ou étatique, naît d'un consensus de populations néolithiques habituées à percevoir la force cosmique à l’intérieur et à l’extérieur de la société (Pâques), en ayant recours à un personnage très particulier pour incarner cette intensité divine : que l’homme consacré soit un mage, un guérisseur ou un guerrier est une question secondaire. Nous insisterons dans cette partie introductive sur deux symboles liés à l’État pharaonique et, en général, à la royauté africaine : le faucon ou aigle céleste et la vache comme Principe générateur. Horus l’Éloigné, Principe cosmique qui plane dans l’espace et englobe la réalité avec le déploiement de ses ailes, est une divinité probablement d’origine paléolithique. Avec son vol majestueux, il semble s’approcher de la Puissance solaire divine. En ce sens, Horus est une divinité créationnelle, zénithale, lointaine mais qui aurait peu à voir avec la royauté, tribale ou étatique, si ses traits n’étaient que l’autorité dans la distance. À notre grande surprise, les rapaces africains – faucons, selon Wa Kamissoko, aigles selon De Heusche – se

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retrouvent dans les sculptures des murailles du Grand Zimbabwe, la coupole impériale de Niani, dans l’ancien Mali, et sur le parasol qui, dans la ville de Mogadiscio du XIVe siècle, couvrait le cheikh quand il se déplaçait de la mosquée à sa demeure. Le grand faucon nilo-saharien, le douga des traditions mandingues à l’Ouest ou le faucon-aigle des Karanga au Sud du Zambèze, est un prédateur majestueux, mais lointain. La clef de son importance symbolique avec la royauté néolithique se trouve dans le Kémit quand nous voyons sur les cartouches royaux des premières dynasties et de ses prédécesseurs deux faucons face à face que l’on appellera « les deux combattant », Horus et Seth. Dans une étude minutieuse, l’égyptologue Henri Frankfort révéla que le dédoublement du faucon était une autre facette du pouvoir, la facette sociale, sous sa forme de Seth. Depuis les pentes escarpées sahariennes jusqu’au veld austral, l’oiseau rapace est plus qu’un spectacle solennel de vol plané dans les airs, il est aussi caractérisé par ses attaques prodigieuses perpendiculaires et la capture de ses proies au ras-du-sol. L’attaquant, le prédateur, c’est Seth, le dieu de proximité, la puissance sociale d’une force déchaînée d’origine solairecosmique, mais avec une présence active sur le plan terrestre. Comme le signala Frankfort, Seth est le roi naturel dont la force destructrice ne fait aucun doute, et pour cela la mythologie égyptienne le considère toujours comme personnage royal et puissant, l’authentique échelle royale qui depuis la terre peut conduire jusqu’à Osiris, dans les hauteurs célestes. La représentation tardive de Seth avec l’animal canidé séthien qui apparaît uniquement durant le Moyen Empire ne doit pas prêter à confusion ; la véritable nature de Dieu est royale et sa forme primitive est le grand faucon saharien. Ainsi donc, les monarchies africaines, depuis le Néolithique, sont duelles, doubles, et le duo Horus-Seth exprime en détails le lien intime qui unit le pouvoir cosmique d’Horus avec le pouvoir social de Seth qui, sur cet aspect, est le roi naturel

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(Iniesta). La voûte céleste est – littéralement – « la maison d’Horus » (Hathor), comme la société humaine est la demeure du dieu vivant, Seth. Comme l’explique Michel Izard, pour les Naba ou rois mossi, avant son intronisation, le prince doit être isolé et devra transmettre toute sa puissance destructive (panga) à un animal qui amassera toute la violence dont le roi est capable. Cependant bien que la royauté émane de cette différence radicale parmi le commun des mortels et ce qui est perçu comme distinct de par sa fonction naturelle, aucune communauté ne survivrait avec une force arbitraire semblable en son sein, et aucun pouvoir séthien ne survivrait avec la désertion de ses populations : l’équilibre arrivera avec la postérieure intronisation légendaire d’Horus – malgré son éloignement original – assumant le contrôle de la force séthienne et garantissant la permanence de l’ordre régénérateur propre d’Osiris (une divinité de la végétation caractéristique de tous les néolithiques, étudiée par Mircea Eliade). La couleur noire (mort et limon fertile) sera attribuée aux dieux-victimes, comme Osiris, et la couleur rouge (feu, sang, désert) aux dieux-prédateurs comme Seth dans tout le monde nilotique et équatorial. Horus sera le roi duel, le stabilisateur de la royauté, le support de l’harmonie. C’est lorsque le roi exécutera les rituels ou réalisera les danses sacrées que cette dualité laissera le pas à l’harmonie du monde et de la communauté à sa personne, comme l’écrira l’égyptologue Oscar Pfouma, accordant une réflexion extensive aux danses africaines de toutes les époques : La danse du roi suggère le mouvement du monde. La danse a pour fonction de maintenir ou de restaurer l’équilibre du cosmos, duquel dépend le bien-être des hommes, d’écarter les influences néfastes qui les menacent constamment… La danse égyptienne était, comme l’est celle de l’Afrique noire moderne, l’expression, à la fois du rythme musical et de l’harmonie des formes. Le rythme et l’harmonie du monde s’expriment dans la flexibilité du corps, la grâce du geste et la

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poésie du mouvement. La danseuse noire danse la beauté du monde ; elle est enivrée de mouvement et danse la vie. (O. Pfouma, 1999 : 174-175)

Au-delà de la parenté symbolique de la monarchie double de la nature horusienne, nous obtenons chez une grande partie des peuples africains, un autre trait général, celui de la nature féminine du monde, que ce soit la terre ou l’espace aérien. Pour les Égyptiens, Horus était le Principe générateur, mais la réalité substantive dans laquelle il évoluait était féminine, humide, céleste : Hathor, la véritable demeure de Dieu ; son fondement féminin est la vache cosmique, et la force génératrice dans laquelle Horus va créer sa forme bovine de Kamoutef, littéralement « le taureau de sa mère ». Bien que les anciens Égyptiens n’avaient pas une culture d’élevage, leur univers symbolique était toujours peuplé de lions, de faucons et de bœufs nilo-sahariens, comme expression profonde de la proximité vitale entre les humains et leur environnement naturel vivant. Les rois Karanga de Barué et Quiteve, sur la côte centrale du Mozambique avaient comme linceul une peau de vache (Andrade), dans laquelle ils seraient déposés dans les caves sacrées, et les souverains malgaches – sakalava en particulier – étaient déposés, à leur mort, sur des brancards couverts de peau de vache jusqu’à leur totale décomposition : au XIXe siècle, cette pratique se populariserait (rite du fihavanana) avec l’enlèvement périodique des cadavres enterrés et recouverts dans de larges toiles. Dans tout cela, la vache était la matrice suprême, la génératrice qui était, à son tour, le réceptacle définitif pour le défunt. Et cette fertilité humide féminine mène fréquemment – yoruba, lunda, rwandais, dogon – au rayon qui unit la terre et le ciel, que ce soit comme le serpent ou l’arc en ciel, unissant les deux pôles extrêmes du monde. Il ne faut pas s’étonner, pour autant, si les premiers rois égyptiens, avant l’unification avec Narmer-Ménès, et ceux des

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premières dynasties furent tous des « rois Horus ». Ce sont eux qui initièrent cette coutume de prendre un « nom d’Horus » qui les aurait définis dans leur étape royale comme des personnages différents de ce qu’ils furent lorsqu’ils étaient princes. Ce n’est pas que le rituel d’intronisation les ait transformés en « dieux » à cet instant même, mais leur ritualisation mit en exergue la divinité qui était leur réalité depuis toujours, même avant leur naissance (Montes). C’est une erreur de nombreux égyptologues, handicapés par des préjugés euro-centriques, de penser qu’il existe un jour où le roi africain est divinisé par un rite magique : ce serait aussi aberrant, doctrinalement, que de considérer que la divinisation du Christ se produisit pendant son baptême dans le Jourdain ou même durant sa naissance en tant qu’homme, puisque sa réalité était divine depuis toujours. Le roi horien fut, et reste dans sa forme actuelle, un catalyseur de forces cosmiques et sociales ou, pour le dire autrement, la manifestation humaine et divine de l’harmonie, de l’équilibre et de la plénitude : par lui vit Maât ou Mbok, ce qui est la loi universelle, la beauté de toute création, le dynamisme du multiple comme unité, ou simplement le logos, comme Jean l’écrirait dans son évangile. Inutile de concevoir un roi socialement interventionniste parce que sa fonction était tout simplement d’être et de garantir l’ordre naturel. Dans son émergence historique, les rois classiques nilo-sahariens et les pharaons furent la pièce vivante dans laquelle s’exprimait une union intime, profonde, entre la collectivité humaine et la nature et, les enveloppant tous ensemble, la Divinité dans sa forme active d’harmonie ou Maât.

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CHAPITRE 2 ROYAUTÉ DIVINE : L’HARMONIE DU MONDE

NOUN : PRINCIPES DE MÉTAPHYSIQUE AFRICAINE

Pour ceux qui sont habitués aux penseurs traditionnels spécialisés dans les cultures orientales, ce sera peut-être une surprise que la dénommée – de forme conventionnelle – « caste sacerdotale » (Hani) soit absente chez de nombreux peuples africains, soit remplisse une fonction subordonnée à la monarchie. Et bien qu’il semble étrange pour ceux qui pensent que le pouvoir politique est le résultat d’une simple compétition pour le contrôle des ressources matérielles ou psychosociales, ils devront comprendre qu’en Afrique, on ne peut pas concevoir le pouvoir politique arraché à l’environnement cosmique tel que le conçoivent ses peuples. La royauté est bien plus qu’un simple profit de privilèges, contrairement à ce qu’une certaine anthropologie (Meillassoux) estima, mais aussi bien moins qu’une position despotique et arbitraire, comme le suggéra parfaitement pour le Kémit-Égypte Henri Frankfort : le roi africain, depuis l’État pharaonique, est la clef de voûte de l’édifice social africain. Pour ce motif, parler de métaphysique, de cosmogonie et de leur incidence sur le plan terrestre est impossible sans mettre l’homme dans son axe, et au cœur du système humain, le roi ou dieu incarné. À l’inverse de l’analyse sociologique, qui commence ses études par les relations inter-groupales pour

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remonter progressivement aux institutions et terminer au sommet avec l’idéologie d’une société, nous suivrons le cours de la réflexion africaine – et traditionnelle dans les grandes lignes – en commençant par là où doivent commencer les maisons : le toit (Coomaraswamy). Nous parlerons, dans un premier temps, de la conception métaphysique africaine sans laquelle ni le monde, ni l’homme ne pourrait fonctionner. Nous verrons ensuite la genèse du monde et nous finirons par une pièce indispensable pour faire pivoter la société, et qui n’est autre que la royauté que certains appellent pudiquement « sacrée » et que nous autres définissons ouvertement comme « divine ». Il est impossible de comprendre le moindre comportement africain d’aujourd’hui ou d’hier, sans avoir une vision nette de sa perception de l’univers et de son idée de l’existence en son sein : pour cela, commençons l’étude par la tête, dans le sens de réalité. Puisque la pensée africaine s’exprime avec des images de forte plasticité, sa métaphysique pourrait sembler inexistante, mais nous devons rappeler avec Alassane Ndaw que : « la mythologie africaine, le symbolisme africain, contiennent un ensemble de thèses très concrètes de nature métaphysique, bien que la pensée africaine moderne prenne seulement conscience de cela très lentement. Celle-ci comporte, de forme explicite et implicite, un ensemble de thèses ou doctrines qui peuvent s’appeler métaphysiques, car elles désignent l’Être, la matière, la temporalité, l’âme humaine, la liberté, etc. » (A. Ndaw, 1983 – 1997 : 251). Bien avant l’Ancien des Jours, les eaux étaient sans nom, nous expliquent de nombreux documents oraux des bergers sahéliens, les peuls ou foulbé (Hama). Et lorsque dans la zone équatoriale boisée, les rois-prêtres ou Bambombok commençaient leurs rituels, la bassine remplie d’eau était remuée de manière circulaire, tandis que l’herbe, la pierre et l’alcool entraient dans le mouvement circulaire que l’officiant imprimait avec son chasse-mouches : ainsi se formait, dans un sens figuré, l’univers, à partir d’un absolu aqueux au cœur

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duquel reposait le Dieu ou Seigneur des Jours qui, en sortant de sa léthargie, mettrait en mouvement la superficie des eaux, jusqu’à affirmer la réalité minérale, celle animée et celle de l’élaboration humaine. Ainsi Atoum, le Principe Suprême de l’égyptienne Lounou-Héliopolis, était parfois appelé l’Ancien, et quelque chose de similaire se produisait avec les divinités principales du Kémit comme Thot, Amon ou Ptah (Bilolo). En général, le Dieu créateur ou Principe ultime fait partie du tout, éternel et immobile, aqueux mais innommable et indéfinissable, et émergeait de son sein comme mouvement – fréquemment circulaire ou elliptique – pour situer la réalité d’un monde qui émergeait comme une portion de l’infini. Le Seigneur des Années ou l’Ancien n’était donc pas l’Absolu, mais son aspect essentiel, ontologique, avec lequel les « jours » et les « années » commençaient, c’est pour cela que l’on a l’habitude de l’appeler « ancien » ou « dieu ancien » dans de nombreuses cultures négro-africaines. Cependant, un bon nombre d’égyptologues confondirent à plusieurs reprises le Noun ou Nuh (eaux infinies et indescriptibles) avec son simple aspect « chaotique », c’est-àdire de matière première ou substance désordonnée avec laquelle le Dieu primordial forgera le cosmos et le structurera. Nous devons signaler avec Bilolo que ces Eaux Absolues (Noun) sont antérieures à la Divinité, antérieures à tout temps ou au chaos et, évidemment, antérieures à tout mouvement créationnel ; le Noun ou Nuh que les adeptes de Champollion ont traduit sans discrimination par « eaux primordiales » en se basant sur l’hiéroglyphique des ondulations aqueuses, est seulement « primordial » comme matière première pour la création, mais le Noun dans lequel Ptah de Memphis ou Thot de Schmun-Hermopolis repose depuis l’éternité, est simplement l’Éternel, l’Absolu, l’Infini innommable et indéfinissable : ce qui se passe, c'est qu’il faut prendre une option symbolique concrète pour pouvoir faire allusion à cette réalité des réalités, au-delà de la simple ontologie ou de l’espace de l’Être ou Dieu.

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Comme Kabongo l’exprimait dans son analyse de l’autorité humaine comme réplique terrestre de l’ordre universel au sein de l’Absolu : Quand on aborde la société bantoue, nous restons surpris par la fusion ou la compénétration des niveaux. Le niveau visible de l’action humaine et le niveau invisible sont liés, sont inséparables. On parle des morts comme si on parlait des vivants. Ils citent Dieu dans les actions les plus impensables… Tout est submergé dans un univers théologique ou métaphysiquement structuré et hiérarchisé. Tout ce qui possède une once de force, de vie, d’action ou de mouvement, le doit au Créateur. Tout ce qui est visible ou invisible, sur la Terre ou dans le ciel, tout vient de l’Unique Créateur que les luba-lulua ou les luba en général appellent : Maweja Nnangila, Mvidi-Mukulu, Nzambi, Mulopo, tatu wa bionso, etc… (E. Kabongo-Kanun-dowi et M.Bilolo, 1994 :65)

En somme, comme les Égyptiens anciens, les Africains ultérieurs considérèrent, au sens figuré, que la Divinité primordiale s’était réveillée au sein de l’Absolu ou Eaux infinies et avait initié son action génératrice en forgeant un ordre particulier qui était celui du monde, aussi bien l’invisible dans lequel existent les morts et même ceux qui ne sont pas nés, que le visible, qui est le bref espace des vivants. Tel que les anthropologues disciples de James Frazer (Adler, De Heusch) le soulignèrent, les eaux sont un symbole visuel de potentialité, d’existences possibles, de fondement de vie : pour les Peuls bororo du Nigeria ou du Chad, ce fut à partir de la Grande Eau, dans sa forme de chaos existant, qu’émergèrent la première sauterelle, le premier bœuf et le premier homme qui aurait fini par dominer la savane de la sauterelle, par domestiquer le bœuf, évitant ainsi son retour aux eaux originales. Les vivants naissent dans les eaux du fœtus maternel, les défunts sont récupérés par le flux maritime ou fluvial qui marque la frontière avec le visible mais qui entoure le monde, comme le pensaient les

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Grecs de l’océan enveloppant, imitant ainsi leurs maîtres égyptiens. À leur mort, beaucoup de peuples de l’Afrique bantoue considèrent que le défunt descend le cours du fleuve qui les mènera à l’océan primordial comme les Égyptiens par le passé ou les Rwandais de nos jours. Ainsi, le pharaon naviguait sur les barques vers le temple funéraire, tel que nous l’avons vu représenté sur l’encensoir de Qustul, et le Mwami (roi) rwandais dans son linceul circulait à travers les plantations de cannes du Kagera (dans le Haut Nil) pendant la pleine lune, vers sa demeure définitive de l’autre côté des eaux (Hartzfeld). De fait, le parcours de l’Osiris écartelé tout au long du Nil égyptien était un fertiliseur de la vie régionale, mais aussi un exemple d’eau changeante qui débouche dans la mer Méditerranée et de là rejoint le firmament d’eaux stellaires d’aspect fixe et éternel (Guilmot). Plus au Sud, près de l’Atlantique, les défunts basaa traversent les eaux interdites du retour à la région invisible, là où demeurent les esprits incorporels : « D’autre part, après la mort de l’homme, son esprit traverse le fleuve des morts – ndoa – pour atteindre le royaume des défunts » (N.Biya, 1987 : 95-96). En quelque sorte, entre l’éternité absolue et la finitude des êtres de l’univers, La Divinité ou Principe Suprême représente pour les Africains le point de liaison entre les lois spatiotemporelles et la réalité qui les englobe, au sein de laquelle habite tantôt ce qui est, tantôt ce qui n’est pas, tantôt ce qui est propre à l’Être, tantôt ce qui dépasse son existence. Pour cela, les documents égypto-africains affirment, à tout moment historique, que quelque chose d’aqueux, d’illimité, d’humide, était depuis toujours, depuis bien avant que le Dieu ne se réveille de son assoupissement, forge le temps et l’espace et mette en marche la première terre, le premier animal et le premier humain (Griaule). Comme l’ont bien expliqué Ndaw, Bilolo et Bimwenyi-Kwessi, la métaphysique préside toute la conception africaine du réel, et les affirmations de son

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inexistence par réduction à une simple ontologie furent uniquement soutenues par l’incompréhension des adeptes de Champollion et par l’ignorance africaniste. Tout le système de connaissance africaine est sérieusement et nettement construit à partir des hauteurs du Non Être ou Absolu (eaux infinies) pour se traduire par l’Être ou Dieu qui mettra en marche un déploiement cosmique inscrit dans le temps et marqué par l’espace. Comme toute tradition néolithique, la négro-africaine plonge les racines de son arbre de vie dans les profondeurs de l’océan infini, comme l’arbre séfirotique des Kabbalistes (Scholem). EMITAÏ. LE DÉPLOIEMENT DES GRANDES COSMOLOGIES

Les conséquences de cette sensibilité intellectuelle envers la vie et tout ce qui l’entoure, pour échapper de l’absurdité de sa brièveté, expliquent non seulement la métaphysique des cercles océaniques africains, mais aussi l’union intime que la nature et l’homme établissent avec l’Être primordial, avec le Dieu créateur, qui – loin de approche existentielle à la mode hellénique – vibre en chaque créateur et en chaque esprit intermédiaire de personnalité et de mouvement qui peuple l’univers, tout cela en refus frontal de toute mort définitive : pendant le retour du défunt aux eaux célestes, il y a une rapide fusion avec les ancêtres et, à une certaine distance de ces derniers, avec les vivants ils s’unissent à l’ancêtre primordial pour finalement vivre dans la pérennité de Dieu, Osiris-Horus hier ou Nyikang plus récemment (Evans-Pritchard) dans le firmament aqueux et stellaire. Voyons donc quelques notions ontologiques essentielles sur la Divinité et ses actions créationnelles, cosmologiques, dans la diversité des mondes africains. Nous commencerons par l’Antiquité la plus documentée, l’égyptienne. Le fragment de la dénommée « théologie memphite » dans laquelle le dieu Ptah commence ses activités

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créatrices est bien connu. Après que le dénommé Ptah se soit débarrassé de sa torpeur au sein de l’éternel – appelé Atoum dans ce texte – il pensa et ordonna, et les êtres furent tantôt dieux, tantôt hommes, tantôt choses, jusqu’à peupler le monde de réalités dérivées de sa pensée et de sa parole impérative. Nous nous trouvons, dans cette idée de création, très éloignés du néolithique septentrional puisque la parole originale n’est ni vacuité ni « sac à bruit », comme on le dira dans la décadence des griots ou musiciens ambulants, mais un acte essentiel, fondateur et créateur. Il s’agit du terme que les peuples de langue manding appellent Kuma (la grande parole) et qui en swahili – dans les zones orientales d’Afrique – ce même mot (Kuma) signifie sexe de femme, parce qu’il est la base procréatrice et génératrice de vie. Ainsi, les réalités créationnelles se formèrent avec la voix divine, à partir des dieux ou aspects partiels de Ptah, jusqu’aux animaux et humains, chacun d’entre eux avec un peu d’énergie divine dans leurs âmes. Un texte grec de lignée sémitique tardive – l’Évangile de Jean – sera nécessaire pour que le Logos ou verbe reprenne sa centralité créative (« Au commencement était le Verbe, la Parole était auprès de Dieu, et la Parole était Dieu », Jean I, 1, version Bible de Jérusalem). Chez les peuples akan, le Dieu lance aussi sa parole dans l’espace, et va matérialiser les réalités du monde, tel que cela est exprimé dans une petite statue ashanti utilisée pour peser l’or et dans laquelle l’Être primordial porte une de ses mains à son oreille pour mieux écouter, tandis qu’il projette un majestueux flot de paroles qui tombent en arc-en-ciel sur la Terre. Rien à voir avec la conception occidentale selon laquelle la formation des mots obéit à des décisions arbitraires et sans aucun contenu de réalité. Voici ici quelques fragments memphites, écrits vers 2700 av. J.C. et rassemblés à l’époque de Taharka, vers 700 av. J.-C. : Quelque chose à l’image d’Atoum fut créé à partir du cœur et la langue de Ptah. Grand et Éminent soit Ptah qui

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concéda son pouvoir à tous les dieux et à ses kas par l’intermédiaire de son cœur et avec sa langue… Ptah est comme un cœur dans tous les corps, comme une langue dans toutes les bouches de tous les dieux, de toutes les personnes, de tous les animaux, de toutes les créatures rampantes et dans tout ce qui vit… Il fit en sorte que leurs corps ressemblent à ce qui plaisait à leurs cœurs – c’est-à-dire les formes dans lesquelles ils désiraient se manifester. Et ainsi, ils entrèrent dans leurs corps … et ainsi tous les dieux et leurs kas ne font qu’un avec lui, contenus dans et unis au Seigneur des Deux Terres (H.Frankfort, 1976 :53)

Ce texte nilo-saharien ancien, égyptien, est un splendide concentré de la pensée ontologique et créationnelle que les peuples d’Afrique exprimeront, dans des formes très identiques, tout au long des 5 000 ans historiques postérieurs. En définition culturelle avec les Asiatiques, Dieu n’est pas un Principe distant, sans connexion essentielle avec les créatures. Il n’est pas non plus, à la différence des Européens, un principe générateur qui se maintient dans le lointain et laisse les hommes abandonnés à leur sort et sans connexion intime d’aucune sorte. Il n’existe pas un style théorique uniquement pour la métaphysique en Afrique, mais il y en a aussi un, et de forme très définie, pour l’ontologie et la relation de l’Être avec les êtres émanés ou formés par sa volonté prolative. Rappelons ici ce qui a été dit dans le chapitre précédent sur la non-rupture idéologique entre le monde néolithique africain et son environnement naturel et principal : c’est la clef de la confiance des sociétés du continent en la nature et en tout ce qui existe, parce que chaque cœur et chaque petite partie d’un être est un élément de divinité qui empêche leur solitude, leur isolement, leur absurdité et leur angoisse. Pour cette raison, me commentait Cheik Anta Diop en 1978 – dans son laboratoire de carbone 14, à l’IFAN de Dakar – les cultures africaines n’ont jamais été dominées par le pessimisme historique européen, justement parce que la conception africaine n’a jamais été

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séparée de la divinité ni projetée dans une solitude absurde d’atomes en chute arbitraire, comme le pensa Démocrite. Si la parole est un signe distinctif de l’homme, entre autres caractéristiques importantes, le concept et l’usage qui en est fait seront déterminants dans les comportements culturels. Camara Laye intitula son premier ouvrage : Parole (Kuma), pour éviter toute confusion avec bavardage vain, et parla d’histoire avec toute la dignité d’une voix qui ne peut ni ne doit trahir, parce que c’est simplement la vérité. Même Mayi-Matip, le turbulent initié camerounais, s’exprima contre le charlatanisme de la classe politique africaine actuelle comme un facteur de décadence, puisqu’ils ne cherchaient presque rien d’autre que de grossiers bénéficies matériels, comme nous le verrons plus tard. Pour l’anthropologue Dika-Akwa, qui dirigea à Paris le Musée de l’Homme, la Parole en Afrique est le lien privilégié entre l’homme et la Divinité, une connexion indestructible de par sa nature même : « La Parole dispense la vie, le moyen que Dieu mit à sa disposition pour créer. L’Homme, le microcosme, en relation à Dieu, macrocosme, Dieu en fait un pouvoir créateur et une force transformatrice, tantôt positifs, tantôt négatifs. C’est à cet égard que nous pouvons dire que le macrocosme et son microcosme, Dieu et l’Homme, l’univers et la société, la globalité et la spécificité en Afrique noire s’inscrivent dans une relation d’homomorphisme » (prince Dika-Akwa a nya Bonambela, dans Th. Mayi-Matip, 1983 :15). Raymond Panikkar a parlé du « silence du Bouddha » mais également de la « voix du silence », puisqu’il existe une vibration profonde qui parle sans résonnance. C’est ce qui s’appelle la parole voilée entourée d’un halo de mystère, un voile qui rend à la Parole toute sa théurgie créationnelle, toute sa force primitive. Dans le fond de la conscience, dans la distraction de la pensée humaine sur des questions proches ou banales, la Parole perd sa consistance et se transforme en bruit, en charabia démuni de sens, comme dans notre quotidien devant les téléviseurs ou dans des discussions tumultueuses

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dans lesquelles il n’y a rien à dire, mais où tout le monde parle. C’est la parole vide, la parole arbitraire ou, pire encore, la parole qui couvre la réalité. Pour éviter cette dégradation, ce parler pour parler, l’Africain a enseigné à ses initiés – rois, maîtres, prêtres – à être modérés dans leurs paroles, ou mieux encore, sobres, mais certains et précis : le verbiage n’est pas synonyme de maîtrise de la connaissance, en terres africaines. En parlant des peuples de la savane sahélienne – concrètement du Soudan historique, depuis l’Atlantique jusqu’au Nil – Viviane Pâques, l’une des meilleurs chercheurs de l’univers oral de l’Ouest africain, rappelait l’importance de la Parole qui plus elle est mise en valeur, plus elle mérite d’être entourée par le silence : « les Soudanais sont persuadés que la Parole n’est efficace et n’atteint sa pleine valeur qu’à la condition qu’elle soit recouverte d’ombre ; qu’elle conserve uniquement son intégralité en fonction de son degré de carence. Poussant les choses jusqu’au paradoxe, nous pourrions même dire que, pour les Bambara, le vrai verbe, la parole digne de vénération, c’est le silence » (V.Pâques, 1954 :184). Il existe aussi dans les systèmes initiatiques occidentaux des parallélismes avec ceux de la tradition africaine au sujet de la Parole et de sa sacralité originale. Dans les rituels maçonniques, on en arrive à dire que « les travaux s’élèveront de la parole au silence », car ce que les Hébraïques et les francs-maçons ont appelé la « parole perdue », c’est la voix même qui exprime le Principe Suprême ou Divinité, parole qui, avec le temps, fut assurée pour la connaissance des gens : en Israël, seul le souverain sacrificateur la connaissait, et le tétragramme YHVH n’est jamais lu sauf avec des formules faisant référence à Jéhovah ou Adonaï. En réalité, tout ceci est une expression du sens profond, générateur, de la Parole originale. En Afrique, ce sont les anciens – mais seuls ceux qui ont été initiés dans la connaissance totale – qui sont les gardiens de la Parole. Amadou Hampaté Bâ exprima bien la valeur de cette connaissance de la Parole de vérité et de respect aux

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fondements culturels lorsqu’à sa mort, il écrivit que la mort d’un ancien équivalait à une bibliothèque de l’Afrique en feu. Ainsi [sic] dans l’Ouest continental, dans les zones de la savane, on différencia bien le griot « sac de paroles » et le maître de parole, qui coïncident uniquement sur certains apprentissages musicaux et quelques mémorisations historiques. Le griot est un musicien rémunéré, il peut déformer la Parole selon sa convenance, il peut rendre grâce au pouvoir ou au client, sortant de son « sac » ce qui convient le mieux à chaque situation et ses connaissances sont purement apprises par cœur, mais il n’est pas un maître de la connaissance. Selon les termes de Camara Laye, un des plus grands historiens de l’oralité dans le monde manding : « Aujourd’hui, lorsqu’on parle de griots, on pense aux griots avec leurs instruments de musique, aux marchands de musique, à ces harpistes ou guitaristes qui errent dans les grandes villes à la recherche de studios d’enregistrement. Ce sont certes des griots, mais des marchands de musique qui déforment sans aucun ménagement les réalités historiques ; ils ne connaissent que des fragments de l’histoire africaine, le strict minimum pour réaliser leur travail de marchands musicaux. Les authentiques griots, c’est-à-dire les Bélën-Tigui, ou maîtres de la Parole, ne déambulent pas dans les grandes villes : ils sont peu nombreux, se déplacent rarement, restent liés à la tradition et à leur terre natale » (Camara Laye, 1978 :20-21). Dans un passé pas si éloigné, les Bélën-Tigui existaient dans toutes les régions manding, résidant dans des endroits montagneux éloignés des centres politiques pour éviter de subir leurs pressions. De nos jours, il en reste à peine quelques-uns, dans la région de Futa Djalon, comme celui qui reçut, à son époque, un jeune universitaire du nom de Camara Laye, et qu’il forma jusqu’à ce qu’il pense qu’il était digne et capable de le faire. Ceci nous amène à une autre spécificité africaine par rapport au comportement occidental : au Nord, on a toujours considéré, depuis la splendeur d’Athènes et les moments de

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gloire de la bibliothèque (grecque) d’Alexandrie, que la connaissance devait être accessible à tout individu, tandis qu’au Sud, depuis le Kémit jusqu’à nos jours, on a jugé qu’il n’était pas conseillé d’armer de connaissances métaphysiques celui qui n’était pas mentalement et éthiquement préparé pour les assumer sans danger pour la société. Les usages illicites qui ont été faits du savoir par des personnages politiques de renom des derniers siècles sont bien connus; savoir que, s’ils ne l’avaient pas par expérience personnelle, ils pouvaient se servir du savoir d’une intellectualité rémunérée ou simplement soumise : nous pensons au nazisme ou au stalinisme du XXe siècle, pour donner un exemple récent, sans nous risquer à citer d’autres cas semblables, mais bien plus médiatiques. Considérer la Kuma, la Parole, comme un don créationnel, divin, convertit l’initié des quatre coins de l’Afrique en un support ou transmetteur de la vérité orale. J’insiste, nous sommes très loin du griot et de son « sac de paroles », et très loin aussi du « savoir neutre » dont présume la science moderne. Toute connaissance provient du Principe Suprême, et celui qui en dispose est avant tout un serviteur de la vérité et pas du tout un maître manipulateur qui pourrait user de ce savoir à son avantage personnel, ou pour blesser injustement les autres. Dans cette optique, la Grande Parole du Maître (Kuma Lafôlo Kuma) est théurgique et ascensionnelle lorsqu’elle évoque la Divinité, mais magique et sociale quand elle opère à l’intérieur de la communauté humaine. Comment pourrait-on confondre les politiciens actuels et les faux initiés – charlatans et manipulateurs – avec les maîtres de la parole ? Camara Laye nous a laissé des fragments convaincants sur l’un de ses maîtres, le malinké ou mandinka Babou Condé : « Pour Babou Condé, comme pour tous les Malinké, la parole d’un BélënTigui signifiait magie… Ainsi lors des grandes cérémonies, sa parole faisait se déplacer le toit d’une maison ! Par la puissance magique de son verbe, les oiseaux, posés sur la cime de l’arbre de la palabre, arrêtaient de chanter… Personne dans

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l’assistance n’osait prononcer un mot…Seul le Bélën-Tigui, armé d’un long bâton, parlait en se déplaçant… Il s’agissait sans doute des génies de la parole, ceux qui le faisaient prophétiser sur l’année en cours ou sur le futur » (Camara Laye, 1978 :30-31). En effet, le maître initié aux mystères de l’univers et de la société est avant tout un canal transmetteur de l’ordre général, ce que les Égyptiens appelèrent Maât, et les Basaa, Mbok. Et comme Gavrand expliqua sur les Séerer de l’Ouest africain, toute initiation africaine trouve ses racines dans les temps égyptiens anciens puisque, comme le loup osiriaque Oupouaout (Celui qui ouvre les chemins), l’initié est, lui-même, le « Gardien du Secret », et dans le cœur du mystère se trouve la Parole et sa force magique. Et cette parole créatrice, mythique qui imprime son sceau sur le reste des paroles quotidiennes et ne doit pas être déformée si l’on entend éviter le mal, imprègne de sa puissance chaque espace et temps de l’univers : Roog, la divinité principale des Séerer sénégalais, forme un cosmos à trois niveaux, tous unis par la volonté de l’Être créateur. Pour la cosmologie séerer, il existe un monde invisible en haut – source d’énergie et de vie – un monde terrestre diurne – dans lequel se déploient l’Arbre de la Vie et l’homme technique assisté par les esprits pangool – et un monde invisible nocturne – foyer des défunts et des Pangool – qui est l'activateur des énergies vives, sur le plan terrestre. Non seulement la langue de ce peuple est une des plus proches de l’égyptien ancien (Diop, Sall, Gavrand), mais sa conception de l’existence à trois niveaux est également semblable à celle du monde pharaonique. Il est évident qu’il existe autant de cosmogonies que de peuples africains mais dans leur structure, Bilolo et Gavrand ont raison de dire qu’elles proviennent toutes d’un schéma basique commun. Le monde émerge des eaux, comme île primordiale ou Ta Tjenen et, s’élevant au-dessus d’elle, le dieu Ptah ou Rogg projette ses forces différenciatrices depuis des régions célestes immatérielles : dans ces zones éthérées et non

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perceptibles se trouve la force divine, ses divisions entre sec et humide, la multiplication des dieux mineurs ou esprits et par la suite la séparation entre ciel et terre avec leurs eaux célestes et terrestres. En revanche, le monde diurne est perceptible, enveloppé dans la théurgie qui soutient la totalité du cosmos et présidé par les humains, véritables seigneurs de ce plan central de la création, avec la compagnie, pas toujours commode, des esprits mineurs que nous appelons « Cini ou Djinn » par influence islamique, et qui ont l’habitude de demeurer loin des hommes. Et enfin, le monde du bas, nocturne, lunaire, invisible, peuplé de défunts et d’esprits telluriques – les Pangool analysés par Gavrand – qui dotent la Terre d’une nouvelle harmonisation et d’une nouvelle vie par les renaissances ou les ascensions au firmament, dans lequel les ancêtres s’évanouissent dans les divinités stellaires. Et dans tout ce complexe colombage, la Parole descendante crée et recrée, tandis que l’eau supérieure ou inférieure permet le passage entre les différents niveaux du monde. Fréquemment, dans la cosmogonie africaine, le Dieu primordial crée par le Huit, et dans d’autres occasions par le Neuf, avec toute sa dimension sacrée dont disposent les numéros chez des peuples de cultures traditionnelles. Je me rappelle de ma surprise – mieux, de mon ignorance alors – quand, dans les marchés de Mopti, Ségou ou Bamako – près du fleuve Niger – les vendeuses me rendaient la monnaie avec une comptabilité hexadécimale et non décimale, j’étais confus et stupéfié d’être escroqué comme un vulgaire touriste : il se trouve que, tout simplement, le Bambara, comme les autres peuples de l’Ouest africain, base ses calculs numériques sur le Huit (Zahan), comme le faisaient les Égyptiens dans certains systèmes cosmogoniques (l'Ogdoade de Schmun-Hermopolis, depuis le IVe millénaire) et évidemment, ceci ne s’adapte pas bien à nos billets moderne établis sur la base du Dix. On ne devrait pas s’étonner que l’univers dogon, dans les régions escarpées de Bandiagara qui dominent la région du moyen

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Niger, se structure aussi autour de huit ancêtres primordiaux (Griaule, Dieterlen). En fait, le Principe Suprême Thot ou Amma a organisé les différences complémentaires sur les couples de contraires : ainsi, l’Ogdoade égyptienne hermopolitaine avait en son sein le couple Amon-Amonet (le Caché et la Manifestée), de la même manière que les Diola du Sud du Sénégal ont à Emitaï le niveau invisible du Principe créateur et l’aspect manifeste de pluie matérielle qui sont les deux sens du mot unique Emitaï (ou Atemit, dans une autre variante). Ce qui doit retenir notre attention, sur les couples d’opposés, c’est leur sens évident de complémentarité, à la différence des schémas septentrionaux néolithiques dans lesquels la négativité tend à être diabolisée et expulsée de la réalité. Dans la pensée égypto-africaine, il n’est pas possible de nier l’invisibilité, car sans elle, il n’existerait pas le visible, de la même manière, que sans l’antimatière, la matière structurée (Bilolo, Nkoth, Bisseck) ne pourrait pas émerger. Dans le fond, le couple Amon-Amonet est une réalité avec deux aspects importants, la puissance cachée et l’acte visible, tout comme, de manière similaire, avec la vie et la mort et les divinités mineurs qui les symboliseront : il n’y a pas de naissance sans mort, ni de joie sans douleur, ni d'harmonie sans désordre. Pour cela, les anciens Égyptiens et les Africains actuels peuvent donner le nom des dieux destructeurs à leurs enfants, sans que pour cette raison ils soient prédisposés à la mauvaise action ; ils reconnaissent seulement la mort ou la douleur et mettent leurs descendances sous leur protection symbolique : s’appeler Sethi en honneur du dieu égyptien Seth, ou Fanga comme expression de faiblesse, n’a jamais supposé que les pharaons du nom de Sethi furent des criminels ni que les personnes babambara ou mandinka, qui de nos jours s’appellent Fanga, soient particulièrement fragiles. Une autre variante cosmogonique – mais pas la seule - est la création de l’univers par le Neuf. Celle-ci suscite de plus

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grandes polémiques parmi les égyptologues et les anthropologues car le Créateur ou Générateur se trouve de forme évidente au sommet de la construction cosmique, ce qui fit supposer de nombreux spécialistes une tendance à la monarchie étatique très accusée (Cervelló, Campagne). Dans tous les cas, l'Ennéade de Lounou-Héliopolis a son parallèle dans les systèmes bantou lacustres et équatoriaux, justement chez des peuples à forte histoire étatique, dans lesquels le Principe Suprême forge les différences par couples d’opposés qui se complètent et se réclament, comme la lumière et l’ombre, la terre et l’air, etc. (De Heusch, Tardits). Au sens strict, l’Ennéade a aussi une base Huit, et la seule chose qui est mise en relief est la puissance créationnelle de l’Être ou de l’Un. Il n’apparaît même pas clairement si les systèmes Neuf africains cherchent la pleine soumission de la multiplicité, car la structure ennéadique apparaît dès que le UnUnique se trouve dans tous les numéros secondaires jusqu’au Neuf même, et que ces numéros dérivés font partie indissoluble de l’Unité primordiale que certains auteurs ont appelé le Unmultiple (Rouge). La particularité symbolique majeure du Neuf est qu’il exprime la multiplicité à son niveau extrême, la différentiation maximale qui n’a qu’une solution possible, le Dix ou le retour indispensable à l’Un. Le jeu subtil entre le Un et le Multiple, comme deux facettes de l’Être, a présidé une grande partie de l’histoire africaine, évitant ainsi les despotismes politiques et les anarchies destructives, du moins jusqu’à la phase glaciale de la traite d’esclaves, vers 1650 apr. J.-C. En somme, affirmer que la pensée africaine est uniquement mythique est lamentablement ne pas connaître sa charge symbolique et sa perception raffinée du sens de l’existence et de la survie à la mort comme épisode transitoire, bien que traumatique. Parce que cet ordre naturel, d’origine divine, qui se trouve dans tout ce qui existe, est à son tour la base de la structuration sociale dans les clans et les États, au fil des plus de

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6000 ans d’histoire documentée. De nouveau, nous nous trouvons confrontés au thème de la hiérarchie et de la fonction du pouvoir et, plus spécialement, au rôle de la monarchie divine. MANSA. LE ROI AU CŒUR DU MONDE

Pour un monde moderne convaincu du caractère arbitraire de l’univers, qui se serait généré à partir d’un Big Bang fortuit – comme dans un accélérateur de particules dépourvu de toute conception d’ingénieur – ni l’ordre naturel ni le pouvoir n’ont de sens. Sur ce fait s’appuie la faible compréhension de n’importe quel ordre, en commençant par le social, et en résulte une fréquente confusion entre les concepts de rôle dans une société déterminée et de fonction propre à chaque espèce : le rôle, comme l’a expliqué le Québécois Trottier, est interchangeable entre individus des deux sexes, mais pas la fonction, parce que cette dernière possède un sentiment d’espèce ; sans un ordre articulé, le groupe se désagrège et disparaît. Si nous persistons dans cette confusion que l’Occident a généralisée à travers le monde universitaire, toute structure de la société, tout ordre ou toute hiérarchie, tout type de pouvoir sera perçu comme aberrant et usurpateur de droits individuels. Ainsi, au fil des siècles, le monde européen a isolé peu à peu le concept d’individu de celui de groupe, jusqu’à le transformer en une entéléchie autosuffisante et autonome : à partir d’un tel idéalisme individualiste, tout ce qui n’est pas démocratique est rejetable, tout comme les chefferies classiques, mais aussi la royauté, qui deviennent incompréhensibles ou simplement des aberrations historiques. Ce qui est différent, dans l’histoire néolithique connue, ce sont les formes d’organisation, mais ce qu’elles ont toutes en commun, c’est leur sens de la hiérarchie permettant un fonctionnement acceptable à l’intérieur de la complexité des peuples, de plus en plus nombreux et ayant un recours de plus

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en plus grand aux techniques instrumentales et de pensée. De fait, en 6000 ans d’histoire récente et passablement documentée, nous ne trouvons aucune trace de sociétés anarchistes dans lesquelles chaque individu serait autosuffisant ou dans lesquelles la bonté générale éviterait les tensions et les conflits. Une certaine formule de contrôle de l’hégémonie peut se présenter, comme dans le cas des K’ung boschimans cités par Robert Leakey, qui évitent de flatter le meilleur chasseur ou le meilleur dirigeant pour éviter son orgueil, mais personne n’ignore, dans ces peuples de type paléolithique, quelle est la hiérarchie ou l’ordre naturel qui place chaque individu dans un échelon défini de la structure commune. Durant plus de 2000 ans, suivant les pas d’Aristote dans le domaine politique et Démocrite dans le philosophique, une grande partie des penseurs occidentaux ont critiqué le pouvoir comme usurpation et, de fait, tout type de pouvoir comme une différence ou inégalité illégitime et non supportable. Cette approche a donné naissance à de brillants théoriciens comme Duns Escoto, Baruch de Spinoza, Voltaire ou Thoreau, mais n’a pas pu interdire que les sociétés occidentales – y compris les démocratiques – restent inégales et fortement hiérarchisées, ce qui est toujours une contradiction issue d’un long processus entre désir ardent d’égalité et réalité des différences économiques et politiques. La divergence entre les peuples d’Afrique et d’Europe n’a jamais été dans la supposée anarchie européenne, mais dans l'opposition de discours sur le pouvoir. Pour le monde occidental, avec certaines réserves honorables comme Platon ou Losky, le pouvoir est usurpation de droits individuels, tandis que pour le monde africain, la hiérarchie est un fait naturel qu’il faut mettre, simplement, sous le contrôle de la collectivité. Selon les dires de Ndaw, la hiérarchie n’est ni un artifice, ni une fraude établie par les minorités éveillées contre les majorités ingénues ou somnolentes. La hiérarchie s’inscrit dans les exigences du groupe pour leur survie, et la préoccupation de

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la politologie africaine n’a pas été de savoir comment éliminer le pouvoir mais comment le modérer et le rendre efficace pour une grand partie de la population : « Dans les sociétés africaines traditionnelles, l’union des individus ne correspond pas à une hiérarchie artificielle, construite pour répondre aux nécessités d’organisation au fur et à mesure que l’évolution historique les crée, et assujettie aux révolutions ou aux changements structuraux profonds. L’union même est l’essence de l’individu, parce qu’elle se trouve partout dans la nature, dans le cosmos. L’univers est une unité organique, tout dépend et participe à tout. Au même titre que l’être humain est un atome de cet organisme, l’individu est une cellule du corps social » (A.Ndaw, 1983-1997 :191). On tend à identifier, abusivement, la figure du roi avec celle de l’État, mais en fait les monarques classiques ont été plus habituels que les monarques étatiques, dans le monde. Le motif de cette obsession de l’État se trouve, dans une large mesure, dans un monde qui de nos jours est structuré en États, mais aussi du fait que les fonctionnaires étatiques ont eu l’habitude de léguer par écrit ou oralement les généalogies des rois et de leurs faits, phénomène peu fréquent dans les regroupements parentaux, moins centralisés et avec une moindre obsession pour une légitimité que la population connaît bien. Le plus souvent, le roi clanique ou tribal a davantage d’obligations que de privilèges, de charges rituelles et protocolaires que de plaisirs inhérents à sa charge ; même l’accès au trône est généralement le résultat d’une élection dont l’intéressé est absent, et celui-ci ne dispose d’aucune possibilité de rejeter la décision. Il conviendrait de revenir, à nouveau, à l’époque de la République platonicienne pour trouver en Occident une si haute considération du pouvoir et de sa responsabilité devant la société. Cependant, l’Occident a montré, majoritairement, une forte méfiance, presque une répulsion, envers l’inégalité et son expression comme pouvoir social. Non seulement Bakunin et

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Marx jugèrent inacceptable tout pouvoir face à la société, mais Thomas d’Aquin lui-même montra une forte méfiance à l’encontre des dérives despotiques des monarques, en se demandant s’il était licite de tuer le tyran, et conclure affirmativement après une longue liste de conditions. À peine certains auteurs contemporains traditionnels – Guénon, Coomaraswany, Hani – revendiquèrent le caractère sacré de la royauté et l’erreur moderne de la concevoir comme une simple usurpation à la recherche de plus grands privilèges matériels. Dans le domaine culturel bantou, les mots qui peuvent exprimer chefferie et royauté (nkose, mambo) sont nombreux, bien que, comme l’indiquent Kabongo et Bilolo, Mfumu est des plus utilisés et aussi des plus significatifs. Ce vocable ne se limite pas à signaler une présence sociale, mais exprime toute la puissance cosmique, naturelle, qui se trouve dans celui qui occupe cette position très importante. D’une certaine manière, le Mfumu bantou exprime toute la force créationnelle dans sa personne, et c’est pour cette raison qu’il ne doit jamais être facteur de désordre ou de chaos, et il a très peu de rapport avec l’idée occidentale du despote ou tyran qui baserait son gouvernement sur un caractère arbitraire constant : Mfumu se présente ainsi, non comme marque de personne, mais comme une forme primitive qui indique l’« origine » la « Provenance », le « Principe ». Il correspond au Mfuki, « Source de la création… » Mfumu n’est pas princeps, « le principe », mais principauté, principium. Mfumu est la « Provenance », la « source »… Cette notion semble associée à celle de l’Orient, au lieu du lever du Soleil… Ainsi, le Mfumu apparaît comme un Être-Idéal que l’homme choisi ou investi doit imiter pour devenir réellement comme le « Principe »… le Chef est la Source de la création, pas de la destruction ». « L’Origine, le Principe est ce qui crée ». Si quelqu’un ne crée pas, s’il n’est pas source de l’être ou de vie, il n’est pas non plus Mfumu. L’exercice de l’autorité, Bumfumu, est une activité essentielle créatrice et propice à la vie. En d’autres termes, être Mfumu est être

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l’origine, l’animateur principal du bon développement de son pays (E.Kabongo-Kamundoni et M.Bilolo 1994 : 100 et 101).

Pour les analystes de l’État africain moderne – Bayart, Mappa – celui-ci est à peine un espace de prédation et de capture de privilèges, dans lequel se déploie la « politique du ventre », la stratégie d’accaparement de biens matériels. Cependant, en parlant de discours des politiciens africains de nos jours, même Sophie Mappa admet que « tous rejettent l’État qu’ils occupent, et ils sont tous fortement imprégnés de l’idéal du pouvoir traditionnel magico-religieux, messianique, occulte et guerrier » (p.168). Mais si l’auteur du Foro de Delfos voyait, au changement de millénaire, les politiciens négro-africains peu enclins à assumer un État laïque et lointain comme l’État moderne, la situation qu’elle aurait observée aujourd’hui lui aurait paru beaucoup plus pénible, puisque, depuis, de nombreux gouvernements africains ont accordé la légalité aux pouvoirs traditionnels, et le « retour des rois » (Perrot, Florêncio) est à l’ordre du jour, après la première décennie du XXIe siècle. Il n’y a pas à s’y tromper, si la royauté africaine résiste toujours après des siècles de traite esclavagiste et 100 ans de modernité, cela est dû à ses référents fondateurs qui ne sont pas simplement la jouissance démesurée du privilège, comme s’obstinent encore à le penser les sociologues et les économistes. La permanence du roi, du Mfumu bantou ou du mansa manding, est indissolublement liée à son origine éternelle, divine et, pour autant, à sa capacité pour accorder des « biens spirituels », et sur cela ils basent leur privilège : de nos jours, ils sont démunis de pouvoir matériel, mais ils redistribuent des bénéfices charismatiques. Au milieu du XIIe siècle, un bouffon castillan écrivit, en se référant au Cid : « Pardieu, quel magnifique vassal, si le Seigneur avait été de qualité ! ». En à peine un vers, le poète populaire exprimait avec force toute conception traditionnelle

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de la hiérarchie sociale et de la fonction du pouvoir. L’important était que chacun accomplisse, à son niveau, ses obligations, même si l’abandon et l’irresponsabilité du puissant produisaient détresse chez les vassaux. À cet égard, l’Afrique a été moins aimable avec les manquements de ses gouvernants, précisément parce que leur origine divine transforme ces incorrections en une maladie pour la terre et pour les hommes : lorsqu’un roi est injuste ou ne prend pas ses responsabilités, il est détrôné ou éliminé car c’est la propre survie du groupe humain qui est menacée. Il ne s’agit pas, alors, dans l’espace historique africain, d’ignorer ou de permettre l’abus du puissant, mais de lui imposer des obstacles et des limites organisées, pour que la société dans son ensemble avance de manière harmonieuse, sans que la tumeur du cerveau finisse par s’étendre au corps tout entier. Et la solution ne pouvait pas être un individualisme atomiseur, puisque la tumeur serait alors substituée par une métastase cancérigène homogène et irréparable. Tierno Bokar, le sage soufi de Bandiagara, qui éduqua Amadou Hampaté Bâ, avait réfléchi profondément sur le pouvoir et ses infractions. Il considérait, comme tout Africain de tradition, que plus la responsabilité est grande, plus la gravité de l’infraction sera importante, et que le pouvoir ne pouvait alors pas être entre des mains indignes. Comme l’expliquait le Soufi malien solitaire, plus on se trouve haut placé sur la pyramide sociale, plus grande sera la chute, car la capacité et le lieu public ne peuvent pas avoir d’autre fonction que celle de guide et de service. Bokar avait connu les bassesses de l’aristocratie toucouleur-foulbé, à laquelle lui-même appartenait, il avait souffert les injustices des administrateurs coloniaux qui suspectaient même les sages africains, mais il avait encore confiance en la possibilité humaine d’éviter d’autres oppressions et délires du pouvoir. Sa description des dirigeants indignes semblait annoncer une époque de démesures et de dérives, ce que John Deyme de Villedieu appela avec

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justesse le « temps de chandalas », ceux qui n’ont pas de caste morale, ceux qui ne connaissent aucune règle et ne respectent rien, sauf leur plaisir immédiat ; ces comportements qui se trouvent à l’opposé de la mansaya, de la royauté authentique de la tradition africaine. « Quand l’opportunité d’occuper une charge de chef retombe sur un homme d’âme vulgaire, il saura seulement installer une dictature mégalomane. Au lieu de faire régner la paix pour tous, ce sera le début de la terreur obscure. Les crapules deviendront des financiers et les canailles battront monnaie. La morale sera secouée dangereusement sur la mer en furie des passions déchaînées » (T.Bokar, 1997 :182). Lire les paroles de Bokar nous amène, inévitablement, à penser à notre monde globalisé, à son manque de responsabilité, de respect envers toute limite matérielle ou morale, que ce soit dans le domaines artistique, religieux, politique ou économique. Ce qui parfois se nomme conservatisme à notre époque, n’est autre qu’un désir de préserver ce qui nous a été transmis comme très important, comme fondamental, et pas simplement comme des questions fugaces et des modes passagères. Pour cette raison, Tierno Bokar appelait les gens du XX siècle à accepter les innovations propres de l’histoire, mais à préserver ce qui était vraiment important, à savoir les traditions : « Respectezles. Elles constituent l’héritage spirituel de ceux qui nous ont précédé, et qui n’ont pas rompu avec Dieu » (op.cit.183). Le roi africain est une partie intégrante de la tradition, car sans lui, la structure même de l’humanité perdrait sa structure et se dissocierait du grand ordre cosmique qui nous entoure : en Afrique, un roi est bien plus qu’une relique du passé. Cependant, l’analyste occidental ou occidentalisé voit la situation de manière inverse de celle de Bokar et d’autres penseurs traditionnels. Le pouvoir personnel est perçu par les sociologues et les anthropologues comme un fait non solidaire, peut-être parce qu’ils ont comme référence quotidienne la hiérarchie de l’État moderne africain, une institution politique dépourvue de racine historique sur le continent, et ces

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chercheurs préservent l’institution pour dénoncer ses acteurs occasionnels ; ils ignorent que des siècles de brutalité esclavagiste et un colonialisme vorace furent nécessaires pour accepter l’idée commune d’un État qui n’appartient à personne et où tout le monde peut entrer pour le saccager pour son propre bénéfice. Mais qui définit l’État comme laïque et affranchi de toute sacralité traditionnelle ? Certainement pas les Africains. L’approche étatiste, à partir du point de vue moderne, pose le problème exactement à l’opposé de ce que perçoivent les peuples de l’Afrique, puisque, selon Mappa, ce sont les peuples qui se trompent en s’entêtant à lier pouvoir et sacralité du monde : « Le pouvoir personnel et non médiatisé par les choses, ce pouvoir considéré comme incorporé à la personne du chef, c’est le pouvoir qui suscite les plus grandes ambitions chez les hommes, pour se l’approprier… Le pouvoir d’État est un objet de désir beaucoup plus prisé par les différents groupes que le pouvoir traditionnel même, en raison de la puissance incomparable qu’il représente. Ceci explique l’intensité, parfois inédite, de la violence pour l’accaparer… En réalité, la question fondamentale qui se pose aux sociétés et aux États africains est celle de sortir du mode sacré et incontestable, et d'admettre la nécessité de se connaître et de connaître le monde extérieur » (Mappa, op.cit, 198). Sans aucun doute, au nom du pouvoir « naturel », des abus à répétition ont été commis, mais il n’en demeure pas moins que la supposée perfection d’une institution étatique vide de contenu sacré se voit, chaque jour, contournée par des groupes et des individus qui ne se considèrent liés à rien. Ainsi, tandis qu’au niveau local, beaucoup de personnages de l’État moderne maintiennent un comportement considéré comme correct, dans l'État, ils se sentent libres de tout contrôle et de toute mesure sociale. Ce qu’ont fait les critiques du comportement supposé « traditionnel africain», c’est maintenir l’État moderne en marge de l’analyse et entreprendre des actions à l’encontre des pratiques corrompues d’individus qui se sentent libérés des

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responsabilités ancestrales. Adamou Ndam Njoya , interrogé sur le comportement asocial de nombreux fonctionnaires de l’État, a répondu que ces mêmes individus n’ont jamais outrepassé leurs droits dans leurs lieux d’origine, parce que, là-bas, le contrôle traditionnel faisait obstacle à la démesure et ainsi brisait le consensus populaire. De nouveau, pour comprendre la spécificité de l’espace politique africain, il convient de recourir au discours académique avec son affirmation que tout ce qui se rapporte à l’humain est strictement culturel. Bien que toute tradition du monde rejetterait cette affirmation peu confirmable, acceptons pour un instant qu’il n’existe pas de marqueurs d’espèce, qu’il n’y ait pas de pulsions basiques pour la survie, et que la dyade homme-femme n’ait aucun sens pour la continuité de l’espèce humaine : les options politiques dans l’histoire de chaque peuple ou dans de grands ensembles culturels seraient une démonstration de plus de l’indétermination des sociétés, et la variété de solutions indiquerait, ainsi, la liberté radicale dans laquelle opèrent les groupes de notre espèce. Ainsi donc, dans ce cas, des milliers d’années d’expérience africaine signalent clairement une option délibérée pour la sacralité du monde et, en elle, le lien intime qui unit les humains à leur environnement, la royauté étant un des principaux vecteurs de cette réalité cosmique. Tandis que le roi médiéval européen le fut « par la grâce de Dieu », l’africain classique le fut parce que son individualité elle-même était une liaison nécessaire entre le monde humain et le divin, entre terre et ciel. Cette idée, libre et profonde, est toujours bien enracinée dans l’Afrique actuelle. Si comme l’a écrit le philosophe Marcien Towa, la différence asservit, s’il faut être homogène pour éviter les dépendances et les subordinations des peuples par rapport aux autres peuples, il convient de se demander si la dépendance d’une hiérarchie sociale, à la tête de laquelle se trouve un monarque, est plus grande que celle d’une hiérarchie moderne présidée par l’individualisme et par le désir démesuré

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d’appropriation matérielle. En d’autres termes, si la modernité a rompu les équilibres naturels et a éliminé massivement les options culturelles de toute sorte, nous pourrions penser avec l’auteur cité que la solution n’est plus de s’opposer à ce processus, mais de se plier devant lui pour devenir complices de la désacralisation du monde et, de surcroit, complices de la désagrégation du monde et du manque de solidarité individualiste. 30 ans ont passé depuis le cri des « jeunes philosophes » africains contre la tradition de leurs peuples, et il faut relire leurs propositions à la lumière de l’expérience accélérée que le monde moderne a connue. « Parce que la relation entre l’Occident et nous reste celle du maître et de son esclave, nous devons continuer à avoir une méfiance systématique envers tout culte lié à la différence et à l’identité ; dans le cas contraire, nous courrons le risque de nous consolider dans l’esclavage » (M.Towa, 1979 :66). À la différence du christianisme qui conçoit le Messie comme un réparateur d’âmes prisonnières des contraintes matérielles, les cosmothéologies africaines qui disposent de héros mythiques capables de résoudre à la fois la soumission psychique et la servitude politique sont nombreuses. Ndebi Biya signale cette particularité de certains humains, comme le Manal des Basaa du sud du Cameroun, qui consiste à libérer ses congénères de l’oppression et du désespoir. Cette figure primordiale, mythique, à caractère divin au sein de l’humanité, est le roi, un roi qui n’a pas besoin de l’État pour exercer sa fonction bénéfique et réorganisatrice de tout disfonctionnement. Pour cela même, le roi réparateur s’oppose au roi rouge, brutal, asocial, qui comme le Mode Sop basaa, use de sa puissante différence pour faire du mal à ses congénères, pour son profit personnel. Il n’existe pas d’institution, en elle-même, qui protège l’humain de l’injustice, mais la qualité des protagonistes et leur disposition à aider ou à brutaliser :

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Quand Manal, le restaurateur, est arrivé, il s’employa à annuler l’œuvre de Mode Sop…Son nom, Manal, signifie « À la croisée des chemins »…Et c’est aux croisées des chemins que se présentaient les offrandes aux esprits… Elle est, pour autant, la croisée des chemins de toutes les bénédictions… Les gens qui sont venus de la caverne étaient semblables. Mais seules les bénédictions les ont différenciés (N.Biya. 1987 :67 et 68).

Curieusement, ce n’est pas l’idéologie moderne, avec sa tendance égalisatrice, qui offre un espace au libre choix, mais la plus authentique tradition africaine, celle qui montre que la vie humaine est une croisée de chemins où il existe toujours une alternative. Aucune institution politique ne garantit la protection contre l’absurdité individualiste, et la royauté divine en Afrique ne l’a pas non plus toujours garantie, mais ceux qui ont respecté la nature et les esprits, l’ordre et la tradition, ce furent les restaurateurs, par leur libre choix de l’harmonie du monde. Ceux qui ont affirmé que la mansaya ou royauté était oppression doivent expliquer maintenant pourquoi les politiciens courtisent à nouveau les rois dont le retour apparaît chaque jour comme une alternative à l’absurdité individualiste de l’esclavagiste et de la modernité. Les humains sont égaux, sans aucun doute, mais il se peut que les bénédictions soient différentes.

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CHAPITRE 3 ANIMISME ? UNE THÉOLOGIE DE LA PROXIMITÉ

FÉTICHES. L’ENNÉADE ANIMISTE

Dans un ouvrage de réflexion sur l’histoire africaine, le Kényan Ali Mazrui parlait d’un trait ancestral des peuples négroafricains : une forte sensibilité sensorielle pour le monde qui entoure les hommes. Il appela cette ancienne caractéristique « La Théologie de la proximité » (Le triple héritage d’Afrique, 1986) parce qu’elle exprimait bien cette perception presque dermique selon laquelle les peuples africains sentent tout ce qui existe, y compris cette existence de tout ce qui nous entoure, mais qui échappe à notre vision, quelque chose que les scientifiques appelleraient « autres dimensions de réalité ». Cet aspect culturel est ce qu’avec une certaine torpeur, les Occidentaux appelèrent « animisme », une conception de l’univers selon laquelle tout serait chargé d’énergie et de conscience, même dans les milieux minéral et céleste. Bien qu’Herskovits ait critiqué le terme « animiste » déjà dans les années soixante-dix, il faut reconnaitre que le sujet, élaboré de manière imprécise par les observateurs externes, ne manque pas de raisons de rester vigilant, car tout être de notre réalité environnante est formé de composantes communes aux nôtres et seules varient leurs quantités et leurs combinaisons. Au-delà de l’adéquation partielle du nombre, l’ « animisme » montre sur quoi la pensée historique africaine met l’accent : la pluralité, ce que les Égyptiens anciens appelèrent l’Ennéade ou

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le Multiple, la manifestation splendide d’une unique réalité exprimée en diversité naturelle et animique, là où se trouve le noyau de la perception négro-africaine. Sans doute cette perception ontologique qui repose solidement sur les êtres qui intègrent l’Être est-elle surprenante pour la pensée occidentale et cela pourrait produire un certain dégoût, puisque ce serait l’antichambre de ce qui fut appelé « polythéisme » : dans cet angle d’analyse, « animisme » est synonyme d’imperfection ou de déviation théorique. Le fétichisme, la tendance à situer l’esprit particulier dans un objet animé ou inanimé, la fixation de cet « esprit » dans un support de boue ou de bois et même l’identification de certains lieux comme des tunnels d’accès à d’autres dimensions de l’inframonde ou des cieux, est la conséquence logique de cette vision d’un cosmos multiple qui repose sur une présence unique et constante, qui est sous-jacent dans tout ce qui est perceptible. Pour les premiers Européens qui furent en relation avec les Africains au XVe siècle, ces « idoles » de pierre ou de céramique étaient difformes et éloignées de toute perfection, feítiços, c'est-à-dire réalisés à la mode de ou comme imitation de quelque chose, en gros, idoles mal faites, et puisqu’elles étaient souvent imprégnées de sang d’animaux sacrifiés ou de liquides offerts en libation, l’idée de « fétiche » s’enracina solidement dans l’imagination occidentale. Il aura fallu Bracque, Picasso et d'autres artistes contemporains pour redécouvrir la beauté et la force de nombreux objets sacrés, qu’il s’agisse des images des ancêtres ou des êtres de l’ultramonde sous forme de masques. Comme l’analysa avec justesse Thomas dans ses études sur les Joola de la Casamance, au Sud du Sénégal, le fétiche est une forme centrale de la cosmovision traditionnelle africaine, car son existence offre proximité et médiation entre les humains et les êtres qui peuplent le vaste univers dans lequel nous vivons. Malgré la bonne volonté des artistes cubistes dans le domaine plastique et des surréalistes (André Breton) dans la

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littérature, le monde moderne continue à voir dans l’ « animisme » un trait de « mentalité primitive », et le « fétichisme » comme une confusion intellectuelle entre le concret et l’universel, qui serait l’authentique et l’unique Être acceptable pour la philosophie européenne et pour les religiosités considérées comme avancées, depuis l’hindouisme jusqu’au christianisme et l’islam. Nous pourrions résumer en identifiant la conception animiste avec le retard social, comme le refus intime, irrationnel, de tout type d’évolution, qui aurait dû conduire les populations méridionales de la confusion grossière du fétiche à la clarté intellectuelle de Dieu ou Principe. Mais comme le signala l’égyptologue Oscar Pfouma, jamais il n’y eut de polythéisme en Afrique, même pendant les temps anciens, mais une reconnaissance de l’unité substantive dans tout ce qui est perceptible, car les êtres et leurs fétiches désignent un Principe unique à partir duquel tout a été créé : « Les Égyptiens définissaient le dieu créateur Atoum, né du Noun (l’Avant-le-Monde), comme « l’Unique devenu millions » (O. Pfouma, 1999 : 15). Comme l’indiquait un texte hermétique du IIIe siècle de l’ère chrétienne, il existe une intensité relationnelle, une émotivité honnête et une déférence envers ce qui existe dans la tradition de sculpter les statues des dieux, bien que les auteurs et leurs dévots sachent que la Divinité ne se circonscrit pas à la statue. La pratique hindoue et chrétienne de la vénération d’images ou de croix n’est pas différente, même en sachant que ni les saints, ni les divinités ne sont enfermés à l’intérieur : images et croix sont seulement les véhicules, les médiations matérielles, les intermédiaires sensibles vers ce qui n’est pas visible. Quant à la réaction iconoclaste dans l’ancienne Byzance ou dans le protestantisme européen, il suffit de signaler que c’était une voie qui mettait l’accent sur l’universel et que par cette voie, l’insensibilité communicative augmenta de telle manière qu’en Occident, elle déboucha sur un athéisme pratique et théorique : il n’y a presque plus de communication moderne

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entre l’individu et les êtres qui l’entourent, et on prend rarement conscience de la profonde identité qui unit la multiplicité à l’unique. De manière surprenante, les secteurs les plus agressifs de la modernité occidentale – le laïcisme est la nouvelle théologie profane – préconisent comme solution théorique pour l’Afrique, l’abandon de cette « théologie de proximité », dans l’intérêt d’une insensibilisation comme celle qui conduisit l’Occident au bord de l’effondrement écologique. Le mot clef que les « philosophes » emploient pour fustiger les traditions de leurs peuples est évolution, comme synonyme de rupture avec le passé, comme condition d’une nécessaire libération. La réponse sortit de la bouche du Soufi Bokar, depuis la rocailleuse région malienne de Bandiagara, lorsqu’il voulut démystifier les Africains fascinés par la nouveauté coloniale et son apparente supériorité culturelle : « certains croient qu’évoluer signifie rompre ouvertement avec toutes leurs traditions pour adopter celles d’une race dont on admire, généralement par snobisme, le comportement. Pour nous, évoluer veut dire perfectionner notre patrimoine qui ne se compose pas exclusivement de nos maisons et de nos champs : il s’agit, en lui-même, d’améliorer notre pensée, notre manière d’être dans son ensemble » (T. Bokar, dans A. Hampaté Bâ, 1997 : 184). En effet il n’y a pas d’évolution positive possible sans la perfection du patrimoine culturel qui caractérise fondamentalement une population historique. Même les groupes marginaux, nés de l’esclavage américain, développèrent des aspects d’origine africaine comme le vaudou, la santería ou le candomblé, bien que de nombreux éléments se soient mélangés avec d’autres d’origine propre au christianisme. Et sans respect de la tradition, l’identité meurt et ne reste qu’un simple mimétisme superficiel après le passage hégémonique d’autres cultures. Considérer, comme Nietzche, que la mort de Dieu est un bénéfice, débouche sur une situation d’absurdité et d’angoisse existentielle, et ce n’est pas un hasard si les groupes

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afro-américains enregistrent moins de suicides et se caractérisent par davantage d'optimisme que ceux de leurs compatriotes d’origine européenne, à l’opposé de ce que l’on pourrait espérer de la situation d’infériorité sociale des descendants d’esclaves. En Afro-Amérique, les noms des individus se sont christianisés, leurs langues sont européennes, et cependant, ce qui est réellement primordial, comme l’analysa en son temps Jahheinz Jahn, s’est maintenu et son influence pénètre dans de nombreux secteurs de la population occidentale d’Amérique. Pour l’anthropologue Haïtien Laënnec Hurbon, la crise profonde du rationalisme moderne, avec son renoncement au christianisme, se circonscrit à l’Occident, parce que la majorité des peuples de la planète maintiennent leur lien existentiel avec leurs traditions bien enracinées. Aussi bien en Afrique que dans sa diaspora, l’absurde sartrien dispose de peu de brèches par lesquelles s’infiltrer, bien que cette possibilité puisse inquiéter des auteurs trop limités à l’académie universitaire, comme Messi Metogo. Selon Hurbon, l’africanité est profondément liée à la terre mère, et au sens naturel de l’existence : « Si tout un courant de la théologie moderne, et même de l’anthropologie moderne, voulut célébrer la mort de Dieu et la mort de l’Homme dans la présente civilisation, en réalité il s’agissait seulement de la mort du dieu blanc et de l’homme blanc de la civilisation occidentale, dans sa prétention d’universalité. Ce sont plutôt les voix des autres cultures du Tiers-Monde qui commencèrent à s’élever » (Laennec Hurbon, 1972 : 17). Comme nous l’avons déjà signalé, la racine de la différence entre le monde africain et le monde européen remonte aux temps néolithiques, tel que l’analysèrent Fustel de Coulanges ou Cheikh Anta Diop. L’éloignement émotionnel entre la polis grecque et la nature eut comme conséquence une pensée d’oppositions irréconciliables que nous connaissons sous le nom de dialectique. C’est le fondement des désordres écologiques modernes et l’impossibilité pratique du

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rationalisme à freiner le processus actuel du changement climatique puisque la terre est perçue comme un objet froid et lointain, une réalité distante qui peut être manipulée sans respect des règles ni des lois. Le scientifique s’est moqué, historiquement, du chaman américain ou du sorcier africain et de ses rituels dédiés à maintenir l’harmonie humaine au sein de la terre, mais aujourd’hui le véritable apprenti sorcier est le scientifique moderne, incapable d’exorciser le désastre que son arrogance a préparé. Pour la modernité décadente et ses sorciers technoscientifiques, le monde est un objet mort, absurde et manipulable ; selon eux, les limites imposées par les traditions sont simplement superstitieuses et le fruit de l’ignorance des populations trompées par des oligarchies rusées. Cependant, la philosophie occidentale – pas celle de Platon, Eckhart ou Ficin – a réduit sa pensée à une analyse introspective, à une étude du seul discours mental, comme si en elle se trouvait la clef du mystère de l’existence : en réalité, enfermé dans son propre milieu néolithique, l’Européen avait construit une rationalité aberrante, sectionnée idéologiquement du monde environnant, séparée du mouvement naturel de la vie et de son harmonie cosmique. Cette pensée philosophique effectue des recherches sur les premiers instants du Big Bang, mais continue à ne rien comprendre de l’intime identité qui existe entre cet instant et tout ce qui existe, et continue encore à ne pas accepter l’insondable perfection qui existe dans cet ensemble dont nous faisons partie et dont nous sommes – en tant qu’humains – un maillon privilégié de sa conscience même. Aussi bien le début de l’univers que l’émergence humaine, moments sacrés dans toutes les traditions du monde, ont été rétrogradés par des chamanes rationalistes à de simples faits du hasard, à des processus dépourvus de logique interne et de tout sens cohérent, car seule une succession d’accidents arbitraires aurait mis en mouvement le cosmos que nous connaissons. Ainsi donc, il faut

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donner raison à Hountondji quand il affirme qu’il n’existe pas de philosophie africaine et, en cela, nous sommes d’accord avec Alassane Ndaw, l’auteur qui a le mieux fouillé la richesse de la pensée néolithique méridionale, de la pensée africaine : « La différence entre intuition du monde et concept philosophique est que le second est un discours qui se critique lui-même, qui se prend lui-même comme objet. Pour cela, il nous a semblé important de préciser que le terme même de philosophie n’est pas adéquat pour les doctrines africaines dont nous avons essayé de donner la synthèse provisoire » (A. Ndaw, 19831997 : 248). Le mot « intuition », employé plus haut par Ndaw, peut être une clef pour déchiffrer le cœur de la différence entre philosophie et pensée africaine. Intus ire, aller à l’intérieur, est le sens exact du verbe latin qui considérait toujours l’intériorisation comme une manière d’établir un contact intime avec les êtres et avec la divinité elle-même. Et l’émotion, la capacité à sortir de l’isolement en s’émancipant au-delà de soimême, est un trait que la dialectique aristotélique ou marxiste a nié avec rage, assimilant l’émotif à l’irrationnel, et ainsi, à l’inférieur. Le résultat de cette longue opération chirurgicale, œuvrant avec acharnement durant des siècles pour extirper l’intuition et l’émotivité de l’âme humaine, a donné le jour à des individus isolés les uns des autres, des personnalités froides à caractère psychotique et des intelligences brillantes à tendance suicidaire devant une vacuité forgée par un rationalisme de base philosophique. Si quelqu’un pensa, sérieusement, que la philosophie pouvait être célébrée par les traditions humaines, c’est parce que cette personne n’a ni analysé la peur philosophique originale, ni mesuré son incapacité à entrer en vibration cognitive avec le monde et les êtres. Avec une joie presque infantile, mais avec un retard de milliers d’années, certains auteurs à succès nous parlent aujourd’hui d’une « intelligence émotionnelle » qui serait la clef du succès social, mais leur objectif est simplement

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instrumental et ne rompt pas avec l’empire de la philosophie, considérée comme la base de tout progrès de la civilisation. L’émotion n’est pas seulement le plus grand véhicule de la connaissance africaine, mais aussi l’expérience vitale qui permet aux individus de partager des réalités intuitives et tout cela s’assemble dans un corps doctrinal large et élaboré depuis des temps reculés, comme l’explique dans un essai le Camerounais Ndebi Biya, philosophe par spécialisation et prêtre catholique par vocation : Les religions africaines existent avec une doctrine : la croyance en un Dieu suprême, en des esprits ou en des dieux secondaires qui sont leurs envoyés, leurs lieutenants. Elles proposent une conception de l’homme qui rend compte de sa relation avec la force cosmique et avec tous les éléments de l’univers à travers lesquels le sorcier initié exerce son influence sur la vie. Les oraisons et les sacrifices alimentent le culte de ces religions. Le culte essaie de mettre la force divine au service de l’homme pour assurer le triomphe de la vie sur la mort. La morale transmise est sociale, sans aucune prétention universaliste. La divination permet de vivre en conformité avec l’univers divin et humain. La vie de ces religions décline car elles sont méconnues et car le matérialisme occidental a provoqué la rupture de tabous et la dépravation des mœurs qui ne permettent plus de les pratiquer dans toute leur pureté. Brusquement, l’Africain s’est amputé de la protection de son Dieu (R. Ndebi Biya, 2003 : 63).

On a l’habitude d’argumenter que cette conception africaine complexe, chargée d’esprits interrelationnels, est la cause de la fragilité technologique et du retard économique des pays négroafricains. Sans doute l’obsession du contrôle matériel a-t-elle généré des avantages et des commodités au monde occidental, car c’est ce qu’il ambitionnait depuis les époques euroasiatiques et depuis la création des polis grecques. Il ne semble pas cependant que ceci ait été le rêve ou le désir des traditions africaines et cela explique en partie leur faiblesse dans la

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confrontation techno-instrumentale durant l’ère moderne globalisée. Cependant, il convient de s’interroger sur le déploiement technologique, et de décider s’il suppose un aspect primordial pour la civilisation humaine. Il n’y a pas de mépris pour la science, ni pour les nouvelles techniques, mais par contre, il y a subordination, ce qui est impossible dans la conception rationaliste moderne : À ceux qui nous disent que la nécessité la plus pressante pour l’Afrique est de s’intégrer dans les courants du monde moderne, de la société technique et industrielle, que son unique possibilité de survie consiste en le contrôle des forces de la nature qui a permis à l’Europe d’imposer sa marque à l’ensemble de l’univers connu, nous avons le droit de leur répondre que si l’action sur le monde, avec les moyens les plus efficaces conçus par l’homme, est sans doute un impératif nécessaire, ceci ne pourrait pas exclure une perspective plus fondamentale sans laquelle l’homme se mutile en s’amputant les sources de la vie, de la sensibilité et de la connaissance profonde (A. Ndaw, 1983-1997 : 252).

L’animisme africain est, ainsi, une théologie de la proximité, une reconnaissance intuitive de l’autre en lui-même, le rejet de l’extériorité absolue du monde. Cette conception, solidement installée dans l’histoire des peuples noirs, a libéré leurs populations de la peur de ce qui est différent et du pessimisme de se considérer isolés de manière insupportable. La philosophie est certes occidentale, mais les névroses généralisées sont aussi des caractéristiques de l’Occident. Le fétiche se trouve aux antipodes des temples dénudés du calvinisme : dans les deux cas, on vénère Dieu, mais dans des styles historiques très différents. Probablement la dérive accélérée vers la nudité matérielle du christianisme plus récent s'est-elle accompagnée en Afrique d'objets de culte qui ont atteint des niveaux presque baroques : dans les deux cas, la compréhension de l’univers s’obscurcit, pour les premiers le monde se refroidit devant un Dieu lointain, et pour les seconds

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la Divinité est troublée derrière une myriade de fétiches. Sommes-nous en présence d’une divergence extrême, d’une bipolarité excessive dans un contexte global dangereux ? MBOK. MONDES ET EXISTENCES

Aborder la conception d’un monde qui vibre dans tous les peuples d’Afrique serait un travail qui dépasse nos possibilités et c’est pour cette raison qu’il est préférable de se baser sur une cosmovision déterminée qui nous servira de référence. Nous allons prendre comme guide, non pas les Séerer ou les Wolof du Sénégal – comme le fit Ndaw en son temps – mais les Basaa du Sud du Cameroun, et nous nous appuierons sur des auteurs aussi divers que le politicien Mayi-Matip, le philosophe Ndebi Biya ou le roi-prêtre Nkoth Bisseck. D’autres chercheurs se concentrèrent sur la région du moyen Niger, comme Griaule, Dieterlen, Hampaté Bâ ou Zahan et certains sur les régions équatoriales de culture bantoue, comme Bilolo ou Ilunga Kabongo, mais tous sont d’accord sur les points clefs des cosmovisions étudiées. Les Basaa serviront donc ici de référence. D’entrée de jeu, il convient d’exclure le préjugé d’absence de véritables cosmologies, car ces dernières se retrouvent dans presque toutes les narrations traditionnelles, au travers de l’explication de la genèse du monde et de la formation des premiers humains comme recteurs ou organisateurs du monde naturel. Précisons aussi que la création ex nihilo du judéochristianisme n’existe pas, sauf exception, puisque tout née d’un absolu comme le Noun égyptien, et en lui se déploie la Divinité au sein de laquelle émanent les esprits et les dieux particuliers jusqu’à la formation de l’Ancêtre primordial humain : en ce sens, tout dans l’univers, y compris l’homme, est de nature et d’origine divine et pour cela, la mort est à peine un stade du mouvement universel. Né de l’océan infini, le Seigneur

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des Années forme les êtres et fait croître l’espace et le temps, au travers de sa parole créatrice ou avec ses mains d’artisan. La tradition basaa est le Mbok ou Mbog, selon les graphies. Ses prêtres-rois sont les Bambombok, ou serviteurs du Mbok, membres de lignages classiques, au sein desquels se transmet l’initiation à la connaissance de la part des Bambombok coalisés de divers clans. Bien que la majeure partie de la population basaa actuelle soit baptisée et porte des noms chrétiens, aussi bien les protestants que les catholiques respectent les rites propres du Mbok et ses lois sur l’héritage ou la justice. Bien que nous ne connaissions pas le nombre exact des membres du peuple basaa, nous avons pu calculer qu’il se situe au-delà des deux millions d’individus, considérant qu’une bonne partie d’entre eux vivent dans les grandes villes de Douala ou de Yaoundé, ou sont majoritaires dans des villes moyennes comme Edea ou Eseka, dans la région du fleuve Sanaga, au Sud de l’État camerounais. Un de leurs traits distinctifs est leur orgueil ethnique perceptible dans les rues ou dans les universités ; ils considèrent qu’il n’est pas possible de mentir ou de garder silence face à l’injustice, ce qui reste surprenant dans un monde urbain peu respectueux des normes éthiques. Comme d’autres peuples voisins, les Basaa considèrent que la forêt équatoriale est une image de l’univers : elle est une profonde unité dans laquelle la multiplicité d’espèces et d’individus se trouvent en plénitude. En réalité, le Mbok est un ensemble, une unité composée par des multiples et des variétés d’expressions de lui-même. Quand on juge quelque chose de correct, de bon ou simplement de beau, on a l’habitude d’entendre la phrase de consentement « c’est Mbok », c’est-àdire, c’est conforme à la norme correcte. Peu importe que le Basaa soit universitaire ou analphabète, urbain ou rural, chrétien ou de culte Mbok, en général les règles importantes de cette ancienne conception continuent d’être respectées, même rituellement, dans les moments de naissance ou de décès. Le

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terme est polyvalent, comme l’a analysé Ndebi Biya, et exprime jusqu’à quel point son sens pénètre tous les interstices de la vie commune : « Mbok désigne un pouvoir de commandement suprême, donné par une initiation du même nom. Il indique aussi l’espace-temps, conçu comme totalité en dehors de laquelle rien ne se passe… De la même manière, au sens propre, ou appellera Mbok l’ensemble des hommes depuis les premiers ancêtres jusqu’aux vivants présents et futurs… Enfin, la quatrième référence du terme Mbok est la parole, sans que l’on puisse pour le moment déterminer sa nature » (R.Ndebi Biya, 1987 :22). On pourrait s’essayer à une approximation théorique entre Mbok et Maât, avec son équivalence dans le logos grec, puisque tous ces termes supposent mesure, ordre, harmonie, justice, mais aussi ensemble et totalité cosmique. L’Être suprême ou Divinité (Nlolombi) ne se confond pas avec le Mbok, car Dieu génère le monde, et c’est lui, alors, lorsque l’harmonie universelle s’établit en un mouvement constant, qui génère la beauté et les nouveaux équilibres. Je me rappelle que l’emblème du maître, Nkoth Bisseck aujourd'hui disparu, était une spirale gravée sur un médaillon de métal, et cela reflétait clairement le mouvement de l’univers et de tous les êtres contenus en lui. Contrairement à l’opinion répandue parmi les Occidentaux selon laquelle les traditions africaines sont immobiles et d’une stabilité intemporelle, celles-ci sont parfaitement conscientes des changements et de leur besoin, comme l’expriment les initiés du Mbok : et cela ne s’apprend pas dans les livres – Mbok bikàat, littéralement « la sagesse des livres » – mais par la simple observation des cieux naturels ou de la naissance elle-même, et de la mort des générations humaines. Bien que certains auteurs aient tendance à penser que le Mbok est plus un système de gestion et de gouvernance de la société – étant donné le sens pragmatique de ses initiés – qu’une cosmovision très élaborée, nous pourrions parler, avec

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Mubabingue Bilolo, d’une véritable cosmothéologie philosophique puisque toute l’expérience vitale d’un individu basaa est argumentée et analysée dans un vaste cadre théorique du Mbok. Peut-être la plus grande faiblesse théorique de cette tradition est-elle la métaphysique : la version basaa du Noun se rapproche davantage du chaos hellénique avec lequel le démiurge modèle le monde que de l’absolu égyptien duquel émergeaient les principes Atoum et Ptah. Comme nous l’avons signalé auparavant, ce qui est à noter, c’est la rupture transcendante entre la divinité Nlolombi et le monde, ce dernier étant généré ou émané par Dieu sur la base de cette terre glaise ou chaos primitif qui fut toujours présent : avec son action ordinatrice, Nlolombi forme le Mbok, engendre l’harmonie et permet à chaque être de se reconnaître dans l’énergie divine qui couvre l’univers. Dans le rituel de réception d’un enfant ou durant l’adoption d’un étranger, le Mbombok qui officie, accompagné par d’autres Bambombok et d’adeptes en phase d’initiation, entame une psalmodie – que reprend le chœur – tandis qu’il agite les eaux d’une bassine dans laquelle l’herbe, les pierres et l’alcool forment les ingrédients d’un univers elliptique qui entreprend son déploiement original. En réalité, le Mbombok, maître ou recteur du Mbok, est bien plus qu’un simple officiant, car avec son invocation et sa gestualité, il reproduit la volonté génératrice de Dieu en donnant une forme et un mouvement au monde. Bien que les anthropologues disciples de James Frazer (Tardits, Adler, De Heusch), spécialisés dans la royauté africaine, appellent les rois – classiques ou étatiques – simplement sacrés, les Bambombok sont beaucoup plus que de simples prêtres officiants de rituels : le Mbombok est prêtre dans le rituel, roi dans le social, mais surtout divinité vivante dans la reconduction ou le soutien constant du monde, un univers qui s’éteindrait si l’action spirale cessait un seul instant. Le roi africain, dans son essence, est un dieu fait de chair, et sans sa présence, le monde se dissoudrait dans l’informalité de

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l’eau boueuse primitive : le Mbombok est la version humaine, présente, du propre Nlolombi, le dieu du principe, le dieu de la génération du monde. En résumé, le Mbombok est la conscience active des humains et leur univers : le Mbok est le dialogue permanent entre le Principe et son œuvre, mais il existe un autre trait marquant dans la tradition basaa qui a généralement son parallèle dans d’autres systèmes africains : le dieu nomme les êtres et, par ce biais, leur confère réalité. Ptah pensa aux dieux dans son cœur et il les façonna avec sa langue, nous disait la théologie memphite il y a presque 5000 ans. L’art de la parole, une fabuleuse statuette ashanti servant à peser l’or, présenta la Divinité en train d’écouter le bruit de sa voix, tandis qu’un flot de paroles sortent de sa bouche pour générer le monde à ses pieds. Et comme de nombreux exemples comme celui-ci, le Mbok est parole et art créationnel : l’homme capable de parler sagement, conformément aux exigences de l’harmonie du monde, possède le Mbok, et lui-même est l’incarnation temporelle de Nlolombi, le dieu générateur de paroles. Réduire alors le roi à la position de simple prêtre est une erreur commune car on voit en lui l’officiant et l’intermédiaire, mais pas la force divine en action dans le présent. Bien que la confusion soit compréhensible parce que le Mbombok opère en public comme gouvernant et juge, comme législateur et garant d’une éthique héritée d’anciennes générations basaa. Pour cela, les gouvernants coloniaux et les préfets de l’État camerounais les ont décrits comme des hommes chargés des actions liturgiques et de la résolution des conflits entre les individus et les lignages. Si nous acceptons la synthèse des dix préceptes moraux que le Congrès de Bambombok a offerts au jeune Ndebi Biya, nous nous rendons compte du désir ardent d’approximation entre ces règles basaa et celles des missionnaires catholiques ou protestants : il est évident que les maîtres basaa sont responsables du bon fonctionnement de leur peuple, mais il serait erroné de croire que les Bambombok sont

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tout simplement les protecteurs d’un ordre social, fermé au futur. 1. Ne participe pas à un complot assassin. 2. Ne vole pas. 3. N’envie pas avec jalousie les biens d’autrui. 4. N’accepte pas les pots de vin. 5. Ne juge pas injustement. 6. Ne couche pas avec la première femme, maîtresse de maison (d’un autre). 7. Ne touche pas aux ossements humains. 8. Ne vole pas le vin de palme d’autrui, ni ne coupe sa cime. 9. Ne présente pas Mbombok devant la justice des Blancs. 10. Personne ne déchaîne, de manière isolée, les paroles du peuple. N.Ndebi Biya. Tre. pouvoir et génération. Le système Mbok chez les Basaa du sud-Cameroun Paris, 1987,50

Le mythique dirigeant de l’Union des Peuples du Cameroun, Um Nyobé, assassiné par l’armée française lors d’une embuscade, était un initié de premier grade : son surnom populaire, Ndombol, indiquait clairement que la population lui attribuait des pouvoirs juridiques, mais aussi des capacités psychiques comme la téléportation, qui l’aurait rendu pratiquement insaisissable par les troupes coloniales. Ce n’est pas non plus un hasard si Um Nyobé s’intègre d’abord au mouvement syndicaliste, et au mouvement politique anticolonial plus tard, puisque pour un initié du Ndombol Kembe, il ne peut y avoir de désintérêt dans le bien-être de la population, le dialogue avec l’univers n’est pas possible sans un dialogue permanent avec l’humanité qui entoure l’initié. D’une certaine manière, le silence officiel imposé sur sa mémoire par l’État postcolonial amplifia sa personne et fit penser à beaucoup de Basaa qu’il n’était pas mort durant la guérilla : pour cela, régulièrement, des candidats se présentent pour le réincarner, bien qu’avec un succès limité.

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Maât ou Mbok (l’ordre manifeste) se fait dense et sensible au niveau de l’expérience humaine directe, ce qui favorise un dévouement généreux aux processus sociaux. Cependant, l’action pratique des rois-prêtres ou rois-dieux, selon leurs fonctions, provient directement de dieu, du Principe générateur. Le prêtre catholique Tempels l’avait déjà expliqué durant la période coloniale, Kagame le développa en profondeur plus tard, et les Congolais Kabongo et Bilolo l’expriment aujourd’hui avec clarté : nous, nous sommes de la même racine que l’Être suprême, et tout ce qui nous entoure porte son sceau, et même son énergie spirituelle, celle qui s’exprime dans la racine bantoue connue comme Ntu et avec laquelle se forme le vocable qui définit les humains (bantou). Jamais la proximité de l’arbre – gestion sociale – ne doit faire oublier le bois – cosmos – parce que sans lui, il n’existe pas de continuité : Mufuki ne Mudifube, « Créateur et Autocréateur », a créé les Bantou, « Hommes », les êtres raisonnables que nous sommes, et les Bintou, « choses », créatures du monde minéral, végétal et animal. Nous voyons alors que l’appellation Bantou est d’origine linguistique. Maweja, « Créateur », jamais ne s’inclut dans la catégorie des Ntu, il n’est pas un Muntu. Le terme Ntu désigne sans aucun doute l’Être, celui qui Existe, mais s’applique seulement aux êtres créés, à ceux qui sont comme des multiples … La notion de Ntu est intéressante, parce qu’elle sert de véhicule à l’idée de dynamisme et de communicabilité de l’Être ». (Kabongo et Bilolo, 19964 :66). Dans les années soixante-dix, quand Eboussi-Boulaga, alors jésuite, croyait qu’il était encore possible d’articuler tradition et modernité, il décrivit avec certitude le degré de connaissance exigible à tout initié, ainsi qu’à toutes les fonctions dans la quotidienneté. Au-delà des apparences, au-delà de la perception collective, l’initié capte le signifié profond des êtres et des situations, permettant par son action rituelle que la société ne soit pas engloutie par le chaos, et que le dynamisme dans lequel se déploie la vie ne brise pas les équilibres collectifs toujours

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fragiles. Le rythme des maîtres de tradition est l’humanisation du rythme dans lequel se déplacent les astres et les galaxies – ce que les pythagoriciens et Platon appelèrent l’harmonie des sphères – car une vie commune acceptable n’est possible qu’avec cette harmonisation, avec cette musique du mouvement concerté : « l’initié est celui qui ne confond pas les masques avec les visages. Il jouera son rôle avec gratitude, avec une indifférence amusante et sérieuse en même temps, un sérieux qui unit parole et acte, promesse et action, choix et exécution, avec un respect méticuleux pour les formes. Mais l’initié est aussi celui qui peut et doit actualiser les traditions, c’est-à-dire les interpréter et les recréer. En reconnaissant les choses pour ce qu’elles sont, comme telles, il les exorcise partiellement de leur opacité, les masquant avec des signes. « Ces masques provisoires sont préférables à la nuit et au chaos » (F. EboussiBoulaga, 1997 :236). Contrairement à la fameuse phrase du Christ : « Rend à César ce qui appartient à César », l’initié africain ne peut pas ignorer le comportement du pouvoir, soit autochtone, soit colonial, car il considère le désordre social comme une expression d’un désajustement cosmique. Sur cet aspect, les appels de l’islam soufi dans les régions du Sahel à la « Grande Djihad » ou combat intérieur, abandonnant la lutte pour instaurer un pouvoir étatique de contenu musulman, se rapprochent aujourd’hui un peu plus du christianisme que de l’ancienne tradition africaine. Dans le passé méditerranéen, Platon réalisa en Sicile une des dernières tentatives d’établir un ordre traditionnel à partir du pouvoir, avec un fracas assourdissant ; plus tard, durant le Moyen Âge chrétien, la théologie du Pape développa l’idée d’un empire chrétien, bien que le primat de Rome ne soit jamais parvenu à subordonner sérieusement les grandes monarchies européennes. Dans l’analyse historique, ces tentatives avortées montrent une forte tendance sociale à se détacher des contrôles éthiques, mais aussi à se défaire des tutelles doctrinales, comme l’exprimèrent avec

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justesse les scolastiques de tendance nominaliste. En résumé, la tradition africaine semble entretenir une confiance presque juvénile dans la possibilité de gouverner le monde humain avec une sagesse naturelle exprimée dans des lois justes. Précisément, par cette tendance à identifier pouvoir politique avec pouvoir sacré, les déviations ou comportements inadéquats des maîtres comme les Bambombok deviennent plus nocifs et démoralisateurs pour les populations. On espère du fonctionnariat étatique qu’il « mange beaucoup », qu’il accapare biens et prébendes parce que l’État moderne « n’appartient à personne », mais il est déconcertant que le roiprêtre ait un comportement amoral similaire. Si quelqu’un a reçu la bénédiction divine, si quelqu’un connaît les mystères de l’univers et de l’existence des vivants et des morts, un usage contraire à la raison de ce savoir est particulièrement destructif. Le mauvais Mbombok peut se convertir en un sorcier dangereux au service de ses plus basses passions : beaucoup de contes de tradition orale et de nouvelles imprimées dans les pays équatoriaux mettent en relief l’avancée de la sorcellerie au détriment de l’initiation traditionnelle. Ceci généra frustration et une explosion d’indignation à la sous-préfecture gouvernementale de Makak, pendant le Congrès célébré par les Bambombok en 1968, dénonçant une dérive égoïste et malveillante de beaucoup de mauvais initiés : « Votre rôle est de bénir, de vouloir le bien des autres. Cependant, tout le monde a peur de vous, parce que, je regrette de vous le dire, vous êtes décidés à faire le mal » (R.Ndebi Biya, 1987 :56). À la question populaire : existe-t-il un politicien moderne respectable ?, il faut en ajouter une autre qui remet en question l’alternative possible : reste-t-il des initiés justes ? Nous manquons de statistiques, parce que ce qui est moral et spirituel n’est jamais quantifiable, sauf par leurs résultats visibles ; cependant, il semble compréhensible que des derniers 500 ans d’esclavagisme et de modernité, le système traditionnel soit sorti gravement malade. Cependant, la réaction populaire

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distincte face au mauvais comportement des uns et des autres, est diamétralement opposée : on accepte que le politicien moderne cache la vérité et vole, par contre le roi ou l’initié qui fait la même chose dans son domaine respectif, provoque le découragement et une profonde désapprobation. D’où l’extraordinaire prestige que possède la royauté africaine en général, le califat des turuq soufi ou la maîtrise des grands initiés, dans la zone équatoriale. La réponse à la question sur l’existence d’authentiques initiés, nous la trouvons dans l’énorme prestige de ceux qui ne fraudent pas et ne sont pas corrompus, parce que ce sont ceux qui possèdent la vérité et s’y adaptent, le Mbok parmi les Basaa, comme le reconnaissait Eboussi-Boulaga dans son essai : « Inversement, l’homme heureux est celui qui n’a pas désajusté, ni même par inadvertance, le bon ordre de la réalité, qui vaut de forme absolue c’est-à-dire indépendamment des intentions humaines. La morale traditionnelle est alors ontologique… Les pulsions violentes des instincts sont réprimées si elles menacent la vie dans leur communauté de lutte pour la survie, ainsi que les attentats contre la nature. Il est facile de savoir ce qu’il faut faire : la nature assigne à chacun sa place (âge, sexe, etc…) et le devoir qui lui correspond ». (F.Eboussi-Boulaga, 1977 :45). NDOMBOL. LE RITE, RÉPARATION ET COMMUNION

Dans une récente publication, Stephen Ellis et Gerri Ter Haar (Mundos de poder, 2005) reprirent des aspects de l’ouvrage de Gavrand sur le monde triadique des Séerer sénégalais (Coosaan, 1983, Pangool, 1987). Dans ce texte sur la force et la persistance de l’invisible dans la lutte pour le pouvoir en Afrique, Ellis et Haar rappellent que toute sociologie qui continue à ignorer cet aspect de la quotidienneté africaine n’aura que des résultats partiels et pour autant, faux et peu fiables. Dans le cas cité de la mort dans le maquis d’Um Nyobé, non seulement la stratégie guerrière de la NPC, des insurgés,

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échoua, mais également les méthodes magiques de protection employées par Ndombol et, semble-t-il, d’après mes interlocuteurs universitaires camerounais, une force contreinitiatique dut agir contre lui, probablement celle d’un collègue louche qui lui aurait vendu pour des raisons jamais explicitées (on parle de Mayi Matip, un autre dirigeant de l'UPC, aujourd’hui disparu). Quoi qu’il en soit, ce qui est important, ce n’est pas que les gens soient convaincus que l’infraction est toujours possible – bien que ce soit le trait qui distingue le mieux l’humain de l’animal – mais que les dimensions non perceptibles peuvent opérer parmi nous. L’idée ancienne d’infraction – pas nécessairement originale comme dans le judaïsme et le christianisme – existe dans la majorité des peuples africains. Un humain apparaît toujours pour ébranler l’ordre établi, un prototype caïnite en version noire. Il se peut que ce soit une femme ou une jeune fille qui ait cet étrange privilège d’éloigner la Divinité, comme dans tant de légendes sur un paradis initial dans lequel Dieu prépare tout, mais aussi dans lequel sa proximité excessive le rend trop invasif. Dans la misogynie patriarcale habituelle, Dieu s’est retiré aux cieux, et les humains peuvent se lever librement grâce à une femme, plus irresponsable que perverse, qui a importuné la Divinité par sa vivacité juvénile : commençait alors la liberté avec l’éloignement de l’Être suprême. Cependant, les vrais caïnites africains, les briseurs de société, furent les hommes et non les femmes, comme on peut l’apprécier dans de nombreuses légendes originales. Et dans presque toutes les narrations, le monde est plus complexe que ce que l’on perçoit à première vue. Gavrand expliquait dans ses monographies sur les Séerer que l’univers peut se concevoir comme une grande calebasse dont le plan ou la section médiane est habitée par les vivants, sa sphère moyenne supérieure par les êtres célestes, et la demisphère inférieure est le domaine des morts et des esprits obscurs. L’équilibre entre ces trois domaines de l’univers réside

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dans l’active et efficace action rituelle des humains de la section médiane. D’où la fonction indispensable du rite comme élément qui réunit dans le présent la totalité des espaces et des temps. Comme l’a expliqué, dans les années 1998, aux universitaires, une ancienne esclave, survivante des plantations de cannes à sucre en Martinique : « Nous sommes venus pour vous dire que nous, nous sommes la mémoire de ceux qui sont déjà partis, l’exemple de ceux qui vivent toujours, et les responsables de ceux qui vont venir ». La réponse de cette personne âgée à la question de savoir pourquoi elle avait voyagé, avec une grande fatigue, jusqu’à notre rencontre érudite, supposa pour les chercheurs une leçon de sagesse et une excellente description de la densité du monde des humains, qui est beaucoup plus que le simple et fugace transit des vivants. Ni Ogotemmelli, ni Zahan, ni Gavrand n’en auraient fait une meilleure description. Tout existe dans l’univers, mais seuls les vivants occupent un espace et un temps central, à savoir intense, qui ne se répète pas : seuls les irresponsables, par ignorance ou par méchanceté, pourraient négliger les rites qui nous unissent avec ceux d’en haut et ceux d’en bas, avec ceux d’hier et ceux de demain. La pensée africaine est holiste dans son ensemble, et peu réductible à la pensée atomiste moderne : « Le « noos » des Grecs n’était pas uniquement la raison justifiable de la philosophie moderne, c’était l’intuition, le sentiment, l’esthétique, l’émotivité. Pourquoi n’y aurait-il pas un « noos » africain ? Méthodologiquement parlant, une attitude semblable se heurterait de plein fouet aux spécialistes habitués aux monographies érudites, provoquerait aussi des réserves chez les ethnologues qui doutent de l’homogénéité, même partielle, de la culture africaine et encore plus de l’existence d’un « esprit africain », d’une « mens africana » » (A.Ndaw, 19831997 :253). Cette mentalité africaine qui intègre intuition et émotion, qui possède une riche rationalité qui lui permet de gérer l’environnement naturel et les conflits communautaires, elle

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n’est pas spécifique à l’Afrique parce que, durant les époques lointaines et médiévales, les traditions européennes eurent une perception plus ample que l’actuelle. Pour cette raison, Diagne, Ndaw, Ndebi Biya ou d’auteurs Occidentaux comme Gavrand et Lupo, défendent à la fois la spécificité africaine et son unité culturelle face au système moderne de pensée. La description simple, vigoureuse, allégorique et, dans une certaine mesure, ingénue du monde que font les Séerer, leur affirmation de l’existence d’un supramonde et d’un inframonde, leur certitude sur l’invisible qui peuple notre environnement en chaque lieu et à chaque instant, tout ceci est inacceptable pour la vision rationaliste qui exclut tout ce qu’elle ne voit pas ou tout ce qu’elle ne comprend pas. Selon les termes du vieux linguiste de l’IFAN Pathé Diagne, le monde globalisé est malade de tant de pensées totalitaires basées sur le Um excluant : « Néanmoins la spécificité incommode les idéologies pseudo-universalistes qui ont des racines millénaires, de façon particulière en Occident, et des ancrages profonds dans une élite intellectuelle extrovertie qui n’est pas du tout informée, mais « érudite » et abstraite. Malheureusement, comme le disent les penseurs totalitaires, sémito-européens, judéo-chrétiens, islamo-arabes, marxistes ou néo-marxistes, et les convertis assimilés de la périphérie : « Nous sommes tous Uns et identiques » (P.Diagne, 1981 :129). Insulté par l’académie moderne et synonyme de mentalité crédule et non scientifique, le rite est l’aspect symbolique qui sépare le mieux l’unanimisme moderne de la pensée traditionnelle africaine. Sans rite, pas de rétablissement de la connexion entre vivants et existants, sans rite, pas d’entente soutenue entre les cycles naturels et les processus humains ; sans rite, il n’y a que solitude individualiste et angoisse existentielle. C’est peut-être pour cela que plus d’un Occidental moderne peut manifester théoriquement son athéisme, mais assiste respectueusement aux rites de ses voisins païens et musulmans, parce qu’il trouve en eux quelque chose de mystérieux, atavique, simple et, à un certain moment, puissant.

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Le rite est l’union de ce qui fut séparé, c’est le fait de tisser à nouveau un réseau entre l’éphémère et le permanent, c’est le fait d’expulser de la communauté la peur de l’isolement et de la mort définitive. Le signifié même de rit (la racine indoeuropéenne qui a donné le mot rite) exprime le fait de relier ou recoudre ce qui s’est déchiré ou s’est séparé temporairement. Il existe autant de rites que de traditions, et chaque variante signale la spécificité historique de leurs participants : pour cela, il y a autant de sensibilités et de pensées traditionnelles que de cultures parce que sans rite il n’y aurait ni ajustement entre communauté et nature, ni ordre interne entre les humains. Ainsi, les formes traditionnelles sont très variées et permettent un regroupement par grandes familles culturelles, mais toutes ont le même objectif, celui de rétablir, de façon durable, l’union entre l’humanité et sa matrice cosmique, entre l’individualité personnelle et l’Être sur lequel elle s’appuie dans l’espace et dans le temps. À la fin des années soixante-dix, alors que Senghor gouvernait encore le Sénégal, un nombre réduit d’Occidentaux eut le privilège d’être présent à un surprenant rite nocturne de réinsertion. Ceci se déroula dans la baie, peu touristique alors, de Soumbedioune, un village de pêcheurs absorbé par la croissance de Dakar. Une paysanne, d’un âge avancé et arrivée récemment en ville, venait de perdre son fils unique dans un accident, et son psychisme s’était déséquilibré, et toutes les ressources pharmacologiques des psychiatres de l’hôpital de Fann s’étaient avérées inutiles. Finalement, le chef de la psychiatrie, un médecin européen chevronné d’un rationalisme gnostique à noter d’une pierre blanche, prit une décision risquée : de nuit, il eut recours aux services du grand Marabout de la banlieue de Dakar, payant avec les fonds de l’hôpital public la cérémonie que l’homme du Coran s’était disposé à préparer. Sous la pleine lune, des dizaines de jeunes taalibé (disciples d’un chef soufi) allumèrent des feux de bois tout le long de la

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petite baie, tandis que les hommes et les femmes du quartier de la malade s’assirent tout autour d’elle, parés de leurs meilleures tuniques brodées. Il s’établit alors un silence presque audible quand une demi-douzaine de jeunes apparurent avec un bœuf noir présentant une tache en forme d’étoile blanche au front, le conduisirent jusqu’à l’eau, avec le Marabout récitant les surates coraniques derrière eux : un des jeunes hommes, de l’eau jusqu’à la ceinture, au signe du chef, lui aussi les pieds dans les vagues, assena un coup de poing terrible sur le front de l’animal angoissé qui s’écroula en tressaillant. Une fois le bœuf tiré vers le sable, il fut égorgé, dépecé, et la chair coupée en morceaux fut partagée entre les centaines de personnes installées tout autour des feux de bois ;chaque groupe entama la dégustation de la chair crucifiée et, l’un après l’autre, chacun s’approcha du feu principal autour duquel se trouvaient le Marabout et la vieille femme, les saluant affectueusement, se présentant et s’offrant comme voisins, serrant leurs mains avec respect ou portant les mains de la malade sur leur cœur. Quand, au lever du jour, l’assemblée se dispersa, la patiente avait cessé d’être une patiente, car elle avait été réintégrée dans la société par le rite du sacrifice fait par la collectivité. Évidemment, notre ami rationaliste n’a jamais pu expliquer dans son diagnostic comment la patiente avait recouvré la santé : à mon avis, son intuition fut la meilleure partie de son travail en Afrique, bien que cela lui soit toujours difficile à admettre. Il est certain que l’anecdote précédente prend tout son sens si nous considérons les liens intimes qui existent entre les membres d’une communauté et ceux qui sont passés dans le monde des ténèbres. La mort est la fin d’un trajet vital et, comme telle, elle est toujours un fait qui tranche avec la tendance naturelle pour la survie. L’ancienne infraction a introduit la liberté pour rompre avec la nature et la divinité, mais aussi a généré la douleur et la mort, deux aspects qui réclament attention et réparation. Le rite restaure l’harmonie, recrée le lien entre les défunts et les vivants, génère la paix et

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renforce la solidarité parmi ceux qui continuent à vivre et les spectres reçoivent l’honneur et la mémoire renouvelée. Aux quatre coins de l’Afrique, les premiers humains sont sortis du paradis terrestre, du ventre accueillant de la terre, que ce soit sous forme de calebasse fécondée de vivants ou de grotte ou caverne ancestrale depuis laquelle les humains se sont dispersés. Pour les Basaa, leur culture est née dès l’abandon du refuge maternel de la roche percée de part en part (Ngok Lituba), de l’autre côté de l’ample et turbulent fleuve Sanaga : et, depuis la perfection originale, elle s’en est allée librement vers l’infraction : « Neuf ancêtres sont sortis de la Caverne du Bonheur. Le numéro Neuf nous prévient qu’il s’agit d’un succès complet, d’un bonheur parfait en vie ou, en parallèle, de l’échec et de la mort, puisque l’action s’est passée de manière directe ou indirecte pour les esprits. Il ne faut pas s’étonner si la Caverne d’où ils sont sortis est effectivement celle du bonheur, qui devait être parfaite, mais avec une perfection ambigüe, comme l’insinue le numéro Neuf… » (R. Ndebi Biya, 1987 :62). Le Neuf n’a pas toujours été la formule préférée des traditions africaines ; le Huit ou quatre couples de contraires sont présents depuis les Dogon actuels jusqu’aux anciens Égyptiens d’Hermopolis, mais le Neuf est un numéro significatif, il exprime la multiplicité – c’est le carré de trois – et, pour autant, l’abondance et la richesse maternelle ou générationnelle, mais comme l’a bien signalé Ndebi Biya, c’est un numéro impair et très déséquilibrant : l’ancêtre Mode Sop a usé de son pouvoir pour son luxe et ses ambitions, il a forcé la première émigration basaa, a établi la puissance sur la perversité et a introduit la tristesse, comme son nom l’indique : Mode est, littéralement , nous rappelle Ndebi Biya, « celui qui produit la tristesse ». Dans certains rituels occidentaux, le Neuf exprime aussi la multiplicité, la matière à son degré extrême et le début de la désintégration dans la vacuité (voir les ouvrages de Pasqually ou Willermoz). La version égyptienne ancienne de

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Héliopolis et Memphis présentait ce chiffre comme celui de la plénitude de l’Être dans son expansion génératrice, mais pouvait aussi être abordée pour son côté négatif, et alors le Neuf se dissolvait dans le Un, principe de toute réalité émanée. Le Neuf est aussi plénitude éphémère et désagrégation. Les mêmes dirigeants politiques, nous rappelle Mappa, tendent à s’investir de pouvoirs magico-religieux. Le Président de Madagascar, Marc Ravalomanana, renversé en février 2009, était à la tête de sa propre église pentecôtiste, et de nombreux politiciens importants ont été des chefs religieux chrétiens, musulmans ou de tradition ancienne ; ils présentent leur pouvoir comme le fruit de l’action divine ou des forces occultes qui œuvrent en leur faveur, comme ce qui est arrivé avec Mobutu durant des années. Sans doute l’origine royale des politiciens comme le Zoulou Buthelezi ou le Xhosa Mandela a-t-elle été un facteur de consolidation de leur ascendant, comme en son temps le fut la lignée impériale mandinka de Modibo Keita, premier président du Mali. Chez les peuples africains, une origine monarchique, non seulement n’est pas honteuse, mais s’assume avec orgueil et peut être un facteur déséquilibrant dans la lutte pour le pouvoir, car il est inconcevable que puisse exister un Gouvernement démuni de charisme, d’énergie universelle, de force divine, précisément quelque chose dont sont généralement démunis les états laïques actuels comme l’ont souligné Ellis et Ter Haar. En conséquence, il ne faut pas s’étonner que plusieurs leaders de l’indépendance aient reçu des épithètes clairement indicatifs de leur condition exceptionnelle : Julius Nyerere fut appelé Mwalimu, le maître ou le sage, et Kwame Nkrumah reçut le surnom d’Osagyefo, le vainqueur ou, mieux, le rédempteur. Le caractère vertébral, que le roi possède dans les traditions africaines, exige de lui de se ranger aux côtés des normes rituelles et des pratiques éthiques acceptables pour chaque communauté. Dans le cas des rois élus par cooptation et initiation ultérieure – dans cette supposition se trouvent les

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Basaa – le candidat non seulement doit être de lignée royale dans son propre groupe, comme l’expliquait Nkoth Bisseck dans ses écrits, mais doit également posséder les qualités morales d’intégrité, de patience, d’autocontrôle et de discrétion : « Un renégat, un assassin, un voleur, un calomniateur, ne sera pas un Mbombok », nous dit Ndebi Biya. Dans la pratique, plus le dirigeant est un grand parleur, moins les gens fidèles à la tradition lui feront confiance, car la parole a un caractère sacré, générateur de vérités, et pour cela ne peut pas être prise pour rien. Voilà le sens que les grands maîtres initiés de la culture mandinka donnent au terme Kuma, qui eut, un certain temps, la signification de la Parole de la vérité ou Parole génératrice, puisque la parole authentique façonne les réalités, comme dans l’action génératrice du Dieu suprême. En conclusion, sans une moralité stricte dans la pensée africaine il n’y a pas de royauté authentique ni de Gouvernement fiable, exactement le contraire de ce que préconisent certains philosophes occidentaux qui, comme Fernando Savater, pensent que les institutions sont efficaces en marge de la moralité de leurs dirigeants. Cette même exigence de la droiture morale existe pour les initiés dans le monde des morts qui, parmi les Basaa et autres peuples bantous, disposent d’une institution connue dans le Mbok comme la société du Nge (lire « ngue »). Au-delà des eaux existe le royaume souterrain des défunts, de ceux qui sont retournés aux eaux profondes, et dont le soutien est indispensable pour préserver l’équilibre entre l’inframonde et les vivants, étant donné que ni le passé, ni le futur, ne peuvent être négligés dans la pensée africaine, et cette consécration rituelle actualise dans le présent la totalité de l’existence universelle. Le soutien des fantômes des ancêtres est une aide toujours efficace, de nos jours, dans de nombreuses populations africaines, pour terroriser ceux qui sont tentés d’enfreindre les règles établies comme justes et en conformité avec l’ordre de Mbok :

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Le culte des ancêtres ou des morts se vit avec intensité parmi les Basaa, dans la société du Nge. Tous les morts, qu’ils soient ou non des ancêtres, participent au pouvoir de Nge, qui est la force qui gouverne le royaume des morts. Le Nge, dont le nom est passé à la confrérie qui le rend culte, est un amas d’ossements humains, squelette d’un homme appartenant à une autre tribu… Les initiés du Nge devaient être irréprochables et intégrés, d’un point de vue moral… Le Nge n’hésitait pas à tuer un criminel pour assurer la paix et l’ordre dans la société, mais s’il y avait jalousie, le Nge ne tuait jamais un innocent …Dans le monde, constate le Basaa, il existe une puissance divine, impersonnelle ou pas, qui dans certaines circonstances se charge de suivre et de punir le coupable, et seulement le coupable, même s’il se cache aux yeux de la société (R. Ndebi Biya, 1987 :86-87).

Dans les faits, l’auteur d’une infraction est toujours conscient de l’inconvenance de son action, parce que la loi du logos, de Maât ou du Mbok, est inscrite dans l’âme humaine. Mais la société africaine a toujours essayé de procurer, en plus, des mécanismes propres de réparation, aussi bien intellectuelle que pratique, et pour cela des sociétés secrètes comme le Nge opèrent, même de nos jours, comme des tribunaux de justice, tout comme chez les voisins Bamouns islamisés. Et le dénominateur commun de tout rituel restera la réparation des infractions ou l’invocation propitiatoire pour les récoltes ou le bien-être collectif. Pour terminer, derrière le rite se trouve la communion de tous les humains ; l’harmonisation avec la nature entière et, simplement, le Mbok, l’unité de tous les êtres dans la sagesse profonde du Principe divin, Nlolombi pour les Basaa, Emitaï pour les Joola ou Andriamanitra pour les Malgaches de la Grande île Rouge.

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CHAPITRE 4 ESCLAVAGE. INDIVIDUALISME ET SORCELLERIE

FANGA. TEMPS DE DEMÉSURE ET DE MORT

« Quand la force avance par la route principale, la Justice prend la fuite à travers la brousse », dit le proverbe mossi que Michel Izard cite dans son travail sur la royauté traditionnelle du Yatenga, au nord du Burkina Faso. En vérité, il n’est pas facile de traduire la Fanga des Bambara ou la Panga des Mossi par un vocable aussi large que « force », mais cela permet de se faire une idée de son sens original. Fanga ou Panga est la force sans limites, sans restriction, sans condition morale d’aucune sorte, c’est un attribut propre du mâle adulte, du père biologique (Fa) capable d’engendrer, mais aussi de protéger ou de réprimer. La Fanga est un aspect inéluctable de la réalité quotidienne, mais son déclenchement suppose un danger pour les individus et les collectivités : dresser, amarrer, contrôler la Fanga est indispensable pour qu’une communauté puisse fonctionner sans soubresauts excessifs. Les 400 ans de guerres prédatrices d’hommes, d’intronisation politique de la Fanga dans les grandes régions du continent, de prééminence de pouvoirs simplement coactifs à tous les niveaux de la société furent une particularité historique africaine, sans le moindre doute. Aucun autre continent n’a autant souffert durant aussi longtemps, aucun n’a été marqué de manière aussi traumatisante que le monde culturel africain. Pour les spécialistes, il s’agit d’un problème de chiffres et de

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volumes de personnes exportées vers l’Amérique – les neuf millions de débarqués de Philip Curtin ou les 25 millions de Louise Maria Diop Maess – ou de pertes démographiques souffertes par l’Afrique noire durant ces interminables siècles d’horreur – les 60 millions de morts de Du Bois et Fage ou les 150 millions de Rinchon et Maess – et il faut reconnaître que cette triste danse des nombres est très importante. Mais l’empreinte morale laissée par la crise chez les peuples africains importe plus que le nombre de victimes ayant souffert durant cette période, parce que tôt ou tard, nous allons tous mourir, et la seule chose qui se transmet aux générations futures, c'est une conception de la vie et un sens pour faire partie du monde. En abordant le passé de l’Afrique, tout jeune chercheur – africain ou étranger – essaie d’éviter l’étape esclavagiste, car en elle resurgit l’acte le plus sordide et la pire action dont l’homme est capable : et précisément par sa libre détermination l’humain est capable de tout ce qui est inimaginable, du plus excellent au plus immonde. Comme l’a dit Oscar Wilde : « Tous, nous vivons dans un ruisseau, mais certains d’entre nous regardons les étoiles », et nous devons admettre qu’il y a des temps et des lieux où il ne reste que très peu de possibilité de lever les yeux vers le ciel étoilé et son harmonieuse beauté. Durant quatre siècles incléments, peu d’Africains ont eu l’opportunité de lever les yeux au-dessus de l’horreur des guerres constantes et des files de gens enchaînés ou des entassements d’êtres humains dans les magasins pour exportation de main-d’œuvre forcée. Toutes les sociétés africaines, de manière plus ou moins forte, furent marquées par les prédateurs ou les défenseurs, et toutes ont souffert une militarisation croissante pour pouvoir survivre. Ce furent les temps de la Fanga en liberté, de la force arbitraire et asociale installée au lieu de commandement et, comme le disait Thomas Mann, quand la tête est malade, tout le corps gangrène. Cette brève étude sur la pensée africaine n’est pas l’occasion d’écrire des histoires sur la traite des esclaves outre-Atlantique,

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ni de dénoncer, comme l’ont fait magistralement Éric Williams ou Walter Rodney, la manière dont l’Europe a sous-développé l’Afrique, mais il serait impossible d’analyser l’évolution de la pensée négro-africaine sans en réserver une partie aux conséquences néfastes de ce commerce que l’Europe a imposé à grande échelle et que l’Afrique a payé avec un retard animique grave, de sérieuses conséquences dans sa vision du monde et de la vie humaine. De nos jours, les idées courantes de nonsolidarité comme le « manger beaucoup » ou la « politique du ventre », auxquelles nous avons déjà fait référence, ne viennent pas du passé classique africain des IXe ou XVe siècles, mais de la phase la plus récente durant laquelle la traite d’esclaves fut le centre des activités économiques et politiques. Les chercheurs de bonne volonté, étrangers et autochtones, tentèrent de mettre ces comportements asociaux sur le dos de la colonisation mais, ce qui est certain, c’est que ces pratiques avaient comme racines le « sauve qui peut » des dures époques de la prédation humaine, et, tant qu’il existe un rejet à assumer cette responsabilité du passé, la balance sera partiale et les propositions de reconstruction africaine flotteront dans des limbes d’éther très éloignées de la pratique quotidienne des peuples d’Afrique. L’esclave en vint à être si fréquent que, dans les vastes régions intérieures, comme la région du moyen Niger (dans l’actuel Mali) ou dans la région méridionale du Nigeria, une majorité d’habitants vivaient dans des conditions d’esclave, bien qu’ils eurent la chance de ne pas être exportés vers la mer. Mungo Park, à la fin du XVIIIe siècle, commenta que, dans les zones du Futa Djalon, là où naissent les grands fleuves de l’Ouest, quatre individus sur cinq des villages étaient captifs ou descendants de captifs. À un certain moment de ces siècles de naufrage, de larges pans de populations africaines furent capturés, déplacés et réimplantés dans d’autres régions, comme l’analysèrent Bazin pour le monde bambara et Olivier de Sardan pour les Sonray, les plus septentrionaux.

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Il est vrai que la question que se posa Jean Bazin lui-même, à savoir si on peut réellement parler de société d’esclaves, avec 95 % de descendants d’esclaves vivant dans de nombreuses terres bambara, a un sens. Cette question est probablement cohérente, car il conviendrait de vérifier de quelle idée sur la vie et la collectivité a hérité une population qui a été violentée et humiliée de cette façon. Il se peut que la réponse se trouve dans le concept de bammanaya (le style de vie bambara) qui met en valeur la liberté des individus armés au lieu d’une existence éphémère et précaire, un monde dans lequel la jouissance immédiate et le chacun pour soi sont devenu la règle de cette bammananya, chantée par les djeli (musiques généalogistes) des rois de Ségou entre 1710 et 1861. Dans le fond, Fanga et Bammanaya (brutalité et hédonisme) se trouvent imbriquées de forme massive et inquiétante dans ces siècles de destruction matérielle et morale. Avec la meilleure volonté du monde, l’historien marxiste Suret-Canale tenta de voir le côté positif, pour l’Afrique, de ces temps obscurs de traite d’esclaves. Dans une étude assez connue sur l’esclavage dans l’Ouest africain (Essais d’histoire africaine), Suret-Canale défendit que la désagrégation des vielles solidarités claniques et étatiques classiques, en renforçant l’individualisme face à la structure des lignages, était déjà un progrès africain, puisque par la suite viendrait l’accaparement capitaliste des ressources et, finalement, la redistribution socialiste. Nous pouvons comprendre sa bonne intention, mais ne pouvons accepter cet embellissement de la traite d’esclaves, étant donné que ce qui resta au continent en héritage fut un haut degré de violence dans presque toutes les sociétés et une terrible dévalorisation de tout ce qui est communautaire et de la vie même. Évidemment, à la différence des statistiques sur le nombre d’esclaves exportés ou des victimes des guerres de capture, nous ne pouvons quantifier jusqu’à quel point la vie s’est dévaluée et l’égoïsme escapiste a augmenté, mais nous voyons bien les comportements actuels.

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Les conséquences de l’esclavage massif ont été telles, pour l’équilibre social, que certains théoriciens africains, fatigués du comportement vénal et irresponsable de leurs gouvernements indépendants, affirment qu’ils peuvent même en arriver à regretter la colonisation, malgré sa brutalité notoire : « la prouesse prodigieuse de l’État africain postcolonial est de nous avoir fait regretter la période coloniale. Tragique record qui nous a réduit à rêver nostalgiquement d’une époque, qui, hier encore, nous produisait la nausée » (M. Kamto, 1993 :19). Siegers, doctrinaire dur du colonialisme belge, avait justifié l’occupation coloniale non seulement par les ressources naturelles mises à la disposition de l’État colonisateur, mais aussi parce qu’ainsi s’offrait un espace « sauvage » dans lequel les jeunes Européens pouvaient exprimer leur agressivité sans les restrictions que la civilisation impose : une idée brillante, qui évitait le conflit social intérieur et permettait la barbarie contre les dominés dans les régions lointaines. Le Kurt sanguinaire du roman de Conrad (Le cœur des ténèbres) était un authentique prototype colonialiste qui plaisait tant à Siegers. En réalité, la brutalité coloniale venait s’ajouter à celle qui avait été pratiquée par les prédateurs africains durant les siècles précédents. Et quand les Johnston et les Delafosse justifièrent l’occupation du continent pour établir, dans un panorama de guerres endémiques, une certaine « paix coloniale », ce qui a été dit est que la dictature étrangère était plus supportable que ce désordre autochtone dans lequel tous pouvaient tomber face à des adversaires imprévisibles. Maurice Kamto écrivit, de manière raisonnable, sa comparaison acide entre les mauvais gouvernements africains et la colonisation efficiente ; cependant, ce serait une erreur de penser que ces comportements non solidaires de l’élite indépendante apparurent simplement sous la colonisation, par le simple fait que la majorité des occidentalisés – qui par la suite accèderaient au pouvoir – proviendraient de couches populaires et donc pour cela seraient moins habitués à la richesse

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aristocratique. Quand d’autres analystes, comme Camara Laye (l’enfant noir ; Le Maître de la Parole) comparent les comportements classiques des grands maîtres initiés du Manding à ceux des gouvernements apparus après l’indépendance, ils ne font que comparer deux modèles situés aux antipodes : l’individualisme négrier et moderne face au système holiste des hiérarchies traditionnelles. Et bien que le contraste soit impactant et démontrable, ils sont littéralement en train de sauter les 400 ans de Fanga, de folie hédoniste institutionnalisée ; malheureusement, dans l’histoire, il n’existe pas de parenthèse et chaque moment laisse sa trace dans l’héritage culturel. Comment de telles brutalités esclavagistes pourraient-elles ne pas laisser de séquelles dans l’Afrique d’aujourd’hui ? : « De nos jours, nos politiciens, à de rares exceptions, seraient-ils des grands hommes ? Nous pouvons en douter : pour eux, la politique est une affaire sanglante. Ils soumettent nos peuples à la famine, envoient en exil nos professionnels, sèment la mort. Ils ne font pas de la politique pour le progrès des peuples africains, mais pour la régression de ces peuples. Ils ne servent pas l’Afrique, mais se servent de l’Afrique. Ils ne sont pas constructeurs, organisateurs, administrateurs des villes, mais gardiens de prison qui se comportent avec les femmes, les hommes et les enfants comme avec du bétail. Ils sont les apparitions périphériques de l’Afrique. Ils sont ces mauvais intermédiaires qui laissent nos peuples assoiffés de vie et de progrès ; ils permettent aux nonAfricains de rire de l’immaturité de l’Afrique, sans résoudre réellement les problèmes fondamentaux du continent noir » (Camara Laye, 1978 :35). Le cadre sombre que nous présentait déjà, dans les lointaines années soixante-dix, Camara Laye, l’historien descendant de forgerons mandinka, pourrait dépeindre de manière similaire beaucoup de pouvoirs africains de l’étape esclavagiste. Et tant que ce vide ne se remplit pas d’histoire et de réflexion, tant que ces expériences qui formèrent les gouvernements crapuleux

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d’aujourd’hui ne sont pas exposées au regard et à la réflexion collective, les cultures africaines seront toujours affectées d’un boitement aigu et d’une capacité limitée pour aller de l’avant. Comme me l’a commenté, une fois, un physicien africain, Cheik M’Backé Diop, si la difficulté consistait uniquement à expulser les gouvernements vénaux et inaptes, le problème serait simple à résoudre : le véritable mur non franchi par la critique collective est qu'il y a 500 ans que nos dirigeants africains ont trahi la confiance de leurs peuples, et l’État moderne – colonial et indépendant – n’a fait qu’aggraver ce parcours dramatique. Même un politicien douteux comme Mayi-Matip, initié dans le Mbok à son niveau basique et dont on a toujours suspecté l’implication dans la mort de Ruben Um Nyobé, était conscient de l’échec de l’État indépendant dans son mimétisme caricaturesque des systèmes européens. Matérialisme, égoïsme, discours vides, mépris pour le passé, toute cette panoplie de hontes pour une culture menacent les peuples d’un futur déplorable non solidaire et démuni de valeurs forgées dans les vieilles traditions. Heureusement pour les sociétés actuelles d’Afrique, de nombreuses hiérarchies traditionnelles ont résisté à la Fanga esclavagiste et même à la corruption coloniale, et ce n’est qu’à partir d’elles que se conserve l’espoir d’une réorganisation positive des peuples africains. Pour Mayi-Matip, face à l’incontinence verbale et opportuniste des politiciens, il faut opposer la mission traditionnelle de suivre le chemin ouvert par les ancêtres, un chemin imparfait mais chargé de sagesse en comparaison avec les gouvernants actuels : Nous Africains, nous pleurons spontanément devant le déclin de nos valeurs de civilisation, devant ce vide culturel qui marque notre époque et qui est occasionné par les apostats et les charlatans de toute espèce. Ces derniers embrassent seulement le côté matériel de la vie, sèment la confusion et profanent notre culture.

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Devant une telle action destructive, nous pleurons et, pour nous, pleurer ne veut pas dire se démettre, pleurer c’est contribuer activement au réveil de notre conscience patriotique d’être – et non de paraître – nous-mêmes. En réalité, la lutte pour transcender, vivre son temps et, à la fois, suivre les pas des ancêtres, c’est une mission sacrée et permanente (Théodore Mayi-Matip, 1983 :34).

Durant les vingt dernières années, et plus spécialement durant la première décennie du XXIe siècle, nous sommes en présence, dans des domaines divers, de nombreux échantillons d’analyse et de certaines ébauches de conclusion sur des thèmes comme la violence politique et l’hédonisme comme but généralisé. Des auteurs de prestige islamique, comme le Soufi Assane Syla, de christianisme reconnu comme le pasteur protestant Ka Mäna, ou directement de tradition ancienne comme Ilunga Kabongo, commencèrent la révision de l’histoire culturelle africaine. Ce processus ne se limitait pas à quelques auteurs de notoriété publique, mais était débattu dans les journaux, dans les assemblées rurales ou de quartier, dans les campus universitaires et dans les rencontres réalisées par certains gouvernements avec les dirigeants traditionnels, depuis le Mozambique et Madagascar jusqu’en Ouganda, Angola ou Bénin. L’égoïsme de l’élite était dénoncé de manière croissante et son idéal d’accaparement matériel était méprisé de manière généralisée, comme durant le Forum des universitaires chrétiens du Cameroun, mettant en exergue la voracité de ceux qui devaient gérer les universités : nous qui travaillons dans le domaine de la recherche, nous connaissons bien le problème et nous sommes d’accord sur leurs analyses : « Seul l’égoïsme peut expliquer la rare diligence avec laquelle les autorités universitaires de Yaoundé I accueillent les offres de coopération provenant d’universités étrangères quand ils ne perçoivent pas, de manière immédiate, un bénéfice personnel. De nombreux projets d’échange interuniversitaires furent ainsi dédaigneusement rejetés, échanges qui auraient permis à de

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nombreux professeurs et étudiants d’avoir des relations avec leurs homologues étrangers, et de devenir, ainsi, un peu plus « citoyens du monde » (FUC, 1999 :35). Comme nous l’avons déjà commenté, ce n’est pas seulement la tête politique, celle du gouvernement, qui opère de forme non solidaire, c’est une maladie infectieuse qui empoisonne tout le tissu social africain. Les dirigeants traditionnels qui n’ont pas capitulé devant les conditions extrêmes générées par la violence de la Fanga ont préservé leurs lignages ou leurs ethnies, mais n’ont pas pu empêcher la mentalité de survie de fissurer les solidarités et d’assombrir l’univers mental du classicisme africain. Les temps de la prédation, de l’arbitraire et de l’accaparement – l’ère de la Fanga – ont préparé l’avènement de la modernité, avec son individualisme légalisé et sa destruction immodérée des ressources. SHANGÔ. LA MONTÉE DU POUVOIR DESTRUCTEUR

Dans un remarquable essai sur le concept de pouvoir dans l’ancien Égypte, Alain Anselin établissait le parallélisme symbolique des couleurs entre la vallée du Nil et la région bantoue équatoriale (La Rouge et la Noire) : Rouge et Noir sont toujours aujourd’hui, au cœur de l’Afrique, les deux couleurs du pouvoir, le Noir constructif et le Rouge destructeur. Couleur du sang, de la vitalité, du feu, mais aussi de l’ocre du désert, le rouge représenta dans l’univers pharaonique toute la capacité destructive, impétueuse, imprévisible que peut avoir un pouvoir à l’état primaire et même chaotique : comme le volcan ou l’incendie, comme le rayon solaire résistant mal au temps ou le faucon solaire s’abattant sur sa proie, les dieux rouges furent destructeurs, terrifiants et indéniablement puissants. Seth, le faucon de chasse du quatrième millénaire avant notre ère, le combattant ailé qui fait face dans les cartouches royaux au faucon aérien qui représenta Horus le Distant, Seth fut la première grande divinité africaine rouge : ce n’est pas

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pour rien si son principal épithète était DSRT (le désert), qui ne signifie rien d’autre que Rouge. Tout dieu ou héros à caractère infractionnel bantou fut rouge, aussi bien par son sang répandu que par la dévastation infernale qui signale son passage : des rois-chasseurs qui exercèrent une première royauté perverse et incestueuse, jusqu’à être renversés par les rois noirs, sobres et justiciers, qui restituèrent les limites et éliminèrent l’oppression. La lutte fratricide et interminable entre les deux combattants (Horus et Seth) peuple l’imaginaire africain parce qu’elle exprime, à l’échelle individuelle, mais surtout sur le plan du pouvoir, la dualité et l’ambivalence qui caractérisent tout ce qui est humain, oscillant entre bonté et méchanceté, entre construction et destruction. Comme Osiris (Kem Aa, le Grand Noir) sur le Nil, le Christ fut sur les rives du Jourdain un roi noir, un protecteur et un réparateur, bien que le pouvoir officiel l’éliminera avec une force rouge apparemment insurmontable. Cependant, ce qui est certain, c’est que la négritude morale, de souche africaine, finit par s'imposer à certains empereurs romains dont la couleur rouge n’avait pu les protéger indéfiniment. Cette brève allusion à un monarque dépecé et crucifié suppose implicitement une leçon historique : la société survit uniquement grâce à l’effort réparateur de la négritude morale, la force régénératrice, aussi bien "végétationnelle" que sociale. Sans les mouvements traditionnels de régénération noire du pouvoir, rien ne serait stable pour les humains. Après 500 ans de confusion rouge, séthienne, il se peut que l’Afrique se rapproche, à nouveau, de la reconstruction urgente et vitale, noire, osiriaque, de ses sociétés brutalisées. Cependant, cinq siècles rouges, sous le symbole d’un dieu mineur comme le Yoruba Shangé, libéré de ses attaches et semant la terreur esclavagiste, laissèrent une empreinte profonde dans les mentalités et dans les récits de pouvoir. Des générations humaines présidées par la démesure rouge de la Fanga devaient accuser cette tension sur le plan

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organisationnel et idéologique. L’institution politique centrale, la royauté classique ou l’étatique, s’est rajeunie, du moins biologiquement : le muscle du jeune guerrier se développa au détriment de la prudence des anciens aristocrates, et le roi cessa d’être un justicier pour assumer le rôle de répresseur. Dans le pays des Bambara de Ségou ou dans celui des Adja-fon d’Abomey, les groupes de jeunes armés éliminèrent les pouvoirs des sénateurs des clans pour s’ériger en États prédateurs. Dans les terres akan ou yoruba, la nouvelle royauté militaire conserva le protocole classique mais assuma la tâche innovatrice de la capture des gens pour leur vente aux Européens. En apparence, l’institution royale restait en place et s’étendait même aux peuples qui, auparavant, n’étaient que de simples directions locales, mais dans le fond, la légitimité du pouvoir passait de la Mansaya classique des Mandinka impériaux à la Bammanaya individualiste des Bambara, ceux qui capturaient les esclaves. Des dieux mineurs comme Gun ou Hevioso, symboles de la douleur et de la violence, occupèrent, petit à petit, le centre des autels sacrificiels car durant ces périodes d'incertitude, la meilleure protection pouvait provenir davantage de la folie que de la mesure. La main-d’œuvre noire arriva en Amérique sur des bateaux esclavagistes – les tumbeiros portugais – mais arrivèrent également leurs divinités en proie à la folie à cause de la guerre, et ainsi commença la renommée et le prestige de Shangô, la divinité secondaire rouge, déstabilisatrice et qui était la seule capable de miser sur les gens vaincus et soumis au désespoir dans les plantations. Dans un tourbillon de terreurs et de plaisirs, la mentalité africaine allait être peuplée de spectres et de menaces, jusqu’à ce que les spectres dominent le monde des vivants. Finn Flugestad, dans son analyse de la monarchie des Adjafon à Abomey (l’actuel Bénin), avait déjà noté que, bien que le protocole courtisan des rois agassuvi fût similaire à celui des Yoruba proches, la divinité du roi ne se présentait pas comme

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un fait fiable parmi les sujets soumis par la terreur et sans consensus véritable. Un descendant de cette dynastie, Maurice Glélé, put expliquer pourquoi ses ancêtres ne furent jamais des divinités : ils décapitèrent les chefs de lignage et de localité des clans autochtones, les Guedevi, ils les mirent sous tutelle de gouverneurs et d’inspecteurs militaires, et maintinrent leur hégémonie dans une escalade constante de pillage de tout leur environnement géophysique ; Palan Marti (Le roi-dieu au Bénin) s’est trompé car, en jugeant cette monarchie par son protocole comme une nature divine parmi tant d’autres, sans consensus populaire, la fonction stabilisatrice du roi disparaît. Les rois rouges, séthiens ou adeptes de Shangô n’eurent jamais la légitimité des monarques classiques, et leurs successeurs républicains non plus après la colonisation. Quand Maurice Kamto dénonça la procédure des groupes d’élite actuels à la tête de nouveaux États, il décrivit l’ascendance rouge de la Fanga esclavagiste, installée au pouvoir avec l’unique désir de tirer profit et de saccager : « Les élites africaines, sorties, en général, de secteurs modestes, connurent pour la plupart la pauvreté et parfois, la misère. Elles connurent la famine et la pénurie et essayèrent par tous les moyens d’exorciser à jamais leur fantôme. Mais l’appétit vient en mangeant, et l’ambition rompt toutes les limites. Et la folie des grandeurs supplanta la nécessité initiale de sécurité. Et la boulimie élargit les frontières de la démesure. La carrière frénétique pour amasser de tout (argent, biens mobiliers et immobiliers, épouses et amants) et en tout lieu apparut (en Europe, en Amérique du Nord, et même du Sud, actuellement) » (M. Kamto, 1993 :38). Accablé par une interminable succession de guerres islamiques contre les païens et de guerres anticoloniales contre les Français, Tierno Bokar rappelait, au début du XXe siècle, que le véritable effort et mérite devant dieu n’était pas celui des armes, mais celui de la justice envers soi-même. Sa voix était celle d’un sage fatigué par un déchaînement de violence stérile qui durant des siècles avaient ruiné les peuples de l’Ouest

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africain. Le sage soufi se limitait à discréditer la guerre prédatrice, mais aussi celle qui se faisait au nom des grands idéaux, mais qui se terminait avec la destruction de vies et de biens, sans détruire l’aspect le plus impétueux des humains : leur côté rouge, arbitraire, égoïste. En son temps, il fut injurié et isolé par ses coreligionnaires, peut-être car ceci était le destin des précurseurs, mais de nos jours, ses enseignements sont lus avec avidité dans tous les pays du Sahel, parce qu’il est urgent d’abandonner la Fanga et la folie rouge : Personnellement, je me réjouis seulement de la lutte dont l’objectif est de vaincre en nous nos propres défauts. Malheureusement, cette lutte n’a rien à voir avec la guerre que se livrent les fils d’Adam au nom d’un dieu qu’ils déclarent beaucoup aimer, mais qu’ils aiment mal, vu qu’ils détruisent une partie de son œuvre… Quand, alors, l’homme comprendra-t-il que les fougueux chevaux de bataille et les armes qui crachent le feu de la mort et de la destruction peuvent seulement détruire l’homme matériel mais jamais le principe même du mal qui habite dans l’esprit malveillant dépourvu de charité ? Le mal est comme un souffle mystérieux (Tierno Bokar, dans A.H.Bâ, 1997 :58-59).

Les auteurs qui eurent une forte influence dans les universités occidentales, comme le philosophe Paulin Hountondji, considèrent que les changements dus aux influences externes supposent de simples processus autonomes de mutation et que ceci n’implique pas une « acculturation », mais l’adoption d’éléments nouveaux qui s’intègrent dans le propre champ culturel. Nous pourrions convenir qu’il en fut ainsi avec l’islam durant la phase classique des sociétés africaines, puisque petit à petit, aristocrates et marchands l’assumèrent dans les empires comme le Mali ou KanemBornou, sans pour cela forcer la majorité de la population à l’adopter. Nous accepterions même le fait que quelque chose de similaire est arrivée lorsque les Européens modernes proposèrent la traite ou le négoce des esclaves et, de manière

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progressive, la majorité des systèmes politiques africains s’adaptèrent à un marché aussi destructif. Mais il nous semble démesuré d’appeler « mutation » l’imposition d’un modèle d’État basé sur la colonisation et sur des paramètres constituants complètement éloignés du parcours des cultures africaines : l’État moderne, héritage colonial, est une aggravation de la Fanga, bien que sans loi formelle qui se porte garante de la déprédation de l’État. Parler de simple « mutation » africaine nous semble être une preuve inquiétante du degré d’élévation de la nouvelle Fanga – la modernité et son État – par un secteur majoritaire d’intellectuels occidentalisés, la nouvelle élite antitraditionnelle : « La prétendue acculturation, la prétendue « rencontre » de la civilisation africaine avec l’européenne, n’est rien d’autre qu’une mutation postérieure à beaucoup d’autres que nous connaissons probablement très peu ; une mutation, en elle-même , qui en annonce beaucoup d’autres, peut-être plus radicales » (P. Hountondji, 1980 : 233). Autre opinion alignée par le passé sur celle d’Hountondji, celle du philosophe, lui aussi, Marcien Towa qui, bien que de manière plus nuancée, envisage que les étapes du passé africain auraient pu être meilleures – allusion au classicisme médiéval – mais que l’insistance à préserver les traditions, à maintenir l’originalité, conduit à repousser les apports et les nouveautés qui peuvent représenter un avantage dans le cadre d’un progrès global comme celui des modèles occidentaux de pensée et d’organisation de sociétés depuis des décennies. La difficulté de l’analyse sereine que propose Towa est que le contexte de la mondialisation ne donne pas de marge de manœuvre à un bilan équitable des traditions, car celles-ci se trouvent disqualifiées officiellement pour leur compréhension holiste de la société et pour leur respect de l’ordre naturel. Un progrès qui tue les écosystèmes et élimine les traditions ne se présente pas, à notre avis, comme un juge équitable sous le contrôle duquel on pourrait élucider « sereinement » la validité ou non des comportements traditionnels en Afrique ou dans toute autre

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partie de la planète : l’obstacle à un bilan interne des faiblesses traditionnelles se trouve dans l’assimilation moderne que les politiciens et les intellectuels d’Afrique ont faite, sans doute fascinés par la puissance matérielle et idéologique du colonisateur : « À notre avis, il faut exorciser l’obsession de l’originalité et de la différence, c'est-à-dire de la tradition, certes sans la condamner ni la rejeter en bloc, mais en la jugeant, après l’avoir étudiée et examinée attentivement. Même si nous acceptons l’idée d’un progrès global de l’humanité, il ne faut pas exclure que pour un individu ou un peuple concret, le présent peut être meilleur que le passé, mais il n’est pas rare que le passé soit préférable au présent, que la tradition soit meilleure que la nouveauté » (M. Towa, 1979 : 65). Pour Towa, Hountondji et d'autres acculturés qui, auparavant, étaient connus comme les « jeunes philosophes » africains, la responsabilité du retard et de la stagnation de l’Afrique incombe aux traditions et ainsi ils évitent l’histoire pour se concentrer sur l’immédiat : ils identifient le monarque rouge à la royauté divine, assimilent les enjôleurs aux dirigeants traditionnels et font allusion à un passé classique dont ils ne peuvent expliquer la raison du naufrage. Le recours simple et gratifiant aux idéologues modernes consiste à faire le poids de la culpabilité au propre système traditionnel, tant dans sa conception de l’existence que dans ses expressions institutionnelles. Il est évident que le Towa a raison de signaler ces générations d’enfants mal éduqués et formés par des maîtres extrêmement mauvais qui employaient le bâton comme pédagogie au nom d’une supposée tradition. N’avons-nous pas été nous-mêmes mal formés par une supposée tradition chrétienne en vertu de systèmes politiques obscurantistes qui cherchaient à se légitimer en entrant en grande pompe dans les églises ? Nous connaissons bien le problème, parce qu’il est identique durant toutes les époques et sur toutes les latitudes, mais ce que nous ne devons jamais faire, c’est confondre la tradition avec le

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traditionalisme dégénéré, ni le christianisme avec le nationalcatholicisme terminal : pour être plus précis, la déroute des traditions en Afrique et du christianisme en Occident laissèrent la place à l’hégémonie moderne, avec son traditionalisme grossier et sa féroce animosité contre tout système de tradition. Situant la responsabilité de la crise moderne à échelle globale dans les épigones des traditions, Towa adhérait ainsi à l’idéologie dominante dans les universités actuelles et sa confusion ajoutait du discrédit aux uniques piliers capables de faire face à la Fanga moderne : « Si nous pensons que de manière générale, ni les enfants, ni les parents, ni les maîtres ne comprenaient rien de ce qu’ils récitaient ou écoutaient avec tant d’exaltation, si nous pensons surtout à l’extrême brutalité des méthodes employées par les maîtres pour inculquer ces incantations sibyllines, comment ne pas désapprouver une tradition si délirante et si abrutissante ? L’incapacité à penser à l’essentiel qui s’observe chez ces adultes ainsi domestiqués, bien qu’on la baptise « foi », est simplement le résultat de la terreur supportée et intériorisée pendant l’enfance » (M. Towa, 1979 : 66). La Fanga ne s’est pas terminée avec la colonisation. La royauté rouge n’est pas morte dans les salles de classe coloniales ni dans les administrations de l’Afrique indépendante. Shangô n’a pas abandonné le continent dans un bateau négrier car, comme toute divinité, il a le don d’ubiquité et dans son pays natal, il est à son aise depuis plusieurs siècles. Les despotes manipulateurs, les fanfarons, les lâches et les rancuniers comme Da Monzon Diarra, faama ou le roi de Ségou durant le premier tiers du XIXe siècle, n’ont jamais abandonné la savane ni le bois africains ; leurs successeurs s’appellent présidents, ils sont démocrates et sont sortis des universités civilisées dans lesquelles on ne frappe pas l’étudiant avec un bâton, mais où on lui enseigne le pire fatalisme devant le « progrès » et les « droits individuels ». Nous nous sommes tous assis sur ces bancs confortables, Towa, Eboussi-Boulaga ou

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moi-même, jusqu’au jour où, un jour, nous avons pensé que le passé et la sagesse traditionnels étaient les causes de cette impasse actuelle ; les uns se sont faits révolutionnaires, les autres philosophes rationalistes et tous, nous cherchons la solution dans le mépris et l’accusation des vaincus de notre misère morale. En réalité, le bras rouge de la Fanga est si long qu’il ne se limite pas à un seul continent : « fangas » esclavagistes, « fangas » pour le développement, « fangas » contre toute harmonie traditionnelle. Et malgré la stupidité globalisée, la sagesse des traditions continue à veiller sur l’humanité. BÉLËN-TIGUI. L’EXIL DES MAÎTRES

Pour un régime modernisant, nationaliste et étatiste comme celui du FRELIMO au Mozambique, le décret 15/2000 a dû être une pilule difficile à avaler. Depuis des décennies à calomnier dans tous ses discours révolutionnaires les « chefs féodaux et obscurantistes » qui empêchaient le libre développement de la jeune nation, quelque chose de sismique dut se produire pour que ce surprenant décret voie le jour, inaugurant ainsi le nouveau millénaire pour l’Afrique. Subitement, les explorateurs et les petits chefs « locaux », comme l’analysa avec justesse Farré, furent appelés pompeusement « autorités traditionnelles » et « autorités communautaires ». Ce décret de style bureaucratique et anonyme marquait sans aucun doute une nouvelle phase dans le combat africain pour le pouvoir social : « les autorités communautaires sont les personnes qui exercent une certaine forme d’autorité sur une communauté ou un groupe social déterminé, tels que les chefs traditionnels, les secrétaires de quartier ou de village et d'autres leaders ainsi légitimés par les communautés respectives ou le groupe social » (Maputo, 2000, article 1). Dans l’immédiat, les académiciens d’Afrique et d’Occident ont entrepris leur carrière particulière de colloques et œuvres

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collectives dédiés aux « autorités traditionnelles » ou au « retour des rois » : un désir moderne excusable pour démontrer que l’on est à jour et pour valoriser les connaissances que, malheureusement, nous n’avons jamais pu lire durant les décennies où la seule mention de « pouvoirs locaux » produisait le malaise et l’incommodité ; ces figures hiérarchiques « tribales » ou « ethniques » étaient traitées comme les entraves d’un passé obscur africain que la modernisation finirait bientôt par balayer. Cependant, les académiciens n’ont en général pas le don de la prophétie, et il semblerait que durant le nouveau millénaire qui débute les anciennes hiérarchies récupèreront le rôle central perdu durant les siècles d’esclavagisme et de modernité, tel que se présente le tournant radical de nombreux gouvernements africains qui se sont montrés plus rapides que les universitaires eux-mêmes, aujourd’hui clairement dans le wagon de queue en matière d’approximation des traditions. Une des questions les plus préoccupantes pour les chercheurs est de savoir comment il a été possible que cette nébuleuse diffuse d’ « autorités communautaires » ait pu survivre à la colonisation qui les a soumises et les a corrompues. Pour notre part, nous ajouterions une autre interrogation : comment fut-il possible que ces hiérarchies arrivent avec efficacité jusqu’à nos jours, après quatre siècles de guerres esclavagistes qu'elles ne purent pas empêcher ou avec lesquelles elles arrivèrent à collaborer. Opportunisme ? Cela ne serait pas surprenant de la part de gens habitués au pouvoir durant des siècles, mais laisserait dans l’ombre une autre question : pourquoi leur prestige s’est-il maintenu tout au long des 500 ans, une longue période durant laquelle ils n’ont pas, effectivement, exercé le pouvoir central, mais uniquement les pouvoirs subalternes, complémentaires, marginaux ou même proscrits. Il est évident que cette question peut aussi s’adresser aux églises chrétiennes en Occident, après une histoire agitée de conflits avec le pouvoir profane. Qui soutient le pouvoir ou, en termes plus précis, qui soutient les autorités traditionnelles ?

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Avant tout, les traditions ont survécu, même dans le cœur du plus moderne rationaliste, car elles sont la reconnaissance du sens de la vie et du monde : sans elles, les humains ne pourraient pas respirer psychiquement, et seul une agitation inutile permet aux modernes de croire que l’absurdité existentielle est satisfaisante. Pas même les pires rois rouges, séthiens, n’ont pu ignorer ni la douleur et la mort, ni la présence de dimensions environnantes qui leur faisaient peur ou en qui ils avaient confiance. Les monarques de la Fanga, de la force destructrice, haïssaient les maîtres traditionnels qui se maintenaient en marge des brèves louanges du pouvoir politique et économique, mais ils durent les tolérer dans la périphérie de leurs royaumes parce que la population continuait à les respecter et à les consulter ; ainsi se sont renforcés les Bélën-Tigui comme maîtres de la parole dans tout le monde manding, d’abord comme prêtres païens et, avec le temps, comme ulamas, docteurs coraniques. La colonisation ne put rien faire non plus avec eux, et quand un disciple de Bélën-Tigui, par exemple Camara Laye, nous raconta que cette sagesse appartenait à ses dernières heures, il se trompait probablement, car ils sont nombreux les cheikhs soufi qui leur donnèrent une importance honorable dans toute la savane sahélienne. En Équateur africain, dans l’espace basaa, malgré la déroute face à la colonisation, la population continue à distinguer la véritable autorité de tout pouvoir passager, profane : « Le Basaa sait, après avoir écouté une narration de Mbok, qu’un pouvoir est présent dans la société. Il faut se soumettre à ce pouvoir pour atteindre sa totale réalisation. Le pouvoir, manié par celui qui a été béni, est celui qui permet la venue des bénédictions. Ce pouvoir, personne ne peut se l’approprier personnellement. La nature de ce pouvoir est sacrée, divine » (R. Ndebi Biya, 1987 : 71). La raison première de la persistance des dirigeants traditionnels, après un demi-millénaire de soumissions et de persécutions, ne se trouve pas dans le courage, ni même dans la

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qualité de ces hiérarchies, mais dans l’impérieuse nécessité sociale de leur existence. Aucun Mbombok ne possède proprement le Mbok, comme aucun cheikh ne possède, au sens strict, le Dîn ou la Voie véritable : c’est le Mbok ou le Dîn qui possède le sage, le guide et le fortifie en dépit de l’adversité. C’est quelque chose de simple que les sociétés africaines connaissent, ces mêmes sociétés qui peuvent être très critiques envers les comportements de recherche exclusive d’avantages et accaparateurs de beaucoup de ces dirigeants gagnés par les profits matériels du pouvoir, y compris du pouvoir spirituel à portée collective. Et comme en tout temps et en tout lieu, le roi, le prêtre, le dieu vivant ou le cheikh doit remplir certaines formalités morales qui ne s’accomplissent pas toujours car le contexte séthien favorise les passions, mais personne n’ignore, en Afrique et dans d’autres parties du monde, qui est l’authentique et qui est l’opportuniste : de nos jours, le dirigeant traditionnel doit partager son pouvoir avec les gouverneurs de l’État, avec les hôpitaux et les écoles modernes, mais sa supériorité continue à lui donner un prestige que le dirigeant moderne n’arrive pas à obtenir : « Dirigeant de la société, le Mbombok avait sous son autorité une partie du territoire, et c’est sa principale responsabilité. Chef initié, il présidait les services à caractère sacré, tels que les bénédictions et les conjurations. Le sage conseillait ceux qui se complaisaient dans l’erreur, qui s’éloignaient sans scrupules ni discernement de l’expérience de leurs pères » (R. Ndebi Biya, 1987 :31). Pendant cinq siècles, la Mansaya, l’authentique royauté, a été poursuivie et décimée, injuriée et subornée. Ce furent des temps d’exil. Les Bélën-Tigui se sont déplacés dans les montagnes du Fouta-Djalon, loin des centres du pouvoir fort et corrupteur de la Fanga. Les Bambombok se sont endurcis, entourés de guerres esclavagistes et confrontés aux attaques coloniales. Les cheikhs étaient à la tête des djihads militaires contre les pouvoirs rouges, païens et musulmans qui imposaient l’arbitraire prédateur. Même les missionnaires chrétiens sont

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entrés en conflit avec leurs administrations coloniales car l’injustice moderne avait laissé les peuples africains sans défense. Toute la tradition, toutes les autorités traditionnelles ont vécu le temps moderne dans la marginalité ; et néanmoins, les traditions restent présentes aux quatre coins de la forêt ou de la savane. Bien que dans sa trilogie, la romancière Maryse Condé prenne certaines libertés avec l’histoire agitée du royaume esclavagiste de Ségou, sa description de la dureté de la vie quotidienne et de l’incertitude dans toutes les familles de la région du moyen Niger reflète, de manière bien documentée, ce que furent les siècles de la Fanga. Les sages traditionnels, soit s’éloignaient des centres du pouvoir, soit entraient avec ferveur dans le Dîn, la vie musulmane (Ségou. La terre en miettes), mais ils n’ont jamais cessé d’être présents, même durant les pires années de la prédation esclavagiste. L’Afrique a affronté la colonisation avec ses communautés épuisées par les guerres et l’esclavage, avec un islam rigoureux dans les régions du Sahel qui essayait d’imposer un ordre nouveau, moins arbitraire que le précédent et avec une tradition ancienne dans laquelle avaient proliféré les superstitions et diminué la sagesse. L’apparence, l’exhibition de richesses, le mensonge institutionnalisé, la non-solidarité des chefs – comme l’exprima dans une autre figuration historique Adame Bâ Konaré (Da Monzon. L’épopée de Ségou) – tout cela a réduit la capacité africaine pour affronter avec quelque chance de succès l’attaque coloniale démolisseur, celle qui, 400 ans auparavant, se serait avérée impossible. La Fanga avait réalisé un travail efficace de destruction dans presque toutes les sociétés du continent. Durant les temps séthiens, les hiérarchies illégitimes, y compris les mouvements traditionnels de réforme, furent confrontées à une rapide dégénération. Ainsi le Peuhl Dan Fodio, qui lança sa djihad militaire contre les États hausa et le caractère arbitraire de ses gouvernants musulmans (1807-1814), juste après l’abandon du pouvoir califal, reprochait déjà à ses

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disciples et successeurs leur comportement injuste envers leurs épouses et envers la population humble. Plus à l’Ouest, le calife toucouleur El Hadj Omar Tall cherchait des excuses douteuses pour entrer en guerre contre ses voisins musulmans du Macina, et ses propres disciples se convertirent en rigoristes formels de l’Ordre Soufi du Tijanisme la veille de la colonisation : Tierno Bokar fut marginalisé pour s’être éloigné d’eux, comme le commenta son disciple Hampaté Bâ. Le rite se fossilisait dans des formes de plus en plus vides de contenu. Les opportunistes prospéraient comme de nouveaux pharisiens bibliques et la sagesse des justes se refugiait dans les interstices des sociétés : en réalité, avant même l’attaque coloniale, de nombreux mouvements réformateurs étaient déjà gravement malades ou avaient déjà perdu leur audace fondamentale : « De nombreux adeptes du Tijanisme semblaient plus liés à l’argent qu’à la connaissance spirituelle ou au perfectionnement moral. Certains imaginaient, naïvement, qu’ils mériteraient Dieu en donnant de l’argent au lieu de se perfectionner dans leur conduite. Ils croyaient que pour être un bon disciple, il suffisait de faire des donations au cheikh et de recevoir sa « bénédiction » (A. Hampaté Bâ, 1997 :55). L’ombre de la Fanga fut finalement plus étendue que ce que voulaient l’admettre naïvement certains modernes. Tels les masques qui cachent une réalité nouvelle mais creuse, une grande partie des intellectuels "modernisants" adoptèrent les gestes et les lexiques de l’État colonisateur, sans assumer sérieusement le radicalisme individualiste et progressiste du nouveau modèle de société. Comme les notables et les dignitaires d’exception – Nyerere ou Mandela appartiendraient à ce groupe réduit – les occidentalisés, en général universitaires, incorporèrent à leurs discours l’idéologie de la modernisation salutaire : ils furent les « évolués » ou civilisés sous la colonisation et, dans la phase indépendante, les rationalistes défenseurs d’un développement de type occidental. Déjà en son temps, Eboussi-Boulaga initia la critique de ces intellectuels

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opportunistes, à laquelle nous ajouterons seulement que leur mimétisme et leur superficialité les convertirent en disciples directs de la Fanga, de la démesure des siècles dans lesquels la Mansaya, l’authentique autorité royale, fut marginalisée : « L’évolué, transformé en nouveau bourgeois dans la fonction du maître dont il occupe la position et dont il adopte la vision. Par sa manière d’être, de penser, d’agir, il doit mettre à l’épreuve aussi bien l’effectivité de sa succession que sa légitimité. Il doit démontrer sa maîtrise, semblable à celle de ses prédécesseurs. Cette légitimité ne peut alors pas se chercher du côté de la « tradition africaine : la masse est le meilleur possesseur de ses valeurs. La légitimité était de l’autre côté. La vision du maître ne s’imposera plus de l’extérieur, elle viendra maintenant de l’intérieur. Les philosophies qui se pratiquent explicitement, ou qui se présupposent tacitement, obéissent aux normes en vigueur sur la terre du maître, sans aucune référence à une expérience ou à un souhait propres : celles-ci restent, tout simplement, tâchées ou effacées. Nous avons ici une nouvelle négation de soi-même, qui attend, comme la première, sa démolition à travers le progrès ou par un tour de magie dialectique » (F. Eboussi-Boulaga, 1977 :20). Ce qui caractérise alors la majorité des occidentalisés ou des modernisants, ce ne sont pas leurs connaissances académiques ni leurs discours politiques plus ou moins démocratisés, mais leur déracinement, leur éloignement des traditions de leurs propres peuples. Ainsi, 100 ans de modernisation n’ont pas servi à réorienter vers la mesure traditionnelle les sociétés malades de la démesure antisociale, mais ont agrandi la brèche entre la nécessité fondamentale d’harmonie et l’esprit des discours éloignés du ressentir populaire. Avec une rigidité notoire, les jeunes musulmans rigoristes cherchent, de nos jours, dans les universités, comme le firent leurs prédécesseurs marxistes, la manière d’extirper toute la richesse traditionnelle avec laquelle on vit l’islam en Afrique noire, accusant les grands califats soufi d’ « hérésie » et

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même de « polythéisme », une chose qui, comme nous l’avons déjà vu, n’existe pas dans les traditions africaines. Avec un semblant de rigidité, les églises chrétiennes plus institutionnalisées ont remis en question les variantes ethniques du christianisme et ont poursuivi leurs formes expressives liées aux anciennes traditions de l’Afrique : ce n’est que récemment que Rome a accepté le mouvement charismatique africain au sein du catholicisme. Il n’est alors pas surprenant que Messi Metogo salue les succès de bon nombre d’églises indépendantes africaines (d’origines différentes et de contenus semblables aux églises pentecôtistes américaines) : La nouvelle religion (christianisme) semble négliger ou ne pas être capable de conjurer ces terribles disgrâces que sont les mauvaises récoltes, la pauvreté, l’infécondité, l’ensorcellement, le chômage. Cette situation est celle à laquelle les sectes et les églises indépendantes africaines tentent de remédier. La réaction des églises indépendantes se caractérise, avant tout, par l’affirmation du nécessaire enracinement tribal et communautaire du croyant à travers une solidarité effective et quotidienne. Les ancêtres deviennent la référence fondamentale de la communauté. Nous avons déjà signalé, de la même manière, le recul du devin et du voyant (E. Messi Metogo, 1985 :86).

Le discours moderne ne pénètre pas dans le tissu social africain et les propositions traditionnelles externes qui nient la réalité à des caractéristiques aussi intimes, comme le culte des ancêtres et la vénération des objets-médiateurs, éprouvent des difficultés à apporter des réponses compréhensibles : quand un catholique ou un luthérien vient, en cachette, consulter un nganga, un marabout ou un mpanandro, ses traditions – au nom d’un universalisme erroné – lui font défaut. Le moindre mal de cette contradiction est que les traditions venues d’autres régions culturelles offrent au moins à nouveau le rite pour communiquer avec la sacralité du monde. Le rite lui-même ne peut présenter le modèle moderne, puisque pour lui, tout est

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froid et dépourvu de sens : la modernité est l’ultime version de la Fanga et, pour cette raison, l’Afrique se trouve toujours, de nos jours, en zone marécageuse. L’Afrique a mal vécu durant des centaines d’années dans l’ombre des pouvoirs rouges, destructeurs. Comme l’a expliqué Geschière, la magie de la réintégration sociale a laissé la place à la sorcellerie individualiste et maléfique. Et à la fin du XVIIe, le Capucin Cavazzi de Montecúcculo signalait l’inquiétante prolifération de devins et de mages nuisibles, spécialisés dans toute sorte de sortilèges visant à empoisonner les corps et les âmes. Leurs disciples ont été plus nombreux que ce que l’on croit communément : de nos jours, ce n’est plus seulement les sorciers asociaux qui opèrent en faveur des temps de démesure initiés avec l’esclavage, mais aussi et surtout la multiplication de réseaux d’individus asociaux qui s’installent dans l’État pour « manger plus » et nuire au peuple. L’unique option des traditions dans beaucoup de zones fut de s’éloigner du pouvoir rouge et de préserver l’harmonie de la Mansaya, loin des griffes corrosives des faiseurs de mal. Après 500 ans de terreur, la tradition revient aujourd’hui avec un bilan de déroutes et l’espoir d’un futur que la Fanga n’offre plus. Hampaté Bâ fut trop pessimiste lorsqu’il considéra que la mort d’un ancien était une bibliothèque en feu, parce qu’avec le retour du nouveau style de Mansaya, de nouvelles connaissances commencent à se créer, tout comme une nouvelle sagesse fortifiée par des siècles de résistance face aux pouvoirs des esclavagistes et des modernes.

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CHAPITRE 5 LE RETOUR DU MUNTU. LA BANQUEROUTE AFRICAINE DES « PHILOSOPHES »

HELLADE. UNE CERTAINE PHILOSOPHIE EUROPÉENNE

Dans ma jeunesse, je n’ai écouté et lu que des louanges à la pensée dialectique, depuis Aristote jusqu’à Marx. À ma grande surprise, dans les universités africaines, une minorité critique de ce système de pensée d’oppositions antagoniques m’a enseigné que cette méthode d’approche de la connaissance pouvait être appelée « scissionniste ». Il est vrai que « scinder » est moins constructif que « synthétiser », et j’admets ma perplexité initiale. Peu à peu, par le biais de mes études de l’histoire africaine, et plus particulièrement de l’ancienne égyptienne, j’ai compris la différence entre pensée scissionniste – septentrionale ou grecque – et pensée intégratrice – méridionale ou africaine – comme cela apparaît dans le chapitre premier de cet ouvrage. Nous avons déjà fait allusion à la manière dont s’est structuré l’authentique néolithique européen, et à la relation entre séparation de la nature, création de la polis et développement des doctrines atomistes et individualistes. Vernant expliqua avec clarté cette rare option septentrionale de forger un monde humain de dos, voire en opposition à l’environnement naturel, et les conséquences de ce choix pour la polis et ses hérédités modernes. Mais Vernant, en scientifique moderne qui se respecte, était séduit par le pouvoir de la dialectique et de ses récentes découvertes scientifiques et techno-instrumentales.

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C’est pour cela qu’une partie de cette histoire grecque lui échappa. Cette partie réduite au silence par la modernité scientifique concerne le fait que de nombreux grands théoriciens et romains – Platon, Plotin ou Sénèque – n’acceptèrent ni la théorie atomiste ni la dialectique entre des pôles inconciliables. Et, autre aspect négligé dans ces études, l’Europe vécut durant mille longues années – ces années appelées « l’obscurité médiévale » – sous forme chrétienne une culture traditionnelle qui n'avait rien à voir avec des atomismes et dialectiques des pôles excluants. Il se conçoit sans peine que ce fut ainsi durant des siècles, parce que la pensée dominante moderne était une philosophie de l’hostilité et de la destruction de tout pôle opposé, et qui n’avait jamais été perçue comme complémentaire. Justement à cause de cette négligence significative, Cusa, Ficin et Della Mirandola, pendant la Renaissance, furent considérés comme des humanistes bien qu’il suffise de les lire pour se rendre compte qu’ils ont toujours considéré les oppositions comme complémentaires, que ce soit la diade homme-femme ou celle de naissance-mort. Les philosophes des derniers siècles firent alors une lecture partielle de l’histoire de la pensée occidentale, et pour cette raison ils nièrent l’entité philosophique à leurs opposants d’aujourd’hui et du passé : Platon est présenté comme une anomalie, l'Aréopagite comme orientalisant, Eckhart comme un mystique isolé et les néo-platoniciens de la Renaissance comme précurseurs de Descartes et autres illustrés. Cependant, cet exercice n’est plus soutenable en Afrique ni même en Occident : ces philosophes modernes ont escamoté une partie saillante de la pensé d'Occident et ont caché ou déformé les meilleurs maîtres de la pensé européenne. On ne nous montra pas non plus, dans la philosophie scolaire, quel était le côté obscur ou moins aimable de la philosophie dualiste ou dialectique, quelles étaient les conséquences pratiques d’une pensée de positions contraires

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irréconciliables qui divisa les gens et les peuples en bons et en mauvais, en égaux et en différents : le distinct est mauvais, et pour cela extirpable de la face de la Terre. Il y a même 40 ans, cette philosophie dialectique et progressiste écrivait de la plume du directeur de Nature – John Maddox – sa féroce dénonciation de l’écologisme naissant dans El síndrome del fin del mundo (NdT : Le syndrome de la fin du monde - 1972, 1974), dans lequel il prétendait avec arrogance que le progrès manquait de limites et que toute destruction moderne serait réparée par la technoscience actuelle. Ce fut sûrement en pensant à cette phrase historique qu’Alejo Carpentier écrivit : « il y a des époques pour décimer les troupeaux, confondre les langues et disperser les tribus ». La raison a ses limites dans chaque culture, mais entre les mains de l’hégémonie et de l’arrogance, elle devient misérable. L’Antillais Aimé Césaire s'est élevé face à cette idée selon laquelle une raison particulière peut résoudre définitivement toutes les difficultés humaines : celui-ci a présenté sa lettre de démission du Parti Communiste, en réclamant le respect pour la douleur raciale des descendants d’esclaves, et en insistant sur la nécessité vitale d’indépendance des peuples colonisés. Aucun bien suprême, défini à partir d’une autre culture, ne peut donner aux autres des solutions déjà élaborées à partir de la supposée supériorité d’un modèle particulier. La Raison est le Logos, Maât ou le Mbok de Dieu, universel, mais les raisons sont spécifiques à chaque histoire ou peuple, sans aucune possibilité de forger une seule loi et un seul ordre : le communisme préconisé par les marxistes entendait donner des solutions universelles avec des réponses qui étaient clairement celles d’une société occidentale et d’une optique étatiste. Pour les Africains, a répondu l’afro-descendant Césaire, subordonner l’indépendance à la révolution sociale préalable dans la métropole colonisatrice revenait à renoncer à sa propre personnalité et à ses exigences historiques : « Aucune doctrine ne sert si elle n’est pas repensée par nous et pour nous et

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convertie en nous… Provincialisme ? En aucune façon. Je ne m’enferme pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné » (Aimé Césaire, 1954). Pas même les thèmes de la philosophie enseignés dans nos universités ne couvrent un large spectre car ils sont circonscrits à ce qu’une certaine pensée occidentale a élaboré durant des siècles. Il n’y a pas de réflexion sur Maât et encore moins sur Mbok, puisque l’on analyse uniquement le Logos, et ce même de forme restrictive : il s’agit habituellement du Logos aristotélique en préférence à celui, plus traditionnel, de Saint Jean, qui a une perception plus large de ce qui est ordre cosmique et de son énergie spirituelle. Pour cela, le Sénégalais Pathé Diagne niait à la philosophie sa prétention d’universalité, une forme théorique de couvrir une ambition d’hégémonie néocoloniale : « la philosophie… a une histoire… Par ses origines, ses thèmes, se objets, ses problématiques, ses penseurs les plus représentatifs, ses espaces familiers, la philosophie désigne et informe – au-delà de ses influences – sur l’histoire intellectuelle d’une partie de l’humanité, celle de l’Occident, sur ses pôles expansifs et sur ses périphéries d’incidence » (P. Diagne, 1981 :130). Supposer que les Africains et les afro-descendants ne se sont pas penchés sur les propositions modernes de la philosophie indique une grave méconnaissance du travail d’analyse qui se réalise sur tous les continents dans lesquels se trouve, aujourd’hui, l’africanité culturelle. Durant les 20 premières années des indépendances, depuis l’Ouest jusqu’à l’Est du continent africain, s’opéra un déploiement spectaculaire de travaux historiques, anthropologiques, politiques, mais aussi de réflexion idéologique qui tentaient d’analyser les spécificités africaines, dans tous les domaines : mais des auteurs comme Kagame, Syla, Hampaté, Bâ, Eboussi-Boulaga ou Mudimbe furent férocement attaqués dans les années suivantes par les dénommés « jeunes philosophes » africains – Towa, Hountondji

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ou Mulago – qui reçurent immédiatement les applaudissements de leurs maîtres modernes en Europe. Ensuite, durant les années quatre-vingt, ce fut le silence, avec de rares publications « hétérodoxes » ou « culturalistes » de Ndaw, Diagne ou Bimwenyi-Kwessi, car la charge brutale contre l’« irrationalisme traditionnel » avait dissuadé beaucoup de créateurs potentiels, et la pensée théorique traditionnelle avait disparu du domaine académique. De nos jours, certains de ces auteurs critiqués ont cédé devant les attaques et « ont rationalisé » leur discours, c'est-àdire ont fini par adapter leurs thèmes d’études aux considérations « pertinentes » de l’académie occidentale. Eboussi-Boulaga, aujourd’hui sociologue, était auparavant un jésuite préoccupé par l’impossibilité d’adapter une philosophie trop grecque à une réalité trop africaine comme l’actuelle. Dans son ouvrage le plus polémique, avec des aspects clés dans sa réponse à l’universalisme des solutions toutes faites que préconisaient les « jeunes philosophes », Eboussi a nié alors le caractère universel de la philosophie qu’il a définie comme la pensée d’une culture particulière, celle de l’Occident : « la philosophie représente la volonté d’un modèle unique…La philosophie est la volonté d’arracher l’Occident de l’histoire et d’en faire une figure intemporelle qui se réalise à travers la destruction du monde, par la prolifération de l’identique en réduisant toutes les sociétés humaines à ses ordres…Elle contredit alors l’affectivité du Muntu, ses rêves, ses utopies, et contrecarre l’idée de construction de modèles propres » (F. Eboussi-Boulaga, 1977 : 122). Pour les théoriciens traditionnels, cet Eboussi-Boulaga d’hier situait mieux les problèmes du choc des pensées que l’analyste en sociologie politique d’aujourd’hui, respectable et digne d’intérêt, mais davantage porté sur les thèmes de conjoncture que sur les questions idéologiques fondamentales, peut-être parce qu’il est arrivé à la conclusion que le raisonnement doctrinal pourrait être un simple rideau de fumée

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servant à couvrir les processus économiques et politiques. Cependant, la critique du défenseur de la personnalité du Muntu, de l’homme africain, était alors déjà acérée et sur la bonne voie car tous les faits historiques dont nous disposons situent la conception de la philosophie occidentale comme anomale, particulière et dérivée d’un environnement concret que la majorité des cultures n’a pas expérimenté. Pour cette raison, Diagne a distingué, des années plus tard, l’histoire uniformisante élaborée par les modernes occidentaux de l’histoire, l’outil particulier et défensif des peuples agressés par l’hégémonie coloniale et postcoloniale : « L’histoire, science universaliste, dialectisée, dépouillée de son âme, et l’histoire, outil d’affirmation manié contre le regard négatif de l’autre, reste, au jour d’aujourd’hui, le domaine privilégié des recherches. Cependant, en dernière instance, seule la civilisation pharaonique nous intéresse dans le sens d’une problématique de l’Être en ce qui concerne l’Être et de ce dernier par rapport au Cosmos ou à Dieu » (P. Diagne, 1981 :139). Même l’histoire n’est pas une discipline neutre puisque, comme l’a si bien argumenté Diagne, son usage peut être homogénéisant et acculturateur ou destiné à rehausser ces traits qui la rendent originale et spécifique d’une culture déterminée. Marx a exposé sa théorie des étapes de déploiement universel des modes de production économiques, Hegel a élaboré une philosophie de l’histoire qui usait la dialectique comme un outil définitif, Freud a cru découvrir dans le sexe la clef explicative de tout ce qui humain et, plus récemment, Sartre a défini une absurdité existentielle dans laquelle tout individu de toute culture serait immergé. Une fois de plus, dans ses thèses néopharaoniques, Pathe Diagne signalait la maladie idéologique de l’Occident hégémonique : le totalitarisme sous tous les aspects de la vie sociale, depuis les idées jusqu’aux modes productifs, une totalisation qui n'accorde aucun espace à d’autres alternatives ou voies culturelles, et dans cette doctrine

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totalisante, de droite ou de gauche, il existe des coïncidences de caractère absolu dans la méthode comme dans le fond : Les prophéties et les idéologies dominantes, y compris celle de Marx, issues d’un camp sémito-européen aliéné par des fantasmes et des obsessions qu'elles n’arrivent pas à résoudre, révèlent leurs limites et leurs contingences historico-culturelles. Qu’elles aient une vocation universelle, scientifique ou de libération de l’Homme, peu importe. Ces idéologies ébauchent leur impuissance et leur incapacité à rompre avec une problématique inadéquate dans ses conceptions d’équilibre de l’Être dans le monde, de la relation de l’Être avec l’Autre ou avec l’Objet, dans ses perceptions du Pouvoir et de l’État, de la relation des hommes, des cultures et des peuples entre eux. La fin de ce deuxième millénaire, conjoncturellement dominé – peut-être durant deux siècles – par les nécessités d’une révolution technico-instrumentale, montre un monde malade de tradition culturelle de philosophies totalitaires historiquement nées dans le monde sémito-européen (P. Diagne, 1981 : 131-132).

La réponse à ce type d’analyse – différentialiste ou particulariste – bien fondée dans la tradition africaine, Paulin Hountondji l’a donnée en écartant, comme véritable pensée réflexive, tout ce qui n'est pas philosophie, c'est-à-dire une pensée qui emploie la méthode totalitaire proposée par la philosophie dominante en Europe. Et l’auteur revendique comme unique véritable philosophie, en Afrique, celle que les auteurs africains produisent par écrit, éliminant ainsi tous les penseurs qui ne s’appuient pas sur les traditions, car ils seraient de simples « ethno-philosophes », défenseurs graphiques des mythologies autochtones, inférieures – selon lui – à la véritable pensée qui n’est autre que la philosophie élaborée par les Grecs et leurs successeurs occidentaux : « J’appelle philosophie africaine un ensemble de textes: précisément cet ensemble de textes écrits par les Africains et qualifiés par leurs auteurs mêmes comme « philosophiques » (P. Hountondji, 1980).

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Si nous menons jusqu'à ses dernières conséquences la position des « philosophes », seul est philosophe celui qui écrit, car le reste n’est que simple mythologie et celle-ci manque de rationalité. Si nous étions logiques avec une posture semblable – qui a été joyeusement fêtée sur les campus européens – Socrate n’aurait pas philosophé, puisqu’il n’a pas laissé d’écrits, Pythagore non plus, tout au moins nous ne pouvons pas les lui attribuer par manque de fiabilité. Ni les doctrines hindoues ou taoïstes, ni cette que l'on appelle faussement Théologie memphite ne feraient, non plus, partie d’une pensée complexe. Toute pensée qui situe dans son axe l’ordre cosmique comme un fait de l’esprit, a été cataloguée comme mythique et, pour autant, irrationnelle, bien que la pensée séparative des philosophes n’ait jamais résolu raisonnablement l’existence de l’univers. D'un point de vue moderne, seule la pensée scissionniste, séparative, qui se fait pompeusement appelée dialectique et scientifique, est philosophie et garantit le progrès matériel et l’égalité sociale, évitant toute allusion à la destruction écologique ou à la réalité politique occidentale dans laquelle l’égalité ne semble pas spécialement briller. La solution que les soi-disant « philosophes » ont alors proposée fut d’appliquer chez les peuples d’Afrique les mêmes solutions sociologiques, les mêmes pratiques démocratiques, et les mêmes critères idéologiques qu’en Occident, étant donné que selon eux, la preuve de fiabilité résulterait de l’hégémonie occidentale. En somme, si l’Occident est hégémonique, c’est qu’il a tout bien fait, sauf certains détails mineurs, ce qui, pour les intellectuels, est une curieuse position. Moins linéaire dans ses façons de poser les problèmes, le philosophe Marcien Towa a essayé de trouver le noyau du retard africain : l’absence de révolution, l’excessif attachement aux traditions dans leurs formes sclérosées, ce que nous pouvons appeler traditionalisme. La sacralité ou l’idée que les rites possèdent un sens « naturel » seraient la base de

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l’immobilisme et du retard général de l’Afrique. Selon Towa, ce n'est qu'en attaquant ces idéologies enkystées et ces pratiques mécaniquement reproduites par le traditionalisme que l’Afrique pourrait enfin se libérer de ses entraves historiques, rompre avec ses méthodes ataviques et improductives et s’ouvrir à la philosophie de l’action comme Marx l’a définie. La clef de l’opération libératrice ne pouvait être autre que désacraliser la tradition en la dépouillant de toute auréole charismatique et irrationnelle : « D’autre part, la neutralisation de tout traditionalisme, comme cela correspondant à un authentique projet révolutionnaire, exerce un rôle important dans la récupération des valeurs de la culture établie. Le traditionalisme est synonyme d'immobilisation de la tradition par la sacralisation ou par la naturalisation. La tradition absolutisée renferme et limite, exclut tout ce qui ne vient pas d’elle. En la désacralisant et en la dénaturant, la révolution l’ouvre à toutes les autres traditions » (M. Towa, 1971 : 69). Dans la pratique, comme s’ils étaient des lecteurs des « jeunes philosophes », les gouvernements marxistes de l’Éthiopie, du Mozambique et de l’Angola – de manière plus aiguë que les autres – ont lancé une furieuse persécution idéologique et sociale contre toutes les hiérarchies ethniques ou religieuses qui se trouvaient dans leurs domaines étatiques, avec un résultat catastrophique. En Éthiopie, le régime militaire autoproclamé « marxiste-léniniste » en est arrivé à l’impensable : une réforme agraire de manuel universel qui en arriva à agglutiner les paysans et leurs seigneurs supposés « féodaux » dans une guérilla antigouvernementale. Au Mozambique, en excluant et en marginalisant les « Maîtres de la Terre » comme féodaux et oppresseurs, les commerçants en profitèrent pour occuper les postes les plus lucratifs du partiÉtat du FRELIMO, le rejet populaire étant si drastique que les jeunes ruraux finirent par basculer dans la guérilla de la RENAMO que l'Afrique du Sud raciste n'avait créée que pour saboter le nouvel État. Nous préférons ne pas continuer une

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longue liste de succès de développement douteux, obtenus par les révolutionnaires étant donné que ces exemples suffiront à démontrer la vacuité du mimétisme des occidentalisés. À la base de ces désastres se trouvait la conviction servile – assumée par de nombreux vaincus – que tout ce qui est occidental est positif. Un fait peut aider à comprendre cette renonciation à la responsabilité propre que des secteurs d’universitaires africains firent durant des décennies : l’apport idéologique du christianisme dans le même domaine traditionnel fut plus un handicap qu’une aide aux traditions négro-africaines, parce qu'il n’a que rarement su se connecter aux racines culturelles autochtones. Sauf exception, le christianisme du XXe siècle a été un révulsif culturel trop attaché aux formules européennes et avec une volonté rare d’africanisation, quelque chose – en partie – que l’islam a fait pendant un millénaire. Le pasteur protestant Kä Mana l’a souligné dans un de ses ouvrages de référence, en signalant la lente africanisation des protestants et des catholiques dans le monde africain, générant ainsi une schizophrénie comportementale entre liturgies officielles et pratiques de type magique. Personne ne peut ignorer, dans l’Afrique d’aujourd’hui, l’intense présence du monde invisible dans la vie quotidienne, et c’est peut-être cela que les églises indépendantes et les mouvements charismatiques de catholiques et de protestants ont commencé à comprendre : « Il se pourrait bien que les théologies des missionnaires, et les théologies chrétiennes africaines nées de celles-ci, se soient seulement déployées sur l’aspect superficiel des choses et des êtres, sans entreprendre le processus évangélisateur de nos peuples sur les questions existentielles qu’ils se posaient sur leur relation avec l’invisible. Dans cette hypothèse, le christianisme n’a pas pu rejoindre l’Afrique dans sa vision profonde du monde. Ni la volonté des missionnaires de la tabula rasa, ni les théologies de l’adaptation et de l’incarnation, ni les théologies de la libération, ni

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l’évangélisme agressif n’ont su se situer dans le domaine des profondeurs qui déterminent les orientations essentielles d’une culture et d’une civilisation » (Kä Mana, 1993 : 65). LES MASQUES DU L’OCCIDENTALISATION

MUNTU.

LES

ÉCHECS

DE

La servilité de nombreux occidentalisés fut mauvaise pour le continent, durant la colonisation et jusqu’à nos jours, car elle multiplia la force destructrice du pouvoir étranger chez les gens ordinaires. Mais la pensée bolivarienne est une maladie qui accompagne, avec une apparence indépendante, le travail de sape des modernes. Nous pouvons justifier le fait de se plier devant l’hégémonique comme une nécessité momentanée de survie ; de la même façon, nous pouvons tolérer le discours mimétique dominical des gouvernants oisifs, comme une voie de garage dans laquelle se complaît la vanité de l’Occident, tandis que l’inaction politique permet à la société de déployer sa logique interne ; nous pouvons même admettre que nombre de ces bassesses furent possibles à cause de l’état lamentable, de manière générale, des traditions africaines. Mais dissimuler le paradigme de l’État-nation sous un vocabulaire d’apparence traditionnelle est pire que la soumission servile, car cela introduit la confusion et induit en erreur dans les universités, les quartiers et les villages. Inévitablement, nous devrons parler de la distorsion théorique que le nationalisme africain, de type bolivarien, introduit dans le champ traditionnel. Voyons tout d'abord le servilisme de l’État, puis l'académique, avant de parler des bolivariens de l’Afrique. Franz Fanon, de par son expérience algérienne, eut une vision enthousiaste et exaltante de la lutte armée comme forme de libération ; son ouvrage politique (Les condamnés de la terre ; Pour la révolution africaine) conduisit de nombreux mouvements modérés à prendre les armes, depuis la GuinéeBissau ou l’Angola, jusqu’au Zimbabwe ou la Namibie. Le

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résultat, plus ou moins direct, et avec l’aide de l’OUA, fut l’indépendance des nouveaux États, de ceux dont on attendait bien plus que des soi-disant « indépendances octroyées » ; cependant, le bilan fut vite décevant, car l’habitude des armes contre le colonisateur fut destinée avec une fréquence excessive à réprimer des contestations urbaines et paysannes. Dans des analyses politiques postérieures, beaucoup de chercheurs comme Yáñez Casal ou Geffray conclurent que les États guérilleros étaient aussi étrangers pour la population que les États « octroyés », et parfois pire, qu’ils suscitaient des mouvements de guérilla contre-révolutionnaires, comme en Éthiopie ou au Mozambique. Mais il se peut que la clef ne soit pas les armes en soi, mais l’idée qui les guidait : la nation moderne est un concert de nations. Il suffit de prendre n’importe quel fragment de discours politique de nos jours, pour comprendre que ce nouvel État-nation est né comme une coquille vide, ce qui fait que, des décennies plus tard, les bureaucrates étatiques désirent remplir de valeurs morales « ethniques » l’ordre « national » vide. Le premier président camerounais, Ahidjo, dans son ascension au pouvoir par la France après avoir écrasé le mouvement de la UPC d’Ernest Wandié et Um Nyobe, fut déjà conscient du caractère postiche de l’État moderne : « Les collectivités tribales, bien qu’elles aient perdu leur raison d’être au profit de l’entité camerounaise, continuent à vivre comme de véritables patries. Si nous voulons faire de la Nation camerounaise une réalité sociologique plus complète, aussi bien objectivement que subjectivement, rationnellement qu'effectivement, formellement que concrètement, nous devons alors la doter d’un contenu culturel plus riche, mais fécondé par ces valeurs traditionnelles dans lesquelles s’enracine la vie la plus authentique du peuple camerounais (Ahmadou Ahidjo, cité par Théodore Mayi-Matip, 1983 : 25). Il est surprenant qu'avec une telle clarté sur le problème, l’État postcolonial se soit limité à acheter les allégeances des

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divers groupes « tribaux », sans plus. Et il est encore plus surprenant de voir comment certains États dirigistes essayèrent d’extirper toute idée ou pratique ethnique, considérant la culture africaine comme synonyme d’engourdissement, de retard et de contre-révolution. Ce qui est certain, c’est que tous ces gouvernements tombèrent, mais les « tribus » oubliées continuent leur parcours, dans une mauvaise situation, presque toujours, mais avec une solidité historique incomparable à l’héritage colonial des États chancelants. Nous pouvons constater, de la même façon, que ni les peuples d’Afrique ne sont arrivés à se débarrasser de ce pénible héritage étatique, ni ces États n'ont réussi à soumettre leurs populations. Ce qui est en jeu, comme le commentait Mudimbe, est beaucoup plus important qu’un simple changement de gouvernement, car il y a deux modèles de vie différents mais obligés à partager le même espace géographique pour des raisons coloniales en rien raisonnables : « Pour l’Afrique, échapper réellement à l'Occident suppose d'apprécier exactement ce que coûterait le fait de s'en détacher… De cette entreprise dépend aujourd’hui, et dépendra demain, la pertinence des attitudes que nous pouvons développer face aux endémies qui nous arrivent de l’extérieur, ou que nous créons nous-mêmes, qu’elles soient de nature économique, politique ou idéologique » (V. Y. Mudimbe, 1982 :12-13). En général, les productions théoriques ont une date d'expiration, comme tout dans cet univers, et il faudrait indiquer qu’il y a déjà des années – depuis 2000, approximativement – que la production anti-ethnique et anti-traditionnelle a diminué de manière surprenante, ce qui nous laisse peu de textes démonstratifs. Nous allons donc recourir à Sophie Mappa et à son Forum de Delphes, disposé à établir les valeurs universelles humaines sur toute la planète, et nous verrons qu’elle écrivait en 1998, alors qu'il commençait déjà à être évident que l’on n’atteindrait pas l’extermination tribale souhaitée en Afrique : tandis que d’un côté elle dénonçait les comportements

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clientélistes des gouvernements africains, elle soulignait les valeurs de la démocratie qui, à son avis, n’exprimait le pouvoir de personne ou alors de quelque chose d’aussi abstrait que le peuple. Le pouvoir de personne, ou de tous, a-t-il réellement existé ou existe-t-il quelque part en Occident où beaucoup d’entre nous sommes nés et vivons ? : « La caractéristique fondamentale du pouvoir démocratique est – reprenant la belle formule de C. Lefort – celle d’être libéré du caractère arbitraire du gouvernement personnel et d'apparaître comme le pouvoir de personne ou bien abstraitement comme le pouvoir du peuple » (S. Mappa, 1998 : 166). Quand un intellectuel peut exposer ses idées de manière si peu raisonnée, c’est parce que le contexte le permet. Et le contexte n’est autre que la prépondérance écrasante – dans le sens littéral du terme – du modèle moderne de société, de nos jours globalisé pour la plus grande délectation démocratique des peuples qui étaient peu modernisés. Et ce n’est pas parce que la démocratie, formule politique du paradigme moderne, est un système pire que les autres, mais parce que l’on pense qu’il est « perfectible », comme si les modèles traditionnels de gouvernement ne l'étaient pas. D’où vient une telle conviction ? Simplement d’une hégémonie prolongée de 500 ans, des années dont nous n'avons pas besoin de faire mémoire puisque ceci est même dans nos manuels scolaires du secondaire. C'est pour cela qu'avec ces affirmations vigoureuses non démontrées – parce qu'à un public déjà convaincu, ou simplement vaincu, il n’est pas nécessaire de démontrer quoi que ce soit – des philosophes comme Towa écrivaient que la réponse au retard de l’Afrique traditionnelle se trouvait simplement chez les philosophes, éloignés des mythes ecclésiastiques et des violences politiques : « Tandis que le politicien compte essentiellement sur la force et la menace pour plier les hommes à sa volonté, tandis que les églises, à travers le recours aux mythes, prétendent émouvoir les sensibilités et enflammer l’imagination, le philosophe

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s’occupe de ce qui est le plus élevé chez l’homme : la pensée » (M. Towa, 1971 : 12). Malheureusement pour les « jeunes philosophes » d’hier, le politicien a diminué sa violence sans pour autant apporter de solution, et les églises mystificatrices restent à leur apogée, tandis que le raisonnement de progrès proposé par les philosophes n’est plus remémoré ni sollicité par personne sur une planète climatiquement déstabilisée. Le fait que les autorités traditionnelles, y compris religieuses, soit toujours sollicitées, est un fait significatif : si un candidat est aujourd’hui désavantagé, il s'agit justement de la pensée philosophique, hier arrogante, des occidentalisés modernes. Et c’est que, selon les mots de Diagne, la pluralité est propre au monde et à la pensée humaine, et les prétendues solutions universelles sont toujours vouées à l’échec : « Il n’existe pas de pensée en soi. Toute pensée est temporaire, datée, produite dans un contexte par une culture possible avec ses matériaux, ses concepts, et ses schémas théoriques… la pluralité intellectuelle et culturelle est aussi une des dimensions de l’histoire, de l’être, des hommes, des peuples et des sociétés » (P. Diagne, 1981 :129). Précisément parce que dans les années soixante-dix et quatre-vingt, le contexte idéologique international leur était favorable, Hountondji et d’autres auteurs de sa génération purent faire abstraction des données historiques pour faire une lecture monolithique universaliste qui n’a jamais existé dans la réalité plurielle des peuples et des individus. Towa lui-même, dans sa bataille contre les auteurs traditionnels et les ethnophilosophes, revendiquait la philosophie de matrice grecque – et réductionniste, aristotélique ajouterions-nous – comme l’unique raison logique, jetant le reste des cultures à la corbeille de l’histoire primitive et irrationnelle : ou bien l’Africain devient philosophe moderne, ou bien il est un personnage étranger à l’humanité ; l’auteur ne s’est probablement pas rendu compte du sens réductionniste et occidentaliste de ce qu’il écrivait pendant ces années-là : « Affirmer que les Africains ont une

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philosophie ou des philosophies propres, mais en transposant le sens du mot philosophie à celui de « mythe » ne rejette absolument pas le syllogisme raciste, mais le confirme, reconnaissant que l’Africain a une mentalité prélogique, étrangère à la raison » (M : Towa, 1971 : 18). La réponse pourrait être donnée par Ndaw, Hampaté Bâ, Nkoth Bisseck ou Mudimbe, mais celui qui a le mieux répondu à cette prétention de pensée unique au pouvoir d’un peuple – le grec – ou d'un ensemble de peuples – l’Occident – a peut-être été Pathé Diagne. Linguiste diachronique, doté d’amples connaissances en histoire et évolution des idées et des pouvoirs, Diagne a donné la réplique à cette exigence arrogante de la soidisant nécessité, pour le reste des cultures, d’imiter cette pensée philosophique pour accéder finalement au stade d’authentique humanité ; comme il l’a expliqué avec patience aux philosophes qui désiraient faire table rase du passé africain, il n'en a jamais été ainsi à aucun endroit de la planète : Il n’y a aucune nécessité de situer, a priori, Toutankhamon, Confucius, Bouddha ou Ogotemmêli par rapport à Aristote. Saint-Thomas ou Hegel, ou Marx luimême. Il suffit de penser à eux avec toute la rigueur en rapport avec eux-mêmes, avec la science ou avec le réel, qui vivent ou pensent qu’ils doivent vivre pour leurs libertés ou leurs équilibres. De la même manière qu’il n’y a pas nécessairement examen ou articulation possibles entre les formations sociales d'époques et des contextes distincts, il ne faut pas nécessairement trouver d’examen ou articulation possibles entre des pensées de traditions culturelles différentes. Cette thèse d’une histoire des possibles, d’autre part démontrable et démontrée, finit avec l’évolutionnisme mécaniciste prémarxiste, marxien ou marxiste de forme très particulière (P. Diagne, 1981 :131).

Kabongo et l’égyptologue Bilolo, dans un ouvrage de référence (Conception bantou de l’autorité) parlèrent déjà, au

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milieu des années quatre-vingt-dix, de l’incapacité des intellectuels occidentalisés à comprendre leurs propres sociétés, les désignant comme cause majeure de l’étranglement ou de l’embourbement des États africains dans leur mauvaise voie indépendante. Formés dans les universités de type rigoureusement européen présidées par un rationaliste cartésien inflexible, et séparés physiquement de leurs familles dans des villes africaines éloignés ou même en Occident, les nouveaux intellectuels crurent trouver la panacée dans les solutions externes, comme le soulignèrent déjà Bokar ou Diagne, et ne se sont plus intéressés à réapprendre, de leurs propres gens, les solutions que le passé leur avait apportées. Pour cela, quelquesuns adhérèrent à la mode totalitaire marxiste, plus tard d’autres le firent à la mode intégriste islamique (Nigeria, Soudan), et d’autres encore, à la fin du siècle dernier, se rangèrent aux côtés des schémas néolibéraux agressifs, mais scientifiquement, presque tous suivirent les règles dualistes ou dialectiques de la pensée scissionniste occidentale : « Malheureusement, les intellectuels africains ont beaucoup de difficultés à comprendre conceptuellement leur société et à concevoir un système politique adapté. Ces difficultés montrent la nécessité de promouvoir les recherches sur la philosophie politique fondamentale, sur les conceptions de l’autorité, sur les systèmes politiques, ainsi que sur les instruments de gestion et d’organisation sociale dans les différentes sociétés africaines » (Kabongo-Kanundowi et M. Bilolo, 1994 :147). Alassane Ndaw fit la même critique, au début des années quatre-vingt, à l’encontre des « jeunes philosophes », quand il affirma magistralement l’existence historique d’une pensée africaine beaucoup plus ample que la philosophie restrictive moderne dans laquelle il n’y avait même pas de place pour les chrétiens platoniques comme Cusa ou métaphysiques comme Losky. Ndaw, musulman soufi dont le meilleur ouvrage fut consacré au substrat profond de la pensée africaine « animiste », trouve regrettable cette paresse universitaire qui cherche des

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solutions préparées à partir de l’extérieur pour des sociétés qui avaient des cultures et des parcours très différents de ceux des négro-africains. D’une certaine manière, cette paresse appuya, par le passé, la colonisation et appuie actuellement la paralysie des gouvernements africains : « Les philosophes africains formés dans la tradition occidentale sont très loin d’avoir pris conscience de l’essence de la pensée traditionnelle africaine, de tout ce qu’elle suppose, exige et comporte en elle-même. Plusieurs fois, ils se contentèrent d’utiliser les catégories qui existaient déjà dans la tradition philosophique. Ils appliquèrent aux réalités africaines les catégories aristotéliques, existentialistes, marxistes, voire psychanalytiques, au lieu de s'efforcer pour concevoir des catégories originales » (A. Ndaw, 1983-1997 :252-253). Même certains Théoriciens ambivalents comme Maurice Kamto ou Charles Minyem, très impressionnés par l’efficacité de la pensée moderne et l’apparente paralysie africaine, parlèrent avec dramatisme de l’incapacité créative des soidisant penseurs modernes africains. Pour Kamto, l’absence d’une pensée intellectuelle propre, développée dans les campus, est à la base même de l’appauvrissement culturel des peuples du continent. Pour cela, son ouvrage est un appel à la réflexion, car en son absence ce sont les sommaires et brutales recettes de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International qui imposent les solutions élaborées par les Occidentaux à partir du lointain Occident. Ce désert dont parle Kamto n’a pas cessé de croître depuis les indépendances, alors que cela devait être le contraire : « Le désert qui s’étend à travers l’Afrique, particulièrement après les indépendances, est la cause essentielle de la dissolution de ses cultures, la ruine de ses civilisations, de son empattement intellectuel » (M. Kamto, 1993 :18). Le masque traditionnel montre à l’extérieur ce qu’il aimerait être et ainsi commence déjà à l'être. Masque et personnage ont une proximité significative dans la langue grecque ancienne, et

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davantage encore dans le sens chrétien de personne qui a développé la Patristique chrétienne. Le Sahara néolithique était déjà peuplé de masques, bien avant que le Kémit n'émane comme première grande civilisation de l’Afrique et du monde. Le masque est un désir intense, une volonté, une identité qui forge dans le rythme et dans la danse, comme l’expliquait Oscar Pfouma. Le drame de l’intelligentsia africaine du XXe siècle fut que les premiers occidentalisés eurent confiance en les solutions toutes faites des théoriciens de droite et de gauche, et les deuxièmes occidentalisés crurent qu’avec les indépendances manquées, les solutions viendraient des flots de la Banque Mondiale ou des départements de sociologie ou de philosophie occidentaux : ceux-ci furent les masques d’adoption, les masques impropres du génie historique de l’Afrique. Mais aujourd’hui, il existe un autre masque moderne qu’un secteur politisé universitaire est en train d’adopter : il s’agit d’un masque traditionnaliste dans ses formes, mais de contenu parfaitement moderne. Ce sont les courants bolivariens qui cherchent, par-dessus tout, à transformer le continent en un États-Unis d’Afrique, à cheval entre valeurs traditionnelles et options pour le développement, et qui situeraient ainsi les peuples d’Afrique à la tête du progrès. Au cœur de ce courant se trouve le mouvement appelé néo-pharaonique basé sur les travaux de celui qui fut mon maître, le physicien sénégalais Cheikh Anta Diop, parmi lesquels des mathématiciens comme Hogbe Ndlend, des philosophes comme Asante et Minyem ou des égyptologues comme Bilolo ou Obenga. Le néopharaonisme fut durement critiqué par Kä Mana, à cause de ses idées essentielles modernes qui compromettaient la personnalité même des cultures africaines. Et bien que nous soyons entièrement d’accord avec Kä Mana dans son analyse de cette instrumentalisation superficielle et moderne de la terminologie

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traditionnelle1, nous pensons que cette même bataille indique déjà un changement de tendance en faveur du rétablissement de la pensée africaine : personne n’espère plus rien des formules usuelles de droite ou de gauche, sur le continent. Bien qu’il ne fasse aucun doute que le pasteur protestant Kä Mana ait raison d’avertir que cette tendance modernisante – si elle s’imposait – maintiendrait l’Afrique sur la route marquée par la mondialisation moderne, et ainsi, loin des chemins de la tradition et de la personnalité culturelle africaine. Mais si nous continuons à faire allusion aux masques purement mimétiques, de grossière imitation de la modernité occidentale, alors le bilan ne peut être pire 100 ans après l’occupation coloniale, puisque la Fanga – la démesure et la brutalité – continue à se laisser guider par ses intérêts en Afrique. Les masques des occidentalisés rappellent, en ce nouveau siècle, ces personnages déplorables des anciennes colonies d’esclaves décrits par Fanon dans le plus profond de ses ouvrages – Peaux noires, masques blancs – dans lequel il dénonce la vacuité des intentions pour camoufler ou ignorer la propre force civilisatrice. Par le passé, les dirigeants africains cédèrent devant la pression esclavagiste européenne et ils le firent car ils n'étaient intéressés que par leur propre intérêt matériel ; plus tard, les occidentalisés cédèrent devant la puissance coloniale de l’Occident, d’apparence inévitable. Mais comme le commentèrent les intellectuels chrétiens durant leur Forum camerounais, on peut déjà en tirer la conclusion suivante : ces servilismes sont devenus insupportables et il est temps de réparer les masques classiques de l’Afrique, les nouveaux masques d'une Afrique raisonnable pour elle-même. 1

Voir mon texte « À propos de l’École de Dakar. Modernité et tradition dans l’œuvre de Cheikh Anta Diop », dans Momar Coumba Diop, le Sénégal contemporain, Karthala, Paris, 2002.

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Le nationalisme moderne, bolivarien, même s’il est plein de lexique africain ancien, ne peut pas non plus être la solution, car l’Afrique resterait une succursale de seconde zone du masque moderne : Étant donné que les intellectuels se trouvent dans la partie supérieure de la pyramide, dans toutes les sociétés, les masses populaires attendent d’eux qu’ils conçoivent les principes qui structurent leur vie en communauté. Ainsi, ils sont naturellement concernés en premier lieu quand il s’agit d’analyser le phénomène de la misère intellectuelle, comme le Forum des universitaires chrétiens propose de le faire, encouragé par la constatation d’une dégradation inquiétante de la pensée de la classe intellectuelle camerounaise, et particulièrement au sein de l’élite universitaire … De nos jours, c’est déjà une vérité historique bien établie que l’école fut uniquement introduite au Cameroun et dans le reste de l’Afrique, non pour former une élite pensante mais plutôt des auxiliaires de l’administration coloniale dont le niveau atteint rarement celui de l’école primaire, puisque l’école coloniale s’arrête généralement à ce niveau (FUC, 1999 :6-7).

DIEU D’AFRIQUE. LE RETOUR DE LA PENSÉE AFRICAINE

Césaire, Fanon, Senghor, Nyerere, Cheikh Anta Diop, tous considérèrent que l’Afrique avancerait de manière acceptable pour ses peuples à partir de bases propres, uniquement avec la récupération des valeurs classiques et sans avoir honte de ses traits historiques les plus notables, comme le holisme ou le sens de la solidarité et le respect de la diversité à laquelle les anciens Égyptiens et les médiévaux classiques avaient rendu grâce. Leur dénominateur commun fut le respect du passé comme base substantive d’un meilleur futur, bien que tous fussent très divers dans leurs options idéologiques. Camara Laye exprima bien cette nécessité d’enracinement culturel : « Si les civilisations, comme les hommes, meurent aussi : le présent ne devrait-il pas venir du passé et le futur du présent ? La sagesse des anciens et

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du passé : ne devrait-elle pas servir d’exemple pour la génération émergente ? L’émancipation africaine : peut-être estelle le costume de laine et la cravate avec la bouteille de whisky, dans un continent où la chaleur, dans beaucoup d’endroits, atteint les 40° à l’ombre ? Ne résidera-t-elle pas plutôt dans notre enracinement dans le passé, et en même temps, dans notre ouverture aux valeurs de l’universel ? (Camara Laye, 1878 :13). Celle-ci est, sans doute, la bataille la plus complexe du monde africain du troisième millénaire, car doivent s'y combiner la conservation nécessaire de valeurs positives du passé et l’introduction de nouvelles valeurs qui aident les peuples du continent à se réorganiser de façon satisfaisante. Pour cela, certains auteurs de sensibilité traditionnelle avaient parlé, comme les néo-pharaoniques aujourd'hui, de forger une « tradition révolutionnaire », dans une tentative pas très heureuse d'un point de vue terminologique, mais qui montre la nécessité de créer un nouveau style à partir d’anciennes bases et avec des apports novateurs. Dans la réflexion que faisait Eboussi-Boulaga dans son ouvrage le plus réussi (la crise du Muntu), la tradition elle-même devait être le moteur des transformations, réactivant et transformant même les disciplines et les domaines de provenance plus moderne : Les modèles utopiques, que la tradition proposera, seront la synthèse des deux moments précédents (critique et affirmation et aborderont le futur avec une certaine exclusivité…) La tradition se transforme en projet contestataire à partir du calcul et de la science, à partir de la politique qui ne néglige aucun aspect, aucune résistance, qui se préoccupe d’éliminer les obstacles et garantit les moyens de combattre les ennemis. La tradition devient ainsi la condition pour un autre regard sur la réalité, d’un éloignement qui permet la création, qui inspire l’audace pour refaire toutes les règles du jeu sur des bases radicalement nouvelles. Elle accomplit alors une fonction expérimentale. Et le retour à ce qui est

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fondamental, quand elle arrive à éviter ce qui est archaïque et à se donner les moyens de ses ambitions, est tout simplement révolutionnaire (F. Eboussi-Boulaga, 1977 :158-159).

Justement, pour livrer ce combat de manière prometteuse, Pathé Diagne rappela le Xelaat, la pensée critique propre des assemblées qui forgèrent historiquement les consensus dans des questions centrales. Le palabre ou palaver qui surprit autant les Européens il y a cinq siècles, a toujours cherché la réflexion basée sur des visions plurielles, les solutions flexibles face aux avis autoritaires et devant les décisions minoritaires imposées par la force ou contre les secteurs non convaincus. Le Xelaat exclut l’écrasement de la diversité et cherche le consensus en employant pour cela le temps nécessaire, car si la question est importante, il faut prendre le temps de la réflexion et d’un débat suffisant, et si le thème est insignifiant, il ne mérité pas d’être porté au palabre. L’imposition brutale d’une minorité relative ou même d’une majorité démocratique – la moitié plus un – ne font pas partie de la tradition consensuelle en Afrique : « La pensée critique, Xelaat ou épistémologie critique, comme outil du vrai savoir (dëgg gu wer) complet (gu mat), juste et libérateur (gu jub), manque d’objet ou de domaine délimité, a priori, et encore moins de discipline préférée. On comprend que ceci soit un problème dans les civilisations non pluralistes et totalitaires, jusqu’au point de mener, pour pouvoir s’exprimer, à la création de spécialistes, de techniciens, de disciplines, en somme, à la naissance de leurs professionnels » (P. Diagne, 1981 :136). Or, le principal instrument pour favoriser le Xelaat ou attitude critique à grande échelle est précisément l’institution qui devrait le garantir : l’État. Mais l’État actuel manque de capacité de redistribution dans le domaine spirituel, comme nous l’avions déjà constaté, et ne remplit même pas de façon acceptable sa fonction de garantie des services publics minimum avec une santé ruinée, et en grande partie privatisée

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conformément aux directives de la Banque Mondiale dans les années quatre-vingt-dix, et avec un système éducatif moderne qui n’assure même pas le plein accès aux salles de cours, ni n’offre un enseignement digne en termes modernes. Cet appareil est une machine destinée à entraver la fluidité opérationnelle des peuples d’Afrique et une de ses rares vertus est de monopoliser la force, comme cela s’est passé durant la désastreuse décennie des années quatre-vingt-dix, lorsque même sa capacité coactive s’est affaiblie à cause des exigences internationales de « moins d’État », ce qui eut pour effet une kyrielle interminable de guerres sanglantes. Toute la structure des nouveaux pays doit être repensée car rien dans l’étatique n'est adapté à la réalité des peuples supposés représentés par l’administration étatique moderne. Il n’existe même pas une justice ou un enseignement écrit en marge des langues africaines qui soit favorable à la reconstruction sociale africaine de fondements solides : penser dans des langues étrangères appauvrit considérablement et fait perdre la créativité et la spontanéité. Tôt ou tard, la justification de l’emploi administratif d’une langue indo-européenne officielle, pour des « raisons de non-discrimination », devra être abordée à nouveau, et avec des ressources réelles et non de misère comme cela s’est passé durant la phase de « malgachisation » à Madagascar. Mais comme le commentent Kabongo et Bilolo, cela ne semble pas préoccuper l’État : Dans presque tous les pays d’Afrique, « l’appareil moderne » de l’État se présente comme un obstacle au développement et comme une arme contre les droits humains et des peuples. Ne pourrions-nous pas revenir à une organisation de type villageois ? Ne pourrions-nous pas confier l’administration de nos villes à des bourgmestres et celle de nos villages à ses bafumu ? Ne pourrions-nous pas institutionnaliser les débats d’idée d’une autre façon ? Mais même pour ces bourgmestres et chefs de village, on devrait définir avec précision leur fonction et leurs critères de destitution…

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Cependant, pour que le peuple puisse arriver à contrôler l’appareil de l’État et remplir sa fonction de « Source » et de « gardien » de toute autorité, il serait nécessaire que la communication, l’administration et la gestion se développent dans les langues nationales. La démocratie directe n’est pas possible dans une langue étrangère. Nous avons le devoir d’exprimer ce que nous faisons, ce que nous planifions, et ce que nous pensons dans nos langues respectives (KabongoBilolo, 1994 :148-149).

En première ligne du système de formation moderne se trouve l’université et, c’est là que l’échec de l’État africain est le plus scandaleux. Avec des exceptions honorables – peut-être le cas sénégalais sous la présidence de Wade – la dégradation des vielles universités coloniales est manifeste, avec un professorat mal payé et sans possibilité de recyclage, avec un corps estudiantin massif sans aucune perspective de travail en accord avec le peu que l’on aura pu leur enseigner. Une université avec ces caractéristiques, que ce soit au Nigéria, au Cameroun, au Soudan ou au Congo, est le meilleur bouillon de culture pour options désespérées vers des dualismes politiques, religieux ou ethniques. Consciente de cette réalité, une modernité qui ne garantit même pas une formation dans ses valeurs de base d’individualisme et de progrès. Vincent Mudimbe fut un des premiers à proposer la transformation des universités en unités de formation non occidentalisées, en universités enracinées dans la tradition propre et sensibles aux problèmes historiques de leurs sociétés : que faire en cas de rejet du « modèle occidental » et si cela est critique par rapport aux applications « occidentalistes » dans les universités africaines ?... Ce qui est important, c’est que les universités africaines puissent trouver en elles-mêmes les voies susceptibles d'apporter une réponse aux exigences dévolution des sociétés africaines et de leur authenticité dans le sens original du terme. Et seulement à partir de ce cadre, nous pourrions arriver à la véritable coopération interuniversitaire qui

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se définirait par trois exigences principales : la créativité, la culture de l’esprit, et la rigueur » (V. Y. Mudimbe, 1982 :101102). Depuis la dernière décennie du XXe siècle, toute l’Afrique se trouve dans un processus de débat. De manière encore disperse et non programmée, la réflexion et la critique s’exercent partout, parce que l’échec de la modernité est une évidence : à peine quelques individus ou groupes peuvent obtenir des avantages matériels précaires, mais la situation générale d'impuissance se fait évidente aux yeux de chaque habitant du continent. Et ce n’est pas une simple discussion, pour le plaisir esthétique de la parole – il en existe aujourd’hui, évidemment – mais une exigence de réponses personnelles et collectives. Beaucoup de jeunes tournent leurs yeux vers le monde traditionnel dont ils se souviennent peu, de nombreux universitaires reprennent les chemins initiatiques qui, durant un siècle, furent laissés semi-désertiques, des secteurs importants des villes se réactivent au sein de l’islam, du christianisme ou de l’ancienne tradition, et ces traditions entreprennent un processus de dépuration et de nouvel enracinement : aux côtés de mouvements de missionnaires promus à partir du continent américain, grandissent des réponses charismatiques à l’intérieur des églises chrétiennes officielles, et face à l’intégrisme islamiste dans les zones de la Corne de l’Afrique ou du Sahel, les grands califats soufi se renouvellent et se renforcent. Toute l’Afrique vit une profonde réflexion sur sa propre existence et son devenir, consciente de l’urgence de rompre avec la Fanga qui la torture depuis déjà beaucoup trop de siècles : on a cru, pendant un certain temps, que la solution pourrait être la modernité conquérante, mais ce mirage s’est déjà dissout. Évidemment, une vive confrontation existe parmi les courants rénovateurs de très grande force, les bolivariens ou néo-pharaoniques, mouvements qui préconisent un État panafricain moderne dans sa technologie, mais avec les valeurs du classicisme égyptien avec des secteurs charismatiques soufi

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et chrétiens, qui considèrent que l’idée fondamentale ne peut jamais être l’affirmation politique, mais l’Esprit, et à partir de l’Esprit influer positivement sur toute sorte de pouvoir. Le débat initié, durant les années passées, par Kä Mana ou Ndebi Biya face aux néo-pharaoniques comme Kange Ewane, Mubabinge Bilolo ou Ilunga Kabongo, en est à peine à ses débuts : la problématique en jeu est de savoir si l’État doit utiliser le rite en sa faveur, ou si le rite doit avoir la priorité et maintenir son autonomie par rapport au nouvel État panafricain… Les deux secteurs sont d’accord sur le panafricanisme de nouveau type et pour rompre avec les désastres étatiques du présent, mais les alternatives sont divergentes, parce que le poids de la modernité interfère toujours. Dans l’ensemble, le Dieu de l’Afrique que le Nigérien Namdi Azikiwe invoqua lors d'un meeting anticolonial, le même Dieu qui préside aujourd’hui l’hymne sud-africain (Nkosi, sikelele Africa ! Dieu protège l’Afrique), ce dieu noir de la proximité, est revenu avec force en cette première décennie du troisième millénaire. Si durant des décennies de « philosophes », d'ajustements structuraux et de phobies théoriques contre les ethnies et les religions, la voix des traditionnels sonna faiblement, aujourd’hui, leurs textes se rééditent et ils s’ajoutent aux nouveaux auteurs qui reprennent les campus des universités, les places publiques et les débats parlementaires. Cette décennie n’est pas uniquement celle d’une certaine récupération économique et celle d’une amélioration discrète de politique générale, mais aussi et avant tout le début d’un bilan que les Africains attendent depuis des siècles : les chants de sirène de la Fanga – le pouvoir asocial – durent échouer dans toutes leurs phases, esclavagiste, colonisatrice, et la dénommée à tort indépendantiste, pour que commence à se dessiner le chemin. Ces routes, à leurs débuts, sont encore des sentiers modestes dans le bois, comme l’a dit Vansina (Paths in the Rain Forest),

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mais elles ont la force de la foi retrouvée, elles jouissent de la compagnie des ancêtres qui ne les abandonnèrent jamais et de ces visiteurs qui – comme l’islam et le christianisme – finirent par s’africaniser, fascinés par la pluralité généreuse de l’Afrique. Nous donnons alors la parole, pour la dernière fois, à un des hommes qui gardèrent espoir en pleine traversée du désert moderne, à un penseur qui fit allusion à l’ancien Kémit pour son esprit et sa morale comme inspiration, Pathé Diagne, un ami, un sage et un rêveur indestructible : Il ne s’agit pas d’aller vers un troisième millénaire, mais de penser et de fonder un Nouvel Âge en rupture avec la civilisation sémito-européenne, religieuse ou laïque, prémarxiste ou marxiste aujourd’hui dominante, ethnocide, réductrice et conflictuelle comme aucune autre… Il est utile et urgent de penser au Nouvel Âge comme on penserait à un Empire nouveau et de mettre en place les bases théoriques sur l’humus fertile et les réussites millénaires des discours politiques, socio-économiques, sociotechniques ou ethniques du négro-Africain, de l’homme de civilisation méditerranéenne, occidentale du Moyen-Orient, asiatique et extrême-orientale… Ceci devient indispensable, après réflexion, pour mettre un terme au déséquilibre permanent d’une civilisation mondiale de prééminence sémito-occidentale, malade de la philosophie de l’Un, de l’Unique, de l’Universel, de l’Identique, de la puissance réductrice. L’effort en vaut la chandelle (P. Diagne, 1981 :131-132).

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ÉPILOGUE SENTIERS DANS LE BOIS

Les traditions de l’Afrique sont bien plus qu’une poignée de mythes créationnels ou fondateurs. Les traditions sont les sentiers que les peuples de l’Afrique tracèrent depuis les savanes sahariennes et les régions marécageuses du Nil, il y a des milliers d’années. Durant ces millénaires se forgèrent la royauté divine et la technologie du fer ; se ciselèrent l’art du consensus et les bronzes du Bénin ; se confirmèrent les liens animistes avec la terre et les dialogues avec Ilolombi ou Allah ; se perfectionnèrent l’usage collectif des champs et les fonctions de la hiérarchie sociale ; se développèrent les règles mercantiles swahili et se consolidèrent les pratiques magiques de production individuelle. La pensée africaine est la synthèse vivante de tout cela : la limiter à une simple spéculation revient à isoler les idées humaines de leurs créateurs, de leurs expériences et de leurs succès matériels et spirituels. L’Occident a prétendu, pendant plus de 100 ans, que cette pensée était un cumul de préjugés et d’irrationalités, et ses épigones africains ont suivi le sentier facile de l’hégémonie moderne, ce même sentier qui menace aujourd’hui toutes les espèces, et pas seulement l’Afrique. Cependant, la réalité est têtue, et quand on lui interdit l’accès direct, elle finit par se faufiler par la porte de service. La pensée traditionnelle en Afrique est de retour, avec une force critique. Les mythes du développement ont fait naufrage de manière spectaculaire, aussi bien dans leur version libérale que

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socialisante. Les mythes de l’individu libéré se sont brisés dans la sordidité des foules entassées dans les faubourgs et dans les comportements indécents de beaucoup d’occidentalisés en politique et en économie. Les mythes de la supériorité rationalistes se sont engagés dans des guerres et des crises mondiales qui saccagent l’Afrique de manière encore plus éhontée, si cela est possible, que la vieille Fanga esclavagiste des siècles précédents. Toute la mythologie moderne, avec ses cavaliers particuliers de l’apocalypse – individualisme et progrès – se décompose vertigineusement dans un début de millénaire dans lequel la mondialisation dévoile son visage non solidaire, destructif et irrationnel. Le laïcisme même – cette religion moderne provenant d’un christianisme disloqué – se montre comme une religion sans consistance, comme une exaltation de la gloire humaine qui n’offre ni perspective ni confiance. Il est vrai que l’entêtement des faits indique que le cycle hégémonique de la pensée séparative, dualiste, dialectique de la modernité occidentale est arrivé à son terme, et que les traditions de l’Afrique reviennent avec beaucoup plus de force que par le passé. Quand Finkielkraut (L'échec de la pensée) déplore les excès aberrants modernes, il n’est même pas capable de comprendre que ce n’est pas la pensée qui est vaincue, mais justement son appauvrissement moderne, depuis des fondateurs aussi honorables que Descartes, Hume ou Kant qui prirent la route vers la solitude humaine et vers la destruction planétaire avec leur philosophie réductionniste et scissionniste. La pensée moderne – ou ce qu'il en reste – montre son incohérence et sa barbarie en ce nouveau millénaire, et c’est sa propre ineptie qui est en train de réactiver les traditions, en Afrique et dans le monde entier, y compris en Occident. Peut-être que la vision étroite, vulgairement matérialiste de la modernité, est allée trop loin dans son abrutissement pour que la Terre et ses nations puissent la supporter : un risque terminal pour la mondialisation

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et un espoir de reconstruction pour ceux qui ne renièrent jamais leurs traditions. Avec la première décennie du troisième millénaire de l’ère chrétienne, les vents ont changé de cap en Afrique bien qu’il existe des symptômes qui indiquent qu’ils commencent aussi à le faire sur les autres continents. Durant cette période sont réapparus les textes de penseurs traditionnels qui, durant 20 ans, avaient cessé d’être édités : sont apparus de nouveaux auteurs qui font le bilan de l’échec moderne, et le débat s’est étendu aux salles de classe, aux parlements et aux rues. Les gouvernements cherchent le pacte avec les « autorités traditionnelles » aujourd’hui adulées, et même la Banque Mondiale n'ose exiger que l’on écarte ces hiérarchies de l’espace politique africain. En réalité, nous sommes en train d’assister non pas à un « retour au passé » mais à l’émergence de quelque chose de nouveau, de puissant : la reconstruction africaine, le soulèvement d’une nouvelle Afrique à partir de fondements traditionnels. Et cette émergence pouvait seulement s'initier depuis la pensée, là où se nichent les valeurs suprêmes et les propositions les plus osées, là où le passé et le futur se rencontrent de la main des traditions de l’Afrique. Dans cet ouvrage succinct, nous avons donné la parole aux Africains, à certains de leurs meilleurs penseurs, mais aussi à certains représentants bien intentionnés de la « philosophie » moderne, pour qu’ils servent de contraste et que l'on puisse constater leur échec dans l’actualité. Ce travail cherche à introduire des variations dans la manière dont les Occidentaux continuent à aborder de nos jours l’Afrique et le pourquoi de son « échec » sur le plan moderne. Dans ces pages, je ne prétends pas convaincre les militants modernes, car ils sont trop aveugles et sourds pour percevoir que les temps ont désormais changé, mais aider les personnes soucieuses à réfléchir sur l’inconsistance des valeurs de l’Occident actuel et tourner leur regard vers les penseurs européens traditionnels qui furent marginalisés, mais jamais éliminés de nos sociétés : il se peut

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que certains n’aient pas compris que ce livre est une contribution à la récupération de l’Afrique mais également une invitation à entreprendre la reconstruction de l'Occident sans laquelle il n’y aura de perspective, ni pour nous, ni pour le reste de l’humanité. Aujourd’hui, l’Afrique noire entreprend sa reconstruction et les courants de la pensée traditionnelle sont la clef principale de tout projet ou programme. Ce sont encore de discrets sentiers dans le bois moderne, mais comme dans la forêt équatoriale, les petites lumières des randonneurs et véhicules signalent une intense activité en dehors du cadre formel des palais et des discours officiels. Les chemins de la tradition ne sont jamais éteints, leurs amulettes se trouvent toujours dans les poupées paysannes et ministérielles, leurs rites continuent à imprégner la savane et la ville, leurs pensées perfectionnées durant des millénaires continuent à émaner de la plume des nouveaux penseurs qui échappent aux chants de sirène de l’individualisme du développementiste. Comme le dit l’expression équatoriale, il faut dialoguer avec le léopard lorsque ni lui, ni le chasseur ne sont en condition d’abattre l’adversaire : dialogues avec le léopard, c’est ce que font de nos jours les gouvernements et les traditionnels, les rationalistes et les sages, parce que les deux camps connaissent bien le mauvais état dans lequel ils arrivent à la rencontre décisive, dans les clairières de la forêt. Il n’existe pas de modèle parfait, ni dans la modernité, ni dans la tradition, parce que ce n’est le propre ni du Muntu ni de l’Anthropos, parce que la perfection appartient seulement à Dieu et ne peut être qu’un profond souhait : mais les prétendants qui dialoguent aujourd’hui en Afrique, qui modèrent leurs langages et se traitent avec un respect hier inexistant, savent bien que les deux voies sont incompatibles dans leurs fondements car il s'agit de deux modèles divergents. La pensée intégratrice de la tradition africaine favorise l’incorporation d’éléments idéologiques externes, en les subordonnant et en les articulant dans sa structure ouverte à la

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multiplicité. Il existe une flexibilité sociale africaine qui opère pour les projets de reconstruction de l’Afrique. Dans certains pays négro-africains, les premières pierres de la fondation de la Maison ou Foyer des Africains sont en train d'être posées, une réalité reconstructive qui dans chaque pierre porte un nom particulier, mais qui cherche à bâtir cette nouvelle Afrique dont ont rêvé Diagne Hampaté Bâ ou Nkoth Bisseck. En réalité, pendant ce temps, sur les rives de la Méditerranée, les Africains ont entrepris énergétiquement la forge d’un autre type d’enseignement, d’une autre structure de pouvoir et d’une autre éthique du Muntu : ils ne sont pas encore nombreux, mais ils sont puissants parce qu’ils disposent de la pensée traditionnelle et du pouvoir sacré de Kuma, la Parole, celle qui ne sert jamais pour cacher ou mentir. Que ce bref manuel soit, alors, une pierre de plus dans la construction, déjà entamée, de la Maison des Africains, ce foyer qui peut redonner à l’humanité – aujourd’hui malade suite à des siècles d’intolérance moderne – le sens original de la Diversité, du respect de la Terre et de la valeur transcendante du Muntu.

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Histoire de la pensée africaine Ce livre offre un regard nouveau sur la maison africaine de la pensée, depuis ses fondements millénaires jusqu’aux bouleversements esclavagistes et modernes. On y analyse les temps anciens où l’Égypte rayonnait, les temps classiques où les cosmogonies antiques et l’Islam coopéraient et se concurrençaient. Mais les peuples n’ont jamais pu avancer vers leur plénitude lorsqu’ils délaissaient leurs traditions et s’appuyaient sur des bases étrangères: l’actuel servilisme théorique des dirigeants africains – en politique, en économie ou dans le domaine de la pensée – maintient l’Afrique en échec et sans aucune perspective. Dans ces pages, la parole est rendue aux penseurs africains anciens, classiques et contemporains, ceux qui avaient une perception métaphysique, ceux qui déployèrent les grandes cosmothéologies et ceux qui aujourd’hui font face au modèle moderne globalisé, incapable de reconstruire et de redresser les cultures africaines.

Enseignant aux Universités de Dakar et Antananarivo, il est actuellement professeur titulaire d’histoire de l’Afrique à l’Université de Barcelone et coordonne l’équipe de recherche GESA (Grup d’estudi de les societats africanes) et le réseau de chercheurs ARDA (Agrupament de recerca i docencia d’Africa) qui publie la revue Studia Africana (1989-). Parmi ses publications, on pourrait souligner : L’univers africain. Approche historique des cultures noires (1995), Emitai. Estudios de historia africana (Barcelone 2000). Kuma. Historia del Africa negra (2008), Thot. Pouvoir et pensée dans en Egypte pharaonique (2015). Comme éditeur scientifique il faudrait signaler : Etnia i Nació als mons africans (1994, avec ch.Coulon), África en la frontera de Occidente (2002, avec A.Roca), L’islam de l’afrique noire (2012) et Tradition et démocratie en Afrique (2013).

ISBN : 978-2-343-04770-6 18 €