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French Pages [506] Year 2005
Du même auteur Aux mains des Soviets (avec José Abel) BD, Humanoïdes associés, 1984 Conspiration de l’étoile blanche (avec José Abel) BD, Humanoïdes associés, 1989 Contrat sur un pasteur Éd. Vaugirard/Presses de la cité, 1992 Au cœur de la PJ : enquête sur la police scientifique Flammarion, 1997 Affaire Hernu (avec Patrick Hernu) Ramsay, 1997 Les RG et le Parti communiste : un combat sans merci dans la guerre froide Plon, 2000 Histoire de l’extrême gauche trotskiste : de 1929 à nos jours Éditions n° 1, 2002
Ce livre est édité par Patrick Rotman Les photos dont la légende ne comporte pas de mention d’origine sont propriétés de l’auteur. ISBN 978-2-02-115751-2
© janvier 2005, Éditions du Seuil www.seuil.com Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.
« Le propre de la jeune génération, c’est de remplacer irrésistiblement les gérontocrates : voilà le sens unique de l’histoire. » Occident-Université, nº 6, 5 mars 1965
S Couverture Du même auteur Copyright Table des matières Prologue 1946-1962 - DE LA COLLABORATION A L’OAS Pierre Sidos, de la collaboration au camp du Struthof Les origines de Jeune Nation La spirale algérienne La tentation putschiste
1963-1965 - LES APPAREILS Naissance de la FEN Le temps de la répression Pour une critique positive Le grand schisme nationaliste Le premier camp école
Méthode et organisation nationalistes Naissance d’Occident 1964, les premières bastons Le petit monde d’Occident La bande à « petit Robert » Occident répudie Pierre Sidos Occident au secours des juntes militaires Occident censure Jean Genet Itinéraires de militants
1966-1968 - LES ANNÉES BASTON L’affaire de Rouen. De Gaulle au poteau ! 500 jours de prison ! Occident et la guerre des Six Jours Le Front uni de soutien au Sud-Vietnam Le mai d’Occident Les chefs d’Occident en accusation Le dernier été d’Occident
1968-1975 - SORTIR DU GHETTO Madelin et la « centrale » d’Albertini Sous la houlette de Guy Lemonnier Les nationalistes font scandale Les néoroyalistes contre le GRECE Les correspondants français d’Aginter-Presse Les gudards reprennent l’étendard d’Occident Ordre nouveau à l’ombre des « services »
Alain Robert-Jean-Marie Le Pen : un mariage de raison 1974 : La campagne pour Giscard Les copains d’abord Les solidaristes contre « la bande à Robert » Les solidaristes donnent l’assaut au rideau de fer Les gentlemen « fachos »
1976-1986 - LA FIN DES IDÉOLOGIES De l’affaire Hazan à la chiracomania On a tué François Duprat François Duprat faisait-il trembler la maison Albertini ? Haro sur la nouvelle droite Eurodroite, le MSI joue le PFN contre Le Pen Du rififi à l’Institut d’histoire sociale La chute de la maison Albertini Les anciens nationalistes dégainent leur plume Les derniers héritiers d’Occident rallient le Front national De la croix celtique au souverainisme et au néolibéralisme
Épilogue Remerciements, sources et témoignages Table des sigles
Prologue 28 novembre 1996 Alain Madelin a le trac en remontant la travée centrale du grand temple de la rue Cadet où il vient « plancher » sur le thème de la « justice sociale ». Face à lui un monumental buste de Marianne. Sur ses flancs, 300 francs-maçons du Grand Orient de France, debout et silencieux, l’observent impavides depuis son entrée dans le temple et attendent, comme il est d’usage, qu’il se soit assis pour en faire autant. Madelin n’aurait certainement pas imaginé, quand il militait trente ans plus tôt à Occident, qu’il se retrouverait un jour dans ce haut lieu et qu’il y parlerait devant une salle comble, et en grande partie acquise à ses idées… libérales. Trente ans plus tôt, il exécrait la franc-maçonnerie et le libéralisme. Le temps a passé et Madelin a changé. Sa venue a tout de même suscité des remous, des grincements de dents. Une poignée de loges s’est même mobilisée pour faire annuler l’invitation. Elles ont fait pression sur la direction de l’obédience maçonnique et obtenu que Madelin ne bénéficie que du « service minimum » : un seul responsable de l’obédience assistera officiellement à sa conférence. Bien que deux fois ministre et chef de parti, Madelin n’est pas un homme politique tout à fait comme les autres. Lors du débat qui s’engage après la lecture de sa « planche », un ancien dirigeant de la LICRA se lève. Il marmonne le mot fascisme et le nom de Mussolini… Le passé de Madelin reste pour certains indélébile.
Mai 2004 La salle est presque comble cette fois encore. Elle n’a rien de prestigieux. Certes, elle est ancienne, lambrissée, éclairée par de vieux lustres aux ampoules fatiguées. Mais son entrée est gardée par deux gendarmes. Son auditoire se compose de curieux et de journalistes qui se sont pressés à l’intérieur de la chambre correctionnelle du tribunal de Paris. Sous leurs yeux, dans le box des accusés, Gérard Longuet, le sénateur UMP de la Meuse. Il a le visage tendu, crispé, et ses rares sourires semblent factices, nerveux ou de convenance. Il passe ce jour-là devant le tribunal correctionnel de Paris, poursuivi pour « recel d’abus de biens sociaux ». Il aurait touché 173 561 euros pour des prestations de 1 conseil fictives . Le tribunal l’interroge longuement et avec courtoisie sur la nature de ses prestations pour une filiale de la Compagnie 2 générale des eaux . Une affaire qui l’a contraint, dix ans plus tôt, à démissionner du gouvernement d’Édouard Balladur et a mis l’éteignoir sur ses ambitions. Pourtant, en 1988, l’avenir lui souriait. Il paradait à la tribune du Parti républicain, en chemise et cravate, décontracté, sûr de lui, avec Alain Madelin, Jacques Douffiagues, François Léotard, Philippe de Villiers… c’était l’époque euphorique des « quadragénaires libéraux », de la « bande à Léotard », de la relève fringante à droite. Les astrologues les plus prudents leur prédisaient un fabuleux destin. La bande avait fait main basse sur l’appareil du parti giscardien, elle en avait presque expulsé le vieux chef et cogérait, avec Jean-Claude Gaudin, l’UDF. Elle semblait irrésistible. Elle ne l’était pas. Juin 2003 Alain Robert, le secrétaire général du Mouvement national des élus locaux (de droite), a de quoi se réjouir. 1 500 élus locaux
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assistent aux XXIII journées du MNEL, qui se tiennent à l’hôtel du département des Hauts-de-Seine. Alain Robert a réuni un plateau de rêve, un aréopage de célébrités : Charles Pasqua, Alain Madelin, Jean-Claude Gaudin, Nicolas Sarkozy et Jean-Pierre Raffarin, le Premier ministre. Un tel parterre d’orateurs pouvait consoler Robert de n’avoir jamais pu se faire élire député ni même sénateur, de n’avoir jamais été ministre ni même secrétaire d’État. Il lui aura fallu du temps, de la patience et de la persévérance pour être élu au conseil général des Hauts-de-Seine. Il avait jusque-là essuyé défaite après défaite, en 1981 aux élections législatives à Aulnay-sous-Bois, en 1983 aux municipales du Blanc-Mesnil. Le 17 mars 1985, candidat aux élections cantonales de Montreuil, il sera le sujet central d’un libelle de quatre pages avec photos qui détaillait son passé à l’extrême droite. Lui aussi a eu du mal à se défaire de vingt années d’extrémisme politique à droite. Mais les anciens nationalistes d’Occident, de la FEN (Fédération des étudiants nationalistes), d’Europe Action, d’Ordre nouveau, du GUD (Groupe Union Droit), du PFN (Parti des forces nouvelles) et des groupes solidaristes adeptes d’une troisième voie anticapitaliste et antimarxiste, ne comptent pas seulement dans leurs rangs des ministres, des députés ou des responsables politiques. On trouve parmi eux des journalistes, des surdoués de la communication, des spécialistes du terrorisme, des avocats, des hommes d’affaires, des fonctionnaires de police ou des magistrats, et un nombre non négligeable de mercenaires, de contractuels des services spéciaux français ou étrangers, de garde du corps, de recruteurs de colleurs d’affiches et autres gérants de sociétés de gardiennage. Beaucoup d’entre eux appartiennent à une sorte d’amicale, une sorte de réseau qui se protège des curieux – ils n’aiment guère
qu’on s’intéresse à eux. On s’y appelle par dérision les « rats noirs », allusion au mulot à croix celtique, emblème des nationalistes de l’après-guerre, créé en 1970 par un ancien d’Occident, Jack Marchal. Longtemps le responsable de l’amicale a été Robert Allo, un ancien de la Fédération des étudiants nationalistes et d’Ordre nouveau. Le 25 mars 1994, un employé des Eaux et Forêts découvrait son cadavre dans un chemin forestier du parc de Thoiry, dans les Yvelines. Robert Allo avait été assassiné de deux balles de 22 long rifle, en pleine tête. Il avait quarante-sept ans et exerçait la profession de gérant de sociétés. Sa mort ne sera jamais élucidée ; le 14 mai 2002, la justice classera cette affaire qui avait, au début, suscité la curiosité de la DGSE, le service de renseignement français ; celui-ci s’intéressait au carnet d’adresses de Robert Allo, qui comprenait une longue liste de mercenaires opérant aux quatre coins du monde. Avec l’autorisation du magistrat instructeur, la DGSE l’a fait recopier patiemment par un de ses agents. Les enquêteurs avaient aussi découvert qu’Allo s’apprêtait à devenir le nouveau patron du DPS, le service de sécurité du Front national et qu’il trempait peut-être dans un trafic de diamants en Afrique. L’ancien « rat noir » avait de qui tenir : son père François avait été 3 un des dirigeants de la Cagoule avant guerre . Le 6 décembre 2003, les muridés anthropomorphes ont tenu leur banquet annuel. Ils n’ont pas fait le plein : certains fuient les évocations festives du souvenir où, comme le dit l’un eux, « les plus forts en gueule vont se pavaner Chez Castel en racontant qu’ils étaient à Occident et qu’ils cognaient dur, alors qu’on ne pouvait jamais compter sur eux dans les grosses bagarres 4 ». Mais la plupart des anciens, restés fidèles à leurs engagements de jeunesse, étaient là. Au milieu du repas, Philippe Asselin, l’actuel
président de la confrérie, assis aux côtés d’Emmanuel Ratier, journaliste et ancien du PFN et du GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), tapote avec un couteau sur son verre et réclame le silence. Il se lève et informe l’assemblée qu’un journaliste (l’auteur de ce livre) « tente d’entrer en contact » avec des anciens du mouvement. Un « bolcho », dit-il, avant d’expliquer qu’il ne faut surtout rien lui dire car cela serait utilisé contre le mouvement. La consigne aura été inefficace. Les « rats noirs » n’ont pas tous l’esprit « godillot ». L’histoire du mouvement Occident serait-elle inavouable ? En tout cas, certains de ses protagonistes ont refusé de témoigner. Ni Alain Madelin, ni Gérard Longuet, ni Xavier Raufer n’ont accepté de nous rencontrer. Gérard Longuet était trop occupé au Sénat et dans sa région de Lorraine ; il n’avait pas le temps. Alain Madelin non plus. Xavier Raufer, contacté par téléphone le 29 septembre 2003, à l’Institut de criminologie de Paris, n’était pas très chaud : « Vous savez, cela remonte à plus de quarante ans ! C’est de l’acharnement thérapeutique. Il y a d’autres sujets plus intéressants. Que je reçoive un étudiant de temps en temps, mais… Je vous rappelle dans quarante-huit heures… » Le ton n’était pas celui, amène, qu’utilise habituellement Xavier Raufer sur les plateaux de télévision ou dans ses séminaires de er criminologie de la rue d’Assas. Le 1 octobre suivant, cette fois, il a bien réfléchi : « Je ne tiens pas à vous recevoir. » Il est vrai que l’histoire d’Occident n’est pas celle que certains colportent, arrangent, édulcorent, quand ils ne s’y attribuent pas un rôle marginal ou secondaire. Elle n’est pas le produit d’une génération spontanée, une création ex nihilo. En février 1964, Alain Madelin, Gérard Longuet et Alain Robert, exclus de la Fédération des étudiants nationalistes, sont allés chercher conseil auprès d’un
homme, Pierre Sidos, qui leur servira quelque temps de mentor. Bien que n’ayant pas quarante ans, ce dernier est le personnage emblématique de l’ultradroite de l’après-guerre. En 1957, L’Humanité lui avait décerné la palme de l’« hystérie fasciste ».
1. Dépêche AFP du 3 mai 2004, 19 h 08. 2. Gérard Longuet a été relaxé par le tribunal le 2 juin 2004. 3. Philippe Bourdrel, La Cagoule, Albin Michel, édition de 1992, p. 326-327, et entretien avec Jean-Claude Valla, le 21 novembre 2003. 4. Entretien avec Roland Poynard, 7 octobre 2003.
1946-1962
DE LA COLLABORATION A L’OAS
Pierre Sidos, de la collaboration au camp du Struthof Le 21 mars 1986, Pierre Sidos se rend à un anniversaire. Un de ces événements qu’il n’a jamais manqués. Ce jour-là, il prend place au milieu d’un parterre d’anciens collaborationnistes, des francistes qui se sont réunis autour de la tombe de leur ancien chef, Marcel Bucard. L’un d’eux sort du rang, André Cantelaube, interné à la Libération au camp du Struthof. Il dépose une gerbe puis, d’une voix étreinte par l’émotion, lit l’éloge qu’il a préparé, au nom de « ceux qui, depuis 1933 et dans les années suivantes, furent conquis par “la pensée, l’idéal et la foi” de celui qui fut leur “héros”, Marcel Bucard ». Il y associe ceux qui « furent vilipendés, honnis, pourchassés, torturés et, comme Bucard, martyrisés ». Quelques minutes plus tard, il termine par ces mots : « Pour avoir eu l’honneur d’avoir été à vos côtés dans votre dernière année de liberté et les premiers jours de votre captivité, puis-je vous redire, chef, que vous étiez dans mon cœur et mon esprit, aux côtés de tous nos camarades tombés, et dans le cœur de tous vos fidèles, le héros glorieux entre tous les héros mort pour sa foi, son idéal et la patrie. Au revoir, chef ! Nous vous saluons encore une fois avec votre cri de ralliement : “Qui vive ? France !”. » Après une dernière prière, les anciens francistes se retirent. Marcel Bucard, le fondateur du Parti franciste, reste vénéré quarante ans après sa mort. Il peut être considéré comme le lointain
géniteur d’Occident. Simple copie des faisceaux italiens avant guerre, son parti sera sous l’occupation un mouvement collaborationniste ultra. À la Libération, Bucard s’enfuit dans les fourgons allemands avant de tenter sa chance en Italie d’où il espérait passer en Espagne. Arrêté avec sa femme, ses enfants et un dernier carré de fidèles, en juin 1945, à Merano, il est extradé en France, jugé en février 1946 et fusillé le 19 mars. Pierre Sidos a rejoint son mouvement de jeunesse en 1943. Un engagement précoce qui lui vaut d’être traduit, en janvier 1946, devant la cour de justice de La Rochelle. À ses côtés, dans le box des accusés, son père, François, un notable de la droite catholique antirépublicaine, membre avant guerre des Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger. C’est le chef de clan. Le visage triangulaire, les pommettes saillantes, les lèvres fines et les yeux clairs, le cheveu coiffé en brosse, il avait le grade de colonel dans l’armée française. Militaire de carrière, il a bourlingué dans l’empire colonial et rencontré en Cochinchine sa future épouse Louise, elle-même assise en janvier 46 dans le box des accusés. La justice accuse cet ancien héros de la guerre de 14-18, dont le nom figure encore aujourd’hui sur le livre d’or de Verdun, d’avoir participé à une opération armée contre le maquis. D’avoir livré aux Allemands, à Château-Gaillard, le 8 août 1944, plusieurs personnes alors qu’il avait été nommé inspecteur général adjoint au maintien de 1 l’ordre, auprès de Joseph Darnand, chef et fondateur de la Milice , et d’avoir fait arrêter un commissaire de police de Nantes. L’instruction a retenu également contre lui que, lorsque les Américains ont contourné Royan pour foncer vers le Rhin, François Sidos a levé une « milice », distincte de celle de Darnand, qui a combattu aux côtés des Allemands isolés à l’arrière des lignes
alliées. L’acte d’accusation s’alourdit quand il est fait allusion aux sommes qu’il aurait reçues des Allemands, versées mensuellement par mandat, ainsi qu’à son rôle au sein du service antimaçonnique du vice-amiral Charles Platon. Son fils Jacques est également poursuivi pour avoir été nommé en août 1944 « inspecteur chef » du service de renseignement au service des sociétés secrètes, chargé de « déceler les groupes de résistance du maquis dans la région de 2 Poitou-Charentes ». Pierre Sidos, alors âgé de dix-sept ans, ne doit 3 répondre que de son appartenance au mouvement franciste . Le chef de tribu nie la plupart des faits qu’on lui reproche. Il se défend en présentant ce procès comme une vengeance orchestrée par les communistes. Mais cela ne suffit pas pour convaincre la cour de justice qui, le samedi 5 janvier 1946, le condamne à la peine capitale. Son fils Jacques est frappé d’une peine de dix ans de travaux forcés, Pierre de cinq ans de réclusion tandis que Louise 4 Sidos est relaxée . Le 28 mars 1946, avant de passer devant le peloton d’exécution qu’il tente en vain de commander lui-même, François Sidos, dans une lettre, exhorte ses fils à réparer l’injustice dont il a été victime et à le venger 5. Tandis que Jacques Sidos est dirigé vers la centrale de Fontevrault, son frère Pierre, après un court séjour à la prison d’Angoulême, est transféré au camp de concentration du Struthof, situé au cœur du massif vosgien, dans la vallée de la Bruche, à une cinquantaine de kilomètres de Strasbourg. Le Reichsfürher SS Heinrich Himmler l’a fait édifier, en mars 1941, pour y parquer des droits communs allemands, utilisés comme main-d’œuvre dans une usine de réparation de moteurs d’avion et une carrière de granit, toutes deux situées dans le voisinage du camp. Celui-ci devient en 1942 un lieu de détention pour les opposants alsaciens, les
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résistants et les juifs. Dans la nuit du 31 août au 1 septembre 1944, 108 résistants du mouvement Alliance y sont exécutés d’une balle dans la nuque, trois mois avant la libération du territoire. Les SS abandonnent la place lors de l’offensive alliée. Le camp se transforme alors en centre provisoire de détention pour prisonniers de guerre et collaborateurs. À partir de 1946, il se remplit de jeunes condamnés des cours de justice, tous âgés de moins de vingt et un ans. Des anciens de la Légion des volontaires français contre le bolchevisme, de la Légion SS Charlemagne, du PPF (Parti populaire français), du RNP (Rassemblement national populaire), du Parti franciste, des auxiliaires de la Gestapo, et des fils de dignitaires du régime de Vichy et de la collaboration. Environ 2 000 jeunes, soit la capacité initialement prévue par Himmler – ce qui n’avait pas empêché les Allemands d’y entasser jusqu’à 9 000 internés ! Pierre Sidos y est transféré à l’automne 1946. Son jeune âge en fait le benjamin du camp où il séjournera un peu moins de deux ans. Les baraques sont chauffées, éclairées à l’électricité et pourvues du confort élémentaire et, en cette période de rationnement et de privations, on n’y mange pas plus mal qu’ailleurs. Les détenus sont libres d’organiser des combats de boxe, des compétitions de course à pied ou de monter des pièces de théâtre comme Le Maître de Santiago de Montherlant ou Le Voyage de Thésée de Georges Neveux. Ils disposent d’une chorale, ont droit à un office religieux, célébré par un prêtre qu’ils ont eux-mêmes choisi, et à la bienveillante attention de l’évêché alsacien. Un député du MRP (démocrate chrétien) du Nord plaide leur cause à la tribune de l’Assemblée, regrettant qu’autant de jeunes gens soient inutilement retranchés de la collectivité nationale. Son indignation charitable se heurte à celle d’un parlementaire, l’abbé Pierre, qui lui rétorque qu’il
n’y a pas si longtemps nul ne se souciait du sort des détenus des geôles de Vichy ou de la Gestapo. Trempé dans une ambiance familiale où la personne du maréchal Pétain était révérée comme une icône, formé dans l’usine à cadres de Marcel Bucard, Pierre Sidos n’envisage aucun repentir. La cour de justice de La Rochelle lui a offert de longues vacances en plein air qu’il met à profit non pour réviser ses jugements mais pour conforter ses convictions. En effet, c’est dans le cœur de la montagne vosgienne qu’il va ordonner les idées et les principes du mouvement Jeune Nation, promoteur d’un nationalisme intransigeant dont le socle doctrinal peut paraître d’un traditionalisme presque banal : les partis politiques ne sont qu’un ferment de division et la démocratie un système à éliminer ; la France a besoin d’un pouvoir fort et autoritaire, elle doit renoncer au suffrage universel, néfaste à la nation ; il lui faut un système corporatiste à caractère social. Elle doit rester le creuset de la civilisation blanche, bannir les métèques et se protéger des apatrides et des profiteurs internationaux. La France a pour mission de combattre les trusts et la haute banque internationale qui s’accommodent trop bien du système républicain. Pierre Sidos rédige là une sorte de condensé très inspiré de la doctrine fasciste telle que Mussolini l’a lui-même 6 définie . Pierre Sidos utilise son temps de réclusion pour parfaire son instruction et donner de la densité à ses réflexions. Il se sent l’âme d’un chef, reste à définir une touche personnelle. Il a le temps devant lui. Avec le relais quatre fois cent mètres, son occupation favorite est la lecture. Depuis 1946, il existe au camp un fonds de bibliothèque constitué grâce aux détenus libérés qui ont pris l’habitude de laisser leurs livres en partant, tandis que ceux qui en
reçoivent régulièrement de l’extérieur les font circuler. On trouve la trace de cette frénésie de lectures dans une dizaine de cahiers d’écolier où Pierre Sidos consigne ses notes. Assis à une table du réfectoire qui sépare la baraque en deux – l’autre partie sert de dortoir –, il couche sur le papier, à la plume Sergent-Major, ses annotations rédigées d’une écriture serrée. Le temps passé au Struthof n’est pas du temps perdu. Le mouvement Jeune Nation est en gestation. Pierre Sidos a retrouvé au camp d’anciens camarades de jeunesse, comme Pierre Louis qui, après avoir tenté de passer en Espagne en 1943, s’est enrôlé dans la Waffen SS à vingt ans, comme s’il était pressé d’en découdre. Ou André Cantelaube, un autre jeune franciste, dont le père a milité au PSF du colonel de La Rocque, l’ancien chef des Croix-de-feu et des Volontaires nationaux d’avant guerre. Mais Pierre Sidos se fait aussi de nouveaux amis, comme Marcel Bibé, un autonomiste breton qui vient de passer quarante-cinq jours au mitard quand Pierre Sidos le rencontre pour la première fois. De petite taille, trapu, l’homme a appartenu à la formation Perrot, une 7 brigade d’assaut bretonne, et a servi d’auxiliaire à la Gestapo . Il baragouine un français qu’il n’a, semble-t-il, jamais réellement appris et a fabriqué un système miniature qui lui permet, chaque matin, de hisser les couleurs du drapeau breton dans la chambrée. Mais l’homme est aussi féru d’ésotérisme, auquel il tente d’initier Pierre Sidos. Un des cahiers d’écolier de Pierre Sidos semble indiquer cette influence passagère de Marcel Bibé. Plusieurs pages sont ainsi dédiées à l’ésotérisme, à l’histoire celte et au druidisme. L’une d’elles est entièrement consacrée à la croix celtique, un cercle entourant une croix. Cet emblème, que Pierre Sidos décrit comme celui du « Soleil en marche et de la vie universelle », sera successivement celui de Jeune Nation, du mouvement Occident,
d’Ordre nouveau et du Groupe Union Droit. Il fleurira dans les années 50 et 60 sur les murs de France et d’Algérie. En mai 1948, les communistes ont été chassés du pouvoir depuis un an quand le bruit circule dans les centres pénitentiaires, où sont détenus d’anciens collaborateurs, qu’une offre de recrutement est imminente. Un mois plus tard, ce qui n’était qu’une rumeur devient officiel. D’ici quelques mois des centaines de jeunes stigmatisés de la collaboration combattront en Indochine et y populariseront les chants de la Wehrmacht et des SS qu’ils ont 8 appris au Struthof .
1. La Milice a été créée en 1943 pour lutter contre les maquis et les mouvements de Résistance. 2. En ce qui concerne l’acte d’accusation, voir Alain Guérin, Chronique de la Résistance, Presses de la Cité, coll. « Omnibus », 2000, p. 1351 et s. 3. Entretien avec Pierre Sidos, le 19 août 2003. 4. Aux côtés du clan Sidos est jugé un délégué régional au service des Sociétés secrètes pour la région Poitou-Charentes, accusé lui aussi d’avoir appartenu à la Milice. Il est condamné à cinq ans de prison et dix ans d’interdiction de séjour. 5. Cette lettre a été publiée par le journal Présent, le 22 juin 1985. 6. Mussolini, Le Fascisme, doctrine, institutions, Denoël et Steele, 1934. 7. Olier Mordrel, Breiz Atao, Histoire et actualité du nationalisme breton, Alain Moreau, 1973. 8. Entretien avec Pierre Sidos. Marcel Bibé s’évade de la prison de Casabianda, en Corse, où il a été transféré après la fermeture du Struthof. Déguisé en séminariste, il gagne Paris où les frères Sidos lui obtiennent une lettre d’introduction de la maréchale Pétain auprès de l’épouse du général Franco. Bibé rejoint à Madrid des exilés français qui lui trouvent un emploi d’enseignant. Puis il rencontre une duchesse qui fait de lui le précepteur de ses enfants avant qu’il ne devienne le traducteur officiel des discours de Franco et ne rejoigne le service du Bureau arabe d’Altamira Presse qui édite, notamment, les manuels scolaires, rédigés en français,
destinés aux écoles du Maghreb francophone. Curieuse trajectoire pour un autonomiste breton qui, au Struthof, baragouinait tout juste le français.
Les origines de Jeune Nation Pierre Sidos, qui a refusé l’offre du gouvernement, ne moisit pas lui non plus au camp. Libéré par anticipation le 4 août 1948, il sort la tête haute, ses petits cahiers en main. Il a vingt et un ans, il est libre et ne se sent pas un paria dans le Paris qu’il redécouvre. Il n’a même pas de difficulté à trouver un travail. Sa mère, pour cause de séquestre judiciaire des biens de la famille, vit désormais chichement dans une chambre de bonne. Son frère Jacques, condamné au procès de La Rochelle, est détenu depuis 1948 au sanatorium pénitentiaire de Liancourt, dans l’Oise, avec un ami du directeur des tanneries Sueur de Bagneux. Ce dernier – un ancien pétainiste qui laisse traîner à l’arrière de sa voiture les Écrits de Paris, une revue créée en 1947 par des anciens de la collaboration – accepte d’embaucher Pierre Sidos et le met au travail dès la fin du mois d’août 1948. Il fera du jeune homme un spécialiste du cuir verni. Dans la foulée, Pierre Sidos se trouve un petit appartement rue Saint-Martin, à Paris. L’ancien jeune épuré s’en sort bien. La France traverse alors une crise économique et monétaire de grande ampleur et attend toujours les bienfaits du plan Marshall d’aide à la reconstruction. Dès sa libération, Pierre Sidos reprend contact avec son frère François (qui porte le même prénom que son père), ingénieur commercial alors employé aux charbonnages de Haïfong, au Vietnam. Son parcours s’écarte notablement de celui des autres
membres du clan. En 1942, il s’est rallié à Alger aux Forces navales françaises libres et a participé durant l’été 1944 au débarquement en Provence. À Cavalaire, il a sauvé la vie du fils de l’amiral américain Arleigh Burke. Les deux frères sont fort différents l’un de l’autre, mais Pierre le doctrinaire et François l’homme d’action, qui ne manque ni d’entregent ni de relations, se complètent. Leur frère Jacques les rejoindra dès sa sortie du sanatorium. Il sera le bagarreur, la tête brûlée. En effet, le projet qu’ils nourrissent, la création de Jeune Nation, sera d’abord une affaire de famille et de copains. Durant des mois, le clan Sidos prospecte dans la colonie des excollaborationnistes et noue des contacts. À la nuit tombée, dans son antre de la rue Saint-Martin, Pierre peaufine la plate-forme politique du futur mouvement. Il faut attendre la fin de 1949, quand sont réunis un corps de doctrine et quelques troupes, pour qu’il voie le jour. Ne manquent plus que les fonds nécessaires à l’impression du programme, indispensable pour en diffuser les idées. Les mécènes d’extrême droite se comptent sur les doigts d’une main. Pierre Sidos se tourne vers Jeanne Pajot, richissime héritière d’un empire sucrier. Bonapartiste de choc, elle préside une association du souvenir napoléonien et tient salon dans ses appartements le samedi aprèsmidi. C’est une amie de l’ancien chef des Jeunesses patriotes, Pierre Taittinger, proche de la famille Sidos avant guerre, qui siège depuis la Libération à la banque Worms et dans divers conseils d’administration, dont celui de l’hôtel Lutetia qui met régulièrement ses salons à la disposition des anciens nationaux. Pierre Sidos fréquente le salon de Jeanne Pajot depuis des mois et obtient sans difficulté qu’elle édite à ses frais la plaquette de La Jeune Nation (on ne dit pas encore Jeune Nation). Le 22 octobre 1949, une première présentation du mouvement a lieu au siège du
Souvenir napoléonien, rue du Cirque… Trois mois plus tard, le 28 mars 1950, le mouvement est officiellement déclaré à la préfecture de police. Son engagement dans la défense de « l’Empire français » et la reddition de Dien Bien Phu le poussent en 1954 sur le devant de la scène nationaliste. Le mouvement sort de sa gangue groupusculaire et cesse de n’être qu’un club de jeunes activistes issus de la collaboration – de fils à papa épurés à la Libération. Il se dissocie des milieux vichystes dans lesquels il a couvé durant des années. Il est alors un des rares groupes nationalistes créés après guerre à avoir survécu. La guerre d’Algérie qui commence va lui servir de tremplin. Pierre Sidos considère qu’il est devenu nécessaire et même urgent de revoir les assises du mouvement et de concevoir une nouvelle méthode d’action politique. Face au succès des mouvements de libération nationale qui partout gagnent du terrain depuis la victoire d’Ho Chi Minh en Indochine et menacent aujourd’hui le Maghreb français, les nationalistes doivent faire preuve d’efficacité. Leur but est d’enrayer les percées de l’adversaire, de défendre la patrie et l’empire contre le dépeçage et les hommes du « système » issu de la Libération. Pour Jeune Nation, l’objectif ne peut être atteint sans qu’un effort important soit fait en matière de formation des militants. Seule une véritable caste d’« officiers politiques » est susceptible d’encadrer la révolte de la jeune génération que les échecs de la e IV République semblent rendre inévitable. Jeune Nation veut forger une phalange de militants entièrement dévoués à la cause, vingtquatre heures sur vingt-quatre. Pas question de construire un parti de masse, contraint d’accepter des dilettantes : plutôt qu’un parti, c’est une petite armée, modèle réduit, qu’il faut bâtir, coiffée d’un état-major révolutionnaire prêt, le moment venu, à former l’ossature d’une junte destinée à assumer le pouvoir.
Quant au programme, ses grandes lignes restent inchangées. Il vise la création d’un État autoritaire et fascisant : affirmation de la mission impériale et européenne de la France, instauration d’un syndicalisme corporatif à la Franco ou à la Salazar, élimination de l’influence des métèques dans la vie de la nation, adoption comme insigne de la croix celtique, celle qui figurait sur les pièces de monnaie, les casques et enseignes des habitants de l’ancienne Gaule, comme le notait Pierre Sidos, quelques années plus tôt, dans ses cahiers du Struthof. Mais Jeune Nation ne doit pas s’enfermer dans ses références au passé afin de ne pas alimenter les querelles partisanes et entretenir les séquelles de la dernière guerre. Les luttes coloniales ont rabattu dans ses filets d’anciens gaullistes et résistants. Il est désormais interdit aux militants, sous peine d’exclusion, de célébrer le passé. Cela n’empêchera pas les évocations discrètes du souvenir et la vénération de certains destins tragiques, comme les événements du 6 février 1934 ou la mort du poète fasciste Robert Brasillach. Tout cela est débattu et entériné lors du premier congrès de Jeune Nation, le 11 novembre 1955. Le type d’« officier politique » modèle qu’ambitionne de créer Jeune Nation, un homme va l’incarner. Son nom : Dominique Venner. Le Congrès l’a chargé d’organiser le premier camp école de Jeune Nation en s’inspirant du camp des Mille, organisé sous l’occupation par les jeunesses francistes. En cet hiver 1955, Venner sert comme jeune officier volontaire en Algérie. Il dirige, depuis les er événements du 1 novembre 1954 qui ont marqué le début de la guerre d’indépendance, un « commando d’intervention » rattaché à la 2e compagnie du 4e BCP, affecté le long de la frontière tunisienne. Il a à peine dix-neuf ans. Du jour au lendemain, il a laissé en plan
ses études ; un conflit de générations avec son père et l’appel de l’aventure ont précipité son départ. Jusque-là, il avait eu une existence matérielle plutôt facile et agréable. Son père, Charles, architecte, est un homme désormais fortuné ; fils d’un maçon mosellan, il a quitté la Lorraine après la défaite de 1870 et son annexion par l’Allemagne, et combattu dans l’armée française durant 1 la Grande Guerre . Dans les années 30, il a rejoint les Croix-de-feu du colonel de La Roque puis est devenu compagnon de route du PPF de Jacques Doriot. À la Libération, on ne lui connaît plus d’engagement politique. Certains racontent qu’il aurait alors détruit toutes les traces de ses anciennes sympathies doriotistes, et jeté insignes et épaulettes au feu. Dominique Venner a donc grandi dans un milieu aisé et bourgeois. Il a vécu dans un appartement de grand standing rue de Breteuil à Paris, dans un quartier chic. Cependant, à la mort de sa mère, il a juste onze ans et ne peut plus compter que sur sa grandmère. C’est elle qui lui donne le goût de la lecture : il dévore les romans de Jean-Louis Foncine et de Serge Dalens, des récits d’aventures illustrés qui faisaient frissonner les jeunes scouts 2. Il se régale aussi de ce vieux manuel édité aux alentours de 1840, intitulé Éducation et Discipline militaire chez les Anciens et en fait un de ses livres de chevet. Il relit jusqu’à s’en imprégner mot à mot le récit de la Constitution militaire de Sparte, faisant sienne la phrase de Plutarque concernant le courage de Lycurgue, qui devient son héros : « Il est préférable de braver la mort plutôt que d’accepter l’ignominie comme prix de sa vie. » Venner retient surtout de l’histoire de Sparte les faits d’armes du roi Léonidas et le récit des Trois Cents, hachés menu à la bataille des Thermopyles, en juin 3 480, pour sauver la Grèce de l’invasion perse .
Courage, esprit guerrier, vie rude et aventureuse, attirance pour l’ascèse, Venner est comblé, en 1953, quand l’armée l’envoie, à dixsept ans, faire ses classes d’officier à Rouffach. Selon ses propres mots, « le centre de dressage le plus dur offert à ce moment par 4 l’armée ». Il est situé en Alsace, à quelques dizaines de kilomètres à vol d’oiseau du Struthof. C’est là que Venner apprend les chants des commandos de France et le Panzerlied qu’adoptera le 1er régiment étranger parachutiste. Il s’est engagé pour aller combattre en Indochine. Mais, après la chute de Dien Bien Phu, il a dû faire une croix sur son projet et se contenter de l’Algérie, terre encore paisible quand il y pose son sac. La déclaration de guerre du FLN, à la Toussaint 1954, le confronte concrètement à la décolonisation dans laquelle il ne voit qu’une chasse à l’homme blanc. Venner pressent cependant que se battre les armes à la main ne suffira pas. Le soutien qu’apportent certains militants progressistes à la cause anticolonialiste, en métropole, le convainc que c’est là que le sort de l’Algérie se jouera. Il prend conscience, surtout, que seul il n’a aucune chance d’inverser le cours de l’histoire et se tourne alors vers la droite nationale comme le prédisposent sa culture et son esprit, celle, extrême, qui correspond à son jeune tempérament. Cette droite qui refuse de transiger et incarne des valeurs dont il pense qu’elles n’appartiennent qu’aux siens : le courage, l’effort, le refus de l’humiliation, l’exaltation du patriotisme, la probité, le respect de la parole donnée et des engagements pris. Mais aussi une certaine idée qu’il se fait de l’homme, haute et aristocratique, fidèle à ses mots dans ses actes. Honnête et droit. Un Homme blanc. Au cours d’une permission à Paris, durant l’été 1955, Venner entre en contact avec Jeune Nation. Il a lu un petit article dans Le Figaro dans lequel François Sidos affirmait que Jeune Nation n’était
pas un repaire de vichystes, qu’on n’y ruminait pas le passé et qu’au contraire on s’y inscrivait dans une perspective d’avenir. Peu après, Venner assiste à une de ses réunions publiques, dans les sous-sols du tabac le Châtelet, où François Sidos, à qui il a écrit, l’a convié. Il a droit à un cours magistral sur le nationalisme et à l’exaltation du soulèvement national du créateur de la Phalange espagnole, José Antonio Primo de Rivera. François Sidos a pressenti d’emblée que ce jeune garçon, frotté au métier des armes, recélait une graine de chef et la promesse d’un élément solide. Quelques mois plus tard, Venner se retrouve à la direction du mouvement, remaniée à la suite du Congrès. Il a été coopté à l’instance dirigeante, au « Conductoire national » (le Parti franciste était, lui, dirigé par un « Directoire national »). Il y est chargé de la publication du Courrier d’information, le bulletin interne. À ses côtés se trouvent Jean Malardier, trésorier de l’organisation, secrétaire fédéral et responsable administratif de la fédération de l’Ile-deFrance de Jeune Nation, Jacques Meyniel, futur responsable de la publicité au groupe Michelin, responsable de la « formation action », Ferdinand Ferrand, chargé de l’organisation et de la propagande pour l’Ile-de-France. Ferrand est un ancien communiste, natif de Châteaurenard, ville située en lisière du Vaucluse dans les Bouchesdu-Rhône, et mandataire aux Halles de Paris. C’est dans les nombreux bistrots du quartier, ouverts nuit et jour, que ce gros négociant fait l’article pour Jeune Nation. Grâce à lui, le mouvement a recruté quelques armoires à glace. Enfin, Albert-Pierre Malbrun est chargé de la gestion du matériel ; c’est un garçon coiffeur qui vit, avec sa femme et ses trois enfants, dans la loge de concierge dont elle s’occupe et où les dirigeants de Jeune Nation tiennent souvent d’interminables conciliabules.
Si Venner n’est plus un soldat isolé, s’il appartient à la jeune caste nationaliste chaperonnée par le clan Sidos, il y a encore loin de la coupe aux lèvres. Jeune Nation ne compte que 150 militants tout au plus, éparpillés sur l’ensemble du territoire. Mais la guerre d’Algérie va rapidement modifier la donne.
1. Correspondance avec Dominique Venner, décembre 2003. Dans son Dictionnaire de la politique française, t. 1, 1967, Henry Coston écrit que Charles Venner a milité au PPF et dirigé plusieurs sociétés immobilières. 2. Verdilhac et Lamoureux sont en fait les vrais noms de Jean-Louis Foncine et de Serge Dalens. Ils recevront le 15 janvier 1976 des mains de l’écrivain Virgil Gheorgiu le prix Renaissance, décerné par le Cercle du même nom, que préside alors Michel de Rostolan, ancien d’Occident puis membre du Front national. 3. À cette célèbre bataille des Thermopyles, ce ne sont pas seulement 300 Spartiates qui périrent, mais 700 hommes, 400 Thébains s’étant en effet joints au roi Léonidas. 4. Dominique Venner, Le Cœur rebelle, Les Belles Lettres, 1994.
La spirale algérienne Dominique Venner a quitté l’armée en octobre 1956. Hébergé au domicile paternel, il exerce quelque temps, pour gagner sa vie, le métier de décorateur d’intérieur. Il peut désormais se consacrer à ses tâches de militant. En novembre, au moment de l’intervention soviétique en Hongrie, avec Jacques Meyniel et Jacques Sidos, Venner organise une véritable émeute anticommuniste en plein Paris. Ils détournent une manifestation qui se déroule sur les Champs-Élysées et entraînent des milliers de personnes au siège du Parti communiste, qu’ils envahissent, mettent à sac et incendient en partie, avant d’aller assiéger le journal L’Humanité. Dans plusieurs villes de France, les militants de Jeune Nation attaquent et saccagent des locaux du parti. Pour les nationalistes, les communistes sont l’ennemi principal, ils oppressent les peuples d’Europe de l’Est et soutiennent la désagrégation de l’empire colonial français. L’assaut contre les sièges du parti est la première opération spectaculaire menée par Jeune Nation ; ce ne sera pas la dernière. À peine Venner a-t-il participé à cette nuit d’émeute qu’il part passer le réveillon du jour de l’an parmi les anciens camarades de son commando de chasse. Pierre Sidos lui laisse la bride sur le cou. Venner réveillonne en plein djebel, au-dessus de Souk-Ahras, à Aïn Zana. Il y retrouve son ami de promotion à Rouffach, Michel Leroy, un ancien des jeunesses du RPF et lecteur assidu de l’hebdomadaire d’extrême droite Rivarol. Les deux hommes ont servi ensemble en Allemagne, à Rastadt, avant de se retrouver au e 4 BCP, en Algérie. C’est là, au cours de cet hiver 1956, que Venner
recrute Leroy, ainsi que Fernand Formont qui travaille, depuis qu’il a quitté l’armée, dans la recherche pétrolière. Leroy et Formont seront les responsables de Jeune Nation pour l’Algérie, où ils peuvent déjà re compter sur quelques anciens combattants de la 1 armée. Il y aura d’autres allers et retours, d’autres voyages, plus secrets ceux-là, dans l’Oranais et à Alger, des rencontres avec des responsables d’associations d’étudiants. Peu à peu, Jeune Nation développe et consolide ses réseaux en Afrique du Nord. Venner en sera un des principaux artisans grâce à ses contacts dans les milieux militaires et étudiants. Certains le considèrent déjà comme l’égal de Pierre Sidos et non plus comme son « fidèle second » ou son « lieutenant » ou, même, comme un simple dirigeant du mouvement. Lors des événements factieux qui vont bientôt secouer l’Algérie, son travail d’implantation sur place lui permettra de jouer un autre rôle. En novembre 1957, le FLN a repris l’offensive et conforté sa position sur l’échiquier international. Le bloc soviétique et les pays arabes ne sont plus les seuls à l’appuyer. Les Américains aussi, accusés de jouer double jeu. Dominique Venner, qui ne cesse de faire la navette entre Paris et l’Algérie, en est fou de rage. Il surgit à l’improviste au domicile de Pierre Sidos, alité pour cause de grippe. Il ne décolère pas : les Américains proposent leur médiation d’un côté, de l’autre, ils vendent des armes à la Tunisie… des armes qui pourraient bien se retrouver demain entre les mains des combattants du FLN. Déjà, le 2 juillet 1957, John Fitzgerald Kennedy, qui n’est encore que sénateur du Massachusetts, s’est prononcé pour un règlement international de la crise algérienne et s’est déclaré partisan de l’indépendance. Venner, cramoisi, explose : si l’Amérique aide les ennemis de la France, elle n’a qu’à évacuer les bases militaires qu’elle occupe sur le sol français, voilà ce qu’il pense. Afin
de le faire savoir, il n’y a qu’à manifester devant l’ambassade américaine, cela permettra de crever l’abcès – et ne parlons pas des retombées médiatiques possibles, comme celles de novembre 1956 ! Pierre Sidos hésite, mais se laisse convaincre par l’enthousiasme de Venner. Celui-ci s’empresse de rédiger un tract : « Puisque les pleutres du gouvernement ne font rien, nous défendrons nous-mêmes notre honneur et nos soldats. » Le ton est donné. Il fait placarder dans tout Paris une affiche qui appelle à manifester le 25 novembre à 19 heures face à l’ambassade américaine, avec en gros titre cette exhortation : « US Rembarquez ! », dans le style de la campagne menée par le Parti communiste lors de la venue, à Paris, du général « Ridgway la Peste », en pleine guerre de Corée. Venner succombe déjà à la phraséologie lénino-marxiste. Bientôt il fera de Lénine un de ses auteurs favoris, voyant en lui un simple théoricien de la prise du pouvoir. Dès 19 heures, le 25 novembre 1957, les nationalistes commencent à s’agglutiner autour des arrêts de bus situés sur la place de la Concorde. Ils stationnent en jouant au piéton qui attend. Au fil des minutes leur nombre grossit. Puis Venner prend la tête d’un cortège d’environ un millier de personnes qui envahissent la rue Gabriel et prennent la direction de l’ambassade toute proche. Des pancartes proclament la défense de l’« Algérie française » et leur manche peut servir de gourdin. Brusquement, une fusée éclairante atterrit dans les jardins de l’ambassade ; la manif tourne à l’empoignade, les premières échauffourées éclatent. Les affrontements, d’une rare violence, vont durer près d’une heure et aboutir à l’arrestation d’une centaine de manifestants. L’arrivée à Paris, le lendemain, du Premier ministre anglais Harold MacMillan, dont le gouvernement est lui aussi accusé
de fournir des armes aux Marocains et aux Tunisiens, va amplifier l’effet médiatique. Le New York Herald titre : « Émeutes devant l’ambassade des États-Unis ». L’Humanité parle d’« échauffourées fascistes place de la Concorde ». Le Monde note la présence d’une banderole de Jeune Nation et l’inscription : « Défendre l’armée française partout où elle se bat »… La presse écrite et filmée n’a pas lésiné sur les reportages et les commentaires : France-Soir, ParisPresse, Le Figaro, Radar, Paris-Match, Jours de France ; les Actualités Pathé et Movietone, le Manchester Guardian, L’Action de Bourguiba, Radio-Luxembourg… L’opération de Jeune Nation est un succès, couronné par un battage de presse sans précédent. Voué jusqu’ici à la rubrique confidentielle, Jeune Nation sort de l’ombre. Les coupures de presse s’amoncellent, à la grande joie des militants qui les découpent pieusement avant de les glisser à l’intérieur de ce qu’ils appellent une « bible » où il est d’usage de compiler toutes sortes de textes qui servent à présenter le mouvement aux éventuelles recrues. Cet effet de loupe sur Jeune Nation entraîne, dans les semaines et les mois qui suivent, une stupéfiante vague d’adhésions et la création de nouvelles sections partout en France et en Algérie. Les nouvelles recrues ne cessent d’affluer : Alain Mayoud, futur député du Parti républicain décédé en 1993 d’une crise cardiaque ; François Duprat, futur fondateur du Front national, assassiné en 1978 ; Bertrand Sapin-Lignière, Amaury de Chaunac-Lanzac, plus connu sous le nom de François d’Orcival, futur directeur de la rédaction du magazine Valeurs actuelles, Robert Martel, le fondateur de l’Union nord-africaine française, Jean-Jacques Susini, l’un des chefs de la future OAS, Philippe Sauvagnac, Jean-Luc Cazettes, président de la CGC-CFE en 2003, alors étudiant à Alger, Gilles Buscia, jeune instituteur et futur cadre de l’OAS ou encore Jean-Charles
Marchiani, futur préfet et député européen… Début 1958, huit ans après sa fondation, Jeune Nation savoure la notoriété. Sa stratégie, fondée sur des actions d’éclat, violentes et spectaculaires, a porté ses fruits. Ce succès a tout de même surpris le Conductoire de Jeune Nation. Sans se laisser griser, le petit groupe entrevoit le rôle qu’il pourrait jouer dans le conflit algérien qui mine les institutions de la République et son régime parlementaire, cause principale, selon les nationalistes, de la « destruction » du pays.
La tentation putschiste En mai 1958, la situation est en train de devenir explosive en Algérie où un coup de force se prépare. Le mardi 13 mai, lors d’une conférence de presse qu’il donne dans une brasserie parisienne, Pierre Sidos annonce, l’air entendu, qu’il s’attend à des événements à Alger le jour même. Au moment où il parle, la foule des Européens d’Alger, dirigée par l’étudiant Pierre Lagaillarde revêtu d’une tenue de para, a envahi le gouvernement général. Des militants de Jeune Nation, dont le jeune Jean-Luc Cazettes, participent à sa mise à 1 sac . Le général Massu reprend en main les émeutiers, canalise leur protestation et annonce la création d’un « comité de salut public » dont la seule exigence est l’instauration d’un gouvernement présidé par le général de Gaulle. Le soir, à l’Assemblée nationale, le démocrate-chrétien Pierre Pflimlin devient président du Conseil. Le premier acte du nouveau chef du gouvernement consiste à confier au général Salan tous les pouvoirs civils et militaires en Algérie. Le 14 mai, le nouveau « proconsul » lance un retentissant « Vive de Gaulle ! » qui électrise la population algéroise. Le même jour, Jeune Nation et quelques autres mouvements d’extrême droite ont réuni des milliers d’anciens combattants à l’Arc de Triomphe en hommage à trois soldats français qui viennent d’être exécutés en Tunisie par le FLN. Imitant leurs prédécesseurs du 6 février 1934, ils tentent de se diriger vers le Palais-Bourbon et se heurtent violemment à la police. Puis ceux de Jeune nation obliquent vers l’ambassade américaine où ils s’affrontent aux forces de l’ordre avant d’assiéger la légation tunisienne où de nouvelles bagarres éclatent. Le pouvoir, qui soupçonne Jeune Nation d’avoir fait sauter une bombe dans les
toilettes de l’Assemblée au début de l’année 1958, réagit. Dans la soirée, il dissout le mouvement, mais aussi d’autres groupes accusés d’activisme : le Parti patriotique révolutionnaire, de JeanBaptiste Biaggi, le Front d’action nationale de Jean-Marie Le Pen, et la Phalange française du neveu de Marcel Déat. Le Conductoire de Jeune Nation se réunit aussitôt dans l’Oise où un de ses dirigeants, Luis Daney, possède une propriété. Comment continuer l’action sans perdre le bénéfice de la notoriété déjà acquise par le mouvement ? Étant donné l’urgence, la création d’un er journal semble s’imposer, au moins à court terme. Le 1 juin, le général de Gaulle a finalement accepté de devenir président du Conseil et annonce, le 14, un référendum pour le mois de septembre sur de nouvelles institutions. Ce jour-là, Pierre Sidos se rend chez son avocat, Jacques Martin-Sané. Il veut savoir quels sont les risques éventuels de poursuites dans le cas où il créerait un nouveau mouvement. Les dirigeants de Jeune Nation ont jusqu’à présent peu souffert de la dissolution qui les frappe. Ce n’est pas le cas des autres groupes interdits au même moment, où les arrestations ont été nombreuses. Mais la situation a changé ; le 13 mai, à Alger, les militants de Jeune Nation ont appuyé le comité de salut public et le mouvement revendique sa part, si modeste soitelle, dans le retour du général de Gaulle. Pourtant, Sidos reste prudent. Il tient à évaluer les risques le plus sérieusement possible. Son avocat obtient un rendez-vous à la Chancellerie, où il est reçu par Yves Guéna, le directeur de cabinet du nouveau ministre de la Justice 2, Michel Debré, qui lui explique qu’il ne peut annuler la mesure d’interdiction sous peine de froisser certains membres du nouveau cabinet issus du cabinet précédent, à l’origine de cette mesure. Cela dit, en ce qui le concerne, Yves
Guéna ne voit aucune objection à ce que Pierre Sidos et ses amis appellent leur nouveau mouvement Jeune Nation française. Faut-il prendre au sérieux ces paroles prononcées dans une antichambre ministérielle ? Quelles garanties offrent-elles ? Les membres du Conductoire ont vite tranché ce point. Ils décident de ne pas en tenir compte, mais il leur faut trouver le moyen de s’extirper de cette semi-clandestinité et de renouer avec une activité légale. Pierre Sidos, Dominique Venner et Luis Daney se consacrent alors à la mise en route d’un journal qui s’intitulera… Jeune Nation. Sa société éditrice, la Société de presse et d’éditions de la croix celtique, voit le jour. Pierre Sidos, qui n’a jusqu’à présent publié que de petits bulletins, consulte alors un professionnel, Noël Jacquemard, directeur de L’Écho de la Presse et de la publicité, à la réputation d’anticonformiste et qui emploie de nombreux journalistes aux opinions nationalistes. Ce dernier ne lui donnera qu’un conseil, éviter de lancer un journal en plein été alors que les gens s’apprêtent à partir en vacances. Pierre Sidos passe outre. La situation exceptionnelle que traverse la France mérite qu’il prenne quelques risques. Avec Venner et Daney, il réunit les fonds nécessaires et se préoccupe déjà du contenu rédactionnel du journal. Au cours du mois de juin, il rend visite à quelques amis, des signatures connues dans le microcosme d’extrême droite et qui connaissent les affaires de presse, des journalistes expérimentés qui ont de la bouteille. Ils sont aussi proches, politiquement, de la défunte Jeune Nation. Sidos retrouve son ami Henry Coston, qui a côtoyé avant guerre les milieux francistes. Sa haute silhouette dégingandée, un peu voûtée, son visage arrondi, ses yeux clairs et son crâne dégarni sont bien connus dans le milieu nationaliste. Éditeur de livres et directeur de revue, il y occupe une place à part. Il a débuté dans les milieux
de presse en 1928 où il s’est fait une réputation d’adversaire acharné de la « judéo-maçonnerie ». Journaliste, militant politique, il a fondé le Front national ouvrier paysan et publié, à partir de 1930, la revue La Libre Parole. Dès 1934, il est entré en contact avec les milieux prohitlériens. En 1941, il a installé, dans les locaux de la Grande Loge de France dissoute par les lois antimaçonniques de Vichy, son Centre d’action et de documentation antimaçonnique. Expulsé après l’intervention de l’Institut d’étude de la question juive qui juge inopportune son initiative, il rapatrie le centre de documentation au Service des sociétés secrètes qui le subventionnera désormais. À la Libération, Coston est lourdement condamné et interné à l’île de Ré, avant d’être amnistié. Depuis il a fondé la Librairie française qui édite des livres en souscription, puis lancé la revue mensuelle de format de poche, Lectures françaises, en mars 1957. À son ami Sidos, il fait mieux que prodiguer des conseils. Il lui propose une aide matérielle et lui offre les « bonnes feuilles » de son livre à succès, Les Financiers qui mènent le monde, 3 qui vient d’atteindre 200 000 exemplaires vendus . Un ancien membre du Service des sociétés secrètes de Vichy, Jacques Ploncard d’Assac, qui vient de faire éditer Doctrines du nationalisme, fait au chef de l’ex-Jeune Nation la même proposition. Si son livre ne connaît pas le succès commercial de celui de Coston, le milieu nationaliste l’a plébiscité. L’auteur a lui aussi débuté avant guerre dans la presse antisémite et antimaçonnique. Il éditait une petite feuille très virulente, intitulée La Lutte. En 1944, il a échappé à la justice en n’écoutant pas les conseils de son ami Guillain de Bénouville, compagnon de la Libération et ancien maurassien tout comme lui, qui lui suggérait d’attendre que les choses se tassent et qu’une loi d’amnistie soit votée. Il a préféré prendre le large et se réfugier au Portugal. Introduit de longue date dans les milieux
catholiques traditionalistes, Ploncard d’Assac y a été bien accueilli. Considéré comme un des maîtres à penser du nationalisme, il y est devenu l’éminence doctrinale du président dictateur Salazar qui a fait de lui le rédacteur diplomatique de son quotidien officiel puis le chroniqueur en langue française de La Voix de l’Occident, une radio 4 d’État qui émet de Lisbonne en direction du monde . Pierre Sidos rallie à son entreprise des amis sûrs et influents dans les milieux nationalistes. Il peut également compter sur un ami qui écrit dans la « grande presse » et lui a promis le moment venu de faire paraître des échos sur son journal avant d’y écrire lui-même, Jean-André Faucher. De taille moyenne, joufflu, enveloppé comme un Jaurès sans barbe, celui qui accédera plus tard au poste de grand hospitalier de la Grande Loge de France a dû se faire discret à la Libération. Ancien des jeunesses doriotistes, Faucher a dû se terrer, changer plusieurs fois d’identité, avant de traîner à Paris dans l’underground du néofascisme. Il écrit dans de petites revues qui succombent les unes après les autres, faute d’argent et de lecteurs, avant d’être engagé à Paris-Presse, un grand quotidien dirigé par Pierre Lazareff. Apparenté à François Mitterrand et lié à l’ancien numéro deux du RNP Georges Albertini, l’homme est sans préjugés. S’il se réclame de la droite « sorélienne », une sorte de gauche d’extrême droite ou vice versa 5, il fréquente les milieux de la gauche radicale et de la maçonnerie droitiste, publie des lettres confidentielles ; il est échotier politique à l’hebdomadaire Juvénal, collabore à des publications de droite sous divers pseudonymes, publie des livres… Il est partout à la fois et touche à tout. En 1956, il a rallié le Club des montagnards, fondé peu après l’insurrection hongroise et qui réunit des membres de l’aile droitière du Parti radical et de la franc-maçonnerie sous l’aile protectrice de l’ancien
préfet de police, Jean Baylot. Le club a pris nettement position en faveur de l’Algérie française. En moins de deux mois, l’ex-Jeune Nation est repassé à l’action. Dominique Venner se charge des liens entre le journal et ses lecteurs – c’est-à-dire ses militants. Il abandonne le bulletin intérieur du mouvement et fait l’interface entre la direction et la base. Le journal s’est installé au premier étage d’un vaste local situé près de la gare de l’Est, 162, rue du Faubourg-Saint-Denis. C’est le siège social de la Société de presse et d’éditions de la croix celtique, la SPECC. Il comprend une grande salle et trois autres plus petites, avec vue sur cour, où règne l’ambiance d’un journal comme les autres. Le 5 juillet 1958, date anniversaire de la prise d’Alger en 1830, le premier numéro de Jeune Nation sort des presses. À Paris, en province et à Alger, il part comme des petits pains. Le 14 juillet, sur les Champs-Élysées, lors du défilé, 600 numéros s’arrachent en quelques heures. Le bihebdomadaire Jeune Nation affiche d’emblée un antigaullisme virulent. Il ne fait aucun doute pour son équipe que « le 13 mai sera trahi ». De Gaulle ne tiendra pas sa parole, il va brader l’Algérie. Le journal n’est pas allé pêcher cette certitude dans une boule de cristal. Presque un an auparavant, le 4 juillet 1957, le journaliste Roger Stéphane, bien informé, a déjà tout prédit dans France-Observateur. Le général de Gaulle se dit déjà partisan d’un État-nation pour l’Algérie dans le « cadre d’un nouveau Commonwealth français ». Il préconise l’indépendance pure et simple de l’Algérie, alors qu’à la même époque les plus téméraires n’envisageaient qu’un statut d’autonomie. Le coup du 13 mai n’aura été qu’une mise en scène réussie pour imposer son retour aux affaires. Pourtant, en Algérie, l’accession au pouvoir de De Gaulle a rassuré la communauté européenne. Les nationalistes y font figure
de Cassandres. On les accuse de ne chercher qu’à régler un vieux compte avec « l’homme du 18 juin », qu’ils rendent responsable des 6 « 105 000 exécutions » de la Libération . En vérité, ils sont convaincus que la parole donnée ne sera pas tenue. Ce n’est pas une question de personne. Le système, dont de Gaulle a simplement modifié l’habillage sans s’en prendre aux racines, conduira inéluctablement, selon eux, l’Algérie à sa perte. « La République en France est un régime périmé qui doit faire place à un État Nouveau », martèle Venner dans les colonnes de Jeune Nation 7. Les nationalistes s’engagent alors dans une campagne systématique contre le nouveau pouvoir. En retour, le régime ne va pas les ménager : 450 interpellations en une seule année, 76 inculpations, 180 perquisitions et 15 arrestations. Malgré ce harcèlement, les anciens de Jeune Nation préparent depuis l’automne 1958 la fondation d’un nouveau mouvement. Le 6 février 1959, est créé ce parti « indispensable à la prise du pouvoir et qui en sera l’épine dorsale et le moteur le jour de l’insurrection », comme Venner l’assène depuis des mois aux jeunes recrues. 1 200 délégués nationalistes se sont réunis dans une salle hérissée de drapeaux frappés de la croix celtique. Aux délégués se sont joints les amis et les compagnons de route, Henry Coston, Pierre-Antoine Cousteau, ancien rédacteur en chef de Je suis partout, Jean-André Faucher, Pierre Fontaine, Stéphen Hecquet, Pierre Hofstetter, Jacques Isorni, Jean Pleyber, Pierre Thurotte de L’Indiscret de Paris, pour la plupart des journalistes et anciens de la collaboration. Il faut y ajouter des représentants du groupe Armée Nation, du corps des jeunes officiers parachutistes, proches de Venner, et des milieux activistes d’Alger, comme Joseph Ortiz. Derrière la tribune, s’étire une immense toile portant l’emblème du mouvement au format géant
sous-titré de l’inscription « Parti nationaliste », le nom du nouveauné. Depuis le 13 mai 1958, les liens se sont resserrés entre les nationalistes de Paris, de province et d’Algérie. Des tractations secrètes ont été menées afin de coordonner leurs moyens qui, dispersés, restent stériles, mais qui peuvent, une fois réunis, constituer une vraie force de frappe. Les débats du congrès vont se dérouler durant trois jours, jusqu’au 8 février. La moyenne d’âge des militants du nouveau parti est passée à trente ans, alors qu’elle oscillait, du temps de Jeune Nation, entre vingt-cinq et trente. Les « corporatistes » pro-Salazar du comité de salut public AlgérieSahara ont beaucoup contribué à cette légère maturation des effectifs. Ils sont une des composantes des nationalistes d’Alger qui, « en dehors de tout esprit de chapelle », se sont fédérés autour du nouveau Parti nationaliste et comptent parmi eux, notamment, le groupe « corporatiste » du Dr Lefèvre, celui de Martel – qui mène dans la Mitidja une nouvelle croisade contre « l’Infidèle » et avec qui Jeune Nation était en contact depuis 1957 –, les étudiants nationalistes de Lagaillarde et Susini, le comité d’entente des anciens combattants et, depuis novembre 1958, le Front national français de Joseph Ortiz qui s’est approprié l’emblème de Jeune Nation, la croix celtique. Pierre Sidos et ses émissaires sont parvenus à faire l’union autour d’eux. La ligne politique du nouveau parti est plus ramassée et donc plus consensuelle : la sauvegarde de l’Algérie française en est la pierre d’angle. Comme l’a écrit Pierre Sidos dans le premier numéro de Jeune Nation : « Ce n’est que par la croix celtique et le béret de parachutiste que la France sera sauvée. » Costume noir et cravate assortie, il est venu rappeler à la tribune son objectif : « la préparation systématique de la prise du pouvoir », seul moyen de
sauver l’Algérie française. Il y croit et, pour se préparer à cette éventualité, le Parti nationaliste a calqué sa nouvelle organisation sur le modèle du comité de coordination et d’exécution du FLN et sur celui du Parti communiste. Le mouvement est désormais formé de cellules. En marge du Conductoire a été constitué un comité central nationaliste. Un aréopage de personnalités du nationalisme français forme une sorte de shadow cabinet prêt à gouverner en cas de victoire. Le Parti nationaliste a revêtu le treillis de combat. Mais le congrès a à peine achevé ses travaux que le pouvoir décide de dissoudre le mouvement. Le Parti nationaliste est mort-né. La mesure d’interdiction, simplement préventive, semble-t-il, n’entame en rien l’ardeur des militants : elle redouble encore dans les mois qui suivent, alors que la situation empire en Algérie.
1. Entretien téléphonique avec Jean-Luc Cazettes le 4 décembre 2003. 2. Yves Guéna a été jusqu’en 2004 président du Conseil constitutionnel. 3. La première édition des Financiers qui mènent le Monde a paru en 1955. Elle en est, en 1958, à sa troisième réédition. 4. Le 28 novembre 1952, apprenant la mort de Charles Maurras, le président dictateur Oliveira Salazar envoyait ce télégramme au fils de l’ancien directeur de l’Action française : « Profondément ému de la perte que vous et la pensée française venez de souffrir, je vous prie d’accepter mes condoléances les plus sincères. » 5. Antidémocrate, hostile à la dictature du prolétariat, Georges Sorel (18471922) a influencé le syndicalisme révolutionnaire de gauche et une frange importante des milieux maurassiens. Ainsi une de ses œuvres majeures, Réflexions sur la violence, a eu autant d’influence à droite qu’à gauche. 6. En 2004, la plupart des historiens s’accordent pour estimer à 11 000 le nombre des victimes de « l’épuration sauvage ». 7. Jeune Nation, n° 6, 13 sept./3 oct. 1958.
1963-1965
LES APPAREILS
Naissance de la FEN L’annonce, le 16 septembre 1959, d’un référendum sur l’autodétermination du peuple algérien semble donner raison aux nationalistes. Elle provoque une poussée de fièvre et une sourde colère dans la population européenne d’Algérie, qui perçoit cette consultation comme un moyen d’en finir avec l’Algérie française. Malgré le travail des services d’action psychologique de l’armée qui s’efforcent d’apaiser les esprits en expliquant que la politique du gouvernement reste inchangée, les pieds-noirs n’y croient plus. Auprès d’eux, de Gaulle a perdu son prestige et sa crédibilité. Le 18 janvier 1960, le commandant du corps d’armée d’Alger, Jacques Massu, un des principaux artisans du 13 mai, est démis de ses fonctions par de Gaulle, après avoir accordé une interview inopportune au magazine allemand Der Spiegel, dans laquelle il met le chef d’État en porte-à-faux. Le 24, c’est le soulèvement à Alger… 1 le premier jour de « la semaine des Barricades ». À Paris, on dénonce un complot nationaliste fomenté à Alger, bénéficiant de l’appui d’officiers des unités territoriales et des services de renseignement et d’action psychologique, et dont les ramifications conduiraient, en métropole, à l’ex-Parti nationaliste. Pierre Sidos et ses amis n’ont jamais dissimulé leur intention de se débarrasser du régime par la manière forte et d’accéder au pouvoir par des voies extralégales. Un « coup de force », un complot ou encore un « soulèvement militaire ». Le 30 janvier, les émeutiers abandonnent leurs barricades et se rendent. Joseph Ortiz s’enfuit et une vingtaine de personnalités des milieux nationalistes sont poursuivies pour atteinte à la sûreté intérieure de l’État. Au cours de cette semaine,
les événements se sont précipités pour les chefs ultras. Le 24 janvier, le jour même où débute la semaine des Barricades, un mandat d’arrêt pour « reconstitution de ligue dissoute » a été lancé contre Pierre Sidos, Jean Maladier et Dominique Venner, qui plongent aussitôt dans la clandestinité. Prudents et prévoyants, ils ont déjà mis en place des structures clandestines. Depuis plus d’un an, Ferdinand Ferrand s’en est occupé : planques, faux papiers, logistique, ou encore diffusion du courrier interne et de la propagande qui seront désormais acheminés via les Halles de Paris, dans des cageots de fruits et de légumes, convoyés en train, camion et même avion, à travers la France et jusqu’en Algérie. Dans les semaines qui suivent l’entrée des chefs nationalistes dans la clandestinité, les réunions discrètes se multiplient. Pour eux, aucun doute, la situation est presque mûre. L’heure est venue d’entamer les premières collectes d’armes, de renforcer les structures clandestines et de mettre en place un service de renseignement digne de ce nom. Pierre Sidos y veillera personnellement. Mais le mouvement a aussi besoin d’une structure légale, d’une façade publique. Jeune Nation puis le Parti nationaliste ont été dissous et le journal peut être interdit d’un moment à l’autre. Le rythme des perquisitions et des arrestations s’est accéléré ces derniers mois. Et le fiasco de la semaine des Barricades annonce un sérieux tour de vis. C’est aux jeunes étudiants et lycéens qui ont rejoint le mouvement depuis 1958 d’entrer en scène. Quelques-uns, élèves de terminale et de classe préparatoire, ont déjà démontré de grandes qualités. Mais il n’est pas question pour autant de les entraîner dans la lutte armée. Ils devront animer une organisation étudiante qui servira de « périscope de légalité » au mouvement clandestin. Cette décision, prise en petit comité, dans un local secret
du quartier des Halles mis à disposition par Ferrand, s’est bornée à définir un principe. À Venner d’en discuter le détail, avec deux militants qu’il rencontre régulièrement : Georges Schmelz, alias Pierre Marcenet, un Havrais qui étudie le latin et le grec en faculté à Paris, et François d’Orcival, un ancien dirigeant de Jeune Nation dans le Sud-Ouest. Les deux ne tardent pas à donner leur accord. Le 12 avril 1960, les futurs responsables de la Fédération des étudiants nationalistes, la FEN, se réunissent rue Serpente, dans une salle du deuxième étage des Sociétés savantes dirigées par un membre de l’ex-Jeune Nation auquel les huit lycéens et étudiants ont tous appartenu. Durant plus de trois heures, ils débattent des thèmes de propagande de leur organisation : le mode d’intervention politique dans la société, la sauvegarde de l’Algérie française, la lutte contre le marxisme (et le PCF) et la remise en question des e institutions. Le lendemain, le 49 congrès de l’UNEF, qui se tient à Lyon, vote une motion de soutien au FLN. Le 1er mai, Le Monde et Le Figaro signalent la naissance de la FEN, qui justifie sa création par la prise de position de l’UNEF sur la question algérienne. L’initiative est relayée par la presse amie : Rivarol, Le Charivari, C’est-à-dire… Pour démarrer, la Fédération des étudiants nationaliste dispose 2 d’un pécule de 10 000 francs . Venner a écrit le premier jet d’un texte qui servira de manifeste. François d’Orcival et Georges Schmelz ont revu et complété la première mouture avant que le texte ne soit édité en brochure, grâce à l’aide matérielle de Rivarol 3. Les seize pages contiennent à la fois le « Manifeste de la classe 60 » et les « principes d’action de la Fédération des étudiants nationalistes ». Ce texte servira, au cours des années 60, de référence et de base doctrinale à la nouvelle génération de militants,
celle du baby-boom version nationaliste. Il s’inscrit dans la droite ligne de Jeune Nation, parle de « déchéance » et incrimine « les institutions et les hommes qui assument la direction de la France ». Il fustige « l’incohérence et l’inefficacité des équipes politiques », leur « incompétence » et insiste sur le credo idéologique des jeunes nationalistes qui rejettent « la conception démocratique de l’homme, individu anonyme qui abdique de sa personnalité et de sa valeur devant l’absurde et injuste loi égalitaire ». Selon eux, « l’homme ne prend sa signification qu’au sein d’une communauté naturelle qui […] revêt la forme privilégiée de la nation ». Il n’est, selon l’expression de Maurice Barrès, que « l’addition de sa race » et « prend place dans une chaîne historique dont il est un maillon ». Il se définit comme « un tout indivisible, composé de tissus, de liquides organiques et de conscience » (Alexis Carrel) et « se compose des traditions de ceux qui ont vécu avant lui, de sentiments qui l’attachent aux gens qui sont du même pays que lui » (Édouard 4 Drumont) . C’est cette vision de l’homme et de la nation que la FEN entend désormais faire triompher. Sept mois après sa création, elle réunit à Paris sa première conférence nationale annuelle. Alors qu’au début de l’été 1960 ses effectifs ne dépassaient pas la soixantaine, ce sont 200 délégués qui y participent – dont seize venus de Toulouse où, en septembre, une section a été créée à la suite du ralliement de plusieurs assemblées générales d’étudiants (AGE) qui, en métropole et en Algérie, ont joué un rôle déterminant dans le développement du courant nationaliste. En 1957, sur la question de l’apolitisme qui dissimulait le refus de nombreuses assemblées de cautionner la position anticolonialiste de la direction de l’UNEF, une importante
scission avait eu lieu. Le 27 avril 1957, dix-sept « AGE » se retiraient 5 de l’UNEF lors de son cinquantième congrès . En février 1961, alors qu’un vaste mouvement étudiant est en train de se lever pour exiger la fin de la guerre en Algérie, la FEN se dote d’un organe central de presse, les Cahiers universitaires, format A5 couverture bicolore. Dans le premier numéro, Georges Schmelz signe, sous le pseudonyme de Pierre Marcenet, un article sur le syndicalisme corporatif et d’Orcival un autre sur le rôle de la jeunesse. On y a reproduit aussi un papier de Jacques Ploncard d’Assac, paru dans le quotidien du président dictateur Salazar, Diaro da manha, qui salue la création de la FEN et la publication du Manifeste de la classe 60, dans lequel il voit le retour des « idées fondamentales de toutes les révolutions nationales ». La revue comporte enfin de nombreuses pages d’informations, transmises par le réseau étudiant de correspondants dont elle dispose en province. La FEN va devenir une véritable pépinière de cadres pour le mouvement nationaliste et attirer à elle toute une génération politique. Grand échalas à la stature un peu impériale, François d’Orcival va s’y imposer comme le leader incontesté des étudiants nationalistes. Il est issu d’une famille d’officiers. Son oncle Jacques Griffolet a combattu dans le maquis des Glières que la milice et les troupes allemandes ont assiégé en mars 1944. Un autre de ses oncles a servi comme officier dans la deuxième DB, puis dans le corps indigène d’outre-mer. Son père a fait partie de la première escadre qui s’est rendue en Indochine après guerre. Rien d’étonnant à ce que d’Orcival ait hérité d’eux un réel sens du commandement. Lorsque le général de Gaulle s’est « résolu à brader » l’Algérie, le jeune homme a rejoint Jeune Nation, ruminant la tragédie de Dien 6 Bien Phu qui l’avait déjà profondément blessé . Il y a débuté comme responsable de la région de Saint-Gaudens avant d’être coopté à la
direction collégiale de la FEN aux côtés de Georges Schmelz, de Pierre Poichet et du futur polytechnicien Jacques Vernin. Le noyau dirigeant sera bientôt rejoint par d’autres éléments de qualité comme le correspondant des Cahiers universitaires de Nancy, Jean-Claude Bardet. Futur animateur du service des études électorales du RPR et cofondateur du GRECE et du Club de l’horloge, Bardet a côtoyé Jeune Nation dès le lycée et rejoint la Fédération des étudiants nationalistes lors de sa création. Dien Bien Phu a, pour lui aussi, servi d’étincelle. L’hérédité familiale n’a pas pesé dans ses choix. Bardet vient d’un milieu républicain de droite. Lecteur d’Anatole France et de Guy de Maupassant, son père ne fait pas de politique. C’est un bourgeois tranquille, aisé, qui possède une grande et prospère quincaillerie à Nancy. Bardet a été nommé responsable de la FEN locale et, à ce titre, il est régulièrement convié à Paris aux 7 réunions de la direction . À l’occasion d’un de ces voyages, il a rencontré, au début de l’année 1961, un nouveau militant qui vient de rejoindre l’équipe dirigeante de la FEN. Il se fait appeler Fabrice Laroche, mais il s’agit d’Alain de Benoist, futur fondateur du GRECE et de la revue Nouvelle École, philosophe, écrivain, gourou malgré lui du futur académicien Louis Pauwels jusqu’à la fin des années 70. À la FEN, Fabrice Laroche devient indissociable de sa machine à écrire. C’est un intellectuel qui a toujours le nez dans un livre même quand il se promène dans la rue. C’est une « machine à penser », un brasseur d’idées, une sorte d’activiste de l’Underwood dont il use le clavier tant sa frappe est énergique. Les prémices de son engagement remontent à 1960. Il n’a alors que seize ans et termine ses études secondaires au lycée Louis-leGrand. La guerre d’Algérie bat son plein, mais rien n’est encore joué. Ses parents possèdent une propriété près de Dreux, non loin de
celle d’Henry Coston, le vieil ami de Pierre Sidos. Au cours de l’été 1959, Alain de Benoist a rencontré la fille du directeur de Lectures françaises. Durant les week-ends, avec elle et Marie-France Charles, future Marie-France Stirbois, il s’amuse, se promène, discute… flirte. Dans un village qui compte moins de cent habitants, on ne fréquente pas la fille sans être présenté au père. De Benoist prend l’habitude de discuter avec Henry Coston. D’homme à homme. D’égal à égal. Il a quinze ans et demi quand ce dernier lui propose d’écrire quelques articles pour le numéro spécial de sa revue qu’il va consacrer aux « Partis, journaux et hommes politiques d’hier à aujourd’hui » et qu’il publiera en décembre 1960. Un travail documentaire, rien de plus. Alain de Benoist accepte. Coston lui remet des dossiers de presse. À lui de les dépouiller et d’en faire la synthèse. Alain de Benoist signe cette collaboration du pseudonyme de Cédric de Gentissart. Ce ne sera pas son dernier pseudo. C’est en tout cas sa première pige, que Coston lui a tarifée au plus juste. L’année suivante, alors qu’il mène à Paris des études de philosophie et de droit, il entreprend ses premières démarches. Henry Coston lui a conseillé de se rendre au local du journal Jeune Nation, rue du Faubourg-Saint-Denis. Mais la manière dont il y est reçu réfrène ses élans. Puisqu’il veut faire quelque chose d’absolument utile, lui dit-on, il peut passer le balai dans le local. Il s’exécute, songeur, avant d’aller protester auprès de Coston. Celuici l’adresse alors à François d’Orcival ; la rencontre a lieu quelque temps plus tard dans une brasserie de la porte d’Auteuil. Alain de 8 Benoist a dix-sept ans .
1. Sur la semaine des Barricades voir Alain de Sérigny, Un Procès, La Table Ronde, 1961.
2. Article de François d’Orcival, « Des décombres au nationalisme », Défense de l’Occident, novembre 1961. 3. Il semble encore aujourd’hui qu’il y ait discussion sur la paternité du Manifeste. Selon les versions, Pierre Sidos en serait le coauteur avec Dominique Venner ; François d’Orcival l’aurait écrit seul ou encore l’épure initiale aurait été rédigée par un « ami » de la direction de la FEN dont le nom reste mystérieux, et relue, révisée, complétée par d’autres alors que des chapitres y auraient été ajoutés… Enfin Dominique Venner en serait l’unique auteur. La version que nous mentionnons nous semble la plus probable. 4. Passages extraits du Manifeste de la classe 60. 5. Marc Taillandier, secrétaire général de l’UNEF, in Demain, n° 74, 9 mai 1957. 6. Entretien avec François d’Orcival, 23 octobre 2003. 7. Entretien avec Jean-Claude Bardet, le 7 octobre 2003. 8. Entretien avec Alain de Benoist, le 13 octobre 2003.
Le temps de la répression Les événements se précipitent en Algérie, lorsque les dirigeants de la FEN apprennent, le 19 avril 1961, que Dominique Venner vient d’être arrêté alors qu’il sortait d’un restaurant du quartier des Halles où il venait de déjeuner avec son ami Ferdinand Ferrand. Une équipe de la brigade criminelle l’a menotté, sur le trottoir, avant de le conduire quai des Orfèvres. Voilà plus d’un an qu’un mandat d’arrêt était lancé contre lui. Il se retrouve incarcéré à la prison de la Santé, deux jours avant le putsch du 21 avril 1961, planifié et organisé par l’Organisation armée secrète, l’OAS, créée quelques mois plutôt à 1 Madrid . Pour les jeunes étudiants nationalistes, c’est un coup dur. Venner a été à ses débuts une des chevilles ouvrières de la FEN et il était resté proche de ses militants. Mais c’est la dure loi de la guerre. Jeune Nation, qui a survécu à deux dissolutions, a participé, à son échelle, aux préparatifs du putsch. Venner était en contact avec le général Faure et le colonel Garde ; à Alger, Michel Leroy et ses hommes ont été choisis pour servir d’éclaireurs aux unités parachutistes engagées dans le putsch. Le mouvement a déterré des dépôts d’armes enfouies à la Libération, en a récupéré d’autres dans des unités militaires où le mouvement dispose de complicités. Des membres du SDECE lui ont livré du matériel sophistiqué, comme des tubes de dentifrice pleins de substance explosive utilisés par leur service Action. Depuis la création de l’OAS, début 1961, le mouvement a assumé sa part des tâches. Il a renforcé ses structures clandestines, diffuse un journal auquel Pierre Sidos a donné un titre aux accents francistes, Vive La France, l’« organe de
combat de l’OAS métropolitaine », format A4, ronéotypé dans un local clandestin du quartier des Gobelins, à Paris, où sont également stockés des explosifs. Son rédacteur en chef, le comte Louis de Charbonnières, signe ses éditos sous le pseudonyme de Capitaine Saubestre. Dans le civil, il exerce la même fonction journalistique au magazine Charivari, dirigé par le fils de Noël Jacquemart. De Charbonnières sert d’agent de liaison entre Jeune Nation et l’étatmajor de l’OAS. L’arrestation de Venner est survenue au plus mauvais moment. Il n’est plus question pour lui de participer au « coup ». Le pustch va lamentablement avorter, prenant même des airs de vaudeville. Il est maté en trois jours, ses principaux instigateurs sont arrêtés ou contraints à l’exil ou à la clandestinité. Pour autant, l’OAS n’a pas encore dit son dernier mot. Elle va plonger l’Algérie et la métropole dans le chaos. Peu après le putsch d’avril 1961, les responsables provinciaux de la FEN se sont réunis à Paris pour discuter de l’avenir de leur organisation, déjà menacée en Algérie par la répression et les arrestations. Décision est prise que si la FEN était interdite en France elle passera aussitôt dans l’OAS, c’est-à-dire dans la clandestinité. Une perspective qui en réjouit plus d’un. Jean-Claude Bardet va, comme la plupart de ses amis, pouvoir satisfaire sa soif d’action. À Nancy, où il est responsable local de l’ex-Jeune Nation, il va prendre la tête du « réseau Dominique » de l’OAS. Après l’échec du putsch, son chef a préféré se mettre au vert en s’engageant dans l’armée… Bardet le remplace au pied levé. Il hérite du surnom « le peintre ». Il est un des rares militants de l’armée secrète de Nancy à ne pas avoir encore été repéré par la police. Il en profite pour assister aux réunions publiques anti-OAS – assis au premier rang. C’est son côté provocateur, mais cela lui permet surtout de repérer des visages. Son réseau dispose d’une
provision de plastic qui date de la période poujadiste. Ces explosifs ne sont pas en très bon état, mais Jean-Claude Bardet va tout de même s’en servir contre des cibles privilégiées, des professeurs ou des journalistes, ou le militant socialiste et futur responsable du théâtre de Nancy Jack Lang. Toutefois, les engins sont capricieux et la matière explosive se révèle souvent inerte ; certaines bombes artisanales sautent, d’autres pas. Un indicateur infiltré par la police va provoquer l’arrestation de tous les membres du réseau – une quarantaine de jeunes pieds-noirs de Nancy et de fils d’anciens des mouvements pétainistes –, qui sont transférés devant la cour de 2 sûreté de l’État à Paris . Malgré sa volonté de ne pas les exposer, Pierre Sidos n’a pu empêcher les jeunes militants de la FEN de participer eux aussi à la « lutte armée ». Lors d’une réunion, dans un appartement cossu d’un quartier chic de Paris, il a finalement capitulé face à l’insistance des responsables étudiants. L’histoire est en train de s’écrire à coups de bombes. Or, la plupart pressentent qu’elle est sur le point de s’achever. Les négociations entre le pouvoir et le FLN vont bon train et l’indépendance de l’Algérie paraît désormais à l’ordre du jour. Ils ne veulent pas être privés des derniers combats. En ce début d’année 62, une « nuit bleue » va leur donner l’occasion de se distinguer. La FEN participe aux plasticages ; un de ses militants dépose un engin explosif sur le paillasson de René Cassin, d’autres attaquent des locaux du Parti communiste… La police, qui procède aussitôt à une rafle dans les milieux activistes, n’épargne pas les militants de la FEN. François d’Orcival se retrouve au centre Beaujon puis au gymnase Japy. L’article 16 de la Constitution permet d’interner tout opposant, mineur ou adulte, sans qu’aucun fait matériel ne lui soit reproché.
François d’Orcival est expédié au camp de Saint-Mauricel’Ardoise. C’est juste un lieu-dit, un minuscule point sur une carte d’état-major, situé sur les contreforts des Cévennes, dans le Gard, entre Bagnols-sur-Cèze et le centre de recherche atomique de Marcoules. De grandes baraques en préfabriqué, entourées de barbelés et de miradors. L’administration l’a baptisé « camp d’assignation à résidence » ; il peut recevoir 3 000 personnes. C’est visiblement trop. Au plus fort des mesures d’internement, il y aura à Saint-Maurice-l’Ardoise 302 pensionnaires. Aussi l’a-t-on divisé en deux parties, dont une seule est occupée. Les premiers internés, arrivés sous bonne escorte début janvier 1962, se sont choisis comme porte-parole l’ex-commissaire Jean Dides, une célébrité de la guerre froide et un maniaque de la lutte anticommuniste. C’est lui qui a été chargé d’imposer la discipline au sein du groupe et de le défendre face à l’administration. Une administration très vite mise au pas, et qui ne sait que faire pour rendre le séjour des internés le plus agréable possible – sous l’effet, en partie, des pressions exercées 3 de l’extérieur par l’OAS . Ce n’est pas la vie de château, mais il n’y a pas vraiment de quoi se plaindre. Les internés juifs reçoivent la visite de leur rabbin, les catholiques celle de leur prêtre. Les baraques sont chauffées et confortables. Des colis et des mandats sont expédiés aux détenus par une chaîne de solidarité mise en place par Jean La Hargue, professeur au lycée Carnot et proche de l’association la Cité catholique du chrétien traditionaliste Jean Ousset. L’administration a fait venir des cuisiniers qui font la tambouille au camp. Les internés ont exigé d’avoir comme médecin un des leurs, Alain Vian, et ils ont obtenu satisfaction. Quand François d’Orcival les rejoint, il n’a pas l’impression d’atterrir en enfer, mais plutôt dans une sorte de camp de vacances pour adultes, le genre « feu de camp derrière les
barbelés », à l’ambiance bon enfant. Il n’en gardera pas un mauvais 4 souvenir . Les détenus jouissent d’une grande liberté. Dans sa baraque en préfabriqué, le journaliste Pierre Chaumeil continue d’écrire pour son journal, L’Auvergnat de Paris. Entre deux papiers qu’il fait parvenir discrètement à sa rédaction, ce bon vivant initie ses codétenus aux rites des chevaliers du taste-vin. Jean Ferré, l’actuel directeur de Radio Courtoisie, a été chargé de lire chaque matin la presse et de rédiger une analyse politique de la situation, dont il discute ensuite avec ses camarades. Alain de Sancy et Jacques Servily, un ancien de l’Action ouvrière du RPF, s’occupent de l’association que les détenus ont créée au camp. Ils ont leur propre papier à en-tête depuis qu’ils ont fait fabriquer un tampon en caoutchouc, introduit en douce dans le camp lors d’une visite. L’administration de Saint-Maurice-l’Ardoise se montre conciliante et attentionnée. Ainsi lorsque le capitaine Souètre demande l’autorisation de se marier, elle accepte sans barguigner. Au début de l’année 1961, l’officier parachutiste a déserté alors que l’armée l’avait muté en métropole. Il a été arrêté au maquis de Ouarsenis avec le marquis Brousse de Montpeyroux, l’ancien maire de SaintBenoît-du-Sault. Son mariage est célébré dans le camp, selon sa volonté. Il a droit à une cérémonie des plus traditionnelles, ses camarades formant le carré alors qu’un pilote de la base de Marignane survole le camp et bat des ailes au moment où les époux se passent la bague au doigt. Bien que la vie au camp soit supportable, un plan d’évasion de grande ampleur a été mis au point. Il ressemble à celui imaginé par les scénaristes de La Grande Évasion, le film de John Sturges réalisé en 1963. Creuser un tunnel qui débouchera à l’extérieur du camp où des voitures récupéreront les évadés. Chaque mètre
creusé, le tunnel est étayé avec du matériel récupéré dans le camp. L’homme qui supervise ce travail est puisatier dans le civil. La terre, une fois extraite, est éparpillée sous les baraquements. Tout a parfaitement fonctionné, sinon qu’il manque quelques mètres au tunnel. Un Hongrois, arrivé en France après le soulèvement de Budapest en 1956, s’est aperçu qu’il aboutissait non pas à l’extérieur, mais dans le chemin de ronde des CRS qui gardent le camp. Il n’est pas question de reporter l’évasion. Cela prendrait trop de temps de remobiliser les moyens logistiques prévus pour l’évacuation des fuyards. Décision est donc prise que le premier sorti découpera avec une tenaille américaine, introduite elle aussi en douce, un passage dans les barbelés. La « sortie du trou » a lieu le 15 février 1962. Ce jour-là, seulement dix-huit internés s’enfuient ; au dix-neuvième, la sirène s’est mise à hurler. Dès lors, plus aucune évasion ne réussira à Saint-Maurice-l’Ardoise. La police introduit des « moutons ». Alors qu’un nouveau tunnel vient d’être percé, elle surgit et sait exactement où se diriger. Mais creuser ne sera bientôt plus nécessaire. Le camp va fermer ses portes. Quelques mois plus tard il accueillera de nouveaux pensionnaires, les premiers harkis qui ont pu ou dû quitter la nouvelle Algérie. François d’Orcival n’est resté à Saint-Maurice-l’Ardoise que quatre semaines. Il le quitte avant sa fermeture officielle début juillet. Une quinzaine de militants de Jeune Nation y ont été eux aussi internés, dont Jean Marot, Jacques Meyniel ou encore Robert Hemmerdenger. Ce dernier avait tenté de détourner un avion vers Milan en menaçant le pilote de faire exploser une grenade. Un policier embarqué sur le vol lui a tiré dessus. Les derniers internés quittent le camp le 29 juin 1962. Huit ans après les événements de la Toussaint, la guerre d’Algérie prend fin.
1. Pour l’histoire de l’OAS, voir Rémy Kauffer, OAS, histoire d’une guerre franco-française, Seuil, 2002 ; Morland, Barangé et Martinez, Histoire de l’organisation de l’armée secrète, Julliard, 1964 ; Georges Fleury, Histoire secrète de l’OAS, Grasset, 2002 ; Fabrice Laroche et François d’Orcival, Le courage est leur patrie, Éditions Saint-Just, coll. « Action », 1965, OAS parle, Julliard, coll. « Archives », 1964. 2. Jean-Claude Bardet sera condamné à huit ans de réclusion mais n’en fera que quatre. Il fera tardivement carrière au Front national, dont il deviendra le responsable du groupe au conseil régional de Lorraine ; il sera également l’éditeur de la revue théorique du Front, Identité. En 2003, il n’occupait plus aucune fonction politique. 3. Entretien avec Jacques Servily, ancien responsable de l’Association des anciens internés de Saint-Maurice-l’Ardoise, le 5 novembre 2003. Il faudra attendre l’élection de François Mitterrand, en 1981, à la présidence de la République, pour que les détenus de Saint-Maurice-l’Ardoise soient indemnisés pour avoir été arbitrairement détenus. 4. Entretien avec François d’Orcival.
Pour une critique positive Dominique Venner séjourne dix-huit mois en prison. Entré peu avant l’échec du putsch d’avril 1961, il en sort après le départ des Français d’Algérie, en octobre 1962. Au fil des mois son monde de référence va basculer, mais cette évolution est progressive. Au cours des premières semaines de son incarcération, il écrit un long texte qu’il fait discrètement sortir de la Santé. Celui-ci n’a jamais été publié jusqu’ici. Si Régis Debray a conçu à l’usage des révolutionnaires latino-américains une petite théorie portable de la révolution, Dominique Venner rédige au cours de l’été 61 une petite théorie portable à l’usage des apprentis putschistes. Ce texte non daté, intitulé « Pour préparer l’action », était apparemment destiné aux dirigeants de Jeune Nation. Il est écrit au stylo à plume sur du papier blanc quadrillé et compte quinze pages aux lignes serrées. Venner est alors encore en phase avec les entreprises insurrectionnelles de l’OAS. Il tire les enseignements des trois revers consécutifs que les nationaux ont subis ces dernières années, celui du 13 mai, où seule l’audace a permis aux gaullistes de triompher, celui de la semaine des Barricades au cours de laquelle les chefs militaires se sont dérobés, enfin le putsch d’avril 1961 où, cette fois, les civils ont été tenus à l’écart de la prise momentanée et partielle du pouvoir. Malgré ces échecs successifs, Venner estime qu’un « pas décisif » a été franchi le 21 avril, lorsque les forces nationales se sont rangées massivement sous « le drapeau unique de l’OAS ». Et il envisage ce que sera le coup d’État victorieux : toutefois, précise-t-il, ce texte n’est pas à placer entre n’importe quelles mains. Page deux, il avertit ses lecteurs : « Seuls
sont sollicités pour adhérer aux objectifs du programme d’action des révolutionnaires ayant une responsabilité ou une influence telle qu’à l’heure de l’action ils entraînent derrière eux les partisans de leur localité ou de leur région. Avant de prendre connaissance de ce texte, le candidat doit donner sa parole de ne jamais rien révéler et à qui que ce soit de ce qu’il va connaître et cela quelle que soit sa décision future. Le secret le plus absolu doit être gardé sur cette entreprise sur laquelle rien ne doit filtrer, même par allusion, même après le débouché de l’action. » Il s’agit donc d’un document « top secret » destiné aux seuls cadres du futur putsch. Venner s’est efforcé, dans sa cellule, de concevoir un plan d’action susceptible d’apporter cette fois la victoire. Page 3, Venner développe les buts que doivent se fixer les nationaux révolutionnaires. Il insiste sur le fait qu’il n’y a pas de révolution possible sans doctrine révolutionnaire. À partir de la page 8, il décrit méthodiquement l’organisation du prochain « coup de force » et énumère les mesures pratiques qui devront être prises 1 afin, cette fois, de ne pas échouer . Son mémento fourmille d’indications pratiques : comment s’imposer face aux notables locaux de l’OAS « non révolutionnaires », pourquoi utiliser des ordres de mission OAS, comment contrôler les points clefs d’une localité ou d’une région ; quelle attitude adopter dans les rapports avec les autorités locales ou encore pourquoi ou comment procéder à l’élimination physique des adversaires, qui doit être « discrète » et intervenir « dans les toutes premières heures ». Il ne se contente pas de formules générales et de consignes vagues. Il explique pourquoi, au commencement du coup, il y a urgence à liquider les ennemis : « Tout d’abord, dit-il, parce que le nouveau pouvoir se trouvera ainsi engagé sans possibilité de retour… Ensuite parce que la disparition des meneurs ennemis est la meilleure garantie contre
un éventuel reflux. Enfin parce que cela est un acte moral que de faire payer les hommes qui sont responsables de l’effondrement du pays et qui ont cautionné l’assassinat de tant des nôtres depuis quinze ans. » Les « ennemis » doivent être préalablement fichés avec précision : adresse personnelle, bureau, propriété de campagne en cas de fuite, etc. – photo si possible. Ils seront abattus sans discussion et avec le maximum de rapidité. L’exécution devra comporter la signature de l’OAS, sans indication complémentaire. Venner fait une description précise des cibles prioritaires : « Les principaux fonctionnaires d’autorité, notoirement connus pour leur action antinationale, les responsables réels des organisations gaullistes : UNR, UDT, association pour le soutien du général de Gaulle… Des organisations communistes et progressistes, PCF, PSU, Mouvement de la Paix, Jeunesses communistes, cégétistes virulents… Les personnalités politiques locales notoirement connues pour leur action antinationale : élus, journalistes, etc. Dans tous les cas, frapper les têtes, jamais les sous-ordres, pas de vengeance personnelle. » Venner passe également en revue les mesures politiques à prendre au début de la « révolution ». Il préconise la création de comités populaires d’aide et de solidarité et d’unités territoriales, de comités de la jeunesse, la réquisition des locaux des partis politiques ou encore l’organisation de « réunions de masse ». En conclusion, il admet que son mémento n’est pas un « canevas rigide » car « la situation telle qu’elle se présentera sera différente de celles qu’on peut imaginer à l’avance. Cependant, certaines constantes essentielles subsisteront, c’est à elles que s’appliquent les mesures pratiques dont il faut envisager l’application avec une grande souplesse quant à la forme, mais une totale résolution quant aux buts poursuivis ».
Mais durant les dix-huit mois qu’il passe au quartier des politiques de la Santé, Venner a le temps de réviser ses jugements et de mettre au rancart son mémento. En effet, il assiste, impuissant, au revirement de la situation et au triomphe de l’indépendance algérienne, à l’échec complet de ses six dernières années de combat. Mois après mois, les signes du désastre se sont accumulés. En février 1962, c’est le choc : son ami Michel Leroy vient d’être exécuté. L’ancien de Rouffach, qu’il avait recruté lors du réveillon de Noël 1955, était devenu l’homme des commandos Z du Front nationaliste, qui réunissait les militants de Jeune Nation et ceux de France-Résurrection. Ces commandos ont participé aux missions les plus audacieuses de l’OAS, dans les maquis ou comme plongeurs sous-mariniers. Et c’est Michel Leroy qui, malgré l’opposition de Salan et de son état-major, a continué de verser à Jeune Nation la part qui lui revenait sur les opérations de financement ; c’est lui qui a continué de diffuser Vive la France en Algérie, malgré l’interdiction qui lui en était faite par la direction de l’OAS. Non seulement Venner a perdu un de ses meilleurs amis, mais il découvre, stupéfait, que Raoul Salan a signé l’ordre d’assassinat, que Jean-Jacques Susini, un ancien de Jeune Nation, l’a validé, et enfin que celui qui a tiré la rafale de PM était un ami de Leroy. L’OAS prétend que ce dernier a été exécuté parce qu’il traitait avec un émissaire du gouvernement et envisageait l’éventualité d’une partition du territoire algérien où les pieds-noirs auraient pu continuer de vivre. Jean-Jacques Susini a laissé se commettre ce crime, justifié par ces prétendues négociations – ce même Susini qui, à la fin du conflit, sera l’homme des négociations entre l’OAS et le FLN. Venner ne croit pas aux accusations portées contre Leroy. Pour lui, son ami a été abattu simplement parce qu’il faisait de l’ombre, qu’il était populaire et décidé, un véritable nationaliste. Dès lors,
Venner voue l’OAS aux gémonies. Il se lance dans l’écriture d’un manifeste baptisé « Pour une critique positive ». Il n’y est plus question d’action, de putsch, de terreur, de liquidation physique. Venner accable maintenant les dirigeants de l’OAS, qu’il traite d’incapables et ravale au rang de comploteurs d’opérette. Après la critique des armes, il recourt à l’arme de la critique. Lors du putsch d’Alger, les nationalistes ont été tenus à l’écart des décisions stratégiques, réduits au rôle de porteurs d’eau des chefs militaires. Venner entreprend une révision déchirante de ce à quoi il a participé. Il dresse un réquisitoire contre l’action minoritaire et martèle que la prise du pouvoir ne peut se faire contre la volonté populaire. S’il reste cependant nationaliste et révolutionnaire, il propose une autre stratégie, à long terme cette fois et qui s’appuie sur la jeunesse saine et non corrompue. Sans un encadrement approprié, formé, préparé et instruit, aucune victoire ne sera possible. Venner préconise le noyautage de l’État et de ses institutions. Cela prendra le temps qu’il faudra. A la dernière page de « Pour une critique positive », il écrit : « Pour commencer il faut créer les conditions d’une action nouvelle, populaire et résolument légale. Dans cette perspective, les dernières séquelles de l’OAS […] doivent être éliminées parce que néfastes. » Au terme de cette autocritique, il renonce à l’activisme. Georges Bousquet, journaliste à Rivarol, incarcéré avec Venner, sort l’opuscule de la Santé et le remet à Jean-Étienne Battini, directeur de Politique Éclair, qui l’imprime sur sa petite presse de la e rue Saulnier dans le IX arrondissement de Paris. « Pour une critique positive » se répand dans les milieux nationalistes. Venner mûrit, durant les derniers mois de sa détention, les formes que prendra sa future action politique. Il passe de longues heures à discuter avec ses codétenus du quartier des politiques,
qu’il gagne à son analyse. Il y a là Roger Holeindre, qui a dirigé le maquis Bonaparte en Algérie, Alexandre Tislenkoff, un des pirates des ondes d’Alger enlevé et torturé par les barbouzes du MPC, le dessinateur Coral, de son vrai nom Jacques de Larocque-Latour, ou encore Maurice Gingembre, ancien directeur adjoint des mines de Djebel Onk et trésorier de l’OAS, qui lui propose d’appuyer financièrement sa future entreprise politique. Quelques semaines avant de quitter la prison, Venner voit arriver Pierre Sidos, lui aussi « balancé ». Il vient de dormir plusieurs nuits sur un lit de camp au quai des Orfèvres. Avec lui, la persuasion ne suffit pas. L’ancien franciste ne se laisse pas convaincre, d’ailleurs il ne partage pas les analyses de Venner sur les raisons de l’échec et ne comprend pas où il veut en venir quand il lui glisse à l’oreille : « Il faut faire du Lénine en positif. » C’est le début d’une mésentente au terme de laquelle, bientôt, les deux hommes ne s’accorderont plus sur rien.
1. Hormis un « Que Sais-je ? » de Jean-Marie Domenach paru en 1962, consacré à la propagande politique et Technique du Coup d’État de Curzio Malaparte, les livres cités en conclusion du texte de Dominique Venner n’ont aucun rapport direct avec une quelconque technique de prise du pouvoir et semblent davantage destinés à la doctrine : Le Retour des 200 familles, de Henry Coston, Le Romantisme fasciste, de Paul Sérant, Partis, journaux et hommes politiques, les doctrines du nationalisme, de Jacques Poncard d’Assac et L’Histoire de France, de Jacques Bainville.
Le grand schisme nationaliste Une fois libéré, en octobre 1962, Dominique Venner reprend contact avec les dirigeants de la FEN et découvre le jeune « Fabrice Laroche » (Alain de Benoist) tout juste âgé de dix-neuf ans, genre fort en thème qui brasse cinquante idées à la minute. Venner est séduit : l’intelligence et l’indéniable grande culture du garçon combleront ses lacunes d’autodidacte. Peu après, de Benoist se retrouve à la direction des Cahiers universitaires où désormais François d’Orcival est le seul maître. La FEN a basculé dans l’orbite de l’ancien lieutenant de Sidos. D’Orcival et la plupart des militants de la FEN ont lu et approuvé Pour une critique positive : en finir avec l’activisme, liquider les séquelles de l’OAS, créer une structure stable et durable, se lancer dans la formation d’une élite destinée à noyauter l’État. Tous condamnent l’action minoritaire et admettent que le champ de bataille se situe désormais sur le plan des idées. Le texte de Venner les a d’autant mieux convaincus que la plupart sont parvenus d’eux-mêmes à ce constat. Une fois les étudiants nationalistes ralliés, Venner récupère l’appareil clandestin de l’ex-Jeune Nation en épluchant les fichiers et les carnets d’adresses de la Société de presse et d’édition de la croix celtique, qu’il a cofondée en 1958 avec Pierre et François Sidos, Luis Daney et quatre autres dirigeants de Jeune Nation. Cette structure servira de support initial aux comités de soutien de la revue Europe Action qu’il s’apprête à lancer. Une revue et un mouvement à la fois, puisqu’il s’agit dorénavant d’un combat d’idées. Venner entre
en contact avec l’épouse de Maurice Gingembre, encore emprisonné et en attente de son procès, et avec Jacques de La Rocque-Latour qui, depuis juillet 1962, a quitté la prison de la Santé et a été assigné à résidence près de l’île de Ré. Avec eux, le 6 novembre 1962, il fonde la SARL Saint-Just. Suzanne Gingembre apporte 3 400 francs en espèces, Dominique Venner met au pot un manuscrit « évalué à 3 300 francs » et Jacques de La RocqueLatour fait de même. Seul Gingembre a effectivement mis de l’argent dans l’affaire. Domiciliée rue aux Ours, dans le quartier des Halles, la maison d’édition migrera plus tard rue de Vaugirard. Suzanne Gingembre en est la gérante, Venner le responsable éditorial. La 1 société Saint-Just éditera une revue, mais aussi des livres . Le premier numéro d’Europe Action paraît en janvier 1963 avec un article d’Orcival, un autre signé Pierre Marcenet (Schmelz), un de Fabrice Laroche, des dessins de Coral et bien sûr un édito non signé. Venner annonce la fin d’un monde, qu’il impute à la sécession de l’Algérie. Il dénonce et flétrit les coupables, l’armée qui a tiré sur 2 des gosses désarmés qui chantaient La Marseillaise , l’Église qui a béni la « conversion de ses cathédrales en mosquées », « les notables nationaux qui ont condamné la révolte des activistes ». La France n’est pas seule touchée par ce déclin civilisationnel engendré par la décolonisation et l’hégémonisme du matérialisme. Venner ne voit des deux côtés du rideau de fer qu’une même standardisation de l’homme, transformé en « machine à produire et à consommer ». Il fourre dans le même sac « la bourgeoisie rouge » et la « bourgeoisie dorée », aussi « grasses, avides et veules » l’une que l’autre. Afin de redresser cet Occident en pleine décomposition, il annonce que la lutte sera longue, qu’il faut rejeter « le romantisme et la mythomanie des comploteurs ». Il faut donc tourner la page de
l’activisme. Venner inscrit son action dans la durée, comme l’a fait Lénine après la révolution de 1905 en préconisant la création d’un parti révolutionnaire composé de militants professionnels. Envers son camp, il est sans pitié. Ce premier numéro n’est qu’un horsd’œuvre. Il reprend en fait les idées déjà développées dans Pour une critique positive. Dans le n° 5 d’Europe Action, en mai 1963, la critique prend la forme d’un manifeste : « Qu’est-ce que le nationalisme ? » Il s’agit en fait moins de répondre à cette question que d’en définir une autre variante. Venner et Fabrice Laroche jettent les bases théoriques d’un nouveau nationalisme. Un méli-mélo qui brasse les « lois de la vie », la science, la zoologie, l’Europe millénaire, Lénine, Xénophon. Il stigmatise et accable l’Orient – dont la plupart des langues « interdisent l’analyse et le raisonnement » et « suscitent une pensée vague et indéterminée » alors que « la langue hellène, au contraire, riche d’une syntaxe » permet « d’établir des liens logiques entre les pensées, favorise la Clarté, la précision, le raisonnement philosophique et scientifique… ». Europe Action ressuscite la grande Grèce antique et le polythéisme, berceau de l’Humanité. À l’Orient, il oppose un Occident « dévoré par le besoin d’agir, de réaliser, de vaincre… » Il cite en exemple Beethoven qui, « sourd à trente ans, empoigne son destin à la gorge et continue de composer » ou « les équipes de chercheurs et d’hommes d’action qui se lancent à la conquête de l’espace, les Vikings traversant au e X siècle l’Atlantique Nord sur leurs coques de noix ; Magellan, Pizarre, Brazza… ». Europe Action rejette bouddhisme, rationalisme, judaïsme, marxisme qui n’auraient comme seul but que de créer une société « indifférenciée, uniforme » où « l’individualité » aurait vocation à
disparaître. Le nationalisme, « expression politique de la pensée occidentale », s’assigne donc pour mission de hâter la disparition de ces « philosophies de l’irréel », introduites en Occident au e XVIII siècle, sous la forme du rationalisme et du libéralisme à la suite des encyclopédistes, de Jean-Jacques Rousseau et d’Adam Smith. Leur propagation a abouti à une « société fondée sur un contrat entre ses membres » et dirigée « suivant la volonté générale exprimée par la majorité ». Autrement dit à une société égalitaire et démocratique, qui a accouché du cosmopolitisme avant d’enfanter e au XX siècle la technocratie : « Les communautés humaines » ont été alors transformées en « d’immenses sociétés anonymes dont le fonctionnement anarchique doit être ordonné par la création d’un grand marché planétaire rationnel et normalisé ». Une société entièrement « gangrenée » et « assignée à l’uniformisation, la standardisation ». Europe Action fossilise au passage les précurseurs du nationalisme, les Proudhon, Sorel, Auguste Comte, Drumont, Barrès, Maurras, Pierre Drieu la Rochelle ou encore Vacher de Lapouge, et couvre de mépris les nationaux : « Zéro plus zéro, cela fait toujours zéro. L’addition des mythomanes, des comploteurs, des nostalgiques, des arrivistes, des nationaux donc, ne donnera jamais une force cohérente. » Quant aux « rassemblements » et aux « comités d’entente » qu’ils préconisent, Europe Action n’est pas plus tendre. Ils n’« ont le plus souvent » qu’« un but électoral » et « procurent à bas prix des colleurs d’affiches, des équipes de service d’ordre, ce sont d’excellentes pompes à finance. La période électorale close, le rassemblement est placé sous somnifère en attendant une nouvelle occasion d’exploiter l’inaltérable crédulité des “nationaux” ».
Europe Action termine son n° 5 par un « Dictionnaire du militant ». On y trouve, par exemple, « antiracisme : étiquette dont les racistes antiBlancs se couvrent afin de paralyser tout réflexe de défense chez les Européens » ; « camp de concentration : les plus récents, réservés aux patriotes, sont Thol et Saint-Maurice-l’Ardoise pour la métropole, […] le sinistre Djorf en Algérie […]. Quant aux camps allemands de la Seconde Guerre mondiale au sujet desquels les passions et les intérêts ont déformé la réalité, lire le véritable 3 procès d’Eichmann de Paul Rassinier… » ; « culture : la différence de niveau des cultures dépend de la cérébralisation (sic) plus ou moins miteuse de chaque peuple » ; « démocratie : paravent des belles idées creuses » ; « eugénisme : politique d’accroissement sélectif du peuple » ; « honneur : mot intraduisible dans les langues non européennes. Notion incompréhensible pour un Oriental, un Noir ou un Chinois : elle est propre aux peuples d’Europe depuis la Grèce antique » ; « xénophobisme [sic] : haine de type racial propre aux peuples de couleur qui n’ont que ce moyen pour se donner l’illusion de l’unité et pour traduire leur complexe d’infériorité vis-à-vis des peuples blancs », etc. Des maurassiens aux débris de Jeune Nation et de l’OAS, la publication de ce numéro d’Europe Action provoque une levée de boucliers et des réactions indignées. On accuse Venner de s’être aligné sur le « national-communautariste » belge Jean Thiriart, promoteur du « nationalisme européen ». Depuis plus de deux ans, ce dernier développe des idées similaires à celles d’Europe Action, à l’exception du racisme antinoir qui sera la marque de fabrique de la revue de Venner. Thiriart a fondé le mouvement Jeune Europe en 1961. Selon lui la perte du Congo et celle de l’Algérie ne sont que la conséquence d’une même politique d’abandon des empires
coloniaux soutenue par les États-Unis, et qui laisse la voie libre à la pénétration soviétique en Afrique. La revue Europe Afrique de Thiriart, interdite en France pour l’aide qu’elle a apportée à l’OAS, n’a sans doute pas été sans influence sur les évolutions de Venner, catalogué désormais dans le camp des « nationalistes 4 européens » . Ce dernier vient de rompre avec les maîtres du nationalisme, Maurras et Barrès (hostiles à toute idée européenne), et rend responsable des « grandes guerres civiles européennes », de la Première Guerre mondiale et de la révolution bolchevique, leur conception d’une « France Seule ». Or, pour les détracteurs d’Europe Action, il n’existe ni race ni peuple européens. Après l’échec de l’Algérie française, Venner, amer, s’est trouvé une patrie d’adoption ; déçu par l’Église catholique, il s’est converti au paganisme et au polythéisme grec. Europe Action affiche en effet des positions antichrétiennes d’inspiration nietzschéenne et fait de la Grèce antique son nouveau monde de référence. À l’évidence, on est loin du nationalisme traditionnel. Et le temps des précurseurs semble bien révolu. Les critiques, prévues et même espérées, laissent les partisans d’Europe Action indifférents. Face au déclin de l’Occident, ils rêvent d’une Europe charpentée autour du noyau de l’ancien Empire franc, nouvel espace spirituel, politique et économique. Ils aspirent à une religion nationale et européenne qui serait l’âme du peuple et non « son fourbe démolisseur 5 ». Dans cette ambiance de guerre dans le camp nationaliste, s’ouvre le 18 juin 1963, à Paris, le procès de Jeune Nation où Venner et Sidos, désormais frères ennemis, se retrouvent dans le box des accusés. Il aura fallu plus de cinq ans à la justice pour traduire les anciens chefs du mouvement devant la cour de sûreté
de l’État. Pierre Sidos est le seul encore en détention. Les autres accusés comparaissent libres. Dominique Venner, Jean Malardier, Albert Malbrun, Ferdinand Ferrand, Jacques Fleurigant, René Laurencin, Gaston Thouvenot et Fernand Formont, tous sont poursuivis pour « complot » et « tentative de reconstitution de ligue dissoute ». L’heure est à l’apaisement. La justice va faire preuve de modération et de compréhension. Pierre Sidos opte pour le profil bas et s’applique à rappeler les connivences qui ont existé entre Jeune Nation et les comploteurs gaullistes du 13 mai 58. Il insiste sur le fait qu’« indirectement, le 13 mai, [il a] travaillé au retour du général de 6 Gaulle ». En clair, les principaux bénéficiaires du complot dont on l’accuse participent au gouvernement actuel de la France. Son avocat, Jacques Martin-Sané, évoque à la barre l’entretien qu’il a eu en 1958 avec Yves Guéna, le directeur de cabinet du garde des Sceaux d’alors, Michel Debré : « [Yves Guéna] me rappela que les militants de Jeune Nation avaient, le 13 mai, participé à la manifestation dans la rue pour renverser le régime et amener le nouveau régime […]. Qu’il fallait trouver une solution. Le directeur de cabinet m’indiqua : “S’il n’est pas question de reconstituer Jeune Nation, on pourrait trouver une autre solution. Pourquoi François Sidos n’accepterait-il pas de donner au mouvement le nom de Jeune Nation française ?”. » Le lendemain, le 19 juin 1963, la cour de sûreté de l’État rend un verdict plutôt clément. Pierre Sidos et Dominique Venner écopent de trois ans de prison avec sursis et de 2 000 francs d’amende. Les peines des autres condamnés sont toutes assorties de sursis. L’épisode judiciaire de Jeune Nation et du Parti nationaliste est clos 7.
1. Le premier ouvrage publié par les éditions Saint-Just est le Journal d’un embastillé, de Jacques Larocque-Latour, signé Coral. Cet album de dessins est saisi par le ministère de l’Intérieur le 17 décembre 1962, trois jours après sa mise en vente. Il est suivi par Le Levain de la colère de Roger Holeindre, l’ancien du maquis Bonaparte. C’est un récit pimenté dans lequel le futur organisateur des camps de formation du Front national brasse ses souvenirs de trois séjours en Indochine. Il y raconte le baroud et la vie ordinaire des deuxièmes classes, les bars à taxi-girls d’Hanoï… 2. En mars 1962, rue d’Isly à Alger, l’armée tire sur une foule d’Algériens européens désarmés. Bilan : 46 morts et 200 blessés. 3. Paul Rassinier, ancien déporté, ancien membre de la SFIO, considéré comme un des promoteurs du révisionnisme avec Maurice Bardèche, publie en 1951 Le Mensonge d’Ulysse, réédité en 1961 par Lectures françaises (Henry Coston). 4. L’origine du titre Europe Action semble une conjugaison de celui de la revue de Thiriart, Europe-Afrique, et du journal du futur chef d’État tunisien, Habib Bourguiba (1903-2000), Afrique-Action. 5. Correspondance avec Dominique Venner. 6. Entretien avec Pierre Sidos. 7. Plus précisément, il faudra attendre septembre 1963 pour que le dossier Jeune Nation soit entièrement refermé. Une autre procédure avait été engagée à propos d’une reconstitution du Parti nationaliste en Algérie, mais, le décret de dissolution n’ayant pas paru au Journal officiel d’Alger, la procédure sera déclarée caduque.
Le premier camp école La FEN s’est installée dans un vaste local de la rue Vandrezane, à Paris. Une grande salle au rez-de-chaussée, avec vue sur cour et chambres à l’étage où vivent en permanence une dizaine de jeunes. Sous l’influence de D’Orcival et de De Benoist, la FEN a développé un véritable réseau de journaux destinés au milieu étudiant et lycéen, dont le nombre de titres dépasse la centaine. Chaque faculté, chaque grande école a son bulletin. Toutes les sections de la FEN en éditent un, à Béziers, Nantes, Toulouse, Aix-Marseille, Angers, Dijon… Ils se nomment Le Fer de lance, Cité Forum Horizons Nouveaux, Dijon Université, Avenir, Positions nationalistes (bulletin de l’Institut politique de Paris), Sorbonne nationaliste, Brest nationaliste, Flamme (celui des étudiants des Basses et des HautesPyrénées), L’Alcazar de Bordeaux, Midi nationaliste… Celui de Polytechnique s’intitule Perspectives. Il existe même un bulletin d’informations du « bloc Santé de Nantes », qui ressemble à une « feuille de boîte » de Voix ouvrière (future Lutte ouvrière), et un bulletin des lycéens nationalistes de Paris, Militant. À ces journaux locaux s’ajoute un organe central, FEN Presse. La FEN considère désormais l’activité propagandiste comme la base du travail de ses militants et leur enseigne scrupuleusement ses ficelles, ses contraintes et ses exigences. Son secrétariat national a édité un opuscule intitulé Méthode et Organisation, qui regroupe des textes soumis à la Conférence nationale de la FEN, réunie en décembre 1962. L’opuscule dissèque tout : les questions qu’il est essentiel de se poser (du genre qui sommes-nous et que
voulons-nous ?), comment créer un groupe ou une section, comment la faire fonctionner, le rôle du groupe de travail de formation politique et doctrinale ou encore, dans un registre plus pratique, comment fabriquer une affiche sérigraphiée, ou de quoi a-ton besoin pour fabriquer un bulletin ronéotypé ? Une ronéo ne suffit pas. Il faut une machine à écrire, de l’encre pour duplicateur, des stencils, du vernis correcteur, des normographes ou des trace-lettres avec la plaque et les stylets qui les accompagnent et des ramettes de papier. À chaque accessoire qui figure sur la liste, l’opuscule fournit un prix ou une fourchette de prix afin d’évaluer le coût de revient. Une fois le militant équipé, la présentation n’est pas à négliger. Tout est de nouveau spécifié dans le détail, comme l’importance de la grosseur des caractères d’un article de doctrine que les lecteurs ont tendance à éviter ou l’obligation de faire figurer une publicité pour les Cahiers universitaires, Pour une critique positive, Voix de l’Occident et Europe Action. Ainsi trouve-t-on des encarts pour ces publications dans presque tous les bulletins locaux de la FEN. Des circulaires internes s’attardent longuement sur les méthodes de vente, d’abonnements ou encore sur l’intérêt de placer les ouvrages d’Henry Coston (qui a passé un accord avec Europe Action). C’est l’aspect commercial de l’entreprise. Europe Action et les Cahiers universitaires n’oublient jamais de rendre compte des parutions des éditions Saint-Just. L’opuscule ne se borne pas à donner des conseils pratiques, il insiste pour que le « vocabulaire nationaliste » soit utilisé avec rigueur : « Il faut éviter à tout prix l’emploi de termes marxistes, régimistes ou de termes inexacts. » Il faut être clair et précis. L’influence de la rhétorique marxiste, via un mimétisme de langage et une coexistence universitaire forcée, contamine en effet la prose nationaliste, d’autant que les abonnés d’Europe Action reçoivent
gratuitement un exemplaire du Que Faire ? de Lénine édité par les Éditions de Moscou. François d’Orcival lui-même avoue qu’il regarde, non sans un brin d’envie, l’organe des étudiants communistes, Clarté, où écrivent alors Bernard Kouchner, Serge 1 July et Michel-Antoine Burnier . D’Orcival trouve Clarté d’une surprenante qualité. Maintenant qu’il a les coudées franches, Sidos n’ayant plus la moindre autorité à la FEN, il entend bien apporter aux Cahiers universitaires de sérieux correctifs, tant sur la forme que sur les codes typographiques et le contenu 2. Clarté lui sert d’aiguillon. La revue des jeunes communistes a ouvert ses colonnes à un débat sur le nouveau roman, d’Orcival consacrera un numéro des Cahiers universitaires à « l’analyse spectrale du roman policier ». À l’interview de Nathalie Sarraute réalisée par Clarté, il répond par des écrits signés Alexandre Astruc, Antoine blondin, Paul Kenny, auteur de romans d’espionnage très en vogue à l’époque, Jacques Laurent, célèbre pour la série des « Caroline chérie » et futur prix Goncourt, ou encore Jacques Perret, l’auteur du Caporal épinglé dont on a fait un film à succès. Il publie un article sur Chaplin, une interview de Jacques Brel ou encore un dossier sur le « snobisme » avec des articles du peintre Georges Mathieu et de l’écrivain Jean Cau, l’ancien secrétaire de Jean-Paul Sartre, et un texte avec dessins de Sempé. Tout comme Clarté, les Cahiers universitaires s’efforcent de briser les carcans. D’Orcival fait l’apprentissage de son futur métier et entretient des contacts étroits avec Spectacle du monde, une revue où il fera ses débuts dans la grande presse, en 1966, éditée par Raymond Bourgine, fils d’un ancien gouverneur des colonies, chaud partisan de l’Algérie française. Toute organisation politique ayant besoin d’argent, Bourgine a consenti à aider les amis de D’Orcival. Mais,
cet argent, il va falloir le gagner. Spectacle du monde ne subventionnera pas le mouvement à perte. Les militants de la FEN se sont, pour la bonne cause, transformés en placeurs d’abonnements. Le secrétariat national rappelle qu’« une somme de seize francs sera versée le 15 octobre pour tout abonnement perçu au profit de la revue Spectacle du monde dont, à plusieurs reprises, nous vous avons souligné l’intérêt. Il est regrettable que de nombreux Amis n’aient pas pris cette offre au sérieux privant ainsi l’ensemble du mouvement d’une source de financement très rentable ». La FEN a aussi décidé de renouer avec les camps écoles, les stages de formation pour militants. Le premier se tient du 18 au 27 juillet 1963 dans la propriété des Saulnes, près de Rochebrune, dans la Drôme, mise à disposition par un sympathisant. Situé à mimontagne, dans les contreforts des Alpilles, le lieu est escarpé. En été, les journées sont chaudes et les nuits fraîches. Les conditions de séjour sont spartiates, ce qui ne déplaît pas aux campeurs nationalistes émules des valeurs antiques. Non loin du terrain d’exercice et du mas en pierres du pays, un village de tentes, adossé à des épineux qui protègent du vent, héberge la quarantaine de jeunes militants venus de tous les coins de France pour leur premier stage physique et doctrinal ; ils sont arrivés en train, en autocar, en auto-stop, certains ont travaillé pour se payer le voyage. On leur a demandé de se débrouiller pour parvenir jusqu’au camp. Sur place, l’intendance a pourvu en grandes quantités aux repas de la journée. La confiture du petit déjeuner a été apportée dans d’énormes bidons. Rien à voir avec le relatif confort du camp qui se tiendra l’année suivante, en Gironde. La « promo 64 » aura plus de chance. Logée à l’intérieur d’un chalet, avec eau à proximité, elle disposera d’une cuisine tout équipée, de lavabos et d’une
douche, d’un vaste plateau d’exercice et de sous-bois aménagés pour les « travaux de formation ». Le grand luxe. Les militants ne crapahuteront pas dans des sentiers étroits et caillouteux mais sur les rives sablonneuses d’un lac. Voilà qui ne ressemble guère au camp de la Drôme où se retrouvent, en ce mois de juillet 1963, la plupart des dirigeants de la FEN. François d’Orcival, le responsable du camp, est arrivé avec un sparadrap sur le nez. Il a eu un accident de voiture avec sa 2CV et s’est fait une estafilade au niveau de la narine. Son éternel bras droit, Georges Schmelz, présent lui aussi, s’occupe des activités physiques – ainsi il guidera les étudiants, torse nu, lors d’une marche mémorable de plus de quarante kilomètres, effectuée en rangs par deux, en pleine chaleur. Les deux hommes liges de la FEN sont secondés par Alain Mallard, moniteur de pilotage dans la région de Nantes et futur dirigeant du Mouvement nationaliste du progrès, Jean Muscat, un ancien étudiant algérois en cavale, qui a été hébergé par la FEN et deviendra, plus tard, photographe de presse, ou encore Jacques Vernin, polytechnicien d’origine marseillaise, réputé pour son humour. Ils forment ce qu’on appelle la « maîtrise », c’est-à-dire l’encadrement des jeunes nationalistes. Parmi les stagiaires émerge le petit groupe, étiqueté contestataire, des lycéens de Paris dans lequel se trouvent deux futurs ministres de la République et un futur proche collaborateur de Charles Pasqua. Si, comme les autres militants de la FEN, ils se soumettent à l’autorité de la « maîtrise », ils ne manifestent pas moins, depuis quelque temps, une certaine grogne. Ils sont venus avec leur uniforme scout. Gérard Longuet, béret noir sur l’épaule, porte des lunettes, un ceinturon militaire et un short kaki tout comme Alain Robert et Alain Madelin, qui vont retrouver au camp école les ambiances des Éclaireurs de France, le sens de l’exercice et les
jeux de piste. Cela fait plus d’un an que le trio a sympathisé autour du bulletin Militant, l’organe des lycéens nationalistes de Paris dont des petits noyaux existent à Jean-Baptiste-Say, à Carnot, à Henri-IV, à Voltaire. « Fabrice Laroche » signe le plus souvent l’édito et Schmelz, alias « Pierre Marcenet », le papier de doctrine, mais les quatre pages format A4 allongé, agrafées, sont sans grande allure. La feuille s’améliore au fil des mois mais garde son côté « fanzine ». e Alain Robert étudie au lycée Buffon dans le XV arrondissement de Paris. La FEN y est représentée par un militant plutôt actif, Gérard M., un Grenoblois qui y suit une préparation militaire. Dominique Venner a veillé à ne pas négliger ce secteur qui a déjà permis le recrutement de nombreux militants. Gérard M., muni de son brevet de parachutiste, anime régulièrement non loin du lycée, près du métro Pasteur, un stand de paras. L’armée fait l’article à ciel ouvert, en pleine rue, à la façon des sergents recruteurs d’autrefois. Mais la vue d’un uniforme a tendance à agacer les lycéens, plutôt de gauche, de Buffon, surtout celle d’un béret rouge. Inévitablement, des bagarres se produisent à la sortie du lycée. Les militants antifascistes ont pris l’habitude de s’y préparer, car un « baston », ça ne s’improvise pas. Début 1962, ils glissaient de longues règles à dessin en acier dans les manches de leur imperméable. C’est discret et ça fait mal. C’est à cette époque que Robert s’est rangé dans le camp nationaliste. « Petit Robert » comme on l’appelle déjà, arrive toujours en cours à la dernière seconde. Les militants gauchistes l’ont à l’œil depuis qu’il ne quitte plus M., le rabatteur de la FEN. Robert se montre prudent. Certains se demandent s’il n’a pas choisi de faire du football au Racing Club de France afin de ne pas avoir à se retrouver dans la section rugby de Buffon face aux militants de la Jeunesse communiste. Non, Alain Robert est réellement doué pour le foot. Ce futur conseiller technique de Robert Pandraud et
conseiller de Charles Pasqua au conseil régional des Hauts-deSeine aurait même pu devenir professionnel du ballon rond. Depuis la rentrée 1961, la persuasion de Gérard M., ce grand type baraqué et auréolé du prestige para, a fini par payer. Alain Robert a pris l’habitude de s’attarder dans les petits bistrots du quartier, avec les militants de la FEN qui se concentrent surtout à l’école d’ingénieurs Violet ou à l’Institut d’optique, tout proches. Il assiste aussi aux discussions du groupe de lycéens nationalistes de Paris. Issu d’un milieu modeste – sa mère est accompagnatrice occasionnelle pour personnes âgées et son père aide-comptable –, il est passé, comme beaucoup de jeunes d’alors, par les scouts qui lui ont transmis un certain goût de la solidarité, du risque, du courage. Ils lui ont apporté tout un bric-à-brac de valeurs, une sorte de « fonds éthique ». Le salut au drapeau, le sens de la hiérarchie, 3 l’amour de la patrie, ces valeurs sont aussi celles de la FEN . Sa rencontre avec M. l’a propulsé dans un autre univers et a fait de lui un « citoyen soldat ». Robert est un pur produit de la génération OAS et Algérie française, séduite par le romantisme et l’activisme. Tout comme son nouvel ami, Gérard Longuet, racolé à la sortie du lycée Henri-IV par François Duprat, un vieux de la vieille, qui a adhéré à Jeune Nation en 1958. Les deux jeunes gens ont en commun une vue basse et des origines sociales modestes. Longuet est né à Neuilly-sur-Seine, ses parents, peu versés dans la politique, appartiennent au monde des petits employés. Il a trouvé en Duprat un grand frère dont il apprécie la « tchatche » et la fermeté des convictions. Ils traînent dans les mêmes bistrots, jouent ensemble au flipper, et distribuent côte à côte les tracts de la FEN. C’est d’ailleurs Duprat qui a initié Longuet au « tractage » devant l’Institut de géographie de Paris, non loin du Luxembourg.
Autre nouvelle recrue, Alain Madelin, révulsé par la tuerie de la rue d’Isly perpétrée, en mars 62, par des soldats portant l’uniforme français. Il suit alors une formation d’ajusteur, tourneur et fraiseur, en classe technique au lycée Voltaire, et vient de fêter son seizième anniversaire. Son père est un ancien ouvrier de la régie Renault, cégétiste, devenu employé de bureau et qui travaille le soir comme aide-comptable. Sa mère est dactylo dans une entreprise de transports. La famille vit dans un petit appartement quai de Valmy, face au canal Saint-Martin. Tout comme Alain Robert, Alain Madelin a été membre des Éclaireurs de France où il a fini par diriger sa patrouille. L’amitié, la solidarité, le sens des valeurs constituent chez lui aussi une sorte de socle moral. Les recruteurs de la FEN n’ont guère eu de mal à le convaincre. Ils n’en ont pas eu davantage avec Frédéric Brigaud, étudiant aux Beaux-Arts, très doué, futur sculpteur, affichiste et calligraphe en titre du futur mouvement Occident.
1. Hervé Hamon et Patrick Rotman, Génération, Les années de rêve, t. 1, Seuil, 1987. 2. Entretien avec François d’Orcival. 3. Entretien avec Alain Robert le 15 octobre 2003.
Méthode et organisation nationalistes Tous se retrouvent donc dans la Drôme, au camp école où ils ne sont pas venus pour le farniente. Ce n’est pas la vie militaire, mais cela y ressemble. Les jeunes assistent, le matin et le soir, à la levée du drapeau de la FEN, une flamme rouge frappée du casque noir de Sparte, qui symbolise « la fidélité aux plus anciennes sources de la civilisation occidentale en même temps que l’exaltation des valeurs 1 militaires spartiates ». À la FEN, les fées ont nom Méthode et Organisation. Rien n’est laissé au hasard. Pour les activités ordinaires du camp, les militants sont répartis en équipes : sont formés ainsi deux groupes de discussion, celui de jour, baptisé du nom du communard Louis Rossel, et le groupe Lycurgue qui, durant toute la période du camp, édite un journal quotidien. C’est un simple recto-verso ronéotypé sur place, intitulé Veille nationaliste, orné de l’effigie de la FEN tracée à la pointe d’un stylet : le casque d’hoplite que portait, dans la Grèce antique, le soldat de la milice. Le bulletin comprend un édito, un papier de doctrine, des échos politiques découpés dans la presse, des nouvelles brèves et des comptes rendus abrégés des activités du camp. Parmi celles-ci, l’une est pratiquée avec un engouement particulier. La veillée est l’occasion, chaque soir autour d’un feu, après avoir chanté au son du fifre et de la guitare, d’aborder des thèmes divers. Le 24 juillet 1963, on débat de l’éthique et de l’action, du courage des militants, de tous les militants nationalistes dans l’université, dans l’usine, dans la vie ; le 25, des provinces de France
et de l’unité de la nation… Certains thèmes évoquent le soulèvement hongrois de 1956 ou la guerre d’Algérie. Dans un de ses bulletins, la FEN explique la signification de la veillée, « le symbole de la vie de notre communauté ; il ne s’agit pas d’un nouveau rite, ou d’une cérémonie mystique. Il faut tout simplement retrouver dans une ambiance toute particulière la chaleur de notre amitié de combattants qui ont besoin de se retrouver, d’évoquer de beaux souvenirs, de recevoir l’exemple de ceux qui ont déjà combattu, 2 souvent plus durement encore ». Ces évocations vont prendre peu à peu la forme de véritables « sons et lumières ». Les militants sont invités à « utiliser tous les éléments sonores possibles (sonorama, disques de bruitage et de souvenir) ainsi que de la musique française… ». Cette recherche du réalisme aura des conséquences inattendues lors du troisième camp école à La Chaize-le-Vicomte, près de La Roche-sur-Yon, en 3 juillet 1965 . Quatre-vingts militants sont installés depuis plusieurs jours dans une ferme abandonnée et une trentaine de tentes disposées en forme de U dans un grand pré. Le 27 juillet 1965, à 6 heures du matin, policiers en civil et gendarmes en uniforme cernent la propriété avant de faire irruption au camp, mitraillette au poing. Tous les occupants des tentes quittent leur couche, les yeux endormis, au cri de : « Police, debout ! » Alors que deux hélicoptères patrouillent dans les airs, les militants sont regroupés manu militari au centre du terrain. Les policiers agissent sur commission rogatoire d’un juge de La Roche-sur-Yon. Motif de cette descente, une suspicion de « port, transport, trafic et maniement d’armes de guerre ». Malgré une fouille minutieuse, aucune arme de guerre n’est découverte. Les 150 gendarmes mobilisés, les agents de la DST et des RG se retrouvent le bec dans l’eau et s’accusent réciproquement de ce
fiasco devant des militants espiègles et narquois. Avant de se retirer, ils dressent un procès-verbal pour infraction à la réglementation sur le camping. Ce spectaculaire déploiement de forces est la conséquence inattendue d’une veillée où la révolte de Budapest a été évoquée de façon un peu trop réaliste. On a utilisé un disque de bruitage pour simuler des tirs d’armes automatiques. Dans la nuit, ces bruits ont porté si loin que des paysans inquiets ont alerté la gendarmerie. L’affaire est remontée jusqu’au préfet, et peut-être 4 même jusqu’au ministre de l’Intérieur . Mais les camps écoles servent avant tout à dispenser aux militants, durant quinze jours, une formation à la fois physique, méthodologique et doctrinale. Cela permet aussi de mieux se connaître et de cultiver l’aspect « communautaire » du groupe. Pour ce qui est de l’exercice physique, le point d’orgue de l’été 1963 est la marche de quarante kilomètres que Georges Schmelz a organisée à travers les bois dans les sentiers rocailleux de la Drôme. Pour ce qui est de la doctrine, les militants de la FEN vont débattre des deux thèmes de campagne que les sections développeront dans le milieu étudiant et lycéen, dès la rentrée. Le prochain congrès de l’UNEF ne soulève guère de discussion : la stigmatisation de la direction marxisante fait l’unanimité. En revanche, François d’Orcival a apporté dans sa serviette un projet d’orientation qui devrait faire jaser dans les chaumières nationalistes, puisqu’il réclame la 5 suppression du service militaire . Il fait suite à la critique féroce que Venner a faite de l’armée gaulliste qui, depuis sa « capitulation » devant le FLN, n’a plus aucun crédit à ses yeux, et a été soigneusement épurée et calibrée pour servir les intérêts personnels du chef de l’État.
Si la plupart des militants ne sont pas hostiles à ce projet, certains, comme Madelin, Longuet et Robert refusent de passer pour des rigolos aux yeux des militants marxistes. François d’Orcival balaie l’objection et tente de les rassurer. Il suffit d’expliquer clairement les positions de la FEN et de préciser qu’il ne s’agit ni d’une attitude antimilitariste ni d’une protestation de pacifisme. La France a simplement « besoin d’une armée de spécialistes ». Audelà, il faut faire comprendre à ce « régime discrédité » qu’il ne lui appartient plus de décider de la vie et de la mort de jeunes gens. Les dirigeants de la FEN ajoutent qu’ils ne voient aucune raison, dans les circonstances actuelles, d’encourager chez les militants des vocations militaires ou de condamner a priori un acte de désertion. Le slogan de la rentrée sera sans équivoque : « Pas un soldat pour le régime ! » D’autres sujets de discussion, cette fois en aparté, sous la tente ou après la veillée, ont suscité de plus âpres débats. La condamnation par Venner de l’activisme ou les thèses antichrétiennes d’Europe Action soulèvent des questions. Le 28 juillet 1963, alors que la FEN a levé le camp, certains militants, dont les jeunes lycéens nationalistes de Paris, refusent encore l’alignement sur les positions d’Europe Action. Comme prévu, en octobre 1963, les Cahiers universitaires lancent la campagne de la FEN pour la suppression du service militaire : « A la lumière des récentes expériences, les nationalistes estiment que toutes les guerres ne sont pas justes, que tous les conflits dans lesquels nous a entraînés le régime se sont révélés néfastes pour la France et l’Europe. Nous proclamons donc encore plus fort que toutes les guerres futures où il engagerait notre nation seraient plus catastrophiques encore. C’est pourquoi nous voulons la suppression du service militaire. »
La campagne n’entraîne ni élan de sympathie ni vague d’adhésions. Au-delà du microcosme nationaliste, le slogan « Pas un soldat pour le régime ! » fait un flop.
1. Les Rats maudits, histoire des étudiants nationalistes 1965-1995, ouvrage collectif, Éditions des Monts d’Arrée, 1995. 2. FEN Presse de janvier 1964. 3. Récit emprunté au témoignage écrit adressé à l’auteur, de Jean-Claude Valla. 4. Le 28 juillet 1965, Le Monde titre : « Camp de guerre près de La Rochesur-Yon ». La veille, Europe 1 a accusé la FEN d’avoir organisé « des grandes manœuvres avec des exercices de tir de combat sur un fond sonore de coups de feu et d’avions en rase-mottes diffusé par des hautparleurs ». Le Figaro prétend, lui, que certains responsables du camp sont recherchés pour atteinte à la sûreté de l’État. Presse-Océan du 28 juillet se contente d’intituler son article : « Les campeurs nationalistes de La Chaize-le-Vicomte faisaient surtout de la philosophie ». 5. FEN Presse, 10 novembre 1963.
Naissance d’Occident Depuis l’automne 1962, les groupes lycéens de la FEN ont multiplié les opérations commando devant les lycées Buffon, Carnot, Turgot, Claude-Bernard, Voltaire, aux alentours de la Sorbonne ou encore au restaurant universitaire de la rue Mazet. Ils ont même 1 saccagé le siège de Tribune socialiste, l’organe du PSU . Ils n’entendent pas renoncer à leur stratégie d’affrontement comme cela leur a été imposé par les dirigeants d’Europe Action. Pour eux : « Cet ensemble d’activités et les réactions qu’elles ont suscitées prouvent combien l’action nationaliste a contraint l’adversaire à des 2 positions de repli . » À la tête de la fronde, Alain Madelin, Alain Robert, Gérard Longuet, François Duprat qui a été exclu de la FEN pour avoir tenté de voler les fichiers de l’organisation, les frères Pacaud ou encore Frédéric Brigaud, contestent le renoncement public à l’activisme qu’a décrété la direction de la FEN en mars 1963. Mais ce n’est pas le seul point de désaccord. Ils affichent aussi une opposition totale au néonationalisme impulsé par Venner et de Benoist. Ils n’acceptent ni la critique de l’armée, ni le rejet du christianisme, ni le ralliement à une nouvelle patrie européenne. Or la direction de la FEN se contente de leur opposer que cette ligne est celle du mouvement et qu’ils doivent l’appliquer – ou s’en aller. A la fin du mois d’octobre, alors que les partisans du dirigeant nationaliste belge Jean Thiriart se livrent à un noyautage actif dans les rangs de la FEN, François d’Orcival perd patience. Le 2 novembre, il dissout la section de Paris « pour indiscipline et refus 3 de l’orientation nationaliste ». Aussitôt, une section sauvage voit le jour. François d’Orcival devient la bête noire des factieux qui lui
reprochent notamment son « ambiguïté » : il est catholique et n’a pas, lui non plus, apprécié le n° 5 d’Europe Action consacré au polythéisme et aux valeurs de la Grèce antique. Or il s’est soumis à 4 la ligne imposée par Dominique Venner et Fabrice Laroche . Comme il est le chef historique et emblématique de la FEN, les critiques se concentrent sur lui. Les incidents à caractère personnel se multiplient. La tension monte d’un cran quand les dirigeants de la FEN découvrent, peu avant la conférence nationale qui doit se tenir à Paris les 7 et 8 décembre 1963, que Patrick Lemaire, ancien de Jeune Nation, un fidèle de Pierre Sidos, a pris contact avec la bande d’irréductibles. Indiscipline, refus de se soumettre à la ligne d’orientation nationaliste, attaques personnelles et maintenant travail fractionnel en liaison avec un adversaire politique d’Europe Action : les griefs s’accumulent. La crise a atteint son paroxysme. Le 8 février 1964, certains dissidents, apparemment animés d’intentions belliqueuses, se font interpeller par la police aux alentours de la Librairie de l’amitié qu’Europe Action a ouverte au Quartier latin. Dans un courrier spécial, adressé le 18 février à ses responsables, la direction de la FEN annonce la mise « en dehors des activités et de la communauté nationalistes [de] huit militants qui ont eu des responsabilités au sein de l’organisation parisienne : Gérard Longuet, Jean-Claude Jacquard, ancien responsable lillois, Alain Robert, Alain Madelin, Gilles Revest, B. Pacaud, Frédéric Brigaud, François Duprat. Sont également mis en dehors les éléments qui maintiendraient tout contact avec ces individus ». La direction donne les raisons de cette exclusion collective : « Cette décision a été prise après diverses tentatives des éléments cités de s’emparer des fichiers nationaux de la FEN, de créer des activités fractionnelles, à la suite d’une personnalisation
systématique des problèmes et d’un activisme détraqué [sic]. Ces éléments se sont placés sous l’autorité d’éléments adultes avec lesquels nous n’avons aucun rapport autre que des relations purement politiques, et qui ne peuvent en aucun lieu influer au sein de notre organisation : MM. Pierre Sidos et Georges Maillet. Ils tentent actuellement de créer le trouble parmi certains amis de province, et de mettre sur pied un pseudo-Front universitaire 5 européen qui change de nom tous les trois jours . » Non sans un certain esprit de revanche, Pierre Sidos a suivi, par personnes interposées, ce conflit qui mine depuis des mois le milieu nationaliste étudiant. Il éprouve un réel ressentiment envers ses anciens amis. Depuis sa sortie de prison, il a l’impression d’avoir été grugé et dépossédé des fruits de treize années de combat. La FEN, qu’il a cofondée, lui a échappé. Les deux millions de francs qui étaient encore en caisse avant son arrestation se sont évaporés. Où sont-ils passés ? La Société de presse et d’éditions de la croix celtique est désormais entre les mains d’un syndic de faillite, tandis que Venner a créé sa propre société d’éditions. À croire qu’il n’a rien fait pour empêcher l’ancienne société de couler. L’amertume de Sidos est d’autant plus grande que la plupart de ceux qui ont participé à l’aventure de Jeune Nation ont épousé les thèses d’Europe Action. Eux aussi ont fait de l’Europe leur nouvelle patrie idéologique. Ils se sont inventé une Europe idéale, « hyperboréale », blanche. Ils se sont même convertis au « racisme théorisant » et prônent maintenant un « réalisme biologique » 6. Sidos s’est retrouvé en première ligne, face à Europe Action. Des anciens qui lui sont restés fidèles l’ont pressé de réagir, de faire quelque chose. Toutefois, prudent comme à son habitude, il a pris son temps et a reconstitué un semblant d’organisation. Dès qu’il a
entendu parler de ce petit groupe de jeunes nationalistes de la FEN qui menaient la vie dure à François d’Orcival, il a compris qu’il tenait là une opportunité pour reprendre l’offensive. Ce noyau, qui défend les mêmes positions nationalistes que lui, est sur la ligne de l’ancienne FEN, celle que Sidos a cornaquée pendant la guerre d’Algérie, exerçant sur elle un véritable magistère. Georges Maillet, un des dirigeants de l’Union française pour l’amnistie, et Patrick Lemaire, tous deux ex-membres de Jeune Nation, ont alors été dépêchés pour prendre contact avec les dissidents qu’on surnomme déjà le « soviet des capitaines » par allusion aux anciens chefs de l’OAS. Tandis que Pierre Sidos se démarquait publiquement des positions doctrinales de Venner et faisait savoir qu’il n’avait « rien de commun avec la société Saint-Just » et qu’il émettait les « plus expresses réserves […] quant aux thèses exposées par les 7 publications de cette firme, et notamment la revue Europe Action ». Une fois les dissidents évincés de la FEN, les liens entretenus jusqu’ici entre eux et Sidos peuvent s’afficher au grand jour. En février 1964, ils participent à une réunion animée par l’ancien chef de Jeune Nation, à la salle d’Horticulture. Pierre Sidos les reçoit ensuite dans son nouveau local de la rue Richelieu. Gérard Longuet, Alain Madelin, Alain Robert, Philippe Asselin, Pierre Barroux, Frédéric Brigaud y seront désormais chez eux. Ils disposent d’un jeu de clés, peuvent utiliser la ronéo pour éditer leur bulletin et leurs circulaires internes, tenir des réunions et discuter longuement avec des ex-francistes de passage. Pierre Sidos les parraine et les aide. Le premier conseil qu’il leur donne est de choisir avec discernement le nom de leur futur mouvement. Il importe qu’il soit court afin d’éviter d’être réduit à de simples initiales comme cela a été le cas avec Jeune Nation, vite appelé « JN ». Il leur suggère Occident. Cela sonne bien et c’est, en soi, tout un programme. Le mouvement
se situe d’emblée au sein de la droite nationaliste. L’héritage « vennerien » est liquidé. Il n’est plus question de patrie européenne, de réalisme biologique (de « racisme théorisant », comme dit Sidos), de suppression du service militaire, d’enterrement des précurseurs (les Barrès, Maurras, Drumont, etc.) ou encore de combat contre les communistes à fleurets mouchetés. Occident redonne à l’activisme ses lettres de noblesse. En avril 1964, les statuts sont déposés. 8 Patrick Lemaire devient le premier président statutaire . L’association a pour but de « favoriser les échanges culturels entre les éléments des différents pays occidentaux » (sic). L’article 5 stipule que pour appartenir à l’association « il faut être français, être présenté par deux parrains, et adresser une demande écrite au président ». Pour le reste, ce pourrait être les statuts de n’importe quelle association de boulistes… Occident domicilie son siège à la même adresse postale que la FEN, 2, rue Monge, afin d’entretenir la confusion. Quant au programme, on adopte, pour faire simple, celui de Jeune Nation : « en finir avec le régime » et « rendre sa grandeur à la France » en réalisant « une seconde Révolution française antilibérale et antimarxiste », « placer l’homme dans son cadre normal : la famille, la profession, la province, la nation », abolir « le suffrage universel politique, néfaste aux intérêts de la nation » ou encore combattre « les ennemis de l’intérieur », c’est-à-dire « les puissances financières [qui] doivent être écartées des responsabilités politiques, la franc-maçonnerie dont les membres doivent être révélés au grand jour, les “métèques” qui, se servant de la France sans la servir, doivent être rejetés », tout comme « les marxistes au service de l’étranger ». Occident aspire à « un État nouveau », « populaire », « autoritaire », dirigé « par une hiérarchie de responsables occupant chacun la fonction correspondant à leur
valeur propre » et désignés « en fonction de leurs capacités et non élus ». Ainsi, selon les vœux d’Occident, la « direction de l’État » devrait être assurée par des « ingénieurs politiques et non […] des stratèges électoraux ». Celle-ci veillera à débarrasser le capitalisme de « l’influence de la haute banque et des trusts, prépondérante dans le régime républicain » et d’une « technocratie envahissante, prête à servir aussi bien la haute banque apatride que le communisme qui nie et combat les réalités nationales et ravale l’homme au rang de machine ». Pour Occident, cette « révolution » marquera « le point de départ d’un mouvement qui rendra l’Europe 9 libre et impériale ». Voilà qui rappelle en effet le programme de Jeune Nation, établi lors de son premier congrès en novembre 1955. Occident l’a repris mot à mot et s’est approprié son emblème, la croix celtique. Il a simplement ajouté une ligne de son cru hostile à la francmaçonnerie. Il endosse aussi la même xénophobie et le même antisémitisme larvé que Jeune Nation. Mais il entend également promouvoir une « politique de l’ethnie française ». Selon lui, « l’observation scientifique de la population française » a permis « de constater que, tout en étant un creuset de l’Europe, un rassemblement de tous les types européens qui se retrouvent en France, l’ethnie française présente une proportion exceptionnelle du type brachycéphale hérité de notre lointain passé celtique et préceltique ». Il existerait un génotype français, mais en voie de régression. Car pour « remédier à une baisse de pression démographique [sic] […] le régime républicain envisage […] de peupler la France d’étrangers et d’allogènes ». Occident suggère « une modification radicale de l’esprit des hommes. Certes la fausse élite actuellement en place sera remplacée demain par de nouveaux aristocrates, par cette “nouvelle race” dont nous parle Michel de
Saint-Pierre, mais l’Élite nouvelle devra adopter une conception nouvelle et spiritualiste de l’existence. Cette conception sera fondée sur l’observation de ces lois de la vie humaine que sont, selon Alexis Carrel, la “conservation de l’espèce, la propagation de la race et l’ascension de l’esprit”. C’est l’instinct naturel de propagation de la race – individuelle et collective – qui nous pousse à laisser sur terre des descendants porteurs d’un héritage familial et national. Ce n’est pas le besoin de satisfaire à la demande sur le marché du travail. Cette conception nationaliste, parce qu’elle est une conception philosophique, vise d’abord les couches dirigeantes, l’élite nouvelle qui se forge dans les rangs nationalistes… » L’enjeu, c’est de distinguer l’élite destinée à gouverner la France. Pour les techniques de sélection, Occident s’en remet aux travaux d’Alexis Carrel, figure de proue des nationalistes de l’après-guerre. Né à Lyon en 1873, prix Nobel de médecine et de physiologie en 1912 pour avoir mis au point une méthode révolutionnaire de suture des veines et des vaisseaux, on lui doit les premières 10 expérimentations de greffes de tissus in vitro . Ce n’est pas pour son prix Nobel que les nationalistes en ont fait un de leurs penseurs. En 1935, alors qu’il travaille aux États-Unis, Carrel publie L’Homme, cet inconnu, dans lequel il ébauche une « science de l’homme » et explique pourquoi ce dernier doit vivre en conformité avec les ordres de la nature et en quoi il est à la fois « le produit de la société et celui de la lignée » 11. Selon lui, les individus sont inégaux. « Il est dangereux, dit-il, de méconnaître » cette réalité, tandis que « le principe démocratique a contribué à l’affaiblissement de la civilisation en empêchant le développement de l’élite ». Il introduit un lien entre la décadence spirituelle et la dégénérescence physique. Il préconise d’utiliser chaque individu selon ses « caractères propres » et prône, afin de régénérer
l’espèce humaine, une rigoureuse hygiène de vie. Cependant, cela ne saurait suffire, tant l’espèce humaine lui paraît dégradée et avilie. C’est pourquoi il s’en remet à l’eugénisme dont le but est d’améliorer 12 « qualitativement » la population . Dans son esprit (alors qu’aujourd’hui encore les biologistes ignorent dans quelle mesure les caractéristiques non physiques ont une base génétique), l’eugénisme permettrait de fabriquer une race physiquement plus résistante et endurante, mais aussi spirituellement plus forte. « L’intelligence et le courage » pourraient se transmettre héréditairement, ce qui ouvrirait la voie à l’instauration d’une « aristocratie biologique héréditaire ». Ses théories s’inspirent des travaux de Francis Galton, mort en 1911, le premier à s’être intéressé aux aspects « populationnels de la variante génétique ». Il a énoncé une loi sur l’« hérédité ancestrale » que ses pairs ont scientifiquement réfutée. Mais Francis Galton reste surtout l’inventeur de l’eugénisme dont Alexis Carrel s’est emparé 13. En 1941, alors qu’il réside depuis des années aux États-Unis, Alexis Carrel revient en France. Sans doute croit-il que le régime en place s’enthousiasmera pour ses théories. La démocratie et son idéologie égalitariste ayant été éradiquées par la « Révolution nationale », l’heure étant à la régénération des élites de la nation, la situation semble éminemment favorable à son projet. Quelques jours après son retour, Pétain le reçoit et lui confie la mise en place d’une Fondation pour l’étude des problèmes humains d’où pourrait peutêtre sortir un jour cette « aristocratie biologique héréditaire ». Mais Alexis Carrel meurt d’une crise cardiaque, en novembre 1944, sans avoir atteint son but. Après guerre, il entre au panthéon des nationalistes français.
1. France-Observateur du 14 mars 1963. 2. Militant de mai 1963. 3. FEN Presse, avril 1964. 4. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis, le 29 septembre 2003. 5. FEN presse, circulaire, 18 février 1964. 6. Les expressions entre guillemets sont de Pierre Sidos, entretien avec l’auteur. 7. Écho de la presse et de la publicité, 15 janvier 1964, n° 486. 8. La majorité légale était alors à 21 ans, et la plupart des militants d’Occident étaient mineurs. 9. Tract d’Occident : « Qu’est-ce que le mouvement Occident ? » 10. Voir Alexis Carrel, Vu de droite, Alain de Benoist, Le Labyrinthe, 2001. 11. Publié aux éditions Plon. 12. L’eugénisme de Carrel reposait sur le volontariat. Il visait à améliorer l’homme et non à éliminer les spécimens défaillants comme le fera le régime hitlérien. 13. Ernst Mayr, Histoire de la biologie, Fayard, coll. « Le temps des sciences », 1982, p. 575 et s. Voir aussi, sur Francis Galton, Michael Billig, L’Internationale raciste, « Petite collection Maspero », 1981.
1964, les premières bastons Pierre Sidos va s’efforcer d’être un chaperon attentionné. Il sait que, pour défendre des idées, un mouvement politique a besoin d’argent. Or la plupart des militants d’Occident n’ont pas d’emploi ou sont issus de familles modestes. Ne pouvant lui-même avancer une somme aux jeunes nationalistes qu’il a pris sous son aile, il démarche un de ses amis, Hubert Lambert, le richissime cimentier. Bien que fortuné, l’homme ne s’intéresse pas aux affaires. Il en laisse la gestion quotidienne à sa mère et à son secrétaire particulier. Il rêve de jouer un rôle politique et croit même avoir en ce domaine quelques idées. Depuis la Libération, celui dont Jean-Marie Le Pen héritera a financé un certain nombre de publications d’extrême droite. Avec Christian Wolf et Jeanne Pajot, il fait partie des rares mécènes de la cause nationale. Aussi, quand Pierre Sidos lui parle des jeunes d’Occident, il n’hésite pas et lui remet 600 francs pour le démarrage du mouvement. Sidos les confie à Philippe Asselin, sans lui en 1 préciser la provenance . Lambert sera l’un des rares bienfaiteurs d’Occident, qui devra le plus souvent recourir au système D et à la récup’ sous toutes ses formes. Papier, ronéo, encre, téléphone, composteuse ; les facilités offertes par la Corpo de droit de Paris et quelques autres associations étudiantes seront aussi les bienvenues 2. À l’occasion, le mouvement loue ses bras et ses poings, pour des collages d’affiches et des services d’ordre.
Le 4 mai 1964, Occident fait sa première apparition publique d’importance. Pierre Sidos a accepté d’être l’orateur vedette d’une réunion du mouvement qui se déroule à la Maison de la Bretagne, non loin de la gare Montparnasse. Il parle devant une salle presque comble sous une banderole qui porte l’inscription « Défendre l’Occident partout où il se bat » – cri de ralliement du mouvement jusqu’à la fin. À ses côtés, Gérard Longuet. C’est lui la tête pensante d’Occident. Lunettes, costume et cravate, l’air studieux, il compte parmi les plus assidus des visiteurs de l’ancien militant franciste, avec Alain Madelin, Alain Robert, Pierre Barroux, futur consul de France à Shanghai, et Philippe Asselin. Longuet prend la parole à son tour pour annoncer qu’Occident va mener la vie dure aux communistes et qu’il ne tolérera plus « les réunions antifrançaises organisées par un pseudo-comité anticolonialiste ». L’auditoire, qui a déjà fait une ovation à Sidos, l’applaudit à tout rompre. Mais ce ne sont pas de simples effets de tribune. Longuet n’a pas parlé en l’air. Quatre jours plus tard, les militants d’Occident assistent à la mutualité à une conférence d’un orateur nationaliste, Pierre Boutang, directeur du journal royaliste la Nation française. Le hasard, semblet-il, a bien fait les choses. Un meeting du comité anticolonialiste, celui que Longuet a voué aux gémonies quelques jours plus tôt, se tient justement dans une salle voisine. Armés de bombes lacrymogènes et de poings américains, les militants d’Occident n’ont que quelques dizaines de mètres à parcourir pour faire irruption chez leurs voisins et provoquer une violente bagarre qui se solde par plus de 200 chaises détruites, deux blessés parmi les anticolonialistes et cinq interpellations dans les rangs nationalistes. C’est le début d’une longue série d’actions de commando, parfois d’une extrême violence. Ce sera le style d’Occident. Face à la faucille et au
marteau, il a choisi d’opposer le coup-de-poing américain et la barre de fer. Ce style ne rebute pas les nouveaux disciples du mouvement auxquels, une fois rempli le bulletin d’adhésion, on remet une carte de membre, portant « Occident » en caractères rouges sur fond 3 blanc . Ils sont nombreux à s’inscrire dans la foulée de la création du mouvement, en mai 1964. Tous sont étudiants et pour la plupart âgés de moins de vingt ans. Pour les jeunes nationalistes, la violence se justifie par celle du pouvoir et un rejet du légalisme. Ils misent sur l’exemplarité de leurs actions qui préparent le terrain au soulèvement national censé leur permettre de s’emparer des leviers de commande de l’État. L’activisme s’oppose en fait à l’électoralisme de la droite nationale, qui n’envisage qu’une conquête légale du pouvoir. Mais il n’a de sens que s’il est persévérant et constant. La direction d’Occident se fixe donc en permanence de nouveaux objectifs. C’est ainsi qu’elle espère s’imposer par la force dans un milieu qui lui est hostile et contrer les communistes et leur propagande. La gauche marxiste soutient la lutte de libération nationale du peuple vietnamien ? Occident soutiendra les troupes américaines qui constituent l’avantposte de l’Occident en Asie du Sud-Est. Le 2 juin 1964, Occident prend pour cible un gala organisé par L’UNEF et la CGT, qui doit se dérouler au cinéma le Savoie, boulevard Voltaire à Paris. L’opération est minutieusement préparée : repérages, guetteurs, etc. Aux alentours de 21 h 30, une quinzaine de militants s’engouffrent dans le hall du cinéma. Ils ont pris soin de se vêtir correctement et se sont équipés de barres de fer, de chaînes de vélo et même de crochets de boucher. Effrayée, la caissière s’enfuit, laissant son tiroir sans surveillance. Les 150 francs de la recette disparaissent : il n’y a pas de petit profit et Occident est
pauvre. Puis les premiers pétards sont lancés dans le hall. L’organisateur du gala et un journaliste venu assister au spectacle surgissent. La bagarre commence. Une matraque s’abat sur le crâne du journaliste – plusieurs points de suture seront nécessaires. D’autres spectateurs, accourus à leur tour, se joignent à une brève mêlée générale. L’un d’eux reçoit un tabouret en pleine figure avant que le commando ne se retire. Ce sera une règle à Occident, ne jamais s’attarder sur les lieux de ses interventions. Ses militants profitent de l’effet de surprise, d’un armement supérieur à celui de l’adversaire… et s’éclipsent avant l’arrivée de la police ou de crouler sous le nombre. L’attaque du Savoie est l’une des premières opérations menées par Occident. La presse en rend compte, ce qui est le but recherché, comme au temps de Jeune Nation. Le même soir, à l’Olympia, à la sortie d’un concert de Little Richard, des « blousons noirs » ont cassé une cinquantaine de fauteuils, blessé un agent de police et jeté un pavé dans la vitrine d’un café-tabac du boulevard des Capucines à proximité du music-hall. Certains ont suggéré que c’étaient les mêmes bandes qui étaient intervenues au Savoie et à l’Olympia ; on cite celles de Montreuil dont les membres porteraient des gourmettes à croix gammée et des croix de fer autour du cou. En fait, ils ne se trompent qu’à moitié. À l’Olympia, parmi les blousons noirs, se trouvaient en effet quelques membres d’Occident, venus simplement écouter Little Richard. Afin qu’il n’y ait pas de confusion, un militant d’Occident, « Michel R. » accorde une interview à Paris-Presse. Derrière ce prénom et cette initiale se cache un futur responsable du Front national aujourd’hui bien introduit dans les cercles patronaux. Rien ne dit que ses propos fassent l’unanimité à Occident, bien qu’aucun démenti n’ait été envoyé au journal. Il faut dire que
« Michel R. » manque pour le moins de finesse et abuse des formules à l’emporte-pièce : « Dans la France d’aujourd’hui on ne peut pas être nationaliste sans être fasciste », déclare-t-il avant d’expliquer que de Gaulle « est un agent du juif Rothschild dont il est un des fondés de pouvoirs [sic] depuis 1934. Un très bon ami de Mendès, le destructeur cynique de l’empire français ». Le même affirme que s’il était au pouvoir il renverrait « les juifs en Israël et Thorez à Moscou », qu’il est « toujours volontaire quand il s’agit de défendre la patrie française contre la racaille marxiste, contre les juifs » et entend « défendre le patrimoine héréditaire commun de l’homme blanc, l’Europe, la civilisation chrétienne ». Quant à son objectif, il est de « mettre fin à la démocratie. Le régime démocratique, c’est l’abjection ». Et de se consoler quand on lui parle des « faibles effectifs » d’Occident, en rappelant que « quand tout a commencé en Allemagne, les nazis n’étaient pas plus nombreux » et que « pourtant Hitler a réussi ». Hitler ? « Je sais qu’il avait raison. Si nous l’avions écouté, la France ne serait pas tombée au pouvoir [sic] des marxistes juifs et on ne verrait pas les nègres et les Arabes faire la loi dans chaque quartier de Paris. » Quant aux fours crématoires, il répond : « On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. » Mais l’action n’est pas tout. En 1964, Occident décide de soutenir Jean-Louis Tixier-Vignancour (TV), candidat des nationaux lors de la prochaine campagne présidentielle. Le premier meeting parisien a réuni près de 4 000 participants et les sondages lui promettent un score élevé, si élevé qu’il ne serait pas impossible qu’il figure au second tour. À droite, on commence à rêver d’un face-à-face Tixierde Gaulle, autrement dit d’une revanche. À l’automne 64, les chefs d’Occident se rendent au siège du « comité TV jeunes ». Jean-Marie Le Pen a chargé Roger Holeindre, qui vient à peine de quitter la
centrale de Toul, et Jean-Pierre Reveau de l’encadrement des jeunes et du service d’ordre. Ancien militant de Jeune Nation et de l’OAS, Roger Holeindre recrute des gros bras. Avec la bénédiction de Pierre Sidos qui cautionne le jeune mouvement, il reçoit les chefs d’Occident rue Quincampoix, dans l’immeuble du Cercle du Panthéon, une association de « réflexion et d’action politique » fondée par Jean-Marie Le Pen. L’endroit a des airs un peu kitsch. Le rez-de-chaussée est une ancienne mûrisserie de bananes aux murs encore décorés de crochets. Roger Holeindre a fait du troisième étage, où il a installé un bar et un restaurant, son fief, tandis que le quatrième, avec sa grande salle de réunion, sert à l’occasion de salle de sport. Le Pen, directeur de campagne en titre de Tixier4 Vignancour, s’est réservé les étages inférieurs . Pour le service d’ordre, Roger Holeindre peut déjà compter sur la FEN et les parachutistes du Cercle Saint-Michel de Jean-Pierre Reveau. Il n’a aucune raison de refuser les militants d’Occident. Dès le mois de novembre 64, ils sont mis à contribution lors d’un meeting du candidat. Holeindre n’a pas mégoté sur la sécurité, car il craint des attaques communistes, surtout des étudiants comme une note des RG du 18 novembre 1964 s’en fait l’écho : « A l’instigation de M. Jean-Pierre Reveau, un service d’ordre a été prévu qui rassemblera une centaine de jeunes de la FEN et d’Occident ainsi qu’une vingtaine d’anciens parachutistes […]. Des dispositions particulières ont été prises pour s’opposer à d’éventuels perturbateurs […]. Des manches de pioche qui ont été spécialement achetés à cet effet seront tenus en réserve pour être distribués le 5 cas échéant . » Mais, ce soir-là, les épées resteront dans leur fourreau. Ce meeting marque le début de l’engagement d’Occident dans le soutien à la candidature de Tixier-Vignancour. Le jeune mouvement
va en profiter pour se faire connaître, recruter des militants, faire entrer de l’argent dans ses caisses et même, le moment venu, se 6 procurer une copie du fichier des comités Tixier-Vignancour . En quelques mois, Occident se fait une place dans le paysage nationaliste. Les jeunes militants prennent part au « cirque », nom donné à la caravane de Tixier-Vignancour qui, durant l’été 65, parcourt les plages et dresse son chapiteau d’étape en étape à travers la France. Certains dirigeants d’Occident occupent même des responsabilités au sein du comité de soutien, comme Alain Madelin, membre de la délégation du comité Tixier-Vignancour (TV) de la faculté de droit de Paris-II et délégué à la jeunesse du comité e TV jeunes du X arrondissement.
1. Entretien avec Pierre Sidos. 2. Entretien avec Alain Robert. 3. Voir cahier photos. 4. Édouard Ferrand et Jean-Lin Lacapelle, Sur tous les fronts. Itinéraires de militants, préface de Jean-Marie Le Pen, éditions Objectif France, p. 97 à 103. 5. Archives de l’auteur. 6. Entretien avec Roland Hélie, le 4 novembre 2003.
Le petit monde d’Occident Occident est un petit milieu fermé, replié sur lui-même, qui se développe en vase clos, selon ses valeurs, ses critères et ses modèles. En février 1963, au moment où le groupe Madelin-LonguetRobert est exclu de la FEN, ils ne sont guère plus d’une quinzaine. Dans les semaines qui suivent le lancement d’Occident, en mai 1964, les adhésions se font plus nombreuses. Le mouvement a attiré à lui les déçus de la FEN et d’Europe Action. Mais, pour autant, c’est un groupuscule et il le restera. La lecture attentive du registre du mouvement et des bulletins d’adhésion ainsi que les témoignages recueillis permettent de dégager quelques grandes lignes. Dans son ensemble, la base d’Occident est plutôt petitebourgeoise. Mais le mouvement recèle aussi une frange de militants aux origines modestes (très majoritaires à la direction) et une quantité non négligeable d’éléments déclassés et marginaux. Le plus souvent, ces jeunes nationalistes proviennent de milieux familiaux marqués par les guerres coloniales et apparentés politiquement à la droite modérée ou antigaulliste. On trouve néanmoins parmi eux un descendant de Drieu la Rochelle, le fils d’un ancien collaborateur de la Gestapo, trois anciens rejetons de responsables de la Cagoule, plusieurs enfants d’activistes de l’OAS… Pour beaucoup de ces jeunes, la perte de l’Algérie française a 1 justifié à elle seule l’engagement . On n’adhère pas à Occident parce qu’il a la réputation d’être un mouvement fasciste ou nazi. Certains ont été séduits par l’activisme antimarxiste, par le
phénomène de bande ou par l’attrait d’un certain dandysme. On y est en tout cas toujours coopté. On y vient parfois en couple ou en fratrie. Occident subit cependant un fort turn over et adhérer ne signifie pas forcément militer. Entre les inscrits (en tout 5 à 600) et le noyau dur des militants actifs, qui ne dépassera jamais la centaine, entre dilettantisme et militantisme, le fossé est considérable. Les militants d’Occident résident en grande majorité en région parisienne, même si des sections se créent en Bretagne, en e e e Normandie ou encore dans le Sud-Est. Les Parisiens (XV , XIII , V , e e VIe, X et XI ) et les banlieusards (Courbevoie, Sèvres, Bourg-laReine, Neuilly…) restent les plus nombreux. Il est vrai que Paris est e e le foyer historique, le XV le bastion d’Alain Robert, et le X celui d’Alain Madelin. Ce melting-pot social se divise ensuite entre « intellos » et activistes à l’anticommunisme primaire, plus attirés par la geste que la doctrine. Ces deux univers ne coexistent que grâce à Alain Robert, celui qu’à peu près tous considèrent comme « l’âme » du mouvement. Sans lui, jamais les deux faces d’Occident n’auraient pu 2 s’accorder . Le mouvement exprime une forte tendance à l’individualisme. Il est l’antithèse de la FEN où l’on cultive le communautarisme, où l’on valorise le débat intellectuel, la réflexion, la publication de textes ou de comptes rendus de débats et le travail collectif. À Occident, on fuit séminaires et école de formation. Si la plupart des militants s’imposent de lire les auteurs de référence – Brasillach, Drieu la Rochelle, Céline, Drumont ou Paul Sérant –, les ouvrages de doctrine ont plutôt tendance à rebuter. Quelques-uns préfèrent même la lecture de Jack Kerouac ou ne rien lire du tout. Pas même l’organe de liaison du mouvement, Occident-Université, principalement confectionné, au début, par Philippe Asselin et Pierre Barroux. Son équipe s’élargira plus tard à Gérard Longuet, Alain
Robert, Xavier Raufer, François Duprat ou encore à Christian Chabanis, futur écrivain et chef du service littéraire du quotidien giscardien J’informe. Le premier numéro d’Occident-Université paraît en décembre 1964 : huit pages tapées à la machine, format A4, ronéotypées et agrafées rue de Richelieu au local de Pierre Sidos. Rien à voir avec les Cahiers universitaires ou la revue Europe Action, tous deux imprimés sur papier glacé et brochés, avec photos et dessins, sans fautes d’orthographe ni coquilles, et rédigés en bon français. Europe Action est depuis janvier 1964 supervisé par l’écrivain identitaire normand Jean Mabire et par Venner. Tous deux passent chaque mois quarante-huit heures à corriger les épreuves à l’imprimerie Devé d’Évreux, où la revue est pressée à la main et sa couverture imprimée en quadri. Occident-Université ressemble de son côté à un bulletin standard d’une section de la FEN. Les 600 francs d’Hubert Lambert sont dépensés avec parcimonie. L’important, comme le souligne le premier édito, c’est d’exister. Les paillettes, on s’en moque. On retrouve là un précepte cher à Pierre Sidos, qui considère qu’il vaut mieux défendre une ligne politique juste avec de petits moyens qu’une ligne hérétique en jetant l’argent par la fenêtre. Les rédacteurs d’Occident-Université ne sont pas des journalistes ou des écrivains en quête de gloire mais de simples militants, comme ils se plaisent à le répéter. Si Jeune Nation a fourni le programme d’Occident, l’influence de Pierre Sidos s’exerce également dans les orientations politiques et doctrinales du journal. Philippe Asselin en est le directeur de publication, mais Sidos semble en être le véritable directeur politique. On y trouve toutes les références au nationalisme français : Georges Sorel, Drieu la Rochelle, Brasillach, Ploncard d’Assac… Alexis Carrel. On y voit les publicités pour la presse amie,
Rivarol, Politique Éclair, La Voix de l’Occident, Lectures françaises ou encore Découvertes, revue éditée à Lisbonne par Jean Haupt, vieux pétainiste, réfugié au Portugal où il a traduit Principes d’action du président Salazar. En novembre 1965, Pierre Sidos fera même la une d’Occident-Université, sa photo accompagnée d’une manchette « Pierre Sidos parle ». L’un « des représentants les plus autorisés du courant nationaliste français », comme le présente le journal. Pierre Sidos exerce une emprise indéniable sur l’organe de presse d’Occident. Cependant, c’est la troïka Madelin-Robert-Longuet qui dirige le mouvement. C’est elle qui prend les décisions, noue les contacts politiques et connaît tous les petits secrets internes. Patrick Lemaire, qui est pourtant le président du mouvement, n’a jamais son mot à dire. Il s’en plaindra et tentera, en vain, d’imposer une direction collégiale. Philippe Asselin fait l’interface entre Pierre Sidos et la direction d’Occident. C’est sans doute pour cela que Sidos le trouve parfois « cauteleux », un peu rusé et hypocrite. En fait, Asselin arrondit les angles. Les adhérents de l’Institut politique de Paris, ceux de la faculté de droit Paris-II et de certaines facultés de médecine, qui s’activent au sein des associations et des syndicats étudiants de droite, échappent entièrement à l’influence de Sidos. Sous la tutelle de Gérard Longuet, ils noyautent la FNEF, la Fédération nationale des étudiants de France et la Fédération des étudiants de Paris, la FEP, qui leur est quasiment acquise. Ils tirent aussi quelques ficelles au sein de l’opposition interne de l’UNEF. Occident a une stratégie entriste et s’emploie à placer ses militants à des postes clés. Dans ce secteur étudiant, les hommes qui comptent à Occident sont Claude Goasgen, très influent à la corpo de droit et futur député de Démocratie libérale, Philippe Lebrette, futur responsable du
GRECE, et Jean-Jacques Guillet, étudiant en Sciences politiques et futur député « pasquaïen ». Ils sont chez eux à la corpo de droit, et ont fait de Chez Lulu, un petit bistrot de la rue Leverrier, et du café Le Basile, près de Sciences po, leurs QG. Qu’on soit étudiant en droit ou en Sciences politiques, en médecine ou en langues orientales, on n’est pas dispensé des « bastons ». Individualisme, élitisme et courage physique font partie de la panoplie du militant. À l’exception peut-être de Philippe Asselin et de Pierre Barroux, qui n’en sont pas des adeptes fanatiques et se retrouvent rarement au premier rang, la plupart des militants d’Occident prennent part aux affrontements, quelles que soient leurs aptitudes physiques. Gérard Écorcheville, le futur conseiller diplomatique de Jacques Chirac à l’Élysée, plutôt frêle et aux allures de « minet » comme l’on dit à l’époque, Gérard Longuet ou Patrice Gélinet, futur et éphémère directeur de France-Culture, tous deux myopes comme des taupes, 3 pratiquent avec le même entrain la cogne et la gamberge . Ils sont souvent en première ligne avec Alain Robert, tandis qu’en retrait se tiennent Alain Madelin ou Patrick Devedjian. Recruté à la fin de l’année 63, alors qu’il a tout juste dix-sept ans et achève ses études au lycée Condorcet de Paris, Devedjian passe alors pour un lycéen studieux. C’est un jeune garçon déjà ambitieux, longiligne et sec, un peu hautain, arrogant disent certains, et solitaire. Il prend le train chaque matin pour venir étudier à Paris. Devant son établissement, rue Caumartin, près de l’Opéra, il assiste en octobre 1963 à des distributions de tracts de la section parisienne de la FEN, en faveur de l’Algérie française. Par « instinct patriotique », il s’est rangé sans hésiter du côté des nationalistes 4. Il n’a pas oublié ses origines arméniennes ni comment les siens ont été persécutés par les Turcs, au début du siècle. La guerre d’Algérie
lui a rappelé ce passé pénible. Il se demande si, une fois de plus, l’Islam n’a pas fait un sort aux chrétiens. Lui qui veut devenir un bon petit Français croit que c’est dans le camp nationaliste qu’il doit être. Il n’adhère pas à la FEN, mais fraie quelque temps avec la section fantomatique des lycéens nationalistes de Paris. Sitôt Occident fondé, il le rejoint et découvre le militantisme politique, le local de la rue de Richelieu que Pierre Sidos a mis à la disposition du mouvement et la petite équipe qui s’y agite. Pierre Barroux, qui épluche la presse et semble curieusement se délecter de la lecture de France Observateur, un journal progressiste, l’intrigue un peu. Tout comme l’impressionne alors Philippe Asselin, petit, le crâne dégarni et les yeux bleus, déjà avancé dans ses études de droit et presque diplômé – ce qui en impose au jeune lycéen. Patrick Devedjian se glisse alors dans la peau du militant. Bientôt, on le reconnaîtra de loin au long manteau de cuir noir qu’il revêt lors des opérations musclées du mouvement. Mais le prosélytisme reste la base de tout militantisme. Depuis mai 64, les militants d’Occident excellent en ce domaine. Une des premières recrues de Devedjian possède, tout comme lui, un patronyme à consonance étrangère. Il s’appelle Jean-Gilles Malliarakis. Il a vingt ans quand Devedjian lui soutire une signature au bas d’un bulletin d’adhésion, au mois d’octobre 1964. Lui non plus n’a pas adhéré à la FEN, mais il a depuis longtemps la fibre militante. Dans son entourage familial, rien ne le prédestinait à choisir le camp du 5 nationalisme plutôt qu’un autre . Son père est peintre et a côtoyé le mouvement surréaliste. C’est un proche de Jacques Prévert et d’Albert Camus. Celui qu’on surnommera bientôt « Mallia » a commencé par lire Sartre, Les Mains sales. Puis il a découvert la pièce de Camus, Les Possédés. C’est le déclic : après la guerre d’Indochine et celle d’Algérie, qui s’intensifie en 1959, cette pièce
agit sur lui comme le détonateur puissant d’une prise de conscience. Du jour au lendemain, il rompt avec le « fait révolutionnaire ». À seize ans, il se considère désormais comme un anticommuniste « radical ». Lors de la semaine des Barricades d’Alger, en janvier 1960, il prend contact avec les mouvements anticommunistes les plus extrêmes. Mais il garde une distance. C’est une sorte de flâneur, il en est sans en être vraiment et cherche à éviter les attaches trop profondes. Il navigue dans les eaux de l’ex-Action française puis dans celles de Jeune Nation et côtoie la Cité catholique, un mouvement traditionaliste imprégné d’anticommunisme. Il va de l’un à l’autre. En 1962, alors que la guerre d’Algérie prend fin, il se met au service des réseaux d’entraide aux réfugiés d’Algérie, de Jean de la Hargue. Puis il s’éloigne de l’Action française qui lui semble vieillotte, et si étrangère à son univers mental et intellectuel. Quand Patrick Devedjian lui tend son coupon d’adhésion, Malliarakis n’a rien du novice. Il sait où il met les pieds. Il a suivi les péripéties des dissidents de la FEN de Paris et a croisé leur meneur, Alain Robert, avec qui il est allé monter des camps de toile pour les 6 harkis en 1963 . Malliarakis fait partie de ceux qui n’ont pas accepté le néonationalisme d’Europe Action et ses thèses antichrétiennes. Lui aussi a lu Nietzsche. Il n’en a pas pour autant cessé de croire. Aux côtés de Gérard Longuet, dont il deviendra l’ami, de Claude Goasgen et de Jean-Jacques Guillet, Malliarakis fait partie de ceux qui vont développer l’influence des nationalistes à l’Institut d’études politique de Paris. En 1964, peu après son adhésion, il est coopté dans l’équipe d’Occident-Université. De temps à autre, dans l’atelier de son père qui vit à Rome, il reçoit les chefs d’Occident pour des conciliabules secrets. Il n’empêche, le jeune Malliarakis se sent tenu à l’écart des regroupements spontanés qui s’opèrent par affinités au
sein des militants d’Occident. Tout comme Patrick Devedjian, surnommé « l’Arménien », ou Serge Volyner, futur avocat installé aujourd’hui en Israël, et qui porte alors autour du cou une ostensible étoile de David, il a l’impression d’être traité en étranger. Comme un de ces « métèques inassimilables » dont parle Occident. Grec et fils de peintre, orthodoxe de religion, il a du mal à trouver sa place dans un mouvement composé de jeunes qu’il trouve « franchouillards », timorés et repliés sur leur Hexagone. Pourtant il apprécie le côté générationnel d’Occident, son dynamisme, son activisme, les quelques copains qu’il s’y fait et, surtout, cette marginalité qu’on y exalte avec fierté. Occident représente les cinq pour cent d’étudiants qui, au Quartier latin, rejettent l’influence des étudiants marxistes.
1. Il ne s’agit que d’indications partielles extrapolées à partir des témoignages d’anciens d’Occident et de certains documents internes. 2. Cela ressort de la plupart des témoignages que nous avons recueillis. 3. Entretien avec Patrice Gélinet le 8 novembre 2003 et entretien avec Thierry Besnard-Rousseau, le 25 septembre 2003. 4. Entretien avec Patrick Devedjian, lundi 24 novembre 2003. 5. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 6. Entretien avec Alain Robert et entretien avec Jean-Gilles Malliarakis.
La bande à « petit Robert » Le petit monde d’Occident a sa phalange d’intellos, un mentor, Pierre Sidos, son journal, son Grec, son Arménien, quelques jeunes filles et ses juifs (moins d’une dizaine). Mais, en marge, un étonnant phénomène de bande s’est développé autour d’Alain Robert. C’est sa bande de copains, de fidèles prêts à le suivre où et quand il veut, simplement parce que c’est lui. Dans le groupe, on ne se pâme pas devant les écrits, d’ailleurs anonymes, d’Occident-Université. On ne les lit pas ou si peu ! C’est avant tout une bande de copains. Le point d’ancrage de cet « Occident bis » se situe dans le e XV arrondissement de Paris. Bien que ses ramifications s’étendent en banlieue et au Quartier latin, son territoire de prédilection est circonscrit à une portion du boulevard Pasteur et aux alentours du lycée Buffon, où Robert a fait ses études. Ses lieux de rendez-vous sont les bistrots proches et ceux de la rue de l’Arrivée, près de la gare Montparnasse, comme Le Rail, ou, pour les noctambules, L’Ange bleu, rue Falguière, qui deviendra plus tard une boîte échangiste. Parmi les plus assidus, un livreur de chez Nicolas, exchampion de lutte devenu catcheur occasionnel (on le retrouvera dans certains Services d’ordre du SAC), un Black sans emploi fixe, des jeunes prolos en marge de la société, un rocker blouson noir qui rejoindra les maoïstes après mai 68, un chef de bande gitan, des ouvriers typographes, une poignée de fils de bonne famille déjantés et des jeunes en rupture de ban, amateurs de rock and roll ou de free jazz, et de boissons fortes. Cette bande s’est agglomérée comme une concrétion géologique, par alluvions successives. On y cultive le même
antimarxisme (parfois primaire) qu’à la tête d’Occident, mais on y pratique aussi un autre style de vie. C’est la tendance prolo, désargentée, déclassée, à pulsions anarchisantes d’Occident, bohème, où le mot amitié revêt un caractère sacré. On n’y est pas particulièrement adepte de la musique de Wagner ou de l’ordre moral. On y écoute bien sûr Lo Cicero, l’idole des pieds-noirs OAS, qui a fabriqué sa propre guitare en prison avec des allumettes et des boîtes de conserve, mais les Beatles ou les Rolling Stones y font plus volontiers recette. Le soir où Occident a attaqué le Savoie, quelques-uns de ses membres se trouvaient à l’Olympia pour écouter Little Richard… Parmi eux, Thierry Besnard-Rousseau qui a e rejoint la bande du XV en 1964, à l’âge de seize ans, avant de rallier Occident au cours de l’été suivant, lors de la campagne Tixier. C’est alors un lycéen en rupture de banc, chassé de son milieu familial par son père, qui le frappait. Celui-ci cachera jusqu’à sa mort ses véritables origines, espagnoles : adopté en 1939, après la débâcle républicaine en Espagne, il est en fait le frère du romancier Michel del Castillo. Thierry découvrira cette parenté trente ans plus tard, lorsque del Castillo le débusquera par le Minitel et l’appellera pour la lui révéler. En 1965, Besnard-Rousseau est loin d’être un lycéen modèle, attentif, studieux et assidu aux cours. Fugueur malgré lui, sa scolarité s’en ressent. Après un court passage au lycée Claude-Bernard, il s’est retrouvé au collège Sainte-Barbe où, à l’âge de quatorze ans, en 1962, il participe à sa première « baston politique ». Le jour de l’exécution de Bastien-Thiry, l’organisateur de l’attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle, des élèves pieds-noirs de Sainte-Barbe réclament, au réfectoire, une minute de silence. Une bagarre homérique démarre aussitôt avec les militants de gauche.
Dès l’âge de quinze ans, Thierry Besnard-Rousseau mène une vie de bohème, entrecoupée de courts replis chez sa grand-mère, dans les creux les plus profonds de la vague. En 1964, quand il e découvre la « bande du XV », il devient l’ami de plusieurs futurs militants de l’extrême droite « solidariste ». La plupart sont des prolos, Philippe Lemoult, Alain Boinet, futur président de l’ONG « Solidarités aide humanitaire d’urgence », très présente en Afghanistan, Michel Bodin, Gérard Pélissier, Jean-Pierre Stirbois, qu’il aperçoit de temps à autre. Au fil des mois et des ans, il verra arriver Gérard Écorcheville, Jean-Claude Dupont et, plus tard encore, Hervé Novelli, futur député libéral de l’UMP, José Bruneau de la Salle, futur collaborateur de Jacques Chirac à la Ville de Paris e et propriétaire de haras, et responsable pour le XV arrondissement 1 de l’UJP, les jeunes gaullistes de l’époque . Ce sera désormais sa tribu. Besnard-Rousseau se considère alors comme une sorte de « raté de la génération blousons noirs ». Il préfère de loin le nihilisme de ces casseurs aux mièvreries de la génération yé-yé. OccidentUniversité voit en eux le produit de la violence d’un régime qui n’offre aucune perspective à la jeunesse 2, reprenant l’opinion que Lucien Rebatet, auteur des Décombres et ancien rédacteur à Je suis partout, développait dans Rivarol, en août 1959 : « Ces enfants ont grandi dans une société vouée à une pédagogie bafouillante, au verbiage humanitaire, à toutes les entreprises de dévirilisation. Ils [les blousons noirs, NdA] y répondent à coups de matraque et de ferraille. C’est bien dommage pour les candides promeneurs qui écopent. Mais n’est-ce pas bien fait pour la société ? » Certains journaux considèrent alors les blousons noirs comme les nouvelles chemises noires et les traitent de « fascistes ». « Ce
serait alors, écrit Rebatet, du fascisme à vide, reproduisant au 3 hasard les gestes les plus brutaux d’une époque … » En tout cas, certaines bandes de blousons noirs entretiennent des liens, plus amicaux que politiques, avec les jeunes nationalistes. La bande de la Trinité a participé, en 1958, au collage des affiches de Jeune Nation 4. Celle du square Saint-Lambert, dans le e XV arrondissement de Paris, composée de 300 authentiques blousons noirs, n’hésite pas à l’occasion à faire le coup de poing aux côtés de la bande du XVe qui s’est baptisée elle-même, non sans exagération, « l’Équipe sanglante ». Mais le cloisonnement reste l’usage et les transfuges sont rares. En 1965, Thierry Besnard-Rousseau participe à la tournée électorale de Jean-Louis Tixier-Vignancour. Il traîne au siège du Comité TV-Jeunes, rue Quincampoix. C’est à cette époque qu’il migre au Quartier latin et y devient, comme la plupart des membres du mouvement Occident, un des piliers du Relais de l’Odéon. C’est dans cette brasserie, située à l’angle de la rue de l’AncienneComédie et du boulevard Saint-Germain, que se brassent les différentes bandes d’Occident. De l’ouverture à la fermeture, elle est le lieu d’un continuel passage. Elle est bientôt l’épicentre du mouvement Occident au Quartier latin. Plutôt que de se rouler des joints, Thierry Besnard-Rousseau froisse, les uns à la suite des autres, les paquets de gauloises ou de celtiques. Il sirote bières et remontants musclés en discourant sur la musique rock ou la beat generation, avant de s’éclipser à la tombée de la nuit vers les petites boîtes de Saint-Michel où il écoute du jazz aux côtés des ennemis de la journée, les progressistes de l’UNEF. Car, passé 23 heures, c’est l’armistice. La nuit tous les chats sont gris. De son poste d’observation, une des tables du Relais, il voit agir le charisme d’Alain Robert qui éclipse de loin celui d’Alain
Madelin, que tout le monde appelle « Mado ». Les deux jeunes hommes forment une paire inséparable, affalés à la terrasse du Relais, la cigarette aux lèvres, devant un café refroidi au fond de tasse liquoreux, ou chuchotant dans la salle du premier étage lorsqu’ils mijotent une opération. Ils refont le monde et envisagent leur avenir. « Mado » se voit déjà jouer un rôle politique. Député, ministre et pourquoi pas président de la République. Robert, lui, se verrait mieux dans la peau d’un Al Capone. Il plaisante, bien sûr. En tout cas, il ne rêve pas de devenir un homme providentiel – d’une certaine manière il l’est déjà par certains côtés. Mais Robert ne passe pas ses journées à imaginer son avenir. Il a littéralement des fourmis dans les jambes. Il a besoin de bouger, de voir des gens, de faire de nouvelles rencontres. Il a un sens aigu du contact humain. En 1964, il a pris l’habitude de se rendre à la porte de Bagnolet, près des quartiers maudits de la Petite Couronne, la banlieue ghetto d’aujourd’hui, chez son ami Alexandre Chabanis. Lui aussi est un personnage à part qui détonne dans le petit monde d’Occident. D’abord, Chabanis est un « vieux ». Né en 1940, il a déjà vingt5 quatre ans , ce qui le classe d’office parmi les patriarches d’Occident. Il peut aussi se prévaloir d’un passé militaire. En 1960, il a servi dans un commando de chasse en Algérie, fréquenté Jeune Nation sans jamais pourtant y être encarté. Il a tenté les EOR (école des officiers de réserve), mais s’est contenté de servir comme simple bidasse de deuxième classe. Contrairement à son frère Christian, un pur littéraire, Alexandre n’est pas à proprement parler un intello ; pourtant, Claude Goasgen et Gérard Longuet apprécient son sens politique. Chez Lulu, rue Leverrier, il lui arrive de les inspirer. Il écrit des textes, élabore des projets. Il n’est pas l’homme un peu fruste dont il donne parfois l’impression. Lui aussi a connu les geôles de la République. Arrêté en 1961 lors d’une permission à
Paris, il a été écroué quelque temps à la Santé pour reconstitution de ligue dissoute (Parti nationaliste et Jeune Nation) avant d’être libéré et démobilisé en 1962. Après cet épisode, il reprend ses activités d’éducateur de prévention, comme on dit à l’époque, et les compétitions de boxe. Quand il raccrochera les gants, au début des années 70, tout en restant actif dans les milieux de la boxe, son palmarès s’établira à trente combats dont vingt-cinq victoires. Son physique musculeux, ses poignets noueux, ses phalanges de marbre et sa face déjà cabossée ont de quoi épater les jeunes militants qui ne demandent qu’à partager ses compétences pugilistiques. Il accepte d’ailleurs volontiers, au bois de Vincennes ou dans des salles de boxe professionnelles, d’entraîner au noble art les jeunes d’Occident, dont Alain Madelin. Il leur apprend à se battre et à se défendre. Autre caractéristique qui le distingue des autres militants, Alexandre Chabanis gagne sa vie. Il travaille à la cité Jeanne-Hornet de Bagnolet, où la préfecture de la Seine a entrepris de reloger les anciens occupants des bidonvilles. Il y dirige un centre de réinsertion pour délinquants, le plus dur du département. Son style, son physique, l’épaisseur de ses doigts font de lui un personnage respecté, que les jeunes du quartier ne dédaignent pas de fréquenter – même si nul n’ignore que son père est un flic, commissaire de police des Renseignements généraux. Il n’en fait pas mystère, d’ailleurs. Ce dernier, aime-t-il préciser, n’a jamais levé le petit doigt pour lui, y compris le matin où les policiers sont venus le chercher à son domicile. Le père n’a rien dit. Il a pris sur lui, comme le paysan qu’il était avant d’entrer dans la police et de s’y faire une place à la force du poignet. Chabanis ne s’étend pas sur sa famille et ne se confie pas. Dans la cité, on sait qu’il entretient de mauvais rapports avec la police.
C’est ce qui compte. Elle lui reproche d’être trop attentionné à l’égard de ceux qu’il rééduque. Un jour, elle a voulu le faire tomber en l’impliquant dans une affaire de recel de montres. Un jeune qu’il hébergeait les avait prétendument volées, alors qu’il les avait achetées dans le Sentier – certes sans facture. Les flics ont arrêté Chabanis dans sa salle de boxe et l’ont promené dans la cité, les 6 menottes aux poignets . Cette histoire, qui n’a eu aucune suite pour lui, a conforté son image. Quand les grands vont faire un « coup », ils lui confient leurs petits frères et lui demandent de veiller à ce qu’ils marchent droit. À l’occasion, ils achètent pour le centre de Chabanis des jeux ou des ballons. Avec quel argent ? Il s’en doute un peu, mais les cadeaux ont été payés, et cela lui suffit. Tout comme cela suffit au père Joseph, d’ATD Quart Monde, avec qui il travaille. Impossible de ne pas avoir entendu parler, à Bagnolet, de cet éducateur à grande gueule, qui s’occupe des jeunes en difficulté comme un papa poule exigeant et sévère. Il impressionne et inspire la curiosité. Dans le centre de rééducation ou à la salle de boxe, on vient voir d’un peu plus près à quoi ressemble Alex Chabanis. Jean-Claude Nourry, futur mercenaire et garde du corps de Johnny Halliday, vit dans un immeuble voisin de la cité Jeanne-Hornet. Il n’a pas tardé à céder lui aussi à la curiosité ambiante. Les deux hommes ont sympathisé et pris l’habitude de discuter ensemble. Nourry s’est laissé convaincre par ses arguments politiques et est devenu un des propagandistes du mouvement Occident dans la cité. Il a rencontré Alain Robert, ce jeunot du XVe, toujours la clope aux lèvres, qu’on entrevoit de temps à autre à la salle de boxe de Chabanis. Alain Robert a le contact facile et semble toujours disponible et attentif.
Nourry apprécie. Il le présente à un de ses amis gitans, Christian Wirtz. Un chef de bande lui aussi. Avec quelques familles tsiganes installées près de la cité, il vit dans une roulotte. Le côté nerveux d’Alain Robert, sa bouille aux cheveux mi-longs et au regard vif, sa tchatche intarissable lui plaisent. Entre Wirtz et Robert, c’est le début d’une longue, très longue amitié. Nourry et le gitan vont ainsi e prendre leur place dans la bande du XV . Ce sont ces mondes, ces deux univers que Robert va faire cohabiter à Occident où les fils de petit-bourgeois du VIe arrondissement et de Neuilly côtoieront Wirtz, dit Cricri, le gitan, et « Chaba », le boxeur. Car au Relais, entre militants, on s’affuble volontiers de surnoms. Il y a Pilote, Beatnik, Petit Luc, Mado… Chacun joue son rôle comme dans un film ou une BD. D’autres écopent de surnoms plus appropriés, comme Xavier Raufer qui sera baptisé « Bonne Soupe » quand il fera office de cuistot pour les jeunes d’Occident réunis, à quatre-vingts kilomètres de Paris, dans le château d’une vieille comtesse où sont organisés des stages « paramilitaires » et doctrinaux du mouvement – camp école revu et corrigé par Occident. D’autres se contentent plus prosaïquement d’être ce qu’ils sont, comme le timide et réservé Jacques Souillard, « photographe » d’Occident. Mercenaire à mi-temps, il a pris l’habitude de ramener d’Afrique des têtes réduites dont il fait le commerce en France. Souillard vit non loin du Relais de l’Odéon dans une chambre de bonne, avec une militante trotskiste (ce qu’il 7 ignore) qui transmettra plus tard à la JCR toutes les photos des membres d’Occident qu’il a prises. Il mourra dans un accident automobile, d’un stupide coup du lapin, dans sa 403.
1. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau.
2. Occident-Université, 15 février 1965. 3. Rivarol, n° 448, du 13 août 1959, article intitulé : « Blousons noirs ou chemises noires ». 4. Contrairement à ce que François d’Orcival a écrit dans Europe Action, Johnny Halliday, qui a fréquenté à la fin des années 50 la bande de la Trinité avec Jacques Dutronc, n’a jamais collé les affiches de Jeune Nation. 5. Entretien avec Alexandre Chabanis, 20 novembre 2003. 6. Entretien avec Alexandre Chabanis. 7. Jeunesse communiste révolutionnaire, créée en mars 1967 sous l’égide e
de la IV Internationale trotskiste.
Occident répudie Pierre Sidos En décembre 1965, Jean-Louis Tixier-Vignancour est éliminé dès le premier tour de l’élection présidentielle. François Mitterrand, le candidat de la gauche, affronte de Gaulle au second tour. Une chape de découragement s’est abattue sur le camp des nationaux. La plupart des « tixiéristes » ont longtemps cru que leur candidat avait une chance d’affronter de Gaulle au second tour. La « caravane des plages » de l’été 65, les innombrables meetings qui ont souvent fait salle comble, une débauche d’affiches et de gadgets ont fini par les convaincre de l’effet Tixier. Son état-major de campagne lui-même a été longtemps persuadé qu’il allait se qualifier pour la finale des élections. Même si, des 19 % d’intentions de vote dont le gratifiaient les sondages au début de sa campagne, Tixier était tombé à 6 % dans l’ultime ligne droite. Depuis des semaines, il était en chute libre. 60 % des Français qui se disaient d’extrême droite ont finalement voté dès le premier tour pour de Gaulle et près de 15 % d’entre eux pour Jean Lecanuet, l’ancien patron du MRP (démocrate chrétien), soutenu par les dirigeants poujadistes, Jacques Isorni et l’équipe de L’Esprit public, proche de Georges 1 Bidault et de Jacques Soustelle . Avec 5,27 % des suffrages exprimés, soit près de 1 400 000 voix, Jean-Louis Tixier-Vignancour est loin des espoirs qu’il a fait naître. Occident prend acte de la défaite et estime avoir eu raison de soutenir Tixier : « le grand mérite de la campagne » aura été « de
démontrer au peuple français l’existence d’un courant national important ». Occident impute la défaite aux chefs nationaux qui, une fois de plus, ont montré leur indécrottable incompétence et ne sont plus capables que de se battre pour les dépouilles des « comités TV ». S’affrontent ainsi Tixier-Vignancour lui-même, qui avait pourtant promis de s’effacer, Pierre Sidos, qui s’apprête à lancer son journal Le Soleil, dont il prépare la sortie depuis quelque temps déjà et qui mijote une fédération des partis de droite, et Dominique Venner qui, dans une circulaire interne de décembre 1965, incite déjà ses militants à convaincre ceux des comités TV d’adhérer à Europe Action, dans le but « de préparer la constitution d’une 2 puissante formation militante ». À Occident aussi, certains envisagent l’opportunité de créer un parti nationaliste. Ne serait-ce que pour récupérer une partie des jeunes déçus des comités Jeunes de Tixier. En tout cas, le mouvement n’entend plus jouer le rôle de piétaille, subalterne, que semble lui attribuer Pierre Sidos dans ses projets. L’heure de la séparation est imminente. Si Sidos a fait la une d’Occident-Université en novembre 1965, son magistère n’est pas pour autant éternel. Les points de désaccord politiques se sont accumulés. Occident a mûri et a pris de l’assurance. Sidos voit d’un mauvais œil certains écrits d’Occident et l’émergence d’une sorte de proaméricanisme. Traditionnel dans l’extrême droite française, l’antiaméricanisme a commencé à décliner avec les débats sur la CED (Communauté européenne de défense) dans les années 50. Cela ne date pas de la dernière campagne. Ce sentiment est en constant recul depuis plus de dix ans. Même Maurice Bardèche, partisan en 1951 d’une Europe hostile aux États-Unis a, depuis, mis de l’eau dans son vin. La guerre froide a culbuté les vieux clivages. À la mort de John Foster Dulles, ministre des Affaires étrangères américain, Henri Lèbre,
ancien rédacteur en chef, sous l’occupation, de L’Émancipation nationale, l’organe du PPF, a ainsi versé des larmes de crocodile dans Rivarol, en dressant le panégyrique de cet homme qui venait de disparaître et qui ne « connaissait qu’un seul ennemi, le 3 communisme ». Rivarol passe, depuis la fin des années 50, pour un journal proaméricain, du moins proatlantiste. L’OAS elle-même n’a pas échappé à l’influence américaine, plus discrète et underground. Occident serait-il en train de filer un mauvais coton ? En novembre 1965, il a lancé une campagne contre le Vietcong afin de contrer la propagande des progressistes en faveur de la victoire du FNL vietnamien. Certains militants de l’Institut d’études politiques ont pris des contacts dans les milieux sud-vietnamiens de Paris. Dans le cadre d’une association d’étudiants qu’ils contrôlent, quelques-uns se sont rendus à Saigon. L’un d’entre eux a d’ailleurs failli se retrouver en prison pour une vulgaire affaire de proxénétisme. Occident serait-il en train de franchir subrepticement la ligne ? Publiquement, son soutien au Sud-Vietnam s’inscrit toujours dans sa devise : « Défendre l’Occident partout où il se bat. » Il prend soin de rappeler que sa position n’est pas dictée par « un alignement sur les positions US », mais qu’au contraire ce sont « les positions US, sur ce point (et sur ce point seulement) qui [sont] en conformité » avec 4 les siennes . Pour autant, depuis la distribution de ce tract intitulé « Les marines à Hanoï », le doute s’est installé. Le mouvement Jeune Europe de Jean Thiriart a accusé Occident d’être téléguidé par l’ambassade américaine de Paris. Pierre Sidos, lui, croit que l’officine proaméricaine de Georges Albertini a mis le grappin sur la petite bande. Il anticipe. En fait, il cherche des divergences idéologiques là où s’exprime avant tout un clivage générationnel. Certes, les désaccords ne manquent pas. Mais ils n’expliquent pas
seuls les dissensions qui existent entre lui et Occident. Le mouvement a atteint sa maturité. Il aspire à voler de ses propres ailes. En décembre 1965, Alain Robert rameute la plupart des responsables du mouvement et les réunit secrètement, quai SaintMichel, dans l’appartement de Pierre Barroux, habituellement réservé à des javas bien arrosées et à d’interminables parties de poker. Alexandre Chabanis est lui aussi présent. Robert a insisté pour qu’il soit là. Il craint une intervention musclée des amis de Pierre Sidos. Car il s’agit d’organiser l’autonomie complète du mouvement. Les effectifs sont en progression, c’est la preuve que la ligne politique n’est pas si infantile que ça et que l’activisme paie. Les vieux chefs nationalistes n’ont aucune leçon à donner. Des membres de la section parisienne de la FEN, reconstituée après la crise de l’automne 63, viennent d’ailleurs de rejoindre le mouvement. Occident peut aussi s’appuyer sur quelques « jeunes adultes » comme François Duprat, vingt-six ans, de retour d’Afrique, qui milite dans les milieux nationalistes depuis les années 50. Il aurait travaillé aux services de la propagande de Moïse Tschombé sur les ondes de Radio Congo. Mais avec lui on n’est jamais sûr de rien. Il a appartenu à Jeune Nation, à la FEN et a effectué quelques séjours en prison lors de la guerre d’Algérie. Il possède le pedigree habituel du nationaliste de l’époque. François Duprat est un personnage. Si son itinéraire est plutôt classique, l’homme n’est pas ordinaire. Il traîne, avec indifférence, une réputation sulfureuse d’agent provocateur, d’escroc et d’indicateur de police. Certes, il est un peu tout ça à la fois. Lorsqu’il est parti en Afrique, en 1964, la plupart des membres d’Occident ont soupiré : un indic de moins ! Alain Madelin l’avait surpris en train de poster une lettre à la deuxième section des Renseignements
généraux (chargée de l’extrême droite) et avait aussitôt averti Pierre 5 Sidos . L’histoire a circulé parmi les militants. Une fois de retour, Alain Robert a dû trouver les mots justes pour rassurer : c’est fini, 6 Duprat ne travaille plus avec la police . Tout le monde a fait semblant de le croire. Car Duprat ne se réduit pas à sa mauvaise réputation. C’est un militant chevronné, courageux, cultivé, activiste dans l’âme comme la direction d’Occident, provocateur, individualiste et un peu mythomane. Duprat est aussi l’encyclopédiste de l’histoire des mouvements fascistes, un de ses meilleurs spécialistes avec son ami Maurice Bardèche. Professeur d’histoire et de géographie dans une institution privée, collaborateur de Rivarol et de Défense de l’Occident, François Duprat est brillant et possède une mémoire phénoménale. C’est du moins ce que tout le monde dit et répète. Phénoménale, mais parfois défaillante. Il ne semble pas toujours soucieux de la chronologie des faits et de leur exactitude. Il lui arrive d’inventer de toutes pièces certains épisodes, des histoires complètes et de distordre la réalité. Cela fait aussi partie du personnage… Tout comme son aspect crasseux, les vêtements défraîchis qu’il porte, pantalon feu de plancher et veston aux poches déformées, les odeurs âcres de bière et de sueur qu’il exhale et dont se souvient encore un des officiers de police des RG qui le 7 « traitait » à l’époque . Il vit alors près de la Mutualité, dans le Ve arrondissement de Paris, dans un petit deux pièces occupé avant lui par Jean Piccolec, le futur éditeur. Son antre croule sous des piles de livres, de documents et de dossiers de presse ; le lit est défait et l’atmosphère imprégnée d’une odeur de tabac froid et de graillon. On l’a vu utiliser la couenne d’une tranche de jambon comme marque-page.
François Duprat est aussi un orateur doué, éloquent, qui sait captiver son auditoire avec sa voix de Gascon, rocailleuse et tonitruante. Il est né à Bayonne le 16 novembre 1940 dans une famille de gauche, très influencée par la SFIO et le Parti communiste. Il milite d’abord, quatre années de suite, à l’Union de la gauche socialiste, le mouvement de Claude Bourdet et de Gilles Martinet. Puis il se défait de son éducation politique juvénile, dont il ne conserve que le verbe populiste et la phraséologie « révolutionnaire ». À dix-huit ans, il épouse les thèses du « socialisme national » et adhère dans la foulée à Jeune Nation. Chargé de la section de Bayonne, puis de celle de l’ensemble du Sud-Ouest, il monte faire sa khâgne à Paris où il côtoie l’un des fils de Maurice Thorez et Régis Debray, dont il est le condisciple au lycée Louis-le-Grand. À cause de ses incarcérations répétées durant la guerre d’Algérie, il échoue au concours d’entrée à l’École normale supérieure, mais obtient tout de même un DEA puis un DESS d’histoire. Exclu de Jeune Nation où on le traite de « canaille », d’aventurier, de « déviationniste », il est tricard au Quartier latin, et la bête noire de l’extrême gauche. Il suit malgré tout des cours à la Sorbonne où il s’impose en faisant mouliner son ceinturon au8 dessus de la tête pour franchir les accès des amphithéâtres . Alors que Pierre Sidos est en prison, François Duprat entre à la FEN et devient l’un des responsables de la section parisienne, avant d’en être exclu pour avoir volé les fichiers de la centrale étudiante. Opposé aux thèses d’Europe Action, il va soutenir sans réserve le trio Madelin-Robert-Longuet, trois jeunes militants qu’il connaît bien et dont il a été le mentor lors de son passage à la FEN. Aux « comploteurs » du quai Saint-Michel, il propose de prospecter pour trouver des aides financières, modestes, cela va sans dire. Il a de nombreux contacts dans les milieux
anticommunistes. En 1966, il est désigné représentant de la « section ukrainienne » de la Ligue mondiale anticommuniste créée cette année-là à Taïwan avec des fonds américains et saoudiens.
1. Chiffres fournis dans La Droite en mouvements, Vastra Éditeur, 1981. 2. Responsable, bulletin interne du comité de soutien à Europe Action, n° 3, décembre 1965. Archives de l’auteur. 3. Rivarol, 23 avril 1959. 4. Occident-Université, n° 13 bis, du 10 décembre 1965. 5. Entretien avec Pierre Sidos. Cette histoire nous a été maintes fois répétée par d’autres témoins avec force détails. 6. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 7. Entretien avec un ancien de la 2e section des RG de la préfecture de police de Paris qui a requis l’anonymat. 8. Entretien avec Jean Piccolec, le 3 novembre 2003.
Occident au secours des juntes militaires Fort du poids de quelques anciens, Occident franchit le pas. Début 1966, il nomme un nouveau président statutaire, Didier Méténier, fils d’un ancien responsable de la Cagoule. La rupture avec Pierre Sidos est consommée. Le décrochage se fait sans trop de heurts : des menaces et quelques coups de gueule, c’est tout. Grâce aux quelques fonds apportés par François Duprat, qui s’ajoutent aux subsides que la campagne Tixier, notamment en Savoie, lui a rapportés, le mouvement peut louer un local rue Boyere Barret, dans le XIV arrondissement de Paris. Plein de bonnes résolutions, Occident promet d’y tenir une permanence régulière et 1 d’y installer un salon de lecture et une bibliothèque . Le journal sera désormais imprimé, et les articles signés. L’équipe rédactionnelle comprend Philippe Asselin, François Duprat, Pierre Barroux, Gérard Longuet, Alain Robert, Jean Belin et Xavier Raufer qui signe, dans le n° 14, sa première contribution. Grâce à François Duprat, il a pu interviewer le major Siegfried Müller, de l’armée nationale 2 congolaise, qui a quitté ce pays en 1965 , un ancien de la Wehrmacht décoré de la Croix de fer sur le front russe. Mais les bonnes intentions affichées par Occident ne sont pas suivies d’effets. Quelques rares numéros du journal sont finalement imprimés. Philippe Asselin, François Duprat et Pierre Barroux compensent cette parution épisodique en ronéotypant une version hebdomadaire d’Occident-Université. Occident, qui reprochait à d’Orcival, rédacteur en chef des Cahiers universitaires, de ne pas
avoir fait paraître avec régularité sa revue, n’excellera pas non plus 3 dans ce domaine . Sur le terrain, Occident se sent le vent en poupe. Ses effectifs 4 s’élèvent à 3 ou 400 militants, répertoriés et encartés . Il faut en soustraire le petit groupe de l’Action nationaliste, qui a fait scission et qu’anime Marc Fredriksen, futur fondateur du groupuscule néonazi la FANE (Fédération d’action nationaliste européenne), dont Occident-Université signale les activités de temps à autre. Les nouvelles recrues sont pour l’essentiel des transfuges de la FEN ou des comités TV jeunes. Dans les faits, Occident ne peut réellement compter que sur un noyau d’une quarantaine d’éléments sûrs et, e ponctuellement, sur la bande du XV arrondissement. Malgré ces effectifs qui restent groupusculaires, il opte pour une stratégie audacieuse : conquérir la jeunesse et s’appuyer sur elle pour prendre le pouvoir. Mais la volonté et le désir ne suffisent pas. L’action minoritaire à laquelle Venner et Europe Action ont renoncé conduit à l’impasse, tout comme la stratégie de la « terreur », quelle que soit sa forme. À Alger et à Oran, en 1962, l’OAS utilisait la bombe, le poignard, le pistolet-mitrailleur. Au Quartier latin, Occident va recourir à la barre de fer et au poing américain. Or il est en porteà-faux avec cette jeunesse qu’il souhaite conquérir et qui s’enthousiasme davantage pour la barbichette filandreuse du vieil Ho Chi Minh ou le long havane du Sud-Américain Che Guevara que pour la casquette vert olive et le veston alourdi de médailles et de barrettes du général Westmoreland ou celle, léopard, de l’ancien sergent de la Légion Rolf Steiner, figure de style du mercenariat blanc en Afrique. Les étudiants français n’ont aucune sympathie pour les systèmes d’apartheid et de « développement séparé », en Afrique du Sud et
en Rhodésie, que défend Occident. Ils préfèrent Martin Luther King et Abraham Lincoln au général Ky et à Ian Smith. Ils lisent plus volontiers Sartre, Merleau-Ponty ou Georges Perec que les doctrines nationalistes de Ploncard d’Assac, le romantisme fasciste de Paul Sérant ou La France juive d’Édouard Drumont. Occident ne voit dans ces préférences qu’un effet de l’hégémonisme de la pensée marxiste qui, depuis la Libération, s’est incrustée dans l’Éducation nationale et dans la presse. Pourtant, au Quartier latin, seul endroit où Occident existe réellement, nul n’ignore ce que le mouvement pense ni où l’on peut rencontrer ses responsables et ses militants. Brasillach est édité en livre de poche tout comme Les Réprouvés d’Ernst Von Salomon. Les nationalistes n’attirent pas les masses étudiantes. Ils sont à contre-courant des aspirations mythologiques de la jeunesse. Ils croient pouvoir rompre ce sortilège en dénouant l’emprise marxiste par la force brute, en s’imposant physiquement. Dès l’automne 65, Occident s’y est appliqué. A plusieurs reprises et sans discrimination, il a attaqué des réunions électorales gaullistes et communistes. Les militants ont saccagé la librairie Maspero, rue Saint-Séverin, lieu de diffusion de la presse et de la littérature d’extrême gauche. Les affrontements devant le siège de la revue des étudiants communistes Clarté et les raids surprises contre des locaux du parti et des étudiants communistes du Quartier latin ont été monnaie courante. Cette recrudescence d’actions violentes n’était pas seulement due à la volonté des chefs ; c’était aussi l’effet d’un hasard opportun. Peu avant l’exclusion d’Alain Krivine de l’UEC, au début 1966, Occident reçoit la visite d’un inconnu qui se présente comme un sympathisant nationaliste et prétend loger dans les locaux de Clarté. Alain Robert se contente de l’écouter. Ni lui ni personne ne vérifie s’il dort bien dans les locaux de la revue des étudiants communistes. À
l’évidence, l’homme est bien informé. Il sait tout ce qui se passe à l’UEC : il connaît les heures et les lieux de réunion, les déplacements des militants. Occident en profite pour harceler les étudiants communistes qui sont, alors, en pleine crise. Les oppositionnels, hostiles au soutien à la candidature de François 5 Mitterrand à l’élection présidentielle, sont en passe d’être exclus . Un soir, les militants d’Occident surgissent à l’improviste dans une de leurs réunions, qui se tient dans un local du parti du e V arrondissement, rue Linné. La plupart des membres du commando sont arrêtés par une ronde de police. L’un d’eux, qui a profité de la bagarre pour dépouiller un communiste groggy au sol de son portefeuille et de l’argent qu’il contient, est ceinturé par un commerçant du quartier, livré aux flics, mais n’a jamais été poursuivi… Et puis, aussi soudainement qu’il est apparu, l’informateur s’est volatilisé. Du jour au lendemain, plus personne n’a entendu parler de lui. Y a-il un lien entre la situation de crise au sein de l’UEC et sa soudaine apparition à Occident ? Ce n’est que bien plus tard qu’Alain Robert reverra cet informateur aussi providentiel qu’évanescent, et qui appartient alors au Service d’action civique, la 6 police parallèle gaulliste . En faisait-il déjà partie à l’époque ? Mystère. En ce début d’année 66, Occident peut donc mettre les bouchées doubles. Depuis qu’il a rompu avec Pierre Sidos, ses relations avec la FEN se sont améliorées. Philippe Asselin a discuté avec Georges Schmelz d’une éventuelle fusion. Si la direction de la FEN en a rejeté le principe (les militants d’Occident y sont encore considérés comme des « écervelés »), elle accepte néanmoins de participer à des opérations communes 7. En mars, au coude à coude, les deux formations attaquent la Sorbonne. Ce jour-là, Gérard Longuet, armé d’une longue matraque télescopique, défie Henri
Weber, un des dirigeants de la future JCR trotskiste, tandis que Georges Schmelz et quelques autres s’emparent d’une immense poutre trouvée dans la cour et s’en servent comme d’un bélier face aux étudiants en lettres avec lesquels ceux de la corpo de droit 8 mènent une véritable petite guérilla . Avant de quitter les lieux, au milieu des cris et des slogans, Occident laisse sur place un tract d’une violence inouïe, qui annonce désormais la couleur et sa volonté de surenchère. Son mot d’ordre est désormais : « Tuez tous les communistes où ils se trouvent ! » Occident a fait sien l’exhortation du général Suharto qui, le er 1 octobre 1965, a accédé au pouvoir en Indonésie à la suite d’un coup d’État militaire. Dans les mois qui ont suivi s’est perpétré en Indonésie le plus grand massacre de civils de l’après-guerre. Entre 500 000 et 1 000 000 de personnes sont assassinées de 1965 à 1966, au rythme de 1 500 par jour durant plusieurs semaines. Toutes sont suspectes d’avoir des attaches plus ou moins étroites avec le Parti communiste. Des dizaines de milliers d’Indonésiens seront relégués dans des prisons et des camps de concentration. Voilà une manière ferme, radicale et efficace de s’opposer aux communistes. Au Relais de l’Odéon, Suharto fait désormais figure d’héroïque et implacable défenseur de l’Occident, avant de céder la place, l’année suivante, aux colonels grecs qui prennent le pouvoir, le 21 avril 1967, à Athènes. Pour Occident-Université, après l’avoir créée deux mille ans plus tôt, les Grecs sont maintenant dégoûtés de la démocratie. La vie politique était devenue en Grèce « l’une des plus aberrantes d’Europe », un « profitariat [sic] de la plus belle eau y exploitait à qui mieux mieux […], de la droite à la gauche, un peuple 9 qui n’avait pas besoin de cela ». Occident approuve sans réserve le putsch, d’autant qu’il partage avec ses principaux instigateurs les mêmes valeurs nationalistes. La
semaine qui suit le coup d’État, Occident explique : « A ceux qui sont effrayés par ce régime militaire, nous répondrons que si l’on veut éviter la communisation [sic] de la Grèce ou l’installation d’un nouveau Vietnam en Europe, il faut soutenir la fermeté des militaires 10 grecs . » Il donne encore ce conseil : « La seule méthode reconnue pour mettre fin à l’agitation marxiste étant l’élimination physique, nous suggérons au gouvernement grec de ne pas se laisser prendre au piège d’un pseudo-humanitarisme 11. » La junte suit, dirait-on, le conseil des étudiants nationalistes français : déportation dans les îles, liquidation physique des opposants. Et bien sûr torture : vingt-deux méthodes différentes seront utilisées par la dictature, des viols à la pression psychologique, en passant par l’électricité et la falanga (coups 12 portés sur la plante des pieds) . En fait, elle sait ce qu’elle fait et ce qu’elle a à faire. Son chef, Georges Papadopoulos, a servi durant la Seconde Guerre mondiale dans un bataillon SS chargé de lutter contre les résistants grecs. Entraîné et formé par l’OSS et la CIA, il émarge à la centrale américaine depuis 1952.
1. Circulaire d’Occident, archives de l’auteur. 2. Occident-Université, février 1966. 3. Occident-Université n °6, 5 mars 1965. 4. Selon le registre d’Occident et de nombreux bulletins d’adhésion, archives de l’auteur. 5. Voir Frédéric Charpier, Histoire de l’extrême gauche trotskiste en France, Éditions n° 1, 2002. 6. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 7. Témoignage écrit de Jean-Claude Valla, fourni à l’auteur. 8. Voir cahier photos. 9. Occident-Université hebdomadaire, du 24 avril 1967.
10. Occident-Université hebdomadaire, du 26 mai 1967. 11. Occident-Université hebdomadaire, du 17 mai 1967. 12. La Torture en Grèce, 1975, premier procès des tortionnaires, Amnesty international, brochure 1977, p. 12.
Occident censure Jean Genet À l’automne 1965, Madelin, Devedjian et Raufer en tête, la bande d’Occident improvise, au milieu d’un après-midi, une équipée sauvage. À une vingtaine, ils s’emparent d’un camion et remontent 1 la rue Soufflot en scandant des slogans anticommunistes . La bande est toujours partante, elle a la bougeotte et ne se complaît pas dans les palabres inutiles. Pour ce qui est du blabla idéologique, il y a ceux de Chez Lulu, les ténors de Sciences po et l’équipe d’OccidentUniversité. Plutôt jeunes, les militants d’Occident sont des adeptes du monôme. Comme adultes, la bande ne compte guère que François Duprat ou Alexandre Chabanis. François Duprat, au cou de taureau et à la crinière noire, qui transporte toujours avec lui des bouquins et des journaux, fait désormais partie du décor avec ses grosses lunettes, de vraies loupes. Affligé d’une vue très basse, il lui est interdit de conduire une voiture, mais non de faire de longues parties de flipper tout en tirant des plans sur la comète, comme le jour où il a suggéré de « vendre Occident aux giscardiens ». Lui aussi à un surnom : « le Verrat » ; parce que, dit-on, il ne se lave jamais et mange salement. Occident n’est pas un simple métissage d’individualités plus ou moins contrastées, c’est aussi un réveille-matin dont le mécanisme ne s’arrête jamais. On y est réactif, toujours prêt à tout. Ainsi, en avril 1966, les esprits s’échauffent au Relais de l’Odéon. À moins de 200 mètres, dans un théâtre national subventionné, un ex-déserteur,
ancien délinquant, pédéraste, traîne dans la boue les anciens combattants d’Algérie. À Occident, l’affaire est prise très au sérieux. Les nationalistes continuent de militer pour l’amnistie des parias de l’OAS. Certains, comme Jean-Gilles Malliarakis ou Alexandre Chabanis, appartiennent à des réseaux d’entraide aux fugitifs. Jean Genet a un vrai talent, éructe ce dernier, mais il chie sur son peuple, sur son armée, sur les hommes qui ont fait ce pays. C’est inadmissible. Chabanis n’a pas besoin d’en rajouter. Au Relais sa sortie fait l’unanimité. Le capitaine Sergent, le commandant Guillaume, héros du Crabe Tambour, ou encore Hélie de Saint-Marc, commandant du premier REP en Algérie et qui a été le moteur du putsch d’avril 61, sont des personnages mythiques du folklore d’Occident. Ils alimentent le romantisme ambiant. L’offense de Genet survient moins de quatre ans après la signature des accords d’Évian. Aussitôt, Holeindre a annoncé qu’il allait organiser des contre-manifestations. Les jeunes d’Occident approuvent. Ils le connaissent bien depuis la campagne pour Tixier et le considèrent comme une sorte d’idole. Beaucoup ont cantiné, tout au long de la campagne, au restaurant du Cercle du Panthéon. Et l’ont suivi ensuite au Bivouac du grognard, le « restaurant de la droite nationale », qu’Holeindre et son ami François Darquenne ont ouvert dans une cave voûtée du quartier des Halles, retapée et décorée de sabres et de vieux fusils de l’époque napoléonienne. Madelin, Longuet et Devedjian prendront l’habitude d’y boire le dernier verre avant la fermeture. Jusqu’à ce que Holeindre les mette à la porte, exaspéré à l’idée que son restaurant puisse devenir, comme il dit, 2 « un repère de fachos purs et durs ». Holeindre n’en est pas moins très populaire au Relais de l’Odéon. Au printemps 1966, Occident se range donc derrière lui
dans sa campagne contre Les Paravents, la pièce de Genet. D’autant qu’il n’y a pas un long chemin à parcourir pour aller du Relais au Théâtre de l’Odéon ; juste une rue à remonter. La plupart ont découvert le nom de Genet à cette occasion et aucun n’a lu la pièce. Ils se fient à ce qu’ils ont entendu dire d’une des scènes, présentée comme litigieuse, odieuse et même scandaleuse, ou à ce qu’ils ont lu dans la presse : Genet a insulté et profané l’armée. Cela leur suffit. Quel est ce sommet de l’abjection que le dramaturge aurait atteint dans Les Paravents ? En résumé : un lieutenant français agonise dans le djebel. Ses soldats veulent lui rendre un dernier hommage : « S’il n’est pas enseveli en terre chrétienne, au moins qu’il respire un peu d’air de chez nous. » « J’ai compris, dit Roger, un des soldats. Tirez-le. On va le mettre à l’abri d’un rocher, et lui faire respirer l’air du Lot-et-Garonne […]. Posez-le doucement, le dos contre une roche. Et vos pets, lâchez-les en silence, que l’ennemi de nous repère pas […]. Grâce à nous, il y aura dans la nuit et dans la campagne hostile une chambre mortuaire de chez nous, avec l’odeur des cierges, le buis bénit, le testament déchiré, une chambre mortuaire posée là, comme un nuage dans un tableau de Murillo […]. Qu’elle s’ouvre, la narine du lieutenant, et qu’en expirant […]. On va lui tirer en silence les coups de canon réservés aux 3 personnalités. Chacun le sien. Visez bien ses narines. Feu . » C’est le fameux prologue à la scène des pets. Voilà où l’irrévérence vire à l’abomination ! Cinq ou six pages tout au plus du texte de la pièce. Les Paravents comportent dix-sept tableaux, cent dix personnages interprétés par cinquante-huit comédiens, dont Maria Casarès. La première a eu lieu en avril au Théâtre de l’Odéon. La pièce de Genet donne d’abord lieu à une légitime et classique bataille de critiques. Nul n’est obligé d’apprécier
Jean Genet et son théâtre. Le journal Les Arts de Jacques Laurent (plutôt à droite) se plaint de sa longueur, trois heures et demie ! L’Aurore (à droite et partisan de l’Algérie française) écrit que les spectateurs ont accueilli la pièce avec tiédeur, La Tribune de Lausanne s’emporte et juge la pièce « scandaleuse ». Minute ironise : « Les chaumières progressistes ont trouvé un pétomane. » Aux Écoutes (à droite aussi) écrit : « L’ennui a fait l’union sacrée. » Il considère que « ce mélange de naturalisme fécal et de style noble s’est brisé sur un mur d’indifférence ou d’écœurement ». Le Monde et L’Humanité crient au génie mais Yvan Audouard, le critique théâtral du Canard enchaîné, exécute la pièce. Genet ne fait pas l’unanimité chez les critiques de théâtre. Sans l’extrême droite, Les Paravents auraient pu être un four. Roger Holeindre et Occident en feront un événement. Jamais une pièce n’a fait à ce point scandale depuis la célèbre bataille d’Hernani, le drame de Victor Hugo. Tandis que Holeindre mobilise son comité de liaison des anciens combattants, la presse nationale (Rivarol, Aspects de la France…) bat la grosse caisse : Le ton persifleur de Genet, le thème et la localisation de la pièce (le colonialisme et l’Algérie), la vulgarité et l’indécence de la scène des pets, tout y passe. La personnalité de Jean Genet elle-même, voleur, pédéraste, ancien déserteur. Et, comble, la pièce a été montée avec de l’argent public, en accord avec le ministre des Affaires culturelles, André Malraux. Holeindre annonce le 4 mai une manifestation devant l’Odéon. Mais Occident le devance et, le vendredi 2 mai, un de ses commandos prend la scène d’assaut, aux alentours de 23 heures, au moment de la fameuse scène. Il lance alors des pétards dans la salle et déclenche une bagarre : un machiniste et un comédien sont blessés. Le lendemain, le scénario se répète. Cette fois, une classe
préparatoire à Saint-Cyr du lycée Saint-Louis jette des chaises du balcon du troisième étage, au moment fatidique. Aussitôt, une vingtaine de jeunes se ruent vers la scène qu’ils bombardent de fumigènes. Le directeur du théâtre, Jean-Louis Barrault, fait baisser le rideau alors que manifestants et comédiens s’empoignent en coulisse. Le 4 mai, le ban et l’arrière-ban d’Occident se joignent, banderole et croix celtique en tête, au cortège qui remonte la rue de l’Odéon à 19 h 30, trente minutes avant le lever de rideau. Les militants d’Occident y côtoient ceux de l’ex-Cercle du Panthéon de Jean-Marie Le Pen et de l’Association française pour le soutien à la république du Vietnam du Sud. Près de 500 manifestants, dont de nombreux membres de la FEN et d’Europe Action, parmi lesquels Georges Schmelz, Dominique Venner et Alain de Benoist, des militants de la Restauration nationale, François Duprat, Bertrand Renouvin, des jeunesses royalistes – qui a très brièvement appartenu à Occident –, Marc Fredriksen, bref le petit monde des ultras est réuni presque au grand complet, à l’exception de Pierre Sidos, qui ne voit guère d’intérêt politique à mener une telle campagne. Ce soir-là, sous la pression de la rue, Roger Blin, le metteur en scène, a édulcoré la scène des pets. Le lieutenant mourra désormais en coulisse. Cette concession n’aura évidemment aucun effet. Face au théâtre, les militants d’Occident bombardent d’œufs pourris et de tomates le service d’ordre de l’UNEF mobilisé en renfort. Ils envisagent même de donner l’assaut. Holeindre s’y oppose : il a promis au commissaire de police que tout se passerait dans le calme. Et c’est un homme de parole. Mais ce n’est que partie remise : Occident annonce qu’il ne relâchera pas la pression tant que la pièce sera à l’affiche. Ses militants en deviennent des spectateurs assidus. Alain Madelin, Patricia, sa compagne, et
Patrice Gélinet ne ratent quasiment aucune représentation. Ils ont presque leur place réservée au balcon où ils doivent attendre la sacrilège scène des pets pour déclencher le raffut. Au début, pas encore familiarisés avec le texte, il leur est arrivé de démarrer trop tôt et de se faire rappeler à l’ordre par Holeindre : « Non, non ! il faut attendre le pet. » À la rentrée de septembre, après l’interlude estival, Thierry Besnard-Rousseau vient, lui, jeter des rats morts à l’Odéon tandis que d’autres lancent des sacs de farine jusqu’à ce que la pièce soit définitivement retirée. Entre-temps, au Palais-Bourbon, le député Christian Bonnet a déposé (avant de le retirer) un amendement suggérant que le montant de la subvention accordée à l’Odéon soit amputé du coût de la production des Paravents.
1. Voir cahier photos. 2. Édouard Ferrand et Jean-Lin Lacapelle, Sur tous les fronts. Itinéraires de militants, op. cit., p. 97-103. 3. Jean Genet, Les Paravents, édition de Michel Corvin, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 219.
Itinéraires de militants Patrice Gélinet a rejoint Occident lors de la campagne antiGenet. Il a dix-neuf ans en 1965 quand il s’inscrit à Sciences po, avant de rejoindre l’année suivante la faculté de Nanterre. Son père est un ancien officier de marine qui a terminé la Seconde Guerre e mondiale dans la 2 DB du général Leclerc. En 1961, au moment du putsch des généraux d’Alger, Patrice Gélinet se trouvait aux ÉtatsUnis où son père servait comme attaché naval de l’ambassadeur de France à l’ONU, à New York. Il a suivi les événements de loin, avant de se retrouver l’année suivante à Alger, devenue entre-temps la capitale d’un État indépendant où son père a été affecté. La fin de la guerre d’Algérie a bouleversé le jeune Gélinet ; il a vu d’un côté l’indifférence des Français de métropole pour les rapatriés, de l’autre le courage et l’abnégation des militaires qui, par fidélité à leur promesse, ont compromis leurs carrières et dont certains ont été traînés devant un peloton d’exécution. Il n’a aucune difficulté à choisir l’attitude qu’il trouve la plus noble. Gélinet ne reste pas longtemps en Algérie. En 1964, il étudie la philo au lycée Carnot, à Paris, dans la même classe que le futur chanteur Michel Berger et Dominique Baudis. Les atrocités du système communiste chinois l’effarent. Or, le professeur de philo est un communiste pur et dur. Avec Baudis, Gélinet l’asticote. Un jour, il lui fait remarquer qu’on traite en Chine les gens comme des esclaves au temps des Pharaons. Pour le vieux prof, sincère et naïf, une telle accusation paraît aberrante : « Vous imaginez des pharaons dans un pays communiste ? » « Et Lénine dans son mausolée ? » lui lance Gélinet.
Antimaoïste, anticommuniste, ayant le sentiment, après la perte de l’Indochine et celle de l’Algérie, d’assister impuissant à la fin de la grandeur de la France, Patrice Gélinet trouve alors sa place à Occident. Il apprécie d’emblée son anticonformisme, ce sentiment d’être groupusculaire dans un environnement majoritairement marxiste. Il adhère à cette culture du ghetto, adopte comme les autres une mentalité d’assiégé et se glisse avec volupté dans la peau des Réprouvés d’Ernst von Salomon. Comme Paul Valéry, il considère que « le Monde ne vaut que par les extrêmes et ne dure que par les moyens ». Les attitudes lui paraissent plus importantes que les idées. Gélinet a souvent le nez dans ses bouquins. Il est déjà, comme son ami Gérard Longuet, un lecteur vorace des romans d’Antoine Blondin, de Roger Nimier, d’André Malraux, de Joseph Kessel, de Pierre Drieu la Rochelle ou encore de Robert Brasillach. Il savoure avant tout d’être au milieu de la petite bande d’amis qu’il s’est faits. Avec ses potes, Gérard Longuet, Patrick Devedjian et Alain Madelin, ils forment un quatuor de mousquetaires qui ne se séparent jamais. Ils sortent ensemble dans les boîtes, draguent les jeunes étudiantes snobs et bien nées aux soirées de Sciences po, 1 fréquentent le Basile, et jouent au tarot Chez Lulu, rue Leverrier . Et bien sûr ils militent ensemble. Lors d’une bagarre sur le boulevard Saint-Germain, la police attrape un jour Gélinet et commence à le tabasser… C’est son ami Longuet qui vient l’arracher aux griffes des gardiens de la paix. À l’automne 1966, un autre militant fait son apparition dans le microcosme des jeunes nationalistes du Quartier latin. Nicolas Tandler vient s’ajouter au petit nombre des adultes du mouvement. C’est lui qui, en secret, y représente la maison Albertini. Collaborateur de la revue anticommuniste Est et Ouest, il travaille
comme « technico-commercial » dans une imprimerie. Comme Duprat, il a de la bouteille. C’est un militant roué et d’une grande culture politique. Né à Paris en 1941, de père inconnu et d’une mère communiste d’origine autrichienne, il a seize ans et étudie au lycée e Charlemagne, dans le IV arrondissement de Paris, quand il rejoint en 1957 le mouvement Jeune Nation de Pierre Sidos. Depuis la guerre de Corée, il a choisi son camp. Par patriotisme, il est devenu antisoviétique… La chute de Dien Bien Phu l’a secoué, ébranlé. Ce jour-là, il s’est rendu à l’école avec deux chaussures différentes et a écrit le soir un poème en alexandrins dédié aux soldats français livrés aux communistes indochinois 2. Mais Tandler ne se contente pas de militer à Jeune Nation. Un article d’Alain Guérin, chargé de suivre à L’Humanité la résurgence du fascisme en France, mentionne l’adresse du centre de documentation de la revue Est et 3 Ouest . La personnalité de son directeur, Georges Albertini, vue par 4 L’Huma, l’émoustille et stimule sa curiosité . Une recherche pour un travail scolaire fournit le prétexte à sa première visite boulevard Haussmann, aux bureaux d’Est et Ouest, antre sulfureux de l’anticommunisme. Tandler y est reçu avec amabilité. On n’y est pas habitué à voir défiler les jeunes étudiants. On le considère aussi avec intérêt. Ce jeune garçon enthousiaste et intelligent pourrait se révéler utile. Nicolas Tandler repart le jour même investi d’une mission. Collecter et apporter au centre tous les bulletins lycéens des organisations communistes qu’il pourra se procurer. Le voilà antisoviétique et nationaliste, car on peut être l’un sans être l’autre. Mais Tandler ne porte pas longtemps cette double casquette. Au printemps 1958, il est exclu de Jeune Nation, officiellement pour « déviationnisme démocratique » (sic). En réalité, ce sont ses accointances avec la revue de Georges Albertini qui sont sanctionnées. On n’a guère apprécié qu’il ait utilisé de l’argent d’Est
et Ouest pour imprimer des papillons Algérie française marqués de la croix celtique. Pierre Sidos n’aime pas le mélange des genres, il l’a formellement proscrit de son mouvement au congrès de 1955. Il l’apprécie d’autant moins quand un des siens fraye avec la maison Albertini, dont il se méfie comme de la peste. Exclu, Nicolas Tandler ne rompt pas pour autant avec le nationalisme et l’activisme militant. La semaine des Barricades, son ambiance fébrile de complot lui donnent l’occasion de servir. Il a bientôt vingt ans. En juin 1960, le monde de Tandler vacille. Un mandat d’amener pour « atteinte intérieure à la sûreté de l’État » a été lancé contre lui. Ce qui le fait enrager plus que tout, c’est qu’il a été « balancé ». Il croit même connaître le nom de celui qui l’a trahi. Tout comme lui, il collabore à Est et Ouest, la revue anticommuniste du boulevard Haussmann. Il n’a pas de doute, ce ne peut être que lui, le seul qu’il ait tenu au courant de ce qu’il a fait récemment et de son soutien à la cause putschiste lors de la semaine des Barricades d’Alger. La maison Albertini navigue à vue d’œil dans cette période encore indécise. Elle ne semble pas en tout cas vouloir apporter son appui aux groupes séditieux, militaires ou nationalistes. Ce n’est pas son style, c’est encore moins son rôle. Depuis le retour de De Gaulle au pouvoir, l’éminence discrète de la lutte anticommuniste s’est rapprochée du pouvoir. C’est sa nature. Cela, Tandler le sait. Il sait aussi que, malgré l’ambiance feutrée qui règne boulevard Haussmann, mieux vaut éviter les confidences. Les contacts étroits qu’Est et Ouest entretient avec les services de renseignement français, mais aussi avec la CIA, invitent plutôt à la discrétion, au silence, à la dissimulation et même au mensonge. Et pourtant… La police ne devrait pas tarder à lui mettre la main dessus. Elle a dû passer chez lui interroger sa mère. Doit-il se laisser prendre ou passer dans la clandestinité ? Tandler décide de disparaître sans en
informer personne… pas même sa mère. À 23 h 30, il saute dans un train gare du Nord, en partance pour l’Autriche. Sa mère est autrichienne, il parle l’allemand… Pendant près d’un an, il va changer régulièrement de pensions et d’hôtels, exercer divers petits boulots, terrassier, portier d’hôtel… Ce n’est qu’à l’annonce du putsch d’Alger qu’il prend la décision de rentrer au bercail, au printemps 1961. Il ignore que la police française a lancé un mandat d’arrêt le concernant. Il ne sait pas non plus que, durant son séjour, les Autrichiens ont retrouvé le cadavre d’un noyé dans le Danube qui correspondait à son signalement et qu’ils ont informé la police française que le Tandler qu’elle recherchait était mort. Il ne l’apprendra qu’au quai des Orfèvres où il s’est rendu, dès son retour, avant même d’aller voir sa mère, afin de régler son contentieux avec les autorités judiciaires. Le policier qui le reçoit est plutôt circonspect, les fiches qu’il a sous les yeux indiquent que le corps de Nicolas Tandler a été repêché dans le Danube. C’est ce que sa mère a cru elle aussi durant un an. La police préfère classer la poursuite engagée contre lui un an plus tôt. Tandler participe, à la fin de la guerre d’Algérie, aux dernières péripéties de l’OAS. Il est dans la rue le soir où huit militants communistes périssent étouffés, écrasés contre les grilles du métro Charonne à la suite d’une charge violente de la police municipale. Il avait pour consigne ce soir-là, avec d’autres militants de l’OAS, d’exciter le service d’ordre policier. Le jour des obsèques, l’OAS a prévu cette fois de perpétrer des attentats contre la foule. L’initiative 5 est décommandée au dernier moment . Puis les choses rentrent dans l’ordre. Tandler a repris contact avec la revue Est et Ouest et s’apprête à s’enrôler dans l’armée. Il a enfin été naturalisé français. Pourtant, certaines portes lui restent fermées. Les fiches de la Sécurité militaire sur ses activités au sein de l’OAS-métro rendent
l’armée méfiante, elle préférerait qu’il se contente de servir dans la Légion étrangère. Début 1963, grâce à son profil d’anticommuniste et ses connaissances linguistiques, il est finalement affecté à Berlin dans le secteur d’occupation français, enclavé en pleine Allemagne de l’Est, qu’il ne quittera que le 31 décembre 1964. Rendu à la vie civile, il reprend, l’année suivante, des études de droit à la Sorbonne avant de s’inscrire, à l’automne 1966, à Nanterre pour y suivre des cours d’allemand. Un excellent poste d’observation pour la mission que lui a confiée Albertini. Il aura tout le loisir d’observer les jeunes militants d’Occident et d’évaluer leurs compétences. Le campus de Nanterre est isolé, loin de la gare RER et sa 203 Peugeot devient bientôt une sorte de taxi communautaire. Le soir et le matin, on y discute librement et à cœur ouvert.
1. Entretien avec Patrice Gélinet. 2. Entretien avec Nicolas Tandler, le 25 août 2003. 3. Alain Guérin, ancien de l’équipe du quotidien Ce Soir, dirigée par Aragon, et de L’Humanité a été chargé après le 7 novembre 1956 d’enquêter sur les mouvements néofascistes. Entretien avec Alain Guérin, le 10 octobre 2003. 4. Voir chapitre « Madelin et la “centrale” d’Albertini ». 5. Entretien avec Nicolas Tandler.
1966-1968
LES ANNÉES BASTON
L’affaire de Rouen. De Gaulle au poteau ! Après avoir obtenu le retrait de la pièce de Genet, Occident se fixe, à l’automne 1966, de nouveaux objectifs. Célébrer le dixième anniversaire de l’insurrection hongroise de 1956, mais surtout défier les gauchistes dans un de leurs bastions, la faculté de Nanterre. Tout cela est planifié dans le nouveau local d’Occident, rue Serpente, à quelques dizaines de mètres du Relais de l’Odéon, le e local du XIV ayant été jugé trop excentré. Le mouvement dispose maintenant, en plein Quartier latin, d’un petit rez-de-chaussée, meublé de deux tables de bistrot et d’une dizaine de chaises, où s’entasse à toutes fins utiles du matériel pour les bastons. Mais Occident a surestimé ses capacités en engageant un bras de fer avec les gauchistes à Nanterre, dans un de leurs prés carrés. Le 18 octobre, le mouvement débarque à l’improviste vers midi et demi au restaurant universitaire, devant lequel les étudiants font la queue. Une dizaine de ses militants surgissent de derrière une voiture, jettent leurs tracts en l’air et sortent des matraques en bois, des clefs anglaises et des chaînes de vélo. Ils commencent à frapper. Cela ne dure que deux ou trois minutes. Ils s’engouffrent dans une voiture, laissant derrière eux trois étudiants à terre, la tête 1 er en sang . Le 1 décembre, on remet ça. Cette fois, le commando est accueilli par des militants de gauche de l’UNEF qui le chassent manu militari de la faculté. Le photographe qui l’accompagne, Marc Auerbach (tué au Nigeria en 1967), immortalise la scène dans Paris2 Match . Une première pour Alain Madelin et Patrick Devedjian,
blouson et manteau de cuir noir, qui ont droit à une pleine page dans le prestigieux hebdomadaire de Daniel Filippaci. Reste qu’Occident a eu les yeux plus gros que le ventre. Il n’a pas bénéficié cette fois de l’effet de surprise et a trouvé face à lui des militants de gauche, armés, préparés – en fait ils avaient été avertis. Le constat s’impose : à armes égales, Occident a dû battre en retraite et la masse des étudiants n’a pas spontanément volé à son secours. Les activistes d’Occident sont ultraminoritaires dans ce milieu. Afin d’éviter des représailles, Didier Gallot, président de la corpo FNEF de Nanterre-Droit, et membre d’Occident, exige et obtient que les raids sur le campus de Nanterre soient arrêtés. Le 3 novembre 1966, Occident a essuyé un autre revers. Dix ans auparavant, le peuple hongrois a été maté par les troupes soviétiques lors de l’insurrection de Budapest. Occident veut être digne de ses aînés de Jeune Nation, qui en 1956, en représailles, ont attaqué et investi le siège du Parti communiste à Paris. Les militants collent près de 10 000 affiches et distribuent 50 000 tracts. Mais cette fois le PCF et la police ne se laissent pas déborder. La manifestation interdite du 3 novembre a lieu malgré tout, mais tourne au fiasco. À la gare Saint-Lazare, aux alentours de 18 heures, une centaine de militants d’Occident affrontent la police avec des grenades fumigènes et parviennent à rejoindre le siège du parti, place Kossuth. Des incidents isolés éclatent tandis que la police procède à de nombreuses interpellations. Occident se rattrape de ces déconvenues en multipliant les agressions isolées et les provocations. Le mardi 7 décembre, rue Saint-Jacques, deux étudiants prochinois sont matraqués en pleine rue, l’un d’eux doit être conduit à l’hôpital Cochin pour y être pansé. Le samedi suivant, aux alentours de 12 h 30, des élèves du lycée Voltaire empêchent les militants d’Occident d’entrer dans
l’établissement. Une heure plus tard, ces derniers reviennent armés de barres de fer et de manches de pioche. Pierre Rousset (fils de l’écrivain et prix Renaudot David Rousset, ancien déporté de 3 Buchenwald et futur député gaulliste ) reste à terre, grièvement blessé ; il sera trépané. Dans la même journée, un raid contre le lycée Jacques-Decour échoue à la dernière minute grâce à l’intervention de la police. Clef à molette, barre de fer, poing américain : c’est l’escalade. L’année 1966 s’achève dans un crescendo de violences et avec seulement quelques nouvelles adhésions, dont celle de Jack Marchal : « c’est en voyant les gauchistes du campus de Nanterre que j’ai compris que les ennemis de ces bâtards ne pouvaient être que mes amis », dira-t-il plus tard. La violence d’Occident ne semble plus connaître de limites. Si elle en séduit quelques-uns, la plupart des étudiants de droite la stigmatisent. À Rouen, sur le campus de Mont-Saint-Aignan, ils mettent dans le même sac la JCR (trotskiste) et les extrémistes d’Occident qui, jusqu’en ce début d’année 67, n’y sont pas encore représentés. Michel de Rostolan, futur responsable du Front national, a simplement réuni autour de lui une petite poignée de militants. Une section est en gestation. Gérard Longuet, Alain Robert et deux de leurs camarades se déplacent le 9 janvier 1967 pour discuter de son avenir. Comme l’écrit L’Œuf, le journal des étudiants apolitiques (en fait droitiste et contrôlé par les militants de l’Action française) : « Pour la première fois, on voit apparaître ceux que l’on craignait de voir arriver : un groupe d’étudiants du mouvement Occident distribue un tract intitulé “Révolution” ! » Depuis des mois, la presse relate les raids qu’Occident a menés à travers la France dans plusieurs facultés. Les étudiants de droite et apolitiques de la fac de Rouen craignent que leur campus ne devienne l’enjeu de
bagarres entre nationalistes et gauchistes. Le 9 janvier 1967, avant de repartir, les militants d’Occident, conspués et chahutés, ont promis de revenir. Ce qui n’a rien de rassurant, car Occident tient habituellement ses promesses. Le 12 janvier, un épais brouillard s’étend sur le campus et lui donne un aspect encore plus sinistre qu’à l’ordinaire. La faculté de droit élit ce jour-là ses grands électeurs à l’Assemblée générale de la FER (Fédération des étudiants de Rouen). À 10 heures, sur les marches et dans le hall de la fac de lettres, le comité Vietnam procède à une collecte de fonds, annoncée par voie de tract le 5 janvier précédent. Ses militants ont tendu un grand drapeau vietcong pour recueillir les oboles. À 11 heures, ils migrent vers le parvis de la faculté des sciences. Aucun incident. Le campus ronronne dans le brouillard. À 12 heures, les cinquante membres du comité Vietnam s’installent, comme des agents de l’Armée du Salut, devant le resto U, avec des tables et des chaises, tandis que le drapeau vietcong et deux banderoles se dressent sur la pelouse. L’heure du repas arrive et les militants de gauche forment pour la quête une haie à l’entrée du resto U. Une sorte de goulot d’étranglement qui oblige les étudiants à passer un par un. Cela suscite des mouvements d’humeur mais rien de plus. Vers 13 h 15, un millier d’étudiants ont pris place pour déjeuner et discutent tranquillement au réfectoire quand une voix s’écrie : « Il y a de la bagarre en bas ! » Croyant à une simple algarade entre militants de gauche et de droite, sur l’air des « Gaulois sont dans la plaine », les étudiants entonnent : « Les cocos sont dans la merde… » Puis ils se pressent, curieux, aux fenêtres et cessent peu à peu de chanter. Une vingtaine d’individus, blousons et manteaux de cuir noir, a transpercé le brouillard. Ils brandissent des barres de fer, l’un d’eux un trident. Ils
hurlent « Occident vaincra, Occident passera, de Gaulle au poteau ! », se ruent avec une hargne incroyable sur les porteurs de pancartes du comité Vietnam et s’emparent du drapeau vietcong. Une table vole dans les airs et fracasse la vitre du hall. Au milieu de la mêlée, l’intendant de la faculté essaie de repousser les assaillants et récolte une volée de coups qu’il amortit des avant-bras. Le raid est ponctué de cris et de hurlements, quelques-uns, stridents, de douleur. Puis le silence retombe. Le commando s’est déjà replié. Tout n’a duré que quelques secondes, une ou deux minutes au plus. 4 Les agresseurs se sont évanouis dans le brouillard . Au resto U, plus personne ne rit ni ne chante. Les militants les plus clairvoyants ont eu raison de s’inquiéter. Occident a importé sa violence sur le campus de la fac de Rouen. Certains militants agressés ne se relèvent pas. Ils gisent à terre, au milieu des débris de verre, des boulons, des barres de fer et des chaises tordues, dans des flaques de sang. Un militant de la JCR, Serge Bolloch, est dans le coma. Un coup de clef anglaise lui a enfoncé la boîte crânienne. On retrouvera dans sa chair un éclat de métal, c’est dire 5 avec quelle violence le coup a été asséné . Une ambulance emporte les blessés ; un autre étudiant a plusieurs dents cassées, un troisième une jambe ouverte. Sur le campus, c’est la consternation. Les étudiants sont atterrés par la sauvagerie des assaillants, tandis que le recteur décide de porter plainte contre X. L’affaire fait du bruit et pas seulement dans la presse. Le maire de Rouen, Jean Lecanuet, exige que les mesures adéquates soient prises pour que de tels événements ne se reproduisent plus. Une information judiciaire est ouverte et confiée au juge Baudin. À Paris, la brigade criminelle est bientôt saisie. Il ne fait de doute pour personne que le raid a été conduit par des militants d’Occident.
Les commissaires Gustave Jobard, chef de la brigade criminelle, et Roger Poiblanc, son adjoint, vont suivre personnellement l’enquête. Poiblanc est un Franc-Comtois aux allures débonnaires, lunettes et pipe, un Maigret en chair et en os. Ce policier méticuleux est réputé pour son habileté à conduire les interrogatoires. Il sait créer un climat de confiance propice aux aveux. D’habitude, il a plutôt affaire aux grands et petits voyous du milieu. Il va les délaisser quelque temps pour s’occuper des jeunes activistes d’extrême droite. Comme la plupart de ses collègues de la PJ, il se méfie un peu des RG. Ce sont des spécialistes du renseignement et de la manipulation, un travail plutôt éloigné de celui de la police judiciaire. Si, à Rouen, l’enquête commence par piétiner, elle ne tarde pas à livrer ses secrets dès que « la Crime » la prend en charge quai des Orfèvres. La deuxième section des RG de la préfecture de police lui a fait parvenir ses fiches et ses notes. Les RG sont bien renseignés sur Occident, d’autant que le service a infiltré dans ses rangs quatre policiers, auxquels s’ajoutent les indicateurs recrutés dans le 6 mouvement . Mais la PJ peut aussi compter sur ses propres dossiers, car certains militants ont déjà été condamnés – quelquesuns pour de banales affaires de droit commun. François Duprat n’est pas le seul à coopérer au cours de l’enquête. Mais c’est lui qui va fournir la liste de ceux qui ont participé au raid de Rouen. Dans un bistrot, il donne les noms des membres du commando au chef de la deuxième section des RG parisiens en personne. D’autres s’attablent bientôt devant les policiers de la Crime et confirment l’effectif. Le 8 février 1967, une vingtaine de militants d’Occident sont interpellés, gardés à vue, transférés à Rouen et écroués à la prison Bonne-Nouvelle. Leur séjour y sera plus ou moins long. Patrick Devedjian et Patrice Gélinet, qui partagent la même cellule, ou Gérard Longuet, en seront
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rapidement extraits . Alain Madelin, Patrick Souillard, Jack Marchal et Alain Robert n’en sortiront, eux, qu’à la suite de la reconstitution des faits que le juge Baudin organise le 17 mars 1967. Ce jour-là, un vent polaire souffle sur le campus de Mont-Saint-Aignan. Mais le brouillard ne s’est pas levé, comme le jour du raid. Les victimes admettent qu’en raison des conditions climatiques, et surtout de la soudaineté de l’attaque, elles ne peuvent reconnaître avec certitude leurs agresseurs. Seul Serge Bolloch est formel en ce qui concerne celui qui l’a frappé avec une clef à molette.
1. Selon le récit du secrétaire général de la faculté de Nanterre, publié dans le quotidien Paris-Presse du 19 novembre 1966. 2. Paris-Match du 10 décembre 1966, n° 922. Certains prétendent qu’Occident a pris un pourcentage sur la publication des photos, d’autres le nient catégoriquement. 3. France-Soir, 8 décembre 1966. David Rousset a partagé, en 1946, le prix Renaudot avec Jules Roy, pour son livre L’Univers concentrationnaire, réédité aux Éditions de Minuit en 1965. 4. L’Œuf, de février 1967, n° 45. Entretien téléphonique, le 27 octobre 2003, avec Gérard Filoche présent sur les lieux le jour de l’attaque. 5. Entretien avec Serge Bolloch le 29 octobre 2003, à cette date rédacteur en chef au journal Le Monde. 6. C’est ce qui ressort de nombreux témoignages d’anciens d’Occident mais e
aussi de la 2 section des RG. 7. Entretien avec Patrice Gélinet.
500 jours de prison ! Malgré quelques incertitudes qui persistent, le magistrat instructeur de Rouen parvient, grâce à la minutieuse enquête de la PJ parisienne et aux auditions auxquelles il a lui-même procédé, à démêler en grande partie l’écheveau. Malgré quelques points demeurés obscurs, il peut retracer l’historique du raid contre le comité Vietnam au resto U de Rouen. Voici ce qu’il écrit dans son réquisitoire définitif qui renvoie treize accusés (sur les vingt participants présumés) devant le tribunal correctionnel : « Il est vraisemblable que Robert a bien remis à Devedjian les fonds pour la location de la voiture, quoique ce point n’ait pu être éclairci [c’est en tout cas ce que nous a confirmé Patrick Devedjian, 1 NdA ]. Donc, le 11 janvier vers 17 heures, Devedjian et Robert prenaient livraison d’une camionnette Citroën du garage Mattei. Devedjian la garait rue Serpente à proximité du siège d’Occident et la laissait à la garde de Robert. Le 12 janvier au matin, un groupe de vingt à vingt-cinq étudiants se réunissait au siège, sur convocation de Robert, lequel donnait des instructions pour le départ, après avoir fait empiler des tracts et sans doute aussi des armes contondantes dans la camionnette. Notons en passant que Leclère avait, à la demande de Robert, recruté Marchal Jack pour participer à cette expédition. Plusieurs voitures particulières en faisaient partie. Il a d’ailleurs été pratiquement impossible de les dénombrer. Dans la camionnette, Balon Jean-Luc prenait la place du conducteur et Robert s’asseyait à ses côtés. Derrière montaient les comparses : Lacrampe Michel, Boulanger Gérard, Marchal Jack et une dizaine d’étudiants. Hillion Patrick prenait à bord de sa voiture Gélinet
Patrice et un deuxième étudiant. Nicolaï Serge chargeait, dans son Alpha Romeo, Madelin Alain et un autre participant. Souillard partait seul au volant de sa 403. « Avant le départ, Robert donnait rendez-vous aux autres conducteurs à la gare de Rouen pour 12 h 30. Il recommandait en outre aux passagers assis à l’arrière de la camionnette de ne pas se montrer durant le trajet (déclaration Lacrampe). Les véhicules gagnaient Rouen sans encombre et au lieu de rendez-vous les attendait une 2CV dans laquelle se trouvaient probablement des étudiants rouennais. « Sur les instructions de Robert les véhicules étaient parqués à proximité de la gare dans une rue adjacente (rue Pouche). Robert et Balon descendaient de la camionnette et allaient converser avec les occupants de la 2CV puis Robert réunissait les participants auprès de la camionnette pour un rapide briefing. Quelques instants plus tard, 2CV en tête, le convoi se formait et prenait la direction de MontSaint-Aignan (déclaration Boulanger). « Un épais brouillard régnait sur la colline et tous les véhicules se rangeaient discrètement sur le parking de la cité universitaire. Robert réunissait son commando et invitait le groupe à se munir de tracts et de matraques (déclaration Marchal) (seul Marchal a reconnu qu’il s’était muni d’une arme contondante, un manche à balai). « Le groupe Occident se plaçait en formation de combat, sous forme de triangle à la pointe duquel se trouvaient Robert et Balon. À la faveur du brouillard le groupe progressait rapidement et vers 13 heures surgissait soudain des nuées, devant le terre-plein du restaurant universitaire […]. Plusieurs étudiants rouennais plus ou moins atteints restaient sur le terrain. Bolloch Serge, grièvement blessé au crâne, était hospitalisé et devait subir une intervention chirurgicale suite à une fracture du crâne (pariétal gauche), lui
occasionnant une incapacité de travail de 60 jours. Gourvenec Anne-Marie, blessée à la tête, et Deron Claude, ayant plusieurs dents cassées à la suite d’un coup asséné à l’aide d’une barre de fer, étaient également transportés à l’hôpital pour y recevoir des soins. « Gourvenec Anne-Marie subissait une incapacité de travail de huit jours. Marx Laurent, blessé profondément à la jambe gauche, subissait pour sa part une incapacité de travail de vingt et un jours. Enfin Canu Jean-Marie n’était que légèrement blessé. La police rouennaise, appelée sur les lieux vers 14 heures par le rectorat, procédait aux premières constatations et découvrait sur le terre-plein du restaurant universitaire divers objets contondants, un morceau de cornière dural, deux pieds de tabouret en métal (dont un muni d’une embase métallique). Elle constatait également le bris de plusieurs vitres au rez-de-chaussée et à l’étage. Dès réception du rapport de police, le parquet de Rouen ouvrait une information contre X du chef de coups et blessures volontaires. L’enquête diligentée sur commission rogatoire du juge d’instruction et conduite par la brigade criminelle de la préfecture de police de Paris, agissant en collaboration avec le SRPJ de Rouen, permettait de révéler peu à peu le contexte des faits, tels qu’ils ont été ci-dessus relatés, et de découvrir les principaux participants à cette agression. Par ailleurs, en raison des réticences et des mensonges de la plupart des inculpés, l’information ne progressait que difficilement. L’exposé des faits issu de l’information va nous permettre de mettre en lumière le rôle de chacun ; grâce à de multiples interrogatoires, le juge d’instruction a fini par découvrir en effet une grande partie de la vérité. « Robert Alain a fini par admettre qu’il était l’instigateur de l’expédition du 12 janvier [certains de ses camarades affirment
aujourd’hui qu’il s’est “sacrifié” pour les autres, NdA]. Non content de la préparer en détail dès la réunion du 9 janvier au café de la Poste, il s’est personnellement occupé du recrutement à Paris du commando de choc, a prévu les véhicules destinés à transporter ce commando, a donné tous ordres nécessaires pour la réussite de l’opération (transport de tracts et des matraques). Quoi qu’il n’ait pas voulu fournir de précisions à ce sujet, il est certain que sur son ordre des armes contondantes ont été emportées par les agresseurs et dissimulées en partie dans la camionnette (déclaration Balon). « Notons au passage que Robert Alain était le responsable action (Occident) et que précisément, au siège de ce mouvement, la police parisienne découvrait entre autres lors d’une perquisition quatorze tubes métalliques alourdis à une extrémité pour servir de matraques, une matraque en bois, une formule chimique comprenant 50 % de chlorate de potassium. Devedjian Patrick était parfaitement au courant de l’expédition projetée et s’il n’est pas établi qu’il soit allé à Rouen le 12 janvier il a participé à la réunion préparatoire à Paris du 11 janvier et de concert avec Robert loué la camionnette Citroën destinée à cette expédition [Patrick Devedjian émargeait le jour du raid sur la liste de présence aux langues O, comme il nous l’a répété lui-même, NdA]. « En outre, selon ses propres aveux, il a conduit ce véhicule le même jour du garage Mattei au siège Occident puis a restitué ce même véhicule le 13 janvier (soit le lendemain des faits) au garage Mattei. Balon Jean-Luc a participé comme il a été dit plus haut au commando de représailles, le 12 janvier à Rouen, et en a été l’un des principaux acteurs. En effet, il a conduit la camionnette, s’est trouvé ainsi que Robert à la pointe du combat lors de l’échauffourée. Enfin, comme l’ont précisé deux des témoins lors de la reconstitution, Balon était armé d’une clé à molette (voir Bolloch) ou
d’un objet métallique (voir Choupaut) avec lequel il a frappé Bolloch sur le crâne. Ce dernier l’a en effet accusé de façon formelle au cours de la reconstitution et ce malgré les dénégations de Balon qui prétendait n’être pas armé. Il convient de souligner qu’en outre Balon se trouve sous le coup d’une autre inculpation, violences à passant, le 21 janvier 67, et a été de ce fait incarcéré à Fresnes du 21 janvier 67 au 28 février 67 (voir rapport police du 15 mars 67, page 6). « Souillard Patrick, Hillion Patrick, Lacrampe Michel, Gérard Boulanger, Patrice Gélinet, Alain Madelin, Nicolaï Serge et Marchal Jack ont également participé de façon effective à l’expédition du 12 janvier et à l’échauffourée qui s’en est suivie. Seul Marchal a reconnu s’être muni d’un objet contondant peu avant la bagarre, mais il est probable que les autres s’étaient eux aussi armés à la demande de Robert. Notons en effet qu’en cours d’enquête deux matraques avaient été découvertes par la police parisienne dans la voiture de Souillard et saisies à conviction. « Longuet Gérard et Leclère Hugues ont participé à l’expédition du 9 janvier et à la réunion qui s’en est suivie […]. C’est précisément au cours de cette réunion que fut élaboré en détail le plan d’action pour la journée du 12 janvier. En outre, à la demande de Robert, Leclère a procédé au recrutement de Marchal et probablement à celui d’autres camarades en vue de l’expédition du 12 janvier. Enfin, Longuet et Leclère sont tous deux des membres influents du mouvement Occident. Asselin Philippe a été mis en cause dès le début de l’information par Devedjian et Robert. Cependant, ceux-ci sont revenus par la suite et il apparaît qu’Asselin n’a pas participé à la location de la camionnette. D’ailleurs, en cours d’information, soit dans la nuit du 9 au 10 février 67, Devedjian et Leclère se rendaient au domicile d’Asselin pour l’avertir qu’ils l’avaient impliqué dans cette
affaire. En outre, Asselin a pu justifier qu’il ne se trouvait pas à Rouen le 12 janvier (voir déclaration Mme Henrion). Ainsi, Asselin, qui a toujours nié énergiquement les faits et justifié de sa bonne foi, se trouve hors de cause. « Le transport sur les lieux et la reconstitution des faits ont permis d’établir que les agresseurs étaient armés d’objets contondants lors de l’échauffourée, que Balon avait frappé de son arme, clef à molette ou objet en fer, l’étudiant rouennais Serge Bolloch. Cependant, la plupart des témoignages recueillis au cours 2 de ce transport sont demeurés vagues et imprécis […] . » Les accusés comparaîtront devant le tribunal correctionnel de Rouen le 10 juillet 1967. L’instruction de l’affaire de Rouen et l’enquête policière ont créé un climat détestable au sein du groupe nationaliste. Tout le monde accuse tout le monde d’avoir « chiqué ». Certains ont en effet beaucoup parlé, beaucoup trop. Pour Duprat la cause est entendue, alors qu’il passe devant le Relais de l’Odéon il est frappé et pourchassé. Il comprend qu’il ne fait plus partie du mouvement. Pour quelques autres, il n’existe que des soupçons plus ou moins étayés. On s’efforce alors de brusquer les aveux. Patrick Devedjian fait partie des suspects. Aussi va-t-on lui tendre un piège. Il est convoqué rue Soufflot, prétendument pour une réunion. À peine a-t-il franchi le pas de la porte qu’il est frappé, déshabillé, jeté dans une baignoire. Quatre de ses camarades l’accusent d’avoir « balancé aux flics » et l’immergent sous l’eau. Ils veulent lui faire signer des aveux. Glissant entre leurs doigts, Devedjian heurte du front le robinet de la baignoire, un choc qui lui laissera une cicatrice. Il s’échappe, se précipite vers une fenêtre qu’il enjambe et se laisse pendre dans le vide, accroché à une corniche. Puis il se lâche et
atterrit sur le trottoir, entièrement nu, avant d’être embarqué par une ronde de police. C’est dire combien le climat est tendu. Plus grave, Occident ne reçoit de son propre camp aucun soutien quand ses militants se retrouvent emprisonnés à Rouen ; certains leur font même la leçon. Isolé politiquement, affaibli judiciairement, Occident n’attend pas le procès de juillet en faisant profil bas. Culottés ou inconscients, ses dirigeants agissent comme si rien ne s’était produit. OccidentUniversité se fait l’écho de leurs bravades : « Une importante manifestation a été organisée au Quartier latin le 21 février par le mouvement Occident. Il s’agissait de riposter à la journée antiimpérialiste organisée par l’UJCML et par l’UNEF. Malgré la présence de nombreuses et actives forces de police, les militants d’Occident ont pu manifester devant l’exposition franco-chinoise du 44, rue de Rennes, où des grenades fumigènes ont été lancées. Après divers incidents, un cortège groupant environ 500 militants du mouvement Occident a parcouru le boulevard Saint-Germain avant de se heurter à un très important barrage de police. Auparavant, un responsable du mouvement s’était adressé aux manifestants pour leur exposer les raisons du combat nationaliste. Pendant ce tempslà, les prochinois évacuaient le Quartier latin et manifestaient rue Saint-Denis devant un quarteron de putains nostalgiques [sic] et de 3 flics flegmatiques […] . » Peu leur chaut que « les commissariats du Quartier latin » aient reçu l’ordre d’appréhender à tout prix les militants d’Occident. Le 10 mai 1967, Occident s’assigne comme objectif le siège de la délégation générale du Nord-Vietnam, qui vient de s’installer rue Leverrier à Paris, près de Chez Lulu, sur leur territoire. Vers 19 h 20, après avoir brûlé un drapeau soviétique, une vingtaine de militants lancent contre la façade de l’immeuble un cocktail Molotov, des
grenades fumigènes et de l’encre rouge. Bilan : un début d’incendie et le gardien en faction blessé par des éclats de verre. Deux heures plus tard, à l’angle des boulevards Saint-Germain et Saint-Michel, ils mettent le feu à un drapeau rouge avant de se diriger vers la Mutualité, flambeaux à la main, où se tient un meeting de soutien au Nord-Vietnam. De violents affrontements les opposent aux forces de police, qui les repoussent sur le parvis de Notre-Dame. Le bilan de la journée : cinq policiers blessés, dont un commandant brûlé au visage, et six interpellations. Deux membres d’Occident passeront 4 en correctionnelle pour coups et blessures à agents . « Ce qui est permis aux traîtres rouges ne l’est plus aux Français », proteste Occident dans un communiqué alors qu’une nouvelle vague d’interpellations s’abat, le 11 mai. « Une vingtaine de jeunes gens, connus des services des renseignements généraux, ont été arrêtés à l’aube par les policiers de la brigade criminelle, écrit Paris-Presse. Gardés à vue, ils ont été entendus quai des Orfèvres par les inspecteurs du commissaire Jobard. » Le local de la rue Serpente a été de nouveau perquisitionné. Occident semble sur le fil du rasoir, mais pourtant il n’en continue pas moins ses bravades. Il n’est toujours pas interdit, malgré les demandes répétées de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA). Il semble intouchable. Certes, aux législatives de mars 1967, Charles Pasqua et Alain Griotteray ont eu recours à ses militants pour coller des affiches : il s’agissait de faire rentrer un peu d’argent dans les caisses du mouvement 5. Mais cela suffit-il à expliquer cette apparente mansuétude du pouvoir ? Occident auraitil des protecteurs puissants, aux RG et à la DST ? Georges Albertini veillerait-il sur cette petite phalange anticommuniste qui prétend endiguer la montée de l’extrême gauche dans les universités et
envoie quelques-uns des siens en Afrique servir comme 6 mercenaires ? Pour les « rats noirs », Occident n’a dû, après l’affaire de Rouen, qu’à « ses structures très floues, de survivre ». Elles seront pourtant toujours aussi floues lors de sa dissolution à l’automne 1968. Le pouvoir paraît à l’évidence bien clément avec un mouvement qui s’enorgueillit, dans son journal, de posséder un impressionnant casier judiciaire, soit « 500 jours de prison » que collectionnent ses militants – et auxquels on pourrait ajouter d’autres condamnations pour des motifs moins nobles que la politique 7.
1. Entretien avec Patrick Devedjian. 2. Archives de l’auteur. 3. Occident-Université hebdomadaire, du 1er au 8 mars 1967. 4. Dans son bulletin du 17 mai 1967, Occident revendique la manifestation contre la délégation générale nord-vietnamienne. 5. Entretien avec Alexandre Chabanis. 6. Le SDECE, dans une note du 10 janvier 1968, écrivait à propos d’Occident : « Le mouvement Occident, qui n’a aucune audience en France, groupe quelques centaines de jeunes gens et est “truffé” d’indicateurs de police et de provocateurs. » À cette époque, des anciens de l’OAS cherchaient à recruter au sein d’Occident des mercenaires pour une mission en Angola (Frédéric Laurent, Orchestre noir, Stock, 1977). Voir aussi Wilfred Burchett et Derek Roebuck, Les Putains de l’Impérialisme, Maspero, 1977 et Historia, « Les Mercenaires », numéro spécial, 1980. 7. Occident-Université hebdo du 25 juin 1967.
Occident et la guerre des Six Jours Le 12 juillet 1967, le jugement du tribunal de Rouen est tombé. Philippe Asselin ayant été mis hors de cause, les treize autres inculpés de l’affaire de Rouen sont condamnés pour violences et voies de fait avec armes et préméditation. Alain Robert, l’âme du mouvement, ne pouvait faire autrement qu’écoper le plus lourdement. Il est condamné à dix mois de prison avec sursis, tandis qu’Alain Madelin, Patrick Devedjian, Patrice Gélinet et Gérard 1 Longuet devront payer 1 000 francs d’amende . Le jugement aurait pu être plus sévère. La plupart des prévenus étant mineurs, la justice n’a peut-être pas souhaité hypothéquer leur avenir. Reste que les parents des jeunes sanctionnés devront s’acquitter à leur place des amendes. Certains n’en ont pas les moyens et les plus fortunés paieront pour les autres. Ou plutôt auraient dû payer. Une partie des sommes destinées aux victimes, notamment à Serge Bolloch qui gardera quelques années de graves séquelles du coup qui lui a enfoncé la boîte crânienne, ne sera en fait jamais intégralement versée 2. La relative clémence du tribunal va réchauffer, si besoin était, les ardeurs d’Occident. Au cours de l’été 67, le mouvement se réunit en Champagne pour tirer les leçons des activités des derniers mois. La direction s’en tient à sa ligne. Mais elle souhaite revoir son organisation afin de mieux profiter des nouvelles recrues et former des cadres. Pour les dirigeants, tout va bien. Il suffit simplement de mieux exploiter le succès.
À la rentrée universitaire cependant, les rangs du mouvement vont s’éclaircir. Gérard Longuet s’est marié au cours de l’été. Sans doute a-t-il sérieusement médité sur le court passage qu’il a effectué à Bonne-Nouvelle, la prison rouennaise ? Le temps semble venu pour lui de mettre un bémol à ce qui ressemble de plus en plus à une fuite en avant. Il a décidé de prendre ses distances et de se consacrer à ses études. La relève est là, Jack Marchal, Roland Poynard ou encore Gérald Penciolelli, le futur directeur de Minute. Mais Longuet ne déserte pas, il se met simplement en réserve. On pourra compter sur lui et sur ses conseils, ou encore sur l’aisance avec laquelle il sait coucher sur le papier des idées et un programme. Patrice Gélinet, lui, devra momentanément faire ses adieux au Quartier latin. Son père l’a inscrit d’office au Prytanée, 3 l’école militaire de La Flèche . Celui de Patrick Devedjian a lui aussi conseillé à son fils d’en finir avec ses frasques. Ce n’est pas la première fois qu’il s’en inquiète. Il n’y a pas si longtemps, il appelait Pierre Sidos pour qu’il l’aide à remettre son fils dans le droit chemin, celui des études 4. Cette fois, il n’a pas besoin d’insister. De luimême, Patrick Devedjian quitte Occident. Il en veut terriblement à ses amis de l’avoir embarqué dans l’affaire de Rouen, lui forçant la 5 main pour qu’il loue la camionnette . Il a été soupçonné et maltraité. À la différence de Longuet, il claque la porte tandis qu’Occident notifie son exclusion dans une circulaire interne de décembre 1967 à la rubrique « nouvelles brèves » : « Le secrétariat national signale et confirme l’exclusion définitive des sieurs [sic] : François Duprat, Patrick Devedjian, Patrick Hillion, Jean-Gilles Malliarakis. En aucun cas ces personnages ne pourront parler ou prendre des décisions au nom du mouvement… 6. » Une manière d’officialiser la rupture et de feindre d’en être l’initiateur. Devedjian rompt avec le duo Madelin et Robert, mais il continue de militer. Il s’inscrit dans un cadre plus
pondéré, participant au lancement du Centre de coordination des étudiants européens, patronné par la FNEF, avec deux de ses amis, Patrick et Georges Edel, un ancien de la FEN et un ancien d’Occident. C’est un décrochage en douceur, progressif. Tout comme Longuet qui prépare à l’Institut d’études politiques de Paris son entrée à l’ENA, Devedjian se concentre sur ses études de droit, avec son ami Serge Volyner qui a, lui aussi, rompu avec Occident, mais sur des bases plus politiques. Le conflit vietnamien n’est pas le seul lieu de tension sur la scène internationale, ni le seul à mobiliser les jeunes. En juin 1967, en six jours, l’armée de Tsahal a atteint les faubourgs du Caire. Israël a annexé le Sinaï et le plateau syrien du Golan. La géopolitique du Proche-Orient s’en trouve totalement remodelée. L’attaque a été déclenchée après plusieurs années de conflit larvé entre Israël et ses voisins. Ce succès éclair, qui constitue un échec humiliant pour le monde arabe, a suscité dans les milieux nationaux français une vive controverse. Une grande partie de la presse de la droite nationale apporte son soutien à Israël : Aspect de la France, Rivarol, Monde et Vie, mais aussi l’hebdomadaire Minute, dans lequel François Brigneau décrit Israël comme le dernier bastion de l’Occident au Moyen-Orient, ou encore Valeurs actuelles. Tout comme l’antiaméricanisme, l’« antisionisme » qui sert à certains de paravent et de couverture à leur antisémitisme recule dans l’ultradroite. La guerre froide et l’antisoviétisme n’expliquent pas à eux seuls ce changement d’attitude. La perte de l’Algérie française a lourdement pesé sur cette évolution. Des milliers de juifs français d’Algérie se sont installés en Israël, en 1962. Ce soutien à l’État hébreu, dans un milieu où le sentiment antijuif reste solidement ancré, échauffe les esprits, attise les querelles. Les clivages qui apparaissent se feront durablement sentir. Si la fraction de l’OAS
proche de Jacques Soustelle, ancien président à la Libération du Conseil national de la Résistance puis de l’Alliance France-Israël, a appuyé logiquement Israël, l’attitude de Valeurs actuelles en 7 surprend plus d’un . Son directeur et propriétaire, Raymond Bourgine, franc-maçon, personnage à facettes et grand professionnel de la presse ne passait pas jusque-là pour un philosémite. Certains de ses anciens collaborateurs se rappellent avoir reçu de lui, lors de leur embauche, en cadeau de bienvenue, les œuvres de Gobineau, dont le traité sur les inégalités entre les races humaines 8. Raciste ? Lui-même est pourtant métis d’origine réunionnaise. L’attitude de Bourgine surprend, d’autant que les principaux collaborateurs de Valeurs actuelles et de Spectacle du monde, codirigés par le même rédacteur en chef, ne passaient pas jusque-là eux non plus pour de chauds partisans d’Israël. Ainsi Georges Hilaire, ancien secrétaire d’État du gouvernement Laval en 1942, Lucien Rebatet qui tient la rubrique cinéma à Spectacle du monde sous le pseudonyme de « François Vinneuil », qui lui a déjà servi à Je suis partout, Robert Poulet, lui aussi ancien de Je suis partout, Marc Augier, alias Saint-Loup, grand reporter à Spectacle du monde, ou encore Louis Rougier, ancien chargé de mission à Londres du maréchal Pétain, ne sont guère suspects de sympathie pour Israël. Enfin, le correspondant en Espagne du groupe n’est autre que Léon Degrelle, chef du mouvement rexiste belge, nommé général dans la Waffen SS par Hitler en personne, qui le considérait 9 comme un fils . Cependant, pour Pierre Sidos qui se range parmi les irréductibles « antisionistes », ces revirements en chaîne au sein de 10 l’extrême droite s’expliquent . Il voit à cette attitude quatre raisons principales : « 1) Les Arabes nous ont mis dehors en Algérie, les juifs nous vengent. 2) Israël a voté contre la France sur la question algérienne durant le conflit. 3) Le rachat : “Maurras avait raison sur
tout sauf sur la question juive.” 4) On va vers le plus fort, on est pour les plus forts ». À son avis, « c’est la victoire de l’anticommunisme 11 du dollar, celui d’Est et Ouest et de Paix et Liberté ». La perte de l’Algérie française aura certainement pesé dans ce ralliement plutôt massif, non aux juifs en général ou en particulier, mais à « l’État sioniste », comme une sorte d’hommage rendu au nationalisme israélien. Cependant, si certains s’étonnent de voir d’anciens collaborateurs soutenir Israël, d’autres se sentent, à l’inverse, stupéfaits par la position officielle de l’ancien chef de la France libre. Le 28 novembre 1967, de Gaulle a qualifié le peuple juif de « peuple d’élite, sûr de lui et dominateur ». L’écrivain et philosophe Raymond Aron trouve la formule inadmissible et scandaleuse. Il l’identifie au plus pur style de l’antisémitisme traditionnel français. En employant ces mots, de Gaulle a rouvert la boîte de Pandore ; pour le philosophe Raymond Aron, il ne « pouvait pas ne pas prévoir les réactions passionnelles » que ses propos susciteraient 12. « Ce style, ces adjectifs nous les connaissons tous, 13 ils appartiennent à Drumont, à Maurras . » La querelle entre les pour et les contre, les pro et anti-israéliens n’épargne pas Occident. Elle n’a pourtant pas, au cours de l’été, occupé une place prépondérante dans les débats internes du mouvement. Les retombées de l’affaire de Rouen et le lancement des sections en province ont davantage été au cœur des préoccupations des dirigeants. Occident se contente de prendre publiquement une position mi-chèvre, mi-chou : « Nous affirmons qu’Israël se doit d’exister et de vivre, car le sionisme est la seule issue au brûlant problème des juifs antinationaux 14. » En clair : de ceux qui refusent de s’assimiler. Si elle n’était celle de l’homme qui a refusé sa grâce à Bastien-Thiry, Occident serait plutôt favorable à la
politique proarabe de Paris. En tout cas, l’esprit qui domine dans ses rangs et à sa tête penche suffisamment contre Israël pour que Serge Volyner, un des rares militants juifs d’Occident, décide de s’en éloigner. Dans ses écrits, le mouvement n’a jamais cessé, avec ou sans Sidos, de gloser sur « l’État Rothschild » et la « haute finance apatride ». Il a consacré la couverture du n° 10 d’Occident-Université 15 à la baronne et au baron Guy de Rothschild . Dans un de ses e bulletins, lors du 150 anniversaire de l’implantation de la banque Rothschild en France, le bulletin interne a repris la litanie sur ces banquiers qui auraient toujours prospéré en jouant contre les intérêts 16 de la France . La plupart des auteurs auxquels il se réfère sont ou étaient antisémites : Brasillach, Ploncard d’Assac, Henry Coston, Drumont. Rendant compte de l’agression d’un militant d’Occident par des membres de la JCR (trotskiste), il accuse un certain « Goldberg », dont « les origines sont définies par le nom », d’avoir agi « à la tête d’une bande de malfaiteurs, au teint olivâtre et aux cheveux crépus » avant d’évoquer le « fondement allogène et oriental du communisme 17 ». Des mots et une phraséologie qui ne dépareraient pas dans une feuille antisémite. En 1967, à la veille de la guerre des Six Jours, Occident espère l’apaisement des tensions, mais avoue que les deux parties en présence, arabe et juive, ne lui inspirent aucune sympathie et qu’il les laisserait bien s’exterminer 18 entre elles . Dans un autre article, on dénonçait, cette fois dans le registre révisionniste, les condamnations morales de la « conscience universelle » qui ne disait rien « des bombardements [angloaméricains, NdA] de Dresde, des massacres de colons en Algérie ». Dans Occident-Université, on écrivait encore : « L’imposture et l’hypocrisie de nous “mettre sur le dos” [sic] Auschwitz, Dachau, Buchenwald et d’inventer la fable des six millions de morts, alors que
les camps (de rééducation il est vrai) des mines de sel du Caucase, du Vietcong, et de l’Algérie ben-belliste [sic] sont encore présents à 19 notre mémoire . » Enfin, lors de la mort du savant Oppenheimer, Occident-Université lui rendait ainsi hommage : « Oppenheimer est mort ; nous ne pouvons que regretter que sa mort ne se soit pas produite plus tôt, par exemple avant 1943. Ce noble représentant de l’intelligentsia de gauche était particulièrement avide de lancer des bombes atomiques sur Berlin […]. Il est probable que le HungaroGermano-Américain d’origine israélite Oppenheimer se sentait plus d’allégeance envers la lutte antifasciste qu’envers ses différentes et provisoires patries 20. » Occident charrie depuis 1964 une rhétorique antisémite classique et inhérente au nationalisme français depuis Drumont et Maurras. En quittant le mouvement, Serge Volyner cède d’abord à un sentiment communautaire largement exprimé après la guerre des Six Jours, de l’extrême droite à l’extrême gauche. Il n’est pas alors le seul Français à se considérer désormais comme un « Français juif » 21 selon la formule de Raymond Aron . Désormais le landernau nationaliste se divise en deux camps, sur la question moyen-orientale ou plutôt judéo-arabe, pour ne pas dire sur « la question juive ». Il y aura une extrême droite proarabe et une autre pro-israélienne. Si Pierre Sidos reste modéré dans son soutien à la cause arabe, d’autres s’impliquent davantage, comme Maurice Bardèche ou François Duprat. Exclu d’Occident pour avoir dénoncé ses camarades lors de l’affaire de Rouen, ce dernier crée en 1967, après la guerre des Six Jours, les premiers comités de soutien à la cause palestinienne. Il fondera dans la foulée le Rassemblement pour la libération de la Palestine, favorable à la ligne nationaliste du Fatah de Yasser Arafat 22. Duprat s’intéresse
depuis longtemps au nationalisme arabe et à l’un de ses principaux théoriciens baasistes – social, laïque et national –, Michel Aflak. Il entretient des contacts étroits avec le Parti populaire syrien, le PPS, qu’il considère, avis d’expert, comme le parti le « plus authentiquement fasciste » du mouvement nationaliste arabe. Fondé en 1932 par Antoun Saade, un instituteur libanais d’origine grécoorthodoxe, l’emblème du PPS était alors une croix gammée 23 dessinée comme des pétales de rose .
1. Voir jugement, archives de l’auteur. 2. Entretien avec Serge Bolloch. 3. Entretien avec Patrice Gélinet. 4. Entretien avec Pierre Sidos. 5. Entretien avec Patrick Devedjian. 6. Archives de l’auteur. 7. L’un des chefs de l’OAS, le colonel Château-Robert, avait fait parvenir en 1961 une lettre à l’ambassade israélienne de Paris dans laquelle il demandait son soutien à Israël. Une lettre qui n’obtint semble-t-il aucune réponse. 8. Entretien avec Alain de Benoist. 9. Entretien avec Alain de Benoist qui, avec d’autres représentants du GRECE, collaborera à partir de 1970 à Valeurs actuelles puis à la fin des années 1970 au Figaro Magazine. 10. Parmi ceux qui condamnent Israël, il faut ajouter à Pierre Sidos quelques organes de presse comme Fraternité française de Pierre Poujade, L’Indiscret de Paris, de Pierre Thurotte, Découvertes, la revue de Jean Haupt, éditée au Portugal, et Lectures françaises d’Henry Coston, qui consacre à l’affaire un numéro de sa revue (juin-juillet 1967, n° 122-123). En couverture, il s’interroge sur les conséquences du conflit israéloarabe : celui-ci sera-t-il « le détonateur de la troisième guerre mondiale » ? 11. Entretien avec Pierre Sidos. 12. Raymond Aron, De Gaulle, Israël et les Juifs, Plon, 1968.
13. Raymond Aron, op. cit., p. 17. 14. Occident-Université hebdo, juin 1967. 15. Édouard Drumont a été parmi les premiers à raconter l’histoire des banquiers Rothschild, La France juive, deux tomes, Marpon et Flammarion, 1886. 16. Bulletin de liaison d’Occident, 1er au 7 mai 1967. 17. Occident-Université hebdomadaire, date non précisée, probablement du 17 mai 1967. 18. Bulletin de liaison d’Occident du 26 mai 1967. 19. Occident-Université, n° 3. 20. Occident-Université hebdomadaire du 13 au 20 février 1967. 21. En 1969, Serge Volyner participera à la fondation du Bétar, une organisation prosioniste et anticommuniste. Puis il ouvrira un cabinet d’avocats avec son ami Patrick Devedjian avant de s’installer, plus tard, à Jérusalem. Lors de son mariage, une table de convives est réservée aux anciens d’Occident (entretien avec Thierry Besnard-Rousseau). 22. Grégory Pons, Rats noirs, Jean-Claude Simoen, 1977. 23. Traduit devant une cour martiale, condamné à mort, Antoun Saade a été exécuté le 8 juillet 1949. Voir « Le néofascisme dans le monde arabe et en Amérique », Notre Europe, supplément n° 1 à la Revue d’histoire du fascisme, probablement 1974 ou 1975.
Le Front uni de soutien au Sud-Vietnam Des fondateurs d’Occident, il ne reste en première ligne que le duo Madelin-Robert et la paire Asselin-Barroux, qui éprouve de plus en plus de difficulté à faire paraître le bulletin hebdomadaire du mouvement. Conscients de l’isolement dans lequel ils se trouvent, face à une extrême gauche qui ne cesse de progresser en audience et en effectifs, les chefs d’Occident se rallient sans la moindre hésitation au Front uni de soutien au Sud-Vietnam que Roger Holeindre lance en janvier 1968. Depuis 1965, ils ont pris fait et cause pour l’armée sud-vietnamienne et lancé leur slogan « les marines à Hanoï ! ». Ils rejoignent les quelques dizaines d’anciens paras, d’active ou de réserve, qu’Holeindre a entraînés derrière lui. Parmi eux, un homme aux multiples facettes, Gilbert Lecavelier. Cet e ancien partisan de l’Algérie française a appartenu au 11 Choc, un régiment qui sert de vivier aux services français pour leurs opérations spéciales. Il connaîtra par la suite une carrière agitée au SAC. En fait, ce sont plus de trente associations d’« opinion nationale » qui apportent leur soutien au Front uni : rien de tel pour rompre l’isolement ! Parmi elles, le CEPEC, une association plutôt discrète mais très influente dans les milieux libéraux et conservateurs. Fondé en 1954, le Centre d’études politiques et civiques s’adresse aux élites de la nation, avec une prédilection pour les chefs d’entreprise. Ses activités n’ont rien à voir avec les manifs à flambeaux, les chahuts d’étudiants ou les bagarres avec la police. Elles se déploient dans un monde feutré, convenable, bourgeois,
une sorte de club de pensée qui organise des conférences, des dîners-débats, édite des brochures. Le CEPEC a des moyens. Depuis sa création, il apporte son aide à la presse dite « modérée » de province et a parrainé le lancement de l’Agence coopérative interrégionale de presse (en 1960). Son président et fondateur, Alfred Pose, membre de l’Institut, a longtemps dirigé la BNCIAfrique, liée au business international et aux milieux d’affaires des anciennes colonies. Son successeur en 1967 est lui aussi un industriel d’envergure. Il a longtemps été le patron de l’Union des industries textiles. Le CEPEC compte parmi ses vice-présidents d’autres hommes d’affaires importants comme François Lehideux, administrateur de sociétés, ou Yvon Chotard, alors PDG des éditions France-Empire, président de la Jeune Chambre économique française et futur bras droit de François Ceyrac à la vice-présidence du CNPF. Le CEPEC convie régulièrement à des « dîners d’information » des personnalités qui appartiennent pour la plupart, pour ne pas dire presque toutes, à la mouvance nationale ou nationaliste : Pierre Boutang, Jean Madiran, l’amiral Auphan, ancien ministre du maréchal Pétain, Michel de Saint-Pierre ou encore Paul Sérant, l’auteur à succès du Romantisme fasciste, livre de référence des pionniers de la FEN et des jeunes d’Occident. Le 7 février 1968, le Front uni de soutien au Sud-Vietnam réunit à la Mutualité près de 1 000 personnes. Occident et les paras de Roger Holeindre s’occupent du service d’ordre. Les rôles dans la rue sont en train de s’inverser : cette fois ce sont les nationalistes qui se retrouvent assiégés par 3 000 prochinois de l’UJCML et protégés par des cordons de CRS. Plus que jamais, semble-t-il, Occident avait besoin de rompre son isolement. Au Quartier latin, le rapport de force n’est plus en sa faveur. Même s’il peut toujours compter sur
l’appui d’anciens parachutistes et de quelques experts en arts martiaux qui fréquentent une salle de sport du quartier de la Bastille et un bar-restaurant situé près du métro Saint-Paul où les mercenaires ont l’habitude de poser leurs sacs entre deux contrats ou deux campagnes électorales. Ce sont en effet des habitués des services d’ordre et des collages d’affiche. Quelques-uns sont en contact avec les services de la préfecture de police. Ces escouades de gros bras et de baroudeurs professionnels ont de quoi rassurer Occident. Car l’adversaire gauchiste fait preuve d’une témérité accrue. Il empiète sans vergogne sur le territoire d’Occident, distribue ses tracts au métro Odéon, face à son QG, à la barbe des nationalistes, au cœur de ce qu’ils considèrent comme un périmètre sacré, maintenu jusqu’ici inviolé. Il ne se contente pas de les défier sur leurs terres, il les chasse politiquement des syndicats étudiants. Depuis 1962, les étudiants nationalistes ont conquis de nouvelles positions, ils ont contrôlé successivement l’Institut d’études politiques de Paris, les Langues orientales, la plupart des facultés de pharmacie et de médecine, celle de droit de Paris. Mais cette stratégie d’évitement de l’UNEF par le biais des corpos étudiantes a rendu en fait ces positions illusoires. Depuis 1966, la prolifération des comités étudiants pour le Vietnam a remodelé le paysage. L’Assemblée générale des étudiants en lettres de la Sorbonne (AGEL) n’est plus, en ce début d’année 68, le seul levier des étudiants d’extrême gauche. Le rapport de forces sur ce terrain est lui aussi en train de s’inverser. Le 21 avril 1968, à la Sorbonne, les militants de gauche expulsent de l’UNEF la FEP (Fédération des étudiants de Paris), cornaquée par Occident et qui y est représentée par son président Olivier Noc et par Jean-Jacques Guillet, responsable de l’amicale de Sciences po. À 22 h 30, une vingtaine de nationalistes, armés de barres de fer, de matraques et de
couteaux, déclenchent une bagarre avant d’être ramenés au calme par le service d’ordre trotskiste du CLER (Centre de liaison des étudiants révolutionnaires). Deux jours plus tard, à la faculté de Nanterre, les locaux de la FNEF sont saccagés et deux de ses militants expulsés de l’université. Au même moment, mais à Paris, Occident donne la réplique : avec l’appui de quelques paras qui prennent l’habitude de prêter main-forte, des militants saccagent les locaux du Comité Vietnam national, rue Étienne-Marcel, pulvérisent les machines à écrire, dérobent les documents et surtout les fichiers qui, selon toute probabilité, finissent par aboutir aux RG de la préfecture. C’est le début de l’escalade. Le 27 avril, le leader étudiant Daniel Cohn-Bendit est arrêté et interrogé à propos d’un étudiant nationaliste chassé de la faculté de Nanterre quatre jours plus tôt et abandonné, à moitié sonné, dans une rame de métro. Le même jour, l’expo sur les « crimes » des Vietcongs organisée par le Front uni de soutien au Sud-Vietnam doit ouvrir ses portes au public, 44, rue de Rennes, en plein SaintGermain-des-Prés, au siège de la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale. Les prochinois ont prévu de faire le nécessaire. Depuis des mois, ils combattent en première ligne contre Occident. Le 27 avril au petit matin, leur service d’ordre se réunit rue d’Ulm, à l’École normale supérieure. Trois groupes d’assaut sont constitués, chacun ayant une tâche précise à remplir. L’opération doit se dérouler à l’heure du repas, entre midi et deux, au moment où on joue des coudes pour trouver une place libre aux terrasses des Deux-Magots ou du Flore, déjà bondées. À 13 h 10, devant le 44, rue de Rennes, une camionnette décharge le premier commando, casqué et muni du matériel adéquat, qui s’engouffre dans l’immeuble tandis qu’un deuxième, en attente près du marché Buci, surgit à son tour et lui emboîte le pas. Un troisième s’introduit par une porte
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dérobée et prend les nationalistes à revers . Autour de Roger Holeindre, une vingtaine de jeunes militants d’Occident s’agglutinent, comme à Little Big Horn les dernières Tuniques bleues se sont regroupées autour du général Custer. La bagarre est brève et violente. Elle dure moins d’un quart d’heure. Roger Holeindre, à moitié pendu, gardera quelque temps une forte douleur au larynx. Il ne reste pratiquement plus rien de l’expo, la pellicule du film qui devait être présenté au public est cisaillée, le projecteur démoli, l’écran lacéré et la recette subtilisée. Trois militants nationalistes souffrent de traumatismes importants, dix autres ont le cuir chevelu plus ou moins entaillé et devront être recousus à l’hôpital Laennec. Thierry Besnard-Rousseau, avec quelques-uns de ses camarades d’Occident, a échappé à l’assaut : il était allé déjeuner avec Gilbert Lecavelier. À son retour, il essuie les dernières escarmouches. Une fois l’ennemi replié, un constat s’impose : c’est la première fois que les gauchistes infligent une telle raclée, une telle correction à Occident. Il est vrai que l’adversaire était armé, il a opéré de manière disciplinée et quasiment militaire. De l’avis général, ce jour-là, tout a 2 basculé, l’invincibilité d’Occident est devenue un mythe . Vexés, humiliés, les chefs du mouvement écument de rage quand les prochinois revendiquent l’opération. Ils répondent du tac au tac, dans le style vengeur des communiqués de guerre, un peu puéril : « Le secrétariat central vient à l’unanimité de décider qu’à partir de lundi, puisque les marxistes veulent la guerre, ils l’auront. Tous nos militants sont mobilisés. La police a laissé faire les provocateurs marxistes. Tant pis pour elle. Elle n’aura qu’à ramasser les blessés qui vont s’allonger dans les rues du Quartier latin. La chasse aux bolcheviques est ouverte, nous les écraserons. »
En guise de représailles, Occident annonce qu’il tiendra, le 3 mai 1968, un meeting à la faculté de Nanterre et réclame une salle au doyen Grappin. Les 2 et 3 mai, des « journées anti-impérialistes » doivent se dérouler sur le campus. Ceux d’Occident veulent rendre coup pour coup. En prévision, ils s’arment, fabriquent des cocktails Molotov, entassent des barres de fer. L’effectif du commando, parachutistes compris, dépasse les 200 éléments. Le meeting n’est qu’un prétexte pour en découdre. Les maoïstes de l’UJCML l’ont compris et se préparent à recevoir dignement leurs visiteurs. Ils projettent de transformer Nanterre en bunker, en nid d’aigle, en forteresse imprenable avec occupation « stratégique » des toits, lance-pierres, catapultes géantes pour projectiles géants (en l’occurrence des tables !), cocktails Molotov, caillasses, etc. Des tranchées creusées sur le campus sont prévues pour enrayer la progression de l’adversaire et bloquer ses voitures. Des contacts ont même été pris avec des ouvriers qui travaillent dans un chantier voisin, pour que, si le besoin s’en faisait sentir, ils appuient les étudiants avec leurs bulldozers ! Les étudiants de l’université de Pékin servent de modèles, ils ont déjà eu recours à cette stratégie de défense qui prévoit de faire du campus un camp retranché, et 3 cela leur a réussi . Personne ne pourra vérifier son efficacité à Nanterre : le recteur annonce la fermeture de la faculté pour le 3 mai. Occident improvise. Le 2 mai, à 7 heures du matin, une femme de ménage qui travaille au cinquième étage du bâtiment B de la Sorbonne crie au feu. Une fumée grise s’échappe du bureau de la Fédération générale des étudiants en lettres, la FGEL. Les pompiers accourent sur les lieux dans les minutes qui suivent et maîtrisent le sinistre. À l’évidence, le feu est d’origine criminelle : la porte a été défoncée à coups de pioche. Les flammes ont brûlé à peu près tout
ce qui se trouvait à l’intérieur, le mobilier, les machines à écrire, les trois ronéos. Les fichiers ont été une fois de plus emportés et une croix celtique a été peinte sur un mur. Plus grave encore, la police découvre qu’un tuyau de gaz, qui court le long du plafond, a été sectionné. Autant dire qu’un drame a été évité de justesse : une famille d’agents de l’administration habite juste au-dessus du local. Occident revendique l’attentat : « Cette réaction était prévisible, le mouvement Occident ne peut que s’en réjouir. » Le doyen de la Sorbonne et la FGEL ayant porté plainte contre X, le mouvement fait subitement marche arrière et nie toute responsabilité. Il tente d’impliquer un mouvement trotskiste concurrent de la FGEL. En fait c’est bien un commando d’Occident, appuyé par des paras qui devaient les couvrir au cours de l’action, qui s’est introduit dans le 4 local de la FGEL, faisant pour plus de 10 000 francs de dégâts . Le 6 mai au matin, la PJ embarque, au saut du lit, la plupart des dirigeants d’Occident avant que la justice ne classe l’affaire. Absence de volonté ou faute de preuve, on ne saura jamais.
1. Patrick Rotman et Hervé Hamon, Génération, t. 1, Les années de rêve, Le Seuil, 1987, p. 439 et 440. 2. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau et entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 3. Mouvement du 22 mars, ce n’est qu’un début continuons le combat, ouvrage collectif, François Maspero, 1968, p. 21-22. 4. Le Monde du 3 mai 1968 et Gilbert Lecavelier, Aux ordres du SAC, Albin Michel, 1981.
Le mai d’Occident Le 3 mai 1968 marque le début des événements qui vont paralyser la France et faire vaciller le pouvoir durant plusieurs 1 semaines . 400 militants de gauche, placés sous le commandement de Xavier Langlade, le chef du « SO » (service d’ordre) de la JCR, ont pris position ce jour-là à l’intérieur de la Sorbonne. Ils s’y barricadent, armés de manches de pioche, et attendent de pied ferme les nationalistes qui, après la fermeture de Nanterre, ont promis de leur faire rendre gorge. Depuis 14 heures, des forces de police quadrillent le quartier et se massent discrètement aux alentours de la Sorbonne. Une heure plus tard, Roland Gaucher, journaliste à Minute, arrive au bas de la rue Soufflot, en contrebas du Panthéon, près du Luxembourg. Il couvre pour son journal l’extrême gauche et a publié récemment un papier sur le mouvement Occident. Depuis des mois, la presse s’intéresse aux frasques des jeunes nationalistes, surtout depuis les bagarres de Nanterre et l’affaire de Rouen. Le patron de Minute veut lui aussi son papier, et il a chargé Roland Gaucher d’enquêter. Nicolas Tandler a arrangé un rendez-vous avec Alain Madelin au Relais de l’Odéon, dans la salle du premier étage, qui donne sur le boulevard Saint-Germain. Gaucher a découvert un jeune garçon de taille moyenne, à la moue boudeuse et au front barré d’une longue mèche qui lui tombe dans les yeux, ce visage anguleux qui a servi de modèle au graphiste et affichiste d’Occident, Frédéric Brigaud. D’emblée, Madelin éructe : « Minute ! C’est une feuille pourrie. 2 Vendue aux “gaullardins” [gaullistes, NdA] et […] ! »
En vieux routier, Gaucher laisse passer l’orage et soupire : « C’est bien triste mais c’est ainsi. » Puis il s’efforce d’amadouer son jeune interlocuteur en lui laissant entendre que l’essentiel est qu’il écrive un papier différent de ceux que la presse consacre habituellement à Occident – donc plus favorable. Alain Madelin se détend, paraît moins farouche et fournit alors au journaliste de Minute les informations qu’il désire. Depuis cette rencontre, Roland Gaucher est resté en contact avec le mouvement. Dans la matinée du 3 mai, il a été prévenu qu’Occident lancerait un assaut, dans l’après-midi, contre la Sorbonne. À l’heure dite, surgissent 200 militants nationalistes. À leur tête, il reconnaît Alain Madelin et à ses côtés découvre le jeune Alain Robert avec qui il dirigera à partir de 1974 le Parti des forces 3 nouvelles, le PFN . Le groupe arrive de la faculté de droit de la rue d’Assas. La rue Soufflot n’est guère éloignée de l’entrée de la Sorbonne. Ces derniers jours, Alain Robert a battu le rappel des troupes ; la bande du XVe est là presque au grand complet. Il a téléphoné à Alexandre Chabanis, le boxeur, et a dû insister. « On a besoin de toi », lui a-t-il répété. Cela fait des mois que l’éducateur de Bagnolet a pris ses distances. Depuis la fin de l’année 66, il désapprouve la ligne de la direction d’Occident, qui, selon lui, manque de pureté 4 idéologique . Il préfère se consacrer aux réseaux d’entraide aux derniers parias de l’OAS. Mais Robert a su se montrer persuasif et Chabanis n’a pas l’habitude de se dérober dans les moments difficiles. Au milieu de la petite troupe, il arpente le boulevard SaintMichel et se dirige vers la place de la Sorbonne aux cris de « Communistes assassins », « Occident vaincra », « Tuons tous les communistes » et « Occident au pouvoir ».
Roland Gaucher presse le pas sur le trottoir, carnet de notes à la main. Puis le cortège vire dans la rue des Écoles avant d’accélérer la foulée. Au même instant, le journaliste de Minute repère, à l’angle de la rue Racine, un policier en civil revêtu d’un long manteau de cuir noir, qui vient d’ordonner à ses policiers en tenue et casqués de charger les militants d’Occident, qui galopent vers l’entrée de la Sorbonne et grimpent quelques marches avant de faire brusquement demi-tour. Ils s’éloignent, alors que les policiers qui les traquent ne semblent pas réellement chercher à les rattraper. Bizarre. Le commando nationaliste se désagrège et se disperse dans les rues avoisinantes. Roland Gaucher a l’impression d’avoir assisté à une mise en scène. Un simulacre d’assaut de la Sorbonne et une parodie de charge policière. Mais quel en est le but ? À 16 h 45, la police envahit la Sorbonne, à la demande du recteur Roche qui redoute des affrontements « entre bandes rivales ». Cela explique-til la curieuse manœuvre du commando d’Occident ? Si oui, est-ce à dire que la manif n’aurait été qu’un prétexte pour justifier et légitimer l’entrée de la police dans un sanctuaire universitaire ? En tout cas, il est peu probable, vu le nombre d’indicateurs dans ses rangs et la surveillance dont il fait l’objet de la part des RG, qu’Occident ait pu tenir secrète son initiative. La police est sans aucun doute au courant. Des militants se sont eux-mêmes étonnés de la facilité avec laquelle ils ont pu accéder aux marches de la Sorbonne. Ils se sont d’ailleurs demandé si la police ne leur avait pas tendu un piège en espérant qu’ils se réfugieraient à l’intérieur de la faculté lors de la charge. On imagine quelle bagarre se serait alors déclenchée, Occident pris en tenailles entre la police et les étudiants de gauche. Provoc ? Deux jours plus tôt, la menace d’une opération d’un commando nationaliste à Nanterre avait déjà permis au recteur de fermer la faculté afin d’éviter des désordres. L’état-major policier
aurait-il jugé plus simple d’emballer le SO gauchiste à la Sorbonne que de l’affronter dans le camp retranché de Nanterre ? Si cela a été un calcul, une poignée de hauts fonctionnaires de la préfecture de police porteraient la responsabilité du mouvement de mai. Une heure après avoir battu en retraite, les militants d’Occident se regroupent à nouveau à la faculté de droit d’Assas. Leurs chefs délibèrent longuement avant qu’Alain Robert ne congédie le SO. Certains râlent, comme Alexandre Chabanis, persuadé que Robert se trompe et qu’il faut tenir la rue coûte que coûte. Il le lui dit et le lui répète, mais Robert fait la sourde oreille. Il estime qu’il y a trop de 5 flics . Les militants d’Occident s’en vont ruminer leur déconvenue et se prélasser au jardin du Luxembourg. Quelques-uns flânent sur le Boulmich’ et regardent, goguenards, les paniers à salade qui se remplissent d’étudiants alors que la police évacue la Sorbonne. Ils assistent aux premiers incidents avec la police. Sérieux, d’ailleurs. Mais personne n’imagine que cela pourrait dégénérer et encore moins déboucher sur une émeute. Le Quartier latin en a vu d’autres ces derniers mois. Bagarres entre gauchistes et fascistes, entre fascistes et police, entre gauchistes et police. Ce 3 mai n’innove pas. Quelques étudiants enragent que leurs camarades aient été embarqués et crient vengeance. Thierry Besnard-Rousseau ne s’attarde pas. Il a mieux à faire, on l’attend à un cocktail dans le XVe arrondissement. C’est le député gaulliste de la circonscription, Jacques Marette, qui rince. Les jeunes amis de l’UJP (jeunes gaullistes) qui côtoient la bande ont envoyé le carton d’invitation. Thierry s’en voudrait de louper cette petite sauterie bon chic bon genre. Avec ses amis d’Occident, les sorties de ce genre se transforment vite en de joyeuses agapes un peu bordéliques. Sans regret, et la soif aux lèvres, Thierry Besnard-
Rousseau laisse les étudiants de gauche se débrouiller avec la police. Aux alentours de 18 heures, les pique-assiette n’ont pas e encore eu le temps de s’enivrer dans le XV arrondissement que les vapeurs du Quartier latin les rattrapent entre coupes de champagne et verres de whisky. « C’est l’émeute ! » s’exclame le messager qui arrive tout droit du champ de bataille, écarlate, essoufflé et excité. Les petits-fours et les alcools forts attendront. Une émeute, ça ne se loupe pas. Accompagné d’une bonne partie de la bande, Thierry file 6 aussitôt . Une heure plutôt, au Relais de l’Odéon, Alain Madelin a surgi, pâle comme une icône délavée, inquiet : « Vous avez vu les 7 proportions que ça prend ? » Il tombe des nues. Et il n’est pas le seul. Les dirigeants étudiants de gauche ont eux-mêmes été surpris, alors que les paniers à salade les exfiltraient du Quartier latin, de voir de jeunes manifestants assaillir la police avec une audace et une violence inouïes. Du goudron est fondu pour dépaver des rues, des barricades sommaires édifiées et la police harcelée et conspuée par des groupes mobiles jusqu’à 21 heures. Du jamais vu au Quartier latin. Alain Madelin a de bonnes raisons d’être surpris. Mais, au soir du 3 mai, il peut encore croire à un feu de paille, à une irruption violente certes, mais limitée. Il se trompe, une vraie lame de fond va se lever dans l’Université française. Ceux d’Occident pensaient, il y a peu, qu’ils contrôlaient le monde étudiant en noyautant quelques syndicats apolitiques ou la FEP, et qu’ils pourraient s’emparer de l’UNEF. Ils se nourrissaient d’illusions. Le samedi 4 mai, les premiers comités d’action voient le jour. Le dimanche matin, la préfecture de police barricade ses troupes à l’intérieur de la Sorbonne tandis que huit manifestants comparaissent devant un tribunal correctionnel pour violences à
agent. Certains sont lourdement condamnés sans que les faits qu’on leur reproche soient établis. Le pouvoir cherche l’épreuve de force. Le lundi 6 mai, la province et les lycées embrayent à leur tour. Huit leaders du mouvement étudiant de Nanterre passent en conseil de discipline et sont accueillis à leur sortie par une meute de 8 journalistes . Ce sont eux et eux seuls qui font maintenant l’actualité. Dans l’après-midi, de violents affrontements ont lieu à Saint-Germain-des-Prés entre étudiants et policiers. Des professeurs de la faculté de Nanterre rejoignent le mouvement de contestation. D’heure en heure, la crise prend de l’ampleur dans l’Université. L’UNEF a appelé à manifester, le soir, à 18 h 30, place Denfert-Rochereau, contre la répression, pour la libération des étudiants emprisonnés et l’évacuation immédiate de la Sorbonne où campent les forces de police. En quelques minutes, les premières barricades sont élevées, une longue nuit d’affrontements se prépare. Des combats acharnés vont avoir lieu dans le quartier SaintGermain. La police mettra plus d’une heure pour reconquérir cent mètres de bitume. Tout cela se passe non loin du Relais de l’Odéon, puis devant le QG d’Occident. La direction du mouvement semble dépassée. Elle assiste sans s’en rendre compte à l’échec de sa stratégie. Adepte de l’action minoritaire, que peut-elle comprendre à un mouvement de masse ? Elle ne fait rien et ne dit rien. La plupart des militants assistent, éberlués, comme au théâtre, aux bagarres. Réduits à l’état de simples spectateurs, certains ont l’estomac serré, les poings tout faits. Derrière les vitres, ils voient des étudiants se faire bastonner par des policiers. Et ils n’aiment pas cela. Ce n’est rien de plus qu’un réflexe générationnel. Pour une fois qu’un soulèvement a lieu, ils n’y participent pas. Ils s’en excluent, ou en sont exclus. L’histoire les laisse sur le bas-côté, alors que trois jours plus tôt ils étaient au cœur des événements. Sous leurs yeux, la
« flicaille » se déchaîne, et eux se contentent de compter les coups. Si quelques-uns sourient du spectacle, la plupart manifestent de la colère et fulminent devant cette intrusion violente de la police sur leur territoire. Alors, malgré les ordres d’Alain Robert qui leur interdit de se mêler aux gauchistes, un certain nombre décident de rejoindre la manifestation. À leur tour de respirer les gaz CS des grenades lacrymogènes. Thierry Besnard-Rousseau se jette sans réserve dans la mêlée. Non qu’il ait viré de bord, mais parce qu’il se sent enfin à sa place. Hélas, il ne lui faut guère de temps pour être blessé et embarqué par la police à l’hôpital Beaujon où il passera la nuit… En fait d’hôpital, ce centre de triage de la police municipale s’illustrera tout au long du mois de mai par la brutalité de son comité d’accueil et les conditions effroyables de détention. Au petit matin, un sparadrap sur le crâne, Besnard-Rousseau est relâché. Ce 7 mai, le quotidien Combat titre « massacres au Quartier latin », Le Monde s’inquiète de l’escalade de la violence policière, dans France-Soir, le prix Nobel de physique Alfred Kastler conseille de faire le dos rond en attendant que la vague passe, tandis que L’Humanité tire à boulets rouges sur les groupuscules gauchistes. Le soir, alors que les étudiants ont appelé à une nouvelle manifestation place Denfert-Rochereau, ce sont plus de 50 000 personnes qui défilent jusqu’à l’Arc de Triomphe où des manifestants éteignent les projecteurs – ce qui suffit pour que certains parlent de profanation. Ce soir-là, au Relais de l’Odéon, l’ambiance est tendue, électrique. Marchal, Asselin, Barroux, Tandler, Chabanis, Raufer, ils sont tous là. La position d’Alain Robert et d’Alain Madelin ne fait pas l’unanimité. Elle peut se résumer à « pas de manif avec les gauchistes et pas question de les rejoindre ». Au contraire, selon eux, il faut appuyer la police dans sa lutte contre « la pègre
bolchevique ». Le mot pègre vient d’être utilisé par le ministre de l’Intérieur, Christian Fouchet. Servir d’auxiliaire à la police, cela emballe peu les militants qui soupçonnent leurs chefs de mener en douce des « tractations avec le pouvoir ». Pour certains, c’est le début d’une double vie. La nuit, ils se battront contre les flics, que cela plaise ou non. Dans la journée ils obéiront aux chefs du mouvement.
1. Pour la chronologie des événements de mai 68, hormis la presse de l’époque, l’auteur s’est principalement référé à Lucien Rioux et René Backman, L’Explosion de Mai, Robert Laffont, 1968, à Unef-Snesup, Ils accusent, Seuil, coll. « Combats », 1968, et au Livre noir des journées de mai, Seuil, coll. « Combats », 1968. 2. Entretien avec Roland Gaucher, le 14 août 2003, et National Hebdo du 8 octobre 1987. Au début des années 50, à sa sortie de la centrale de Poissy où il a été incarcéré à la libération en raison de ses activités au sein des Jeunesses nationales populaires, Roland Goguillot usera désormais du pseudonyme de Roland Gaucher sous lequel il a également fait sa carrière politique au sein du Front national, qu’il a quitté en 1996. 3. Voir cahier photos. 4. Entretien avec Alexandre Chabanis. 5. Entretien avec Alexandre Chabanis. 6. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. 7. Les Rats maudits, op. cit. 8. En fait ils ne seront que sept à être présents, le huitième a récusé les membres du conseil de discipline.
Les chefs d’Occident en accusation Jusqu’au 11 mai, les querelles s’enveniment et les divergences s’approfondissent au sein du mouvement Occident. La direction se divise entre tenants de « l’unité action sur le terrain avec les gauchistes » et partisans d’un soutien à la répression policière. Les premiers sont même d’avis qu’Occident aurait dû, dès le début, prendre la tête des émeutes : la croix celtique flotterait alors sur les 1 barricades à la place des drapeaux rouges . Le scénario semble un peu fantaisiste. En fait, ils jubilent de voir de Gaulle s’empêtrer chaque jour davantage dans les conséquences de sa politique qui, disent-ils, a fait le lit du marxisme. Madelin et Robert pilotent un vaisseau à la dérive et plus que jamais schizophrénique. Dans la nuit du 10 au 11 mai, une partie des militants d’Occident participe à l’érection des barricades rue Gay-Lussac. Leur présence ne passe pas inaperçue, les gauchistes en reconnaissent certains qu’ils tentent de lyncher. Ils y renoncent devant les protestations des militants de la Fédération anarchiste. Cette nuit-là, d’autres militants d’extrême droite se joignent eux aussi aux émeutiers. Des vieux de la vieille, comme Roland Gaucher et Jean-Pierre Cohen, le chef des informations de Minute, futur responsable du Front national dans les Bouches-du-Rhône. Le 11 au matin, ils sont pourchassés avec de 2 jeunes étudiants jusque dans une cage d’escalier par des CRS . Ils nourrissent le même espoir que ces jeunes : le renversement du régime. Si une frange non négligeable de militants d’extrême droite choisit de participer aux émeutes, ils vont pourtant, dans leur
majorité, adopter le « ni ni » : ni avec les gauchistes ni avec le pouvoir. Le 11 mai au matin, Occident distribue un tract ronéoté pendant la nuit, le premier depuis le début des événements, exigeant « l’amnistie des étudiants arrêtés et la mise hors d’état de nuire des meneurs communistes ». Le mouvement reproche à quelques agitateurs d’avoir détourné le mouvement à leur profit ; or, le 7 mai, Alain Robert et Alain Madelin ont interdit aux militants de prendre part aux combats. Ce tract se garde en tout cas d’indiquer que des membres d’Occident se sont joints aux émeutiers. Mais au fond, qui écoute encore la voix d’Occident ? Qui se préoccupe de ce qu’il pense ? Le 13 mai, alors qu’une manifestation fleuve s’écoule toute la journée sur plusieurs kilomètres, de la place de la République à celle de Denfert-Rochereau, Occident se retrouve à l’Étoile, en petit comité. Roger Holeindre, habitué des commémorations à l’Arc de Triomphe, a appelé à manifester là pour protester contre la « profanation » gauchiste qui y aurait eu lieu. On raconte que des anarchistes ont uriné sur le tombeau du Soldat inconnu ! La rumeur bat son plein dans le petit ghetto des gens d’extrême droite. Pour autant, elle n’a réussi à mobiliser que 300 personnes. Les nationalistes ne sont même plus à contre-courant, ils semblent sur une autre planète. Le jour où la France s’enfonce dans la grève générale et traverse une profonde crise politique, où la Sorbonne vient d’être libérée tandis que la plupart des facultés sont occupées, l’extrême droite se mobilise car elle croit savoir que des gauchistes auraient confondu le tombeau du Soldat inconnu avec une vespasienne. Dans la foulée, elle crée le « Comité de vigilance de l’Étoile » qui décide de défiler chaque jour à partir de l’Étoile, afin de se dissocier du marasme général.
Le 14 mai, le défilé emprunte l’avenue de Wagram puis le boulevard Malesherbes au cri de : « Le communisme ne passera pas ! » Il remporte un succès d’estime dans les beaux quartiers, où on applaudit des fenêtres et des balcons. Le 15, avenue de Friedland, pour changer. Le 17, nouvelle procession. Le lendemain, cette fois, près de 10 000 manifestants défilent sur les ChampsÉlysées aux cris de : « Libérons la Sorbonne, la Sorbonne aux Français ! » Le chef de Restauration nationale, le royaliste Pierre Juhel, conduit le cortège parsemé de drapeaux tricolores. Il ne le conduit pas longtemps : Occident a décidé de l’entraîner vers la Madeleine alors qu’il devait obliquer vers l’avenue des Ternes et se volatiliser une fois de plus dans les quartiers chics. Le cortège met le cap sur la rive gauche, après une brève rixe entre le SO monarchiste et celui d’Occident qui prend le dessus et entraîne derrière lui les manifestants sur le quai du Louvre. Au pas de charge, ils ne sont qu’à un quart d’heure de la rue d’Assas et de leur ancien bastion la faculté de droit… Il n’y a qu’un pont à traverser, la tentation est grande. Sous la pluie battante, les chefs hésitent : la veille, ils ont prévu, lors d’une réunion de direction, de se rendre à Assas le lundi 21 mai. Faut-il précipiter les événements ? Ou s’en tenir à ce qui a été prévu ? La traversée de la Seine est remise au lundi suivant. Ce sera la première étape de la reconquête du Quartier latin, c’est l’objectif que se sont fixé les dirigeants d’Occident. Le 21 mai, la faculté d’Assas n’est qu’un point de rendez-vous. Pour cause de grève du métro, seulement 200 militants ont pu se rassembler discrètement dans une salle du cinquième étage. L’effet de surprise devrait jouer en faveur d’Occident, qui a prévu de reprendre l’Institut d’études politiques occupé par « la pègre bolchevique ». Le commando a prévu d’y pénétrer en passant par le bâtiment de l’ENA mitoyen, rue des Saint-Pères. Un militant entrera
à l’Institut d’études politiques par la rue Saint-Guillaume et ouvrira une porte qui fait communiquer les deux établissements. Alain Robert a déjà désigné le volontaire. Il fait partie de la relève et se nomme Roland Poynard, dix-neuf ans, fils d’une institutrice et d’un officier capturé pendant la guerre de 39-45, évadé, puis maquisard dans le Vercors. C’est un ancien combattant d’Afrique du Nord et d’Indochine, où il a sauté sur une mine et a bien failli mourir. Voilà qui explique que Poynard, ancien élève du lycée Paul-Valéry, dans e le XII arrondissement de Paris, ait succombé à l’héroïsme et au prestige des paras avant de devenir un lecteur vorace de Jean Lartéguy et de ses Centurions. Roland Poynard a croisé le chemin d’Occident en 1966, alors qu’il préparait son baccalauréat au lycée Louis-le-Grand. Sur le boulevard Saint-Michel, à la sortie des cours, il assiste à une bataille rangée : d’un côté deux types en imperméable, de l’autre un groupe bien plus nombreux. Ces types en imper l’épatent par leur cran. Il prend contact. Comme lui, ils ne respectent que la « vraie droite » par opposition à celle qui n’a plus rien dans le ventre, disparue en 1945, laminée par les cours de justice, la droite maurrassienne. Poynard est séduit par l’esprit de caste qui règne à Occident et la personnalité d’Alain Robert, le vrai chef de la bande. Depuis, c’est un de ses fidèles. Toutefois, il se tient à l’écart, méfiant devant ce nid 3 de frelons qu’est l’extrême droite . Mais quand Robert lui confie la mission à risque d’aller ouvrir la porte à ses camarades, il n’hésite pas une seconde. Le 21 mai, Poynard s’introduit donc à Sciences po alors que le commando emmené par Robert a rejoint l’ENA par petits groupes, discrètement. Enfouie au fond de sa poche, sa main tapote les clés de la porte. Son pouls s’est à peine accéléré. Poynard ne peut s’empêcher de sourire en entrant dans ce qui, il y a peu encore, était
un bastion d’Occident. Il y règne désormais l’ambiance fébrile du quartier général révolutionnaire. Il se faufile, grimpe un demi-étage. Il connaît bien Sciences po et ses couloirs, il parvient sans peine jusqu’à la porte. Ses camarades doivent déjà se trouver de l’autre côté. Il glisse la clé dans le pêne, le chambranle grince. Puis il entr’aperçoit une main gantée de cuir et capte des murmures. Il a rempli sa mission. Pourtant, la suite ne va pas se dérouler comme prévu. Par petits paquets, le commando s’infiltre dans l’Institut et se répand dans le bâtiment en hurlant des cris de guerre. L’effet de surprise a joué et laisse coi l’adversaire. Mais la riposte ne tarde pas, elle est foudroyante et d’une rare violence. Les membres d’Occident doivent battre en retraite, rompant sous le nombre et une pluie de manches de pioche qui s’abat sur eux. Peu avant de s’extraire de la mêlée, Thierry Besnard-Rousseau reçoit deux coups de barre de fer, l’un sur le crâne, l’autre derrière l’oreille. Il chancelle, les yeux éblouis, électrisés par la violence du coup. Titubant, il parvient jusqu’à la rue et fait quelques pas avant de s’écrouler et de perdre connaissance. On le traîne jusqu’à une pharmacie, on l’étend sur le trottoir. Aux badauds qui s’attroupent pour contempler sa tête en sang, Alain Robert lance : « Tirez-vous, ce n’est pas un spectacle, sinon on charge ! » Une ambulance emporte Thierry à l’hôpital. Pour lui, mai 68, c’est 4 fini . Après ce fiasco, où l’intrépidité a montré ses limites, Robert et Madelin relancent le débat. Faut-il oui ou non s’allier avec le pouvoir, quitte à participer au sauvetage du régime ? Des contacts existent déjà. Tout a commencé le 8 mai par une réunion rue de Solférino, au siège du SAC, le Service d’action civique 5, en présence d’un représentant du ministère de l’Intérieur et de Gilbert Lecavelier, qui
fréquente Occident depuis des mois et lui prodigue ses conseils – et qui a rejoint le SAC quelques jours plus tôt. Proche de Roger Holeindre, Lecavelier appartient à l’Union nationale parachutiste. C’est un ancien de l’OAS, lié aux milieux mercenaires de Bob Denard. Petit, trapu, moustache à la Tarass Boulba, c’est un spécialiste des arts martiaux et du close-combat. Dès le début des événements, Lecavelier a opté pour une participation active à la répression antigauchiste. Avec l’aval du ministère de l’Intérieur, le SAC lui a donné carte blanche pour prendre contact avec divers mouvements d’extrême droite, dont Occident. Aussitôt, Lecavelier a réuni dans une brasserie du quartier du Châtelet des membres du SAC et de divers mouvements d’extrême droite, ainsi qu’une poignée de mercenaires de retour du Congo, dont certains appartiennent à Occident. À la question que se pose le ministère de l’Intérieur, la réponse est nette : on peut compter sur une quarantaine de personnes, agissant à titre individuel – dont quelques militants d’Occident qui n’auront donc pas attendu le 21 mai pour participer aux ratonnades nocturnes contre des étudiants isolés. Les monarchistes maurassiens ont eux aussi été démarchés, cette fois par Alexandre Sanguinetti. Le choix de cet émissaire n’est pas fortuit. Ancien de l’Action française, Sanguinetti a appartenu dans sa jeunesse à la section des Camelots du roy la plus redoutée, 6 la 27 . Il passait, avant guerre, au Quartier latin, pour la terreur des communistes, des juifs, des métèques et des francs-maçons, avant de devenir, en 1941, fonctionnaire de Vichy en Tunisie, chargé de l’administration des biens israélites. Il rejoindra opportunément les rangs de la France Libre, puis le RPF en 1947, et le Centre de liaison pour l’unité française trois ans plus tard. Algérie française tendance Soustelle, il s’est rallié à la politique algérienne du général
de Gaulle avant de devenir le « Monsieur anti-OAS » de Roger Frey, 7 au ministère de l’Intérieur . Malgré ses vieilles accointances avec l’Action française, les maurrassiens éconduisent Sanguinetti : ils refusent toute alliance avec « la vieille droite 8 » (sic). Le CNR (exOAS) a lui aussi reçu à Bruxelles des offres similaires. Elles aboutiront à la libération anticipée de quelques huiles de l’OAS encore emprisonnées. Hubert Bassot a cette fois servi 9 d’intermédiaire auprès du capitaine Sergent . Pour le pouvoir, l’heure est à l’union sacrée. Participer avec carte blanche à la lutte antigauchiste ? Occident hésite. C’est aux douze membres du secrétariat central d’en débattre et de trancher. La discussion s’annonce serrée et explosive. Pour Robert, c’est une chance inespérée qu’il serait stupide de laisser passer. Il voit loin et imagine que cette opportunité peut leur permettre de se hisser à la tête d’un vaste mouvement anticommuniste. Il fait remarquer que les hommes de la majorité se terrent, qu’aucun d’entre eux n’ose prendre la parole 10. Il y a une place à occuper, celle, vacante, du pouvoir actuel. Mais si on s’en tient à l’offre et non à l’hypothèse de Robert, cela suppose de s’allier avec le régime et de coopérer avec les gaullistes. C’est ce qu’on lui rétorque. Quelques-uns, comme Pierre Barroux, argumentent autour de la solidarité entre jeunes, mais le véritable obstacle reste les gaullistes. Ceux qui n’aspirent qu’à en finir avec ce « régime pourri » refusent d’avaler leur chapeau. Alain Robert et Alain Madelin doivent faire face à une majorité d’opinions hostiles. Pierre Barroux, Jack Marchal ou Philippe Asselin sont contre, tout comme Alexandre Chabanis. Incarcéré par le régime gaulliste et engagé dans l’aide aux clandestins de l’OAS encore en cavale, ce dernier n’entend certes pas voler au secours du régime et se compromettre avec des barbouzes. Le débat prend peu à peu une tournure agressive, le ton
monte. Il y a d’un côté les partisans de la tactique, de l’autre ceux qui s’en tiennent aux principes. Tous campent sur leurs positions, il ne reste plus qu’à passer au vote. Par neuf voix contre trois, le secrétariat central rejette l’offre des « services secrets ». Mais le vote n’apaise pas les esprits, la discussion s’envenime dans la rue et se poursuit à coups de poing. Alexandre Chabanis, le boxeur, a saisi 11 le jeune Robert par le col et lui inflige une sévère correction . Cette soirée laissera des traces profondes. Durant les trois mois qui suivent, Alain Robert, inquiet pour sa sécurité, se fait escorter par un de ses inconditionnels, le mercenaire et photographe occasionnel Patrick Souillard, un garçon timide, physiquement frêle et courageux.
1. Les Rats maudits, op. cit. 2. Entretien avec Roland Gaucher. 3. Entretien avec Roland Poynard. 4. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. 5. Alors présidé par Paul Comiti, secondé par Charles Pasqua. 6. François Caviglioli, Le Nouvel Observateur, 19 janvier 1966. 7. Jean Montaldo, S comme Sanguinetti, Alain Moreau, 1973. 8. Feu follet, été 1988, n° 1. 9. Entretien avec Nicolas Kayanakis, le 8 octobre 2003. 10. Interview d’Alain Robert in Initiative nationale, n° 18, « rétrospectives mai 1968 ». 11. Entretien avec Alexandre Chabanis.
Le dernier été d’Occident Jusqu’à la fin des événements de mai 1968, Occident retourne dans tous les sens la question chère à Lénine, « que faire ? ». Un jour, ses militants ratonnent des membres de l’Internationale situationniste qui distribuent des tracts rue de la Huchette. Le 22 mai, dans la soirée, ils essaient d’expulser le comité de grève des cheminots de la gare Saint-Lazare. Échec. Ils se réfugient alors à la corpo de droit d’Assas et installent un stand dans le hall. Le comité de grève laisse faire… Cependant, le cauchemar va bientôt prendre fin. Le 30 mai, une partie du mouvement manifeste sur les ChampsÉlysées avec les gaullistes. Cette manifestation a été organisée par le SAC. Des centaines d’autocars ont acheminé à Paris des milliers de militants gaullistes. En région parisienne, les anciens paras, d’Indo et d’Algérie, ont été mobilisés, beaucoup défilent bardés de décorations. Occident est le seul, à l’extrême droite, à avoir apporté ses propres banderoles. À l’École militaire où le cortège se disperse sous une pluie battante, des militants d’Occident sermonnent les gaullistes accusés d’avoir reconnu la Chine communiste et de fréquenter les despotes du communisme européen. Le lendemain, Alain Madelin parade à la tribune d’un meeting que son mouvement tient à la faculté d’Assas. Le mouvement de mai a commencé à se replier à l’annonce d’élections législatives anticipées prévues au mois de juin ; la parenthèse insurrectionnelle se referme en grande partie grâce « au sens des responsabilités » du Parti communiste. De Gaulle est toujours en place, son régime sauvé, et les syndicats peuvent
momentanément se montrer satisfaits de ce qu’ils ont obtenu du gouvernement et du patronat. Les mouvements d’occupation d’usines vont s’éteindre les uns après les autres, le 24 juin c’en est fini de la grève générale. Le 2 juin, Roger Frey a patronné la création de l’Union des comités de défense de la République (CDR). Jean-Louis TixierVignancour s’est rallié au régime et justifie sa décision par la libération prochaine du général en chef de l’OAS, Raoul Salan – le colonel Argoud et quelques chefs de second plan de l’OAS seront aussi libérés. Le 12 juin, le ministre de l’Intérieur Raymond Marcellin dissout toutes les organisations d’extrême gauche, la reprise en main commence. Occident refait surface ; en plein mois de mai, il a continué de recruter. Ainsi, deux jeunes filles, Catherine et MarieHélène Breillat, se sont présentées à son local de la rue Serpente, et ont rempli leurs bulletins d’adhésion, que Jack Marchal a soigneusement rangés. Il ignorait que les sœurs Breillat, qu’on ne 1 reverra guère à Occident, allaient faire carrière dans le spectacle . Des jeunes de l’UJP ont également rejoint le mouvement, comme Hervé Novelli ou José Bruneau de la Salle. Mais un petit nombre de militants ont tiré les leçons des événements, et sont passés dans les rangs des mouvements d’extrême gauche. C’est le cas de « Frankie », un ancien blouson noir de la bande du square Lambert, ou de Pierre Barroux. Le gros de la troupe, malgré les divisions et 2 les querelles personnelles, reste amarré au vaisseau amiral . On se sera passé des services d’Occident pour reconquérir le Quartier latin. Politiquement, le mouvement est effacé et minoritaire. Sa marginalité lui interdit de se présenter aux élections législatives – mais il peut toujours coller les affiches des autres. C’est ce que propose Alain Madelin, mais, contrairement aux élections de 67, il s’agit d’offrir une exclusivité aux candidats gaullistes. L’un d’entre
eux doit affronter le député giscardien Michel Poniatowski dans la première circonscription du Val-d’Oise, où il a été élu au deuxième tour, un an plus tôt. Les gaullistes, Georges Pompidou en tête, entendent faire payer à Poniatowski certaines déclarations de son mentor, Valéry Giscard d’Estaing, qui se verrait bien succéder à de Gaulle si celui-ci décidait de quitter le pouvoir. Mais pourquoi prendre partie en faveur d’une faction du régime, et de surcroît celle qui a abandonné l’Algérie française plutôt qu’une autre ? La suggestion de Madelin met le feu aux poudres. La direction d’Occident se divise et s’affronte de nouveau. Les militants ne sont pas des « mercenaires », éructe Alexandre Chabanis. Cette fois le débat tourne court ; il n’y a pas de vote ; chacun fait ce qu’il veut. Madelin et quelques-uns de ses camarades participent à la campagne du candidat UDR, dans le Val-d’Oise, où Michel Poniatowski est finalement réélu, écrasant même le candidat gaulliste qui lui était opposé. D’autres participent à la campagne d’Alain Griotteray, un des actionnaires de Minute. De son côté, fidèle e à l’OAS, Chabanis colle, dans le 7 arrondissement de Paris, les affiches de Georges Bidault qui, lui aussi, sera battu à plate couture. Au soir du premier tour des législatives, le 23 juin, l’extrême droite, laminée, ne recueille que 0,13 % des suffrages. Au second tour, la droite fait main basse sur l’assemblée, elle obtient 386 sièges sur 485, un triomphe. L’UDR gaulliste à elle seule remporte 296 sièges. Elle a su exploiter la peur et l’aspiration à l’ordre d’une majorité de Français. Cette fois, la page de mai 68 se tourne définitivement. Occident émerge chancelant de l’épreuve. Le « camp d’été » de 1968 qu’il organise à quatre-vingts kilomètres de Paris, dans un petit château à moitié délabré que les militants se sont engagés à restaurer, s’annonce animé. Malgré les croix celtiques qui flamboient
dans le parc en pleine nuit, le son des guitares et des fifres, les critiques sont acerbes. Seul le charisme d’Alain Robert semble pouvoir encore maintenir l’unité du mouvement. Alain Madelin est confronté à une forte contestation. On lui reproche son opportunisme politique, d’avoir tenté de transformer les militants en colleurs d’affiches de l’UDR, mais aussi d’avoir soutenu le projet de collaboration avec les services parallèles. À tort ou à raison, il incarne une sorte de « ligne mercenaire » rejetée par la plupart des militants. Il est encore sur la sellette quelques jours plus tard. Les chars du pacte de Varsovie viennent, en août 1968, d’envahir la Tchécoslovaquie afin d’écraser le « socialisme à visage humain » dont elle était devenue le laboratoire. Occident projette aussitôt une manifestation. Rue Leverrier, à la corpo de droit, Alexandre Chabanis a décrassé la grosse Sam américaine à rouleau avec laquelle sont ronéotypés les tracts. Un texte court a été rédigé, il ne reste plus qu’à le tirer et à le distribuer. C’est alors qu’Alain Madelin surgit ; au nom du comité directeur, il annonce qu’il n’y aura pas de manifestation sur les ChampsÉlysées : inutile de tirer le tract. L’injonction fait pâlir le chatouilleux et irascible Alex. Les chars soviétiques déferlent sur la Tchécoslovaquie et Occident se croiserait les bras ? Fou de rage, il expulse Alain Madelin manu militari. Il promet, que cela plaise ou non au « comité directeur », qu’il y aura une manifestation de 3 soutien au peuple tchèque ! Alain Madelin vit ses derniers instants à Occident. Un chef qui ne sait plus se faire obéir est-il encore digne de le rester ? La manifestation a lieu et plusieurs militants sont interpellés sur les Champs-Élysées, dont Thierry Besnard-Rousseau, sorti de l’hôpital, et qui a retrouvé ses camarades lors du camp d’été. Comme les autres, dès le mois de septembre, il reprend sa place au
Relais de l’Odéon. Il renoue avec les bagarres et la vie de bohème. Mais ce n’est plus tout à fait comme avant. Les jeunes d’Occident sont isolés de leur génération ; ils vivent en marge. Pourtant, ils écoutent la même musique et la révolution des mœurs n’est pas faite pour leur déplaire. Patrie, d’accord, mais travail et famille… Thierry n’est pas le seul à douter, à commencer à ne plus croire au « grand soir » nationaliste. Mais la mue sera longue, Thierry continue de hanter la terrasse du Relais de l’Odéon, prisonnier d’une habitude dont on ne se défait pas aussi facilement. On ne renonce pas comme ça à un mode de vie, aux soirées au Poly Magoo, à ses copains. Et aux bastons. En septembre 1968, la guérilla avec les gauchistes a repris. Ceux-ci sont plus nombreux et aguerris après des semaines d’affrontements avec la police. Occident relève le défi, campe sur ses positions et refuse de céder un pouce de terrain. Fin octobre, ses militants saccagent le local du Snesup (Syndicat national de l’enseignement supérieur), puis celui du journal Action (lancé au cours des événements). Les représailles ne tardent pas. Le 27 octobre, le Relais de l’Odéon part en fumée. En moins d’une minute, un commando armé de barres de fer a répandu dans le café, aux alentours de 22 h 30, plusieurs bidons d’essence avant de jeter un cocktail Molotov qui a aussitôt embrasé l’établissement. Certains militants d’Occident ont assisté à la scène, assis à la terrasse d’un café situé en vis-à-vis, de l’autre côté du boulevard Saint-Germain. On leur avait conseillé de ne pas aller au Relais. Moins d’un mois après la reprise des cours, les esprits semblent bien échauffés au Quartier latin. Le soir même, une bombe artisanale réplique à l’incendie du Relais de l’Odéon et détruit une er librairie maoïste rue Gît-le-Cœur. Le 1 novembre, le Conseil des
ministres riposte à son tour et annonce la dissolution d’Occident. La presse commente largement la nouvelle. France-Soir lui accorde sa manchette sur six colonnes à la une ! Le porte-parole du gouvernement explique que « depuis 1964, des dizaines d’incidents violents sont dus à Occident. Par les agressions ou les manifestations auxquelles il se livre, ce groupement répond aux caractéristiques définies par la loi du 10 janvier 1936 permettant l’interdiction de certains mouvements ». À l’évidence, Occident a trop tiré sur la corde. Mais on ne dissout pas les idées par décret et on n’efface pas l’histoire d’un mouvement d’un trait de plume. Pour certains, le combat va continuer, pour d’autres il va changer de forme. Les partisans de la continuité vont se lancer dans la création d’un parti nationaliste, les autres dans des stratégies de « droitisation de la droite ». Quelques-uns migrent sans attendre vers les milieux giscardiens et les CDR.
1. Entretien avec Emmanuel Ratier. Voir aussi numéro de Faits et Documents du 15 juillet 2000 et Rivarol du 28 juillet 2000. 2. Certains affirment qu’Occident a doublé ses effectifs entre mai et juin 68, passant de 400 à 800. Ce chiffre paraît exagéré, ce sera le nombre de militants lors du lancement d’Ordre nouveau en 1970 qui bénéficiait à cette époque du ralliement de divers groupuscules. 3. Entretien avec Alexandre Chabanis et entretien avec Nicolas Tandler.
1968-1975
SORTIR DU GHETTO
Madelin et la « centrale » d’Albertini Alain Madelin a maintenant vingt-deux ans. Son autorité est de plus en plus contestée à Occident, ses études battent de l’aile et son avenir professionnel n’est toujours pas assuré. Depuis des mois, il travaille dans un institut privé de publicité, de quoi se faire un peu d’argent de poche, rien de plus. Le moment semble venu de prendre du champ. Alain Madelin est un garçon ambitieux et passionné, qui se verrait bien jouer un rôle politique majeur. Mais quelle carrière peut-il espérer en restant dans un groupuscule nationaliste ? En cet été 68, avant même qu’Occident soit dissous, il s’interroge. Nicolas Tandler, qui remplit au sein du mouvement la fonction de détecteur et de recruteur, pour le compte de Georges Albertini qui l’appelle affectueusement « mon petit Nicolas », juge que le temps de l’observation et de l’évaluation est terminé. Incontestablement, Alain Madelin a un profil intéressant, il est intelligent, doué et farouchement anticommuniste. Ne reste plus qu’à faire les présentations, avenue Poincaré, dans l’hôtel particulier qui héberge l’IHS, l’Institut d’histoire sociale. Alain Madelin découvre les ambiances feutrées, les lambris bourgeois de la maison Albertini. Bien sûr, il connaît le bulletin Est et Ouest, domicilié boulevard Haussmann. Comment un anticommuniste aussi convaincu que lui pourrait-il ignorer son existence ? Mais il est loin d’imaginer ce qui se cache derrière ce titre un peu littéraire, il ne connaît pas encore les personnages
légendaires qui hantent les lieux. La maison Albertini, c’est un mythe pour les uns, le summum de l’exécration pour les autres. On l’estime ou on la déteste. Cela tient à la personnalité d’Albertini, un homme secret, à la réputation d’éminence grise toute-puissante, tirant les ficelles dans les coulisses des partis politiques de droite comme de gauche, au patronat, au Vatican. Il a réussi à faire du cardinal Tisserant, prélat influent à la curie romaine, un collaborateur anonyme de sa revue. Le rôle qu’on lui attribue dans le monde occulte du renseignement, et son passé de « collabo » qui s’en est miraculeusement tiré à la Libération, le rendent prodigieusement mystérieux. Secrétaire général du Rassemblement national populaire (RNP) de 1942 à 1944, chef de cabinet de Marcel Déat – le leader du RNP et ministre du Travail du gouvernement Laval – de février à août 1944, Albertini a pourtant écopé du minimum. La cour de justice de Paris l’a condamné le 21 décembre 1944 à cinq ans de prison. Une grâce présidentielle a même écourté son séjour derrière les barreaux. Mais c’est au cours de la guerre froide que la légende va véritablement prendre forme. En 1948, Albertini quitte la centrale de Poissy et devient « ingénieur conseil » à la banque Worms (il a rencontré un de ses présidents, Hyppolite Worms, en cellule à Fresnes à la Libération) et crée l’année suivante le BEIPI, le Bulletin d’études et d’informations 1 politiques internationales, le « bépi » comme on dit entre initiés . Trois personnes ont encouragé son projet : Maurice Coquet, ancien journaliste SFIO du Populaire, Étienne Villey, haut responsable patronal, et Émile Roche, futur président du Conseil économique et social. Le premier numéro du BEIPI paraît en mars 1949. La plupart de ses collaborateurs sont pour la plupart issus du RNP : Guy Lemonnier, Gilberte Meyrous, l’ancienne responsable du pool des
dactylos du RNP, Roland Silly, Jacques Guionnet, Michel Courage ou encore Roland Gaucher. Un autre noyau s’ajoute aux anciens « déatistes ». Il se compose d’anciens du mouvement communiste, Pierre Celor, Henri Barbé (fondateur sous l’occupation du Front national révolutionnaire proche du RNP), Émile Bougère (espion ouvrier du Komintern avant guerre), Lucien Laurat, de son vrai nom Otto Moschl, un Tchèque ami de Boris Souvarine. Sous la direction d’Albertini, ils rédigent le BEIPI qui va devenir un élément central de la lutte anticommuniste. En 1953, Boris Souvarine, Georges Albertini et Jean Baylot, alors préfet de police de Paris, sont les principaux coordinateurs de toutes les actions dirigées contre le parti en liaison avec les services de renseignement et certaines organisations patronales. Boris Souvarine et Georges Albertini se sont rencontrés en 1949, par l’intermédiaire de Maurice Paz, avocat d’Albertini à son procès, et ancien partisan de Trotski dans les années 20. Tout comme Albertini, Souvarine est un personnage à tiroirs. Lui aussi, au fil des ans, a pris des airs de légende. Or toute légende suppose une part de mystère, des éléments méconnus, gommés ou ignorés. Petit, frêle, les cheveux noirs, lunettes épaisses, Boris Souvarine, né Lifschitz le 7 novembre 1895 à Kiev en Russie, passe le plus clair de 2 son temps à bougonner et à se plaindre de sa santé . Il fuit les discussions d’homme à homme et préfère le papier et le stylo à plume. Autodidacte, il ne possède qu’un CAP de dessinateur industriel, ce qui ne l’a pas empêché de devenir un fin connaisseur de Marx et d’Hegel. Ce fils d’émigrés juifs a été un des artisans de la scission au sein de la SFIO, à Tours en 1920, qui a abouti à la naissance du Parti communiste, avant de devenir un des premiers opposants à la direction de la IIIe Internationale, dont il est exclu en 1924.
Quinze ans plus tard, lors du pacte germano-soviétique de 1939, il juge qu’il est désormais temps de passer de « l’étude critique de l’expérience soviétique » au combat contre le communisme 3 soviétique . De l’exégèse à l’affrontement. Entre-temps, en 1935, il a cofondé la filiale française de l’Institut international d’histoire sociale, dont il devient le secrétaire général. Cet organisme, destiné à abriter les archives de la social-démocratie allemande, est cambriolé en 1936 par des agents du Gépéou qui emportent, en particulier, les 4 quatre-vingts kilos d’archives que Trotski y avait mis en dépôt . Mais Souvarine n’a pas attendu 1939 pour passer de la critique au combat, face au communisme soviétique. Il s’y est attelé dès 1935, en collaborant discrètement à Gringoire d’Horace de Carbuccia – collaboration passée sous silence et oubliée par ses biographes. Cet hebdomadaire d’extrême droite a été l’un des plus féroces opposants au Front populaire et a mené une campagne acharnée contre le ministre socialiste de l’Intérieur Roger Salengro, l’accusant d’avoir déserté le 7 octobre 1915, au point de le conduire 5 au suicide . Le 8 novembre 1935, Souvarine publie dans Gringoire son premier article, consacré à Staline. Lui succède, en douze épisodes, une longue enquête intitulée « A travers le pays des soviets », qui se conclut dans le numéro du 14 février 1936. Il écrit ensuite sur « la nouvelle Constitution soviétique », l’écrivain Maxime Gorki, « les capacités militaires de l’URSS »… Le 24 août 1939, son papier a pour titre « Il faut dissoudre le PC » et la semaine suivante « Il faut supprimer l’organisation bolcheviste », opinion qu’il développe dans les deux numéros suivants. Il enchaîne par « L’organisation bolcheviste en France est toujours debout », puis par un « Staline faux monnayeur ». Sa dernière collaboration, datée du 8 février 1940, concerne « L’Armée rouge vue par les Scandinaves » 6.
En marge de sa collaboration à Gringoire qu’il dissimule, Boris Souvarine fraye avec les mouvements russes blancs émigrés. On le découvre au détour d’une note de la Sûreté, datée de février 1937, consacrée aux « Activités de l’Union nationale de la Fédération 7 nouvelle russe », l’ancêtre du NTS . Il y est question de deux associations d’émigrés qui projettent, avec le soutien de Berlin et de Tokyo, de créer une organisation de contre-propagande commune, « antiGépéou », qui fera paraître en trois langues une revue antibolchevique, et animera un centre de documentation basé à Shanghai. La note précise que « le directeur de ce centre sera le professeur […] Golovatchev, connu pour ses activités à Berlin où il a été un des principaux fondateurs du Mouvement russe national social. Son correspondant en France est Boris Souvarine, 106 ou 8 108 rue du Théâtre à Paris ». Le 27 mai 1951, le même Golovatcheff remettra au magazine Time Life la photographie d’une note de la police tsariste, l’Okhrana, présentant Staline comme un 9 de ses agents . Les liens entre Souvarine et le NTS, les solidaristes russes, n’ont guère suscité eux non plus jusqu’ici la curiosité. En octobre 1940, Boris Souvarine a décidé de quitter la France. Il est arrêté et emprisonné à « l’Évêché » à Marseille, mais aussitôt libéré sur intervention de son ami Henry Rollin, capitaine de corvette et collaborateur de l’amiral Darlan, le chef du gouvernement de Vichy 10. Probablement grâce à l’aide du réseau de Varian Fry, installé à Marseille, le département d’État américain lui délivre un visa pour les États-Unis, destination pour laquelle il s’embarque en 11 août 1941 . À New York, Souvarine travaille pour la Direction générale des études et de recherches, la DGER, les services de renseignement de la France Libre. C’est à cette époque qu’il noue ses premiers contacts avec les services américains. Nommé professeur dans une
université, il passe la période de guerre aux États-Unis. Lorsqu’il rentre en France en 1947, la CIA lui fait verser une bourse 12 universitaire par le canal d’une fondation . Cela lui permet de revenir avec un petit pécule en poche. Il se consacre à divers écrits, crée une newsletter, collabore au BEIPI, où il tient un bloc-notes intitulé « Mémento de la guerre froide ». Mais il s’emploie surtout à relancer l’Institut d’histoire sociale dont les archives, saisies en 1940 par les Allemands, ont été offertes en gage d’amitié à Moscou, alors allié à Hitler. Dans une plaquette de présentation distribuée par l’Institut d’histoire sociale, on lit que Souvarine « s’attela à cette tâche […] avec des moyens purement français, le mot international disparut de la raison sociale ». Le mot international disparaît en effet, mais la formule « purement français » est inexacte. Afin de reconstituer la bibliothèque de l’Institut, Boris Souvarine reçoit l’aide d’un généreux donateur, Alfred Kohlberg, fondateur de la Ligue juive américaine contre le communisme et partisan du sénateur McCarthy qui anime après guerre aux États-Unis « la chasse aux sorcières ». Grand industriel du textile, Alfred Kohlberg a séjourné plusieurs fois en Chine avant guerre, en 1938 puis de nouveau en 1939 et en 1941, où il s’est fait de nombreux amis dans les milieux nationalistes chinois mais aussi parmi les réfugiés russes et dans la communauté européenne de Shanghai. Après guerre, l’homme du « China Lobby », comme on l’appelle, passe à juste titre pour un des soutiens les plus actifs du régime de Formose. Ami de longue date de Boris Souvarine, Alfred Kohlberg ne reste pas indifférent à ses soucis financiers et décide de lui fournir une contribution substantielle. Le 30 septembre 1952, la National Provincial Bank de Londres met à la disposition de Souvarine un paquet d’actions de la Shell Transport & Trading Company Limited, d’un montant de 1 000 £, une somme importante pour l’époque. Ces actions ont été
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prélevées sur un compte bloqué de Kohlberg, n° SZ.786185 . Souvarine demande alors à la banque Rothschild frères de faire immatriculer les actions de la Shell Transport & Trading Company Limited… pour le compte de l’Institut, au nom de la Sicovam. Ces titres seront ensuite vendus à la Bourse de Paris et le produit de leur vente porté au crédit d’un compte de passage ouvert au nom de l’Institut international d’histoire sociale 14. En mars 1954, grâce à Kohlberg et à quelques amis comme le futur maire d’Alger, Jacques Chevallier, Boris Souvarine peut rouvrir l’Institut d’histoire sociale, dont le siège se trouve 15, avenue Raymond-Poincaré, dans un hôtel particulier du e XVI arrondissement. Dans sa biographie officielle, établie lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2002, Alain Madelin explique que « dans le Paris de l’après mai 1968 », il a développé à l’Institut d’histoire sociale « sa connaissance du monde communiste aux côtés de Boris Souvarine, un compagnon d’armes de Lénine, premier vrai opposant de Staline, et fortifié son libéralisme naissant ». Peut-être lui a-t-il paru plus simple de ne pas évoquer le nom d’Albertini à qui Tandler l’a présenté. Ou encore celui de l’ancien secrétaire général adjoint du RNP, Guy Lemonnier, alias Claude Harmel, un des plus proches collaborateurs d’Albertini, qui va le prendre en main. Lui aussi a été condamné le 20 mai 1947 à quatre ans de prison et à la dégradation nationale à vie. Il bénéficie la même année d’une libération conditionnelle et, en 1951, d’une grâce amnistiante 15. Le 11 novembre 1947, il sort de prison. Un de ses amis, André Mahé, a reçu la commande d’un livre sur l’histoire de l’anarchie et n’a pas le temps de l’écrire seul. Il lui propose une collaboration : ils se partageront le travail et la modeste rémunération. Lemonnier accepte. Dès la libération d’Albertini, il
reprend contact avec lui et participe au premier numéro du BEIPI. En 1951, le tandem bénéficie de fonds substantiels lors de la campagne des législatives. Ils réalisent des argumentaires de propagande anticommuniste, destinés à fournir un peu de matière aux députés 16 de droite . Albertini a désormais les moyens de louer un local, 86, boulevard Haussmann. Et de créer sa propre imprimerie, Edimpra, indépendante du syndicat du Livre, ainsi qu’un centre d’archives et de documentation dont Lemonnier va se charger. Peu à peu, la centrale anticommuniste s’est mise en place avec un entrelacs de réseaux du patronat, de la SFIO, de Force ouvrière et de la franc-maçonnerie. En 1954, l’IHS y est intégré. Le banquier Hippolyte Worms paie de sa poche les reliures aussi luxueuses qu’onéreuses des ouvrages achetés par Souvarine qui, en 1956, trouve un nouveau nom au BEIPI, Est et Ouest. La revue est financée pour l’essentiel par la CIA ; en échange, l’équipe fournit à l’agence américaine des commentaires et des analyses. Une de ces notes transmises au siège de la CIA à Langley constitue une des grandes erreurs d’analyse commises par Est et Ouest au cours de la guerre froide. Dans l’été 1960, Albertini réunit dans son bureau Guy Lemonnier et Branco Lazitch 17 et leur explique que « ça va mal entre Mao et Brejnev ». Va-t-on vers un nouveau schisme ? La CIA veut l’avis d’Est et Ouest. Lemonnier et Lazitch rédigent aussitôt une note argumentée dans laquelle ils expliquent que la séparation entre 18 l’URSS et la Chine est impossible . La crise entre les deux Partis communistes éclate pourtant au grand jour l’année suivante. Mais Est et Ouest ne se contente pas de transmettre des analyses aux Américains. Lorsque les pays africains deviennent indépendants, au cours des années 60, il forme, sous couvert de l’Institut d’histoire sociale, une dizaine d’« anciens conseillers » américains, ayant servi
en Afrique. Il forme aussi, moyennant finances, des cadres des élites africaines, lors de petits séminaires discrets qui se déroulent à Paris. Il s’agit d’instruire de futurs hauts fonctionnaires et hommes d’État sur les dangers de la pénétration communiste. Comme orateurs, ils ont droit au gratin d’Est et Ouest : Guy Lemonnier, Branco Lazitch, 19 Lucien Laurat, Nicolas Lang (un spécialiste du monde arabe, proche du SDECE), ou encore Roland Goguillot, alias Roland Gaucher (chargé des questions coloniales à Est et Ouest). Les thèmes abordés sont à la fois divers et précis : « Qui commande en URSS depuis Staline ? », « Le neutralisme positif peut-il inspirer la politique africaine ? », « Histoire du PC chinois », « L’organisation du Parti communiste : théorie et pratique », « Le communisme dans le Proche-Orient » ou encore « Le communisme et l’islam ». Les stagiaires doivent de leur côté rédiger des rapports sur la situation du communisme dans leurs propres pays, en l’occurrence, le Sénégal, le Dahomey et le Soudan 20. La « centrale » d’Albertini ne se contente pas d’éditer une revue d’informations et d’accueillir des universitaires à la bibliothèque de l’Institut d’histoire sociale. Elle concourt par divers moyens à la lutte contre le communisme international. Elle produit des analyses pour la CIA et probablement aussi pour les services français, elle forme des cadres, entretient même des « correspondants » au sein du Parti communiste. L’un d’entre eux sera rétrocédé à la CIA, non sans avoir été préalablement averti par son agent traitant du boulevard Haussmann des risques de poursuites qu’il encourrait alors pour 21 « intelligence avec une puissance étrangère » . Des collaborateurs d’Est et Ouest sont proches des services français. Des policiers des Renseignements généraux et de la DST fréquentent avec assiduité l’une ou l’autre des succursales de la maison Albertini.
Ainsi Alexis Goldenberg, qui signait « A. Dormont » dans Est et Ouest, abattu le 20 septembre 1961, à Alger, dans sa voiture, par un commando Delta de l’OAS. Ancien d’Interpol, il avait été nommé en juin 1960 à la tête du service de la réglementation et des étrangers de la Sûreté nationale. Il accomplissait de nombreux voyages, y compris à Alger, et participait ponctuellement à des enquêtes sur l’OAS. Son nom figurait sur une liste d’hommes à abattre saisie quelque temps avant son exécution par la police lors d’une perquisition. Il était l’auteur pour Est et Ouest d’une brochure 22 consacrée à la « Nouvelle armée allemande », publiée en 1954 . C’était un des meilleurs spécialistes de l’espionnage soviétoallemand. Polyglotte, docteur en droit, Goldenberg était né à Berlin en 1920. Un de ses frères est le restaurateur bien connu de la rue des Rosiers, à Paris, un autre a appartenu au Komintern et a été après guerre l’un des chefs du contre-espionnage est-allemand. Dès lors, on comprend que Georges Albertini passe pour un des hommes les mieux informés de France. Les milieux d’affaires qu’il côtoie à la banque Worms ont enrichi son carnet d’adresses depuis sa sortie de la centrale de Poissy. Mais il ne dispose pas seulement des informations qui tombent sur son bureau comme sur celui d’un ministre. C’est un homme de contact, tout comme son ami Henri Barbé, ancien dirigeant du PC et du PPF (Parti populaire français) de Jacques Doriot. Il déjeune, rencontre des hommes politiques, des ministres, des hauts fonctionnaires, des journalistes ; il s’informe. Ces rencontres donnent toujours lieu à des notes dactylographiées qu’Albertini archive soigneusement. Ainsi celles qu’il rédige après chaque petit déjeuner qu’il prend avec Sir Oswald Mosley, le fondateur du mouvement fasciste anglais, lorsque celui-ci, de passage à Paris, le tient au courant des activités communistes en
Grande-Bretagne. Albertini anime en fait une véritable agence parallèle de renseignement.
1. La rencontre entre Albertini et Hippolyte Worms a donné lieu à une abondante littérature : voir Pierre Assouline, Une éminence grise, Balland, 1986 ; Sur Hippolyte Worms et la synarchie, voir Roger Mennevée, Les Documents politiques, diplomatiques et financiers, numéro spécial « Synarchie », mai 1962. 2. Entretien avec Guy Lemonnier, le 27 novembre 2003. 3. Voir notice de Souvarine dans le dictionnaire du mouvement ouvrier français de Jean Maitron. 4. Souvarine a fondé la section française de l’Institut international d’histoire sociale, avec Boris Nicolaievski et Anatole de Monzies. 5. Les éléments de l’affaire Salengro ont été développés dans le livre de Thomas Ferenczi, Ils l’ont tué ! L’affaire Salengro, Plon, 1995. 6. Ces indications nous ont été fournies par Francis Bergeron et proviennent des archives de Gringoire, aujourd’hui entre les mains du fils d’Horace de Carbuccia. Ces collaborations nous ont été confirmées par Guy Lemonnier (entretien avec l’auteur). 7. Voir chapitre « Les solidaristes donnent l’assaut au rideau de fer ». 8. Note de la Sûreté nationale du 13 février 1937 (C.2.128), archives de l’auteur. 9. Le document aurait été transmis par le colonel Russianov à Golovachev, avant guerre, à Shanghai. Ce document fera le tour du monde et alimentera une controverse sur son authenticité qui, encore de nos jours, est loin d’avoir été établie. 10. Selon Guy Lemonnier, Boris Souvarine se serait « certainement rallié à Vichy s’il n’y avait eu les lois raciales. C’est ce qui ressort de certains documents que nous avons à l’Institut ». Mais auxquels nous n’avons pu avoir accès. 11. Sur le réseau de Varian Fry, voir Daniel Bénédicte, La Filière marseillaise, un chemin vers la liberté sous l’occupation, préface de David Rousset, Clancier-Guénaud, 1984. 12. Entretien avec Guy Lemonnier.
13. Lettre du 3 octobre de la National Provincial Bank Limited à Boris Souvarine, archives de l’auteur. 14. L’auteur a en sa possession l’ensemble des courriers échangés entre Souvarine, Kohlberg et les deux banques qui vont assurer le transfert des fonds. 15. Voir sa biographie dans le dictionnaire du mouvement ouvrier français, de Jean Maitron. 16. Entretien avec Guy Lemonnier. Voir aussi Frédéric Charpier, RG et Parti communiste, un combat sans merci dans la guerre froide, notamment le chapitre « D’Albertini à Tito, les dessous d’une étrange officine », Plon, 2000. 17. Branco Lazitch est né en 1923 en Serbie. En conflit avec Tito, il quitte la Yougoslavie à la fin de la guerre et se réfugie en Suisse. Spécialiste du mouvement communiste, journaliste, écrivain, il meurt en 1998. 18. Entretien avec Guy Lemonnier. 19. Selon Claude Angeli et Stéphanie Mesnier, Nicolas Lang a été chargé par Georges Albertini, en 1968, de sonder Saddam Hussein afin de savoir si le nouveau chef d’État irakien était prêt à commercer avec la France : « La réponse est positive et Georges Albertini […] fait transmettre à Pompidou et à certains de ses ministres les analyses de son lieutenant », in Notre allié Saddam, Orban, 1992, p. 24-25. 20. Ce que révèlent diverses notes en possession de l’auteur. 21. Entretien avec Nicolas Tandler. 22. Est et Ouest du 1er mars 1979, numéro consacré aux trente ans de la revue.
Sous la houlette de Guy Lemonnier Alain Madelin, alias « Alain Burgonde », collabore à Est et Ouest sous la houlette de Guy Lemonnier, chargé des « opérations jeunes » à la « centrale » d’Albertini. Depuis 1953, Lemonnier s’emploie à tirer de leur impasse, comme il dit, des jeunes engagés dans des mouvements d’extrême droite grâce à un petit mensuel d’information sur le communisme intitulé L’Observateur étudiant, qu’il 1 a créé pour cela . Travaillent à ses côtés Jean-Paul Delbègue, qui a été longtemps le chef de la sténographie du Sénat où il aidait à rédiger les textes de loi, et Jean-Claude Casanova, entré plus tard au conseil d’administration de l’Institut d’histoire sociale et actuel directeur de la revue Commentaire. Casanova représente, avec Alain Besançon et Branco Lazitch, la sensibilité « aronienne » de l’IHS. En 1955, Guy Lemonnier a essayé de capter un autre jeune militant national, Jean-Marie Le Pen. Il espérait le persuader de s’engager dans les partis du centre qui manquaient cruellement de cadres politiques. Le Pen aurait pu y faire carrière. Lemonnier a cru un instant l’avoir convaincu, mais peu après Le Pen rejoignait Pierre Poujade. En 1968, il aura plus de chance avec le jeune Alain Madelin : « Il avait envie de servir, dit-il, c’était un jeune patriote. Sa génération a été très marquée par les événements d’Algérie. Pour ces jeunes, l’Algérie, c’était la France. L’action du général de Gaulle, brisant alors l’armée, a provoqué à droite une cassure très nette. J’ai
expliqué à Madelin qu’il fallait d’abord regarder l’intérêt général et laisser l’idéologie de côté. Je lui ai fait découvrir l’économiste Frédéric Bastiat. Puis Madelin a été le metteur en scène de la Semaine de la pensée libérale. Il a été rapidement conquis, mais a conservé cependant un certain sentiment de révolte. En lisant les tracts rédigés dans les ateliers de la Régie Renault, Madelin a été capable de repérer ceux qui étaient tenus par les trotskistes. Il a d’ailleurs fait sur les trotskistes un certain nombre de conférences à l’Institut supérieur du travail (IST), et des articles sur les gauchistes 2 dans Est et Ouest . » Les six années qu’il a passées à la FEN et à Occident ont leur côté positif. Mais si Madelin impressionne par sa connaissance du milieu gauchiste, Guy Lemonnier décide tout de même de l’associer à une autre structure qu’il pilote et qui devrait faciliter son ascension sociale. En 1966, il a fondé avec Georges Albertini l’Association pour la liberté économique et le progrès social, l’ALEPS, dont il est le secrétaire général. Il pense que Madelin devrait y donner le meilleur de lui-même. Officiellement, l’ALEPS serait née en 1968 et aurait eu comme père fondateur Jacques Rueff. En fait, elle est née un peu par hasard. Henri Barbé, ancien du Komintern et pilier de la centrale d’Albertini, entre un beau matin dans le bureau de Guy Lemonnier, l’air soucieux : un de ses vieux amis, le PDG des entreprises Chauvin-Arnoux, brigue un siège à l’Académie des sciences morales et politiques. Comment l’aider ? Guy Lemonnier prend les choses en main et organise un déjeuner où il convie Michel Hamelet, ancien directeur sous l’occupation de Vichy Radio Travail, spécialiste au 3 Figaro des questions sociales où il signe parfois « XXX » des papiers inspirés par la centrale d’Albertini à laquelle il est très lié, Henri Barbé, bien sûr, et le directeur général de l’époque des entreprises Chauvin-Arnoux. Le petit groupe réfléchit. Si André
Arnoux veut avoir sa place dans cette académie, il doit d’abord se faire connaître. C’est un ingénieur brillant, spécialisé dans les mesures électroniques et un inventeur de génie. À la suite d’un accident de ski, il a lui-même entièrement automatisé le fauteuil roulant dans lequel il s’est retrouvé. Mais avoir du génie et la bosse de l’électronique ne suffit pas pour faire un académicien. La fortune d’André Arnoux va être mise à contribution. Pourquoi ne créerait-il pas son propre prix littéraire qui récompenserait le meilleur auteur de l’année ayant consacré un ouvrage à la pensée libérale ? Un prix naturellement richement doté. L’idée de Lemonnier fait l’unanimité. Pour remettre ce prix, ce dernier suggère de créer une association. Ainsi naît l’Association pour la liberté économique et le progrès social, l’ALEPS. Afin que l’événement ait plus de relief encore et que la presse lui accorde un certain retentissement, il faudrait que le prix soit remis par une personnalité connue et respectée. Tout le monde s’accorde alors sur le nom de Jacques Rueff. Cette association ayant été conçue juste pour faciliter les ambitions académiciennes d’Arnoux, un certain nombre de patrons du Groupement des industries métallurgiques, mobilisés pour la bonne cause, ont cru qu’elle n’aurait aucun avenir et ne servirait au mieux que ponctuellement. L’un d’eux confiera à Lemonnier : « Pour moi, l’ALEPS c’est une allumette qu’on allume quand on en a besoin et qu’on jette ensuite. » Lemonnier lui a trouvé un usage plus pérenne. L’ALEPS fait concurrence à la Semaine de la pensée marxiste lancée par l’intellectuel communiste Roger Garaudy, en organisant la 4 Semaine de la pensée libérale . Alain Madelin, désormais initié au libéralisme, est chargé du bulletin de l’ALEPS et de préparer les réunions plénières. Il ne lui a guère fallu de temps pour basculer d’un monde à l’autre. En 1971, il rejoint l’équipe de l’Institut supérieur du travail, fondé après le vote
de la loi sur le 1 % patronal par Guy Lemonnier. Madelin peut étoffer son carnet d’adresses d’autant mieux qu’entre-temps, fin 1968, il est entré aux Républicains indépendants, créés deux ans plus tôt par Valéry Giscard d’Estaing, avec comme objectif de capter les électeurs de Tixier-Vignancour. Ce parti libéral et proatlantiste manque lui aussi cruellement de cadres ; Madelin peut donc y faire carrière. L’IST est rapidement devenu le partenaire privilégié du Groupement des industries métallurgiques, le GIM où, une fois avocat, Madelin ira donner des consultations juridiques. Pour Guy Lemonnier, s’occuper de formation est loin d’être une première. Il semble même doué d’un sens aigu de la pédagogie. Dans son domaine de prédilection, le syndicalisme, il possède une culture dont il a déjà fait profiter son ami Achille Dauphin-Meunier quand ce dernier a créé la Faculté autonome autogérée (FACO). DauphinMeunier est un homme éminemment influent dans les milieux anticommunistes, il a été libertaire dans sa jeunesse, membre d’un groupe d’études de la CGT, avant de rallier le gouvernement de Vichy ; dans les années 60, il draine d’importants fonds patronaux destinés à la « formation professionnelle ». À la demande de Dauphin-Meunier, Lemonnier a donné un cours sur l’histoire des doctrines économiques et sociales à la FACO. Les choses sérieuses ont débuté plus tard, lorsque la fille du général Villiers de l’Isle-Adam l’a introduit au Groupe des industries métallurgiques qui avait créé, à la fin des années 60, une sorte de centre de formation destiné aux cercles patronaux. À cette époque, les conférences de Lemonnier sont gratuites. Or le patronat ne prend guère au sérieux le bénévolat, et ce premier contact n’a guère de suites. Ce n’est qu’à la fin de l’année 68, après le vote de la loi sur la reconnaissance des sections syndicales dans les entreprises, que le PDG de Péchiney a fait appel à Lemonnier afin d’instruire ses
cadres : « Expliquez-leur ce que c’est ! », lui a-t-il dit. Guy Lemonnier a fait alors une cinquantaine de conférences sur l’histoire et les méthodes syndicales, notamment sur l’usage que les syndicats font des droits qui leur sont accordés. L’objectif était clair : « connaître son ennemi afin d’éviter de faire des conneries ». Dès lors que ses conférences étaient rémunérées, les patrons en ont redemandé. C’est alors que Lemonnier a créé l’Institut supérieur du travail avec son ami l’historien Georges Lefranc, un autre ancien de la « gauche de Vichy ». Des petits groupes de cadres, envoyés par leur entreprise, étaient réunis avenue Raymond-Poincaré et suivaient des cours de formation sur le droit du travail, la culture, les gauchistes ou encore les immigrés. Dans les années soixante-dix, l’argent coule à flots. La plupart des grandes entreprises françaises sont devenues clientes de l’IST. Le patronat assiste en effet d’un œil inquiet à la montée du gauchisme et de l’Union de la gauche. Pour l’IST, la peur du rouge constitue le prétexte d’une activité lucrative permettant d’assurer l’avenir de l’IHS et un certain train de vie à la maison Albertini et à ses employés. Xavier Raufer, ancien d’Occident, en devient le secrétaire général. Alain Madelin l’a chaudement recommandé à Guy Lemonnier, qui a déjà utilisé ses compétences à l’occasion 5 d’une étude sur la presse gauchiste publiée en 1968 . Raufer n’est pas le seul à avoir rejoint la centrale. Depuis l’arrivée de Madelin, le bouche-à-oreille fonctionne. En 1969, Lemonnier voit ainsi débarquer un autre ancien d’Occident, Hervé Novelli, marié et père de deux enfants, à la recherche de petits boulots. Lemonnier lui fait « tourner la ronéo ». Il y aura ensuite Marcel Quérat, qu’il fera entrer au Groupe des industries métallurgiques et qui en deviendra le représentant pour la région Paris Est. Mais les places sont chères, et Guy Lemonnier ne peut caser tout le monde. Ses relations dans le
monde industriel et patronal offrent des débouchés à un certain nombre de candidats, des anciens militants de la FEN et d’Occident confrontés à la dure réalité du monde des adultes : travail, famille, impôts, factures. Thierry Besnard-Rousseau est lui aussi à la croisée des chemins. En 1971, il s’est engagé dans une association d’origine protestante et proche de la Cimade, l’Amana, où il fait un travail d’alphabétisation. Il est convaincu que l’intégration des immigrés passe par l’apprentissage de la langue. À son tour, il est allé frapper à la porte de l’Institut d’histoire sociale. Guy Lemonnier lui trouve un point de chute à l’IFERP, l’Institut de formation des entreprises de la région parisienne, créé par l’Union des industries minières et métallurgiques (UIMM). Dans ses bureaux de l’avenue Charles-deGaulle, à Neuilly, il écrit des rapports sur l’immigration, l’alphabétisation et la culture ouvrière. Le choix entre deux contraintes lui est imposé : se couper les cheveux ou porter une cravate. Il opte pour la cravate. Pour lui aussi, le changement est radical. Il a une voiture avec chauffeur, peut embaucher des animateurs pour le centre de formation qui lui a été confié. Lui, e l’ancien de la bande du XV qui se surnommait « l’équipe sanglante ». Il a sous ses ordres une cinquantaine de personnes. Dans son service « Alphabétisation et culture ouvrière », les professeurs qu’il embauche sont plutôt bien payés. Il recrute parmi ses amis – Alain Boinet, par exemple – mais sait aussi utiliser les compétences. Ainsi fait-il venir Jean Échenoz, prix Médicis en 1983 et prix Goncourt en 1999. Il organise aussi des stages sur l’immigration destinés aux agents de maîtrise pour l’Institut supérieur du travail. Après 68, l’IHS est donc devenu pour les anciens nationalistes un lieu de rencontre et, surtout, de reclassement.
1. Le dernier numéro de L’Observateur étudiant paraîtra en 1960. 2. Il n’est pas impossible que Guy Lemonnier confonde les connaissances de Madelin relatives aux trotskistes avec celles qu’il pouvait avoir des milieux maoïstes. En avril 1972 (n° 486), Alain Burgonde-Madelin a écrit un article sur « L’action des maoïstes aux usines Renault de Billancourt », où son père a été militant CGT. 3. Michel Hamelet, de son vrai nom Daniel Mario, signait « XXX » dans Le Figaro des articles révélant des secrets du Parti communiste. Après son exclusion, l’ancien dirigeant du Parti André Marty l’avait accusé d’être un agent du PCF camouflé au Parti socialiste. 4. Entretien avec Guy Lemonnier. 5. Entretien avec Lemonnier.
Les nationalistes font scandale Les anciens d’Europe Action n’ont pas attendu mai 68 pour adopter d’autres stratégies politiques ou entamer de nouvelles carrières. Vétérans de la période OAS, ils ont été les premiers à renier l’action minoritaire, à condamner l’activisme et à s’engager dans la bataille des idées. Fin 65, après la débâcle du comité Tixier, Dominique Venner a entrepris d’unifier les nationalistes et ambitionne de devenir le fer de lance de l’opposition nationale. Pour parvenir à ses fins, il crée son propre parti, le Mouvement nationaliste du progrès, où il attire de nombreux ex-tixiéristes, diverses composantes groupusculaires de l’extrême droite, quelques noms connus du landernau national. Des tentatives de rapprochement avec Occident, qui vient de rompre avec Pierre Sidos, sont même esquissées, sans grand succès. Occident se montre trop gourmand et exige de représenter seul le nouveau pôle étudiant, de chapeauter la composante universitaire du nouveau mouvement. Ses exigences sont rejetées. Le 30 janvier 1966, le MNP voit le jour. Les comités de soutien à Europe Action et la FEN y adhèrent en bloc et se fondent dans le nouveau mouvement, dont ils sont en fait les promoteurs et la charpente militante. Pour ce qui est de la doctrine, rien de bien nouveau. L’ancien de Jeune Nation et mandataire aux Halles Ferdinand Ferrand rappelle la nécessité « vitale pour l’Occident de rester lui-même ». Dans la journée, le MNP se dote d’un comité d’organisation chargé de réfléchir aux futures structures du mouvement et de les mettre en place. En font
partie le général Cariou, Gérard Denestèbe, Alain Mallard, Pierre Pauty, un ancien du mouvement Poujade, Ferdinand Ferrand, Christian Lefèvre, un ancien responsable des comités TV, Danièle Muscat, pharmacienne et une des rares femmes dirigeantes de la FEN, le Dr Maurice Rollet, un ancien dirigeant de la Fédération des étudiants réfugiés (ex-rapatriés), Jean Ribaillet, un ajusteur, secrétaire d’Unité et Travail (un groupe ouvrier nationaliste), Georges Schmelz et Dominique Venner. Cette réunion a été soigneusement préparée. Des personnalités comme le Pr Grandin, un stomatologue, ou Jean-Claude Rivière, un professeur agrégé de l’université de Tours, saluent la naissance du futur mouvement. Le comité de soutien d’Europe Action offre ses locaux de la rue aux Ours au MNP.
1. 1957, réunion publique de Jeune Nation. À la tribune, Pierre Sidos, son chef et son théoricien ; à l'extrême gauche, Dominique Venner, l'étoile montante du mouvement.
2. Pierre Sidos en 1949, un an après sa sortie du camp du Struthof où il a été interné après son procès pour appartenance au mouvement collaborationniste de Marcel Bucard, le Parti franciste. Il effectue son service militaire dans le Sahara algérien.
5. Manifestation de la FEN rue de l'Odéon, automne 1963. Tête entourée : François Duprat.
6. Manifestation de la FEN bd Saint-Germain, automne 1963. Tête entourée : Alain Robert.
7. Distribution de tracts de la FEN au Quartier latin, rue de l'Odéon, 1963. Au premier plan, Alain Madelin.
8. Distribution de tracts de la FEN au Quartier latin, place de l'Odéon, 1963. Deuxième en partant de la gauche, Alain Madelin.
9. François d'Orcival (à gauche) et Alain de Benoist (lunettes), signant leur livre sur l'OAS, Le courage est leur patrie, en 1965.
10. En 1965, cocktail à la librairie de l'Amitié, une des filiales du groupe Europe Action dirigé par Dominique Venner, secondé par Alain de Benoist. Au centre, Roland Laudenbach, directeur des éditions de la Table ronde, actives dans le soutien à l'OAS ; à droite, le jeune François d'Orcival, futur directeur du magazine Valeurs actuelles.
11. 1964, réunion publique à la Maison de la Bretagne, Paris. Au centre, l'ancien des jeunes francistes, Pierre Sidos ; à gauche, Gérard Longuet, porte-parole d'Occident ; à droite, Patrick Lemaire, son président.
12. « Camp école » de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) dans le Gard en 1965. Sur le « terrain d'exercice », au centre, François d'Orcival, un des principaux dirigeants, à gauche, Jean-Claude Valla, futur rédacteur en chef du Figaro Magazine.
13. « Camp école » de la Fédération des étudiants nationalistes (FEN) dans la Drôme en 1963. Au premier plan à gauche, Gérard Longuet. À l'extrême droite, Alain Madelin, à côté d'Alain Robert.
14. Mars 1966, cour de la Sorbonne. Raid d'Occident. Troisième en partant de la gauche, tenant la poutre, Georges Schmelz, alias Pierre Marcenet, l'homme-lige de la FEN. À l'extrême droite, Henti Weber, leader trotskiste.
15. Jean-Gilles Malliarakis, recruté par Patrick Devedjian, à Occident, en 1964, assistant à un dîner de militants nationalistes ; aujourd'hui membre du mouvement Idées et Action d'Alain Madelin.
18. Manifestation d'Occident en 1968. Au milieu de la foule (cerclé de noir) Alain Robert, futur conseiller technique en 1986 au cabinet du ministre délégué à la Police, Robert Pandraud.
21. Thierry Besnard-Rousseau, membre de la « bande du xve » puis d'Occident, amateur de jazz et des romanciers de la beat generation. Il dirige la campagne électorale d'Alain Madelin pour les élections législatives en 1978 et le représente
aux obsèques du dirigeant nationaliste, ancien d'Occident, François Duprat, assassiné la veille du second tour.
22. Francis Bergeron, militant solidariste et du mouvement antisoviétique le NTS, à Beyrouth en 1976, aux côtés des chrétiens phalangistes libanais. En 1975, il est arrêté à Moscou pour y avoir distribué de la littérature interdite et expulsé quarante-huit heures plus tard.
23. Raid du Groupe action jeunesse, le GAJ, à la faculté de Nanterre. À gauche, au premier plan, Stéphane Zanettacci, tué à Beyrouth en 1975.
28. En novembre 1966, à l'occasion du dixième anniversaire de l'intervention soviétique en Hongrie, des militants d'Occident « empruntent » un camion rue Soufflot au Quartier latin et improvisent une manifestation anticommuniste. À
gauche, Alain Madelin, à ses côtés, lunettes noires, Patrick Devedjian, à l'extrême droite sur le marchepied, Xavier Raufer. Cette photo a paru en couverture du n° 9 d'Occident-Université, devenu quasiment introuvable.
Dominique Venner pense que le nouveau parti peut profiter des prochaines élections législatives qui auront lieu en mars 1967 pour diffuser largement ses opinions : défense d’une Europe blanche, refus du métissage et des mariages interraciaux, de l’abâtardissement de la culture (Picasso, Soutine, Isou en sont les symboles dénoncés), mise en garde contre une immigration « allogène » (nord-africaine et noire) qui risque de submerger l’Occident, et rappel de la supériorité de la culture européenne. Le er 30 avril et le 1 mai 1966, le MNP réunit son premier congrès, dont de nombreux médias rendent compte. Peu avant les élections, Venner le transforme en Rassemblement européen de la liberté (REL). Malgré des militants qui ne ménagent pas leurs efforts, l’entreprise se solde par un échec, dû en partie à l’absence de moyens financiers. Le REL n’a pu présenter que vingt-sept candidats, alors qu’il lui en aurait fallu soixante-quinze pour avoir accès aux ondes de la radio et de la télévision, afin de promouvoir, à grande échelle, les idées des nationalistes. En moyenne, ses candidats ont obtenu 2,58 % des voix exprimées. Pour Venner, ces résultats sont décevants, même s’il n’espérait pas vraiment faire élire de candidat. Le moment ne serait-il pas venu de raccrocher ? En juillet 1966, rue Vandrezane, dans l’ancien local de la FEN, lors d’une soirée mémorable, qualifiée plus de trente-cinq ans plus tard d’« historique », il met les pouces, annonce qu’il « arrête » et qu’il « se débrouillera seul dans l’avenir ». Cela fait plus de onze ans qu’il se consacre exclusivement à la politique. Mais sa décision survient dans un climat malsain. Son départ s’effectue dans un ronflement d’attaques sournoises. Elles
proviennent de son propre camp, mais aussi de son vieil adversaire Pierre Sidos, toujours bien informé. Les éditions Saint-Just, qu’il a créées en 1962, à sa sortie de prison, et désormais en faillite, ont été gérées de façon acrobatique dans une opacité complète. La revue Europe Action a fermé boutique en novembre 1966, sans prévenir ses lecteurs. Dominique Venner a sans doute été trop ambitieux, ou son affaire a été mal gérée. Europe Action a vu trop grand eu égard aux moyens dont la revue disposait. Très vite, l’entreprise a battu de l’aile. En juin 1964, la moitié seulement de l’argent frais initialement escompté était effectivement en caisse. Il a fallu transformer la SARL Saint-Just en société anonyme, faire appel à de nombreux souscripteurs, porteurs d’une ou deux parts, afin de renflouer la trésorerie. Ce ne sera qu’une bouée de secours provisoire. En décembre 1966, la société de presse et d’éditions Saint-Just doit se déclarer en cessation de paiement, un mois après l’arrêt d’Europe Action. Rien, de l’extérieur, ne laissait supposer que la revue se débattait depuis ses débuts dans de graves difficultés. Un coup d’œil au catalogue montre que la production de la société Saint-Just n’a pas été négligeable. On lui doit une douzaine d’ouvrages consacrés pour la plupart à des aventures militaires, des récits d’espionnage, des livres de souvenirs, dont ceux d’Otto Skorzeny, le colonel parachutiste qui en septembre 1943, sur ordre 1 d’Hitler, libéra Benito Mussolini alors détenu dans les Abruzzes . La maison a aussi édité les Cahiers d’Europe Action et lancé la collection « Action » dont le premier titre sera un roman policier intitulé Tous les chemins mènent à Rome et qui bénéficiera d’un lancement soigné, avec séance de dédicaces sur une péniche de la
compagnie des Bateaux-Mouches, en présence du peintre Salvador 2 Dali . Certains de ces ouvrages ont donné lieu à des lancements organisés à la librairie de l’Amitié, avec chips et tonnelet de vin rouge. Ces cocktails attirent le gratin de la droite parisienne ou de l’extrême droite mondaine. On y croise des écrivains, des journalistes, français et étrangers, comme le correspondant à Paris de la John Birch Society et ancien agent de la CIA, Hilaire du Berrier, qui édite une lettre d’informations, le H du B Reports 3. Sans parler de « folie des grandeurs », les dirigeants d’Europe Action et des éditions Saint-Just semblent avoir goûté à l’embourgeoisement et aux mondanités, et ajouté au militantisme traditionnel une pincée de snobisme. Les éditions Saint-Just comprenaient en fait plusieurs sociétés, comme la librairie de l’Amitié, l’imprimerie Imperator ou encore le GERS, Groupe d’études pour les rapatriés et sympathisants. Ce dernier se proposait d’éditer un annuaire qui ne paraîtra jamais, bien que les fonds destinés à son impression aient été collectés. Aucune de ces sociétés n’échappera à la faillite. Lorsque les éditions SaintJust coulent, un imposant passif apparaît : 356 403,93 francs pour 4 un actif de 140 000 francs . Le passif comprend une part non négligeable de droits d’auteur non versés – parmi les plaignants, le colonel de la Waffen SS Otto Skorzeny – et des sommes plus ou moins importantes dues à divers créanciers, parmi lesquels l’éditeur Albin Michel, la société des Bateaux-Mouches (une dette liée à la séance de dédicaces), Rivarol, Minute, la société de prestation SURIH, de Roger Holeindre, mais aussi de nombreux « clicheurs » d’Europe Action qui n’ont jamais été payés et l’imprimeur Devé à qui la société Saint-Just doit 38 944,45 francs. À cela, il faut ajouter une ardoise à l’URSSAF et au Trésor Public de 36 711,13 francs et les
salaires du personnel, 26 841,68 francs. L’histoire des éditions Saint5 Just s’achève dans une déroute financière .
1. En juillet 1943, après la chute de la Sicile, le Grand Conseil fasciste décide d’entamer avec Eisenhower des négociations secrètes qui aboutissent à la signature d’un armistice et à l’incarcération de Mussolini. 2. François d’Orcival et Fabrice Laroche (Alain de Benoist) cosigneront un livre sur la Rhodésie de Ian Smith (en coédition avec La Table ronde), et un autre sur l’OAS, Le courage est leur patrie. Fabrice Laroche publiera d’autres textes dans Les Cahiers d’Europe d’Action ou aux éditions SaintJust : ainsi un Salan devant l’opinion ou un court ouvrage sur l’Afrique du Sud avec « Gilles Fournier », un prétendu haut fonctionnaire qui écrivait sous ce pseudonyme dans Europe Action, sur le « réalisme biologique ». Les Cahiers d’Europe Action comprennent divers titres, dont un petit livre de Pierre Hosftetter, Où vont les USA ?, sur la « montée du péril noir » ; Les Baïonnettes du Kremlin, une étude sur l’Armée rouge, ou encore Sous-développés sous-capables ?, un libelle hargneux qui préconisait de supprimer toute aide aux pays du tiers-monde ravalés aux rangs de peuples primitifs et incultes, thème sur lequel Europe Action mènera campagne. Les éditions Saint-Just ont également publié deux albums de dessins de Coral. Tout cela en moins de trois ans. 3. La John Birch Society, organisation d’extrême droite et anticommuniste, a été fondée par Robert Welch en février 1959. John Birch était le nom d’un soldat américain tué en Chine à la fin de la guerre, que certains considèrent comme la première victime de la guerre froide. En 1964, la John Birch Society a soutenu la candidature de Barry Goldwater à l’élection présidentielle américaine, tout comme une partie de l’extrême droite française. 4. Selon de nombreux documents comptables en possession de l’auteur. 5. L’Écho de la presse et de la publicité de Noël Jacquemart écrivait déjà le 15 janvier 1964 (n° 486) : « La situation financière d’Europe-Action n’est pas des plus florissantes […]. La vente tourne autour de 1 000 à 1 200 exemplaires, plus 4 à 500 abonnés, ce qui est à peine suffisant pour honorer les factures du papier. L’insuccès de la formule a incité les promoteurs de la revue à en essayer une autre et Europe-Action paraît depuis son dernier numéro sous le format 21× 27 avec une mise en page
plus aérée, tandis que le prix de vente a été ramené de 3 à 2 francs. Il est douteux toutefois que cela suffise à attirer les acheteurs et à donner à la revue un souffle nouveau. »
Les néoroyalistes contre le GRECE En juillet 1967, Dominique Venner n’est pas le seul à rendre son tablier. Alain de Benoist prend le large à son tour. Pour lui aussi l’heure est venue d’entreprendre autre chose. Il a l’impression de commencer à radoter. Certes, il sort d’une expérience militante qui l’a passionné, et lui a beaucoup appris. Avec les Cahiers universitaires – qui ont cessé de paraître lorsqu’en 1966 François d’Orcival a rejoint Valeurs actuelles –, il a entrevu ce qu’il appellera bientôt la « métapolitique », le domaine « des valeurs qui ne relèvent pas du politique, du moins au sens habituel du terme, mais qui le sous-tendent ». Il voit là une autre manière d’agir, par les idées, qui lui convient mieux, à lui qui a ressenti de l’ostracisme envers ses travers intellectuels. Alain de Benoist est alors le rédacteur en chef de L’Observateur européen, le seul titre qui ait survécu à la faillite d’Europe Action. En 1966, il s’appelle encore Europe Action hebdomadaire lorsqu’en octobre, deux mois avant la mise en liquidation du groupe de la société Saint-Just, Alain de Benoist le transforme en Observateur 1 européen . C’est un bulletin hebdomadaire d’informations confidentielles qu’Alain de Benoist rédige seul, de la première à la dernière ligne, en tapant les stencils directement à la machine. Il publie des échos, des nouvelles extraites de la presse étrangère qui donnent à l’ensemble un caractère inédit. S’il écrit seul, pour ce qui est des tâches administratives, en revanche, il a fait appel à un militant de la FEN, Jean-Claude Valla, à la fin de l’année 66. Valla
est un jeune Lyonnais, débarqué à Paris en novembre 1965, qu’Alain de Benoist a rencontré lors d’un camp école. Valla a ainsi l’occasion de manifester au Quartier latin, devant le théâtre de l’Odéon, lors de la reprise des Paravents de Jean Genet, le 30 septembre 1966. Il passe même une bonne partie de la nuit au 2 commissariat de police de la place Saint-Sulpice . Étudiant, Valla consacre le plus clair de son temps aux éditions Saint-Just, rue Cassette, où est alors édité Europe Action. Il entre au comité de rédaction en janvier 1966, moins de quatre mois après son arrivée à Paris. Il écrit dans la revue sous le pseudonyme de Jacques Devidal, et fait paraître une demi-douzaine d’articles ; sous le même pseudonyme, quelques autres papiers paraîtront dans les Cahiers universitaires. Alain de Benoist a détecté en lui un bourreau de travail. En janvier 1967, Alain de Benoist en fait le directeur gérant de L’Observateur européen. Derrière ce titre un peu ronflant, le rôle peut sembler plutôt ingrat : il gère les abonnements, fait tourner la ronéo, met les exemplaires sous pli et les porte à la poste de la rue du Louvre. Le duo fonctionne dans un local de la rue aux Ours, lorsque, en juillet 1967, la crise éclate et Venner décide de se retirer. De Benoist passe alors un accord avec Achille Dauphin-Meunier, de la FACO, et Gaston Morancé, un éditeur d’art qui a construit sous l’occupation un petit groupe de presse comprenant une agence d’informations et quelques lettres destinées aux maires et à la France rurale. Dauphin-Meunier et Gaston Morancé, tous deux responsables du Centre des hautes études américaines, souhaitent confier à Alain de Benoist la rédaction de leur propre bulletin, Courrier international. Les deux titres sont alors regroupés rue des Petits-Champs, dans les locaux du centre qui, à la demande de Valla et de De Benoist, devient l’Institut des hautes études internationales.
Dauphin-Meunier a la réputation d’être une personnalité influente dans les réseaux proaméricains. Or, Alain de Benoist et ses anciens amis d’Europe Action éprouvent peu de sympathie pour l’oncle Sam. Jean-Claude Valla reste peu de temps rue des Petits-Champs : en septembre 1967, appelé sous les drapeaux, il part en Allemagne. Peu de temps après, Alain de Benoist s’octroie une semaine de réflexion. Il remplit un sac de livres, fourre dedans Nietzsche, Jean Rostand, Oswald Spengler, Dumézil, et se rend au Danemark. Il s’installe dans un petit hôtel situé au bord de la mer Baltique. Il a vingt-quatre ans et a besoin de « faire le point ». Après de longues promenades en solitaire et sept jours d’ascèse intellectuelle, il se fixe comme objectif de repartir de zéro, sur le plan doctrinal. Dès son retour à Paris, il mobilise une vingtaine de ses amis qui ont tous à peu près son âge et viennent, comme lui, de la FEN et d’Europe Action. Il les réunit pour un séminaire à Chayze-le-Vicomte, en plein hiver, dans une grange où ils dorment deux nuits de suite dans des sacs de couchage, à la manière spartiate des camps écoles. De Benoist leur explique qu’il veut créer une revue d’idées. Son but : contester l’hégémonie marxiste dans les domaines de l’art, de la philosophie, des sciences, de l’histoire, de l’économie, du droit. La plupart ont compris de quoi il s’agissait : ils retrouvent la « métapolitique » chère à de Benoist, déjà esquissée dans les colonnes des Cahiers universitaires où on écrivait sur le cinéma, le roman policier, le snobisme, etc. Ou encore dans Europe Action, où l’on s’essayait cette fois à l’histoire et aux « sciences de la vie ». Le projet d’Alain de Benoist n’est pas simplement de revisiter pour le plaisir les différentes branches d’une culture colonisée par la gauche marxiste. Pour lui, le « moyen de lutter de façon durable contre la subversion qui est à l’œuvre dans toutes les sphères de la structure sociale : c’est de fournir une vue du monde qui enlève à cette
subversion ses attraits. C’est d’entreprendre la formation mentale de ceux qui, dans les années qui viennent, auront entre leurs mains le 3 pouvoir de décision ». Nouvelle École se prépare à naître. Elle aurait pu s’appeler la Revue grise ou Plein Soleil, ses fondateurs ont hésité. Sa stratégie est de forger un « contre-pouvoir culturel » ; sa tactique d’imprégner les esprits des futures élites de droite. Le projet paraît ambitieux. Sur la vingtaine de participants au séminaire de Chayze-le-Vicomte, douze seulement acceptent de relever le défi. Le premier numéro de Nouvelle École sort en février-mars 1968. Ronéotypé à Nice par Jacques Bruyas, un ancien de la FEN, il comporte un article de « Gilles Fournier », l’homme mystère d’Europe Action, sur Rome et la Judée, un autre d’Alain de Benoist sur le LSD et les altérations du stock héréditaire, une mise au point sur l’existence de Dieu de Louis Rougier… En tout une centaine de pages. Sa sortie passe inaperçue pour cause de commune étudiante et de raz-de-marée social. Mais elle permet d’élargir le noyau initial. Les 4 et 5 mai 1968, lors d’une réunion qui se tient à Lyon, les douze sont désormais quarante, dont vingt-sept anciens de la FEN, la plupart des autres étant issus de la mouvance d’Europe Action. Sur les quarante, huit sont des Lyonnais, dont sept anciens de la FEN. Parmi eux Pierre Vial, un ancien de Jeune Nation et du Parti nationaliste, dont il était le plus jeune délégué à son congrès 4 constitutif, en février 1959 . Pour un temps, Nouvelle École dispose d’un secrétariat à Nice. Mais, en 1969, Alain de Benoist rapatrie « le journal » à Paris. Il ronéotypera lui-même les sept numéros suivants. Le « Monsieur à la machine » d’Europe Action réquisitionne la maison de campagne de ses parents. Il tape tous les stencils tandis que ses amis tournent la manivelle de la ronéo. A raison de cent pages tirées à quelque 8 ou 900 exemplaires, cela fait 80 ou 90 000 tours de manivelle pour
chaque numéro. Après quoi les feuilles, posées en tas sur des tables, sont assemblées. Ce n’est qu’à partir du n° 9, daté de juinjuillet-août 1969, que la revue est imprimée. De Benoist (qui a rayé Fabrice Laroche de sa liste de pseudos) travaille alors à L’Écho de la presse et de la publicité, de Noël Jacquemart. En 68, il a couvert pour ce magazine les événements 5 de mai, en « flâneur salarié » . En 1969, il y a fait entrer deux de ses amis : Jean-Claude Valla, qui a achevé son temps d’armée en décembre 68 et Alain Lefebvre, le fils de l’inventeur de la traction avant. C’est avec eux que de Benoist rédige et fabrique Nouvelle École. Un troisième, ancien coursier à L’Express et collaborateur de L’Écho de la presse et de la publicité, les aide à concevoir la maquette de la revue destinée à être imprimée. Ce jeune homme doué est le futur inventeur de la carte à puce, Roland Moreno. Imprimée près d’Évreux avec une couverture glacée, Nouvelle École continue de passer inaperçue. Alain de Benoist l’a dotée d’un comité de patronage comprenant des professeurs agrégés, Raymond Bourgine, le patron de Valeurs actuelles, Roland Gaucher, présenté comme « historien », un titre réducteur puisqu’il est alors reporter à Minute et se considère comme un journaliste qui écrit des livres d’histoire ; Jean Mabire, l’ancien rédacteur en chef d’Europe Action et directeur de la revue Viking, Paul de Méritens, alias Paul Dehème, éditeur d’une lettre confidentielle dont Alain de Benoist écrit les éditoriaux quand Dehème est malade ; Jules Monnerot, un sociologue, mais aussi un collaborateur de la rue Est et Ouest, Achille Dauphin-Meunier ou encore Paul Sérant, écrivain, auteur du Romantisme fasciste, petite bible des militants de la FEN, d’Occident et d’Europe Action au début des années 60. Pour l’essentiel, ce sont 6 de vieilles connaissances d’Alain de Benoist . À ce comité de patronage il faut ajouter des liaisons particulières avec les revues
Genus, organe du Comité italien pour l’étude des problèmes de la population, et The Mankind Quaterly, fondé en 1960 à Edimbourg, par R. Gayre, un ancien professeur d’anthropologie de Saugor, aux 7 Indes, spécialiste des « diversités raciales » . Fin 1968, certains membres du comité de rédaction de Nouvelle École, qui trouvent la revue un peu trop intello, proposent de créer une association, plus axée sur l’actualité. Alain de Benoist, le « pipoteur », l’intello coupeur de cheveux en quatre, se laisse convaincre. Le 17 janvier 1969, le GRECE, Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne, est officiellement déclaré à la préfecture des Alpes-Maritimes. Désormais les membres de l’association recevront un bulletin appelé Éléments. D’abord ronéoté, le bulletin deviendra plus tard une revue à part entière, distincte en tout cas de Nouvelle École. En attendant, il se réduit à quelques feuilles volantes glissées dans une chemise en carton. À l’automne 1965, Alain de Benoist, sous le pseudonyme de Fabrice Laroche, avait publié une plaquette sur les IndoEuropéens sous l’égide des « Groupes d’études et de recherches pour la communauté européenne », dont les initiales étaient déjà celles du Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne. Les bases du GRECE ont longtemps préexisté à sa naissance officielle. Elles sont aussi anciennes que la fascination exercée par la Grèce sur de Benoist et ses amis, qui ont fait leur cette phrase de Nietzsche : « Les Grecs sont pour nous ce que les saints sont pour les chrétiens 8. » En 1970, les grécistes se regroupent à Valeurs actuelles. Membre du comité de patronage de Nouvelle École, Raymond Bourgine accueille avec plaisir cette avant-garde droitiste, décidée à affronter les marxistes à coups de stylos, d’idées, de mots, d’articles.
L’hebdomadaire a déjà accueilli François d’Orcival (non adhérent au GRECE), il héberge maintenant Alain de Benoist, Jean-Claude Valla, Patrice de Plunkett, un ancien de l’Action française, Henri-Christian Giraud, François Lebrette. Ils sont bientôt rejoints par Michel Marmin, recruté par François d’Orcival pour remplacer Lucien Rebatet, décédé le 24 août 1972, à la rubrique cinéma. Diplômé de l’Institut des hautes études cinématographiques (IDHEC) et ancien du service de la recherche de l’ORTF de Pierre Schaeffer, Michel Marmin n’a jamais appartenu à la FEN. La politique ne semble pas vraiment le passionner. En revanche, ses idées originales sur l’art, le cinéma, la sculpture, l’esthétique intéressent le GRECE qui s’empresse de le coopter dans ses rangs. Valeurs actuelles devient moins une caisse de résonance pour les idées de Nouvelle École qu’un outil de promotion. Raymond Bourgine vient ainsi discourir au colloque national du GRECE de Jouy-en-Josas, le 30 mai 1971. Le colloque suivant, le 31 octobre 1971, donne lieu à un compte rendu très favorable dans Valeurs actuelles, qui publie même une photo de Jean-Claude Valla, un de ses journalistes, présenté comme « secrétaire du GRECE », aux côtés de Louis Pauwels et d’Alain de 9 Benoist . Si Valeurs actuelles passe désormais pour un repère de grécistes, Alain de Benoist n’y confond pas ses activités avec celles de Nouvelle École, dont il assure la rédaction en chef depuis le printemps 1972. Il ambitionne de faire de cette dernière une revue de prestige, capable de toucher un public universitaire. Le GRECE commence à se développer dans plusieurs villes de France, Aix-enProvence, Marseille, Nantes, Toulouse, Lyon, Nice et bien entendu Paris. En mai 1970, Roger Lemoine en devient le président flanqué de deux secrétariats : le secrétariat administratif et financier (SAF) à Aix-en-Provence, confié à Dominique Gajas, un ancien de la FEN ;
et le secrétariat études et recherche (SER) à Jean-Claude Valla qui, craignant de ne pas être à la hauteur, s’est entouré d’Yvan Blot, futur député européen du Front national et cofondateur du Club de l’horloge, et de Guillaume Faye, un ancien de l’Institut d’études occidentales que Dominique Venner a lancé à l’automne 68 mais qui n’a eu qu’une brève existence. En 1972, le GRECE multiplie les réunions, les colloques et les séminaires. Il peut compter sur l’appui du doyen de la FACO Achille Dauphin-Meunier, du pédopsychiatre Pierre Debray-Ritzen, de l’épistémologue Stéphane Lupasco ou du politologue Julien Freund. Autour de lui s’est créé un vaste réseau relationnel qui finit par inquiéter, à droite, car la gauche ne s’intéresse pas à Nouvelle École ou au GRECE. En décembre 1972, la Nouvelle Action française (NAF) déclenche une campagne contre Nouvelle École. Ainsi, les premiers à porter des coups au GRECE sont des monarchistes dissidents, jeunes pour la plupart, qui recourent à une phraséologie gauchiste, post-soixante-huitarde. Dans un tract, signé « Comité parisien contre le racisme et la renaissance du nazisme », ils traitent 10 le GRECE « d’officine nazie » . Puis ils appellent à manifester devant la FACO, où le GRECE doit tenir une réunion le 17 décembre 1972. La NAF a créé un Comité contre la renaissance des idéologies racistes et s’apprête à lancer un appel contre le « racisme biologique ». Elle fait circuler une pétition contre le GRECE et Nouvelle École, accusés de vouloir « instaurer une eugénique fondée sur une anthropologie qui réduit l’homme à un simple assemblage de gènes » et mobilise ses troupes par voie de circulaire 11. Enfin, elle déclenche une campagne de presse. Le 20 décembre, à la une de son journal et pleine page, la NAF révèle : « Le scandale
de Nouvelle École. Réalisme biologique ou racisme ! Un appel de Gabriel Marcel ». Deux jours après la sortie du numéro de la NAF, le 22 décembre, Alain de Benoist et Jean-Claude Valla se rendent au domicile du philosophe Gabriel Marcel où les attend Gérard Coustenoble, dit « Leclerc », un des deux principaux dirigeants de la NAF avec Bertrand Renouvin. Il n’y a pas de face-à-face. Gabriel Marcel écoute les uns et les autres séparément – d’abord Alain de Benoist puis Gérard Leclerc – et confronte leurs arguments. De Benoist affirme que les textes utilisés contre Nouvelle École ont été écrits dans Europe Action par « Gilles Fournier », un collaborateur de Nouvelle École dont il s’est séparé. Qu’ils sont anciens et qu’en conséquence ils ne peuvent être utilisés contre Nouvelle École. Il dénonce un amalgame malveillant et accuse Gérard Leclerc de s’être servi de Gabriel Marcel pour lancer sa pétition. Ce dernier aurait donc été abusé. Gérard Leclerc s’explique, mais ne parvient pas à convaincre le philosophe. Ce dernier se rétracte et retire sa signature. Furieux, Gérard Leclerc claque la porte. Les attaques de la NAF ne cessent pas pour autant. Le 27 décembre, le « scandale de la Nouvelle École » fait encore la une de la NAF qui mentionne le « revirement » de Gabriel Marcel et se demande si elle restera seule « face au racisme biologique ». Le 4 janvier 1973, en trois pages, elle décortique le GRECE, les cercles qui lui sont associés, trace le pedigree de certains de ses membres comme celui de Pierre Lance, président et fondateur de la Société Nietzsche, ou encore passe au crible un article sur Nietzsche paru dans Nouvelle École. L’ensemble du dossier est baptisé « Les nouveaux barbares ». Dans le numéro suivant, daté du 10 janvier, la campagne ne tient plus qu’en une page, elle s’essouffle. Le GRECE et Alain de Benoist ont entretemps déposé plainte.
Le procès a lieu en mars 1973. De Benoist obtient en grande partie satisfaction, mais en appel l’affaire se noie dans les sables de la justice… Alain de Benoist ne va pas tarder à tirer les fruits de sa stratégie qui consiste à promouvoir un entrisme dans les plus hautes sphères du pouvoir et à faire de la droite une droite moins bête, une droite d’idées.
1. Entretien avec Alain de Benoist. 2. Entretien avec Jean-Claude Valla. 3. Revue Éléments, février-avril 1977, n° 20, p. 3, article signé « Robert de Herte », pseudonyme collectif mais souvent utilisé par Alain de Benoist. 4. Témoignage écrit de Jean-Claude Valla. 5. Le mai 1968 de la Nouvelle droite, ouvrage collectif, Le Labyrinthe, 1998. L’expression « flâneur salarié » est de l’écrivain Henri Béraud. 6. Certains sont présentés de façon un peu ronflante, comme Robert ImbertNergal, président de l’Union rationaliste (mais de sa section de Nice), et « inspecteur de l’enseignement primaire honoraire ». 7. N° 11 de la revue Nouvelle École, de janvier-février 1970. En ce qui concerne Gayre, voir Michael Billig, L’Internationale raciste, op. cit., p. 92. 8. Témoignage écrit de Jean-Claude Valla. 9. Valeurs actuelles, n° 1823, du 8 novembre 1971. 10. Archives de l’auteur. 11. Direction Propagande, circulaire aux cadres n° 23, du 18 janvier 1973. Archives de l’auteur.
Les correspondants français d’Aginter-Presse Si Alain Madelin a commencé sa conversion au libéralisme sous la double égide de l’ALEPS, Association pour la liberté économique et le progrès social, et de l’IHS, Institut d’histoire sociale, et décidé de mettre les bouchées doubles pour obtenir son certificat d’avocat, d’autres anciens d’Occident n’ont pas encore renoncé à l’activisme. Dès l’automne 1968, quelques-uns se rallient à L’Élite européenne. Parmi eux François Duprat, Philippe Asselin ou Xavier Raufer, dit « Bonne Soupe ». L’Élite européenne, c’est avant tout un journal qui se veut œcuménique et prône l’unité des nationalistes. On y trouve, aux côtés des anciens d’Occident, des transfuges de la défunte Europe Action comme Pierre Pauty, mais ses promoteurs sont principalement des « solidaristes », des nationalistes qui prêchent une « troisième voie », entre capitalisme et marxisme, inspirée à la fois de la doctrine sociale de l’Église et des thèses solidaristes du radical et franc-maçon Léon Bourgeois. Le responsable en titre d’Élite européenne, Joël Freymond, aujourd’hui un des meilleurs spécialistes des mécanismes boursiers, appartient au Mouvement jeune révolution (MJR). L’Élite européenne marque en fait le retour des hommes du capitaine Pierre Sergent, rentré en grâce depuis les événements de mai. Ceux qui dirigent en coulisse le MJR sont les archétypes de ces « comploteurs mythomanes » que dénonçait, à sa sortie de prison, Dominique Venner. Car le MJR n’est rien d’autre qu’un vestige de l’OAS-métropole. Un appendice légal, de « surface » selon la terminologie employée dans le milieu, comme l’a
été L’Esprit public, le journal de Philippe Héduy et d’Hubert Bassot, 1 fondé sur ordre de l’OAS pendant la guerre d’Algérie . Devenue CNR, Conseil national de la révolution, en 1963, l’armée secrète a 2 survécu, dans l’ombre . Ranimant peu à peu, à partir de 1964, ses réseaux qui tournaient à vide, ses dirigeants croyaient alors qu’une révolution qui déposerait le régime gaulliste par la force était encore possible et que l’OAS devait être maintenue dans cette perspective. Le CNR a recruté de nouveaux partisans dans les milieux maurassiens et parmi les jeunes adeptes de la clandestinité, fascinés par l’activisme de l’OAS. En 1965, les dirigeants du CNR ont été sollicités lors de la campagne présidentielle. Hubert Bassot sert d’intermédiaire entre les centristes de Jean Lecanuet et la direction, en exil à Bruxelles, de l’OAS dont il s’agit d’obtenir le soutien à la candidature de Lecanuet. C’est en 1966 que les frères Kayanakis, Jean Caunes et Yves Guillou, alias Guérin Sérac, ont créé le MJR. Aussitôt l’ont rejoint quelques membres d’Occident en rupture de ban, dont Jean-Gilles Malliarakis, ou des anciens de « la e bande du XV » comme Alain Boinet et Philippe Lemoult. Ils consolident le petit groupe d’anciens de la défunte OAS-métropole jeunes, l’OMJ, dirigée jusqu’en 1962 par le futur ministre giscardien, Jacques Douffiagues. Parmi eux, Jean-Pierre Stirbois, Michel Schneider, un ancien de la FEN du Sud-Est, Bernard Antony ou encore Michel Collinot 3. Ils deviendront au début des années 80 des cadres dirigeants du Front national, formant son aile gauche et populaire. Stirbois sera même considéré, jusqu’à sa mort accidentelle le 5 novembre 1988, comme un rival sérieux de JeanMarie Le Pen. En janvier 1968, Nicolas Kayanakis en est le porteparole officiel et l’un des principaux dirigeants avec Jean Caunes. Membre, dès ses débuts, de l’OAS, arrêté, incarcéré puis évadé en décembre 1962 de la prison de Mont-de-Marsan, cet ancien
lieutenant parachutiste est un monarchiste, tendance Action 4 française (AF) . À l’automne, alors que de nombreux exresponsables de l’OAS ont été libérés après les événements, le MJR a trouvé un imprimeur et un local, et lancé L’Élite européenne dont le premier numéro paraît en novembre 68, c’est-à-dire au moment où Occident est officiellement dissous. Imprimée en bichromie, L’Élite européenne dispose de moyens. Dans ses colonnes, on retrouve les annonceurs traditionnels de la presse d’extrême droite, Découvertes de Jean Haupt, le traducteur des œuvres de Salazar, Politique Éclair, dirigé par l’ancien des réseaux anticommunistes de Jean Dides, Jean-Baptiste Battini, alias André Baranès, Lectures françaises de Henry Coston, Rivarol ou encore Défense de l’Occident, de Maurice Bardèche. Mais également un annonceur jusqu’ici inconnu, Aginter-Presse. C’est la première fois que cette très spéciale agence de presse fait paraître des encarts en France. Le Contrepoison, le journal des Jeunesses populaires et sociales (JPS) de Roger Holeindre, a publié lui aussi de ces encarts. En échange d’un abonnement modeste, AginterPresse adresse à ses abonnés un bulletin ronéotypé plus ou moins étoffé et des études documentaires. Elle affirme posséder un réseau de correspondants à travers le monde. À Paris, elle est en contact avec Joël Freymond, le directeur de L’Élite européenne, ou encore Jean-Pierre Stirbois, tous deux membres du MJR. Le 23 mai 1974, alors que la « révolution des Œillets » a renversé le régime dictatorial de Marcello Caetano (le successeur de Salazar), la « commission de démantèlement de la Pide », la police politique portugaise, perquisitionne les locaux d’Aginter-Presse à Lisbonne. La presse évoque la découverte d’une « centrale néonazie » aux ramifications internationales. En fait, il s’agit de tout
autre chose. Selon le responsable de la commission d’enquête, les activités d’Aginter-Presse s’apparentent à la fois à celles d’une « officine d’espionnage couverte par les services secrets portugais, d’un centre de recrutement et d’entraînement de mercenaires et d’un centre stratégique de subversion politique lié à des groupes fascistes internationaux ». À quoi il faut ajouter qu’Aginter chapeaute deux appendices politiques : « Ordre et Tradition » et « Organisation d’action contre le communisme international ». C’est l’une des opérations de reconversion les plus réussies des anciens de l’OAS. Aginter-Presse a partie liée avec à peu près toutes les agences de renseignement occidentales. Elle a même passé des accords particuliers avec les réseaux de Jacques Foccard, le monsieur Afrique du général de Gaulle. Créée en septembre 1966 (quelques mois à peine avant le MJR) par un groupe d’exilés français, anciens de l’OAS et de la collaboration, Aginter-Presse sera initialement une entreprise cent pour cent française. Les principaux rédacteurs de son bulletin sont l’écrivain pied-noir Jean Brune et le théoricien du corporatisme et ancien de l’OAS Henri le Rouxel, qui fera paraître jusqu’à sa mort, en 1973, un petit bulletin intitulé Convergence occidentale. Le directeur d’Aginter-Presse est un certain « Ralf Guérin Sérac », de son vrai nom Yves Guillou, l’un des fondateurs occultes du MJR 5 avec Nicolas Kayanakis, Gérard Bouchet et Jean Caunes . Yves Guillou a combattu en Corée puis en Indochine avant d’être envoyé en Algérie, couvert de médailles et de décorations, affecté au 11e Choc avec le grade de capitaine. Il passe à l’OAS et prend la tête d’un de ses commandos dans la région d’Oran avant de s’enfuir en Espagne après l’indépendance et de rallier le directoire du CNR de Georges Bidault. Mais c’est au Portugal qu’il conçoit son projet d’organisation anticommuniste internationale. Il y prend le nom de
Ralf Guérin Sérac et devient, eu égard à ses compétences, instructeur des « chemises vertes » de la Légion portugaise. Il est alors rejoint par d’autres anciens de l’OAS ou des proscrits de la Libération comme Robert Leroy, un ancien de la Waffen SS. Récupéré dans les années 60 par les services de l’OTAN, ce dernier accomplira une mission d’infiltration dans un petit parti prochinois suisse dans le but de collecter des informations sur les milieux de l’immigration portugaise. Mais Leroy sera surtout impliqué dans la « stratégie de la tension », c’est-à-dire la vague d’attentats meurtriers qui a frappé l’Italie à la fin des années 60. Une stratégie justement élaborée par Guérin Sérac avec l’aide de ses « correspondants » italiens. En 1966, ce groupe de Français de l’extrême droite maurrassienne, experts en renseignement et en lutte antisubversive, a trouvé un terrain d’entente avec la Pide. Celle-ci envisage de créer en Afrique un service de renseignement destiné à surveiller les activités des mouvements de libération des colonies portugaises. Un contrat en bonne et due forme est conclu entre les deux parties, et signé. Dans cette affaire, la police secrète salazariste sert d’intermédiaire aux ministères de la Défense et des Affaires étrangères portugais qui sont les véritables commanditaires et bailleurs de fonds d’Aginter-Presse. L’agence sert donc de couverture officielle à une entreprise d’espionnage et d’infiltration d’agents dans les pays africains. Elle a des bureaux dans de nombreuses métropoles africaines et européennes. En 1967, la plupart de ses responsables appartiennent au gratin des milieux nationalistes et néofascistes : au Portugal, Zarco Moniz Ferreira, le chef de la Joven Portugal, ancien correspondant de la revue Europe Action, Hugues Stéphane Hélie, un ancien militant de la FEN ou encore Pierre Sergent, le dernier chef de l’OAS, et surtout parrain du
MJR. Aginter-Presse collabore avec d’autres agences du même style comme l’agence italienne Oltremare de Giorgio Torchia, ancien responsable de la section extérieure du Front universitaire d’action nationaliste (le FUAN), branche jeune du MSI (Movimiento sociale italiano), ou l’agence FIEL, néofasciste, dirigée à Rome par un dirigeant d’Ordine nuovo. Joël Freymond, le directeur de L’Élite européenne et membre du MJR, est lui-même le correspondant en France de la revue du MSI L’Italiano, dont le rédacteur en chef est un certain Guido Giannettini, présenté comme un francophile, arrêté en Espagne en 1961 aux côtés du dirigeant de l’OAS Pierre Lagaillarde. Giannettini ne se contente pas d’être un amateur éclairé des « hussards » des lettres françaises, Roger Nimier ou Antoine Blondin, ou une sorte d’agent de liaison de l’OAS en Italie. C’est avant tout un idéologue, un théoricien et un homme du renseignement. En 1964, considéré comme un des experts les plus avisés de la lutte antisubversive, il est reçu dans des académies militaires américaines pour y faire des conférences et il représente l’état-major italien à certaines réunions de l’OTAN. Ses conseils éclairés lui valent, le 18 octobre 1966, d’entrer dans les services secrets italiens, d’abord au Bureau R (espionnage extérieur) du SID (Servizio informazioni difeza), avant d’être transféré en juillet 1967 au Bureau D (contre-espionnage). Il y rédigera plus de 130 rapports. Sa mission consiste à espionner les organisations d’extrême gauche, à les infiltrer pour obtenir des informations, mais aussi dans le but de les manipuler. C’est la base de la « stratégie de la tension », élaborée justement durant cette période. Un document non signé, découvert dans les archives d’Aginter-Presse en 1974, en définit les principes :
« La première partie de notre action politique doit être de favoriser l’installation du chaos dans toutes les structures du régime […]. La première action que nous devons déclencher, c’est la destruction des structures de l’État sous le couvert de l’action des 6 communistes et des prochinois . » Ce texte a été écrit à partir de nombreuses notes adressées par les correspondants d’Aginter-Presse à Guérin Sérac. Parmi eux, Guido Giannettini, un de ses collaborateurs italiens. Ce dernier n’est pas le seul dirigeant néofasciste à collaborer avec les services secrets. Au cours de l’été 1966, Pino Rauti, le fondateur d’Ordine nuovo, groupe plutôt proche de la FEN et de l’extrême droite radicale française, devient un informateur du SID. Les néofascistes ont compris quel parti ils pouvaient tirer d’une collaboration étroite avec les services spéciaux. Comme le disait en 1951 le chef du département d’État américain, Allan Dulles, le monde libre n’a qu’un ennemi, le communisme. Les nationalistes ont donc une carte à jouer face au monde soviétique et à la subversion internationale. Ne bénéficiant le plus souvent que d’une base sociale limitée, plutôt isolés politiquement, les néofascistes trouvent des alliés naturels et de poids dans les services secrets. Notamment le SID, tout particulièrement contrôlé par les services américains. Giorgio Torchia, qui est directeur de l’agence Oltremare et un des dirigeants du FUAN, a été l’artisan de cette collaboration. Dès 1965, le SID a organisé, sur le thème de la guerre révolutionnaire, une conférence qui marque le début de l’entrée massive des néofascistes dans les services spéciaux italiens. À l’époque sont créées Aginter-Presse mais aussi la Ligue mondiale anticommuniste. Pino Rauti et Guido Giannettini exercent alors une indiscutable influence sur le monde du renseignement par leurs théories sur « l’action psychologique ». En France, peu auparavant,
le général Lionel Max Chassin, membre de la Cité catholique, auteur 7 d’un livre consacré à La Conquête de la Chine par Mao Tsé-toung , a eu lui aussi une grande influence au sein du Bureau des services militaires français d’Action psychologique. Les opérations envisagées relevaient de la manipulation, de l’assassinat politique, de l’attentat de provocation. L’action psychologique est là pour frapper les esprits et créer un climat d’instabilité et de terreur. Il s’agit aussi de recourir aux méthodes de l’adversaire, de les copier et de les retourner contre lui. Contre-terrorisme et manipulation de groupe terroriste : la guerre d’Algérie aura été dans ce domaine un laboratoire. C’est pour cela que les anciens de l’OAS, issus souvent des services spéciaux français ou des unités d’élite de l’armée, ont en la matière une réputation d’expert. Cette stratégie du désordre et du chaos avait déjà été utilisée par les phalangistes en 1936, peu avant le soulèvement national franquiste. Jusqu’à quel point cette influence s’est-elle fait sentir ? En 1974, la justice italienne a apporté en partie la réponse à cette question. Elle enquête depuis près de cinq ans sur les attentats à la bombe du 12 décembre 1969 qui se sont produits simultanément à Milan et à Rome. L’attentat de Milan a fait à lui seul seize morts et quatre-vingtdix blessés. Depuis le 3 janvier 1969, 145 attentats ont eu lieu en Italie, en moyenne douze par mois. La police et le parquet vont alors tout faire pour incriminer des petits groupes anarchistes. Des militants sont arrêtés et inculpés, l’un d’eux est défenestré au quartier général de la police. Lorsque la justice s’oriente enfin vers la piste d’extrême droite, plusieurs suspects décèdent dans des circonstances mystérieuses ou ont été liquidés depuis les attentats. L’opiniâtreté de certains magistrats finit par balayer la théorie de la piste anarchiste 8. En 1974, le nom de Guido Giannettini apparaît
alors au premier plan, au milieu d’un tissu d’intrigues fomentées par les services secrets italiens mêlés eux aussi à la stratégie de la tension et aux attentats de décembre 1969. Giannettini, qui travaille alors au quotidien du MSI, le Secolo d’Italia, comme chroniqueur spécialisé dans les questions militaires, doit s’enfuir précipitamment. Son officier traitant l’accompagne à l’aéroport de Fiumicino et lui remet trois millions de lires. Le 24 mars 1974, Giannettini se réfugie en France où il accorde une interview au magazine italien, Expresso, 9 dans laquelle il reconnaît avoir agi pour le compte du SID . Bien qu’il soit l’objet d’un mandat d’arrêt international pour participation au massacre du 12 décembre 1969, Giannettini réside à Paris, à l’hôtel 10 Claridge, sous sa propre identité . Le 20 juin, le président du Conseil Giulio Andreotti reconnaît que Giannettini était bien un 11 informateur rémunéré des services secrets italiens , sous les ordres du général Gianadelio Maletti, alors responsable du contreespionnage du SID. Le 8 août, expulsé discrètement de France, où quelques jours plutôt il a déjeuné avec un ancien dirigeant d’Europe Action, Giannettini se constitue prisonnier à l’ambassade d’Italie, à Buenos Aires. Une mise en scène semble-t-il arrangée à l’avance. 12 Son procès s’ouvrira en mars 1977 . La plupart des auteurs des attentats de 1969 appartenaient au SID et avaient des liens avec Aginter-Presse. Le général Gianadelio Maletti, responsable du service de contre-espionnage militaire jusqu’en 1975, apporte des précisions. Condamné à quatorze ans de prison pour entrave à la justice dans l’enquête sur l’attentat de la piazza Fontana, il vit en exil en Afrique du Sud. Selon lui, les explosifs ayant servi contre la Banque de Milan en 1969 (qui ont fait seize morts et des dizaines de blessés) auraient été fournis par les services de renseignement américains. « Agissant selon les directives de son gouvernement de l’époque, explique-t-il, la CIA
voulait créer un nationalisme italien susceptible d’empêcher un glissement à gauche [du pays], quitte à avoir recours à un terrorisme 13 d’extrême droite . » Selon Maletti, ces explosifs avaient été expédiés d’Allemagne au « groupe paramilitaire néofasciste Ordine nuovo 14 ». Malgré les démentis de la CIA, les services américains ont été durant cette période les promoteurs de la stratégie de la tension, concoctée par Aginter-Presse dès 1966 et couverte 15 jusqu’au sommet de l’État italien . Les liens entre les extrêmes droites française et italienne sont anciens. Ils remontent à l’époque mussolinienne, au rôle des services italiens dans le financement et l’armement de la Cagoule, du PPF, du Courrier royal, du Parti franciste ; ils ont été renoués après guerre au congrès de Malmö en 1951, où le MSI forme une alliance européenne avec des groupes français, belges et suédois. Lors de la guerre d’Algérie ils se sont renforcés, qu’il s’agisse d’un soutien direct à l’OAS ou de liaisons entre organisations étudiantes italiennes ou françaises. La plupart des mouvements envoient des militants assister aux camps écoles de la FEN, des Allemands, des Belges, des Italiens. Au cours de cette période, ces échanges prennent un caractère personnel et organisationnel. À partir de 1968, les dissidents d’Occident vont leur redonner une certaine densité. L’Élite européenne soigne plutôt ses relations avec les Portugais d’Aginter-Presse et Alain de Benoist les individualise en renouant des contacts avec les militants qui ont suivi, comme il dit, des « évolutions comparables aux siennes ». Un autre mouvement issu de l’après-mai va développer et sceller des liens plus étroits, plus fusionnels avec les Italiens. Jeune Europe apparaît à la suite de la dissolution d’Occident en novembre 1968, défend des thèses « antisionistes », anti-Yalta, proches de celles de
la FEN et d’Europe Action, dénonce le capitalisme apatride. Elle va vite se tourner vers le MSI italien, auprès duquel elle trouve une aide politique et matérielle. Le mouvement néofasciste italien imprime ses affiches. Les principaux animateurs de Jeune Europe sont Nicolas Tandler, celui qui a conduit Madelin à la centrale d’Albertini et qui sera le dernier trésorier d’Occident, Patrick Mahé, actuel directeur de la rédaction de Télé 7 Jours et ancien de la FEN, Jean-Pierre Richaudeau et Yann Beuzec, de son vrai nom Jean Piccolec, 16 aujourd’hui éditeur . Jeune Europe aura une existence courte et agitée. Si Nicolas Tandler entretient des contacts suivis avec Gianfranco Fini, responsable des jeunes du MSI, et un des dirigeants actuels de la droite italienne, il en a noué d’autres plus inattendus dans certains milieux d’extrême gauche, comme par exemple avec L’Idiot international de Jean-Edern Hallier. Jeune Europe oscille entre la rhétorique de l’extrême gauche et celle de l’extrême droite : mai 68 est passé par là. Tandler prendra la défense, dans les colonnes de Pour une jeune Europe, des deux directeurs du journal maoïste La Cause du peuple, poursuivis et incarcérés, ou celle du lycéen Gilles Guiot, violemment frappé par les brigades spéciales de la police parisienne. Jeune Europe va aussi se singulariser sur la question nationale. Le mouvement, qui brasse les héritages du Belge Jean Thiriart, d’Europe Action et d’Occident, a fait de « l’ethnisme » son credo. Poussé jusqu’au paradoxe, il se confond avec le soutien au régionalisme, à l’autonomisme et au séparatisme pur et simple. La question bretonne, à laquelle Patrick Mahé accorde un intérêt particulier, conduit Jeune Europe à envoyer en Irlande des volontaires pour l’IRA. Le nationalisme breton, jumeau celte de celui des Irlandais, a toujours penché vers l’extrémisme de droite 17. Mais
le « nationalisme révolutionnaire » que Jeune Europe impulse l’amène à prendre des positions de plus en plus hétérodoxes. Un de ses dirigeants, Jean-Pierre Richaudeau, et un autre de ses militants de premier plan, Jean-Louis Lin, se convertissent au marxisme et passent avec armes et bagages à Poble d’Oc, un mouvement 18 d’extrême gauche partisan d’une Occitanie indépendante . Jeune Europe voulait accompagner le « réveil des nationalités », mais son positionnement ambigu suscite plusieurs ruptures consécutives au sein du groupe. Sans doute réunit-il les militants les plus ébranlés par mai 68. Et peut-être aussi les plus activistes – des partisans de la lutte armée. En 1971, Nicolas Tandler met un terme à l’expérience et dissout Jeune Europe, qui de toute façon lui avait déjà échappé.
1. Entretien avec Nicolas Kayanakis et entretien avec Raoul Girardet, qui a été l’un des principaux collaborateurs de L’Esprit public, le 13 octobre 2003. 2. Les initiales CNR ont d’abord été celles de Conseil National de la Résistance, créé en 1942, organisme dont Georges Bidault fut président à la suite de Jean Moulin, avant de devenir des années plus tard un partisan de l’Algérie française. 3. Jean-Pierre Stirbois, L’avenir nous appartient, éditions National-Hebdo, 1988, p. 23-24. 4. Entretien avec Nicolas Kayanakis. 5. Entretien avec Nicolas Kayanakis. 6. Voir L’Orchestre noir, op. cit. 7. « Petite collection Payot », 1963. 8. Voir notamment L’État massacre, Champ Libre, 1971, enquête réalisée par des militants d’extrême gauche italiens qui, dès cette époque, avaient levé le voile sur la stratégie de la tension, livré les noms des coupables présumés et disséqué les entreprises de manipulation de l’extrême droite
au sein des mouvements anarchistes et « nazimaoïstes ». Voir aussi L’Orchestre noir, op. cit. 9. L’Orchestre noir, op. cit., p. 195. 10. L’Europeo, juillet 1974. 11. Il Mondo, 20 juin 1974. 12. L’Expresso du 27 mars 1977. Guido Giannettini a été condamné pour appartenance à une « association subversive » à quatre ans de prison le 23 février 1979. Après plusieurs appels et un passage devant la Cour de cassation, sa condamnation a été confirmée le 12 juin 1982. 13. The Guardian, 26 mars 2001. 14. Dépêche Reuters, Rome, 6 août 2000. 15. Les implications de certaines fractions de l’État dans cette stratégie de la tension seront également révélées après la découverte de deux autres scandales qui ont touché l’Italie dans les années 80 et début 90, la loge P2 et les réseaux Gladio. 16. Entretien avec Nicolas Tandler. 17. Sur cette question du nationalisme révolutionnaire et le soutien aux luttes d’émancipation nationale, la Nouvelle Action française connaîtra elle aussi une évolution, que ce soit sur la question irlandaise ou sur la « cause basque ». 18. Jean-Louis Lin mourra en juin 1978 dans de curieuses circonstances, noyé accidentellement selon la justice, noyé par des barbouzes, selon son comité de soutien de l’époque. Voir Poble d’Oc du 15 octobre 1978, n° 32.
Les gudards reprennent l’étendard d’Occident Alain Robert continue après 68 de porter le flambeau d’Occident. Il était l’âme du mouvement, il l’incarne d’autant plus depuis le départ de Madelin et le retrait de Longuet. Bien sûr, après la destruction à l’automne 68 de la librairie maoïste de la rue Gît-leCœur, il redoutait la dissolution, mais elle l’a tout de même surpris – comme il l’a été d’être embarqué une fois de plus au saut du lit par la police. Cela dit, ni lui ni aucun autre militant ne seront poursuivis comme l’ont été les chefs des mouvements d’extrême gauche dissous en juin 68. Dans les semaines qui suivent, Alain Robert ne reste pas inactif. Il pense que la situation est favorable à son courant. Selon le principe que les extrêmes se bâtissent l’un l’autre de façon dialectique, une extrême gauche en pleine expansion ne peut que stimuler le développement de la droite nationaliste. Le pouvoir UDR a déjà pris des mesures et mis en place ses propres structures. L’Union nationale interuniversitaire, l’UNI, une émanation du SAC, s’apprête à remplir un rôle que Robert considère comme dévolu à son mouvement : contrer les gauchistes dans les facultés et les lycées. Il rumine encore la décision qui a été prise de rejeter l’offre des « services » pendant les événements de mai. Si l’on avait accepté, Occident n’aurait certainement pas été dissous et il tiendrait la corde en cette rentrée universitaire dans la lutte antigauchiste. Mais il n’est jamais trop tard pour entreprendre…
Sur qui peut-il compter ? Les querelles des derniers mois ont laissé des traces. Elles ont favorisé la constitution de tendances qui ne reposent pas seulement sur des personnalités plus ou moins charismatiques ou des oppositions de caractères, mais sur des clivages politiques et stratégiques. En fait, Alain Robert ne peut compter que sur sa bande, ses amis fidèles qui le pressent d’ailleurs de faire quelque chose. Au-delà, il n’est sûr de rien. Il les réunit dans e un huit pièces du XV arrondissement, où certains d’entre eux vivent désormais en communauté. Fils de prolo ou de bourgeois, cheveux longs, blouson de cuir noir, ils sont huit à partager le loyer. Fin 68, la bande à Robert va y définir les contours de sa reprise d’activités. Ont répondu présent Robert Allo, un ancien de la FEN toujours resté en contact avec Occident, Jack Marchal, Marie-Françoise David, Gérard Écorcheville, Roland Poynard, Gérald Penciolelli, Pierre-Marie Lemasson, fils de magistrat bagarreur et allumé, qui mourra plus tard du sida, Hervé Novelli, Jean-Noël Prade, futur avocat d’affaires international ou encore Thierry Besnard-Rousseau. Les débats vont se prolonger tard dans la nuit, au milieu des canettes de bière et des morceaux de pizza refroidie, dans une atmosphère âcre de tabac froid. Alain Robert explique son projet. Il veut reconstruire un mouvement sur des bases solides, à partir de ce qui existe déjà. Il refuse de disperser ses maigres forces dans des stratégies fumeuses de noyautage d’associations étudiantes, qui ont prouvé leur totale inefficacité en mai 68. Il faut les concentrer et former un solide noyau nationaliste en milieu étudiant. Et s’en servir ensuite de levier. La faculté d’Assas, qui a déjà donné lieu à tant d’âpres combats depuis sa création, lui servira de niche – même si la plupart des participants à la réunion n’y sont pas inscrits. Pour Robert il faut jouer le jeu de la réforme Faure, du nom du nouveau ministre de l’Éducation nationale Edgar Faure, destinée à
lâcher un peu de lest dans l’université et que les gauchistes ont décidé de boycotter ; il faut participer aux élections des représentants pour les conseils d’université. À titre amical, Gérard Longuet a déjà rédigé la plate-forme politique du futur mouvement. Par son mariage, il est entré dans une grande famille bourgeoise et, tout en poursuivant ses études, il s’apprête à rejoindre le service de presse du CNPF. Son texte paraît à beaucoup timoré et bien éloigné des anciens programmes nationalistes, plus tranchants et musclés. Aucune importance. Il s’agit avant tout de remporter le maximum de suffrages ; il n’est donc pas nécessaire d’effrayer inutilement les étudiants. Mieux vaut avancer masqué. Pour ce qui est du futur groupe, Robert propose « Union droit ». Certains font la moue. Ils ne retrouvent pas le côté pétant d’Occident. Union droit leur paraît aussi plat que le programme de Longuet. C’est mieux que rien. D’ailleurs, il ne tardera pas à devenir Groupe Union droit, le GUD comme le baptiseront ses adversaires, les étudiants communistes de l’UNEFRenouveau. À l’aube, Robert a vendu son projet. Côté logistique, le GUD disposera à Assas d’un local, d’un téléphone et de quelques moyens pratiques pour mener sa campagne. Il n’y a plus qu’à se mettre au travail, les élections doivent avoir lieu à la fin du mois de février 1969. Alain Robert et sa bande optent pour une campagne à l’américaine, genre kermesse et tape-à-l’œil, ce qu’il y a de mieux pour endormir la méfiance des étudiants. Des ballons roses, des badges, des affiches, des tracts, des panneaux d’affichage attractifs. Certains n’ont pas oublié la campagne Tixier en 1965, sa caravane, son « cirque », ses gadgets… Il ne manque aux gudards que des canotiers à ruban tricolore pour se donner des airs de conventionnels américains. Ils se contenteront du costard-cravate. Le GUD mène une campagne bon chic bon genre, qui devrait plaire
à la clientèle bourgeoise de la faculté de droit. Le 25 février 1969, le GUD remporte près de 15 % des voix à Assas. La modération de façade a payé. Comme dit Roland Poynard : « On a arnaqué tout le 1 monde en se faisant passer pour de gentils étudiants . » Le GUD a même bénéficié d’un petit coup de pouce : lorsqu’une de ses listes risquait d’être invalidée, Maurice Duverger a volé à son secours. Professeur de droit, éditorialiste au Monde, ce mandarin éprouve une sincère admiration pour Gérard Longuet, un étudiant qu’il juge 2 « brillantissime ». Ce succès électoral, qui ne se limite pas à Assas, dope Alain Robert et ses amis, désormais impatients de repartir à l’assaut des facultés et des lycées. Ils ont hâte de reconquérir les positions perdues à la suite des événements de mai. Car pour les gudards, il n’existe qu’une façon de combattre l’ennemi marxiste : l’affronter physiquement, le bâillonner, le faire taire, l’obliger à raser les murs. Sauf que les rapports de force ont changé et que les nationalistes se sont dispersés en chapelles, Jeune Europe, L’Élite européenne, l’Action nationaliste, les Jeunesses patriotiques et sociales, l’Œuvre de Pierre Sidos, sans parler des maurassiens, eux-mêmes divisés à la suite d’une scission qui a donné naissance à la Nouvelle Action française en 1968… Les chefs de ces différents groupes (exceptés les maurassiens anciens et néos) se mettent d’accord pour s’unir lors d’opérations combinées, comme Occident et la FEN le faisaient au temps d’Europe Action. Les premières manœuvres « unitaires » ont lieu à Sciences po, où le groupe le plus puissant est celui de Jean-Gilles Malliarakis, l’Action nationaliste ; Alain Robert a placé sous son commandement quelques militants du GUD, dont William Abitbol, futur dirigeant du RPF de Charles Pasqua, qui a refusé de suivre son ami Volyner en 1967, après la guerre des Six Jours, quand ce dernier a préféré quitter Occident.
Mallia organise un meeting rue Saint-Guillaume qui donne lieu à de violents affrontements. Ce sont les premiers d’une courte série, sur fond de campagne référendaire. Les Français sont appelés en effet à se prononcer sur un projet de régionalisation. Le 2 mai 1969, trente militants du GUD envahissent le lycée Louis-le-Grand, situé face à la Sorbonne, boulevard Saint-Michel, et devenu un des bastions de l’extrême gauche lycéenne. Avec des militants des JPS de Roger Holeindre et de l’Action nationaliste de Jean-Gilles Malliarakis, l’assaut est donné. Mais l’affaire tourne mal, et un militant de gauche perd une main dans l’explosion d’une grenade que les nationalistes ont lancée dans leur retraite. Malliarakis, qui s’est imprudemment attardé sur les lieux, est assommé. La police le ramasse étendu dans le caniveau avant de le conduire quai des Orfèvres. Une rafle d’envergure décime les rangs nationalistes, tandis que Roger Holeindre et Jean-Gilles Malliarakis sont incarcérés. En guise de représailles, le 5 mai, l’extrême gauche envahit la faculté d’Assas et en expulse les militants du GUD, qui se replient à Sciences po où ils attendront jusqu’au 27 mai la libération de Malliarakis. Entre-temps, Robert et ses gudards ont réfléchi. La rentrée 68 a montré que la marge d’action des nationalistes était étroite. Occident a été dissous. Alain Robert ne veut pas subir de nouveau les foudres du pouvoir. Aussi décide-t-il de mettre une sourdine aux opérations commando et entreprend-il de rassembler les forces nationalistes pour créer l’embryon d’un parti autour duquel la mouvance pourrait se fédérer. Le GUD en constituerait l’armature, malgré ses maigres effectifs ; l’important est de donner l’impulsion. Si Alain Robert passe pour un organisateur hors pair et un meneur d’hommes, il n’a ni l’envergure ni la carrure intellectuelle suffisante pour diriger un parti. Il le sait. Il lui faut trouver des personnalités qui compenseront le départ des deux boîtes à idées
d’Occident, Madelin et Longuet, et qui aient leurs capacités d’analyse et leur surface intellectuelle. Alain Robert ne voit guère, dans un premier temps, que François Duprat. Depuis 1967, il est persona non grata dans le milieu militant. On l’évite, on se méfie de lui. Mais Alain Robert a du sens pratique : n’a-t-il pas assuré à ses camarades d’Occident qu’à son retour d’Afrique François Duprat n’était plus le même homme ? Qu’il n’était plus flic ? Même s’il l’a exclu quelques mois plus tard, après l’affaire de Rouen. « Le Verrat » continue d’écrire dans Rivarol et Défense de l’Occident, et s’est consacré ces derniers mois aux comités propalestiniens qu’il a lancés avec ses amis du PPS syrien, et aux cadres de l’UDR auxquels il donne des cours sur le nouvel ennemi gauchiste. Il collabore également au comité France Nigeria, où son travail de « lobbyiste » consiste à distribuer des enveloppes à des 3 parlementaires français . Quel que soit le rôle trouble qu’il ait joué en 1967, Alain Robert a besoin de lui. Il s’invite à sa table, par surprise, dans un petit restaurant du Quartier latin. Duprat, dit-on, sursaute. Robert lui propose de tirer un trait sur le passé, de conclure la paix des braves. Duprat ravale sa morgue et accepte d’être le nouveau doctrinaire du mouvement. Mais il suggère à Robert d’être modeste dans ses ambitions et prudent. Le pouvoir acceptera une ligne antigauchiste qui cadre avec ses intérêts, mais il ne tolérera pas un activisme tous azimuts. Duprat n’a aucun mal à le convaincre d’adopter momentanément une ligne politique plus mesurée. Ordre nouveau entre en gestation au cours de l’automne 69. Le sigle est la traduction littérale d’Ordine nuovo, le mouvement activiste néofasciste italien. C’est aussi la formule choc du dictateur indonésien Suharto, qui invoque volontiers l’instauration d’un « ordre
nouveau » depuis le putsch de 1965 qui l’a porté au pouvoir. On retrouve enfin l’expression dans les chants des ligues d’avant-guerre et dans une chanson de la LVF. Il n’y a pas eu vraiment d’hésitation. Certains surveillent attentivement l’évolution du projet. C’est le cas de Jean-Jacques Susini, un des anciens chefs de l’OAS et exmenbre de Jeune Nation, qui s’est illustré dans les dernières heures de l’Algérie française en négociant avec le FLN une chimérique partition. Il aurait aussi servi d’intermédiaire entre l’OAS et les groupes pétroliers et gaziers, inquiets de la campagne de sabotage menée par les ultras, et promis que les puits et les raffineries ne seraient pas touchés par les attentats. Robert l’a rencontré à plusieurs reprises, au cours de l’année 1969, lors des nombreuses « tables rondes » autour desquelles les nationaux ont discuté de leur avenir. Robert y a retrouvé aussi des anciens d’Occident, comme les dirigeants de Jeune Europe, Tandler et Richaudeau, de L’Élite européenne, Philippe Asselin et Xavier Raufer… Il a même rencontré Albertini boulevard Haussmann. Ce dernier suit avec attention ce qui se déroule sur la scène nationaliste comme il l’a toujours fait. Dans un document qui circule anonymement dans les milieux nationalistes, un « Groupe d’anciens cadres et militants des combats pour l’Algérie française » prétend qu’à la rentrée 68 le directeur d’Est et Ouest aurait disposé « de quelque 300 millions d’anciens francs à seule fin de tisser une toile politico-policière destinée à coiffer, pour les encadrer, les nationalistes français, sous 4 prétexte d’anticommunisme ».
1. Entretien avec Roland Poynard. 2. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 3. Grégory Pons, Les Rats noirs, op. cit.
4. Archives de l’auteur.
Ordre nouveau à l’ombre des « services » Le 10 décembre 1969, Robert et ses amis veulent donner un coup de projecteur sur leur nouveau mouvement et ont réservé la e salle du cinéma Le Lambert, dans le XV arrondissement de Paris. Ils espèrent bien remplir les 300 places… Mais, à 2 heures du matin, une bombe explose contre la façade du cinéma et le meeting doit être improvisé en pleine rue. Cependant, l’extrême gauche, qui a probablement commis l’attentat, n’est pas la seule à mettre des bâtons dans les roues du nouveau mouvement. À deux reprises, la préfecture de police interdit les réunions publiques annoncées par Ordre nouveau. Puis elle finit par autoriser un meeting le 13 mai 1970 à la Mutualité, auquel Alain Robert veut donner un éclat particulier. Il rêve d’une belle tribune avec des écrivains, des représentants de tous les mouvements, des délégations étrangères. Il veut en faire un événement. Peu avant le 13 mai, des milliers d’affiches couvrent les murs de Paris et de sa banlieue. Autant de tracts sont distribués. Tous les militants ont été mis à contribution. Les responsables de la propagande apportent un soin particulier à la décoration de la salle. Des calicots, des affiches un peu partout. Derrière les orateurs, on a dressé une tenture géante frappée d’une croix celtique noire et du sigle Ordre nouveau dont la calligraphie a été créée par Frédéric Brigaud, futur pensionnaire de la Casa Velasquez, sculpteur et professeur à l’École nationale des arts appliqués. C’est l’un des rares artistes à avoir transité par le mouvement.
À Ordre nouveau, Jack Marchal, Catherine Barnay et Gérald Penciolelli ont été chargés de la « direction artistique », intégrée au pôle « agit-prop » supervisé par Gérard Écorcheville. Depuis la rentrée de 69, Jack Marchal dessine des BD géantes, genre dazibaos, que le GUD affiche dans le hall de la faculté d’Assas. Il passe chaque jour en fin d’après-midi deux heures au local étudiant, marqueur à la main. C’est là qu’il illustre l’actualité du milieu universitaire. Peu à peu, Marchal va s’imposer comme le graffiteur d’Ordre nouveau grâce au croquis d’un petit rat, apparu, au départ de façon fortuite dans ses dessins, au milieu d’un tas de détritus. Il n’ignore pas que le rat symbolise à gauche la vermine fasciste, et il s’est mis à le glisser ici et là. De simple clin d’œil, le petit rat est devenu un personnage récurrent. Jusqu’à ce que Gérard Écorcheville, qui coiffe alors la propagande du GUD, lâche en passant : « Hé, ce rat… Mais c’est nous ! » Il n’en faut pas davantage pour que le petit rongeur devienne le personnage central des BD du GUD, puis un logo, un signe de ralliement ou encore un surnom distribué à la première occasion aux uns et aux autres, « Rat 1 d’égout », « Musaraigne » ou encore « Anthracite » . Aujourd’hui, il fait l’objet d’un merchandising ciblé. Le 13 mai 1970, le ban et l’arrière-ban du nationalisme français ont afflué à la Mutualité pour cette soirée de gala du néofascisme français. Dans la salle, Gabriel Jeantet, un nationaliste de longue date, ancien secrétaire général des étudiants d’Action française en 1928, ancien de la Cagoule et chargé de mission au cabinet du maréchal Pétain sous l’occupation. Il a rejoint la direction d’Ordre nouveau, ce qui en a surpris plus d’un. Quel rôle cet intime de Pierre Somveille, directeur de cabinet de Raymond Marcellin, est-il censé jouer là ? Est-il le garant officieux du mouvement ? Il arrive au
moment où la préfecture de police cesse d’interdire les réunions publiques d’Ordre nouveau. À la tribune, Philippe Asselin et JeanGilles Malliarakis qui ont, avec d’autres, participé aux travaux préparatoires d’un Ordre nouveau se voulant aussi œcuménique que L’Élite européenne… Présents aussi François Duprat, Camille Galic, de Rivarol, François Brigneau – de son vrai nom Emmanuel Allot – de Minute, et des délégués étrangers. Le MSI a dépêché pour cette grande messe nationaliste Massimo Anderson, le secrétaire général du Front de la jeunesse ; le Suédois Per Engdahl, un vieil ami de Maurice Bardèche, s’est lui aussi déplacé. Enfin, Jean-François Galvaire préside la réunion. Alain Robert l’a croisé lors de la campagne Tixier en 1965. Depuis l’été 68, les deux hommes se voient régulièrement. Comme il l’a toujours fait, Alain Robert se contente d’avoir apparemment un second rôle. Il a préféré confier la présidence d’Ordre nouveau, « ON », à Galvaire, plus âgé que lui, ce qui donne au mouvement un côté plus sérieux. Avocat, Galvaire a un petit talent d’orateur dont lui-même est dépourvu. Mais Galvaire ne servira pas longtemps de façade. Quelques semaines plus tard, il quitte le mouvement, accusé d’avoir révélé inopportunément des liens entre ON et le Bétar, l’organisation juive d’extrême droite. Le 13 mai, Galvaire trône donc à la tribune de la Mutualité, face à une salle comble. 3 000 personnes ont pris place dans la salle après s’être frayé un chemin à travers un corridor humain, ganté et casqué de noir, armé de matraques. Le lendemain, la presse, tout feu tout flammes, s’interroge sur ce symposium et s’inquiète de cette résurgence du fascisme. C’est le quotidien gaulliste La Nation qui lui consacre l’article le plus virulent : surtitre : « La bêtise est sans honneur », titre : « Réunion du 2 mouvement Ordre nouveau : une coalition de fascistes et d’aigris » .
Alain Robert a de quoi être satisfait. Le lancement d’ON est réussi. Le 14, dans les salons du Lutetia, il réunit son premier congrès. Même s’il n’aura jamais les 3 000 militants qu’il revendique publiquement, le petit groupe qu’il vient de créer suscite la 3 convoitise . Non pour sa doctrine, mais pour son anticommunisme. Il n’y a pas que les chefs d’entreprise à s’inquiéter de la montée de l’extrême gauche. Le gouvernement et son ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, ont fait de la lutte antigauchiste une priorité. Ordre nouveau pourrait y avoir un rôle à jouer. C’est l’avis des hautes autorités policières et de certains cénacles de l’UDR et du SAC, la police parallèle gaulliste. En janvier 1970, quelques mois seulement avant le lancement officiel d’Ordre nouveau, deux huiles du SAC, un ancien adjudant parachutiste et un ancien représentant de la firme Coca-Cola en Algérie, débarquent boulevard de Courcelles, chez Charlie Lascorz, un ancien de la lutte anti-OAS. Ce dernier possède une société, ETEC (Études techniques économiques et commerciales), spécialisée dans l’extorsion de fonds, le trafic d’influence et le trafic d’armes. Les deux émissaires lui proposent de sous-traiter l’opération d’infiltration du mouvement Ordre nouveau qui est en train de se créer. Charlie Lascorz accepte et confie cette mission à son ami Gilbert Lecavelier qui fréquente depuis de longues années 4 Alain Robert et sa bande . En 1968, Lecavelier a tenté en vain d’enrôler Occident dans des groupes antigauchistes, moyennant 200 francs par jour et par personne. On s’en souvient l’offre de services avait semé la zizanie au sein du mouvement. Lecavelier semble être l’homme de la situation. Mais le SAC ne sera pas le seul bénéficiaire de l’opération. Si ETEC est en première ligne et sert de e couverture, on trouve derrière elle la 2 section des RG parisiens, chargée des milieux d’extrême droite. Elle a déjà suivi avec attention
les péripéties d’Occident. ETEC lui permet de procéder au fichage minutieux des militants d’extrême gauche, les étudiants et les lycéens d’Ordre nouveau étant autant d’indics potentiels. Occident leur a déjà permis de récupérer un certain nombre de listes de militants d’organisations d’extrême gauche. Lecavelier ne va pas chercher à entourlouper les dirigeants d’ON. Il prend contact avec Jean-François Galvaire et Jean-Claude e Nourry, un ancien de la bande du XV à qui Robert a confié la direction du SO d’Ordre nouveau. Lecavelier leur révèle ses intentions et mentionne ses contacts avec les RG. Ni l’un ni l’autre ne font d’objection. Robert accepte lui aussi l’offre de services de Lecavelier. Il pense qu’il pourra retourner la situation et se servir de Lecavelier et de ses commanditaires davantage qu’ils ne se 5 serviront de lui – c’est son côté parieur, bluffeur, joueur de poker. Premier résultat positif, après deux essais infructueux : il a pu e organiser le meeting du 13 mai à la Mutualité. La 2 section des RG avait donné son feu vert. Lecavelier devient le « conseiller technique » (sic) du service d’ordre. Grâce aux militants nationalistes, le SAC et les RG vont bientôt se constituer un imposant fichier national des mouvements révolutionnaires. Mais Ordre nouveau ne sert pas qu’à livrer au SAC et à la police des informations sur les gauchistes. ETEC l’utilise aussi, en septembre 1970, lors d’une législative partielle qui oppose à Bordeaux Jacques Chaban-Delmas à Jean-Jacques ServanSchreiber. Trop voyant, le SAC ne peut soutenir publiquement le maire de Bordeaux. En outre, il est alors dans le collimateur de Pompidou qui a entrepris l’épuration de ses éléments les plus extrémistes et les plus corrompus ; JJSS pourrait tirer avantage de ce soutien trop extrême. ON est donc prié de présenter un candidat
qui mènera une campagne hostile à JJSS. Ainsi, un ancien dirigeant d’Occident, Hugues Leclère, portera les couleurs du mouvement. Évidemment, Ordre nouveau n’aura aucun frais à sa charge et ses militants sont même engagés dans le service d’ordre de Chaban. Voilà qui fait tomber quelques billets supplémentaires dans la caisse d’Ordre nouveau. Sur le terrain, Lecavelier organise les collages, les meetings, les opérations foutoir (lâchers de pigeons, lancers de grenades lacrymogènes et de boules puantes) dans les réunions de l’adversaire. ON ne ménagera pas ses efforts pour faire battre JJSS. Selon Lecavelier, cette campagne lui aura fait perdre 7 % de voix – et Ordre nouveau a ainsi contribué à la réélection de Jacques Chaban-Delmas. Cela n’empêchera pas, à peine un an plus tard, en février 1972, son mensuel Pour un Ordre nouveau de titrer à la une : « Chaban, tes impôts, c’est le peuple qui les paie ». Et d’écrire en tête de son éditorial : « Dehors les pourris, Chaban démission ! Exigeons une commission d’enquête sur la fortune des hommes politiques ! » Chaban était alors au centre d’une polémique pour avoir usé d’une astuce fiscale tout à fait légale pour ne pas payer d’impôts – dont Giscard d’Estaing, le ministre des Finances était venu lui-même expliquer à la télévision les mécanismes. Ordre nouveau va aussi servir à justifier la politique d’ordre du gouvernement. Comme en Italie, les services utilisent les mouvements d’extrême droite dans le but de créer un état d’instabilité sociale et du désordre afin de légitimer le durcissement du pouvoir et de justifier le vote de lois « scélérates », comme celle dite « loi anticasseurs », qui sera abrogée par la gauche en 1981. Le 9 mars 1971, Ordre nouveau organise un meeting au palais des Sports, porte de Versailles. La préfecture de police a convaincu le propriétaire de louer sa salle. Ce dernier redoutait à juste titre que cette manifestation n’en suscite une autre, hostile, des gauchistes.
Mais la police ne partage pas ses inquiétudes. Le propriétaire ignore qu’un des fonctionnaires des RG, qui infiltre le mouvement d’Alain Robert sous le pseudonyme de « Guy Clément », fait fabriquer dans les jours qui précédent la réunion une centaine de boucliers en bois, des perches métalliques et plus de 200 matraques en fer qui s’ajoutent aux pieds de table et autres manches de pioches récupérés sur les chantiers. « Guy Clément » n’est pas un inconnu à Ordre nouveau. Il a toujours eu la réputation de ce qu’il est, un policier infiltré. Certains l’ont déjà croisé à Occident en 1965. Puis en 1967 et encore en 1969 lors des diverses tables rondes qui e réunissent les nationalistes. Il suit l’extrême droite à la 2 section des RG. Bien qu’Ordre nouveau le sache, il attend que l’opération d’infiltration d’ETEC prenne fin pour le dénoncer dans un de ses bulletins 6. Le 9 mars 1971, c’est la mobilisation générale. Du côté de l’extrême droite, sous aucun prétexte on ne voudrait rater cette bagarre qui s’annonce particulièrement épique. Roland Poynard, qui devait partir en Espagne pour une compétition de ski, a tout annulé au dernier moment. Même ceux qui ont pris du champ, comme Thierry Besnard-Rousseau ou Xavier Raufer, ont souhaité être de la fête. Des solidaristes, des royalistes, comme Patrice de Plunkett ou e les anciens de la bande du XV . Comme dit la chanson, « ils sont venus, ils sont tous là… » 7. Et plutôt remontés, car la veille un des responsables du SO d’Ordre nouveau, leur ami Robert Allo, a été passé à tabac, rue d’Assas. Il est revenu au local de la rue des Lombards titubant, l’air hagard. Le père de Marie-Françoise David, une dirigeante du mouvement, lui a probablement sauvé la vie : médecin, il a compris que son état exigeait une hospitalisation immédiate. En effet, Allo souffre d’une hémorragie cérébrale et doit
subir une trépanation. Certains sont venus au palais des Sports avec l’idée de le venger. À 20 heures, la soldatesque casquée et bottée de noir d’Ordre nouveau s’est alignée à l’entrée du bâtiment en ordre de bataille, sous la direction de Gilbert Lecavelier et de Jean-Claude Nourry. Elle est généreusement pourvue en frondes et en billes d’acier ou encore en bouteilles d’acide que des militants ont l’intention de catapulter depuis le toit du palais des Sports sur les antifascistes. Quelques-uns, un peu trop zélés, sont même venus avec des armes de poing. Alain Robert devra les pourchasser pour les empêcher de 8 s’en servir . Cette soirée sent la poudre. Tandis qu’à la tribune Duprat et les autres orateurs font vibrer la salle, dehors le climat se tend avec l’arrivée d’un cortège d’extrême gauche armé lui aussi et tout aussi désireux d’en découdre. Mais la police a bien fait les choses : il n’y aura pas d’affrontement direct. Le SO d’Ordre nouveau devra se contenter de tabasser, aux côtés des CRS, quelques contre-manifestants isolés. Les combats acharnés entre la police et les manifestants antifascistes vont se poursuivre jusqu’à une heure avancée de la nuit. Des voitures de pompiers et des cars de police sont incendiés, des rues dépavées, des barricades dressées dans les rues adjacentes, des motards de la préfecture de police interceptés à coups de pavé… À minuit, le quartier de la porte de Versailles offre un spectacle de désolation. Une odeur chlorée flotte dans l’air saturé par les grenades lacrymogènes. Le ministre de l’Intérieur, Raymond Marcellin, fait alors son apparition, entouré de journalistes, de cameramen et de photographes. Présents sur les lieux, d’anciens résistants l’apostrophent. Pourquoi a-t-on laissé Ordre nouveau s’armer et s’équiper toute la journée ? Ce genre de provocation ne
servirait-elle qu’à justifier l’instauration d’un État policier ? La polémique enfle déjà. Le lendemain, pour sauver les apparences, le pouvoir ne peut faire moins que de perquisitionner le local d’Ordre nouveau, où la police judiciaire saisit deux fusils de chasse et une tonne de barres de fer. Marcellin pose pour les photographes devant l’arsenal. Pourtant, informé par les RG, Lecavelier avait prévenu Alain Robert de cette descente et lui avait conseillé de prendre les mesures nécessaires. Visiblement, le ménage n’a pas été fait. Mais cela n’a aucune conséquence. Les personnes interpellées dans la journée ou au local sont relâchées le soir même. Aucune poursuite judiciaire ne sera engagée. Éclectique, Ordre nouveau ne se contente pas de faire prospérer les fichiers du SAC ou des RG parisiens. En 1972, il crée discrètement le GIN, Groupe d’Intervention nationaliste, une structure clandestine. Bien que dans sa presse il fustige l’activisme « des malades, des instables, des nostalgiques », dans les faits 9 Ordre nouveau joue une tout autre partition . Quelques-uns de ses militants triés sur le volet, dont beaucoup de militants du GUD, vont se lancer à partir de mai 1972 dans des opérations musclées. Si les cibles prioritaires sont les bases étudiantes de l’extrême gauche, peu à peu le GIN va également rendre quelques services à la Sécurité militaire, la police de renseignement interne de l’armée, où Jeune nation avait de solides antennes pendant la guerre d’Algérie. Comme le raconte un ancien responsable du GIN : « Il est arrivé que certaines actions du GIN soient conçues avec le concours des “services spéciaux” […]. Ou en collaboration plus ou moins étroite avec la Sécurité militaire […]. Certains responsables de la SM ont eu intérêt à ce que des
imprimeries de journaux antimilitaristes, connus ou clandestins, sautent. Elles ont sauté. Mystérieusement, on nous donnait certaines adresses, et même du matériel […]. Pour leur information, [les] responsables militaires avaient besoin de se procurer les fichiers des mouvements antimilitaristes, avec les noms des appelés et ceux de leurs meneurs. Nous les volions, parfois l’arme à la main 10 […]. Ces fichiers parvenaient sur les bureaux de la SM . » Mais le GIN n’a pas seulement attaqué des locaux d’extrême gauche, ou ravitaillé la police militaire en fichiers, ou dynamité des locaux antimilitaristes. Il s’en est également pris à la NAF, la Nouvelle Action française. En 1972, une fraction des néoroyalistes, conduite par un médecin, est en contact avec Ordre nouveau : elle s’oppose à la direction de la NAF, considérée comme trop perméable à la phraséologie gauchiste. La NAF a ainsi déjà reçu un paquet piégé à son journal. Un matin, à l’heure du laitier, un commando du GIN surgit à l’improviste dans ses locaux parisiens. Le permanent de la NAF, qui y a passé la nuit, est ligoté sur une chaise, « saucissonné », tandis que le GIN dérobe les fichiers, détruit une partie du matériel, emporte une ronéo ainsi qu’un certain nombre de carnets de chèques 11. Peu de temps après, la police remonte jusqu’aux agresseurs grâce aux chéquiers volés, qui ont été utilisés sur la Côte d’Azur pour payer des achats d’électrophones et de matériel électroménager. Elle a même identifié le chef du commando, monté à Paris de Nice spécialement pour l’opération (et qui exerce aujourd’hui la fonction de procureur adjoint). C’est alors que les parapluies protecteurs s’ouvrent. L’enquête, qui a pourtant fourni des noms et des faits précis, se dégonfle subitement…
1. Interview de Jack Marchal à la revue « identitaire » belge Devenir, n° 13, été 2000. 2. La Nation du 16 mai 1970, article de Daniel Becq. 3. Au plus fort de sa popularité Ordre nouveau pourra compter sur 2 300 cartes d’adhérents placées. 4. En ce qui concerne l’ETEC et le rôle que Lecavelier jouera dans la manipulation d’Ordre nouveau, voir son livre Aux ordres du SAC, Albin Michel, 1982. 5. Entretien avec Catherine Barnay, le 16 septembre 2003. 6. Ordre nouveau hebdo, n° 8, du 23 au 29 novembre 1972. 7. … presque tous, car Jeune Europe a décidé de son côté de contremanifester avec les gauchistes, une centaine de ses militants participent au siège du palais des Sports. 8. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau et entretien avec Catherine Barnay. 9. Pour un Ordre nouveau, n° 1, juillet-août 1971. 10. Dans sa revue Les Cahiers européens, François Duprat écrivait le 14 mars 1975, à propos de l’action du GIN contre le mouvement d’extrême gauche Révolution : « Il ne faut bien sûr voir aucune “initiative gouvernementale” à l’origine des débordements musclés des charmants jeunes gens du GIN. » Témoignage de l’ancien chef du GIN recueilli par Grégory Pons, Les Rats noirs, op. cit., p. 224 et s. Jean-François Galvaire déclarait à propos d’Ordre nouveau : « nous ne sommes pas les terroristes à tout faire du régime », Le Monde du 2 avril 1970. 11. Entretien avec Yvan Aumont, ancien responsable de la NAF, le 8 août 2003.
Alain Robert-Jean-Marie Le Pen : un mariage de raison Ordre nouveau aurait-il comme seule vocation, au début des années 70, de servir des intérêts occultes ? Ces arrière-plans barbouzards ne transparaissent pas dans la vie ordinaire et publique du mouvement. Ceux qui savent et ne sont pas d’accord se taisent. Lorsque le scandale ETEC explose, Ordre nouveau en rend compte dans sa presse sans mentionner la double appartenance de Lecavelier ou celle de l’ancien chef de son service d’ordre… Motus et bouche cousue, non sans une certaine gêne. Ces connexions avec des services de police passent par pertes et profits. En 1972, Pour un ordre nouveau se donne même des airs contestataires. Le journal est une sorte de décalque d’extrême droite de La Cause du peuple maoïste : on y attaque au vitriol le régime pourri et affairiste de l’UDR, on se présente comme victime de la répression policière – ce qui ne manque pas de sel –, on défend les petits artisans et commerçants du Cid-Unati, on dénonce les conditions de détention et la vétusté des prisons. Mais la comparaison s’arrête là. Pour un ordre nouveau est bien un journal nationaliste et néofasciste. Gérald Penciolelli et Jack Marchal en sont les deux piliers. À leurs côtés, au secrétariat de rédaction, Catherine Barnay, François Duprat, Alain Robert et parmi ses collaborateurs les plus réguliers Jean-Marie Cuzols, Pascal Gauchon, Bernard Hourdin, Denis Merlin ou encore Alain Renault.
Catherine Barnay a rejoint Ordre nouveau après un court passage aux JPS de Roger Holeindre. Menue, les cheveux longs, bruns, les yeux dissimulés derrière d’épaisses lunettes, elle porte des pantalons fuseaux. À l’automne 1965, cette jeune fille de bonne famille a croisé certains chefs d’Occident. Elle étudie alors dans une école religieuse et a tout juste treize ans. Elle sera une des rares filles à côtoyer les jeunes nationalistes, avec Marie-Françoise David, future responsable du Front national, et Patricia, la future jeune épouse d’Alain Madelin, qui, elles, ont milité à Occident. Père plutôt gaulliste et mère vaguement « maréchaliste », Catherine Barnay a distribué son premier tract lors de la campagne de Tixier-Vignancour quand elle a rejoint les comités jeunes de Roger Holeindre. Un peu plus tard, elle a succombé à l’esprit de cette bande de copains qui la couvent comme une petite sœur. Comme eux, elle a le sentiment d’appartenir à un monde qui s’écroule. Réfractaire à tout ce qui est obligatoire, elle se révolte contre le monde moderne, un monde d’adultes tristes. Celui dépeint dans les films de Jacques Tati, qui lui ont donné envie de s’engager. C’est la cinéphilie qui l’a amenée à la politique. Catherine a longtemps appartenu à un ciné-club de quartier se rendant aux séances de minuit de la cinémathèque d’Henry Langlois. Flaubert, Céline, Nabokov, Marcel Aimé, 1 Dostoïevski, elle lit surtout des romans et peu de livres politiques . En mai 68, ses parents lui ont laissé les clefs de l’appartement et sont partis attendre la fin des événements en Corse. Dans les mois qui suivent, elle se rapproche de la « bande du XVe », celle d’Alain Robert, puis se retrouve tout à fait par hasard chargée de la maquette du journal : il n’y avait personne pour la faire. « Puisque tu sais dessiner, lui a dit Alain Robert, tu sauras bien faire la maquette. » Le journal se fait avec de l’huile de coude. Malgré les services rendus à la cause anticommuniste et antigauchiste, Ordre
nouveau reste un mouvement fauché, soumis à une gestion drastique des coûts. Barnay fait le journal sur un coin de table ou chez elle. Pour un ordre nouveau change souvent d’imprimeur, comme a fait Europe Action avec ses clicheurs, dès que les factures impayées s’amoncellent. Seul le loyer du local, rue des Lombards, dans le quartier des Halles, est payé avec régularité ; il est de 2 400 francs par mois . Ce sont les militants qui ont retapé le local en fauchant du matériel sur les chantiers. Ils ont même « emprunté une bétonnière ». Le blindage de la porte d’entrée a été si soigné que le seul moyen de le détruire serait de détruire l’immeuble lui-même. La porte existe encore, et le local est devenu une crêperie puis un bar gay. Pour le reste, la vie des jeunes responsables d’Ordre nouveau n’a rien de princier : bière et pizzas, et de temps à autre un 3 couscous rue de la Huchette . En mars 1972, le mouvement s’est doté d’un programme de gouvernement national-populaire ; tout aussi mesuré que celui du GUD, écrit par Longuet. Le style a même des accents technocratiques. Des passages ont été empruntés littéralement à un texte écrit en janvier 1967 par Gérard Longuet dans le n° 1 des Cahiers d’Occident. En 1972, Ordre nouveau est favorable à un régime présidentiel et à un État républicain national ; il suggère que les sénateurs soient désignés par les conseils régionaux. Il est pour un État fort, bien sûr, mais sans pour autant promettre un mauvais sort à la démocratie. En vrac encore, il est pour la décongestion des centres-ville, la décentralisation, une confédération européenne, pour le Plan, la modernisation des circuits de distribution (les grandes surfaces), la baisse de la TVA, l’aide au tiers-monde, la « décartellisation » des organes de presse, la mise à contribution des laboratoires pharmaceutiques dans la défense du service public
de la santé, la fusion des forces de frappe française et britannique, la constitution de réserves forestières nationales… La phraséologie gauchisante ou technocratique du journal est loin des activités parallèles d’Ordre nouveau et du GIN, mais qui dit programme de gouvernement suppose une volonté d’accéder au 4 pouvoir. Comment Ordre nouveau espère-t-il y parvenir ? Il n’existe pour Alain Robert que « deux manières : soit par la légalité, soit par l’illégalité ». L’illégalité est, selon lui, inadaptée à la situation. Il préconise plutôt de pénétrer le pouvoir par des coalitions gouvernementales, d’occuper des postes dans les municipalités, les syndicats, et « en formant les cadres de la nation à tous les échelons ». Cela implique la création d’un « parti de masse, puissant et moderne ». C’est à peu de chose près la stratégie conçue en 1963 par Europe Action et Venner. En 1972, il s’agit de constituer un flanc droit susceptible de s’allier à la droite parlementaire afin d’infléchir sa politique, c’est-à-dire de la droitiser. Alain Robert balance entre deux modèles, le PSU de Michel Rocard qui occupe alors une position intermédiaire entre l’extrême gauche et l’union PC-PS, et celui du MSI qui, en s’alliant avec la droite nationale italienne au sein d’un cartel électoral, se trouve aux portes du pouvoir sans qu’Almirante ne se soit pour autant converti à l’idée démocratique 5. Robert mijote avec François Duprat un projet de Front national. Objectif : rassembler le plus largement possible autour d’Ordre nouveau et présenter des candidats aux prochaines élections législatives prévues en mars 1973. L’idée flotte déjà dans l’air depuis juin 1971. L’hebdomadaire Minute s’en est fait le portevoix et hausse le ton six mois avant les législatives. Cette stratégie électoraliste d’union avec les autres groupes et e personnalités d’extrême droite l’emporte au 2 congrès d’ON, les 10 et 11 juin 1972. Le bureau politique se compose alors de quatre
anciens d’Occident, José Bruneau de la Salle, Hugues Leclère, François Duprat et Alain Robert auxquels s’ajoute Christian Lefèvre, un ancien Algérie française qui a remplacé Nourry à la tête du SO 6 d’Ordre nouveau . Le conseil national compte parmi ses dirigeants parisiens François Brigneau, Gabriel Jeantet, le jeune avocat Paul Léandri, l’ancien de l’AF Henry Charbonneau, le dirigeant du GUD Patrice Janeau, Marie-Françoise David, Jack Marchal, Gérald Penciolelli, Bernard Lescrainier, un proche de Susini, bientôt impliqué dans une affaire de banditisme, et Alain Renault, un partisan de François Duprat. C’est cette équipe qui patronne le lancement du Front national, auquel il ne reste plus qu’à trouver un chef. Avant de proposer la présidence à Jean-Marie Le Pen, Alain Robert et José Bruneau de la Salle ont envisagé d’autres candidats, comme Dominique Venner ou Jean-Jacques Susini. Ni l’un ni l’autre n’étant partants, François Brigneau souffle le nom de Le Pen. Mais Robert se méfie – Venner l’a prévenu, « ce n’est pas vous qui planterez Le Pen, c’est lui qui vous plantera 7 ». Alain Robert tergiverse et fait traîner les choses. Mais Le Pen s’impatiente. Lui se voit très bien à la tête de ce nouveau mouvement et le conduire au combat des prochaines élections. Le 5 octobre 1972, à la salle des Horticulteurs, les événements se précipitent. Robert n’a encore rien décidé, mais Le Pen et ses amis, Jean Boizeau, de Minute, Roger Holeindre ou encore Pierre Durand, refusent d’attendre davantage et débloquent de force la situation en mettant tous les participants au pied du mur. La réunion s’achève par l’adoption d’un appel à la constitution d’un Front national qui ne sera dans un premier temps qu’une « structure d’accueil », avant d’envisager une fusion pure et simple de ses différentes composantes. Robert a exigé qu’on s’en tienne au sigle Front national. 80 000 affiches ont en effet déjà été imprimées par le MSI,
en Italie, et n’attendent plus que d’être collées. Mais tout n’est pas encore définitivement réglé. Les rétractations se succèdent. Georges Bidault, ancien président du Conseil et chef de l’OAS a reculé, dit Le Pen, « face aux jeunes gens d’Ordre nouveau, car il n’aime pas 8 toutes ces croix celtiques, et commence à en avoir marre ». Les monarchistes et les solidaristes refusent eux aussi de poursuivre l’aventure. L’union des nationalistes ne sera une fois de plus que relative. Pour Le Pen et Ordre nouveau, c’est suffisant pour partir en campagne. Le premier devient le président du FN, et Alain Robert son secrétaire général. Le premier meeting a lieu le 7 novembre 1972 à la Mutualité. Le Front national a désormais un local, rue de Suresnes, dans le VIIIe arrondissement de Paris, deux ronéos apportées par Robert et 104 candidats aux législatives. Mais, en mars 1973, l’affrontement gauche-droite domine les élections et le Front national mord la poussière. Le score moyen de ses candidats est de 1,32 % au plan national et de 2,3 % là où il en a présenté, plutôt décevant pour les dirigeants d’Ordre nouveau qui avaient placé la barre à 3 % minimum, et encourageant pour Le 9 Pen . Les uns sont impatients et lassés des échecs successifs qu’ils ont essuyés chaque fois qu’ils ont présenté des candidats ; l’autre sait qu’en politique il faut être patient. Du côté d’Ordre nouveau, on tire les leçons du scrutin et de ces premiers mois d’unité. Rien de très emballant. Le Pen a tiré son épingle du jeu, on n’a vu que lui à la télévision, mais qui connaît Ordre nouveau alors qu’il constitue l’essentiel des troupes militantes ? Robert n’est pas loin de penser que Le Pen s’est servi d’Ordre nouveau comme d’un marchepied. Si la base du mouvement a hâte de rompre cette alliance, François Brigneau se dit partisan de la fusion pure et simple. Robert et les autres dirigeants proposent de mettre momentanément le Front entre parenthèses et de relancer ON sur un terrain où aucun groupe
nationaliste ne lui fait de concurrence, celui de la jeunesse scolarisée. Les 28 et 29 avril 1973, à l’hôtel PLM-Saint-Jacques, se tient le premier congrès du Front national. Un congrès pour rien : les forces en présence étant trop équilibrées, le statu quo est reconduit. Néanmoins, Ordre nouveau se désengage ; Brigneau et Robert abandonnent leur poste à la direction du Front, avant de se lancer dans une campagne contre « l’immigration sauvage », un thème que 10 Le Pen a trouvé ringard et dépassé . Dans son programme de gouvernement, Ordre nouveau n’a pas consacré une ligne à ce thème. Pour ce qui est de la ringardise, Le Pen n’a pas tout à fait tort, le sujet est éculé. Il faisait déjà la une d’Europe Action en 1964, et celle de Minute 11. Pour un Ordre nouveau l’a déjà évoqué, mais avec une relative pondération assortie toutefois de relents xénophobes : « Trois millions et demi de travailleurs étrangers en France, écrivait-il, sans compter les Antillais et Réunionnais […] qui affluent à une cadence accélérée vers la métropole, ainsi que les masses d’Algériens qui, jusqu’en 1967, pouvaient obtenir la nationalité française sur simple déclaration […]. » Ordre nouveau dénonçait une « immigration de peuplement » 12 qui à moyen terme serait une « promesse de guerre civile » . Plutôt qu’envisager l’expulsion « de ces millions d’esclaves du capital », il suggérait « la revalorisation immédiate et massive des bas salaires », ce qui ôterait à l’immigration « la majeure partie de son utilité » 13. C’est le seul article publié dans Pour un Ordre nouveau sur le sujet. La question ne semblait donc pas hanter, jusque-là, la direction du mouvement. En juin 1973, il n’est plus question de revaloriser les bas salaires, mais de stopper « l’immigration sauvage ». C’est sur ce thème qu’Ordre nouveau espère se relancer en titillant la fibre raciste et
xénophobe. Le 21 juin, le mouvement organise un meeting à la Mutualité. Certains, en haut lieu, vont exploiter son initiative. Une violente contre-manifestation se déroule dans les parages, le soir du meeting. Près d’une centaine de policiers sont blessés, dont quelques-uns grièvement brûlés. Les antifascistes se rendent même au local d’Ordre nouveau, rue des Lombards, qu’ils envahissent et saccagent avant de se retirer. Le lendemain, la police perquisitionne au siège de la Ligue communiste, tandis que des mandats d’amener sont lancés contre certains de ses dirigeants. L’affaire fait la une de la presse, qui dénonce l’étrange passivité des forces de l’ordre alors qu’un chef syndicaliste accuse le ministre de l’Intérieur et parle de provocation délibérée. La polémique n’est pas près de s’éteindre. Le 28 juin 1973, un vent de panique souffle rue des Lombards, au siège d’Ordre nouveau. Alain Robert est abasourdi par la nouvelle. Le Conseil des ministres vient de sceller le sort d’Ordre nouveau à celui de la Ligue communiste : tous les deux sont dissous. En mai, Pour un Ordre nouveau avait fait sa une avec ce 14 titre : « Exigeons la dissolution des bandes armées gauchistes » . Visiblement Ordre nouveau a été entendu, mais le piège tendu par Marcellin aux trotskistes se referme sur lui 15. Une fois de plus ce mouvement a tenu son rôle dans une machination policière. Mais cette fois le pion a été sacrifié. Il n’en faut pas plus pour que certains dirigeants s’imaginent déjà menacés de poursuites judiciaires. Il leur faudra un peu de temps pour réaliser qu’ils ne risquent rien. Tout de même inquiets, la plupart des responsables du mouvement se mettent au vert. À Paris, Penciolelli et Renault demeurent les deux seuls dirigeants encore visibles. Ils doivent mettre sur pied des « comités liberté » destinés « à animer la lutte contre l’interdiction ». Alain Robert verrait bien s’y rallier des personnalités prestigieuses de la droite dure. Mais les misères d’Ordre nouveau ne font pas
pleurer dans les chaumières nationalistes. Elles ne bénéficient pas de l’élan que rencontre la Ligue communiste qui, en quelques jours, a rassemblé derrière elle à peu près toute l’intelligentsia française : artistes, acteurs, écrivains, philosophes… La Ligue a obtenu le soutien historique du parti le plus antitrotskiste de France, le PCF. Ordre nouveau se retrouve le bec dans l’eau, isolé, traité de « raciste » et de « fasciste », y compris dans les rangs de la majorité de droite où certains se félicitent de son interdiction. Pierre Messmer, le Premier ministre, y va de son couplet antifasciste. Il est vrai que le mouvement d’Alain Robert n’a pas ménagé le régime. En 1972, son journal titrait « Douze ans de gaullisme, douze ans de pourriture ». On comprend que les efforts d’Emmanuel Renault, chargé de lancer des « groupes locaux d’union » en province, se 16 soient soldés par un échec . Tout au long de l’été, Ordre nouveau reste isolé. Un certain nombre de militants rejoignent même le Front national, l’un des rares à avoir mené campagne contre la dissolution. Alain Robert doit d’urgence colmater les brèches et reprendre les choses en main. Quelques-uns réclament déjà des comptes sur la ligne qui a été suivie au cours des derniers mois et a abouti à la dissolution. Il décide de lancer un journal. Les militants de l’ex-ON pourront ainsi se regrouper dans des comités de diffuseurs, ce qui devrait stabiliser la situation ; il le baptise, dans la précipitation, Faire face. Or le titre est déjà celui du journal d’une association de paralysés… qui le traîne devant les tribunaux. Le numéro suivant s’intitulera Faire front. En septembre, les responsables de FF, comme on dit déjà, se réunissent près de Roanne. À l’ordre du jour de ce séminaire discret, la fusion des nationalistes dans le Front national. Il ne s’agit pas seulement de rentrer au bercail. Mais de s’y tailler la part du lion. Alain Robert pose des conditions qui paraissent exorbitantes à Le
Pen. Il exige les deux tiers des sièges au bureau politique et au comité directeur. Son but est de phagocyter Le Pen. Il veut aussi que soient écartés de la direction ses plus farouches adversaires ainsi que ceux d’Ordre nouveau qui s’opposent à lui, en particulier Alain Renault et François Duprat qui, juste après la dissolution, a pris la poudre d’escampette. Enfin, il ajoute deux autres exigences : que la presse du Front national passe sous le contrôle de Faire front – dont l’équipe se compose alors de José Bruneau de la Salle, François Brigneau, Henry Charbonneau – et que les jeunes du FN intègrent le Front de la jeunesse, créé sur le modèle italien du Fronte della gioventù, et qui lui est entièrement acquis. Il est aussi gourmand que l’avait été Occident en 1966 quand il avait envisagé de se rallier au MNP de Venner. Évidemment, Le Pen rejette les desiderata de Robert. Sa patience semble à bout. Il répond par des propositions tout aussi inacceptables. Puisque Brigneau et Robert étaient démissionnaires du bureau politique du Front, Le Pen nomme comme nouveau secrétaire général un de ses proches, Dominique Chaboche et, bon prince, propose deux places au comité directeur à José Bruneau de la Salle et à Brigneau, l’éditorialiste de Minute. Exit Robert qui, avec ses amis, est désormais acculé à la rupture. Cette querelle de boutique tourne à la farce boulevardière. Robert et Brigneau annoncent d’abord qu’ils ne sont plus démissionnaires et exigent un congrès extraordinaire. Refus du chef du FN. Robert et ses partisans le traitent aussitôt de dictateur et l’accusent de violer les statuts du mouvement. De son côté, Le Pen dénonce leur fractionnisme. Ainsi, durant plusieurs semaines, les deux tendances vont s’affronter violemment. C’est le début d’une haine solide et réciproque. Robert s’autoproclame « secrétaire général » du Front national et transfère de sa seule autorité le siège
dans un local de Vincennes qu’un militant d’Ordre nouveau a mis à sa disposition. Il envoie des circulaires, sous-titre son journal Faire front « journal de Front national » et flingue Le Pen à tout-va. Il oublie que Le Pen est un redoutable procédurier. On ne la lui fait pas. Il utilise immédiatement la voie judiciaire et dépêche des huissiers à Vincennes, au siège du FN bis. Dans la foulée, il obtient la saisie de Faire front et l’interdiction pour le journal d’utiliser la mention « front national ». « Honteuse manœuvre », s’écrie Robert qui, dans Faire front, fait part de l’indignation de nombreux militants tout aussi écœurés que lui. Hervé Novelli, « ancien militant d’Occident, carte Front national n° 2524 », est un proche et un fidèle de Robert. En décembre 1973, apprenant que Le Pen a fait saisir Faire front, il écrit au journal : « Je ne crois pas qu’Occident et Europe Action, à l’époque, aient eu des rapports très amicaux. Mais on n’en est jamais arrivé là […]. Bien plus que de la haine, c’est de la pitié que [Le Pen] inspirerait, si l’avenir de nos idées n’était en jeu […]. Le Pen, pour moi, ce n’est plus qu’un lâche. Il faut que tous le lui disent. Il n’a plus droit à nous représenter, à parler et à écrire en 17 notre nom… . » Dès lors tout est dit, et la guerre des deux fronts peut prendre fin. Robert et ses partisans se rassemblent autour de Faire front et lancent un « comité d’initiative pour la création d’un parti ». L’unité des nationalistes que prônait Ordre nouveau, le 13 mai 1970 à la Mutualité, a une fois de plus montré ses limites. La « scissionnite » s’impose comme un mal incurable, une tare congénitale de l’extrême droite. Le Pen hérite d’un FN en piteux état. Une coquille vide criblée de dettes, des millions accumulés depuis les législatives de 1973. Mais il a sauvegardé l’essentiel, la relative notoriété acquise par le mouvement depuis sa création en octobre 1972.
1. Entretien avec Catherine Barnay. 2. Entretien avec Alain Robert. 3. Entretien avec Catherine Barnay. 4. Pour un Ordre nouveau, n° 12, juin 1972 5. Cette stratégie d’union du MSI finira par porter Gianfranco Fini au pouvoir, en 1995, lorsqu’il s’alliera avec Silvio Berlusconi et la Ligue lombarde. Fini aura certes révisé la doctrine politique de son mouvement, transformé le MSI en Alliance nationale et dénoncé les lois fascistes et racistes promulguées en 1938. 6. Pour un Ordre nouveau, n° 13, juillet-août 1972. 7. Entretien avec Jean-Marie Le Pen, le 30 septembre 2003. Il existe d’autres variantes de la formule employée par Venner. 8. Entretien avec Jean-Marie Le Pen. 9. Dans son livre La Droite nationale en France de 1971 à 1975, (L’Homme libre, 2002), François Duprat cite un pourcentage différent, 2,3 % en moyenne (p. 42). Le Pen parle lui de 1,38 % (entretien avec l’auteur). Nous donnons le pourcentage fourni par Gilles Bresson et Christian Lionet dans Le Pen, biographie, Seuil, 1994, p. 365. 10. François Duprat prétend dans son livre La Droite nationale en France de 1971 à 1975 que Le Pen avait en fait été le promoteur de cette campagne contre l’immigration sauvage. Roland Gaucher, dans un entretien avec l’auteur, se souvient que lors d’une réunion du Cercle du Panthéon, à laquelle il assistait, Le Pen n’avait pas semblé trouver le thème « porteur ». 11. Europe Action, évoquant l’immigration, titrait en octobre 1964 : « Ils seront bientôt un million » ; le 20 novembre 1964, Minute titrait de son côté sur « L’invasion algérienne » et reprenait la formule d’Europe Action « ils seront bientôt un million ». 12. C’est Europe Action qui a introduit, à propos de la « question noire » aux États-Unis, cette notion de guerre civile appliquée à la question de l’immigration. Le Front national la développera largement dans les années 80. 13. Pour un Ordre nouveau, n° 5, novembre 1971. 14. Le 3 avril 1973, au métro Duroc, le service d’ordre de la Ligue communiste avait violemment chargé une manifestation d’Ordre nouveau.
15. Voir à ce sujet la libre opinion publiée dans Le Monde, le 3 juillet 1973, par Michel Schneider, un ancien responsable de la FEN dans le Sud-Est, « L’inévitable manipulation ». Cette manipulation avait selon lui un double but : « faire apparaître le gouvernement comme un défenseur impartial de l’ordre et des libertés républicaines face aux extrémistes des deux bords et […] reprendre en main une police de plus en plus rétive et contestataire ». Cette thèse de la manipulation a été reprise peu après les incidents du 21 juin 1973 par Gérard Monatte, le secrétaire général de la Fédération autonome des syndicats de police. Elle ne fait depuis longtemps aucun doute. 16. Cet isolement d’Ordre nouveau au cours de l’été 1973 souffre une exception, à Marseille, où les frontières politiques entre la droite et l’extrême droite sont déjà poreuses. Le 25 août, un déséquilibré d’origine algérienne a tué un conducteur d’autobus. Le lendemain apparaît un « Comité de défense des Marseillais » lancé à l’initiative de militants d’Ordre nouveau, parmi lesquels Jean-Pierre Berbérian, conseiller régional Démocratie libérale de la région PACA en 2002, et Yves Perches, tous deux alors responsables nationaux du mouvement. Ils reçoivent l’appui des CDR locaux, du Centre démocrate et de l’Union des jeunes pour le progrès (UJP) des Bouches-du-Rhône. L’éditorialiste du Méridional écrit le même jour : « Nous en avons assez ! Assez des voleurs algériens, assez des casseurs algériens, assez des fanfarons algériens, assez des trublions algériens, assez des syphilitiques algériens, assez des violeurs algériens, assez des proxénètes algériens, assez des fous algériens, assez des tueurs algériens. Nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute une racaille venue d’outreMéditerranée », cité par La Cause du peuple du 13 septembre 1973 et Politique Hebdo n° 93, du 6 septembre 1973. 17. Faire front, n° 3 décembre 1973.
1974 : La campagne pour Giscard Alain Madelin a obtenu sa capacité d’avocat. « Homme pressé », dirait Paul Morand, il partage son temps entre l’Institut d’histoire sociale, l’Institut supérieur du travail, le siège des RI. Il a élargi le cercle de ses relations et perce dans les milieux patronaux qu’il côtoie à l’ALEPS et à l’UIMM, où ses compétences juridiques sont appréciées. Madelin ne semble pas attiré par les prétoires publics. Depuis 1972, il croise dans les couloirs du CNPF d’anciens militants nationalistes qui, tout comme lui, portent désormais le costume et la cravate et ont mis au clou leur vieux manteau de cuir noir. Il voit régulièrement l’ancien de la FEN et de l’OAS, Jean-Claude Bardet, un des cofondateurs du Club de l’horloge qu’il tient en estime. Il est resté fidèle en amitié et continue de fréquenter ses anciens camarades, qui aspirent eux aussi à occuper un rang digne de leurs compétences et de leurs ambitions. Ils sont nombreux à l’IHS, à l’IST, dans certains cercles du CNPF ou à l’UIMM : Gérard Longuet, Xavier Raufer, Catherine Barnay, Hervé Novelli, Olivier Noc, Thierry Besnard-Rousseau, Alain Boinet… Tous n’ont pas renié leurs idées de jeunesse. Certains les ont adoucies. À l’automne 1972, alors qu’Alain Robert s’apprête à lancer le Front national avec Jean-Marie Le Pen, Alain Madelin obtient l’investiture de la majorité dans la circonscription d’Issy-lesMoulineaux. Charles Pasqua, ami de Georges Albertini, n’est pas pour rien dans ce choix, mais ce n’est tout de même pas une fleur que l’on fait au jeune avocat. En 1968, profitant de la victoire
massive de la droite aux élections de juin, le colonel Roger Barberot, gaulliste de gauche, gouailleur, moitié diplomate moitié barbouze, a été élu sur ces terres traditionnellement communistes. Madelin a là l’occasion de se faire les dents : son adversaire, Guy Ducoloné, est un ancien de la section des cadres du parti, ancien résistant et déporté à Buchenwald, qui entend bien récupérer le siège que Barberot a subrepticement ravi aux communistes. À défaut d’implantation personnelle, Madelin dispose de moyens financiers importants. Il a un local, un journal, Spécial banlieue, le soutien de l’ALEPS, ne manque ni d’affiches, ni de tracts, ni de militants dévoués qui proviennent essentiellement d’Ordre nouveau et, pour quelques-uns, d’Occident. Tout au long de la campagne, un bus sillonne la circonscription. Thierry Besnard-Rousseau vient prêter main-forte à son ancien camarade. Madelin centre sa campagne sur l’anticommunisme. Il choisit d’attaquer Georges Marchais sur son passé pendant l’occupation (il a été volontaire pour 1 le STO et le nie farouchement) . À en croire Roland Gaucher qui cite un rapport de la DST, Madelin aurait obtenu le concours du service de contre-espionnage français. Gaucher, un habitué de l’IHS et d’Est et Ouest où il a longtemps collaboré, s’en étonne : « Il n’est pas donné d’avance à tous les candidats […] de mettre en branle les services de police, fussent-ils ceux de la DST […]. Plusieurs inspecteurs de la DST ont été mobilisés, manifestement dans l’intention de fournir au candidat Madelin Alain des “biscuits” antiMarchais pour sa campagne électorale anticommuniste […]. Je suis persuadé qu’Albertini, qui vieillissait, voyait dans ce garçon son seul 2 successeur possible… . » C’est de ce côté qu’il faudrait donc chercher une explication à l’amabilité de la DST. Gaucher est bien placé pour savoir que la centrale du Boulevard Haussmann a toujours eu ses entrées dans les services français et que l’IHS reçoit
régulièrement la visite de fonctionnaires du renseignement bien disposés. Dans la documentation de l’Institut, celle qui n’est pas accessible au public ordinaire, on trouve d’innombrables rapports ou annuaires des RG sur le Parti communiste et autres mouvements révolutionnaires. Madelin ne se prive pas de tancer le secrétaire général du parti sur son passé, malgré les menaces de poursuites judiciaires que le leader du PC agite. Il n’épargne pas non plus le candidat qui lui est opposé, Guy Ducoloné. Il rappelle que ce dernier 3 a été arrêté et incarcéré en novembre 1952 . L’ancien déporté à Buchenwald avait manifesté contre l’arrestation de Jacques Duclos, alors patron du parti, accusé d’« espionnage » dans une affaire abracadabrante astucieusement exploitée par les services anticommunistes, officiels et officieux. On avait trouvé dans la voiture de Duclos deux pigeons destinés à être cuisinés avec des petits pois et que le ministère de l’Intérieur avait transformés en pigeons voyageurs susceptibles de livrer des messages codés aux Soviétiques. Guy Ducoloné, qui appartenait alors à la direction de l’Union de la jeunesse républicaine de France (Jeunesses communistes de l’époque) avait été arrêté et avait séjourné quelques mois en prison. Madelin ne manque pas d’aplomb en rappelant ainsi à Ducoloné qu’il a connu les cachots de la République française, lui qui a passé plusieurs semaines en prison, en 1967, après le raid d’Occident sur le campus universitaire de Rouen. Mais cela ne suffit pas : Guy Ducoloné est élu député. Madelin fait tout de même un joli score : près de 45 %. Il a fait ses preuves, bientôt il va même pouvoir de nouveau montrer ses compétences. Le 2 avril 1974, le président Georges Pompidou meurt. Le bal des prétendants à la succession prend durant quelques jours des
airs d’opéra bouffe, avant que Jacques Chaban-Delmas ne soit adoubé par les barons du gaullisme qui, en un tour de main, ont réuni un petit magot pour soutenir leur poulain. Celui-ci doit, pour l’emporter, éliminer au premier tour Valéry Giscard d’Estaing qui bénéficie de la conjuration des « 43 » emmenée par Jacques Chirac, depuis peu ministre de l’Intérieur. Le clan des « pompidoliens » a en effet décidé de faire barrage au maire de Bordeaux. Le bruit court que, sur son lit de mort, Pompidou aurait fait jurer à ses fidèles de tout entreprendre pour écarter Chaban de la succession. Considéré comme l’incarnation sulfureuse de l’affairisme, il passe aux yeux de certains comme un politicien un peu trop inféodé aux Soviétiques. Jacques Chirac et deux de ses plus proches conseillers, MarieFrance Garaud et Pierre Juillet, « pompidoliens » de choc, ont entraîné une quarantaine de parlementaires dans leur dissidence. Mais Giscard peut surtout compter sur les réseaux de la droite activiste et des anciens des milieux vichystes. Ce qui donne à la primaire des airs de revanche entre l’homme de Londres et ceux de la collaboration, entre l’homme des accords d’Évian qui ont sacré l’indépendance algérienne et les partisans de l’Algérie française. Le soutien qu’apporte à Giscard l’extrême droite ne passe pas inaperçu. Ce dernier a installé son QG de campagne dans les locaux du Comité du rayonnement français, qui travaille avec les anciens pays coloniaux. C’est un vaste hôtel particulier, plutôt chic et pompeux, situé 41, rue de la Bienfaisance. Quatre étages, quatrevingt-quatorze lignes téléphoniques. Tout a été mis gracieusement à disposition du candidat par un certain Georges Riond. Ancien secrétaire général adjoint de la Légion des combattants et délégué national à l’action civique à Vichy, Georges Riond a exercé à la même époque la fonction de rédacteur en chef adjoint de l’agence Inter-France, à laquelle ont collaboré Georges Albertini et Guy
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Lemonnier . Eux aussi s’engagent en 1974 derrière Giscard. Albertini a obtenu le retrait d’Edgar Faure, un moment candidat de l’UDR, en lui faisant miroiter le poste de Premier ministre si Giscard était élu, tandis que Lemonnier met l’ALESP au service du candidat des Indépendants. Proche d’Antoine Pinay, Georges Riond a occupé un poste dirigeant dans ce mouvement de 1955 à 1958. Depuis 1972, il siège au conseil d’administration de l’ORTF. Sa générosité ne doit rien au hasard. L’hôtel particulier qui héberge le staff de campagne de Giscard était il n’y a pas si longtemps encore le siège du Comité central d’empire, dirigé par un potentat des milieux coloniaux français, Edmond Giscard d’Estaing, père du candidat, ancien président de la Société financière pour la France et l’outremer et administrateur après guerre de nombreuses sociétés 5 coloniales et portuaires . Le Comité du rayonnement français, que préside Riond, travaille en étroite collaboration avec la SOFFO, la Société financière pour la France et les pays d’outre-mer, qu’Edmond Giscard d’Estaing a fait prospérer lors de la décolonisation, en rachetant à bas prix des sociétés d’Indochine n’ayant pratiquement plus d’actifs et en obtenant de substantielles 6 indemnisations . Le staff de la rue de la Bienfaisance est animé par des fidèles de Giscard, Michel d’Ornano et Jean Serisé, Christian Bonnet, le préfet Lucien Lanier ou encore Paul Mentré. Le 9 avril 1974, Ladislas Poniatowski y fait à son tour son apparition et met sur pied les différents services chargés de préparer l’élection présidentielle. Boulevard Saint-Germain, annexe de la rue de la Bienfaisance, au siège des RI, est mise en place « une structure parallèle » mais « séparée » dont le responsable est Hubert Bassot, assisté de Pierre Schaeffer, rédacteur en chef de l’organe des Indépendants, France Moderne, depuis 1970 et chargé de l’administration à la Fédération
nationale des RI. À partir du 19 avril, tout est en place et Giscard dispose d’avions, d’hélicoptères et de voitures. Pour ce qui est du service d’ordre, des colleurs d’affiches et des travaux de propagande officiels et parallèles, Hubert Bassot a reçu carte blanche. Homme d’appareil et d’expérience, Hubert Bassot est tout à fait apte à superviser les « opérations délicates ». Dans sa jeunesse (il est né le 17 mai 1932 à Paris), il a côtoyé les milieux d’affaires et de la politique. Son père, Jacques Bassot, est un des principaux dirigeants de la compagnie Honeywell-Bull, il possède une entreprise de construction florissante et, rue de Rivoli, un immeuble de standing qui héberge à la fois les parfums Lanvin et le Mouvement fédéraliste français qu’il a financé à ses débuts. En 1949, c’est dans ses rangs qu’Hubert a fait ses classes à l’âge de dix-sept ans… En 1957, le jeune homme part faire son service militaire en Algérie. Il appartient à une SAS (Section administrative spécialisée) et parcourt le pays avec un peloton méhariste – l’expérience le marque. Son amitié avec Roger Chinaud, qui met en scène à ses côtés, en 1974, la campagne de Giscard, date de cette époque. Sous le patronage de Jacques Soustelle, une fois démobilisés, ils fondent Ceux d’Algérie et se rangent désormais parmi les irréductibles défenseurs de l’Algérie française. Bassot croit que la décolonisation algérienne n’est pas une fatalité. Il participe 7 activement au 13 mai 1958 . Il dira plus tard que « la France a négocié avec le mauvais camp » et qu’il aurait peut-être aussi fallu « fusiller quelques gros colons 8 ». Lors du putsch d’Alger en avril 1961, il rejoint l’OAS. Grâce à l’argent de son père, il fonde avec le journaliste Philippe Héduy L’Esprit public, sur ordre de l’OAS-métropole de Pierre Sergent, Nicolas Kayanakis, Yves Guillou et Jean Caunes. Le journal fait office d’« organisation de surface », selon la formule de Kayanakis. Sa ligne politique est libérale,
proaméricaine et anticommuniste. C’est celle des Indépendants. À la même époque, Edmond Giscard d’Estaing est un des membres influents du comité France-Amérique. En 1964, avec Philippe Héduy, Hubert Bassot rédige le programme du CNR (Conseil national de la révolution, nouvelle dénomination de l’OAS exilée à Bruxelles), que 9 retouche Nicolas Kayanakis . Après l’élection présidentielle de 1965, Bassot tourne la page et rejoint en 1967 les Républicains indépendants. Il en devient un permanent, chargé de parcourir la France et de structurer le mouvement. C’est à cette époque que l’état-major giscardien resserre ses liens avec la direction en exil de l’OAS, Michel Poniatowski établissant des contacts réguliers avec Pierre Sergent 10 et à travers lui les anciens réseaux de l’OAS . Les talents d’organisateur de Bassot lui donnent du poids ; en 1968, il accompagne Giscard dans sa tournée lors des élections législatives, il fait désormais partie de l’équipe dirigeante. L’année suivante, il rejoint la direction de France moderne que les RI ont lancé en 1967, publication à la diffusion confidentielle mais qui bénéficie néanmoins d’importants encarts publicitaires pour les bons du Trésor, la marque de cigarettes de la SEITA, Gitane, la Société générale, la caisse nationale de Crédit agricole, toutes publicités en fait payées par l’État. En 1969, on demande à Bassot de « travailler » la région de Toulouse – et en 1971, aux municipales, le RI Pierre Baudis ravit la mairie aux socialistes.
1. Voir chapitre « Du rififi à l’Institut d’histoire sociale », p. 311 et s. 2. Les Nationalistes en France, op. cit., p. 198, et entretien avec l’auteur. 3. Entretien avec Guy Ducoloné, le 1er décembre 2003.
4. Créée en 1938, par Jacques (dit Dominique) Sordet, ancien chroniqueur musical de L’Action française, l’agence Inter-France était très liée à Pierre Laval qui, via deux entreprises de presse et d’imprimerie, était un de ses actionnaires. 5. Le Canard enchaîné du 24 avril 1974 et Henry Coston, Dictionnaire des dynasties bourgeoises et du monde des affaires, 1975. 6. La SOFFO contrôle également la Banque des Intérêts français (BIF), où siègent à partir de 1962 deux représentants de l’Opus Dei qui, via le Banco Popular espagnol, possède 35 % du capital de la banque. En ce qui concerne les liens entre les giscardiens et l’Opus Dei, voir Jesus Ynfante, Un crime sous Giscard, l’affaire de Broglie, l’Opus DEI/Matesa, Maspero, 1981. 7. Voir le livre d’Hubert Bassot, Les Silencieux, Berger-Levrault, 1958. Pour retracer son itinéraire (Hubert Bassot est mort accidentellement en 1995), nous avons utilisé de nombreux articles de presse – dont ceux du Canard enchaîné – et plusieurs entretiens, dont un entretien téléphonique avec Sylvia Bassot, son épouse, et des entretiens avec Nicolas Kayanakis, sur l’OAS, et Raoul Girardet, à propos de L’Esprit public. 8. Entretien téléphonique avec Sylvia Bassot. 9. Entretien avec Nicolas Kayanakis. 10. Entretien avec Nicolas Kayanakis.
Les copains d’abord En 1974, Hubert Bassot, le metteur en scène de la campagne de Giscard, s’entoure de conseillers : Bernard Lehideux, Alain Madelin, Richard Departout, un ancien d’Ordre nouveau, et surtout Xavier Raufer et le capitaine Pierre Sergent, deux de ses favoris. À l’exception de Lehideux, apparenté à un ancien ministre de Vichy, tous sont issus de la droite activiste et deux d’entre eux étroitement liés à la centrale d’Albertini. Ancien du sérail, Hubert Bassot ne manque pas d’introductions dans les milieux nationaux et de la droite activiste. Il négocie le ralliement à Giscard de Minute. L’hebdomadaire, qui vend à cette époque plus de 200 000 exemplaires, est très influent dans les milieux d’extrême droite mais aussi chez les rapatriés. Son directeur, Jean Boizeau, accepte d’appuyer la candidature de Giscard, mais il y met des conditions. Il souhaite que soient apurés divers frais de justice, dettes fiscales et autres amendes, pour un montant évalué à 400 millions de francs. Ce n’est pas une promesse intenable. Le rédacteur en chef de Minute, François Brigneau, apparaît bientôt dans le sillage du candidat Giscard, à la tribune des meetings mais aussi à ses côtés dans les stations de radio. Ce soutien d’un ancien dirigeant du Front national tombe bien, car Le Pen a annoncé sa candidature. Si faible qu’ait été le score de ses listes aux législatives de 1973, les voix du FN peuvent peser dans la balance, car la partie s’annonce serrée. Bassot a également besoin de bras – plus ou moins gros – pour coller des affiches, décorer les salles de réunion en province et les sécuriser. Il a déjà utilisé des militants d’extrême droite pour ce
genre de besogne. En mars 1965, alors qu’il faisait la campagne d’un candidat centriste de Marseille, il avait recruté ses gros bras dans les rangs du groupe néonazi d’un certain Jean-Claude Monet, petit-neveu du peintre impressionniste, dont le QG se situait chez 1 son beau-frère, disquaire rue de Paradis . En 1967 et 1973, l’extrême droite a déjà fourni aux RI et à l’UDR une main-d’œuvre abondante pour l’affichage. On ne s’adresse pas encore à des entreprises privées, comme Bassot le fera d’ici quelque temps. Pour l’heure, avec Roger Chinaud, il se tourne vers certains habitués tandis que Pierre Sergent rameute d’anciens OAS et que Gilbert Lecavelier monte ses propres équipes. Pour l’essentiel, Bassot s’adresse aux anciens d’Ordre nouveau, regroupés autour du journal Faire front. Son offre est vite acceptée par leurs responsables ; la décision, selon Gérald Penciolelli, a été prise « par la majorité de la direction de Faire front 2 », sans consultation de la base. Faire front se rallie donc à la candidature de Giscard et l’annonce dans son numéro d’avril. À la une « Non à Chaban/Non à Mitterrand ». L’édito explique aux militants que la mort de Pompidou inaugure une nouvelle ère de la vie politique française, le gaullisme a cessé « à tout jamais d’être la force dominante en France ». Une chance historique existe de s’en débarrasser. C’est pourquoi Faire front appelle au vote utile, dès le premier tour : « Nous ne nourrissons pas la moindre illusion sur ce qu’il faut en attendre […]. Mais tout est préférable au retour en force des Debré, Sanguinetti, Frey, Foccart. Il faut montrer à ces sanglants fanatiques qui, par deux fois, ont scellé dans le sang leur mainmise sur la France, que le crime ne 3 paie plus . » La direction de Faire front a déjà oublié ce qu’en octobre 1972 Ordre nouveau pensait du ministre des Finances de l’époque, un certain Giscard. Ordre nouveau dénonçait la « platitude » de ses idées et, pêle-mêle, son libéralisme économique
et politique, son culte de la « croissance à tout prix », et ironisait sur l’équipe giscardienne, un ramassis de « notables, technocrates, 4 revenants du vieux CNI » animé de « projets antinationaux » . Alain Robert et ses amis ont changé leur fusil d’épaule. Cependant, l’édito de Faire front reste muet sur les conciliabules discrets entre Alain Robert et la rue de la Bienfaisance. Les militants de Faire front sont désormais chargés du service d’ordre giscardien. Alain Robert a fait appel à tous ses amis, ses e vieux copains d’Occident et de la bande du XV . Christian Wirtz, le « gitan » de Bagnolet, ou Gérard Vivot, ancien mercenaire au Biafra, se retrouvent dans la protection rapprochée de Giscard. Tout comme le chef du Groupe intervention nationaliste, le GIN. Néanmoins, Faire front ne met pas tous ses œufs dans le même panier. Robert Allo, un des responsables du SO nationaliste, recrute au premier tour des colleurs d’affiches pour Chaban. Nul ne peut encore prédire avec certitude qui, des deux candidats de la droite, sera présent au second tour. Prudence, donc. Pour Faire front, la campagne de 1974 est une véritable manne financière que certains évaluent à dix-huit millions de francs – versés en liquide – dont un tiers sera affecté à la 5 création d’un nouveau parti . Mais les anciens d’Ordre nouveau n’ont pas que leurs muscles à mettre au service de Giscard. Quelques-uns y mettent aussi leur matière grise. Si Alain Robert s’occupe des jambes et des bras, Gérald Penciolelli, aux côtés d’Hubert Bassot, anime, au choix, une « cellule de communication » ou une « officine de propagande ». Depuis 1970, « Pencio », comme on l’appelle, s’est fait une spécialité de l’agit-prop. Il a commencé par mettre sur pied un petit atelier qui réalise les tracts et les journaux du mouvement. « On s’adressait, dit-il, à des imprimeurs, à des ateliers de fabrication. On
voulait le faire professionnellement, alors on a créé une structure commerciale dotée des moyens techniques pour réaliser des 6 journaux. C’est ainsi qu’est née SERVICE . » Cette société est fondée en septembre 1973, dans la foulée de la dissolution d’Ordre nouveau. Aux côtés de Pencio se retrouvent quatre autres militants, Alain Renault, Jack Marchal, Catherine Barnay et Jean-Marc Mathieu, propriétaire de la librairie La Vouivre, située non loin de la rue des Lombards où la nouvelle société se domicilie. La moyenne d’âge des actionnaires tourne autour de vingt-deux ans. SERVICE s’équipe du matériel nécessaire et entreprend de démarcher des clients : « On a fait appel, dit Penciolelli, à des amis qu’on avait dans la publicité et la communication ; ils préféraient travailler avec nous qu’avec d’autres 7 entreprises . » La petite société s’adresse aussi au GRECE, à certains cercles patronaux, au Centre d’études asiatiques de Xavier Raufer (qui publie un petit bulletin à la gloire des activités culturelles de Taïwan) et à Est et Ouest. Elle frappe à toutes les portes. Partout où ses membres ont des amis. Mais SERVICE ne démarre pas sur les chapeaux de roues, ses débuts sont laborieux. Pourtant, peu à peu, le carnet de commandes se remplit. En mars 1974, SERVICE fabrique pour le compte de l’UDR 2 000 exemplaires d’une plaquette vantant les mérites de la participation, ce qui lui permet d’imprimer à titre gracieux le journal Faire front. Mais SERVICE couve des projets plus ambitieux. La société envisage de lancer un bimensuel de contre-information dans cinq départements communistes de la « ceinture rouge » de Paris. De nouveau, les copains sont sollicités. Alain Madelin, qui avait fait paraître un journal Spécial banlieue lors de sa campagne à Issy-Les-Moulineaux en 1973, met son expérience au service de ses anciens camarades. Combien cela coûtera-t-il ? Tirage, 40 000 exemplaires, huit pages de pub, quatre
de texte : le coût du lancement est estimé à 74 136 francs, le fonctionnement mensuel du journal à 158 720 francs. SERVICE réalise alors plusieurs maquettes et convainc Madelin d’être le directeur de publication. À ce stade, il ne reste plus qu’à trouver l’argent. Les portes du patronat s’ouvrent avec indulgence et intérêt. L’Union des industries minières et métallurgiques et l’Union patronale de la région parisienne valident le projet. Fin mars, une association se constitue, ce qui permet d’occulter les financiers patronaux et d’éviter qu’ils se retrouvent en première ligne et en 8 difficulté . Le 2 avril, la mort de Georges Pompidou remet tout en question. Les priorités ont changé. Alain Madelin, l’UIMM et SERVICE se réunissent d’urgence et décident de fabriquer un numéro de Spécial banlieue et de le tirer à 300 000 exemplaires. SERVICE exécute la maquette et la fabrication. Alors que l’édition est sur le point d’être routée et distribuée, Georges Marchais, qui s’estime diffamé dans la publication, obtient la suppression d’une page qui le mettait en cause. L’opération capote. Quelques milliers seulement d’exemplaires seront distribués par les militants de Faire front. Malgré cette succession de malchances, SERVICE trouve sa place dans le dispositif de campagne. Il est chargé de réaliser les « journaux grand public, les journaux anti-Mitterrand ». « On a apporté, dit Penciolelli, le savoir-faire des militants. Une formidable expérience. Notre génération a découvert les moyens modernes de l’agit-prop. En matière de presse, ça a été une rupture : mise en page, sens de la formule… C’est pour cela que beaucoup d’anciens de cette génération se retrouvent dans la communication ou conseillers politiques. On a routé une lettre pour les enseignants à 400 000 exemplaires. On a fait six fausses unes consacrées aux mois qui suivraient l’élection de Mitterrand. Ça a fait très mal. La
veille du premier tour, on a eu droit à une visite soignée dans nos bureaux, avec destruction du matériel et vol de documents. » Catherine Barnay s’en souvient elle aussi : « Nos locaux ont été saccagés, on a coulé du plâtre dans notre photocopieuse, c’est là qu’on avait mis en pages le numéro de France-Matin qui a tant fait 9 de bruit . » Un commando de militants socialistes est venu en effet réduire au silence la petite officine. France-Matin, édité à deux millions d’exemplaires, était un brûlot anti-Mitterrand. À la une, ce titre énorme : « François Mitterrand décide le RATIONNEMENT dès lundi. » Le reste est à l’avenant. On comprend que le candidat socialiste ait mal pris cette opération de désinformation, peu avant le premier tour. Pierre Lazareff, le légendaire et respecté patron de France-Soir, n’avait-il pas, en 1965, à la veille du second tour de l’élection présidentielle, annoncé à la une que Mitterrand s’apprêtait à supprimer le tiercé ! Chat échaudé craint l’eau froide. L’affaire fait la une de la presse le mercredi 24 avril. La semaine suivante, Le Canard enchaîné en dévoile les dessous, révélant le rôle joué par Emmanuel Lepoivre, un des dirigeants de l’UIMM. Le Canard écrit : « C’est lui qui finance en partie le budget des Comités de défense de la république (CDR) et aussi la campagne Chaban ; c’est lui qui, avant les élections de mars 1973, avait financé le journal anti-Mitterrand L’Omnibus, ainsi que l’opération “M. Dupont voit rouge” (une brochure anticommuniste distribuée à quatre millions d’exemplaires)… » Puis Le Canard entre dans les coulisses de l’opération France-Matin : « mardi 23 avril, le tirage commence sur les presses de Nice-Matin […]. Alors que [celui-ci] est presque terminé, des journalistes […] et des ouvriers du Livre se rendent compte de la nature de ce journal pirate. Ils avertissent aussitôt le quartier général de Mitterrand et leurs syndicats tandis qu’un camion, chargé de centaines de milliers d’exemplaires de France-
Matin, quitte Nice pour Paris avec, dans son sillage, des « suiveurs » du Parti socialiste et de la CGT. Les malheurs de France-Matin ne font que commencer. Mercredi 24 avril, au début de la matinée, les exemplaires parviennent à Paris. Mais 200 000 exemplaires disparaissent d’un dépôt et vont […] se noyer dans le canal SaintMartin ; 1 200 000 exemplaires sont découverts dans un autre dépôt (Presse-Routage) et une garde socialiste et CGT s’installe sur place. Même chose le lendemain dans deux autres dépôts pour 1 200 000 10 exemplaires encore . » Les 2 500 000 exemplaires ainsi gardés à vue par des militants socialistes et communistes seront saisis par la justice à la demande de Mitterrand. Le 24 avril 1974, le délégué général de l’Union patronale de la région parisienne, Maurice H. Fouquet, se réjouit prématurément : « Sous une forme “spéciale”, des faits qu’il fallait rappeler ont été repris dans une publication diffusée à plusieurs millions d’exemplaires 11. » Il ignore encore qu’une partie flotte déjà sur le canal Saint-Martin et que l’autre finira au pilon. La petite société SERVICE ne survit pas longtemps à la victoire de Giscard qui l’emporte le 12 mai, devançant Mitterrand de 0,81 % des suffrages exprimés. L’année suivante, selon les mots de Catherine Barnay, SERVICE essuie « une débâcle financière » qui met un terme à son existence. Au Front national, on a fait des gorges chaudes du ralliement de Faire front à Giscard. Vendus, mercenaires, harkis, on ne mégote pas sur les épithètes. François Duprat en fera ce récit dans son style très personnel : « En même temps les amis d’Albertini (d’Est et Ouest), toujours présents dans les milieux de droite, hier pour le compte des gaullistes, aujourd’hui pour celui des giscardiens, approchent les
responsables de Faire front. Tâche peu difficile puisqu’ils travaillent ensemble depuis des années… Les “amis” en question font miroiter de grands espoirs et ont un argument de taille : introduits auprès d’Hubert Bassot, l’un des organisateurs de la campagne de Giscard, ils peuvent recruter les militants de Faire front pour constituer le service d’ordre du candidat RI […]. Alain Robert et ses adjoints s’empressent de se mettre au service du ministre des Finances et patron de l’homme qui les a dissous quelques mois plus tôt (ce qui 12 est un bel acte de charité chrétienne) . » En 1967, tout en jouant au flipper, Duprat avait suggéré de « vendre Occident à Giscard ». Ce n’étaient sans doute que des paroles en l’air !
1. Voir Libération du 1er mai 1974 et la série d’articles d’André Fontaine, dans Le Monde, en mars 1965. Le groupe de Monet, très fortement pénétré par les services de police dès sa création, aurait été utilisé au cours de la guerre d’Algérie par les RG pour tendre un piège à Pierre Sergent. 2. Entretien avec Gérald Penciolelli, le 9 octobre 2003. 3. Faire front, avril 1974, n° 6. 4. Pour un Ordre nouveau, octobre-novembre 1972, n° 15, « Les technocrates contre la France ». 5. Pour Alain Robert, les sommes citées sont « délirantes » et ne correspondent pas à la réalité, entretien avec l’auteur. 6. Entretien avec Gérald Penciolelli. 7. Ibid. 8. Nous avons emprunté à divers articles et notes personnelles de Nicolas Brimo, journaliste en 1974 à l’hebdomadaire du Parti socialiste, L’Unité. 9. Entretien avec Catherine Barnay. 10. Le Canard enchaîné, 2 mai 1974. Selon certains, c’est un policier des RG de Nice qui, le premier, a averti l’état-major de François Mitterrand de la
parution du numéro de France-Matin. 11. Claude Angeli, Nicolas Brimo, Louis Maspero, Les Dossiers confidentiels du patronat, Maspero, 1978, p. 10. 12. La Droite nationale en France de 1971 à 1975, Éditions de l’Homme libre, 2002, p. 90.
Les solidaristes contre « la bande à Robert » Ancien leader du GUD à Assas, Patrice Janeau porte les cheveux longs, des baskets et un blouson de jean – look à la James Dean un peu débraillé. Début janvier 1973, il a démissionné de la direction d’Ordre nouveau parce qu’il ne cautionnait pas la « voie légaliste » préconisée par Alain Robert ni l’alliance avec Le Pen au sein du Front national. Avec l’ancien mercenaire Jean-Claude Nourry, exclu du Conseil national d’ON en février 1971, et Michel e Bodin, un autre ancien de la bande du XV et d’Occident, il fonde en février 1973 le Groupe action jeunesse (GAJ), la branche jeunes des Groupes d’action populaire (GAP). Ce sont des solidaristes, partisans de la troisième voie, entre capitalisme et marxisme, qui descendent en ligne directe du Mouvement jeune révolution, le MJR, de Nicolas Kayanakis. Ce sont aussi des héritiers d’Occident et de l’OAS : même attrait pour la violence et l’activisme, même goût des opérations clandestines, et même culte du secret. Ils sont les ennemis jurés et irréductibles du régime et rejettent tout compromis avec les partis de la droite parlementaire. À la rentrée universitaire de 1973, le GAJ va profiter de la crise que connaît alors le mouvement de Robert, dissous le 28 juin, après le meeting sur l’immigration sauvage. Il projette de s’emparer du centre universitaire de Tolbiac et d’en faire une sorte d’Assas-bis, une tête de pont pour ses ambitions. Il aligne un service d’ordre d’une cinquantaine de militants et entreprend une série de descentes dans les facultés de Censier et de Nanterre. Dans un petit
monde où le baston a gardé tout son attrait et sa gloriole, le GAJ ponctionne dans les rangs du GUD, mais recrute aussi parmi des bandes de jeunes déclassés. On n’est pas sectaire au GAJ, qui semble faire renaître le phénomène de bande d’Occident. En décembre 1973, le GAJ commence sa campagne sur le centre Tolbiac, faculté tenue par la gauche et l’extrême gauche et qui va lui résister. Des plaintes sont déposées en rafale par l’administration, ce qui inquiète la branche adulte, le MSF, Mouvement solidariste français, dirigé par Philippe Lemoult, un ancien d’Occident et des anciens de l’OAS-métro jeunes, comme Jean Caunes et Jean-Pierre Stirbois. Malgré les remontrances de leurs aînés, la bande à Janeau, comme on disait autrefois la bande à Robert, ne désarme pas. Mi-janvier 1974, la tension monte cette fois entre le GAJ et le GUD, toujours sous le contrôle d’Alain Robert. L’un de ses chefs, Michel Bodin, est presque lynché par les gudards. C’est que les GAJ-men, comme ils se surnomment, grignotent les positions du GUD en province mais aussi à Assas. Entre les deux bandes rivales, le torchon brûle. Stéphane Zanettacci, un des responsables du SO du GAJ, entre en contact avec la Ligue communiste pour échanger des informations sur Faire front. La première rencontre se déroule au métro Saint-Paul, dans le quartier du Marais, à Paris, dans un café, alors qu’une cinquantaine de trotskistes se sont dissimulés dans les alentours. D’autres réunions plus discrètes auront lieu, grâce auxquelles le GAJ permet l’identification de nombreux militants de Faire front pris en photographie par les militants de la Ligue communiste. C’est dire qu’entre le GAJ et le GUD on est à couteaux tirés. L’agression contre un gudard d’Assas met le feu aux poudres. Alain Robert refuse de voir son influence contestée, dans un bastion qu’il a gagné de haute lutte en mai 1968. Le 19 février
1974, une quarantaine de militants de Faire front font irruption à Assas, leur secrétaire général Alain Robert en tête. Quelques étudiants solidaristes présents dans le hall de la faculté sont frappés et deux d’entre eux, dont une jeune fille, sont expédiés à l’hôpital. C’est l’escalade. Le 21 février, les GAJ-men se vengent. Ils attaquent le local du GUD au cocktail Molotov. Une dizaine de solidaristes sont écharpés en guise de représailles, et le GAJ doit momentanément quitter Assas. Les affrontements fratricides ont également lieu à la faculté de droit de Sceaux. Robert et le GUD sont finalement restés maîtres de leur fief. Les GAJ-men ne se contentent pas de manier la barre de fer à Assas ou à Censier. Pendant la campagne présidentielle de 1974, ils ont participé eux aussi au service d’ordre de Giscard – Pierre Sergent, qui représente rue de la Bienfaisance l’aile solidariste de l’extrême droite, ne les a pas oubliés. Quand ils se croisent dans les meetings, les deux SO ont pour habitude de s’agonir d’injures, se traitant réciproquement de « vendus » et de « mercenaires ». La participation du GAJ, certes purement intéressée, n’empêche pas Michel Bodin de lancer sur Pierre Messmer, alors Premier ministre, une grenade fumigène. Le GAJ n’a pas mis son drapeau dans sa poche. Au cours de cette période, Jean-Claude Nourry s’en éloigne tandis qu’un ancien du MJR, Alain Boinet, rejoint sa direction. Les solidaristes décident alors de se consacrer à la lutte antisoviétique et nouent des contacts étroits avec le NTS, association d’émigrés russes installée en France depuis l’avant-guerre. Le « Narodno troudovoy soyouz » (Alliance populaire du travail), fondé en 1930 à Belgrade, regroupe de jeunes exilés russes. Certains de ses membres ont combattu pendant la guerre aux côtés de la Wehrmacht, d’autres ont été sacrifiés, plus tard, par les Américains sur l’autel de la guerre froide et quelques-uns liquidés par les
services soviétiques. Ainsi le fils de l’un des chefs du NTS, tué dans un accident de la route provoqué, le guidon de sa moto ayant été scié, ou Alexandre Troucanovitch, responsable à Berlin-Ouest, en 1952, du Comité berlinois d’aide aux réfugiés de l’Est, enlevé par le KGB, et disparu à jamais derrière le rideau de fer. Pendant la guerre froide, le NTS est basé en RFA (ex-Allemagne occidentale), à Francfort-sur-le-Main, où il possède un groupe de presse et d’édition, Possev, et une imprimerie qui alimente en littérature interdite l’Union soviétique. Ses réseaux acheminent en Occident les manuscrits d’auteurs stigmatisés par le régime, comme Soljenitsyne ou Boris Pasternak, et organisent des passages illégaux de frontières. Le NTS pourvoit à l’aide matérielle des dissidents et recrute à l’étranger, dans la marine marchande et militaire soviétique, de nouveaux passeurs. Activités à hauts risques où le militantisme anticommuniste flirte avec le monde du 1 renseignement . La section française du NTS, dirigée par Vladimir Gestkoff et Michel Pavlov, a été financée après guerre par la CIA, puis le mouvement Paix et Liberté de Jean-Paul David a pris le relais à partir de 1954, lorsque les Américains ont décidé de fermer le robinet après la mort de Staline. À Paris, la section française est en contact étroit avec deux associations qui lui servent aussi de paravents, les Cercles libres d’études russes et surtout les Jeunes amis de la Russie, proches des Jeunesses françaises fédéralistes, liées à Est et Ouest et particulièrement à Guy Lemonnier, puisque ce dernier a été président des Jeunes amis de la Russie en 1954, date de leur fondation. Rien n’échappe à la centrale d’Albertini. Michel Slavinsky, directeur de la revue Continent et un des dirigeants du NTS, rejoindra, dans les années 80, le conseil d’administration de l’Institut d’histoire sociale 2.
Au sein de la droite activiste, les solidaristes sont ceux qui accordent le plus d’importance à la politique internationale. Ce qui explique qu’ils se soient intimement liés au NTS. En 1966, JeanGilles Malliarakis avait tenté en vain d’intéresser Alain Robert aux activités du groupe russe, avant de quitter Occident, de lancer son mouvement, l’Action nationaliste, et de devenir un des rédacteurs du 3 journal de Pierre Sidos, Le Soleil . Dans les années 70, les solidaristes du GAJ ont franchi le pas sans hésitation. Mais ils ne sont pas seulement des alliés formels du NTS, des antisoviétiques de principe. Ils sont solidaires d’une manière concrète et plutôt radicale. Le 5 décembre 1974, les solidaristes attaquent le siège de la compagnie aérienne soviétique Aeroflot sur les Champs-Élysées. Le même mois, aux alentours d’une heure du matin, ils font sauter une bombe artisanale devant le siège de la TWA et, une demi-heure plus tard, une autre rue de la Boétie devant le siège de la firme Coca-Cola. C’est leur façon d’indiquer qu’ils prônent une troisième voie, entre marxisme et capitalisme, entre URSS et USA, au moment où Valéry Giscard d’Estaing s’apprête à recevoir le président américain Gerald Ford. Alain Boinet, un des dirigeants du e GAJ, expliquait autrefois dans les cafés du XV au jeune Thierry Besnard-Rousseau que le flipper « était une mauvaise chose car 4 d’origine américaine ». Boinet était alors très sourcilleux sur la doctrine : il déconseillait de voir les films de Bergman et de lire Céline qui selon lui n’était pas « un écrivain nationaliste » 5. L’activisme des solidaristes, qu’il s’agisse de bagarres ou d’attentats, finit par leur valoir l’attention particulière de la police. Dans un document que les GAJ-men envoient à la presse (seul Le Canard enchaîné s’en est fait l’écho) pour se plaindre de cette persécution policière, ils rappellent que, dès le lancement du
mouvement, le 2 avril 1973, sa direction a été « frappée par huit inculpations ». Et ce n’était qu’un début. Le GAJ, qui a subi, le 15 janvier 1974, de « multiples perquisitions et arrestations », énumère dans son texte les coups répétés que la police lui a portés : « arrestation massive à 6 heures du matin de trente-cinq militants. Condamnation d’un militant après la manifestation contre Gromyko [ministre des Affaires étrangères soviétique, NdA], le 18 février 1974. Condamnation d’un militant après les incidents à l’aéroport de Roissy, le 9 mars 1974. Arrestation de six militants à Lyon le 21 avril 6 1974, six peines de prison… . » Ce n’est alors qu’une liste provisoire…
1. En avril 1965, un membre anglais du NTS, âgé de vingt-six ans, est arrêté à Moscou par le KGB qui l’accuse d’avoir introduit de la propagande antisoviétique. Gerald Brooke, c’est son nom, avait en effet transmis à des Soviétiques des documents et des codes, pour le compte du NTS. Condamné à cinq années de détention, dont quatre dans un camp de travail, par le tribunal de Moscou, il séjournera trois ans dans les geôles soviétiques avant que le Premier ministre travailliste, Harold Wilson, n’accepte de l’échanger contre deux agents soviétiques emprisonnés en Grande Bretagne, Peter et Helen Kroger. Interview de Brooke réalisée par le journaliste de la BBC, Christopher Serpell, en 1969, après sa libération. 2. Sur le NTS : Cahiers de la Russie libre, n° 1, 1982, synthèse des RG de juillet 1957 (archives de l’auteur) et entretien avec Vladimir Getskoff, en mai 1998. 3. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis. 4. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. 5. Malgré plusieurs contacts téléphoniques, il nous a été impossible d’obtenir un rendez-vous avec Alain Boinet, aujourd’hui président de l’association Solidarité, aide humanitaire d’urgence, une ONG pionnière en Afghanistan. 6. Archives de l’auteur. Le document du GAJ comprenait une liste nominative e
détaillée des policiers affectés à la 2 section des RG de la préfecture de
police de Paris et du groupe de direction, alors dirigé par Philippe Massoni.
Les solidaristes donnent l’assaut au rideau de fer À l’automne 1974, Frédéric de Saint-Sernin, futur député RPR/UMP de la Dordogne et secrétaire d’État à l’Aménagement du territoire en 2004, rejoint le GAJ. Apparenté à Dominique de Villepin, il est issu d’une famille de la noblesse traditionnelle de province, où on s’intéresse à la vie publique sans faire pour autant de la politique, et il est venu à Paris achever ses études secondaires. Mince et blond, yeux bleus très clairs, de Saint-Sernin a quinze ans et demi quand son père l’inscrit au lycée Janson-de-Sailly, dans les beaux quartiers de la capitale. Il aurait dû aller au lycée Honoré-de-Balzac, mais l’établissement est trop « gauchisant » aux yeux de son père. Il n’a alors aucune conscience politique et se contente d’être violemment anticommuniste. Tandis qu’il suit ses cours au lycée depuis quelques mois, un matin, un vent de panique se propage dans les classes ; des cris fusent : « Les fachos sont là ! » Les élèves se massent dans la cour. Saint-Sernin tranche au milieu de e ces jeunes de la bourgeoisie argentée du XVI arrondissement, qui portent de coûteux blousons de cuir noir et des Weston hors de prix. Lui se contente d’user jusqu’à la corde les vêtements de son frère aîné. Sous les marronniers qui commencent à se dépouiller de leurs feuilles, jaillissent des hurlements. Les élèves scandent : « Le fascisme ne passera pas ! » Pinochet a pris le pouvoir au Chili et les manifestations de soutien à la démocratie et à l’Unité populaire d’Allende se multiplient en France. Le fascisme n’est donc pas un vulgaire oripeau de l’histoire. Soudain, la foule juvénile jusqu’ici prête
à faire barrage au fascisme se débande comme une nuée de moineaux. Les antifascistes se sont volatilisés. De Saint-Sernin se sent un peu seul au milieu de la cour. Il aperçoit trois jeunes qui distribuaient jusque-là des tracts, sur le trottoir, de l’autre côté de la rue, face à l’entrée du lycée. Ils se sont avancés et ont franchi le porche, long d’une dizaine de mètres, qui sépare la rue de la cour. Cela a suffi pour faire détaler les lycéens. De Saint-Sernin saisit le tract qu’on lui tend. Le comportement de cette poignée de militants qui ont fait fuir 300 lycéens de Janson-de-Sailly l’épate… Il rentre en classe ébloui par leur culot et leur courage, mais ce n’est que plus tard qu’il prend le temps de lire le tract et plus tard encore qu’il décide de composer le numéro de téléphone qui y figure. C’est celui du local du Groupe action jeunesse, à la faculté de droit d’Assas. Un an plus tôt, Bob Morane suffisait à satisfaire l’esprit aventureux de ce fana de bandes dessinées. Le voilà maintenant sur le point d’être initié aux choses sérieuses, à la politique. Au local du GAJ, il tombe sur Patrice Janeau, la figure emblématique des GAJ-men – qui a ses groupies parmi les jeunes étudiantes d’Assas. D’emblée, Janeau va s’efforcer de fortifier la culture politique de la jeune recrue. Il lui prête quelques livres, des histoires de la droite nationale, des écrits de Maurras… Il faut bien commencer par quelque chose. Si de Saint-Sernin s’intéresse aux livres que lui a prêtés Janeau et fait sien le trident, emblème du mouvement, c’est l’esprit « communautaire », la franche camaraderie qui règne chez les jeunes solidaristes, qui le séduisent. Il n’est pas très porté sur le blabla, le militantisme, la réunionite. Mais il se sent bien au milieu de cette bande… S’il pratique les sports de combat, au fond, ce n’est pas un violent. Jusqu’ici, à Janson-de-Sailly, il était plutôt étiqueté 1 « foot » . Mais bientôt, au fil des bastons et des arrestations (sept,
dont deux la veille de ses examens), les RG lui colleront une autre étiquette. En février 1975, les solidaristes voient arriver de nouvelles têtes, cette fois déjà connues dans le sérail nationaliste : Jean-Gilles Malliarakis, ancien du Conseil national d’Ordre nouveau, après une éclipse de trois ans, est de retour. Tout comme Patrice Gélinet, bientôt président du Centre d’études pour l’indépendance nationale et qui s’est rapproché, après mai 68 (qu’il a passé en Corse) des milieux gaullistes de gauche : il va devenir le responsable de leur journal, L’Appel. Depuis que son père l’a placé au Prytanée, après l’affaire de Rouen, Gélinet s’est contenté d’être un compagnon de route ; Alain Robert l’a inscrit d’office en 1971 comme candidat d’Ordre nouveau aux élections municipales… En 1975, alors qu’il s’est converti au gaullisme et défend une ligne proarabe (tout comme Malliarakis), il navigue dans les eaux solidaristes. Le mouvement a pris de l’ampleur, même si ses effectifs ne dépassent pas, dans l’estimation la plus haute, les 300 militants (150 serait plus juste). Pour un mouvement élitiste et activiste, branché sur l’action directe, c’est suffisant. Inutile d’être plus nombreux pour déposer une petite bombe artisanale… Le GAJ n’a pas renoncé à ce genre d’opérations, malgré les pressions policières. Dans la nuit du 29 au e 30 avril 1975, rue du Petit-Musc dans le IV arrondissement de Paris, un local où se réunissent des Nord-Vietnamiens a vu voler ses vitres en éclats. Un peu plus tard dans la nuit, vers 1 h 40, une charge de plastic a explosé au siège de l’association médicale franco-vietnamienne installée à Ivry-sur-Seine ; cette dernière action n’est pas revendiquée. Mais ces attentats n’ont guère d’impact médiatique et exposent inutilement les militants.
Le 24 mars 1975, deux solidaristes français sont arrêtés à Moscou, sur la place Rouge, alors qu’ils distribuent des tracts et des exemplaires de L’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne. Avant d’être interpellés par le KGB, ils réussissent à en distribuer plus de 200 exemplaires. Après un interrogatoire serré et vingt2 quatre heures de détention, les deux militants sont expulsés . L’un des deux, Francis Bergeron, a alors vingt-deux ans et étudie les sciences économiques à la faculté de Dauphine. Il a grandi dans une famille pro-Algérie française de la petite bourgeoisie catholique. Son grand-père a fait la guerre de 14-18 et rejoint les Croix-de-feu du colonel de La Rocque. Il existe dans sa famille une petite tradition droitière, « poujadisante » même, bien que ses parents n’aient jamais été poujadistes. Enfin, un ami de son père a appartenu à l’OAS et a été emprisonné. En classe de troisième, Francis Bergeron lit déjà Le Monde, ciseau à la main, pot de colle et crayon à portée. En 1967, il commence à découper toute information ou nouvelle qui relève de l’anticommunisme. Puis il se plonge dans la lecture du livre de Pierre Sergent, La Bataille, qu’il dévore. Ce récit, à la limite de l’épopée, le passionne ; il y découvre les trois lettres un peu énigmatiques, MJR, du Mouvement jeune révolution que Pierre Sergent semble recommander chaudement. Bergeron écrit alors à la boîte postale du mouvement, en 1968. Et, quelques semaines plus tard, Jean-Pierre Stirbois lui répond. Sans en informer ses parents, Francis Bergeron prend un train pour Paris (il vit alors dans l’est de la France) et se retrouve devant Stirbois. Cette rencontre sera décisive. Il adhère sur-le-champ. Il a alors quinze ans et étudie au lycée Saint-Exupéry de Fameck, une petite cité mosellane. En 1968, il y crée un front contre les comités d’action lycéens. Depuis sa rencontre avec Stirbois, il ne songe plus qu’à faire ses études à Paris, là où les
choses se passent, où se réunit, rue des Martyrs, la direction du MJR. Il ressent une sorte d’exaltation pour le combat politique. À dixhuit ans, il s’inscrit à la faculté de Dauphine en sciences économiques. Pour lui, rien n’existe en dehors de l’action politique. Au MJR, on a aussitôt décelé ses aptitudes, ses compétences. Bergeron ne tarde pas à rejoindre les réseaux opérationnels du NTS avec lesquels le MJR collabore étroitement, lui servant même de vivier, et achemine ses premiers livres en Russie, derrière le rideau de fer. C’est dangereux, mais excitant, grisant ; il le vit comme un acte initiatique. Pour lui, l’aventure mythique de l’OAS se poursuit sous une autre forme. « On aurait voulu vivre ce que ceux qu’on 3 admirait avaient vécu, Bastien-Thiry ou Degueldre », dit-il . Les solidaristes s’y sont efforcés et ont déployé des trésors d’ingéniosité, dans le genre spectaculaire, quitte à emprunter certaines méthodes à la gauche révolutionnaire. Le 3 octobre 1976, dans le style Far West, ils ont décidé d’attirer l’attention sur les atteintes aux libertés en Union soviétique. Ce jour-là, en rase campagne, ils arraisonnent le train Nord-Express qui relie Paris à Moscou via Varsovie, et qui a quitté la gare du Nord, à 17 h 12. Dixhuit minutes plus tard, 750 mètres après la gare d’Ory-la-Ville, un passager actionne le signal d’alarme et le train stoppe en pleine forêt de Chantilly. Huit hommes masqués en descendent tandis que sept autres, qui les attendaient camouflés dans les sous-bois, les rejoignent. Les membres du commando s’alignent le long de la voie ferrée et débranchent deux points du système hydraulique afin que le train ne puisse pas redémarrer. Les militants distribuent des tracts aux passagers, bombent des slogans sur les wagons et taguent l’emblème solidariste, le Trident. L’opération ne dure que quatre minutes, tout a été chronométré et minutieusement préparé. Elle est revendiquée par le commando Youri Galanskov – un poète russe,
mort à trente-trois ans au camp des internés politiques de 4 Barachevo, le 4 novembre 1972 . Mais si les opérations commando, dirigées par Alain Boinet, Philippe Lemoult et Jean-Pierre Stirbois, retiennent l’attention, les solidaristes ne négligent pas le travail doctrinal. Ils ont même élaboré une théorie de la prise du pouvoir. En 1975, ils considèrent que la société française est dans une phase de « structuration partielle ». Il faudra donc attendre encore un peu en ce qui concerne le « grand soir ».
1. Entretien avec Frédéric de Saint-Sernin, le 9 octobre 2003. 2. Dossier de presse du MSF sur l’arrestation à Moscou de deux militants solidaristes français, Francis Bergeron et Jacques Arnould. 3. Entretien avec Francis Bergeron, le 22 octobre 2003. Ce dernier est à l’origine d’un centre de documentation, l’Institut d’histoire des identités nationales et régionales, situé dans le Berry, destiné aux étudiants et aux chercheurs, richement pourvu en littérature, journaux, bulletins intérieurs, affiches, etc. Contact : http ://identites.nationales.free.fr/. 4. On trouve un compte rendu détaillé et illustré de photos de cette opération, dans le n° 4/5 de 1976 des Cahiers du Solidarisme, organe théorique du MSF.
Les gentlemen « fachos » Giscard élu, les cadres de Faire front se sont réunis en séminaire à Poitiers, les 22 et 23 juin 1974, afin de dresser un premier bilan. Visiblement, le ralliement a été une bonne affaire. La trésorerie affiche un solde créditeur, malgré les 10 000 francs de cotisations en retard. Le journal Faire front compte 500 abonnés, et, selon ses responsables, il toucherait 30 000 personnes pour un tirage de 17 000 exemplaires. Le fanzine des gudards, Alternative, créé à la fin de l’année 73 sur une idée de Roland Poynard, a une centaine d’abonnés et un budget bénéficiaire. En tout, Faire front compte 600 adhérents en province et 500 en région parisienne, huit locaux, quinze boîtes postales. La direction se réjouit fort d’un tel bilan. En juin 1974, elle se compose d’Yves van Ghele, Jack Marchal, Gérald Penciolelli, Alain Robert, Pascal Gauchon, José Bruneau de la Salle, Jean-François Galvaire (de retour après son limogeage d’ON en 1 1970) et Thierry Buron, futur professeur d’université . Pour ce séminaire, elle a fait les choses sérieusement. Elle a même réalisé une étude sociologique du mouvement. Qui milite à Faire front ? 54 % de ses militants proviennent d’Ordre nouveau, 20 % du Front national, 40 % sont des étudiants et des lycéens, 18 % appartiennent aux professions libérales, 21 % sont des employés, 2 % sont des ouvriers… et 11 % n’indiquent aucune profession… Pour un mouvement interdit un an plus tôt, ce tableau est rassurant. Et même encourageant. Car il reste maintenant à créer un parti. Quel genre de parti ? Différentes hypothèses sont étudiées. Un parti monolithique ? Un rassemblement ? Un groupe activiste ? Une mafia (sic) ? Ou bien faut-il organiser une opération d’entrisme dans les
partis de droite ? Débat de pure forme, car les dirigeants de Faire front ont, en réalité, déjà fait leur choix. Ils ont décidé de lancer un parti à la fois « sélectif » et « abandonnant les méthodes spectaculaires ». Il doit constituer « une centrale politique destinée à coordonner les contacts politiques, financiers, étrangers […] et toutes les autres activités qui lui sont subordonnées ». Tout est déjà dans les tuyaux. Il est prévu d’organiser un congrès à Paris au mois d’octobre et deux campagnes d’affichage qui se dérouleront en deux temps : « Un parti va naître » et « Un nouveau parti est né ». Les caisses se sont remplies pendant la campagne, grâce à Hubert Bassot qui dispose désormais d’un bureau à l’Élysée – mais ne l’occupera qu’une année. En 1975, Hubert Bassot tombe en disgrâce. Officiellement, Michel Poniatowski l’a écarté parce qu’il aurait été incapable de trouver un candidat digne de représenter les Républicains indépendants pour une élection partielle au Havre. Officieusement, ce sont ses accointances avec les milieux activistes qui embarrassent l’Élysée. Son coffre-fort aux RI a été cassé par des anciens de Faire front. Posent problème également ses liens avec Jean-Jacques Susini et son implication dans l’affaire Gorel. Raymond Gorel, ancien trésorier de l’OAS, a été enlevé et probablement assassiné. L’histoire remonte au 20 décembre 1967. L’instruction judiciaire a établi que, ce jour-là, Gorel a été intercepté à Malakoff, à la sortie de son parking, par un commando qui a simulé un accident de la circulation. Bâillonné et jeté à bord d’une fourgonnette Citroën, il est alors conduit dans un garage désaffecté e du XIX arrondissement. Le lendemain, il est étranglé « accidentellement » au cours d’un interrogatoire, puis son cadavre est acheminé sur la Côte d’Azur, placé dans un fût de 200 litres et coulé dans du ciment. Le bloc est immergé au large, à 4 000 mètres de la côte. Ce n’est qu’en 1970 que ses ravisseurs présumés sont
arrêtés et incarcérés. Parmi eux, Jean-Jacques Susini, remis en liberté le 14 septembre 1974 quelques mois après l’élection de Giscard, comme tous ceux qui ont été écroués en même temps que lui pour l’enlèvement de Gorel et qui, pour la plupart, ont appartenu à l’OAS et ont été membres d’Ordre nouveau. Certains ne peuvent s’empêcher d’associer ces libérations à l’élection de Giscard. En effet, Hubert Bassot et Jean-Jacques Susini étaient venus quelques mois avant l’enlèvement de Gorel au domicile de l’ancien trésorier de l’OAS, à la recherche de fonds pour une fédération de rapatriés qu’ils projetaient de créer. Gorel se serait refusé à utiliser une partie du magot de l’ex-OAS. Il faudra attendre 1982 pour que la justice, qui n’a pas ouvert le dossier depuis plus de sept ans, envisage d’entendre Hubert Bassot. En 1986, la chambre d’accusation renverra tous les inculpés devant une cour d’assises mais, pour cause de prescription, ils ne seront jamais jugés. L’affaire Gorel 2 restera un crime impuni, sans coupable et sans cadavre . Et son magot introuvable. Telles sont les vraies raisons de la mise à l’écart de Bassot et de sa nomination au cabinet du ministre des Territoires et Départements d’outre-mer. En 1974, grâce à lui, en tout cas, Faire front a de quoi voir venir, s’offrir un local boulevard Sébastopol près du quartier des Halles et de l’ancien local d’Ordre nouveau, et se payer un journal en quadrichromie. Le congrès constitutif du parti ne se tiendra pas comme prévu en octobre, mais en novembre. Ce n’est que quelques semaines avant l’échéance, dans un bistrot du Châtelet, qu’un de ses futurs dirigeants, Roland Gaucher, a trouvé le sigle : Parti des forces nouvelles, PFN. Cet ancien collaborateur d’Est et Ouest passe pour une sorte de franc-tireur, un compagnon de route méfiant envers les
petits appareils d’extrême droite qu’il trouve mal organisés, peu 3 disciplinés, faiblement politisés et trop pénétrés par les services . Il a fait ses classes à l’extrême gauche avant guerre et a beaucoup appris d’Henri Barbé, un ancien dirigeant du Parti rallié au PPF de Doriot, sur les techniques clandestines du Komintern. Il a du mal à se faire à l’amateurisme en la matière de l’extrême droite. Son ami François Brigneau, lui aussi un ancien de la gauche pacifiste et bergeriste d’avant-guerre, avec lequel il travaille à Minute, l’a convaincu de participer à l’aventure. Lui-même pourtant n’était pas très chaud et s’est retrouvé à la direction du PFN sans que Robert lui ait préalablement demandé son avis… Avec Brigneau et l’ancien cagoulard Gabriel Jeantet, Gaucher fait figure d’ancien. Lors du premier congrès du PFN qui se déroule les 9, 10 et 11 novembre 1974 au Novotel de Bagnolet, Gaucher aura la tâche de définir la nouvelle ligne politique du mouvement avec Jack Marchal et Pascal Gauchon, lors d’une séance à huis clos. Gabriel Jeantet a été chargé de faire un exposé sur l’organisation interne du parti, Roland Poynard de présenter le manifeste politique du mouvement et JeanClaude Jacquard, un ancien d’Occident qui faisait partie des exclus de la FEN fin 1963, le manifeste social et économique. L’ensemble sera réuni dans une petite plaquette intitulée « Propositions politiques, sociales et économiques ». Le PFN veut être pris au sérieux. Il se dotera bientôt d’une chargée de communication, la jeune et pimpante Anne Méaux, présentée comme « la plus jeune diplômée de l’Institut des sciences politiques » et « la seule présence féminine au sein du comité central ». Dans le n° 1 d’Initiative nationale, tiré à 60 000 exemplaires en mars 1975, maquetté par Gérald Penciolelli et Catherine Barnay, le PFN se définit comme « le parti de la droite moderne »… Il se veut « un parti de cadres », sans chef, « un parti politiquement jeune, non
pas de jeunes ». Curieusement, depuis le séminaire de Poitiers, la sociologie du mouvement s’est brusquement modifiée. Le PFN a muté. 26 % d’employés, 25 % de cadres moyens et supérieurs (au lieu de 0 %), 15 % d’étudiants (au lieu de 40 %), 9 % d’ouvriers (au lieu de 2 %), etc. Mystères de la sociologie. Mêmes variations en ce qui concerne les origines politiques de ses militants, les anciens d’Ordre nouveau passent de 54 à 38 %. Pascal Gauchon, désigné comme secrétaire général du nouveau parti, est ainsi présenté dans Le Monde du 21 novembre 1974 : « Né le 24 mars 1949 à Paris, Pascal Gauchon est un ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm. Il a été reçu à l’agrégation d’histoire en 1973 et prépare actuellement une thèse sur l’Italie contemporaine. Il a participé au lancement du PFN dans des comités d’initiative pour la constitution d’un parti nationaliste mais n’avait pas milité auparavant dans une organisation politique. » On s’explique mieux le mystère. Gauchon a appartenu à la section d’Ordre nouveau de l’ENS et collaborait à Pour un ordre nouveau en 1972. Jusque-là, il s’était contenté de militer à la base. Ce n’est que lorsque Alain Robert a découvert qu’il était normalien qu’il a songé à en faire la vitrine 4 intellectuelle du mouvement . En fait, le PFN se compose tout de même essentiellement d’anciens militants de Faire front et d’Ordre nouveau (et même d’Occident). La plupart des membres de son équipe dirigeante ont occupé des fonctions au Conseil national d’Ordre nouveau, comme Catherine Barnay, Danièle Brisson, Philippe Cavalie, Hilaire Chollet, Alain Galland, Michel Petit, JeanMarie Knittel, Jean-Pierre Berbérian, Daniel Reichert, Pierre Ters, Jean Fuseau, René Blanchot, avocat et ami de Jean-Jacques 5 Susini, etc. Le PFN reste encore une émanation d’Ordre nouveau, dissous un an plus tôt. Un passé dont il s’efforce de faire table rase, quitte à tordre quelque peu les faits et la réalité.
En 1975, il se fixe comme objectif de « rassembler les forces situées à droite de la majorité ». Depuis 1965 et la campagne de Tixier-Vignancour, la plupart des mouvements d’extrême droite courent après ces 5 % d’électeurs qui ont voté pour le candidat national. Afin d’asseoir, voire d’accroître son audience, le PFN veut lancer quelques comités ad hoc, associations relais par exemple, destinés à rabattre des militants et des sympathisants pour sa centrale politique. Dans son premier numéro, Initiative nationale rend public l’appel de Joël Dupuy de Méry en faveur de l’armée, mise en danger par la création, sous l’impulsion des mouvements d’extrême gauche, des Comités de soldats. Il fait mouche. L’appel est plutôt bien accueilli dans les milieux conservateurs de droite. Pas rancunier, Jacques Chaban-Delmas approuve l’initiative. Pierre Messmer, qui a dissous un an auparavant Ordre nouveau qu’il traitait alors de mouvement raciste, en fait autant. La pétition obtient le soutien de la maréchale de France Jean de Lattre, de Thierry Maulnier, Michel de Saint-Pierre, Maurice Druon, du comte Horace Savelli, de Michel Droit… Mais il s’est surtout trouvé un parrain d’envergure, le SAC. Le Service d’action civique a décidé d’appuyer le Comité de défense de l’armée de Joël Dupuy. Dans une circulaire du 10 février 1975, le président du SAC, Pierre Debizet, engage ses militants à soutenir le comité et à signer son appel. En avril, il les incite à prendre contact localement avec les associations d’anciens combattants et à se fixer comme objectif d’atteindre le nombre de 6 100 000 signataires . Difficile donc de savoir qui, du SAC ou du PFN, pilote le comité et à qui il faut attribuer les lauriers de ses succès relatifs : Dupuy envahit une station radio, une chaîne de télé, et devient une vedette du microcosme nationaliste. Cependant, l’objectif des 100 000 signataires ne sera jamais atteint.
Toujours dans le but de polariser l’attention sur lui, le PFN a créé le Comité de défense de la liberté d’expression, dont le but est de combattre le « terrorisme intellectuel de la gauche » et son « monopole dans les médias ». L’initiative recueille l’appui du scénariste Michel Audiard, du chroniqueur radiophonique François Fouquart, du colonel Rémy, qui signent le manifeste du PFN… Mais aussi celui de Gaston Morancé, le patron de la FACO, ou encore du Dr Waldemar Lentz, présenté comme le « président de la commission juridique du Parlement ouest-allemand ». Ce dernier a été aussi, de 1936 à 1939, rédacteur au Völkischer Beobatcher, le quotidien du Parti nazi, et a occupé durant la guerre divers postes dans des organismes de propagande hitlérienne, avant de rejoindre 7 en 1945 la station radiophonique ondes courtes Deutsche Welle . Mais ce comité aura une existence aléatoire et ne connaîtra jamais un réel succès. En marge des satellites qu’il suscite, le PFN cherche également à dorer son blason, à se donner une image plus moderne. Il organise, avec les fonds hérités de Bassot, des opérations promotionnelles, des événements à caractère culturel. En mars 1975, il profite de la percée médiatique du Club de l’horloge et du GRECE, dont quelques dirigeants du PFN sont plutôt proches, comme Gauchon ou Jacquard, et organise un forum intitulé « La nouvelle droite, la voilà », laissant ainsi entendre qu’il en est le centre. Les intervenants au forum s’efforcent de démontrer qu’il existe des « intellectuels de droite » et que « la droite peut être intelligente ». À l’affiche, les habitués : Maurice Bardèche, Gabriel Jeantet, mais aussi Pierre Gaxotte, Marcel Jouhandeau, l’ancien secrétaire de Sartre, Jean Cau, François Brigneau, Louis Pauwels ou encore le sculpteur Arno Breker 8. C’est l’occasion pour le PFN de
se faire connaître, d’affiner sa nouvelle image et de vendre à la presse un argumentaire aussi flatteur qu’invérifiable : « 2 500 adhérents, une forte majorité de cadres moyens et d’employés, une cellule ouvrière chez Simca, à Poissy, un mensuel tiré à 110 000 exemplaires. » Ces entreprises, coûteuses et tape-à-l’œil, vident les caisses du mouvement et ne suscitent en fait aucune vague d’adhésions, aucun élan proportionné aux dépenses engagées par le PFN.
1. En 1985, à la faculté de Nantes, Thierry Buron fera partie du jury de thèse de Henri Roques, futur directeur de la revue d’histoire Révision. 2. Tous ont été renvoyés devant la cour d’assises de Paris, le 28 février 1986, par la chambre d’accusation. Arrêt 752, n° 2027/83, archives de l’auteur. 3. Entretien avec Roland Gaucher. 4. Entretien avec Catherine Barnay. Le nom de Pascal Gauchon apparaît à l’ours de Pour un Ordre nouveau en 1972. 5. Peu après le 1er congrès du PFN, en novembre 1974, paraît le bulletin de liaison du Parti des forces nouvelles, dont le directeur de publication est José Bruneau de la Salle. Dans son n° 1, en décembre 1974, il énumère les seize membres qui constituent son comité central : François Brigneau (de son vrai nom Emmanuel Allot), Jean-Marc Brissaud, José Bruneau de la Salle, Thierry Buron, Jean-François Galvaire, Roland Gaucher, Pascal Gauchon, Gabriel Jeantet, Claude Jacquart, Jack Marchal, Anne Méaux, Gérald Penciolelli, Roland Poynard, Emmanuel Renaud, Alain Robert, Yves van Ghele. Secrétaire général Pascal Gauchon, et trois secrétaires nationaux, Alain Robert, Gabriel Jeantet, et José Bruneau de la Salle. Le nouveau parti a reçu le soutien d’Antoine Argoud, Maurice Bardèche, Henry Charbonneau, Pierre Dudan, Claude Joubert, Marcel Jouhandeau, le Dr Longuet, Michel Mourlet (membre du GRECE) et Jean Raspail (qui appartient aussi au Conseil national du PFN). 6. Rapport de la Commission d’enquête parlementaire sur le SAC, t. 1, Alain Moreau, 1982, p. 202-203.
7. Livre brun, les criminels de guerre et les criminels nazis, édité en RDA en décembre 1968, p. 416. 8. Voir article du Point du 10 mars 1975.
1976-1986
LA FIN DES IDÉOLOGIES
De l’affaire Hazan à la chiracomania Le PFN s’efforce d’apparaître comme un mouvement respectable. Il veut faire de la politique avec un grand P, avec les paillettes et le strass s’il le faut, passer à la télé, obtenir des articles dans la presse, bref, sortir du ghetto. L’époque des blousons de cuir noir et des cheveux longs est révolue. Mais cette nouvelle stratégie est loin d’être payante. Seul point positif, jusqu’à présent, elle lui a permis ne plus être cité à la rubrique des faits divers. Il est difficile, cependant, d’échapper à son atavisme. À peine un an après sa fondation, le PFN se retrouve sous les feux de l’actualité. Le 31 décembre 1975, Louis Hazan, le patron de la compagnie de disque Phonogram, est enlevé. Quelques jours plus tard, le 7 janvier 1976, la police criminelle débarque au siège du PFN, boulevard Sébastopol. Alain Robert est en train de siroter un café au Chat noir, un bar situé au pied de l’immeuble. C’est le lieu de rendez-vous du SO du PFN. Comme au Relais de l’Odéon autrefois, on passe, on boit des bières, on discute, on se monte aussi la tête. La PJ, ayant trouvé porte close à l’étage, vient y chercher Robert. C’est lui qui ouvre la porte du local aux enquêteurs de la Crim’ en quête de renseignements sur un certain « Miguel » qui dit appartenir au PFN. Après avoir exploré le fichier des militants, la police repart bredouille. Ce « Miguel » a avoué, en début de matinée, quai des Orfèvres où il est en garde à vue, être le chef du commando qui a enlevé Hazan. En fait, il se nomme Daniel Moschini, dit Miguel, dit aussi Jean Noiraud. C’est le chef du service d’ordre du PFN et celui
du Groupe d’intervention nationaliste (GIN) chargé des « opérations spéciales » du mouvement. Il élève des chiens à Noisy-le-Grand pour une grande entreprise de gardiennage. Il a participé comme garde du corps aux campagnes électorales de Giscard d’Estaing et de Michel Poniatowski, ministre de l’Intérieur. Mais Moschini n’est pas le seul fil qui relie l’affaire Hazan au PFN. L’ancien trésorier d’Ordre nouveau, Marcel Pech, est lui aussi impliqué – tout comme Philippe Lageste, membre du Conseil national du PFN, Bernard Lescrainier, qui a appartenu au conseil national d’Ordre nouveau en 1 1972, puis au PFN, et Lazlo Varga, un ancien de l’OAS . Grâce à Moschini, la brigade criminelle remonte jusqu’à la cache où Hazan est séquestré. Elle le libère le 7 janvier en début de soirée. Dans les jours qui suivent, la PJ découvre que la maison où Hazan a été détenu a été louée au nom d’un ancien de l’OAS, JeanCharles, dit « Jacques », Prévost – une grosse pointure qui a été candidat d’Ordre nouveau aux municipales de 1971. Engagé à dixer neuf ans au 1 régiment colonial de parachutiste en Algérie, à Philippeville, il a servi sous les ordres du colonel Trinquier en Indochine et sauté par deux fois sur Dien Bien Phu, alors assiégé par le Vietminh. Grièvement blessé, il est évacué le 14 mai 1954 sur Hanoï puis sur les Philippines, le Japon et enfin les USA. Embauché par Thomson Houston en 1957, on le considère depuis comme un spécialiste des communications. En 1960, il a rejoint l’OAS et, trois ans plus tard, participé à l’attentat du Petit-Clamart contre le général de Gaulle. Ce jour-là, sa mitraillette s’est enrayée… Il a été libéré après mai 68 et s’est recyclé dans l’intérim. En 1976, il dirige la succursale marseillaise de l’agence de travail intérimaire Nota, fournisseur de main-d’œuvre non gréviste aux usines Peugeot, dont le siège à Paris se trouve rue des Halles, non loin du Châtelet et du 2 Chat noir .
En janvier 1976, Prévost échappe aux filets de la PJ, et réussit à s’enfuir. Il sera arrêté (en fait il se livrera de lui-même au consulat de France) en mai 1977, à Balipanpan, en Indonésie, où il travaille comme ingénieur électronicien dans une compagnie pétrolière. Sa présence en arrière-plan de l’affaire Hazan soulève encore aujourd’hui des interrogations. Certains imaginent que l’argent de la rançon aurait pu servir à financer une opération de mercenaires sur un site pétrolier africain, avec la bénédiction des services français et 3 ceux de Jacques Foccart . Mais à l’époque la presse se demande plutôt si cet enlèvement n’était pas destiné à financer tout simplement le PFN. Certes les caisses se sont peu à peu vidées, mais de là à recourir au banditisme, il y a une marge. L’enquête de la brigade criminelle n’apportera aucun élément en faveur de cette hypothèse. Un point cependant reste à éclaircir, concernant la confection de faux papiers. La police a découvert une lettre manuscrite de Moschini adressée à un des chefs de l’époque du PFN et publiée par Libération le 12 janvier 1976 : « Comme te l’a déjà dit Luciano, vois à ce que les coordonnées du passeport soient en correspondance approximatives avec les miennes 4. » Si le PFN n’est pas impliqué en tant que tel dans cette affaire, la plupart de ses protagonistes en font partie ou ont appartenu à Ordre nouveau. Voilà qui est tout de même fâcheux pour un mouvement qui depuis des mois peaufine son image, soigne sa communication, fréquente le beau linge et l’intelligentsia de droite. Mais Alain Robert en a vu d’autres. Le PFN tire un trait sur cette histoire et prépare déjà son prochain congrès qui devrait avoir lieu après l’été. Ce sera l’occasion de faire un premier bilan des deux années qui viennent de s’écouler depuis la victoire de Giscard.
Au cours de l’été 1976, alors qu’il est en villégiature à Corfou, en Grèce, François Brigneau dresse de son côté un constat impitoyable de l’action du PFN, dont il est un des principaux dirigeants. Il l’adresse par écrit à son vieux complice Roland Gaucher : « Il me paraît évident que pour de nombreuses raisons – personnelles, collectives, de tempéraments, de moyens, de lucidité, etc. – le PFN a raté son entreprise. Ce parti plaque tournante dont rêvait Alain [Robert] est un parti cul-de-sac. Trop ambitieux, les satellites qu’il voulait placer sur orbite se sont tous – sauf un [le Comité de défense de l’armée patronné par le SAC] – écrasés au sol : la fusée porteuse manquait par trop de puissance et peut-être aussi de sérieux. « En conséquence, deux ans après avoir été porté sur les fonts baptismaux, le PFN se réduit à ceci : 1) Un appareil directeur mou, divisé, branlant de querelles personnelles et, quelle que soit notre gêne, éclaboussé par ces affaires de gangsters militants ou de militants gangsters. 2) Quelques foyers provinciaux, dus à des initiatives locales plus qu’à l’animation parisienne et qui brûlent de feux pas toujours accordés. 3) Un SO qui doit ressentir dans ses profondeurs la déviation banditiste – comme diraient les cocos – et l’absence de ligne politique. 4) Un journal, fabriqué cahin-caha, sans grande réflexion préliminaire mais qui a le mérite d’exister. « Tout cela qui est grave ne serait pas dramatique si nous savions ce que nous sommes, ce que nous voulons et où nous voulons aller. Et aussi si le courant passionnel qui sert trop souvent de moteur à l’extrême droite continuait de couler. Ce n’est hélas pas le cas. Au mieux, le PFN est devenu un abcès de fixation pour ceux que la démocratie révolte (pour toutes sortes de raisons parfois contradictoires) et qui viennent y rêver leurs rêves. Au pire, c’est un apprentissage, une manière de jeter sa gourme avant de pratiquer l’entrisme. (Ajoutons à cette analyse trop sommaire un certain
infantilisme, le goût des copains, de la cabane dans le jardin, de la bande… etc. Je me dénonce autant que je dénonce les autres.) « Dans ces conditions, le congrès – si congrès il y a – ne peut avoir d’intérêt et de résonance que s’il s’ouvre sur une autocritique sévère (et en particulier du banditisme révolutionnaire), se poursuit sur une analyse de la situation politique actuelle et du rôle que nous pourrions y jouer en fonction de 5 ou 6 idées-forces (je crois que nous pourrions revenir au racisme et à la défense tous azimuts des communautés blanches menacées) et se termine sur les réformes internes susceptibles de nous donner un outil contrôlé. « Si nous esquivons l’examen de conscience et les modifications de l’appareil qu’elles impliquent, le congrès ne sera qu’un masque 5 de plus. Je ne le porterai pas. » L’autocritique n’aura pas lieu. Ni sur le banditisme révolutionnaire ni sur rien d’autre. Il n’est pas certain non plus que la nouvelle stratégie adoptée par le PFN, lors de son deuxième congrès les 12 et 13 novembre 1976, ait réellement de quoi rassurer François Brigneau. La direction a décidé de répondre favorablement à l’appel au « rassemblement » lancé par Jacques Chirac, qui vient de claquer la porte de Matignon. Après avoir soutenu Giscard en 1974, le PFN, déçu par la politique « de gauche » menée par le chef de l’État, son libéralisme économique, le vote de l’IVG et sa dérive « centriste », rallie en 1976 l’un des opposants les plus irréductibles à Valéry Giscard d’Estaing. Charles Pasqua, que Robert a connu en 1974, a facilité l’opération. Son fils Pierre a milité à Ordre nouveau et a été candidat aux élections municipales de 1971. Les anciens d’ON et d’Occident percent autour de Charles Pasqua, Patrick Devedjian est devenu son avocat et, avec Jean-Jacques Guillet et Joël GaliPapa, un ancien d’ON et adhérent au PFN, il vient de créer un
institut de sondage, Public-SA. Les dirigeants du PFN ont des alliés dans la place et comptent obtenir pour les élections municipales, qui auront lieu en 1977, des places sur les listes d’union, conduites par le tout nouveau RPR. Mais cette nouvelle stratégie d’alliance n’a pas été débattue. Elle passe en force lors du Congrès qui voit la promotion, au sein des instances dirigeantes du mouvement, de jeunes membres du GUD fidèles d’Alain Robert, comme Philippe Guignache, aujourd’hui député de l’UMP, et Guy Teissier, président en 2003 de la commission de la Défense nationale à l’Assemblée. Cette consolidation du pouvoir personnel d’Alain Robert et l’orientation en faveur de Chirac suscitent des remous au sein du PFN et lui valent les railleries du Front national. Surtout celles de François Duprat qui, depuis le ralliement de Robert et de Faire front à Giscard en 1974, n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser la politique opportuniste et louvoyante du PFN. Dans la revue Les Cahiers européens qu’il publie depuis 1975, François Duprat attaque bille en tête le PFN et dénonce ses « criminelles entreprises ». Peu après le congrès, il éreinte la direction du PFN et dresse un tableau peu flatteur du mouvement – mais tout compte fait moins décapant que l’analyse froide qu’a rédigée Brigneau lors de ses vacances à Corfou. Il glose sur le départ de Jean-François Galvaire, opposé au ralliement à l’UDR (devenue RPR), le retrait de Brigneau, celui de l’écrivain Jean Raspail qui a également mis une « sourdine » à son engagement – il a l’impression que sa carrière d’écrivain qui « n’écrit que pour être lu » a pâti de son compagnonnage avec le PFN – et sur la mise à l’écart de Gérald Penciolelli, de Jean-Marc Brissaud et de Jack 6 Marchal . Ce dernier se passionne de plus en plus pour son « rat noir » et désormais aussi pour le rock and roll.
Duprat ironise surtout sur l’objectif dérisoire que s’est fixé le PFN : avoir dix élus aux municipales de 1977, alors qu’il s’agit d’élire en France 400 000 conseillers municipaux. Une portion pour le moins congrue. Il rapporte qu’au congrès aucune discussion n’a été tolérée par la direction sur la ligne politique pro-Chirac. Et que le seul à avoir osé s’y opposer, le représentant de la fédération de Picardie, a été molesté par les amis de Robert. Il évoque les remous autour des fonds versés par les militants de province à la « SARL Initiative nationale », et dont quatre-vingt-dix pour cent se seraient évaporés. Il n’oublie pas non plus l’affaire Hazan, dont on a beaucoup parlé dans les couloirs. On est loin de l’euphorie qui régnait lors du séminaire de Poitiers ou du congrès fondateur. Sur les seize membres qui composaient le comité central du PFN lors du premier congrès, neuf ont quitté le parti ou n’y exercent plus de fonction : Gabriel Jeantet a pris sa retraite en province, Anne Méaux a rejoint les Républicains indépendants (où le PFN fait de l’entrisme depuis 1974) après un passage à Génération sociale et libérale de Dominique Bussereau – elle sera bientôt promue au secrétariat personnel de Giscard, à l’Élysée –, Emmanuel Renaud, ancien responsable province à Ordre nouveau, Thierry Buron ou encore Yves van Ghele, parti au Liban combattre aux côtés des phalanges chrétiennes. Il n’est d’ailleurs pas le seul a avoir cédé aux sirènes de la lutte armée. En 1976, le solidariste Francis Bergeron s’est rendu au Liban, via Chypre, et a créé sur place un Comité d’aide aux chrétiens libanais, une filière suivie plus tard par quelques militants nationalistes à l’esprit aventureux. C’est lui qui a convaincu le chef du SO du GAJ, Stéphane Zanettacci, de combattre aux côtés des chrétiens libanais. Ce dernier lui objectait alors que les solidaristes se devaient d’être avec les Palestiniens. Et puis enfin,
cédant à l’appel de l’aventure, Zanettacci a rejoint Beyrouth où il a été tué par un sniper. Les anciens ont donc peu à peu cédé la place à la tête du PFN. Pas seulement au bureau politique : sur les cinquante-huit membres du Conseil national (sorte de comité central), vingt-cinq ont disparu : Michel Leroy (qui a rallié les RI), Alain Galland, Reichert, Pierre Ters, Roger Morel… Un autre dirigeant du PFN a dû, lui, s’effacer depuis qu’il a été incarcéré pour détournement de fonds. Alain Robert a puisé dans les effectifs du GUD pour remplumer sa direction, où Pascal Gauchon, José Bruneau de la Salle, ancien de l’UJP, et Roland Gaucher font partie des rares survivants du premier congrès. Roland Poynard, après avoir fait son service militaire, a ouvert son cabinet d’avocat et s’occupe ès qualités de certaines affaires du PFN et de ses militants. La trésorerie du parti n’est plus aussi florissante qu’à ses débuts, et le mensuel Initiative nationale, confronté à des difficultés financières, paraît de façon épisodique. Il n’a pas véritablement conquis un nouveau lectorat, les ardoises chez les imprimeurs s’accumulent et les invendus sont importants. L’état des lieux n’a rien d’exaltant en cette fin d’année 1976. L’objectif politique du PFN, dérisoire selon Duprat, semble au contraire réaliste et ajusté à ses capacités réelles. Pouvait-il s’en fixer un plus ambitieux ? Après des mois de négociations, le PFN présente trente candidats aux municipales de mars 1977. C’est peu. Il est présent dans les Bouches-du-Rhône, sur la liste gaulliste « Marseille Avenir », avec trois candidats et cinq suppléants, Jean-Pierre Berbérian, cheminot, Philippe Forestier, Marie-Louise Jacob, le général Pierre Busson, Guy Teissier, agent immobilier et moniteur parachutiste, Paul Berthe, employé de banque, Michel Merlin, étudiant en médecine… Le PFN figure aussi sur les listes
chiraquiennes d’« Union pour Paris », avec Gérard Gachet journaliste stagiaire, Ghislaine Lauret-Desrue, secrétaire de direction 7 dans un groupe de presse catholique … Jean-Jacques Guillet, un ancien d’Occident, est depuis deux ans un des responsables de la fédération de Paris du RPR et il est justement chargé des élections, ce qui a dû simplifier la tâche aux dirigeants du PFN. Mais, comme d’habitude, on n’a pas mis tous ses œufs dans le même panier. Si Alain Robert a fait la campagne municipale à Paris pour Chirac, son beau-frère, Gérard Écorcheville, ancien d’Occident et d’Ordre nouveau, s’est occupé de celle de Michel d’Ornano, le candidat giscardien. Un ancien de la bande du XVe, Thierry BesnardRousseau, qui a quitté l’Institut de formation où Guy Lemonnier l’avait placé, a recruté des équipes pour Écorcheville. Tarif, 8 500 francs par jour et par personne . Au moins, sur le plan financier, le PFN ne sera pas perdant. Pour ce qui est des résultats, en revanche, c’est un véritable fiasco. Aucun élu… sur 400 000 postes à pourvoir. D’échec en fiasco, de Giscard en Chirac, la ligne fluctuante du PFN ne provoque aucune remise en question de la direction. Celle-ci s’autorise un droit à l’erreur permanent. Ceux qui ne sont pas d’accord avec cette ligne cahotique s’en vont. Sur un point, le refus de l’activisme, Alain Robert a montré une certaine persévérance, même s’il évite d’être trop dur avec ceux qui s’y fourvoient avec délectation. Lors de la venue de Brejnev à Paris, le 20 juin 1977, Roland Gaucher lui a proposé de faire survoler le cortège du premier secrétaire soviétique, sur les Champs-Élysées, par un petit avion téléguidé, afin de créer un état de panique dans les services de sécurité. Robert a repoussé avec effarement l’idée de l’ancien d’Est et Ouest 9. La décision la plus spectaculaire de Robert est celle qu’il impose au GUD, une des principales réserves
de militants du PFN. Philippe Guignache, entré au comité central du e PFN lors de son 2 congrès, en 1976, et présenté comme un fidèle d’Alain Robert, annonce à la presse venue assister au congrès du GUD, les 25 et 26 novembre 1977, que le mouvement a décidé de s’extraire du ghetto. Il fustige la ligne suivie jusque-là par le GUD. Alors que se profilent les élections législatives de 1978 où il entend poursuivre dans la voie légaliste en présentant des candidats, le PFN vivote, miné de l’intérieur, inexistant sur le plan électoral, endetté, sans véritables perspectives politiques et taillé en pièces chaque semaine par François Duprat, un des dirigeants du Front national.
1. Bernard Lescrainier sera abattu par la police le 11 août 1976, lors de l’attaque à main armée d’un bureau de poste à Courbevoie, tout comme Lazlo Varga. 2. Sur l’agence Nota, voir Marcel Caille, Les Truands du patronat, Éditions sociales, 1977, p. 154 et s., et Claude Angeli et Nicolas Brimo, Une milice patronale : Peugeot, Maspero, 1975. 3. Voir Paul Barril, L’Enquête explosive, Flammarion, 2000, consacrée aux dessous de l’affaire Hazan. 4. Citée également dans le livre de Paul Barril, L’Enquête explosive, op. cit., p. 153. 5. Lettre adressée de Corfou à Roland Gaucher, le 30 septembre 1976, archives de l’auteur. 6. Les Cahiers européens, n° 154, 23 novembre 1976. 7. Initiative nationale, n° 16. L’indication du métier ne figure pas de façon systématique sur la liste. 8. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. 9. Entretien avec Roland Gaucher.
On a tué François Duprat Le 18 mars 1978, la France s’apprête à voter pour le second tour des élections législatives, que depuis des mois on prédit serrées entre la gauche et la droite. François Duprat quitte ce matin-là son domicile du Trait, dans la banlieue rouennaise, vers 8 h 45. Il a changé, ce n’est plus tout à fait le même homme. Finis les pantalons feu de plancher, les poches déformées, les interminables parties de billard électrique, les couennes de jambon qui servent de marquepage. Duprat s’est marié et a enterré « le Verrat ». Au Front national, il est devenu le spécialiste des questions électorales. Ses études et ses analyses sont écoutées avec attention par Jean-Marie Le Pen. Au congrès de Bagnolet, en 1977, Duprat lui a ravi la vedette, même si quelques militants considèrent le « nationaliste révolutionnaire » 1 qu’il est comme une sorte de diable . Tout comme Le Pen, Duprat est un orateur doué et talentueux et il a la carrure d’un chef. Il a développé le Front dans sa région, anime les Groupes nationalistes révolutionnaires, et, depuis plus de deux ans, il prépare un livreenquête que lui a commandé son ami Jean Piccolec pour les éditions Alain Moreau sur le thème de l’argent et de la politique… Ce 18 mars, comme toujours parce qu’il est atteint d’une sévère myopie, il a laissé le volant à son épouse. Avant de se rendre au collège de Caudebec-en-Caux où il enseigne l’histoire et la géographie depuis 1974, ils s’arrêtent à la poste où ils récupèrent un colis que son vieil ami Maurice Bardèche lui a envoyé : il contient des documents et… un pull-over. La voiture est restée sans surveillance entre dix et quinze minutes sur un parking. Duprat et sa femme Laurence remontent à bord de la GS et prennent la direction du collège. Cinq
minutes plus tard, une formidable explosion retentit sur la RN 182 qui longe la Seine à cet endroit. La voiture de Duprat gît dans sa gangue de tôle et d’acier tordus, fumante, au milieu de la route. Le corps de l’ancien cofondateur d’Occident a été déchiqueté. Sous l’effet du souffle, son épouse a traversé le pare-brise et atterri trente 2 mètres plus loin, grièvement blessée . Duprat, père de deux enfants, avait trente-huit ans. Qui a tué François Duprat ? Et pourquoi ? Qui a commandité l’attentat ? Comme l’écrivent alors certains journaux, l’enquête s’annonce longue. Elle ne parvient même pas à établir avec certitude où et quand la bombe a été placée. La nuit, dans le garage de Duprat ? Ou lors du bref arrêt à la poste qui a précédé l’explosion ? Une seule certitude, l’attentat est l’œuvre de spécialistes. La charge explosive de deux kilos de plastic, posée sous la voiture, a été mise à feu à distance. Probablement aimantée (ou accrochée avec une ventouse), elle était placée sur le châssis en arrière du siège qu’occupait Duprat. Les tueurs savaient que ce ne serait pas lui qui conduirait. Pendant plus de quarante-huit heures, radios et télés relatent l’attentat. Duprat connaît son moment de célébrité hélas posthume – et éphémère, car, une fois le second tour passé, les médias radiotélévisés se désintéressent de l’histoire. Les enquêteurs amorcent une de ces enquêtes délicates que suit attentivement le ministère de l’Intérieur, une enquête « sensible ». Duprat avait une longue carrière politique derrière lui et n’était pas inconnu des services de police. Outre ses fonctions au Front national, au sein des Groupes nationalistes révolutionnaires, les GNR, qu’il dirige depuis deux ans, et ses activités de journaliste, l’homme papillonnait beaucoup. Pour ce qui est des pistes et des mobiles, les enquêteurs découvrent qu’ils sont aussi nombreux que
les casquettes de Duprat. Ainsi, il a été le premier éditeur en France des thèses négationnistes de Richard Harwood. Ce livre, intitulé Six Millions de morts, le sont-ils réellement ?, Duprat l’a traduit et diffusé 3 lui-même en France . Cela avait fait de lui une sorte de deus ex machina du néonazisme français. Peu après sa mort, un « commando du souvenir » a revendiqué l’attentat. Une piste du Mossad, les services spéciaux israéliens, est envisagée et vite abandonnée faute d’éléments venant l’étayer, y compris par le Front national qui en a été un des promoteurs. D’autres suggèrent qu’il a pu être liquidé en raison de ses liens avec les Palestiniens et les nationalistes syriens du PPS. Il aurait été puni pour avoir joué un rôle d’informateur de la DST sur ces milieux. Mais rien ne viendra non plus étayer cette hypothèse. Les enquêteurs examinent ensuite la piste d’extrême gauche. En mai 69, Duprat avait failli être lynché à la faculté de Vincennes. Molesté, déshabillé, souillé de peinture et de tomates écrasées, on lui avait dessiné sur le dos une croix gammée avant de le reconduire manu militari à un arrêt de bus. L’extrême gauche voyait en lui un indicateur polymorphe et un fasciste de la pire espèce. Le 30 mars 1978, six militants de l’ultragauche sont interpellés, dont l’Italien Antoine Bellavista, ancien directeur du bulletin Contro-Informazione. Soupçonné, en 1974, d’appartenir aux Brigades rouges, il se réfugie en France où, quatre ans plus tard, il dirige le Centre de recherche et d’informations sociales et économiques, le CRISE, créé l’année précédente, et qui prépare la publication d’un dossier sur l’extrême droite. La découverte d’une liste de vingt noms de personnalités de droite à abattre, qui a circulé au cours de la campagne des législatives, donne momentanément un peu de substance à cette piste. Y figuraient les noms de François Duprat mais aussi d’Alain Madelin, Jean-Edern Hallier, Gérard Longuet ou encore Patrick
Devedjian. Elle est attribuée à Pierre Goldman, ancien chef du service d’ordre de l’UEC au Quartier latin en 1965, personnage équivoque, fasciné par la violence et qui, malgré ses positions publiques d’antifascisme exacerbé, fréquente discrètement d’anciens militants nationalistes. Est-il vraiment l’auteur de cette liste ? Rien n’est venu non plus étayer cette hypothèse. Les enquêteurs se tournent alors vers les anciens amis de François Duprat. C’est peut-être à l’extrême droite qu’il compte ses pires ennemis. Depuis 1974, il ne cesse de dénoncer leurs liens avec des officines gouvernementales ou patronales, ou les services parallèles. Dès 1975, dans Les Cahiers européens, il brocarde les transfuges, ceux qui s’allient avec les régimistes (la droite parlementaire) ou les rejoignent. Ses dénonciations alimentent les pages consacrées à la rubrique « front intérieur ». Duprat se délecte, chaque semaine, des déboires du PFN, de ses affaires d’argent, de ses compromissions, de ses marchandages ; il déballe sur la place publique ses petits secrets, vrais ou arrangés. Dans son livre Les Nationalistes en France, Roland Gaucher qualifie les cahiers de Duprat de mine d’informations. Tant s’en faut : elles ne sont pas toujours vérifiables. Mais elles restituent une ambiance, celle d’une guerre au couteau, fratricide, que se livrent deux courants en compétition pour le leadership à l’extrême droite, le Front national et le PFN. Duprat a ses antennes et le microcosme nationaliste est plutôt bavard. Mais ses attaques ne restent pas sans réponse. Ses anciens amis le brocardent sur ses attaches policières. Ils le dénoncent, y compris dans des lettres anonymes, comme un agent provocateur et un indicateur de police. On comprend qu’un climat de haine réciproque se soit instauré. Mais au point d’envisager la liquidation de Duprat ? En 1977, les militants du PFN et du GUD, en plein conflit avec Le Pen et le Front national, l’avaient brûlé en effigie
à la faculté d’Assas. Cette fois, on avait failli en venir aux mains. Face à face Robert et Le Pen : « Ne donne pas un seul coup de 4 barre de fer sinon tu es mort », lui a lancé le chef du Front national . Le lendemain de l’attentat qui a tué François Duprat, un tract est diffusé sur les marchés de Rouen par le PFN, qui revient sur le passé de « balance » de la victime. Quarante-huit heures plus tard, le 20 mars 1978, le journal Paris-Normandie de Robert Hersant publie un article sur les liens de la victime avec la DST. Il livre son nom de code, « Hudson », et révèle que Duprat possédait au service de contre-espionnage une fiche « E2 », un « dossier barré de rouge », un « dossier manipulation ». Il était informateur depuis 1968. Paris-Normandie donne même le code du fonctionnaire qui le traitait : RO2… Déballage curieux et inhabituel, quand on sait qu’un service de renseignement ne balance jamais ses informateurs. 5 Même une fois qu’ils sont morts . La PJ rouennaise interpelle quelques militants du PFN et les relâche aussitôt. Mais elle continue d’enquêter dans les milieux d’extrême droite, ayant appris que Duprat s’apprêtait à faire paraître un livre sur l’argent et la politique. Il avait claironné qu’il n’y serait pas tendre avec ses anciens amis. Or Duprat avait rendez-vous le lundi 20 mars avec son éditeur pour lui remettre la version définitive 6 de son manuscrit. Le contrat avait été signé en 1975 . En 1972, les éditions Alain Moreau avaient déjà publié un livre de lui sur l’indépendance du Bengale 7. Toujours à l’affût et bien documenté, Duprat connaissait bien les dessous innommables de la politique. Les circuits, les astuces, les hommes, les officines, la fabrication de faux documents et de libelles anonymes. Il avait lui-même mis la main à la pâte. Il ne pouvait prétendre être un monument de vertu dans ce domaine. En 1968, il distribuait des enveloppes à des
parlementaires français, pour le compte du député gaulliste Aymard Achille-Fould et de son comité France-Nigeria. Ce pays africain 8 souhaitait s’attirer les bonnes grâces de la France . Duprat fréquentait aussi les services électoraux des divers partis de droite, des responsables du SAC et des CDR qui finançaient à l’occasion ses campagnes électorales. Il hantait les milieux parallèles, où la politique prend des airs louches, où les petits candidats vendent leurs voix au plus offrant, où on crée de faux partis pour abuser les électeurs, où l’argent circule en liquide dans des mallettes. Duprat avait lui-même travaillé pour une de ces officines, obscure mais très influente, agissant autour de la revue d’Étienne Michel, Le Redressement économique, spécialisée dans la mise en contact d’industriels et d’hommes politiques. Elle aurait même servi d’intermédiaire pour le financement des mouvements d’extrême droite français par des pays étrangers. Depuis deux ans, Duprat travaillait sur cette enquête qui alimente les rumeurs les plus folles dans le landernau nationaliste. Le bruit court qu’il détient des enregistrements sonores d’Alain Madelin et compte les exploiter. Il va raconter tout ce qu’il sait sur ses anciens amis, comment ils ont rejoint les partis « régimistes » et ce à quoi ils ont été employés. Il n’oubliera pas d’évoquer le rôle central de Georges Albertini. Les dessous d’Est et Ouest, ceux de l’Institut d’histoire sociale. Il va, encore, « balancer ». Sans doute Duprat bluffe-t-il ? Il en rajoute pour faire monter la sauce. Bientôt, le bruit court que son livre ne paraîtra pas. Duprat dément aussitôt dans Les Cahiers européens : « Certains éléments “nationaux giscardiens” et autres agents des sionistes et des ploutocrates, se sentant (légitimement) visés (avec beaucoup d’autres) par le prochain livre de François Duprat, Argent et Politique, colportent depuis quelque temps le bruit que cet
ouvrage ne paraîtra pas, grâce à d’opportunes pressions sur l’éditeur. Nous avons le plaisir d’informer nos lecteurs qu’il n’en est rien et que le livre est officiellement programmé et annoncé par les éditions Alain Moreau pour la rentrée de 1976… Le livre apportera certaines révélations sur la façon dont les “financiers qui mènent le monde” s’y prennent pour contrôler les partis politiques, de la gauche à la droite, et comment certaines éminences grises disposent, au sein de “l’oligarchie qui nous gouverne” de moyens de pression exorbitants. Il est donc aisément compréhensible que les “bandes armées du capital”, les briseurs de grève de Sochaux et de Gennevilliers, les éleveurs de chiens antigrévistes, les gorilles de Giscard et de Sardou, les kidnappeurs d’Hazan, les giscardiens “occidentaux” [allusion aux militants d’Occident qui ont rallié le parti giscardien après 1968, dont Alain Madelin, Gérard Longuet et Xavier Raufer, NdA] ou les employés de l’anticommunisme patronal et des officines de journaux “très électoraux” n’apprécient que modérément 9 l’approche de la parution du livre… » Et il ajoute qu’au cas où son éditeur se déroberait, il le publierait lui-même. À l’automne 1976, l’éditeur a jugé que le texte n’était pas assez corsé ou plutôt qu’il ne comportait pas suffisamment de révélations. Les deux hommes se sont mis d’accord pour en reporter la publication après les élections législatives. Un an plus tard, en juillet 1977, Georges Albertini s’est procuré une copie du tapuscrit de Duprat et a chargé un de ses avocats, Patrick Devedjian, d’organiser une rencontre avec l’éditeur. Il souhaite obtenir la modification ou la suppression de certains passages 10. Patrick Devedjian connaît Piccolec depuis que l’éditeur l’a chargé de défendre un de ses auteurs poursuivis pour diffamation. Le rendez-vous a lieu dans le quartier de la gare SaintLazare, à Paris. Georges Albertini tente de convaincre l’éditeur que
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ce livre ne peut pas paraître sous sa forme actuelle . Les deux hommes sont-ils parvenus à un accord ? On l’ignore.
1. Entretien avec Jean Castrillo le 21 novembre 2003. 2. Nous avons pris contact avec la veuve de François Duprat, qui a refusé de nous rencontrer. 3. Le livre de Harwood a été probablement édité par Historical Review Press, 1974. 4. Entretien avec Jean-Marie Le Pen. 5. Il n’est pas impossible que Duprat ait été recruté en 1968 par la SUBAC, une section spéciale de la DST, chargée après 68 de la lutte antigauchiste et mêlée à de nombreuses manipulations. Les archives de la SUBAC, qui n’existent pas en tant que telles puisque cette section n’a jamais existé officiellement, ont en grande partie été détruites. 6. Entretien avec Jean Piccolec, à l’époque responsable éditorial des éditions Alain Moreau, et qui suivait le livre de Duprat. 7. Bengale, histoire d’un conflit, livre signé par Duprat sous le pseudonyme de François Massa. 8. Témoignage de François Duprat confié à Grégory Pons, in Les Rats noirs, op. cit. 9. Cahiers européens, n° 127, 18 mai 1976. 10. Patrick Devedjian ne se souvient pas de cette rencontre, mais ne nie pas qu’elle ait pu avoir lieu. 11. Entretien avec Jean Piccolec.
François Duprat faisait-il trembler la maison Albertini ? Le juge qui instruit l’affaire Duprat fait saisir ce tapuscrit dont tout le monde parle et qui serait la cause directe de l’attentat. Il veut savoir s’il contenait une matière suffisamment explosive pour fournir un mobile à l’assassinat de Duprat. Après lecture et analyse, il n’y aurait pas grand-chose à se mettre sous la dent. Pourtant, le 20 mars 1978, alors qu’Alain Moreau annonce qu’il va éditer le livre de Duprat qui vient d’être assassiné, un avocat, Georges de Malville, lui fait « défense formelle » de publier l’ouvrage. Malville est un proche d’Albertini et de la Ligue mondiale anticommuniste. Il a souvent défendu des militants d’Ordre nouveau et notamment le futur directeur administratif de l’Institut d’histoire sociale, Yves van 1 Ghele . Curieuse intervention tout de même – surtout si le livre a si peu d’intérêt comme le prétendent les policiers et le juge. Pour se faire une idée de ce que Duprat aurait bien pu y révéler, reste son synopsis rédigé par l’auteur, en style télégraphique, avant la signature du contrat. Libération publie le document moins d’une semaine après l’attentat 2. On y lit que le septième chapitre, consacré à Albertini, était censé évoquer : « sa carrière, de l’extrême gauche au RNP. Son activité de lancement [sic] du Mouvement social européen. Sa reconversion dans l’anticommunisme de type patronal. BEIPI-Est et Ouest, le centre de formation syndicaliste, l’ALEPS, les diverses opérations à “ciel ouvert”. Comment se fait le
travail politique et ses résultats. L’action souterraine ; le travail sur le monde étudiant (y compris des Latino-Américains dès 1967). Les diverses tentatives vers l’extrême droite. Le “Centre d’études asiatiques” et le lobby formosan. Les fractions du patronat qui soutiennent Albertini. Son rôle dans la dernière campagne présidentielle et les suites. Ses divers contacts internationaux (World anticommunist [sic] league auparavant European Council for Freedom) et ses projets de développement. La nature et les limites de son influence. La concurrence avec Hubert Bassot pour le 3 contrôle de la droite ». Si Duprat s’en était tenu à ses intentions et avait apporté des révélations, le livre aurait pu déplaire à plus d’un et pas seulement au patron d’Est et Ouest. À cette époque, il n’existe aucune biographie d’Albertini. Aucun livre n’a été consacré à ses activités, présentes ou passées. Quelques journaux seulement ont traité du personnage et de son œuvre. Sur plusieurs points du synopsis de Duprat, rien n’a encore été écrit. Sur ses liens par exemple avec l’European Council for Freedom créé par la CIA et très entreprenant, durant la guerre froide, au sein des milieux intellectuels européens, ou sur sa participation au lancement du Mouvement social européen, fondé à la suite du congrès de Malmö en 1951 par un conglomérat de groupes néofascistes. Il n’y a guère qu’Alain Guérin qui ait évoqué cet épisode dans un de ses articles de L’Humanité, en 1957, signalant la présence en Suède de Morvan Duhamel, futur directeur de l’IHS et ancien proche des JNP à la fin de l’occupation. Que sait-on encore des « opérations jeunes » en milieu étudiant, confiées à Guy Lemonnier de la maison Albertini ? Du rôle des fondations américaines, comme la Heritage Foundation, dans le financement des associations libérales et anticommunistes ?
Quasiment rien. Dans son livre consacré à L’Argent secret, bien documenté pour l’époque, André Campana écrivait en 1976 : « Le groupe Albertini, outre des subsides patronaux français reçus directement ou par le moyen de l’Institut de formation de cadres qu’il a organisé, touche parfois des commissions sur des marchés passés avec Taïwan. Il y a peut-être là une trace de l’activité de la 4 CIA en France . » C’est tout ce qu’on y apprend, et avec quelle prudence, sur les activités d’Albertini. Duprat en avait-il écrit davantage dans son livre ? Apparemment, non. Si rien ne prouve qu’Albertini ait quoi que ce soit à voir avec la mort de Duprat, en mars 1978, au sein de la mouvance nationaliste, la plupart le pensent. Jean-Claude Nourry, le dirigeant de l’organisation de jeunesse du Front national, s’est lancé dans une enquête parallèle. Jean-Marie Le Pen qui, officiellement et publiquement, défend la thèse d’un attentat fomenté par l’extrême gauche, avoue dans une de ses déclarations qu’il n’oserait imaginer que Duprat ait pu être assassiné par son propre camp 5. Le 24 mars, une mystérieuse « Justice nationaliste » a adressé une lettre au journal Le Matin de Paris : « Un tribunal de responsables nationalistes a condamné, le 22 mars, à 17 heures, Georges Albertini et Alain Robert à la peine capitale. La sentence a été déclarée immédiatement exécutoire par tous les moyens […]. L’une des raisons de cet attentat réside dans les révélations que devait faire François Duprat dans son livre à paraître, ainsi d’ailleurs que dans Les Cahiers européens, sur le financement d’Ordre nouveau et du PR [Parti républicain, NdA] en particulier, ainsi que sur le passé de certains personnages dont Longuet et Madelin, jeunes députés du PR mais aussi ancien membre du bureau politique d’Occident. » Bien qu’aucun élément ne vienne étayer l’accusation, ces attaques sont prises au sérieux. Non par la police et la justice qui
semblent explorer cette piste avec prudence, mais par les intéressés eux-mêmes. Georges Albertini fait ainsi colporter qu’il n’y est pour rien, qu’il a versé 30 000 francs à Duprat pour sa campagne électorale de 1978 et que c’est ce dernier qui lui a fourni une copie 6 de son manuscrit . De son côté, Alain Robert invite son ami Jean Piccolec à déjeuner et jure qu’il n’est pour rien dans la mort de Duprat 7. Rumeurs, allégations, dénégations. Aucun fait matériel précis n’est fourni aux enquêteurs. En ce qui concerne les exécutants du crime, des noms sont cités, celui d’un mercenaire, ancien de Jeune Nation, qui mourra dans un accident d’avion, ceux de deux anciens de l’OAS, des services parallèles, ou encore celui d’un agent du contre-espionnage français à la réputation barbouzarde et paraît-il spécialiste des systèmes de mise à feu à distance… Mais aucune de ces pistes ne sera explorée par les enquêteurs, du moins officiellement. Deux jours après la mort de François Duprat, Alain Madelin a fait son entrée à l’Assemblée nationale. Il a été élu dans la e 4 circonscription d’Ille-et-Vilaine. Il n’a pas échoué par hasard en Bretagne, dans cette circonscription. « Un député d’Ille-et-Vilaine avait cassé sa pipe et son suppléant ne souhaitait pas se représenter. On lui a casé Madelin comme assistant parlementaire et quand le député ne s’est pas représenté, bien que Madelin n’ait pas été breton, il a accepté de lui succéder », raconte l’actuel directeur de l’Institut d’histoire sociale, Morvan Duhamel 8. Lui qui rêvait, au Relais de l’Odéon, d’un destin politique, peut mesurer la distance e parcourue. Son vieux complice d’Occident et de la bande du XV , Thierry Besnard-Rousseau, a dirigé sa campagne. Pendant trois mois, il ne l’a pas quitté d’une semelle, trinquant à la place de Madelin (qui ne boit pas) et le déchargeant de son fan-club féminin.
Il a veillé sur lui comme une mère poule. Lorsque le nom de Madelin est apparu sur la liste dite Goldman, il a fait venir en renfort des militants du PFN afin de s’occuper de la protection rapprochée de l’ancien chef d’Occident. Une façon amicale de faire entrer au passage de l’argent dans les caisses du parti de son vieux camarade Alain Robert. Plus éprouvant, Thierry Besnard-Rousseau a représenté Madelin aux obsèques de Duprat et assisté à la messe célébrée à l’église de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, à Paris. Tous les nationalistes présents croyaient dur comme fer que Duprat avait été liquidé à la demande de ses anciens camarades, Albertini ayant voulu protéger ses poulains. Il lui aura fallu du temps pour les calmer et leur faire admettre que ni Madelin ni Albertini n’ont quoi que ce 9 soit à voir avec cet attentat . Une fois l’élection de Madelin jouée, Thierry Besnard-Rousseau est reparti faire la route en Thaïlande. Alain Madelin peut désormais se consacrer à son ascension politique. Il était depuis 1977 chargé de mission au cabinet d’André Coulais, le secrétaire d’État à l’Industrie. Il va abandonner ses responsabilités au journal de l’ALEPS, en accord avec Guy Lemonnier et Georges Albertini qui ont favorisé sa mise sur orbite électorale. Député, membre du secrétariat national des RI chargé de la formation, il lui aura fallu dix ans pour entrer à l’Assemblée. Mais on ne se fait pas une place au soleil en jouant en solo, même dans un petit parti comme celui des Républicains indépendants. L’expérience démontre que c’est en « bande » qu’on a plus de chances d’y parvenir. Aussi, avec quelques amis qui eux aussi viennent d’être élus et aspirent dans un avenir le plus proche possible à une carrière ministérielle, Jean-Pierre Pierre-Bloch, François d’Aubert, JeanPierre Abelin (CDS centristes) François Léotard et Gérard Longuet, il crée le « groupe des six ». Longuet a été élu en Moselle. L’époque
où il collait les affiches d’Alain Griotteray, lors des législatives de 1968, paraît lointaine. Depuis, il est entré au service de presse du CNPF où il s’est initié au financement des partis politiques. En 1974, René Tomasini, un des pontes de l’époque du parti gaulliste, alors député UDR d’Andelys dans l’Eure, a remarqué ce jeune et brillant énarque, attaché au cabinet du préfet de son département. Il lui a même promis, s’il devenait ministre, de le prendre avec lui. Nommé en 1974, après la victoire de Giscard, secrétaire d’État chargé des relations avec la presse, Tomasini a voulu tenir parole. Longuet passe alors ses vacances en Grèce avec son ami JeanGilles Malliarakis, quand il apprend que Michel Poniatowski s’est opposé à sa nomination. « Je lui ai dit qu’il méritait mieux que de 10 travailler avec un type comme Tomasini… », raconte Malliarakis. Ce n’est que partie remise. Comme son ami Madelin, il doit attendre 1977. Alors qu’il vient d’être élu maire de Bar-le-Duc, le secrétaire d’État aux rapatriés, Jacques Dominati, ancien partisan de l’Algérie française, en fait son directeur de cabinet.
1. Le Monde du 18 juin 1973. 2. Libération du 23 mars 1978. 3. En 1962, Est et Ouest lance une édition en langue espagnole éditée à Caracas sous la responsabilité de « Mme Rodriguez Herrera », sous le titre Este y Oeste et dont le dernier numéro paraît en mai-juin 1977. Il existera également une version italienne, Documenti sul comunismo, d’Emilio Cavaterra, qui a paru de mars 1961 à septembre 1975 4. Éditions Arthaud, p. 88. 5. Aujourd’hui, Jean-Marie Le Pen ne croit plus que Duprat ait été assassiné par l’extrême gauche et semble lui aussi rallié à l’idée que c’est son propre camp qui l’a éliminé. Entretien avec l’auteur. 6. Selon Nicolas Tandler, Georges Albertini l’avait chargé de faire passer le message.
7. Entretien avec Jean Piccolec. 8. Entretien avec Guy Lemonnier et entretien avec Morvan Duhamel, le 17 novembre 2003. 9. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. 10. Entretien avec Jean-Gilles Malliarakis.
Haro sur la nouvelle droite Alain de Benoist est à l’honneur en 1978. L’Académie française lui a décerné le prix de l’Essai pour son livre Vu de droite, paru aux éditions Copernic – maison fondée en 1976 par des membres du GRECE, avec l’aide financière de deux industriels anonymes qui ont mis au pot vingt millions de francs. Ce livre, un gros pavé qui développe ses points de vue sur la philosophie, l’hérédité, les Bretons, l’Occitanie, les Vikings, l’eugénisme, l’héritage indoeuropéen, des commentaires sur Garaudy, Nietzsche, Carrel, Edgar Morin, Simon Abellio, a connu un certain succès : près de 30 000 exemplaires vendus. Les « pipotages » de l’ancien militant de la FEN et d’Europe Action ont enfin trouvé leur récompense. En 1978, de Benoist a également loué sa plume, avec trois autres « nègres », à Michel Poniatowski qui publie chez Albin-Michel L’avenir n’est écrit nulle part, tandis que Jean-Claude Valla, le secrétaire général du GRECE, cosigne des articles dans Le Figaro avec Alain Griotteray, l’un des fondateurs des Républicains 1 indépendants . Les grécistes sont désormais influents dans les allées et les antichambres du pouvoir. Ils bénéficient du parrainage prestigieux de Louis Pauwels – ce dernier ne jure plus que par Alain de Benoist qu’il considère comme « un des esprits les plus vastes et percutants » de l’époque. Il lui a dit : « Je suis passé, en vous découvrant avec vos amis, d’une conscience solitaire à une conscience solidaire. » La stratégie du GRECE a porté ses fruits. En dix ans, ses idées ont gagné du terrain tandis que celles portées par le mouvement de mai 68 auraient plutôt tendance à refluer. L’air du temps lui est
favorable. Des intellectuels qui ne partagent pas ses analyses font le même constat. Pierre Billard, dans Le Point, évoque en 2 septembre 1978, un recul idéologique de la gauche . Qu’il s’agisse des mœurs, de la sexualité ou de l’éducation des enfants, selon lui, « un nouvel ordre moral » serait en train de naître. Les valeurs historiques de la gauche, son humanisme et sa nature progressiste sont contestés. Sur le plan des idées, tout est désormais contestable ou discutable. Joli retournement. Face à ce monde qui apparaît soudain en trompe l’œil, Michel Crozier, sociologue très influent, suggère un « lavage de cerveau » général, afin de décrasser les esprits gavés d’idées reçues. Faut-il remettre en cause le principe émis par Rousseau selon lequel les hommes naissent égaux, et qu’ébranlent aujourd’hui les progrès de la génétique ? L’heure paraît même venue, pour l’économiste et essayiste Jean Fourastié, de réviser les idées dominantes en France. Le GRECE peut se réjouir, puisque telles étaient ses ambitions : remettre en question et démonter les idées préconçues, fournir une autre grille d’interprétation du monde. Nouvelle École et Éléments, les éditions Copernic, Valeurs actuelles d’une certaine manière, d’innombrables colloques et l’entremêlement de réseaux politiques et personnels plus ou moins influents ont contribué à l’expansion des idées du GRECE. Depuis 1977, celles-ci bénéficient même d’un nouveau tremplin grâce à Louis Pauwels et à Robert Hersant, qui a racheté Le Figaro en juillet 1975. Nommé directeur des services culturels du Figaro, en septembre 1977, Pauwels a proposé à Alain de Benoist de collaborer à son supplément dominical, Le Figaro-Dimanche, dont Patrice de Plunkett, militant du GRECE, est le rédacteur en chef. Voilà une caisse de résonance puissante pour les idées du GRECE et son combat contre « l’idéologie égalitaire » ; encore plus
puissante que celle de Valeurs actuelles que la plupart des journalistes grécistes ont déjà quitté ou s’apprêtent à quitter. Au Figaro-Dimanche, Alain de Benoist alterne des chroniques avec Louis Pauwels. L’un et l’autre donnent le la idéologique du journal. Le Figaro-Dimanche est un véritable outil de promotion. Ainsi, le 8 octobre 1977, le livre du professeur Hans J. Eysenck, L’Inégalité de l’homme, publié aux éditions Copernic, a droit à une pleine page. Le 4 février 1978, c’est au tour du livre de Jean Cau, Discours de la décadence, publié lui aussi aux éditions Copernic, d’être promu. La semaine suivante, Pauwels consacre sa chronique à un numéro d’Éléments, l’organe du GRECE. Bref, il agit en bon petit soldat, en véritable militant, entièrement acquis à la cause gréciste qu’il parraine dans les salons parisiens et représente dans les dîners en ville. De Benoist est devenu la coqueluche des snobs de droite qui se battent – en vain – pour l’avoir à leur table. Il n’aime pas être pris 3 pour un phénomène de foire . Il préfère lire, écrire, débattre sérieusement avec des gens sérieux, participer à des colloques et des tables rondes. Lui et ses amis sont les enfants gâtés, chéris, de Robert Hersant et de Louis Pauwels, et cela leur suffit. Au printemps 1978, Le Figaro-Dimanche prépare sa transformation en Figaro-Magazine. Pauwels nomment rédacteurs en chef Patrice de Plunkett et Jean-Claude Valla. Il charge ce dernier de recruter l’équipe et de choisir en priorité des journalistes acquis aux idées du GRECE 4. Il entend veiller scrupuleusement sur l’orthodoxie rédactionnelle. Le premier numéro paraît le 7 octobre 1978. Un portrait de Giscard à la une et, côté « grandes signatures », celles de Jean d’Ormesson, Philippe Bouvard, Jacques Chancel, Jean-Jacques Gautier, François Chalais, Bernard Gavoty, François Nourissier, Jean-Marie Benoist, Jean-Raymond Tournoux, Geneviève Dormann,
Alain de Benoist, Jean-Louis Barrault, Joseph Losey, Anthony Burgess, Marcel Julian, James de Coquet, Pierre Daninos ou encore Sempé. Le Premier ministre Raymond Barre et l’ancien président des États-Unis Richard Nixon ont accordé de longs entretiens au magazine. Ce premier numéro en impose d’emblée. Ce n’est qu’un début : en quelques mois, les ventes s’envolent. Ce succès est celui d’une ligne politique largement influencée par le GRECE, dont Pauwels s’applique à vulgariser les idées dans ses éditoriaux. Un magazine de droite qui se vend chaque semaine à près de 500 000 exemplaires, cela finit par faire grincer les dents. L’élection présidentielle se profile à l’horizon 1981 et le Fig-Mag, comme on l’appelle bien vite, ne manquera pas d’y jouer de la grosse caisse en faveur de Giscard. Le 22 juin 1979, dans le quotidien Le Monde, Thierry Pfister tire la sonnette d’alarme : « La nouvelle droite s’installe ». Dix jours plus tard, Le Nouvel Observateur consacre sa une aux « Habits neufs de la droite française ». C’est le démarrage d’une phénoménale campagne de presse contre la « nouvelle droite », nom désormais donné à l’ensemble GRECE, Éléments, Nouvelle École et aussi Club de l’horloge. C’est le feuilleton de l’été 1979 et des mois suivants. Pour Jean-Claude Valla, il ne peut s’agir que d’un plan concerté avec pour objectif de « faire peur à la droite institutionnelle » qui prête une oreille complaisante aux idées du GRECE. Subsidiairement, la campagne est également destinée à mettre en difficulté Giscard, qui entretient de bonnes relations avec Louis Pauwels et à discréditer la « nouvelle droite » auprès de Robert Hersant, confronté à d’incessantes difficultés financières, qui ne peut se permettre « d’entretenir le scandale autour de son nom ». Si tel est l’objectif, il va en partie être atteint. Des milliers d’articles se penchent sur le phénomène « nouvelle droite » et
cherchent à comprendre ce qu’elle veut, s’il s’agit d’un simple papotage intellectuel ou d’une croisade contre des races supposées inférieures et une apologie de l’élitisme. Le 4 septembre 1979, la campagne fait un détour inattendu par Le Figaro lui-même. Max Clos, l’éditorialiste du quotidien, profitant du quarantième anniversaire de l’affaire de Dantzig, qui a précipité l’Europe dans la guerre en 1939, éreinte le « mythe des races supérieures et inférieures, la distinction entre le surhomme et le sous-homme, la classification des peuples entre maîtres et esclaves au nom de la génétique » et ajoute : « Les théories ne sont que des mots et elles ne tirent pas à conséquence tant qu’on se contente d’en débattre dans les salons. » Max Clos conclut en rappelant qu’il est de droite mais « dans la limite qui sépare la dictature du libéralisme ». C’est une pierre lancée dans le jardin de Louis Pauwels, le directeur du Figaro-Magazine et des services culturels du Figaro. Accessoirement est également visé son jeune mentor de trente-six ans, Alain de Benoist. L’édito de Max Clos lui vaudra un sévère rappel à l’ordre d’Hersant. La campagne sur la nouvelle droite ayant franchi les portes du Figaro, Louis Pauwels peut raisonnablement s’inquiéter. D’autant qu’elle va prendre encore de l’ampleur et déborder du cadre pacifique de l’encrier pour tourner à la rixe. Le 9 décembre 1979, une violente bagarre oppose des militants de l’Organisation juive de e défense (l’OJD) à des membres du GRECE, lors du XIV colloque national que tient l’association au palais des Congrès, à la porte Maillot. Plusieurs grécistes sont blessés, dont quelques-uns grièvement. Pauwels redouble alors de prudence. Un de ses journalistes, qui a utilisé le papier à en-tête du Figaro-Magazine pour adresser un manifeste de protestation après l’agression perpétrée contre le colloque du GRECE, est licencié. En janvier 1980, le climat
se détériore au sein de la rédaction. Des journalistes grécistes reprochent à Pauwels de céder un peu trop aux « pressions ». Le calme et la sérénité ne se réinstalleront pas de sitôt au journal. Au début de l’automne 1980, le débat d’idées perd définitivement son caractère universitaire. Il tourne à l’affrontement politique et suscite une furieuse polémique. Quelques mois avant l’élection présidentielle, Giscard est publiquement accusé de sympathies pétainistes et d’éprouver du mépris envers la communauté juive. Le soutien que l’extrême droite lui a apporté en 1974 ne plaide pas en sa faveur. On accuse même sa police d’être contaminée par les idées extrémistes et son ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, de complaisance envers un groupuscule néonazi, la FANE de Mark Fredriksen, mouvement particulièrement noyauté par les RG. Le pouvoir cède devant la pression médiadique et dissout le mouvement. La police donne un coup de pied dans la fourmilière de la droite activiste. Dans ce contexte déjà tendu, une bombe explose devant la synagogue de la rue Copernic, le 3 octobre 1980, à 18 h 38, tuant quatre passants. Des « victimes innocentes », commente Raymond Barre, alors Premier ministre. Moins d’une heure plus tard, un correspondant anonyme revendique l’attentat au nom des Faisceaux nationalistes européens, reconstitution de fait de la FANE. En vérité, l’attentat a été perpétré par un groupe palestinien dissident de l’organisation de Georges Habbache. Mais l’affaire est lancée. Et la vérité aura du mal à se frayer un chemin dans la polémique. Le samedi 4 octobre, le président du Renouveau juif réclame la démission du ministre de l’Intérieur, et la constitution d’une commission d’enquête sur « le noyautage de la police par les fascistes ». Pour Louis Pauwels, cela sent de plus en plus le roussi. Jean Pierre-Bloch, le président de la LICRA, lâche à propos de
l’attentat de la rue Copernic : « Les assassins, ce sont aussi ceux qui ont créé le climat. » Celui qui disait être passé de la « conscience solitaire à une conscience solidaire », grâce à Alain de Benoist et ses amis du GRECE, prend peur et pressent que toute solidarité a ses limites. L’accusation plutôt infamante de Pierre-Bloch ne peut laisser indifférent un homme habitué aux mondanités, ambitieux, qui rêve déjà des habits verts de l’académicien. Pauwels doit impérativement se sortir de cette ornière, rapidement et avec doigté. Le lendemain de la déclaration de Pierre-Bloch, un samedi, il convoque son directeur de la rédaction, Jean-Claude Valla, dans sa propriété de Mesnil-le-Roi. Il est effondré et paniqué. Jean Ferré, ancien détenu de Saint-Maurice-l’Ardoise, qui tient la rubrique radio et télévision du Figaro-Magazine, arrive à son tour, en voisin. Il tente avec Valla de détendre l’atmosphère. Sans succès. Pauwels sait que la tempête médiatico-politique pourrait lui être fatale. Afin de laver son honneur, il va organiser un débat entre lui-même et Jean Ellenstein, un intellectuel juif sur le point de quitter le Parti communiste, qui collaborera bientôt au Figaro-Magazine, et il porte plainte contre Jean Pierre-Bloch. Pauwels veut se dédouaner des accusations de racisme et d’antisémitisme. C’est l’objectif de l’entretien avec Ellenstein, que Le Figaro-Magazine publie le 9 octobre 1980. Pauwels y stigmatise longuement et nettement l’antisémitisme. Mais la veille, dans les colonnes du Monde, Jean-Pierre Chevènement a remis la pression et dénoncé « l’osmose [qui] s’est créée entre une partie du personnel dirigeant giscardien et l’extrême droite française, de Vichy au Club de l’horloge en passant par l’OAS ». À l’évidence, Pauwels ne s’en sortira pas aussi facilement, grâce à la seule bienveillante collaboration d’Ellenstein. La campagne de presse se poursuit, s’emballe, la polémique fait rage et prend un tour plus politicien. En
coulisse, le groupe Hersant s’inquiète d’éventuelles représailles financières. Des agences de publicité pourraient bien le rayer de leurs listes. Dans le même temps, un juge a inculpé Robert Hersant pour infraction aux ordonnances de 1944, qui limitent la concentration dans la presse. Quelques jours plus tard, Pauwels convoque Valla dans son bureau et lui annonce que Robert Hersant lui a demandé sa tête. Pauwels minaude, jure qu’il ne peut rien faire et que cela l’attriste bien entendu. Il faut donner des gages… Valla est sacrifié mais qu’il se rassure, il recevra comme il se doit de grosses indemnités. Est-ce bien Hersant qui a réclamé la tête de Valla ? Alain Griotteray, qui connaît bien le grand patron du Figaro, en doute et le fait savoir à quelques proches. Ne serait-ce pas plutôt Pauwels lui-même qui aurait suggéré cette solution, expliquant qu’une fois ce fusible sauté la tension descendrait d’un cran ? Le 14 octobre 1980, Pauwels écrit à son ancien directeur de la rédaction qu’il vient de limoger : « Cher Jean-Claude, c’est le cœur serré et l’esprit déchiré que je vous vois partir. Je n’avais pas le choix. On exigeait de moi cette mesure. Si je m’y refusais, je devais partir moi-même en justifiant du même coup les infâmes accusations portées contre moi, et en livrant l’ensemble de l’équipe à la curée immédiate. Nous avons résisté trois ans. Je ne regrette rien de ce que nous avons fait. J’en suis fier au contraire. Mais, aujourd’hui, nous sommes contraints de plier. Et, en pliant, je sais que je donne prise à d’autres attaques. Je ne me fais pas d’illusions. Je dois cependant retarder au maximum qu’on “nous rase” tous ici, comme le souhaite ce soir Michel Calef dans Le Monde. Mais, qui sait ? Le temps gagné peut aussi travailler pour nous. C’est, en tout cas, la seule chance à courir. Mon cher JeanClaude, vous savez en quelle estime et amitié je vous tiens. Et vous savez que notre cause m’habite profondément. Je souhaite que
vous puissiez la servir en liberté et avec force, et qu’elle bénéficie finalement de l’injustice qui nous [souligné] est présentement faite. Permettez-moi de vous embrasser. Louis. » Onze jours après l’attentat de la rue Copernic, plus d’un an après l’article de Thierry Pfister dans Le Monde, le GRECE essuie son premier revers.
1. Témoignage écrit de Jean-Claude Valla. 2. Voir La Nouvelle Droite, Le dossier du « procès », présenté par Julien Brunn, Nouvelles Éditions Oswald, 1979. 3. Entretien avec Alain de Benoist. 4. Entretien avec Jean-Claude Valla.
Eurodroite, le MSI joue le PFN contre Le Pen François Brigneau a décidé de démissionner cette fois pour de bon du PFN. Sa lettre part de Saint-Cloud le 5 janvier 1978. Il en a déjà envoyé une autre à Alain Robert un an plus tôt, le laissant libre du moment où il jugerait opportun de la rendre publique. Les mois ont passé et Robert a dû l’oublier dans un tiroir. Brigneau revient donc à la charge : « … Je me dois de vous confirmer [la lettre est adressée également à Roland Gaucher et Pascal Gauchon] ma décision de ne plus être mêlé à [l’action politique, NdA] du PFN. Elle n’a pas été prise à la légère […]. En octobre je limitais ma collaboration à Initiative à une chronique personnelle dégagée du mouvement. Je croyais que cela suffirait à montrer mon éloignement. Il n’en fut rien […]. Pour que les choses soient bien claires, je vous demande donc d’annoncer ma retraite, mon départ, comme vous voudrez, pour convenances personnelles, dans le numéro d’Initiative de février. On a assez reproché à Galvaire d’avoir prévenu l’AFP de son départ avant d’en informer les militants, pour ne pas m’obliger à passer par Le Monde. De toute façon, pour ne pas prolonger l’équivoque, je n’écrirai plus à Initiative… « Je voudrais pour terminer vous dire de jolies choses, pleines d’espoirs. Ce n’est pas possible. La vérité est que je ne crois plus, depuis belle lurette, aux petits partis. Je n’ai jamais cru au PFN, à la création duquel vous m’avez associé alors que je n’étais pas à Paris (et après c’est l’engrenage, le fait accompli, vous connaissez). Quand Ordre nouveau décida de s’éloigner du Front (national), j’ai
annoncé à la tribune ma démission de vice-président de celui-ci et mon départ d’ON. J’étais dans ma logique. Je n’aurais pas dû me laisser rattraper aux basques. Tout le reste a été du bricolage sans avenir. Voilà, j’ai fait mon temps. Aux jeunes militants qui ne manqueront pas de commenter sévèrement mon attitude je souhaite quarante années de fidélité. C’est long. J’ai fait mon temps. Je m’en vais. C’est normal. Au revoir mes camarades. Je suis sans 1 amertume et sans remords mais pas sans regrets . » Alain Robert a pris acte cette fois de la démission de François Brigneau. Il a d’autres projets… Au printemps, Giorgio Almirante, le chef du MSI, est entré en contact avec le PFN. Alain Robert et Ordre nouveau ont tissé depuis longtemps des liens étroits avec le Fronte della gioventù, qui a souvent envoyé un des siens aux manifestations organisées par ON. Almirante, ancien de la République fasciste de Salo, créée en septembre 1943 dans le nord de l’Italie après la mise à l’écart de Mussolini, envisage de lancer pour les élections européennes qui auront lieu l’année suivante une liste baptisée Eurodroite. Il cherche un partenaire français. Le Pen et lui n’ont jamais fait bon ménage. C’est donc au PFN qu’il propose une association. Alain Robert et Pascal Gauchon n’hésitent pas. Quatre ans plus tôt ils ont soutenu Giscard, en 1977 Chirac, pourquoi ne pas s’allier avec le MSI pour les élections européennes ? Le parti néofasciste italien a les reins solides, des réseaux, de l’argent et il est de la famille. En 1972, Ordre nouveau a soutenu avec ardeur sa stratégie électoraliste, il y a puisé son idée 2 de Front national . Politiquement, l’épaisseur d’une feuille de papier à cigarette les sépare. Ce pourrait être aussi une occasion de faire sortir le PFN de son néant électoral. Le PFN est donc partant. Il organise un dîner-débat, avec 300 couverts, au restaurant de la tour Eiffel, et invite le chef
néofasciste à Paris. On a certainement dû racler les fonds de tiroir afin de ne pas montrer l’indigence de la trésorerie du parti, et les convives y ont été de leur poche. Almirante repart conquis. Du 19 au 21 avril 1978 se tient à Rome le premier congrès de l’Eurodroite. Celle-ci se définit surtout en négatif : « C’est l’adversaire implacable du communisme et de l’eurocommunisme, le contestataire ponctuel de l’euro-socialisme, ce cheval de Troie de l’eurocommunisme tout comme l’eurocommunisme est le cheval de Troie du communisme 3 soviétique . » Le chef de Fuerza nueva, Blas Piñar, héritier en titre du phalangisme, lui aussi associé à l’Eurodroite, ajoute : « Je suis persuadé que seuls les groupes nationaux peuvent reconstruire l’Europe et la libérer, non seulement spirituellement de son aliénation idéologique, mais aussi matériellement de son occupation partielle 4 par le communisme armé . » De retour de Rome, Pascal Gauchon et Alain Robert recherchent une tête de liste et se tournent vers Jean-Louis Tixier-Vignancour qui s’empresse d’accepter. Tout s’enchaîne. Les 17 et 18 juin 1978, le congrès du PFN entérine l’opération Eurodroite et adopte le mot d’ordre « Europe libère-toi ! ». Le 27, un meeting à la Mutualité réunit Almirante et Blas Piñar. Jean-Marie Le Pen, sur la touche, ronge son frein ; au printemps précédent, lorsque Almirante est venu dîner à la tour Eiffel, il a fait un saut chez Le Pen à Montretout, par politesse. Entre les deux hommes le courant ne passe pas. Le 6 février 1979, un meeting de l’Eurodroite fait salle comble au palais des Congrès de Lyon. Venus en nombre, les Italiens, les Belges de Forces nouvelles et les Espagnols de Fuerza nueva ont largement contribué à remplir la salle. Le 17 juin 1978, Le Pen annonce qu’il présentera une liste aux européennes. Il bluffe. Il veut simplement entrer dans le jeu. Minute se lance alors dans une campagne pour l’unité… Quel candidat pourrait faire la synthèse entre Tixier et le PFN d’un côté et
de l’autre Jean-Marie Le Pen et le FN ? Voilà une question qui ne trouve pas spontanément de réponse. Dans la coulisse, Roland Gaucher a tout de même sa petite idée. Lui aussi a démissionné du PFN, fatigué de la désunion chronique de la « droite » et de ses conséquences. Dans une lettre adressée au bureau politique du PFN, il écrivait le 25 septembre 1978 : « … Je n’ai nullement l’intention de disputer à vos côtés, dans six e e mois ou dans six ans, le 15 ou le 25 round du combat au finish Le Pen-PFN. Cette querelle interminable déconcerte nombre de nos amis, fait la jubilation de nos adversaires, tout cela pour des scores affligeants […]. Pour les élections européennes il y a déjà trois listes de droite […]. C’est l’évidence : nous ne ferons pas les 5 %, possibles si l’union était faite, mais c’est l’union qui est impossible […]. La droite demeure marginalisée. Je ne vois pas comment elle pourrait s’arracher de cette ornière, sauf peut-être dans une situation révolutionnaire, type nouveau mai 68 (et encore !). Elle est déchirée par des rivalités incessantes, divisée quant à la stratégie, traversée de courants idéologiques totalement inconciliables. Si les hommes ne peuvent pas se réconcilier, et si les idées sont inconciliables, qu’est-ce qui reste ? Une force militante ? Soit. Elle se mobilise pour des opérations spectaculaires sans lendemain. Ensuite nous retombons dans des problèmes d’organisation qui chez nous sont plutôt des problèmes de désorganisation. Le manque de moyens, réel hélas, n’explique pas tout. […] N’ayant aucune disposition pour faire de la figuration sur vos tréteaux, dans une entreprise qui pour l’instant du moins me semble sans avenir, j’ai le regret après Gabriel (Jeantet), Jean-François (Galvaire) et François (Brigneau) de me 5 retirer du parti . »
Alain Robert ne lui répond que le 2 janvier 1979. Il s’excuse pour ce retard, qu’il met sur le compte de sa « négligence » et de sa « faible habitude à manier le stylo ». « Tu sais parfaitement, écrit-il, qu’au moment où j’ai lu ta lettre, elle ne m’a guère fait plaisir ; nous sommes effectivement peu nombreux à tenir les rênes de nos mouvements, et ta défection n’arrange rien, d’autant plus que la e rentrée de septembre s’est très mal passée avec Nancy et le XIV (ces sections ont en effet fait scission, NdA). Mais je dois convenir que ce que tu exposes n’est guère dénué de fondements. Tu connais mon sentiment quant à notre organisation trop amateur au moment où il faudrait qu’elle soit de plus en plus professionnelle. Sûrement sommes-nous tous coupables plus ou moins, mais je crois qu’avec nos moyens nous ne pouvons guère faire beaucoup mieux. Mais cela ne change rien et le fait est que c’est très irritant et nuit beaucoup à l’efficacité. Sur le fond, quant à nos chances, tu sais bien aussi ce que j’en pense. Nous le savons depuis longtemps et travaillons dans l’espoir d’un changement d’habitudes politiques qui, si sur le terrain il n’apparaît pas encore, commence à se manifester au niveau des esprits. « La droite n’est plus la pestiférée de la politique comme elle l’était il y a encore quelques années. Il y a toujours un décalage entre la transformation des esprits et sa traduction politique. Mais espérons que le jour où cela se passera, nous saurons et pourrons saisir la chance… mais je n’en suis pas si sûr. « Enfin je ne crois pas que l’unité soit une condition primordiale pour ce faire. Elle serait certainement bénéfique plus dans les esprits du verbe que dans les réalités, mais je ne la crois pas possible, ni même nécessairement souhaitable aujourd’hui. Ce qui est sûr, Roland, c’est que je ne ferai plus rien pour creuser ou empêcher de combler le fossé qui sépare la droite. Mais je n’y crois
pas, c’est tout… La droite n’est pas faible à cause de sa division. C’est je crois une fausse excuse, voire une mauvaise explication. Elle est faible pour moi parce qu’elle n’a jamais su faire de la politique, trouver de nouveaux thèmes, asseoir une crédibilité. Mais c’est un autre débat. Pour le Parlement européen, je crois que l’Eurodroite est une bonne occasion pour faire une campagne dynamique et nous renforcer. Mais vois-tu, Roland, je voudrais que nous parlions de tout cela de vive voix, avoir comme par le passé ton avis et celui de François, car bien que n’étant plus liés par une même organisation, je crois que nous avons assez d’approches communes pour régler ensemble au niveau de la réflexion comme à 6 celui de l’amitié… . » Les deux hommes vont bientôt se retrouver autour d’une table, dans des circonstances pour le moins imprévisibles. Roland Gaucher a en effet déniché la perle rare susceptible de faire l’union entre Tixier et Le Pen : l’écrivain de droite Michel de Saint-Pierre. Il en parle aussitôt à Brigneau, qui approuve et s’engage à soutenir cette candidature. Gaucher raconte : « Dans un restaurant proche de la place de l’Alma, je réussis à convaincre Michel de Saint-Pierre […]. Un déjeuner s’ensuivit, à l’Auberge basque […]. Je savais que ce projet ne conviendrait pas du tout à la direction du PFN, qui avait d’autres ambitions. Mais devant le succès remporté par la campagne d’articles de Brigneau dans Minute, ses membres ne purent faire autrement que s’incliner. Le déjeuner commença à 13 heures […]. Tixier-Vignancour était là. Il échangea des mots aigres avec JeanMarie [Le Pen] […]. Alain [Robert] – très hostile à ce projet – était pâle de rage. Pascal [Gauchon] pontifiait, comme à son habitude. Après plusieurs heures de discussions passionnées, on réussit à dresser une liste qui alignait, derrière Michel de Saint-Pierre, Tixier-
Vignancour, puis Le Pen. La quatrième place restait en suspens. La 7 direction du PFN l’exigeait pour Pascal [Gauchon] . » Elle restera durablement en suspens, car l’Union française de l’Eurodroite des patries réalisée autour de Michel de Saint-Pierre capote bientôt pour une question d’argent et de formulation. Voici la chronologie des faits telle que l’a établie Michel de Saint-Pierre dans une note destinée à Minute, afin d’éclairer les lecteurs sur son attitude, car une rumeur prétend que Saint-Pierre s’est dérobé pour une simple question d’argent : « 1° Le 26 avril [1979] l’union s’est faite entre le Front national de Le Pen, le Parti des forces nouvelles d’Alain Robert et de Pascal Gauchon, et Tixier-Vignancour qui travaille avec le PFN et qui est le leader français de l’Eurodroite. Cette union m’a choisi comme chef de file et nous avons décidé de nous présenter aux élections européennes du 10 juin. « 2° Le 23 mai, en présence de Tixier-Vignancour, Le Pen, Alain Robert et Pascal Gauchon, je déclarais avec leur accord unanime, devant la presse, la radio et la télévision, que faute de moyens financiers suffisants, je ne pouvais continuer la campagne. Pour fixer les idées, le devis d’imprimeur que j’avais entre les mains, et que j’ai conservé, portait que le simple dépôt des quarante millions de bulletins sur le bureau des mairies le 10 juin coûterait, tout compris, environ 220 millions d’anciens francs. « 3° Vingt-quatre heures plus tard, Jean-Louis Tixier-Vignancour me téléphonait pour me dire qu’un “miracle” s’était produit et qu’ils disposaient à peu près de la somme ci-dessus. Il me demandait de conserver la tête de la liste. Mais on exigeait que je modifie notre sigle, en supprimant les deux mots “des patries”, ce qui donnait désormais “Union française pour l’Eurodroite”.
« Le Front national et Jean-Marie Le Pen ayant catégoriquement refusé cette modification, l’union était rompue – et donc ma 8 présence de “fédérateur” ne se justifiait plus dans ce débat . » Tixier-Vignancour ne mentait pas. Le PFN dispose des moyens financiers nécessaires. Giorgio Almirante a mis la main à la poche après un voyage éclair en Italie de Pascal Gauchon. La veille de la clôture des listes, bon prince, Alain Robert se rend chez Le Pen et lui propose une place sur sa liste. Le président du Front national doit simplement accepter le nouveau sigle, Eurodroite. Le Pen refuse, il ne sera pas candidat 9. Le jour venu, Le PFN obtient exactement 10 1,31 % des suffrages exprimés . Un score bien trop faible pour espérer se faire rembourser ses frais de campagne officielle qui se sont élevés à 2 828 500 francs… Le MSI n’épongera pas l’intégralité de la dette. Cent dix-huit personnes, proches du PFN, ont apporté la caution de leurs biens personnels, pour un total de 990 000 francs 11. Alain Robert devra lancer une souscription pour combler la différence… Mais à peine en a-t-il fini avec Almirante et l’Eurodroite qu’il enfourche un nouveau cheval de bataille. Il téléphone à Alain de Benoist et déjeune avec lui dans un petit restaurant du quartier Saint-Lazare. Le PFN va éditer une brochure contenant des « propositions pour une nouvelle droite politique ». Il voudrait associer le fondateur du GRECE à son nouveau projet. De Benoist décline l’offre, le GRECE interdit à ses membres d’appartenir à un 12 parti politique et mène seule sa barque .
1. Archives de l’auteur. 2. Pour un Ordre nouveau, n° 15, novembre 1972, article d’Alain Robert.
3. Initiative nationale, août 1978, avec ce titre en couverture : « Europe, libère-toi ! ». 4. Ibid. 5. Archives de l’auteur. 6. Archives de l’auteur. 7. Les Nationalistes en France, op. cit., p. 239-240. 8. Archives de l’auteur. 9. Gilles Besson et Christian Lionet, Le Pen, biographie, op.cit. 10. Pour le PFN ce résultat était encourageant, il citait Le Monde qui le présentait comme le meilleur réalisé par l’extrême droite sur le plan national depuis 1965. Toujours aussi clairvoyant, le PFN écrivait que la « droite était libérée de la crainte d’une victoire de la gauche ». « Propositions pour une nouvelle droite politique », PFN, novembre 1979, p. 43. 11. Éléments puisés dans Le Monde du 25 juillet 1979. 12. Entretien avec Alain de Benoist.
Du rififi à l’Institut d’histoire sociale En 1980, l’élection présidentielle mobilise déjà l’Institut d’histoire sociale, qui a décidé de ne pas attendre pour battre le rappel des bonnes volontés. Il lui faut remobiliser ses partenaires habituels. Il les relance donc par courrier, en rappelant son utilité et son efficacité. Le 25 juillet 1980, le délégué général de l’institut, Xavier Raufer, écrit à un bienfaiteur éventuel : « … En décidant, après mars 1978, d’axer notre travail sur une réduction de l’influence de la CGT, nous nous attaquions à un objectif énorme, avec – comparativement – des moyens très limités. Le pari a été tenu. Des documents internes émanant du plus haut niveau […] de la CGT nous permettent d’affirmer que celle-ci se trouve en mauvaise posture et que si le nombre de communistes en son sein reste stable, le nombre de noncommunistes, lui, ne cesse de décroître […]. Cette chute dans les adhésions à la CGT – dont nous sommes en partie responsable par notre travail d’information persévérant sur le rôle du PCF en son sein – est la cause de graves problèmes financiers pour la CGT… » En réalité, rien ne prouve que L’IHS soit pour quelque chose dans la baisse d’effectifs de la CGT. La désyndicalisation n’épargne à l’époque aucun syndicat. Mais Xavier Raufer a trouvé là un bon argument marketing. Qui peut nier qu’en matière de propagande anticommuniste l’IHS n’ait pas fait ses preuves ? Dans une autre lettre, datée du 10 décembre 1980, Raufer souligne le rôle joué par l’IHS dans la réalisation du premier tome de L’Histoire intérieure du
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PCF de Philippe Robrieux . Là encore il enjolive le rôle de l’IHS dans ce qu’il appelle la « bataille des idées » : « Nous avions, il y a de cela plusieurs années, invité Philippe Robrieux, ancien secrétaire général des Étudiants communistes, et proche de Maurice Thorez, à venir travailler à la bibliothèque, et à exprimer son point de vue sur son ancien parti. Ce travail de longue haleine recueille aujourd’hui ses fruits : vous trouverez ci-joint le premier tome d’un ouvrage passionnant et original de Robrieux sur le PCF. » Robrieux est surtout redevable à Jean Chaintron, ancien directeur de cabinet de Maurice Thorez, ancien des Brigades internationales, grand résistant, préfet à la Libération, ancien sénateur communiste, oppositionnel au début des années 60 et exclu du parti. Chaintron a été une des sources privilégiées de 2 l’historien . À défaut d’avoir été réellement déterminant dans ce travail, l’IHS a cependant contribué à ses droits d’auteur. Le 4 décembre 1980, soixante exemplaires du tome 1 de L’Histoire du PCF étaient achetés par l’IHS pour la coquette somme de 3 819,20 francs. Dans sa lettre de relance, Xavier Raufer ne s’en tient pas au rôle qu’il attribue à l’institut dans la lutte anticommuniste. « Comme il ne faut pas être uniquement négatif, écrit-il, nous avons établi des liens solides avec un groupe de jeunes parlementaires libéraux (moyenne d’âge, 35 ans) et les aidons (intellectuellement) dans leur travail de renouvellement des idées favorables à l’initiative et à la liberté. Cijoint également un exemplaire du journal qu’ils diffusent auprès des 3 militants et sympathisants des partis de la majorité . » Il s’agit essentiellement du « groupe des six » conduit par Madelin et Longuet qui, dans les années 70, a publié au sein des RI L’AvantCentre, un journal à la sensibilité ultralibérale.
L’échéance présidentielle approche et, début 1981, le secrétaire général de l’IHS, Guy Lemonnier, écrit à son tour aux bienfaiteurs habituels de l’institut, comme le groupe Carrefour, CII HoneywellBull, la société Kodak, la SNIAS, ou encore le Groupement des industries minières (GIM), partenaire privilégié qui lui assure depuis 1978 une subvention annuelle de 176 000 francs, cependant insuffisante pour couvrir les dépenses ordinaires. Il faudrait à l’IHS 350 000 francs supplémentaires. Le 15 janvier 1981, il affiche un déficit de 227 000 francs. Il lui faut encore et toujours tirer les sonnettes, quémander, faire appel aux entreprises amies. Ainsi Thomson a financé la création de la vidéothèque sociale et syndicale 4 de l’institut . Mais en ce début d’année 1981, alors qu’il se prépare à la « bataille des idées », l’institut doit faire face à une fronde interne. Deux clans s’opposent au sein de sa direction. L’un soutient Giscard, l’autre veut sa défaite. Les raisons sont aussi diverses que le vote de la loi sur l’IVG ou l’attitude du pouvoir giscardien lors de l’attentat de la rue Copernic. Certains n’ont pas apprécié que la police ait profité de l’occasion pour taper dans la fourmilière nationaliste. Ainsi JeanGilles Malliarakis a été cueilli au saut du lit, le 1er juillet 1980 à 6 heures du matin, gardé à vue et interrogé quai des Orfèvres plus 5 de trente-trois heures avant d’être relâché . Or, la police savait que les poseurs de bombe étaient palestiniens. Cependant, la raison principale de l’hostilité de certains à Giscard n’est pas là. Elle tient à l’Ostpolitik du chef de l’État, qui, à leurs yeux, a fait de la France un vulgaire pion entre les mains de Moscou – attitude sacrilège si on considère les objectifs de l’institut et sa vocation. Parmi les proGiscard, Xavier Raufer et Alain Madelin. Les « anti » se regroupent autour de Nicolas Tandler, de Jean-Louis Panné, ancien militant
d’extrême gauche et bibliothécaire de l’institut, et d’Yves van Ghele, ancien dirigeant du PFN, proche de Charles Pasqua. Yves van Ghele est un jeune homme à lunettes, de taille moyenne, taciturne, à l’air revêche. Un de ses amis dit pourtant qu’il lui suffirait de sourire pour devenir aussitôt séduisant. Certains le considèrent comme un des plus doués de sa génération. Né à Bizerte, en Tunisie, le 11 avril 1953, il a milité à Ordre nouveau, au GUD et au PFN, dont il a été un des principaux fondateurs et membre du comité central avant d’aller combattre au Liban en juillet 1976, aux côtés des phalangistes chrétiens. Cette année-là, le 27 septembre, alors qu’il rentrait en France, les autorités locales grecques l’ont arrêté lors d’une escale à Lomarka à Chypre, pour port d’armes et de munitions, puis l’ont expulsé. Pour ses amis, l’histoire aurait été grossie ; il aurait simplement rapporté du Liban 6 quelques « souvenirs », une baïonnette et une arme à feu . Avec la « bande à Robert », van Ghele s’est rapproché en 1979 du Centre national des indépendants et paysans (CNIP) et, en 1980, du RPR, où il entretient d’excellentes relations avec Charles Pasqua. C’est un garçon ambitieux, intelligent et plutôt doctrinaire, un catholique fervent farouchement opposé à l’avortement. En 1981, il a choisi de soutenir Tandler face à Raufer. Autrement dit Chirac plutôt que Giscard. Rouées et madrées, les huiles de l’institut laissent les jeunes, pour la plupart des anciens d’Occident, s’affronter et évitent d’afficher publiquement leur appui à l’une ou l’autre des factions. Branco Lazitch, Guy Lemonnier qui reconnaît volontiers que Giscard ne connaît rien au communisme, ou encore Georges Albertini, désormais moins engagé à l’institut et qui a entrepris d’écrire ses mémoires, ne se mêlent pas à la querelle. Cela n’empêche pas un conseiller proche de Giscard, Jean Riolacci, d’essayer de l’amadouer pour faire pencher la balance en faveur du « Château ».
Le conflit ne porte pas seulement sur le soutien à apporter ou non à Giscard. Tactiquement, il serait même opportun que les attaques contre Marchais, alors secrétaire général du Parti communiste, soient mises entre parenthèses le temps de la campagne, et qu’on cesse d’évoquer son passé sous l’occupation. Marchais prétend avoir été réquisitionné pour le STO (Service du travail obligatoire), s’être évadé en 1943 et caché ensuite en France jusqu’à la Libération. Ce qui est faux. Il est parti volontaire et n’est rentré qu’en 1945. L’attaquer sur son passé, c’est lui faire perdre des voix qui se porteront sur Mitterrand, seul adversaire dangereux pour Giscard. C’est prendre le risque de faire élire le candidat de la gauche. Comme le dit le directeur actuel de l’IHS, Morvan Duhamel, un vieil ami de Guy Lemonnier, certains pensaient alors « qu’il ne fallait surtout pas que le Parti se dégonfle car les électeurs risquaient de 7 voter socialiste ». Alors que la cote de leur candidat baisse dans les sondages depuis septembre 1980, les stratèges giscardiens ont compris que Marchais était un allié qu’il fallait ménager. Ils s’en servent pour affoler les Français craintifs, en favorisant ses passages à la télévision. En direct de Moscou, Marchais célèbre ainsi le bilan « globalement positif » de l’Union soviétique. Il justifie l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan et le coup d’État du général Jaruzelski en Pologne. Il n’y a pas meilleure carte que celle d’un Marchais qui, derrière ses prestations burlesques et clownesques, déploie ses capacités de nuisance envers les socialistes et le candidat de la gauche, François Mitterrand. Certains proposent donc un armistice à propos du passé de Marchais. Car si l’institut n’a pas prévu d’éditer un brûlot anti-Marchais, il pourrait l’inspirer. Il dispose
d’archives secrètes, de dossiers, de relais dans les services de renseignement et de puissants réseaux. Or Nicolas Tandler travaille pour Minute sur le passé du secrétaire général du PCF et a même fait paraître une biographie 8 sur Marchais en janvier 1980 . Il fait équipe avec Roland Gaucher, qui a encore ses entrées à l’IHS. Cela fait des mois qu’il fouine dans le passé du dirigeant communiste. Tandler et Gaucher se sont rendus en Allemagne pour éplucher les archives. Alors Tandler n’entend pas renoncer, fût-ce le temps de la campagne – pas question de faire une fleur à Marchais même si cela arrange le candidat Giscard. À quelques mois de la présidentielle, la direction de l’IHS affiche donc en privé ses divisions. Ce n’est pas la guerre. Ce n’est encore qu’une divergence sérieuse. Mais les choses vont s’envenimer lorsque, en mars 1981, une brochure de seize pages format A4, en bichromie, tirée entre 50 000 et 100 000 exemplaires, imprimée en Belgique et expédiée sous pli fermé, se met à circuler à Paris dans les milieux de la presse, des décideurs et des hauts fonctionnaires. Elle s’intitule « Giscard, candidat du Kremlin ». On y voit des photos de Giscard assistant à un défilé de l’Armée rouge ou serrant la main d’un général soviétique bardé de décorations, devant le mausolée de Lénine à Moscou. La diffusion de cette brochure anonyme qui fustige la politique de Giscard envers l’URSS met le président sortant en fureur. Giscard n’aime pas que l’on démolisse sa politique étrangère qu’il considère comme son chef-d’œuvre. Son ministre de l’Intérieur, Christian Bonnet, est chargé illico d’identifier les coupables. Giscard veut savoir qui a payé, qui a écrit et qui se cache derrière cette opération. Il veut des noms et châtier les coupables. Cette brochure semble le perturber au point qu’il l’évoque lui-même dans ses meetings et lui fait une publicité inespérée par ses auteurs. Il relance Christian
Bonnet, insiste, soucieux de savoir où en est l’enquête. Mais le mystère résiste aux investigations policières. Le ministre de l’Intérieur sait seulement avec certitude que le rédacteur du libelle a utilisé une documentation provenant de l’Institut d’histoire sociale. C’est maigre. Il dispose aussi d’une liste d’auteurs ou de commanditaires présumés. On y trouve les noms de Charles Pasqua, Marie-France Garaud, le prince Sixte de Bourbon-Parme, Bernard Lehideux (un giscardien proche de Madelin et Longuet), le Club de l’horloge (pourtant encore allié à Giscard), Branco Lazitch, journaliste à L’Express et collaborateur d’Est et Ouest et… Nicolas Tandler. On en restera au stade du soupçon. Nicolas Tandler ne cache plus aujourd’hui avoir été l’auteur de la 9 brochure . Mais à l’époque, il s’en défend, même si certains se doutent bien qu’il y est pour quelque chose. Tandler et ses amis, alliés pour l’occasion à Charles Pasqua qui soutient Jacques Chirac, ne sont pas les seuls à refuser la consigne giscardienne de ménager le secrétaire général du Parti. Minute ne cesse d’épiloguer sur le passé de Georges Marchais et ses mensonges. Le 19 mars 1981, il titre sur les « faux démentis de Marchais », tandis que François Brigneau – qui en 1974 encensait le candidat Giscard et l’accompagnait dans les meetings et les studios de radio – éreinte le président dans son éditorial, « L’Élysée au secours de son allié » ; et qu’une page plus loin on ironise sur une phrase de Michel Poniatowski : « Si Georges Marchais était volontaire pour aller en Allemagne et même s’il y est resté, faut-il lui jeter la pierre ? » Ce ne sont pas bien sûr d’anciens « collabos » qui le lui reprocheraient, ce sont ses dénégations et ses mensonges qu’ils dénoncent. Le 25 mars, l’hebdomadaire récidive dans le registre cette fois de la collusion entre Giscard et le Kremlin, thème de la brochure de Tandler. Minute titre à la une « L’accord secret Giscard-Moscou »,
reproduisant une déclaration de Giscard, datée du 9 novembre 1967, au quotidien Combat : « Je m’attristerais de voir la politique française s’enliser à nouveau dans les voies médiocres d’un anticommunisme de propagande. » Ces anticommunistes médiocres qui n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts en 1974 pour le faire élire – c’est bien la centrale d’Albertini qui était visée. En 1980, Minute avait déjà dénoncé « le pacte giscardo-soviétique » et 10 Brigneau traité Giscard de « colin froid à la sauce tartare ». Le 22 avril 1981, à la veille du second tour de l’élection présidentielle, l’hebdomadaire publie de nouveaux documents : « Sous le Front popu, Marchais était employé de banque et chômeur ». Le scoop vient directement de l’IHS : c’est le dossier du jeune Marchais conservé à l’ANPE qu’a retrouvé Morvan Duhamel, quand il y était chargé des relations publiques 11. Ce dernier n’avait pas l’intention de le publier mais Nicolas Tandler, lui, n’a pas hésité une seconde.
1. Fayard, 1980. 2. A plusieurs reprises, dans les années quatre-vingt, avant la mort de Jean Chaintron, l’auteur de ce livre a eu l’occasion de discuter de sa collaboration avec Philippe Robrieux. On peut aussi ajouter que Raymond Guyot, un des dirigeants du PCF dans les années de guerre froide, lui a été d’un grand secours ainsi que de nombreuses personnes, aussi bien si ce n’est mieux informées que l’IHS. Jean Chaintron a publié ses mémoires posthumes au Seuil : Le vent soufflait devant ma porte, 1993. 3. Les lettres citées par l’auteur sont en sa possession, tout comme la facture des éditions Fayard adressée à l’IHS. 4. Voir compte rendu de la séance du conseil d’administration de l’IHS du 20 février 1981, à laquelle participaient, sous la présidence de Gabriel Ventejol, président du Conseil économique et social, Jean-Paul Delbègue, Hubert Jam, Xavier Raufer, Guy Lemonnier, Alain Madelin et Branislas Stranjakovitch. Archives de l’auteur. 5. Jeune Nation solidariste, 10 juillet 1980, n° 116.
6. Entretien avec Thierry Besnard-Rousseau. Yves van Ghele est mort en 2003. 7. Entretien avec Morvan Duhamel. 8. Éditions Albatros. 9. Entretien avec Nicolas Tandler. 10. Minute du 21-27 mai 1980. 11. Entretien avec Morvan Duhamel.
La chute de la maison Albertini L’élection de François Mitterrand, le 10 mai 1981, et la vague rose qui submerge la France aux législatives de juin vont aviver les tensions au sein de l’institut. Les uns et les autres se rendent responsables de l’échec de la droite. Le 30 juin, Raufer démissionne. A-t-il été exclu pour « procommunisme » (sic), comme le pensent certains ? Dans plusieurs courriers, on fait état d’un départ volontaire. Dans l’un, adressé au Hoover Institute, on peut lire qu’il « a décidé de se consacrer à sa carrière » dans un autre qu’il est parti « de son plein gré ». Reste que la situation est critique pour l’institut. Guy Lemonnier pare au plus pressé et nomme Yves van Ghele en remplacement de Raufer. Les caisses sont vides. Van Ghele se tourne alors vers Jean-Jacques Guillet. Aujourd’hui député UMP des Hauts-de-Seine, ce dernier a un long passé de militant depuis l’époque où, avec Longuet et Goasgen, il tirait les ficelles de la Fédération des étudiants de Paris pour le compte d’Occident. Il a été membre du bureau de l’association Opposition de Sciences po pour un syndicalisme apolitique, secrétaire général de l’Amicale des élèves de l’Institut d’études politiques de Paris, en 1965, délégué général du Bureau de voyage des Étudiants de France, créé à l’initiative des dirigeants du mouvement Occident deux ans plus tard. En août 1967, il effectuait un voyage au Sud-Vietnam en compagnie d’un groupe d’étudiants nationalistes, dont Alain Madelin qui fréquentait alors les milieux sud-vietnamiens de Paris. En janvier 1968, il participe avec Patrick Devedjian au lancement du
Centre universitaire européen. Puis, après un passage aux Jeunesses patriotiques et sociales de Roger Holeindre, JeanJacques Guillet se range et rejoint l’UDR, bénéficiant d’un coup de 1 pouce des gens de l’institut . Sa carrière n’a pas été fulgurante. En mars 1971, il devient secrétaire général du Centre d’études des problèmes municipaux et locaux. Cette association, domiciliée dans les locaux du Centre européen d’Information économique et sociale, est une émanation du Mouvement national des élus locaux, le MNEL, créé en 1953 à l’initiative d’André Voisin, un des personnages tutélaires du Mouvement fédéraliste européen qu’il a lancé à la Libération. Dans les années 60, Guy Lemonnier joue un rôle important et discret au sein de cette association, qualifiée par les Renseignements généraux « d’organisation d’extrême droite très 2 soutenue par les Américains ». En 1963, Lemmonier appartient à son comité directeur. Au début écrivent dans son organe interne Paul Sérant, Bertrand de Jouvenel, Thierry Maulnier ou encore e Gabriel Marcel. Le bulletin devient Le XX Siècle fédéraliste, un 3 bimensuel auquel collaborent Guillet et Lemonnier . En 1972, Jean-Jacques Guillet entre au cabinet de Jacques Baumel, secrétaire d’État auprès du Premier ministre, qui le charge du service de l’information des parlementaires pour la campagne électorale des législatives de 1973, année où Guillet rejoint le cabinet de Jean-Philippe Lecat, ministre de l’Information, et se voit confier une étude pour le Mouvement national pour la décentralisation et la réforme régionale – MNDR – où Morvan Duhamel, alors collaborateur du président du Conseil économique et social, est très influent. La régionalisation a toujours été une des revendications du mouvement fédéraliste. Si Guillet s’est forgé, peu à peu, une réelle compétence dans les domaines de la vie
municipale et des institutions, en 1974 il tâte de l’entreprise privée… Le publiciste Michel Bongrand, lié aux responsables de l’UDR, l’engage comme conseil en relations publiques. En 1976, Guillet 4 crée un institut de sondage, Public SA . À la veille des élections municipales, en février 1977, la fédération du RPR de Paris fait de lui son secrétaire général délégué. Il a en charge la campagne municipale à Paris qui voit alors le ralliement du PFN à Jacques Chirac. Peu à peu, les anciens d’Occident et d’Ordre nouveau s’intégrent au système et vont s’épauler à l’occasion, quand leurs intérêts politiques sont concordants. En 1981, quand Yves van Ghele découvre au cours de l’été la situation financière catastrophique de l’IHS, Jean-Jacques Guillet lui promet de faire l’impossible et tient parole. L’intervention de Charles Pasqua et celle de la Ville de Paris, qui a accepté de prendre certains frais de fonctionnement (comme l’entretien) de l’IHS à sa charge, sauvent l’institut du désastre et y renforcent momentanément l’influence du RPR. Mais Yves van Ghele n’a fait que parer au plus pressé en obtenant le secours du RPR. La situation financière reste critique. L’association Libertés pour la démocratie sociale, commanditée par la centrale du Boulevard Haussmann, lui a envoyé plusieurs factures. À quoi correspondentelles au juste ? Van Ghele écrit au directeur de Libertés, qui lui répond le 23 octobre 1981 : « … je tiens à vous préciser que mon rôle à Libertés était purement politique et que je n’ai jamais eu la moindre communication d’aucune facture ni en général d’aucune indication 5 financière quelle qu’elle soit . » Curieux que le directeur d’une société censée avoir réalisé des travaux pour le compte de l’IHS ignore tout de leur facturation. Pourtant les sommes ne sont pas négligeables. Une de ces factures datée du 2 mars 1981 évoque
une « contribution à une opération d’information prévue pour avril 1981, travaux divers de création et d’édition pour une somme totale de 591 600 francs ». En fait, l’IHS a servi d’intermédiaire pour le financement de publications contre la gauche. Libertés, qui les éditait, lui a présenté 6 cinq factures pour un montant total de 1 119 600 francs . Soit à peu près le montant du budget annuel de l’IHS. L’argent s’est ensuite évaporé… Yves van Ghele n’insiste pas. L’institut reprend ses activités et organise en 1982 le premier colloque de son histoire, consacré au neutralisme et aux pacifismes, qui connaît une certaine affluence ; il attire des universitaires, des syndicalistes et d’anciens militants d’extrême gauche. La centrale reprend des couleurs mais continue de vivoter. C’est alors que, le 30 mars 1983, Georges Albertini disparaît. Depuis 1981, il s’est tenu à l’écart des activités de l’IHS. La victoire de François Mitterrand à l’élection présidentielle et la nomination d’un gouvernement « socialo-communiste » ont consacré l’échec de trente-deux années d’activités anticommunistes. Il a échoué là où le chef socialiste a réussi : compresser et neutraliser les forces communistes avant de les marginaliser. Aucune des prévisions annoncées par son officine ne s’est avérée. Pendant une courte période, ses amis américains ont continué de le solliciter, préoccupés de la présence de ministres communistes au gouvernement. Il écrit alors à Tandler : « Si vous pouviez, vous qui avez un fichier dans la tête, me dire ce que vous savez des membres des cabinets des quatre communistes, vous me rendriez grand service… 7. » Georges Albertini n’est plus que l’ombre de l’éminence grise qu’il a été. Depuis la défaite de mai 1981, qu’il peut considérer comme un camouflet pour ses entreprises, il s’est éloigné de son officine. Il
redoute même, un temps, que la nouvelle coalition n’attente à sa vie. Sa mort sonne le glas d’une époque. Un office religieux célébré à Paris, dans l’église Saint-Augustin, réunit discrètement ses derniers fidèles, le 15 avril 1983. Albertini a « fait » de nombreuses carrières et en a épaulé d’autres. Cette cérémonie religieuse, qu’il a voulue, a fait grincer des dents à l’IHS où la plupart des anciens du RNP se classent volontiers parmi les athées et les anticléricaux. Et sa mort survient alors que les relations humaines se sont particulièrement dégradées au sein de l’IHS. Depuis fin 1982 le secrétaire général, Guy Lemonnier, et son directeur administratif, Yves van Ghele, communiquent par lettres aigres-douces. En décembre, Lemonnier prend la plume pour reprocher à Yves van Ghele de négliger son rôle de directeur administratif. Ce dernier lui répond, le 19 janvier 1983 : « Permettezmoi de vous rappeler ce que, directement ou non, j’ai engagé financièrement pour l’institut ces derniers mois : stage Finindus, 11 000 francs, stage Europe 1, 6 000 francs, subvention Citroën 50 000 francs, subvention municipale (Paris) 150 000 francs (à 8 venir), stages CE/Citroën 1 500 000 francs (à venir) . » Rien ne va plus entre les deux hommes. Lemonnier a décidé de remettre de l’ordre dans l’ancienne maison Albertini et de lui trouver d’autres parrainages politiques. Dans les mois qui suivent les « aroniens » et les membres du NTS (les solidaristes russes) vont prendre l’ascendant. En juin 1983, le conseil d’administration se réunit avenue Raymond-Poincaré pour avaliser les projets en cours 9. Y assistent Guy Lemonnier, Branco Lazitch, Hubert Jam, Nicolas Tandler, qui travaille depuis peu au magazine La Vie française, Jean-Louis Panné, Yves van Ghele. Pour Lemonnier, « Le moment est venu pour l’IHS de prendre une autre dimension. Le prestige qu’il a acquis dans certains milieux lui interdit de s’en tenir à
la simple survie et le condamne soit à se développer soit à disparaître. Pour tout dire, il gardait un peu le caractère d’une officine. Il doit devenir un institut à part entière ». Selon lui, une réorganisation profonde s’impose : « La direction actuelle de l’IHS a perdu une partie de sa crédibilité quant à la gestion matérielle de l’institut. » Lemonnier annonce la création d’une Association des amis de l’IHS qui participera au financement de l’institut. Son principe en a été arrêté un an plus tôt, en juin 1982. Il était alors question de séparer les budgets de l’IHS et de l’IST. De procéder à une révision des statuts de l’association Institut d’histoire sociale. Et de créer, afin d’assurer la pérennité de l’institut, une Association pour le soutien et le développement de l’IHS. Celle-ci est présidée par Alain Besançon, avec comme secrétaire général Guy Lemonnier. Elle obtient le soutien de principe de François Ceyrac, ancien président du CNPF, d’André Bergeron de Force ouvrière, de la Fédération des assurances, de Peugeot, de Citroën, de Carrefour, de la Snias, de Télémécanique, de Philips, de L’Oréal, de Leroy-Sommer, du FigaroMagazine et de L’Express. La plupart ont promis d’apporter leur soutien financier. En juin 1983, il ne reste qu’à officialiser l’existence de l’Association des amis de l’IHS, à laquelle incombera le rayonnement intellectuel de l’institut. Sa présidence a été confiée à Christine Chauvet, future secrétaire d’État au commerce extérieur du gouvernement Juppé en 1995. Fille d’un grand publicitaire, membre (associé) de la British Legion et de l’Association nationale des officiers, agents de liaison et interprètes militaires, elle a trentequatre ans. C’est une ancienne élève de l’Institut supérieur de publicité où elle a rencontré, à la fin des années 60, le jeune Alain Madelin quand il était encore un des chefs d’Occident. Avec son
frère Cédric, elle a créé en 1973 Chauvet international pétrole et 10 Chauvet international relations publiques . Elle semble avoir été 11 bien choisie pour redorer le blason de l’institut . Deux autres structures ont donc été mises en place autour de l’IHS pour le soutenir : grosso modo l’une est chargée du « développement et de son financement », l’autre de son « rayonnement ». L’IHS veut tirer un trait sur ses activités d’officine politique, autrement dit les divers et petits travaux le plus souvent anonymes exécutés en période électorale pour les partis de droite. L’institut aspire à davantage de respectabilité. En juin 1983, de nouvelles têtes y font officiellement leur apparition : Alain Besançon, Jean-Claude Casanova, l’ancien directeur de cabinet de Raymond Barre, Roger Sandri, de Force ouvrière, Olivier Drague, un ancien de l’UIMM, Michel Junot, adjoint au maire de Paris et ancien chef de 12 cabinet de Pierre Laval au ministère de l’Intérieur en 1942, Francis Bergeron, un solidariste du NTS… ou encore un autre proche du NTS, Michel Heller. Biélorusse, envoyé en camp de travail au Kazakhstan, il a émigré en 1956 en Pologne avant de s’installer en France en 1968. Professeur à la Sorbonne, médaillé d’argent du CNRS pour ses travaux sur « le monde concentrationnaire et la littérature soviétique », il a travaillé pour Radio Free Europe, créée par la CIA à la fin des années 40 13. Les aroniens et les solidaristes font une percée à l’IHS.
1. Réquisitoire définitif du procureur de Rouen, renvoyant devant le tribunal correctionnel les membres du commando d'Occident qui ont assailli le campus universitaire, le 12 janvier 1967. De la liste où figurent Patrick Devedjian, Gérard Longuet, Alain Madelin et Alain Robert, Philippe Asselin est le seul à être
entièrement mis hors de cause. Les retombées judiciaires de l'affaire de Rouen marquent une étape dans l'histoire d'Occident. La direction est alors décapitée par les arrestations et le mouvement à deux doigts d'être interdit.
2. Au cours des deux premières années d'existence d'Occident, on remet au nouvel adhérent, qui a dûment rempli et signé un bulletin d'adhésion, une carte de membre. Les noms et adresses sont ensuite recopiés sur un registre noir entoilé qui, fin 1965, comprenait près de six cents noms. Après la rupture avec Pierre Sidos, le fichage tel qu'il était pratiqué tombe en désuétude. De 1964 à 1968, on peut estimer à environ mille cinq cents le nombre d'adhésions (et non de militants actifs) à Occident.
3. Le 23 novembre 1963, Alain Madelin, qui a tout juste dix-neuf ans, a droit à sa première note des Renseignements généraux. Au fil du temps, le service apprendra à mieux orthographier son nom.
4. Pierre Sidos, qui en 1964 a accueilli les dissidents de la FEN qui ont créé Occident, a exercé un véritable magistère doctrinal sur le nouveau mouvement. En novembre 1965, l'organe d'Occident lui consacre sa une. Avec quelques anciens amis de la période de guerre, Sidos y a longtemps maintenu le cap idéologique.
5. Le premier numéro d'Occident-Université parait huit mois après la naissance officielle du mouvement, alors que Pierre Sidos lui a trouvé un mécène (modeste)
en la personne d'Hubert Lambert, le richissime cimentier dont Jean-Marie Le Pen héritera au milieu des années 70.
6. En janvier 1967, Occident est à couteaux tirés avec les étudiants de la Restauration nationale (ex-Action française) pour le contrôle de la Fédération nationale des étudiants de France (FNEF). Dans cette lettre, un responsable monarchiste évoque les rapports de force avec Occident quelques jours après une assemblée du conseil d'administration de la FNEF qui s'est tenue à Amiens. À cette époque, Claude Goasgen, Gérard Longuet et Jean-Jacques Guillet sont, à la
direction d'Occident, les principaux responsables du secteur étudiant et des opérations d'entrisme dans les syndicats.
7. Tract distribué par Occident au cours de l'été 1968 et tiré sur la ronéo du mouvement, rue Leverrier, à la corpo de droit de Paris. Alain Madelin, au nom du secrétariat central d'Occident, s'était opposé en vain à sa distribution, la direction
jugeant inopportune d'organiser une manifestation à Paris quelques semaines après les événements de mai.
8. Circulaire interne d'Occident annonçant en novembre 1967 l'éviction du mouvement de Patrick Devedjian, François Duprat, Patrick Hillion et Jean-Gilles Malliarakis.
Ces deux sensibilités ne devraient pas modifier la tonalité proaméricaine de l’institut. Morvan Duhamel, de son vrai nom
Morvan Bourgeaud, en tient désormais les rênes. Cet ancien des JNP, proche des services secrets français, a fait une longue carrière au Conseil économique et social. Si ses liens avec l’IHS sont anciens et remontent aux débuts d’Est et Ouest, son arrivée coïncide avec la volonté de Lemonnier de faire peau neuve. Morvan Duhamel va écarter de l’institut Jean-Louis Panné, le bibliothécaire, et Nicolas Tandler, le délégué général adjoint, accusé d’avoir lancé une revue concurrente, Autres Mondes, en essayant de se servir du nom de Boris Souvarine. Il se débarrasse ainsi de deux indésirables qui ont refusé en 1981 de soutenir la candidature de Giscard. Est-ce un hasard ? Pour Morvan Duhamel, il avait de bonnes raisons de les 14 écarter . Il n’empêche que la justice annulera le licenciement dont est l’objet Nicolas Tandler, début 1984, après plus d’un quart de siècle de loyaux services. Dans ce milieu, on ne se fait pas de cadeaux. La rumeur se déchaîne contre Tandler. Il est traité d’indicateur de police, de « maniaque de la fiche », de partisan du révérend Moon ; on prétend qu’il est parti avec le fichier des abonnés de La Lettre de la nation, l’organe du mouvement gaulliste, dont il a été un moment le responsable. Dans cette avalanche d’imputations, un seul fait est à peu près exact : Tandler est en effet en contact avec les représentants français de la secte Moon et l’un d’entre eux travaille à Autres Mondes. Tandler ne s’en cache d’ailleurs pas. La cabale est d’autant plus perfide qu’il est loin d’être le seul, à cette époque, à fréquenter la maison Moon, particulièrement active en France depuis l’arrivée de la gauche au pouvoir 15. En 1984, celui qu’Albertini appelait « mon petit Nicolas » n’est plus persona grata à l’IHS. À peine est-il parti que les milieux politiques et journalistiques reçoivent un curieux libelle à la manière d’Est et Ouest, qui se présente comme un numéro spécial de la
revue, édité en urgence du fait de la mort subite de Guy Lemonnier. Un titre barre sa une : « Hommage à Claude Harmel, 1917-1984 ». L’éloge, signé Morvan Duhamel, débute par cette phrase : « Claude Harmel, Guy Lemonnier de son état civil, s’est éteint le 3 janvier 1984. » Pourtant, il n’en est rien : Guy Lemonnier se porte comme un charme. Et Morvan Duhamel n’a rien écrit. Il s’agit d’un faux Est et Ouest, plutôt de mauvais goût mais pastiché avec talent et humour. Il s’agit, à l’évidence, d’une vengeance. Un de ces coups fourrés dont la centrale s’est fait une spécialité. Le libelle n’est qu’un prétexte pour rappeler le passé d’Albertini et celui de son plus fidèle collaborateur, Guy Lemonnier. On y reproduit des extraits de textes publiés sous l’occupation par les deux dirigeants de l’époque du RNP, l’un sur la race, l’autre sur le parti unique. On peut lire dans l’hommage posthume : « Il serait faux pourtant de croire que Claude Harmel et Georges Albertini abandonnèrent les idéaux de leur jeunesse. Ils n’étaient pas hommes à se rétracter par je ne sais quelle autocritique, à la manière des pantins de Staline. » En clair, ils penseraient aujourd’hui ce qu’ils pensaient il y a quarante ans. En bas de la dernière page s’alignent les messages de condoléances, parvenus à la dernière minute à Est et Ouest, d’André Bergeron, de Jean-François Revel, d’Alain de Benoist, de Jean-Marie Le Pen ou encore de Robert Faurisson. Tous sont imaginaires, bien entendu. C’est le genre de petite touche qui crédibilise les bons canulars. Les effets de ce faux ne se font pas attendre. Des amis d’Est et Ouest atterrés par la nouvelle se jettent sur leur téléphone ; des journaux reprennent l’information tandis qu’un député socialiste tombe lui aussi dans le panneau et dénonce à l’Assemblée une apologie de la haine raciale et de la collaboration. Les dirigeants de l’IHS s’empressent de rectifier la fausse nouvelle, tandis que Morvan
Duhamel dépose plainte afin d’apaiser le parlementaire qui 16 envisageait de poursuivre l’institut . L’instruction judiciaire n’apportera aucun éclaircissement sur l’auteur ou les auteurs du libelle. Bien sûr, Nicolas Tandler est montré du doigt. Il aurait agi par pure vengeance. Si aujourd’hui encore il nie en être l’auteur, il admet avoir eu connaissance de l’existence du faux numéro la veille de sa diffusion 17. L’affaire aurait pu en rester là. Mais elle rebondit après l’assassinat de Gérard Lebovici, criblé de balles dans un parking des Champs-Élysées. Richissime producteur de cinéma, agent d’acteurs prestigieux comme Yves Montand ou Catherine Deneuve, il est aussi le propriétaire d’une petite maison d’édition, Champ libre, qui édite notamment les situationnistes, dont le premier d’entre eux, Guy Debord, ainsi qu’Orwell, Bakounine, Souvarine, Jacques Mesrine ou encore Claude Harmel (Guy Lemonnier). Elle vient d’ailleurs de rééditer l’Histoire de l’anarchie que ce dernier a cosignée en 1951, et que Lebovici a accompagné d’un avertissement dans lequel il rappelle le passé de « nazi français » de Claude Harmel. Alors que l’enquête de police piétine, une plaquette d’une quinzaine de pages, éditée sur papier glacé, parvient en novembre 1984, aussi anonymement que le faux avis de décès de Lemonnier, dans certaines rédactions. Ses auteurs suggèrent une nouvelle piste aux enquêteurs : « Sait-on ainsi que juste avant l’assassinat les éditions Champ libre avaient publié l’Histoire de l’anarchie de Claude Harmel, avec une préface où Gérard Lebovici démasquait le passé de crapule nazie de l’auteur, aujourd’hui recyclé à l’Institut d’histoire sociale et de soviétologie ? Qu’au même moment paraissait anonymement un faux numéro d’Est et Ouest, la revue de l’institut, dont le ton, le sujet et la coïncidence dans le temps pouvaient le mettre au compte de Gérard Lebovici, vu que ce
document dénonçait, documents à l’appui, le même passé nazi d’Harmel ? Que c’est dans ces milieux de l’extrême droite la plus virulente qui grouille derrière le paravent de ce même institut qu’ont été constitués les dossiers servant à orchestrer les campagnes de presse contre Goldman et Curiel, et qui précédèrent leur assassinat ? Que la collusion entre extrême droite, mafia et services parapoliciers du pouvoir n’a plus à être démontrée, à l’heure où la meurtrière collaboration antibasque dans des escadrons de la mort réunissant flics espagnols, ex-OAS, SDECE français et truands constitue le dernier exemple d’une liste déjà longue ? Que de surcroît la réédition par Champ libre de L’Instinct de mort de Jacques Mesrine constituait une atteinte non négligeable à l’honneur de la police ? Quand on sait tout cela, on sait aussi que, pour le moins, cette hypothèse vaut bien n’importe laquelle de toutes les autres… » Les policiers auront du mal à dépasser le stade de l’hypothèse. Quant aux auteurs de ce libelle c’est dans l’entourage de Lebovici, aux éditions Champ libre, qu’il faudrait les chercher. L’IHS connaît les derniers soubresauts de son histoire, côté officine, pavée de mystères et d’intrigues. En 1984, la revue Est et Ouest a rafraîchi sa maquette et de nouvelles signatures y ont fait leur apparition, comme celles de Pierre Rigoulot, Pierre Lorrain ou de l’ancien maoïste Jacques Broyelle. L’année suivante, le quotidien Libération révélera, documents à l’appui, que l’institut a touché en 1984 et 1985 200 000 francs d’origine américaine, tandis que Force 18 ouvrière, sa vieille complice, a reçu 4 500 000 francs .
1. Entretien avec Guy Lemonnier et entretien avec Morvan Duhamel. 2. Archives de l’auteur.
3. Le XXe Siècle fédéraliste était dirigé par Jean Maze, auteur après guerre d’un livre qui a marqué les milieux de droite (et d’extrême droite) intitulé Le Système, dans lequel il dénonçait l’épuration, la mainmise (des démocrates chrétiens et du PC) après guerre sur la presse et l’influence communiste dans l’État (éditions Ségur, 1951). On doit aussi à Jean Maze, sous le pseudonyme d’Orion, un Dictionnaire des girouettes (Le Régent, 1948). 4. Public SA sera mis en liquidation judiciaire en août 1981 puis en liquidation de biens en septembre 1982. Jean-Jacques Guillet aurait cédé ses actions auparavant, tout comme Patrick Devedjian, également actionnaire. 5. Lettre en possession de l’auteur, tout comme les factures adressées par Libertés à l’IHS. 6. Voir article de Nicolas Brimo, Le Canard enchaîné, 4 décembre 1985. 7. Lettre en possession de l’auteur. 8. Lettres en possession de l’auteur. 9. Assemblée générale de l’IHS du 20 juin 1983. Procès-verbal de la réunion. 10. Entretien avec Morvan Duhamel. 11. Christine Chauvet était en 2003 PDG de la filiale française d’un géant mondial des relations publiques, Omnicom. 12. En 1942, Pierre Laval occupait à la fois le poste de chef du gouvernement et de ministre de l’Intérieur, Les Documents français, n° 6, juin 1942, p. 29. 13. Michel Heller meurt à Paris d’une crise cardiaque, en janvier 1997. 14. Entretien avec Morvan Duhamel. 15. Voir l’article de Jean-François Boyer et d’Alejandro Alem, dans Le Monde diplomatique, « L’Internationale Moon », février 1985. En 1983, quelques Français proches de la « vraie droite » anticommuniste se sont rendus, tous frais payés, à Carthagène, en Colombie, pour participer à la Sixième Conférence mondiale des médias, organisée par Moon. En octobre, le colonel Bo Hi Pak, n° 2 de la secte et ancien chef de la CIA sud-coréenne, débarque en France à l’hôtel Sofitel à l’occasion d’un congrès qu’il a organisé à Paris. Jacques Toubon l’accueille, lui et les congressistes, à la mairie de Paris. Il leur offre un cocktail plutôt chic et mondain. En février 1984, c’est à Montevideo cette fois que Moon et son association Causa invite la jet-set anticommuniste française. Ont répondu présents un député du RPR des Bouches-du-Rhône, Philippe Malaud, un des plus
chauds partisans de Reagan en France, ou encore Michel de Rostolan, un ancien d’Occident et président du cercle Renaissance. 16. Entretien avec Morvan Duhamel. 17. Entretien avec Nicolas Tandler. 18. Libération du 27 novembre 1985.
Les anciens nationalistes dégainent leur plume À la fin de l’année 1982 paraît le premier livre de l’ancien délégué général de l’IHS Xavier Raufer, Terrorisme, maintenant la 1 France . La question du terrorisme se pose en effet, depuis l’attentat de la rue Marbeu 2. Raufer débute une carrière de spécialiste qui, à en croire Guy Lemonnier et Morvan Duhamel, a mûri à l’IHS quand il étudiait les mouvements gauchistes et faisait des conférences 3 devant des chefs d’entreprise ou les cadres . Xavier Raufer a en effet publié quelques papiers dans Est et Ouest, dont une étude documentaire parue en juillet 1980, sur l’éventuelle apparition d’un « Parti communiste combattant » en France 4. On lui doit aussi, dans le cadre de l’IST, deux textes à couverture bleu clair, édités également en 1980, dont il s’est servi lors de ses conférences. L’un a pour titre « Gauche/extrême gauche émergence d’un nouveau langage ». On y trouve un petit lexique, un choix de mots commentés : « violence, usine sociale, terrorisme, squats, sans garantie, sabotage, ouvrier-masse, marge, gauchisme, autoréduction, appropriation prolétarienne, absentéisme » ; ce vocabulaire, issu de l’extrême gauche italienne en grande partie, devait renouveler le langage de la gauche politico-syndicale. L’autre texte est consacré à « l’idéologie de la jeune génération (16-20 ans) à travers le contenu social et politique de la “rock-music d’expression française” ». Il s’agit en fait d’une compilation de textes des chansons du groupe Trust, sur vingt-sept pages, donnant lieu à des commentaires plus ou moins brefs. Voilà pour ces travaux. Mais
Raufer a surtout trempé dans les ambiances propices de l’IHS et d’Est et Ouest pendant une dizaine d’années. En 1983, il n’est pas encore chargé de cours à l’Institut de criminologie de Paris-II et son ami Jean Chalvidant, ancien de L’Élite européenne, ne l’y a pas encore rejoint pour y devenir le spécialiste du terrorisme basque ; il 5 n’anime aucun séminaire, ne dirige aucune collection . Ce n’est pas l’expert en sécurité que l’on connaît. Il débute une carrière d’écrivain et de journaliste. Lors de la parution de son premier livre, il se plie aux exigences de la promotion et fait preuve, d’emblée, d’un réel éclectisme. Le 23 janvier 1983, il participe à une convention sur le terrorisme organisée par le Renouveau juif. Il n’est pas rancunier. On doit à ce mouvement une brochure que Giscard a aussi mal prise lors de la campagne de 1981 que celle qui le présentait comme le candidat du Kremlin, rédigée par Tandler – à cette différence près qu’elle n’était pas anonyme. La couverture n’était pas anodine : un photomontage laissait croire que Giscard observait Israël à la jumelle depuis la frontière jordanienne, c’est-à-dire symboliquement du côté arabe. Façon de souligner l’indifférence présidentielle envers le peuple israélien. Giscard ne s’était pas rendu en Israël lors de son septennat, alors qu’il avait plusieurs fois voyagé dans des pays arabes. Certains ne le lui ont pas pardonné. Quant à la photo, c’est celle de Giscard à l’hippodrome de Longchamp ; elle a été fondue à une autre, prise au cours de la visite qu’il a effectuée en 1980 en Jordanie. Si les chiraquiens ont tiré sur Giscard et son Ostpolitik, la gauche a préféré s’en prendre à sa politique proarabe. Dans les deux cas, comme le titrait le Renouveau juif dans sa brochure, la politique de Giscard était « dangereuse pour la paix ». Pour Xavier Raufer, tout cela est du passé. Tout comme son militantisme à Occident et à L’Élite européenne. Certes, il ne s’est pas pour autant converti au marxisme… Et ses opinions sont encore
solidement ancrées à droite. Un mois après la convention du Renouveau juif, il est invité au cercle Renaissance fondé par son ami Michel de Rostolan, un ancien d’Occident, et Philippe Asselin, l’indéboulonnable directeur d’Occident-Université auquel il a adhéré 6 en 1970 . Ce cercle se veut le point de conjonction entre la « vraie » et la « fausse » droite. Entre l’extrême droite et la droite parlementaire. Il prêche l’œcuménisme dans la ligne de L’Élite européenne à laquelle certains de ses membres ont appartenu. Mais on y trouve surtout des militants et des sympathisants du Front national. Raufer y sera l’invité unique d’un dîner-débat consacré à son livre. En 1983, Xavier Raufer rejoint Magazine-Hebdo. L’intention est claire : faire souffrir la gauche. C’est un journal partisan, un journal de combat. Le projet ne manque pas d’ambition : l’impression sera entièrement réalisée en couleurs ; les coûts de fabrication s’annoncent en conséquence élevés. L’équilibre financier dépend en grande partie de la publicité qui devrait représenter en volume 60 % de la pagination. C’est Alain Lefèvre qui a lancé ce défi. Ancien de la FEN et du GRECE, membre d’Europe Action, il a rejoint en 1969 L’Écho de la presse et de la publicité, de Noël Jacquemart, avant de fonder avec Christian Blachas, en 1971, l’hebdomadaire Stratégies, un magazine consacré à la publicité qui remporte un énorme succès dès les années 70. Entrepreneur de presse, Alain Lefèvre a bâti au fil des ans un groupe florissant. Mais, en 1983, il ne s’agit pas d’un magazine de mode dont il s’est fait une spécialité, mais d’un news politique qui affiche ses préférences, un vrai magazine de droite. Pour le financement, Jacques Chirac, un de ses amis, a été le parrain officieux 7. Jean-Claude Valla, nommé directeur de la rédaction, a fait appel à ses amis du GRECE. Il en a débauché
quelques-uns au Fig-Mag et quelques autres à Valeurs actuelles dont le patron, Raymond Bourgine, qui s’est éloigné du GRECE après que celui-ci a adopté des positions violemment antiaméricaines, a vivement réagi. Il s’est emporté et a accusé Valla d’avoir créé ce nouveau magazine dans la seule intention de couler son propre hebdomadaire. Furieux et ulcéré, Raymond Bourgine fait courir le bruit, dans les rédactions parisiennes, que Valla est le fils de Xavier Vallat (avec un « t »), premier commissaire général aux Questions juives du régime de Vichy. Rien de tel, en effet, pour lui savonner la planche. Bourgine a semble-t-il oublié l’époque où il distribuait à ses journalistes le traité sur les inégalités des races humaines du comte Gobineau. Valla recrute parmi ses amis du GRECE Michel Marmin, Éric Roig, Henri-Christian Giraud, petit-fils du général du même nom, François Lebrette ou encore Jean-François Gauthier. MagazineHebdo n’est pas pour autant un organe officieux du GRECE. Il prépare surtout le retour au pouvoir de la droite et celui de Chirac. Il pilonne la gauche. Si la rédaction n’est pas « gréciste », elle n’en est pas moins très à droite. On y trouve au poste de rédacteur en chef Claude Jaquemart, l’ancien directeur de Charivari à l’époque de l’Algérie française, si proche de l’OAS qu’il a dû se réfugier en Belgique pour échapper à la police ; au service économique Jean de Belot, actuel directeur de la rédaction du Figaro, et comme conseillers de la direction Patrice Duhamel, un giscardien et ancien journaliste de la télévision, et Xavier Raufer qui s’occupe des questions de sécurité, de délinquance et de terrorisme. Mais l’aventure est de courte durée. Le projet a sans aucun doute été trop ambitieux. La publicité et les ventes (seulement 60 000 au numéro) ne sont pas au rendez-vous. En tout cas, elles sont insuffisantes. Un an après son lancement, Jacques Chirac doit
persuader son ami le banquier Vernes d’y investir de l’argent. Il décroche son téléphone et appelle personnellement des directeurs d’agences de publicité. Il se démène. Cela finit par agacer certains gros mammouths de la presse hebdomadaire auxquels MagazineHebdo fait concurrence… Chirac n’obtient qu’un répit. En novembre 1984, les bailleurs de fonds coupent les vivres et lâchent Magazine-Hebdo qui doit déposer son bilan. Toutes les dettes seront épongées. Restent les 20 000 abonnés. Alain Lefèvre y voit un moyen de continuer l’aventure, sous une autre forme, celle d’une lettre confidentielle. À son troisième numéro, il réussit à fidéliser 5 000 abonnés. Soit le quart de ceux du magazine, auquels a été expédiée la lettre. C’est suffisant pour que l’affaire soit rentable. La « Lettre de Magazine-Hebdo » comporte deux pages médias et culture, une page économie. Jean-Claude Valla, qui en est le rédacteur en chef, y fait la chronique politique, tandis qu’Emmanuel Ratier s’occupe des « brèves », des échos, et qu’Alain de Benoist rédige un éditorial non 8 signé . Alain Lefèvre profite de ce succès pour la revendre un bon prix. Elle est rachetée par le trésorier de l’UDF, Georges de la Loyère, qui l’installe rue François-Ier au siège de l’UDF. Gérard 9 Longuet a servi d’intermédiaire pour la vente . En 1990, l’UDF choisit de s’en débarrasser. Elle est alors vendue à Gérald Penciolelli, un ancien d’Occident, d’Ordre nouveau et du PFN, qui vient de reprendre l’hebdomadaire Minute. Depuis les années 70, Penciolelli s’est lancé dans les affaires et la presse. Avec le prince Sixte de Bourbon-Parme, Catherine Barnay, Jean-Marc Brissaud, il a créé la revue Confidentiel, spécialisée dans la géostratégie, qui n’aura guère de succès. Maquettiste de formation, il est surtout passionné des questions de renseignement. Il lui arrive de confier du bout des lèvres qu’il a fait son service militaire dans une de ses
branches – mystère soigneusement entretenu. Apparemment ce ne sont pas ses entreprises de presse qui l’ont fait prospérer, mais plutôt les sociétés d’intérim. Beaucoup ont été créées par d’anciens militants d’extrême droite et elles se sont largement développées dans les années 70. Ainsi Alain Robert a la sienne. Quand il rachète Minute, Penciolelli a des bureaux rue de la Banque, avec porte blindée et judas. Officiellement, ils n’ont rien à voir avec Minute. Penciolelli cloisonne. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil sur sa holding pour être aussitôt pris de vertige : sans doute est-il le seul à s’y retrouver. Minute, pour un ancien d’Occident, c’est un journal mythique où Jean-Marie Le Pen a été très discrètement chef de publicité. Quand il le rachète, l’hebdomadaire se vend à 20 000 exemplaires par semaine. Soit dix fois moins qu’en 1982. Penciolelli ambitionne de le remettre à flot. Son idée est d’en faire un Canard enchaîné de droite. Il aura le même format et sa page 2 d’échos sera un peu copiée sur celle de l’hebdomadaire satirique. « Pencio », comme on l’appelle, fait venir à ses côtés Catherine Barnay, une fidèle parmi les fidèles, qui l’a suivi à SERVICE en 1973, à Confidentiel, puis à Média Productions avec Xavier Raufer et la première femme d’Alain Madelin. Elle l’a également accompagné dans les projets qui n’ont pas vu le jour, comme la revue de luxe, genre Spectacle du monde, tout en couleurs, qui n’a pas dépassé le stade du numéro zéro En 1982, elle est encore à ses côtés quand des Saoudiens le sollicitent pour lancer en France une radio religieuse dont ils avaient d’abord confié la réalisation à un Marocain, ancien speaker gaulliste de la radio de Londres. Les Saoudiens voulaient faire concurrence à Beur FM et Radio Beur. Le projet ne s’est pas concrétisé car la radio saoudienne aurait dû, pour cause de pénurie de fréquence, fusionner avec les deux autres. Ces introductions dans le monde arabe, Penciolelli les doit au prince
Sixte de Bourbon-Parme, dont il est un proche depuis la fin des années 70. Jean-Claude Valla, Jean-Marc Brissaud, Bruno Larebière, ancien chef des informations du mensuel Le Choc, vont participer à la relance de Minute qui parvient à hisser ses ventes à 30 000 exemplaires… Mais à quel prix ! Il aura fallu dépenser des sommes considérables dans des campagnes d’affichage et des messages publicitaires diffusés sur la station RTL qui, prudente, les soumet à une censure préalable. L’embellie est de courte durée. Minute retombe à 20 000. Il survivra quelques mois avant de 10 déposer son bilan, avec un passif de vingt millions de francs . Alain Madelin fait alors un geste pour son ami Pencio et le présente au président du tribunal de commerce de Paris dont désormais dépendent le sort et l’avenir de Minute 11. Comme dit Catherine Barnay, « Madelin a changé, c’est devenu 12 un vrai libéral, mais il n’a pas oublié ses amis ».
1. Éditions Garnier. 2. Le 22 avril 1982, les services secrets syriens faisaient exploser une voiture devant le siège parisien du journal libanais Al Watan al Arabi, tuant une personne et en blessant une soixantaine. 3. Entretien avec Morvan Duhamel et Guy Lemonnier. 4. Est et Ouest, n° 642, juillet 1980. 5. En 2003, Jean Chalvidant est chargé du secteur hispanique au département de recherche des menaces criminelles contemporaines, à l’Institut de criminologie de Paris-II Panthéon Assas. 6. Annuaire du cercle Renaissance, p. 20. 7. Entretien avec Jean-Claude Valla. 8. Ils ont été publiés sous forme de recueil sous le titre L’Écume et les Galets, aux Éditions du Labyrinthe, 2000. 9. Entretien avec Jean-Claude Valla.
10. Gérald Penciolelli a longtemps édité une petite lettre confidentielle d’information économique sur le Maghreb, La Lettre du Maghreb. Son directeur, Charles Wagner, avait été en 1964 dans la mouvance d’Europe Action. La lettre vivotait mais ne marchait pas trop mal en Tunisie, pays d’où Penciolelli est originaire. Minute éditera, sous le label La Presse, à l’automne 1997, un numéro spécial consacré à la Tunisie et payé par le gouvernement tunisien. Son éditorial (non signé mais écrit par JeanClaude Valla) sera soumis aux Tunisiens avant parution. 11. Entretien avec Jean-Claude Valla. 12. Entretien avec Catherine Barnay.
Les derniers héritiers d’Occident rallient le Front national La défaite de Giscard en 1981 sera pour Alain Robert un moment de vérité. Dès le lendemain de la victoire de François Mitterrand, un débat s’engage au sein du Parti des forces nouvelles. Deux lignes s’affrontent. Celle de Robert affirme qu’il n’y a plus de place pour l’extrême droite et qu’il faut, face au « bloc social-démocrate » créé autour du Parti socialiste, s’insérer dans le « bloc conservateur ». Robert veut y fondre le PFN avec comme objectif de radicaliser la droite institutionnelle, antépénultième avatar de la formule devenue classique « droitiser la droite ». Il propose un entrisme en masse et la participation aux législatives de juin 81 aux côtés du RPR, sous la houlette de Charles Pasqua. Les tenants de la seconde ligne pensent au contraire qu’il y a une place pour un parti de droite et qu’il existe cette fois une chance réelle pour qu’il puisse jouer un rôle. Personne au PFN n’imagine alors que Le Pen occupera bientôt cet espace. Les deux lignes sont inconciliables. Il faut se séparer. Alain Robert sera candidat du CNIP-RPR en Seine-Saint-Denis, dans la huitième circonscription, tandis que ses partisans rejoignent le RPR ou le CNIP qu’ils colonisent depuis 1979. Déjà, cette annéelà, ils avaient permis à Philippe Malaud d’être élu président. Les autres reprennent en mains le PFN. À leur tête, Jack Marchal, l’artiste d’Ordre nouveau, le créateur du « rat noir », ancien de
SERVICE ; à ses côtés, Gauthier Guillet, frère de Jean-Jacques, un ancien du Mouvement nationaliste révolutionnaire (MNR) de JeanGilles Malliarakis, Roland Hélie, qui est depuis 1977 un des dirigeants parisiens du PFN, et Richard Rouget. Ce dernier a fait la une de la presse internationale en 2003 quand il a été arrêté à l’aéroport international de Johannesburg, le 26 juillet, pour violation de la loi sud-africaine sur « l’assistance militaire à l’étranger » : on le soupçonnait d’avoir recruté des mercenaires pour alimenter la 1 guerre en Côte-d’Ivoire … La nouvelle direction du PFN décide de maintenir les contacts avec le MSI de Gianfranco Fini et de participer aux législatives de 1981, où elle présente soixante-quinze candidats. Le MSI a accepté d’imprimer ses bulletins de vote, comme il a souvent imprimé les affiches d’Ordre nouveau puis celles du PFN aux européennes de 1979. Pour un groupuscule, il n’y a pas de petites économies. Mais une fois la cargaison dédouanée à Garonor, en banlieue parisienne, les responsables du PFN s’aperçoivent que les bulletins n’ont pas, à deux millimètres près, le format réglementaire. Tout le stock doit être détruit 2. De toute façon, l’électoralisme n’est pas la tasse de thé des nouveaux dirigeants du PFN, qui entendent renouer avec l’activisme, celui d’Ordre nouveau ou d’Occident. La situation, croient-ils, s’y prête. Certains envisagent une issue à la chilienne, un coup d’État militaire, et s’imaginent dans le rôle du Frente nacionalista patria y libertad du jeune avocat Pablo Rodriguez Grez. Sous Allende, ce dernier avait comme stratégie de récupérer la jeunesse pour le nationalisme et de constituer une force civile capable de soutenir un soulèvement militaire. Le PFN croit au chaos et reprend l’analyse qu’a faite François Duprat en 1976, deux ans avant les élections législatives. Croyant à
la victoire de la gauche, il avait alors bâti des scénarios plus ou moins catastrophiques et défini les modalités d’une « stratégie de la tension » à la française. Il pensait même qu’il était juste temps pour 3 les nationalistes révolutionnaires de s’y préparer . Duprat n’avait pas été le seul à diagnostiquer le pire. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Michel Poniatowski, déclarait à Libération en 1977 : « Si la gauche gagne en 1978, on peut prévoir des troubles, d’autant que nous avons les moyens de les encourager ; 4 attentats, manifestations qui dégénèrent … » En 1981, la direction du PFN nourrit les mêmes espoirs. Elle va concentrer ses attaques contre les quatre ministres communistes qui ont été nommés au gouvernement. Comme au temps d’Occident, elle table sur les médias pour faire du tapage autour de ses opérations. Pendant huit mois, elle se contentera de dénoncer leur présence avant que sa rhétorique ne passe dans les faits. Le 13 février 1982, un samedi soir, à la suite d’un dîner dans une pizzeria, la direction du PFN a enfin réponse à la question qu’elle retourne sans cesse dans tous les sens : que faire pour qu’on parle du PFN ? Le dimanche matin, ses militants attaquent le ministère des Transports et celui de la Santé. Mais l’opération a été mal préparée. Ils se trompent d’objectif, croyant s’en prendre au ministère de la Santé qu’occupe le communiste Jacques Ralite, ils jettent leurs cocktails Molotov sur celui de la Solidarité. Ils ignorent que la police était au courant de leur projet et les a laissés faire. Deux militants sont arrêtés. Dans la foulée, le PFN organise un meeting à la Mutualité, le 18 février, afin d’exiger le départ des communistes du gouvernement. La salle conspue le gouvernement, tandis que les dirigeants du PFN sont ovationnés dans une ambiance de kermesse qui frise l’hystérie. Un des deux militants arrêtés après l’attaque des ministères reçoit un déluge d’applaudissements frénétiques alors que retentissent, dans
la mutualité, des cris antisocialistes. Le public plébiscite la direction. Une bonne raison pour elle de persévérer dans l’activisme. Le 19 mars, le PFN fait irruption dans le cortège de la FNACA, association d’anciens combattants de sensibilité plutôt de gauche, qui défile sur les Champs-Élysées à l’occasion du quarantième anniversaire des accords d’Évian qui scellent la fin de la guerre d’Algérie. Des bousculades et quelques paires de gifles lui valent un passage au journal télévisé de 20 heures sur TF1. C’est le but recherché. Le 4 mai 1982, le PFN appelle cette fois à manifester devant l’ambassade d’Algérie. Il a obtenu le renfort de quelques rapatriés. Surprise, aucun journaliste n’a daigné se déplacer. Les dirigeants du PFN ignorent encore qu’une bombe vient d’exploser e dans le VIII arrondissement, près des Champs-Élysées, faisant un mort et des dizaines de blessés. Une manière pour la Syrie de faire savoir qu’elle ne voulait pas d’une présence française au Liban. C’est sur les lieux de l’attentat que se trouve la presse. Qu’à cela ne tienne : le PFN oublie l’Algérie et se rend aussitôt rue Marbeuf pour manifester contre le terrorisme. Les militants y retrouvent les caméras et les photographes. Cette initiative, pour le moins improvisée, a une conséquence inattendue. Elle provoque la rupture définitive entre le PFN et Alain Robert qui, bien qu’ayant rejoint le CNI, n’en continue pas moins de tirer quelques ficelles et de donner des conseils à ses anciens camarades. Rue Marbeuf, la droite a déjà appelé à manifester, afin de dénoncer le laxisme du gouvernement. Philippe Malaud, Alice Saunier-Séité, ancienne secrétaire d’État aux Universités de Giscard ou encore Jean-Marie Daillet, un député centriste, se sont déplacés. Soudain, une marée de drapeaux et de banderoles du PFN les submerge. Les militants nationalistes laissent croire par leur nombre, environ 200, qu’ils sont les organisateurs de cette manifestation « spontanée » dont
l’initiative revient en fait à Alain Robert. Fou de rage, ce dernier ne décolère pas contre ses anciens camarades, parce qu’ils lui ont ravi la vedette, mais aussi parce que leur initiative pourrait bien compromettre sa stratégie, qui consiste à « faire bouger la droite en l’entraînant dans des manifs de rue », comme l’explique Roland 5 Hélie . Le Monde du 4 mai 1982 titre « L’extrême droite et le RPR bras dessus, bras dessous ». Cette fois, la coupe est pleine. Désormais, il n’y aura plus de rapports entre Robert et le PFN. La rupture est consacrée le soir même, au siège du PFN, boulevard de Sébastopol à Paris. Le folklore habituel a été respecté. Alain Robert est venu, sait-on jamais, accompagné de son vieux complice de Bagnolet, Christian Wirtz, et de ses amis gitans. Tandis que la direction du PFN a mobilisé, en renfort, une bande de Hell’s Angels du Vald’Oise. Ce soir-là, il faudra le doigté de Joël Dupuy de Méry, ancien président du Comité de défense de l’armée française, ancien d’Ordre nouveau et actuel conseiller municipal UMP de Compiègne, et de Pascal Gauchon, pour calmer les esprits. « Ça a été un putsch par défaut », dit Roland Hélie, qui a « offert à Alain Robert une occasion de se retirer ». Livré à lui-même, autonome, disposant d’un journal, Forces nouvelles, et de ressources réduites, le PFN apparaît désormais politiquement isolé. Certes, un contact personnel est maintenu avec Gérard Écorcheville, mais le PFN ne doit compter que sur ses propres forces. Le 7 mai 1983, à 2 heures du matin, une bombe explose à son siège parisien. L’attentat est revendiqué par la « Brigade antiraciste d’intervention pour les libertés », la « Baril ». Le sigle ne dupe personne. Ceux qui ont posé la bombe n’ont certainement rien à voir avec un quelconque mouvement antiraciste.
Cela sent l’attentat barbouzard. Mais la direction du PFN a bien du mal à décrypter le message. Le mouvement connaît alors une certaine mode dans les milieux jeunes de droite. Il a participé aux manifestations étudiantes en mai 1982 sans que cela entame sa marginalité politique. Afin de rompre son isolement, de 1982 à 1983, des contacts sont pris avec le Front national. Les deux mouvements envisagent une alliance, la création d’une sorte d’UDF de droite. Le contact passe par Jean-Pierre Stirbois. Mais les discussions n’aboutissent pas. Le Pen pense, à raison, qu’il suffit de « laisser crever » le PFN et de récupérer ce qu’il en reste le moment venu. Le PFN envisage alors de présenter une liste aux européennes de 1984, puis y renonce et ferme la boutique avant de rejoindre le Front national. Une quarantaine de militants entrent au Front, où ils s’associent aux « solidaristes » de Jean-Pierre Stirbois. En 1984, au moment où le PFN disparaît, il est toujours dépositaire du fichier du comité TV qu’Alain Robert et Alain Madelin avaient volé en 1965. Un 6 fichier qui aura beaucoup servi .
1. Dépêche AFP 8/01/2003. Richard Rouget a plaidé coupable à son procès et a été condamné à cinq ans de prison et 12 084 euros d’amende. 2. Entretien avec Roland Hélie le 4 novembre 2003. 3. Voir n° 1 de Année Zéro, mensuel de lutte contre le régime, mai 1976 (il n’y aura pas d’autre numéro). 4. Cité dans L’Affaire Gladio, Jean-François Brozzu-Gentile, Albin Michel, 1994, p. 238. 5. Entretien avec Roland Hélie. 6. Entretien avec Roland Hélie et Les Rats maudits, op. cit.
De la croix celtique au souverainisme et au néolibéralisme Le courant politique sorti de la matrice de Jeune Nation et de la FEN, en 1963, aura vécu une vingtaine d’années. En 1983, cinq ans après les victoires de Madelin et de Longuet aux législatives de 1978, une nouvelle fournée d’anciens nationalistes a tourné la page ; cette fois, c’est au tour de la « bande à Robert » de jeter sa gourme et d’occuper les postes à responsabilité qui lui reviennent. Elle a fini par se couler au sein du Centre national des indépendants et paysans, le CNIP de Philippe Malaud, le parti le plus à droite de la droite mais que Robert dépeint lui comme un simple « parti 1 institutionnel de la droite modérée ». Le CNIP a recueilli avec d’autant plus de sympathie les camarades d’Alain Robert que, comme le dit Roland Gaucher, qui a été longtemps le porte-parole du PFN : « Malaud a un local et des fonds mais pas de militants. » La bande à Alain Robert a également bénéficié du parrainage de Charles Pasqua, qui va favoriser la carrière politique d’un certain nombre d’anciens nationalistes gravitant autour de lui depuis 1981. Il les a même engagés dans la reconquête des villes et des circonscriptions électorales détenues par les communistes. En 1983, son jeune avocat, Patrick Devedjian, souffle la mairie d’Antony au Parti communiste. Jean-Jacques Guillet est élu premier adjoint au maire de Sèvres et devient président du plus important Syndicat intercommunal de France (en 1986, il est élu au conseil régional
d’Ile-de-France et préside la Commission du développement économique et de l’emploi) ; Yves van Ghele devient maire adjoint d’Aulnay-sous-Bois, Thierry Besnard-Rousseau est propulsé à la même fonction à Noisy-le-Sec. D’autres anciens nationalistes occupent des responsabilités dans des organismes politiques. Gérard Écorcheville a rejoint l’équipe dirigeante de Solidarité et Défense des libertés, créé par Charles Pasqua. Aux côtés d’Alain Robert et de Pascal Gauchon, qui va bientôt se retirer de l’action politique et entamer une carrière de professeur et de pédagogue, il est un des responsables 2 départementaux du CNIP . Philippe Guignache, actuel député UMP, et Gérard Gachet, rédacteur en chef actuel au Figaro, deux anciens du PFN, comptent parmi les dirigeants du Comité français contre le neutralisme et pour la paix, un comité reaganien, aussi antisoviétique que libéral, créé de toutes pièces par le CNIP. Anne Méaux, l’ancienne « chargée de com » du PFN et attachée de presse de VGE à l’Élysée en 1976, est associée au Groupe recherche et études de l’Association nationale des jeunes élus locaux, tandis qu’Alain Robert et Gérard Écorcheville ont également été cooptés à la direction du Rassemblement des élus d’opposition minoritaires dans les municipalités de gauche, deux associations liées à Charles Pasqua. Pour les anciens du Relais de l’Odéon et du Chat noir, lieux de rendez-vous d’Occident et du PFN, les années 80 auront été d’excellents millésimes. Ils ont contribué au cours de cette décennie à muscler la droite, la vieille droite, la vraie, celle, selon l’expression de Roland Poynard, qui n’existait plus depuis la Libération. Ils lui ont rendu son punch et l’ont en partie convertie aux idées libérales qu’elle avait, durant des décennies, mises sous le boisseau. La cure
d’opposition qui a suivi la victoire de François Mitterrand en 1981 et la poussée du Front national ont contribué à les placer sur le devant de la scène politique à droite. L’année 1986 illustre leur accession au pouvoir. À quarante-quatre ans, Alain Madelin devient ministre de l’Industrie, des Postes et Télécommunications dans le gouvernement de Jacques Chirac. Il choisi comme chef de cabinet Hervé Novelli, qui tournait autrefois la ronéo à l’Institut d’histoire sociale, et Anne Méaux, « la seule présence féminine au bureau politique du PFN », comme conseillère technique, chargée de sa communication. Cette dernière lance bientôt Image7, une société de conseil en stratégie médiatique ou elle compte comme clients le nec plus ultra du patronat français, François Pinault, Jean-Charles Naouri, les 3 groupes Péchiney et Areva ou encore la banque Lazard . Gérard Longuet a lui aussi été nommé au gouvernement comme secrétaire d’État et devient, l’été suivant, ministre des Postes et Télécommunications. Charles Pasqua accueille place Beauvau l’ancien d’Occident William Abitbol, tandis qu’Alain Robert rejoint le cabinet de Robert Pandraud, ministre délégué à la Sécurité – et ancien directeur général de la Police nationale, du temps de l’affaire Hazan. À ses côtés, Pandraud fait venir un autre ancien nationaliste, du GUD cette fois, Bernard Carayon, Tarnais d’origine. En mars 1977, il avait été arrêté par la police sur un quai de métro alors qu’il s’apprêtait à attaquer avec un commando du GUD la faculté de 4 Dauphine . Sept ans plus tard, il débarque à la mairie de Paris, 5 chargé de mission auprès de Jacques Chirac . Après avoir fait carrière dans les instances dirigeantes du RPR, Bernard Carayon est élu député du Tarn en 1993, et en 2002 Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lui confie une mission sur le renseignement économique. Claude Goasgen devient conseiller technique au
ministère de l’Éducation nationale, et est bientôt élu conseiller 6 régional d’Ile-de-France . En 1986, Jean-Jacques Guillet est un des rares anciens d’Occident que Charles Pasqua n’a pas officiellement installé à son cabinet. Il est élu comme suppléant du RPR Claude Labbé et le reste jusqu’en 1993, quand il est élu à son tour député après avoir occupé le poste de secrétaire général du groupe RPR du Sénat. Dans les Hauts-de-Seine, Guillet est alors un des hommes clés de Charles Pasqua, tout comme Didier Schuller, lui aussi un ancien d’Occident 7. Gérard Écorcheville, l’ancien de la bande du XVe, se forge une réputation d’expert en matière électorale ; en 1983, il a dirigé la campagne municipale du RPR et ancien maire de Hyères Léopold Ritondalle ; en 1988, il s’occupe, aux législatives, de celle de Pierre Ortelli. Fort de ses expériences et de la confiance placée en lui par certains dirigeants du RPR, Écorcheville prend l’habitude de voyager pour dispenser ses avis, à Madagascar, au Niger ou encore au Congo où il conseille Denis Sassou Nguesso à l’époque où l’Élysée a transformé l’ancien marxiste en libéral bon teint. En 1995, Gérard Écorcheville devient un des conseillers diplomatiques du président Jacques Chirac et se rend au Niger pour y surveiller le 8 bon déroulement des élections . Mais les années 80 n’ont pas été des années de rêve seulement pour les anciens nationalistes. Pour leur vieux et éternels rivaux d’autrefois, les « nationaux », elles ont été aussi bénéfiques. JeanMarie Le Pen et le Front national ont obtenu en 1986 plus d’une trentaine d’élus au Palais-Bourbon. On assiste alors dans les couloirs de l’Assemblée à des retrouvailles embarrassées et parfois tendues. Jean-Pierre Reveau, un ami d’Holeindre qui a connu Madelin en 1964 lors de la campagne de Tixier-Vignancour raconte :
« J’étais allé prendre un verre d’eau gazeuse avec Roger (Holeindre) à la buvette de l’Assemblée. Alain Madelin, fraîchement nommé ministre, buvait le champagne avec les membres de son cabinet. Roger l’aperçoit. Sa musette traditionnelle sur l’épaule, il se dirige vers lui et lui lance, droit dans les yeux : “Écoute bien ce que je vais te dire. Si un jour, au cours d’une séance, tu nous attaques en nous traitant de gens d’extrême droite, je monte à la tribune et je dis à tout le monde qui tu es. Compris ?” Les conseillers du ministre étaient médusés. Alain Madelin se faisait tutoyer par un inconnu, qui de surcroît le menaçait ! Madelin, lui, est resté serein. Il lui a juste répondu : “Roger, tu me connais, je ne te ferai pas ce coup-là.” Il ne 9 l’a effectivement pas fait . » Le Front national a été beau joueur avec Alain Madelin qui, sans les cautionner publiquement, n’a jamais condamné les alliances avec le mouvement de Jean-Marie Le Pen. Il semble même l’avoir ménagé quand, en 1988, les éditions NationalHebdo ont publié le livre de souvenirs de Jean-Pierre Stirbois, L’avenir nous appartient. Le livre est une succession de courts chapitres. Page 22 on passe des événements de mai 68 au « mouvement solidariste français ». Or Jean-Pierre Stirbois avait consacré entre les deux un chapitre à Occident, intitulé « le temps des mercenaires ». A-t-il été oublié ou censuré ? Stirbois n’y était pas tendre avec Occident ni avec Madelin. Évoquant la période qui a précédé mai 68, il écrivait : « L’attitude d’Occident est tellement maladroite, ses provocations servent si visiblement les intérêts de ses adversaires – aussi bien le régime en place que les gauchistes – qu’il faut bien que la motivation de ses chefs obéisse à des raisons contraignantes. L’examen brutal des faits indique sans contestation qu’il ne s’agit pas de ligne politique. Que signifient alors les attaques de commandos, aux
conséquences désastreuses pour tout le camp national, des jeunes 10 de la “bande d’Occ” ? » Le nouveau ministre de l’Industrie peut également compter au moins sur la neutralité de quelques partisans de Bruno Mégret 11, anciens lecteurs de la bibliothèque de l’IHS et surtout ex-dirigeants du Club de l’horloge. En 1978, peu après son élection à l’Assemblée, Madelin a été l’orateur d’un des colloques du Club, peu avant de se rendre à Bagdad pour y rencontrer des proches de 12 Saddam Hussein . La même année, Madelin et Longuet avaient rencontré discrètement, dans un appartement du quartier SaintAugustin, les principaux chefs du Club de l’horloge, Yvan Blot, Yves Le Gallou et Jean-Claude Bardet. Objet de leur démarche, le Club accepterait-il de collaborer avec eux en leur apportant des projets ? Cela se passait avant la grande campagne déclenchée contre la nouvelle droite en 1979 : « J’ignore s’ils avaient une arrière-pensée, dit Bardet, ou si leur intention était simulée, mais je crois qu’à cette époque ils pensaient sincèrement encore pouvoir “droitiser” la droite. En tout cas, cela sera l’élément central de la réunion 13. » Comme Le Gallou et Yvan Blot, Madelin est devenu, depuis son long passage à l’IHS et à l’IST, ou encore à l’ALEPS, un adepte de la « boîte à idées » en épousant avec ferveur les thèses ultralibérales. Les Anglo-Saxons les appellent des think tanks. Le Club de l’horloge a été un des premiers groupes français à se lier avec l’un des plus influents et conservateurs think tanks de Washington, la Heritage Foundation. En avril 2003, Alain Madelin en était un invité ; il déclarait au moment de l’invasion de l’Irak par la coalition angloaméricaine : « Je veux exprimer mes profonds regrets pour l’amical “feu diplomatique” qu’a essuyé votre pays », lorsque la France a refusé de se rallier à une campagne militaire dirigée par les États-
Unis afin de « défaire le régime de Saddam Hussein de ses armes 14 de destruction massive . » Adepte de la libre entreprise et viscéralement anticommuniste, la Heritage Foundation a été créée en 1973. Pour démarrer, elle a reçu d’importants subsides du brasseur milliardaire Joseph Coors et de l’héritier de la fortune Carnegie, le baron de l’acier. Au début des années 80, la KCIA, les services secrets sud-coréens bâtis sur le modèle de la CIA, lui fait à son tour un don de 2,2 millions de dollars 15. La Heritage Foundation bénéficie des aides de la compagnie pétrolière Amoco, de la General Motors, de la Chase Manhattan Bank, mais aussi de certaines fondations d’extrême droite comme Olin and Bradley – industriel spécialisé dans la radiophonie et les composants électroniques, Harry Bradley a été un des financiers de la John Birch Society et de la Croisade des chrétiens anticommunistes. Libéral et défenseur de la libre entreprise, Bradley pratiquait dans ses usines du Milwaukee la discrimination raciale envers ses employés noirs et chicanos et refusait la parité des salaires hommes/femmes. En 1985, la Heritage Foundation employait trente-six personnes ; six ans plus tard, leur nombre s’élevait à 157 et elle disposait d’un budget de dix-huit millions de dollars. Cet argent servait principalement à rémunérer des articles et des études destinés à influencer le congrès et la presse sur les questions de politique intérieure et étrangère. Autrement dit à influencer l’opinion publique. Durant la période où Ronald Reagan a dirigé l’Amérique, la Heritage Foundation aura pour les deux tiers fourni les idées du gouvernement américain, qu’il s’agisse de l’accroissement des 16 dépenses d’armement ou des coupes dans les budgets sociaux . Elle a été la véritable inspiratrice du reaganisme qui en 1986 imprégnait la droite française. Au cours de la présidence de Ronald
Reagan, Paul Weyrich, créateur de la Heritage Foundation, et Edwyn Feulner, son président, ancien conseiller de Richard Nixon, passaient pour les hommes les plus puissants de la vie politique 17 américaine . En 1996, c’est aux côtés de ce même Edwyn Feulner qu’Alain Madelin a participé au lancement de la New Atlantic Initiative, une association patronnée et enfantée par l’American Enterprise Institute, lui-même fondé en 1943 par des hommes d’affaires opposés à la politique du New Deal du président Roosevelt qui préconisait une intervention de l’État dans l’économie. Véritable spectre de la guerre froide, la New Atlantic Initiative réunit le Bottin mondain international de la droite libérale et anticommuniste, Michael Ledeen, Norman Podhoretz, l’aronien et membre de l’IHS Alain Besancon, Richard Perle, Jean-François Revel, président de l’IHS en 1998, Samuel Huntington, Donald Rumsfeld, Henri Lepage, fondateur d’Euro 92 ou encore Jeane Kirkpatrick. Alain Madelin appartient également à un autre groupe, celui-là encore plus sélect. Il réunit une poignée de happy few qui aspirent à gouverner le monde des idées. Elle a pour nom la société du MontPèlerin, et fut fondée en avril 1947 par August Friedrich von Hayek, économiste et penseur libéral autrichien. On y retrouve des tenants de l’ultralibéralisme parmi lesquels Magaret Thatcher, Edwyn Feulner et, en France, Alain Madelin. À ses débuts, la société avait obtenu l’appui financier d’un des plus vieux think tanks « libertariens » (les ultras de l’ultralibéralisme), le William Volker Fund, créé en 1932, et qui a longtemps payé ses factures sans rechigner. Alain Madelin a fait sa renommée dans les cercles libéraux et ceux de la droite anticommuniste. En 1986, alors qu’il est ministre de l’Industrie, il fédère autour de lui les patrons qu’il fréquente depuis
les années de l’ALEPS et de l’IST, et crée une sorte de think tank à la française, le Grenelle Consulting Group. Celui-ci prépare le lancement d’Euro 92 et, en 1993, celui du mouvement Idées Action que rejoignent aussitôt des anciens d’Occident, eux aussi convertis au néolibéralisme, dont Jean-Gilles Malliarakis. Madelin a choisi de devenir le porte-drapeau de la pensée libérale et la mascotte du patronat français.
1. Le Monde du 4 novembre 1983. 2. Pascal Gauchon dirige en 2004 l’Institut de préparation aux études supérieures et publie de nombreux livres aux PUF. 3. « Les faiseurs de rois », Le Nouvel Observateur, 15 mai 2003. 4. L’Humanité du 10 juillet 1998 : « Bernard Carayon, du GUD aux alliances avec le FN ». 5. En
juin
1978,
la
Ville
de
Paris
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le
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XVIII arrondissement de la capitale, au Cercle Renaissance de Michel de Rostolan et Philippe Asselin, deux anciens d’Occident. 6. Claude Goasgen est aujourd’hui député UMP et président du groupe UMP à la Ville de Paris. 7. Didier Schuller, conseiller général des Hauts-de-Seine et candidat à la mairie de Clichy, sombre, en 1994, dans la tourmente d’une enquête sur un réseau de fausses factures au sein de l’office HLM des Hauts-deSeine. 8. Voir le CDRom de Gilbert Lecavelier, « La Grande Magouille » 9. Édouard Ferrand et Jean-Lin Lacapelle, Sur tous les fronts. Itinéraires de militants, op. cit., 2003, p. 97-103. 10. Des responsables du Front national contactés à propos de cette censure éventuelle ne nous ont fourni aucune explication. 11. Ancien militant du RPR devenu en 1986 un des dirigeants du Front national, Bruno Mégret est évincé du mouvement lepéniste en janvier 1999, accusé par Le Pen d’activités fractionnistes. Il crée alors le Mouvement national républicain (MNR).
12. Jeune Nation solidariste, 30 novembre 1978. On pouvait lire à côté d’une photo d’Alain Madelin arrivant à l’aéroport de Bagdad : « Et M. Chirac d’envoyer Mme Chouraqui représenter le RPR en Libye. Cependant que le PR est représenté à Badgad par Alain Madelin. A l’époque où le pétrole arabe n’était pas à la mode, nous n’étions pas nombreux à défendre les Arabes, et particulièrement les Palestiniens… » 13. Entretien avec Jean-Claude Bardet. 14. Cette intervention a été reproduite sur le site du département d’État américain le 8 avril 2003. 15. Selon le témoignage en novembre 1988 devant une commission du Congrès de l’ancien directeur du renseignement sud-coréen, Chang S. Tong, Oliver North a utilisé la Heritage Foundation comme « disjoncteur » dans le financement, à la frontière du Nicaragua, de la guérilla antisandiniste, la Contra, au début des années 80. 16. Ces idées, qui vont tenir lieu de programme à Ronald Reagan, seront puisées dans un volumineux document intitulé Mandate for Leadership : Policy Management in a Conservative Administration, paru en 1980. 17. Deux intimes de Ronald Reagan, William Casey, patron de la CIA en 1980, et l’homme d’affaires Henry Salvatori apporteront eux aussi de généreuses contributions financières à la Heritage Foundation.
Épilogue Quelques anciens d’Occident ont fait carrière et brillé sous le feu des médias avant de voir leurs ambitions se consumer dans les affaires ou déçues par les réalités de la démocratie. Mais la plupart sont devenus des libéraux, quelques-uns des souverainistes. Rares sont ceux qui ont troqué leurs idées de droite pour celles de la gauche. Qu’ont-ils conservé de leurs engagements passés ? Des idées, des valeurs, des comportements, des attitudes, des amitiés ? Un mélange de tout cela, sans doute. Ils ont cru au « grand soir » nationaliste, rêvé d’une société sans démocratie et gouvernée par des élites ; ils ont imaginé que la biologie pouvait contribuer à engendrer une nouvelle race de responsables et cru à l’inégalité des races humaines. Ils ont haï Sartre, Jean Genet et les marxistes, dénoncé le totalitarisme soviétique, applaudi au putsch du général Pinochet au Chili et aux massacres d’Indonésiens. Ils ont approuvé le révisionnisme et quelques-uns le négationnisme, manié la barre de fer. Ils ont peu à peu évolué avant de se convertir. D’autres, encore moins nombreux, sont devenus des soldats de fortune ou ont rejoint le Front national ; ils continuent de célébrer le passé et vont aux enterrements de rats noirs ; parfois ils font des affaires avec leurs anciens camarades et haïssent ceux qu’ils considèrent comme des traîtres… Certains sont restés antisémites, racistes ou négationnistes.
Le monde de l’extrême droite ne se réduit pas à des idées, c’est avant tout une affaire de mentalités. De cet univers, Alain de Benoist fait cette autopsie cruelle : « A droite, dit-il, il existe trois types d’itinéraires. D’abord celui des “droitiers” ; ils ont été de tous les mouvements, Occident, Ordre nouveau, le PFN, le Front national ; puis il y a ceux qui en sont sortis pour faire de la politique respectable, comme Xavier Raufer, Alain Madelin ou Hubert Bassot. Enfin, il y a ceux dont je fais partie qui, au bout d’un moment, ne se sont reconnus dans rien du tout. Les gens de droite ne sont pas des intellectuels. Ils raisonnent de façon émotive. Ils ne détectent pas dans leur discours ce qu’il y a de contradictoire […]. Ce micro-milieu attire de manière fréquente deux catégories de gens, ceux qui sont cultivés, intéressants, originaux, doués. Et, il faut le dire, un nombre de cinglés caractériels incroyable. Aujourd’hui, l’extrême droite n’est plus qu’un microsillon rayé. Pour eux, le monde s’est arrêté. Ils sont incapables de comprendre les techno-sciences, les grands traits sociologiques, le capitalisme du troisième type qui n’est pas connecté avec le capitalisme national. Le capitalisme, ce ne sont que des banquiers, donc des hommes qui n’offrent aucune alternative à la société. Leurs modèles sont dans le passé. C’était toujours mieux avant, avant la dernière guerre, avant la Révolution, avant la Renaissance, avant l’Antiquité. C’est le repli affectif sur la famille où, comme dans toute famille, on s’engueule. C’est la joie d’être entre soi et de pouvoir dire “nous on est différents”. La droite a le goût de l’autoghettoïsation. Ses livres préférés sont Les Réprouvés, Les Hérétiques, Les Maudits… Elle va jusqu’à glorifier l’échec, Jeanne d’Arc, le putsch d’Alger, les barricades ; on n’y 1 regrette jamais rien . » La plupart de ceux que nous avons rencontrés, quand ils ne sont pas simplement restés fidèles aux idées de leur passé, ne regrettent
rien eux non plus, et ne formulent aucune réelle critique. Pour quelques-uns qui nous l’ont avoué, renoncer aujourd’hui serait admettre qu’ils ont vécu dans l’erreur toute leur vie. Paris, le 21 mai 2004
1. Entretien avec Alain de Benoist. Sur son évolution personnelle, Français d’abord, l’organe du Front national, écrit en avril 1998 : « Éléments fait la mirobolante apologie d’une société disloquée par l’affirmation des différences communautaires » et par « l’apport de l’Islam à la société française ». En 2002, Marianne publie un article d’Alain de Benoist avec ce « chapeau » : « Décidément, à chaque campagne électorale son lot de surprises : si l’on nous avait dit que le chantre sulfureux de la nouvelle droite serait un des meilleurs défenseurs de la gauche en 2002… » Le titre de l’article est « Tout, sauf à droite… » (15 au 21 avril 2002).
Remerciements, sources et témoignages La plupart de ceux qui, d’une façon ou d’une autre, ont été associés à l’histoire d’Occident et des mouvements qui lui ont succédé se sont prêtés au jeu du souvenir. Je les ai rencontrés et interrogés souvent à plusieurs reprises – je ne signale en note que la date de la première rencontre. J’ai échangé avec certains des courriers et des messages électroniques. Rares sont ceux qui ont accepté de me voir tout en refusant d’être cités. Quelques-uns ont tout de même réclamé l’anonymat, notamment d’anciens policiers des Renseignements généraux, mais aussi quelques anciens militants nationalistes. En ce qui concerne les témoignages euxmêmes, j’ai vérifié quand cela était possible – et cela ne l’était pas toujours – ce qu’ils relataient. La plupart des témoins ont fourni des documents à l’appui de leurs dires. D’autres ont sans doute été trahis par leur mémoire. En conséquence ont été écartés certains aspects de leurs témoignages qui ne correspondaient pas à la réalité des faits ou en paraissaient trop éloignés. Yvan Aumont, Jean-Claude Bardet, Catherine Barnay, Alain de Benoist, Francis Bergeron, Thierry Besnard-Rousseau, Jean Castrillo, Alexandre Chabanis, Patrick Devedjian, Morvan Duhamel, Roland Gaucher, Patrice Gélinet, Raoul Girardet, Roland Hélie, Nicolas Kayanakis, Guy Lemonnier, Jean-Marie Le Pen, Jean-Gilles Malliarakis, Michel Marmin, François d’Orcival, Gérald Penciolelli,
Grégory Pons, Roland Poynard, Emmanuel Ratier, Alain Robert, Frédéric de Saint-Sernin, Jacques Servily, Pierre Sidos, Nicolas Tandler, Jean-Claude Valla, Dominique Venner, ont tous accepté de parler et d’évoquer l’histoire du mouvement Occident et celle des mouvements parfois opposés et concurrents auxquels ils ont appartenu. Au cours de cette enquête j’ai rassemblé une abondante documentation : circulaires internes, lettres, bulletins, journaux, tracts, brochures, factures, comptes rendus de réunion, mais aussi une importante masse de documents photographiques. J’ai pu également me procurer de nombreux bulletins d’adhésion remplis et signés et un fort précieux document, unique, le registre des militants d’Occident sur la période de 1964 à 1966. J’ai aussi utilisé des documents judiciaires (réquisitoires, procèsverbaux, etc.), des notes de police et de très nombreuses coupures de presse. Un certain nombre de spécialistes m’ont sur certains points apporté une aide précieuse. C’est le cas de Nicolas Brimo et de Jean-François Julliard, journalistes au Canard enchaîné, de Guy Ducoloné, ancien vice-président communiste du Sénat, d’Alain Guérin, écrivain et ancien journaliste à L’Humanité, de Serge Bolloch, rédacteur en chef au journal Le Monde. La Fédération nationale des déportés et internés résistants et patriotes, le service des archives de L’Humanité et l’Institut d’histoire sociale-CGT m’ont également fourni une appréciable documentation. Une abondante bibliographie, comprenant divers mémoires universitaires, a été utilisée. Je me suis notamment appuyé sur les travaux d’Alain Rollat, Grégory Pons, Joseph Algazy, Frédéric Laurent, ainsi que sur les écrits produits par les nationalistes euxmêmes, qu’il s’agisse de l’histoire du GRECE, d’Europe Action, du PFN, des témoignages de Roland Gaucher, des ouvrages d’Alain de
Benoist, de Pierre Vial, de Dominique Venner, de François Duprat et la collection complète des Cahiers européens, ou de l’histoire des Rats maudits, éditée par des anciens d’Occident, d’Ordre nouveau et du GUD. En ce qui concerne la doctrine nationaliste, j’ai eu accès aux brochures et autres textes édités par Jeune Nation, Occident, Ordre nouveau, le PFN et le MJR. J’ai consulté les ouvrages d’Édouard Drumont, d’Alexis Carrel, de Jacques Ploncard d’Assac, d’Oswald Spengler ou de Paul Sérant. J’ai suivi sans le lâcher mon fil d’Ariane : le courant politique spécifique constitué à partir de Jeune Nation et aux divers rameaux qui en sont issus ; mon enquête s’y est limitée. Ce livre n’entendait pas procéder à un recensement de tous ceux qui ont transité par les mouvements nationalistes dans les années 60 et 70. D’actuels députés, hauts fonctionnaires, hommes de télévision et de spectacle, journalistes, magistrats ont milité à l’extrême droite parfois durant une courte période ; il ne m’a pas paru indispensable d’en publier une liste et les citer tous. Bien qu’étranger au nationalisme, j’ai évité de commenter continuellement une idéologie qui n’est pas la mienne et me suis efforcé de respecter la parole et les intentions de ceux qui ont témoigné. Ce récit n’entendait pas enfermer les militants nationalistes dans une période donnée de leur vie. Son objectif au contraire était de les accompagner dans leurs mutations. Enfin, j’ai délibérément négligé tous les aspects à caractère privé de leur histoire, dès lors qu’ils n’avaient aucune incidence politique.
Table des sigles AN : Action nationaliste CIA : Central Intelligence Agency CNR : Conseil national de la révolution DST : Direction de la surveillance du territoire FACO : Faculté autonome cogérée FAN : Front d’action nationale FANE : Fédération d’action nationaliste européenne FEN : Fédération des étudiants nationalistes FN : Front national FNE : Faisceaux nationalistes européens FPR : Front patriotique révolutionnaire FUAN : Front universitaire d’action nationaliste GAJ : Groupe action jeunesse GIN : Groupe d’intervention nationaliste GNR : Groupes nationalistes révolutionnaires GRECE : Groupement d’études et de recherche pour la civilisation européenne GUD : Groupe union droit IHS : Institut d’histoire sociale IST : Institut supérieur du travail JN : Jeune Nation JPS : Jeunesses populaires et sociales MJE : Mouvement jeune Europe MJR : Mouvement jeune révolution
MNP : Mouvement nationaliste du progrès MSF : Mouvement solidariste français MSI : Mouvement social italien NAF : Nouvelle action française NTS : Narodno Troudovoy Soyouz, l’Alliance populaire du travail OAS : Organisation de l’armée secrète OAS-MJ : Organisation de l’armée secrète-métropolitaine jeunes ON : Ordre nouveau PN : Parti nationaliste PFN : Parti des forces nouvelles REL : Rassemblement européen de la liberté RG : Renseignements généraux SAC : Service d’action civique SID : Servizio informazioni difeza UNEF : Union nationale des étudiants de France