French Prose for Sight Translation 9780231882705

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Table of contents :
Preface
Suggestions to the Student
French Prose for Sight Translation
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French Prose for Sight Translation
 9780231882705

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FRENCH PROSE FOR SIGHT TRANSLATION BY

LOUIS A. LOISEAUX ASSOCIATE PROFESSOR OF F R E N C H IN B A R N A R D COLLEGE COLUMBIA UNIVERSITY

MORNINGSIDE HEIGHTS: NEW YORK

COLUMBIA UNIVERSITY PRESS 1935

PREFACE The passages in this book have been selected with a view to providing material for sight translation; they may also be used for intensive analytical reading. Some slight changes have been introduced in order to make them complete enough in themselves to be read without further information about the texts from which they were taken. The selections have purposely been made as varied as possible and include narratives, historical prose, general science, and other subjects. Although in recent years tests of all kinds have been devised and tried with more or less success, translation, when properly used, remains the most accurate measurement of the degree of understanding a foreign language. Oral sight translation, accompanied by suitable explanations and comments, can be made profitable and interesting in the classroom; written assignments may be used to test the extent and particularly the accuracy of the student's knowledge; both exercises are also helpful in increasing the learner's vocabulary. Incidentally they should also contribute to the improvement of the use and understanding of English. Good results, however, cannot be obtained by careless work, and in language study, as in any other study, success is to be had only through earnest application and sustained effort. L.A.L. COLUMBIA UNIVERSITY I N THE CITY OF NEW YORK AUGUST 1, 1935

SUGGESTIONS

TO THE

STUDENT

To translate French into English means to express in grammatically correct English the thoughts that are expressed in the French text. Words, whether printed or oral, are but imperfect means to convey thoughts which are often similarly imperfect. Remember, then, that you are translating thoughts—ideas—and thus avoid the usual error of students who think that every French word must invariably be rendered by one English word, and only one, whether it fits the sense or not. This is probably the most common cause of absurd translations. The resemblance between some French and English words is very deceptive, and has led many a reader to take it for granted that the meaning is also the same in both languages. It is a common occurrence to hear students say: "I can get the general sense, but I can't express it"— a very evident proof either that the student does not get the exact sense of the French text, or else that he is deficient in English, or that he suffers from both of these deficiencies. Keeping in mind the two points mentioned above, the following suggestions are offered to the earnest student: 1. Read over the whole passage at least once, if time permits. In oral sight translation, read a whole sentence, or at least as far as a punctuation mark. 2. Express the idea contained in each clause, or part of a clause, as you would express it in simple, correct English, making only such changes in word order as may be required to ensure correctness. 3. The meaning of an unknown word may often be inferred {it should not be guessed at) by reasoning out what word would probably be needed to complete the sense of the English sentence. 4. Above all, keep in mind the sense of what you are saying or writing; if it does not mean anything or is not clearly intelligible, your translation is certainly incorrect. A FEW "DON'TS"

5. DON'T say, or write, one word at a time, and then call it literal translation. 6. DON'T alter at random the meaning of the original text and then call it free translation.

vi

SUGGESTIONS

7. DON'T

8.

ing.

THE

STUDENT

fail to observe the tenses of the verbs; they affect the mean-

guess—think! be satisfied with hazy approximation; be as exact and accurate as possible. D O N ' T give up at the first difficulty; try again and keep on trying. DON'T

9. DON'T 10.

TO

FRENCH PROSE FOR SIGHT TRANSLATION

1 Parmi les livres que doit posséder tout étudiant, un des plus utiles est sans contredit le dictionnaire. On devrait s'en servir souvent pendant la durée des études et même après. En effet, posséder un bon dictionnaire, et savoir le consulter au besoin, c'est se rendre capable d'éviter, en écrivant comme en parlant, toutes sortes de fautes d'orthographe et de langage, lesquelles ne manquent pas de faire une fâcheuse impression sur les autres personnes. Et même s'il ne s'agit que de la lecture d'un journal, il importe parfois de pénétrer jusqu'au fond des choses et des idées, dont les mots ne sont que les signes. Toutefois, et ceci est vrai surtout dans l'étude d'une langue étrangère, il ne faudrait pas abuser de l'emploi du dictionnaire, et interrompre une lecture à chaque instant pour chercher le sens d'un mot: un examen attentif des mots voisins, une recherche de la racine du mot même, et un peu d'imagination permettront souvent d'en déduire le sens exact. Cet effort de l'esprit aide la mémoire, et si le même mot se représente, comme cela arrive bien souvent, on se souviendra de ce que le mot veut dire; désormais on ne l'oubliera plus.

2 Vous est-il arrivé parfois de recevoir une lettre dont le timbre vous étonne et vous laisse dans le doute sur la personne de qui elle vient et sur ce qu'elle peut contenir? Vous rappelez-vous comme, au lieu d'ouvrir immédiatement l'enveloppe, vous la tourniez et retourniez dans vos mains, étudiant la suscription et cherchant sur l'écriture à deviner ce qu'il eût été si facile d'apprendre rien qu'en la décachetant? Eh bien! Valdeck dut éprouver un sentiment analogue, tandis qu'il priait le jeune officier de s'asseoir. Il tâchait de lire par avance sur son visage et dans son maintien la vérité qu'il allait apprendre dans une minute, et durant ce court examen, le cœur lui battait avec une force inusitée.

3 L'histoire naturelle des abeilles mérite une attention toute spéciale. Ces insectes se réunissent en sociétés coopératives dans lesquelles la division du travail est portée fort loin. En effet dans les nombreuses communautés formées par ces insectes sociaux, il y a, outre les mâles et les

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femelles qui ne servent qu'à perpétuer leur race, des individus qui travaillent sans relâche, et ces abeilles ouvrières remplissent différents rôles, car les unes s'emploient à bâtir des nids pour les petits qui sont encore à naître, d'autres font fonction de nourrices et d'autres encore vont au loin recueillir sur les fleurs les matières sucrées nécessaires à l'alimentation de tous les membres de la colonie. Ces associations établissent leurs résidences dans l'intérieur d'un arbre creux ou dans des demeures préparées à leur intention par les cultivateurs et appelées ruches; les ouvrières ont soin de boucher hermétiquement toutes les ouvertures de ces réduits, à l'exception d'une seule qui leur sert de porte. Le nombre des individus qui vivent réunis dans chacune de ces demeures s'élève souvent à trente ou quarante mille, mais dans chacune d'elles il n'y a qu'une seule femelle qui est l'objet de soins assidus de la part de toutes les ouvrières et qui s'appelle l'abeille reine.

4 De tous les singes, l'orang-outang est celui qui ressemble le plus à l'homme. Il s'apprivoise facilement. On a vu un de ces animaux s'asseoir à table, déplier sa serviette, s'en essuyer les lèvres, se servir de la cuiller et de la fourchette pour porter les aliments à sa bouche, verser lui-même sa boisson dans un verre et le choquer lorsqu'il y était invité. Il allait prendre une tasse et une soucoupe, les apportait sur la table, y mettait du sucre, y versait du thé et le laissait refroidir pour le boire. J'allai un jour le visiter avec un vieillard, observateur fin et profond. Le costume un peu singulier de mon compagnon, sa démarche lente et pénible, son corps voûté fixèrent dès notre arrivée l'attention du singe. Il se prêta avec complaisance à tout ce qu'on exigea de lui, l'œil toujours attaché sur l'objet de sa curiosité. Nous allions nous retirer lorsqu'il s'approcha du vieillard, prit avec douceur le bâton qu'il tenait à la main, et, feignant de s'appuyer dessus, courbant son dos, ralentissant son pas, il fit ainsi le tour de la pièce où nous étions, imitant la pose et la marche de mon ami. Il rapporta ensuite le bâton de lui-même et nous le quittâmes convaincus que lui aussi savait observer.

5 Ma chère Lucie: Depuis longtemps déjà j'attendais de tes nouvelles, et j'en étais à me demander ce que tu étais devenue quand hier soir, ta lettre des derniers de juin m'est enfin parvenue. Je n'ai eu qu'à jeter un coup d'œil sur l'adresse pour reconnaître ton écriture, et sur les timbres pour m'apercevoir que la lettre venait de Paris, ce à quoi j'étais bien

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loin de m'attendre car tu ne pensais guère y aller de sitôt. Ne devionsnous pas passer ensemble la plus grande partie de l'été chez nos amies? Heureusement que j'ai pu les prévenir il y a huit jours, elles auront ainsi le temps de faire d'autres projets pour leurs vacances. Quoi qu'il en soit, ta lettre que je viens de relire ne souffle mot au sujet de la cause d'un départ si précipité; aurais-tu une raison toute spéciale que tu tiens à me laisser deviner? Je m'en doute un peu, mais je me garderai bien d'en rien dire à qui que ce soit. Ecris-moi bientôt et fais-moi savoir ce qu'il en est, et surtout, ne manque pas de me dire où tu comptes t'arrêter pendant la première quinzaine d'août afin que je sache où t'écrire. Divertis-toi beaucoup, mais n'oublie pas tout à fait ton amie dévouée,

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Après le dîner, hélas, j'étais bientôt obligé de quitter maman qui restait à causer avec les autres, au jardin s'il faisait beau, dans le petit salon où tout le monde se retirait s'il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand'mère qui trouvait que "c'est dommage de rester enfermé à la campagne" et qui avait d'incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grande pluie, parce qu'il m'envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors. "Ce n'est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces et de la volonté." Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre, car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruit pour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas trop fixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités.

7 Le terrible neveu de madame Simon ne pouvait guère tarder à faire son apparition. Un soir que tous goûtaient le repos dans la maison silencieuse, le rez-de-chaussée retentit tout à coup d'éclats de voix qui montèrent d'étage en étage, annonçant la nouvelle depuis trois jours attendue. C'était la bonne dame qui installait à grand fracas le capitaine dans l'appartement qu'elle venait de lui préparer. Elle ne manquait jamais d'être dans toutes les circonstances de la vie expansive et bruyante. Vous vous doutez bien qu'un événement aussi considérable lui mit la cervelle à l'envers et la langue en mouvement. Ce fut, durant plus d'une heure, un va-et-vient de malles traînées sur le plancher des chambres, de fauteuils changés de place, de meubles ouverts et fermés avec violence, de gros baisers sonores, et pour couronner le tout, de gammes s'envolant d'un piano qu'on semblait essayer.

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8 Quand j'entrai dans le salon, Marie venait de recevoir la lettre qu'avait apportée un messager. Toute pâle, les mains tremblantes, elle la décacheta, la lut, la relut et devint plus pâle encore. Son visage s'altérait; elle était prête à tomber quand je l'atteignis à temps pour prévenir sa chute. Mais elle se redressa aussitôt, déchira la lettre, en jeta les morceaux à terre et sortit ou plutôt courut se réfugier dans sa chambre. Dès le premier moment, j'avais deviné que cette lettre était de Jean. J'en ramassai avec soin les débris et je réussis à en déchiffrer à peu près le sens: il lui annonçait froidement que tout était rompu entre eux et que sa famille s'opposait tout à fait à leur union. Des semaines s'écoulèrent, plus longues pour moi qu'autant d'années. Tous les jours Marie devenait plus pâle et maigrissait à vue d'œil; j'aurais donné n'importe quoi pour lui voir sur les joues ses fraîches couleurs d'autrefois. Les médecins avaient beau faire de leur mieux, elle languissait de plus en plus comme une de ces fleurs qui se fanent quand la rosée du matin leur manque. Un tel état ne pouvait durer bien longtemps. Malgré les soins les plus dévoués la pauvre enfant mourut en prononçant d'une voix presque éteinte le nom de celui dont l'abandon l'avait tuée.

9 L'homme le plus ébahi de France, le 21 juin 1791, fut assurément Lemoine, valet de chambre de Louis XVI. Il avait, la veille, aux Tuileries, aidé le roi à monter dans son lit, dont il avait soigneusement fermé les rideaux; puis, comme il était de service dans la chambre même où il couchait sur un lit de sangle dressé derrière un paravent, il avait clos les volets, poussé les verrous intérieurs des portes, il s'était déshabillé sans bruit, avait attaché, ainsi qu'il le faisait chaque soir, à portée de la main du roi, le cordon d'appel dont l'autre extrémité était enroulée à son bras, et s'était endormi vers minuit et demi. A sept heures du matim, il écarta les volets, alla sur la pointe du pied ouvrir la porte aux garçons de chambre, Hubert et Marquant, et quand tous deux, avec précaution eurent replié le paravent et rangé le lit de Lemoine, celui-ci, s'approchant de l'alcôve royale, s'inclina respectueusement et prononça la formule habituelle: Sire, il est sept heures. Alors il souleva les rideaux et s'aperçut que le lit était vide.

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10 Un pauvre ouvrier, qui était entré en fugitif à Philadelphie et y avait erré sans ouvrage, y devint le législateur et le chef de l'état. Indigent, il arriva par le travail à la richesse; ignorant, il s'éleva par l'étude à la science; inconnu, il obtint par ses découvertes comme par ses services, par la grandeur de ses idées et par l'étendue de ses bienfaits, l'admiration de l'Europe et la reconnaissance de l'Amérique. Franklin eut tout à la fois le génie et la vertu, le bonheur et la gloire. Sa vie constamment heureuse est la plus belle justification des lois de la Providence. Il ne fut pas seulement grand, il fut bon; il ne fut pas seulement juste, il fut aimable. Sans cesse utile aux autres, d'une sérénité inaltérable, enjoué, gracieux, il attirait par les charmes de son caractère et captivait par les agréments de son esprit. Personne ne contait mieux que lui. Quoique parfaitement naturel, il donnait à sa pensée une forme ingénieuse, et à sa phrase un tour saisissant. H parlait comme la sagesse antique, à laquelle s'ajoutait la délicatesse moderne. Jamais morose, ni impatient, ni emporté, il appelait la mauvaise humeur la malpropreté de l'âme, et disait que la vraie politesse envers les hommes doit être la bienveillance. 11 C'est calomnier le chat que de le représenter comme incapable d'attachement; il n'en est pas prodigue, mais en est susceptible. Il faut certaines circonstances spéciales pour lui faire abdiquer son indifférence un peu hautaine et encore ses manifestations resteront-elles toujours subordonnées à ses caprices. Les exemples ne manquent pas pour démontrer que l'animal ne reste pas au-dessous de l'amitié qu'il a inspirée. Dans une ville de province, une vieille femme, étant tombée gravement malade fut transportée à l'hospice sur un brancard des indigents. Cette femme avait pour unique compagnon dans sa chaumière un chat qu'elle se désolait de laisser à l'abandon. Deux jours après, au milieu de la nuit, elle fut réveillée par un ron-ron qui la fit tressaillir, un chat sauta sur son lit et vint se frotter à son visage; c'était le sien. Comment cette bête avait-elle pu réussir à retrouver l'endroit où on avait transporté sa maîtresse au milieu d'une ville de vingt-cinq mille habitants et en franchissant plus d'un kilomètre? Ceci est un secret de cet instinct dont nous avons pénétré bien peu les mystères.

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12 J e ne vais pas vous conduire à travers toute la maison. Ce serait trop long, car elle a deux étages dont le second est beaucoup moins âgé que le premier, et de plus, un grenier et une tour. L a tour, au sommet de l'escalier en spirale, commande les quatre horizons de ses quatre fenêtres. Cette vue multipliée, trop étendue à mon gré, ne m'intéressait guère. J e suppose que les enfants détestent ce qui est lointain, ce qui ne sert à rien, comme les nuages, les paysages perdus à l'horizon. Les jours de mauvais temps, on entendait de là le vent qui faisait un bruit terrible: on l'aurait pris pour un être vivant qui insultait les murailles avant d'essayer de les jeter à terre. L'escalier n'était pas trop clair, à la tombée de la nuit on y prenait peur facilement et si l'on allait vite, on risquait de tomber. Quant au grenier, nul de nous autres n'y aurait pénétré sans compagnie, à cause de la peur que nous causait sa demi obscurité.

13 Louis X V I a eu peur de son peuple, dit le prieur; c'est mal, car le peuple n'est pas méchant. Voyez comme les choses se sont passées ici ! Jamais une affaire aussi terrible que la vente des biens d'Eglise n'était arrivée dans le monde. C'est la bourgeoisie qui l'a voulue, et le peuple n'a fait qu'en profiter, mais sans colère contre nous et avec des ménagements auxquels on ne s'attendait pas. Que le roi se confie à son peuple et bientôt son autorité lui sera rendue. Il a bien peu d'ennemis ; voyez si un seul paysan de chez nous lui manquerait de respect ! Soyez tout à fait convaincus que tout s'arrangera pour le mieux. Le paysan est insouciant, paresseux, un peu pillard, mais je le connais bien ; il est doux et sans rancune. Rappelezvous comme je le maltraitais quand j'étais le surintendant de la communauté! Eh bien, personne ne m'en veut, et je compte finir mes jours ici bien tranquillement comme le roi sur son trône! Vous verrez que la suite des événements me donnera raison.

14 C'est là qu'il a vécu enfant, c'est là qu'il revenait chaque année aux vacances. Son père y menait la vie étroite et dure des petits bourgeois sans fortune. Elevé durement, accoutumé de bonne heure au travail assidu, Hubert a quitté son pays à vingt ans et n'y est guère retourné depuis. Doué d'une intelligence supérieure et d'une volonté de fer, enragé travailleur, il a monté rapidement les degrés de l'échelle administrative. Austère, ponctuel, réservé et poli, il arrive à son bureau à

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huit heures, n'en part qu'à six et emporte du travail chez lui. Il va peu dans le monde et sa vie a tellement été prise par le travail qu'il n'a guère eu le temps de songer au mariage. Pourtant son cœur a parlé une fois, alors qu'il avait vingt ans, mais comme il était sans fortune, la fille qu'il aimait l'a dédaigné et s'est mariée richement avec un gros marchand de bois. Cette première déception lui a laissé une amertume que ses succès administratifs n'ont jamais complètement corrigée. Son esprit est resté teinté de mélancolie, et ce soir il s'est senti envahi d'une profonde tristesse. Le front posé contre la vitre, il remue comme un amas de feuilles mortes les lointains souvenirs de jeunesse, ensevelis profondément dans sa mémoire, et le parfum des saisons passées au pays natal lui remonte doucement au cerveau.

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Un temps viendra où la science de la destruction s'inclinera devant les arts de la paix, où le génie qui multiple nos forces, qui crée de nouveaux produits, qui fait descendre l'aisance au milieu des masses, occupera dans l'estime générale des hommes la place que la raison, le bon sens lui assignent dès aujourd'hui. Alors James Watt comparaîtra devant le grand jury des populations des deux mondes. Chacun le verra, aidé de sa machine à vapeur, pénétrer en quelques semaines dans les entrailles de la terre à des profondeurs où, avant lui, on ne serait jamais arrivé qu'après un siècle des plus pénibles travaux; il y creusera de spacieuses galeries et les débarrassera en quelques minutes des immenses volumes d'eau qui les inondaient chaque jour; il arrachera au sol vierge les inépuisables richesses minérales que la nature y a déposées. A l'aide de quelques kilogrammes de charbon, l'homme vaincra les éléments; il se jouera du calme, des vents contraires, des tempêtes; les traversées deviendront plus rapides, le moment de l'arrivée des paquebots pourra être prévu comme celui des voitures publiques; on n'ira plus sur le rivage pendant des semaines, pendant des mois entiers, le cœur en proie à de cruelles angoisses, chercher d'un œil inquiet aux limites de l'horizon les traces incertaines du navire qui doit ramener un père, un frère, un ami.

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Il n'avait alors d'autre revenu qu'une pension de quinze francs par mois qui lui était faite par un de ses amis, un grand poète qui, après un assez long séjour à Paris, était devenu, à l'aide de protections, maître d'école en province. René qui avait eu la prodigalité pour marraine, dépensait toujours sa pension en quatre jours; et comme il ne voulait pas abandon-

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ner la peu productive profession de poète, il vivait le reste du temps de ce que la Providence voulait bien lui accorder. Ce temps de jeûne ne l'effrayait guère; il le traversait gaiement grâce à une sobriété stoïque, et aux trésors d'imagination qu'il dépensait chaque jour pour atteindre le premier du mois, ce jour de Pâques qui terminait son carême. A cette époque, René habitait rue Saint Marcel dans un grand bâtiment qui s'appelait autrefois l'hôtel de VEminence grise, parce que disait-on, le père Joseph y avait demeuré. René logeait tout en haut de cette maison, une des plus élevées qui soient à Paris.

17 Brissot parla en prophète des malheurs de la république, privée désormais de ses plus vertueux et de ses plus habiles défenseurs. "Que de sang ne faudra-t-il pas pour laver le nôtre!" s'écria-t-il en terminant. Ils se turent tous un moment, et parurent consternés devant le fantôme de l'avenir évoqué par Brissot. "Mes amis, reprit Vergniaud, en greffant l'arbre nous l'avons tué; il était trop vieux. Robespierre le coupe. Puisset-il être plus heureux que nous! Ce sol est trop léger pour nourrir les racines de la liberté civique, ce peuple est trop enfant pour manier ses lois sans se blesser; il reviendra à ses rois comme l'enfant à ses hochets! Nous nous sommes trompés de temps en naissant et en mourant pour la liberté, poursuivit-il, nous nous sommes crus à Rome et nous n'étions qu'à Paris! Mais les révolutions sont commes ces crises qui blanchissent en une nuit la tête d'un homme; elles mûrissent vite les peuples. N'emportons pas avec nous l'avenir, et laissons l'espérance au peuple en échange de la mort qu'il va nous donner!"

18 Nous commençâmes à gravir cette montagne, toute composée d'une terre friable mêlée de pierres qui s'éboulait sous nos pieds et roulait derrière nous. Dans certains endroits, la pente était si rapide que, du bout des mains et sans nous baisser, nous touchions le sol; de plus, à mesure que nous montions, l'air se raréfiait et devenait de moins en moins respirable. Je me rappelai tout ce que m'avait raconté Balmat lors de sa première ascension du Mont Blanc et je commençais à éprouver juste les mêmes effets. Quoique nous fussions déjà à mille pieds à peu près audessus des neiges, et que nous dussions monter encore à une hauteur de huit cents pieds environ, le manteau que j'avais sur les épaules me devenait insupportable, et je sentais l'inutilité de le traîner plus longtemps: il me pesait comme une de ces chappes de plomb sous lesquelles

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Dante vit, dans le sixième cercle de l'enfer, les hypocrites écrasés. Je le laissai donc tomber sur le chemin, laissant à mon guide le soin de le reprendre en passant; bientôt il en fut ainsi pour mon bâton et pour mon chapeau.

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Toutes les sciences commencent nécessairement par l'observation simple et contemplative; ce n'est qu'après avoir constaté les faits qu'on en cherche l'explication, en les rapprochant d'autres faits qui s'y rattachent ou qui en découlent. Tant que l'observation simple des phénomènes, faite dans des conditions naturelles, est possible, nous la poursuivons; nous armons et nous amplifions nos sens à l'aide d'instruments divers pour pénétrer dans l'intérieur des corps afin d'y observer des phénomènes qui resteraient naturellement cachés. Nous ne nous bornons plus à observer" les phénomènes tels que nous les provoquons, nous en faisons même apparaître de nouveaux dans des conditions déterminées dont nous nous rendons maîtres et que nous faisons varier selon l'idée expérimentale préconçue qui nous dirige: c'est alors seulement que nous faisons de vraies expériences.

20 Je trouvai le bureau fermé. Un bruit de voix s'en échappait. Le patron étant occupé, je m'assis sur un banc en attendant mon tour. Et tout en attendant je me rappelais mon émotion la première fois que j'étais venu dans cette librairie. Avec quel battement de cœur je montais cet escalier, mon manuscrit sous le bras! Et quand j'entrais dans le bureau de Massol, quel tremblement secouait tout mon être! Peu s'en fallut qu'il ne me mît à la porte, et il aurait eu raison, après tout! Un jeune inconnu qui lui apportait quoi? des vers! . . . Une denrée qui ne se vend guère en librairie! un roman, passe encore . . . mais des vers! Cependant il consentit à m'éditer, à condition que je fisse les frais, bien entendu. . . . Et depuis lors j'ai passé par toutes sortes de difficultés qui désespèrent et dont il semble qu'on ne viendra jamais à bout.

21 Le vieil avare était depuis longtemps au lit et souffrait de la maladie qui devait l'emporter. Il ajourna sa réponse au moment où il pourrait se lever et s'occuper d'affaires, il voulait sans doute ne se défaire de rien tant qu'il aurait un souffle de vie; sa réponse dilatoire n'avait pas d'autres motifs. En le trouvant beaucoup plus malade qu'il ne croyait l'être, je restai près de lui pendant assez de temps pour reconnaître les

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progrès d'une passion que l'âge avait convertie en une sorte de folie. Afin de n'avoir personne dans la maison qu'il habitait, il s'en était fait le principal locataire, et il en laissait toutes les chambres inoccupées. Il n'y avait rien changé dans celle où il demeurait. Les meubles que je connaissais si bien depuis seize ans semblaient avoir été conservés sous verre, tant ils étaient exactement les mêmes. Sa vieille et fidèle portière, mariée à un invalide qui gardait sa loge quand elle montait auprès du maître, était toujours sa ménagère, sa femme de confiance, l'introducteur de quiconque venait le voir, et remplissait auprès de lui les fonctions de garde-malade.

22 Ah! me dit-il, combien j'ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez courir là près de nous. Vous autres, habitants des rues, vous ne savez guère ce que c'est que la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui c'est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages où l'on voit la nuit des choses qui ne sont pas, où l'on entend des bruits que l'on ne comprend pas, où l'on tremble sans savoir trop pourquoi, comme en traversant ion cimetière, car c'est en effet le plus sinistre des cimetières où l'on n'a point de tombeau. La terre est bornée pour le pêcheur, mais dans l'ombre, quand il n'y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n'éprouve pas la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante, mais elle crie, elle est loyale la grande mer, tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l'eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l'océan.

23 Le joueur triomphe froidement, il succombe froidement, il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers; dans quelques heures il redescend au point où il était parti, et cela sans changer d'attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l'enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d'un seul bond l'échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par la passion qui le dévore. Que sera-t-il tout à l'heure? Prince ou esclave? Comment sortirat-il de cette salle de jeu? Sans le sou ou courbé sous le poids de l'or? Qu'importe! il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler.

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24 Le développement de l'industrie et du commerce a eu de très nombreuses et d'immenses conséquences. En voici les principales: le prix de la plupart des marchandises s'est beaucoup abaissé; un grand nombre de produits dont l'usage n'était autrefois permis qu'à quelques riches, comme le chocolat, le café . . . ont été mis à la portée du plus grand nombre. L'aisance et le bien-être ont augmenté et l'existence de certaines catégories d'ouvriers est aujourd'hui plus commode que celle de nombreux bourgeois vers mil huit cent trente. La richesse générale s'est prodigieusement accrue par l'épargne qui chaque jour fournit de nouveaux capitaux à de nouvelles entreprises. De cette richesse, la plus grosse part est répandue par faibles portions en d'innombrables mains de petits capitalistes. Les villes se sont promptement développées au détriment des campagnes que quittent les paysans attirés parfois vers une usine quelconque par l'espérance de gains plus élevés. De leurs désillusions et de leurs souffrances est né le mouvement socialiste. D'un autre côté, et comme résultat particulier du développement de l'imprimerie les masses populaires, renseignées par les journaux à bon marché, ont pris goût à la politique, et la volonté leur est venue d'y faire prédominer leur influence.

25 Taupin eut un moment de joie, bientôt traversé par une pensée bien triste. Il ne savait ni le nom de la rue où se trouvait son auberge ni le nom de l'auberge. Il était sorti comme quelqu'un qui n'a que cinquante pas à faire. L'idée qu'on peut se perdre la nuit dans une grande ville ne lui était même pas venue. Peut-être l'aubergiste lui avait glissé une carte quand il était entré! Il retourne fiévreusement ses poches. Rien. Rien qu'une petite bourse contenant une quarantaine de francs,— il en avait d'abord quatre-vingts mais par une sage précaution contre les voleurs, il en avait donné la moitié à sa femme, ainsi que le carnet sur lequel il écrivait ses notes de classe. Voilà tout. Que faire? Il regarde les gens qui passent auprès de lui en tâchant de trouver un brave homme capable de lui donner un bon conseil; mais il s'arrête souvent au moment de parler en croyant voir un coup d'oeil qui lui semble peu promettant. Il regarda autour de lui. Il était dans une petite rue à peine éclairée par deux becs de gaz fort éloignés l'un de l'autre qui jetaient sous la pluie une lumière intermittente. Pas de boutiques, ni de passants. Il eut tout à coup la sensation d'être perdu dans un labyrinthe. Il fallait avant tout sortir de l'ombre. Il revint sur ses pas, persuadé qu'il ne tarderait pas à revoir la Grande-Place, inondée de lumière qu'il venait

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de quitter; mais il s'aperçut bientôt qu'il marchait au hasard. Il entendit dans le lointain une horloge sonner la demie; puis au bout de ce qui lui parut un siècle, les trois quarts. Il va être neuf heures, pensa-t-il. En un instant, toute l'horreur de sa situation lui apparaissait. Retrouver une auberge inconnue, dans une rue ou plutôt une ruelle dont on ne sait pas le nom, était une chose fort difficile pour ne pas dire impossible!

26 Quand je reçus cette lettre, nous racontait Didier, le célèbre auteur dramatique, je crus mourir de joie et d'étonnement. Epuisée, la première édition de mon volume de début, les Hirondelles, un volume de vers! Et je n'avais que vingt-deux ans, je connaissais peu de monde à Paris, et je n'avais eu que quelques réclames payées à la quatrième page des journaux! . . . Ce résultat inattendu, inespéré, en combien de temps avait-il été obtenu? En un mois à peine! Alors, j'avais donc du talent, je commençais donc à être bien vu de mes contemporains que j'avais calomniés jusqu'ici, les accusant de manquer de goût, d'être rebelles à toute poésie, en les traitant d'abominables "bourgeois"! Désormais, je ne m'arrêterais plus . . . après ce volume, un second . . . j'y avais même déjà travaillé . . . en rêve! Puis, viendrait le théâtre, et ensuite le roman, pourquoi pas? Mon cerveau travaillait . . . et je parcourais ma chambre, en long et en large, avec de grands gestes! . . .

27 C'est en traversant Apremont que je compris toutes les horreurs de la guerre. Le village ne formait plus qu'un monceau de décombres. Les toits étaient tombés, quelques murs de loin en loin restaient seuls debout; les poutres et les lattes étaient rompues ; on voyait à travers, les petites chambres avec leurs alcôves, leurs portes et leurs escaliers. De pauvres gens, des femmes, des enfants, des vieillards allaient et venaient à l'intérieur tout désolés; ils montaient et descendaient comme dans des cages en plein air. Parfois, tout au haut, la cheminée d'une petite chambre, un petit miroir avec des branches de buis au-dessus, montraient que là vivait une jeune fille dans les temps de paix. Ah! qui pouvait prévoir alors qu'un jour tout ce bonheur serait détruit, non par la fureur des éléments ou la colère du ciel, mais par la rage des hommes, bien autrement redoutable! Il n'y avait pas jusqu'aux pauvres animaux qui n'eussent un air d'abandon au milieu de ces ruines: les pigeons cherchaient leur colombier, les bœufs et les chèvres leur étable: ils erraient par les ruelles, mugissant et bêlant d'une voix plaintive.

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A la dernière maison, un vieillard tout blanc, assis sur le seuil de sa demeure en ruines, tenait entre ses genoux un petit enfant; son front sillonné de grandes rides et ses yeux ternes annonçaient le plus profond désespoir.

28 Je suis orphelin et ne dispose, il est vrai, que d'un fort mince capital; tout de même, je n'ai pas à résoudre tous les soirs le terrible problème du dîner. Et puis, si j'avais un million à moi, à quoi bon en épouser un autre? Du reste, il n'est guère besoin d'un bien gros capital pour réussir; il ne s'agit que de savoir se servir adroitement de ce que l'on possède. Avec la vie que je mène, j'ai de quoi vivre largement trois ou quatre ans; d'ici là, je ne manquerai pas de trouver la femme rêvée. Ce n'est pas certes à Paris qu'il faut que je cherche, venait de se dire Georges de Héricourt; il y a vraiment trop de presse autour des héritières, et elles savent trop bien ce qu'elles valent: Paris est par conséquent un mauvais champ d'opération. La province au contraire abonde en jeunes héritières élevées par des parents qui dérobent de leur mieux le secret de leur fortune; elles ne se doutent guère qu'un beau jour elles seront très riches: ce sont les violettes du million. C'est à peine si elles se trahissent, sous l'humble vie qui les cache, par un léger parfum de dot. Il s'agissait donc d'en découvrir une, et le plan de Georges était tout fait. Il saisirait l'occasion d'un de ces bals par souscription ou d'une des soirées à la mode dans un salon quelconque, où se réunissent toutes les notabilités de la ville et où se rencontrent toutes les filles à marier. Il se ferait inviter, et, le soir même il tomberait éperdûment amoureux de la belle. Georges ne pouvait manquer de lui plaire, et cette passion soudaine ne pourrait être soupçonnée d'aucun vil calcul d'intérêt.

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S'il se trouve dans l'histoire des personnages qui paraissent marqués du sceau de la mission providentielle, Louis X I fut un de ceux-là; il semble qu'il ait eu comme roi la conviction d'un devoir supérieur pour lui à tout autre devoir humain, d'un but vers lequel il devait marcher sans relâche, sans qu'il eût le temps de choisir la voie. Lui qui avait levé contre son père le drapeau des résistances aristocratiques, se fit le gardien de tout ce que l'aristocratie haïssait; il y appliqua toutes les forces de son être, tout ce qu'il y avait en lui d'intelligence et de passion, de vertus et de vices. Son règne fut un combat de chaque jour pour la cause de l'imité du pouvoir et du nivellement social, combat soutenu à la manière des sauvages, par l'astuce et la cruauté, sans courtoisie et sans merci. De là découle le mélange d'intérêt et de répugnance qu'excite

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en nous ce caractère si étrangement original. L a condamnation qu'il mérite et dont il restera chargé, c'est le blâme que la conscience humaine ne manque pas d'infliger à la mémoire de ceux qui ont cru que tous les moyens sont bons pour imposer aux faits le joug des idées.

30 A cette singulière époque, le commerce et la finance avaient plus que jamais la folle manie de s'allier aux grands seigneurs, et les généraux de l'Empire profitèrent assez bien de ces dispositions. M. Guillaume s'élevait singulièrement contre cette déplorable passion. Ses axiomes favoris étaient que pour trouver le bonheur, une femme devait épouser un homme de sa classe; on était toujours tôt ou tard puni d'avoir voulu monter trop haut; l'amour résistait si peu aux difficultés du ménage, que les époux devaient trouver l'un chez l'autre des qualités bien solides pour être heureux; il ne fallait pas qu'un des deux en sût plus que l'autre, parce qu'on devait avant tout se comprendre; un mari qui parlerait grec et la femme latin risqueraient de mourir de faim. Il avait inventé cette espèce de proverbe. Il comparait les mariages ainsi faits à ces anciennes étoffes de soie et de laine, dont la soie finissait toujours par couper la laine. Mme Guillaume, la première, trouva dans l'inclination de sa fille des motifs pour changer ses principes et pour consentir à recevoir au logis M. de Sommervieux, qu'elle se promit de soumettre à un rigoureux examen.

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Les qualités qui manquaient aux hommes employés dans les carrières civiles, on les retrouvait dans les militaires: persévérance, dévouement, audace, et bonté même, quand l'impétuosité de l'attaque n'altérait point leur caractère naturel. Les soldats et les officiers se faisaient souvent aimer dans les pays étrangers, lors même que les armes y avaient fait du mal; non seulement ils bravaient la mort avec cette incroyable énergie qu'on retrouvera toujours dans leur sang et dans leur cœur; mais ils supportaient les plus affreuses privations avec une sérénité sans exemple. Cette légèreté dont on accuse avec quelque raison les Français dans les affaires politiques devenait respectable quand elle se transformait en insouciance du danger, en insouciance même de la douleur. Ils souriaient au milieu des situations les plus cruelles et se ranimaient encore dans les angoisses de la souffrance, soit par sentiment d'enthousiasme pour leur patrie, soit par un bon mot qui faisait revivre cette gaieté spirituelle à laquelle les dernières classes mêmes de la société sont toujours sensibles en France.

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32 Si je dis oui, elle dit non; soir et matin, nuit et jour elle gronde. Jamais, jamais de repos avec elle. C'est une furie, un démon. Mais, malheureuse, dis-moi donc; que t'ai-je fait?—Oh Ciel! Quelle fût ma folie en t'épousant! Que ne me suis-je plutôt noyé?-—Je ne te reproche ni ce que tu me coûtes, ni les peines que je me donne pour y suffire. Mais je t'en prie, je t'en conjure, laisse-moi travailler en paix; ou que je meure si . . . Tremble de me pousser à bout.—Elle pleure, ah! la bonne âme! vous allez voir que c'est moi qui ai tort. Eh bien, je suppose que cela soit. Oui, je suis trop vif, trop sensible. J'ai souhaité cent fois que tu fusses laide. J'ai maudit, détesté ces yeux perfides, cette mine trompeuse qui m'avait affolé. Mais dis-moi si par la douceur il ne vaudrait pas mieux me ramener? Nos enfants, nos amis, nos voisins, tout le monde nous voit faire mauvais ménage. Ils entendent tes cris, tes plaintes, les injures dont tu m'accables. Ils t'ont vue les yeux égarés, le visage en feu, la tête échevelée, me poursuivre, me menacer. Ils en parlent avec frayeur: la voisine arrive, on le lui raconte; le passant écoute, et va le répéter. Ils croiront que je suis un méchant, un brutal, que je te laisse manquer de tout, que je te bats, que je t'assomme. Mais non, ils savent bien que je t'aime, que j'ai bon coeur, que je désire te voir tranquille et contente. Va, le monde n'est pas injuste: le tort reste à celui qui l'a. Hélas! ta pauvre mère m'avait tant promis que tu lui ressemblerais. Que diraitelle? Que dit-elle? Car elle voit d'en haut ce qui se passe. Oui, j'espère qu'elle m'écoute, et je l'entends qui te reproche de me rendre si malheureux: "Ah! mon pauvre gendre, dit-elle, tu méritais un meilleur sort."

33 La mine de houille noire tend à s'épuiser, tandis que la houille blanche des sommets montagneux se renouvelle chaque année. Au fur et à mesure que la mine de charbon est exploitée, les difficultés d'extraction sont de plus en plus grandes ; le prix de la houille noire ira sans cesse en augmentant. Quant à la houille blanche, le temps ne peut qu'améliorer les conditions d'exploitation en perfectionnant sans cesse l'outillage. L a puissance de production des cours d'eau et des hautes chutes est pour ainsi dire inépuisable. Un ruisseau un peu important fournit parfois une force réalisable de plusieurs mille chevaux-vapeur, laquelle se renouvelle constamment. Les vallées des Alpes sont maintenant piquées des mille points lumineux de la lumière électrique. Les tramways les sillonnent de toutes parts et desservent les villes et les moindres villages; demain les grandes voies ferrées iront puiser dans ces réservoirs les forces naturelles qui faciliteront

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la circulation la plus hardie et la plus imprévue et permettront de surmonter des obstacles en apparence invincibles.

34 Celui de tous qui s'était le plus réjoui du triomphe de l'aimable enfant, était un vieux matelot breton nommé Pierre Halleu, ayant moins de rides que de blessures, qui ce jour-là même avait reçu la médaille d'honneur de la marine, tardive récompense de ses longs services, et qu'à cette considération le capitaine venait d'admettre à sa table, au repas présidé par les deux dames créoles, ses parentes. Marie Rose, ainsi s'appelait la jeune fille, s'était émerveillée depuis longtemps au récit des belles actions de Halleu. Elle l'avait complimenté et le cœur du rude vieillard, neuf encore à de pareilles émotions, avait palpité sous ces caresses d'enfant, aussi fort qu'à la réception de sa médaille d'honneur. C'était lui seul qui la servait ou peu s'en faut: c'était encore lui seul qui veillait sur elle, car la tante de Marie Rose, clouée sur son fauteuil par la goutte passait tout le jour à la lecture, ne s'interrompant que pour dire: "Ici, Marie Rose," quand elle voyait l'enfant sur le point de s'échapper dans la cour.

35 L'opinion, ou plutôt l'erreur, que le despotisme seul pouvait à cette époque, maintenir l'ordre en France, fut alors assez générale. Elle devint le point d'appui de Bonaparte, et peut-être lui doit-on cette justice de dire qu'elle l'entraîna comme les autres. Il sut l'entretenir avec beaucoup d'adresse; les factions le servirent par quelques entreprises imprudentes qui tournèrent au profit de son pouvoir; c'est avec quelque raison qu'il se crut nécessaire. La France le crut comme lui, et même il vint à bout de persuader aux souverains étrangers qu'il leur était une garantie contre les influences républicaines qui sans lui pourraient bien se propager. Peut-être qu'au moment où Bonaparte plaça la couronne impériale sur sa tête il n'y eut pas un roi de l'Europe qui ne crût sentir la sienne s'affermir par cet événement.

36 L'étudiant n'était pas encore arrivé au point d'où l'homme peut contempler le cours de la vie et la juger. Jusqu'alors il n'avait même pas complètement secoué le charme des fraîches et suaves idées qui enveloppent comme d'un feuillage la jeunesse des enfants élevés en province. Il avait continuellement hésité à franchir le Rubicon parisien. Malgré

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ses ardentes curiosités il avait toujours conservé quelques arrièrepensées de la vie heureuse que mène le gentilhomme dans son château. Néanmoins ses derniers scrupules s'étaient évanouis la veille quand il s'était vu dans son appartement de garçon, meublé depuis peu. En jouissant des avantages matériels de la fortune comme il jouissait depuis longtemps des avantages moraux que donne la naissance, il avait dépouillé sa peau d'homme de province, et s'était doucement établi dans une position d'où il découvrait un bel avenir.

37 Dans ce siècle, où le luxe a pénétré jusque dans les loges de concierge, les jeunes gens hésitent à joindre leur sort à celui de la fille d'un président à la cour royale de Paris, quand on ne lui constitue que cent mille francs de dot. On ne connaît pas encore de femme qui ne coûte à son mari que trois mille francs par an. Les intérêts d'une semblable dot peuvent donc à peine solder les dépenses de toilette d'une future épouse. Un garçon, doué de quinze à vingt mille francs de rente, demeure dans un joli entresol, le monde ne lui demande aucun tapage, il peut n'avoir qu'un domestique, il applique tout à ses plaisirs, il n'a d'autre décorum à garder que celui dont se charge son tailleur. Caressé par toutes les mères prévoyantes, il est un des rois de la mode parisienne. Au contraire, une femme exige une maison montée, elle prend la voiture pour elle; si elle va au spectacle, elle veut une loge, là où le garçon ne payait que son fauteuil; enfin elle devient toute la représentation de la fortune que le garçon représentait naguère à lui tout seul. Supposez aux époux trente mille francs de rente: dans le monde actuel, le garçon de riche qu'il était, devient un pauvre diable.

38 Le père d'Anselme avait parcouru bien des pays et toutes les mers. C'était un homme de haute taille, moins vieux que vieilli. Ses longs travaux, le souci des traversées, tous les détails d'un métier minutieux ne l'avaient jamais empêché de rester attentif aux pays qu'il visitait et d'être sensible à leurs aspects. Des villes inconnues, des animaux singuliers, des plantes bizarres dessinaient dans sa mémoire de nettes images et il avait rapporté de ses courses maint objet curieux. Il garda une activité d'esprit qui le distinguait de ses anciens compagnons. La plupart, en effet, s'étaient bornés à ce qu'exigeait d'eux le strict soin de leurs affaires et vivaient maintenant l'heure présente sans mêler à leur repos autre chose que les pensées quotidiennes d'une existence uniforme. Sa mémoire au contraire était riche de couleurs, de formes, de sons. Aux

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fleurs ordinaires de son jardin étaient venues s'en ajouter d'autres, nées de graines étrangères qu'il y avait semées. C'est sur ce jardin que donnaient dans la maison d'Anselme, les fenêtres presque toujours fermées d'un grand salon qui occupait une partie du rez-de-chaussée. Quand on les ouvrait, des stores bigarrés empêchaient de voir à l'intérieur les objets hétéroclites qui s'y étalaient.

39 Au quatorzième siècle, les paysans et les serfs n'avaient comme moyen d'existence que ce qu'il plaisait au seigneur de leur laisser; ils étaient écrasés sous les redevances, les corvées et les charges de toute sorte. Il y en avait de régulières, qui revenaient à jour fixe; sur le moindre prétexte, on en imaginait de nouvelles, qui, par leur fréquence même, cessaient d'être extraordinaires. Quand il mariait sa fille ou armait son fils chevalier, le seigneur ordonnait des réjouissances qui devenaient pour ses vassaux un sujet de douleur et de misère ; car, comme il n'en pouvait ou n'en voulait pas faire les frais, c'étaient eux qui devaient fournir à tout. Le jeu avait déjà ruiné la noblesse française; les terribles progrès que faisait le goût du luxe, des parures, des ameublements somptueux ne leur avaient plus laissé d'autre moyen d'y satisfaire que de contracter des dettes dont le poids les écrasait. Pour s'en affranchir, ils n'auraient eu qu'à vendre leurs châteaux et leurs manoirs; mais c'était un sacrifice qu'ils jugeaient inutile tant que les pauvres gens soumis à leurs caprices avaient des récoltes et de l'argent. Ceux-ci disaient, il est vrai, qu'on leur avait pris leurs dernières ressources; mais à l'aide de tous les supplices corporels alors en usage ou qu'on inventait suivant l'occasion, il était rare qu'on ne découvrît pas quelqu'épargne amassée avec peine et soigneusement cachée pour les mauvais jours.

40 J'ai remarqué qu'il existe certains phénomènes moraux auxquels nous ne faisons pas assez attention dans le monde. Naturellement observateur, j'ai porté dans les affaires d'intérêt que je traite et où les passions sont vivement mises en jeux, un esprit d'analyse involontaire. Or, j'ai toujours admiré avec une surprise nouvelle que les intentions secrètes et les idées que portent en eux deux adversaires sont presque toujours réciproquement devinées. Il se rencontre parfois entre deux ennemis la même lucidité de raison, la même puissance de vue intellectuelle qu'entre deux amants qui lisent dans l'âme l'un de l'autre. Ainsi quand nous fûmes tous deux en présence, la comtesse et moi, je compris tout à

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coup la cause de l'antipathie qu'elle avait pour moi, quoiqu'elle déguisât ses sentiments sous les formes les plus gracieuses de la politesse et de l'aménité. J'étais un confident imposé, et il est impossible qu'une femme ne haïsse pas un homme devant qui elle est obligée de rougir. Notre conversation dont je vous fais grâce est restée dans mon souvenir comme une des luttes les plus dangereuses que j'aie subies.

41 Il suffit d'être entré dans la publicité à un titre quelconque pour savoir le peu que valent les compliments. Mais la vanité de l'homme de lettres est telle qu'il s'y laisse toujours prendre, et l'on fait comme je fis; car après m'être juré de ne point gâter ma sensation de la chère et morne ville par des causeries oisives et des connaissances nouvelles, j'étais dix minutes plus tard à me promener le long du quai avec ce jeune homme; une demi-heure plus tard j'errais, encore avec lui, sous les voûtes du Campo Santo; à une heure je l'avais décidé à m'accompagner jusqu'au couvent, et nous montions ensemble dans la petite voiture à un cheval qui devait nous y conduire.—Cette soudaine intimité de voyage s'était organisée sans que j'eusse l'excuse de me rapprocher au moins de la jolie Italienne qui dînait avec lui la veille. Un de ses premiers soins avait été, bien entendu, de m'en parler. J'appris ainsi que cette inconnue aux traits si expressifs, à la pâleur si passionnée, aux gestes presque populaires, était une actrice en tournée à Florence, qu'elle avait dû repartir le matin pour jouer la comédie le soir même, et qu'il n'avait pu la suivre.

42 Le Cid célèbre le triomphe de la nature sur une convention sociale ou, si vous voulez, la revanche de l'esprit contre la lettre de la loi. Il viole en apparence la morale usuelle pour résoudre un cas que cette morale n'a point prévu. Comme le sang du comte n'a point été versé par la haine, nous ne voulons point qu'il engendre la haine ni qu'il sépare à jamais les deux amoureux. Le dénouement du Cid implique chez le poète et chez les personnages de son drame, cette conviction que le comte luimême, s'il pouvait parler, consentirait au mariage de sa fille avec Rodrigue, ou que s'il n'y consentait pas, il aurait tort. Rodrigue et Chimène ont les mêmes droits que Roméo et Juliette et ne sont pas plus criminels. Seulement Juliette et Roméo ne parlent pas du devoir: ils ne savent même pas ce que c'est. Chimène et Rodrigue en parlent tout le temps, pour l'oublier, et ils ont raison. C'est le cas ou jamais de citer le mot de La Bruyère: "Un ouvrage vous élève-t-il l'âme? N ' y

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cherchez point d'autre signe: il est bon." Le Cid nous hausse le cœur et nous remplit de l'émotion la plus pure et la plus généreuse: comment pourrait-il être autre chose qu'une grande pièce?

43 Dans la cour des Tuileries, le roi venait de passer en revue quelques bataillons de la garde nationale. Aux applaudissements populaires s'étaient mêlés de nombreux cris de "Vive la réforme! à bas Guizot!" Tout autour du palais se pressait line foule confuse, animée de sentiments divers, troublée par des craintes évidentes ou des espérances secrètes; les uns pressaient le roi d'abdiquer, d'autres s'opposaient avec force à cet abandon du pouvoir en face de l'émeute. Le roi s'était assis devant son bureau et commençait à peine à écrire l'acte de son abdication lorsque le maréchal Bugeaud entra. Celui-ci, récemment averti de ce qui se passait aux Tuileries, ému par les coups de feu qui commençaient à se faire entendre, lui dit: "Il est trop tard; votre abdication ne ferait qu'augmenter la démoralisation des troupes; Votre Majesté peut entendre d'ici la fusillade, il ne reste plus qu'à combattre." La reine appuyait ces paroles et plusieurs de ceux qui assistaient à cette scène soutenaient la même pensée.

44 Cependant la rivière s'était peu à peu couverte d'un brouillard blanc très épais qui traînait sur l'eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds ni mon bateau, mais j'apercevais seulement les pointes des roseaux; puis plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d'Italie. J'étais comme enseveli jusqu'à la ceinture dans une nappe de coton d'une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu'on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d'êtres étranges qui nageaient autour de moi. J'éprouvais un malaise horrible, j'avais les tempes serrées, mon cœur battait à m'étouffer; et perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d'épouvante.

45 Lorsque nous nous livrons pour la première fois à l'étude d'une science, nous sommes, par rapport à cette science, dans un état très analogue à

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celui dans lequel sont les enfants, et la marche que nous devons suivre est précisément celle que suit la nature dans la formation de leurs idées. De même que dans l'enfance l'idée est un effet de la sensation, que c'est la sensation qui fait naître l'idée, de même aussi pour celui qui se met à l'étude des sciences, les idées ne doivent être qu'une conséquence, une suite immédiate d'une observation ou d'une expérience. Qu'il soit permis d'ajouter que celui qui entre dans la carrière des sciences est dans une situation moins avantageuse que l'enfant qui acquiert ses premières idées ; si l'enfant s'est trompé sur les effets nuisibles ou salutaires des objets qui l'environnent, la nature lui donne des moyens multipliés de se rectifier et de voir ses jugements redressés par l'expérience. La privation ou la douleur viennent à la suite d'un jugement faux; la jouissance ou le plaisir à la suite d'un jugement juste. On ne tarde pas avec de tels maîtres à devenir conséquent, et on raisonne bientôt juste quand on ne peut faire autrement sous peine de punition.

46 La Gaule entière, mais surtout les provinces du nord-est, était dans l'épouvante: tout fuyait ou se disposait à fuir devant cette armée d'envahisseurs que précédait l'incendie et que suivait la famine. Chacun s'empressait de mettre ses provisions, son or, ses meubles à l'abri; les habitants des petites villes couraient se renfermer dans les grandes sans y trouver plus de sécurité; les bois se peuplaient de paysans qui s'y disputaient les tanières des bêtes fauves; les riverains de la mer et des fleuves, mettant à l'eau leurs navires, se tenaient prêts à transporter leurs familles et leurs biens sur le point qui leur paraîtrait le moins menacé. C'est ce que firent les citoyens de la petite ville de Lutèce, ou Paris. En d'autres circonstances, sa population de mariniers aurait songé à faire respecter son île, que protégeaient doublement les bras profonds du fleuve et une haute muraille flanquée de tours; mais la terreur panique qui précédait Attila énervait les plus hardis et ne montrait aux peuples qu'un seul moyen de salut: la fuite. Les Parisiens avaient donc tenu conseil et résolu de ne point attendre l'ennemi. Déjà se faisaient les apprêts d'une migration générale.

47 Je me suis demandé très longtemps quel plaisir on pouvait éprouver en assistant à l'Opéra. On y fait un tapage assourdissant sous je ne sais quel prétexte de musique. La pièce qu'on y joue est toujours à

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peu près la même et ses vers ont dû être écrits par les pires poètes qu'on ait pu trouver. Quand il n'y a pas opéra, on se promène un cigare à la bouche sur un boulevard qui n'a pas deux cents pas de long, sans ombre, sans fraîcheur, où l'on n'a place pour poser sa botte que sur le pied des voisins. Si l'on s'ennuie par trop, on va en soirée, et voici ce que veut dire une soirée! On a fait venir quatre cents personnes dans une salle où cent seraient déjà mal à leur aise; les hommes sont en noir comme des croque-morts; les femmes ont les costumes les plus bizarres: des gazes, des rubans, des bijoux de faux or, le tout valant à peine quinze francs. Le piano, exécrable invention, pleurniche piteusement dans un coin, et le miaulement aigu de quelque diva célèbre surmonte avec peine le bourdonnement sourd de l'assemblée. Des portiers déguisés en laquais apportent quelques gâteaux et quelques verres de mélanges fades sur lesquels tout le monde se rue avec une avidité dégoûtante.

48 M. Parmentier voulut aussi contraindre l'art de la cuisine à venir au secours des pauvres en se servant de la pomme de terre; car il prévoyait bien que les pauvres n'auraient partout des pommes de terre en abondance que lorsque les riches sauraient qu'elles peuvent aussi leur fournir des mets agréables. Mais les ennemis de la pomme de terre, hors d'état de prouver qu'elle fait du mal aux hommes, ne se tinrent pas pour battus; ils prétendirent qu'elle en ferait aux champs et les rendrait stériles. Il n'y avait nulle apparence qu'une culture qui aide à nourrir plus de bestiaux et à produire plus d'engrais, pût jamais avoir pour résultats d'épuiser le sol; néanmoins, il fallut encore répondre à cette objection. M. Parmentier reproduisit donc, sous diverses formes tout ce qui regarde la culture et ses usages, même pour la fertilisation des terres; il ne se lassait point d'en parler dans des ouvrages savants, dans des journaux, dans des livres de tout genre. Pendant quarante ans il n'a manqué aucune occasion de la recommander; chaque mauvaise année était même pour lui une sorte d'auxiliaire dont il profitait avec soin pour appeler l'attention sur ce légume bienfaisant.

49 Il y avait plus de quatre heures que la Bastille était assiégée, lorsque les gardes-françaises survinrent avec des canons. Leur arrivée fit changer le combat de face. La garnison elle-même pressa le gouverneur de se rendre. Mais ce malheureux, craignant non sans raison le sort qui

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l'attendait, voulut faire sauter la forteresse, et s'ensevelir sous ses débris et sous ceux du quartier. Il s'avança en désespéré, avec une mèche allumée à la main, vers les tonneaux de poudre. L a garnison l'arrêta et arbora le drapeau blanc sur une des tours en signe de paix. Mais les assaillants combattaient et s'avançaient toujours en criant: Abaissez les ponts! Un officier proposa de mettre bas les armes si on leur promettait la vie sauve.—Abaissez le pont lui répondirent les plus avancés; il ne vous arrivera rien.—Sur cette assurance, on ouvrit la porte, on abaissa le pont-levis et les assiégeants se précipitèrent dans la cour de la Bastille. Ceux qui étaient les meneurs de la foule voulurent sauver de sa vengeance le gouverneur, les gardes-suisses et les invalides; mais elle criait: "Livrez-les-nous; ils ont fait feu sur leurs concitoyens, ils méritent d'être pendus."

50 S'étant occupé dès son enfance, comme tous les habitants de la montagne, à tailler le bois de sapin avec son couteau, Herman avait insensiblement pris goût à ce travail, et avait réussi à sculpter des jouets d'enfants avec une certaine délicatesse; mais un voyage qu'il fit en ville lui permit de voir quelques boiseries gothiques, et ce fut pour lui une sorte d'initiation. Il comprit alors ce que c'était que l'art et jusqu'où la patience humaine pouvait atteindre. Dès lors sa vocation fut décidée; laissant là les jouets auxquels il s'était auparavant appliqué, il se mit à sculpter sur bois tout ce qui frappait ses yeux, étudiant les moindres détails, achevant pour recommencer, ne laissant rien d'inachevé, et travaillant avec le fervent amour de l'œuvre et pour elle seule. Cette application inusitée ne tarda pas à amener des résultats. Ses essais d'abord confus devinrent plus fidèles, plus nets, plus hardis; les difficultés d'exécution disparurent pour faire place aux difficultés de l'art; Herman n'eut bientôt plus à chercher la forme, mais le mouvement; la science était acquise, restait à prouver le génie. On eût dit, du reste, que le bois obéissait à toutes les fantaisies de l'ouvrier; il semblait le pétrir et le mouler au simple contact de sa pensée.

51 L a perpétuelle mutinerie des amours-propres, la rébellion d'individus qui ne savent pas être et rester ensemble, et dont chacun n'est plus rien une fois tout seul, ont quelque chose d'autant plus triste que, bien loin d'annoncer une force du caractère, elles ne font que dénoncer les natures les plus pauvres et les plus chétives.

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On pourrait dire que, lorsque les sentiments individuels en sont là, il est bien difficile de les changer. Rien n'est moins sûr. Les hommes qui ont perdu ainsi l'art de s'unir sont très malheureux: ils voient tout arriver en dépit de leurs préférences; ils ne peuvent rien, parce qu'ils restent seuls. Ceux qui savent se subordonner, au contraire, éprouvent des joies profondes, bien qu'ils semblent d'abord perdus dans le grand corps auquel ils se sont réunis. Mais, bientôt, ils le voient faire avec toute sa puissance ce qu'ils avaient eux-mêmes rêvé d'accomplir. Parmi les dangers qui menacent tout ce qu'ils aiment, beaucoup de Français d'aujourd'hui sentent le besoin d'attacher le sentiment qu'ils ont de leur propre existence à quelque chose de plus grand, et si l'on y regarde de près, on trouvera peut-être que, pour le moment, les chefs manquent plus que les soldats. Mais il est déjà bien beau de voir, chez tant de gens, les petits sentiments céder à une poussée plus profonde.

52 Lafayette, issu d'une famille ancienne, doué d'un esprit droit, d'une âme ferme, amoureux de la vraie gloire, s'était ennuyé de la frivolité de la cour et de la discipline livresque de nos armées. Sa propre patrie ne lui offrant rien de noble à tenter, il se décida pour l'entreprise la plus généreuse du siècle, et il partit pour l'Amérique le lendemain du jour où l'on répandait en Europe le bruit qu'elle était soumise. Il y combattit à côté de Washington, et décida l'affranchissement du Nouveau Monde par l'alliance avec la France. Revenu dans son pays avec un renom européen, accueilli à la cour comme une nouveauté, il s'y montra simple et libre comme un Américain. Lorsque la philosophie, qui n'avait été pour les nobles oisifs qu'un jeu d'esprit, exigea de leur part des sacrifices, Lafayette, presque seul maintint ses opinions, demanda les états généraux, contribua puissamment à la réunion des ordres, et fut nommé, en récompense, commandant général de la garde nationale.

53 Grâce à sa rigoureuse économie, ma sœur me fit, avec des ressources singulièrement limitées, une maison où rien ne manqua jamais, et qui même avait son charme austère. Nos pensées étaient si parfaitement à l'unisson que nous avions à peine besoin de nous les communiquer. Nos vues générales sur le monde étaient à peu près identiques. Il n'y avait nuance si délicate dans les théories que je mûrissais à cette époque qu'elle ne comprît. Sur beaucoup de points d'histoire moderne, qu'elle avait étudiée aux sources, elle

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me devançait. Le plan général de ma carrière, le dessein de sincérité inflexible que je venais de former était si bien le produit combiné de nos deux consciences, que, si j'eusse tenté d'y manquer, elle se fût trouvée près de moi comme une autre partie de moi-même pour me rappeler mon devoir. Sa part dans la direction de mes idées fut ainsi très étendue. Elle était pour moi un sécrétaire incomparable; elle copiait tous mes travaux et les pénétrait si profondément que je pouvais me reposer sur elle comme sur un index vivant de ma propre pensée. Je lui dois infiniment pour le style.

54 A l'activité interne que réclame impérieusement la conduite même de l'entreprise, le chef dans la grande industrie doit joindre une curiosité toujours en éveil, une puissance d'attention toujours tendue vers l'extérieur. Il importe qu'il soit informé des expériences du voisin, pour ne pas se laisser distancer, et même qu'il prenne les devants par ses propres recherches. Déjà absorbé par la solution des problèmes actuels, il ne doit jamais se laisser hypnotiser par la satisfaction des résultats acquis. Toujours tendu vers l'avenir, l'esprit chez lui est sans cesse au travail et ne peut guère jouir du repos. L'entreprise ne vit et ne prospère que par un effort de création continu chez celui qui est à sa tête. Cette faculté créatrice n'exige pas seulement le concours de l'imagination qui conçoit et de la volonté persévérante qui exécute, elle nécessite encore cette foi qui communique la vie à l'œuvre et la confiance à tous les collaborateurs; elle suppose chez le chef d'autres mobiles d'action que l'intérêt. Ce serait se tromper bien grossièrement sur la psychologie des grands chefs d'industrie que de croire que le but de leurs efforts est de s'enrichir, de gagner de l'argent. Sans doute ils trouvent dans la fortune qu'ils peuvent acquérir la preuve matérielle de leur réussite, mais de cette fortune ils ne jouissent guère, car ils ont bien autre chose à faire; leur affaire les tient au moins autant qu'ils la tiennent.

55 Le peuple français existe depuis près de deux mille ans, il est toujours le même. Bon et doux, léger et mobile, prompt à l'enthousiasme comme au découragement, facile à gouverner, facile à entraîner, capable de toutes les générosités, de toutes les folies et de toutes les violences, d'un esprit agile et leste, d'un cœur chaud et vif il est toujours le Gaulois décrit par César et qu'ont reconnu à travers les siècles tous ceux qui l'ont approché et regardé. Il s'anime, il s'enflamme, et tout à coup il se

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détend et rit. Souvent il se fait haïr, toujours il se fait pardonner. Un fond de sérieux, de courage, de bon sens le sauve quand on croit tout perdu. Paris bout, la province apaise. Leur union fait une force où la souplesse ajoute à la solidité du lien volontaire. D'un bout à l'autre du pays, les sentiments sont communs à tous ; et malgré bien des dissensions que la vanité ou la rivalité des intérêts exagèrent, une douceur pareille au climat finit par pénétrer les âmes. Aussi, même aux plus mauvais jours, l'espérance tenace reste fichée au fond du cœur; la révolution gronde et l'on s'amuse; car ce peuple est malgré tout incurablement optimiste.

56 Enfin le jour du départ arriva: la séparation fut déchirante. Hubert déposa deux fois son bâton de voyage en déclarant qu'il ne partirait pas; mais sa mère surmonta sa propre douleur afin de lui donner du courage. La nouveauté des objets et le mouvement du voyage firent bientôt diversion aux souvenirs du jeune homme. A mesure qu'il s'éloignait de son pays, le regret faisait place à la curiosité. A pied, le bâton d'épine à la main et le sac de veau aux épaules, il pressait de plus en plus le pas, demandant chaque soir quelle distance le séparait encore de Paris. La route avait beau être longue, il ne sentait ni fatigue ni ennui; allégé par l'impatience, il allait devant lui sans s'arrêter et causant tout bas avec ses espérances. Si une voiture élégante passait, emportée par un cheval rapide, il ne manquait pas de se dire: "Moi aussi je voyagerai bientôt de même." Si ses yeux s'arrêtaient sur une villa à demi cachée par les acacias, il murmurait; "Encore un peu de temps, j'en aurai une pareille."

57 La grandeur d'une nation moderne se mesure aujourd'hui à la grandeur de son industrie ; une crise industrielle n'a pas seulement sa répercussion sur la vie interne de la nation, elle se traduit aussi pour cette nation, par la diminution de son action extérieure et de son prestige. Comptable envers le pays, aux destinées duquel il se sent associé, du sort de son entreprise, le chef d'industrie a également le sentiment de ses devoirs envers tous ceux dont il utilise le concours, envers les collaborateurs, toujours plus nombreux, de l'œuvre elle-même. Il prend charge de ces collaborateurs; il en assure non seulement les besoins immédiats dans l'ordre matériel, mais aussi les besoins intellectuels et moraux. La grande exploitation industrielle moderne, par l'extension et la complexité de ses organes, s'incorpore, pour ainsi dire, à la vie de toute la région où elle s'établit. L'usine disparaît-elle, c'est la vie ellemême qui se retire.

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58 Les voyageurs échangèrent pendant quelque temps encore des explications, des récriminations et même des menaces; toutefois, quand chacun eut tant bien que mal repris sa place, la diligence partit. On se trouvait en décembre; l'air, déjà humide et froid au moment du départ, devint encore plus glacial à la tombée du jour. Henri, accoutumé à son soleil de Provence, avait beau boutonner jusqu'au menton son paletot de voyage, il frissonnait comme une feuille sous le brouillard nocturne. Son visage était rouge bleuâtre, ses dents claquaient; bientôt une pluie fine, poussée par le vent commença à pénétrer ses vêtements. Son voisin, garanti par un ample pardessus imperméable, eût pu le mettre à l'abri en lui donnant une partie de son manteau; mais c'était un important marchand en gros, fort tendre à sa personne et fort indifférent à celle des autres. Lorsqu' Henri avait refusé de rendre la place dont il s'était emparé, le marchand l'avait approuvé en disant que chacun devait voyager pour son propre compte. Vers le milieu de la route, il sortit la tête de son manteau et dit à son voisin: "Vous avez l'air d'être à moitié gelé, monsieur"—"Je suis mouillé jusqu'à la moelle des os, répliqua Henri, qui pouvait à peine parler."

59 Tous les jours, de dix-huit cents à vingt mille volontaires partaient de Paris pour la frontière; il y en aurait eu bien d'autres si on ne les eût retenus. Les églises même présentaient un spectacle inusité, tel que, depuis plusieurs siècles, elles n'en offraient plus. Elles avaient repris le caractère municipal et politique qu'elles eurent au moyen âge. Les assemblées des sections qui s'y tenaient rappelaient celles des anciennes communes de France. La cloche, ce grand instrument populaire, était redevenue ce qu'elle fut alors, la grande voix de la cité, l'appel au peuple. Les églises du moyen âge avaient parfois reçu les foires, les réunions commerciales; en mil sept cent quatre-vingt douze, elles offrirent un spectacle analogue, moins mercantile mais plus touchant, les réunions d'industrie patriotique qui venaient y travailler pour le salut commun. On y avait rassemblé des milliers de femmes pour préparer les tentes, les habits, les équipements militaires. Elles travaillaient et elles étaient heureuses, sentant que dans ce travail elles couvraient, habillaient leurs pères ou leurs fils. A l'entrée de cette rude campagne d'hiver qui se préparait pour tant d'hommes jusque là fixés au foyer, elles réchauffaient d'avance ce pauvre abri du soldat de leur souffle et de leur cœur.

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60 François ajouta: "J'ai été tiré de l'hospice des enfants-trouvés et élevé par une femme que je n'ai point connue. A sa mort j'ai été recueilli par une autre qui m'a pris pour le mince profit du secours d'argent accordé par le gouvernement à ceux de mon espèce; mais elle a été bonne pour moi, et quand j'ai eu le malheur de la perdre, je ne me serais pas consolé sans le secours d'une autre femme qui a été encore la meilleure des trois, et pour qui j'ai gardé tant d'amitié que je ne veux pas vivre pour une autre que pour elle. Je l'ai quittée, pourtant, et peut-être que je ne la reverrai jamais, car elle a du bien, et il se peut qu'elle n'ait jamais besoin de moi. Mais il peut arriver aussi que son mari qui, m'a-t-on dit, est malade depuis l'automne et qui a fait beaucoup de dépenses qu'on ne sait pas, meure prochainement et lui laisse plus de dettes que d'avoir. Si la chose arrivait, je ne vous cache point que je m'en retournerais dans le pays où elle est, et que je n'aurais plus d'autre soin et d'autre volonté que de l'assister, elle et son fils, et d'empêcher par mon travail la misère de les accabler. Voilà pourquoi je ne veux point prendre d'engagement qui me retienne ailleurs. De plus, je ne voudrais pas avoir trop de devoirs sur mon dos à la fois."

61 Au Moyen-Age, on croyait fermement que la terre était le centre de l'univers et que tous les astres tournaient autour d'elle. Quant à nous, nous ne croyons plus aux douze cieux des anciens ni à ces planètes sous lesquelles on naissait heureux ou malheureux, sain ou maladif. La voûte solide du firmament est brisée. Notre œil et notre pensée plongent dans les abîmes infinis du ciel. Au delà des planètes, nous découvrons, non plus le séjour des élus et des anges, mais cent millions de soleils, roulant escortés de leur cortège de satellites invisibles pour nous. Parmi cette infinité de mondes, notre propre soleil n'est qu'une bulle de gaz et la terre une goutte de boue. Notre imagination s'irrite et s'étonne quand on nous raconte que le rayon lumineux qui nous vient de l'étoile polaire était en chemin depuis un demi-siècle, et que pourtant cette étoile est notre voisine et qu'elle est une des plus proches soeurs de notre soleil. Il y a des étoiles que nous voyons encore et qui sont peut-être éteintes depuis trois mille ans. Les mondes meurent puisqu'ils naissent, et la création toujours imparfaite se poursuit dans d'incessantes métamorphoses. Nous savons qu'il n'y a pas plus de repos dans les espaces célestes que sur la terre et que la loi du travail et de l'effort régit l'infinité des mondes.

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62 Les lois de mil huit cent quatre-vingt-un ont donné à la Presse la liberté complète et ont ainsi doté la France d'un des régimes les plus libéraux qui soient. Le gouvernement s'appuie sur l'opinion et l'opinion peut se manifester comme il lui plaît. Dans la pratique ces libertés donnent parfois l'impression de l'anarchie; les réunions politiques sont tumultueuses, les syndicats ouvriers professent des opinions révolutionnaires, la Presse ne cesse d'accabler de ses sarcasmes le Président, les ministres et les fonctionnaires du gouvernement. Mais il ne faut pas se tromper sur l'importance de ces violences verbales. En France, parler et agir sont choses bien différentes et on agit plus sensément qu'on ne parle. Les mêmes journalistes qui s'invectivent dans les journaux dînent fraternellement dans les mêmes restaurants, et leurs lecteurs font de même. L'âpreté des discussions n'empêche pas la camaraderie, les violences de parole soulagent les mécontents et évitent presque toujours les violences de fait. Le législateur a sagement estimé que les institutions seraient d'autant meilleures qu'elles seraient plus librement critiquées et les résultats sont assez satisfaisants pour les Français, bien qu'ils s'en plaignent tous les jours.

63 L'autorité de Louis XIV à laquelle il ne reconnaissait d'autres limites que celles imposées par sa conscience, ne lui semblait cependant pas devoir rester stérile; il la voulait active et laborieuse. Il croyait que les rois ont aussi des devoirs impérieux à remplir. "Nous devons, disait-il, considérer le bien de nos sujets plus que le nôtre propre. Ce n'est que pour leurs avantages que nous devons leur donner des lois; et ce pouvoir que nous avons sur eux ne nous doit servir qu'à travailler plus effectivement à leur bonheur. Il est beau de mériter d'eux le nom de père autant que celui de maître ; et si celui-ci nous appartient par le droit de notre naissance, celui-là doit être le but le plus désiré de notre ambition. Si Dieu me fait la grâce d'exécuter tout ce que j'ai dans l'esprit, je tâcherai de faire en sorte, non pas qu'il n'y ait plus ni pauvres ni riches, mais au moins qu'on ne voie plus dans le royaume ni indigents ni mendiants, ni personne, quelque misérable qu'il puisse être, qui ne soit assuré de sa subsistance, soit par son travail soit par un secours dûment réglé."

64 Je venais à peine de quitter le chemin pour traverser un petit bois, et je ne tardai pas à m'engager dans un sentier profond qui longe la forêt

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d'Ermenonville; je m'attendais ensuite à rencontrer les murs d'un couvent qu'il fallait suivre pendant un quart de lieue. L a lune se cachait de temps à autre sous les nuages, éclairant à peine les roches de grès sombre et les bruyères qui se multipliaient sous mes pas. A droite et à gauche, des lisières de forêt sans routes tracées, et toujours devant moi, ces roches druidiques de la contrée qui gardent le souvenir des anciennes tribus exterminées par les Romains. Du haut de ces entassements sublimes, je voyais les étangs lointains se découper comme des miroirs sur la plaine brumeuse sans pouvoir distinguer celui même où s'était passée la fête. L'air était tiède et embaumé; je résolus de ne pas aller plus loin et d'attendre le matin en me couchant sur des touffes de bruyères. En me réveillant, je reconnus peu à peu les points voisins du lieu où je m'étais égaré dans la nuit. J'eus un instant l'idée de jeter un coup d'oeil par-dessus les murs en gravissant la plus haute pointe des rochers; mais en y songeant, je m'en gardai comme d'une profanation.

65 Si le banquier ne faisait des affaires qu'avec son propre capital ou celui de ses associés, il ne ferait que peu de bénéfices: il faut qu'il fasse ses opérations avec l'argent du public et que pour cela il le lui emprunte. Mais comment empruntera-t-il? Ce ne sera pas à la façon des Etats ou des villes qui empruntent à long terme les capitaux que leurs possesseurs cherchent à placer. Ce mode d'emprunt exige un taux d'intérêt trop élevé pour que le banquier y pût trouver son profit. Ce que le banquier demande au public, c'est le capital flottant qui se trouve sous forme de numéraire dans la poche de chacun de nous ou dans le tiroir de notre bureau. Il y a dans tous les pays, sous cette forme, un capital considérable qui n'est fixé nulle part, qui ne fait rien, ne produit rien et attend le moment de s'employer. Le banquier dit au public: "Confiezle-moi en attendant que vous en ayez trouvé l'emploi; je vous éviterai l'ennui et le souci de le garder et vous le restituerai dès que vous en aurez besoin, à première réquisition: c'est déjà un service que je vous rendrai. De plus je vous en donnerai un petit intérêt, par exemple, un ou deux pour cent. Ce sera toujours plus qu'il ne vous produit, puisque chez vous il ne rapporte rien."

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La cour encourageait toutes les entreprises contre-révolutionnaires, elle n'en avouait aucune; elle sentait plus que jamais sa faiblesse et sa dépendance de l'Assemblée, et tout en désirant de s'y soustraire elle craig-

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nait de le tenter, tant le succès lui paraissait difficile. Aussi excitait-elle les résistances sans y prendre part ouvertement: avec les uns elle rêvait l'ancien régime; avec les autres elle ne cherchait qu'à mettre un frein à la révolution. Mirabeau avait depuis peu traité avec elle. D'abord meneur énergique, puis l'auteur de bien des réformes, il voulait leur donner de la stabilité en enchaînant les factions ; son but était de gagner la cour à la révolution, et non de livrer la révolution à la cour. Toutefois, l'appui qu'il offrit restait constitutionnel; il ne pouvait pas en proposer d'autre, car sa puissance tenait à sa popularité, et sa popularité à ses principes. Mais il eut le tort de le faire acheter; si ses immenses besoins ne lui avaient pas fait accepter de l'argent et vendre ses conseils, il n'eût guère été plus blâmable que ceux qui avaient tenté auparavant un rapprochement entre la cour et la révolution.

67 La mode est le résultat de l'adaptation au milieu et au moment; elle se transmet par imitation ou par tradition, et elle a pour cause première cette sorte de fatigue que nous éprouvons à voir ou à entendre trop longtemps les mêmes choses. L a mode représente la manifestation extérieure de la vie d'un peuple, d'une société; c'est un des signes auxquels on reconnaît sa mentalité, son degré de culture; elle est une sorte de reflet de l'histoire des peuples. Bien des révolutions se sont traduites par une modification dans le costume traditionnel. Les causes de la mode se trouvent dans la nature même qui nous en donne l'exemple en revêtant des aspects variés ; dans l'accroissement du bien-être et du pouvoir d'achat qui a accompagné l'essor industriel; ses transformations s'accordent généralement avec celles qui se produisent dans les esprits, dans les mœurs à chaque progrès de la civilisation. Elle donne lieu à des cycles, et ne se compose, comme l'histoire, que d'une série de recommencements.

68 Le désir ardent de la connaissance est l'unique mobile qui attire et soutient l'investigateur dans ses recherches, et c'est précisément cette connaissance qu'il veut saisir et qui fuit toujours devant lui, qui devient à la fois son seul tourment et son seul bonheur. Celui qui ne connaît pas les tourments de l'inconnu doit ignorer les joies de la découverte, lesquelles sont certainement les plus vives que l'homme puisse jamais sentir. Mais par un caprice de notre nature, cette joie de la découverte tant cherchée et tant espérée s'évanouit dès qu'elle est trouvée. Ce n'est qu'un

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éclair dont la lueur nous a fait entrevoir d'autres horizons vers lesquels notre curiosité inassouvie se porte encore avec plus d'ardeur. C'est ce qui fait que dans la science même, le connu perd son attrait, tandis que l'inconnu reste plein de charmes. Il faut empêcher que l'esprit trop absorbé par le connu d'une science spéciale ne tende au repos ou ne se traîne terre à terre, en perdant de vue les questions qui lui restent à résoudre.

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Charlemagne avait tenté de se faire le souverain d'un grand peuple et d'un grand empire, et nul de ses successeurs ne fut capable d'y songer. Sous leur règne, le gouvernement et le peuple allèrent se démembrant, se dissolvant de plus en plus. Bientôt il n'y eut plus ni roi ni nation. Chaque propriétaire libre et fort ne tarda pas à s'efforcer de devenir souverain absolu dans le domaine où il avait représenté le maître. Si tout ce qui se passa alors fut heureux ou malheureux, il est puéril de s'en préoccuper: ce n'était que la conséquence inévitable de l'état des hommes et des choses. Le pouvoir et la nation se démembrèrent, parce que l'unité du pouvoir et de la nation était impossible; tout devint local parce que rien ne pouvait être général. Quand cette grande fermentation des diverses conditions sociales et des divers pouvoirs qui couvraient la France, se fut accomplie, quand les petites sociétés qui en devaient naître eurent pris, tant bien que mal, une forme un peu régulière, ce résultat de la civilisation renaissante prit le nom de régime féodal.

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Pendant des siècles, on a fait de la terre le centre du monde, en obligeant les planètes, le soleil et jusqu'aux étoiles à tourner autour d'elle. Copernic est survenu, et dès lors la terre a pris une place des plus modestes dans le cortège des planètes que gouverne le Soleil. Voici maintenant que le soleil, à son tour, n'est plus qu'une des innombrables étoiles de la voie lactée, et cette voie lactée n'est sans doute elle-même qu'un des amas stellaires répandus à profusion dans l'espace. C'est ainsi que les découvertes successives ont singulièrement diminué l'importance de la terre dans l'ensemble de la création. L'homme pourrait en concevoir quelque chagrin; mais il a de quoi se consoler en comparant sa faiblesse physique à la grandeur des résultats obtenus par son intelligence. Notre curiosité est inépuisable, et, quelle que soit l'étendue du ciel qu'il nous est donné de contempler, nous voulons en connaître davantage. Nous cherchons à savoir ce qu'il était dans les temps les plus reculés, ce qu'il deviendra dans l'avenir le plus lointain.

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71 Si la science n'a pas de patrie, l'homme de science doit en avoir une, et c'est à elle qu'il doit dédier l'influence que ses travaux peuvent avoir dans le monde. On pourrait dire que deux lois contraires semblent aujourd'hui en lutte: une loi de sang et de mort qui, en imaginant chaque jour de nouveaux moyens de combat, oblige les peuples à être toujours prêts pour le champ de bataille, et une loi de paix, de travail, de salut, qui ne songe qu'à délivrer l'homme des fléaux qui l'assiègent. L'une ne cherche que les conquêtes violentes, l'autre que le soulagement de l'humanité. Celle-ci met une vie humaine au-dessus de toutes les victoires; celle-là sacrifierait des centaines de mille existences à l'ambition d'un seul. La loi dont nous sommes les instruments cherche même à travers le carnage à guérir les maux sanglants de cette loi de guerre. Les pansements inspirés par nos méthodes antiseptiques peuvent préserver des milliers de soldats. Laquelle de ces deux lois l'emportera sur l'autre? Dieu seul le sait.

72 Ce n'est qu'avec la plus grande circonspection qu'on doit faire entrer dans les manufactures les innovations, quelque avantageuses qu'elles puissent paraître. Avant de changer ce qui est, avant de modifier ce qui réussit, avant de détourner un cours d'opérations qu'on croit pouvoir améliorer, il faut que l'expérience ait prononcé sur les changements qu'on projette, et que le nouveau procédé ait reçu l'approbation de la pratique et celle du consommateur. Sans ces précautions sages et nécessaires, que le théoricien qualifie d'entêtement et de préjugé, le plus bel atelier est bientôt désorganisé. Mais s'il est permis de louer cette sage retenue de celui qui n'adopte aucun changement qu'après l'épreuve de la pratique et de sa propre expérience, on ne peut que blâmer l'obstination de celui qui repousse sans examen tous les perfectionnements qu'on lui propose. Celui qui ne marche pas avec les arts pour en suivre tous les progrès se trouve bientôt en arrière; alors il voit tomber peu à peu dans la défaveur les produits de sa fabrication. Il ne peut plus rivaliser d'économie avec ses concurrents; et au lieu de les imiter, il blâme leurs procédés qu'il traite d'innovations dangereuses; il invoque des règlements pour que la fabrication devienne uniforme et les prix dûment fixés. C'est par suite de ce funeste aveuglement qu'on voit dépérir et s'éteindre des établissements qui avaient prospéré et duré plusieurs siècles.

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73 Les tragédies classiques sont charmantes parce qu'elles sont infiniment suggestives et qu'elles fournissent d'admirables thèmes au rêve et au souvenir. D'un autre côté, il est certain que les comédies et les drames qui nous mettent sous les yeux des mœurs ou des histoires d'aujourd'hui nous causent des plaisirs plus vifs ou des émotions plus fortes. Jamais vous ne pleurerez à voir une tragédie classique, ni n'en aurez envie, je pense. Mais votre esprit s'y occupera et s'y délectera de diverses manières. D'abord vous goûterez d'une âme tranquille la beauté un peu refroidie de la forme; puis si cela vous plaît vous transposerez la fable, vous la moderniserez, vous l'imaginerez se déroulant chez nous, vous prêterez aux personnages des corsages collants et des habits noirs: et peut-être alors vous sentirez-vous tout près d'être touchés. Ou bien par un amusement inverse, après avoir approché la fable de vous, vous remonterez jusqu'à ses lointaines origines; vous chercherez à reconnaître dans le drame les changements des siècles successifs, et vous aurez la joie de planer sur les âges à la façon d'un Dieu. Le fond de nos tragédies classiques est de beaucoup antérieur à la forme; elles embrassent d'immenses parties de l'histoire des hommes et présentent l'image de plusieurs civilisations.

74 La philosophie ne doit pas être systématique I C'était là un paradoxe à l'époque où Claude Bernard écrivait et où l'on inclinait, soit pour justifier l'existence de la philosophie, soit pour la proscrire, à identifier l'esprit philosophique avec l'esprit de système. C'est une vérité cependant et une vérité dont on se pénétrera de plus en plus à mesure que se développera effectivement une philosophie capable de suivre la réalité concrète dans toutes ses sinuosités. Nous n'assisterons plus alors à une succession de doctrines dont chacune, à prendre ou à laisser, prétend enfermer la totalité des choses dans des formules simples. Nous aurons une philosophie unique qui s'édifiera peu à peu à côté de la science, et à laquelle tous ceux qui pensent apporteront leur pierre. Nous ne dirons plus: "La nature est ce qu'elle est, et comme notre intelligence, qui fait partie de la nature, est moins vaste qu'elle, il est douteux qu'aucune de nos idées actuelles soit assez large pour l'embrasser. Travaillons donc à dilater notre pensée; forçons notre entendement; brisons, s'il le faut, nos cadres; mais ne prétendons pas rétrécir la réalité à la mesure de nos idées, alors que c'est à nos idées de se modeler, agrandies, sur la réalité." Voilà ce que nous dirons, voilà ce que nous tâcherons de faire.

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75 J'ai ce travers de ne croire qu'aux œuvres qu'on ne comprend pas bien d'abord, qui ne se livrent pas sans réticence et sans pudeur. On n'obtient rien d'exquis sans effort: j'aime que l'œuvre se défende, qu'elle exige du lecteur ou du spectateur cet effort par quoi il obtiendra la joie parfaite. Toutes les grandes œuvres d'art sont d'assez difficile accès. Si le lecteur les croit aisées, c'est qu'il n'a pas su pénétrer au cœur de l'œuvre. Ce cœur mystérieux, nul besoin d'obscurité pour le défendre contre une approche trop effrontée; la clarté y suffit aussi bien. La très grande clarté, comme il advient souvent pour nos plus belles œuvres françaises, de Rameau, de Molière ou de Poussin est, pour défendre une œuvre, la plus spécieuse ceinture; on en vient à douter qu'il y ait là quelque secret; il semble qu'on en touche le fond d'abord. Mais on revient dix ans après et l'on entre plus avant encore. C'est pour les mêmes raisons que la langue française paraît d'abord enfantinement facile à apprendre, puis difficile de plus en plus, à mesure qu'on l'entend mieux.

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