Explorer les pratiques professionnelles: Une rencontre du théâtre 2882242425, 9782882242426


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Explorer les pratiques professionnelles: Une rencontre du théâtre
 2882242425, 9782882242426

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EXPLORER LES PRATIQUES PROFESSIONNELLES

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Albin Wagener & Julien Macé

responsable de collection Stéphane Michaud Enseignant à la Haute école de travail social, Genève révision linguistique

Alexandra Rihs, Genève

coordination éditoriale

Stéphanie Fretz, Editions ies Haute école de travail social, Genève

mise en page

Claire Goodyear, Genève

impression  /   reliure

Atar, Genève

EXPLORER LES PRATIQUES PROFESSIONNELLES Une rencontre du théâtre institutionnel et de la systémique des interactions

Postface d'Arnaude Von Wyss © 2023 Editions ies

ISBN 978-2-88224-242-6 ISSN 2296-1437 Dépôt légal, janvier 2023 Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction d’un extrait quelconque de ce livre, par quelque procédé que ce soit, réservés pour tous les pays.

Editions ies Haute école de travail social, Genève [email protected] | www.hesge.ch/hets/editions-ies

éditions ies | 2023

R E M E R C I E M E N T S

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Nous tenons à remercier toutes les personnes qui, de près ou de loin, nous ont accompagnés durant ces dernières années et nous ont permis de progresser dans la pratique de ces ateliers  : tou�tes les collègues d’Arc-enCiel Théâtre avec qui nous continuons à faire évoluer les pratiques ainsi que les professionnel�les d’encadrement et d’accompagnement de Pastel de Loire, du centre Charlotte Blouin et du SAMSAH Bord de Loire pour leur confiance. Nous tenons également à faire un clin d’œil affectueux tout particulier à Pauline, Gaëlle, Lynae, Rebecca, Álvá et Tallulah.

DE L’AC TION A L’ ÉC RIT

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C h a p i t r e P r e m i e r   : L e t h é â t r e i n s t i t u t i o n n e l

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Pratiques théâtrales et institutions

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Le théâtre institutionnel comme processus d’émancipation

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D e s m é t h o d e s d ’ é d u c a t i o n p o p u l a i r e   : q u e l i n t é r ê t   ?

21

L e s j e u x   : p o u r j o u e r   !

26

C h a p i t r e I I   : L a s y s t é m i q u e i n t e r a c t i o n n e l l e L a communication comme mode d ’ex pr ession

27 27

De la compréhension des interactions par la systémique

35

Quand les interactions dérapent

43

A la recherche du sens

50

C h a p i t r e I I I   : M é t h o d o l o g i e d ’ e x p l o r a t i o n d e s p r a t i q u e s

59

Repèr es pour l’ex plor ation

59

Les atelier s forum

63

Les atelier s conférence populaire

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Les atelie r s d ’ex plor ation me nt ale

68

Le for um d ’ex plor ation ment ale

72

Les atelier s de car togr aphie du sens par t agé (C SP)

74

Les ateliers de car tographie analy tique pr agmatique (C AP)

77

Le car net de r ou te et l’ex plor ation du change me nt

79

Tr o i s e x e m p l e s d ’a n a l y s e s y s t é m i q u e d ’ex plor ation des pr atiques

81

DE L’ ÉC RIT A L’AC TION

DE

L’A C T I O N

A

L’ É C R I T

91

P OSTFAC E A r m a u d e Vo n W y s s

B I B LIOG R A PH I E

Cela fait plusieurs années déjà que nous pratiquons ensemble les dispositifs d’analyse des pratiques professionnelles (ou ADP). Nous nous sommes rencontrés par le biais d’activités théâtrales, puis chacun a fait son chemin  : nos retrouvailles en tant que professionnels n’en ont été que plus fructueuses. L’ouvrage que nous vous livrons est d’abord le modeste résultat d’expériences menées dans des structures qui nous ont ouvert leurs portes, avec des professionnel�les chevronné�es et dévoué�es qui ont accepté de partager leur quotidien avec nous – et, osons le dire, leur cœur. Pendant de longs mois, nous avons travaillé d’arrache-pied pour imaginer une synthèse inédite et harmonieuse de pratiques qui peuvent paraître radicalement opposées. Pendant de longs mois, nous avons décidé, malgré les incompréhensions et grâce au soutien de plusieurs personnes, de nous lancer dans un mariage un peu fou  : celui du théâtre institutionnel et des théories systémiques appliquées aux interactions humaines. Entre éducation populaire et épistémologie, entre terrain et science, nous avons effectué ensemble de nombreux allers et retours pour pouvoir convenir d’une méthodologie à la fois souple et exigeante, qui a pour principal but de comprendre les individus au travail et de leur proposer de chercher ensemble les leviers nécessaires pour introduire et effectuer les changements dont ils ont besoin. Nos profils, complémentaires et différemment situés, ont sans doute participé de l’émergence de cette méthode. En effet, notre duo réunit deux personnalités aux parcours singuliers  : Julien Macé, tout d’abord, est comédien-intervenant et membre du réseau Arc-en-Ciel Théâtre, après avoir connu une expérience professionnelle d’éducateur spécialisé – une expérience qui lui permet de connaître avec finesse et justesse le quotidien des professionnel�les des secteurs éducatif, du social et de la santé. De son côté, Albin Wagener a un profil universitaire  : titulaire d’un doctorat et d’une habilitation à diriger des recherches en sciences du langage, il s’est spécialisé en systémique interactionnelle depuis sa thèse, ce

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qui lui permet de mobiliser des outils et des théories de modélisation. C’est au fil des discussions et des ateliers co-animés que nous avons perçu la force de notre complémentarité et que nous avons compris que nos méthodes d’animation et de réflexion pouvaient s’enrichir mutuellement, et surtout enrichir considérablement la prise de recul des groupes que nous accompagnons sur le terrain. En réunissant systémique interactionnelle et théâtre institutionnel au sein d’une analyse de pratique professionnelle expérimentale, avec le soutien de la structure Pastel de Loire (près d’Angers, en France) qui nous a permis de tester notre méthode avec leurs professionnel�les, nous avons rapidement compris que nous tenions un outil original, adapté et réflexif, et que nous avions envie de transmettre cet outil par le biais d’un ouvrage et de formations adaptées. Le présent ouvrage est rédigé à destination des professionnel�les, des étudiant�es et du grand public, afin de sensibiliser à l’importance du partage des pratiques professionnelles, aussi bien dans le secteur public que privé. Notre but est simple  : que n’importe qui, seul ou à deux (puisqu’il est possible de lier les deux compétences nécessaires à la tenue des ateliers d’exploration professionnelle), puisse s’approprier la pratique que nous avons mise au point, dans la mesure où nous croyons au savoir libre d’accès et au partage collectif de l’intelligence, même si cet ouvrage ne saurait se substituer aux formations nécessaires à la conduite d’ateliers de ce type. Nous préférons cette méthode de diffusion, tout en soulignant le fait que nous restons à disposition pour transmettre notre savoir et notre expérience dans le cadre de formations adaptées aux professionnel�les ; là encore, tout dépend du mode d’appropriation préféré par le public qui se sentira concerné par nos travaux. La philosophie de cette diffusion est en accord avec le but, à la fois naïf et humble, que nous essayons d’atteindre à travers l’implémentation de ces pratiques dans le quotidien professionnel des individus  : changer le monde, et proposer aux individus d’en faire un endroit un peu meilleur, surtout pour ce qui est du monde du travail et de ses possibles dérives. Dans cette optique, si cet ouvrage s’ancre dans une pratique qui a surtout été menée au sein des secteurs social, éducatif et de la santé, nous avons également pu tester cette méthode dans d’autres contextes et avons constaté qu’elle fonctionne de la même manière  : peu importe les professions, cette méthode permet aux groupes humains d’interagir, réfléchir et mettre en action leurs connaissances et leurs intuitions pour améliorer leur quotidien. Dans ce sens, nous redisons que ce livre s’adresse à la fois à des étudiant�es, des formateur�trices et des professionnel�les, quel que soit le champ d’activité. L’ouvrage débute par une présentation du théâtre institutionnel, à travers un rapide aspect historique et surtout un lien immédiat avec l’intérêt des pratiques théâtrales au sein des institutions et organisations, quelle que soit leur nature. La notion d’émancipation, en lien avec l’éducation populaire, y est égale-

D e l’action A l’ écrit | 9

ment abordée. Dans un second temps, il s’agit de présenter le socle théorique de la systémique interactionnelle, en revenant notamment sur les concepts de communication, d’interactions humaines, de conflits et de recherche de sens. Nous revenons ainsi sur les fondamentaux systémiques popularisés notamment par Edgar Morin, puis par Francisco Varela (1993). Enfin, l’ouvrage se conclut sur une troisième partie méthodologique, qui donne les éléments importants de toute séance d’exploration des pratiques professionnelles, tout en présentant plusieurs formes d’ateliers (théâtre-forum, conférence populaire, forum d’exploration mentale), ainsi que le dispositif du carnet de route et d’exploration du changement, qui accompagne chaque professionnel�le. Pour faire comprendre ces cheminements, trois exemples d’ateliers sont présentés et analysés en détail. Cet ouvrage peut être découvert à travers différents niveaux de lecture ; si la partie sur la systémique est volontairement très approfondie pour ce qui est des concepts théoriques, les autres parties proposées permettent aux lectrices et aux lecteurs d’obtenir un guide pratique, applicable à une expérimentation sur le terrain. Cependant, la dimension systémique de ce livre est importante  : elle nourrit et enrichit considérablement l’analyse des interactions que nous avons à proposer au travers des ateliers d’exploration des pratiques professionnelles. Ainsi, ce livre pourra souffrir plusieurs lectures et plusieurs voyages, afin d’en saisir toutes les dimensions  : on pourra, au choix, d’abord se plonger dans les dimensions pratiques, puis revenir ensuite à la source des réflexions systémiques – ou bien l’inverse. De surcroît, des références bibliographiques indiquées en fin d’ouvrage permettront aux lectrices et aux lecteurs d’approfondir certaines questions. Il est également important d’apporter une précision  : cet ouvrage peut être lu comme un canevas utile pour la conduite d’ateliers d’exploration des pratiques professionnelles – mais il ne constitue en aucun cas une encyclopédie de règles à suivre. Chaque praticienne et chaque praticien pourra saisir dans ce livre ce qui lui semble le plus intéressant ou pertinent, en fonction de son contexte, de sa pratique et de son terrain ; de ce point de vue, cet ouvrage peut même se lire dans un ordre qui ne suivrait pas la structure des chapitres, en fonction de ce que le lectorat viendra y chercher et y trouver. En effet, si cet ouvrage est bien évidemment nourri par l’expérience et les enseignements des auteurs, il n’en reste pas moins que chacune et chacun reste libre de s’en inspirer comme bon lui semblera. Pour terminer, quel que soit l’appropriation libre que vous ferez de ces modestes écrits, nous vous remercions d’avoir choisi de consacrer un temps de lecture à ce livre et restons à disposition, avec plaisir, pour tout échange.

Chapitre premier

L E T H É ÂT R E I N S T I T U T I O N N E L

P R AT I Q U E S T H É ÂT R A L E S E T I N S T I T U T I O N S L e t h é â t re Les lecteur�trices l’auront deviné  : le théâtre dont nous parlons ici n’est pas celui des pièces en plusieurs actes, des décors sublimes, des rideaux rouges ou des alexandrins – sans d’ailleurs rejeter cette forme de théâtre classique. Ici, il est question d’une représentation symbolique qui dépasse celle de la création artistique et qui reflète la réalité de nos quotidiens, qu’ils soient ordinaires ou extraordinaires, si tant est qu’on puisse les différencier. Il s’agit d’un théâtre populaire, en ce sens où il appartient d’abord et intégralement au public et à celles et ceux qui y participent, sans hiérarchie particulière. Dans ce cas très précis, le public n’est pas exclusivement spectateur ; il devient acteur, au sens où il « fait théâtre ». C’est très certainement cet aspect en particulier que nous défendons et que nous estimons être indispensable pour l’exploration des pratiques professionnelles, quelle que soit la structure  : la méthodologie que nous pratiquons et que nous vous présentons s’appuie sur la capacité de création des participant�es et ne se cantonne pas qu’à leur acuité d’observation. Sans elleux, il n’y a pas d’apport intellectuel, qu’il soit pratique ou théorique. Sans elleux, il n’y a pas de représentation de la vie professionnelle, ni de mise en scène des problématiques concrètes qu’ils peuvent rencontrer. Sans elleux enfin, le simple partage de pratiques professionnelles perd tout son sens et ne permet ni au collectif d’avancer ni à l’individu de trouver ses sources d’engagement et d’épanouissement au travail. Si le monde du travail est lui aussi une forme de théâtre, avec ses rôles, ses actes, son rythme et ses décors, alors la pratique théâtrale utilisée au sein de ce que nous appelons les ateliers d’exploration de pratique professionnelle fait sens, en ce qu’elle permet

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à la fois de prendre du recul par rapport au quotidien tout en le reproduisant de manière fidèle, bien que subjective. Dans ce théâtre, nous jouons et rejouons le monde, comme chacun�e le voit et l’imagine, avec ses rituels et ses conflits, y ajoutant et retirant ce qu’il nous plait de tordre pour essayer d’en comprendre quelque chose. Il s’agit d’un espace d’expression libre, dont l’expression n’est pas la finalité, mais le moyen que nous avons de chercher ensemble. Cet espace est d’abord un lieu de bienveillance où chacun�e est libre de participer ou non ; il existe, en effet, nécessairement des individus moins à l’aise avec le principe de jouer en public, fût-ce pour un simple atelier, sans autre enjeu que le fait de partager et essayer ensemble. Que ces personnes soient rassurées  : il existe une place pour elles dans les ateliers d’exploration des pratiques, et il appartient à chacun�e de pouvoir suivre son propre rythme. Bien évidemment, il faut néanmoins des professionnel�les qui soient en mesure de s’engager et de se laisser aller à la méthodologie que nous proposons – sans cela, pas de partage possible  ! Le but, ici, est d’abord de pouvoir mettre en œuvre un climat de confiance bienveillante, dans lequel chacun�e se sentira, à sa mesure, libre d’explorer, de chercher et de se livrer, au gré des séances, qui vont tenter de bâtir un écosystème propre au groupe et à ses spécificités, en toute humanité. Nous définissons cet espace-temps comme un laboratoire d’exploration, d’expérimentation, de simulation du réel et de jeu – sans autre enjeu que celui d’essayer, sans risquer d’échouer ou même de réussir. Nous jouons des rôles comme si nous les habitions, tout en gardant à l’esprit le fait que, bien évidemment, la vie professionnelle est faite d’une succession de rôles qui se côtoient et donnent sens les uns aux autres. Nul besoin d’être comédien�ne ou professionnel�le du théâtre pour cela  ! La pratique théâtrale qui est la nôtre n’a pas pour but de créer un spectacle. Il n’y a rien à réussir ici, tout comme il n’y a pas de bonne ou de mauvaise manière de jouer – l’inexactitude et l’approximation ont toute leur place, au service d’un partage collectif des pratiques. Nous entendons la participation comme la possibilité pour chacun�e d’apporter sa pierre à l’édifice, sans risquer d’être jugé�e ou évalué�e par les autres, dans un environnement où chaque pierre compte. Pour nous, cet engagement va au-delà d’un simple jeu d’acteur�trice  : il en va d’une prise de position en tant qu’auteurs. Nous ne demandons pas aux personnes engagées dans ces ateliers de nous restituer ce qu’elles pensent qu’il convient d’être dit, soit ce que, bien souvent, un�e auteur�e (entendons par là quelqu’un qui sait) leur a soufflé comme étant la bonne réponse ou la bonne vision de la situation. Nous proposons aux participant�es de faire part de leur vision, de leur parole et de s’y tenir en se respectant elleuxmêmes avant tout. Le but est ainsi de passer du simple rôle d’acteur�trice à celui d’auteur�e, soit de devenir l’écrivain�e de son propre quotidien professionnel,

L e théâtre institutionnel | 13

qui ne fait pas qu’appliquer un canevas de pratiques dépourvues de sens. Pour chaque participant�e, il s’agit donc d’affirmer sa vision du monde, non pas pour l’imposer aux autres, mais pour pouvoir la confier à l’assemblée, comme une autre manière de voir et de comprendre notre monde, afin que les représentations s’entrecroisent et participent à la constitution d’une cartographie collective du vécu professionnel. C’est de cette mise en commun des points de vue que nous tentons de créer, par le théâtre, d’autres manières de faire dans le réel. C’est en tentant de dégager les espaces où nos visions du monde se rejoignent et s’éloignent que nous essayons de trouver des terrains de consentement ou de conflit, pour négocier nos conditions de coexistence professionnelle. Finalement, du théâtre nous gardons l’essentiel  : nous jouons des rôles comme si nous les tenions réellement, dans un espace symbolique, sûr et ouvert. Les institutions Par ce théâtre, nous interrogeons donc le monde, mais plus concrètement des rôles, eux-mêmes inhérents à des institutions. Nous entendons par institution tout groupe organisé par des règles explicites ou tacites. Ainsi, avant même de naître, nous appartenons à au moins une institution  : la famille, dans laquelle nous occupons notre premier rôle, celui de fils ou de fille, par exemple. Nous occupons donc tou�tes, au sein de différentes institutions (famille, groupe d’ami�es, travail, association, éducation nationale), des rôles que nous avons, ou non, choisis  : collègue, chef�fe, bénévole, trésorier�ère, élève, parent�e d’élève, etc. Ces rôles, nous ne les incarnons pas tous de la même manière, tout simplement parce que nous n’avons, encore une fois, pas tou�tes la même vision de ceux-ci. Et quand bien même nous saurions tou�tes parfaitement comment un rôle doit être incarné, libre à chacun�e de le faire, ou non, avec plus ou moins d’intensité. Prenons, par exemple, le rôle de chef�fe de service dans une institution lambda. Ce rôle est bien souvent défini par la métaphore de la pièce prise dans un étau ou entre le marteau et l’enclume, et nous avons toutes et tous des raisons d’adopter ou non ces rôles, comme le rappelle sociologue Luc Boltanski (2009). En d’autres termes, chacun d’eux est régi par ce que nous pourrions comparer à un « c ahier des charges ». Un mode d’emploi plus ou moins officiel et précis de ce que l’institution attend de nous lorsque nous occupons un des rôles qui la constitue. Ces « cahiers des charges », nous en découvrons le contenu par divers moyens. Par notre éducation, notre parcours de vie, nos rencontres, nos recherches et nos découvertes, bref, le plus souvent au contact de nos pairs. C’est probablement ce qui constitue le fait que nous ayons tou�tes une vision à peu près similaire du rôle que nous devons occuper si nous ne prenons pas un minimum de recul sur celui-ci, en raison d’un certain nombre de

C hapitre premier  : L e théâtre institutionnel | 1 5

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stéréotypes que nous actionnons, comme le rappellent Ruth Amossy et Anne Herschberg Pierrot (1997). Ce dernier point est à la base du processus de théâtre institutionnel. En effet, si nous pratiquons des méthodes de théâtre institutionnel, c’est que nous partons du principe que les relations entre individus sont autant le fait des institutions et des organisations que des individus elleux-mêmes, par les rôles que celleux-ci souhaitent ou se sentent obligés de jouer. Pour être plus précis, nous interrogeons ici la place de l’auteur�e, dans un « jeu par les rôles », pour reprendre les travaux de René Badache (2002). En rejouant des situations et en questionnant les rôles en jeu, et non pas les individus qui les habitent, nous tentons de comprendre les mécanismes institutionnels, responsables pour partie des conflits, via des processus de domination et d’expression de pouvoirs, de manière parfois tacite et non consciente, à des degrés divers. Du théâtre, nous gardons le cœur même  : jouer des rôles et faire comme si nous les habitions, afin de rendre compte de situations auxquelles il est possible de s’identifier. Par ce biais, nous interrogeons également le place du changement  : nous savons qu’il est plus facile d’exiger le changement des autres, d’une institution ou du monde plutôt que de faire les efforts qui pourront conduire à un changement personnel. Souhaiter le changement extérieur demande moins d’énergie que le fait de le nourrir patiemment en l’appliquant d’abord à soi-même, puisque cela implique de changer des habitudes de vie, des normes relationnelles et de bousculer certaines références que nous tenons pour acquises. D’autre part, il est important de souligner que, lorsque les individus sont confrontés au changement au cœur des institutions, iels doivent d’abord garder à l’esprit que ce sont elleux qui font institution  : en d’autres termes, les logiques institutionnelles n’existent que parce que les individus font en sorte qu’elles puissent se déployer. Cela signifie aussi que le changement réside d’abord dans des volontés individuelles, agrégées de manière collective, qui rappellent l’écologie de l’esprit de Gregory Bateson (1980). Nous avons pour mauvaise habitude de considérer les institutions comme de grands ensembles rigides et immuables, alors même que nous sommes les principaux acteur�trices de cette rigidité  : en validant des process qui nous disconviennent, en appliquant des logiques sur lesquelles nous estimons n’avoir aucune prise, nous abandonnons notre place d’acteur�trice-auteur�e dans le monde socioéconomique qui est le nôtre. En délaissant cette place, nous devenons les complices tacites de ces logiques que nous décrions. Chacun�e de nous est un�e agent�e de son environnement et du monde auquel nous sommes confronté�es  : en famille, avec les ami�es, dans une association ou une entreprise, nous agissons en fonction de rôles que nous estimons devoir habiter. Nous avons le pouvoir de faire changer ces rôles, puisque nous exerçons déjà le pouvoir sur les logiques institutionnelles, en les validant tacitement ou en les laissant exister lorsque nous

sommes en désaccord avec elles. Notre méthode est simple  : remettre le pouvoir de l’individu au cœur des questions socio-économiques, organisationnelles et institutionnelles, en indiquant que c’est bel et bien l’individu qui a la possibilité de faire changer les choses et de les améliorer, même de manière limitée dans un premier temps. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce pouvoir se loge non pas dans les individus elleux-mêmes, mais dans les interactions, dans l’entre-deux de la relation humaine et au cœur des enjeux qui traversent tous les grands ensembles socio-économiques.

L E T H É ÂT R E I N S T I T U T I O N N E L CO M M E P RO C E S S U S D ’ É M A N C I PAT I O N S ’é m a n c i p e r, m a i s d e q u o i  ? Le théâtre institutionnel est un processus. Ce processus vise, ni plus ni moins, à l’émancipation des individus et des groupes, dans les institutions qu’iels habitent, ainsi qu’à l’émancipation des institutions elles-mêmes, qui doivent pouvoir être en mesure de se réinventer et d’accueillir les individus qui les composent sur des bases différentes. Il s’agit, en d’autres termes, d’une émancipation qui permette de comprendre les enjeux et d’envisager des pistes de transformation que les individus puissent s’approprier, en fonction de leur contexte, de leurs urgences et de leurs envies. Il ne s’agit pas, en d’autres termes, d’opposer individus et institutions dans une confrontation stérile, mais d’envisager une émancipation susceptible d’améliorer la condition de chacun�e, dans le respect et la compréhension des logiques institutionnelles et des missions sociales, économiques, culturelles et solidaires. Cette émancipation passe d’abord par l’instauration d’espaces, dans lesquels des individus cherchent à comprendre le monde dans lequel iels évoluent et à élaborer des hypothèses, des pistes d’actions concrètes, pour mieux y cohabiter. Il ne faut donc pas comprendre notre travail comme un mouvement d’individualisation, mais comme un dispositif facilitateur permettant l’individuation au sein d’ensembles sociaux partageant des intérêts communs. Par ce dernier point, nous souhaitons souligner la différence patente entre ce qui nous parait être le fondement de notre pratique et la façon dont l’émancipation peut être comprise, notamment à travers une définition centrée quasi exclusivement sur l’individu, déconnecté de son environnement ou de son écosystème. L’émancipation, selon nous, est d’abord un processus qui vise à reconnecter l’individu avec ses groupes sociaux et ses environnements, tout en l’encourageant à porter et appliquer le changement pour rendre les choses meilleures pour ellui-même et pour tou�tes. Ce processus permet d’agir dans les environnements professionnels,

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ce que précisent d’ailleurs Martin Beirne et Stephanie Knight (2007), ou encore Laurent Lesavre (2012). L’émancipation ainsi que l’autonomie, qui lui est souvent associée, prêtent le flanc à plusieurs interprétations, impliquant donc diverses approches. L’autonomie, par exemple, peut être entendue comme la capacité d’un individu à être relativement indépendant, dans une relation de besoin limitée avec autrui, et à agir par soi-même avec ses propres règles  : cela reviendrait à être libre de toute domination et capable d’exister seul�e. De la même manière, une définition de l’émancipation peut être entendue comme une reprise de pouvoir face à un individu ou à un groupe qui est considéré comme dominant�e. Une émancipation qui viserait à l’autonomie des individus est susceptible de s’orienter clairement vers une organisation individualiste, ce qui n’est pas notre propos. Ces définitions ne sont pas prises au hasard  : elles peuvent correspondre à des discours relayés de manière régulière, auxquels nous souhaitons apporter un point de vue complémentaire. A la définition de l’autonomie précédemment citée, nous préférons celle qui consiste à considérer comme autonome un individu capable de gérer ses interdépendances. Pour ce qui est de la définition de l’émancipation, nous préférons l’idée qu’un individu s’émancipe d’une forme de domination, non pas à travers une lutte de pouvoir contre un autre individu ou un autre groupe, mais en réinvestissant sa capacité d’auteur�e, décidant ellui-même de ce dont iel souhaite être l’acteur�trice et de la manière dont iel va pouvoir négocier cela avec ses pairs. Cette émancipation autonomisante est donc d’abord une prise de conscience des relations sociales qui lient les individus entre elleux, leur permettant d’avancer collectivement en assurant le bien-être de chacun�e, dans sa singularité ; il s’agit en fait de reconnaître l’existant pour pouvoir se positionner. Ainsi, alors que les mouvements d’empowerment, par exemple, invitent chacun�e à reprendre le pouvoir sur sa propre vie, notons que si ces mouvements trouvent leur origine dans les années 1970 aux Etats-Unis d’Amérique, le concept a été depuis largement galvaudé par le néolibéralisme, glissant vers une culpabilisation des individus, sous la forme du « quand on veut, on peut ». L’empowerment, en revanche, peut avoir plus de sens s’il est réemployé dans une dimension collective ou collégiale, dans la mesure où les individus se réapproprient le pouvoir grâce à des actions en groupe, qui peuvent peser grâce à la multiplicité et à l’enrichissement des interactions interindividuelles ; nous partons du principe que ce pouvoir est déjà en notre possession. Sinon, il suffirait de faire ce que nous faisons depuis la nuit des temps  : faire la révolution, au sens où il s’agirait de faire un tour complet sur soi, en redistribuant le pouvoir à d’autres individus qui auraient, eux, mieux compris comment l’exercer. En laissant des situations perdurer, en refusant de ne pas les changer, nous montrons que nous avons le pouvoir – et que nous décidons parfois sciemment de ne pas le mobiliser pour faire

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changer les choses. En d’autres termes, il suffirait de l’actionner – et c’est là toute l’ambition de notre projet. Il est d'abord important de souligner que nous avons tou�tes le choix concernant nos actes, en lien, bien sûr, avec des environnements qui nous confèrent une variété plus ou moins étendue de choix. Le sentiment qui peut parfois nous laisser croire que nous ne sommes pas libres de nos actes est sans doute principalement dû au fait que les conséquences de ceux-ci peuvent apparaître comme injustes, nous invitant à préférer un choix socialement plus accepté ou convenu et personnellement plus acceptable – ou moins dérangeant. La question du pouvoir d’action devient alors davantage celle de la responsabilité de nos actes plutôt que celle d’une capacité d’agir qui nous serait confisquée, en lien avec un environnement plus ou moins favorable. Cette manière de penser les relations humaines sous-tend l’idée d’une élite confiscatrice, contre laquelle il faudrait se battre pour retrouver son autonomie et son pouvoir d’agir. Cette vision correspond cependant à la réalité du contexte politique compliqué du Brésil des années 1960 et 1970, à l’origine du Théâtre de l’opprimé d’Augusto Boal (1997, 2002, 2006) ; elle consistait à proposer aux opprimé�es, sous la dictature militaire du maréchal Branco, de s’entrainer à renverser leurs oppresseurs, afin d’exercer un contre-pouvoir démocratique de lutte, par le théâtre comme entrainement à l’action politique révolutionnaire. Yves Guerre, après avoir travaillé quinze ans avec ce même Augusto Boal au Centre du théâtre de l’opprimé à Paris, propose une autre vision que celle de l’opprimé�e et de l’oppresseur�e, plus représentative de notre contexte social, à savoir celle de protagoniste et d’antagoniste, rôles insérés dans des institutions et des organisations. Cette logique complète et dépasse l’inspiration de lutte marxiste, ancrée dans un contexte politique et géographique précis, pour proposer une vision actualisée – mais qui n’ignore pas les rapports de pouvoir et d’inégalité à l’œuvre dans nos sociétés, voire dans certaines de nos organisations. De cette évolution est né le processus de théâtre institutionnel, qui ne renie pas ses origines mais propose de mettre la pratique théâtrale au service des personnes et des organisations, afin de proposer à chacun�e de se saisir de son pouvoir d’action dans un contexte bien précis. Nous nous inscrivons donc résolument dans une pratique artistique, organisationnelle et politique, dans le but de proposer des formes d’action sociale et économique singulières et adaptées à chaque contexte. Par antonymie, si nous employons volontairement le terme d’émancipation, c’est que nous cherchons les conditions pour briser les mécanismes d’asservissement et de domination, y compris dans des situations qui semblent relativement peu exposées à ce type de processus social – ou qui semblent particulièrement bien les masquer. Comme expliqué plus loin, nous ne pensons pas que les inégalités et les conflits soient l’unique fait des individus  : iels en sont

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certes des agent�es, parfois totalement conscient�es, mais des agent�es qui s’inscrivent dans des logiques sociales et institutionnelles au sens large et qui estiment parfois qu’iels n’ont pas d’autre choix d’action que celui d’un conflit ouvert, qui les enferme encore un peu plus dans le rôle qu’iels estiment devoir jouer pour recueillir la reconnaissance dont nous avons tou�tes besoin. Dans la mesure où nous estimons que chacun�e est en capacité d’être acteur�trice de ses choix, en fonction de ses libertés et des capacités d’action que lui confèrent ses environnements sociaux, il serait trop simple de dire que les individus sont les seul�es responsables des conditions de leur asservissement – ou qu’iels n’en sont absolument jamais responsables. C’est là qu’apparait l’institution, au sens d’un environnement permettant d’organiser les interactions sociales ; c’est là également qu’apparaissent les relations humaines dans leur infinie complexité, en ouvrant un espace tiers qui fait que chaque individu peut devenir à la fois acteur�trice et victime d’une situation, au sens où iel participe à son installation, sans pour autant être pleinement conscient�e de sa complexité. Plusieurs chercheur�es, comme Eva Österlind (2008) ou Melchior Salgado (2008), rappellent que l’émancipation par le théâtre institutionnel représente une piste stable et cohérente pour travailler ces questions en profondeur, notamment dans un contexte professionnel soumis à des logiques et pressions multiples. Ouvrir les conflits pour négocier nos conditions de coexistence Notre idée est simple  : nous pensons que les conflits ne sont pas un mal à éviter, mais une situation de communication et d’interaction qu’il faut, par moments, assumer de manière intégrale (Rojzman, 2008 ; Wagener & Macé, 2016). Cela ne signifie évidemment pas qu’il faille encourager l’explosion de rapports orageux entre les individus, mais que, lorsque les conflits se présentent, ils sont le symptôme d’une situation qui mérite d’être abordée. En d’autres termes, les conflits sont des émergences naturelles de la vie en société et doivent être accompagnés. Du point de vue anthropologique, par ailleurs, toute forme de société, de la plus primitive à la plus sophistiquée, accueille les conflits par des formes de règlement, de résolution ou de justice – à travers notamment des consensus sociaux sur la structuration de relations de pouvoir (Locher, 2004). Dans les organisations, cependant, les conflits interindividuels n’ont que peu de place, dans la mesure où l’intérêt général doit normalement prévaloir ; dans de nombreux cas, ce sont les instances représentatives du personnel qui vont devoir régler les questions de conflit avec la direction, avec toutefois le risque d’instrumentaliser ou d’extrapoler des situations qui, parfois, ne sont que locales et n’expriment pas nécessairement d’autres types d’intérêts.

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La méthode d’exploration des pratiques professionnelles que nous proposons, par le biais du théâtre institutionnel notamment, tente d’ouvrir les conflits et de négocier des conditions de coexistence, en recherchant ce que l’on risque si l’on tente de jouer nos rôles différemment, via les conditions suivantes  : • La médiation du jeu théâtral, qui permet à chacun�e de jouer un rôle de l’un�e des protagonistes du conflit dans des conditions de sécurité totale, en utilisant simplement son interprétation et son savoir de la situation. • Un accueil collectif de la scène ainsi présentée, par des pairs qui ont à cœur d’accueillir la situation et de vouloir l’observer et l’écouter en toute humanité. • Une possibilité de se faire remplacer dans la scène, ce qui permet de déplacer la perspective et d’échanger les points de vue et pratiques concernant la résolution du désaccord ou la manière dont est vécu le conflit. • Le tout s’articule dans des conditions de sécurité intégrales, dans la mesure où les intervenantes et les intervenants assument le fait de ne pas nécessairement avoir vécu la situation pour pouvoir la jouer – une condition qui fait appel à la distance nécessaire par rapport au réel, à l’empathie et à la sympathie et à une incontournable base de respect mutuel. Loin d’être anodines, ces trois conditions de médiation, d’accueil et de déplacement de perspective sont précisément ce qui permet au théâtre institutionnel de participer à l’émancipation des individus et des institutions, dans la mesure où il encourage un déplacement du prisme et un partage des perspectives sur une situation donnée. Dans beaucoup de cas, cette simple possibilité permet déjà d’envisager des traitements variés et extrêmement inventifs des situations présentées. Ce véritable laboratoire d’intelligence collective, proche de l’esprit de l’ethnométhodologie (Garfinkel, 1985) a un but capital  : la négociation des conditions de coexistence, ce qui veut dire que le fait de faire société se retrouve en négociation constante entre les individus acteur�trices des ateliers que nous proposons. Ainsi, chacun�e opère à partir de sa place propre, considérée de facto comme légitime, dans une logique contextuelle singulière (Goodwin & Duranti, 1992). U n p ro j e t s i m p l e  : c o n t r i b u e r à c h a n g e r l e s c h o s e s Si ce projet simple peut prêter à sourire par sa naïveté apparente, nous en maintenons pourtant la formulation telle quelle, et ce, pour une raison simple  : nous estimons, de manière systémique, que c’est par les actions les plus petites et les plus infinitésimales que l’on peut contribuer au changement des choses, dans les sociétés et les organisations, par une aide qui ne vient pas d’une injonction

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hiérarchique (Hardy, 2012). Nous pensons en effet que c’est en agrégeant des petites actions que l’on peut participer à faire naître des mouvements collectifs plus amples, mais que ces petites actions sont les nécessaires atomes des molécules du changement – ce qui ne veut pas dire que de grandes actions ne soient pas nécessaires, bien au contraire. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie du point de vue des pratiques professionnelles  ? Nous estimons que le premier changement à réaliser au travail n’est pas celui du bonheur, qui est affaire de chacun�e, mais plutôt de l’épanouissement, qui reste l’affaire de tou�tes. Chacun�e dispose en effet de son histoire propre qui lui permet d’accéder à des éléments de sens qui contribuent à son bonheur, et les sources de bonheur sont différentes pour tou�tes ; en revanche, nous pensons que l’épanouissement, c’est-à-dire la capacité de l’individu à rayonner et évoluer dans un sens qui lui convienne, est réalisée à travers des conditions qui sont mises en place collectivement. En d’autres termes, cela signifie que plus le taux d’épanouissement professionnel des individus est important, plus les organisations y gagneront en termes d’inventivité, de créativité et, nécessairement, de développement. Nous évitons volontairement ici les termes de rentabilité ou de compétitivité, par exemple, puisque nous partons du principe qu’ils peuvent malheureusement, du point de vue purement technique, être obtenus sans prendre en considération l’épanouissement des individus au sein d’un collectif qui fait sens – dans une logique d’interaction où chacun�e se retrouve, en acceptant de sortir de soi pour rencontrer l’autre (Keating, 2013), en expérimentant le risque de la spontanéité et de l’interaction (Shaw & Stacey, 2006). Au sein des organisations, qu’elles soient publiques ou privées, changer les choses veut donc dire qu’il s’agit de modifier les relations entre les individus, par l’accueil de leurs diversités, en travaillant collectivement à partir du sens que l’organisation s’est fixé. Dans cet état d’esprit, nous partons donc du principe que les relations interindividuelles sont la donnée de base qui peut permettre à un projet d’échouer ou de s’élever vers le succès, car ce sont bien souvent les problèmes relationnels qui peuvent plomber l’environnement professionnel – notre quotidien le prouve sans cesse. Changer les choses, c’est donc changer la manière dont nous accueillons les perspectives différentes des nôtres, mais aussi dont nous accueillons nos émotions propres et leurs origines. Changer les choses, c’est accepter de se connaître, accepter ses limites et ses envies, et faire de même pour les autres, sans distinction hiérarchique aucune. Changer les choses, enfin, c’est mettre en place les conditions de l’écoute et opérer une prise en compte intégrale de l’humain, au service de l’intérêt général du collectif et des valeurs et attentes sur lesquelles tou�tes auront pu s’exprimer et s‘accorder, ou au moins concéder un minimum en deçà duquel il est impossible d’aller.

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D E S M É T H O D E S D ’ É D U C AT I O N P O P U L A I R E   : Q U E L I N T É R Ê T   ? A p p re n d re l e s u n · e s d e s a u t re s e n l i b re p a r t i c i p a t i o n De toutes les définitions de l’éducation populaire, nous choisissons d’en garder une qui reflète particulièrement l’état d’esprit de notre exploration des pratiques professionnelles  : les méthodes que nous appliquons ont toutes pour but de créer les conditions d’échange et de mise en commun réciproque des savoirs. Un tel constat peut paraître naïf, mais cela ne veut pas dire que ces conditions d’échange se font nécessairement dans une harmonie totale ; bien sûr, il est nécessaire de passer par des phases de conflit, de redéfinition et d’expression émotionnelle pour pouvoir ensuite passer à des étapes nouvelles, au sein desquelles le partage est véritablement pris en considération comme une donnée incontournable. Tout d’abord, cela nécessite donc de faire en sorte que chacun�e se sente libre de participer à l’atelier, en tout ou partie, ou bien de ne pas le faire. Cela peut, bien sûr, mettre en péril l’atelier lui-même, mais nous y tenons particulièrement et n’avons jamais rencontré d’annulation pure et simple de l’atelier d’exploration des pratiques de ce point de vue, tout simplement parce que la simple idée du choix d’être libre est déjà rassurant pour nous tou�tes. Savoir que l’on peut, à n’importe quel moment, quitter l’atelier ou ne pas participer à une méthode qui est pour nous trop émotionnellement chargée est déjà un véritable indice de liberté d’expression et de reconnaissance. Cette liberté, il convient de la respecter à tout moment  : inutile de faire de grands discours sur les valeurs humaines si l’on oblige les participant�es des ateliers à des activités qui les mettent mal à l’aise. D’autre part, cette liberté va bien plus loin que le simple fait de participer ou non à l’atelier d’exploration des pratiques  : elle doit également être respectée de manière interactionnelle, c’està-dire que chaque participant�e s’engage à respecter la liberté de l’autre, dans ses paroles, ses interprétations et ses propositions. Il ne s’agit donc pas ici de savoir qui aurait raison ou tort, mais bel et bien de laisser toutes les paroles s’exprimer, ce qui permettra ensuite à l’intelligence du groupe de récolter et combiner celles qui semblent les plus pertinentes pour éclaircir de manière intégrale la problématique posée, sans laisser de côté celles qui exploreraient d’autres pistes ou porteraient, tout simplement, un regard original sur la problématique posée. En d’autres termes, la liberté de participation, dans toutes ses acceptions, est justement la condition qui favorise ensuite une éducation et un éveil mutuels des participant�es de l’atelier. S’il y a une seule contrainte dans la conduite de l’atelier, c’est bien celle-là  : respecter ce principe, quel que soit le déroulement, prévu ou imprévu.

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L’é g a l i t é d e s i n t e l l ig e n c e s ( R a n c i è re , 19 87 ) Cela peut paraître anodin ou normal, voire au contraire totalement naïf, mais le principe d’égalité des intelligences est indissociable de notre pratique du théâtre institutionnel. Pour pouvoir échanger, affirmer, défendre ou questionner un point de vue, le cadre doit faciliter l’expression dans un climat d’égalité. Bien entendu, un tel climat ne signifie pas que chaque participant�e est similaire ; nous sommes, de fait et en pratique, totalement divers�es et inégales ou inégaux  ! Le propos est ici plutôt de partir du principe que toute perspective sur une problématique partagée doit être entendue et respectée comme telle, quelle que soit l’opinion que l’on puisse en avoir. Tel que nous l’entendons, le principe d’égalité des intelligences signifie qu’aucune vision du monde n’est supérieure, plus légitime ou plus sensée qu’une autre. Bien sûr, chaque vision du monde est enracinée dans des terreaux différents  : certains utilisent la science, d’autres interprètent les choses avec leurs affects et leurs émotions, d’autres encore préfèrent produire des analyses psychologiques et politiques. Le fait est que tous ces points de vue font précisément la richesse de ce que l’on peut étudier d’une situation problématique, notamment dans les cas de conflit. En d’autres termes, c’est bien la multiplicité et la diversité des intelligences, considérées comme égales dans leur légitimité, qui permet d’irriguer la manière dont l’intelligence collective va ensuite tenter de résoudre une question importante. Les intelligences individuelles, en ce sens, s’agrègent, se mêlent et se confrontent pour pouvoir faire naître l’intelligence collective. Ainsi, il ne s’agit donc pas de nous affronter pour définir qui a raison ou tort, ou qui analyse le mieux la situation travaillée. Le conflit est bien évidemment joué dans la scène et peut être un moyen pour les participant�es d’interagir, mais iels ne peuvent le faire qu’en respectant le principe de liberté et d’égalité des intelligences. Nous proposons simplement de mettre la complexité du monde au débat, par le jeu théâtral ; c’est justement à travers cet aspect ludique, ce « faire comme si », que peuvent s’épanouir les intelligences, dans un environnement sécurisé où le jugement des autres, même modeste, doit être laissé de côté autant que possible, afin de permettre à tou�tes de se sentir libres de commenter, analyser, suggérer, protester et agir. Car au fond, le principe de l’exploration des pratiques professionnelles est celui de l’invention d’actions qui font sens, et qui doivent tendre vers un minimum de sens pour tou�tes. Les jeux Outre le jeu théâtral lui-même, chaque atelier d’exploration des pratiques professionnelles est introduit par des jeux. Pourquoi s’adonner à des jeux  ? En quoi

cela peut-il servir l’atelier  ? En quoi cela ne représente-t-il pas une simple perte de temps  ? Tout d’abord, il est important d’indiquer que, lors de chaque séance de travail, nous prenons la décision de jouer. Nous jouons d’abord parce que, selon nous, nous n’avons pas trouvé de meilleur moyen que les jeux pour faire connaissance et s’apprivoiser les un�es les autres, sans absolument aucun autre enjeu que celui de s’amuser de manière totalement gratuite. En plus de cette gratuité ludique, nous observons également que, pendant les jeux, les individus agissent simplement avec ce qu’iels sont, le plus naturellement du monde, sans avoir à revêtir un rôle professionnel ou social qui prédéterminera leurs actions. Les barrières tombent et les individus se retrouvent simplement impliqué�es dans l’activité la plus simple et la plus élémentaire du monde  : le jeu. Le jeu, c’est également le moteur le plus simple de l’apprentissage et l’un des vecteurs les plus efficaces d’émotions positives et conviviales. Jouer sur un lieu de travail est, en outre, une prise de position aux impacts nombreux  : pourquoi ne pas simplement jouer sur son lieu de travail, là où chacun�e doit jouer un rôle en fonction de sa position, de ses missions et de la manière qu’elle ou il a de vivre sa carrière professionnelle  ? Comment conduire des jeux  ? Nous en listerons quelques-uns lors de la partie méthodologique dans le présent ouvrage1, mais l’idée est véritablement de pouvoir proposer des jeux qui n’ont rien de désagréable, et qui peuvent être soit physiques, soit réflexifs. Il faut simplement garder à l’esprit que, là aussi, le principe de liberté fondamentale des participant�es à l’atelier doit pouvoir s’exercer  : si une personne ne souhaite pas jouer, quelles que soient les raisons qui la motivent, il s’agit tout simplement de l’accepter et de ne pas la forcer. L e t h é â t re -f o r u m Prendre appui sur l’expérience que chacun�e possède à propos du monde et de ses relations avec lui pour un échange égalitaire et pleinement démocratique au moyen du théâtre, voilà la base du théâtre-forum. Le théâtre-forum est largement employé dans un certain nombre de cas, publics ou privés, et propose de mettre en lumière des problématiques collectives et les moyens que nous pouvons tou�tes mettre à disposition pour les explorer et, le cas échéant, comprendre ce que l’on risque si l’on tente de jouer notre rôle différemment. Dans les écoles, dans les structures médico-sociales, lors de festivals et même dans les entreprises, et ce, malgré les contraintes économiques et managériales qui y règnent, le théâtreforum comme nous le pratiquons à Arc-en-Ciel Théâtre a largement prouvé son intérêt et la qualité de ses valeurs, issues de l’éducation populaire. Il s’agit de l’une des formes les plus anciennes de théâtre et elle est encore largement pratiquée à l’heure actuelle, en France et dans le monde.

1 A voir dans le troisième chapitre, dans le descriptif des différents ateliers-types. Une liste complète des jeux que nous proposons se trouve dans l’ouvrage Jouer le conflit (Guerre, 2014), référencé dans la bibliographie.

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A partir d’une courte séquence jouée par les participant�es elleux-mêmes et qui présente une situation dont on souhaite transformer les modalités, l’ensemble du groupe procède à une recherche d’alternatives et à l’étude de leurs conséquences. La séquence est bien entendu préparée par les participant�es et représente le vécu de certain�es des participant�es, ou bien encore un vécu dont on a été témoin sans y prendre part directement – voire un vécu imaginaire, qui prend appui sur les représentations qu’on a à propos de la situation. En tout état de cause, ce sont les participant�es elleux-mêmes qui s’attribuent les rôles à jouer lors de la scène, ainsi que le rythme de celle-ci  : la représentation leur appartient donc intégralement et ils la mettent à disposition des autres participant�es de l’atelier de manière totalement libre. Par la suite, la recherche d’alternatives est effectuée par des prises de rôle qui sont possibles à tou�tes et à tout moment  : n’importe quel�le participant�e de l’atelier peut prendre la place d’un�e autre afin de jouer un rôle de manière différente et tenter de changer les choses, ou bien introduire le rôle d’une nouvelle personne qui serait à même d’intervenir sur la problématique proposée. Conduit par un�e comédien�ne-intervenant�e engagé�e avec le groupe concerné et garant�e du cadre de travail, le théâtre-forum constitue un espace public majeur de débat, de confrontation et de mutualisation qui en fait un des outils majeurs de l’éducation populaire. A ce titre, le rôle du ou de la comédien�neintervenant�e est capital  : formé�e aux méthodes et à la conduite de l’atelier, iel est seul�e capable d’encadrer avec bienveillance et respect le théâtre-forum, en garantissant la liberté d’expression de chacun�e au service de l’intelligence collective. La conduite des séances de théâtre-forum, qui peuvent être incluses dans les ateliers d’exploration des pratiques professionnelles, doivent en effet se faire en garantissant la circulation de la parole et la distribution des temps de commentaire et de réflexion à chacun�e, sans que personne se sente démesurément lésé�e ou frustré�e, voire pire, non reconnu�e. Le théâtre-forum reste cependant un espace de recherche par le jeu et non un débat d’idées. Si nous estimons que le théâtre-forum est utile, c’est d’abord pour sa capacité à rassembler des individus autour de situations nécessairement fictives, bien qu’inspirées de faits réels. S’il s’agit bien ici de représentations de la réalité, il faut garder à l’esprit que ces représentations ne sont que des perceptions médiatisées par les interprétations des individus  : les regards sont nécessairement subjectifs, et reconnus et acceptés comme tels. Pour nous, l’intérêt du théâtreforum réside donc dans sa capacité à représenter le réel avec les émotions et ressentis des individus, afin de retranscrire la manière dont celleux-ci vivent le réel, et donc de pouvoir résoudre les problématiques qui y sont liées en tenant compte de ces ressentis.

Le détail de la méthodologie du théâtre-forum sera bien sûr expliqué dans la partie méthodologique du présent ouvrage. L a c o n f é re n c e p o p u l a i re Autre méthode du théâtre institutionnel, la conférence populaire a d’abord pour objectif de rassembler les participant�es à l’atelier autour d’une question posée. Cette question doit leur sembler suffisamment importante pour qu’iels puissent y trouver un intérêt, ce qui implique une discussion préalable au début de l’atelier au sujet des problématiques les plus actuelles pour elleux, ou bien une préparation en amont de l’atelier par les intervenant�es. Dans tous les cas de figure, cette question ne sera qu’un point de départ pour l’ensemble des participants�es et sera retravaillée par chacun�e en vertu du principe d’égalité des intelligences, puis réappropriée sous forme d’intelligence collective. La conférence populaire s’organise selon des étapes distinctes, qui sont exposées plus loin lors du chapitre méthodologique du présent ouvrage. Il s’agit, à chaque étape, pour des groupes de participant�es, de reformuler la question, puis de soumettre cette question reformulée à d’autres groupes de participant�es qui imagineront des réponses qui leur semblent pertinentes, voire de nouvelles questions. Par ce procédé, l’idée est de pouvoir multiplier les regards et les perspectives sur une seule et même question, et donc de multiplier les pistes de réponses possibles. Toutes ces réponses sont ensuite partagées au cours de la session et donnent forcément lieu à une discussion, afin que chacun�e puisse expliquer son interprétation de la question et des réponses, mais également commencer à identifier les zones d’accord et de désaccord collectif. Il est ainsi aisé de comprendre à quel point la conférence populaire prend tout son sens dans le contexte d’un atelier d’exploration des pratiques professionnelles. Contrairement au théâtre-forum, qui a pour objectif d’étudier des situations qui peuvent se présenter dans le cadre du travail, la conférence populaire se place à un niveau plus global. Il s’agit ici de construire de la connaissance et du savoir. Cela ne signifie pas que les situations réalistes ponctuelles ne font pas partie de son spectre, mais tout simplement qu’elle a pour objet de traiter des problématiques plus larges, qui peuvent avoir un lien avec l’organisation même de l’activité professionnelle ou du sens donné à telle ou telle évolution stratégique. Dans ce sens, la conférence populaire peut aider le collectif de l’organisation à avancer sur l’institutionnalisation de ses fonctionnements et de ses objectifs.

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L E S J E U X  : P O U R J O U E R   ! Nous souhaitons ici simplement mettre en exergue le fait que nous estimons indispensable de démarrer les ateliers présentés ici par des jeux (bien que le termes d’ice-breaker soit à la mode en ce moment, nous préférons vraiment nous référer à la dimension ludique). Nous renvoyons cependant à l’ouvrage d’Yves Guerre, Jouer le conflit (2014), qui permettra d’obtenir une liste relativement exhaustive de jeux pratiqués lors de ce type d’ateliers. Il est à noter que les intervenant�es peuvent ou non participer aux jeux, au gré du nombre de personnes nécessaires, pair ou impair, ou du besoin de les conduire. Nous pouvons cependant citer une liste de jeux que nous pratiquons régulièrement, et pour lesquels il sera aisé de trouver plus d’informations  : • Le Ya basta • La bombe et le bouclier • L’aimant affectif • La forêt de chaises • La présentation mensonge • Le cercle de chaises • Dans la gueule du loup • Le loup et l’agneau • Le choix du regard • Le guide d’aveugle • La poupée de porcelaine • Ceci est un chat. Il est relativement facile de trouver, d’adapter ou d’inventer des jeux, qui n’ont pas pour but d’observer les rapports humains au cours de l’atelier ou encore d’effectuer une forme d’analyse des comportements individuels, mais simplement de chauffer le muscle de l’interaction. D’une certaine manière, les jeux permettent de rentrer en relation sans aucun autre enjeu que le jeu lui-même, en dédramatisant le contenu ou la nature des relations professionnelles préexistantes. En d’autres termes, les jeux ouvrent l’atelier sur une note positive, axée sur le plaisir, qui permettra de mettre en œuvre une dynamique intéressante et relativement durable sur l’ensemble de l’atelier – tout en permettant aux personnes de se laisser aller à s’exprimer, sans qu’il y ait de jugement spécifique sur la qualité de leur expression. Il est également à noter que nous n’obligeons personne à jouer  : la séquence n’est pas obligatoire et les participant�es qui ne se sentent pas d’humeur ou qui n’en ont pas envie peuvent parfaitement attendre la fin des jeux pour s’engager dans la méthode proposée par la suite. Préserver cet espace de liberté individuelle est véritablement nécessaire et pose de manière claire les valeurs de l’atelier.

Chapitre II

L A S Y S T É M I Q U E I N T E R A C T I O N N E L L E

L A CO M M U N I C AT I O N CO M M E M O D E D’EXPRESSION Interactions sociales Si nous voulons comprendre les interactions sociales et la manière dont les gens vivent, ressentent et parlent de leurs expériences, il faut d’abord se pencher sur ce qu’est la communication, et pourquoi ses mécanismes sont essentiels à la compréhension des relations sociales. Très succinctement, nous pouvons affirmer que notre approche s’inspire à la fois de la systémique comme approche des phénomènes sociaux, de l’interactionnisme symbolique développé par Herbert Blumer (1986), mais aussi de la psychologie sociale – plus particulièrement à partir des travaux bien connus d’Erving Goffman (1974) sur les rites d’interaction. En gros, notre but n’est pas d’expliquer les phénomènes de conflits institutionnels sur une logique psychologique ou même psychanalytique, dans la mesure où ces types de logique n’apportent, selon nous, pas grand-chose à l’explication de processus qui dépassent l’individu. Pour être plus clairs, notre approche part du principe que beaucoup de trésors et d’explications se nichent dans la communication elle-même. Comme le précisaient en leur temps Paul Watzlawick (1979) et ses collègues de l’école de Palo Alto, nous ne pouvons pas ne pas communiquer  : on sait bien que même lorsque quelqu’un nous fait la tête et refuse de nous parler, cela signifie déjà quelque chose sur sa façon de nous considérer et sur un ressenti par rapport à un événement particulier  : on peut faire la tête pour des tas de raisons, mais la rupture de communication est déjà, en elle-même, une forme de communication puisqu’elle continue de faire circuler des messages. Notre vision de la communication n’est pas celle de la tarte à la crème que l’on nous rabâche à longueur de temps  : il ne s’agirait pas, en effet, de dire que « tout est communication parce que

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nous vivons dans un monde d’hypercommunication ». La communication est tout simplement l’une des bases du vivant, pour des besoins très précis ou pour le plaisir de se sociabiliser. Nous vivons simplement dans une époque où les modes de communication sont en train de radicalement modifier les relations sociales, mais cela ne signifie pas pour autant qu’il y a plus ou moins de communication qu’avant  : nous continuons d’être tou�tes « jeté�es » les un�es avec les autres dans des environnements socialement construits, avec des codes et des outils plus ou moins bien partagés et des envies qui peuvent diverger d’un individu à l’autre. Il ne s’agirait pas non plus de dire que « bien communiquer » résout tous les problèmes. Que les choses soient claires  : le but de cet ouvrage, encore une fois, n’est pas d’offrir une méthode susceptible de résoudre les conflits ou les problèmes de communication  : d’ailleurs, si une telle méthode magique existait, nous n’aurions même pas besoin d’écrire le présent ouvrage. La communication entre individus (ou interindividuelle) dépend de tant de paramètres qu’il serait présomptueux de pouvoir prétendre donner des solutions toutes faites. Nous sommes tou�tes sujet�tes à des humeurs, des moments d’envie ou d’angoisse, des pensées qui se perdent ou des engagements moraux  : il se peut donc qu’une « recette communicationnelle », pour le dire vite, puisse marcher un jour et pas l’autre, tout simplement parce que nous ne sommes pas dans la disposition mentale pour accueillir cette recette. Pour le dire autrement  : il y a des jours où on n’a pas envie de faire d’effort pour résoudre des situations, pour s’engager sur des valeurs ou pour d’autres choses encore. Nous le savons, la vie individuelle et sociale est riche d’une multitude d’humeurs par lesquelles nous passons, et c’est précisément ce qui en fait la richesse et la complexité (Wagener, 2012). Notre philosophie est simplement la suivante  : tous les êtres vivants sur cette planète communiquent afin de s’organiser socialement, transmettre des informations, se reproduire ou trouver de la nourriture, par exemple. Les êtres humains ne font pas exception à la règle et si nos modes de communication sont extraordinairement diversifiés, nous ne sommes pas toujours en capacité d’en percevoir toutes les finesses. En effet, le cerveau est ainsi fait que, s’il peut capter un certain nombre d’informations, il ne peut pas cognitivement les porter toujours à notre pleine conscience. On peut donc passer à côté d’un nombre important d’éléments contenus dans la communication, mais cela ne nous empêche absolument pas de vivre. En revanche, lorsque nous rencontrons une situation conflictuelle ou problématique, il devient intéressant de se pencher sur la partie immergée de l’iceberg, alors même que nous avons pour habitude de charrier avec nous les parties simplement émergées de l’iceberg, sans toujours nous rendre compte de ce qui se passe sous la surface de l’océan.

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E x p re s s i o n s d e l a c o m m u n i c a t i o n h u m a i n e Nous partons du principe qu’il existe, grosso modo, trois modes d’expression de la communication pour les êtres humains, du point de vue des interactions entre individus (nous pourrions également prendre en considération l’expression artistique ou la symbolique, mais nous préférons d’abord nous focaliser sur ce qu’on appelle les « matériaux conversationnels », pour reprendre les travaux de Catherine Kerbrat-Orecchioni (1998))  : • le matériel verbal, qui comprend tout simplement la langue des individus, les mots sélectionnés et leur sens donné en fonction du contexte ; • le matériel paraverbal, qui regroupe littéralement tout ce qui se trouve « autour » du verbal, à savoir la voix, le rythme, l’intonation, le ton, le volume de la parole ; • le matériel non verbal, qui embrasse tout ce qui est en dehors du verbal, soit les gestes, les mimiques faciales, les jeux de regards, les postures, etc. Le premier constat est le suivant  : nous faisons passer énormément de choses à travers ces trois matériaux conversationnels. Deuxième constat, et non des moindres  : si les statistiques sur les matériaux non verbaux ou paraverbaux leur donnent une importance relativement importante par rapport au matériel verbal, nous accordons souvent plus d’importance à la langue. Troisième constat, pour terminer  : si nous apprenons notre langue maternelle à la maison et à l’école, nous sommes socialement très peu conscient�es du pouvoir des matériaux paraverbaux et non verbaux dans la communication, alors même que nous y sommes pourtant sensibles. Par exemple, les fameux  : « Tu as vu sur quel ton il m’a parlé » ; « Elle m’a lancé un regard noir » ; « Il avait une posture fermée » ; « Tu peux baisser d’un ton » ; « Elle m’a parlé avec un air menaçant », etc. Nos lecteur�trices auront sans doute encore des dizaines et des dizaines d’exemples possibles, mais il est clair que nous sommes très sensibles non seulement à ce qu’on nous dit, mais notamment à la manière dont on nous le dit. A partir de là, nous pouvons en déduire la chose suivante  : la communication n’est pas seulement la circulation d’informations entre deux ou plusieurs individus, mais représente un véritable mode d’expression, tant nous pouvons utiliser des styles différents pour faire passer des messages  : de l’ironie à la menace, en passant par la persuasion, le débat, la conviction, la manipulation ou la séduction, tout peut permettre de transmettre une information susceptible de modifier le comportement de son interlocuteur�trice. Bien évidemment, le but de notre livre n’est pas de produire un guide de manipulation quotidienne à l’usage d’individus mal intentionnés, mais plutôt de rendre les lecteur�trices sensibles et alertes à propos des messages qui peuvent circuler autour d’elleux, dans la mesure où la façon dont les choses sont dites peut avoir un réel impact social,

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voire politique, sur le monde et sur notre environnement immédiat, y compris professionnel. Si nous ne sommes pas nécessairement conscient�es des messages que nous faisons passer et de notre façon de dire les choses, nos modes et nos styles de communication ne sont que rarement innocents et disent des choses de qui nous sommes, de ce en quoi nous croyons et de la façon dont nous envisageons les relations aux autres. Situations sociales Ainsi donc, en plus des façons de parler qui nous sont propres et qui sont nécessairement le fruit d’influences diverses (humeurs du moment, éducation familiale, milieu socio-professionnel, accès à la culture, centres d’intérêt, etc.), la communication se déroule selon cinq pôles qui correspondent à notre mode d’expression individuelle et à la situation sociale dans laquelle nous nous trouvons au moment où nous parlons. Qu’il s’agisse d’une conversation avec nos collègues au travail, avec les membres de notre famille, avec nos ami�es ou avec notre supérieur�e hiérarchique, nous disons différentes choses de différentes façons, en positionnant l’expression de nos messages autour de cinq grands axes de modulation  : • un axe de verbosité, qui va de comportements faiblement communicatifs (silences, mots choisis précisément) à des comportements fortement communicatifs (volubilité, évitement du silence) ; • un axe de coloration, qui se divise en trois binômes  : le parler « beau » ou le parler « grossier » (art de la communication), le parler « vrai » ou le parler « faux » (réalité de la communication) et le parler « direct » ou le parler « indirect » (cheminement de la communication) ; • un axe de rapport interpersonnel, qui va de comportements de forte distance (par rapport à ses proches ou à ses collègues, avec des termes d’adresse comme « vous » ou peu de contact physique, par exemple) à des comportements de forte proximité (introduction du « tu » avec plus de contact physique, par exemple) ; • un axe d’éthos relationnel, qui va d’un comportement à forte sensibilité hiérarchique (avec une prise de conscience forte des personnes audessus ou en dessous de nous) à des comportements à forte sensibilité égalitaire (prise de conscience forte d’une nécessité de symétrie sociale directe, par exemple) ; • un axe de politesse, enfin, qui va de la politesse négative (déranger le moins possible) à la politesse positive (faire des cadeaux ou des compliments), tout en y incluant la manière dont on tente de préserver son propre territoire et le territoire des autres.

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En effet, lorsque nous évoquons la politesse, il ne s’agit absolument pas de donner des indications sur la façon dont il faudrait ou pas se comporter en société, loin de là. La politesse n’est pas simplement cet étalage de codes et de rites que l’on nous enseigne lorsque nous sommes enfants, mais tout simplement la façon dont les individus tentent de mettre un peu d’huile dans les rouages des rapports sociaux ; nous nous référons ici simplement au concept tel que développé par Penelope Brown et Steven Levinson (1987). Dans un sens, nous avons chacun�e notre façon bien à nous d’être poli�es, c’est-à-dire de cultiver une forme d’harmonie et d’équilibre dans les relations sociales, même si cette façon est nécessairement structurée socialement – et donc, fort heureusement, susceptible d’être remise en question à tout moment. Appliquer la politesse ne veut pas dire, cependant, que nous sommes tou�tes les garant�es (voire parfois les complices) d’un ordre établi qu’il ne faudrait jamais remettre en question. De fait, la réalité des interactions sociales nous montre bien que parfois, même avec la meilleure volonté du monde, les choses peuvent déraper et des désaccords peuvent se faire jour. Fort heureusement, comme nous le verrons plus loin, l’émergence de ces désaccords est en fait le signe d’une vie collective saine, riche et créative. Mais lorsque ces désaccords surviennent et impactent de façon immédiate notre vie personnelle, professionnelle ou citoyenne, nous n’avons pas toujours les mots pour expliquer ce qui est en train de se passer et pourquoi ces impacts surviennent de façon aussi importante, parfois. Les travaux de Goffman, repris plus tard par Brown et Levinson, indiquent que chaque individu disposerait de deux faces socialement impliquées, ce qui pourrait expliquer les sensations que nous pouvons avoir lorsqu’un désaccord se fait jour  : • la face négative, qui regrouperait les territoires du « moi » (le corps, notre espace immédiat, notre propre temporalité et notre histoire, nos biens matériels, nos connaissances et nos savoirs, etc.) ; • la face positive, qui engloberait quant à elle notre ego (c’est-à-dire l’investissement émotionnel de nos territoires propres), construite à travers les images et représentations que nous avons de nous-mêmes et que nous mettons systématiquement en jeu dans les interactions. Par exemple, pour un�e professionnel�le, la face négative pourrait être investie par l’histoire diplômante et formative de ce ou cette professionnel�le, alors que la face positive serait plutôt la façon dont iel investit son rôle social à travers une éthique de pratique précise, et qu’iel imagine devoir renvoyer aux autres – et souvent, surtout, à soi-même. Car au fond, nous sommes les premières victimes des désaccords et conflits que nous subissons, non parce que nous sommes réellement blessé�es par ce qui nous arrive, mais parce que nous percevons une menace de blessure potentielle. C’est très différent, puisque, dans les

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relations sociales à l’œuvre dans nos démocraties institutionnalisées, la violence est souvent plus symbolique que physique et s’exprime à travers des mots, des postures, des discours ou des règles. Mais en impliquant notre face positive dans ce que nous faisons, et dans ce que nous essayons de « bien faire », nous nous mettons sans arrêt en situation de fragilité. A vrai dire, la fragilité est la condition même de la vie sociale, dans la mesure où le fait de donner ou recevoir de la confiance implique une nécessaire forme de noble vulnérabilité. De surcroît, pour paraphraser le sociologue Raymond Boudon (1995), tout individu a toujours de bonnes raisons d’agir tel qu’iel le fait – non pas qu’iel soit nécessairement toujours dans le vrai lorsqu’iel agit, mais tout simplement parce qu’iel agit toujours en fonction d’un enchaînement logique de raisons (nous incluons également les émotions dans les raisons d’agir, mais nous y reviendrons plus tard). Ainsi, dans chaque interaction quotidienne, nous mettons en jeu (même de façon relativement anodine) nos faces négative et positive et les plaçons ainsi à la merci de deux types d’actions sociales identifiables, à savoir des actes potentiellement menaçants ou flatteurs – soit des actions qui nous font du mal ou nous font du bien. Si l’existence de ces actions prend forme à partir du moment où les destinataires les perçoivent, il n’en reste pas moins que les représentations de menace ou de comportements agréables sont socialement construites, diffusées et partagées. A partir de là, chacun�e co-construit la manière dont un acte va être interprété et dont il va circuler entre les individus. En fait, ce ne sont pas tant les actes et les comportements qui importent, mais plutôt les représentations que nous en avons – ou que nous décidons d’en avoir ou d’en garder. Ces représentations, il ne tient qu’à nous de pouvoir les modifier, les remettre en question ou d’en créer de nouvelles. C’est aussi pour cela que la systémique interactionnelle remet l’individu non pas au centre, mais au cœur du monde social et politique  : si les groupes peuvent agir et changer les choses, c’est d’abord parce qu’ils sont constitués de réseaux d’individus qui partagent des valeurs et acceptent, les un�es après les autres puis collectivement, de modifier leurs représentations. Certes, cela ne se fait pas nécessairement facilement, ni rapidement, mais cela permet de rendre les individus à la fois acteur�trices et auteur�es de leur existence et des conditions d’exercice de leur vie sociale, relationnelle, citoyenne, économique et professionnelle. C o n t e x t e s e t re l a t i o n s Pour pouvoir choisir de modifier nos représentations et d’agir vers le monde social dans toute sa complexité, nous devons cependant rester vigilant�es et conscient�es des mécanismes à l’œuvre dans les interactions.

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Pour mieux comprendre, utilisons donc un exemple simple, celui de la fenêtre à fermer pour cause de courant d’air ou de fraîcheur. Pour demander à quelqu’un de fermer ladite fenêtre, nous avons plusieurs manières d’exprimer la chose, hormis un impératif qui pourrait être perçu comme une agression potentielle (comme  : « Ferme la fenêtre  ! »)  : • de manière dite substitutive  : « Tu ne trouves pas qu’il fait un peu frais  ? » (on substitue une question à un ordre) ; • de manière dite accompagnatrice  : « Pourrais-tu fermer la fenêtre, s’il te plaît  ? » (on accompagne la demande par une formule de politesse). Mais ce n’est pas tout  ! Car en plus de ces deux procédés, nous avons le choix entre quatre types de marqueurs qui nous permettent de donner encore plus de variété à l’expression d’une garantie d’équilibre social  : • avec minimisateur  : « Je voudrais juste te demander de fermer la fenêtre » (on minimise la portée du propos) ; • avec modalisateur  : « I l me semble qu’il serait judicieux de fermer la fenêtre » (on apporte de la nuance à notre propos) ; • avec désarmeur  : « Je ne voudrais pas te déranger, mais pourrais-tu fermer la fenêtre  ? » (on essaie de désamorcer une situation potentiellement menaçante pour la relation ou l’individu) ; • avec amadoueur  : « Pourrais-tu être un amour et fermer la fenêtre  ? » (on apporte un compliment à la demande). Bien évidemment, l’emploi de ces procédés et marqueurs dépend du contexte. Difficile en effet, à moins d’avoir une relation particulièrement proche avec son ou sa supérieur�e hiérarchique, d’utiliser un amadoueur comme « Pourrais-tu être un amour et fermer la fenêtre  ? » afin d’arriver à nos fins  ! En effet, tous ces procédés de politesse, qui constituent encore une fois une véritable huile dans les rouages de l’harmonie sociale (nous insistons sur le fait qu’il ne s’agit en aucun cas de règles de bienséance), représentent en fait des stratégies de communication pour faire passer des messages précis, mais aussi préserver des images de soi et des autres. Evidemment, sans contexte, il est impossible d’aller au bout de notre analyse. En fait, toute interaction sociale, pour reprendre l’expression de Paul Watzlawick (1979), peut être définie comme une sorte de jeu ; il y a un certain nombre de coups à jouer, avec des règles relativement stabilisées que nous savons percevoir et utiliser, mais dont nous n’avons pas toujours pleinement conscience. C’est justement parce que nous n’en avons pas nécessairement pleinement conscience, d’ailleurs, qu’il nous arrive de nous retrouver piégé�es dans des situations que nous n’avions pas vu venir. Or, comme nous le savons, les jeux peuvent évoluer et les règles du jeu s’adapter en fonction des situations  : il ne tient qu’aux individus elleux-mêmes de le décider. Mais pour le décider, il faut agir

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en connaissance de cause, notamment en fonction des relations dans lesquelles nous sommes impliqué�es. Il faut d’abord avoir à l’esprit qu’il existe deux axes de développement des relations  : • la relation horizontale ; • la relation verticale. Ces axes déterminent la manière dont nous allons nous positionner par rapport à autrui dans une interaction. Par exemple, une relation parent�es/ enfants est horizontalement très proche (avec beaucoup d’affection, de proximité, a priori en tout cas), mais verticalement marquée (puisque les parent�es sont considéré�es comme se plaçant « au-dessus » des enfants, en tout cas jusqu’à un certain âge). Dans le monde professionnel, les choses sont plus structurées encore (a priori en tout cas  !), avec des relations verticales hiérarchisées et la possibilité de développer des relations de proximité horizontale entre collègues. De plus, chaque relation se déroule en fonction de deux types de contextes relationnels, qui indiquent ce qu’il faut savoir pour comprendre ou faire fonctionner la relation  : • le contexte relationnel externe, qui implique le cadre social dans lequel a lieu la relation (monde professionnel, famille, groupe d’ami�es), dans une société et à une époque données ; • le contexte relationnel interne, qui est notamment constitué de l’historique de la relation, de ce que les individus ont partagé (qu’ils s’agisse de bons moments ou même de conflits). Mais dans une relation, comme nous le savons, rien n’est définitivement figé  ! L’ami�e d’hier peut devenir l’amant�e de demain et notre supérieur�e hiérarchique d’un jour peut devenir aujourd’hui notre simple collègue. Pour mieux comprendre les relations qui se jouent devant nous, il convient également de pouvoir bien identifier trois familles d’indices  : • le degré de connaissance des individus  : se connaissent-ils très bien ou peu  ? • la nature du lien socio-affectif  : s’agit-il d’ami�es, d’amant�es, ou bien de parent�es et d’enfants  ? • la nature de la situation communicative  : s’agit-il d’une situation informelle ou formelle  ? Sommes-nous dans un bar ou sur un lieu de travail pendant une réunion  ? Tout est possible, mais nous vivons dans un monde socialement tissé qui nous précède, que nous pouvons aider à changer, mais qui persistera après nous. Cela signifie que nous devons parfois composer avec des institutions (ou plutôt des positions institutionnelles), des environnements socio-éducatifs structurés, ou même des éléments plus « instinctifs » qui nous font choisir nos relations (on peut ne pas être sensible au charme de telle ou telle personne, ou tout sim-

plement ne pas « sentir » quelqu’un – encore une référence au non-verbal, d’ailleurs  !). Mais ce que nous oublions souvent, c’est que, dans une relation, tout est toujours complémentaire  : ce qui signifie que nous ne subissons jamais une relation, mais que nous en sommes toujours complices, même implicitement ou par notre passivité. Il ne s’agit d’ailleurs pas tant d’un constat politique que d’analyses faites par la psychologie sociale, qui explique d’ailleurs souvent la culpabilité que les victimes de violence ressentent, précisément parce qu’elles sentent qu’elles auraient pu faire quelque chose ou qu’elles ont accepté ce qu’il s’est passé – bref, qu’elles y ont participé. En considérant les relations de manière systémique, nous constatons très vite que le sentiment de fatalité que nous ressentons parfois n’est en fait qu’un leurre socialement installé et diffusé de manière tout à fait efficace ; certes, tout ne peut pas être changé de façon drastique du jour au lendemain, mais nous pouvons d’ores et déjà avoir à l’esprit que si les choses restent en l’état et que nous subissons une situation désagréable, c’est aussi partiellement (mais partiellement, seulement  !) parce que nous choisissons de ne rien faire, parce que nous avons peur des conséquences. Dans ce que nous allons désormais appeler un système interactionnel, toutes les parties du système participent à la mise en place et à l’équilibre de l’interaction ; il suffit souvent qu’une partie décide de modifier cet équilibre pour que les répercussions impactent clairement les autres parties. Et si la relation peut être réellement considérée comme la « terre d’émergence » du désaccord, c’est parce que c’est à ce niveau que tout se joue  : la relation concentre à la fois les humeurs, les environnements socio-éducatifs des un�es et des autres, les positions professionnelles et institutionnelles, les schémas sociaux, les possibilités économiques, l’accès à la culture et tout ce qui fait la richesse des échanges humains. Et pour comprendre la complexité de tous ces mécanismes, nous choisissons d’exposer ici le modèle systémique, rendu populaire notamment par les travaux du philosophe Edgar Morin (2001).

D E L A CO M P R É H E N S I O N D E S I N T E R AC T I O N S PA R L A S YS T É M I Q U E To u t e s t i n t e r a c t i o n  ! Tout est interaction et les êtres humains sont de l’interaction  : interaction avec les autres, mais aussi avec soi-même, afin de réfléchir sur ses propres actions et pouvoir choisir les comportements qui nous semblent les plus adaptés. Comme notre espèce est fortement structurée par les sociétés, autant qu’elle les structure, nous pouvons affirmer qu’une interaction, même anodine, est nécessai-

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rement une action socialement située (au sens de Max Weber (2003) – voire politiquement. Mais qu’est-ce qu’une action sociale  ? C’est avant tout une action qui fait sens pour celleux qui la produisent et celleux qui la reçoivent, et qui permet la circulation de sens. Mais pour qu’il y ait interaction, et donc action sociale, il faut que trois principes soient réunis. Ces principes, qui sont tout droit hérités de la pragmatique (une discipline philosophique et linguistique qui étudie les effets du langage et des actions sur les situations réelles), nous permettent de mieux cerner comment fonctionnent les interactions – que celles-ci soient équilibrées ou, au contraire, conflictuelles  : • Le principe de coopération (hérité des travaux de Grice [1979]) est sans doute le plus capital  : il indique que, pour qu’une interaction ait lieu, il faut que les individus coopèrent (le simple fait de vouloir interagir est déjà une marque de coopération – même lorsqu’il y a conflit, puisqu’on coopère à propos d’un désaccord  !) ; • Le principe de négociabilité (inspiré des travaux de Kallmeyer [1987]), qui explique que rien n’est jamais figé dans les interactions et qu’il est toujours possible de faire « bouger les lignes » entre les individus – c’est, par exemple, grâce à ce principe que l’on peut comprendre pourquoi une relation amicale peut évoluer vers une relation amoureuse ; • Le principe de réciprocité (basé sur les travaux de Lewis [1969]), indique quant à lui que toute interaction implique des effets sur chacune et chacun, dans la mesure où les décisions que nous prenons ont un impact sur nous-mêmes et sur les autres. Ces trois dimensions interactionnelles sont justement ce qui permet au système interactionnel d’exister. En effet, ce sont ces principes qui permettent la circulation du sens  : ils nous permettent de constater que nous avons beaucoup en commun, que nous pouvons faire évoluer ce commun ensemble et que les actions communes vont avoir des effets sur tou�tes les protagonistes de l’interaction. En gros, nous pouvons résumer la base du système interactionnel de la manière suivante  : Nous acceptons d’être ensemble dans une interaction sociale (donc de communiquer ensemble), en acceptant que cette interaction puisse évoluer et que cette évolution ait des effets sur chacun de nous, effets que nous nous devons d’accepter sans réserve, mais dont nous pouvons faire ce que bon nous semble.

Cette phrase pourrait presque ressembler à une charte d’engagement  : cette charte, nous la signons tacitement à chaque fois que nous parlons à quelqu’un et que nous nous jetons dans l’inconnu de ce que pourra nous procurer cette nouvelle interaction – nouvelle, même si elle a lieu avec des personnes que nous connaissons. Cette éthique de l’interaction est importante, car elle

implique une solide base de dialogue, quoi qu’on en pense ou qu’on ait envie d’en percevoir. Pourtant, malgré l’importance de la compréhension du fonctionnement des interactions sociales, c’est-à-dire de notre quotidien et de ses possibles retentissements sociaux, économiques et politiques, ce monde étrange reste purement intuitif et du domaine du « non-dit ». En effet, alors même que nous apprenons notre langue maternelle à l’école et que nous tentons d’en parfaire l’exercice, tout le reste de la communication reste totalement absent des cursus éducatifs ; c’est comme si le simple fait d’être humain�e nous permettait de tout comprendre, embrasser et maîtriser instantanément… alors que c’est loin d’être vrai. Que l’on soit bien d’accord  : notre but n’est pas d’expliquer qu’il y aurait une seule manière d’interagir et que cette manière devrait être apprise à l’école, mais simplement d’expliquer qu’il n’y a aucune sensibilisation ni aucune parole liée aux interactions dans notre éducation, alors même que celles-ci représentent tout simplement la base de notre vie quotidienne  ! L a f o rc e d u m o d è l e s y s t é m i q u e Revenons à notre modèle systémique. Pourquoi parler de système interactionnel  ? Et puis surtout, qu’est-ce qu’un système  ? Un système est un modèle explicatif qui tente de prendre en considération la complexité d’une situation, en intégrant ses variables et les interactions entre ces variables. On parle, par exemple, de système digestif, de système solaire ou de système bancaire, justement pour tenter d’en décrire la complexité et d’en permettre toute la diversité de comportements, de causes et d’effets. Ce modèle nous évite les analyses linéaires et figées, qui ont trop souvent tendance à mettre les gens et les situations dans des petites boîtes. En adoptant le modèle systémique, nous partons du principe que nous estimons que rien n’est jamais simple, que tout est évolutif et changeant et que la conservation de l’ordre ne peut être qu’une illusion, ou bien un simple état temporaire et fragile du système. En nous basant sur les travaux d’Edgar Morin (2001) (d’autres chercheurs ont largement contribué à la systémique, comme Ludwig von Bertalanffy [1973] ou Jean-Pierre Meunier [2003] notamment), plusieurs variables sont importantes lorsque l’on parle de système  : • Un système est toujours composé de plusieurs éléments. • Dans un système, ces éléments entretiennent des relations mutuelles. • Dans un système, ces relations mutuelles forment un tout auto-organisé. Ainsi, nous pouvons appliquer le modèle systémique aux interactions, et donc parler de systémique interactionnelle – ou de systèmes interactionnels –

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pour décrire les rapports sociaux. Un système interactionnel va être composé des variables suivantes  : • Plusieurs individus en interaction. • Des relations entretenues entre ces individus, même à partir de la toute première salutation. • Des relations entre individus qui forment un tout qui « vit sa vie » au gré des évolutions des individus et de leurs relations. • A partir de là, pour que le système puisse fonctionner correctement, celui-ci va être soumis à un certain nombre de contraintes – non pas qu’il faille imaginer notre modèle complexe comme un ensemble rigide, mais plutôt comme une sorte de matrice souple qui se situe nécessairement dans un espace-temps donné, et donc dans des contraintes minimales. • Ces contraintes ne sont pas des règles qui déterminent tout l’avenir de l’interaction, loin de là  ! Il s’agit simplement de données de base qui ont une influence sur la situation et sur la relation entre les personnes, mais ce sont les personnes elles-mêmes, bien sûr, qui choisissent de leur donner plus ou moins d’importance, de valeur ou de poids. Cela étant, cette importance, cette valeur ou ce poids sont nécessairement déterminés par l’histoire socio-éducative des individus et par les habitudes ou valeurs de la société ou du groupe auxquels iels appartiennent. Ainsi construit, notre système interactionnel peut fonctionner de manière dynamique, mouvante, évolutive et sans jamais se reposer sur un ordre établi inenvisageable dans une relation interindividuelle. D’une certaine manière, le système interactionnel constitue la molécule de la vie sociale, puisque c’est la multiplicité des systèmes, dans le temps et dans l’espace, qui va permettre de façonner les sociétés et les groupes sociaux et de les faire bouger à travers les différents moments qu’ils traversent et les représentations qu’ils créent et font circuler. A partir de là, nous avons un système interactionnel classique  : nous pouvons maintenant y faire circuler des messages entre les individus, soit de l’information. Et c’est là, au sein de la communication, que les choses deviennent importantes et délicates  : car c’est justement la production, la circulation et la réception de messages et d’information qui va pouvoir faire bouger le système et l’emmener dans des directions parfois insoupçonnées. Pour cela, il nous faut préciser que la circulation des messages (verbaux ou non  !) est systématiquement soumise à deux pôles contraires  : • le bruit, qui est en fait des perturbations qui empêchent la transmission du message ou le modifient (entre la production et la réception)  : il peut s’agir d’une simple « friture sur la ligne » ou d’une mauvaise interprétation d’un mot qui pourrait être considéré comme agressant ou potentiellement menaçant ;

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• la redondance, qui représente les répétitions que l’on peut retrouver dans les messages et qui permet de créer de la prévisibilité  : par exemple, le fait d’utiliser une langue commune permet de la redondance, et donc de la prévisibilité, en facilitant ainsi la transmission des messages. Evidemment, il y a à la fois du bruit et de la redondance dans tout message  : nous ne prenons pas toujours en considération l’intégralité d’une phrase, nous n’interprétons pas tou�tes les mots et les gestes de la même façon, mais nous partageons malgré cela des références qui peuvent être communes, ou une langue commune. Sans cesse sur le fil du rasoir, nous tissons quotidiennement la délicate toile de la communication avec nos congénères, en oscillant entre surprise et prévisibilité. De cette manière, rien n’est jamais donné dans les interactions, ce qui permet vraiment de considérer le système interactionnel comme un système vivant à part entière. L’o r g a n i s a t i o n s y s t é m i q u e d e s r a p p o r t s s o c i a u x Mais pourquoi ce besoin de prévisibilité et de redondance  ? Et pourquoi organisons-nous nos sociétés justement pour prévenir l’inconnu et tenter de l’éviter  ? Parce que nous nous retrouvons tout simplement en situation de stress quand une proportion trop importante de bruit se fait jour dans notre environnement ; et de fait, notre cerveau fonctionne de manière paresseuse et préfère se reposer sur des éléments déjà connus, pour aller plus vite dans le traitement de l’information. Ce phénomène, appelé « néguentropie », montre en fait que nous fonctionnons afin de dépenser le moins d’énergie possible. Ainsi donc, nous allons nécessairement nous attendre à ce que nous connaissons dans une situation sociale et nous pouvons avoir pour réflexe de fuir les situations inconnues, en restant avec notre famille, nos groupes d’ami�es ou notre milieu socio-professionnel. En effet, toute irruption de bruit ou d’inconnu va nous demander énormément d’énergie pour analyser, comprendre et construire une représentation d’éléments nouveaux, et pour les inclure ensuite dans nos vies. C’est pour cela que les phases de deuil, par exemple, sont si longues et demandent autant d’énergie  : nous devons faire avec une nouvelle information (l’absence d’un proche) et réorganiser nos connaissances, notre sensibilité et nos liens au monde en fonction de cette perte et de ce chagrin. Cela est d’autant plus vrai que l’un des principes de base de la systémique, à savoir l’auto-organisation, est à l’œuvre dans chacune de nos interactions  : c’est aussi pour cela que, parfois, nous ne faisons ni ne disons toujours ce que nous pensions faire ou dire. Pris dans le contexte de l’interaction, avec un but à atteindre, nous n’avons pas toujours le réflexe de « changer la donne » ou de dire ce que nous avons à dire de la façon dont nous le souhaitons  : la force auto-organisationnelle du

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système nous entraîne, dans un esprit d’économie d’énergie, et il nous faut donc mobiliser de l’énergie pour nous sortir des contraintes prévisibles de la relation. Faire bouger les choses est donc quelque chose de complexe (et non d’impossible). Nous agissons au gré d’habitudes de fonctionnement, qui sont faites pour nous rendre la vie facile mais qui peuvent nous faire persister dans des relations dysfonctionnelles, par exemple, ou dans des rapports de domination dont nous avons du mal à nous détacher. Bien évidemment, la force d’auto-organisation est avant tout une force positive, qui permet de créer de la prévisibilité, et donc de la sécurité – et nous avons toujours le réflexe de préférer ce que nous connaissons, même si c’est médiocre, plutôt que de nous risquer vers l’inconnu. L’herbe est toujours plus verte ailleurs, mais encore faut-il oser aller vers cet ailleurs – au risque d’être déçu�e, qui plus est  ! Si tous ces éléments nous entraînent autant et nous font parfois perdre de vue nos objectifs – ou, à tout le moins, nous persuadent de ne finalement rien changer –, c’est parce que nous sommes cognitivement construit�es pour traiter l’information rapidement, avec une économie d’énergie maximale. Il faut, par exemple, savoir que, du point de vue de la cognition, l’être humain qui se retrouve face à une situation inconnue tente immédiatement (sans le savoir consciemment et en un temps extrêmement réduit) de faire référence à d’autres situations analogues, afin de pouvoir réagir plus vite. Et c’est bien cette rapidité de réaction qu’il nous faut mobiliser  : dans des situations d’urgence (un�e ami�e qui se blesse, par exemple), la surprise et l’inconnu font irruption dans notre quotidien et il faut immédiatement réagir pour pouvoir faire en sorte que la blessure ne s’aggrave pas. Il en va de même pour les relations  : si nous nous retrouvons pour la première fois dans une relation professionnelle, nous allons vraisemblablement mobiliser des schémas hiérarchiques déjà connus afin de nous adapter plus vite (un schéma père/enfant peut-être, par exemple). Vi e s o c i a l e , é n e r g i e e t c o n f l i t s Pour Paul Watzlawick (1979), toutes ces informations et ces schémas prédéfinis (ou au moins partiellement prédéfinis) se retrouvent dans ce qu’il nomme un « réservoir stochastique », dans lequel nous puisons afin de donner plus de prévisibilité et de sécurité à notre vie sociale. Ainsi donc, par exemple, nous sommes tou�tes particulièrement au fait de la routine développée pour aller chez le boulanger  : une salutation, la commande du pain, le dépôt de monnaie, puis la salutation de sortie. Nous savons exactement comment réaliser cette interaction de base et nous n’y réfléchissons pas ; nous n’avons pas besoin de nous demander ce que nous allons dire – à moins de tomber amoureux de la boulangère ou du boulanger et de tenter de changer cette routine, le schéma social de cette inte-

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raction nous est quasiment automatique. C’est ce que Goffman (1974) appelle les rites d’interaction, qui sont socialement construits et ancrés, et donc réalisés de façon interindividuelle. Or, quand nous sommes face à une situation inédite, nous puisons malgré tout (et de façon non consciente, souvent) dans notre réservoir stochastique pour tenter de trouver la situation connue la plus proche et en extraire certains mécanismes, pour aller plus vite. Ainsi donc, ce réservoir contient également nos représentations, des versions de nos stéréotypes en action et toutes les idées reçues ou construites que nous avons sur le monde et les autres. Savoir que nous avons ce réservoir est une bonne chose  : savoir ce qu’il contient et comment ce contenu est formé en est une autre  !

En systémique, on part du principe que ces réservoirs stochastiques fonctionnent et nous permettent de gagner du temps et de l’énergie pour mieux réagir aux contextes sociaux ou relationnels dans lesquels nous sommes jeté�es. En d’autres termes, cette énergie circule au sein du système interactionnel et peut être investie de manière positive ou négative. Quoi que l’on fasse, cette énergie circulaire existe à partir du moment où un système interactionnel se forme. Car en se formant, les individus qui y sont libèrent de l’énergie pour interagir, tout en tentant d’en dépenser le moins possible. Ces énergies sont investies et se mettent à circuler, de façon rétroactive. Mais qu’est-ce que cela signifie  ? La circulation rétroactive implique simplement que, précisément, l’énergie circule en étant distribuée vers quelque chose. Elle existe, elle est là et doit être investie ; qui plus est, les individus peuvent faire le choix, à n’importe quel moment, de faire dévier cette énergie vers autre chose.

Prenons un exemple tout bête  : imaginons qu’un groupe d’ami�es décide d’aller à la campagne pour une activité quelconque, une sortie en canoë, par exemple. Cette sortie mobilise des énergies  : il faut organiser le week-end, s’occuper des canoës, répartir les équipes, pagayer, etc. Tout cela est mobilisateur d’énergie, et cette énergie est là, qu’on le veuille ou non  : il faut donc en faire quelque chose. Ajoutons maintenant une variable, et imaginons que l’un�e des ami�es ait, pour une raison ou pour une autre, du ressentiment vis-à-vis d’un�e autre ami�e par rapport à une question non réglée. Qu’on le veuille ou non, une partie de cette énergie collectivement distribuée (et je dis bien collectivement, même s’il s’agit d’un problème entre deux individus) risque d’être redirigée vers l’alimentation de ce conflit. Nous verrons plus tard comment cette redirection peut fonctionner, mais ce qui est clair, c’est que nous ressentons tou�tes ces énergies  : qui n’est jamais rentré�e dans une pièce, par exemple, en « sentant » que la « tension était palpable » entre certaines personnes  ? C’est justement parce que cette énergie existe et qu’elle se concentrait et se distribuait négativement en polarisant une force, une tension potentiellement explosive. Prendre conscience

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de la présence de cette énergie, qui peut parfois s’accumuler en un seul endroit (et c’est là tout le danger), c’est déjà être en capacité de prévenir les éventuels conflits ou désaccords – ou au moins être en capacité de mieux les gérer ou de les absorber lorsqu’ils surviennent. Et parfois, tout simplement, il est aussi bon que l’énergie accumulée puisse être libérée et exploser, afin de pouvoir faire table rase d’éléments déstabilisateurs et créer un nouvel équilibre relationnel. Comprendre que cette énergie peut être redistribuée, c’est aussi voir qu’il existe, en gros, trois stades de redistribution de cette énergie, ce qui peut soit entraîner un conflit, soit un moment de liesse, soit un moment de montée en désir, par exemple. L’intérêt est de comprendre ce qui se passe et d’être en capacité de pouvoir repérer ces trois stades bien distincts  : • premier stade, la fluctuation  : on commence à ressentir quelques « vagues » dans la redistribution de l’énergie et on commence à sentir que quelque chose de « déstabilisant » est en train de se produire, comme deux personnes qui commencent, par exemple, à monter un peu dans le ton et le volume de leur voix lors d’une explication ; • second stade, la nucléation  : c’est le moment où les énergies fluctuantes commencent à se regrouper pour former ce que nous appelons une « tumeur systémique », qui commence à concentrer de l’énergie et qui prend une place propre dans le système, comme si ces deux personnes commençaient à mettre des mots et à s’expliquer sur leur désaccord ; • troisième et dernier stade, l’amplification  : la tumeur se met à grossir et prend le risque de gangréner le système interactionnel jusqu’à l’éclatement de ce dernier, avec, par exemple, l’amplification du désaccord entre les deux individus, qui peut déboucher sur une franche engueulade. Evidemment, ces trois stades ne sont pas irréversibles  : il est parfois préférable de laisser un système aller jusqu’à l’éclatement et parfois meilleur de faire « redescendre la pression » entre deux individus, si cela menace d’autres buts du groupe. Encore une fois, ces trois stades ne sont pas négatifs  : si deux personnes se rencontrent et désirent se rapprocher physiquement, à un moment donné, la montée de ces trois stades se fait également sentir, jusqu’à éclatement du système pour l’irruption d’un nouvel équilibre, avec un rapprochement physique qui implique une redéfinition de la relation, par exemple. Mais la présence de ces trois stades ne répond pas à une question fondamentale  : alors que nous ne sommes pas toujours conscient�es de la présence de cette énergie, comment faisons-nous pour la gérer dans nos relations, soient-elles amicales, professionnelles ou familiales  ? Comment faire en sorte de prévenir des dérapages, ou même de les utiliser afin d’aller vers un nouvel état du système  ? En d’autres termes, comment faire en sorte que les changements que nous souhaitons initier, ou auxquels nous

souhaitons participer, puissent se faire en prenant en considération toutes ces informations  ? Si ces principes de systémique peuvent paraître complexes, c’est parce qu’ils ont aussi pour but de pouvoir mieux expliquer et prendre en considération la complexité ; et puisque nous partons du principe que les relations humaines sont complexes par nature et qu’il n’existe pas de recette toute faite pour expliquer le social, nous estimons que le modèle systémique peut répondre aux défis posés. Mais, comme nous l’avons dit, il s’agit maintenant de comprendre comment nous, en tant qu’individus, faisons pour naviguer entre ces différents éléments, et comment nous faisons pour exister malgré ces contraintes, en pleine conscience des choses – même si cela est aléatoire et dépend de plusieurs paramètres.

Q UA N D L E S I N T E R AC T I O N S D É R A P E N T Retour à la vie quotidienne Tout d’abord, si le modèle systémique est une construction théorique à la fois intellectuellement séduisante et pratiquement opérationnelle, il faut maintenant revenir au quotidien pour bien le comprendre. Nous sommes tou�tes régulièrement confronté�es à des situations qui ne se passent pas comme nous l’aurions voulu  : déceptions amicales, conflits qui nous surprennent, réunions professionnelles qui enterrent des sujets qui nous sont chers, relations qui nous donnent l’impression de nous emprisonner dans un fonctionnement particulier… De par notre humaine vulnérabilité, nous sommes tou�tes, plus ou moins régulièrement, confronté�es à ce type de désagrément. Parfois, les effets sont peu importants et nous passons tout simplement l’éponge ; parfois également, nous finissons par nourrir une réelle frustration qui finit par nous « bouffer » du temps, de l’énergie, voire du sommeil. Et comment faire, dans ces cas, pour bien identifier les enjeux  ? Comment faire, ensuite, pour tenter de trouver des leviers d’action en fonction du fonctionnement du système interactionnel  ? Et pour terminer, comment faire pour changer un état de fait qui nous insatisfait  ? Peut-on passer par des chemins progressifs de reconstruction, ou bien faut-il se résoudre à aller jusqu’au clash  ? Encore une fois, chaque situation est résolument unique, même si certains schémas peuvent être analogues et nous servir pour mieux comprendre – et, si nous avons de la chance, agir en fonction de ce qui nous est cher et de l’objectif que nous voulons atteindre, ce qui implique une certaine forme d’éthique. Pour mieux cerner les enjeux des situations dans lesquelles nous nous retrouvons, il faut d’abord se rendre compte que, contrairement à ce que l’on pourrait penser, toute action sociale implique nécessairement un comportement politique.

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Cela ne signifie pas, bien sûr, que tout comportement est militant ou engagé  : il s’agit simplement de la présence continuelle de portées politiques de ce que nous faisons et disons, d’un simple point de vue pragmatique. Lorsqu’un comportement est perçu ou vécu comme politique, il a souvent pour effet de poursuivre un but qui est chargé de cibler l’ordre social, soit en changeant son équilibre, soit en faisant tout pour le maintenir. De cette façon, et de manière totalement innocente (encore une fois, sans être « encartés »), nos comportements ont nécessairement une portée politique. Par exemple, ne pas « oser » répondre à un�e supérieur�e hiérarchique dans notre environnement socioprofessionnel, alors que nos valeurs nous intiment de le faire, est un comportement résolument politique  : ne pas répondre permet de maintenir un ordre social spécifique, avec une différence hiérarchique qui implique des représentations – et des comportements que nous nous interdisons. Comprendre cette portée, c’est précisément être en capacité de pouvoir, au besoin, réfléchir et agir pour modifier l’état du monde social ou du groupe social dans lesquels nous sommes ; c’est aussi en comprendre le fonctionnement pour mieux le vivre, le cas échéant. Prendre en considération la portée politique de nos comportements et de nos discours, même limitée, c’est aussi comprendre pourquoi certaines situations vont nous faire basculer en situation d’inconfort relatif. Comme nous l’avons détaillé plus haut, lorsqu’un désaccord se fait jour, c’est d’abord parce que nous avons perçu et interprété un comportement comme potentiellement menaçant pour nous, et donc comme éventuellement violent. Cette perception est propre à chacun�e ; nous sommes tou�tes plus ou moins sensibles à certains comportements en fonction de notre histoire biographique, de notre éducation, de notre origine sociale, de notre milieu professionnel, de notre accès à la culture et de notre position économique. Ces facteurs sont complexes et il est de la responsabilité de chacun�e, en tant qu’individu socialement situé�e, de pouvoir être capable, progressivement, de faire un bout de chemin pour mieux les connaître – et même les maîtriser, le cas échéant. Nos réactions ne sortent jamais de nulle part  : parfois, nous les subissons et nous retrouvons « entraîné�es par nous-mêmes » dans des situations qui nous dépassent, soit par inaction, soit par action excessive. Dans le premier cas, nous pouvons devenir complices ; dans le second cas, nous pouvons devenir d’inutiles agresseur�es. D e l a ré a c t i o n c o m m e s t r a t é g i e d ’a c t i o n Mais qu’est-ce qui nous fait réagir de la sorte, et qu’est-ce qui nous fait réagir tout court  ? D’après les travaux de Hanna Malewska-Peyre (1989), il s’agit avant tout de répondre à des stratégies identitaires, sur lesquelles nous reviendrons un peu plus

loin. En gros, lorsque nous percevons un comportement comme potentiellement menaçant, nous réagissons directement en développant la mise en place de mécanismes de défense, de manière quasi immédiate, et pas toujours consciemment. On a l’impression de se faire attaquer, donc on se défend  ! Pour cela, nombre de stratégies existent  : la riposte, la fuite, l’escalade, l’enfermement, etc. En fonction du contexte et de nos craintes, nous réagissons tou�tes de façon différente. Et c’est bien le problème  : si nous réagissons, cela signifie que nous n’agissons pas consciemment, mais que nous subissons quelque chose d’extérieur à quoi nous devons répondre. En gros, nous ne reprenons pas toujours en main la situation, mais nous nous contentons de nous adapter à la perception d’agression par la défense. Nous observons alors trois phases  : • la perception d’un acte potentiellement menaçant produit des sentiments désagréables (angoisse, dévalorisation, etc.) qui sont corrélés à une sensation d’abus de pouvoir (sur lequel nous reviendrons), ce qui invite à une réaction de notre part pour retrouver un état d’équilibre interne ; • ce faisant, nous produisons alors des répliques défensives (passives ou actives), consciemment ou non, toujours sur les bases systémiques que nous connaissons maintenant (y compris l’économie d’énergie), ce qui peut nous empêcher de réellement prendre du recul ou de la hauteur sur la situation ; • à partir de là, notre interlocuteur�trice peut aussi interpréter notre réplique comme une perception d’agression potentielle, et on transforme alors une interprétation isolée en un véritable cercle vicieux. Parfois, pour le bien de la relation, il faut justement entrer dans ce cercle vicieux et le faire exploser, pour justement changer la situation que nous connaissons par la portée politique de nos actes et de nos discours ; mais la plupart du temps, tout le monde se retrouve piégé à la fois dans les lois systémiques et dans ses propres conditionnements. Nous devenons alors les esclaves de mécanismes qui dépassent tout le monde, tout en reproduisant malgré nous des schémas socialement ancrés. En effet, même un mécanisme de défense peut être considéré comme socialement accepté, précisément parce qu’il ne fait que maintenir un ordre politique bien établi. E n j e u x d e p o u vo i r Mais quand les interactions dérapent, ce sont des zones de pouvoir qui émergent et se font jour, souvent sans même que les individus s’en rendent compte. Car si nous réagissons à un comportement que nous avons perçu comme menaçant ou agressant, c’est parce que nous le considérons comme une action qui empiète littéralement sur notre territoire (que ce territoire soit notre ego, notre aire

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d’influence amicale ou notre compétence professionnelle). Nous obéissons ainsi à une logique de territoire, ou plutôt de zone de pouvoir sur laquelle nous avons une certaine emprise –, ce qui nous sécurise. Avoir un territoire à soi, c’est se permettre d’avoir une zone de repli, une « base arrière » connue dans laquelle nous pouvons nous épanouir, nous ressourcer, nous rendre vulnérables sans craindre d’être menacé�es et développer nos activités, nos connaissances et nos envies. Mais ces territoires peuvent prendre des formes variables et parfois empiéter sur ceux des autres  : dans ce cas, nous assistons alors à une véritable « tectonique des plaques » au sein des interactions, qui peuvent parfois déboucher sur un séisme plus ou moins important. Si le pouvoir peut s’exercer, s’étendre ou rentrer en concurrence avec d’autres zones de pouvoir, c’est notamment parce qu’il se base sur ce qu’on appelle le statut. Nous pouvons le voir en fonction des différents pouvoirs évoqués ; nous actionnons tou�tes, plus ou moins (et parfois sans même le vouloir), des statuts, qui sont en fait des sortes de « jokers » qui charrient avec eux des représentations sociales. Nous pouvons jouer avec ces statuts, les invoquer en fonction de nos besoins, ou aussi les déconstruire pour faire valoir de nouveaux pouvoirs (dans la traditionnelle division entre employé�es et employeur�e, par exemple). En fait, pour reprendre les travaux de Stewart Clegg (1989), le pouvoir n’est pas du tout une donnée brute, mais un réel processus interactif qui peut évoluer au fur et à mesure des interactions et des intérêts des individus ou des groupes. Il n’y a de pouvoir que parce qu’il y a des relations entre des individus, et que ces relations nécessitent un investissement riche et complexe pour pouvoir exister et évoluer. Ainsi donc, le pouvoir est soumis aux mêmes principes que les interactions  : il s’établit sur la base d’une forme de coopération, il est tout à fait négociable et implique des effets réciproques. Pour Gabriel Moser (1994), lorsque les relations dérapent sur base d’une perception d’abus de pouvoir, il n’en reste pas moins que, pour qu’une personne exerce un pouvoir sur une autre personne, il faut que cette dernière reconnaisse qu’il y a exercice de ce pouvoir et le reconnaisse comme valide. En d’autres termes, lorsque les conflits émergent dans les relations, nous sommes bien dans la métaphore du « ring de boxe »  : certes, des individus entrent en désaccord et s’opposent, mais ce faisant, iels acceptent tou�tes deux de monter sur le même ring et d’accepter les règles de base des interactions. Ainsi donc, on n’est jamais la « victime » unilatérale d’un conflit  : comme dans toute interaction, à visée bonne ou mauvaise, il y a des co-auteur�es. Pour Moser, dans les relations de pouvoir, il faut toujours nécessairement considérer trois facteurs importants  : • il faut que la personne détentrice du pouvoir possède des ressources et en contrôle l’accès (et cela fonctionne pour tout type de pouvoir  : res-

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sources de savoir, de savoir-faire, ressources familiales et émotionnelles, sociales, professionnelles ou économiques, etc.) ; • le pouvoir lié à ces ressources peut fonctionner uniquement si les autres individus qui le subissent valorisent la ressource en question ; • il existe toujours des sources alternatives qui permettent de se procurer les mêmes ressources. Petit exemple anodin, mais révélateur  : lorsqu’un enfant demande quelque chose à l’un�e de ses parent�es, il peut avoir tendance à le demander à l’autre parent�e après avoir essuyé un premier refus. Cette attitude (surtout si l’un�e des parent�es répond « non » et l’autre « oui ») peut générer un désaccord entre les parent�es – et permettre à l’enfant d’avoir réussi à obtenir ce qu’iel voulait (un objet, une permission, etc.) auprès d’une source alternative pourvoyeuse de la ressource. Dans cette optique, sans statut ni ressource, le pouvoir ne peut s’exercer dans les relations ; il est donc toujours très important de bien identifier  : • le statut de la personne qui exerce le pouvoir ; • le statut de la personne qui le subit ; • les ressources qui provoquent l’exercice du pouvoir ; • les éventuelles sources alternatives de ces mêmes ressources. Mais pour qu’il y ait réellement un désaccord, voire un conflit, il faut en fait que la personne qui subit normalement l’exercice du pouvoir, aussi subtil et anodin soit-il, refuse cet exercice. Mais ce refus sera différent et pourra même se manifester par des formes relativement douces. Pour Thomas Wartenberg (1990), même une simple forme d’influence (comme la conviction de quelqu’un�e, après avoir discuté, ne serait-ce que pour choisir un film à aller voir entre ami�es) représente une forme de pouvoir. Il faut bien ici garder à l’esprit que l’exercice du pouvoir fait partie des relations sociales et qu’il n’est pas nécessairement mauvais en soi, au contraire ; distribuer des zones de pouvoir, en fonction des métiers par exemple, permet de distribuer les spécialisations des un�es et des autres – car tout le monde ne peut pas tout faire. Se rendre, par exemple, dans sa boulangerie, c’est accepter de conférer à une tierce personne le pouvoir de faire et vendre du pain dont on a besoin. Ce pouvoir est tout à fait géré socialement, il ne représente a priori pas une menace énorme pour les individus et il permet de structurer et d’assouplir la vie sociale. Toutefois, il est important de garder à l’esprit que rien n’est immuable dans les relations. Comme le pouvoir est un processus, nous disposons tou�tes de ce que Wartenberg appelle les « alternatives d’action », qui nous permettent de modifier le pouvoir, le contourner ou le retourner. Ces alternatives sont nombreuses, et c’est précisément ici que le théâtre-forum (ou en tout cas sa pratique), dans son esprit, rencontre les travaux scientifiques sur les interactions  : oui, les alternatives d’action sont possibles, tout simplement parce que tout est toujours

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dynamique et que rien n’est jamais figé – même si on peut avoir l’impression, à tort, que les choses ne peuvent pas évoluer et sont faites pour rester comme elles sont  ! Si les interactions dérapent, c’est parce que (il faut ici le rappeler), il y a perception de menace de la part d’un individu – et donc perception d’exercice abusif de pouvoir sur son territoire propre. Mais ce que révèle aussi cette perception, c’est tout simplement la divergence d’intérêts entre les individus, à un moment donné de la relation. Quand on n’est plus « sur la même longueur d’onde », le désaccord émerge de façon assez naturelle et nous oblige à revoir ce que nous voulions ou devions faire ou dire. R i c h e s s e d e s re l a t i o n s h u m a i n e s Tout cela nous rappelle finalement que c’est bien la relation, en tant que telle, qui représente la « terre d’émergence » du désaccord. C’est ici que tout peut se jouer – et aussi que tout peut se résoudre ou définitivement dégénérer. D’après Frédérique Lerbet-Séréni (1994), si la relation est aussi importante dans les interactions (et dans leurs dérapages potentiels), c’est parce qu’elle représente un élément à part entière du système interactionnel. En d’autres termes, on ne peut pas comprendre les relations si on ne tient pas compte, tout simplement, des images que nous avons de la relation en cours. La relation de couple est en cela plutôt éloquente  : parfois, deux personnes dans un couple peuvent se retrouver piégées dans ce qu’on appelle une « boucle récursive », soit un véritable cercle vicieux qui se reproduit sans cesse. Dans ce cas, on peut remarquer que l’on se dispute à propos des mêmes sujets et que ceux-ci peuvent « revenir sur la table » même si le sujet de dispute initial n’a rien à voir. Dans ce cas, ce sont les deux individus qui tentent de confronter leurs visions de la relation ; comme pour un jeu de puzzle mal exécuté, lorsque deux pièces ne se correspondent pas, on fait en sorte de forcer – ce qui peut amener à des frictions. Que la relation soit récente ou dispose d’une longue histoire, nous sommes constamment en train de vérifier que nos représentations de cette relation sont bien en concordance  : on essaie donc simplement de valider nos images du monde et nos hypothèses sur le monde. Pour faire court  : si nous ne « sentons pas » quelqu’un, sans avoir de raisons préalables de ne pas apprécier cette personne, nous aurons nécessairement tendance à trouver des raisons qui valident a posteriori notre présupposé. En d’autres termes, contenu des messages, historique de la relation, représentations sociales et représentations individuelles sont tou�tes intrinsèquement lié�es. Mais les choses seraient peut-être trop simples si nous pouvions attribuer les désaccords ou les conflits uniquement aux simples représentations sociales, enjeux de pouvoir ou perceptions d’agression. Parce que nous ne sommes pas

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non plus que des créatures pétries de stéréotypes, de mécanismes paranoïaques ou d’envies de domination  ! En tant qu’êtres humains, si nous pouvons être aussi vulnérables face aux conflits, c’est surtout en raison d’un phénomène très simple et nécessaire à toute vie sociale  : la reconnaissance. Développé notamment par le philosophe allemand Axel Honneth (2013), le principe de reconnaissance est, selon lui, à la base de toute relation sociale, quelle que soit sa portée ou son degré d’intimité. Ce principe de reconnaissance prend appui tout simplement sur l’intersubjectivité, qui indique que, dans toute interaction, il y a deux sujets propres, dotés de rationalité, d’intentions et d’émotions, qui s’investissent et prennent part au monde social. En fonction du contexte et de la situation d’interaction, cette intersubjectivité permet une reconnaissance minimale de l’un�e et de l’autre, au moins comme partenaire d’interaction potentiel�le ; je reconnais bien l’autre comme un être humain comme moi, avec lequel je suis en capacité de communiquer et d’échanger des informations. A cette reconnaissance fondamentale s’ajoute une reconnaissance sociale aux multiples facettes, qui change en fonction des contextes. Mais cela va encore plus loin, puisque l’institutionnalisation des pratiques conduit à la création de processus de reconnaissance qui transforment les sociétés sur la base de valeurs morales. Pour le redire plus simplement, cela signifie que la reconnaissance est socialement instituée, qu’on le veuille ou non  : d’une certaine manière, la politesse est une façon de pouvoir « mettre en musique » cette reconnaissance à un petit niveau, celui de la vie quotidienne. Mais nous savons tou�tes que ce « petit niveau » peut révéler nombre de blessures ou de perceptions d’agression  : si vous rentrez dans un magasin, que le vendeur ou la vendeuse vous salue et que vous ne répondez pas, vous risquez de lui envoyer un mauvais signal quant à la façon dont vous considérez son métier. Et à l’inverse, vous pourriez aussi interpréter ce bonjour comme une intrusion et une perception d’agression, en vous représentant le vendeur ou la vendeuse comme quelqu’un qui veut vous « forcer la main » pour acheter un article. Tout est possible, en fonction du contexte et des personnes en interaction  ! Cependant, outre le processus de pouvoir, c’est bien au niveau de la reconnaissance mutuelle que se jouent les désaccords. En somme, nous pouvons même partir du principe que les interactions dérapent en fonction de trois paramètres, avec un besoin de rétablissement d’équilibre interactionnel  : • une perception d’un défaut de reconnaissance (quel que soit le degré de cette reconnaissance, du point de vue de la vie quotidienne ou de la reconnaissance de la qualité professionnelle, par exemple) ; • simultanément, une perception de menace ou d’agression potentielle interprétée comme telle, puisque la reconnaissance que l’on estime être élémentaire n’est plus assurée ;

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• ces deux défauts (menace d’un territoire personnel et perception d’un défaut de reconnaissance de ce fait) vont donner lieu à une perception d’abus de pouvoir ; • cette perception va entraîner une ou plusieurs réactions (mécanismes de défense) afin de rétablir l’équilibre attaqué à la suite d’une perception d’abus de pouvoir. Pour Honneth, si la reconnaissance est institutionnalisée notamment au travers de trois principes (l’amour, la justice et la solidarité mais nous préférons renvoyer le lecteur aux lectures adéquates, dont celles proposées en bibliographie), c’est parce que l’intersubjectivité reste l’élément déclencheur de tout cela. Les êtres humains sont obligés de vivre ensemble, ce qui permet de provoquer tout une constellation d’enrichissements mutuels – et aussi de risques de conflits, qui peuvent eux-mêmes devenir source d’enrichissement. Assumer l’importance de l’intersubjectivité, c’est reconnaître la place centrale de la relation, et donc le besoin de dialogue et d’engagement pour mieux comprendre et maîtriser les enjeux dans les rapports humains. De ce point de vue, l’intersubjectivité comme méthode d’action et d’analyse est capitale  : elle démontre que tout ce qui se passe se déroule entre les individus elleux-mêmes, dans une dynamique d’interaction et de négociation perpétuelle. Nous nous retrouvons ainsi constamment dans un entre-deux fluide, redéfinissable et dans lequel nous pouvons choisir de nous laisser entraîner plutôt que de nous arc-bouter parfois sur des stéréotypes ou des représentations qui ne vont pas toujours dans le sens d’une reconnaissance de l’humanité de chacun�e. Mais pour pouvoir comprendre les dérapages, en assumer les conséquences et mieux les vivre, il faut revenir sur le besoin essentiel de l’être humain en société  : le besoin de faire du sens.

A L A R E C H E RC H E D U S E N S E x p re s s i o n s d u s e n s Comprendre la manière dont les interactions fonctionnent et pourquoi elles peuvent déraper, c’est avant tout partir à la recherche de ce qui peut faire sens pour les individus ; en d’autres termes, c’est tenter de comprendre pourquoi une personne a pu interpréter un mot comme une agression, ce qui a fait « tilt » pour iel et à quel moment exactement iel a eu l’impression que l’ensemble de l’interaction dérapait. Partir à la recherche du sens, c’est faire une enquête pour trouver les indices, les responsables, les armes du crime, l’heure et le lieu pour bien comprendre ce qu’il se passe. Partir à la recherche du sens, enfin, c’est aussi accepter l’ontologique vulnérabilité des êtres humains et faire le deuil d’un découpage

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trop facile du monde, qui ne verrait d’un côté que des « gentil�lles » et de l’autre des « méchant�es ». Comme nous l’avons vu, en systémique (Wagener, 2019), c’est bien l’ensemble des individus qui participe au maintien d’un équilibre interactionnel  : s’il peut donc y avoir des responsables, il n’en reste pas moins que les torts sont toujours systématiquement partagés, même à des degrés divers. Chercher à savoir qui a raison est une perte de temps, dans la mesure où tout le monde pense toujours, a priori, avoir raison – tout en ayant l’impression d’avoir de « bonnes » raisons d’avoir raison. En revanche, comprendre ce qui fait sens pour les individus peut aussi permettre, ensuite, d’identifier des hiérarchies de valeurs qui guident nos actions et en soutiennent les impacts sociaux, économiques et politiques. Mais pour commencer cette enquête, il est important de pouvoir écouter ce que les personnes ont à dire de ce qui leur arrive. Et souvent, quand elles racontent une interaction qui a dégénéré, un désaccord ou un conflit, les mots pour le dire sont directement connectés aux émotions  : • « Je me suis senti humilié�e » • « Je n’ai pas apprécié la façon dont il m’a dit ça » • « J’ai trouvé cela inacceptable » • « Iel m’a vraiment mis en colère » • « J’ai perdu mes moyens » • « J’ai trouvé ça blessant de sa part » • « Cela m’a choqué�e » Il ne s’agit ici, bien sûr, que d’exemples de formules que nous avons tou�tes déjà pu dire ou entendre ici ou là, et notre objectif n’est pas d’en faire un dictionnaire, bien évidemment. Le but est surtout de souligner le fait que, quoi que l’on dise, quand on raconte quelque chose qui s’est bien ou mal passé, nous ne pouvons pas nous empêcher de retransmettre nos émotions et nos affects en même temps. Et c’est important pour le lien social que cela permet de tisser  : imaginez des récits purement objectifs, quasi robotisés et dénués de toute émotion. Cela rendrait les relations entre les êtres particulièrement fades… et ne permettrait pas de comprendre, de surcroît, la riche complexité de nos expériences quotidiennes. C o m p re n d re l e rô l e d e s é m o t i o n s Cependant, pourquoi cette omniprésence des émotions dans ce qui nous arrive  ? Est-ce parce qu’elles permettent de mieux raconter, ou bien sont-elles directement à l’origine des situations de désaccord  ? Pour Nico Frijda (2003), cela ne fait aucun doute  : les émotions sont liées à la cognition et nous permettent donc

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d’intégrer, d’interpréter et de transmettre des informations. Pour ce regretté psychologue, le rôle des émotions peut être envisagé de la façon suivante  : • les émotions peuvent être des états ; • ces états peuvent nous faire penser ou agir d’une certaine façon, sans nécessairement bien en cerner les conséquences possibles ; • elles modifient notre vie et nos relations aux autres ; • et surtout, les émotions sont en fait des états de motivation. Mais qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire  ? En quoi les émotions motivent-elles ou non notre rapport au monde ou aux autres  ? Pour un certain nombre de chercheur�es, la chose est plutôt simple  : ce sont les émotions, ou encore les affects, qui construisent et structurent notre rapport au monde. Depuis que nous sommes petit�es, nos liens avec les autres passent par le fait de ressentir et partager des émotions. Il en va de même pour l’apprentissage de tout un tas de choses, et notamment des compétences les plus élémentaires (comme la parole, par exemple)  ! Pour être même plus anecdotique, qui n’a jamais dit un jour qu’iel avait adoré ou détesté telle matière pendant son cursus scolaire parce que cela passait ou ne passait pas avec l’enseignant�e  ? Après tout, peu importe que ce soit l’enseignant�e qui soit à l’origine d’un dégoût pour une matière ou la matière qui soit à l’origine du dégoût pour l’enseignant�e ; il n’en reste pas moins que les deux sont liés et que ce sont les émotions que nous ressentons qui vont guider nos capacités d’apprendre de nouveaux savoirs – et donc de raisonner et d’argumenter de manière logique  ! Un tel constat ne veut pas dire qu’il faille laisser libre cours à ses émotions, ou que le moindre ressenti nécessite d’être exprimé sans aucun filtre ; socialement, nous avons tou�tes des stratégies qui nous permettent de savoir comment nous pouvons ou devons retenir ou libérer nos ressentis, de ce point de vue – d’autant que cela dépend singulièrement des individus. Mais comprendre le rôle singulier des émotions pour motiver nos décisions, c’est vraiment accepter de voir que nous avons en face de nous, en toute intersubjectivité, des êtres humains qui doutent, réfléchissent, analysent, réagissent et ressentent. Et en acceptant cela, il devient alors aussi possible d’en parler ouvertement, en essayant de poser (ou de se poser  !) les bonnes questions concernant les éventuels dérapages au sein des interactions  : • qu’est-ce qui m’a vraiment blessé�e  ? • est-ce que l’autre a pu également être blessé�e par quelque chose  ? • peut-on parler de nos ressentis pour mieux comprendre la nature de ce qui nous oppose  ? Toutes les questions sont bonnes, mais cela ne veut pas dire non plus qu’il faille sans arrêt tout analyser ; il ne faudrait pas que la recherche des émotions ou leur verbalisation nous empêchent d’agir ou de penser spontanément. Quoi que

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l’on fasse, il y aura toujours des situations où nous nous retrouverons emporté�es par elles – et ce n’est pas forcément une mauvaise chose, au contraire  ! Il est parfois bon de simplement « sortir ce qu’on a sur le cœur », tant que cela ne crée pas de situations de mise en danger d’autrui  : il est toujours possible ensuite d’éventuellement s’excuser ou d’en assumer pleinement les conséquences, bien sûr. Et c’est même parfois capital pour s’affirmer dans une situation où une relation de pouvoir serait totalement déséquilibrée  ! Ce qu’il faut vraiment garder en tête, en revanche, c’est que les émotions constituent la porte d’entrée dans le déclenchement et la compréhension des éventuels conflits – ou moments de bonheur, d’ailleurs. B e s o i n s d ’i d e n t i t é , b e s o i n s d e ré c i t Mais acter l’importance des émotions ne suffit pas  : cela ne permet pas de tout expliquer. Si tout se basait uniquement sur nos affects et sur ces états qui nous emportent et nous motivent, cela voudrait dire que nous sommes uniquement des individus purement sensibles et esclaves de ce qui nous traverse. Ce n’est pas le cas  : nous sommes surtout des êtres sociaux, et même nos émotions peuvent être « socialement construites »  : nous savons que la réaction face au décès de proches dépend des pays, et que certaines sociétés préfèrent la fête tandis que d’autres préfèrent la peine partagée. Ces variations existent parce que ce que nous ressentons et ce à quoi nous nous référons passent toujours par ce qu’on peut appeler des « filtres identitaires ». Quoi que l’on fasse, ce en quoi nous croyons ou ce que nous estimons être « la vérité » est nécessairement socialement construit. Cela ne veut pas dire non plus que tout est relatif ou que tout se vaut, car nous ne croyons pas à cette posture  : l’existence même des capacités cognitives et rationnelles humaines, communes à toutes les sociétés, montre bien que des dialogues sont possibles sur des bases communes à tou�tes, pour peu que l’on se donne la peine de passer au-delà nos filtres identitaires. Mais l’identité en tant que telle, cette identité chosifiée que l’on veut parfois nous faire avaler (qu’il s’agisse des institutions, des nations ou même des cellules familiales) comme une vérité ontologique, cette identité-là est un construit humain. Elle n’a donc de valeur que dans les limites de tout ce qui est socialement construit  : elle est issue d’un consensus, elle est évolutive et, surtout, elle doit être sans arrêt remise en question, en fonction des contextes et des natures des sociétés qui se succèdent, génération après génération. Mais si l’identité « en tant que telle », en tant que chose immuable, n’existe pas, il n’en reste pas moins que nous croyons qu’elle existe. Et c’est ce paradoxe qui met en dynamique les sociétés humaines ; nous nous construisons des prototypes d’identité afin de pouvoir nous baser sur des repères plus ou moins stables (ou

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stabilisants) lorsque nous évoluons dans notre vie quotidienne. Nous avons en effet besoin de raccourcis pour nous sécuriser – et, comme nous l’avons déjà dit, pour économiser un maximum d’énergie. Comme nous sommes à la fois fainéants et malins, nous partageons ces raccourcis cognitifs afin de faciliter notre lecture du monde et le partage de cette lecture. Ainsi donc, je peux être pris dans plusieurs processus d’identification dans une même journée. Pour pouvoir être pris dans ces processus d’identification, nous utilisons nos filtres identitaires ; sans nécessairement en avoir conscience, nous changeons de lunettes (et donc de regard  !) sur le monde et nous nous équipons pour mettre en scène ce qu’on attend de nous – ou plutôt, ce qu’on s’imagine que la société attend de nous  !

Si l’on en croit les travaux de Seyla Benhabib (2002), tous ces mécanismes complexes et riches sont possibles parce que nous naissons dans ce qu’elle appelle des « toiles de récits » qui nous précèdent. Cependant, nous pouvons décider de nous extraire de certaines toiles, d’en tisser de nouvelles ou de continuer de tisser la suite de toiles que nous connaissons déjà. Ces toiles peuvent être tantôt des carcans empoisonnants, tantôt de véritables aubaines d’épanouissement personnel ou social  : elles sont ce que nous choisissons d’en faire, quand bien même elles seraient socialement largement partagées. Le principe de ces récits, de leurs modifications ou de leurs ruptures, est que nous soyons conscient�es des conséquences qu’impliquent nos choix et que nous soyons en mesure de les assumer en toute connaissance de cause. Rompre avec un modèle de prototype identitaire, par exemple, peut exiger énormément de courage, ou même de s’exposer à la loi (on pense, par exemple, au prototype identitaire de l’homme hétérosexuel androcentré dans certains pays où l’homosexualité est punie par la loi – et dans d’autres pays où elle ne l’est pas, d’ailleurs). Tout dépend ensuite de ce que nous valorisons dans le récit que nous voulons construire de notre vie, et de ce que nous voulons inclure ou non dans notre biographie personnelle. En effet, au fond, toutes ces considérations sont avant tout question de biographie. Nous écrivons notre biographie, nous nous racontons une histoire à propos de qui nous sommes, d’où nous venons, quels problèmes nous avons résolus, quels démons nous avons à terrasser, quels rêves nous voulons poursuivre. Nous tissons chacun�e, jour après jour, le récit de notre vie dans notre tête – et ce récit est un repère structurant pour pouvoir avancer. Mais précisément, lorsque nous percevons une tentative d’agression, c’est ce récit de nous-mêmes que nous cherchons à protéger ; nos processus d’identification deviennent alors des bastions à défendre face à des agressions, et nous essayons de réagir en conséquence. Nous ne pouvons pas défendre notre identité, ni notre soi, puisque tout change en fonction de notre expérience quotidienne ; mais ce que nous pouvons

et voulons défendre, c’est la légitimité de notre croyance en cette expérience quotidienne intime et biographique et le droit à cette légitimité. C’est aussi pour cela que les réactions face à des agressions peuvent être aussi émotionnelles  : elles font bouger ce qu’il y a de plus profondément enfoui en nous, avec toutes les contradictions et les paradoxes que nous portons – et que nous essayons de faire cohabiter en dépit des contraintes quotidiennes. Qui plus est, nous avons à notre disposition une mémoire individuelle et aussi une mémoire sociale, que nous partageons tou�tes, en fonction des interprétations que nous donnons à notre expérience. C’est d’ailleurs cette mémoire qui nous permet de puiser, comme nous l’avons fait, dans nos réservoirs stochastiques pour pouvoir reproduire des comportements ou des routines sociales que nous maîtrisons ; mais c’est aussi cette mémoire qui va nous permettre de stocker des informations concernant des individus ou des situations pour les réutiliser plus tard – soit de façon automatique, par des comportements adaptés non conscients, soit par des stratégies. Par exemple, si j’ai eu une mauvaise expérience en avion, je risque de développer un sentiment de peur par rapport à ce moyen de transport ; la peur est une réaction naturelle de défense, basée sur une expérience sensorielle et cognitivement enregistrée. Du point de vue cognitif, donc, nous stockons cette information et la gardons en mémoire pour nous empêcher de revivre la même expérience désagréable. Il en va de même avec certains individus que nous fuyons ; nous ne les apprécions pas, nous gardons en mémoire cette expérience et nous allons donc réagir en fonction de cela. Et cela marche de la même manière si une personne nous a fait un mauvais coup ; nous pouvons choisir de réagir ou de stocker cette information en mémoire pour la réutiliser plus tard – pour nous venger, en quelque sorte. Tout cela dépend aussi d’un autre élément, que nous appelons le « confort cognitif ». E n t re c o n f o r t e t i n c o n f o r t Le confort cognitif est la raison pour laquelle nous reproduisons parfois les mêmes comportements ; nous pouvons avoir tendance à aller toujours vers ce que nous connaissons, quand bien même ce que nous connaissons serait mauvais pour nous. C’est évidemment le principe même des addictions (tabac, alcool, drogues, etc.), mais également des reproductions de comportements violents (violence sur conjoint�e, agressions sexuelles, pédophilie, etc.). Evidemment, le confort cognitif et la reproduction seuls n’expliquent jamais tous ces comportements (cela serait bien trop facile et la réalité est toujours infiniment plus complexe), mais ils peuvent en éclairer un certain nombre d’éléments. En fait, c’est précisément pour cela que nous avons parfois du mal à prendre du recul dans une situation ; nous pouvons avoir tendance à réagir de façon épidermique, par exemple, tout

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en sachant que nous ne devrions pas le faire, parce que nous sommes habitué�es à réagir de la sorte. C’est ça, le confort cognitif  : ce doux cocon d’automatismes qui peut nous empêcher d’aller au-delà de nous-mêmes et de changer ce qui mérite de l’être. Nous mettons ici le doigt sur l’un des problèmes qui survient lorsque les interactions dérapent  : les individus peuvent se retrouver piégé�es dans un cercle purement vicieux, parce que personne ne veut sortir de sa zone de confort cognitif – ou que personne ne sait comment faire pour en sortir sans se trahir. Ce sentiment de trahison est lié non seulement au confort cognitif, mais aussi à l’illusion de l’identité ; parfois, nous pouvons avoir l’impression que, si nous changeons de comportement, nous ne correspondrons plus à nous-mêmes, que nous risquons de nous travestir et de manquer à ce que nous sommes au fond de nous. Le problème, c’est qu’il y a n’a pas de fond, comme nous l’avons vu, mais juste un récit qui tente de faire sens de nous-mêmes et du monde  : cependant, c’est là que nous pouvons voir qu’il n’est pas si facile de changer de récit. Combien de fois avonsnous, par exemple, pu dire ou penser cette fameuse phrase  : « C ’est comme ça, je suis comme ça, on me prend comme je suis »  ? Les choses restent telles qu’elles sont uniquement parce que nous le voulons et que nous tenons à le graver dans le marbre – mais nous avons toujours la possibilité de modifier ce que nous sommes, avec, bien sûr, toute la dépense d’énergie que cela représente. En cela, les faux amis du changement pourraient être listés de la manière suivante  : • tendance systémique à l’économie d’énergie ; • confort cognitif en fonction des expériences et réactions déjà connues et interprétées comme telles ; • croyance en une identité propre qui serait à défendre, alors que nous ne sommes qu’engagé�es dans un processus identitaire dynamique en perpétuelle construction ; • sentiment de trahir notre propre récit biographique ; • impression que tout changement peut entraîner une nouvelle perception d’agression que nous nous infligerions alors à nous-mêmes, en n’étant plus fidèles à ce que nous pensons être. Ces pièges ne sont pas des obstacles immuables, mais nous pouvons tou�tes tomber dedans, parfois par simple désir de ne rien changer, parfois par automatisme. Et en soi, ce n’est d’ailleurs pas très grave  : il s’agit simplement d’avoir bien conscience de la portée de leurs conséquences possibles. Après tout, il s’agit d’abord de filets de sécurité utilisables en cas d’imprévu  ! Mais comment fonctionnent ces filets de sécurité et pourquoi, surtout, sommes-nous sensibles à certains mots ou certaines situations plus qu’à d’autres  ? Comme nous le précisions plus haut, la seule urgence de notre rapport aux autres, au monde et à nous-mêmes est avant tout de faire sens. Nous nous

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retrouvons jeté�es dans un monde pétri de contradictions, auxquelles répondent nos propres paradoxes, et notre mission, dans tout ça, est de pouvoir donner une cohérence en passant par des choses qui nous importent et d’autres qui nous importent moins. Nous sommes en fait relié�es au monde, aux autres et aux choses par des nœuds sémantiques soit, littéralement, des éléments qui nous « nouent » à notre environnement. C’est pour cela que certaines choses nous blessent, que d’autres nous rendent heureux�ses, et que d’autres encore nous laissent totalement indifférent�es. C’est comme cela que nous nous retrouvons « connecté�es » au monde, littéralement ; nous y sommes relié�es par ces points de rencontre, qui nous permettent d’interpréter et donner forme à notre expérience quotidienne. Ces nœuds sémantiques sont riches et complexes, et nous les relions justement pour construire notre propre toile de récit personnel. Les nœuds sémantiques en forment les intersections, et nous avons tou�tes des façons différentes de réagir par rapport à ces éléments ; s’ils font sens, c’est avant tout parce que nous en interprétons du sens, que nous en extrayons de la sève qui nous permet de donner de la cohérence et de la signification à notre existence et à notre environnement. Ces nœuds sémantiques peuvent osciller entre deux pôles, qui représentent des poids spécifiques  : • des nœuds sémantiques qui agissent comme des « ancres », dans le sens où ils nous enracinent dans le quotidien, qu’ils peuvent lui donner une certaine lourdeur (des sujets graves ou importants, par exemple) ; • d’autres, en revanche, qui agissent comme des « ballons », et qui nous permettent donc plutôt de prendre de la légèreté et de la hauteur par rapport à notre quotidien (c’est le cas pour des événements heureux, des retrouvailles entre ami�es, par exemple). Bien évidemment, un ballon peut devenir une ancre  : une consommation occasionnelle d’alcool entre ami�es, moment de convivialité et de légèreté par excellence, peut devenir régulière et individuelle et se transformer en addiction qui alourdit notre quotidien. L’inverse est également possible, bien entendu. Mais l’important est de pouvoir bien identifier ces nœuds sémantiques et de ne jamais sous-estimer leur pertinence  : ce qui nous paraît anodin peut être, au contraire, capital pour notre partenaire d’interaction  ! Cela est particulièrement vrai et réaliste dans les situations professionnelles ou économiques, où les enjeux de pouvoir ou d’intérêts en cours peuvent littéralement « écraser » des éléments relationnels qui peuvent paraître moins importants, mais qui font sens pour les individus et peuvent alors parasiter l’interaction en cours. N’oublions jamais que dans toute situation, quand quelque chose dégénère, c’est avant tout parce que la complexité des rapports humains fait que nous avons des différences d’interprétation sur le sens que nous donnons aux choses et que nous passons beaucoup (trop  !) de temps à nous battre

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pour imposer une interprétation plutôt qu’une autre. Encore une fois, toutes les interprétations ne se valent pas ; ce qui compte, c’est d’être en capacité d’engager le dialogue pour que la communication à propos de ces interprétations puisse se faire, et que des actions puissent ensuite être envisagées. Nous croyons précisément que la méthode initiée par la mise en pratique théâtrale répond à la complexité de la systémique interactionnelle (non pas au sens où elle serait inaccessible à la connaissance, mais au sens où elle traite de la complexité du monde, de ses interactions et de ses tissages) et à sa volonté de pouvoir embrasser et comprendre toute la diversité des relations humaines. Le but n’est donc pas de donner des solutions toutes faites pour répondre à tel ou tel aspect de la vie quotidienne, mais plutôt de donner des clés pour développer une sensibilité et une écoute par rapport à toute la finesse du sens tissé par les humains pour elleux et entre elleux.

Chapitre III

M É T H O DO LOG I E D’ E X PLO R AT I O N D E S P R AT I Q U E S

R E P È R E S P O U R L’ E X P LO R AT I O N Dans la plupart des cas, accompagner les professionnel�les se fait grâce à des ateliers d’analyse de la pratique ou de team building, par exemple. Dans le premier cas, souvent, l’analyse de la pratique peut avoir pour objectif de partager ensemble des techniques professionnelles précises, de mettre en commun un vécu, puis de tenter de trouver des « bonnes » pratiques – en faisant fi des contextes professionnels, souvent fluctuants et mouvants. A l’heure où les carrières professionnelles sont faites de ruptures, de réadaptations et de reconversion, une analyse qui entraînerait la construction de pratiques optimales nous semble dépassée. Dans le cas du team building, il s’agit souvent de construire un esprit d’équipe ou une identité collective, afin de motiver un groupe dans un environnement professionnel donné et de le faire réfléchir sur des projets. Ici encore, les réalités hiérarchiques, économiques, sociales et contextuelles impliqueraient de devoir sans arrêt construire et déconstruire les équipes, et les accompagner dans ce sens. Cette approche nous semble, là aussi, en décalage avec la réalité quotidienne de la vie professionnelle. Nous préférons parler, dans l’accompagnement que nous proposons, d’ateliers d’exploration des pratiques (ou AEP). Pourquoi ce terme, précisément  ? Nous adoptons surtout le terme d’exploration dans ce qu’il a de plus humble, de plus proche de la pratique professionnelle et de plus incertain, afin de partir très simplement du vécu des équipes. Au quotidien, nous sommes tou�tes dans une démarche d’exploration  : certes, nous pouvons nous connaître suffisamment pour compter sur nos compétences et nos attitudes, mais chaque situation professionnelle peut nous plonger dans un espace inconnu qui va nous demander humilité, sens de l’aventure et prise de risque. Le tâtonnement, l’acceptation collective de la vulnérabilité et la recherche en termes de pratique sont

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pour nous les valeurs cardinales des ateliers d’exploration des pratiques. Pour ce faire, nous utilisons des méthodologies comme le carnet de route, la cartographie des situations professionnelles rencontrées, la constitution en cordée du groupe accompagné, ou encore la mise en place des conditions d’émergence de l’intelligence collective. Nous préférons éviter l’analyse en tant que telle, dans le sens où il ne s’agit pas de cibler des pratiques, bonnes ou mauvaises, mais d’appliquer une approche compréhensive de toutes les pratiques, dans leur commune humanité. Pour mettre en place les ateliers d’exploration des pratiques, inspirés par la systémique interactionnelle et les méthodes du théâtre institutionnel dans leur grande diversité, nous fixons cinq principes importants  : • l’exploration des pratiques professionnelles à proprement parler ; • l’exploration des contextes, des rôles sociaux et des enjeux ; • l’exploration des mécanismes des interactions ; • l’exploration de ce qu’on dit à propos de ce qu’on fait, via la construction de nuages sémantiques ; • l’exploration dans un principe élémentaire de confidentialité, dans la mesure où rien de ce qui se passe en atelier ne doit en sortir, sauf si le groupe, à l’unanimité, en fait le choix. Nous allons bien sûr détailler le déroulement des ateliers plus loin au cours de cette partie, mais il nous semble utile de rappeler le fait que l’exploration se fait dans un esprit de récolte collective des pratiques, des attitudes, des émotions, des environnements et des objectifs de chacun�e. Résumons brièvement l’intérêt d’explorer ces territoires cités  : • Les pratiques professionnelles  : il ne s’agit pas seulement de techniques professionnelles, mais également de considérations éthiques, des réflexions liées à ces pratiques (en amont et en aval), des situations de pratique dans leur ici et maintenant et des difficultés liées aux dissonances entre la pratique imaginée et la pratique réalisée, par exemple. Plus que la pratique elle-même, c’est également la perception de cette pratique en situation qu’il convient d’étudier avec les professionnel�les. • Les contextes ou environnements  : nos choix professionnels, en termes de pratique, sont toujours mis en situation dans un environnement qui implique une institution professionnelle, les destinataires de nos pratiques (client�es, apprenant�es, usager�ères, collègues, etc.), des conditions socio-économiques spécifiques, un historique entre les professionnel�les ; en bref, tout ce qui fait la richesse et le terreau d’émergence de nos décisions professionnelles.

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• Les rôles sociaux  : dans une situation professionnelle (donc une situation sociale), nous jouons tou�tes un rôle spécifique. Que nous soyons la personne la plus ancienne de l’équipe, un�e directeur�trice ou un�e stagiaire, un�e ami�e et un�e collègue à la fois, nous revêtons plusieurs casquettes en fonction des situations et nous pouvons parfois convoquer plusieurs rôles à la fois pour asseoir notre pratique professionnelle et la réaliser. • Les enjeux  : chaque pratique professionnelle met en jeu des intérêts qui nous sont propres et qui ne sont jamais déconnectés de notre vie quotidienne ; enjeux de pouvoir, enjeux relationnels, enjeux de reconnaissance ou enjeux éthiques (pour n’en citer que quelques-uns) sont toujours présents et guident, d’une certaine manière, nos choix en matière de pratique professionnelle. • Les mécanismes des interactions  : grâce à la systémique interactionnelle, nous proposons non pas de nous focaliser sur la psychologie propre des individus, mais plutôt sur ce qui se passe dans l’entre-deux, c’est-à-dire dans la dynamique des interactions. Nous procédons en posant des questions élémentaires  : si un�e collègue est présenté�e comme un obstacle, il convient de poser la question du pourquoi. Nous ne prenons jamais parti, mais nous essayons de comprendre l’intégralité, autant que possible, des méandres des interactions dans lesquelles nous sommes tou�tes impliqué�es. • Les discours et représentations  : lorsque nous parlons de ce que nous faisons, nous en livrons simplement une représentation. Bien sûr, chaque représentation est légitime et se base sur des enjeux, des émotions, des intérêts et des connaissances qui nous sont propres. Cependant, ces représentations contiennent souvent des éléments invisibles à l’œil nu, qui nous permettent de comprendre ce que nous avons vraiment voulu montrer à travers telle ou telle réaction. Le seul accès que nous puissions avoir à ces représentations est le discours, dans la mesure où nous essayons de raconter ce que nous vivons en lui donnant du sens. Ces différents champs d’exploration sont directement en lien avec les méthodes du théâtre institutionnel, qui tentent de faire émerger le matériau qui sera ensuite étudié et proposé aux groupes via la systémique interactionnelle et la construction des nuages sémantiques. L’AEP (ou atelier d’exploration des pratiques), tel que nous l’envisageons, doit impérativement pouvoir se dérouler sur douze mois complets, grâce à la mise en place d’une séance tous les deux mois. Les groupes ne doivent pas

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rassembler, idéalement, plus de quinze personnes au maximum. Chaque groupe ainsi constitué reçoit six séances en une année, afin de favoriser la mise en commun d’expériences professionnelles et d’avancer sur la réflexion sur les pratiques. La durée de deux mois entre les séances nous semble opportune, dans la mesure où elle permet aux professionnel�les de tester des alternatives et de prendre des risques sur le terrain, notamment en lien avec des situations spécifiques partagées lors des ateliers. Ainsi pensées, les sessions d’AEP sont autant de balises et de repères qui donnent la possibilité de se rallier, de faire un point en intelligence collective et d’avoir un espace de respiration et de gratuité, ensemble. Les six séances peuvent être articulées de la manière suivante (bien évidemment, d’autres articulations sont possibles en fonction des huit propositions que nous faisons)  : • deux premières séances  : atelier forum • troisième séance  : atelier conférence populaire • quatrième séance  : atelier forum • cinquième séance  : atelier conférence populaire • sixième séance  : atelier forum. Il ne s’agit ici que d’une proposition, bien sûr ; les autres ateliers proposés dans le présent ouvrage peuvent également être articulés, au fur et à mesure de la progression avec le groupe, de la maîtrise des ateliers par les intervenant�es et de la relation avec les personnes accompagnées. Ce faisant, une progression s’installe et permet notamment, lors des deux premières séances, de familiariser le groupe avec les méthodes utilisées pour exciter l’intelligence collective. Chaque séance est conduite en binôme, avec un�e comédien�ne intervenant�e, praticien�ne du théâtre institutionnel, d’une part, et un�e spécialiste de la systémique interactionnelle, d’autre part. Des formations sont tout à fait envisageables (notamment auprès du réseau national Arc-en-Ciel Théâtre) pour pouvoir, ensuite, conduire des ateliers d’exploration des pratiques. Au cours de cette partie, nous choisissons de présenter huit formes distinctes d’atelier ; elles permettent une variation de méthodes et d’extraction de contenu en fonction des groupes, du nombre de participant�es et de la qualité des relations entre les membres. Il convient également ici de noter que nos pratiques évoluent en permanence et qu’il est parfaitement possible de créer de nouvelles formes d’atelier ou de combiner plusieurs éléments issus d’ateliers distincts. Les parties du présent chapitre s’articulent autour d’une présentation d’ateliers types, qui sont décrits afin de rendre intelligible leur mise en œuvre. Ce faisant, la description de ces ateliers types est réalisée sur le modèle d’un accompagnement « pas à pas » pour que les lectrices et les lecteurs puissent, le cas échéant, s’approprier la méthode de ces ateliers ; ce faisant, comme chaque individu pourra lire ce livre en fonction de ses besoins, les fiches descriptives des

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ateliers sont rédigées afin de pouvoir s’y référer de manière unique et immédiate (certaines descriptions pourront donc paraître redondantes). Cette appropriation est bien évidemment optionnelle et n’a aucun caractère obligatoire, mais peut au moins donner quelques pistes pour guider l’application des ateliers en fonction des contextes. Ainsi, on peut reproduire à la lettre chaque atelier ou bien s’en inspirer pour en proposer des formes nouvelles, ou des formes mixtes entre ateliers. A la suite du descriptif de ces ateliers types, des exemples d’application sont immédiatement proposés afin de les illustrer et de comprendre leur mise en contexte sur le terrain. En d’autres termes  : le cadre d’interprétation est toujours libre, mais pour celles et ceux qui ont envie ou besoin d’un descriptif étape après étape, nous avons fait le choix des exposés suivants.

L E S AT E L I E R S F O RU M Les ateliers forum ont pour objectif d’amener le groupe à présenter des situations professionnelles telles qu’elles ont été vécues sur le terrain, en explicitant au préalable les informations simples (Qui agit  ? Quel moment de la journée  ? Quel contexte  ?) Les situations sont rejouées et chacun�e peut intervenir pour proposer des alternatives d’action. Pendant que les scènes sont jouées, conduites par un�e comédien�ne intervenant�e, un�e intervenant�e en systémique interactionnelle dessine sur un tableau blanc des schémas et expose des éléments qui permettront de guider le groupe dans l’émergence de l’intelligence collective à propos de ces pratiques. Dans le présent ouvrage, une partie spécifique dédiée aux illustrations permettra de mieux comprendre ces sessions par des exemples concrets. Chaque séance d’atelier forum se déroule selon un schéma précis, qui pose un cadre à la fois rassurant et libre pour les professionnel·les  : 1. Accueil  les deux intervenant�es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�les à propos de situations qu’iels ont vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager. 2. Jeux  l’intervenant�e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnelle et d’inviter à une rencontre différente entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence

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collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Temps d’échange  Une fois que les jeux se sont déroulés, l’intervenant�e en théâtre institutionnel propose aux participant�es à l’atelier de se répartir par petits groupes et leur donne vingt minutes environ pour échanger entre elleux et discuter, afin de construire des maquettes (scènes) qui présentent des situations professionnelles vécues et qui posent des questions aux personnes, en les laissant insatisfaites. Une seule maquette par groupe suffit. 4. Théâtre-forum et analyse systémique (les deux interventions s’effectuent en parallèle)   • Présentation et jeu des maquettes par les groupes, en donnant les éléments de compréhension. • Lecture systémique des situations par le ou la spécialiste en systémique interactionnelle, via une écriture sur tableau blanc, qui se retrouve rempli de quatre parties distinctes  : dessin de schéma systémique de l’interaction présentée, liste des éléments contextuels, liste des rôles convoqués par les protagonistes et liste des enjeux sur lesquels il sera permis de s’appuyer pour comprendre la situation et la faire évoluer. • Conduite de la recherche d’alternatives par le ou la comédien�ne intervenant�e, qui propose ainsi aux membres de l’atelier de prendre la place de certains des rôles joués dans les scènes et de tenter de modifier certains paramètres, en fonction des propositions des membres, afin d'explorer les conséquences possibles de ces nouvelles actions. • Les alternatives d’action et leurs conséquences sont commentées par le ou la spécialiste en systémique interactionnelle, en mettant l’accent sur la manière dont ces différentes propositions influencent les rôles, les enjeux ou les contextes. L’intervenant�e en systémique participe également à la recherche d’alternatives et à leurs possibles conséquences. 5. Récolte  Un nouveau temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et d’imaginer les conséquences possibles dans leur vie quotidienne. D’éventuelles notes peuvent être prises concernant des alternatives d’action que des professionnel�les souhaiteraient appliquer lors de leur pratique. Lors de la première séance, un carnet de route est remis à chaque professionnel�le au moment de la récolte  : chacun�e est ainsi libre de noter ce qu’iel souhaite retenir de l’atelier, afin de pouvoir ensuite le relier lors de l’atelier suivant, deux mois plus tard.

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Les deux premiers ateliers forum sont similaires dans leur déroulé, dans la mesure où les professionnel�les sont libres d’explorer des situations de leur choix. En revanche, les questions sont précisées lors des troisième et quatrième sessions d’atelier forum  : • Troisième session  : les situations professionnelles présentées par des scènes doivent répondre à la question suivante  : « Qu’avez-vous voulu faire mais sans réussir à le faire (et qu’est-ce qui, selon vous, vous en a empêché�e)  ? » • Quatrième session  : les situations professionnelles présentées par des scènes doivent répondre à la question suivante  : « Qu’avez-vous voulu faire et avez réussi à faire (et qu’est-ce qui, selon vous, vous a permis de le réussir)  ? » Le but est de pouvoir varier les approches, en mettant d’un côté l’accent sur les échecs et de l’autre sur les réussites, afin de proposer aux professionnel�les de prendre conscience de la variété de leur environnement professionnel, mais également de leurs forces et de leur marge de progression – ou des limites posées par leurs pratiques, leur institution ou leur contexte direct.

L E S AT E L I E R S CO N F É R E N C E P O P U L A I R E Les ateliers conférence populaire ont pour objectif d’amener le groupe à réfléchir aux enjeux liés à leur pratique professionnelle telle que vécue sur le terrain, tout en prenant du recul par rapport à leur quotidien, notamment à travers une réflexion approfondie et partagée sur des problèmes que les membres du groupe peuvent rencontrer. Au cours d’un phasage très précis, les groupes vont échanger leurs questions, leurs propositions de réponse et leurs idées à propos de leur quotidien professionnel, dans une approche de discussion collective. Pendant que les réflexions sont conduites par les deux intervenant�es, sur le mode d’un café pour l’occasion (avec service de boissons non alcoolisées et de biscuits), l’intervenant�e en systémique interactionnelle se prépare, à la fin de l’atelier, à proposer une vision du cœur des échanges du groupe par l’émergence d’un nuage sémantique, qui aura pour simple but d’être le modeste reflet de l’émergence de l’intelligence collective, grâce au rassemblement de mots-clés.

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Chaque séance de conférence populaire se déroule selon un schéma précis, qui pose un cadre à la fois rassurant et libre pour les professionnel·les  : 1. Accueil  Les deux intervenant�es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�les à propos de situations vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager. Pendant ce temps, l’intervenant�e en systémique interactionnelle profite de ces échanges pour imaginer une question générale qui sera soumise aux participant�es. 2. Jeux  L’intervenant�e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnel et de créer une confiance spontanée entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Conférence populaire (la gestion de la conférence et l’analyse systémique s’effectuent en parallèle)  Comme pour les sessions en atelier forum, répartition des participant�es de l’AEP en petits groupes de trois ou quatre membres. Formulation d’une première question soumise à tou�tes les participant�es, sur la base des échanges qui ont eu lieu lors de l’accueil, et qui sont notamment basés sur les situations déjà expérimentées au cours des deux premières sessions d’atelier forum. Chaque participant�e accepte de faire silence pendant cinq minutes pour réfléchir, de manière gratuite et libre, à la question ainsi posée. Les groupes échangent et discutent pendant vingt minutes afin de reformuler la question ou de proposer une nouvelle question qui fait écho, de manière plus urgente ou pertinente pour elleux, à la question générale posée par les intervenant�es de l’atelier. Chaque groupe doit écrire cette nouvelle question sur une feuille de papier préalablement distribuée, pendant que les deux intervenant�es font le tour des tables avec des boissons non alcoolisées et des petits gâteaux. Les questions sont ensuite ramassées, et il est proposé à tou�tes de pouvoir intervenir de manière réglementée, avant de reprendre les échanges ; en effet, chacun�e peut s’exprimer à propos de la question et commenter librement, en acceptant de se lever et de s’interrompre aussitôt si un�e autre participant�e lève la main. Ensuite, les questions ainsi reformulées sont redistribuées à des groupes différents. Il est très important que chaque groupe puisse travailler sur une question qu’il n’a

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pas reformulée lui-même. Les groupes ont tous vingt nouvelles minutes afin de travailler à l’élaboration collective de trois réponses distinctes à la question qui leur est proposée. Ces réponses doivent être à nouveau écrites par le groupe, juste en dessous de la question, sur la même feuille préalablement distribuée. A la suite de ce temps de concertation et de formalisation, un�e porte-parole du groupe, par table, lit les questions et leurs réponses. Ensuite, chacun�e est alors libre de s’exprimer pour expliciter ses réponses, les commenter ou les discuter. Pendant que ce temps d’échange se met en place et que chacun�e participe à l’émergence de cette intelligence collective, l’intervenant�e en systémique interactionnelle note les mots-clés au tableau cités par les participant�es (qu’il s’agisse de mots issus des questions, des réponses ou des commentaires), en tentant de les classer par aire sémantique au sein d’un nuage qui rassemblera tous ces termes. A la fin de ces échanges, l’intervenant�e en systémique interactionnelle présente le nuage sémantique et propose une discussion à propos de ce nuage. Ce faisant, iel met également l’accent sur les grandes aires sémantiques distribuées au sein du nuage, tout en soulignant les éléments les plus importants (appelés nœuds sémantiques) ou les éléments qui ont été totalement absents des discussions (ou matière noire sémantique), en interrogeant les participant�es sur ces présences et ces absences. L’intervenant�e en théâtre institutionnel propose ensuite une dernière séquence aux groupes  : chaque groupe est invité à formuler trois nouvelles réponses, cette fois à la question originellement posée par les intervenant�es. Quinze minutes sont accordées aux groupes pour ce faire. Pour terminer, les réponses sont lues, des échanges sont à nouveau possibles et l’intervenant�e en systémique interactionnelle enrichit le nuage sémantique grâce à ces nouvelles émergences d’intelligence collective. Le cas échant, s’il reste du temps à l’atelier (ce qui arrive rarement), les groupes peuvent travailler à la construction de scènes de forum, qui ne seront pas jouées pendant cet atelier mais qui pourraient être fort bien retravaillées lors de l’atelier forum suivant. 4. Récolte  : Un nouveau temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et d’imaginer les conséquences possibles dans leur vie quotidienne. D’éventuelles notes peuvent être prises concernant des alternatives d’action que des professionnel�les souhaiteraient appliquer lors de leur pratique. Le carnet de route devient ici un instrument capital, en ce qu’il permet de donner une cohérence au sens établi, petit à petit, par les participant�es à l’atelier.

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Au cours de l’année, la seconde conférence populaire doit être axée sur le travail autour des rôles sociaux que chacun·e revêt au cours de son activité professionnelle, dans la mesure où c’est autour de ces rôles que se structurent les enjeux et que peuvent se figer les contextes ou les relations entre individus. Au cours de la seconde session d’atelier conférence populaire, l’étape de retour à la question initiale se retrouve supprimée, et les participant�es travaillent par petits groupes afin de construire des pistes d’alternatives concrètes dans leur vie professionnelle, en se basant notamment sur les notes prises sur leurs carnets de route respectifs. L’idée de cette seconde session, ici, est bien de réinjecter dans l’institution ou la structure les différents éléments explorés ensemble lors des ateliers et d’imaginer des évolutions pratiques et/ou organisationnelles. Grâce à ce type de processus, les professionnel�les ne sont pas simplement acteur�trices de leur pratique  : iels peuvent devenir les auteur�es des changements et évolutions de leur environnement professionnel et de leurs propres implications au sein de cet environnement.

L E S AT E L I E R S D ’ E X P LO R AT I O N M E N TA L E Les ateliers d’exploration mentale, tels que nous les concevons, sont, dans un premier temps, relativement éloignés du jeu ou de la pratique théâtrale en tant que telle. Ce type d’atelier, qui ne peut intervenir qu’après avoir régulièrement pratiqué les ateliers de théâtre-forum et de conférence populaire avec des groupes suivis, consiste en une véritable réflexion collective, préparatoire à l’action. En d’autres termes, il s’agit de pouvoir penser en profondeur les relations entre les individus, les enjeux de pouvoir, le poids des émotions et des affects, les logiques institutionnelles et la place de la personne au milieu de toutes ces « toiles de narration » pour pouvoir envisager des actions en profondeur, avec des étapes distinctes et des progressions à envisager de manière collective et individuelle. De surcroît, les ateliers d’exploration mentale se focalisent sur la manière dont les représentations circulent, non seulement entre les individus eux-mêmes, mais également au sein des personnes elles-mêmes ; ainsi, un temps non négligeable est consacré aux échanges autour de ces représentations et à la manière dont celles-ci sont vécues à travers les rôles sociaux, qui contribuent à façonner nos différentes identités, que nous mettons en scène en fonction des situations, des relations que nous nourrissons, des contextes dans lesquels nous évoluons et de l’histoire individuelle et collective dont nous nous réclamons.

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Chaque séance d’exploration mentale se déroule selon un schéma précis, qui pose un cadre à la fois rassurant et libre pour les professionnel·les  : 1. Accueil  Les deux intervenant·es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�les à propos de situations vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager, notamment à partir de situations concrètes insatisfaisantes. Pendant ce temps, l’intervenant�e en systémique interactionnelle commence à préparer le tableau, afin de pouvoir créer des colonnes pour exposer les différents croisements représentationnels. 2. Jeux  L’intervenant·e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnel et de créer une confiance spontanée entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Réflexion sur les rôles  Pendant ce court moment, chaque participant�e note, de manière totalement individuelle, les rôles qu’iel estime devoir jouer au travail. Ce temps est très important, car l’utilisation des rôles sera reprise pendant le travail sur les représentations, plus tard dans l’atelier  : il a pour but de sensibiliser à la manière dont les rôles sociaux et les identifications à ces rôles guident parfois nos actions, sans que nous en soyons totalement conscient�es. Les participant�es doivent noter les rôles qu’ils estiment jouer au travail, sans distinction d’importance  : vétéran�e du groupe, simple collègue, stagiaire, ami�e, novice, grand frère… en fonction des situations, nos attitudes changent et s’expriment à partir de référentiels sociaux que nous essayons de mettre en œuvre au travail. 4. Problématisation des faits (cette partie nécessite de la part des intervenant�es une véritable implication) • Contrairement aux autres ateliers, les participant�es de l’AEP restent en un seul groupe dans lequel la parole sera suivie et distribuée par le ou la comédien�ne-intervenant�e. • Echanges en groupe afin de pouvoir sélectionner une situation problématique qui nécessite une intervention immédiate et une réflexion collective  : ce temps d’échange riche est important, car il met en relief l’importance du débat démocratique au sens citoyen du terme, et permet à chacun�e de pouvoir s’exprimer jusqu’à aboutir à une situation qui puisse convenir à l’ensemble du groupe.

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• Le groupe échange autour de faits. Il est important de rappeler, de manière chronologique, ce qu’il s’est passé  : le contexte, l’historique, les individus et les logiques interactionnelles dans lesquelles ceux-ci sont plongés. Tout élément permettant d’expliquer la situation est important, y compris la plus anecdotique remarque  : chaque petit événement peut expliquer la manière dont la chronologie se déroule. • Pendant cet échange, l’intervenant�e en systémique interactionnelle propose un schéma de frise chronologique au tableau, en reprenant les différents événements importants qui ont permis de faire évoluer la situation partagée, jusqu’au problème posé par le groupe. Ce schéma peut être librement commenté et modifié par le groupe, au gré des échanges. • Suite à l’élaboration collective de ce patchwork chronologique, le groupe échange afin d’isoler les problématiques qui semblent les plus importantes et urgentes pour les participant�es. A partir de cet échange, l’intervenant�e en systémique interactionnelle note au tableau une problématique autour de laquelle les participant�es semblent tomber d’accord et la décline en enjeux. Préalablement à cela, l’intervenant�e en systémique interactionnelle dessine également un schéma systémique, qui reprend les différents acteur-trices de la situation explorée et les interactions entre celleux-ci. 5. Autour des représentations (cette partie fait le lien entre le travail sur les rôles et les représentations que chacun�e peut renvoyer ou expérimenter socialement) • L’intervenant�e en systémique interactionnelle propose aux participant�es de prendre le temps de travailler à partir des interactions interindividuelles de la situation. Pour cela, iel isole deux (trois, maximum) protagonistes de la situation qui lui semblent important�es et autour desquels il est possible de travailler pour modifier la situation et actionner la problématique et les enjeux. S’iel choisit deux protagonistes, iel dessine alors quatre colonnes (neuf s’iel choisit trois protagonistes)  : 1. La représentation que le protagoniste 1 a du protagoniste 2 2. La représentation que le protagoniste 1 a d’ellui-même 3. La représentation que le protagoniste 2 a du protagoniste 1 4. La représentation que le protagoniste 2 a d’ellui-même. • Suite à cette classification, les participant�es sont invité�es à donner de simples mots-clés qui leur viennent instantanément à l’esprit pour décrire ces représentations. Partant de cela, les participant�es sont donc engagé�es dans un processus mental qui leur intime de se mettre à la place de chaque protagoniste, et notamment de ses représentations vis-à-vis des autres et de soi-même. Ces indications sont produites dans une atmosphère de partage, et peuvent occasionner des discussions entre les participant�es. • Suite à cette liste de mots-clés représentationnels, l’intervenant�e en systémique interactionnelle prend la main pour interpréter ces partages et retrouver des

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mots-clés qui seraient semblables entre les quatre différentes colonnes. Souvent, ces similitudes permettent de dégager des pistes de travail pour la suite. L’intervenant�e en systémique interactionnelle doit également attirer l’attention des participant�es sur la matière noire sémantique, à savoir les mots-clés qui n’ont pas été cités par les participant�es et qui auraient pourtant pu être présents. Une discussion est alors entamée autour de ces représentations présentes et absentes, afin d’affiner le diagnostic collectif. • Le groupe de participant�es est alors engagé par les deux intervenant�es dans le cadre d’une recherche de solutions  : il s’agit, en effet, de pouvoir envisager des pistes de solution, à partir du travail sur les représentations, qui permettraient de résoudre la situation problématique. Suite à l’élaboration de ces solutions, un échange est alors organisé pour envisager la construction de maquettes de théâtre-forum, qui pourraient être jouées lors d’un prochain atelier et qui mettent en scène les pistes de résolution de la situation problématique, afin de pouvoir en explorer les conséquences. Récolte  : Un nouveau temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et d’imaginer les conséquences possibles dans leur vie quotidienne. D’éventuelles notes peuvent être prises concernant des alternatives d’action que des professionnel�les souhaiteraient appliquer lors de leur pratique. Le carnet de route devient ici un instrument capital, en ce qu’il permet de donner une cohérence au sens établi, petit à petit, par le ou la participant�e à l’atelier d’AEP.

L’exploration mentale est une pratique qui fait sortir les participant�es de l’action mise en scène par le théâtre-forum  : de surcroît, ce type d’atelier stimule l’intelligence collective et propose de travailler à partir des représentations, des identités et des rôles sociaux, dans la mesure où tout le monde y est nécessairement confronté dans son environnement professionnel. Ce travail approfondi permet également de réfléchir à la manière dont l’institution dans laquelle travaillent les participant�es prend en considération ces représentations et, parfois, organise la répartition de ces rôles. Au-delà de la simple exploration d’une situation professionnelle et interpersonnelle problématique, l’exploration mentale stimule la convergence des intérêts individuels pour leur donner une force collective et susciter ainsi le changement au sein de l’institution, dans la mesure où le changement est porté par des équipes qui souhaitent modifier des habitudes ou des règles pour améliorer leur quotidien professionnel et l’adéquation éthique entre leurs valeurs et les réalités pragmatiques du terrain, quelles qu’elles soient. De cette manière, l’exploration mentale complète et nourrit de manière utile les

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ateliers de théâtre-forum et de conférence populaire, dont l’action se retrouve alimentée par une réflexion de fond.

L E F O RU M D ’ E X P LO R AT I O N M E N TA L E Cette formule constitue en une fusion de la méthode de théâtre-forum, directement héritée des pratiques du théâtre institutionnel, mais également de l’exploration mentale et de la variante que nous souhaitons inclure, à savoir le travail innovant et interactionnel sur les représentations des actrices et acteurs des scènes. Il est à noter qu’il appartient évidemment aux intervenant�es des ateliers de pouvoir, de manière libre mais responsable, fusionner un certain nombre d’outils proposés dans la présente méthode et d’en inventer d’autres, afin de proposer aux groupes d’exploration des pratiques professionnelles de trouver les alternatives adéquates à leurs problématiques. Chaque séance d’atelier forum d’exploration mentale se déroule selon un schéma précis, qui pose un cadre à la fois rassurant et libre pour les professionnel�les  : 1. Accueil  Les deux intervenant�es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�les à propos de situations vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager. 2. Jeux L’intervenant�e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnel et de créer une confiance spontanée entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Problématisation des faits (cette partie nécessite de la part des intervenant�es une implication différente)  • Contrairement aux autres ateliers, les participant�es de l’AEP restent en un seul groupe dans lequel la parole sera suivie et distribuée par la ou le comédien�ne-intervenant�e. • Echanges en groupe afin de pouvoir sélectionner une situation problématique qui nécessite une intervention immédiate et une réflexion collective  : ce temps d’échange riche est important, car il met en relief l’importance du débat démocratique au sens citoyen du terme et permet à chacun�e de pouvoir s’exprimer jusqu’à aboutir à une situation qui puisse convenir à l’ensemble du groupe.

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• Le groupe échange autour de faits. Il est important de rappeler, de manière chronologique, ce qu’il s’est passé  : le contexte, l’historique, les individus et les logiques interactionnelles dans lesquelles les personnes sont plongées. Tout élément permettant d’expliquer la situation est important, y compris la plus anecdotique remarque  : chaque petit événement peut expliquer la manière dont la chronologie se déroule. • Pendant cet échange, l’intervenant�e en systémique interactionnelle propose un schéma de frise chronologique au tableau, en reprenant les différents événements importants qui ont permis de faire évoluer la situation partagée, jusqu’au problème posé par le groupe. Ce schéma peut être librement commenté et modifié par le groupe, au gré des échanges. • Suite à l’élaboration collective de ce patchwork chronologique, le groupe échange afin d’isoler les problématiques qui semblent les plus importantes et urgentes pour les participant�es. A partir de cet échange, l’intervenant�e en systémique interactionnelle note au tableau une problématique autour de laquelle les participant�es semblent tomber d’accord et la décline en enjeux. Préalablement à cela, l’intervenant�e en systémique interactionnelle dessine également un schéma systémique, qui reprend les différents acteur�trices de la situation explorée et les interactions entre celleux-ci. 4. Temps d’échange Une fois la problématisation des faits exploitée, l’intervenant�e en théâtre institutionnel propose aux participant�es à l’atelier de se répartir par petits groupes et leur donne vingt minutes environ pour échanger entre elleux et discuter, afin de construire des maquettes qui présentent des situations professionnelles vécues et qui posent des questions aux personnes, en les laissant insatisfaites. Une seule maquette par groupe suffit, mais il s’agit de les relier, dans le contenu et dans la forme, au sujet exploité pendant la séance d’exploration mentale, notamment afin de proposer des alternatives ou des suites possibles à la situation problématique collectivement partagée. 5. Théâtre-forum et analyse systémique (les deux méthodes s’effectuent en parallèle) • Présentation des maquettes par les groupes, en donnant les éléments de compréhension. • Lecture systémique des situations par l’intervenant�e en systémique interactionnelle, via une écriture sur tableau blanc, qui se retrouve rempli de quatre parties distinctes  : dessin de schéma systémique de l’interaction présentée, liste des éléments contextuels, liste des rôles convoqués par les protagonistes et liste des enjeux sur lesquels il sera permis de s’appuyer pour comprendre la situation et la faire évoluer.

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• Conduite de la recherche d’alternatives par la ou le comédien�ne-intervenant�e, qui propose ainsi aux membres de l’atelier de prendre la place de certains des rôles joués dans les scènes et de tenter d’en modifier certains paramètres, afin d'explorer les conséquences possibles de ces nouvelles actions. • Les alternatives d’action et leurs conséquences sont commentées par la ou le spécialiste en systémique interactionnelle, en mettant l’accent sur la manière dont ces différentes propositions influencent les rôles, les enjeux ou les contextes. Iel participe également à la recherche d’alternatives et à leurs possibles conséquences. 6. Récolte Un nouveau temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et d’imaginer les conséquences possibles dans leur vie quotidienne. Le but du forum d’exploration mentale est le passage à l’action dans une situation concrète  : les participant�es vont donc pouvoir échanger à propos des actions qu’iels envisagent et évoquer les tentatives pratiques qu’iels vont entreprendre dans les jours ou semaines à venir. D’éventuelles notes peuvent être prises concernant des alternatives d’action que des professionnel�les souhaiteraient appliquer lors de leur pratique. Lors de la première séance, un carnet de route est remis à chaque professionnel�le au moment de la récolte  : chacun�e est ainsi libre de noter ce qu’iel souhaite retenir de l’atelier, afin de pouvoir ensuite le relier lors de l’atelier suivant, deux mois plus tard.

L’exploration mentale est un type d’atelier qui met véritablement à l’épreuve la force du collectif, malgré les différences de points de vue que peuvent éprouver les participant�es, notamment au moment de la construction du contexte de la scène ; de ce point de vue, les intervenant�es professionnel�les doivent vraiment prendre garde à bien accompagner le groupe du point de vue des échanges et de la variété des informations apportées, afin de garantir une égalité de parole et de points de vue. L’analyse des représentations proposée ensuite par les participant�es ne pourra s’en trouver que plus riche et plus utile pour l’évolution de leurs pratiques professionnelles.

L E S AT E L I E R S D E C A RTO G R A P H I E D U S E N S PA RTAG É (C S P) Très différents des autres d’ateliers, dans la mesure où ils laissent une place relativement réduite aux méthodes théâtrales, les ateliers de cartographie du sens partagé ont pour objectif de dresser un panorama des espoirs et craintes du groupe de participant�es. En ce sens, ils peuvent être conduits tout en début d’intervention, au cours d’un premier atelier, mais également après une plus longue

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période d’intervention, dans la mesure où le groupe aura bâti une confiance suffisamment importante pour pouvoir évoquer de manière sereine les craintes et envies qui l’animent. L’atelier est de type réflexif et son objectif est de permettre d’établir une véritable topographie du sens partagé par l’ensemble du groupe. Une fois cet objectif atteint, les participant�es disposent d’une boussole qui leur permettra d’orienter l’évolution de leurs pratiques, mais également leurs prises de position et leurs propositions au sein de leur institution professionnelle. Chaque séance d’atelier de cartographie du sens partagé obéit à un schéma précis, qui pose un cadre permettant l’expression de ce qui rassemble et distingue les participant�es  : 1. Accueil  Les deux intervenant�es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�les à propos de situations vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager. 2. Jeux  : L’intervenant�e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnel et de créer une confiance spontanée entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Temps d’échange  Une fois que les jeux se sont déroulés, l’intervenant�e en systémique interactionnelle dessine sur un tableau blanc un cadre qui présente quatre zones que devront remplir les participant�es. Il s’agit de deux zones dites d’idéal-type, à savoir les valeurs et les envies, et deux zones dites d’écart-type, soit les zones de tolérance et les craintes. Si les valeurs et les envies permettent de dégager un idéal positif du métier exercé par les participant�es, les deux autres zones permettent de mettre en lumière tout ce qu’iels n’apprécient pas mais tolèrent dans leur quotidien, mais également ce vers quoi iels ne veulent surtout pas se diriger en tant que professionnel�les (un exemple sera proposé un peu plus loin dans le présent ouvrage). 4. Construction de la cartographie du sens partagé  • Les participant�es se disposent par petits groupes de trois à quatre personnes maximum. • Pendant un quart d’heure environ (cela peut bien évidemment varier), chaque participant�e remplit silencieusement sa propre cartographie sur une feuille de papier, en indiquant ses envies, ses valeurs, ses craintes et ses zones de tolérance.

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• Lorsque chaque participant�e a terminé de remplir sa cartographie, un travail en petit groupe démarre alors  : chaque groupe doit en effet se mettre d’accord sur une cartographie minimale de sens partagé, qui se dessine en fonction des discussions des membres des petits groupes. Bien sûr, l’accord total n’est pas obligatoire et ne peut être atteint, et chacun�e doit garder de côté ce sur quoi il n’a pas réussi à se mettre d’accord avec les autres. • Lorsque chaque petit groupe a réussi à établir une cartographie du sens partagé commune, l’intervenant�e en systémique interactionnelle entame la récolte des réponses, qui doivent être traduites en mots-clés sur un tableau blanc  : l’intervenant�e doit commencer par les valeurs, puis les envies, les craintes et enfin les zones de tolérance, mais doit aussi, pour chaque case, faire un tour de chaque groupe (ce qui implique donc quatre tours de table pour les quatre cases). Il ne faut donc pas demander à chaque groupe de donner d’un coup l’ensemble de ses quatre cases remplies, car cela peut bloquer la discussion et empêche de se concentrer sur chaque case de manière approfondie. • A la fin de chaque tour de table pour une case, l’intervenant�e en systémique interactionnelle demande également à chacun�e de citer des items qui n’ont pas permis de consensus en petit groupe ; en effet, il est possible qu’un item isolé à une table soit en fait un item de consensus dans un autre groupe. Cette étape est importante, car l’intervenant�e professionnel�le doit toujours, sur le tableau, indiquer la fréquence de citation des mots-clés pour avoir également une vision topographique de la carte du sens partagé. • Lorsque ce partage est délivré, l’intervenant�e en systémique interactionnelle propose une interprétation des rapports entre les différentes cases, ce qui a pour objectif de lancer une discussion d’interprétation à propos de la cartographie du sens partagé. 5. Récolte   Un temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et d’imaginer l’utilisation de cette cartographie dans leur vie professionnelle. Tout commentaire est totalement libre, et il est possible d’imaginer des situations professionnelles à approfondir au regard de la cartographie du sens partagé, afin de stimuler les ateliers suivants. Chacun�e est bien entendu libre de noter ce qu’iel souhaite retenir de l’atelier, afin de pouvoir ensuite le relier lors de l’atelier suivant, deux mois plus tard.

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L E S AT E L I E R S D E C A RTO G R A P H I E A N A LY T I Q U E P R AG M AT I Q U E (C A P) Assez proches des ateliers de cartographie du sens partagé, dans la mesure où ils introduisent une forte dimension analytique chargée de stimuler les discussions, les ateliers de cartographie analytique pragmatique ont pour objectif de dessiner une étude claire d’un problème rencontré par les professionnel�les et de dégager des pistes de solutions possibles. Ils peuvent être conduits tout en début d’intervention, au cours d’un premier atelier – surtout si les ateliers sont mis en place pour résoudre une problématique urgente précise -, mais également après une plus longue période d’intervention, dans la mesure où le groupe aura une expérience suffisamment grande des formes d’intervention de type forum ou conférence populaire, afin de pouvoir approfondir ses capacités d’analyse. L’atelier est de type réflexif et son objectif est de permettre d’établir une topographie d’un cas d’étude qui pose problème au groupe ou à certain�es de ses membres. Une fois cet objectif atteint, les participant�es disposent d’une planification possible leur permettant d’agir sur le problème, ce qui permet ensuite de distribuer des missions à accomplir en sortant de l’atelier. Chaque séance d’atelier de cartographie analytique pragmatique obéit à un schéma précis, qui pose un cadre permettant d’étudier des cas spécifiques  : 1. Accueil Les deux intervenant�es présentent le déroulé de l’atelier et échangent avec les professionnel�es à propos de situations vécues et au sujet desquelles iels aimeraient partager. 2. Jeux  L’intervenant�e en théâtre institutionnel propose des jeux, qui n’ont pour autre but que de mettre en mouvement le groupe, de le sortir d’un format de réunion traditionnel et de créer une confiance spontanée entre les membres. Pendant ces jeux, rien n’est analysé, étudié ou scruté à la loupe  : il s’agit simplement de s’octroyer un moment gratuit de convivialité, qui sera capital pour que l’intelligence collective puisse émerger par la suite. Deux ou trois jeux suffisent  : il s’agit de ne pas prendre un temps trop long sur la suite de l’atelier. 3. Temps d’échange  Une fois que les jeux se sont déroulés, l’intervenant�e en systémique interactionnelle dessine sur un tableau blanc un cadre qui présente cinq zones que devront remplir les participant�es  : a. questions posées ; b. enjeux derrière les questions ;

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c. leviers d’action possibles ; d. conséquences possibles de ces leviers et e. points insolubles. 4. Ces éléments doivent permettre d’avoir une lecture analytique concrète et applicable d’une question posée ou de plusieurs questions posées, en ayant à l’esprit de manière claire les chemins par lesquels il est possible de passer pour résoudre la question, afin d’anticiper des mises en application au sortir de l’atelier. 5. Construction de la cartographie analytique pragmatique • Les participant�es se disposent par petits groupes de trois à quatre personnes maximum. • Ces groupes échangent pendant un quart d’heure maximum (si cela est nécessaire et n’a pas été fait en amont) pour se mettre d’accord sur un problème professionnel qu’ils ont envie d’étudier. • Pendant une demi-heure environ (cela peut bien évidemment varier), chaque groupe va devoir établir une cartographie du problème et des pistes d’action, à savoir (et dans cet ordre)  : la ou les questions posées ; les enjeux qui se cachent derrière ces questions ; les leviers d’action possibles (ou pistes de solution) ; les conséquences possibles de ces leviers ; puis, enfin, les points insolubles (soit les éléments sur lesquels il ne sera pas possible d’agir). • Une fois que chaque groupe a listé ces cinq éléments cartographiques, les groupes sont rassemblés par les intervenant�es en une table commune. • Chaque groupe présente son analyse de la situation, soit de manière intégrale avant de laisser libre cours aux questions, soit de manière ouverte, en laissant le champ libre aux interventions et commentaires des autres participant�es à l’atelier. 6. Récolte   Un temps d’échange collectif s’installe à la fin de l’atelier, afin de stimuler la discussion entre les professionnel�les et de proposer de noter des pistes d’action que les intervenant�es auront envie d’initier au sortir de l’atelier, afin d’agir concrètement sur les problèmes exposés. Chacun�e est bien entendu libre de noter ce qu’iel souhaite retenir de l’atelier, afin de pouvoir ensuite le relier lors de l’atelier suivant, deux mois plus tard.

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L E C A R N E T D E RO U T E E T L’ E X P LO R AT I O N DU CHANGEMENT Véritable dispositif de sens commun, le carnet de route permet de garder pour soi ce qui doit l’être, tout en autorisant les participant�es à partager leurs ressentis, leurs réflexions et leurs envies d’évolution professionnelle en petit groupe ou en atelier. Le format est totalement libre, et les intervenant�es des ateliers distribuent les carnets de route aux participant�es dès le premier atelier  : à la fin de chaque atelier, ou entre les ateliers, les participant�es sont encouragé�es à y noter ce qu’ils souhaitent retenir, ainsi que leurs impressions concernant les ateliers. Le but ici est, très simplement, d’activer un dispositif mémoriel fait de tracés, d’informations à la fois intimes et partageables au besoin, afin de faciliter, pour les participant�es, une mise en lien qui s’articule en deux temps  : • un temps long, diachronique, dans la mesure où les participant�es peuvent relier les ateliers en fonction de ce qu’iels ont noté, tout en reliant également ces ateliers avec des notes issues de leur quotidien professionnel  : dans ce sens, chaque participant�e tisse la toile de son propre récit ; • un temps plus synchronique, qui permet aux participant�es d’un même atelier, s’iels le souhaitent, de pouvoir partager leurs notes pendant les ateliers (au moment des bilans ou au début des ateliers), ou bien dans les interstices de leur quotidien professionnel  : ici, il s’agit de faire sens ensemble, entre les phases d’atelier, et de tisser une toile de sens collectif et commun. Ainsi donc, le carnet de route se retrouve à la croisée du chemin individuel et de la pérégrination d’un groupe. D’une certaine façon, le carnet de route incite également à se glisser dans la peau d’un�e explorateur�trice de ses propres pratiques et interrogations professionnelles, de manière gratuite, tout en conservant l’approche ludique que l’on a en jouant un rôle, sans qu’il y ait nécessairement la présence d’enjeux lourds ou importants. De plus, alors que les premiers ateliers balaient la vie d’un groupe (notamment les deux premiers forums et la première conférence populaire), le carnet de route facilitera ensuite l’approfondissement, de façon concrète, des réflexions et des pratiques liées à l’exercice des rôles sociaux, tels que vécus par les participant�es. Le but est donc également de pouvoir délimiter les rôles que les individus jouent au sein des situations qu’iels rencontrent et au sein de leur institution, afin d’identifier et de comprendre les mécanismes dans lesquels iels se retrouvent ; par ce travail, il s’agit bien sûr de perfectionner les mécanismes qui fonctionnent et qui leur conviennent, mais également de pouvoir se désengager

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des mécanismes qui ne conviennent pas ou de pouvoir les transformer  : la logique est donc bien celle de l’encouragement à l’action sociale, dans la droite ligne de la philosophie inspirée par l’éducation populaire. En d’autres termes, il s’agit pour les professionnel�les de se réapproprier leurs propres pratiques professionnelles, dans un contexte transparent et avec des implications qu’iels pourraient, à terme, embrasser de façon intégrale. Ainsi, sans idéalisme pesant ou inatteignable, il s’agit pour les participant�es d’explorer leurs pratiques, leur institution, leurs rôles et leur quotidien professionnel et de se sensibiliser au changement, dans sa définition la plus noble et la plus constructive possible. Les impacts de notre démarche sont à la fois sociaux et citoyens, et donc nécessairement économiques  : il ne s’agit pas de faire la révolution dans la structure habitée par les professionnel�les, mais de faire de l’intelligence collective une pratique professionnelle élémentaire et partageable par l’ensemble des acteur�trices de la structure – ce qui peut néanmoins amener à de réelles et profondes altérations, et donc parfois à une petite révolution. En d’autres termes, il s’agit de proposer des changements pour que le quotidien des professionnel�les et de leurs partenaires puisse être amélioré, afin de gagner en convivialité, en plaisir dans le travail, et donc en efficacité. Il ne s’agit pas nécessairement d’imaginer des modifications fonctionnelles dithyrambiques, mais surtout de montrer que les changements peuvent être initiés en modifiant d’abord des petites choses du quotidien. Le carnet de route, ainsi valorisé, devient le témoin des constats, des changements, des essais, des réflexions et des adaptations vécu�es par les participant�es. En consignant dans un carnet leurs explorations professionnelles, iels peuvent elleux-mêmes devenir des auteur�es du changement en initiant de nouvelles pratiques, en proposant de nouvelles adaptations à des situations problématiques et en faisant des allers-retours entre leur quotidien et leurs notes. De surcroît, tout�e participant�e mobilisé�e par le carnet de route devient concrètement auteur�e de son quotidien professionnel  : iel écrit, note, réfléchit, agit et s’approprie, de façon progressive et irréversible, une capacité à transformer à son niveau son monde professionnel. Ainsi motivé�e, tout�e participant�e devient source d’innovation au sein de sa structure professionnelle et peut passer d’une posture de « rôle de professionnel�le subi » à celle de « rôle de professionnel�le écrit ». Nous pensons que la simple action n’est pas suffisante pour alimenter le changement, dans la mesure où tout�e professionnel�le est toujours en train d’agir et de faire – même quand iel subit son environnement et ses contraintes. En revanche, l’acte d’écriture, avec la posture réflexive et décentrée qu’il exige, invite les professionnel�les à se positionner de façon à favoriser prise de recul, repositionnement des rôles sociaux mobilisés et initiatives de changement.

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T RO I S E X E M P L E S D ’A N A LYS E S YS T É M I Q U E D ’ E X P LO R AT I O N D E S P R AT I Q U E S L’analyse systémique de l’exploration des pratiques peut parfois laisser perplexe, dans la mesure où celle-ci requiert une solide connaissance des éléments de base des théories systémiques et suffisamment de concepts issus de la psychologie des interactions et de la sociologie (voire de l’anthropologie) pour pouvoir être appliquée. Cela étant, nous partons du principe que ce type d’analyse, une fois effectuées les saines et nécessaires lectures qui la commandent (tout comme la conduite des méthodes de théâtre institutionnel requiert également la formation idoine), peut être appliquée de manière relativement simple. Pour cela, nous proposons de revenir sur deux situations que nous avons eu la chance de pouvoir aborder en atelier.

Image 1 première situation d’atelier d’exploration des pratiques professionnelles.

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Bien évidemment, pour respecter l’anonymat élémentaire des ateliers d’exploration des pratiques professionnelles, les lecteur�trices ne disposeront d’aucune information qui permettrait de contextualiser les problématiques abordées. A priori, ces scènes ou ces situations pourraient donc concerner n’importe quel secteur. Le premier cas concerne des propos dégradants tenus par une personne auprès de professionnel�les. La personne en question, désignée par B, pourrait être n’importe qui  : usager�ère ou client�e, cette personne est en tout cas tout simplement extérieure à la communauté de pratiques professionnelles représentée ici par deux individus, M et P. La modélisation de la situation, sur simple tableau blanc, est la suivante  : Dans un premier temps, nous remarquons la modélisation systémique des interactions, que nous pouvons séquencer en plusieurs temps  : • B tient des propos dégradants et désagréables à M, une professionnelle ; • N’étant plus en capacité de pouvoir supporter ces propos, la professionnelle M va chercher l’un de ses propres collègues, le professionnel P ; • S’ensuit une interaction entre P et B, en présence de M. Ce cas de figure a pu déjà arriver à nombre de professionnel�les. Client�e mécontent�e, usager�ère rétif�ve à toute proposition, parent�e d’élève peu amène  : à n’importe quel moment, un�e professionnel�le peut faire face à des relations humaines désagréables. Ici, la tension émotionnelle est marquée par les arcs électriques autour de la représentation de B dans le système, qui invective M (ce qui est représenté par une double flèche), alors que M est dans une interaction plus normale (flèche simple de M vers B). La flèche qui sort du système interactionnel montre que M va chercher un collègue extérieur, P, pour l’inclure dans le système interactionnel et que P puisse agir sur B et le calmer (à nouveau représenté par une double flèche). Suite à cette modélisation systémique, nous choisissons de représenter trois étapes distinctes d’analyse  : • Le CFP (ou « Comment faire pour  ? »), formulation traditionnelle du théâtre-forum pratiqué au sein du réseau Arc-en-Ciel Théâtre, qui permet de dégager une grande question problématique. Ici, la question est  : « Comment faire pour réagir face à des propos dégradants  ? » • Les enjeux, souvent très nombreux mais que nous choisissons de réduire ici au nombre de trois (il faut garder à l’esprit que l’on peut étendre la liste des enjeux, mais la durée des ateliers invite à la prudence) et qui sont ici  : - L’enjeu de la condition de la femme (puisque M est une professionnelle et que seul P, professionnel masculin, parvient à gérer la situation avec B).

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- L’enjeu de la reconnaissance et du respect d’autrui dans l’interaction. - L’enjeu de l’interaction ou de l’accompagnement avec B « en dépit de » son comportement peu agréable. - La multiplication de quatre représentations possibles, sur lesquelles il convient ici de travailler par mots-clés et que nous représentons ici de manière non exhaustive  : - L’image que B a de la professionnelle M  : manque de professionnalisme, mépris, contrôle, besoin de confiance, violence, défense, etc. - L’image que B a de lui-même  : victime, besoin d’attention, compensation, solitude, rapport de violence, contrôle, etc. - L’image que la professionnelle M a de B  : accompagnement, acceptation, dédramatisation, instance de confiance, accueil d’expression, etc. - L’image que la professionnelle M a d’elle-même  : respect de soi, dépassement, acceptation, respect des valeurs, prise de hauteur, etc.

Image 2 seconde situation d’atelier d’exploration des pratiques professionnelles.

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Tous ces éléments ne sont bien évidemment pas inventés par l’analyste systémique et sont le fruit des discussions et recherches collectives des participant�es. La modélisation systémique et les enjeux sont souvent proposés par l’analyste systémique, qui joue ici son rôle de regard extérieur, alors que le CFP et les perspectives de représentation sont proposé�es par les participant�es de l’atelier directement. Ces modélisations suscitent ensuite des discussions entre les participant�es, qui permettent notamment de se projeter au-delà de l’atelier et d’envisager collectivement des actions concrètes à mener dans le cadre professionnel. Le second cas concerne les relations entre trois professionnel�les, à savoir P1 et P2, qui ont pour mission de travailler ensemble au quotidien, et P3, collègue de P2 qui réceptionnera les propos de P2 à propos de sa relation avec P1. Ici, le genre des professionnel�les ne compte pas et la problématique est purement d’ordre managérial  : en effet, P1 se surcharge de travail et tend à s’accaparer également les missions de P2, qui n’a plus l’impression d’avoir de place légitime dans l’équipe, ce qui entraîne bien évidemment des tensions entre P2 et P1. La modélisation de la situation, sur simple tableau blanc, est la suivante  : Dans un premier temps, nous remarquons la modélisation systémique des interactions, que nous pouvons séquencer en plusieurs temps  : • P2 fait remarquer à P1 qu’iel a un comportement professionnel qui pose question et le fait de manière sereine, dans la discussion ; • P1 réagit non pas en répondant de manière directe, mais en semblant se noyer dans des tâches à réaliser, ce qui n’entraîne pas nécessairement d’interaction claire ; • P2 se confie ensuite à P3 pour lui parler de la situation et demander de l’aide sur sa possible résolution. Ce cas de figure est, là encore, à la portée de n’importe quel�le professionnel�le. Les relations avec les collègues ne sont pas toujours idéales, quelle que soit la politique managériale en place  : la question de la psychologie des individus et de leur gestion des affects parasitera nécessairement toute organisation, fût-elle proche de la perfection. Ici d’ailleurs, nous avons choisi de représenter la présence de l’affect, dans la mesure où celui-ci peut être soit totalement intériorisé ou moteur (pour P1, la mention « Aff » se trouve dans sa bulle), ou bien mis à distance afin de permettre l’analyse (pour P2 et P3, la mention « Aff » se trouve à l’extérieur de leurs bulles respectives, mais restent bien évidemment en lien direct avec elleux). Le comportement de P1, qualifié ici de « tornade », qui semble tenter de sortir de toute interaction, est représenté ici par une flèche circulaire qui finit par le conduire en dehors du système interactionnel ; la conversation entre P2 et P3 est représentée dans un second temps, dans une bulle systémique entre pointillés, puisqu’elle est isolée de la situation initiale tout en étant directement liée, par l’intermédiaire de P2, à la problématique professionnelle posée. L’accolade à

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droite du système, qui pointe vers la sortie, indique que P2 et P3 vont décider de sortir de la situation en parlant à leur hiérarchie. Suite à cette modélisation systémique, nous choisissons de représenter trois étapes distinctes d’analyse  : • Le CFP (ou « Comment faire pour  ? »), formulation traditionnelle du théâtre-forum pratiqué au sein du réseau Arc-en-Ciel Théâtre, qui permet de cibler une grande question problématique. Ici, la question est  : « Comment faire pour stopper la tornade  ? » • Les enjeux, toujours très nombreux mais que nous choisissons de réduire ici au nombre de trois (il faut garder à l’esprit que l’on peut étendre la liste des enjeux, mais la durée des ateliers invite à la prudence) et qui sont ici  : - L’enjeu du pilotage du travail d’équipe. - L’enjeu de l’institutionnalisation de l’organisation. - L’enjeu de la préservation du ou de la professionnel�le, puisqu’il ne s’agit pas non plus de mettre P1 en danger dans ses pratiques. • La multiplication de quatre représentations possibles, sur lesquelles il convient ici de travailler par mots-clés et que nous représentons ici de manière non exhaustive  : - L’image que P1 a de P2  : entraide, gestion solo, écoute limitée, autonomie, confiance, fuite, etc. - L’image que P1 a de lui-même  : affectif, perfectionnisme, gestion du stress, efficacité, temps individuel, autonomie, etc. - L’image que P2 a de P1  : besoin de communication, cohésion d’équipe, attirer l’attention, temps collectif, harmonisation des pratiques, etc. - L’image que P2 a de lui-même  : garantir la cohésion, besoin de temps, besoin d’information, solidarité, préparer l’efficacité, etc. Là encore, comme pour la première situation, il est utile de souligner que tous ces éléments ne sont pas inventés par l’analyste systémique et sont le fruit de l’intelligence collective des participant�es. La modélisation systémique et les enjeux sont souvent proposés par l’analyste systémique, qui joue ici son rôle de regard extérieur, alors que le CFP et les perspectives de représentation sont proposé�es par les participant�es de l’atelier directement. Le troisième cas propose de revenir sur l’atelier de cartographie du sens partagé, en donnant l’exemple d’un atelier qui a été fait dans le cadre d’un remaniement des équipes d’une institution, qui a pour objectif de remélanger les groupes professionnels au sein de l’établissement. Dans ce cadre, la cartographie du sens partagé doit permettre de faire un point sur les attentes de chacun�e et de construire une cohésion d’équipe ancrée à la fois dans le réel, mais également dans les représentations évolutives des un�es et des autres. Nous choisissons ici d’exposer le résultat de l’atelier, qui présente la situation de l’équipe accompagnée pour la construction du sens partagé  :

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Image 3 troisième situation d’atelier d’exploration des pratiques professionnelles.

La méthodologie repose sur les quatre éléments suivants et permet de déterminer la boussole dont l’équipe pourra se doter pour fonctionner au quotidien  : valeurs partagées, envies collectives, zones de tolérance à surveiller et craintes à prévenir. Il convient d’abord de dire que c’est à l’intervenant�e professionnel�le de tenter de regrouper les mots-clés par grands ensembles ; traditionnellement, on retrouve souvent des ensembles liés au collectif, à l’individu, aux rapports interindividuels, à l’institution ou au rapport au destinataire (résident�e, client�e, apprenant�e, etc.). En fonction du groupe, de nouvelles catégories peuvent apparaître et c’est à l’intervenant�e professionnel�le, par son expertise, de les repérer pour les organiser. Par petits groupes, les participant�es à l’atelier se sont mis�es d’accord sur des réponses collégiales, tout en conservant également les réponses individuelles. La mise en commun, comme on peut le lire sur le tableau proposé, est la suivante  : • Les valeurs (idéal-type)  : - Esprit collectif  : respect, solidarité, confiance, loyauté, justice. - Ethique personnelle  : honnêteté, écoute, accueil, bienveillance, optimisme, authenticité.

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- Rapports interindividuels  : professionnalisme, relais, soutien, esprit d’équipe, travail d’équipe, tolérance. • Les envies (idéal-type)  : - Esprit collectif  : communication, bonne ambiance, considération, harmonisation, écoute, intégration, complémentarité, solidarité, cohésion d’équipe, absence de jugement. - Ethique personnelle  : intégrité, autonomie, créativité, oser refuser, rendre heureux. - Contexte institutionnel  : temps, reconnaissance, apprentissage, questionnement, lisibilité. • Les zones de tolérance (écart-type)  : - Environnement de communication  : oublis dans les transmissions, surabondance, sursollicitation, surinformation, lectures et préconisations. - Environnement institutionnel   : confusion des missions, arythmies et contraintes institutionnelles, activités subies, accueil temporaire, aléas de l’organisation, retards, temps, erreurs de planning, bruit. - Rapport au résident  : adaptabilité, répétitions, soin/hygiène, bruit. - Sentiment personnel  : humeurs, respect de la parole, impatience. • Les craintes (écart-type)  : - Esprit collectif  : tensions enkystées. - Sentiment individuel  : perte de sens, manque de reconnaissance, usure, être jugé/ignoré, routinisation, uniformisation, résignation. - Institution  : désorganisation, diminution des effectifs, manque de temps, manque de moyens, cadence, isolement métier, débordement des missions, outils informatiques. - Rapport au résident  : maltraitance, éloignement avec les résidents. Il est à souligner que cette classification ne peut être établie que dans un esprit de dialogue avec les participant�es à l’atelier  : bien souvent, l’intervenant�e en systémique interactionnelle doit repréciser ou redessiner ses ensembles de catégorisation sémantique ou bien modifier les mots-clés pour être au plus près du ressenti et de la pensée des participant�es. Une fois encore, le but n’est pas, pour l’analyste, de dispenser son savoir, mais de proposer un regard en lien direct avec l’intelligence collective qui émane de l’atelier. La cartographie du sens partagé ne peut être partagée que si elle permet à chacun�e de s’exprimer et de donner sa version du sens, au sein même d’un partage de groupe qui doit aboutir à une carte qui n’a rien d’absolu ni de prescriptif, mais donne simplement des clés sur la manière dont le groupe fonctionne et sur ce qu’il considère comme important, dans son ensemble. Bien évidemment, chaque participant�e à l’atelier aura des zones de préférence concernant la cartographie de sens partagé proposée. Ici encore, tous ces travaux suscitent des discussions entre les participant�es, qui

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permettent notamment de se projeter au-delà de l’atelier et d’envisager collectivement des actions concrètes à mener dans le cadre professionnel. Ces trois exemples ont permis de montrer la manière dont les formes d’atelier peuvent s’appliquer, mais il est permis de proposer une analyse plus approfondie. En effet, nous sommes en mesure, notamment, d’apporter un recul suffisant sur ces ateliers, conduits dans une structure dans laquelle nous intervenons depuis sept ans. Depuis que nous y conduisons les ateliers d’exploration des pratiques, et sans, bien sûr, que cette situation ait valeur de généralité ou de conclusion déterminante concernant les effets de ces ateliers, nous avons pu observer les réalités suivantes  : • Les professionnel�les ont partagé leurs constats concernant une sensibilité plus grande à la prise de recul concernant leur travail et leur capacité à analyser plus rapidement, en position « meta », ce qu’iels étaient en train de vivre. • Au fur et à mesure des ateliers, les professionnel�les ont su formuler de manière claire le type d’atelier qu’iels avaient envie d’avoir en choisissant, par exemple, les situations de forum pour des cas bien précis ou en préférant parfois les ateliers plus analytiques lorsque cela était nécessaire. Nous leur laissons maintenant le choix dans la forme d’ateliers qu’iels souhaitent sélectionner et cette maîtrise du dispositif et de ses bénéfices montre que les professionnel�les ont vraiment apprivoisé ce que nous leur proposons – et que cela semble leur convenir. • Les professionnel�les ont également signalé faire preuve d’un plus grand esprit d’initiative pour résoudre des problématiques spécifiques, en allant faire des propositions à leur hiérarchie ou en agissant directement sur des situations qui leur posaient problème. D’après elleux, le fait de jouer des saynètes ou de produire une analyse approfondie leur permet justement de sortir de la paralysie de l’agir et de dédramatiser le passage à l’acte, en le débarrassant des fantasmes traditionnels qui y sont associés (représentation de la direction, regard des collègues, peur de l’échec, etc.). Ces constats n’ont aucunement valeur d’exhaustivité ni de constat définitif, encore une fois. La posture d’intervenant�e en exploration des pratiques professionnelles impose l’humilité, même lorsque les situations professionnelles s’améliorent ou que les professionnel�les se sentent plus à l’aise dans leur pratique quotidienne ; si ces évolutions sont permises, c’est d’abord parce que les professionnel�les elleux-mêmes finissent par s’approprier les dispositifs et en adoptent les codes pour une implémentation graduelle dans leur pratique quotidienne. Tout ce que nous pouvons constater, de notre expérience, c’est effectivement un mieux-être général des professionnel�les par rapport à ce qui leur pose question et une plus grande confiance dans la prise d’initiative et la résolu-

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tion de problèmes, le tout nimbé d’une dédramatisation concernant l’expérimentation dans l’action tout en assumant les conséquences possibles. D’une certaine manière, ces impacts permettent aux professionnel�les de reprendre la main dans les situations professionnelles et même, gageons-le, de jouir d’un sentiment de liberté plus grand, en ayant l’impression de pouvoir exercer un véritable pouvoir d’action sur le quotidien – et non pas de le subir.

DE

L’ É C R I T

A

L’A C T I O N

Vous l’aurez compris  : le but de cet ouvrage est notamment d’ouvrir des voies d’exploration des pratiques professionnelles (puisque c’est la manière dont nous avons souhaité renommer les séances d’ADP – analyse de la pratique) et de pouvoir envisager de nombreuses pistes d’évolution. Nous ne saurions affirmer que notre méthode est la seule qui vaille ou qu’elle a été présentée ici sous sa forme la plus aboutie  : ce serait à la fois vain et prétentieux. Ce serait surtout la trahison d’une bien maigre connaissance des enjeux humains dans des milieux professionnels sans cesse changeants, voués à d’incessants états de modification et qui nécessitent des méthodologies de plus en plus évolutives et adaptées. Chacune et chacun doit maintenant se sentir libre de pouvoir réutiliser la méthodologie que nous avons souhaité exposer et de la faire évoluer à son tour. Si la systémique et le théâtre institutionnel ont réussi à se rapprocher, nul doute que d’autres domaines encore peuvent trouver des terrains d’entente  : le présent ouvrage est, au fond, également un manifeste pour l’interdisciplinarité. Comme nous venons de le préciser, la présente méthode n’a rien d’absolu. D’ici un an, nous serons sans doute insatisfaits de ce livre, parce que nos pratiques auront encore évolué  : nous nous dirons que nous aurions dû ajouter ceci ou retirer cela, ce qui montre par ailleurs que l’exercice d’écriture auquel nous nous sommes prêtés reste un véritable chemin d’humilité. Peut-être auronsnous alors envie de mettre à jour cette méthodologie et d’en faire une nouvelle édition, ou peut-être ne réécrirons-nous jamais autre chose, laissant simplement les appropriations et réappropriations, y compris les nôtres, vivre leur vie sur le terrain, auprès des professionnel�les qui en éprouvent le besoin. Désormais, après être passés par l’écrit, l’action est de rigueur. Le témoignage méthodologique que nous avons souhaité livrer n’est pas un aboutissement, mais plutôt le début de quelque chose d’autre, afin de pouvoir proposer la diffusion de pratiques en lien avec des problématiques de terrain qui minent le

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quotidien de beaucoup de professionnel�les  : souffrance au travail, management apparemment bienveillant, pressions financières et déficit de vision sont, par exemple, autant de maux auquel nous pensons apporter un remède, fût-il temporaire ou partiel. En effet, nous considérons que notre expertise repose d’abord sur un retour essentiel  : à chaque fois que nous sommes intervenus au sein de structures avec nos ateliers d’exploration des pratiques professionnelles, nous avons pu constater la libération d’énergies, la résolution de problèmes et même, dans un certain nombre de cas, la détente de relations entre professionnel�les d’encadrement et d’accompagnement, entraînant par là la mise en place d’un début de climat de dialogue et d’entente, au-delà des difficultés structurelles. Notre devoir est ainsi de passer à nouveau à l’action et de poursuivre notre but en travaillant, de manière artisanale, sur ce en quoi nous croyons. Nous poursuivons la conduite d’ateliers, mais nous pouvons imaginer également d’autres activités. Echanges et journées d’étude pour présenter nos activités, rencontres pour aider d’autres intervenant�es à mettre en place ce type d’ateliers ou encore inclusion de l’exploration des pratiques professionnelles dans les cursus d’études. Tout est possible, pourvu que les valeurs de notre démarche soient respectées et qu’elles atteignent leur but  : faire du monde professionnel un endroit meilleur. Mais passer de l’écrit à l’action, c’est aussi encourager toutes celles et tous ceux qui auront eu la gentillesse de nous lire à apprivoiser les éléments de méthode que nous avons désiré partager dans ce livre. Nous le soulignons ici, en guise de conclusion  : c’est à chacune et à chacun de s’approprier sa propre lecture du livre, d’expérimenter avec les outils proposés et de les adapter à son propre contexte. Notre approche n’est pas dogmatique et les pratiques évoluent toujours avec les individus lorsqu’elles sont partagées avec le plus grand nombre  : chères lectrices et chers lecteurs, cueillez dans ce livre ce que vous avez envie de cueillir et faites de vos propres ateliers un laboratoire, auquel nous espérons modestement contribuer.

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B I B L I O G R A P H I E

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