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French Pages [764] Year 2013
Enquête
sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises
Première édition : Presses Universitaires de France, Paris, 1961. ISBN : 978-2-35676-024-1 © EDITIONS BOUCHÈNE, 2013.
ANDRÉ NOUSCHI
Enquête
sur le niveau de vie des populations rurales constantinoises de la conquête jusqu’en 1919
— Essai d’histoire économique et sociale
— Deuxième édition revue et corrigée Préface de Gilbert Meynier
EDITIONS BOUCHENE
André Nouschi, à 30 ans, à Biskra, à l’époque de ses recherches pour sa thèse.
De l’Algérie du terroir à la recherche historique1 : André Nouschi
André Nouschi, historien de l’Algérie qui fêtera en fin 2012 ses 90 printemps, a une histoire personnelle intimement liée à cette Algérie. C’est la genèse de sa thèse magistrale sur le niveau de vie des ruraux du Constantinois rééditée aujourd’hui que je tente d’évoquer ici. Préoccupations historiennes D’André Nouschi, comme de son compagnon d’études Charles-Robert Ageron, j’avais entendu parler durant l’année 1967-1968 lorsque j’étais professeur au lycée Pasteur à Oran – j’avais alors 25/26 ans. Je venais de renoncer à la thèse que j’avais amorcée sous la direction de René Fédou, professeur d’histoire du Moyen Âge à l’université de Lyon, sur la gestion de la « directe » (la seigneurie) de l’archevêque-comte de Lyon de 1375 à 1444. J’étais peut-être las de lire les interminables censiers – les terriers – en bas latin. C’est à Oran que je quittai le latin en suivant les cours de mon collègue et ami Gilbert Grandguillaume, professeur d’arabe au lycée Pasteur, qui initiait bénévolement à la langue d’Abû al-calâ al-Macrî ses élèves et collègues ignares ; mon ami mazounien Ahmed Koulakssis, qui avait suivi quatre ans durant les cours du lycée franco-musulman (medersa) de Tlemcen, avait commencé à m’alphabétiser en octobre 1966, alors que, 1. Cette préface est fondée sur de nombreuses échanges avec André Nouschi que je connais depuis plus de quatre décennies – de vive voix, par téléphone, par lettres, par courriel…–, sur son œuvre d’historien et sur des textes autobiographiques qu’il a bien voulu me communiquer, et dont deux ont, à ma connaissance, été publiés : André Nouschi, « Images algériennes des années 30 », Awal Cahiers d’études berbères, n° 13, 1996, et « La guerre d’Algérie », in Fayçal El Ghoul (dir.), Conquête, colonisation, résistance en Méditerranée : la restructuration des espaces politiques culturels et sociaux, actes du colloque tenu à Tunis, les 26, 27 et 28 novembre 1998, Tunis, Centre d’études et de recherches économiques et sociales, Faculté des sciences humaines et sociales, Cahiers du CERES, série Histoire, 12, 2004, 358 p. J’ai aussi utilisé des notes et des souvenirs personnels, ainsi que des entretiens que j’ai eus avec des témoins et acteurs de l’histoire tels les regrettés Jean Dresch, Saad Dahlab, Tahar Oussedik, M’hammed Yazid…, et aussi Hocine Aït Ahmed, Hamou Amirouche, André Bach, Guy Fischer, Mohammed Harbi, Mohammed Salah Hasnaoui, Lemnouar Merouche…
II
Préface
l’agrégation juste en poche, j’enseignais au lycée Alain Fournier de Bourges où nous nous étions connus. J’avais durant l’année 1968-1969, alors que j’étais en poste à la jeune université de Constantine où je suis resté deux ans, demandé par lettre à Charles-Robert Ageron, d’être mon directeur de thèse. Fut-ce la carence des services postaux ? Fut-ce le refus ou la réticence d’un maître sans doute souvent sollicité et peut-être peu désireux de patronner un petit gauchiste fumeux ? Toujours est-il que je n’eus jamais de réponse et que je m’inscrivis à une thèse d’État sur l’Algérie et la Première Guerre mondiale avec un autre maître, André Nouschi, historien que je voyais alors dans la nébuleuse communiste, mais qui, dans sa thèse, se plaçait entre autres sous les auspices des Annales et du structuralisme de Lévi-Strauss, dont il citait les Tristes Tropiques ; c’était un événement pour une thèse d’histoire novatrice, qui est aujourd’hui un classique. Je n’eus jamais à regretter ce choix, eût-il été à l’origine, un peu fortuitement, un choix par défaut. Je voyais alors, et sans grand sens de la nuance, Ageron comme la butte témoin hors du temps d’une histoire abolie, mais je respectais son œuvre2, réalisée au prix de ce que ce Lyonnais catholique dénommait « un travail de bénédictin ». Et je me réjouissais d’avoir comme directeur de travaux cet André Nouschi dont l’historien idéologue officiel du FLN, le Lavisse algérien, Ahmed Tawfiq al-Madanî, avait dit que son œuvre était pour le peuple algérien comme l’eau qui s’offre au caravanier auprès la traversée du désert. Mais à l’époque, j’étais encore quelque peu dans la sacralisation du FLN, même si la découverte du système des nouveaux maîtres de l’Algérie commençait à m’ébranler ; je n’avais au surplus pas encore lu Tawfiq al-Madanî, et j’étais naïvement porté à avaliser tout ce que la production algérienne officielle émettait, et où l’on ne parlait guère de Nouschi – et guère plus d’Ageron. Signalons aussi au lecteur tel autre livre « algérien » d’André Nouschi, comme celui réalisé avec Yves Lacoste et André Prenant, L’Algérie passé et présent 3, qui proposait un bilan historien de cette douloureuse question et des perspectives engagées, cela au cœur même du drame de la guerre d’indépendance algérienne. Ses lectures et ses recherches lui avaient fait saisir l’horreur des combats des Cavaignac, Pélissier, de ce gouverneur général Bugeaud qui eut l’idée de créer une prime à la tête coupée ; et la série des assassinats délibérés, dont les sinistres enfumades du Dahra en 1845 par Pélissier – ce que
2. À commencer par sa monumentale thèse, Les Algériens musulmans et la France (18711919), PUF, 1968, 2 vol., X-1298 p. 3. Yves Lacoste, André Nouschi, André Prenant, L’Algérie passé et présent : les cadres et les étapes de la constitution de l’Algérie actuelle, Paris, Éditions Sociales, 1960, 462 p., préface de Jean Dresch.
Préface
III
Nouschi appelle « les centaines d’Oradour » de la conquête de l’Algérie ; puis la répression sanglante des insurrections, du XIXe siècle à mai 1945, via celle de l’Aurès-Belezma en 1916-1917. À la différence des Algériens, les Français avaient la force, la prépotence technique, la modernité d’une construction nationale en marche depuis la révolution de 1789, et aussi la volonté, qui se précisa dans le courant du XIXe siècle, d’implanter en Algérie un îlot capitaliste fondé sur le foncier et l’agriculture de pointe, l’exploitation des forêts de chênes-lièges, la vigne, les mines… Cela, dès la période de conquête, sur fond de confiscation des biens de mainmorte et legs pieux (habûs, awqâf) qui annihile le système d’enseignement, lequel, pour traditionnel qu’il était, n’était nullement méprisable ; et, avec pour contrepartie dérisoire, un système d’enseignement dont la réalité met à mal la glorification nationale de la mission civilisatrice de la France : d’après les chiffres officiels, seulement 5 % des enfants étaient scolarisés en 1914, et pas plus de 15 % en 1954… Sans compter la dépossession foncière qui spolia les Algériens, en quantité, du tiers de leur terres, mais davantage en qualité car la colonisation mit la main sur celles de meilleure qualité ; sans compter tout le système de discrimination/ségrégation dans la hiérarchie des emplois et des salaires, et la distinction, depuis le sénatusconsulte de 1865, entre citoyens français et sujets français, fondée sur le respect systémique hypocrite d’un statut personnel musulman que le système colonial, au demeurant, réduisit en lambeaux, jusqu’au statut de 1947 : ce dernier permit certes l’élection des premiers députés algériens à Paris, mais il institua deux collèges distincts élisant chacun le même nombre de représentants ; or, les Algériens étant environ neuf fois plus nombreux que les Français d’Algérie, il peut être résumé par l’égalité coloniale 1 = 9. André Nouschi publie deux ans après L’Algérie passé et présent et un an après sa thèse, La Naissance du nationalisme algérien4. Ce petit livre, écrit à chaud, je l’avais trouvé à l’époque écrit trop rapidement, et proposant au lecteur davantage de factualité que de problématiques et de préoccupations de synthèse ; mais il était scrupuleusement fondé sur les bases documentaires alors disponibles, et il n’avait pas son équivalent à l’époque. Plus de trois décennies plus tard, après des recherches sur divers sujets, c’est la sortie de L’Algérie amère : 1914-1994 5. Ce livre propose un bilan historien renouvelé, centré sur les questions économiques et sociales de l’Algérie du XXe siècle, avant et après l’indépendance ; et il met aussi de manière dialectique l’accent sur la signification de l’épisode colonial, si central, volens nolens, pour l’histoire de ce Maghreb central (al-Maghrib al-Awsat) – 4. La Naissance du nationalisme algérien, Paris, Éditions de Minuit, 1962, 163 p. 5. L’Algérie amère : 1914-1994, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 1995, 349 p.
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nonobstant ses affinités avec la Tunisie et le Maroc, il est si différent dans ses soubassements comportementaux, culturels, identitaires : le philosophe Michel Serres a lumineusement marqué6, que l’identité n’existait que sous la forme d’identification(s), dynamiques en ce qu’elles sont porteuses des mutations qui s’opèrent au jour le jour dans la vie d’un homme ou d’une société, et structurelles en ce que les identités plurielles, composites à la manière d’un tissu d’Arlequin, sont la règle de toute la vivante humanité – l’Algérie, euphémisme, n’échappe pas à la règle, jusque dans cette décennie ultime du XXe siècle qu’elle a vécue dans la douleur. Et André Nouschi, luimême marqué par des sources plurielles, a poursuivi, dans cette lignée qui fait réfléchir le lecteur au passé colonial et à son déroulement postcolonial, en publiant dix ans plus tard en forme de bilan global des XIXe et XXe siècles, Les Armes retournées7. Dans l’entretien qu’il a accordé en mars 2012 à Nadjia Bouzeghrane, correspondante à Paris d’El Watan8, A. Nouschi a rappelé cette vérité d’évidence que « l’histoire exige une totale liberté et une absolue indépendance, garantie par n’importe quel pouvoir politique ». Il m’a fait chaud au cœur d’avoir approuvé sans réserve l’idée d’une construction en partenariat d’une histoire franco-algérienne, ébauchée lors du colloque à l’ENS de Lyon, les 20, 21 et 22 juin 2006, intitulé « Pour une histoire critique et citoyenne. Le cas de l’histoire franco-algérienne », où il a été invité et a présenté une communication sur La crise de 1865-1870 en Algérie. C’est à ma connaissance la première fois qu’était vraiment posée la question d’une lecture concertée, française et algérienne, et, au-delà, planétaire, de l’histoire de l’Algérie9. Certes, on doit tenir compte du fait qu’une part notable des Algériens cultivés, intellectuels entreprenants et libres ne sont pas en Algérie. Une synthèse des travaux, codirigée par Frédéric Abécassis et l’auteur de ces lignes, a été publiée en 2008 par La Découverte, et en 2011 à Alger, par INAS Éditions, en français et en arabe10. 6. Michel Serres, L’Interférence : Hermès 2, Paris, Minuit, 1972, 239 p., rééd. 1992 ; Le Tiers-instruit, Paris, F. Bourin, et Le Grand Livre du Mois, 1991, 249 p. ; L’Incandescent, Paris, Éd. le Pommier, 2003, 351 p. et Librairie générale française, 2005, 410 p. 7. Les Armes retournées : colonisation et décolonisation françaises, essai, Paris, Belin, 2005, 447 p. 8. El Watan, 19 mars 2012. 9. Sur les 75 intervenants au colloque, il y avait 43 Français (dont 11 d’origine algérienne d’une manière ou d’une autre), 19 Algériens, 4 Britanniques, 3 Allemands, 2 Italiens, 1 Hongrois, 1 Palestinien, 1 Canadienne (d’origine algérienne), 1 Tunisien. 10. Frédéric Abécassis, Gilbert Meynier (dir.), Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire, Paris, La Découverte, 2008, 250 p. ; réédité en Algérie, INAS Éditions, Alger, 2011, édit. en français, 189 p. ; édit. en arabe (traduction Khaoula Taleb-Ibrahimi), 2011, 224 p.
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Au demeurant, la grande thèse d’A. Nouschi sur l’Algérie profonde et ses autres recherches sur l’Algérie ne l’ont pas empêché de travailler, aussi, dans des domaines fort variés et d’être l’auteur d’un grand nombre d’articles et de livres qui abordent bien d’autres sujets – notamment l’histoire du Monde arabe dans son ensemble, la Méditerranée à l’époque contemporaine, le pétrole dans les relations internationales et la genèse de l’impérialisme, mais aussi des approches de l’histoire de France, entre autres dans les manuels qu’il a réalisés en collaboration avec Maurice Agulhon et Ralph Schor, puis Antoine Olivesi, ainsi que des ouvrages d’initiation méthodologique destinés aux étudiants en histoire. Un itinéraire de vie L’évocation de l’itinéraire d’A. Nouschi est éclairant qui explique pourquoi il a conçu et réalisé sa thèse, en corrélation avec sa vie algérienne, son ressenti, ses convictions et son engagement. Il est issu d’une famille juive du Maghreb : les ancêtres de sa mère, originaires d’al-Andalus via le Maroc, sont venus en Algérie au XVIe siècle ; ceux de son père, Judéo-Italiens originaires de Livourne, s’y sont installés en 1736. A. Nouschi a grandi dans une famille dont la mère était « femme au foyer » et le père huissier de justice, successivement à Aïn Bessem, non loin de Bouira, à une centaine de km au sud-est d’Alger (1923-1928), puis à Aïn El Arba, dans la plaine de la Mleta, sur la bordure méridionale de la grande sabkha d’Oran (1928-1935) ; enfin, de 1935 à 1957, à Alger où il a présidé la chambre départementale des huissiers – la famille quitta l’Algérie en 1962. A. Nouschi était l’aîné de cinq garçons, nés entre 1922 et 1931 – le troisième étant mort à Aïn Bessem, à l’âge d’un an. Il suivit son père dans ses pérégrinations professionnelles. Particulièrement marquantes, on le verra, furent les images de la misère algérienne qu’il découvrit près d’Aïn El Arba, qui gravèrent dans son esprit un réflexe de révolte contre l’injustice. Il fut reçu en 1934 au concours des bourses 1ère série, lui donnant droit à une bourse en cas de pépin familial – il avait été recalé à l’oral en 1933 pour avoir confondu Catherine et Marie de Médicis… Il fut reçu dans les premiers au certificat d’études primaires, puis il suivit un cursus secondaire plutôt brillant, entamé en 6e au lycée Lamoricière11 d’Oran, et qu’il acheva en 1941 à Alger au lycée Bugeaud12. Il y fut admis en hypokhâgne pour l’année 1941-42. Mais, mobilisé en décembre 1942, il ne retourna au pays natal qu’en septembre 1945.
11. Ultérieurement, le lycée français d’Oran de l’OUCFA (Office universitaire et culturel français en Algérie) ; l’auteur de ces lignes y a enseigné en 1967-1968. 12. Aujourd’hui lycée Émir Abd el-Kader.
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Il réussit en un temps record à obtenir la licence d’histoire, d’abord à l’université d’Alger, puis à la Sorbonne où il obtint le certificat de géographie pour historiens en octobre 1946. Après un échec à l’agrégation d’histoire en juin 1947, il y fut reçu un an plus tard. Nommé professeur d’histoire à Oran au lycée Lamoricière, il demanda, sur les conseils de médecins, en raison des troubles pulmonaires dont souffrait son épouse Janine13, sa mutation pour Constantine – à 650 m. d’altitude. Il y enseigna au lycée d’Aumale (aujourd’hui Redha Houhou) de 1949 à 1955, via un séjour d’un an (1951-1952) au lycée de Metz où il rejoignit Janine qui y avait passé une partie de son enfance. Alors qu’il avait entrepris sa thèse sous la direction de Charles-André Julien, il obtint pour l’année 1955-1956, aux fins de se rapprocher de bibliothèques approvisionnées et des archives du Gouvernement général, une mutation au lycée Émile-Félix Gautier14, en bas de la rue Michelet/Didouche Mourad, au cœur d’Alger, à deux pas de l’université. Ayant réussi à obtenir un détachement au CNRS pour parfaire sa recherche, il partagea deux ans durant (1956-1958) son temps entre Alger et les bords de la Seine avant de demeurer en 1958-1959 à Paris – il soutint à la Sorbonne, non sans brio, sa (ses) thèse(s)15 en mars 1959. Commença alors sa phase, quadriennale, tunisienne : A. Nouschi fut nommé en octobre 1959 maître de conférences à l’université de Tunis16 – il y dirigea la revue Les Cahiers de Tunisie/al-Karâsât al-Tûnsiyya jusqu’à sa nomination à la toute nouvelle université de Nice à la rentrée 1964. Il y créa en 1967 le CMMC (Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine), qui devint un centre de publications – les Cahiers de la Méditerranée virent le jour en 1968 – et de recherche, et où l’Algérie tint une grande place ; de 1972 à 1973, il dirigea l’UREC (Unité de recherche et d’études sur les civilisations). De 1972 à 2006, successivement à Nice, dans l’île de Bendor, à Châteauneuf de Grasse enfin, des spécialistes divers furent 13. Originaire de Beauzac, au nord de la Haute-Loire, entre Saint-Étienne et Le Puy, Janine Nouschi-Vuillemey avait passé son enfance à Metz, puis à Paris. Avec pour bagage une formation en droit et en psychologie, elle est de nos jours connue comme essayiste, nouvelliste et romancière dont les livres portent la marque d’un surréalisme sainement fantasque. On lui doit entre autres : Courbessine, Nice, Éd. Bénévent, 2003, 212 p ; Le nautile et autres nouvelles, Nonette, CRÉER (Centre d’Études, de réalisations et d’éditions régionales), 2005, 191 p. ; Le requiem de Campra et autres nouvelles, Brioude, CRÉER, 2010, 171 p. 14. Ultérieurement, lycée Victor Hugo, de l’OUCFA, puis Omar Racim. 15. Il fallait alors soutenir une thèse principale et une thèse complémentaire – la thèse complémentaire d’A. Nouschi était une présentation annotée de la correspondance entre le docteur Vital et Ismaël Urbain, Correspondance du docteur A. E. Vital avec I. Urbain, 18451874. L’opinion et la vie publiques constantinoises sous le Second Empire et les débuts de la Troisième République, Paris, Larose, 1959, 432 p. 16. Elle était alors encore rattachée pour ordre à l’université d’Aix-en-Provence.
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conviés à des colloques annuels, dont les actes furent régulièrement publiés ; et le CMMC fut, sous l’égide du ministre de l’Éducation nationale René Haby et de son secrétaire d’État chargé des universités Jean-Pierre Soisson, classé en 1975 « centre d’excellence ». A. Nouschi prit sa retraite en 1986, ce qui n’entrava pas vraiment ses activités de recherche et de publications d’ouvrages de réflexion et de synthèse : outre les manuels d’histoire et de méthode historique qui ont été évoqués, L’Algérie amère et Les Armes retournées déjà citées, il poursuivit sa recherche sur le pétrole17, il présenta et préfaça les travaux de jeunes chercheuses et chercheurs, ainsi qu’une réédition de la fameuse Histoire du royaume d’Alger de Laugier de Tassy, publiée en 172518. Durant toute sa carrière, il n’a cessé de courir d’un colloque à l’autre, d’être invité par des universités en France, au Royaume-Uni, aux États-Unis, en Suisse, en Italie, en Espagne, en Tunisie, en Égypte, en Israël, et même en Inde et en Chine, et il a recensé au total plus de 400 communications ou notes sur les multiples sujets qu’il a abordés. Se remémorant aussi son engouement pour Rome qu’il a contribué à libérer en juin 1944, avant l’agrément éprouvé pour Tivoli et Bolsena, il garde un souvenir ébloui de Trento – son premier colloque, en 1960 – jusqu’à la sidération par la Chine en 1992, via la clarté vespérale de Jérusalem, « ce méli-mélo entre la Bible, les Évangiles, les lieux saints », la grandeur fabuleuse de l’Égypte et l’espiègle civilité de son peuple, et puis la découverte de l’Inde, de New York… Tout ce qu’il a abordé, tout ce qu’il a vu, tous les gens qu’il a connus – Mendès France, Savary, Bourguiba, et, lors des négociations d’Évian, Saad Dahlab, M’hamed Yazid, Redha Malek, Mohammed Bedjaoui, Georges Gorse (très furtivement), … – font qu’il s’est parfois senti basculé d’un temps, d’un espace à un autre, dans une sorte de vertige. Souvenirs de jeunesse Avant d’en arriver là, A. Nouschi avait eu pour paysage de sa vie d’enfant et d’adolescent l’Algérie du terroir – l’Algérois puis l’Oranie – avant la ville d’Alger. Il en a humé les odeurs et il y a côtoyé des humains de tous horizons : petits « Arabes », « Juifs », Français d’Algérie, Espagnols, « Frangaouis » (Français de France)… Il y a vécu dans la norme méditerranéenne de la supériorité masculine, évidente pour les hommes, et entretenue par les femmes, affairées à leur domaine réservé – enfants et 17. André Nouschi, Pétrole et relations internationales de 1945 à nos jours, Paris, A. Colin, 1999, 269 p. et La France et le pétrole de 1924 à nos jours, Paris, Picard, 2001, 451 p. 18. Jacques Philippe Laugier de Tassy, Histoire du royaume d’Alger : un diplomate français à Alger en 1724, préface de Noël Laveau et André Nouschi, Paris, Loysel, 1992, XII-207 p. (première édition : Amsterdam, chez Henri du Sauzet, 1725, 2 vol., 352 p.).
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travaux d’intérieur. Il a subodoré les malaises menstruels de la jeune Yamina, qui fut un temps la bonne de la famille Nouschi. Il a parlé très jeune l’arabe populaire avec ses copains, avant d’étudier la langue fushâ19 dès la 6e au lycée Lamoricière d’Oran. Il se souvient avec reconnaissance de ses professeurs d’arabe, Mahdad à Oran, puis Vallat, Soualah et Counillon à Alger. L’école a été pour lui le lieu de l’ouverture, fascinante à plus d’un titre, que ce soit en français – les poésies étaient alors à apprendre par cœur –, en histoire, en géographie. Il estime dans les années 1920-30, à Aïn Bessem puis à Aïn El Arba, à 25 %-30 % la proportion de ses camarades de classe « arabes », des garçons dans leur grande majorité. Au demeurant, les filles, dans leurs écoles de filles, étaient rigoureusement séparées des garçons dans leurs écoles de garçons. Les maîtres lui en imposaient, voire l’effrayaient ; il bossait par devoir, mais il se souvient d’une institutrice remplaçante, Georgina, pour qui il éprouva un engouement, qui l’incita à bien travailler pour lui faire plaisir. Il fut initié à l’histoire du Maghreb par les manuels d’histoire-géographie consacrés à l’Algérie et à l’Afrique du Nord – les Bernard et Redon – il en approuvait, alors, la version coloniale courante : il fut, enfant, persuadé que la colonisation française représentait une victoire de la civilisation sur la barbarie. Pourtant, lui est resté en mémoire le malaise qu’il éprouva en découvrant la brutalité de la guerre de conquête et de la répression des insurrections du XIXe siècle. Et il se rendait compte du dénuement dans lequel vivaient ses camarades « arabes » quand il leur rendait visite chez eux. Il voyait son ami Boulenouar venir à l’école sale et rebuté par le travail scolaire, en queue de classe, apostrophé et battu en continu par le maître. Mais il fut impressionné par le succès au concours des « bourses de première série » d’un brillant garçon « arabe ». Il se rendait compte que bien peu nombreux étaient les Français à fréquenter, comme lui, « les Arabes ». Le village d’Aïn El Arba était compartimenté : Arabes, Juifs, Espagnols, Français du cru et Frangaouis vivaient entre eux dans l’étanchéité de leurs cercles respectifs. Le mythe du « on s’aimait bien », tel que développé dans les films du cinéaste Jean-Pierre Lledo20, est bien un mythe : pour A. Nouschi il est archifaux. Des Algériens reçoivent chez eux des Français, l’inverse non, et les Juifs sont relégués à leur statut de minoritaires dévalorisés : chacun chez soi. Les uns et les autres se lançaient des injures – sale Juif, sale bicot, sale Français, sale Espagnol, mala raza 21, putain de ta race, hijo de puta 22… Nouschi n’a 19. L’arabe classique. 20. Un rêve algérien, 2003, Algéries, mes fantômes, 2004, Algérie, histoires à ne pas dire, 2007. 21. Sale race. 22. Fils de Pute.
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jamais entrevu dans son enfance cette « fraternité » dont se prévalurent tant d’apologistes de la colonisation française en Algérie. Il percevait empiriquement ce qu’étaient les Musulmans – parmi eux, il distinguait les Mozabites – mais il ne comprenait guère qu’on puisse faire Ramadan. Il voyait la famille de Yamina partir en pèlerinage sur la tombe de Sidi Mohammed Ben Aouda, au sud de Relizane – Yamina allait s’y recueillir pour demander que soit exaucé son vœu de se marier et d’avoir des enfants. Mais ces ziyârât (visitespèlerinages) l’intriguaient. Il fut impressionné par la figure de sainteté à l’équilibre paisible d’un client de son père Alfred, huissier de justice, le hâj Mohammed, de retour de La Mecque, propriétaire de la belle maison qu’ils habitèrent à partir de 1932 et que ce hâj avait fait construire selon les plans et les souhaits de ses parents : les Nouschi l’invitèrent peu après leur emménagement et le régalèrent d’un couscous au beurre arrosé de laban23 ; sa prestance et sa sérénité étaient aux antipodes de ce qu’A. Nouschi voyait dans les misérables gourbis de ses copains « arabes ». L’islam de ces démunis, il le perçut à travers les défilés précédés d’un drapeau vert, mis en marche vers le marabout Sidi Abd el-Qader pour implorer le Tout-puissant de leur envoyer la pluie. Sa mère lui parla de la cérémonie parente des chrétiens, les rogations. Dans tous les cas, il fut décontenancé par ces prières et ces appels, pour lui marqués d’irrationalité. Ultérieurement, à Alger, dans la deuxième moitié des années trente, il assista au sacrifice d’un taureau conduit par des gnawas24 jusqu’à la plage où ce fut la ruée vers la nappe de sang échappée de la gorge tranchée. Pris de nausée, il ne tarda pas à déguerpir. L’islam lui était plus mystérieux encore quand il accompagnait sa mère, Yamina et d’autres femmes du village, au marabout de Sidi Abd al-Qader, près de Hammam Bou Hadjar, dans un méli-mélo religieux où se côtoyaient musulmans, juifs, chrétiens. Il en tira que leurs religions se ressemblaient bien et qu’elles méritaient toutes trois d’être pareillement respectées. À côté des catholiques, il découvrit aussi à Aïn El Arba un petit nombre de protestants – il admira une épicière, « la protestante », réputée instruite et réfléchie, peut-être sur fond de rancœur peu ou prou émanée de ses cours d’histoire qui lui avaient appris les horreurs de la Saint Barthélemy, la révocation de l’édit de Nantes et le massacre des camisards : ne peut-on y voir une connivence entre minoritaires opprimés – juifs, protestants… ? La messe du dimanche était l’événement du village. Les « pratiquants » avaient pour chefs de file les notables frangaouis, au premier rang la famille Séneclauze, le caïd du négoce des vins qui avait construit les chais parmi les plus modernes 23. Lait fermenté. 24. Littéralement Guinéens : Africains subsahariens.
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d’Algérie. Catholiques eux aussi, les petits Espagnols se moquaient volontiers des curés en soutane noire en leur lançant le rituel « pita ferro ! »25 en sifflant et en touchant la boucle de leur ceinture. Ceci dit, leur véhémence contre le noir des soutanes n’empêchait pas les mêmes gamins d’être enfants de chœur... Les bonnes sœurs, dont on savait le dévouement, étaient, elles, unanimement respectées. Il se souvient d’être de temps à autre allé à la messe avec des amis catholiques ; il fut frappé par l’obscurité de l’église et la solennité de l’office. Le groupe des Juifs était assez réduit, mais A. Nouschi se rappelle avec effarement ces rabbins marocains venus du Tafilalet avec leurs costumes crasseux, leur corps et leur visage peu soignés. Il arrivait à ses parents d’en recevoir chez eux, mais à lui, il répugnait de les saluer, a fortiori de baiser la main de ces hommes que sa mère présentait pourtant comme de saints hommes. Ses parents les appelaient « rabbi », ils se montraient déférents envers eux, ils leur laissaient des oboles. Il reste que la pratique religieuse chez lui était quasi inexistante. N’étaient célébrés que Pâques et le Kippour – ces fêtes juives, la famille Nouschi allait les célébrer à Alger et André, tout comme son père, ne mettait pratiquement jamais les pieds dans une synagogue. Jamais il ne vit de mezouza à l’entrée de chez lui. Sa mère transgressait sans vergogne les préceptes du casher : il a toujours mangé du porc – jambon, saucisson, boudin… Son père contrevenait aux règles du shabbat : il travaillait le samedi, et c’était le dimanche, où l’on portait le costume du dimanche, qui était le jour de repos. Et la famille fêtait Noël, avec festin, et cadeaux aux enfants, à la clef. Ce qui n’empêchait pas André de se faire traiter de sale Juif, sale youpin, malo Judìo et autre kalb alYahûdî 26 ; il n’était pas en reste pour répliquer sur le même mode dans les trois langues – français, espagnol, arabe. Quand la famille Nouschi était arrivée à Aïn El Arba en 1928, personne n’avait voulu louer de logement à ces « Juifs » ; seul un « brave homme », Artero, accepta de leur louer un garage – pièce unique, matelas posés à terre, cuvette, broc et seau hygiénique dans un coin ; pour la cuisine, une lampe à alcool et un réchaud à pétrole. Il se rappelle avoir été éveillé en pleine nuit par des coups de feu en entendant crier au dehors « À bas les Juifs ! À bas les Juifs ! » Les Nouschi ne restèrent que deux mois dans leur garage car leur second propriétaire, Bohé, un « catholique pratiquant », client de son père, consentit à leur louer une jolie maison avec jardin – pour la première fois, André goûta le confort de l’électricité, seulement, toutefois, à partir de la nuit 25. « Touche le fer ! » Ils repoussaient ainsi le malheur, représenté par la soutane noire dont la couleur représentait la mort. 26. Respectivement, en espagnol sale Juif, et en arabe chien de Juif.
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tombée. À l’exception de la chambre des parents, la maison n’avait pas de chauffage, ce qui n’était pas dramatique dans une région au climat aussi doux que la plaine de la Mleta – ce fut quatre ans plus tard qu’ils emménagèrent dans la maison construite pour eux par le hâj Mohammed. Mais dans ses années de jeune enfant, à Aïn Bessem, si la maison était éclairée à la lampe à pétrole et à la bougie, il y avait une cheminée dans la pièce principale – Aïn Bessem était à 677 mètres d’altitude et la neige pouvait recouvrir le bourg en hiver. L’école n’était pas chauffée, et en hiver la première heure de classe était un supplice pour des gamins devant écrire à la plume avec leurs doigts engourdis, en attendant les beaux jours. À Aïn El Arba, le maire, Vittori, encensait l’école laïque et organisait des distributions des prix qu’il présidait en costume blanc. Pour autant, ce Corse bedonnant était bel et bien au diapason du système et des pouvoirs locaux et il était réélu régulièrement. À Aïn El Arba, tout le monde savait qui était de droite et de gauche. En 1928, être de droite se disait appartenir au « parti français ». Le père d’A. Nouschi était de tendance radicale mais il se gardait bien de le proclamer ; sa mère, plus à gauche, avait pour ancrage le socialisme jaurésien de son père, David. Les élections se jouaient dans les conciliabules des cafés – un soir A. Nouschi surprit en catimini son instituteur sortir de l’un d’eux en titubant… Le 14 juillet durait en fait trois jours, avec bals, lampions, pétards, chevaux et parfois fauves en cage, cliques, retraites aux flambeaux où tous les garçons, « Arabes » inclus, portaient leur lumignon. C’est dans sa huitième année qu’André assista avec ses parents à Alger aux fêtes du Centenaire de l’Algérie française : défilés de zouaves, de spahis, de tirailleurs – algériens, marocains, sénégalais –, drapeaux, médailles, fanfares, marches militaires – il connaissait par cœur ces chants patriotiques que sa mère lui avait appris : bien que de sensibilité socialiste, elle était dûment patriote... Elle lança une gifle sur la joue de son fils qui avait incongrûment gardé son chapeau sur la tête : « On se découvre quand passe le drapeau d’un régiment français ! » Heureux de voir tant de hautes personnalités à ces cérémonies, il retrouva à son retour la splendeur des vignobles oranais, mais aussi la misère ambiante générale. Pendant tout l’été, des moissons aux vendanges, les colons faisaient venir des ouvriers agricoles marocains, dûment encadrés et sous-payés, qui prenaient le travail aux villageois du cru, désoccupés. Dans le contexte de crise des années trente, son père ne chômait pas : il avait, du fait de ses fonctions d’huissier de justice, la charge de procéder au recouvrement amiable ou judiciaire des créances réclamées par les banques prêteuses et les commerçants qui avaient fait crédit. Il l’accompagna l’une ou l’autre fois dans ses tournées, impuissant devant les menaces de saisie
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et les ventes aux enchères, et meurtri par ces drames au quotidien qui l’ont poursuivi sans fin et que l’historien étudierait en spécialiste averti de longue date sur le sort du monde rural algérien, dans sa thèse, entreprise trois décennies plus tard. C’est en mai 1934 que l’abbé Lambert fut élu maire d’Oran. Malgré son positionnement de troisième force entre les socialistes et l’union « latine » antijuive créée par le docteur Jules Molle, ci-devant maire d’Oran (19231931), malgré ses caresses électorales aux Juifs et ses prétentions de « sourcier » prétendant alimenter en eau douce les Oranais dont « l’eau salée » était le quotidien27, A. Nouschi, tout jeune qu’il était encore, comprit vite quel charlatan compromis avec l’extrême-droite il était. Peu après, en visite à Alger, il vit des tirailleurs sénégalais stationnés dans la ville. Son père lui expliqua que le Gouvernement général les avait fait venir pour mater une révolte des « Arabes » qui était dans l’air – il n’en fut rien, même si c’est dans l’été 1934 qu’allait éclater la sanglante émeute antijuive de Constantine. C’est en effet pendant les vacances, dans la torpeur de l’été que, début août, L’Écho d’Oran relata la tuerie où les Juifs avaient été désignés comme boucs émissaires du système colonial pesant sur les Algériens, attisée par les Croix de Feu et autres meneurs d’extrême-droite, et la rumeur selon laquelle le docteur Bendjelloul avait été assassiné ; cela à Constantine, où les Nouschi avaient encore des parents. La concomitance de ce drame avec les informations données par la presse sur l’engloutissement de l’Allemagne dans le nazisme le « glaça de terreur ». Avec ce qu’allaient subir les Juifs sous Vichy, on comprend, entre autres, le pourquoi de l’engagement d’A. Nouschi dans les FFL en 1943. Les Juifs se voyaient comme des PiedsNoirs, plus encore comme des Français – la francisation était passée par l’école et elle fut activée par leur position de minoritaires ; dans la hiérarchie raciste, ils étaient vus comme au bas de l’échelle, juste au-dessus des « Arabes ». C’est bien parce que les « Algériens musulmans » étaient de loin majoritaires que cette « francisation » leur fut refusée par le pouvoir colonial, malgré des gens de la stature du recteur Jeanmaire qui, au début du XXe siècle, militaient pour la généralisation de l’école française pour la faire advenir. Ils ne furent pas suivis : le congrès des colons de 1909 demanda la suppression de « l’enseignement indigène » ; et jamais une seule fois le Parlement français ne refusa de voter le budget de l’Algérie, présenté chaque année par les délégations financières. En clair, Paris avalisait sans émoi ce que voulaient les colons ; la colonisation était bien un système dont 27. Du moins jusqu’à la mise en service du barrage des Beni Bahdel, au sud de Tlemcen – mis en eau en 1944, il ne fut guère opérant avant le début des années 1950.
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Paris avait, en connivence structurelle avec les pouvoirs coloniaux de l’Algérie, la responsabilité de fait. D’où, chez les Algériens, sur ce fond de discrimination coloniale, le reflux dans ce que Jacques Berque a dénommé le « bastion de repli » que constitua l’islam : islam de fait replié car guère marqué dans son tréfonds par une Nahda à l’égyptienne, même s’il faut nuancer à propos de l’élite citadine des culamâ’ qui ne fut pas radicalement hostile, à Constantine en tout cas, alliances matrimoniales aidant, aux élites de la Fédération des Élus musulmans conduits par Mohammed Salah Boumendjel28. C’est sur ces antécédents que jouera après l’indépendance le système boumédieniste et post-boumédieniste, qu’il les confortera en obscurantisme officiel, légitimé sous l’égide du pouvoir d’État. Enfant aux approches de l’adolescence, A. Nouschi était avidement à l’affut des nouvelles du monde – Japonais en Mandchourie, mort de Briand, suicide de Stavisky, mort de Ravel, et entretemps l’émeute du 6 février 1934 aboutissant dans l’immédiat à la démission de Daladier et au rappel de Doumergue qui avait été quatre décennies plus tôt juge de paix à Aïn El Arba. Ce fut un moment de réconfort pour les désorientés de l’Oranie et d’ailleurs. Le tour de France offrait une diversion et un modèle pour André ; voulant jouer au champion, il se cassa la clavicule en tombant sur un trottoir bitumé. Alité pour quelques temps, cet avide de savoir employa son temps à lire une Histoire des grands hommes et à recopier des notices du Petit Larousse illustré. Tous les jours il entendait s’arrêter à Aïn El Arba le petit train à vapeur qui reliait Hammam Bou Hadjar à Oran – le « bouiouiou ». Il ne le prit jamais parce que son père avait acheté une auto à son arrivée à Aïn El Arba. Avec cette Citroën B14, il allait en famille se promener à Oran et y faire des emplettes. Il y voyait avec amertume la condition de vie des Juifs d’Oran, et il était heureux de rentrer dans sa bourgade. Mais la vie au village allait avoir un terme. A. Nouschi passa le concours des bourses 1ère et 2e série et le certificat d’études primaires – le maître imposait à ses élèves un régime rigoureux et, pour réussir, deux heures supplémentaires par jour de classe ; et il fallait finir les devoirs en soirée une fois rentré à la maison. Collé en 1933 au concours des bourses, il y fut admis en 1934, ainsi qu’au CPE qu’il passa à Hammam Bou Hadjar et où il fut reçu brillamment. Le succès des élèves d’Aïn El Arba fut fêté au restaurant avec le maître, puis celui d’André le fut dans sa famille où l’instituteur fut invité à un festin au champagne. S’ensuivit une glorieuse distribution des prix. À partir de la rentrée 1934, il est interne au lycée Lamoricière d’Oran. La vie au village se réduisit dès lors à quelques entractes 28. Cf. la récente thèse de Julien Fromage, dirigée par Omar Carlier, Innovation politique et mobilisation de masse en « situation coloniale » : un « printemps algérien » des années 1930 ? L’expérience de la Fédération des Élus Musulmans du Département de Constantine, thèse soutenue à l’EHESS le 15 mai 2012.
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à l’occasion des vacances scolaires, jusqu’au départ pour Alger et le lycée Bugeaud l’année suivante. André Nouschi dans la Seconde Guerre mondiale On a dû ressentir combien la thèse d’A. Nouschi procède, au fond, de ses antécédents d’humain du terroir algérien, d’observateur ouvert, sans préjugés, des réalités qu’il a vécues, pour le meilleur et pour le pire, dans ce pays où il a vécu en continu sa jeunesse et presque, en grande partie, les quarante premières années de sa vie. Mais il a été happé aussi par l’histoire plus globale, et il a fait les choix qui n’allaient pas dans le sens attendu par le pouvoir colonial – quels que fussent les maîtres de l’heure, discriminations et racisme persistaient à régner en système. Avec en paroxysme le régime de Vichy. C’est le 7 octobre 1940 qu’est abrogé le décret Crémieux du 24 octobre 1870 qui faisait des Juifs d’Algérie des citoyens français – ils deviennent alors des « sujets français ». Le 24 décembre 1941, fut signifié par le juge Miston à André Nouschi, comme à tant d’autres, qu’il n’était pas français mais « juif indigène algérien »… Et Miston lui précisa oralement qu’il était « juif algérien sujet français ». Les années de la Seconde Guerre mondiale furent les plus noires de sa vie : outre les hausses de prix sans précédent et les privations très dures, elles révulsèrent cet épris de liberté, familier de la critique des textes et de la liberté des commentaires : Vichy reniait les principes républicains qui le façonnaient, la collaboration était exaltée, élevant au pinacle un Pétain omniprésent, avec défilés en continu de ses criards thuriféraires sur la scène de la rue. Un système policier, inédit à ce point, surveilla les personnes et les lieux publics, il censura les canaux d’information, journaux et émissions de radio – malgré les brouillages, A. Nouschi put pourtant écouter la BBC et parfaire son anglais – plus aucune liberté d’expression, « il fallait se taire sur tout et sur tous ». On imagine, depuis Montoire, sa haine pour le régime de Vichy, décuplée chaque fois qu’il apprenait des exécutions de résistants. Les Juifs souilleurs furent officiellement désignés comme des pestiférés, dans la lignée, exacerbée, du racisme colonial ordinaire. André, bouillant de fureur refoulée, dut plier l’échine et s’astreindre au silence, même devant « les conneries énormes éjaculées par un tel ou un autre ». Pourtant, malgré l’antisémitisme officiellement proclamé, André Nouschi n’a jamais, jusqu’à sa mobilisation, entendu un de ses professeurs lancer des attaques antisémites alors même que le recteur Georges Hardy, universitaire renommé, géographe spécialiste de la colonisation, en poste à Alger de décembre 1940 à juin 1943, faisait preuve de zèle antisémite : il appliquait les consignes de Weygand, nommé délégué général en Afrique française en septembre 1940 en excluant la quasi-totalité des élèves juifs
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des écoles et des lycées, cela en toute illégalité. En France métropolitaine, Vichy n’avait instauré un numerus clausus que pour l’enseignement supérieur. En Algérie furent révoqués 870 enseignants, dont plus de la moitié juifs. Cela sans rencontrer d’oppositions de la part des corps constitués ou des églises. L’atmosphère était à l’insulte et à l’injure en continu à l’adresse des Juifs, avides de protéger la race, comme pouvait l’être même un Pierre Mesnard, « ce gros et gras imbécile qui pontifiait dans les journaux et les réunions officielles ». Ce spécialiste de la philosophie politique du XVIe siècle, professeur à la faculté des lettres d’Alger, caractérologue, catholique et spiritualiste bien pensant, fut dès 1940 le porte-parole de la Légion française des combattants. Officier de réserve de fin 1942 à 1945, il revint enseigner à l’université d’Alger en 1946, non sans s’être racheté de son passé vichyste par une anthologie de la poésie française, publiée à Alger en 1944 chez René Chaix, et qu’il dédia au général de Gaulle. Lorsque fut signifié par jugement à André qu’il n’était pas français, on comprend la commotion qu’il éprouva de ne plus savoir ce qu’il était, alors que le français était sa langue, qu’il pensait, s’exprimait et écrivait en français ; même s’il n’ignorait pas l’arabe et qu’il l’étudia durant son cursus scolaire et fut un des trop rares historiens français de l’Algérie de sa génération à ne pas l’ignorer. On imagine ce qu’il dut ressentir lorsque Lalanne, le proviseur du lycée Bugeaud, vint dans sa classe d’hypokhâgne signifier à trois camarades juifs qu’ils devaient quitter la classe, et que son professeur de lettres, Mathieu, commenta ce verdict en contemplant la photo du maréchal : « Dura lex, sed lex ! ». Il n’y eut aucune réaction des élèves et le cours continua comme si de rien n’était. André pense que si son père n’avait pas eu la croix de guerre, il aurait subi le même sort. Fin avril 2012, il m’a confié : « À 89 ans, [je me rappelle que, du fait des] humiliations vécues à cause des salauds, je n’avais qu’une envie : les voir jugés et fusillés » ; ces persécutions et humiliations imposées aux Juifs furent sans commune mesure avec la manière dont ils ont été traités en Tunisie et au Maroc. Il se souvient de la révocation de son professeur de philosophie, Alavoine29, en pleine année scolaire (1941-42) pour son appartenance à la franc-maçonnerie – il reçut chez lui A. Nouschi qui lui dit son estime… Dans ces temps obscurs, quelques autres lueurs se profilaient chez les libraires Charlot et Shumann où les esprits libres allaient consulter les livres et en acheter, à l’écoute de la BBC, dans le repli sur le petit cercle d’amis avérés qu’il retrouvait le dimanche dans la famille Azoulay, près de la Colonne Voirol, ou aux retrouvailles avec son ex-professeur d’histoire Joseph Garoby qui lui prédit dès le début 1942 la défaite nazie. Il dut aussi au doyen 29. Albert Camus avait fait sa philosophie dans le même lycée dix ans auparavant, avec pour professeur le collègue d’Alavoine, Jean Grenier, avec qui il resta très lié.
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Louis Gernet, au mépris des consignes officielles, de pouvoir suivre les cours à la faculté des lettres d’Alger ; cet helléniste, anthropologue et historien d’une trempe novatrice, signera dix-huit ans plus tard la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », plus connue sous le nom de « Manifeste des 121 », publié par Vérité Liberté 30 le 6 septembre 1960, deux ans avant sa mort. L’horizon changea avec, en connivence avec une résistance qui triompha un temps à Alger, conduite en grande partie par des originaires d’Espagne et surtout des Juifs, avec l’opération Torch et le débarquement de novembre 1942. A. Nouschi savoura de soudains retournements de veste et la disparition des insignes de la légion ; les Algérois côtoyèrent les soldats alliés en uniforme répandus dans les lieux publics et les bistros. André est généralement fort discret sur son engagement durant la 2e guerre : au lendemain du débarquement, à l’époque Darlan/Giraud – avaient fait appel à Giraud des centaines de résistants juifs déchus de la nationalité française, comme l’avait été leur leader José Aboulker, comme l’avait été André Nouschi. Fin 1942, il est mobilisé à Chéraga dans une compagnie de « pionniers » réservée aux seuls Juifs – à la seule exception du lieutenant de la compagnie, d’allure arrogante sainement nordique –, et non dans une de ces unités combattantes normales, réservées aux Français pur jus31 : il ne fallait pas mélanger torchons et serviettes – à ce propos, les points sont bien mis sur les i dans une circulaire du général Giraud32. C’est alors que commença pour lui une autre vie, à distance des origines, loin de la famille. Déterminé à vraiment s’engager contre le nazisme, il demanda alors à être volontaire ; avec un groupe d’étudiants juifs, il fut versé au 13e régiment de tirailleurs sénégalais basé à Philippeville/Skikda… C’est alors qu’il déserte pour rejoindre les FFL en Libye, ce pour quoi il est condamné à mort par contumace par le tribunal militaire de Constantine. Il fait la guerre dans la 1ère Division française libre qui dépend de l’armée de Lattre : il est de la campagne d’Italie, de Naples à Sienne, via Monte Cassino33, Rome, Bolsena, Radicofani, avant de participer au débarquement en Provence, de remonter la vallée du Rhône jusqu’en Franche-Comté et en Alsace, puis 30. Organe de l’anticolonialisme militant fondé en mai 1960 par Robert Barrat, Pierre Vidal-Naquet, Paul Thibaut et Jacques Panijel. 31. A. Nouschi ne comprendra que des décennies plus tard pourquoi tous les Juifs avaient été regroupés dans de telles compagnies. 32. Cf. cette circulaire en annexes. Rappel : depuis fin 1942, suite à l’internement de Weygand par les Allemands en novembre 1942 et après l’assassinat de Darlan le 24 décembre, Giraud fut chef des forces militaires en Afrique et chef du commandement civil et militaire à Alger. On sait qu’il fut pratiquement écarté du pouvoir par de Gaulle un an plus tard. 33. Même s’ils ne se sont pas rencontrés, le défunt Ahmed Ben Bella, de trois ans l’aîné d’A. Nouschi, s’y trouvait en même temps que lui.
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d’être affecté un temps dans les Alpes maritimes, puis à Paris… avant d’être démobilisé en septembre 194534. De cette 2e guerre, A. Nouschi garde des impressions contrastées. Il fut heureux d’avoir à sa modeste place contribué à écraser la bête immonde, il se prit d’admiration pour ces Soviétiques écraseurs de nazis, et il adhéra au PCF en 1946. Sur le plan humain, durant ses deux ans et demi de guerre, il fut écœuré par la toute puissance des petits chefs, du sergent au sommet, qui broyaient leurs subordonnés avec une vulgarité trivialement banale. Et il finit par regarder l’armée « comme une école de dévoiement et d’injustice » – le favoritisme de copinage, parfois à paramètres volages, dans l’attribution des croix de guerre le rebuta. Sur le plan politique, il fut ulcéré par les consignes prodiguées aux démobilisés de lire Le Figaro, et il fut vite déçu par de Gaulle. Il fut choqué par sa clémence à l’égard des vichystes et il comprit dès la guerre terminée qu’il ne pouvait faire sienne sa vision politique – ce communiste d’un moment (1946-1948) se voit avec le recul comme un mendésiste avant la lettre. Il apprécia à la fois l’engagement de Pierre Mendès France auprès du chef de la France libre à Londres et sa rigueur de commissaire aux finances du CFLN en 1943, puis de ministre de l’Économie du GPRF, à laquelle de Gaulle finit par préférer la politique de facilité monétaire de Pleven – on sait que Mendès France démissionna en avril 1945. In fine, A. Nouschi eut surtout envie de revenir à la vie civile, d’en finir avec un temps qui, dans l’armée, ne pouvait être dès lors que perdu. La vie pendant la guerre d’Alger à Tunis : années 50 A. Nouschi a vécu la guerre d’indépendance algérienne de 1954-1962, d’abord dans ses prodromes, en poste en Algérie de 1949 à 1954, puis de 1954 à 1959 entre l’Algérie et Paris, enfin à Tunis, où il est nommé à la rentrée 1959 – non sans de longues escapades à Paris –, jusqu’à la rentrée 1964 où il est élu professeur à Nice. Il milita comme syndicaliste, et politiquement comme compagnon de route du PC ; en 1948, ulcéré notamment par la condamnation de Prokofiev par le maître idéologue stalinien Jdanov, il avait refusé de reprendre sa carte, et il s’était tourné vers les combattants de la Paix de Pierre Cot, l’ancien ministre de l’Air du Front populaire. Ce dernier s’engagea dans le Mouvement de la Paix, fondé en 1948 sous la présidence du célèbre résistant Yves Farge : y militèrent aussi, outre des communistes, des gens comme les amis progressistes de Pierre Cot de l’Union des Républicains progressistes, Emmanuel d’Astier de la Vigerie, Pierre Villon, Robert Chambeiron, Pierre Dreyfus-Schmidt, Jacques 34. Ces faits sont brièvement évoqués dans l’interview donnée à Nadjia Bouzeghrane pour El Watan, cf. la rubrique Les deux rives de la Méditerranée>cinquantenaire, 25 mars 2012.
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Mitterrand … dont A. Nouschi se sentait proche, avant de sympathiser avec les mendésistes avec lesquels tous étaient d’ailleurs en intelligence. C’est par les informations à la radio qu’il apprit le déclenchement du lundi er 1 novembre 1954 lors des vacances de la Toussaint, passées chez ses parents à Alger. Il pensa d’emblée, et leur dit que cette fois ce serait « long et difficile ». Dès le lendemain, il alla en voiture reprendre ses cours à Constantine, avec sa jeune épouse Janine et ses deux tout jeunes garçons – respectivement 2 ans et 3 mois –, non sans appréhender la traversée des gorges de Palestro et des Biban. Revenu à la cité du Rocher, il apprit que des camarades messalistes de son lycée d’Aumale, entre autres le cuisinier, avaient été arrêtés et emprisonnés, et aussi que le père d’un de ses anciens élèves, administrateur de la commune mixte de Khenchela, Vivié de Régis, réputé chrétien ouvert et dénué de racisme, avait essuyé un assaut d’éléments du FLN qui avaient été repoussés. Le climat était tendu au lycée, on palabrait entre collègues sur ce FLN dont on ne connaissait rien ou presque. Le dimanche 7, il participa à une réunion avec des camarades de gauche constantinois, et autres bénévoles de l’université populaire qui avaient à cœur d’y aborder en gens de terrain la situation de l’Algérie35, avec aussi l’envoyé de L’Humanité Robert Lambotte36 et le correspondant d’Alger Républicain. Au bout de trois heures de discussion, fut rédigé un communiqué solidaire des militants messalistes arrêtés et demandant leur libération, mais réprouvant aussi le meurtre, aux côtés de sa femme Jacqueline, de l’instituteur Guy Monnerot37 dans l’Aurès le 1er novembre, et plaidant pour une solution à la mendésiste, politique et pacifique, de la crise – il reconnaissait de ce fait in petto les revendications de la résistance nationale algérienne. Le lendemain, le communiqué fut publié dans Alger Républicain, mais amputé, à la stupéfaction de ses auteurs, tant de la mention des Monnerot que du soutien aux messalistes arrêtés. Le même 8 novembre, un communiqué du Bureau politique du PC, s’il demandait de « reconnaître le bien-fondé des revendications à la liberté du peuple algérien » et l’ouverture de discussions « avec les représentants qualifiés de l’opinion publique algérienne »38, lançait aussi hic et nunc que 35. Y participèrent notamment ses collègues, Richert et Winkler, respectivement professeurs d’arabe et d’allemand. 36. Ancien résistant et déporté (Auschwitz, Buchenwald) et spécialiste à L’Humanité des questions africaines. 37. Guy et Jacqueline Monnerot, jeunes instituteurs, venaient d’être nommés en poste dans l’Aurès. Ils furent frappés par des balles à leur descente de l’autocar qui traversait les gorges de Tighanimine par un commando FLN conduit par Bachir Chihani. Jacqueline survécut mais Guy fut tué sur le coup – celui qui était visé au premier chef était le caïd de M’chounèche Hadj Sadok, qui fut lui aussi abattu. 38. Henri Alleg, Mémoire algérienne, Paris, Stock, 2005, 411 p., p. 182.
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« en de telles circonstances, fidèle à l’enseignement de Lénine, le PCF, qui ne saurait approuver de recourir à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n’étaient pas fomentés par eux, assure le peuple algérien de la solidarité de la classe ouvrière française dans sa lutte de masse contre la répression et pour la défense de ses droits. Le PCF est ainsi, une fois de plus, l’interprète de l’internationalisme des travailleurs, inséparable de l’intérêt national. »39
A. Nouschi voyait alors le PC, même stigmatiseur du colonialisme, pour le moins réticent à l’égard des nationalistes algériens, désignés comme des anti-internationalistes peu ou prou suppôts du fascisme. D’après lui, pour un Lambotte, autant que ces messalistes soient mis sur la touche car ils bouleversaient les éléments positifs susceptibles de dériver du système colonial, tombant ainsi dans le piège colonialiste. André, lui, dit n’avoir bien sûr pas alors vu l’insurrection de 1954 comme une offensive délibérée contre l’internationalisme, mais comme la résultante de la discrimination coloniale conjuguée avec la misère économique, sociale et culturelle de ce peuple algérien : il étudiait, dans sa recherche en vue de sa thèse, l’effondrement de son niveau de vie au XIXe siècle jusqu’au lendemain de la Première guerre. La thématique communiste française se situait encore peu ou prou dans la continuité de la fameuse déclaration de Maurice Thorez du 11 février 1939, à Alger, sur la nation algérienne qui se constituait « dans le mélange de vingt races […], dans l’honneur et l’intégrité de la plus grande France » ; la référence à l’« Union française » restait encore d’actualité deux lustres après le choc sanglant de mai 1945. André, lui, allait plutôt faire confiance à la voie tracée par un Mendès France en Tunisie, et il était abonné à France Observateur. Ceci dit, nonobstant les rigidités récurrentes de l’appareil, sur le terrain militant, l’historien doit dire que les communistes furent d’emblée publiquement au premier rang de la lutte anticoloniale ; L’Humanité, ainsi que les militants communistes dans les cortèges des manifestations, revendiqua en continu la « paix en Algérie » (c’est ce qui était proclamé sur les pancartes brandies par les manifestants), même si ce ne fut guère, explicitement, l’indépendance de l’Algérie. Et le coup du 13 mai 1958 fit bouger les lignes : la bataille politique fut dès lors menée en France contre les partisans de de Gaulle et de leurs alliés molléto-socialistes : je me souviens que, à Lyon dans le populaire quartier des États-Unis que j’habitais, L’Humanité Dimanche, vendue au porte à porte et sur le boulevard des États, portait les espoirs de militants anticolonialistes ignorants de la rhétorique de l’appareil. 39. Jacques Charby, Les Porteurs d’espoir : les réseaux de soutien au FLN pendant la guerre d’Algérie : les acteurs parlent, Paris, La Découverte, 2004, 298 p., repris dans Le Monde, 5 novembre 2005.
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De l’autre côté de la Méditerranée, même si Alger Républicain ne démentit pas les assertions du bureau politique du PCF, et quelque étroite qu’ait pu être sa marge de manœuvre, un Larbi Bouali, secrétaire général du Parti communiste algérien, n’analysait pas l’événement de manière bien différente d’A. Nouschi40. Et le PCA était partisan d’une reconnaissance du FLN par le mouvement communiste. À Constantine, les personnages clés étaient alors le maire, l’avocat Jules Valle, représentant normé du système colonial, proche du modeleur d’opinion Léopold Morel, patron du quotidien régional La Dépêche de Constantine. Le patron incontournable et homme des colons était le parachuté René Mayer, parisien intronisé en 1943 par le général Giraud, et député radical de Constantine depuis 1946, en connivence avec Gratien Faure et Clarac, grands propriétaires de terres à blé du Constantinois à raison de milliers d’hectares ; sans compter les préfets, Bernard Lecornu (1952-1954), Charles Dupuch (1954-1956), et plus encore le célèbre Maurice Papon qui occupa ce poste de 1949 à début 1952 et fut nommé IGAME de l’Est algérien en 1956 jusqu’à 1958. André Nouschi entre aussi dans la vie du département et de la ville, il participe aux élections municipales de 1953 sur la liste de gauche contre Valle. Lui et ses amis sont battus car les urnes ont été bourrées par le préfet Dupuch et Valle, unis dans le trucage des élections. Ce dévoiement de la démocratie ne laissait aucune porte de sortie aux Algériens sauf celle de la force – il ne sera donc pas étonné quand éclatera l’insurrection du 1er novembre 1954. Une équipe de caciques opposée au plus menu changement dans la politique algérienne a la haute main sur Constantine, cela dans une cité de haute culture islamo-arabe dont telles personnalités pouvaient être proclamées comme profrançaises : les Bentchicou, par exemple, qui possédaient une manufacture de tabac, appuyaient ouvertement la France – cela ne les empêchait pas de verser sans lésiner au FLN l’ishtirâk (la cotisation) patriotique. Mais incontournables étaient les cercles et instituts d’éducation culamâ’ issus de l’œuvre pionnière de feu shaykh Ibn Bâdis, ainsi que le milieu où avait pris essor la Fédération des Élus développée avant-guerre par Mohammed Salah Bendjelloul, conseiller de la République de 1946 à 1948 puis député de Constantine depuis 1951, sans compter tous les notables de grandes familles comme les Bencheikh Lhocine, les Benelmouffok, les Bendjelloul… ; était dénié leur rôle dans des changements radicaux qu’A. Nouschi et ses camarades ressentaient comme inéluctables. Cependant, il y avait deux clans parmi les Européens d’Algérie : ceux qui réclamaient la répression la plus dure ; les autres, plus nombreux, étaient dans l’attentisme, enfin une poignée tentait de comprendre ou d’expliquer. 40. Jacques Jurquet, Années de feu : Algérie, 1954-1956, Paris, L’Harmattan, 1997, 390 p., p. 112.
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À l’Assemblée nationale, Mitterrand, ministre de l’Intérieur de Mendès France, qui était venu en visite dans le Constantinois, lance « L’Algérie c’est la France ! » Stupéfaction de Nouschi : comment peut-on affirmer cela alors que rien n’est semblable ? Des renforts de militaires arrivent dans le Constantinois, le plus touché par la rébellion des régions d’Algérie. Quand Mendès est renversé en février 1955, avec l’estocade du député de Constantine René Mayer, lui aussi radical-socialiste, A. Nouschi est sûr que la lutte armée continuera en Algérie parce que les projets de réforme de Mendès sont mis au placard. Car il sait fort bien que, malgré les troupes, les opérations multiples, parachutées ou non, les « fellaghas » continuent de se battre : comment vaincre une guérilla diffuse qui s’étend ? Très vite la situation se dégrade, on le perçoit presque physiquement. C’est net surtout à partir du moment où il est nommé au lycée Gautier 41 à Alger à la rentrée 1955. Pourtant, sa vie de chaque jour suivait son cours d’avant novembre : lecture, cinéma, tennis au cercle des Platanes, visites à ses deux frères, installés, l’un à Sedrata, l’autre à Bordj Bou Arréridj – avec, à l’occasion prise en charge d’Algériens qui faisaient du stop –, congés de Noël à Alger, de Pâques, une fois en Tunisie jusqu’à Djerba. À Bordj Bou Arréridj, un médecin algérien, Benabid, évoqua devant lui les souvenirs des massacres de mai 1945 entre Bordj et Périgotville (aujourd’hui Aïn El Kebira), et d’autres amis constantinois l’édifièrent de leur côté sur les tueries de Sétif et de Guelma. À Constantine, les contacts avec ses élèves du lycée – moitié algériens moitié français –, restaient plutôt paisibles, les relations avec les commerçants algériens demeuraient cordiales : son boucher, le frère de son ami Malek Haddad42, lui donnait du shaykh ustâdh43. Il passait son temps entre la famille, le lycée et les amis collègues/camarades – Camillieri, l’instituteur Ben Abdallah, Malek Haddad, Denis Champeaux l’instituteur qui lui relatait la misère des enfants de Petite Kabylie où il avait longtemps vécu et enseigné, son collègue philosophe et futur théoricien du postmodernisme Jean-François Lyotard qui enseigna à Constantine de 1952 à 1954, son collègue professeur d’arabe Richert, qui partagea sa déception sur le contenu qu’ils tenaient pour passablement conformiste de l’ouvrage du géographe Jean Despois sur l’Afrique du Nord44, souvent présenté alors comme un maître livre ; et ses camarades restés communistes et ayant rejoint le FLN, l’instituteur Étienne Néplaz, l’inspecteur des PTT Roland 41. Ce lycée de la rue Hoche fut nommé à l’origine « le petit lycée », par opposition au « grand lycée » – le lycée Bugeaud de Bab el-Oued. 42. Qui allait publier en 1956 son premier recueil de poèmes : Le Malheur en danger, Paris, La Nef de Paris, 1956, 61 p. 43. Maître, vénérable professeur. 44. Jean Despois, L’Afrique du Nord, Paris, PUF, 1949, XVI-624 p.
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Siméon qui finit officier de la wilâya I dans les Aurès où il mourut les armes à la main début 1956, et l’infirmière Raymonde Peschard, dite Taous, exécutée par un officier français dans les Biban en novembre 195745 – Néplaz, arrêté, écoperait, lui, d’une lourde peine de prison. A. Nouschi quitta Constantine en octobre 1955 : il avait demandé à être muté à Alger pour se rapprocher des bibliothèques et des archives du Gouvernement général afin de poursuivre sa recherche. Il y vécut en famille dans un petit appartement du Ruisseau. Plus isolé qu’à Constantine, il noua relation avec le père de l’un de ses camarades de classe du lycée Bugeaud, le docteur Bourkaïb, qui enrichit sa connaissance du savoir-faire colonial : à la veille de la Première guerre, il n’avait pas été autorisé à se rendre en France au motif qu’il était sujet français ; il remâchait son amertume sans arriver, quatre décennies plus tard, à comprendre un tel traitement. Après la chute du ministère Mendès France en février 1955 et l’intensification de la guerre sous son successeur Edgar Faure46, A. Nouschi dut être plus prudent qu’à Constantine, pour sa femme, ses enfants et pour luimême : les affrontements étaient vifs entre les collègues du lycée Gautier, très majoritairement partisans de l’Algérie française et qui ne cachaient plus leur haine raciste débridée, à l’unisson du proviseur Plane, qu’il jugea vite médiocre et sans envergure. En face, le parti opposé des quelques collègues dont il se sentait proche et avec lesquels il noua des relations : son collègue d’histoire-géographie Bertrand, le littéraire Touilleux, le professeur d’arabe Bensalem, et il retrouva son condisciple de la Sorbonne Charles-Robert Ageron qui avait eu l’agrégation un an avant lui : André avait été collé à l’écrit en 1947, et il avait réussi en juin 1948. Ils partageaient sensiblement les mêmes manières de voir mais il trouvait Ageron bien prudent et peu disert. À la différence de Constantine, il n’y avait au lycée Bugeaud qu’une poignée d’élèves algériens, mais une majorité de « gosses de riches » français qui affichaient leurs convictions. L’un d’eux, en classe de 1ère, parvint pourtant d’emblée à repérer la ressemblance entre la question d’Irlande et celle de l’Algérie. Mais à un autre il confisqua un pistolet, déniché dans son cartable – le jeune porteur d’arme lui lança : « C’est pour les Arabes ! » –, et A. Nouschi demanda au proviseur de le traduire en conseil de discipline, ce que Plane refusa : « Vous n’allez pas prendre cela au sérieux, M. Nouschi, c’est un enfantillage ! ». Certains de ses collègues de gauche lui reprochèrent de ne pas avoir porté plainte ; mais auprès de quelle instance 45. Cf. Djoudi Attoumi, Avoir 20 ans dans les maquis : témoignage authentique d’un combattant de l’ALN en Wilaya 3, Kabylie 1956-1962, Édilivre, 2009, 344 p. 46. C’est sous son gouvernement que furent déclenchés, sur ordre du chef régional de l’ALN, Youcef Zighoud, le soulèvement et les massacres du Nord Constantinois, châtiés par une répression sanglante.
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intervenir pour que la plainte soit enregistrée ? Il savait fort bien qu’il aurait eu toutes les chances d’être débouté. Un matin du printemps 1956, il constate que, dans ses classes de 1ère et de terminale, ses élèves algériens ont disparu ; il sut plus tard qu’ils étaient montés au maquis. La fracture politique entre collègues ne cessa de s’accentuer. Fin 1955, lors d’une réunion de professeurs, il découvre que des militants et responsables syndicaux du SNES sont passés du côté de l’Algérie française, dont des « Frangaouis » installés depuis longtemps à Alger, tel Jean Bogliolo, professeur de lettres, des Corses, et aussi quelques jeunes fraîchement arrivés de France, dont un certain Ducrest, « élégant et cynique », SNES également, mais d’abord soucieux de se placer dans le politiquement correct dominant de l’heure. Face à eux, les « libéraux » et autres camarades de gauche, divers mais soucieux de faire prévaloir une politique nouvelle, sont une poignée. Il y avait d’après lui, aussi, des collègues qui, bien que critiques à l’égard du système colonial, ne se résolurent pas à s’engager, ne serait-ce, qu’en signant une pétition. La déclaration de Carthage de Mendès France du 31 juillet 1954 et la marche, acquise, de la Tunisie vers l’indépendance, suscitent des espoirs qu’un Soustelle avait enterrés. Pourtant, Soustelle, venu de la gauche antifasciste et de la Résistance, nommé gouverneur général de l’Algérie début 1955 par Mendès France, avait commencé à travailler avec une équipe où figuraient des gens ouverts comme l’islamologue et arabisant Vincent Monteil et l’ethnologue Germaine Tillion, spécialiste de l’Aurès – A. Nouschi avait lu d’elle ses articles dans les Annales. Mais, suite à la sanglante tragédie d’août 1955 du Nord Constantinois, Soustelle changea de cap et épousa au fond la cause des ultras ; l’inquiétude pour leur avenir et l’effroi de ne plus rien maîtriser en firent des jusqu’au boutistes primaires décervelés. Pour Nouschi, la comparaison allait de soi entre Soustelle et le socialiste Naegelen, gouverneur de 1948 à 1951, qui s’était illustré par les truquages électoraux des élections à l’Assemblée algérienne de 1948. Suite à la dissolution de la Chambre par Edgar Faure le 2 décembre 1955, A. Nouschi et ses amis participent activement à la campagne électorale en faveur du Front républicain dont Mendès France fait partie. En réaction à la lettre de Soustelle « d’un intellectuel à quelques autres à propos de l’Algérie » envoyée le 14 novembre 1955 par le Gouvernement général, est élaborée une réponse, cosignée par « la gauche intellectuelle » – surtout quelques centaines d’enseignants de toute l’Algérie, résolus à arrêter la guerre en édifiant une Algérie plus juste –, qui fut envoyée le 25 janvier 1956. Les résultats des élections du 2 janvier 1956 suscitent dans le cercle de ses amis réconfort, voire allégresse. Il partage les espoirs suscités par le gouvernement du socialiste Guy Mollet avec son ami Néplaz, qui avait été
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muté de Constantine à Alger, mais aussi, avec son collègue Charles-Robert Ageron, l’inquiétude suscitée par l’élection de soixante députés poujadistes – dont Jean-Marie Le Pen –, pourtant il trouvait Ageron trop circonspect, plus engagé dans ses analyses que dans ses actes. Confirma ces craintes le sort réservé à Albert Camus, venu la troisième semaine de janvier lancer dans un meeting un « appel pour la trêve civile ». Il prit la parole place du gouvernement, mais il fut assailli par une foule européenne déchaînée (« Camus, ta gueule ! ») et il dut se réfugier au cercle du Progrès, le local où se réunissaient les culamâ’ : fuite chez « les Arabes » scandaleuse pour des Français d’Algérie normés ; dès lors, ils jubilèrent de pouvoir sans retenue tenir le haut du pavé. Peu après, c’est la mutation de Soustelle qui fait monter la fièvre colonial-poujadiste. Des ultras pénètrent dans le lycée Gautier pour haranguer les élèves – le proviseur Plane laisse faire, le préfet Collaveri ne réagit pas davantage. Le jour du départ de Soustelle, le 2 février, on le sait, des dizaines de milliers de Pieds-noirs algérois se rendirent au port pour l’acclamer et l’empêcher de partir ; une automitrailleuse dut lui frayer le chemin, bloqué par les manifestants. Le « au revoir je reviendrai » de l’illustre ethnologue assimilateur enthousiasma la foule. Le lendemain, les élèves d’A. Nouschi en frissonnaient d’exultation. La tension monte avec la nomination à Alger du général Georges Catroux comme « ministre de l’Algérie résidant à Alger » (ainsi que l’écrivent les journaux), l’opinion européenne d’Algérie comprend qu’il sera Résident, donc que l’Algérie aura un statut similaire à celui des protectorats de Tunisie et du Maroc ; et Catroux était réputé quelque peu « bradeur »47. Nouschi voit la fièvre monter chez ses élèves, il les entend décrire dans le détail à haute voix ce qui attend Guy Mollet, annoncé venir installer Catroux à Alger le 6 février 1956 : ce jour, le lycée Gautier est quasiment désert et il reste chez lui à écouter les informations à la radio avant d’aller assister à l’arrivée de Mollet sous les huées, les sifflets, les jets de tomates et autres légumes et cochonneries. C’est démoralisé qu’il regagne ses pénates. Le soir, il entend sur Europe 1 Mollet le Nordique annoncer le remplacement de Catroux par son camarade de parti périgourdin Robert Lacoste au motif qu’il a compris « le message de ses camarades anciens combattants » – parmi ceux-ci, il avait croisé à la manifestation, hurlant à l’unisson, des élèves à lui, des adolescents rien moins qu’anciens combattants. Le 7 février, au lycée, ils racontent, fiers de leur victoire, leurs exploits de la veille, mais il leur assène une leçon d’instruction civique sur le rôle de l’État et les conséquences graves qui s’ensuivent quand l’État abdique. Les 47. Nommé Haut-Commissaire au Levant par De Gaulle pendant la deuxième guerre, c’est lui qui, au nom de la France libre, reconnut officiellement en 1941 l’indépendance – alors encore bien formelle pourtant – de la Syrie.
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questions qu’ils lui posent indiquent les souhaits prévalant dans leurs familles : une conduite plus musclée de la guerre de reconquête coloniale en cours. A. Nouschi adresse à Mollet une longue lettre où il lui dit le dégoût que lui a inspiré sa veulerie et qu’il termine par cet avertissement : « Vous n’avez pas voulu faire tirer sur ceux qui vous ont couvert d’insultes ? Vous serez contraint de le faire plus tard, et ce sera encore plus terrible ».
Et il ajoute : « Je n’ai jamais reçu de réponse de cet individu ... Les Européens d’ici sont prêts à tout accepter pour écraser le FLN et les bougnoules ».
D’un côté, son voisin européen menuisier lui lance : « Vous avez vu, Monsieur Nouschi, ce qu’on a fait : on leur a montré qu’on en avait ! » ; de l’autre, son marchand de journaux, algérien, lui confia : « M’shat al-hukûma al-bâreh »48. Peu après, il est invité par des camarades algériens à un meeting présidé par Aïssat Idir, le président de l’UGTA49, le syndicat algérien mis sur pied à l’initiative et sous la tutelle politique de Abbane Ramdane, non sans discussions et tensions : Idir tenait à l’indépendance du syndicalisme – son premier congrès se tint le 24 février 1956. Nouschi vit en lui un militant mesuré, assez peu différent des syndicalistes qu’il avait jusque-là connus. C’est alors qu’un de ses amis algériens lui demanda un texte sur la question rurale en Algérie – ce texte qu’il accepta de faire, il le signa du pseudonyme d’« Algerianus », qui deviendrait sa marque de fabrique jusqu’en 1962. Il en rédigea d’autres, notamment une proposition de son cru envisageant la création d’un marché commun maghrébin. Idir Aïssat fut arrêté le 22 mai 1956 avec d’autres camarades de l’UGTA. Il fut incarcéré et torturé, puis traduit devant le tribunal militaire d’Alger ; la défense parvint à lui faire recouvrer la liberté. Et ce ne fut qu’après coup qu’A. Nouschi, alors à Paris, apprit sa deuxième arrestation, par le colonel Godard, le 13 février 1959. Il finit, torturé à mort, par expirer le 26 juillet – la version officielle française allégua qu’il s’était suicidé. Dans le contexte houleux grave de l’année 1956, il y a pour A. Nouschi, heureusement, un réseau de relations où les catholiques progressistes prennent une place importante : ses amis Touilleux, Malan, les Chaulet, en phase avec l’archevêque d’Alger, Mgr Léon-Étienne Duval (le « Mohammed Duval » décrié par les ultras)50, et avec l’abbé Jean Scotto, alors curé de Bab el Oued où il osait des prêches à risque sur la justice et la fraternité en 48. Hier le gouvernement a foutu le camp. 49. Union générale des travailleurs algériens. 50. Avant de devenir archevêque d’Alger (de 1954 à 1988), il avait été évêque de Constantine de 1947 à 1954.
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Algérie. Et bien sûr aussi la forte stature du résistant André Mandouze, le spécialiste de Saint Augustin, depuis 1946 professeur de littérature latine à l’université d’Alger51 – il le connaissait depuis 1949 et il était abonné à sa revue Consciences maghrébines. Contre Mandouze explosèrent les étudiants, chauffés à blanc par tels de leur professeurs, notamment le berbérisant Georges-Henri Bousquet de la faculté de droit. Suite aux déclarations de Mandouze saluant « la résistance algérienne », le 6 mars 1956 des centaines d’étudiants se ruent sur sa voiture, l’insultent et l’agressent. Protégé par d’autres étudiants – algériens surtout – et par quelques collègues, il parvint à s’échapper, mais il fut molesté par des paroissiens qui interdirent l’entrée d’une église à ce catholique pratiquant. Le lendemain, Lacoste expulse la famille Mandouze vers la France – André fut nommé à l’université de Strasbourg. Peu après, un matin où Nouschi travaille à la Bibliothèque universitaire, il voit Bousquet venir haranguer violemment les étudiant(e)s contre « les Arabes » et ceux qui les soutiennent, sans que le conservateur de la BU, Marcel Koelbert – toujours botté et en leggins – ne pipe mot. À Alger, la vie était rythmée de rumeurs entretenant une tension que les informations fournies par la presse locale (L’Écho d’Alger, La Dépêche quotidienne) ne faisaient – euphémisme – guère baisser. À l’opposé, Alger Républicain, en reconnaissant le bien fondé de la thawra52, tentait vaille que vaille d’orienter les esprits vers une solution politique digne de ce nom. Les ultras de l’Algérie française s’organisaient en milices, légalement intronisées par Soustelle le 9 mars 1955 sous la dénomination d’unités territoriales (UT), et développées sous Lacoste. Nouschi connaissait le commandant d’une compagnie de ces UT, Marcel Ronda, qu’il avait eu pour condisciple au lycée Bugeaud dans la deuxième moitié des années 30 – ce Ronda avait toujours affiché sa haine pour « les Arabes ». Ageron, qui y avait été appelé en service, le renseignait sur les horreurs qu’elles commettaient au jour le jour. Ce fut en juin 1956 qu’il connut l’aventure du « maquis rouge » communiste des combattants de la libération, qu’il apprit la mort au combat du communiste Maurice Laban, et l’exécution, après tortures, de l’aspirant Henri Maillot – il les vit non sans quelque raison peu soutenus par le FLN, sans compter le sacrifice déjà mentionné de Raymonde Peschard en wilâya 3, de Roland Siméon, et aussi, entre autres, de Georges Raffini, d’André Martines et du docteur Roger Connillon, tous tués dans les rangs de l’ALN en wilâya 153, sans compter Pierre Guemassia et Roger Touati, tués en 51. Il y succéda à l’étruscologue et latiniste Jacques Heurgon, qui fut alors nommé à l’université de Lille, avant la Sorbonne. 52. L’insurrection – de 1954. Thawra est souvent traduit en Algérie par « révolution ». 53. L’Armée de libération nationale algérienne (ALN) était organisée en six zones, dénommées wilâya(s) à partir du congrès de la Soummam du 20 août 1956, organisé à
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wilâya 4… Il apprit quelques mois plus tard l’arrestation, la condamnation à mort et le refus de grâce de Fernand Yveton, et son exécution – il fut guillotiné le 11 février 1957 en compagnie de deux de ses camarades du FLN, Mohammed Lakhmeche et Mohammed Ouenni. A. Nouschi estima cette fois que c’était le PCA qui ne leur avait guère porté aide. Ce fut aussi en juin que Nouschi partit d’Alger pour quelques jours : il avait demandé à aller faire passer le bac à Oran où il avait été professeur durant l’année 1948-1949. Il trouva une ville calme où la vie paraissait normale par rapport à Alger. Peu à peu des protestations montent en France contre des pratiques qui lui rappellent celles des nazis durant l’Occupation, mais pas ou peu en Algérie. Les « libéraux », comme on les appelle, y sont une espèce rare, ils ne sont qu’une poignée. Si les uns – Malan, Touilleux, lui-même…– tentent de le dire et de prendre position, il en est d’autres qui ne s’engagent guère publiquement. C’est sidéré qu’il apprend l’acte de piraterie aérienne du 22 octobre 1956 – l’arraisonnement de l’avion marocain transportant quatre historiques de 1954 (Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Khider), accompagnés de l’homme de lettres Mostefa Lacheraf, du Maroc à Tunis pour participer à la conférence maghrébine de Tunis. Avec l’assentiment d’Alain Savary – né à Alger en 1918 –, secrétaire d’État aux affaires marocaines et tunisiennes, était projetée une structure fédérale maghrébine en association avec la France, dont le vrai politique qu’était Savary espérait qu’elle pourrait graduellement, dans le cadre maghrébin, amener en douceur l’Algérie à l’indépendance en faisant l’économie d’une guerre qui durait depuis deux ans déjà. L’arraisonnement de l’avion par la chasse française, en connivence probable avec le gouvernement Mollet, fit échouer ce plan de solution politique. La guerre allait, inéluctablement, continuer, plus cruelle encore ; et Alain Savary, ayant compris que les quatre historiques ne seraient pas libérés, démissionna, le cœur plein d’affliction, du gouvernement Mollet qui avait fait voter en mars 1956 pour l’Algérie les pouvoirs spéciaux, votés aussi par les communistes54. Cet acte de piraterie fit rigoler les Européens ; André, une fois encore, fut abasourdi. Peu après, il remarqua au port d’Alger des amas de matériel militaire, des files de camions camouflés aux couleurs du désert – ils lui rappelèrent ceux qu’il avait vus en Libye en 1943 –, des cargos amarrés, avec pour destination Suez, où Français et Britanniques, en représailles à la nationalisation du canal de Suez par Nasser le 26 juillet,
l’initiative et sous les directives de Ramdane Abbane. La wilâya 1 correspondait à l’AurèsSud Constantinois, la 2 au Nord-Constantinois, la 3 à la Kabylie, la 4 à l’Algérie médiane/Algérois, la 5 à l’Oranie, la 6 au Sud. 54. Il y eut pourtant parmi eux quelques absents qui ne les votèrent pas.
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débarqueraient le 7 novembre, suite aux bombardements lancés en soutien de l’offensive israélienne sur Gaza et le Sinaï du 29 octobre 1956. La tension ne cessa de monter, le fossé de se creuser, après que Lacoste eut refusé la grâce des condamnés à mort algériens, qui avaient jusque-là été graciés. Le 19 juin 1956, furent guillotinés Ahmed Zabana et Abdelkader Ferradj, les premiers des quelque 200 Algériens guillotinés entre 1956 et 196255. L’Algérie plonge dans la spirale guillotine-attentats, jusqu’au moment où de Gaulle décide d’arrêter la guillotine à partir de 1960. Lacoste organise sa propagande pour désamorcer les colères tandis qu’en France les protestations enflent contre la guerre et les tortures quotidiennes ; notamment, les assassinats de Ben M’hidi, Boumendjel, Audin par les paras de Bigeard et Massu, y provoquent un tollé croissant chez les anticolonialistes engagés. La mort des soldats français en embuscade56 ou au combat contre ceux qu’on appelle « les fellouzes » alimente la colère des Pieds-noirs qui refusent tout compromis avec le FLN. Malgré 500 000 soldats français en Algérie, malgré les ratissages et les tortures, la guerre continue ; alors que depuis 1956, la Tunisie et le Maroc sont indépendants. Jusqu’à quand, se demande tout le temps Nouschi ? Les pourparlers amorcés sporadiquement, mais sans grande conviction, depuis le blocage du 22 octobre 1956, échouent. Peu connu du public : ce furent les ultras Algérie française qui inaugurèrent, avec l’attentat à l’explosif de la rue de Thèbes, dans la Casbah, le 10 août 195657, la série d’actes sanglants qui allait déboucher sur la grande répression d’Alger (la « bataille d’Alger ») de 1957. D’un côté les attentats FLN se multiplièrent contre des lieux publics : au casino de la Corniche, un dimanche après-midi, dans les stades, à l’Otomatic, au Coq Hardi, en plein cœur d’Alger, près des facultés ; le plus meurtrier fut l’attentat du Milk Bar du 30 septembre 1956, face au XIXe corps et à la statue de Bugeaud, rue d’Isly (aujourd’hui Ben M’hidi). « Et toujours, des morts, des blessés horribles, des bras arrachés, des jambes coupées, une véritable nausée ». La « bataille d’Alger » commença avec la grève de huit jours de fin janvier 1957, décrétée par le Comité de Coordination et d’Exécution (CCE) du FLN, de l’autre l’investissement d’Alger par les unités parachutistes de Massu à qui échurent les pleins pouvoirs sur Alger, les arrestations, la 55. 222 pour Philippe Oudart et François Malye, « Les guillotinés de Mitterrand », Le Point n° 1511, 31 août 2011, 198 pour Sylvie Thénault, in Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d’Algérie, La Découverte, 2001, 347 p., rééd. Poche, 2004 ; cf. aussi l’article de Lucien Degoy, « La guerre de la guillotine », L’Humanité, 3 septembre 2001. 56. Cf. notamment Raphaëlle Branche, L’embuscade de Palestro : Algérie, 1956, A. Colin, et Le Grand Livre du Mois, 2010, 256 p. 57. Il fut revendiqué par un groupe d’ultras européens, « le Comité des quarante ». D’après les sources françaises, il aurait fait 15 morts ; d’après celles du FLN, il en aurait fait 60.
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répression, les tortures, les innombrables disparitions… A. Nouschi vécut le drame de près. Il surprit un jour un soldat fouiller le couffin d’une vieille dame et écraser les œufs qu’il contenait. Il protesta mais il s’attira comme réponse : « Nous avons des ordres ! » En continu, il guettait la rue en contrebas de son appartement pour repérer toute arrivée de jeep militaire ou détecter d’autres menaces. À Alger, Nouschi reçut à la rentrée 1956 la visite d’un journaliste suisse de Lausanne qui souhaitait entendre un « libéral ». Il lui raconta tout ce qu’il savait sur Alger, sur l’Algérie profonde, sur l’opinion européenne, en lui faisant part de ses inquiétudes sur l’avenir : après le départ de Soustelle, après l’accueil réservé à Mollet, que pouvait Paris face à ces militaires ? La guerre durait depuis près de deux ans malgré les renforts militaires qu’avait prodigués le gouvernement Mollet. Les Européens abandonnaient leurs villages et leurs fermes pour s’installer en ville quand ils le pouvaient. Où allait l’Algérie ? Où allait la France qui devait s’engager en Égypte fin octobre 1956, avec les Anglais et Israël ? Face au journaliste, André vida tout son sac, ce qui dut le soulager, sans extirper bien sûr les causes profondes de l’angoisse. L’affaire du bazooka – l’attentat dirigé à Alger contre le général Salan le 16 janvier 1957, où fut tué le commandant Rodier – fut fomenté par l’ORAF (Organisation de résistance de l’Algérie française) où œuvrait aux premières lignes le médecin et ancien champion de natation René Kovacs, un ancien condisciple d’A. Nouschi. Il apprend la prise en mains d’Alger, peu après, par les forces répressives de Massu, il est au fait du recours systématique à la torture, des exécutions en série, à l’aube, à la prison Barberousse, qui mettent Alger en émoi douloureux. C’est de visu qu’il voit la répression de la grève des huit jours, qu’il entend se déverser les flots de haine de son voisin épicier européen contre ces commerçants « arabes » qui ont laissé leur rideau baissé. C’est encore de visu qu’il est témoin de l’ouverture par la force des magasins à coups de barre de fer, et de leur pillage par des flots d’Européens qui dévalisent les boutiques « arabes » sous l’œil impavide des soldats français. Indigné, il interpelle l’un d’eux qui lui rétorque : « Ça me regarde pas, je m’en fous ! » C’est alors que – même si étant lui-même quelque part bien Français d’Algérie – il dit avoir éprouvé une vraie haine pour les Pieds-noirs, haine encore attisée lorsqu’il est témoin des ratonnades sanglantes, lancées en représailles, suite à l’assassinat, le 28 décembre 1956, du maire de Boufarik, Amédée Froger58, « va-t-en guerre de la colonisation » et héraut de l’Algérie française. Les jours suivants furent embrasés par 58. Délégué à l’Assemblée algérienne, il avait été président de la fédération des maires d’Algérie et vice-président de la fédération des maires de France.
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plusieurs attentats à la bombe de plusieurs églises d’Alger – on en rendit officiellement responsable le FLN quand d’autres versions les imputent à des provocations. Le jour de ses obsèques, le 9 janvier 1957, ce fut un déchaînement sanglant de ratonnades contre « les Arabes », traqués, battus à mort, abattus, précipités du haut du front de mer. Et André Nouschi d’écrire ce qu’il ressentit alors : « Qu’ai-je à faire dans ce pays où on peut tuer n’importe qui en toute impunité ? Où je vois à Hydra des enfants déguisés en parachutistes sous l’œil complaisant de leurs parents. Je rebascule dans les années noires, de 1940 à 42, quand il fallait se taire devant les fascistes qui paradaient en souriant dans les rues d’Alger. Je retrouve toujours les mêmes “bons Français” qui tiennent le haut du pavé ».
A. Nouschi apprit ce qui se passait à la villa Sesini, sur les hauteurs d’Alger, haut lieu des tortures de l’armée française, devenues quotidiennement banales avec Lacoste. Les parachutistes y emmenaient n’importe qui, et y torturaient ceux qu’ils suspectaient de connivence avec le FLN – Lacoste nommait cela des « bavures ». Ils arrivaient tôt le main, à cinq heures, et arrêtaient X ou Y, sur simple dénonciation ; quelquefois, X ou Y revenait chez lui, mais ce n’était pas la règle. Il apprit l’arrestation en juin 1957 d’Henri Alleg, qu’il connaissait, les tortures qu’il subit et qu’il relata sobrement dans La Question59. Et il se douta de la manière dont Maurice Audin, arrêté au même moment, finit ses jours – les confidences clairement voilées du général Aussaresses, qui seraient livrées au public 44 ans plus tard60, ne laissent guère de doute à ce sujet. Un jour, son ami Touilleux fut emmené à la villa Sesini ; les paras fouillèrent son appartement sans y rien trouver. Relâché quelques jours après, il raconta son aventure en riant à ses collègues du lycée : il avait été dénoncé. Dans la 203 familiale, dans les parcours à risques tels que la route moutonnière qui longe le littoral à l’est du centre d’Alger, André demandait par précaution à ses deux enfants – âgés alors de 5 et de 3 ans – de se pelotonner sur le plancher de la voiture. Pourtant, il les laissait continuer à jouer avec leurs camarades algériens du voisinage, qu’il emmena avec les siens plus d’une fois à la plage ou au cinéma. De la part de proches de sa famille, qui se proclamaient de gauche, à qui il tentait d’expliquer les responsabilités du système colonial, il rencontrait l’incrédulité, voire l’hostilité et l’accusation non dite de connivence avec le FLN. De sa femme de ménage Aïcha, il recueillait des 59. Henri Alleg, La Question, Éditions de Minuit, 1958, 112 p. (plusieurs éd. successives). 60. Paul Aussaresses, Pour la France : services spéciaux 1942-1957, Le Grand Livre du Mois, 2001, 271 p. et Je n’ai pas tout dit : entretiens avec Jean-Charles Deniau, Éd. du Rocher, 2008, 297 p.
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informations poignantes irréfutables sur les drames que vivaient dans le bled ses parents et autres compatriotes algériens. Mais, en dehors du cercle familial et du réseau de ses amis politiques, André avait renoncé à s’exprimer. Certes, les Nouschi vivaient en prenant force précautions, mais en s’efforçant de ne pas céder à la panique. Au troisième trimestre de l’année universitaire 1956-1957, à la demande de René Mabilleau, directeur de la récente école d’administration d’Alger, il vient donner quelques leçons d’histoire à des étudiants algériens. Il y rencontre de jeunes juristes venus de France aux convictions proches des siennes, notamment Jacques Peyrega, nommé en avril 1957 doyen de la faculté de droit d’Alger61 – il dut démissionner sous la pression de ses collègues après que France Observateur et Le Monde eurent publié fin avril/début mai la lettre adressée le 18 mars au président du conseil Bourgès-Maunoury, où il témoignait avoir vu, le 27 janvier, un parachutiste assassiner un Algérien – acte qu’il qualifiait d’exécution sommaire. L’affaire fut classée sans suite mais la famille Peyrega dut quitter précipitamment Alger en juin. Jacques revint bien, seul, à Alger en septembre mais il fut contraint au retour par les manifestations hostiles qu’il affronta à la faculté de droit. Le détachement au CNRS lui permit, à partir d’octobre 1956, de passer la moitié de l’année à Alger – de l’automne au printemps – et à Paris le reste de son temps, non sans quelques va-et-vient supplémentaires. Cela lui permit de respirer la parenthèse estivale d’un autre air que celui d’Alger. À Paris, à la salle de la Maison de l’Horticulture de la rue de Grenelle, il entend librement évoquer la question algérienne par le directeur de l’institut de géographie, le militant communiste Jean Dresch, par le juriste Roger Pinto, militant des droits de l’Homme, par les grands arabisants et islamologues Régis Blachère et Jacques Berque… Lors de l’un de ses retours à Alger, une de ses connaissances, le jeune avocat Coulaud, l’interroge sur l’opinion en France. Il lui dit nettement que les Français ne veulent pas de la guerre et feront tout pour l’arrêter. Son interlocuteur en fut plutôt surpris, mais il ne fut guère convaincu d’avoir modifié son opinion plutôt Algérie française. À Paris, il retrouve d’anciens camarades du PC, dont les géographes Pierre George et André Prenant. Il se souvient d’une réunion organisée début 1957 par la cellule Sorbonne-lettres du PCF à l’occasion d’une séance de prise des cartes du parti. Il y entendit l’apparatchik parisien Lucien Monjauvis, envoyé par le comité central, vitupérer comme il se doit le colonialisme et le poujadisme, mais aussi tendre la main aux petits 61. En poste à l’université de Constantine de 1968 à 1970, j’y ai eu pour collègue et amie sa sœur, Nicole Peyrega, professeure de lettres classiques ; elle finit ses jours au printemps 1972 dans un accident de voiture au Zaïre – après Constantine, elle avait été nommée professeure à l’université de Lumumbashi.
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commerçants piliers du poujadisme. Nouschi mit les pieds dans le plat en rappelant notamment l’aberration politique des pouvoirs spéciaux votés à Guy Mollet par le PC le 12 mars 1956, cela à la grande fureur d’André Prenant – il le tenait pour quelque peu sectaire. Monjauvis réaffirma le bien fondé de ce vote en affirmant que si c’était à refaire, le PC les voterait de nouveau. L’échange de tirades entre les deux débatteurs affrontés donna : L.M : — Oui, camarade, en votant les pleins pouvoirs, le PC renforce la solidarité de la classe ouvrière symbolisée par l’unité des socialistes et des communistes. A. N. : — Les Algériens seront heureux d’apprendre qu’au nom de l’unité de la classe ouvrière, ils doivent accepter les tortures et les assassinats !
Bref, d’un côté une militance critique du système colonial fondée sur un engagement vivant vécu dans l’actualité, de l’autre un Front populaire immuable hors de saison, pétri dans la dureté de la langue de bois de l’appareil. Tandis que George souriait sans mot dire, Dresch gardait un silence gêné, mais Prenant tança rudement le rebelle subversif – il ne serait plus jamais invité à la cellule Sorbonne-lettres. En avril 1958, son frère, qui travaillait au journal de l’armée Terre Air Mer, l’avertit qu’un « coup de chien » se préparait et il le pressa de quitter Alger. C’est alors que la famille Nouschi s’installa à Paris à la fin du mois. Il s’y sentit délivré des angoisses au quotidien que lui infligeait le drame algérien vécu in situ. Mais c’est à ce moment que tout s’accéléra. C’est de Paris qu’il suivit le coup du 13 mai 1958 qui permit, sur fond de menace des paras, à de Gaulle de s’emparer du pouvoir en quelques jours – plusieurs lettres, de ses parents, de son frère, de son ami Pierre Bourdieu, l’informèrent de l’évolution de la situation en Algérie. Malgré quelques protestations – de Mendès France, de Mitterrand… –, de Gaulle ne quittera la scène politique qu’en 1969, onze après. On sait qu’il avait fait adopter par le référendum du 28 septembre 1958 la constitution d’une Ve République, nettement présidentialisée par rapport à la IVe. Nommé à Tunis à la rentrée 1959, A. Nouschi vient habiter Carthage, non loin de plusieurs membres du GPRA dont les enfants iront au lycée avec les siens. Il y retrouve des anciens élèves du lycée d’Aumale de Constantine. À Tunis, il est d’emblée invité à la salle Ibn Khaldoun à faire une conférence sur la guerre en cours en Algérie. Ses propos sont suivis avec attention et appréciés par l’auditoire, tunisien et algérien surtout. Mais il est apostrophé à la sortie par Josie Fanon, l’épouse de Frantz : plus démonstrativement algérienne que les Algériens, entourée de comparses tapageurs, elle l’accuse haut et fort d’être un agent du cinquième bureau de l’action psychologique, envoyé par de Gaulle contre le FLN. Un tumulte s’ensuit qu’aide à calmer le grand historien tunisien de la Tunisie Paul Sebag. À l’inverse, les relations
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sont amicales avec les ministres du GPRA : Ahmed Boumendjel lui raconte ses entrevues avec Pompidou en Suisse qui lui font comprendre que la seule chose qui intéresse le pouvoir français est le pétrole et le gaz du Sahara, et que le devenir des Français d’Algérie, ce n’est pas vraiment son problème. A. Nouschi rencontre aussi Mohammed Bedjaoui, conseiller juridique du GPRA, qui fera partie de la délégation algérienne à Évian. À la demande de ce dernier, il accepte de lui rédiger une note explicative sur les dossiers de la terre et de la propriété foncière en Algérie. Il voit aussi Redha Malek, M’hammed Yazid, Saad Dahlab avec lesquels il dîne amicalement en compagnie, aussi, de Claudine et Pierre Chaulet. Il fait encore la connaissance de responsables politiques français, tel Georges Gorse, socialiste et résistant de la première heure, qui fut en 1958 nommé ambassadeur de France en Tunisie par le général de Gaulle ; et il joua à l’occasion les bons offices en organisant un déjeuner avec Redha Malek, Saad Dahlab et JeanJacques Mayoux, professeur de littérature anglaise à la Sorbonne – il serait l’un des signataires du Manifeste des 121. André perçut alors Mayoux comme un émissaire officieux de de Gaulle, comme une perche tendue par le général vers le FLN. À ses interlocuteurs, il redit et répète ses préoccupations premières sur le problème de la terre et des paysans en Algérie. Il fait partie de l’équipe de jeunes professeurs qui lancent l’université de Tunis, avec le docteur Élie Cohen-Hadria qui fut dans les derniers temps du protectorat secrétaire de la SFIO à Tunis62, et qui est un proche de Bourguiba ; et avec Charles Saumagne, historien spécialiste de l’Afrique du Nord antique63 – Cohen-Hadria reçoit chez lui des Français mendésistes et autres adhérents du PSA, et il est en relation avec des socialistes comme Alain Savary et Charles Hernu. Nouschi rencontre aussi nombre de journalistes de toutes origines : son compatriote originaire de Blida, Jean Daniel, de L’Express, Guy Sitbon, le correspondant du Monde en Tunisie, originaire de Monastir, le directeur de Jeune Afrique, Bachir Ben Yahmed, qui lui ouvre les colonnes de son hebdomadaire, Matthews, le correspondant de la
62. Son épouse, Lucienne, fut l’une des initiatrices de la fondation de la Fédération internationale des droits de l’Homme aux côtés du socialiste Daniel Mayer. Ce socialiste, critique de Guy Mollet, fut président de la Ligue française des droits de l’Homme de 1958 à 1975, puis le président de la FIDH de 1977 à 1983. 63. Tous deux ont écrit leurs mémoires sur leurs vies tunisiennes respectives, Élie CohenHadria, Du protectorat français à l’indépendance tunisienne : souvenirs d’un témoin socialiste, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, 1976, X-325-XVI p., collect. Cahiers de la Méditerranée et Charles Saumagne, Journal et écrits : Tunisie 1947-1957, présentation du Dr Élie Cohen-Hadria ; texte établi et annoté par Alain SainteMarie, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, 1979, 351 p., collect. Cahiers de la Méditerranée.
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BBC… Il est aussi actif à l’Amicale des enseignants français de Tunisie où il représente les universitaires. Il agit pour qu’elle condamne les actes criminels de l’OAS mais il se trouve, alors, aussi soutenir de Gaulle… qu’il avait condamné en 1958 – ses amis du FLN, rapporte-t-il, remercièrent chaleureusement l’Amicale pour ses prises de position. Suite à la sanglante crise de Bizerte de l’été 1961, éclatée sur fond du différend tuniso-algérien de la « borne 233 » sur les hydrocarbures sahariens, où les Français soutinrent de facto les Algériens avec qui ils négociaient sur le Sahara, le gouvernement Debré demanda aux Français en poste en Tunisie de rentrer en France, ce qu’A. Nouschi refusa : à Paris, pendant les vacances d’été, il rencontre plusieurs camarades syndicalistes avec lesquels il demande aux enseignants français de reprendre leur poste en Tunisie à la rentrée 1961. Ce qu’il fait, lui, sans hésitations, avec une dizaine d’enseignants français en Tunisie, à la différence de la majorité de ses collègues français. En septembre, il fut menacé de révocation – révocation que le responsable français des négociations d’Évian, Louis Joxe, naguère ministre de l’Éducation nationale, et ministre des Affaires algériennes de novembre 1960 à novembre 1962, refusa de signer. A. Nouschi s’investit durant plusieurs semaines pour renouer les fils entre Tunis et Paris – les relations diplomatiques se normalisèrent fin 1961. C’est alors que ses amis du FLN, Redha Malek notamment, l’auraient, rapporte-t-il, prié de se joindre à la délégation algérienne aux négociations entreprises à Évian en mai 1961, et qu’il aurait répondu ne pouvoir accepter ; mais il fut d’accord pour appuyer les négociateurs algériens en leur préparant tous les dossiers relevant de sa compétence qu’ils lui demanderaient – ultérieurement, dans le même sens, il aidera son ancien élève Mohammed Sahnoun lorsqu’il sera ambassadeur d’Algérie à Paris de 1979 à 1982. Volontaire de la France libre, ravalé deux décennies plus tôt par Vichy, parce que Juif, au rang de sujet français, l’anticolonialiste avéré qu’est A. Nouschi dit peu après, nettement, à Claude Estier, de Libération, qu’il n’était pour lui pas question de prendre la nationalité algérienne. A. Nouschi a milité en intellectuel et en politique pour faire advenir une solution politique concertée de la guerre d’indépendance algérienne. Il y a eu des Français d’Algérie, Pieds-noirs ou Juifs, pour être aux côtés du FLN, voire pour combattre dans l’ALN, mais bien peu sont finalement restés en Algérie : la terreur de l’OAS a fait quitter l’Algérie à la plupart d’entre eux, même s’il est exact qu’il en fut pour y demeurer encore un temps. Quelques amis d’A. Nouschi, comme les Chaulet ou Fanny Colonna, choisirent en effet de devenir Algériens en demandant la nationalité algérienne comme le stipulait le code algérien de la nationalité du 12 mars 1963 pour lequel les musulmans n’avaient pas besoin de la demander : elle leur était acquise
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de droit64. Je connais l’itinéraire d’autres Français d’Algérie, eux aussi engagés aux côtés des Algériens, qui firent le choix de l’Algérie, comme le regretté Père Gilles Nicolas, qui fut prêtre et professeur de mathématiques à Médéa – il y enseignait en arabe –, ou comme Alexis Pagès, de Constantine, qui y eut après l’indépendance des responsabilités pédagogiques de premier plan – tous deux arabisants de bon niveau. En revanche, l’abbé Alfred Berenguer, hispanophone qui avait représenté le Croissant rouge algérien comme délégué du FLN puis du GPRA en Amérique latine de 1958 à 1962, et qui avait été élu à la Constituante de 1962 refusa d’en faire la demande ; il démissionna et revint à son ministère de prêtre. Le poète Jean Sénac, « le soleil » qui était au FLN depuis 1955, refusa lui aussi d’en faire la demande parce qu’il estimait qu’elle lui était acquise de droit – ce non conformiste mena une vie difficile sous Boumediene, ses émissions poétiques furent interdites début 1972. Il se refusa à quitter l’Algérie comme plusieurs de ses amis, le sachant menacé, l’en pressaient et il finit assassiné fin août 1973 dans des conditions non encore factuellement élucidées… Et, concernant les Juifs, en Algérie, A. Nouschi constate que la ligne politique du FLN envers les Juifs fut à distance de ce qui avait été promu d’emblée en Tunisie et au Maroc : il était proprement impensable qu’il y eût en Algérie des ministres juifs, à la différence de ce qui s’est passé avec Bourguiba et Mohammed V : proprement inimaginable en Algérie, la figure d’un André Azoulay, proche conseiller d’Hassan II puis de Mohammed VI, à qui fut confié entre autres la restauration d’Essaouira – ex-Mogador – et à partir de 1998, l’organisation de son festival des musiques du monde, le « Printemps musical des alizés » de renommée mondiale, qui accueille aujourd’hui des centaines de milliers de personnes chaque année. Pourtant, des Juifs (Alleg, Strich, Nahouri, Benisti, Timsit, Sixou…), des médecins juifs ont participé à la lutte armée du FLN. Nombreux étaient les Juifs au PCA, mais le PCA n’était à la veille de 1954 qu’« une poignée dans l’éventail politique de l’Algérie » : la masse algérienne allait au PPA/MTLD. Et les Juifs d’Algérie ont été mobilisés comme tous les Français à partir de 1957, et la grande majorité d’entre eux ont combattu dans l’armée française. 64. L’article 34 définit une « nationalité d’origine », celle de « toute personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en Algérie et y jouissent du statut musulman ». Les Pieds-noirs et les Juifs d’Algérie, tenus pour Français, donc étrangers, ne sont donc pas reconnus comme nationaux d’emblée. Ils doivent acquérir cette nationalité et, pour cela, en faire la demande. L’article 8 nuançait pour ceux qui avaient participé à la lutte de libération, mais ils devaient en faire la déclaration, preuve à l’appui, ce qui scandalisa Aït Ahmed : il déclara publiquement qu’il trouvait « indécente » la demande de preuve exigée des « frères européens ». Et il y eut des cas où la nationalité algérienne fut accordée pour cinq ans, mais aussi des refus de conférer la nationalité algérienne, sans compter les demandes restées sans réponse.
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Et A. Nouschi de se poser la question : les Juifs, des Algériens ? Oui et non. Existait bien une identité communautaire marquée, enracinée dans l’Algérie, comme l’atteste par exemple l’importance du pèlerinage sur la tombe du Rab Ephraïm Enkaoua à Tlemcen. Mais les visites de Juifs originaires d’Algérie n’y sont pas toujours des mieux accueillies par les autorités algériennes – il y eut notamment des fins de non recevoir en 2010 –, et plus largement la question de l’entretien et de la restauration des cimetières juifs d’Algérie est loin d’être partout résolue. Ceci dit, A. Nouschi estime que l’on ne peut parler, avec Benjamin Stora, de « l’exil » des Juifs d’Agérie65. Pour lui, c’est une « affirmation gratuite qui ne repose sur aucune étude sérieuse » : prévaut pour lui le fait qu’« ils ont émigré en France dans une écrasante majorité comme les Pieds-noirs, ils participent donc à la vie de la France, et à la vie politique, à droite et à gauche » – on pourra ne pas être tout à fait d’accord avec ce point de vue, ou tout au moins être d’avis de le nuancer. Et, en publiant la lettre de l’Algérien juif Naïm sous le titre « Moi Naïm, 24 ans, futur rabbin d’Algérie », El Watan du 13 juillet 2012 a soulevé un lièvre qui laisse pressentir que les choses ne sont pas univoques dans cette Algérie assignée officiellement depuis tant de décennies à un arabo-islamisme rétréci66. On saisira en tout cas qu’A. Nouschi se soit senti français, pas un Français comme les autres, on l’aura compris, il se situa quelque part dans une entredeux – un entre-plus de deux comme tant de citoyens du monde ? Français, il ne voulait pas devenir Algérien, mais Algérien, il l’était aussi quelque part, il avait de nombreux amis algériens non juifs – de facto des compatriotes –, et on a vu qu’il conseilla le FLN dans les négociations franco-algériennes de 1961-1962 : il en maîtrisait notamment le dossier de l’agriculture et du foncier, et aussi celui du pétrole. C’est pour lui la stupeur lorsqu’il apprend le contenu des accords d’Évian, finalement signés le 18 mars 1962 : il ne cache pas à ses amis du FLN que pour lui ils se sont fait avoir en abandonnant à la France le pétrole et le gaz du Sahara. Leur réponse : l’indépendance n’a pas de prix après plus de sept ans et demi d’une guerre cruelle, quelles que soient les stipulations des accords de paix. Mais les Algériens pensaient que ce n’était que partie remise et que, un jour ou l’autre, la question des hydrocarbures serait remise sur le tapis en leur faveur – ce qui se produira moins de neuf ans plus tard, en février 1971, avec la décision de Boumediene de prendre la majorité dans 65. Benjamin Stora, Les trois exils: Juifs d’Algérie, Paris, Stock, 2006, 232 p. (2 édit. success. : Hachette Littérature, 2008, Pluriel, 2011). 66. La lettre commence par « Je n’ai que 24 ans. Mais j’ai déjà passé l’essentiel de ma vie à me cacher ».
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les sociétés pétrolières et de nationaliser le gaz. Sur un autre plan, A. Nouschi est pour le moins interloqué par la déclaration, à trois reprises, faite par Ben Bella en arabe algérien à son arrivée à Tunis le 14 avril 1962 : « Nahnu carabiyyn ! » (Nous sommes des Arabes !). Et il est témoin, à distance, des affrontements au sein du FLN, notamment entre les politiques du GPRA et l’armée des frontières/l’État-major général (EMG) de Boumediene qui allait s’emparer du pouvoir dans l’été 1962 sous le fusible politique populaire présentable qu’était Ben Bella. Tous ses amis du FLN, les Chaulet… repartent sur Alger. Nouschi dit n’en avoir eu dès lors plus de nouvelles : « Plus un mot, plus un signe », y compris de son collègue historien Mahfoud Kaddache, qu’il a bien connu à Alger, et auquel il a consacré un hommage au lendemain de sa mort en juillet 2006. Il ne sera jamais invité à la faculté des lettres de l’université d’Alger et il devra attendre 1971 pour l’être à Alger, mais à la faculté de droit, et par des collègues français coopérants qui y étaient en poste, Bruno Étienne et JeanClaude Vatin, et aussi par Abdelatif Benachenhou, de l’École nationale d’administration d’Alger. Encore aujourd’hui, il n’arrive pas à vraiment comprendre si on a voulu lui faire payer de n’avoir pas voulu être Algérien, ou simplement d’être juif, lui qui se sent si peu « Juif » ; ou encore d’être un connaisseur de l’Algérie, passé et présent, dont pourraient être redoutés les avis et les critiques. Et peut-il être éligible au cercle des amis de l’Algérie officielle cet A. Nouschi qui ne cache pas vraiment ce qu’il pense de son système de pouvoir ? Mais beaucoup de choses se sont jouées pendant les sept ans et 139 jours de la guerre d’indépendance algérienne. Années 50 : recherche historique sur fond de guerre67 Sur le plan de la recherche historique, il reste que, depuis qu’elle a été publiée il y a plus de cinquante ans, on a regardé la thèse d’André Nouschi comme la première histoire des fellahs algériens, et peut-être maghrébins. Jusque-là, seule la colonisation attirait le regard des historiens. La thèse d’A. Nouschi, soutenue en mars 1959, venait après celle de Xavier Yacono, La Colonisation dans les plaines du Chelif 68. Et après celle de Kenneth Vignes sur l’Algérie à l’époque des rattachements69. La thèse de Yacono était sans doute la dernière grande thèse sur la colonisation en Algérie tandis que celle de Nouschi était la première sur les fellahs. Bizarrerie chronologique seulement ou symbole de deux réflexions différentes, voire opposées, sur la 67. Cette partie a été élaborée en concertation avec André Nouschi, relue et revue par lui. 68. La colonisation des plaines du Chélif de Lavigerie au confluent de la Mina, Alger, impr. E. Imbert, 1955, 2 vol., t. 1, 445-VIII p., t. 2, 424-VIII p. 69. Le Gouverneur général Tirman et le système des rattachements. Échec d’une expérience tendant à l’assimilation administrative de l’Algérie, Paris, Larose, 1958, 431 p.
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colonisation française ? Yacono décortiquait la colonisation dans une région géographique définie, les plaines du Cheliff ; Nouschi, lui, prenait le parti inverse, celui de voir ses effets sur le monde des paysans algériens, notamment les fellahs du Constantinois, la région la plus importante, en espace comme en population, de l’Algérie. Sa recherche s’insère dans le contexte de la décolonisation française en Asie et en Afrique, puisque la guerre d’Indochine se termine à l’été 1954 ; les deux États « protégés » (« protectorats »), Maroc et Tunisie deviennent indépendants en 1956 ; la même année le Parlement français vote la loi cadre Gaston Defferre pour l’Afrique tandis que l’Algérie est plongée dans sa guerre d’indépendance déclenchée le 1er novembre 1954. Ce mouvement de décolonisation plongeait ses racines dans un passé proche ou/et lointain. Avec la 2e guerre mondiale (à cause d’elle ?), le climat politique s’était dégradé un peu partout dans l’Empire colonial français. À Tunis, les Français avaient chassé du pouvoir le bey Moncef et l’avaient exilé. À partir de 1942/43, Ferhat Abbas avait demandé qu’on modifie le pouvoir politique de l’Algérie coloniale. En 1944 et 1945, des émeutes éclatent dans plusieurs villes marocaines. En mai 1945, l’insurrection de Sétif/Guelma, réprimée dans le sang, marque profondément la mémoire populaire des Algériens, elle ouvre un fossé infranchissable : pour Mohammed Harbi, la guerre d’indépendance algérienne a commencé à Sétif 70 en 1945. Revenu en Algérie après avoir été mobilisé de 1942 à 1945, A. Nouschi assiste aux coups de force du parti colonial, aux élections truquées par le gouverneur Naegelen, par le préfet de Constantine Papon et par bien d’autres, tandis qu’à Oran, Alger ou Constantine les contrastes économiques et sociaux s’aggravent – l’extension des bidonvilles le révèle cruellement. A. Nouschi connaissait tous les aspects de la colonisation française de cette Algérie où il avait jusque-là passé quasiment toute sa vie. Il savait aussi que la France faisait la guerre en Indochine (on lui a même proposé d’y aller à l’été 1945 et il a refusé). C’est le début de ce qui sera la « décolonisation ». Les mondes coloniaux ne veulent plus être colonisés. Tout craque de partout. L’auteur de la future Enquête sur le niveau de vie… est pour cette liberté. Le climat politique en France et dans ces mondes en transition diffère radicalement de celui de l’avant-guerre. Ce temps des déchirures est aussi celui d’une nouvelle réflexion sur la colonisation. C’est aussi celui des revendications et des combats en Indochine. Sous tension permanente, les parlementaires et les dirigeants français doivent affronter la pression internationale, celle de l’ONU où siègent les ex-pays colonisés devenus indépendants, et aussi une opinion française partagée entre ceux qui ne 70. Le Monde diplomatique, mai 2005.
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veulent rien changer et ceux qui acceptent les mutations d’un monde en effervescence. Or, le Maghreb – et l’Algérie singulièrement – ont une place à part dans la vie du monde colonial français. C’est sa clé de voûte. Agrégé en 1948 à 26 ans, A. Nouschi a toujours en tête le conseil du professeur d’histoire qui l’a suivi de la 3e à la terminale, au lycée Bugeaud d’Alger, Joseph Garoby, de continuer avec une thèse. Sur quel sujet ? La colonisation l’obsédait puisqu’il était né et avait toujours vécu dans l’Algérie coloniale ; et, par un hasard singulier, l’expansion coloniale avait été, en histoire contemporaine, la question d’agrégation en 1947 et 1948, exposée par Pierre Renouvin, professeur d’histoire des relations internationales à la Sorbonne. Il le rencontre alors par hasard en 1949 dans un train entre Paris et Lyon ; il lui demande de l’éclairer, et Renouvin l’incite à prendre contact avec Charles-André Julien ou Jean Dresch pour le Maghreb. Il avait vu pendant la guerre, d’abord des paysans constantinois en guenilles qui tendaient la main aux soldats français alors qu’ils allaient en train d’Alger à Philippeville/Skikda ; ensuite, à Zouara, des Tripolitains eux aussi mal lotis, qui avaient connu la colonisation italienne ; enfin, des paysans tunisiens qu’il connaîtrait après sa nomination à Tunis à la rentrée 1959. Trois types de colonisation et trois modes de vie rurale auxquels il n’était pas indifférent. La pauvreté était leur lot commun, avec des nuances cependant. Bien sûr, les uns et les autres avaient connu la guerre, plus ou moins cependant. Mais derrière ces signes, quoi ? Qui s’intéressait au monde paysan colonial alors que Nouschi avait la tête pleine de Marc Bloch, de ses Caractères originaux de l’histoire rurale française71 …, de ses chroniques des Annales d’histoire économique et sociale, et aussi de sa mort comme résistant, exécuté par les Allemands. Son nom avait été donné à une des salles de la Sorbonne où il avait suivi les cours d’agrégation pendant deux ans. Et sa thèse est dédiée « à Marc Bloch exemplaire ». Nommé professeur au lycée Lamoricière d’Oran à la rentrée de 1948, puis à Constantine au lycée d’Aumale d’octobre 1949 à octobre 1955, il s’était aussi engagé dans la vie de la cité, celle d’une Algérie bouillonnante. Et la recherche en France renouvelle de fond en comble l’approche de l’histoire économique et sociale, grâce à la revue Annales, Économies, Sociétés, Civilisations. Des travaux importants étaient en cours pour toutes les périodes. Mais quid de l’histoire coloniale ? Peut-on la reprendre à la lumière des apports de cette nouvelle histoire conçue en Europe ? On peut le penser, mais à qui en parler en France, donc à Paris, à la Sorbonne ? Qui connaissait l’histoire économique et sociale du Maghreb ? Et celle de 71. Marc Bloch, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, Oslo, H. Aschehoug, Leipzig, O. Harrassowitz, Londres, William &Norgate, Cambridge, Harvard University Press, Paris, Les Belles Lettres, 1931, XVII-261 p. (1ère édition).
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l’Algérie ? Il avait beau chercher, il ne trouvait personne. L’historien de la colonisation à la Sorbonne était Charles-André Julien, auteur d’une célèbre Histoire de l’Afrique du Nord publiée chez Payot en 1931. Elle lui avait en un sens ouvert les yeux. Julien avait une belle réputation en histoire coloniale, il connaissait l’Afrique du Nord, mais il ignorait tout de l’histoire économique et sociale façon Annales… Les seuls repères d’A. Nouschi étaient des géographes, et d’abord celui qui l’avait aidé quand il préparait l’agrégation, Pierre George. Mais ce dernier ne savait pas grand-chose du Maghreb, aussi l’envoya-t-il chez son ami Jean Dresch, spécialiste du Maghreb dont il avait apprécié ce qu’il avait écrit dans un manuel de géographie de 1ère dans une collection dirigée par André Cholley. Or, tout était à inventer pour l’objectif que s’était fixé Nouschi. Quand, au début des années cinquante, il en parle à Dresch, celui-ci lui écrit : « Comment êtes-vous vu à Constantine ? » Il lui répond : « Je ne suis vu par personne ici. » Et pour donner au thème de sa recherche une allure plus passe-partout, le maître lui suggère de ne pas parler de « misère » mais de « niveau de vie » ou de « genre de vie » (à l’inverse de Julien qui avait accepté le titre à la condition qu’il repose sur des archives). Son conseil lui sembla pertinent et il le suivit. Va donc pour « niveau de vie », plus neutre. Le jeune chercheur se sait déjà intéressé par l’envers du décor colonial. Une fois à Constantine, il découvre un autre monde que celui d’Oran ou d’Alger, cela sur tous les plans. Il prend conscience d’une autre Algérie, plus arabe, avec d’autres problèmes. Nous étions en 1950, le contexte politique, avec les Naegelen, Papon, Léonard…, était difficile, surtout pour ceux qui ne suivaient pas la ligne officielle dans ce fief du conservatisme colonial qui régissait Constantine. Chaque jour apporte pour ainsi dire son lot de coups tordus. On en parle en France dans les journaux, mais pas trop en Algérie, sauf dans ceux du PCA ou des partis algériens – le MTLD72 surtout. Et dans tout le Maghreb, l’agitation est constante. Quand il commence sa recherche, il se pose de nombreuses questions. Aucun manuel ne peut y répondre. En 1950, il découvre le livre de Josué de Castro, Géopolitique de la faim73 où l’anthropologue brésilien met le doigt sur les questions qu’il se pose : l’affaissement du niveau de vie des paysans brésiliens est-il lié à leur croissance démographique constante ? 72. Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, créé en 1946 en remplacement officiel du PPA (Parti Populaire Algérien), lui-même successeur en 1937 de l’Étoile Nord-Africaine, fondée à Paris en 1926 et interdite par le gouvernement de Front populaire début 1937. 73. Josué de Castro, Geopolítica da Fome. Rio de Janeiro, Casa do Estudante do Brasil, 1951, 288 p. et édit. en français, Géopolitique de la faim, préface de Maximilien Sorre, Paris, Éditions ouvrières-Économie et Humanisme, 1952, 331 p.
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Castro affirme le lien étroit entre la croissance et la faim. A. Nouschi en parle autour de lui, mais personne ne peut lui répondre ; il se débrouillera donc seul. Il se fixe une règle fondamentale : la recherche ne doit pas interférer avec sa vie de citoyen et son engagement politique – au demeurant, le contexte de la guerre ne lui permettait guère d’évoquer sa recherche en Algérie sur l’Algérie. La seconde règle est de ne pas accueillir tous les documents mais seulement ceux qui sont irréfutables et recoupés par d’autres ; il écarte donc ceux qui pourraient être critiqués – Emerit et Dresch le lui avaient conseillé. La troisième règle fut de ne pas ébruiter son projet de recherche sous peine de voir les archives fermées à la consultation. Il n’en parla donc à personne à Constantine, et jamais à Alger, sauf à Marcel Emerit, professeur à l’université, qui venait de publier son Algérie à l’époque d’Abd-el-Kader74, et qu’il sentait proche de lui. À Paris, seul Dresch était capable de l’aider – pour A. Nouschi, Julien ne savait quasiment rien, il le sentait hors du coup. Il fallait donc d’abord voir les dossiers des archives départementales de Constantine. À son arrivée, l’archiviste, André Berthier, n’est occupé que d’archéologie, et d’abord par le site romain de Tiddis, proche de Constantine ; il ignore tout des archives dont il a la garde. Son adjoint, Richardot, en sait un peu plus, mais il n’apporte rien d’utile au jeune thésard, sinon qu’il est autorisé à se servir dans le dépôt où personne pour ainsi dire n’a mis les pieds depuis très longtemps. Il devra donc se débrouiller seul, sans guide, sans personne pour l’aider75. Les répertoires et inventaires sont partiels, et nombre de séries n’en ont pas… Il a l’impression d’avancer à l’aveugle dans un labyrinthe. Il doit donc inventer une méthode, sa méthode, pour travailler. L’avantage est la liberté que lui accorde Berthier pour emprunter les ouvrages de la bibliothèque, bien pourvue sur la vie rurale et le droit foncier en Algérie. Le dépôt possède aussi tous les volumes – annuels – du Tableau de la Situation des Établissements Français dans l’Algérie, publiés depuis 1837 par le Gouvernement général de l’Algérie. Il les dépouillera tous. Peu à peu, émergent les problèmes et les directions de recherche : quelle était la situation au début de la conquête, et d’abord le nombre des hommes ? À partir de quoi, tout commence à s’ordonner ; les questions arrivent les unes après les autres, il avance un peu plus chaque jour, et mieux, il sait maintenant où il doit aller. Le plus difficile est de débrouiller d’abord le droit foncier islamique, et plus largement les problèmes fonciers en pays 74. Marcel Emerit, L’Algérie à l’époque d’Abd-El-Kader, Gouvernement général de l’Algérie, Paris, Larose, 1951, 303 p. ; rééd., Bouchène, 2002. 75. J’ai travaillé dans des conditions tout à fait semblables aux mêmes archives départementales (aujourd’hui de la wilâya) de Constantine de 1968 à 1970.
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d’islam, ensuite les réformes françaises. Chaque jour apporte sa moisson de documents et de faits. Parfois, il rentre sans avoir rien trouvé et cela le décourage. Il sait cependant qu’il ne peut abandonner ce qui est commencé. Il complète ses documents constantinois par ceux des archives d’Alger (Gouvernement général) et de Paris (Archives nationales) où dans les années cinquante il passe toutes ses vacances. Son temps est plein à ras bord : ses cours au lycée, ses recherches aux archives, ses lectures, sans compter ses activités militantes... Il accumule des pages et des pages de notes, il recopie des statistiques et des textes à la main (la photocopieuse n’existe pas encore76) à raison de dizaines de pages … À Constantine, on l’a vu, il se lie avec des camarades du monde syndical, qu’il voit surtout à la Bourse du travail : un instituteur de caractère Étienne Néplaz, Denis Champeaux, un directeur d’école qui a bourlingué à travers tout le département de Constantine et le connaît comme sa poche, et aussi avec un autre, détaché à l’enseignement professionnel, Truillot, fils de l’ancien communard Alexis Truillot exilé en Algérie, et qui créa le premier syndicat ouvrier à Constantine en 1878. Son collègue Truillot le mit en relations avec son père Alexis, alors retiré à Tunis, où il mourut plus que centenaire dans les années 1950. Grâce à la correspondance qu’il entretint quelques temps avec lui, A. Nouschi put affermir ses connaissances sur les origines et le développement du syndicalisme, en Algérie notamment. Avec de tels interlocuteurs, il apprend plus qu’avec nombre d’universitaires patentés, car ce sont des hommes de terrain qui savent voir et dire ce qu’ils ont vu. Il découvre au hasard un instituteur écrivain qui fera parler de lui, Malek Haddad, et un autre d’une vieille famille constantinoise, Ahmed Ben cAbdallah. C’est grâce à eux et à l’aide de Jean-François Lyotard qu’il crée en 1950 l’Université Populaire de Constantine – elle deviendra vite un lieu de débats vivants et profonds. Peu à peu, les documents révèlent le passé ; ceux d’Alger, de Paris et surtout de Constantine ; il en parle à Marcel Emerit qui l’oriente avec intelligence dans la masse des documents. À Paris, il rencontre aussi son patron de thèse, Julien, qui le reçoit au saut du lit, autour de 9 heures du matin, en pyjama avec une veste d’intérieur. Invariablement l’entretien commence ainsi : « Qu’est ce que vous avez à m’apprendre ? » Le jeune thésard égrène alors timidement, en vrac et à larges traits, ce qu’il a pu découvrir dans le courant d’une année. Il parle pendant que le maître se rase, alors qu’il s’attendait à quelques questions ou à des conseils. Julien lui lance : « Bon ! Continuez ! », et il le renvoie. Nouschi savait bien qu’il était au Conseil de l’Union française, qu’il avait des activités multiples ; mais il n’imaginait 76. Il en était de même en 1968-1970 : j’ai passé des heures à recopier, la plume à la main, aux mêmes archives de Constantine, quantité de documents, et j’ai sans vergogne embauché mon épouse Pierrette qui m’a alors donné un sérieux coup de main.
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pas une telle désinvolture de la part d’un directeur de thèse – surprenant euphémisme – , de cet illustre sorbonnard. Ce fut pire encore avec Ernest Labrousse, le grand maître de l’histoire économique, qu’il connaissait de nom et de réputation. Il le reçoit un matin ensoleillé dans son appartement du quartier latin, rue Claude Bernard, et il l’interroge assez sèchement sur sa thèse. Nouschi commence à lui expliquer sa recherche mais il se fait couper tout net : « Pourquoi vous arrêter à 1919 ? – Parce qu’il n’y a pas d’archives disponibles après cette date ». Labrousse ajoute alors : « Alors vous ne m’intéressez pas ! ». Le thésard en a le souffle coupé. Le maître le congédie, et lui ouvre sa porte, André le salue et sort, désemparé77. Heureusement, ses collègues de lycée de Constantine l’aident à mieux comprendre ce qui s’est passé en 1945. L’Université Populaire propose des conférences, tous les jeudis en fin de journée, sur l’Algérie ; les débats lui servent de boussole pour ses recherches car ils soulèvent tous les problèmes politiques, économiques, sociaux qui assaillent alors l’Algérie. Alors que le monde est engagé en Asie (Monde indien, Indonésie) et en Afrique (Congo belge) dans une décolonisation qui touche des centaines de millions d’hommes, les dirigeants français du moment refusent d’envisager autre chose que de renouer avec le passé d’avant 1939 : l’Indochine le démontre chaque jour, tandis qu’au Maghreb, en Algérie surtout, rien ne semble bouger avec les Naegelen, Léonard, le député René Mayer, le préfet, puis IGAME Papon qui utilisent tous les moyens pour maintenir l’immuable ordre colonial. Nouschi mène donc une vie multiple, de professeur au lycée d’Aumale de Constantine, de citoyen/militant et de chercheur aux archives départementales de Constantine. Mais il a une chance immense : il a toute liberté pour travailler dans le dépôt géré par Berthier. Il découvre donc les liasses et les dossiers encore couverts de la poussière accumulée par le temps. Grâce au conservateur et à ses collaborateurs, il peut, en toute liberté, se déplacer dans les archives et en utiliser les ressources, il peut y rester après la fermeture des bureaux78. Ce sont là des conditions et une liberté de travail rares. Le vrai problème 77. N’y aurait-il pas eu, en arrière-plan, un différend entre Labrousse et Julien, le directeur de thèse d’A. Nouschi ? 78. J’ai ultérieurement bénéficié des mêmes faveurs aux mêmes archives de Constantine ; et d’autres encore : à l’inverse de tels responsables algériens qui ont multiplié les obstacles, le président de la Chambre de commerce d’Alger, pour m’éviter les allers-retours hebdomadaires réguliers entre Constantine et Alger, m’a chaleureusement autorisé en novembre 1969 à emporter chez moi à Constantine dans ma 203 (la même voiture que celle de Nouschi trois lustres auparavant), bourrée à bloc – il ne restait plus qu’une place de libre, celle du chauffeur –, les 82 cartons d’archives qui concernaient le sujet que je traitais – l’Algérie et la guerre de 1914-1918 : j’ai donc pu dépouiller ces cartons dans ma petite chambre-bureau de la cité des fonctionnaires de la route d’Aïn el Bey.
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est qu’il ignore par quel bout prendre cette thèse. Quelle méthode ? Il bute d’emblée sur cette question. Comment définir le « niveau de vie » ? Par le revenu ? Sans doute, mais qu’y a-t-il derrière ce mot pour des paysans ? Où trouver des chiffres, et quels chiffres ? Or, personne n’a jamais rien écrit là-dessus qui puisse le guider. Il doit donc inventer une méthode de recherche. Il n’ose rien demander à Julien – cela, pense-t-il, ne lui servirait d’ailleurs pas à grand-chose. D’ailleurs aucun ouvrage n’existe pour l’histoire économique et sociale du monde colonial. Il faut donc avancer avec prudence. Heureusement, la revue Annales ESC apporte dans chaque numéro une foule d’informations sur les questions d’histoire économique et sociale pour la France d’Ancien Régime. Nouschi s’en inspire bien sûr. Mais où sont les documents statistiques pour l’Algérie rurale ? Pendant des jours, des semaines et même des mois, il a erré. Il ouvrait des dossiers d’archives, à partir des inventaires ou des répertoires du dépôt quand ils existaient. Il lisait tout ce qui concernait le monde rural algérien, notamment beaucoup d’ouvrages de droit, et il commençait à percevoir une esquisse de cette histoire qui n’avait jamais été écrite ; il fallait donc l’écrire depuis le début de la conquête, tout était à faire. En revanche, à Alger, Emerit, qui avait, on l’a dit, commencé de regarder l’histoire de l’Algérie avec d’autres yeux, lui confie, un jour, le microfilm d’une source qu’il avait déjà dépouillée en détail, le Tableau des Établissements Français, déjà signalé. Nouschi a donc manipulé des centaines de dossiers en tous genres, il a acquis une méthode sûre de recherche. Il a trouvé aussi les premières statistiques. Il pouvait avancer plus sûrement. Peu à peu, il met au point sa méthode de recherche – il découvre alors que la méthode est essentielle, qui permet de poser les bonnes questions. Il apprenait aussi le droit foncier de l’Algérie coloniale, la fiscalité, le contexte économique de la colonisation. Il commençait à y voir plus clair sur les genres de vie, et peut-être aussi le niveau de vie, en un mot sur l’histoire réelle de cette Algérie rurale dont on ne connaissait qu’une face, celle de la colonisation. Dès lors, tout va bien plus vite. Les questions, et surtout les réponses, arrivent régulièrement et éclairent la situation de l’Algérie où vit un Nouschi qui commence à mieux lire ce passé si prégnant. Bien sûr, tous les jours ne sont pas fastes. Certains soirs, après avoir manié plusieurs liasses, lu des pages et des pages qui ne lui apportent rien, il rentre chez lui découragé ; d’autres fois, c’est une mine d’informations, avec des pépites incroyables : il en sauterait presque de joie dans le dépôt. Il découvre alors l’ampleur de la dégradation de la vie des fellahs constantinois. Il perçoit aussi la minutie de la politique coloniale dont le seul but est d’enlever aux fellahs leurs terres – la spoliation commence dès le début de l’occupation du Constantinois, en 1837. En estil surpris ? Pas trop. En revanche, le surprend l’absence de scrupule des
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administrateurs français. Plus surprenant encore le sénatus-consulte d’avril 1863, qui crée la propriété à la française dans les tribus. Il voit bien en lisant le texte de près qu’il y détruit la solidarité des communautés rurales. Il a beau lire et relire, les faits sont là. Mais à qui en parler ? Il ne veut dévoiler à personne son projet de recherche. Il en parle parfois en famille, mais personne ne veut admettre ce qu’il avance, preuves à l’appui pourtant. Durant cette recherche, un incident se produit. Il trouve à Constantine, aux Hypothèques, le dossier sur le séquestre de 550 000 hectares de terres prononcé après l’insurrection de Mokrani-el Haddad de 1871. Le conservateur des archives des hypothèques l’autorise à le voir mais il lui faut une autorisation régulière pour être couvert, même si le dossier est consultable puisque le délai réglementaire de cinquante ans est dépassé depuis longtemps, alors même qu’il l’a déjà ouvert et consulté. Le conservateur envoie donc à Alger la demande. Pour régler au mieux cette affaire, Julien adresse, pour aider son thésard, une lettre de recommandation au préfet de Graeve, directeur de cabinet du gouverneur Léonard, un de ses anciens élèves. Il reçoit Nouschi en explosant sans le laisser parler : il interdit au thésard de consulter les archives : « Vous êtes fou ! vous voulez foutre le bordel en rappelant tout cela ? Nous sommes dans la merde. Votre dossier, c’est de la dynamite en ce moment. Vous n’aurez jamais accès à ces archives, je vous les interdis ! »
A. Nouschi s’en remit : il avait bien auparavant eu accès à ces archives à la conservation des hypothèques à Constantine – le conservateur, qui l’avait sans contrôle laissé les consulter, lui confirma, désolé, peu après l’algarade de de Graeve, que le Gouverneur général lui en interdisait l’accès et il lui demanda de ne pas citer de référence dans sa thèse quand il s’appuierait sur ces documents – Nouschi insérera dans son introduction une brève note pour le signaler. Il est maintenant clair pour lui que le pouvoir refuse toute histoire des réalités coloniales : cette histoire doit être sans tache. Raison de plus, vu le contexte, pour ne rien ébruiter sur l’avancement de ses recherches. À la Bourse du travail qu’il fréquente assidûment, il découvre un témoin de la vie constantinoise, syndicaliste d’avant 1914, le « père Richard » comme on l’appelle. Devant un verre, il parle d’abondance et raconte son passé. Nouschi apprend les réalités telles que ce dernier les a vécues : dans le sillage des Maximilien Régis et des Édouard Drumont de l’Affaire Dreyfus et du journal L’Antijuif, l’antisémitisme de l’autoproclamé « socialiste » Émile Morinaud, maire de Constantine de 1901 à 1934, et élu député à plusieurs reprises79, et plus largement son racisme foncier. Le père Richard confirme 79. Cf. Laurent Joly, « Antisémites et antisémitisme à la Chambre des députés sous la IIIe République », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 54-3, 2007, p. 63-90.
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ce qu’il avait trouvé dans les bulletins syndicaux conservés à la Bourse. Il consulte donc les archives des prudhommes, soigneusement conservées ; elles lui révèlent une vie ouvrière dont personne n’a jamais parlé. Il écrit donc à Marcel Emerit qui lui conseille de rédiger une étude et de la présenter au prochain congrès des Sociétés savantes d’Alger, au printemps 1954. Effectivement, à cette date, le congrès se tient à Alger. C’est devant un public choisi qu’A. Nouschi parle du monde du travail, des ouvriers à Constantine en 1900. C’était la première fois qu’il participait à ce genre de réunions ; il ignorait tout de leur rituel et il était impressionné par les noms de ces inconnus qui avaient et faisaient le savoir. Il n’arrivait pas à voir le lien entre les différentes communications, et il mesura alors l’ampleur de ses ignorances. Y avait-t-il le moindre lien entre la vie ouvrière à Constantine en 1900 et le contenu des autres communications faites au congrès ? Il se sent tout à fait étranger à tous ces gens. Il tente de se raccrocher à Emerit qui le présente à tels d’entre eux. Mais il se sent tout petit, une sorte d’insecte minuscule. Et puis, un matin arrive son tour de parler. La séance est présidée par le colonel Charles de Cossé-Brissac qui dirige les archives militaires de Vincennes ; son ton amène le rassure. La salle est moyennement pleine. Nouschi parle d’un monde ignoré de l’Algérie coloniale. On l’écoute avec attention et le président de séance le félicite… Il respire mieux. Au cours du pot offert dans les jardins du Palais d’Été, il croise différents universitaires ; parmi eux, un médiéviste vient vers lui et l’interroge. Après avoir entendu la réponse de Nouschi, ce savant ajoute : « Pour moi, après le VIIIe siècle, tout est histoire contemporaine ». Nouschi conclut que l’histoire qu’il a entrepris d’écrire doit être pour lui du « journalisme » – ce qu’il ne dément pas. Décidément, les universitaires français lui paraissent bien étranges. Mais Emerit le félicite pour être sorti de l’histoire traditionnelle80 – lui pensait en être déjà sorti avec son premier article81 sur Constantine à la veille de la conquête. Le colloque terminé, il repart d’Alger pour Constantine, ses recherches et ses travaux. Ce congrès fut pour lui le dernier moment de calme. À partir de novembre 1954, l’Algérie entre dans un temps de fureur et d’horreurs au milieu desquelles le doctorant doit travailler et terminer sa thèse. Plus encore qu’auparavant, sa recherche doit être étrangère à son entourage, Algérie française notamment. Il se tiendra à cette position, avec une totale rigueur, sans piper mot, même s’il sait que la colonisation a fort maltraité les paysans algériens qui ont perdu des millions d’hectares de terres et de forêts. Et la vie à Alger devenait de moins en moins facile ; il fallait se méfier de tout et de tous, les 80. Marcel Emerit a publié un compte rendu élogieux de cinq pages de la thèse d’André Nouschi, justement dans la revue Annales ESC, n° 178, 1962, p. 1214-1219. 81. Les Cahiers de Tunisie, 11, 1957, p. 374-377.
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paras et d’autres soldats arpentaient les rues du matin au soir. On pouvait tuer à n’importe quel moment, des coups de feu pouvaient éclater sans qu’on sache d’où ils viennent. La ville était pleine de rumeurs, vraies ou fausses, le FLN agissait dans l’ombre et multipliait les attentats en ville ou hors des villes, les Européens s’en servaient pour justifier leur racisme et demander plus de répression. Inconscient, alors, André Nouschi ? Il ne peut le dire. Il ne voulait pas céder à la panique et au climat local. Il voulait, il devait, ditil, garder la tête froide, d’abord pour continuer sa recherche. Dans le train qui le ramène à Alger, après qu’il a fait passer le bac à Oran à la fin de l’année scolaire 1955-1956, il trouve Gabriel Camps, son puîné, oranais d’origine, et ancien camarade de fac – ce préhistorien, antiquisant et anthropologue berbérisant, détaché au CNRS pour finir sa thèse, lui confia qu’il était toujours armé… Rentré chez lui à Alger, il trouve une note lui annonçant que, lui aussi, a obtenu un détachement de trois ans au CNRS à compter de la rentrée 1956. Ce ne fut pas vraiment à contrecœur qu’il quitta le lycée Gautier pour aller travailler en continu aux archives du Gouvernement général. Y était en poste l’archiviste Émile Dermemghem82. Il mit du baume au cœur du thésard qui le rencontra régulièrement aux archives du Gouvernement général ; cet apôtre de syncrétisme interreligieux lui fit connaître Louis Massignon et Vincent Monteil, et il lui envoya Pierre Bourdieu qui faisait son service militaire comme stagiaire au cabinet du ministre résidant et Gouverneur général Robert Lacoste – il reçut Bourdieu au début avec une certaine méfiance, mais elle s’estompa rapidement. Ces échanges furent pour lui autant de lueurs dans l’atmosphère sombre de l’heure et ils furent riches d’enseignements mutuels, Nouschi ouvrant le jeune stagiaire au monde du Maghreb en échange des horizons sur la philosophie, la sociologie et l’anthropologie – Margaret Mead, Claude Lévi-Strauss… Tous deux étaient passionnés par la société de l’Algérie rurale, et une amitié durable les lia jusqu’à la disparition de Bourdieu en 2002. 82. Dermenghem avait été actif à la Société d’études des Hautes Alpes et il avait collaboré avec Louis Arthaud, alors archiviste aux archives départementales de Gap ; il fut l’érudit, féru des traditions, du folklore, des chants et danses du Briançonnais, fin analyste du Bacuber, la danse des épées du 16 août – alors jour de la Saint Roch – de Pont de Cervières, et il fut un passionné de l’Islam mystique et du culte des saints au Maghreb – il s’y adonna à fond, notamment à partir de sa nomination à Alger en 1942. Ce spécialiste de la poésie mystique a publié plusieurs livres qui furent à maintes reprises réédités, dont, Joseph de Maistre, mystique. Ses rapports avec le Martinisme. L’Illuminisme et la Franc-maçonnerie. L’influence des doctrines mystiques et occultes sur la pensée religieuse, Paris, La Connaissance, 1923, 339 p. ; Vie de Mahomet, Paris, Plon, 1929, VII-382 p. ; L’éloge du vin : poème mystique de cUmar ibn al Fârid, Paris, Véga, 1931, 269 p. ; La vie des saints musulmans, Alger, Baconnier, 1943, 318 p. ; Mahomet et la tradition islamique, Paris, Seuil, 1955, 192 p. ; Le culte des saints dans l’Islam maghrébin, Paris, Gallimard, 1957, 352 p. ; Le pays d’Abel : le Sahara des Ouled Naïl, des Larbaa et des Amour, Paris, Gallimard, 1960, 217 p.
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Mais, pendant les années 1950, la succession accélérée d’évènements tragiques a pesé volens nolens sur sa recherche. Il estime pourtant que l’avancement de sa thèse n’en a pas été perturbé : il ne voulait pas réduire la valeur du résultat de ses recherches. Il s’est efforcé, on l’a dit, de ne se fonder que sur des documents irréfutables et incontestables. Il a donc laissé une part importante de ceux-ci, qui dorment encore dans les cartons. Il n’a jamais, durant ces années, voulu faire le moindre rapprochement avec la situation dans laquelle il vivait et qui était trop souvent révoltante – mais on pourra sans grand risque peser chez lui le plausible poids de l’inconscient. Il insiste sur le fait qu’il a tenu, par réflexe de survie pour l’avancement de sa thèse, à dresser une cloison étanche entre le monde de sa recherche et l’Algérie de son temps : l’enjeu était trop important pour qu’il se laisse aller à la moindre déviation ; sa voie était fixée depuis le début de la recherche et il est convaincu, assure-t-il, de ne s’en être jamais détourné. À partir de 1958, il a décidé d’arrêter les recherches pour commencer à rédiger. Ce fut en mars 1959 qu’il soutint ses thèses, secondaire et principale, en Sorbonne, à l’amphithéâtre Liard, qui était bondé. Charles-André Julien, son formel directeur de thèse, s’en tint à quelques remarques de détail tirées du digest de sept pages qu’il avait demandé à Nouschi de lui rédiger au préalable en lui indiquant quelles pages il devait absolument lire. L’estime pour lui de l’impétrant en prit, sûrement encore, un rude coup, son comportement d’alors lui enleva toute illusion. Mais d’autres membres du jury, Dresch notamment, qui avaient lu la thèse, débattirent davantage avec lui en profondeur. Proclamé docteur d’État avec la mention très honorable à l’unanimité du jury, il fut félicité par son collègue historien Marc Ferro qui avait enseigné à Oran de 1948 à 1956, par les avocats Pierre et René Stibbe, et il eut un échange avec Germaine Tillion qui lui dit combien elle appréciait son travail. La soutenance lui valut quelque notoriété et l’invitation à plusieurs dîners-débats dont un, avec des catholiques du MRP ou proches du MRP, le marqua : il eut le sentiment, en parlant de l’histoire de l’Algérie telle qu’il la concevait à des gens ouverts comme Francisque Gay et JeanLouis Crémieux-Brilhac, de leur faire découvrir la lune et les persuadant que l’avenir proche de l’Algérie ne pouvait être que l’indépendance. C’est en 1961 que sa thèse est publiée, conjointement par l’université de Tunis et les PUF. Elle lui vaut des démonstrations d’amitié des Algériens qui avaient déjà apprécié L’Algérie passé et présent, et qui portent au pinacle son petit livre La naissance du nationalisme algérien, paru aux éditions de Minuit début 1962 – Le Monde en fait un compte rendu élogieux sous la plume de son rédacteur en chef adjoint Robert Gauthier : « Le schématisme des manuels scolaires ne permettait pas aux métropolitains de comprendre le
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sursaut du nationalisme algérien »83 – il avait fait la connaissance de Gauthier par l’entremise de Guy Sitbon. Très vite, a été demandé au jeune docteur d’intervenir dans différents débats organisés par divers courants politiques, MRP et autres. Il s’y rendit, et tous furent surpris par ce qu’il leur dit des réalités de l’Algérie coloniale. Effectivement, avec le recul du temps, il pense que ce livre aurait pu s’appeler L’envers du décor colonial ou plus simplement La terre et les paysans dans l’Algérie coloniale, ou mieux La vie quotidienne des paysans algériens de la conquête à 1920, ou plus simplement Le temps du mépris dans l’Algérie coloniale. Trois décennies plus tard, Bernard Tricot, ex-grand commis de l’État gaullien, en réponse à un courrier où Nouschi le questionnait sur l’intérêt porté par de Gaulle à la question du pétrole, lui écrirait dans une longue lettre que tels de ses écrits, notamment L’Algérie passé et présent, à laquelle il avait collaboré, avaient servi au FLN pour mettre les négociateurs français d’Évian en position délicate et rendre plus ardue l’élaboration de leur argumentaire. Se trompait-il de responsable ? Ou était-il d’une ignorance absolue – vraie ou feinte ? – se demande encore aujourd’hui Nouschi. Pour aider le lecteur à y voir clair, peut-on oser un examen des grands axes de sa thèse et signaler ses apports ? La thèse d’André Nouschi et ses apports Il ressort de la recherche d’A. Nouschi que, avant 1830, les Algériens n’avaient pas un niveau de vie si bas qu’il a été dit et ils ne se nourrissaient somme toute pas plus mal que bien des paysans européens, et le Constantinois était la région d’Algérie qui exportait des céréales. Nouschi démonte quelques idées reçues en prouvant que la rivalité foncière entre sédentaires et nomades est un mythe qui fut construit par les analystes coloniaux, et qu’habiter une tente ne signifie pas pour autant qu’on soit nomade ; et les nomades n’avaient guère plus de troupeaux que les sédentaires. Il étudie avec minutie la différence entre le régime des terres carsh (régime communautaire des terres de tribus ; en Oranie sâbq), le régime milk (propriété individuelle), les terres câzil – terres domaniales appartenant au beylik de Constantine, concédées à des tenanciers devant en échange servir le bey, notamment en étant mobilisés en cas de guerre. Il renseigne aussi sur la shuf ca, le droit de préemption par les proches parents, très voisin de la protimisis byzantine84; et aussi sur la liberté de transaction sur les terres plantées d’arbres fruitiers : c’est le travail sur une terre qui fait accéder à sa propriété. La thèse renseigne aussi sur la fiscalité 83. Le Monde, 24 février 1962. 84. Étudiée au début du XXe siècle par Georges Platon, Observations sur le droit de προτμησις [protimisis] en droit byzantin, Paris, A. Fontemoing, 1906, VIII-155 p.
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et sur le système de prévoyance dont les silos permettaient de mieux supporter mauvaises récoltes et disettes consécutives. Il y avait peu d’ouvriers agricoles, peu de métayers (khammâs), et le tenancier d’un câzil était de fait un usufruitier immuable peu différent d’un vrai propriétaire. Cette société rurale, vivant quasiment en autarcie, à des lieues du capitalisme foncier, A. Nouschi la tient pour avoir été somme toute assez équilibrée. Dans un contexte marqué fin XVIIIe-début XIXe siècle par une succession de mauvaises récoltes, de disettes, voire de famines comme celle de 1805, et d’épidémies, les réquisitions de blé par le beylik, voire les destructions de silos, la conquête coloniale instaure la spoliation progressive des terres, les prix montent en flèche sans que les paysans, hors circuit marchand, en bénéficient ; et les troupes françaises dévastent la campagne. D’où, avec des hauts et des bas, globalement une misère croissante et l’épuisement des réserves de blé. C’est surtout à partir de 1848 que commence à s’installer l’îlot capitaliste foncier dont la logique aggrave la dépossession des fellahs. C’est le régime du « cantonnement », qui toucha certaines régions davantage que d’autres, mais qui, globalement, et, paradoxalement, non sans pertes notables pour le fisc, intensifia la dilapidation de bonnes terres pratiquement données à des sociétés : ainsi un décret de 1853 permit à la Société genevoise d’empocher 20 000 hectares de terres dans la région de Sétif pour un franc l’hectare au moment où les « impôts arabes », hérités tels quels du beylik, montent en flèche. Et du Second Empire à la fin du XIXe siècle, la Compagnie algérienne prit possession, entre Guelma et Constantine, de pas moins de 80 000 hectares – elle en loua la majeure partie à des colons85. En 1863, le cantonnement de seize tribus, soit presque 60 000 humains, leur enleva 60 000 ha sur 342 000. Résultat : réduction des terres fertiles, et aussi, des terres de parcours pour troupeaux, labourées à l’excès. Le monde clos des campagnes constantinoises devient assez vite un monde ouvert où prévaut de plus en plus une économie monétaire, où les paysans doivent emprunter à des usuriers pour survivre, avec comme risque à la clef la saisie de leurs biens et leur déchéance. Durant la crise de 18561858, les taux du crédit montent jusqu’à 72 % quand, dans le même temps, le montant des impôts a quasiment doublé. Les colons, eux-mêmes souvent touchés par cette crise, aspirent à l’instauration généralisée de la propriété individuelle – c’est ce qui se produit décisivement à partir de la loi Warnier de 1873 qui vise à franciser la terre des paysans algériens en leur délivrant des titres de propriété. Les « bureaux arabes » militaires, créés en 1844, mais qui se développent surtout sous le Second Empire, et qu’Annie Rey85. Cf. aussi Hubert Bonin, Un outre-mer bancaire méditerranéen: histoire du Crédit foncier d’Algérie et de Tunisie, 1880-1997, Publications de la Société française d’histoire d’outre-mer, 2004, 369 p.
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Goldzeiguer a étudié dans sa thèse sur le « royaume arabe » de Napoléon III86, ont pu quelque peu tenter de freiner la colonisation ainsi que cela fut longtemps allégué par tels auteurs thuriféraires du régime militaire ; et il est vrai que les colons ont tout fait pour que les territoires militaires deviennent des territoires civils. Mais A. Nouschi montre aussi que les Bureaux arabes ont, pour favoriser les céréales nourricières, tenté de dissuader les paysans algériens de planter des arbres fruitiers ; ce faisant, ils favorisèrent le transfert de ces terres à la colonisation. Le sénatusconsulte de 1863 relatif à la constitution de la propriété en Algérie, au prix d’une restriction des terres carsh, a de fait voulu préserver la propriété communautaire des tribus, mais non sans favoriser l’extension de la propriété individuelle. Cela jusqu’à la grande crise de 1866-1868 où se conjuguèrent tremblement de terre, sécheresse, sauterelles, épidémies de choléra et épizooties pour aboutir à la plus tragique famine du XIXe siècle : la population du Constantinois diminua de 20 % de 1866 à 1869, soit d’environ 250 000 habitants. Celle de l’Algérie, qui devait se situer autour des 3 millions d’habitants en 1830, chuta pendant les deux décennies de la conquête, avant de remonter, suite aux bonnes récoltes des années 1850, à 2,7 millions en 1861 puis de tomber à 2,1 millions en 187187. À la veille de cette crise, il y avait dans le Constantinois 21 428 colons sur 206 000 ha, soit 9,7 ha par colon et 1 234 941 Algériens sur 5 681 000 ha, soit 4,6 ha par Algérien. Pour les troupeaux, la différence de proportion était du même ordre. En 1865, les 9/10 des arbres fruitiers appartenaient déjà aux colons, et un lustre plus tard la fortune du colon était en moyenne dix fois supérieure à celle du paysan algérien. Suite à la révolte de Mokrani-El Haddad de 1871, furent imposés dans les tribus ayant participé à la révolte des séquestres de terres et des amendes de plus de 20 millions de francs au total. Fut alors procédé à des ventes de terres à vil prix par les paysans algériens pour leur permettre de payer les amendes, soit jusqu’à plus de dix fois le montant de leurs revenus annuels – de trois à quatre fois plus que ce que dut verser la France à la Prusse selon les clauses du traité de Francfort de mai 1871. L’État français ne confisqua pas moins de 528 242 ha, d’une valeur alors estimée à 9 573 000 francs, pas loin de dix millions. Compte tenu du rachat du séquestre, la contribution totale des Algériens du 86. Annie Rey-Goldzeiguer, Le Royaume arabe: la politique algérienne de Napoléon III, 1861-1870, Alger, SNED, 1977, 814 p. 87. Cf. notamment Jacques Frémeaux, La France et l’Algérie en guerre : 1830-1870, 19541962, Paris, Commission française d’histoire militaire, et Institut de stratégie comparée, Economica, 2002, 365 p. ; et aussi Kamel Kateb, Européens, « indigènes » et juifs en Algérie de 1830 à 1962 : représentations et réalités des populations, INED, 2001, XXVI-386 p., préf. de Benjamin Stora.
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Constantinois fut d’après Nouschi de 42 500 000 francs. Au total, les Algériens du Constantinois perdirent près de 700 000 ha, sans compter les ventes de bétail pour aider à payer les amendes – le cheptel diminua environ de 15 % –, l’incapacité de plus en plus grande à exploiter les forêts ; et l’augmentation, toujours recommencée, des « impôts arabes » : à la fin du XIXe siècle, les paysans algériens payaient trois fois plus d’impôts que les colons – ces charges qui les plombaient servirent de fait à financer la colonisation qui les ruinait… Le Constantinois, qui produisait surtout des céréales et du bétail, et peu de vin, fut plus touché par les aléas économiques que les autres régions d’Algérie. Les crises y furent encore fréquentes, accompagnées de famines, dans les deux dernières décennies du XIXe siècle et jusqu’à la guerre de 1914-1918. Pour protester contre la conscription qui avait été imposée par décret en 1912, fut lancée la grande révolte de l’Aurès-Belezma. La répression dura plusieurs mois en 1916-1917 sous les ordres du général Deshayes de Bonneval. Outre les troupes locales, furent prélevées sur le front pas moins de deux divisions pour venir à bout de l’insurrection. Partout, depuis des décennies, se voyant refuser les prêts qu’ils demandaient aux caisses d’escompte, les fellahs recouraient en continu aux usuriers qui prêtaient au moins à 40/50 %, voire à des taux bien plus élevés. D’où les ventes de terres, l’accaparement croissant des terres par les colons et la misère sans retour au bout du chemin, même si les SIP, sociétés indigènes de prévoyance, instituées en 1893, purent atténuer quelque peu leurs épreuves – là encore la guerre de 1914-1918 modifia un temps le tableau : la mobilisation des colons fit se retrouver leurs femmes seules à la tête des exploitations, si bien que le solde des transactions foncières évolua pour la première fois en faveur des Algériens – le renversement serait définitivement acquis à partir de la crise des années 1930 ; mais, on s’en doutera, plus en faveur des propriétaires algériens nantis que des plus pauvres des fellahs. Que dire en épilogue, un demi-siècle après la première édition – la seule jusqu’à celle qu’offrent aujourd’hui au lecteur les éditions Bouchène – de la thèse d’André Nouschi ? Lui pense, non sans quelque raison, que sa recherche a modifié du tout au tout la vision courante de la colonisation en Algérie. Elle permet de découvrir ce qui avait été occulté par les parlementaires, les responsables et les universitaires français. Comme si, subitement et au grand jour, surgit un personnage peu ou mal connu, voire inconnu : le paysan, le fellah qui représente la majorité écrasante de l’Algérie. Nouschi avait réussi son pari de 1950 : écrire l’histoire de l’économie et des fellahs sur une longue période à travers les multiples vicissitudes de l’histoire coloniale. C’était de fait une innovation majeure dans l’histoire de la colonisation en Algérie. L’a-t-on connu en dehors de la Sorbonne, ce
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nouveau regard ? Assurément, du moins dans les cercles de militance et de réflexion, et, il faut l’espérer, par ricochet, dans un public plus large. Certes, ce livre que j’ai lu il y a longtemps, et dans lequel je me suis replongé au printemps 2012, comporte une accumulation factuelle, riche des informations trouvées dans la documentation des tonnes d’archives qui ont été consultées. Le lecteur y trouve aussi des calculs fouillés, des torrents de statistiques écoulés au long de paragraphes parfois répétitifs, lesquels lui montrent à l’évidence le scrupule qu’a eu son auteur à surtout ne rien oublier, mais qui peuvent le lasser et l’obliger de temps à autre à revenir en arrière pour être sûr de bien tout comprendre. On aurait aimé de temps à autre plus de synthèses récapitulatives. A. Nouschi lui-même s’est reproché le foisonnement excessif des données statistiques, mais il s’est résolu à le laisser tel quel pour la présente édition de son Enquête sur le niveau de vie des paysans constantinoise de la conquête jusqu’en 1919 : pour lui les chiffres avaient une valeur démonstrative dans le débat délicat des années 1940/50 qui défiait les annalistes arrimés à l’histoire coloniale traditionnelle ; et il juge qu’aujourd’hui il est des clercs étiquetés historiens qui manipulent les chiffres pour revenir plus ou moins ouvertement à la vulgate de l’histoire coloniale. Il reste que cette thèse est ardemment problématisée – parfois trop systématiquement pour tels recenseurs critiques –, dans la lignée de l’école des Annales. Rappelons que Lucien Febvre et Marc Bloch furent les maîtres fondateurs, en 1929, de la revue Annales d’histoire économique et sociale88 ; et que cette École des Annales fut illustrée par Fernand Braudel, Pierre Goubert, Ernest Labrousse et Pierre Vilar – ces deux derniers furent les maître du grand historien algérien ottomaniste Lemnouar Merouche89, formé à la Zaytûna à Tunis, puis au Caire à l’université égyptienne de Gizeh, avec Mohammed Anis, l’historien de l’Égypte ottomane –, sans compter Robert Mandrou, Roger Chartier, Pierre Gourou, Georges Duby… Pour sûr, André Nouschi ne dépare pas à côté de ces noms. Indéniable est son constat de l’appauvrissement des paysans constantinois. Il fallait le faire dans les années cinquante du XXe siècle : soutenue en 1959, publiée en 1961, la thèse d’A. Nouschi, vu le contexte d’alors, pointait comme une épine à contrecourant du politiquement correct colonial de tels universitaires patentés ; et aussi de la littérature pour grand public qui commençait à faire de l’histoire contemporaine de l’Algérie, et plus précisément de la guerre d’indépendance 88. La revue a depuis changé cinq fois de titre. De 1946 à 1993 elle s’appela Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, puis, depuis, Annales. Histoire, Sciences sociales ; elle est éditée par l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS). 89. Lemnouar Merouche, Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, t. 1 : Monnaie, prix et revenus, 1520-1830, Saint-Denis, Bouchène, 2002, 314 p., et Recherches sur l’Algérie à l’époque ottomane, t. 2 : La course, mythes et réalités, 2007, 353 p.
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algérienne, un thème ressassé, du meilleur jusqu’au pire, via des analyses honnêtes, sérieuses et problématisées, d’historiens crédibles, voire d’acteurs devenus des historiens vrais, et a contrario la banalité et les stéréotypes de tels libelles médiatiques à succès. Ce qui reste à faire: recherche historique, combat pour l’histoire A. Nouschi estime que l’histoire de la colonisation mérite encore nombre de recherches nouvelles pour mieux expliquer au fond l’oppression, les inégalités et la discrimination en ce qu’elles furent structurelles ; de même étudier sans a priori et sans stéréotypes le rôle des agents « indigènes » de l’ordre colonial, ainsi que la place des humains à la culture plus ou moins métisse – Algériens, mais aussi Français d’Algérie, Juifs et autres métis… Je pense que l’historien ne peut ignorer aujourd’hui ce que, par exemple, Kamel Kateb, Youssef Courbage, Emmanuel Todd et quelques autres ont entrepris pour la démographie, d’autres pour la psychanalyse comme Alice Cherki, pour l’économie comme Ahmed Henni, le droit comme Ahmed Mahiou, l’islam politique et l’islamologie comme Ali Merad et Tahar Gaïd, la géographie comme Marc Côte, l’étude des migrations comme Benjamin Stora et Gérard Noiriel, et de bien d’autres champs encore…, bref des recherches qui éclairent grandement et d’une lueur renouvelée, la connaissance de l’histoire de l’Algérie, de son environnement méditerranéen, de ses attaches islamo-arabes : le nombre de publications sur l’Algérie a connu ce demi-siècle passé une progression exponentielle. Pour A. Nouschi, il faut encore approfondir l’histoire à partir des archives françaises : celles des terres, de la fiscalité, de la justice, qu’il tient peu explorées voire inconnues. Ageron l’a tenté, mais, d’après son collègue qui fut son condisciple, il aurait mal maîtrisé, sauf sur certains points, sa documentation. Et, quelles que soient les qualités et la valeur de son œuvre qu’il lui reconnaît, il le tient pour un historien qui a vu l’histoire de l’Algérie comme un chercheur exigeant, mais voyant les choses de l’extérieur, du côté français alors que lui se voit comme un historien de l’Algérie, pensant et voyant les choses de l’intérieur, à partir du terroir et de la société algériens. Il s’est efforcé de diriger à l’université de Nice des thèses et mémoires d’étudiants français, algériens, et autres pour tenter de combler les lacunes. Il est toujours actif dans les recensions et articles dans des revues auxquelles il collabore comme la revue Awal, Cahier d’Études berbères, fondée en 1985 à Paris par Mouloud Mammeri et Tassadit Yacine, avec le soutien de Pierre Bourdieu, ou la Mediterranean Historical Review de l’université de Tel-Aviv. Même s’il a touché à de nombreuses questions au cours de sa vie de chercheur, il n’a pas été si dispersé que pourrait le laisser penser sa bibliographie, il a en définitive suivi depuis les années 1950 un axe algérien.
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En considérant aujourd’hui avec recul sa thèse et à ses travaux sur la pétrole, il estime qu’il a apporté nombre d’informations et de réflexions sur l’histoire des rapports entre le capitalisme et les économies traditionnelles bouleversées par l’implantation en Algérie d’un îlot capitaliste, avec d’un côté un volet rural/foncier, de l’autre, les hydrocarbures – il y voit la trame d’une histoire des sociétés et des pouvoirs du monde arabe. Mais il reste des terrains à défricher : par exemple, dit-il, « il nous manque encore une bonne histoire des mondes ruraux du Maghreb entre la fin du XVIIIe siècle et l’époque contemporaine »90. Mais il ne craint pas à l’occasion de s’exprimer de manière combative. Il a vertement remis à leur place les productions de tels historiens idéologues qui persévèrent dans la lignée d’une histoire coloniale à contretemps, laquelle a aussi été remise en selle médiatiquement par exemple par le luxueux album, paru fin 2009, La Guerre d’Algérie91, de l’ex-directeur de Minute et conseiller de Sarkozy, Patrick Buisson, qui est un hymne anachronique à l’œuvre civilisatrice de la France coloniale et aux faits et gestes glorieux des paras de la guerre de 1954-1962. Il a critiqué, aussi, des historiens qu’il juge marqués par la tentation colonial-révisionniste comme le regretté Jacques Marseille ou Daniel Lefeuvre92. Il a aussi, plus d’une fois, pu sans aménité exagérée croiser le fer avec d’autres historiens quand il ne partageait pas leur itinéraire, leur démarche ou leurs idées. Ainsi l’article qu’il a décoché sur deux historiens pourtant bien différents, Guy Pervillé et Benjamin Stora, dans la revue Relations Internationales sur le thème « Guerre d’Algérie »93, qui aurait d’après lui provoqué chez le rédacteur en chef de la revue des hauts le cœur : il se voyait tourner le dos à la morale de l’establishment normal de l’historiographie française et dire les choses comme il les ressentait, comme il me l’a dit, « comme elles sont. Habituellement, on ne dit rien ; là j’ai dit et j’ai dit mon opinion sans suivre le bon ton des media 90. Courriel d’André Nouschi à Gilbert Meynier du 25 avril 2012. 91. La Guerre d’Algérie, préf. de Michel Déon, Paris, Albin Michel, (av. un DVD vidéo), 2009, 271 p., et recension critique par Gilbert Meynier, « Esthétique exotico-coloniale et nostalgérie chez Patrick Buisson », L’Humanité.fr, 14 octobre 2010. 92. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français. Histoire d’un divorce, A. Michel, 1984, 461 p.; L’âge d’or de la France coloniale, A. Michel, 1986, 143 p. ; avec Henriette Walter (dir.), France et Algérie. Histoire d’une passion, Larousse, 2002, 319 p. ; avec Jean-Rémi Clausse, Pouvez-vous devenir ou rester Français ?, A. Michel et FranceLoisirs, 2010, 237 p. Daniel Lefeuvre, Chère Algérie : comptes et mécomptes de la tutelle coloniale, 1930-1962 ; préf. de Jacques Marseille, Saint-Denis, Société française d’histoire d’outre-mer, 1997, 397 p., rééd. Flammarion, 2005, 512 p. ; Pour en finir avec la repentance coloniale, Flammarion, 2006, 229 p. ; avec Olivier Dard (dir.), L’Europe face à son passé colonial, Riveneuve, 2009, 391 p. 93. « Notes de lecture sur la guerre d’Algérie », Relations internationales, été 2003, n° 114, p. 291-310. A. Nouschi y parlait aussi de la thèse d’Annie Rey-Goldzeiguer.
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qui encensaient Guy Pervillé ou Benjamin Stora ». Ceci dit, il n’est pas interdit de tenter de débattre et de critiquer sans polémiquer – Nouschi l’a aussi souvent fait. L’Algérie indépendante Quels liens a-t-il conservé avec l’Algérie, son pays d’origine, où il est né et a grandi, et auquel il a consacré une grande part de sa vie ? On l’a dit, il se sentait certes, d’un côté, algérien, mais les combats dans lesquels il s’était engagé depuis sa jeunesse et pendant la Seconde Guerre mondiale avaient été menés dans un cadre français, et pour lui permettre d’être un Français comme les autres. Ceci dit, il percevait que pour tout un arrière plan FLN absent aux négociations et dénonçant médiatiquement le fait de négocier avec les Français – l’état-major général de Boumediene et son armée des frontières, basée au Maroc et en Tunisie, qui allaient l’emporter militairement en Algérie dans l’été 1962 contre les maquisards de la wilâya 4 –, les Judéo-Franco-Algériens comme lui n’avaient pas pleine légitimité pour rester en Algérie ; et, à la différence de la Tunisie et du Maroc, ils craignaient d’y être voués à la relégation au rang subalterne des ahl al-dhimma94. On a dit son émoi devant l’incantation islamo-arabe de Ben Bella à son arrivée à Carthage en avion ; et il put être offusqué par l’idéologisation islamique ouvertement déclarée de la lutte nationale algérienne au lendemain de l’indépendance – au vrai, on rappellera que le junndiyy (combattant, soldat) de l’ALN était officiellement dénommé mujâhid – littéralement le combattant du combat sacré95. Les mémoires de cAbd al Hâfid Amokrân al Husnî, originaire d’une grande famille maraboutique des Beni Ourtilane – à la limite du Sétifois et de la Kabylie –, enseignant en arabe dans le sillage des c ulamâ’, qui fut nommé par le colonel Amirouche murshid (guide spirituel) de la wilâya 3, avant d’accéder dans l’Algérie indépendante à de hautes responsabilités au ministère des Moudjahidine, puis d’être nommé ministre des Affaires religieuses du gouvernement Redha Malek en 1993-1994, portent pour titre « mémoires d’un parcours de lutte et de guerre sainte »96. A. Nouschi est aussi critique sur telles tendances de l’histoire officielle algérienne qui tendent à survaloriser idéologiquement l’histoire longue de l’avant 1830 – il suffit de feuilleter des manuels d’histoire algériens pour 94. Non musulmans, protégés/infériorisés par le pouvoir musulman à qui ils doivent payer tribut pour prix de leur protection – la racine dhamma renvoie à la fois au blâme, au dénigrement (dhamm) et à la garantie/protection (dhimma). 95. Le ministère des anciens combattants de la guerre de libération s’appelle le « Ministère des Moudjahidine » (wizâra al-mujâhidîn). Le titulaire de ce ministère depuis 1999, Mohamed Chérif Abbas, n’est pas réputé pour être un homme exagérément ouvert d’esprit. 96. Mudhakkirât min masirat al-nidâl wa l-jihâd, Sharika dâr al-umma, Alger, 1997, 198 p.
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être édifié ; quoique un peu toilettés au début du XXIe siècle, ils demeurent un conservatoire de langue de bois identitaire unilatérale. C’est ce que le lecteur tire de la lecture de la récente thèse de Lydia Aït Saadi97 dont on attend la publication : le pouvoir en place fonde sa légitimité sur les sacrosaintes valeurs arabo-musulmanes, cadres d’une légitimité révolutionnaire (al-sharciyya al-thawriyya98) auquel est adressé en continu un péan qui exalte le jihâd et les shuhadâ’ (attestateurs/martyrs). Étant entendu que, dans l’esprit d’un Boumediene, la légitimité avait aussi à se fonder sur les résultats à attendre des réalisations entreprises sous sa direction fî as-sabîl al-thawrî al-salîm – dans la bonne voie révolutionnaire –, au centre de laquelle était l’industrialisation. Il faut dire que, historien et analyste du monde rural, Nouschi conseilla d’emblée aux Algériens de mettre le paquet sur la relance de l’économie rurale. Il ne fut guère suivi puisque l’Algérie indépendante privilégia dès les années 1960 « l’industrie industrialisante », selon les préceptes contre lesquels il s’inscrivit, de François Perroux, et surtout de Gérard Destanne de Bernis et de l’école de Grenoble : l’agriculture ne relevait-elle pas peu ou prou des fantasmes nostalgiques d’un Maghreb archaïque avec lequel le système Boumediene se devait de prendre des distances pour édifier son « socialisme spécifique » haut de gamme ? Sur ce point pourtant, des articles critiques de Révolution africaine pendant les deux ans (1963-1965) où Mohammed Harbi dirigea ce journal, allaient sensiblement dans le même sens que les vues de Nouschi. On sait ce qu’il est, in fine, paradoxalement advenu de cette industrialisation à marches forcées : un fiasco largement dégradé en système hydrocarburo-rentier, de nos jours encore bien peu productif. On a dit dans quelles conditions Nouschi a été invité pour la première fois en Algérie en 1971 à la faculté de droit d’Alger. Il a été invité aux universités de Constantine et d’Oran, mais jamais à la faculté de lettres d’Alger. Il dit ne pas vraiment comprendre pourquoi il a été aussi peu convié en Algérie ; mais ne s’en doute-t-il pas ? À cause de ses avis critiques sur l’histoire algérienne qui se faisait ? Parce qu’il était Juif ? Certes, cette tare a pu aggraver son cas. Mais, plus largement, à la période coloniale où la stigmatisation des Juifs et, plus amplement, le racisme et la coupure discriminatoire entre communautés étaient érigés en système, succéda l’Algérie indépendante. Et dans l’histoire, il est avéré que plus un système est muré dans ses 97. Lydia Aït Saadi, La nation algérienne à travers les manuels scolaires d’histoire algériens, thèse INALCO (dir. Benjamin Stora), 2010, 3 vol., 515 p. 98. Le terme de shar ciyya est de nos jours un terme sécularisé, sans connotations sacrées manifestes – le verbe shara ca signifie entreprendre, engager, établir (une règle, une loi) ; de la même racine, il y a shar c (règle, loi, droit, révélation divine) et sharî ca (règle, droit, légitimité islamique).
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blocages, plus il peut arriver en retour que ce soient les blocages du camp adverse qui finissent par triompher – dans les deux cas, n’y eut-il pas en récurrence un système allant à l’encontre d’un raisonnable permettant un vivre ensemble concerté ? C’était cette espérance que portaient, entre autres, outre Ferhat Abbas, Abbane Ramdane, M’hamed Yazid, Benyoussef Benkhedda… et tant d’autres, formés notamment au collège Duveyrier de Blida où leur professeur, l’arabisant éclairé originaire d’Aïn Defla (exDuperré) Mohammed Hadj Sadok, leur enseignait l’arabe avec une ardeur dénuée d’acrimonie – c’est lui qui présida en 1948 à l’organisation des « lycées franco-musulmans », les ex-médersas, qui ont formé des bilingues de qualité, de plus en plus difficiles à trouver dans l’Algérie d’aujourd’hui. À l’inverse, ce fut après l’indépendance un déluge de références à qiyamunâ (nos valeurs) à shakhsiyyatunâ al-carabiyya al-islâmiyya (notre personnalité arabo-musumane), de asâlatunâ (notre authenticité) dont les discours en arabe de Boumediene offrent un ample florilège. C’est ce que permet de saisir le titre du livre du militant et historien Mohammed Harbi, L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens99 : un croyant, au sens obscurantiste du terme, est voué à la soumission feutrée, quand un citoyen aspire à s’exprimer et à débattre… Non que Boumediene et tels de ses thuriféraires successeurs aient été insincères et calculateurs : en un sens ils avaient la foi et ils voyaient comme souillure tout ce qui s’en démarquait et pouvait l’entacher. Il est évident que, pour Mohammed Harbi, entre autres, qui a vécu cette période, le système Boumediene, au départ sous le paravent/fusible politique qu’était Ben Bella, ne tenait pas à ce qu’une minorité incluant des talents et compétences de gens cultivés reste en Algérie où elle aurait risqué de constituer une groupe critique d’opposition. Déjà, dans le contexte de la crise berbériste de 1949, la plate-forme démocratique diffusée au PPA/MTLD sous le titre de L’Algérie libre vivra100, qui réfléchissait pourtant de manière ouverte à la conception de la nation en Algérie, n’écartait pas que les Français d’Algérie puissent peu ou prou jouer le rôle de cinquième colonne potentielle dans l’Algérie indépendante. Et, après l’indépendance, même un journal comme Alger Républicain dirigé par Henri Alleg a été de facto clientélisé par le pouvoir à l’époque de Ben Bella – je garde le souvenir d’un politiquement correct, voire sur-correct, navrant lors des deux étés passés à Alger en 1963 et 1964 dans les chantiers culturels. En avril 1964, 99. L’Algérie et son destin. Croyants ou citoyens, L’Arcantère, 1992, 247 p.. C’est ce livre qui a été au premier plan de son habilitation à diriger des recherches sur le thème du « nationalisme populiste en Algérie », soutenue en 1991, sous la direction du regretté Jean-Marie Vincent, à l’université Paris VIII. 100. Elle était signée sous le pseudonyme d’Idir El-Watani par trois responsables étudiants, Mabrouk Belhocine, Yahia Henine et le futur dirigeant communiste Sadek Hadjeres.
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le journal accepta de devenir l’organe du FLN – le 20 avril, l’éditorial disait que c’était « un honneur, une responsabilité ». Mais il fut interdit à partir du coup d’État de Boumediene du 19 juin 1965. A. Nouschi a conservé des liens avec l’Algérie indépendante, mais aujourd’hui il ne se dit guère en phase avec Bouteflika, pas plus qu’il ne s’est senti, en général, à l’unisson du pouvoir algérien. Du reste, à partir des années 1990, il ne fut plus officiellement invité en Algérie – on a vu qu’il ne l’avait d’ailleurs été que tardivement et parcimonieusement durant les deux décennies précédentes. La dernière fois où il fut convié à un débat par un organisme algérien officiel, ce fut à Paris, en 1995, à l’occasion de la sortie de son Algérie amère au Centre culturel algérien de la rue Croix-Nivert – il est vrai que ce fut pendant les quatre années (1992-1996) où la direction de ce centre fut confiée, une fois n’est pas coutume, à un esprit ouvert, cultivé et entreprenant, le regretté El-Hachemi Bounedjar. La thèse de Nouschi avait pourtant été bien accueillie, on l’a dit, par l’historien national Ahmed Tewfik alMadanî. Nouschi, qui a eu pour élève au lycée d’Aumale de Constantine le diplomate d’envergure mondiale qu’est Mohammed Sahnoun – ambassadeur d’Algérie en France de 1979 à 1982 – l’a encouragé à élaborer des guides, répertoires et inventaires des archives de Constantine, dont mon ancien étudiant de Constantine Abdelkrim Badjadja a été le directeur avant d’être nommé en 1992 à la tête des archives nationales d’Algérie, jusqu’à sa mise à la retraite d’office en mars 2001 et son exil au Golfe101 – mais Nouschi note que le répertoire des « habous » (habûs) a été dressé par l’historien tunisien Abdeljelil Temimi, et que la seule étude de qualité sur Alger au XVIIIe siècle a été menée à bien par l’historien israélien Tal Shuval102. Rappelons que de petits maîtres obscurantistes ont longtemps sévi en Algérie, et qu’ils sont loin d’avoir cédé la place ; l’actuel dirigeant du FLN n’est autre que le Tiareti Abdelaziz Belkhadem : recruté par Boumediene, ce promoteur de l’obscurantiste code de la famille de 1984 fit décréter en 1990 lecture du Coran et prière avant les séances du Parlement algérien, et il reste de nos jours encore un conseiller primordial de la présidence Bouteflika. En 1987, l’historien officiel Belkacem Saadallah, à propos d’un colloque sur l’Étoile nord-africaine103 tenu à Paris, avait dénoncé dans le journal al-Shacb 101. Où il est depuis 2002 consultant en archivistique auprès du National Center for Documentation & Research d’Abou Dhabi. Il avait eu des ennuis lors des mouvements de novembre 1986 : il fut arrêté et un temps assigné à résidence au Sahara. 102. Il a soutenu sa thèse, sous la direction d’André Raymond, à Aix-en-Provence en 1994, La ville d’Alger vers la fin du XVIII e siècle : population et cadre urbain, Paris, CNRS Éditions, 1998, 282 p. 103. Le premier parti nationaliste algérien, créé à Paris en 1926, et dont Messali Hadj fut la figure marquante.
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comme « juifs » les historiens d’origine constantinoise André Nouschi et Benjamin Stora, et comme « espion » l’historien algérien d’origine française Omar Carlier. Officiellement, règne en Algérie un automatisme qui impute volontiers les tares et les échecs sui generis aux responsabilités de la colonisation, et qui est prompt à en faire endosser la faute par l’étranger, volontiers accusé de se mêler des affaires algériennes, même quand ce n’est pas le cas : c’est une explication qui est le début et la fin de toutes choses, tant il est vrai qu’il est insupportable de se reconnaître comme étant impliqué dans des erreurs et des échecs. Sous Boumediene, étaient affichées sur les murs des villes des affichettes portant l’avertissement « Halte à l’immixtion étrangère » ! En un mot, la pensée ouverte fit d’emblée place à la langue de bois dur, le vrai dirigeant révolutionnaire à l’homme d’appareil, le capitaliste entreprenant au bureaucrate rentier, la libre recherche historique à l’histoire officielle héroïsante boursouflée. Ce fut toujours dans al-Shacb qu’exprima son verdict de pourfendeur sans appel au lendemain de l’enterrement de l’écrivain Kateb Yacine en 1989, le shaykh Mohammed al-Ghazâlî : c’était un imâm égyptien dûment formé à l’université islamique d’al-Azhar, recruté sous Chadli Bendjedid par l’Algérie de l’islamiquement correct, et qui fut alors omniprésent dans les médias algériens. En guise d’épitaphe, il asséna un anathème contre cette Algérie, terre d’islam, qui avait osé accueillir dans ses flancs la dépouille de ce kâfir (infidèle, incroyant), qui était peut-être bien pourtant son plus grand écrivain. Il reste que je ne partage pas totalement la manière de voir d’A. Nouschi sur l’arabisation – nous en avons discuté entre nous. Bien sûr que la place du français demeure importante en Algérie mais c’est une langue qui est de plus en plus mal dominée, ce qui handicape les Algériens auxquels tout un pan de leur histoire risque d’être pour cela mal perçu. La question première est pour moi l’arrière-fond obscurantiste qui a présidé à cette arabisation, je ne pense pas que ce soit en soi un problème de langue : tout indique, internet aidant, que les jeunes Algérien(ne)s sont avides des vents frais de l’extérieur, cela en quelque langue que ce soit – mais l’anglais progresse inexorablement. Épilogue A. Nouschi prit sa retraite en 1986, ce qui n’entrava pas vraiment ses activités de recherche et de publications d’ouvrages de réflexion et de synthèse : sans abandonner totalement l’Algérie – on a évoqué L’Algérie amère et Les Armes retournées –, il se lança dans l’histoire du pétrole dans les relations internationales104. Reléguer tout un temps à l’arrière-plan le 104. Pétrole et relations internationales de 1945 à nos jours, Paris, A. Colin, 1999, 269 p. et La France et le pétrole de 1924 à nos jours, Paris, Picard, 2001, 451 p.
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Maghreb et la politique algérienne de la France, j’avoue que c’est une orientation que je n’ai en son temps pas vraiment saisie. Je m’en suis expliqué avec lui : pour sa part, il s’est persuadé que, de la colonisation, on ne pouvait parler comme on l’avait fait jusque-là, qu’il fallait la regarder autrement. Pour lui, dans la politique arabe de la France, il y a au XXe siècle un volet primordial qui relève d’une sorte de capitalisme colonial dont l’enjeu principal finit par devenir le pétrole : il est le complément du vieil îlot capitaliste que les Français ont voulu arrimer en Algérie au siècle précédent, « et quel complément ! ». Il a apprécié que Bouvier, Girault et Thobie, dans leur ouvrage commun L’impérialisme à la française105 aient perçu eux aussi le lien subtil de l’un à l’autre. Et faut-il redire que sa conception de l’histoire, marquée par l’école des Annales, ne fut pas vraiment celle du maître qui avait dirigé sa thèse, C.-A. Julien. Lorsqu’il lui a donné sa contribution à ses mélanges106, Julien lui aurait asséné : « Parlez de politique plutôt que de démographie urbaine » — « Nous étions aux antipodes pour l’histoire »107. Et A. Nouschi dut être dissuadé de continuer sur la voie où il avait travaillé parce que, d’après lui, Julien l’élimina de sa succession à la Sorbonne pour lui faire préférer finalement Jean Ganiage, l’historien du protectorat français en Tunisie, qui avait soutenu sa thèse en 1957, deux ans avant lui108 – pourtant il dit avoir eu le soutien, relativement, de Pierre Renouvin, haute stature de l’histoire des relations internationales, et surtout du médiéviste Edouard Perroy, un disciple de Marc Bloch, du grand arabisant et islamologue Régis Blachère, et naturellement de Jean Dresch. Et A. Nouschi encaissa mal que Julien ait demandé à Ageron d’écrire, à la suite de son premier volume, le 2e tome de son Histoire de l’Algérie contemporaine109. Et, lorsqu’il lut l’intégralité de la monumentale thèse d’Ageron110, il jugea que son collègue faisait surtout l’histoire des « occasions manquées » de la politique de la France en Algérie – c’était en effet un des thèmes qui lui étaient chers, alors que je lui représentai pour mon compte, lors de la soutenance de ma propre thèse, 105. Jean Bouvier, René Girault, Jacques Thobie, L’impérialisme à la française, 1 : Jacques Thobie, La France coloniale 1860-1914, Mégrelis, 1982, 326 p. ; 2 : Jean Bouvier, René Girault, L’impérialisme à la française (1914-1960), La Découverte, 1986, 294 p. 106. Études maghrébines: mélanges Charles-André Julien, Paris, PUF, 1964, XX-286 p. 107. Courriel d’A. Nouschi du 25 avril 2012, cit. supra. 108. Elle fut publiée en 1959, Les origines du Protectorat français : Tunisie (1861-1881), PUF, 1959, 776 p. 109. Histoire de l’Algérie contemporaine, t. 2, De l’insurrection de 1871 au déclenchement de la guerre de libération (1954), PUF, 1979. 110. Les Algériens musulmans et la France (1871-1919), PUF, 1968, 2 vol., X-1298 p. Le regretté Charles-Robert Ageron avait soutenu sa thèse en 1968, neuf ans après A. Nouschi qui était son aîné d’un an.
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dirigée par André Nouschi, à Nice en juin 1979, au jury de laquelle siégeait C.-R. Ageron, qu’il ne peut y avoir en histoire d’occasions manquées s’il n’y a pas d’occasions tentées. Et de fait, Ageron, historien érudit et positiviste rigoureux, inattaquable sur les faits qu’il mettait au jour et soupesait, inattaquable sur la politique coloniale de la France, n’était guère engagé dans des problématiques qui mettaient les Algériens au centre de leur histoire. Il reste que, pour moi, il me sembla qu’alors A. Nouschi aurait eu intérêt, pour lui comme pour ceux qui le lisaient, de poursuivre la recherche dans le domaine qui était au premier chef le sien pour approfondir ce qu’il avait livré dans sa thèse et aboutir à une synthèse d’envergure de son cru plutôt que se d’orienter vers d’autres domaines de recherche, fussent-ils in fine corrélés à l’histoire coloniale de la France. Non que ce qu’il ait écrit ait été sans intérêt. Il a bien tenté de s’engager dans une activité politique à Nice, mais je ne me sens guère autorisé à en parler car je la connais mal. Je sais simplement qu’il a adhéré au PSA de 1958 à 1960, puis au PSU de 1958 à 1970 ; enfin au parti socialiste auquel il adhéra dans l’espoir qu’il pourrait devenir la force incontournable d’un changement décisif, et où il est resté 35 ans, de 1970 à 2005, affidé au CERES – il le quitta parce qu’il était en désaccord avec la position du parti sur le référendum du 29 mai 2005 appelant à une Constitution pour l’Europe : il voulait bien, m’a-t-il dit, une Europe, mais une autre Europe que celle qui se profilait. Pour quelqu’un de ma génération, qui a vu son père, instituteur et militant de l’École Émancipée à Lyon, lire dans les années cinquante Le Libertaire, puis, avec la crise Fontenis et la scission du mouvement anarchiste au milieu des années 50, Le Monde libertaire, il y a eu, je l’avoue, chez moi longtemps une réticence face au passé communiste d’A. Nouschi – réticence bien infondée, je le sens aujourd’hui : je me rends maintenant compte que Nouschi, qui ne resta au PC que deux ans, n’était en rien un stalinien et pas même un marxiste inconditionnel ; et ce n’est qu’assez récemment – trop tard sans doute – que j’ai découvert que n’existait pas de contradiction entre l’intangibilité de convictions et cet art difficile du possible qu’est la politique, à cultiver pour avancer dans le sens que l’on tient pour juste. J’ai été en relations avec A. Nouschi, avec aussi Annie Rey-Goldzeiguer avec qui j’avais été chargé de diriger à la Sorbonne nouvelle une équipe dirigeant le DEA Maghreb, créé en 1990 à l’initiative de Maurice Garden, responsable de la recherche universitaire en sciences humaines et sociales au ministère de la Recherche et de l’Enseignement supérieur alors détenu par Lionel Jospin. Nous avons alors mis sur pied un Institut de documentation et d’études sur l’Histoire du Maghreb (IDEHM), qui a été actif quelques années durant, et auquel, au premier chef, A. Nouschi a été convié.
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Il est venu de Nice pour présider l’entreprise, épaulé notamment par Yvette Katan. J’ai fait aussi appel à mon ami Ahmed Koulakssis – j’avais naguère écrit avec lui une biographie politique de l’émir Khaled111. L’entreprise n’a pas été menée à son terme, entre autres en raison des élections de 1993 qui virent arriver au pouvoir le cabinet Balladur, qui fin à l’entreprise de ce DEA. L’IDEHM subsista, fut mis en sommeil, ce qui n’empêcha pas les fonds restés dans les caisses d’être utilisés jusqu’à récemment pour aider des entreprises de recherche, publications et traductions en français de thèses écrites en anglais, allemand ou italien… En guise d’épilogue, je tiens à dire que j’ai lu avec bonheur la vigoureuse condamnation de la politique israélienne dans la lettre qu’A. Nouschi a envoyée à l’ambassadeur d’Israël en France le 13 janvier 2009 : « Honte à vous ! Honte à Israël ! Vous creusez votre tombe sans vous en rendre compte. Car vous êtes condamné à vivre avec les Palestiniens et les États arabes. Si vous manquez de cette intelligence politique, alors vous êtes indigne de faire de la politique et vos dirigeants devraient prendre leur retraite. Un pays qui assassine Rabin, qui glorifie son assassin, est un pays sans morale et sans honneur. Que le ciel et que votre Dieu mette à mort Sharon l’assassin. Vous avez subi une défaite au Liban en 2006. Vous en subirez d’autres, j’espère, et vous allez envoyer à la mort de jeunes Israéliens parce que vous n’avez pas le courage de faire la paix. Comment les Juifs qui ont tant souffert peuvent-ils imiter leurs bourreaux hitlériens ? Pour moi, depuis 1975, la colonisation me rappelle de vieux souvenirs, ceux de l’hitlérisme. Je ne vois pas de différence entre vos dirigeants et ceux de l’Allemagne nazie. Personnellement, je vous combattrai de toutes mes forces comme je l’ai fait entre 1938 et 1945 jusqu’à ce que la justice des hommes détruise l’hitlérisme qui est au cœur de votre pays. Honte à Israël. J’espère que votre Dieu lancera contre ses dirigeants la vengeance qu’ils méritent. J’ai honte comme Juif, ancien combattant de la 2e guerre mondiale, pour vous. Que votre Dieu vous maudisse jusqu’à la fin des siècles ! J’espère que vous serez punis112. »
J’ai été de ceux qui ont signé, avec entre autres A. Nouschi, la pétition « Non à un hommage officiel à Bigeard »113. Est-il besoin de dire que j’ai aussi grandement apprécié la lettre ouverte d’« André Nouschi, Juif, Piednoir, Niçois depuis 1965, démocrate depuis toujours », adressée à Christian Estrosi après que ce dernier eut manifesté son hostilité au colloque organisé dans la ville de Garibaldi par la Ligue des Droits de l’Homme les 10 et 11 février ? Il lança, scandalisé, au député-maire UMP de Nice et président de la métropole Nice-Côte d’Azur : 111. Ahmed Koulakssis, Gilbert Meynier, L’Émir Khaled, premier zacîm ? Identité algérienne et colonialisme français, L’Harmattan, 1987, 379 p. 112. www.europalestine.com/spip.php?article3607. 113. Cf. entre autres L’Humanité, 28 novembre 2011.
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« Si vous avez le droit de parler LIBREMENT aujourd’hui, c’est grâce aux “bougnoules” et à de Gaulle qui ont libéré la France en 1944 après lui avoir rendu son honneur. Je vous laisse avec l’OAS, un ramassis d’assassins. »114
Parmi les connivences qui nous lient, A. Nouschi et moi, il y a que je le sais aux antipodes du vedettariat et de la médiatisation ; et que, quelque évidente que soit la charge – scientifique, historienne, émotionnelle – qui lie à Paris ceux/celles dont la carte d’identité porte qu’ils/elles sont français(es), et bien d’autres encore, il a échappé, volens nolens, à ce que le Lorrain et communiste originel Gérard Noiriel, en rupture de ban avec l’habitus stalinien du PC après son Vivre et lutter à Longwy115, a dénommé « la cage de Faraday parisienne »116. J’ai regretté après coup, suite aux horions que nous avons pu échanger à quelques malentendus apparus lors de notre équipée parisienne, de n’avoir pas ajouté A. Nouschi aux cinq historiens auxquels j’ai dédié mon Histoire intérieure du FLN 117. Dut alors l’emporter un ressentiment né d’un épisode de différends – bien forclos aujourd’hui. Cette omission n’avait rien à voir avec ce que je pensais au fond d’André Nouschi historien. Bien au-delà des piètres différends qui ont pu scander les péripéties d’un moment, je tiens que sa thèse procède, au fond, de son humanité d’humain du terroir algérien, d’observateur ouvert, sans préjugés, des réalités qu’il a vécues, pour le meilleur et pour le pire, dans ce pays où il a vécu presque en continu les quarante premières années de sa vie. Mais il a été happé aussi par l’histoire plus globale et il a fait les choix qui n’allaient pas dans le sens attendu par le pouvoir colonial – quels que fussent les maîtres de l’heure, persistaient à régner en système en Algérie coloniale discriminations et racisme. La thèse d’André Nouschi reste une œuvre incontournable sur l’histoire de l’Algérie coloniale ; elle propose une réflexion, elle incite à la réflexion selon des vues qui, malgré les inévitables évolutions épistémologiques, ne sont pas périmées et ne peuvent l’être. Elle doit être connue de tous ceux qui veulent connaître ce passé d’échanges, traumatique mais partagé d’une rive à l’autre de la Méditerranée, par les Algériens, par les Français, de France ou originaires d’Algérie, par les métis de l’identité, par les férus d’histoire, par les citoyens d’aujourd’hui de la vivante humanité. Gilbert Meynier 114. Le Patriote Côte d’Azur, 17 février 2012 et www.ldh-toulon.net/spip.php?article4873 115. Écrit avec le syndicaliste CGT Benaceur Azzaoui, Vivre et lutter à Longwy, Maspero, 1980, 262 p. 116. Gérard Noiriel, Le creuset français : histoire de l’immigration, XIXe-XXe siècle, Seuil, 1992, 437 p. 117. « Aux historiens Charles-Robert Ageron, Angelo Del Boca, Hartmut Elsenhans, Mohammed Harbi, Pierre Vidal-Naquet » (p. 7 de mon Histoire intérieure du FLN).
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PIÈCES ANNEXES Certificat de nationalité de Joseph André Nouschi, 24 décembre 1941 Justice de paix du canton Nord d’Alger CERTIFICAT DE NATIONALITÉ Nous Miston Alain, Juge de paix du Canton Nord d’Alger Vu le livret de famille établi par l’Officier de l’État-civil de la ville d’Alger portant mention [...] de la naissance de Nouschi Joseph André né à Constantine le 10 décembre 1922, Certifions que le sieur Nouschi Joseph André, étudiant, demeurant à Alger 8 rue Borely la Sapie, fils de Alfred Aisère né à Alger le 14 décembre 1887 et de Lucienne Juliette Feodorovna Sebaoun, elle-même née à Alger le 11 novembre 1902, possède la NATIONALITÉ FRANÇAISE par l’application de l’article 2 du Sénatusconsulte du 14 juillet 1865, de l’article premier, paragraphe premier de la loi du 10 août 1927 et qu’il est juif indigène algérien par application de la loi du 7 octobre 1940 et du paragraphe premier, article premier de la loi du 2 juin 1941. [...] Alger le 24 décembre 1941. — Circulaire Giraud du 30 janvier 1943 NOTE DE SERVICE TERRESTRE ET AÉRIENNE DE L’ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL EN AFRIQUE Commandement en chef des troupes terrestres et aériennes en Afrique ÉTAT-MAJOR GÉNÉRAL Direction du personnel Alger, le 30 janvier 1943 NOTE DE SERVICE N° 40 C GR/CAB Objet : utilisation des israélites dans l’armée Suite à note MGB/CAB du 30/12/42 1. Aux termes de la note citée en référence, les officiers, sous-officiers et hommes de troupe de réserve israélites sont normalement affectés dans des unités spéciales de pionniers. Cette mesure a paru nécessaire afin d’éviter que la situation d’ancien combattant ne puisse être acquise par l’ensemble de la population juive et pour ne pas engager l’avenir sur la question du statut qui sera donné après la guerre. Mais le rassemblement des intéressés dans des unités spéciales ne saurait en aucune façon être considéré comme une mesure vexatoire susceptible d’augmenter la tension existant sur le problème juif.
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En conséquence, les officiers de réserve employés à l’encadrement de ces unités ne doivent jamais se départir, en remplissant leurs fonctions, des sentiments de bienveillance et des égards qu’ils doivent à leurs subordonnés (art. 1er du règlement sur la discipline générale B.O.R.M. vol. 78), et ceux d’entre eux qui auraient participé dans le passé aux polémiques antisémites et qui par erreur auraient été désignés pour ces formations devront être remplacés sans délai dans leur commandement. 2. Les juifs français ou sujets français affectés aux formations de pionniers peuvent, sur leur demande, être autorisés à servir dans une unité combattante ne comprenant pas de musulmans (Note 58 EMGP/CAB précitée titre 2 par. d) et pourront, en outre, être admis sans restriction dans les formations coloniales où leur emploi n’a pas d’inconvénients. Il est rappelé que l’affectation des juifs dans les unités combattantes, dans le Corps Franc et dans le service de santé est prononcée sur décision individuelle des autorités mentionnées dans la note n° 582 (Titre I et d 8°). Les instructions différentes qui auraient pu être données antérieurement à la parution de cette décision devront être en conséquence aménagées. 3. Conformément aux dispositions de la note 212 MGP/CAB du 9/12/42 les anciens cadres de l’armée active juifs, ne peuvent en principe être réintégrés dans leur situation antérieure qu’à la double condition : a) d’avoir été blessé ou cité au cours d’opération de guerre, b) d’être noté favorablement par les autorités hiérarchiques. Cependant les anciens officiers et sous-officiers d’active israélites ne remplissant pas la première condition ci-dessus sont à rappeler avec leur classe d’âge au titre des réservés. Les intéressés auront la faculté de demander leur affectation dans une unité combattante afin d’acquérir éventuellement les titres de guerre leur permettant par la suite d’obtenir leur réintégration dans les cadres de l’armée active. Cette note a été effectivement communiquée à la presse le 17/2/43 sans l’exposé des motifs et a fait l’objet d’un communiqué des quotidiens du 24/2/43 sur le RÉAJUSTEMENT DES MESURES AUX RÈGLES DE JUSTICE QUI SONT LA BASE DES PRÉOCCUPATIONS DU Gal
GIRAUD. —
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L’idée de cette thèse remonte à une dizaine d’années. Les travaux de Marc Bloch (surtout ses Caractères originaux) et le spectacle de l’Algérie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale furent à l’origine de notre choix. Nous nous sommes limités au seul Constantinois pour un certain nombre de raisons : c’est d’abord la région qui groupe la moitié de la population algérienne ; ensuite, on y saisit mieux qu’ailleurs les rythmes de la vie rurale traditionnelle ; ajoutons que la province présente mieux qu’une autre les trois grandes zones de la topographie algérienne ; enfin, comme le département pèse lourdement sur l’économie algérienne, nos conclusions permettent d’éclairer l’histoire économique et sociale de l’Algérie contemporaine. Car l’étude du niveau de vie pose tout le problème des économies et des sociétés. Comment comprendre cette notion apparemment élémentaire sans lui donner tous ses sens ? Pouvons-nous imaginer une telle étude sans l’assortir de ses composantes : activités des populations, fiscalité, importance des tenures (puisque nous parlons de paysans), régime foncier, techniques culturales, etc. Mais les sociétés rurales, même les plus primitives, ne sont pas sans ouverture sur l’extérieur et possèdent des liaisons commerciales, de type simplifié certes, mais réelles. A fortiori, lorsqu’il s’agit de l’Algérie turque que la France, fortement intégrée aux circuits économiques internationaux, conquiert : l’organisme économique perd de sa simplicité originelle et les différents éléments de son économie antérieure subissent les contrecoups des fluctuations cycliques de la conjoncture internationale, sans compter les conséquences de la législation douanière transplantée d’un bord à l’autre de la Méditerranée. Alors, les signes extérieurs les plus visibles et caractéristiques de cette vie paysanne : habitation, habitat, santé publique, vêtements, instruction, enregistrent plus ou moins bien les variations de ce niveau de vie qui retrouve ainsi toutes les nuances de sa complexité. Or, la présence d’éléments étrangers au pays (les colons) accroît la difficulté de l’étude qui devrait comprendre, pour être exhaustive : 1° une histoire des fellahs ; 2° une histoire des colons ; 3° une histoire des rapports entre les uns
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et les autres. Jusqu’ici l’histoire de la colonisation constantinoise a été embryonnaire1 ; et celle des fellahs algériens (et pas seulement constantinois) n’a jamais tenté personne. Aussi, la question apparemment simple de leurs migrations, locales ou lointaines, saisonnières ou définitives, est loin d’être éclaircie2 ; seul un dépouillement minutieux des archives (communales, départementales ou algériennes), une statistique correctement établie et des cartes permettraient de démêler les raisons de ce phénomène capital pour certaines zones de l’Algérie. On comprend que toute étude d’histoire démographique demeure jusqu’ici approximative malgré de longues et patientes recherches. Cette lacune n’est pas le seul monopole de la démographie. En effet, dès que nous avons voulu pénétrer plus avant dans les questions du régime foncier, du crédit, des techniques culturales, nous nous sommes trouvés devant des terrœ incognitœ. Seules quelques brochures hâtives ou des études fragmentaires nous ont fourni de rares jalons. Armé d’une infinie patience, nous avons lentement progressé ; malgré le dépouillement de plusieurs centaines, voire de plusieurs milliers de dossiers, nous avons dû finir par admettre qu’il faudrait plusieurs dizaines d’années pour écrire une histoire convenable de l’Algérie contemporaine. Nous nous contentons donc de présenter une simple esquisse consacrée à la vie d’une région depuis le siècle dernier. *** Lorsque les troupes françaises débarquent en Algérie, elles arrivent dans un monde nouveau dont la situation économique et sociale offre un équilibre dynamique. Les fellahs constantinois disposent des ressources fournies par les céréales et les cultures maraîchères ou arbustives (Aurès, Kabylies) ; leurs techniques culturales sont primitives, mais elles garantissent la terre contre l’érosion et permettent aux sols de se régénérer ; le régime foncier enfin est bien adapté aux nécessités économiques et à la structure sociale. La tribu représente la cellule sociale dont dépendent tous les individus ; la solidarité entre ses membres assure en cas de mauvaise récolte la survie des plus pauvres ; en outre, l’isolement économique du beylik par rapport aux circuits commerciaux internationaux préserve les fellahs des fluctuations cycliques européennes. 1. Rappelons les DES d’E. Solal sur la colonisation autour de Philippeville, et de Mlle Magneville sur la Compagnie Genevoise autour de Sétif, soutenus à la Faculté des Lettres d’Alger. 2. Les études de Rager et Muracciole sont générales et n’intéressent que la période postérieure à la guerre de 1914-1918.
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En 1919, la situation du Constantinois est différente : les immigrants européens possèdent une importante partie des terres (la plus fertile) autrefois détenues par les fellahs ; ceux-ci ont transféré leurs territoires de culture vers le sud (régions des hautes plaines et régions subsahariennes) ou sur des terrains en pente ; la tribu n’existe plus et les individus sont isolés ; le régime foncier traditionnel a subi l’influence du droit français ; en un mot, la société rurale est bouleversée de fond en comble. Le fellah a donc subi une révolution économique, juridique, sociale mais non technique ; ce décalage, est, nous le verrons, à l’origine des problèmes de l’Algérie actuelle. Ce contraste d’un siècle à l’autre et l’extraordinaire compartimentage du pays constantinois nous ont imposé le choix d’un certain nombre d’éclairages. Ceux-ci portent sur les points suivants : 1° – LA TERRE envisagée sous les aspects suivants : – Régime foncier (sur le plan juridique et dans ses applications pratiques) ; – Mutations foncières entre arabes et européens ; – Évolution des techniques culturales et de l’équipement agricole. 2° – L’AGRICULTURE – L’évolution des cultures céréalières ; modification des types de cultures ; évolution de l’élevage (importance des troupeaux, localisation des parcours) ; – Variations des prix ; esquisse de l’étude des catastrophes climatiques et des crises. 3° – REVENUS – Évolution de la fiscalité (surtout les impôts directs) ; – Importance des mouvements commerciaux (moyens de transport, régime douanier, approvisionnement, circulation). 4° – SIGNES EXTÉRIEURS DE LA CONDITION SOCIALE – Habitation, habitat, vêtement. 5° – ÉVOLUTION DES CLASSES SOCIALES (Esquisse historique). Géographiquement, nous avons choisi les communes et communes-mixtes suivantes particulièrement représentatives de la diversité du département. I. — Zone littorale montagneuse – Akbou : Vallée de la Soummam, Kabylie. – Djidjelli : Plaine littorale et bordure montagneuse : Kabylie. – Taher, Chekfa, Strasbourg, Duquesne : Id. plus présence de noyaux importants de colonisation. – Collo : Id. plus présence d’importants massifs forestiers. – Jemmapes : Id. que Collo plus noyaux de colonisation.
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II. — Zone médiane des hautes plaines – Bibans, Bordj-Bou-Arréridj, Maadid : elles s’appuient sur les massifs kabyles au nord et sur les massifs subsahariens au sud : c’est la région de la Medjana (céréales et arboriculture). – CHÂTEAUDUN-DU-RUMMEL : échantillon typique des hautes plaines sétifiennes ou constantinoises (céréales). – OUED ZENATI et OUED CHERF : hautes plaines coupées de chaînons montagneux et traversées par la haute vallée de la Seybouse et de ses affluents (région arboricole, élevage, terres à blé). III. — Zone subsaharienne – MORSOTT, TÉBESSA : terres de parcours pour les troupeaux et la culture des céréales (hautes plaines substeppiques). – KHENCHELA : comprend une partie montagneuse (Aurès) et un piémont au nord débouchant sur les hautes plaines (céréales, arboriculture, élevage). Le choix de ces communes n’a cependant jamais exclu la référence à d’autres communes ou communes-mixtes ; de plus, il a toujours été corrigé par la vision globale de la province. Notre travail est l’aboutissement d’une recherche reposant sur une documentation provenant : 1° DES ARCHIVES ; 2° DES IMPRIMÉS ; 3° DE LA PRESSE ; 4° DES BROCHURES ET OUVRAGES contemporains des événements. Cette dernière catégorie fournit occasionnellement des renseignements précieux ; mais ceux-ci n’ont pas la valeur de ceux que livrent les journaux, les documents imprimés ou les archives. Jusqu’en 1850, le seul journal algérien intéressant est L’AKHBAR fondé en 1839 et paraissant à Alger ; de 1850 à 1860, La Seybouse, journal de Bône reflète la vie de tout le département3. Après 1860, L’Indépendant, d’abord voix de l’opposition jusqu’en 1870, ensuite organe des colons jusqu’en 1909 est de loin le journal le plus riche du département, car il a partout des correspondants attitrés ou occasionnels ; les journaux locaux ne présentent 3. Nous avons consulté L’Akhbar à la Bibliothèque Nationale d’Alger qui en possède la collection complète. La Seybouse se trouve à Paris à la Bibliothèque Nationale ; mais la collection est sérieusement mutilée, tout comme celle de L’Indépendant (1860-1909). Après 1885, les archives départementales de Constantine possèdent la collection entière reliée de L’Indépendant, et celles de feuilles locales non reliées : Le Courrier de Bône (1886-1906), La Démocratie algérienne (1886-1912), L’Impartial (1890-1926), L’Écho du Sahara (18881935), Le Progrès de Guelma (1886-1934), Le Petit Guelma (1887-1924), La Kabylie (1887-1918), L’Oued Sahel (1887-1930), Le Zeramna (1887-1929), Le Progrès de Sétif (1886-1935), L’Avenir (1896-1913).
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qu’un médiocre intérêt : ils reprennent L’Indépendant ou bien ne s’occupent que du fait divers. Après 1909, La Dépêche de Constantine succède à L’Indépendant. LES DOCUMENTS IMPRIMÉS : Délibérations du Conseil général de Constantine, Délibérations des assemblées algériennes (Délégations financières, Conseil de gouvernement, Conseil supérieur de gouvernement), des Chambres de commerce et d’agriculture, Exposé de la Situation, Tableau de la situation des établissements français (TEF), Statistique générale de l’Algérie, publiés une ou deux fois par an, sont une mine de renseignements pour la vie économique de la province. Sans doute ne faut-il pas accepter leurs chiffres sans contrôle ; mais grâce à divers recoupements, ils donnent aux questions leurs véritables dimensions ; nous les avons tous utilisés au maximum. L’essentiel de notre documentation repose cependant sur les ARCHIVES ; celles-ci se trouvent dans différents dépôts. – en France, – à Alger, – à Constantine. Dans la Métropole, les dépôts les plus utiles sont : ceux des Archives Nationales, du ministère de la Guerre à Vincennes, et du Val-de-Grâce ; leurs documents sont rarement postérieurs à 1880. La seule difficulté que nous ayions rencontrée tient à la Correspondance non inventoriée détenue par les Archives du Ministère de la Guerre. Nous l’avons sondée pour certaines années ; le résultat en est assez décevant, car les correspondants s’occupent surtout d’expéditions militaires ou d’administration ; ils mentionnent rarement les faits d’ordre économique et social. Aux Archives Nationales, la sous-série F 80 est indispensable à l’histoire algérienne. Au Val-de-Grâce, les cartons renferment des documents précieux sur les épidémies et la santé publique avant 1880. Par ailleurs, nous avons eu en mains les papiers DESVAUX conservés par la Bibliothèque du Musée de l’Armée (Hôtel des Invalides), les archives personnelles de Jules Ferry obligeamment communiquées par Mme A. Ferry à Saint-Dié et les Registres des P.V. de la Commission sénatoriale des XVIII présidée par J. Ferry en 18924. À Alger, les documents sont entreposés à la Bibliothèque du Gouvernement général ; leur consultation n’a posé dans l’ensemble aucun problème ; les seules difficultés tiennent : 4. La Bibliothèque de l’Arsenal ne nous a fourni aucun document utile ; de même, le dépôt de Marseille ne semble pas contenir de document précis concernant notre sujet ; le catalogue ne fournit en tout cas aucune indication capable de nous aiguiller vers une liasse quelconque.
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1° – À la série K et KK (Affaires arabes - Division de Constantine) non répertoriée ou inventoriée ; la série K comprend 500 liasses environ et la série KK 350 registres. Nous avons procédé à plusieurs sondages qui nous ont permis d’entrevoir l’immense richesse des documents ; nous nous sommes fiés le plus souvent aux suscriptions extérieures des liasses ; parfois, le contenu dépassait les promesses ; 2° – À la sous-série 17 X : Délibérations du Conseil de gouvernement. Cette sous-série comprend plusieurs centaines de registres lourds et difficiles à manier ; nous en avons consulté plusieurs par sondage ; mais cela a toujours été décevant : trop souvent le Conseil s’occupe de questions minimes (limites des propriétés, expropriation de telle ou telle parcelle) ou trop générales pour intéresser notre sujet ; 3° – Aux documents concernant l’insurrection de l’Aurès en 1916 ; nous n’avons pu consulter le gros rapport ronéotypé d’O. Depont5. À Constantine, nos documents sont presque tous postérieurs à 1880 ; nos consultations furent très difficiles, car sauf pour la série M 2 (CENTRES DE COLONISATION) aucun répertoire n’existe ; nous avons dépouillé d’innombrables paquets avant de trouver les pièces intéressantes. Ainsi, nous avons exploré TOUS les dossiers de la série M (COLONISATION, CORRESPONDANCE GÉNÉRALE) antérieurs à 1920 ; comme leurs suscriptions extérieures ne comprennent que les dates extrêmes, on ne sera pas surpris de trouver dans l’énoncé de la bibliographie archivistique deux liasses différentes affectées des mêmes mentions. La série B 1 (POLICE GÉNÉRALE) se trouve dans le même cas. Rien n’existe non plus pour la série N (PROPRIÉTÉ INDIGÈNE) indispensable à l’étude de la loi de 1873-1887 ; le classement des liasses ne semble présenter aucun ordre chronologique ou logique et décourage toute recherche. Par contre, dans la série H (AGRICULTURE, INDUSTRIE, COMMERCE) les liasses ont des suscriptions assez détaillées qui permettent de les différencier ; le dépouillement de tous ces dossiers est capital pour l’histoire rurale et économique du département depuis 1830. Nous ne quitterons pas le dépôt départemental de Constantine sans signaler que nous avons consulté utilement les séries intitulées BIENS COMMUNAUX, ADMINISTRATION COMMUNALE, ADMINISTRATION GÉNÉRALE, PROPRIÉTÉ NON BÂTIE, disposées logiquement ou chronologiquement sur les rayons, mais toujours sans classement, répertoire ou inventaire ; et enfin les différentes et précieuses monographies consacrées aux communes mixtes de 1878 à 1885. 5. Les documents juridiques concernant l’insurrection de 1871 ne peuvent être communiqués qu’avec l’autorisation du Parquet Général d’Alger.
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Par ailleurs, nous avons dépouillé à Constantine, les Archives du SÉNATUSau Service de la Topographie et de l’Organisation foncière ; le remarquable classement de ces précieux documents nous a permis de saisir dans sa stricte réalité le visage rural des douars constantinois et des tribus. Répétons après d’autres auteurs que ces dossiers sont ESSENTIELS à la connaissance de la sociologie, l’histoire, la géographie, l’économie, la vie juridique des fellahs algériens. Nous distinguerons comme les topographes le GRAND SÉNATUS de 1863 du PETIT SÉNATUS ou loi de 1887. Dans les deux cas, les renseignements sont de premier ordre. Enfin, nous avons pris connaissance à l’Enregistrement et aux Domaines de Constantine de certains dossiers concernant le séquestre de 1871; ceux-ci contiennent des pièces intéressantes, entre autres les billets souscrits par MOQRANI et une multitude de fellahs des hautes plaines ; mais le Gouvernement général nous a interdit de faire état de notre consultation. Nous regrettons évidemment cette interdiction ; comme nous regrettons l’impossibilité matérielle d’accéder aux archives de la BANQUE DE L’ALGÉRIE ou de la COMPAGNIE ALGÉRIENNE ; dans ces deux cas, les directions algéroises et constantinoises se sont retranchées derrière les directions centrales parisiennes qui ont toujours répondu à nos demandes par une courtoise fin de non recevoir. *** CONSULTE
Nous avons arrêté notre étude à 1919 pour différentes raisons : la fin de la guerre marque un changement dans le contexte économique de la vie rurale constantinoise ; en effet, l’inflation monétaire provoquée par la guerre amorce localement un ensemble de phénomènes nouveaux ; de plus, 1918 marque la disparition de la vieille et traditionnelle institution des impôts arabes ; en outre, les documents d’archives ne sont accessibles que jusqu’à 1918 ; enfin, l’Algérie liée à l’Europe et à la France subit le contrecoup des phénomènes économiques européens : la coupure de 1919 prend toute sa valeur pour l’histoire du fellah constantinois intégré dans un vaste contexte international. Notre travail s’intitule ENQUÊTE SUR LE NIVEAU DE VIE ... son titre aurait pu être aussi bien : RECHERCHES ET MATÉRIAUX POUR L’HISTOIRE RURALE ALGÉRIENNE ; cette remarque lui donne ses véritables dimensions. Avant de terminer, nous voulons remercier tous ceux qui nous ont apporté l’aide efficace de leurs critiques et de leurs conseils : nos maîtres, MM. Dresch, Julien et Emerit qui par leurs suggestions ont facilité la délimitation du sujet et son défrichement. MM. Dumont et Sauvy qui nous ont fourni quelques suggestions utiles sur les problèmes agraires et démographiques ; M. P. George dont les remarques sur les questions de géographie humaine ont remis bien des choses à leur vraie place.
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Sur le plan de la recherche, nous devons remercier MM. E. Dermenghem, archiviste au Gouvernement général à Alger, A. Berthier archiviste à Constantine, feu le Colonel Hassenforder, conservateur des Archives du Val-de-Grâce ; Mme A. Ferry qui nous a très aimablement permis de consulter les archives de la famille Ferry ; Mr G. Baumont, bibliothécaire de la ville de Saint-Dié et Mr Martin conservateur du foyer des Ferry ; Mr le directeur du Service de la Topographie et de l’organisation foncière à Constantine ; Mr le directeur de l’Enregistrement et des Domaines à Constantine ; MM. les bibliothécaires du Sénat et du Musée de l’Armée aux Invalides. Terminons en remerciant les organismes français et tunisiens sans l’aide desquels ce travail resterait manuscrit et nos amis qui ont bien voulu revoir et nous aider à corriger ce trop gros livre.
Bibliographie
DOCUMENTS D’ARCHIVES — 1° – France PARIS Archives Nationales. Ministère de la Guerre (Vincennes) Val-de-Grâce. Conseil de la République. Bibliothèque du Musée de l’Armée. SAINT-DIÉ Archives de la famille Ferry. 2° – Algérie Gouvernement Général de l’Algérie, devenu Ministère de l’Algérie, puis Délégation Générale de l’Algérie. 3° – Constantine Archives départementales (Préfecture). Archives du Sénatus-consulte (Direction du Service de l’Organisation Foncière et de la Topographie). Archives de l’Enregistrement et des Domaines. — ARCHIVES NATIONALES — Sous Série F 80 430 : Rapports trimestriels, inspecteurs de colonisation. 431 : Rapports trimestriels, préfets, 1849-1856. 432 : Rapports trimestriels, préfets, 1849-1856. 423 : Rapports périodiques, préfets, 1847-1857. 434 : Rapports périodiques, préfets, 1847-1857. 435 : Analyse correspondances préfets, 1848-1857. 436 : Analyse correspondance, préfets, 1848-1857. 445 : Tournées administratives, généraux, rapports. 457 : Inspection bureaux arabes, province de Constantine, 1851. 458 : Inspection bureaux arabes, provinces de Constantine, 1852-1854. 459 : Inspection bureaux arabes, province de Constantine, 1852-1854.
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BIBLIOGRAPHIE
492 : Inspection bureaux arabes, province de Constantine, 1849-1856. 506 : Inspection bureaux arabes, province de Constantine, 1849-1856. 510 : Bureaux arabes, résumés des rapports, 1847-1853. 521 : Bureaux arabes départementaux, Constantine, 1857-1858. 522 : Propriété indigène et propriété état, province de Constantine (sans date). 523 : Cantonnement des indigènes (sans date). 524 : Sénatus-consulte sur la Propriété arabe, généralités. 538 : Documents sur la Province de Constantine, tribus, états, cartes (sans date). 548 : Statistique des tribus, province de Constantine, 1848-1855. 549 : id. id. id. 550 : id. id. id. 551 : id. id. id. 552 : id. id. id. 553 : id. id. id. 554 : id. id. id. 555 : id. id. id. 701 : Population, 1843-1857. 702 : id. 703 : id. 704 : id. 705 : id. 706 : id. 712 : Décès, européens, français, indigènes (sans date). 720 : État civil, décès, Constantine, 1847. 725 : Statistique générale, 1831-1851. 726 : id. id. 727 : id. id. 730 : Agriculture, labour, semences, bêtes bovines, ovines, laines, etc. 750 : Sauterelles. 757 : Chambre de commerce. 758 : id. 1109 : Expropriations, affaires diverses, 1839-1857. 1171 : Colonisation, rapports des inspecteurs (sans date). 1172 : id. id. 1230 : Concessions, prorogations et déchéances, états statistiques, (sans date). 1411 : Renseignements statistiques, rapports des inspecteurs de colonisation (sans date). 1412 : Rapports trimestriels des trois provinces (sans date). 1413 : Colonies agricoles, rapports périodiques (sans date). 1589 : Sciences et arts, archéologie, histoire, etc. 1676/A : Renseignements sur quelques localités de la province de Constantine. 1671 : Mémoire Rémuzat sur Constantine et ses tribus. 1672 : Tribus de la province de Constantine, notes du capitaine Delcambre sur la province de Bône, rapport Valée sur l’administration et l’organisation de la province de Constantine.
BIBLIOGRAPHIE
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1673 : Itinéraire de la province de Constantine, tribus, gouvernement et mœurs des arabes. 1674 : Note Warnier sur la situation financière, agricole et politique de la province de Constantine, rapport Négrier sur la province, rapport Galbois sur le paiement de l’impôt dans la province de Constantine, notes diverses. 1675 : Note sur le gouvernement et l’administration de la province de Constantine, tableaux statistiques sur la province de Bône, cercle de Guelma. 1677 : Projet de sénatus-consulte. 1678 : Notices biographiques sur différentes familles indigènes, rapport Desvaux sur la province de Constantine, rapport préfet sur la province de Constantine. 1679 : Rapport politique Randon sur l’insurrection de 1864 ; rapport Mac Mahon ; Insurrection de 1864. 1681 : Sauterelles dans le Tell ; exécution du sénatus-consulte ; projet Le Hon et J. Favre. 1680 : Application du sénatus-consulte du 22 avril 1863, statistiques des tribus. 1682 : Insurrection de 1871, séquestre. 1864 : Poursuites contre les usuriers. 1688 : Troubles antisémites, situation du prolétariat juif. 1703 : Commission de l’Algérie (1869-1870), projets divers, correspondance. 1709 : Commission sénatoriale (1891-1892). 1713/F : Rapport préfet de Constantine sur l’émigration du territoire civil au territoire militaire, pétition des tribus. 1760 : Commerce et industrie, mémoire sur le commerce avant la conquête. 1762 : Commerce et industrie, usure, questions bancaires. 1785 : Forêts. 1786 : Forêts. 1789 : Agriculture et élevage. 1790 : Agriculture, événements calamiteux. 1791 : Colonisation, projets divers, rapports. 1805 : Propriété, régime foncier, cantonnement. 1807 : Propriété, sénatus-consulte du 22 avril 1863. 1809 : Propriété, sénatus-consulte du 22 avril 1863. 1810 : Séquestre à la suite de l’insurrection de 1871, loi du 26 juillet 1873. 1811 : Pétitions et réclamations relatives à la propriété indigène (1865-1904). 1822 : Régime financier, impôt. CARTES F 80* 2029 : Province de Constantine, dressée par le général Pelet, Paris, 1847. 2034/4 : Plans de centres de colonisation. 2034/B : Projet de colonisation dans le cercle de Guelma, 1850. 2035/B : Plan du lotissement de la basse vallée du Saf-saf, 23 mars 1851 (donne des détails intéressants sur le cantonnement dans la région indiquée). 2036 : Carte de la province de Constantine, 1854. Carte du pays du Babor pour servir aux opérations militaires du printemps 1853 ; carte des étapes de la
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BIBLIOGRAPHIE
province de Constantine, 1851 ; Carte des environs de Bône jusqu’à Philippeville et Guelma, Paris, 1851. Carte hypothétique du Sahel au nord de l’Ouennougha, levée par le capitaine Dargent, avril 1845. Kabylie levée par le capitaine de Valdan, 1845. Carte des Monts Aurès et du Sahel levée par le capitaine Fornier (avril 1845). Carte hypothétique du Sahel au nord de la Medjana, levée par Dargent, avril 1845. Carte des communes du Département de Constantine, 1869. Carte indiquant la prochaine extension du territoire civil (après le décret du 24 décembre 1870) (1871 ?) — ARCHIVES DU MINISTERE DE LA GUERRE (A.M.G.) — Série H., Algérie Cartons numéros : 226 : Organisation administrative et situation matérielle à l’époque de l’occupation turque ; Service financier de la province de Constantine. 227 : Notice sur l’organisation de la province de Constantine, sans nom d’auteur, 1839. 228 : Organisation et administration de la province de Constantine avant la prise de la ville ; État de la province de Constantine ; Note sur l’organisation de la province de Constantine, par Urbain (1840) ; Note sur l’Ouenougha dépendant de la Medjana. 229 : Rapport de Cerval sur les charges communes dans les tribus, 30 octobre 1857. 230 : Population en 1866 ; Épidémie de 1867-68 ; Propriété chez les arabes, de J. David (brochure) ; Agriculture en Algérie, par Bernis. 234 : Résumé de la correspondance de Constantine (1830-1836). 235 : État de la province de Constantine par de Neveu (1840) ; Papiers de Lacroix. 278 : Division de Constantine, Correspondance avec le ministre de la Guerre (18481851). 260 : Cahiers, Correspondance Baraguay d’Hilliers, 1842-43. 261 : Correspondance Randon, Subdivision Bône 1844-45. 279 : Division de Constantine, Correspondance avec le ministre de la Guerre (18511859). 280 : Division de Constantine : 1849-1865. 281 : Division de Constantine, Correspondance avec l’Intendant militaire, 18541864. D’autre part, nous avons effectué un sondage sur la correspondance non inventoriée pour certaines années intéressant notre sujet :
BIBLIOGRAPHIE
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100 : janvier-février 1845. 101 : mars 1845. 102 : avril 1845. 103 : mai 1845. 104 : juin 1845. 105 : juillet-août 1845. 106 : septembre 1845. 107 : octobre 1845. 108 : novembre 1845. 109 : décembre 1845. 110 : janvier 1846. 111 : février 1846. 112 : mars 1846. 113 : avril 1846. 114 : mai-juin 1846. 115 : juillet-août 1846. 116 : septembre-octobre 1846. 117 : novembre-décembre 1846. 118 : janvier-février 1847. 119 : mars-avril 1847. 120 : mai-juin 1847. 121 : juillet-août 1847. Cette correspondance malgré son ampleur est décevante pour le sujet qui nous intéresse ; car les rapports sont surtout militaires et intéressent les opérations ou l’administration des corps de troupes ; le hasard fournit au passage quelques traits notables mais c’est plus l’exception que la règle. — BIBLIOTHÈQUE DU MUSÉE DE L’ARMÉE (Hôtel des Invalides, Paris) — La Bibliothèque du Musée de l’Armée contient les papiers du général DESVAUX, dont la plus grande partie de la carrière s’est déroulée dans la province de Constantine, depuis les années 1840 jusqu’en 1865. Ces papiers sont contenus dans une quinzaine de volumes reliés, sous la rubrique, Papiers de Desvaux ; ils se présentent soit sous forme de cahiers, soit celle de carnets, de recueils de documents (rédigés en français ou en arabe), de cahiers enregistrant la correspondance. Quelques-uns de ces documents ont été publiés par les soins du commandant Martin, dans les Cahiers de la Sabretache, en 1908, 1909, 1910 ; mais cette publication ne donne qu’une idée de ce que Desvaux a écrit. Tout n’est évidemment pas d’égale valeur ; mais certains récits valent ceux de Saint-Arnaud ou de Pélissier, par la couleur ou la qualité dramatique. —
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ARCHIVES DU VAL-DE-GRACE (A.V. G.) — ALGERIE Nous avons consulté : CARTON 67 Liasses 9 : Statistiques de maladies, mouvement des malades. 10 : Inspections médicales, rapports généraux des Inspecteurs (1843-1858). CARTON 68 Liasses 3 : Memorandum on the hygienic conditions of Algeria, by John Sutherland, et traduction. 4 : Report on the causes of reduced mortality in the French army serving in Algeria (traduction Fernet) 1867-1868. 8 : Discours de Desjobert à la Chambre des Députés, 1847. 16 : Statistiques démographiques, 1848. 25 : Notes diverses sur le choléra, typhus, scorbut, peste. 27 : Notes de médecine arabe (Giscard, 1834, Arutin, 1842). 28 : La chirurgie chez les Arabes, par Bertherand, 1854. 31 : De la médecine chez les Arabes, une tournée dans le cercle de Batna (Cenac, 1865). 32 : Divers. 33 : Commission scientifique de l’Algérie. 38 : De la civilisation des indigènes de l’Algérie. 41 : Notes diverses de topographie et d’histoire (H. Larrey). CARTON 70 Liasses 10 : Mortalité de l’enfance en Algérie. 11 : Rapport sur les colonies agricoles. 11 bis : id. en 1849. 38 à 48 : Province de Constantine, rapports sur différents centres. CARTON 71 Liasses 29 : Aperçu médical de l’expédition de Constantine (1837). 30 Lettres diverses, 1836-1844. 33 Expédition de l’Aurès (1845-1846). CARTON 72 Liasses 13 : Constantine, Inspection de 1837 à 1857. 24 : Medjana, Inspection de 1847. CARTON 79, 79 bis, 79 ter Liasses 1 à 21 : Hôpital militaire de Bône. 22 à 27 : Topographie physique et médicale de Bône. 38 et 39 : Bône (suite) et Djidjelli. 40 : Documents Riboulet, 1830-1835; 32 cahiers d’observations sur le choléra et les fièvres intermittentes. CARTON 80 Liasses 3 : Sur la situation mobilière et immobilière, 1838. Liasses 5 : Les maladies à Constantine, par Deleaux, 1839. 11 : Rapport Vital, généralités (sans date).
BIBLIOGRAPHIE
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12 : Topographie médicale de Constantine, par C ... , chirurgien sous-aide (sans date). 17 : Hôpital militaire de Constantine, rapports d’inspection médicale, 18411847, 1851, 1857. 22 : Correspondance du médecin-chef, 1853-1856. CARTON 85 Liasse 7: Beni Mansour, étude médicale par N. Raynaud (1877) . CARTON 87 Liasses 1 : Bordj-Bou-Arréridj, topographie médicale, rapports (1862). 2 : Bordj Medjana, service médical, 1845. 8 : Bougie, Hôpital militaire, inspections médicales, 1841-1853. 9 : Bougie, hôpital militaire, rapports sur le service en général, 1834, 1838, 1841 à 1854, 1857 à 1862 10 : Bougie, hôpital militaire, rapports annuels, 1875-1881. 12 : Bougie, hôpital militaire, notes diverses. CARTON 89 Liasses 11 : Djidjelli, divers, fièvre, 1839. 13 : Djidjelli, inspections médicales, 1841-1847. 15 : Djidjelli, inspections médicales, 1875-1881. CARTON 91 Liasse 1 : Jemmapes, service médical, 1869-1870. CARTON 94 Liasses 1 à 4 : Philippeville, rapports divers, 1841-1857 ; 1841-1851 ; 1841-1850 ; 1851-1853 ; 1857 ; 1862 ; 1875-1881. CARTON 95 Liasses 1 à 6 : rapports divers, 1843-1857 ; 1859 ; 1869 ; 1862 ; 1863 ; 1874-1881. CARTON 98 Cahiers 1 à 8 : Correspondance du Docteur Paul, médecin-chef de l’armée d’Afrique : Cahier 1 : Notes médicales rédigées à l’hôpital militaire de Perpignan. 2 : Correspondance 1846 (1 fascicule) 3: id. 1847 (4 id. ) 4: id. 1848 (1 id. ) 5: id. 1849 (3 id. ) 6: id. 1850 (1 id. ) 7: id. 1851 (3 id. ) 8: id. 1852 (1 id. ) —
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BIBLIOGRAPHIE
ARCHIVES DU CONSEIL DE LA REPUBLIQUE — Deux registres de procès-verbaux, contenant les travaux de la Commission Sénatoriale des XVIII présidée par Jules Ferry, et chargée d’enquêter sur l’Algérie en 1892. Les procès-verbaux sont échelonnés du 16 mars 1891 au 23 décembre 1904 : ils doivent être édités par M. K. Vignes, et c’est sur ses indications que nous avons eu la bonne fortune de les consulter. — ARCHIVES PERSONNELLES DE J. Ferry à Saint-Dié (Vosges) — CARTON XXIX, Jules Ferry Sénateur. Dossier 1 : A) Rapport sur le gouvernement de l’Algérie. a) Manuscrit et carnet de notes (Rob. VII, 286). 2 : A) id. b) Documentation 1 : Algérie, très important. 2 : Renseignements divers. 3 : Documents destinés à la commission sénatoriale. 3 ; A) id. b) Documentation 4 : Enquête sur place. 5 : Étude sur la justice en Algérie. 6 : Rapports et notes sur le voyage de la délégation (15 avril-6 juin 1892). Nous devons remercier ici toutes les personnes qui nous ont permis de prendre connaissance de ces documents familiaux : en premier lieu Madame Abel Ferry, et Messieurs G. Baumont, bibliothécaire de la ville de Saint-Dié, et G. Martin, conservateur du foyer des Ferry, à Saint-Dié. — ARCHIVES DU GOUVERNEMENT GENERAL DE L’ALGERIE (A.G.G.) à ALGER — Série H 1 H 4 : Correspondance 1837-1847. 1H5: id. 1848. 1H6: id. 1845-1850. 1 H 10 : id. 1853. 1 H 14 : id. 1856-1857. 2 H 9 : Petite Kabylie, Saint-Arnaud, Cartes, renseignements historiques et géographiques, 1851. 2 H 58 : Insurrection de 1871, département de Constantine, 1870-1871. 2 H 62 : Insurrection de Constantine, situation politique, division de Constantine, 1870-1871.
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2 H 63 : Insurrection de 1871, situation politique, division de Constantine, correspondance 1871. 2 H 73 : Insurrection de 1871, rapports enquêtes, 1871-1875. 2 H 81 : 2 H 82 : Séquestre 1871-1878. 2 H 83 : 6 H 34 et 35 : Chefs indigènes, Mokrani et Bou Akkaz, 1841, 1866. 8 H 2 (1) : Organisation, délimitation, historique des tribus, subdivision de Constantine, 1838-1869. 8 H 2 (2) : Organisation, délimitation, historique des tribus, subdivision de Batna, 1849-1907. 8 H 2 (3) : Organisation, délimitation, historique des tribus, subdivision de Sétif, 1840-1880. 8 H 2 (4) : Organisation, délimitation, historique des tribus, subdivision de Bône (1844-1875). 8 H 10 : Impôts arabes, 1862-1870. 8 H 12 : Commission du cantonnement : minutes, 1861. 10 H 10 : Historique des tribus, cercle de Constantine, Collo, Djidjelli, annexes de Jemmapes, El Miliah. 10 H 11 : Historique des tribus, subdivision de Constantine, annexes de Mila, Fedj M’zala. 10 H 12 : Historique des tribus, subdivision de Constantine, cercle de Tébessa. 10 H 14 : Historique des tribus, subdivision de Bône, Cercle de Guelma. 10 H 20 : Historique des tribus, subdivision de Batna, cercle de Khenchela. 10 H 35 : Notices descriptives et statistiques, territoires militaires, division de Constantine, 1902-1905. 10 H 59 : Statistiques de la province de Constantine pour la population et les affaires musulmanes, 1857. 10 H 60 : Tableaux statistiques, fragments, 1853-1863. 10 H 61 : Statistiques et renseignements pour exposé de la situation, Constantine, 1880. 10 H 63 : État des douars où la loi du 26 juillet 1873 a été appliquée (1892). 11 H 22 : Situation politique, Constantine, 1860-1864. 11 H 23 : id. id. 1864-1865. 11 H 24 : id. id. 1866-1869. 11 H 25 : id. id. 1870. 11 H 26: id. id. janvier-juin 1872. 11 H 31 : id. id. 1875-1887. 11 H 37 : Rapports à l’empereur et aux ministres, 1861-1873. 11 H 38 : Instruction, éléments, correspondance, situation politique (1885-1888). 2 H 32 : 2 H 33 : Insurrection de l’Aurès (1879). 2 H 34 : 15 H 1 : Émigration, propagande en pays islamique.
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Série HH Nous avons dépouillé toute la série HH, soit quarante-neuf registres, mais nous n’avons retenu, pour notre étude, que les numéros suivants : HH 1 : Correspondance générale avec les arabes (1832-1836). HH 2 : Lettres écrites par les arabes (traduction) (1832-1835) : surtout celles émanant de la province de Constantine. HH 3 : Correspondances avec les arabes (à) M. le Comte d’Erlon, pair de France, gouverneur des possessions françaises du Nord de l’Afrique (1835-1837). HH 11 : Correspondance de 1848-1849 : nombreux documents sur la crise affectant le Constantinois à cette époque. HH 12 : Lettres à la division de Constantine, 1849-1850. HH 13 : Correspondance ministérielle, du 4 janvier au 20 août 1850. HH 21 : Bureau politique arabe, rapports au ministre de la Guerre (23 avril 184915 décembre 1851). HH 25 : Régistre des circulaires, 1er janvier 1855-29 novembre 1856 ; nombreux documents sur le cantonnement. HH 26 : Correspondance, province d’Alger, 28 décembre 1847-6 avril 1849 ; malgré le titre, le régistre comprend un grand nombre de documents concernant le Constantinois. HH 42 : Statistique des tribus : Division de Constantine, 1852. Le registre reproduit les documents conservés aux Archives Nationales, dans la sous-série F 80, cartons N° 548 à 555. HH 49 : Circulaires, 1er janvier 1877-1911. Séries E et EE 1 E 36 : 1831, Finances. 1 E 57 : 1833-1834, Lettres. 1 E 58 : id. 1 E 59 : Administration, 1833-1834. 1 E 60 : Administration, 1833-1834. 1 E 61 à 68 : Commission d’enquête, dont 1 E 66 : Place de Bône (1833). 1 E 67 : Rapports d’ensemble (1833). 1 E 102 : Établissements de La Calle, 1793-1819, documents antérieurs à la conquête. 1 E 134 : Correspondance générale, 1838. 1 E 247 : Tremblement de terre dans la province de Constantine, 1856. 1 E 248 (1) : Ministère de l’Algérie, statistiques des tribus 1858-59. 3 E 6 : 1871-1872, Projet de création de centres, Duquesne et Strasbourg ; questions kabyles diverses. 3 E 8 : 1873, Circulaires du gouverneur général. 3 E 9 : 1872, Rapports du gouverneur général au ministre sur la situation de l’Algérie. 3 E 36 : 1872, Circonscriptions territoriales, arrondissements de Bône et Philippeville. 3 E 37 : 1871-1872, Commission départementale de Constantine, procès-verbaux.
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3 E 38 : 1871, Commission de colonisation, immigration alsacienne et lorraine. 3 E 39 : 1871-1877, Colonisation, demandes de concessions. 3 E 40 : 1873-1883, Colonisation, demande de concessions de terres faites par les indigènes. 3 E 41 : 1871-1873, Colonisation. 3 E 42 : 1873, Colonisation. 3 E 43 : 1871-1873, Colonisation, département de Constantine. 3 E 44 : 1872-1873, Colonisation, attribution aux titres 1 et 2 du décret du 16 octobre 1871. 3 E 45 : 1871-1872, Création de centres. 3 E 46 : 1872-1873, Commerce et Industrie. 3 E 72 : Immeubles domaniaux, 1872. 3 E 73 : 1871-1873, Immigration alsacienne et lorraine. 3 E 74 : 1871-1873, Insurrection de 1871. 3 E 75 : Insurrection de 1871, Iconographie. 3 E 76 : 1872-1873, Insurrection de 1871, contribution extraordinaire et séquestre. 3 E 77 : 1871-1873, Insurrection de 1871, indemnités aux victimes. 3 E 78 : 1871-1873, Israélites. 3 E 80 : 1871-1873, Justice. 3 E 84 : 1872, Milices et mobilisés. 3 E 92 : 1871-1873, Propriété indigène. 3 E 93 : 1871-1873, Service topographique. 3 E 94 : 1871-1872, Transactions immobilières. 3 E 98 : 1871-1873, L’Indépendant de Constantine, numéros incomplets. 1 EE 40 : 1864-1867, Lettres de Mac Mahon à l’Empereur. 1 EE 41 : 1867-1870, id. id. 1 EE 49 : 1873-1877, Dépêches télégraphiques du gouverneur général. 1 EE 51 : 1873-1878, Régistres de correspondance confidentielle du gouverneur général Chanzy. 1 EE 53 : 1875-1878, Situation politique. 2 EE 5 : 1843-1844, Régistre de correspondance du Maréchal Bugeaud. 2 EE 8 : 1840-1842, Régistre de correspondance générale. Série K : Affaires Arabes, Division de Constantine Misère 1868-1869. Séquestre 1873, Plans. Séquestre 1873. Séquestre Hachem. Ancien séquestre. Séquestre 1881. Correspondance confidentielle, 1860-1882. Correspondance confidentielle, 1863-1867. Cercle de Philippeville, Statistiques et histoire des tribus, 1844, 1848. Subdivision de Constantine, Philippeville (Jemmapes) 1858-1859. Jemmapes, avec Subdivision de Constantine, 1865-1872.
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Subdivision de Constantine, Jemmapes, 1870. Cantonnement des indigènes. Correspondance Sétif, 1er semestre 1867. Correspondance Sétif, 2e semestre 1867. Correspondance Sétif-Bordj, 1875. Correspondance Bordj-Sétif, 1874. Correspondance Bordj-Sétif, 1877. Subdivision Sétif, rapports mensuels, 1847-1853. Correspondance Bordj-Sétif, 1856 et 1871. Division Constantine, correspondance Sétif, 1876. Correspondance Sétif, 1878. Télégrammes, 1867. Correspondance Sétif 1849-1852. Inspection générale, rapports d’ensemble 1851-1859. Subdivision Sétif, rapports mensuels, 1854-1870. Correspondance Constantine avec Sétif, 1870. Lettres d’Européens, 1848-1868. Correspondance Bordj avec Sétif, 1869-1870. Situation politique générale, 1873 à 1892. Personnages influents, renseignements, Sétif, 1875-1881. Correspondance Constantine avec Sétif, 1875. Correspondance Sétif, 1879. Subdivision Sétif : Akbou, 1877. Division Constantine, 1880-1881. Habous, 1865-1870. Rapports mensuels, 1867-1869. Historique, direction de la division de Constantine, 1845-1849. Correspondance Constantine-Sétif, 1842-1848. Division Constantine, Police, troubles dans les tribus, 1868-1901. Séquestre, 1872-1878. Séquestre 1876 : — Constantine — Sétif — Batna Gouverneur général à Préfet. — Bône — Djidjelli Série KK : Affaires arabes, division de Constantine, Registres Régistre de correspondance, subdivision de Sétif, 1869-1870. Subdivision de Sétif à division, 10 novembre 1869-17 juillet 1870. Subdivision Sétif à Bordj, 1870-1873. Sétif, Circulaires, 1871-1873. Subdivision Sétif-M’sila, 1872-1873. Subdivision Sétif, affaires civiles, 1850-1852. Subdivision Sétif, affaires civiles, 1852-1863.
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Subdivision Sétif, affaires civiles, 1873-1876. Subdivision Sétif, du 31 mai 1873 au 17 juin 1875. Akbou à subdivision, affaires civiles, 1876-1877. Statistique démographique de la province de Constantine, 1845. id. id. id. id. 1855. Régistre général 1846-1848. N. B. — La série K et KK étant sans inventaire, nous avons dû procéder à un sondage fait au hasard, sur les seules indications des étiquettes ou des mentions se trouvant au dos des dossiers. Les dossiers ainsi consultés nous ont permis de voir combien la série était riche et méritait d’être exploitée, pour établir enfin l’histoire de l’Algérie dans son intégralité. Malheureusement, le nombre de dossiers, plus de cinq cents, selon notre estimation faite à vue d’œil, et celui de régistres, trois cent cinquante environ, laissent prévoir que l’établissement d’un répertoire numérique aussi sommaire qu’il soit, sera très long. Comme le travail vient d’être commencé seulement pour le département d’Oran et qu’il reste encore à faire les départements d’Alger et de Constantine, nous sommes encore assez éloignés, si le rythme ne change pas, d’une satisfaisante histoire algérienne. Série B, Agence des Concessions d’Afrique Nous avons consulté les liasses B 3, B 4 et B 25 qui nous ont donné quelques indications sur le commerce algérien et les prix des denrées à la veille de la conquête. Série L, Colonisation Carton Numéros : 18 : Colonisation. 18 bis : Terrains disponibles, séquestre et divers. 15 : Colonisation, statistiques. 24 : Création de centres, département de Constantine. 26 : id. id. 30 : Mission Renoux. 33 : Transactions entre européens et indigènes. 34 : Colonisation, décret du 26 avril 185l. 53 : Centres de colonisation, département de Constantine. 56 : Divers. 58 : Travaux de colonisation. 59 : Colonisation, correspondance, province de Constantine. Série 1 L 1 L 19 : Djidjelli, 1843-1887. 1 L 74 : Jemmapes, 1847-1897. Série 3 L 3 L 25 à 29 : Société générale algérienne.
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3 L 30 à 32 : 3 L 33 à 36 :
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id. id.
Série 4 L 4 L 60 : Rapport général, Commission des centres, arr. de Constantine, 1882. 61 : Rapport général, commission des centres, arr. de Bougie, 1882. 62 : Rapport général, commission des centres, arr. de Guelma, 1882. 63 : Rapport général, commission des centres, arr. de Sétif, 1882. 64 : Rapport général, commission des centres, arr. de Philippeville, 1882. 65 : Rapport général, commission des centres, arr. de Constantine, 1882. 66 : Rapport général, Biskra, 1849-1864. 67 : Rapport général, programme général, département de Constantine, 1882-1883. 68 : Commission des affaires générales, arrondissement de Constantine, 1882-1883. 76 : Généralités, Philippeville, 1884. Série 7 L 7 L 3 à 5: Enquêtes sur le département de Constantine, 1871-1905. Il s’agit ici de l’enquête dite de Peyerimhoff ; il manque cependant tous les dossiers concernant l’arrondissement de Bougie. Série 22 L 22 L 10 : Création de centres, Khenchela, 1875-1882. 11 : Souk-es-Sebt (La Robertsau) 1873-1875. 18 : Akbou, La Réunion, Oued Amizour, 1872-1873. 24 : El Achir, 1877. Série 32 L 32 L 30 : Instructions et décisions, 1882-1895. Série O : Agriculture et Commerce 5 O 1 : Sauterelles, campagne de 1888-1889. 11 O 1 : Traités de commerce, 1842-1849. 12 O 2 : Commerce des céréales, 1845-1867. 13 O 1 : Douanes, 1838-1851. 13 O 2 : Douanes, 1834-1864. 13 O 3 : id. 1846-1897. 13 O 4 : id. 1886-1898. 19 O 1 : Consuls (Angleterre, Autriche, Belgique, Brunswick) 1832-1858. 19 O 4 : Consuls (Deux-Siciles, Sardaigne) 1831-1861. 25 O 2 : Grève des inscrits, 1904-1912. Série X : Dons et acquisitions diverses 1 Xl : I. Urbain à J. La Beaume, 1861-1875. 1 X 2 : J. La Beaume à I. Urbain, 1865-1876. 1 X 3 : I. Urbain à F. Lacroix, 1848-1861 1 X 4 : F. Lacroix à I. Urbain, 1861-1863.
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1 X 5 : Docteur Vital à I. Urbain, 1845-1863. 1X6: id. 1864-1866. Correspondance publiée 1X7: id. 1867-1869. par A. Nouschi 1X8: id. 1870-1874. 1 X 11 : Général Galbois à I. Urbain, 1839-1843. 1 X 13 : Division de Constantine, 1838-1841. 1 X 19 : Général de la Rüe à Urbain, 1843-1873. 1 X 20 : De Neveu à Urbain, 1844-1854. 1 X 21 : id. 1852.1854. 1 X 24 : Warnier à Urbain, 1844-1863. 1 X 25 : Desvaux à Urbain, 1844-1861. 1 X 26 : de Castellane à Urbain, 1845-1847. 1 X 27 : Carette à Urbain, 1845-1849. 1 X 28 : Durrieu à Urbain, 1845-1868. 1 X 33 : Lapasset à Urbain, 1856-1871. 1 X 41 : Sauteyra à Urbain, 1872-1879. 1 X 16 : Collection Vaudouard, biographies diverses. 2 X 103/1 : Collection Vaudouard, brochures et études, notes sur l’occupation d’Alger, mars 1833. 5 X 1 : Mines de fer de l’Ouenza et chemin de fer, 1891-1913. 5X2: id. id. 5X3: id. id. 9 X 116 : Propriété foncière, propriété indigène, 1875-1913. 10 X 2 : Collection Féraud, autographes arabes. 12 X 79 : Carnet de campagne du général Baron Yvelin de Béville, au moment de la prise de Constantine, 1836. 17 X : Régistres du Conseil du gouvernement. 17 X 76 : Novembre 1874-mars 1875. 17 X 77 : Mars 1875-juin 1875. 17 X 78 : Juin 1875-août 1875. 17 X 79 : Septembre 1875-décembre 1875. 17 X 92 : Janvier 1880-juillet 1880. 17 X 103 : Août-1885-mars 1886. 17 X 107 : Septembre 1887-décembre 1887. plus un registre sans date concernant la loi de Juillet 1873. Nous devons également y ajouter les rapports du Conseil du gouvernement de janvier 1861 à mars 1862, et ceux de la session de 1867. N. B. — Les registres de 17 X sont classés par ordre chronologique sans inventaire ou répertoire sommaire ; nous en avons consulté quelques-uns par sondages divers. Les résultats ont toujours été décevants ; car le Conseil s’occupe tantôt de questions d’ordre extrêmement juridique, ou bien de points très précis : revendications de parcelles de terrains ou expropriations ; dans l’ensemble. nous n’avons trouvé que très peu de documents, en tout cas infiniment moins que dans les séries classiques. 18 X : Collection Merle, autographes. Nous avons consulté les numéros 18 X 47 à 95.
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Série M, Propriété indigène Nous avons consulté quelques dossiers ; mais la série est sans inventaire ou répertoire, et nous avons dû procéder par sondages ; seuls les deux dossiers suivants ont présenté quelque intérêt : — Expropriations. — 3 M 17. — ARCHIVES DEPARTEMENTALES DE CONSTANTINE — Série : Administration Communale Oued Zenati, 1878-1886. Oued Cherf, 1905-1912. Collo, 1887-1894 ; 1910-1911 ; 1905-1920. Tébessa, 1913-1914 ; 1914-1924. Morsott, 1911-1916. Châteaudun-du-Rummel Aurès, 1907-1911. Khenchela, 1888-1925. Bibans, 1909-1912. Maâdid, 1896-1906; 1898-1910. Akbou, 1905-1911. Jemmapes, 1869-1897 ; 1882-1885 ; 1893-1903 ; 1906-1907 ; 1908-1911 ; 19121916. Série : Biens Communaux Dossiers N° : 1 : Douars situés dans les communes du département, 1877-1897. 2 : Enquêtes partielles ; service de la propriété indigène, 1879-1894. 4 : Colonisation, 1870-1892. 12 : Châteaudun-du-Rummel, prêts de semences, 1876-1921. 14 : Colonisation ; vente de terrains, 1901-1902. 15 : État-civil des indigènes, 1886-1887. 22 : Oued Zenati, location de terrains, apanages, 1874-1931. 64 : Jemmapes, baux et locations, 1883-1893. 70 : Situation des biens communaux, douars, 1878-1901. 48 : Akbou, divers. Monographies Akbou ; Bordj-bou-Arréridj ; Collo ; Djidjelli ; Jemmapes ; Oued Zenati ; Oued Cherf ;
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Châteaudun-du-Rummel ; Morsott ; Tébessa ; Khenchela ; Aurès ; Bibans ; Taher. Série B : Police Générale B 1 : Liasses n° 9 : Dossiers 2 et 4. n° 10 : Dossier 4. n° 13 ; Dossiers 2 et 3. n° 27 : Dossiers 2 et 3. B 2 : Liasses n° 6 : Dossier 2. n° 18 : Dossier 3. n° 22 : Dossiers 1 et 3. n° 8 bis : Dossier 5. Série Administration Générale Rapports mensuels des administrateurs de communes mixtes, 1900. Série Propriété non bâtie. Année 1913. Série N : Propriété Indigène Cette série n’est pas du tout classée ou même inventoriée à Constantine ; aussi, faute d’un répertoire sommaire, ou d’un classement même élémentaire, nous avons dû procéder par sondages, mais les résultats sont assez décevants. Les dossiers sont entreposés par ordre alphabétique sur les rayons. Communes mixtes ou douars de : Collo, 1877-1899 Châteaudun-du-Rummel Cheurfa (douar), Ouled Zaim (ancienne fraction des Abd-en-Nour) Meghalsa (ancienne fraction des Abd-en-Nour) Eulmas (région de Saint-Arnaud) Oued Zenati Oum el Bouaghi Hanenchas Oued Cherf Oum en Nehal Mouias Guelt Zerga El Ghedir (Zardezas) région de Jemmapes Beni Mezzeline Rouffach
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Strasbourg Taher. Compensations arrondissement de Bougie, 1880-1893. Série H : Agriculture, Industrie et Commerce Là encore, les dossiers sont simplement posés sur les rayons avec des étiquettes, mais aucun répertoire n’existe ; et il ne semble pas qu’on puisse déceler un ordre quelconque dans le rangement. Associations agricoles, 1887-1927. Statistiques de la campagne agricole, 1904-1905. Affaires diverses, 1885-1890. id. id., 1903, statistiques agricoles. id. id., campagne 1906-1907. Alfa, 1888-1896. Campagne agricole, 1913-1914. Administration générale, agriculture et colonisation, 1914. Forêts, maisons forestières, locations demandes de parcours, réclamations des indigènes, échanges, incendies, 1910, 1912, 1913. Statistiques des céréales et farineux, 1919. Distribution de grains, 1887-1910. Affaires diverses, céréales, 1896-1907, 1908-1910. Viticulture, phylloxéra, 1900-1915. Statistique agricole, 1908-1920. Dossier sans titre, 1888-1908. Sociétés indigènes de prévoyance, 1890-1917. Agriculture, chambres de commerce, situation au 31 décembre 1918, 1919, 1920, 1921, 1923, 1924. Agriculture, événements calamiteux, 1918-1920. Campagne agricole, 1918-1919. Campagne agricole 1918-1919, prix du pain. Agriculture, sècheresse, 1912. Statistiques 1913, assurances. Agriculture, déclaration de récoltes, 1917. Agriculture, Guelma, 1917-1919. Labours et semences, 1916-1917. Agriculture et céréales, fourrages, 1916. Agriculture, informations agricoles, 1917-1920. Courrier agricole, 1917. Travail, chômage, 1906-1934. Agriculture, statistique agricole, 1903 (le dossier renferme en fait les statistiques des années 1913-1914). Agriculture, statistique agricole, 1903 (même remarque que pour le dossier précédent, mais cette fois pour les années 1906-1907). Agriculture, affaires diverses, 1903-1926. Campagne anti-acridienne, 1907-1908.
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Agriculture et commerce, 1907-1914. Syndicats professionnels, 1912-1913. Campagne anti-acridienne, 1902-1916. Industrie pastorale, bergeries, 1894-1916. Agriculture, 1897-1923. Sociétés indigènes de prévoyance, 1897-1915. Agriculture, administration générale, grêle, 1909-1925. Agriculture, prêts de semences, 1917-1918. Sériciculture, 1886-1916. Primes à la culture de l’olivier, 1911. Location de terrains domaniaux, 1914-1915. Informations agricoles, tableaux F et G, figues et vins, 1904-1915. Agriculture, défense contre le phylloxéra, 1914-1920. Série Monographie de Commune mixte Akbou, 1883. Bordj-bou-Arréridj, 1883. Tébessa, 1887. Taher, 1883. Oued Zenati, 1883. Khenchela, 1883. Jemmapes, 1884. Collo, 1883. Châteaudun-du-Rummel, 1883. Téléghma, 1878. Série M 1 : Colonisation générale (Correspondance) L’inventaire ne mentionne que les dates inscrites au dos des dossiers rangés dans la série M 1 ; ces dossiers sont précédés de la mention: Correspondance générale. Il n’y a évidemment aucun ordre chronologique dans le classement et tel dossier qui porte telle date peut très bien comporter les dossiers d’une autre époque : nous avons très souvent remarqué le fait, sans être autrement ému par l’inexactitude. 1885-1906 : Divers. 1907-1914 : Affaires diverses. 1891-1902 1905-1926 1900-1927 1882-1889 1888-1900 1878-1902 1887-1906 : (travaux et réparations). 1882-1885 1878-1879 : Instruction, affaires diverses. 1900-1920 1899-1920
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1902-1924 1912-1919 1886-1926 1915-1919 1880-1920 1886-1920 1880-1920 1888-1925 1912-1914 1911-1918 1900-1925 1910-1925 1910-1911 : Sétif. 1910-1917 Série M 2 : Colonisation, Centres Arrondissement de Sétif Bordj-bou-Arréridj, B 8, dossier l, 2, 3. El Achir, E F 12, dossier 2, 3. Hachem, G H K L 14, dossier 4. Aïn Soltan, A 2 bis, dossier 9. Teniet el Khemis, T 22, dossier 2. Arrondissement de Philippeville Jemmapes, J 4, dossier 4, 5. Lannoy, L 5, dossier 4, 5. La Robertsau, L 5, dossier 1. Lassahas, L 5, dossier 6. Bissy, A dossier 1. Bas El Ma, R 7, dossier 1. Roknia, R 7, dossier 8. Souk es-Sebt, S 8, dossier 6. Collo. Arrondissement de Constantine Châteaudun-du-Rummel, C 2, dossier 2, 3, 4, 4 bis, 5, 6. Aïn Melouk, A 4, dossier 1, 2 à 17. Saint Donat, S 1, dossier 1. Meghalsa, M 1, dossier 1, 2. Merdj El Harris, M 1, dossier 3. Moulin Gassiot, M 5, dossier 5. Levasseur, L 1, dossier l. Oued Dekri, O 1, dossier 9. Oued Smendou, 0 l, dossier 1 et 2. Aïn Abid, A 1, dossier 1 à 5. Oued Zenati, O 3, dossier 3 à 13. Ras el Akba, R 1, dossier 1, 2, 3.
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Rénier, R 2 et 2 bis, dossier 1, 2, 3. Montcalm, M 3, dossier l, 2, 3. Morsott, M 5, dossier 3, 4, 5, 6. Clairfontaine, C 3, dossier l, 2. Aïn el Bey, A 2, dossier 3. Bekkaria, B 1, dossier 1, 2. Youks les bains, Y 1, dossier 1. Tébessa. Arrondissement de Guelma Oued Cherf, O 8 bis, dossier, dossier 1 à 6. Lapaine, L 7, dossier 1, 2. Gounod, C 4, dossier 3. Bir Menten, A B 1, dossier 8 et 9. Hammam Zaid. Arrondissement de Batna Arris, A 1, dossier 1 à 7. Aïn M’toussa, A 1. Aquila-Bagaï, A 3, dossier 7. Edgar Quinet, E 1, dossier 8. Foum Toub, F 1. Khenchela, K 1, dossier 2 à 9. Arrondissement de Bougie Djidjelli. Duquesne. Cheddia. Strasbourg. Chekfa. Texenna. Taher. Akbou. Seddouk. Tazmalt. Ighzer Amokrane. Ighil Ali. N. B. — Le classement des dossiers concernant la série M 2 obéit à la règle suivante : les dossiers sont rangés par arrondissement, et dans chaque arrondissement par ordre alphabétique. Chaque dossier peut être ou non affecté d’une lettre de classement, mais on peut retrouver les documents à partir de ces indications. —
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BIBLIOGRAPHIE
ARCHIVES DU SENATUS-CONSULTE de 1863 — Elles sont entreposées au Service de la Topographie et de l’organisation foncière, à Constantine. Communes mixtes Douar ou Fraction OUED ZENATI Ouled Djebarra Krandeq Asla Azels Souahalia et Ouled Attia OUED CHERF Beni Brahim Ouled Harrid Sélib Taya Azels Bled Guerfa Sellaoua Kherareb TÉBESSA Ouled Sidi Abid Tébessa Brarcha Allaouna, Sidi Yahia ben Thaleb KHENCHELA Amamra qui s’est subdivisée en — Khenchela — Ouled Bou Derhem — Ouled Ensigha — Ouled Tamza, R’mila. BORDJ-BOU-ARRÉRIDJ Zemoura Ouled Taïr Ouled Sidi Brahim bou Beker Beni Yadel BIBANS Beni Yadel Hachem Djebailia M’zita, Ouled Sidi Brahim bou Beker Mansourah Ouled Ali Ouled Trif Ouled Taïr DJIDJELLI Beni Amram Djebala Beni Khettab Gheraba Rerazela Beni Ahmed Beni Kaïd Beni Zoundai Beni Foughal
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COLLO
JEMMAPES
AKBOU
CHÂTEAUDUN-DU-RUMMEL
TAHER
El Aouana Ouled Attia Krorfan Beni Béchir Beni Ouelban Collo Ouled el Hadj Ouled Hamidech Ouled Khezer Taâbna Ouled Mazouz Hazabra Bou Naim Beni Ishaq du Gouffi Beni Salah Ouichaoua Rifia Beni Touffout Radjetas Arb el Filfila Djendel Zardezas Zeramna Guerbès Beni Touffout Beni Abbès Ouzellaguen Beni Aidel M’Cisna Illoula Beni Mellikeuch Abd-en-Nour qui s’est subdivisée en — Ouled el Arbi — Ouled Haif — El Brana — Ouled Zerga — Ouled bou Aoufan — Zaouia ben Zaroug Telaghma qui s’est subdivisée en — Meghalsa, — Aïoun el Hadj, — Ras Seguin, — Tim Telacin. Beni Affer et Djimla Tababort, Souadek
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ARCHIVES DE LA DIRECTION DE L’ENREGISTREMENT ET DES DOMAINES À CONSTANTINE — Le Gouvernement Général de l’Algérie ne nous a pas autorisé OFFICIELLEMENT à consulter les documents entreposés à la Direction de l’Enregistrement et des Domaines à Constantine ; aussi, nous ne pourrons donner aucune indication précise concernant les dossiers que nous avons pu examiner cependant1. Ceux-ci concernent le Séquestre de 1871 et intéressent les régions suivantes : — Collo, — Bordj-Bou-Arréridj, — Akbou. Nous avons pu aussi examiner un dossier sur le Sénatus-consulte, 1863-1870.
1. Voici le texte de la lettre qui nous a été envoyée par la Direction des Domaines de Constantine : Constantine, le 28 Mai 1954. OBJET : Consultation de documents à la Direction des Domaines de Constantine. Référ. : Votre lettre du 3 Mai 1954. Monsieur le Professeur, Aux termes de votre lettre visée en référence, vous avez sollicité l’autorisation de consulter les documents de la Direction des Domaines de Constantine, concernant les séquestres de 1871 et 1882. J’ai l’honneur de vous faire savoir que M. le Gouverneur Général de l’Algérie, à qui j’avais transmis votre demande, vient de me préciser que compte tenu de la nature des documents dont il s’agit, il n’est pas possible d’en autoriser la communication à des particuliers. Veuillez agréer, etc.
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DOCUMENTS ET OUVRAGES IMPRIMÉS — L’établissement de notre bibliographie a obéi aux règles suivantes : Nous avons tout d’abord indiqué les revues et ouvrages qui nous avaient dirigé et guidé dans la méthode générale de notre travail ; ceux qui nous ont aidé à poser et à résoudre les problèmes constantinois. Ils sont groupés sous la rubrique : OUVRAGES GÉNÉRAUX. Directions de travail et Méthodes. Ensuite, nous avons groupé dans une seconde rubrique les revues, livres et ouvrages d’intérêt algérien, qui peuvent intéresser notre sujet ; nous avons intitulé cette division : ALGÉRIE. Généralités. Enfin, viennent les livres et revues qui intéressent très spécialement le Constantinois et les problèmes que nous avons évoqués dans le courant de la thèse ; nous avons divisé l’ensemble en plusieurs morceaux : 1° La situation à la veille de la conquête ; 2° De 1830 à 1870 ; 3° De 1870 à 1919. Ici comme dans les autres rubriques, les ouvrages sont classés par ordre alphabétique, les brochures et les anonymes sont placées à la fin de la liste alphabétique des noms d’auteurs. Il aurait été plus commode d’établir notre bibliographie selon l’ordre des questions proposées, certes, mais, d’une part, nous aurions laissé dans l’ombre tous les ouvrages de méthode qui indiquent l’esprit dans lequel ce travail a été conçu et réalisé, d’autre part, nous aurions souvent eu des redites nombreuses. Un mot encore pour terminer : notre liste n’est pas exhaustive, mais nous n’avons voulu indiquer que les ouvrages et les documents nous ayant réellement servi au cours de nos recherches. — OUVRAGES GÉNÉRAUX DIRECTIONS DE TRAVAIL ET MÉTHODES — 1. — Revues Annales d’Histoire économique et sociale (1929-1938) devenues Annales d’Histoire Sociale (1939-1941). Mélanges d’Histoire Sociale (1942-1945). Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, depuis 1945. Population, Revue d’Économie Politique. Journal des Économistes. II. — Livres AUGE-LARIBE M., La révolution agricole, Paris, 1955. BALANDIER G. (sous la direction de), Le Tiers monde, Paris, 1956. BERQUE J., Contribution à l’étude des contrats nord-africains: les pactes pastoraux des Beni Meskine, Alger, 1936.
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Introduction Le cadre géographique
Le Constantinois n’est pas un. La diversité de ses visages tient à la topographie et au climat. La topographie différencie plus nettement qu’ailleurs les trois zones classiques du relief algérien : 1° la zone littorale montagneuse, 2° la zone médiane de hautes plaines, 3° la bordure montagneuse subsaharienne. Cette disposition isole climatiquement le littoral des autres régions où peuvent jouer les influences continentales et subsahariennes ; de ce fait, la disposition et les aspects du relief ont une grande importance pour l’agriculteur. La zone littorale Elle comprend à la fois un vaste ensemble montagneux et quelques plaines. Les montagnes se présentent sous la forme de deux séries de chaînes grossièrement parallèles à la côte ; les seules exceptions concernent le massif de Collo, compact, autour duquel semblent se modeler les chaînons qui se terminent au bord de l’oued Safsaf, et le massif de l’Edough au nord du lac Fetzara, entre le golfe de Philippeville et celui de Bône. Ces deux exceptions correspondent à deux blocs de terrains anciens (granite, gneiss, rhyolites) plus ou moins injectés de terrains éruptifs et tranchent nettement sur la relative homogénéité structurale des chaînons littoraux. Ceux-ci sont en effet composés de terrains crétacés ou éocènes (au sud du lac Fetzara). Parallèlement à cette double ligne de relief, s’allonge une autre série plissée, courant de la chaîne des Bibans aux monts de Souk Ahras ; notons que les directions de cette série sont à la fois E.-W. (djebel M’zita, djebel Tafat) mais aussi S.W.-N.E. et prolongent ainsi la ligne de relief subsaharien (djebel Chettaba, djebel Oum Settas, monts de Souk Ahras). Ces chaînons sont dans l’ensemble des terrains crétacés, plissés et plus ou moins décapés par l’érosion jusqu’aux environs de Constantine (djebel Ouach) ; de là, jusqu’à la frontière tunisienne, ils appartiennent à l’éocène et comportent de larges plaques triasiques (région de Medjez Sfa, monts de Souk Ahras).
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LE CADRE GÉOGRAPHIQUE
De minuscules plaines littorales s’insinuent entre la mer et la montagne, de Bougie jusqu’à Philippeville ; ici, la vallée de l’oued Safsaf constitue une dépression plus vaste qui se prolonge vers l’est par la cuvette de Jemmapes. Plus à l’est encore, s’étale le large synclinal dans lequel s’insèrent le lac Fetzara et la plaine de Bône : cette plaine plus ou moins bien drainée est bordée par une ligne de dunes le long de la mer. Enfin, avant la frontière tunisienne, les trois cuvettes du lac Melah, du lac Oubéira et du lac Tonga correspondent à d’anciennes vallées fluviales envahies par la mer. Au total, cette zone comprend surtout des montagnes et quelques plaines peu étendues ; à l’extrême ouest cependant, une large dépression où se sont accumulés les sédiments continentaux, conglomérats, grès et argiles rouges, est parcourue par la vallée de l’oued Sahel ou de la Soummam. De direction S.W.-N.E., elle aboutit à Bougie et constitue une remarquable voie de pénétration du littoral vers les hautes plaines médianes ; si la vallée a établi pendant longtemps une ligne de séparation entre le Constantinois et l’Algérois, elle est un lien naturel et très solide entre les régions littorales et l’importante zone de la Medjana, elle-même remarquable zone de contact entre la Kabylie, l’ouest algérois, le sud subsaharien et les hautes plaines médianes. La zone médiane Très étroite à l’ouest, cette zone s’élargit au fur et à mesure que l’on avance vers l’est ; elle est surtout formée de hautes plaines d’âge quaternaire qui correspondent à des régions de comblement, d’alluvionnement ou d’épandage. Sur l’horizon surgissent cependant des chaînons d’altitude moyenne (de 900 à 1400 m.) plus ou moins ennoyés, tantôt de direction E.W. (ex. djebel Youssef au sud de Sétif) tantôt de direction S.W.-N.E. (ex. djebel Chettaba près de Constantine, djebel Mesloula à l’est d’Aïn-Beida) : ces derniers sont de loin les plus nombreux et constituent une transition naturelle entre les lignes de relief littoral et les lignes subsahariennes de l’Aurès ou du Bélezma. Ces hautes plaines sont aussi piquetées d’importantes surfaces lacustres : garâat ou zahrez : ex. Garâat et-Tarf, Zahrez ez-Zemoul ; elles annoncent déjà le voisinage de la zone subsaharienne. La zone subsaharienne Celle-ci ne nous intéresse que par son aspect septentrional, celui qui regarde les hautes plaines. La zone subsaharienne constantinoise est limitée par une ligne montagneuse assez continue qui va du djebel Choukchot à l’ouest aux monts de Tébessa à l’est. Nous y distinguons trois grands ensembles : 1° L’entourage montagneux du Hodna, 2° L’Aurès,
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3° Les monts de Nemenchas et de Tébessa. — L’entourage du Hodna Les chaînons ont deux directions : l’une Est-Ouest, l’autre S.W.-N.E. ; l’articulation des deux directions se faisant en gros au Bou Taleb ou plus exactement au djebel Afghane. D’âge crétacé, les chaînons dirigés de l’ouest à l’est se rattachent par le djebel Mansoura et le djebel Choukchot à l’Azerou N’Said, donc aux monts de l’Ouennougha et à la chaîne des Bibans. Ils ne forment pas une barrière continue, mais les différents éléments se relaient les uns les autres ; et leur altitude croît de l’ouest vers l’est : ce caractère et la discontinuité des plis permettent aux influences sahariennes de se faire brutalement sentir dans l’ouest des hautes plaines. L’orientation S.W.-N.E. des plis depuis le djebel Afghane jusqu’au couloir Batna-Biskra favorise aussi la pénétration des influences sahariennes vers la partie médiane des hautes plaines. — L’Aurès De même direction, mais plus élevés, les différents chaînons de l’Aurès isolent plus nettement les hautes plaines de la zone saharienne ; leur modelé de structure jurassienne est marqué surtout dans la partie sud par les influences désertiques. L’étroitesse des vallées (canyon de Tighanimine), l’altitude et la masse du relief rendent la circulation difficile entre les bordures nord et sud du massif : les communications ne sont alors commodes qu’aux deux extrémités, à l’ouest par le couloir de Batna-Biskra, à l’est par le couloir Khenchela-Khanguet Sidi Nadji, par les vallées de l’oued El Abiod, oued El Arab qui séparent l’Aurès des monts Nemenchas et de Tébessa. — Monts de Némenchas et de Tébessa Ils ont une allure plus aérée que l’Aurès. Les Nemenchas d’âge éocène orientés de l’ouest à l’est se distinguent des monts de Tébessa dirigés du sudouest au nord-est ; mais des premiers, part une série de chaînons quasi perpendiculaires à la direction première (E.-W.) : dj. Tadelist, Tadinart, qui rejoignent les monts de Souk Ahras par une série de chaînons intermédiaires orientés S.W.-N.E. (dj. Tafrent, Mesloula, Bou Sessou). Les monts de Tébessa, d’âge crétacé, comprennent surtout des dômes séparés les uns des autres qui s’enlèvent au-dessus des hautes plaines ; d’altitude moyenne (1200 à 1400 m.) ils dominent celles-ci de quelques centaines de mètres et ne peuvent constituer un obstacle sérieux à la pénétration des influences sahariennes qui peuvent ainsi remonter très haut dans le nord. Quelques caractères importants se dégagent de cet aperçu sur la topographie constantinoise : 1° La présence d’une double et parfois triple barrière montagneuse littorale, à peine échancrée de quelques plaines et sans couloir important de pénétration (sauf celui de la Soummam à l’extrême ouest) limite
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singulièrement les influences maritimes ; celles-ci seront strictement localisées à une bordure courant le long de la côte : au-delà de 25 à 30 kms dans l’intérieur, on peut admettre qu’elles ne se font plus sentir. 2° La disposition du relief subsaharien permet par contre aux influences sahariennes de s’avancer très loin vers les hautes plaines et de pénétrer à l’ouest, au centre ou à l’est jusqu’à Bordj Bou-Arréridj, Saint-Arnaud, AïnBeida ou Tébessa. 3° L’orientation des hautes plaines et leur position entre les deux zones de relief septentrional et méridional leur donne un caractère continental plus ou moins accentué selon l’altitude ou la topographie locale. Les aspects climatiques reflèteront ces caractères, mais l’altitude et l’orientation par rapport à la mer ou au désert y introduiront des nuances intéressantes pour le paysan. Comment se répartissent les températures dans le département ? Sur le littoral, l’amplitude moyenne varie autour de 15°1. Exemple : Min. moyen Bougie Philippeville La Calle
11°9 (janvier) 10°55 (janvier) 12° (janvier)
Max. moyen 26°3 (août) 24°7 (août) 26°1 (août)
Amplitude moyenne 14°4 14°15 14°1
L’influence modératrice de la mer est donc particulièrement sensible ; elle réduit à peu de choses l’action des gelées blanches si préjudiciables à l’agriculture. Par contre, dans l’intérieur, l’éloignement de la mer augmente ces risques avec l’abaissement de la température en hiver ; l’amplitude est plus forte que sur le littoral comme le montrent les observations suivantes :
Guenzet Constantine Jemmapes Guelma Bordj-Bou-Arréridj Sétif Tébessa
Min. moyenne mensuelle 5° (janvier) 7° 10 (janvier) 9° 15 (janvier) 9° 25 (janvier) 5° 35 (janvier) 4° 80 (janvier) 6° 10 (janvier)
Max. moyenne mensuelle 25° 05 (août) 25° 45 (août) 27° 20 (août) 26° 55 (août) 26° 75 (juillet) 24° 70 (juillet) 26° 80 (juillet)
Amplitude moyenne 20° 05 18° 35 18° 05 17° 30 21° 40 19° 90 20° 70
1. Nous avons emprunté tous nos chiffres et toutes les indications concernant le climat à P. Seltzer et al., Le climat de l’Algérie, Paris, 1946.
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Parallèlement à cette augmentation de l’amplitude thermique moyenne, notons le nombre de jours de gelée blanche : — à Constantine, 18,4 jours ; le maximum se situe en décembre (4,4 jours), janvier (6,9), février (4,4) ; — à Guelma : 19,7 jours ; le maximum se situe en décembre : (4,3), janvier (6,3), février (4,2) ; — à Bordj : 63,4 jours de novembre à avril ; — à Saint Donat : 68,9 jours de novembre à avril (maximum en décembre, janvier, février) ; en mai il peut encore geler. Cette importance des gelées blanches dans la zone des hautes plaines est un des faits climatiques les plus remarquables et les plus déterminants pour la culture des céréales ; car la zone à gelées blanches coïncide en gros avec celle des hautes plaines à blé et à orge. Si la température est trop basse en avril et mai, au moment de la germination, la récolte risque d’être détruite ; le phénomène est d’autant plus notable que les températures au niveau du sol ou à un mètre au-dessus du sol sont plus basses que celles enregistrées sous abri à 2,50 m. du sol, à l’abri des gelées et du rayonnement intense2. Vers l’est des hautes plaines, le nombre de jours de gelée diminue sensiblement : — 47,3 jours à Sedrata (de décembre à mars) ; — 29,7 jours à Aïn-Beida (de novembre à février) ; — 18,9 jours à Tébessa (de novembre à mars) ; — 21,1 jours à Khenchela (de novembre à mars). La pénétration des influences sahariennes semble être responsable de cette diminution malgré l’importance de l’amplitude thermique moyenne et de la quasi inexistence des gelées en avril ou mai3. L’altitude comme la situation par rapport au littoral est déterminante dans la formation des gelées blanches. Ainsi en bordure de la mer, les zones montagneuses sont affectées par les gelées : Bugeaud (860 m.) dans l’Edough compte 8,6 jours de gelée dont 4 en janvier, 1,9 en février, 1,3 en mars ; Texenna (725 m.) en petite Kabylie en compte 9. Dans la zone subsaharienne, au cœur de l’Aurès, S’gag (1650 m.) compte 97,7 jours de gelée qui vont d’octobre à avril ; El Kantara (513 m.) à la bordure de l’Aurès compte aussi 25,5 jours de gelée de novembre à mars. Mais toutes ces zones ne sont pas céréalicoles ; de plus, les gelées cessent 2. Cela a été remarquablement bien vu par Rivière et Lecq dans leur Traité d’agriculture pratique pour le nord de l’Afrique, Paris, 1914 (page 8) ; cela explique la contradiction entre les cartes isothermiques de l’atlas de Flotte de Roquevaire et Bernard dont aucune ne porte la ligne 0° et la carte 83 parue dans Seltzer, op. cit., p. 200. 3. Ainsi à El Abiod Sidi Cheikh, le minimum moyen est de 7°95 en janvier, le maximum moyen de 30° en juillet, et l’amplitude moyenne est de 22°05.
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pratiquement au moment de la floraison des arbres fruitiers, en avril et mai ; par contre, dans les hautes plaines de l’ouest, élevées (Bordj : 904 m.), (Saint Donat : 850 m.), (Constantine : 660 m.), les gelées persistantes d’avril et mai peuvent engendrer des maux réels pour l’agriculteur. Tout aussi importantes que les températures et les gelées, les précipitations conditionnent l’agriculture constantinoise. Là encore, nous retrouverons des secteurs bien différents 1° le littoral ; 2° les hautes plaines intérieures, dont la partie sud présente un aspect subsaharien modifié par l’altitude. Le littoral La hauteur des précipitations est supérieure à 700 mm. depuis le Djurdjura jusqu’aux monts de Kroumirie ; cette zone a une profondeur moyenne de 50 kms, mais se retrécit à une trentaine de kilomètres en certains endroits (ex. de Sidi Aïch à Bougie, ou au sud de Bône) ; ailleurs, sur les massifs montagneux, règne une forte pluviosité (+ de 1000 mm. ) (ex. Edough, monts de Kroumirie) . L’importance des précipitations sur la zone littorale tient à l’altitude du relief, à sa situation en bordure de la mer : en effet, les dépressions du front polaire ont eu le temps de se régénérer en traversant le bassin occidental de la Méditerranée. Par contre-coup, le revers méridional des chaînons montagneux est nettement moins arrosé que la face nord : la moyenne des précipitations atteint 501 mm. à Lucet (550 m.) et 1393 mm. à Texenna (725 m.) à 40 kms plus au nord mais situé sur la face exposée aux vents marins. De même Jemmapes distant de 20 kms environ de la mer ne reçoit que 744 mm. de précipitations alors que Philippeville en a 830 et l’Edough 1169 ; le fait est encore plus net pour Constantine et Guelma qui ne reçoivent respectivement que 594 mm. et 677 mm. On passe ainsi insensiblement de la zone littorale à celle des hautes plaines médianes. Les hautes plaines Elles reçoivent de 400 à 700 mm. de précipitations ; mais nous distinguerons : 1° deux zones de précipitations inférieures à 400 mm. : l’une, vaste, s’étendant de l’extrême ouest du département jusqu’aux environs d’Aïn-Beida ; l’autre allant de Tébessa à Gambetta (revers sud des monts de Souk Ahras) ; 2° au sud, une zone qui court de la frontière tunisienne vers les monts de l’Ouennougha prenant en écharpe le revers méridional de l’Aurès, du Bélezma et des monts du Hodna.
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L’importance de ces deux zones de faible pluviosité est liée évidemment à la pénétration des influences sahariennes au cœur des hautes plaines. Ceci appelle plusieurs observations : 1° La partie du département recevant de 500 à 700 mm. est strictement limitée à une bande parallèle à la mer, plus ou moins large, située sur la bordure nord des hautes plaines ; 2° La zone recevant de 4 à 500 mm. s’étend de plus en plus en largeur vers l’Est du département et annonce une augmentation des influences sahariennes et subsahariennes ; 3° Les seules exceptions dans cette zone sont l’Aurès et le Bélezma où les précipitations ont une hauteur comprise entre 500 et 700 mm. (les sommets de l’Aurès ont même de 8 à 900 mm.) hauteur qu’explique l’altitude des massifs en question. L’agriculture est sensible à ces influences, comme aux variations interannuelles de pluviosité et à l’enneigement. En effet, en Algérie, la hauteur des pluies peut varier du simple au double d’une année à l’autre, et la notion de pluviosité moyenne perd une grande partie de sa valeur. Cette variation est d’autant plus importante qu’on avance vers le sud subsaharien ; elle explique la rigueur des sècheresses dans ces régions4 que ne compense pas l’enneigement. Celui-ci est conditionné par l’altitude et la proximité de la mer. Ainsi, les zones littorales montagneuses sont celles où l’enneigement est le plus important : ex. la petite Kabylie qui compte une moyenne de 20 jours, et le Djebel Babor qui en compte 156 ; c’est de loin d’ailleurs, d’après les renseignements rassemblés par Auberly, la partie la plus enneigée du département et de toute l’Algérie5. Viennent ensuite l’Aurès avec 64,2 jours à S’gag, et les hautes plaines où l’enneigement moyen varie de 4 à 15 jours : 4 jours à Châteaudun-du-Rummel, 4,3 jours à Oued Athménia, 5 jours à Bordj-bou-Arréridj, 6,2 jours à Saint-Donat, 12 jours à Medjana, 12 jours aussi à Sétif, 12,4 jours à Khenchela, 14,7 jours à Saint-Arnaud. Vers l’Est et le Sud, où la pluviosité est moins importante, l’enneigement est nettement moins long : 2,9 jours à Tébessa (885 m.), 3 jours à Meskiana (860 m.), 4,2 jours à Canrobert (950 m.), 5,6 jours à Aïn Fakroun (921 m.), 5,9 jours à Edgar-Quinet (1000 m.), 8,9 jours au Kouif, 8,3 jours à Batna (1040 m.), 10 jours à Aïn Beida (998 m.). La neige imprègne le sol de façon profonde et lente et constitue une précieuse réserve d’humidité ; l’enneigement prolonge ainsi l’action bienfaisante des pluies mais cette action n’est profitable à l’agriculture que dans la mesure où les précipitations sont abondantes et bien réparties. Un 4. Voir la carte suggestive n° 50 que Seltzer présente dans son ouvrage, p. 145. 5. Seltzer, op. cit.
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automne sec suivi d’un hiver peu humide et d’un printemps plus ou moins sec ont des conséquences tragiques pour l’agriculture constantinoise ; les exemples ne manquent pas et ceux que nous avons analysés plus loin nous permettent de saisir leurs multiples répercussions sur l’économie constantinoise et algérienne. La répartition des précipitations est donc essentielle pour les cultures : les fellahs, les premiers cultivateurs européens et les agronomes ont bien noté l’importance d’une répartition bien équilibrée entre l’automne, l’hiver et le printemps : l’automne pour faciliter les labours et ensemencer les céréales, car faute de pluies, la charrue, – à plus forte raison le rustique araire des fellahs –, ne peut creuser son sillon dans le sol. Les pluies hivernales sont nécessaires pour constituer des réserves d’humidité mais il n’est pas essentiel que ces précipitations soient abondantes ; par contre, il est primordial que les céréales reçoivent des pluies en avril et mai ; si ces pluies font défaut ou arrivent trop tard, le grain se forme mal ou ne se forme pas : les épis sont vides ou sèchent sur pied ; si les pluies arrivent trop tard, en juin, au moment de la moisson, alors les épis de blé ou d’orge « versent » et le cultivateur enregistre des pertes. Il arrive, – et le phénomène est plus fréquent qu’on ne le croit –, que la récolte soit ruinée par le sirocco ou un orage de grêle ; les statistiques partielles de Seltzer montrent à quel point les hautes plaines ou le littoral constantinois peuvent souffrir de l’un ou l’autre phénomène. Le sirocco souffle en moyenne pendant 60,9 jours à Khenchela, d’avril et surtout mai jusqu’en septembre : il y a donc une période critique (mai-juin) au cours de laquelle les moissons peuvent singulièrement souffrir (avril, mai, juin : 22 jours). À Saint-Donat, au cœur des hautes plaines constantinoises, il souffle pendant 50,8 jours de juin à septembre (14,4 jours d’avril à juin) ; à Aïn Beida, pendant 38,8 jours dont 16 pour les mois d’avril, mai et juin ; à Bir Kasdali (région de Bordj) pendant 40,8 jours dont 12,1 jours pour avril, mai et juin ; à Guelma, 36,2 jours dont 10,6 jours pendant les mois d’avril à juin. Mais le sirocco peut fort bien se combiner avec les orages ou la grêle ; d’abord le sirocco, ensuite et brutalement l’orage et quelquefois la grêle. Les cartes publiées par Seltzer montrent la sensibilité des hautes plaines aux orages pendant les mois de mai et juin ; dans l’ensemble, elles connaissent de 4 à 5 jours d’orage, dans chacun de ces mois, soit donc le tiers environ du nombre annuel moyen de jours d’orage. Or, un orage est dangereux pour les céréales comme pour les arbres fruitiers ; le péril est d’autant plus grand que l’on s’éloigne davantage du littoral ; alors l’orage est souvent accompagné de grêle.
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Sur le littoral, la grêle apparaît le plus souvent en hiver, de décembre à mars, alors que sur les hautes plaines, elle surgit violente au printemps et en été6 sur un champ de céréales fauchant les épis, les hachant, anéantissant ainsi en quelques minutes le travail d’une année. On mesure par ces quelques observations combien de chances doivent être réunies pour que l’année soit bonne : 1° Les pluies ne doivent pas être trop abondantes ni trop rares ; 2° Elles doivent être bien réparties en automne, en hiver et au printemps ; les périodes de précipitations doivent alterner avec des périodes de beau temps pour que le sol ait le temps d’absorber la quantité d’eau tombée ; 3° Elles ne doivent pas tomber sous forme d’orages violents qui font plus de mal que de bien ; ils emportent en effet la semence, les arbres et le sol ; 4° Les mois d’avril et mai ne doivent connaître ni les gelées, ni le sirocco, ni la grêle, ni les orages. L’énumération de ces conditions suffit pour montrer de quels hasards dépend la vie du paysan constantinois. Le paysage forestier illustre à sa manière l’opposition entre les régions littorales et les hautes plaines. Dans la première et sur les parties montagneuses dominent les chênes lièges et les chênes verts : ex. petite Kabylie, monts de Souk Ahras, Aurès ; dans quelques cantons montagneux (Bou Taleb, Bélezma, Aurès) les cèdres constituent des îlots exceptionnels. La zone médiane est par contre le domaine du pin d’Alep que l’on retrouve également sur les premiers contreforts des reliefs subsahariens ; par contre l’alfa est le symbole des zones où dominent les influences subsahariennes. La carte phytogéographique offre le même contraste entre les régions médianes découvertes, de facile exploitation agricole, et les régions littorales boisées et humides : là, toute exploitation doit être précédée d’un défrichement local ; seules les vallées présentent des domaines privilégiés. Les régions montagneuses du littoral correspondent dans l’ensemble à des terres acides et podzoliques où le lessivage des sols se produit plus facilement qu’ailleurs, en raison de l’humidité, de la pente et des 6. P. Seltzer, op. cit., chap. sur la grêle donne les renseignements suivants : Zone littorale : Bougie et Djidjelli : maximum de décembre à février. Taher : maximum de décembre à mars. Collo, Edough et La Calle : maximum de décembre à février. Zone médiane : Mansourah : maximum de novembre à juin. Sétif : maximum de février à juin. Tébessa : maximum de janvier à juin.
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défrichements ; l’équilibre pédologique y sera précaire, surtout si la couverture forestière manque : les exploitants agricoles se trouvent alors devant le dilemme suivant : — Laisser telle quelle la couverture forestière afin de conserver l’équilibre des sols eux-mêmes ; ils doivent alors se résigner à une agriculture assez rudimentaire, fondée surtout sur la cueillette ou l’élevage dans les bois, et n’utiliser que les clairières naturelles et les vallées alluviales ; — Réduire la couverture forestière par le défrichement : on risque de détruire l’équilibre pédologique et biologique de la région ; le sol sera plus facilement érodé et très vite la région deviendra stérile. Il est évident que les populations forestières sont très sensibles à toute modification de leur condition de vie traditionnelle : soit que les terres des vallées leur soient enlevées, soit alors qu’elles reçoivent des fellahs refoulés des plaines littorales ou des hautes plaines ; le phénomène équivaut à une augmentation de la pression démographique qui entraîne une rupture de l’équilibre forestier. En contraste avec ces sols acides et podzoliques, J. H. Durand place la majeure partie des sols des hautes plaines dans le groupe des sols calciques et calcaires7 ; ils contiennent une part importante de calcaire et une faible proportion d’humus ; seule la présence d’acide phosphorique et de potasse fertilise ces terres8. Ainsi, dans le nord et le nord-ouest de l’arrondissement de Sétif, nous avons des marnes noires schistoïdes qui constituent des terres fortes peu ou pas caillouteuses, généralement assez riches en humus et en potasse, en azote et acide phosphorique9. Tout autour de Sétif (N.-O. et Est) on trouve des calcaires à ostraei villei à teneur moyenne d’acide phosphorique et de potasse10 ; des marnes bitumeuses et des grés glauconiens très riches par contre en acide phosphorique à l’ouest de la ville11. Plus à l’est enfin, des limons rouges et 7. J. H. Durand, Les sols d’Algérie, Birmandreis, 1954. 8. M. Rigotard, « Les terres à céréales en Algérie », in Céréales d’Algérie, Alger 1930. 9. Rigotard donne pour cette région l’analyse suivante : SOL : Calc. 35 à 591 ; Azote : 1,2 à 2,8 ; Acide phosphorique : 0,6 à 10 ; Potasse 1,1 à 3,2. SOUSSOL : Calc. : 58 à 600 ; Azote : 0,7 à 1,7 ; Acide phosphorique: 0,6 à 4,3 ; Potasse : 0,5 à 2,l. 10. Rigotard, ibid., donne l’analyse suivante : SOL : Calc. 155 à 395 ; Azote : 1,1 à 1,9 ; Acide phosphorique : 0,1 à 3,5 ; Potasse : 0,9 à 3,5. SOUS-SOL : Calc. : 171 à 528 ; Azote : 0,8 à 1,9 ; Acide phosphorique : 1,4 à 3,1 ; Potasse : 0,7 à 3,5. 11. Rigotard, ibid. Analyse du sol et du sous-sol : SOL : Calc. 38 à 494 ; Azote : 1,1 à 3,6 ; Acide phosphorique: 0,1 à 16 ; Potasse : 0,9 à 3,5. SOUSSOL : Calc. : 32 à 512 ; Azote : 0,6 à 2,1 ; Acide phosphorique : 2,7 à 15,4 ; Potasse : 0,7 à 5.
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des conglomérats donnent des sols fertiles à condition que l’on brise les carapaces de tuf : la teneur en acide phosphorique est très importante12 infiniment plus que dans les zones voisines d’alluvions anciennes13. Mais cette fertilité que l’acide phosphorique et la potasse apportent à ces plaines de remblaiement n’est pas inépuisable et ne se maintient que par le repos du sol ou l’apport d’engrais régénérateurs ; on comprend alors que ces régions aient été dans une agriculture traditionnelle, des zones typiques de culture extensive associée à un élevage plus ou moins itinérant. Vers le Sud, l’importance des sols est de plus en plus masquée par celle du climat. Ainsi, pour la végétation, les sols, le climat et la topographie, le contraste s’affirme entre les hautes plaines médianes et les bordures littorales et subsahariennes. Tel est donc le cadre géographique dans lequel s’insère le beylik constantinois. Sous la domination turque, il ne présente aucune limite linéaire très précise : vers l’est, il est séparé de la Régence de Tunis par une « ligne tirée de Tabarka coupant le cours de la Medjerda, et laissant le Kef à l’est et Tepsa (Tébessa) à l’ouest »14, et se dirigeant vers le cours de l’oued Souf. Les populations frontalières ne se soucient pas de cette séparation, elles passent du beylik de Constantine dans la régence de Tunis sans se préoccuper de savoir si elles sont dans l’un ou l’autre pays. Elles ne connaissent que le cheikh qui les administre, c’est-à-dire qui perçoit les différents impôts et qui relève du bey ; c’est pour elles la seule forme de dépendance. Vers le sud l’autorité nominale du bey s’étend jusqu’à Touggourt ; en réalité, les montagnes de l’Aurès et des Nemenchas à l’est limitent cette suzeraineté ; au sud-ouest, le Hodna s’insère nominalement au moins dans le beylik constantinois. À l’Ouest, la frontière passe par le défilé des Bibans15, file vers le village des Ouled Mansour et plus au sud vers les petits centres de Sidi Hadjerès et Sidi Aissa16 ; vers le nord, la ligne de séparation semble être la ligne de crête séparant le massif du Djurdjura de la vallée de l’oued Sahel, courant jusqu’à la Méditerranée pour se terminer au cap Carbon. 12. Rigotard, ibid. Analyse du sol et du sous-sol : SOL : Calc. 67 à 559 ; Azote : 0,4 à 2,8 ; Acide phosphorique : 0,8 à 5,7 ; Potasse : 0,8 à 4,1 ; Sous-sol : Calc. 48 à 672 ; Azote : 0,2 à 1,6 ; Acide phosphorique : 0,7 à 5,4 ; Potasse : 0,3 à 4. 13. Rigotard, ibid. Analyse du sol et du sous-sol : SOL : Calc. 54 à 472 ; Azote: 1 à 1,9 ; Acide phosphorique : 0,4 à 2 ; Potasse : 1,2 à 4,3. SOUSSOL : Calc. : 51 à 628 ; Azote : 0,6 à 1,6 ; Acide phosphorique : 0,3 à 1,1 ; Potasse : 1,3 à 3,7. 14. AMG, H, n° 227, Rapport Niel, du 1er juillet 1839 et Rev. Afr. 1858. Vayssettes, Histoire des derniers beys de Constantine, page 117. 15. AMG, H, n° 227, Rapport Niel déjà cité. 16. Vayssettes, article cité.
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Ici, comme dans le sud et à l’est, un chef local est l’intermédiaire entre le bey et les populations ; la province n’est donc pas strictement et linéairement cernée par une ligne frontière, elle est plutôt limitée par de véritables « marches-frontières » aux mains de grands chefs qui gardent les passages vers Tunis, le Sud ou Alger.
Livre Premier La situation à la veille de la conquête française
CHAPITRE PREMIER —
Population - Alimentation - Santé publique - Habitat
Dans les limites ainsi tracées, quelle est l’importance de la population dans le Constantinois à la veille de la conquête ? On a déjà dit ailleurs1 combien les estimations démographiques en Algérie soulevaient de difficultés ; nous allons, pour le Constantinois, retrouver des problèmes analogues. Nos documents sont pour la plupart postérieurs à la conquête ; seul Shaler est antérieur2 et son estimation pour toute l’Algérie est de 1 million d’habitants. Yacono, et nous le suivons totalement dans sa démonstration, repousse ce chiffre car beaucoup trop bas et s’intégrant mal aux recensements postérieurs. Les documents d’après la conquête sont les suivants : 1° Un état du 19 janvier 18423 qui compte la population à partir du nombre de tentes ; ces tentes étant elles-mêmes aussi nombreuses que les charrues ensemencées : autant de charrues, donc autant de tentes. « Comme le chiffre de charrues est parfaitement connu », le chiffre obtenu sera près de la vérité. L’état fixe ainsi la population rurale à 780 640 habitants et la population urbaine à 53 000 habitants ; le détail compte 108 730 tentes ou maisons, soit un peu plus de sept personnes par habitation. 2° Un état détaillé joint à un rapport du général Baraguay d’Hilliers au ministre de la Guerre4. L’état comprend aussi en annexe une carte des tribus divisée en quatre feuilles ; une lettre du duc d’Orléans, en date du 13 juin 1844 souligne que les documents ont été établis avec grand soin. Là encore, le nombre d’habitants est déduit du nombre de tentes ou de gourbis ; à raison de cinq personnes par habitation, nous obtenons 866 495 personnes. 3° De la même époque date l’estimation de Carette, membre de la Commission scientifique ; dans ses Recherches sur l’origine et les migrations des principales tribus de l’Afrique septentrionale et 1. X. Yacono, « Peut-on évaluer la population de l’Algérie vers 1830 ? », in Rev. Afr. 1955. 2. Shaler, Esquisse de l’État d’Alger, Paris, 1830. 3. F 80, 726. 4. F 80, 538.
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particulièrement de l’Algérie, Carette déduit le nombre d’habitants de la province du nombre de combattants ; il estime que ceux-ci sont dans la proportion d’un tiers par rapport au total ; la province de Constantine aurait de ce fait 952 000 habitants. 4° Postérieurement, nous trouvons le recensement de 1844-45, premier recensement officiel ordonné par Bugeaud. Yacono a fort pertinemment signalé dans quelle mesure le résultat de 1845 pouvait être admis pour toute l’Algérie ; nous verrons cependant plus loin pourquoi le chiffre de 1 016 716 habitants attribué à la province de Constantine doit être corrigé. 5° Immédiatement après cet inventaire, l’habitude est prise de parfaire les chiffres obtenus en 1845 ; et les Archives Nationales nous donnent entre 1849 et 1855 une série de statistiques qui se corrigent mutuellement et nous permettent de mieux cerner la réalité5. 6° Un rapport du 7 juillet 18526 du général Allard affirme que la population musulmane de la province atteint le nombre de 1 349 000 habitants, et la population européenne 27 113 habitants. Tels sont les chiffres des documents d’archives : du premier au dernier, le total passe de 780 640 à 1 349 000 habitants, soit donc un écart de 570 000 habitants environ. Nous verrons dans la discussion de détail, quel parti tirer des documents dont nous disposons. Les contemporains dans leurs publications imprimées sont tout aussi partagés. Dureau de La Malle7 déclare que la population de la province est la moitié de celle de la Régence ; mais il est très prudent et ne fournit pas de chiffres précis. Pellissier de Reynaud8 par contre est affirmatif : sans justification, il lance le chiffre de 1 500 000 habitants. Carette et Rozet déclarent dans leur ouvrage9 que la population de la province atteint 1 200 000 habitants. Quant au premier volume publié par le ministre de la Guerre, sur le Tableau de la situation des établissements français (abréviation : TEF), il affirme tout simplement que la province est « la partie la plus peuplée de la Régence »10, affirmation qui rejoint d’autres propos antérieurs11, mais ne donne aucun chiffre. 5. F 80. 548, 549, 550. 551, 552, 553, 554, 555. 6. F 80, 1677. 7. Dureau de la Malle, Province de Constantine, recueil de renseignements, Paris, 1837. 8. Pellissier de Reynaud, Annales Algériennes, T. I, page 286. 9. Carette et Rozet, L’Algérie in « L’Univers pittoresque », sans date (1848). 10. TEF, 1838, page 77. 11. A. Sacerdoti, « La mission à Alger du Consul de Venise, N. Rosalem », Rev. Afr. 1952 ; Vayssettes, « Histoire des beys de Constantine », Rev. Afr. 1858, par exemple.
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Un rapide examen des différents auteurs nous permet d’ores et déjà de dire : 1° que les recensements varient du simple au double. 2° que la population de la province de Constantine est comprise entre 780 000 et 1 500 000 habitants. Écartons les chiffres extrêmes 780 000 et 1 500 000, et nous aurons alors tout un groupe de chiffres très voisins les uns des autres. Yacono a dit dans le travail déjà cité, combien le recensement de 1845 méritait considération ; mais les auteurs du recensement nous avertissent que plusieurs fractions de population indigène n’ont pas été recensées. Parmi elles, celles de l’Ouennougha présumées pour 20 000 personnes, celles des Beni Abbès, Beni Aidel (15 000 et 10 000), le Sahel de Bougie (50 000), une partie du Sahel de Collo et de Djidjelli (30 000) et enfin celles de l’Aurès de l’ouest (15 000) : en tout 140 000 habitants à ajouter au chiffre de 1 016 716 habitants, au total donc 1 156 716 habitants. De ce recensement, O. Mac Carthy déclarait12 dans un rapport du 12 août 1852 que de nombreuses populations n’avaient pas été recensées alors et que les chiffres de 1844 reposaient sur des appréciations personnelles, qu’ils avaient été rectifiés et exagérés ; il préférait donc le chiffre du recensement de 1851 comme plus sûrs, et il donnait à la province 1 097 207 habitants. L’observation de Mac Carthy renforce donc notre conviction que le recensement de 1845 doit être repris et rectifié ; il doit l’être surtout à la lumière des recensements postérieurs que nous avons signalés. Un examen détaillé nous fera mieux saisir les insuffisances du recensement de 1845. Ainsi le cercle de Philippeville aurait en 1845, 14 187 habitants ; un état du 10 décembre 184913 donne 30 970 personnes pour le même cercle, soit donc une différence en plus de 16 783 en quatre ans. Cette augmentation est d’autant plus inconcevable que le cercle a été ravagé en 1849 par le choléra comme en témoigne le rapport suivant14 : « Des douars entiers ont disparu ; on a vu les gardiens des troupeaux tomber et mourir abandonnés au milieu des champs ». Et le rapport signale l’extension du fléau autour de Constantine, Bône, Mila, dans le Zouagha et le Ferdjiouah comme chez les Haractas15. Aucune tribu n’a été épargnée par le fléau : les gens des plaines comme ceux des montagnes, ceux de l’intérieur et ceux du littoral ; tous ont payé un lourd tribut ; les pertes sont d’autant plus graves pour certains douars qu’en 12. F 80, 1713 ; cf. aussi l’appréciation in TEF, 1850-52. 13. F 80, 548. 14. AGG, l H 6, rapport du général cdt la div. de Constantine, à Gouvernement général, 25 novembre 1849. 15. AVG, carton 68, liasse 25, notes diverses sur le choléra, 28 mai 1850.
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janvier 1848, ils avaient déjà subi les atteintes de la petite vérole16 : cinq, six et même sept cas mortels sur dix. Dans ces conditions, le cercle de Philippeville subit une mortalité élevée. Que le chiffre de la population stagne ou marque une légère augmentation, soit, mais qu’il double nous semble impossible. Nous devons donc gonfler certains chiffres de 1845 pour tenir compte de ces épidémies redoutables de 1848 et 49 ; en admettant une perte de 10 %, nous aurions pour le cercle une population de 35 000 habitants, à partir des chiffres de 1849. Les estimations concernant les cercles de Bougie et Bordj-Bou-Arréridj sont visiblement inférieures à la réalité, Les chiffres avancés en 1845 et en 1853 sont respectivement pour celui de Bougie, de 50 000 et de 101 411 habitants, soit donc une différence du simple au double ; et pour le cercle de Bordj-Bou-Arréridj, nous trouvons 45 000 en 1845 et 84 865 en 1853. Nous retrouvons ici comme pour Philippeville des faits voisins, sinon analogues, et le pourcentage d’erreur est du même ordre. Ailleurs, par contre, nous aurons un phénomène inverse. Ainsi, pour le cercle de La Calle, en 1845, nous avons une population de 42 322 habitants et en 1849 de 14 473 habitants ; dans le cercle de Guelma, en 1845, 46 574 h. et en 1849, 23 083 h. ; enfin, dans le cercle de Djidjelli, en 1845, 163 200 h., et en 1849, 78 481 h. Nous pouvons invoquer les variations des circonscriptions administratives qui ont fait passer d’un recensement à l’autre certains douars d’un cercle à l’autre ; c’est vrai pour le cercle de La Calle. Si nous tenons compte pour le recensement de 1845 des tribus comprises dans le cercle en 1849, nous verrons la population du cercle atteindre alors en 1845, 13 739 personnes au lieu des 42 322 citées précédemment : la comparaison devient alors acceptable d’une statistique à l’autre. Elle l’est d’autant plus que nous devons également déduire de la statistique de 1849, 1 560 personnes appartenant aux tribus introduites depuis 1845 ; les chiffres ainsi rectifiés donnent en 1845, 13 739 personnes et en 1849, 12 913. Pour Djidjelli, nous devons également reprendre de très près les chiffres de 1845. Une remarque d’abord : la statistique ne donne que le total global, 163 200 habitants, sans détail, avec un effectif de 31 119 guerriers. Or, en 1845, le cercle de Djidjelli reste encore insoumis ; il faut attendre les années 1850-55 pour voir les officiers le parcourir et noter douar par douar le détail des combattants, des non-combattants et des richesses. Les chiffres sont alors notablement modifiés et donnent des résultats très inférieurs à ceux de 16. AGG, K, cercle de Philippeville, statistique et histoire des tribus 1844-48, rapport du 16 janvier 1848.
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1845 ; il n’est donc pas possible de s’en tenir au chiffre de 1845 excessivement gonflé. Reste la troisième anomalie : le cercle de Guelma. Nul document ne mentionne que le cercle ait subi plus fortement qu’ailleurs les contre-coups des épidémies de 1848 et 1849. Une étude détaillée des douars à partir des statistiques de 1845 et 1849 nous montre que chaque douar voit sa population diminuer très exactement de moitié ; et ce non seulement pour le total, mais aussi pour les différentes composantes, cavaliers, fantassins, femmes, enfants et vieillards. On peut admettre qu’une fraction voie sa population diminuer de moitié, mais pour les soixante-deux, la coïncidence est surprenante ; elle l’est d’autant plus qu’il y a une similitude totale entre les chiffres du recensement de 1845 et ceux fournis par Carette ; sans doute ce dernier a-t-il arrondi, mais pour l’ensemble, nous retrouvons des chiffres identiques. Ces deux séries de remarques nous mettent en méfiance, et notre méfiance augmente lorsque nous voyons les chiffres de 1849 confirmés par les deux recensements ultérieurs de 1850 et 1851. Tout cela nous amène donc à écarter de notre statistique les chiffres de 1845 manifestement gonflés et à préférer ceux de 1849. Notre préférence est d’autant plus justifiée que dans un rapport envoyé le 1er mai 184617 par Randon, commandant la subdivision de Bône, nous voyons la population du cercle de Guelma comptée pour 31 200 habitants, et dans un tableau statistique du 6 février 184618, la population indigène du cercle est estimée à 30 000 hahitants ; ces deux chiffres voisins sont plus vraisemblables que celui de 1845 et s’intègrent assez bien à la perspective démographique marquée par les épidémies de variole et choléra de 1848-1850. Ainsi donc, la statistique de 1845 doit être interprétée à la lumière des renseignements postérieurs et de ceux fournis en particulier par les recensements de 1849, 50 et 51. Reprenons donc cette statistique dans ses éléments les plus discutables : cercles de Bordj-Bou-Arréridj, Bougie, Djidjelli, Carette dans son dénombrement indique pour le khalifat de la Medjana une population de 66 290 hab. ; ajoutons-y les deux cantons d’Il Maïn et des Bibans, soit 54 200 hab.; le total sera de 120 490 hab. Mais, dans le recensement de la Medjana, Carette indique le caïdat de l’Ouennougha qui dépend des Ouled Moqran certes, mais qui géographiquement est en dehors de notre étude, l’Ouennougha regarde en effet plus vers Aumale et le revers sud du massif des Arib, donc vers la province d’Alger. 17. F 80, 727. 18. F 80, 1675.
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En écartant donc l’Ouennougha de notre statistique, la Medjana comptera 28 570 + 54 200 = 82 770 habitants. Admettons la classique marge d’erreur de 10 % ; nous pouvons alors évaluer la population du cercle de Bordj-BouArréridj à 90 000 hab. : le résultat sera d’autant plus admissible qu’il s’accorde assez bien aux évaluations plus précises de 1852 (83 196 hab.) et 1853 (84 865 hab.). Pour le cercle de Bougie, l’estimation sera plus délicate : car le pays est essentiellement formé de régions montagneuses ; et il est très difficile de séparer administrativement les douars ou les tribus du cercle de Bougie de ceux de Djidjelli ; aussi devons-nous accueillir avec grande méfiance les chiffres fournis par les différents recensements ; car telle tribu peut être passée d’un cercle à l’autre. Nous apprécierons donc globalement les populations des deux cercles ; les chances d’erreur seront moins grandes. Le cercle de Djidjelli est compté en 1845 pour 163 200 hab. ; en 1852 pour 40 878 hab. et en 1853 pour 33 655 hab. De telles différences sont difficiles à concevoir même avec les épidémies meurtrières de 1848-50 ; ce l’est d’autant plus que les régions kabyles sont généralement moins touchées que les zones des hautes plaines19 ; là encore, nous écarterons le recensement de 1845. Par contre, lions les cercles de Djidjelli et de Bougie ; nous arriverons à des résultats plus homogènes et plus admissibles. Utilisons nos recensements de 1852 et 1853. Djidjelli Bougie
1852 40 878 89 124 130 002
1853 33 655 10 1411 135 066
Si nous poussons notre recherche jusqu’en 1855 et 1856, nous noterons la remarquable continuité pour le cercle de Djidjelli avec les chiffres de : 40 878 en 1852 – 33 655 en 1853 – 32 006 en 1855 – 36 311 en 1856. Si nous admettons que le recensement de 1856 est le premier sérieusement réalisé pour les régions kabyles, et si nous acceptons la marge d’erreur classique de 10 %, la population du cercle pourra alors osciller autour de 40 000 habitants en 1855. Mais n’oublions pas que la région vient alors de subir la guerre et les épidémies de 1848-49. X. Yacono admet pour l’Algérie un taux de diminution moyen de 0,93 % depuis 1830 jusqu’en 1856 ; en ajoutant à nos 40 000 habitants les diminutions calculées d’après le taux indiqué, nous arriverions au résultat suivant : la population du cercle de Djidjelli serait en 1845 de l’ordre de 44 000 habitants. 19. Cf. notre étude sur « La crise démographique de 1866-1870 », Hespéris, 1959.
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Reste le cercle de Bougie. Reprenons nos recensements de 1856. Nous avons déjà dit qu’il fallait admettre une erreur de 10 %. Aux 112 177 habitants dénombrés, nous devons donc ajouter 11 300 personnes, soit donc au total 123 500 habitants ; ôtons de ces 123 500, les 40 000 personnes du cercle de Djidjelli, le cercle de Bougie aurait alors 83 500 personnes. Mais avant le recensement de 1856, le cercle a connu les combats entre montagnards kabyles et colonnes françaises ; moins certes que dans le cercle de Djidjelli20 mais enfin les Kabyles ont lutté. En tenant compte des pertes dûes aux combats, notre total ne sera pas très éloigné de l’évaluation de 1852 ; fixons donc ce chiffre pour 1852 à 85 000. À partir de ce chiffre, et en admettant le taux de 0,93 % proposé par Yacono, nous aurions alors pour la population du cercle en 1845 une population oscillant autour de 91 000 habitants ; c’est d’autant plus admissible que le TEF de 1840 parlant des Kabyles de la région de Bougie estime à 22 000 le nombre de guerriers21. À la lumière de ces rectifications sur la statistique de 1845, nous proposons de fixer la population des cercles aux chiffres suivants, en 1845 : Cercle de Bordj-bou-Arréridj Djidjelli22 Bougie Guelma Philippeville La Calle Bône et Edough Constantine Batna-Aurès Sétif Hanenchas Total
90 000 44 000 91 000 30 000 35 00 14 000 25 000 281 000 121 000 30 000 30 000 876 000 habitants
Avant d’aller plus loin, notons ceci : si nous avons introduit dans nos calculs une correction de 10 % pour les cercles de Bordj, Bougie, Djidjelli, Guelma, Philippeville, par contre nous n’avons pas touché aux chiffres de La Calle, Constantine, Aurès-Batna, Sétif, Hanenchas qui accusent un total de 594 000 habitants. Seconde remarque : nous avons toujours admis une marge d’erreur de 10 % ; or, cette marge est inférieure de moitié à la marge couramment 20. M. Zurcher, La pacification et l’organisation de la Kabylie orientale, Alger, 1949. 21. TEF, 1840. 22. Le chef du bureau arabe de Djidjelli fixe à 70 000 en 1843 la population du cercle (cf. AGG 8 H 2/1, note du 30 mai 1848) ; le TEF de 1850-52 attribue au cercle 40 872 hab.
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admise en démographie ; nous devons donc augmenter notre pourcentage d’au moins 5 pour cent pour ne pas sous-estimer trop fortement la population de la province. Les cercles de Bordj, Bougie, Djidjelli, Guelma, Philippeville verront ainsi leur population passer de 300 000 à 315 000 habitants et ceux des cercles de La Calle, Constantine, Aurès, Batna, Sétif, Hanenchas de 594 000 à 688 000 habitants, soit donc en tout 988 000 habitants, globalement un million d’habitants. Ce chiffre va nous permettre de fixer très approximativement la population de la province à la veille de la conquête. Comme l’a très justement remarqué Yacono dans l’étude citée précédemment, nous devons admettre une diminution de la population depuis 1830 jusqu’en 1856 ; et le taux de diminution annuel est de 0,93 pour cent. Sans doute ce taux réflète les pertes très dures subies par les populations rurales dans la lutte menée contre Abd el Qader ; or, cette guerre n’intéresse qu’assez peu le Constantinois. Certes des expéditions furent menées jusqu’en 1845 dans le nord et le sud de la province, mais cela ne paraît pas ressembler à la guerre âpre menée dans le centre et l’ouest de l’Algérie ; de plus, les régions kabyles (de Bougie et Djidjelli) vivaient encore quasi indépendantes. Néanmoins, la province connut depuis 1830 toute une série d’épidémies ou de fléaux : choléra, peste ou vomito negro en 1832, de nouveau peste ou choléra en 1835, encore le choléra en 183723 ; et les années 1836 et 1837 furent des années de lutte contre les tribus toujours ralliées à Ahmed Bey. Ces années 1835, 1836 et 1837 furent donc des périodes défavorables à la population constantinoise. Mais s’il y a bien régression globale depuis les années de la conquête jusqu’en 1845, nous devons essayer de chiffrer son importance. Nous l’évaluerons par analogie avec la période postérieure à 1845 qui vit justement une série de mauvaises années marquées par le choléra et sans doute le typhus. Nous possédons pour cela, outre le recensement de 1845, les enquêtes de 1849, 50, 51 et 1853 ; mais une précaution s’impose dans le maniement des chiffres : certaines tribus sont passées d’une circonscription administrative à l’autre, aussi avons-nous toujours tenté de conserver les mêmes tribus d’une enquête à l’autre. Si nous prenons les chiffres fournis par le recensement de 1845, chiffres auxquels nous ajouterons les estimations officielles pour les zones de Bougie, les Kabylies et la Medjana, nous aurons une population de 929 210 23. En utilisant le total de 1845 et le total de 1851 cité par Mac Carthy in F 80 1713/F, total rectifié, nous avons un taux de diminution de 0,39 % manifestement trop bas.
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habitants (nous avons écarté certaines régions subsahariennes non incluses dans notre étude). De même, le recensement à la fin de 1853 donne le total de 850 876 habitants ; dans l’un comme dans l’autre cas, nous n’avons fait subir aux chiffres aucune rectification ; le taux moyen de diminution est alors de 1,05 %24. Bornons-nous aux chiffres de 1845 et 1853, en excluant les cercles de Bougie et Bordj pour lesquels nous ne possédons aucune indication en 1845 ; nous aurons alors un taux de diminution de 2,13 %. Le détail nous permettra de mieux préciser certains aspects de ce taux de diminution, en particulier le cercle de Constantine de loin le plus peuplé a un taux particulièrement élevé. Rectifions les chiffres fournis par les différents recensements, utilisons les tribus mentionnées en 1845 et en 1853 : notre taux s’élèvera alors à 1,98 % ; ce taux ainsi que le précédent peuvent nous paraître excessifs, mais à la lumière des remarques suivantes, ils le paraîtront moins. En effet, le Constantinois a subi, nous l’avons dit, une série d’épidémies meurtrières de 1848 à 1851; ainsi le cercle de Bône, le premier occupé par les troupes françaises, donc celui sur lequel les renseignements sont les plus sûrs, va nous donner le taux de 4,31 % de 1845 à 1849 ; de même celui de La Calle présentera un taux de 3,86 % ; celui de Constantine lui-même verra son taux atteindre 2,55 %. Ces remarques permettent de mieux situer la population de la province à la veille de la conquête. Si nous prenons le taux de l,05 notre chiffre sera de 1 000 000 + 157 000 habitants pour les quinze années allant de 1830 à 1845, soit 1 157 500 personnes, en arrondissant, 1 200 000 habitants. Avec le taux de 1,98, la population sera de 1 297 000, en gros 1 300 000 habitants ; et avec le taux de 2,13, le chiffre de population sera de 1 320 000 habitants. Nous pouvons donc admettre que la population de la province de Constantine à la veille de la conquête est de l’ordre de 1 200 000 habitants. Si nous comparons notre chiffre à ceux présentés par X. Yacono dans son étude, nous verrons que notre résultat donne à la province de Constantine les deux cinquièmes de la population de l’Algérie25. 24. Raynaud, Soulié, Picard, Hygiène et pathologie nord-africaines, Paris, 1932. T. I ; voir aussi F 80 725. 25. Nous ne pensons pas être trop éloignés de la réalité si l’on admet avec Dureau de la Malle que la population de la province de Constantine est la moitié de celle de l’Algérie ; d’autre part, l’auteur de la notice consacrée au recensement de 1844-45 in TEF 1850-52 fixe la population de la province à 1 101 421 hab. et celle de l’Algérie à 2 500 000 hab. soit donc pour la province 44 % du total.
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Pouvons-nous pousser l’analyse démographique au-delà ? La tentative peut être intéressante, car elle nous permettrait de déterminer plus précisément les densités et les zones de peuplement. Reprenons nos satitistiques de 1845, de 1846 (celles de Randon pour les cercles de Bône, Edough, La Calle, Guelma, Hanenchas), de 1852 (F 80 1713/F) et enfin celle de 1853. La superficie des différents territoires sera comptée à partir des recensements de 1849 et années suivantes, c’est-à-dire du jour où les officiers des bureaux arabes ont pu pénétrer dans les tribus et évaluer assez précisément l’étendue des douars et tribus. Nous aurons ainsi : Cercle de Philippeville Batna (Aurès inclus, mais zone saharienne exclue) Constantine Bône-Edough La Calle Djidjelli Sétif Bougie Bord-Bou-Arréridj Hanenchas Total
2 170 11 280 9 068,5 2 576 2 208 2 264 4 799,6 2 093 9 360 4 928 53 227,4
km2 km2 km2 km2 km2 km2 km2 km2 km2 km2 km2
Population décomptée par le recensement de 1849 : — 934 210 hab. Densité moyenne: 17,5 hab./km2. Le recensement de 1845 non rectifié donnera les chiffres de densité suivants : Cercle de Philippeville Batna Constantine Bône-Edough La Calle avec Hanenchas Djidjelli Sétif Bougie et Bordj ensemble
8,5 12 29,2 9 5,9 61,2 23,5 10,9
Nous avons déjà dit combien le recensement de 1845 devait être manipulé avec précaution ; et les chiffres de densité obtenus en particulier celui de Djidjelli, peuvent nous choquer ; c’est une raison supplémentaire pour préférer à la densité brute une densité rectifiée, calculée sur des chiffres que nous croyons plus proches de la réalité, à partir des données de 1845, 1849 et des recensements ultérieurs.
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Ainsi au lieu des 14 187 hab. du cercle de Philippeville, nous croyons devoir préférer l’autre chiffre, construit certes, mais à partir d’éléments vraisemblables, soit donc 34 000 hab. ; la densité sera alors de 15,6. De même le cercle de La Calle doit être diminué des Hanenchas soit 28 583 hab. et 4 928 km2 ; la densité passe alors à 6,2. D’autre part, le cercle de Guelma enregistre, en 1849, 23 083 hab. ; ajoutons-y dix pour cent environ pour les décès dûs à la crise de 1848-49 et nous aurons alors 30 000 hab., soit une densité de 14,4. Le cercle de Djidjelli a, nous l’avons déjà dit, une population excessivement gonflée dans le recensement de 1845 ; nous avons proposé 44 000 hab. En effet, si nous maintenons le chiffre de 1845 la densité sera trop élevée, alors que celle des cercles de Bougie et Bordj paraît franchement trop basse. Et ce d’autant plus que la densité du cercle de Sétif, voisin de celui de Bordj, atteint 23,5. Le cercle de Bougie, kabyle tout comme celui de Djidjelli, et ayant à peu près les mêmes ressources, – sinon même des ressources supérieures –, devrait avoir une densité aussi forte que celui de Djidjelli, surtout dans la plaine alluviale de l’oued Sahel26. Dans l’examen des différents chiffres que nous possédons, une remarque est intéressante. Additionnons en effet à notre chiffre proposé de 44 000 habitants pour le cercle de Djidjelli, nos estimations des cercles de Bordj et Bougie, nous aurons : 44 000 + 90 000 + 94 000 = 228 000 habitants. Reprenons maintenant les recensements de 1852 et de 1853, et additionnons les chiffres fournis pour les trois cercles : Cercle de Djidjelli Cercle de Bougie Cercle de Bordj Total
1852 40 878 89 124 83 196 213 198
1853 33 655 101 411 84 865 219 931
Nos totaux sont assez voisins les uns des autres. Excluons le cercle de Bordj qui se différencie nettement des régions kabyles surtout dans sa partie subsaharienne ; groupons donc ensemble les cercles de Djidjelli et Bougie : nous aurons alors pour le recensement de 1845 avec nos chiffres rectifiés : 90 000 + 44 000 = 134 000 habitants, soit une densité moyenne de 28,1 pour les cercles kabyles de Bougie et Djidjelli. Ce qui est plus admissible eu égard aux ressources dont les populations peuvent disposer. 26. Cf. AGG, K, Inspection générale, rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Bougie, 23 novembre 1859 : « La population spécifique du cercle est de 40,8 et dans les tribus riveraines de la vallée de la Soummam elle monte à 57,78 ; elle est par conséquent plus forte que la population spécifique de la Haute-Saône et de 39 autres départements de France ».
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Reste enfin le cercle de Bordj : en acceptant comme chiffre de population 90 000 habitants, nous avons une densité de 9,6. Récapitulons nos résultats ; dans le tableau suivant figurera — la densité à partir du recensement de 1845 rectifié ; — la densité à partir des chiffres que nous proposons. Cercle de Philippeville Batna Constantine Bône-Edough Guelma Hanenchas Djidjelli et Bougie Bordj Sétif La Calle
1845 15,6 12 29,7 9 14,4 5,8 28,1 9,6 23,5 6,2
1845-1853 19,2 14,1 26 12,1 13,3 28,3 9 24,3 7,8
Nous le voyons, les chiffres sont assez voisins les uns des autres. Nous pouvons donc admettre sans risque d’erreur majeure qu’à la veille de la conquête, les zones de forte densité se trouvaient dans les Kabylies et dans les hautes plaines, avec des densités supérieures à 20 habitants par km2 ; les zones les moins peuplées sont évidemment les zones de contact avec les régions subsahariennes : Hanenchas, Medjana et Bibans, et région montagneuse de La Calle ; enfin, zone de peuplement intermédiaire, les régions limitrophes à l’Aurès, l’Edough, et les régions de Guelma. Pouvons-nous déterminer les taux de natalité, de mortalité, d’accroissement annuel, de masculinité, de féminité, de nuptialité ? Dans l’état actuel de notre documentation, nous ne pouvons rien avancer de certain, car nos premiers décomptes détaillés n’apparaissent qu’à partir de 1851 et des années suivantes. Encore ne fournissent-ils que le nombre d’enfants, garçons et filles, sans faire de différence, sans indiquer la répartition par âge, la mortalité, la répartition des enfants par famille ; ce sont des résultats globaux. De même, aucune indication pour les hommes et les femmes, en ce qui concerne les âges, la durée moyenne de la vie, la mortalité ; bref, les chiffres les moins représentatifs, les moins utilisables pour une esquisse d’étude démographique. Voici tels que nous les avons calculés à partir des chiffres non rectifiés : 1° le pourcentage d’enfants par rapport à l’ensemble de la population ; 2° le pourcentage d’hommes pour cent femmes ; 3° le pourcentage de femmes pour cent hommes.
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Source : TEF 1852-1854. Cercle Constantine Aïn Beida Tébessa Philippeville Djidjelli Bône Guelma La Calle Batna Sétif Bordj Bougie Taux moyen
Enfants 44 35,8 37,3 41,5 36,8 36,5 34,8 38,9 47,1 31,2 52,2 37,6 41,6
Hommes 124,3 94,8 86,3 80,7 110,5 107,7 118 38,9 95,9 100 67,2 100,3 98,6
Femmes 80,4 105,4 115,8 123,7 90,4 92,8 84,6 113,6 104,2 99,9 148,7 99,7 101,3
Une autre source des mêmes années (F 80 458, Tableau de la fin de 1852) donne des résultats sensiblement différents : Cercle Constantine Aïn Beida Tébessa Philippeville Djidjelli Bône Guelma La Calle Batna Sétif Bordj Bougie Taux moyen
Enfants 49,8 35,7 41,4 25,6 33,4 38,4 32,6 47,4 32,1 20,6 37,8 39,8
Hommes 119,8 97,8 77 89,2 89,7 127,4 100,2 61 96,3 167 100,5 90,8
Femmes 83,8 102,1 129,8 112 111,4 78,4 99,7 163 137 59 99,5 110
Si nous prenons quelques tribus à titre de sondage, nous constaterons la même disparité. Ainsi, dans les hautes plaines, les Ouled Abd-en-Nour auront les taux suivants : Enfants Hommes Femmes
51,2 122 81
Dans la région de Philippeville, les Radjetas auront : Enfants Hommes Femmes
40,8 77,5 128
80
POPULATION - ALIMENTATION - SANTÉ PUBLIQUE - HABITAT
Dans les cantons kabyles de la région de Bougie, les Tassameurt auront : Enfants Hommes Femmes
15,7 151 65,9
et dans le douar Tazmalt, nous aurons : Enfants Hommes Femmes
33,9 151 60
Pouvons-nous tirer quelque conclusion de ces indications aussi contradictoires ? Les chiffres fournis par le Tableau des établissements français semblent présenter moins de distorsion que ceux de F 80 458 ; tout au plus pouvonsnous affirmer que la population de la province comprend plus de 40 pour cent de moins de dix-huit ans ; que la pyramide des âges devrait être large à la base, et étroite au sommet, mais cela n’est qu’une conjecture vraisemblable. Faut-il aller plus loin et inférer de cette conjecture que la natalité doive être importante et la mortalité élevée ? C’est possible, mais aucun document ne nous apporte la preuve chiffrée de cette appréciation qualitative. Nous devons attendre les années 1860-1865 pour avoir des évaluations concernant le taux de mortalité en année normale dans le Constantinois ; pour l’ensemble de la province, le taux moyen est alors de 20,7 pour mille27. Par contre nous possédons des renseignements intéressants sur la santé publique à la veille de la conquête. Un rapport du médecin-chef Deleaux, de 183928 fait ainsi le bilan des maladies endémiques de la province : — fièvres de tous types ; au printemps, les tierces peu dangereuses ; en été, les fièvres pernicieuses29 ; enfin d’août à novembre parfois, des dysenteries et des diarrhées communes ; avec l’hiver et les changements brusques de température apparaissent les affections pulmonaires : bronchites, pleurites et pleuro-pneumonies. 27. Cf. notre étude sur la crise démographique de 1866-70 déjà citée. 28. AVG, Carton 80, liasse 5, maladies à Constantine. 29. Tous les observateurs de l’époque ont noté le souci (cf. Hugonnet, Souvenirs d’un chef de bureau arabe) avec lequel les Arabes évitaient les bas-fonds marécageux paludéens ; ce souci poussait même certains d’entre eux à une migration saisonnière originale : ainsi les Beni Ouelban (cercle de Collo) abandonnent les plaines basses en été n’y laissant que les gens strictement nécessaires à la garde des gourbis et des plantations ; ils évitent ainsi les chaleurs des bas-fonds et les fièvres, et font en même temps leurs travaux de jardinage et leurs récoltes du printemps ; ils redescendent au moment des premiers froids, ne laissant que la partie de la famille destinée à la surveillance de leurs propriétés (cf. Sén.-consulte Beni Ouelban, rapport du 18 décembre 1868).
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Deleaux s’avère incapable de donner un nombre quelconque quant à la mortalité des populations indigènes; il la suppose « très grande », mais n’apporte aucune précision complémentaire. Un autre médecin militaire Tesnière, dans un rapport, sans doute de 18353630 s’attache à la Kabylie pour souligner l’usure rapide des hommes et des femmes, usure provoquée, selon lui, par les habitudes des Kabyles, le climat et la misère31. Hommes et femmes vieillissent rapidement, les uns à cause du libertinage auquel ils s’adonnent de bonne heure ; les autres à cause de leur mariage, de leurs grossesses précoces32 et des avortements particulièrement nombreux33. Une série de rapports ultérieurs34 de novembre 1851 signale également des fièvres comme les affections les plus répandues dans la population de la subdivision de Constantine, mais mentionne l’importance des affections syphillitiques, cutanées et des blessures et des affections du tube digestif ; à la vérité, les enfants souffrent plus encore que les adultes de ces maladies. Enfin, les dernières maladies que mentionnent aussi les rapports de 183536, de 1839 ou de 1851, sont les affections ophtalmiques : ophtalmies simples ou purulentes allant jusqu’à la cécité. Il est très remarquable que pas un seul document passé entre nos mains ne mentionne la tuberculose. Il faut ajouter à ces affections les épidémies si meurtrières de typhus, choléra, ou peste qui accompagnent presque toujours les récoltes mauvaises ou les famines. Quelles sont les causes de ces maladies ? Pour les fièvres, les « miasmes provoqués par les émanations des marais ou par les parties basses des montagnes » ; pour les affections intestinales, ce serait « l’humidité du sol sur lequel les Arabes reposent, et d’autre part l’insuffisance vestimentaire qui ne les garantit pas des froids de l’hiver » ; enfin, le régime alimentaire : « absorption d’eaux bourbeuses ou stagnantes, ou de végétaux crus et acides (melons, pastèques et concombres »35. 30. AVG, carton 87, liasse 12, rapport Tesnière. 31. Hanoteau et Letourneux, La Kabylie ..., T. I, page 420 et sq. Maladies en Kabylie, signalent comme principales maladies les fièvres qui touchent plus spécialement les femmes travaillant dans les jardins des régions basses et les colporteurs ; la variole qui frappe surtout les enfants (sur 10 décès d’enfants, 3 sont dûs à la variole, la rougeole et la scarlatine ; la mortalité infantile est encore plus forte) ; les ophtalmies d’origine le plus souvent blennorragiques, les maladies de peau et les maladies vénériennes. 32. Rapport Tesnière : « Les filles se marient à dix ans ; à vingt, elles ont perdu toutes leurs formes et à vingt-cinq elles semblent avoir déjà vu quarante printemps ». 33. Ibid. « Une femme serait renvoyée si elle donnait trop d’enfants qui réduisent la fortune du chef de la communauté ». 34. F 80 457, rapports de novembre 1851. 35. F 80 457, rapport sur les cercles de Bône et Guelma.
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Pour les affections oculaires, les uns attribuent aux variations climatiques des actions nocives sur le fragile globe oculaire ; les autres pensent que l’ardente réverbération sur un sol blanchâtre est responsable de tout le mal. Les soins sont toujours assez élémentaires : les médecins arabes usent de simples, d’amulettes ou pratiquent des conditions d’hygiène rudimentaire. Ils ne sont d’ailleurs médecins que de nom : thaleb ou m’daoui, leur science est toute empirique ; et si certains ont quelque notoriété dans l’art de guérir ou même d’opérer36, ils ont perdu depuis longtemps toute faculté créatrice de méthodes nouvelles. Les conséquences de cet état de choses sont : — les engorgements de viscères pour les fiévreux ; — les diarrhées pour les affections intestinales ; — la cécité pour les ophtalmies ; — les chancres et les affections cutanées pour les maladies vénériennes du côté masculin, les maladies utérines et les avortements pour les femmes. Une mortalité importante est en rapport avec ces différents troubles : mortinatalité ou mortalité infantile37 considérables qui réduisent le nombre d’enfants vivants et ne laissent subsister que les plus solides38. Sans doute l’état de santé est lié à la technique médicale, mais il est également conditionné par l’alimentation, le vêtement, l’habitation. Tous les documents imprimés, antérieurs ou postérieurs à la conquête mentionnent le régime alimentaire des populations indigènes ; mais c’est en général, pour toute l’Algérie. Ainsi Shaler39 fait du « couscoussou », « espèce de pâte en grain et faite de blé à la manière du macaroni », le plat national : les pauvres le mangent avec de l’huile ou du beurre, les autres peuvent y mêler de la viande de mouton, de la volaille, du beurre ; comme autres mets : « du poisson, du fromage, des olives et comme boisson du lait, du café ou de l’eau »40. « Ils consomment rarement du bœuf, jamais de veau ; et lorsqu’on tue une bête, sa chair est battue ou séchée, bouillie dans l’huile et déposée dans des jarres ou des terrines recouvertes d’huile ou de beurre fondu, pour la manger
36. On connaît la réputation de certains coins de l’Aurès pour les trépanations. 37. Mais il est impossible de donner le moindre chiffre sur ces deux questions. 38. F 80 457, subdivision de Constantine, rapport du 24 novembre 1851 : « L’Arabe est sujet à beaucoup moins de maladies que l’Européen, parce qu’il résiste plus facilement aux causes extérieures ; et puis il faut le constater ici, tout ce qui est malingre ou mal constitué ne brave pas impunément les influences climatériques et les privations du douar. La guérison sera donc plus sûre chez l’indigène que chez l’européen ». 39. Shaler, Esquisse de l’État d’Alger, Paris, 1830, p. 85. 40. Ibid. « Le café est la plus grande dépense de ces peuples si tempérants et l’eau est leur unique boisson ».
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plus tard. » Les ouvriers se contentent souvent de galette trempée dans un peu d’huile. Le même régime est décrit par Pellissier de Reynaud41 dans ses Annales algériennes quelques années plus tard. Plus prolixe, le rédacteur de la notice des TEF dénombre les repas : il y en a deux par jour, le déjeuner à dix heures du matin, le dîner à six heures du soir. La nourriture prise en commun, comprend le matin un pain de 450 grammes, 200 grammes de dattes, un demi-litre de l’ben ; le soir 500 grammes de couscouss ou de berghoul ; huile, piments et sel sont les seuls condiments de cette cuisine frugale. Le rédacteur mentionne la viande à raison de 250 grammes par personne et trois fois par mois, mais il souligne immédiatement que cette alimentation est certainement supérieure à celle qui compose l’ordinaire de la plupart des arabes, même en dehors de la classe indigente. Pour Rozet, les Arabes sont ceux qui mangent le moins et vivent le plus mal parmi les peuples de Barbarie ; ils ne consommeraient de viande et de couscouss qu’aux occasions solennelles ; leur nourriture habituelle se compose de lait ou fromage, de galettes, de quelques poivrons longs cuits dans l’huile, pastèques ou figues de Barbarie en saison ; et ils ne boivent du café qu’en dehors de chez eux42. Les auteurs des différents rapports sur le service de santé insistent les uns, – celui de Bône – sur l’aspect hygiénique de cette alimentation : « composée de froment, soit en galette, soit en couscoussou, elle offre une bonne réparation », et elle est « mieux entendue que celles des paysans français de l’époque ». Les galettes de blé ou d’orge, ou le couscouss recouvert ou non de viande de bœuf ou de mouton sont des aliments faciles à digérer et suffisants ; le même auteur note la sobriété des arabes, l’absence des boissons alcoolisées en même temps que des épisodes de gloutonnerie au cours des festins43. D’autres – celui de Guelma – font état également de la gloutonnerie épisodique ; mais pour eux l’alimentation est insuffisante chez les indigènes 41. Pellissier de Reynaud, op. cit., T. 3, page 446 : « le fond de leur nourriture est le couscouss, espèce de semoule qu’ils apprêtent au beurre et à la graisse ; ils la servent dans de grands plats de bois avec des morceaux de viande de boucherie ou de volailles saupoudrés de poivre. Mais cet accessoire de viande n’a lieu que dans les grandes occasions, ou chez les gens riches. Le plus souvent le couscouss est simple, et quelques galettes constituent le repas de la famille. » 42. Cette assertion de Rozet ne l’empêche pas d’écrire que les tribus possèdent des silos ou matmores dans lesquels le grain est mis en réserve (cf. Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, p. 168). 43. Cf. Cépède et Lengellé, Économie alimentaire du globe ; cf. aussi H. Labouret, Les paysans d’Afrique occidentale, qui parlent de la gloutonnerie comme d’un palliatif occasionnel aux insuffisances alimentaires.
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du cercle ; ils utilisent peu la viande de bœuf quoiqu’ils possèdent de nombreux troupeaux ; et le mouton et les volailles entrent pour une faible part dans leur nourriture habituelle. S’ils mangent du couscouss, ils consomment plus souvent l’indigeste et peu nourrissant berboucha. Dans le cercle de Sétif, le médecin estime que l’alimentation est loin d’être suffisante : mise à part celle des chefs arabes, bien entendu. Le menu se compose, le matin, de galettes, de dattes, de lait ; le soir, de couscouss, de beurre, de quelques fruits ; la viande, bœuf ou mouton, n’apparaît tout au plus que deux fois par mois. Évidemment, tous les rapports sont plus détaillés que les notices générales antérieures ; mais ils pèchent tous par une lacune : ils ne mentionnent pas les quantités consommées ; dès lors, il nous est difficile, sinon même impossible d’évaluer quantitativement l’alimentation des fellahs constantinois44. Dans les Kabylies, règne un régime analogue à ceux que nous avons décrits45 : le couscouss traditionnel, des légumes, des fruits secs et dans les grandes circonstances, des morceaux de viande bouillie ; « pour les classes les plus misérables, de la brisa ou de la farine d’orge délayée dans de l’eau ou du lait ». Tesnière46 pessimiste estime cette alimentation misérable comme presque celle de tous les Arabes. Rozet, par contre, semble opposer l’alimentation variée des Berbères à celles des Arabes ; les premiers consomment beaucoup de laitages, mangent des melons, des fruits, des baies, la traditionnelle galette, et quelquefois du mouton, de la volaille cuits avec le couscouss. Mais certains cantons47 particulièrement défavorisés utilisent les glands doux pour leur nourriture48 ; ceux-ci sont vendus comme l’orge ; les pauvres 44. Dans un article paru dans les Annales de colonisation algérienne, T. 10, page 5 et sq, Production et commerce des céréales, J. Duval cite Fr. Lacroix qui attribue aux 100 000 Arabes citadins la consommation individuelle de 3,5 qx par an de blé ; aux 1 300 000 Arabes de la tente, 90 kgs d’orge, 85 kgs de blé ; aux 700 000 Kabyles, 45 kgs d’orge et 43 kgs de blé. 45. AVG, carton 87, liasse 12, rapport Tesnière. Il est significatif de lire dans TEF 1840, page 368 et sq qu’à Constantine, les campagnards viennent acheter de « l’huile, du savon, des épiceries, des denrées coloniales, des vêtements et tissus et des objets de harnachement » ; les Kabyles achètent des haïks, des burnous, des souliers, des gibernes de cuir et de la verroterie ; mais il n’y a aucune mention d’achats de produits alimentaires importés (cf. notre étude sur « Constantine à la veille de la conquête », in Les Cahiers de Tunisie, 1955). 46. AVG, Carton 87, liasse 12, rapport Tesnière. 47. Cf. Sénatus-consulte Beni Amram Djebala, rapp. 19 janvier 1867, Beni Mellikeuch, 23 février 1870 ; cf. aussi Carette, Études sur la Kabylie, T. I. p. 222 ; Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, page 15 ; Hanoteau et Letourneux, La Kabylie ..., T. I, page 413. 48. Sur les glands doux, voir la préparation décrite par Carette : on le sèche au four, puis on le broie avec l’orge et le blé ; pour le gland amer, très rarement employé (dans les mauvaises années) parce que toxique, on le sèche, on le broie ; puis on dépose la farine dans un kèskès et
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gens utilisent aussi les tubercules de l’ayerni (karriona) qu’ils cultivent dans leurs jardins, ceci indépendamment du millet, des fèves ou du sorgho. En vérité, et qualitativement, les spécialistes ont déjà démontré que le régime traditionnel des fellahs algériens n’était pas si dérisoire qu’on se plaisait à le dire49. Ils ont souligné les avantages de cette nourriture qui fournit tout à la fois les protéines, les matières grasses et les hydrates de carbone50. on l’arrose à grande eau ; en s’échappant des trous, l’eau est rouge ; puis après plusieurs lavages, l’eau s’éclaircit puis devient incolore ; l’opération est alors terminée. On peut alors la mêler au blé ou à l’orge. Sur les effets du gland doux, Hanoteau et Letourneux rapportent une série de dictons kabyles (T. I, p. 510) : Je l’ai mangé frais (le couscouss de glands) Il m’a donné la diarrhée ; Je l’ai mangé avec des légumes (fèves, pois) Il m’a donné la colique ; Je l’ai mangé avec du bouillon, Il m’a mis le feu dans le corps ; Je l’ai mangé sans apprêt, Mes entrailles se sont gonflées ; Je l’ai mangé avec du lait aigre, Il m’a brûlé l’intérieur ; Je l’ai mangé avec des mauves, Mon ventre s’est enflé ; Je l’ai mangé avec de l’huile, J’ai passé la nuit à gauche ; Je l’ai mangé avec du beurre, Je puais comme un chien. Et l’opinion communément admise chez les Kabyles était que celui qui se nourrit de glands doux pendant dix jours consécutifs meurt infailliblement ; cependant le gland doux était coté plus cher que l’orge sur les marchés en temps de disette (Hanoteau et Letourneux, op. cit.) Les mêmes, T. I, page 413, décrivent l’alimentation kabyle de cette manière : à la base, du couscouss plus de la viande et du bouillon ; la viande est assez ordinairement servie dans les repas sous forme de rôti ; beaucoup de Kabyles ne mangent de viande qu’une fois par semaine, le jour du marché ; les plus pauvres, à l’occasion d’un événement important ; le lait est servi à presque tous les repas, soit frais, soit sous forme de caillé ou encore aigri. Comme légumes, on utilise l’artichaut et le scolyme cultivé (cru ou bien cuit en bouillon) plus des légumineuses diverses et des glands doux. Les fruits entrent pour une part considérable dans l’alimentation : figues, figues de Barbarie, raisins, poires, amandes, pommes, etc. Hanoteau et Letourneux soulignent que le régime est mixte, composé à peu près également de substances végétales et animales, mais qu’il reste encore insuffisant pour de nombreuses individualités. 49. Giberton, Alimentation des indigènes en Algérie, Alger, 1945. 50. Les régistres de l’Agence des concessions d’Afrique (AGG, B 25) des années 1826 et 27 mentionnent pour nourriture des garnisons de Bône et La Calle, le couscoussou, le sel, l’huile, des biscuits, des haricots et de la viande, mais ne donnent aucune précision sur la quantité consommée par chaque individu.
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Les seuls reproches majeurs sont : 1° La monotonie rompue simplement par les consommations de fruits ou légumes de saison, melons, pastèques, raisins, pêches, abricots, etc.; 2° L’insuffisance de viande ; mais comme ils consomment du l’ben régulièrement et de la viande une ou deux fois par mois, cette carence est plus ou moins paliée. Pouvons-nous esquisser une carte même schématique de l’alimentation dans le Constantinois à la veille de la conquête ? Les monographies spécialisées manquent ; et nous pouvons indiquer tout au plus que dans les régions montagneuses, les fellahs utilisent régulièrement l’huile d’olive de leurs olivettes, les légumes, les fruits et le miel de leurs jardins et ruchers, et aussi beaucoup de lait51. Dans les régions les plus isolées et les plus pauvres, les glands interviennent dans l’alimentation humaine. En plaine, le régime est celui décrit dans la subdivision de Constantine ou Sétif, avec peut-être vers l’Est dans le région de Tébessa, pays de nomades, gibier, alimentation carnée, laitage, et dattes52 ; importance de la viande également dans le cercle de Bône53. Mais la règle générale est le couscouss et la galette de blé, d’orge ou de bechna, agrémentée de produits locaux ; le surplus de la consommation en grains étant mis en réserve dans les silos ou apporté sur les marchés locaux. Les tribus manquant de céréales comme dans certaines zones kabyles compensent cette insuffisance par des achats aux tribus largement pourvues ou encore par une consommation plus grande d’olives, de bechna, de glands ou même de produits d’élevage54. Au total, tous les douars, toutes les fractions cherchent à établir un équilibre alimentaire auquel elles semblent parvenir par des moyens différents en temps normal ; cet équilibre dépend évidemment de l’état de l’agriculture et des activités des tribus. Quant au vêtement, il est lié non seulement à la vie économique et à la richesse, mais aussi à certains aspects rituels et à certaines conditions climatiques. La preuve de cette valeur rituelle est la discrimination imposée 51. Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, page 15. 52. AGG, 10 H 12, brochure sur l’historique des villes et cercles, 1857. 53. Cf. aussi rapport du 24 novembre 1851 in F 80 457 ; cf. aussi in F 80 1672, rapport du sous-substitut Renaud Lebon du 26 août 1836 sur la région de Bône : Merdès : « déjeuner splendide composé de viande de mouton cuite dans l’huile, de gâteaux bédouins, de poules bouillies, d’œufs et de pastèques excellentes ; Oued Jeb, même repas, méchoui ». Le repas est certes un repas offert à un hôte de marque, mais les visiteurs n’étaient pas attendus, et c’est une réception impromptue « à la fortune du pot ». 54. F 80 459.
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aux Juifs qui devaient porter des vêtements blancs ou noirs55. Les témoignages ne manquent pas sur la description du vêtement. « Le costume des paysans de l’intérieur est un hyke (haik), déclare Shaler, une paire de petits caleçons et selon les circonstances un turban ; à défaut de turban, c’est une calotte rouge, venue de Tunis ou d’Europe ». Et Shaler affirme que les campagnards ne portent pas le linge que les riches citadins achètent : « c’est un luxe auquel ils restent étrangers ». Berbrugger, dans un article écrit en 183956 fait du haiq la pièce essentielle du costume chez les Arabes de la province de Constantine ; ceux qui ont une large aisance portent une culotte bouffante (seroual), un gilet (cedryah), une veste (djabadaji). Pour les pauvres, le costume est quasi-unique : il consiste en une longue pièce d’étoffe grossière de laine attachée sur l’épaule d’où elle retombe jusqu’aux genoux en entourant le corps auquel elle est retenue par une ceinture. Carette et Rozet différencient le vêtement des Kabyles de celui des Arabes57 ; pour les premiers, il se composera d’une chemise de laine (derbal) serrée au corps par une ceinture de même substance et un tablier de cuir, d’un bernous ; sur la tête une chachia ; aux pieds, des sandales grossières (torhagas) laissant à découvert « les formes musculeuses des jambes ». Pour les seconds, une chemise de laine (gandoura) plus longue que le derbal couvre le corps et les épaules, un haïk par dessus, attaché à la chachia ; accessoirement un bernous ; sur la tête, une, deux ou même trois chachias en guise de coiffure ; et sur la chachia extérieure une longue pièce d’étoffe de laine légère (haïk) fixée par une corde en poil de chèvre et de chameau qui s’enroule plusieurs fois autour de la tête. Ces vêtements sont en général58 bien adaptés au climat et au pays ; dans la région de Guelma, les hommes ont un ou deux bernous plus ou moins vieux et déchirés ; les plus riches portent en plus le haik59. À Bord-bou-Arréridj, le rapport reproche au vêtement de ne pas couvrir assez bras et jambes, de favoriser ainsi les rhumatismes ; à Sétif, le vêtement est plus chaud ; c’est d’abord une chemise en laine sans manche ; par dessus, une autre chemise avec manches, un ou plusieurs bernous, une chachia et des babouches. Souvent les chemises sont en coton au lieu d’être en laine.
55. Shaler, Esquisse..., page 87 sq. 56. L’Akhbar, 15 novembre 1839 (cf. par comparaison, Hoffherr et Morris, Revenus et niveau de vie indigène au Maroc, Paris, 1934). 57. Carette et Rozet, L’Algérie ..., p. 109 et sq. 58. F 80 457, Rapport du 9 novembre 1851, Service de santé, cercle de Bône. 59. Ibid. L’auteur du rapport du cercle de Guelma estime pour sa part l’habillement insuffisant pour l’hiver, parce que favorisant les bronchites et affections pulmonaires.
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Pour les femmes, une robe de tissu fort léger en laine remplace le bernous ; et comme manteau, une longue pièce de linge en coton ; les enfants enfin portent une petite chemise et un petit bernous. En dehors des chachias et des cotonnades, toutes les pièces du vêtement sont de fabrication locale ou familiale. Ainsi, le vêtement est ample, relativement bien adapté aux variations climatiques ; la seule différence entre le vêtement du riche et du pauvre semble résider uniquement dans la simplicité et le nombre de tuniques endossées ; il a donc aussi une valeur sociale, celle-ci dépendant au total de la vie économique, donc de l’activité de la tribu. Il en est de même pour l’habitation ; d’une manière générale, l’habitation des paysans constantinois a deux types : la tente ou le gourbi, celui-ci pouvant se transformer en maison (ex. l’Aurès). Le Tableau des Établissements Français de 1840 schématise la répartition de ces types en attribuant aux Kabyles, sédentaires, des « chaumières » et aux Arabes des tentes (beït e ch‘ar). La réalité est tout de même bien différente de cette simplicité60. En effet, les recensements postérieurs de quelques années à notre installation sont significatifs ; celui de 1845 bien que critiquable à cause de ses insuffisances donne au cercle de Philippeville autant de tentes que de gourbis ; de même, et l’exemple est encore plus clair, le cercle de La Calle, sans les Hanenchas, compterait 2 158 tentes pour 150 gourbis. Par ailleurs, le recensement de 1852 donc à la veille des premières transformations que vont subir les populations algériennes, donne au cercle de Bône 3 367 tentes pour 510 gourbis, et à celui de Philippeville 1 005 tentes pour 5 203 gourbis61. La réalité telle qu’elle apparaît à travers les documents est que la tente est tout comme le gourbi un type d’habitation permanent. Certaines tribus utilisent alternativement tente et gourbi pour passer l’été sous la tente, l’hiver dans le gourbi, et toute généralisation risque de porter à faux62. Les renseignements dont nous disposons en 1845 et 1852 indiquent pour les différents cercles les chiffres suivants :
60. TEF, 1840. 61. Nous pouvons utiliser ces documents pour la période d’avant la conquête, car des années 1830 à 1850, comme nous le verrons plus loin, LE GENRE DE VIE, nous ne disons pas le niveau de vie, n’a subi pratiquement aucune modification. 62. Cf. F 80 458, État du 1er janvier 1850 qui cite les Telaghmas, les Ouled Kebbab et Roumerian, plus un certain nombre de douars du cercle de Sétif, donc des populations habitant les hautes plaines.
POPULATION - ALIMENTATION - SANTÉ PUBLIQUE - HABITAT
Cercles
Tentes 1845
Bougie Djidjelli Philippeville Bône Edough La Calle Bordj Sétif Constantine Hanenchas Aïn Beida Batna Guelma
4 000 1 415 1 740 1 500 2 158 13 948 27 863 3 236 8 500 3 434
89
Gourbis 1852
1845
1852 2 292 5 081 5 203 510
24 000 1 567 72 430 2 849 150 2 830 9 647 2 699 11 734 12 199
37 1 093 10 520 16 161
4 365 23 007 8 500 7 173 2 016
2 724 1 778
1 005 3 367
Autant dire qu’à part les cercles de Bougie où la tente n’apparaît jamais et des Hanenchas (Aïn Beida) où le gourbi est inconnu, la généralisatiou que nous citions plus haut est fausse dans toutes les zones du beylik constantinois63. Comment se présentent la tente et le gourbi à cette époque ? Un document des années 1840, mais relatif aux « régions soumises à Abd el Qader »64 donne à la tente des « dimensions variant suivant la localité et la richesse du propriétaire ». Les plus grandes ont de vingt à trente mètres de longueur et la moyenne a environ quinze mètres de long sur six à huit de large. La tente elle-même est composée de lanières tissées par les femmes avec la laine des chameaux, des poils de chèvres, la laine des moutons et des feuilles radicales de palmier-nain. Chacune des lanières (flidj) a l,50 mètre de largeur ; et les meilleures sont tissées en poils de chameaux et en palmiernain ; neufs, les flidj sont de couleur noire et grisâtre ; ils sont alors imperméables. Une belle tente vaut cinq cents francs ; une tente ordinaire de cent à cent vingt francs. À l’usage, la tente perd de son imperméabilité par grosse pluie ; ses habitants creusent alors autour de la tente une petite rigole servant à l’écoulement des eaux. La tente est soutenue au centre par des pièces de bois supportant supérieurement une traverse de quatre à cinq pieds de longueur, et ces pièces sont plantées en terre. La tente est maintenue au sol par des cordes attachées à des piquets ; la hauteur maxima de la tente au-dessus du sol est de sept pieds environ ; si la nuit ou par mauvais temps, la tente est hermétiquement 63. Cf. AMG, N° 227, Rapport Niel, 1er juillet 1839 : « Les Kabyles sont rarement sous la tente ». 64. F 80 1673; cf. aussi, Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, page 163 et sq.
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fermée, le jour, de petits piquets soulèvent la toile tout autour afin que l’air puisse y pénétrer. L’intérieur est séparé en deux par une toile de laine, le fond étant réservé aux femmes, le devant aux hommes : la nuit s’il n’y a pas d’étrangers – tous dorment ensemble, avec les bêtes. L’ameublement le plus courant consiste en nattes, en tapis servant de lits, en quelques gamelles de dimensions variées, de bois ou de terre, quelques outres goudronnées et quelques sacs pour y serrer les vêtements. Une telle demeure présente des avantages et des inconvénients. Inconvénients ? D’imperméabilité précaire, la tente n’est pas isothermique ; de plus il y règne une promiscuité douteuse ; elle exige enfin des soins permanents, et pour tout dire, c’est une habitation chère65. Avantages ? Elle peut être déplacée selon les besoins des cultures, la proximité de la source ou des pâturages66. Quand la vermine est trop nombreuse, il suffit de se déplacer de quelques dizaines de mètres pour en être débarrassé ; par ailleurs, la tente est facile à aérer ; il n’y a pas de doute que les avantages l’emportent sur les inconvénients, le prix de revient mis à part. Mais l’usage de la tente n’exclut pas celui du gourbi. Rozet le décrit comme une cabane de branches d’arbres ou de roseaux, presque jamais enduits de terre, couverte de paille, de roseaux ou de feuilles de dattier et entourée d’une haie de cactus67. Cette construction est si peu coûteuse que chaque famille en possède ordinairement deux, une pour elle-même, une pour une partie du bétail. Dans la région de Guelma68 où le gourbi est plus répandu qu’ailleurs, celuici est construit le plus souvent à l’aide d’un système de perches recouvertes d’une épaisse couche de diss jetée sur les pièces de bois et préservée contre l’action du vent par des cordes tressées de la même matière ; ces gourbis n’ont qu’une pièce, trop basse et trop exiguë pour qu’on y soit à l’aise. L’aération se fait évidemment moins bien que dans la tente, et la toiture n’est jamais très imperméable. Au total les inconvénients de la tente y sont aggravés : solidité contestable, imperméabilité douteuse ; en plus, difficulté de transporter le gourbi plus loin ; un seul avantage, mais redoutable : il est très peu coûteux69 puisque les branches et les perches sont pris dans les bois, et le diss lui-même ne coûte rien. Si la tente est donc l’habitation du paysan dont 65. F 80 457, Rapport service de santé, novembre 1851; cf. aussi Hugonnet, Souvenirs d’un chef de bureau arabe. 66. Ibid. 67. Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, page 163. 68. F 80 457, rapport service de santé, novembre 1851. 69. Cette insignifiance du prix de revient du gourbi est si vraie que dans la région de Bône, l’élevage entraîne la construction de « gourbis que l’on n’a pas scrupule d’abandonner quand le besoin l’exige » (F 80 457, doc. cité).
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l’aisance est précaire ou large, le gourbi est nettement la demeure des miséreux ; et passer de l’une à l’autre est le signe d’un changement non pas tant du genre de vie que du niveau de vie. Si le gourbi courant a l’aspect que nous avons décrit, il peut présenter des différences notables dans les régions forestières et montagneuses. Les murs sont bâtis en pans de bois et en pisé70 ; le toit est recouvert de chaume71 ; très souvent l’écorce de liège remplace le chaume ; Rozet ajoute quelques détails complémentaires : les gourbis ont deux pignons ; et le toit fait de chaume ou de roseaux a une forme triangulaire surbaissée72. Comme ouverture, une porte étroite et basse, assez bien fermée, et des fenêtres, c’est-à-dire des trous ménagés sur les faces et assez rarement garnis d’une plaque de verre ; autour du gourbi, une enceinte de terre et d’épines, derrière laquelle vivent les bestiaux. Comme ameublement, des pots en terre, des paniers de roseaux plus ou moins fins, des nattes de jonc ou des peaux de moutons et des grosses pierres pour moudre le grain et parfois écraser les olives. Voilà le type le plus élémentaire des régions montagneuses mais ce type peut varier et s’améliorer. La pierre remplace alors le pisé et les branchages ; parfois le mur de pierre blanchi à la chaux, le toit couvert de tuiles rondes donnent à la maisonnette cachée derrière son enclos au milieu des oliviers, des vergers de grenadiers, ou d’orangers une allure cossue. Nous sommes alors loin de la pauvreté que nous soulignions en parlant du gourbi ; cette maisonnette est encore un gourbi ; mais 1’aisance y règne, et nous voilà dès lors devant deux types d’habitation « riches » : la tente et le gourbi. En vérité, les classements et les systématisations deviennent de plus en plus hasardeux : le problème reste entier. À quoi correspondent alors la tente et le gourbi ? Pourquoi y a-t-il ici la tente et là le gourbi ? Dans l’ensemble, nous pouvons admettre que la tente est liée surtout à une activité pastorale. Les troupeaux fournissent la matière première de la tente, et partout où l’élevage sera important, nous rencontrerons ce type d’habitation. Mais en Kabylie et dans les régions montagneuses l’élevage est important et souvent le gourbi prédomine. Notre explication est donc incomplète. La vérité, à notre avis, est qu’il faut faire intervenir d’autres facteurs d’explication. Les habitants de la tente ne sont pas seulement seulement des 70. Cf. AMG, H, N° 227, Rapport Niel, 1er juillet 1839 ; Dureau de la Malle, Province de Constantine, Paris, 1837, page 155, dans le même sens ; Shaler, op. cit., page 119, décrit ainsi les gourbis : « huttes en terre et en osier » ; cf. aussi Carette et Rozet, L’Algérie. 71. Cf. F 80 551, État du 31 décembre 1850. Beni Touffout ; cf. aussi, dossiers du sénatusconsulte, passim. 72. Voyage dans la Régence d’Alger, T. 2, page 9.
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éleveurs de troupeaux, ils sont aussi cultivateurs. Mais leur agriculture est « itinérante », c’est-à-dire que d’une année à l’autre, les fellahs changent leur parcelle à ensemencer ; la tente s’accommode mieux de ce procédé. Enfin, autre facteur d’explication : le régime foncier, et c’est peut-être au fond la raison la plus solide. Il est significatif en effet que les zones de tente correspondent aux zones arch et les zones de gourbi aux zones de melk. Là où la campagne n’est pas compartimentée, le déplacement est plus facile et il s’accommode du régime des terres sur lesquelles chacun sait les limites de ses champs sans que les traces soient matérialisées sur le sol. Au contraire, dans les régions melk où la propriété est délimitée par des accidents de terrain, des haies ou des murettes, le déplacement de la tente offrirait des difficultés, et le paysan est obligé de fixer sa maison au sol. La contre épreuve de notre hypothèse est fournie par le cas des Beni Brahim, des Selib et des Ouled Harrid (région de Guelma)73 : ceux-ci habitent exclusivement des gourbis, et ils ont apparemment des terrains arch ; « mais, dit la notice du sénatus-consulte (Beni Brahim), la manière dont s’exercent les droits de jouissance sur les terres de culture exclut toute idée d’intérêts collectifs. Toutes les parcelles parfaitement connues sont possédées par des enfants mâles ». Par ailleurs, la notice des Ouled Harrid74 remarque combien « la jouissance divisée entre les familles est plus nette que dans les pays purement arabes ... Il ne manque que le droit d’aliénation pour constituer la véritable propriété melk des tribus kabyles. » D’autres rapports joints aux notices signalent que les Beni Brahim comme les Selib et les Ouled Harrid sont venus de l’Aurès et que pour défricher les terres, ils ont appelé des Kabyles du Ferdjiouah et de Djidjelli ; et ceux-ci grâce à une émigration continue dans le pays ont fini par expulser les premiers maîtres. Nous serions donc en présence d’une contamination, à la fois sur le plan foncier et sur le plan de l’habitat, et le pays lui-même, avec ses jardins enserrant les gourbis a plus d’un trait commun avec les zones kabyles ou les zones aurésiennes ; nous aurions donc là une transplantation des pratiques propres aux pays melk dans un territoire d’apparence arch. Ainsi la répartition des types d’habitation aurait lieu autant en fonction de l’activité des paysans constantinois qu’en fonction du régime foncier : questions fortement liées et qui déterminent la vie économique et sociale du fellah.
73. Sénatus-consulte, rapport du 31 mars 1869 (Beni Brahim). 74. Sénatus-consulte, rapport du 8 mars 1868 (Ouled Harrid).
CHAPITRE SECOND
—
Les activités des paysans constantinois
La vie des paysans constantinois dépend de l’élevage ou de l’agriculture ; pratiquement ces activités intéressent toute la population du pays1. Le rédacteur anonyme de la notice des TEF (Tableaux des Établissements Français)2 spécialise ainsi les différents groupes ethniques : il attribue aux Arabes l’élevage et il les cantonne dans les parties méridionales de la province ; les Chaouias établis dans la zone centrale seraient plus agriculteurs qu’éleveurs : cultivant presqu’exclusivement les céréales, ils sont sédentaires, alors que les Arabes sont nomades. Enfin, les Kabyles sédentaires aussi, élèvent des bœufs et des mulets, cultivent l’olivier, le figuier, différents arbres fruitiers, des fèves, le blé de Turquie (bechna), mais peu de céréales ; et l’auteur rapproche des Kabyles, par leur activité, les montagnards de l’Aurès qu’il compte pourtant parmi les Chaouias. À la vérité, ce classement trop rigide demande des rectifications nombreuses tant pour la culture que pour l’élevage. Et d’abord l’élevage. Il est bien vrai que celui-ci reste l’une des activités principales des populations rurales du Constantinois. La statistique de 1845 dénombre pour la région qui nous intéresse3 : 346 004 bovins, 2 310 036 ovins, 311 767 caprins, 90 636 chevaux, 76 723 mulets, 269 087 chameaux. Il est juste également d’attribuer aux nomades la plus grande partie des troupeaux, et surtout ceux des ovins. Ainsi les Ouled Sidi Yahia ben Thaleb possèderaient pour 6 000 personnes d’après le recensement de 1845, 20 000 moutons, plusieurs centaines de bœufs, chèvres, chevaux, mulets, chameaux. De même les puissants Nemenchas (ils seraient 20 000 environ) auraient plus de 32 000 moutons, sans compter 7 000 chevaux, 2 000 mulets, l 000 chèvres, 1 000 bovins, et le chiffre effarant de 80 000 chameaux. Les Haractas, environ 30 000, les dépasseraient largement d’ailleurs avec 350 000 moutons, 56 000 chameaux, 5 600 chevaux, 1 000 chèvres, 1 000
1. Sur les liens des citadins avec la terre, cf. notre étude, « Constantine à la veille de la conquête française », in Les Cahiers de Tunisie, 1955. 2. TEF 1848 et F 80 1589. 3. TEF 1844-45.
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mulets4. Mais en y regardant de plus près, nous observons que d’autres tribus, point du tout nomades, possèdent un élevage important. Ainsi les Zardezas possèdent « d’immenses troupeaux de chèvres et moutons, une grande quantité de bœufs et vaches [...] une grande quantité de mulets »5 ; et l’illustration numérique de cette affirmation donne 2 000 bœufs et vaches, 4 000 moutons, 4 000 chèvres, 400 chevaux, 400 mulets. Aussi remarquable est la tribu des Beni Amar (cercle de La Calle) qui en plein djebel trouve le moyen d’avoir 8 000 moutons, 7 000 bœufs, 720 chevaux, 200 mulets, 400 chèvres pour une population totale de 1 690 habitants groupés en 260 tentes6. De même les Ouled Attia du cercle de Philippeville, – Kabyles – possèdent en 1854, 9 700 moutons, 4 380 bovins, 2 245 chèvres, moins de 600 chevaux et mulets, pour une population de 2 325 personnes réparties en 654 tentes et gourbis. Nous ne parlons pas des grandes tribus des Abd en-Nour, des Telaghma ou des Ameur, des hautes plaines sétifiennes qui totalisent ensemble – toujours en 1845 –, 52 000 moutons, plus de 4 700 bovins (4 773), 14 560 chèvres, presque 500 mulets et chevaux pour une population globale avoisinant 15 000 personnes. Nous pouvons donc admettre que l’élevage n’est pas limité aux régions subsahariennes mais qu’il intéresse aussi les régions médianes et littorales de la province ; cependant il n’affecte pas partout le même caractère. En effet, dans les hautes plaines et dans les régions substeppiques l’élevage est lié au nomadisme ou à la transhumance. S’il est nomade, l’élevage entraîne une indifférence totale à la culture ; ainsi encore en 1857, les Nemenchas « s’occupent très peu d’agriculture et ne labourent presque point : leurs troupeaux leur permettent d’acheter les grains nécessaires à leur subsistance »7. En 1850 un observateur notait à leur propos : « Les récoltes ne sont rien pour les Nemenchas ... Ce n’est pas une perte pour eux que de les leur prendre ; ils en font le sacrifice avec la plus grande facilité. Ils n’ont jamais laissé un gardien pendant leur séjour dans le Sahara pour les garder, et les troupeaux des Haractas ont toujours mangé ce qu’ils ont voulu avant leur retour. » La conclusion est d’ailleurs logique : « Ce à quoi ils tiennent, c’est à leurs troupeaux et aux approvisionnements. »8 4. Le TEF de 1840 attribue aux Haractas plus de 4 000 chevaux, plus de 2 millions de moutons, 6 à 8 000 bœufs et 25 000 chameaux. 5. AGG, KK, Régistre statistique de la province de Constantine, 1845. 6. Cf. F 80 1672, Rapport du sous-substitut Renaud-Lebon, 6 août 1836 d’un voyage par terre de Bône à La Calle : [...] « Oulad Jeb : le pays est couvert de bestiaux [...] ». 7. AGG, 10 H 12, brochure manuscrite sur l’historique des villes et cercles. 8. AGG. 10 H 11.
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Le rédacteur anonyme de 18409 confirme certains caractères des nomades : « Ils passent l’hiver dans le Saharah et viennent chaque printemps vendre des dattes et acheter des grains dans le Tell. Ils plantent leurs tentes chez les Zemouls, les Telaghma, les Ouled Sellam Ahl Bekikiah, et même sur les parties du territoire plus rapproché de Constantine. Ils établissent des marchés où ils vendent les dattes de la récolte d’automne, les étoffes fabriquées dans le Saharah, des chameaux, des moutons, des souliers jaunes appelés belghah ; ils échangent ces produits contre du grain, des objets de quincaillerie, etc. » Il exagère aussi certains traits de ces pasteurs qui amènent avec eux, « leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux et jusqu’aux chiens du douar » en soulignant « la perturbation » qu’ils provoquent sur leur passage : « Leurs troupeaux dévastent les champs ensemencés ; leurs cavaliers s’organisent en troupes de pillards qui interceptent les routes, volent les moissons », d’où des « plaintes continuelles contre leurs désordres ». La vérité semble être un peu moins tragique, car comme le disent euxmêmes les Ouled Abd en-Nour sur le territoire desquels nomadisent certaines tribus, « leur intérêt [à eux Abd en-Nour] les amènera toujours à accueillir les nomades avec empressement parce qu’ils ont besoin de leurs bras pour faire les moissons, parce qu’ils ont des habitudes d’échange et de trafic qui sont utiles aux uns et aux autres, parce qu’il existe entre eux des relations de bonne amitié et des unions de famille qu’ils tiennent réciproquement à conserver. »10 Avant de s’installer sur les terrains traditionnels de parcours sur lesquels ils ont de VÉRITABLES DROITS D’USAGE les nomades envoient à l’avance des éclaireurs pour s’informer des points où les pâturages sont abondants et sur lesquels ils pourront diriger leurs troupeaux APRÈS ENTENTE AVEC LES PROPRIÉTAIRES11. D’autres preuves existent de ces droits d’usage traditionnels de parcours pour les nomades et de quasi-entente avec les cultivateurs telliens : les Amamra (région de Khenchela), proches des régions sahariennes mais débordant largement sur les plaines substeppiques et l’Aurès voisin, ne sont grevés d’aucun droit de parcours concernant les nomades et ceux-ci n’en revendiquent pas12 ; de même, les Ouled Sidi Abid (région de Tébessa) ne laissent aux Sahariens que les territoires inhabités13.
9. TEF 1840. 10. Sénatus-consulte Ouled Abd en-Nour, rapport du 7 décembre 1867 ; c’est nous qui soulignons. 11. Ibid., c’est nous qui soulignons. 12. Sénatus-consulte Amamra. 13. Sénatus-consulte Ouled Sidi Abid.
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Dans des zones plus septentrionales, voisines de Guelma (Beni Brahim, Ouled Harrid) nous ne trouvons aucun droit d’usage en faveur des nomades, – les Haractas –, pourtant assez proches. À plus forte raison, les pays kabyles ne présentent pas de réserves concernant les droits de parcours pour les nomades. Il est en fait bien clair que les nomades sont astreints à certains terrains de parcours dans les tribus qui veulent bien les accepter et qu’ils ne peuvent se conduire en maîtres indépendants et dédaigneux de toute loi ; car entre eux et les tribus qui les accueillent il existe une étroite interdépendance réglée par une économie traditionnelle. Que cette entente n’empêche pas les dégâts aux récoltes, c’est plus que plausible ; mais le service rendu par les nomades compense aux yeux des cultivateurs les dégâts commis par les troupeaux14. Si certains éleveurs sont nomades, d’autres sont aussi transhumants. Ainsi les Ouled Abd en-Nour habitent les régions des hautes plaines traversées par le Rummel, avec deux zones bien tranchées : l’une septentrionale, dite Telli, composée de terre fertile, assez arrosée ; l’autre méridionale, dit Sebakh, plus ou moins marécageuse, stérile et surtout plus chaude ; la première est consacrée à la culture, la seconde à l’élevage. Cette répartition explique le déplacement régulier des Abd en-Nour tantôt vers le nord, tantôt vers le sud15. En été, on les voit sur les bords de l’Oued Athmenia et du djebel Sidi Zouaoui. Par contre, au moment des labours, ou lorsque les pâturages du nord s’épuisent, alors que ceux du sud sont régénérés, les gens du Tell vont s’installer dans les sebakhs. En principe, les Abd en-Nour résident presqu’exclusivement dans la partie nord, mais les fractions dont ils faisaient partie se sont réservé certaines portions de sebakhs pour y faire pâturer leurs troupeaux jusqu’au moment où l’augmentation de population amène certains groupes telli à émigrer vers les sebakhs16. Ainsi la djemâa du douar se trouve transportée selon les besoins tantôt dans la partie nord, tantôt dans le sud de la tribu ; et les familles qui se déplacent du nord au sud ou vice-versa laissent à la garde de quelques-uns des leurs, leurs champs et leurs intérêts17. Phénomène de transhumance également très localisé dans certaines des hautes plaines de Guelma-Oued Cherf : les Beni Brahim ont des parcours 14. Cf. AGG, 1 H 4, Rapport sur les Ouled Abd en-Nour par de Neveu, du 10 décembre 1844 : « Les Abd en-Nour se plaignent souvent de la présence de ces hôtes parasites dont les troupeaux leur causent souvent de graves dégâts.» 15. Ch. Féraud, « Tournée dans la Province de Constantine », Rev. Afr. 1868. 16. Cela explique la forme curieusement allongée des douars issus des Abd en-Nour et formant la C.M. de Châteaudun-du-Rummel. 17. Voir dans le même sens que les Abd en-Nour, leurs voisins, les Segnias, les Telaghmas, etc.
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communaux à la fois en plaine et sur les plateaux élevés ; les premiers leur servent de pâturages d’hiver, les seconds de pâturages d’été18. Quelle est l’étendue des parcours à la veille de la conquête ? Les Abd en-Nour bénéficient au moment du recensement effectué par la commission du sénatus-consulte, donc dans les années 1866-67 de : – Terres collectives de culture.................................. – Terrains de parcours.............................................. – sans compter les bois ............................................
129 368,3635 ha 15 893,4150 ha 10 124,75 ha
dans lesquels ils envoient leurs troupeaux. Sans doute dans les terres collectives de culture, nous devons compter la partie non consacrée aux cultures, mais la culture des céréales n’exclut pas la vaine pâture, une fois la moisson effectuée ; autant dire que les Abd enNour disposent d’immenses parcours. Ils ne sont pas les seuls. Ainsi ces Beni Brahim que nous citions à l’instant ; ils sont 800 et possèdent : 4 417 ha de terrains collectifs de culture, 3 75l ha de terrains de parcours, en tout : 8 169 ha19. Près d’eux, les pauvres Ouled Harrid20 possèdent : 1 162 ha de terres de parcours, 1 293 ha de terres collectives de culture, et 1 519 ha de biens que l’État s’est attribués ; en tout donc : 3 974 ha à la veille de la conquête ; et le parcours est à ce point vital pour eux que l’auteur du rapport de 1868 déclare qu’avec sa suppression, ce sera la fin de l’élevage et la ruine pour les Ouled Harrid. Chez les Hanenchas, le parcours occupe presque tout le territoire de la tribu avec 141 000 ha ; c’est encore plus net chez les Haractas avec 400 000 ha. Si les Abd en-Nour, les Beni Brahim ont le privilège d’avoir tout en même temps leurs terrains de culture et leurs pâturages, la plus grande partie des tribus ne dispose que des parcours en forêt ou encore des parcours sur les champs moissonnés et laissés en jachère. Les habitants du douar envoient ensemble leurs troupeaux sous la garde d’un même berger que chaque tente fournit à tour de rôle et les bêtes paissent la jachère, le sous-bois ou le champ moissonné21. 18. Sénatus-consulte Beni Brahim, 31 mars 1869. 19. Sénatus-consulte, 31 mars 1869. 20. Sénatus-consulte, rapport du 23 mars 1868. 21. TEF 1840.
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Car la forêt joue un important rôle de remplacement lorsque le champ est exigu ou la vaine pâture insuffisante ; les feuilles et les herbes des sous-bois constituent un remarquable pâturage pour les bestiaux. Ainsi, dans les zones montagneuses du littoral, les tribus adopteront plusieurs solutions : tantôt la tribu est largement pourvue de terrains de parcours et dispose de terrains de culture assez restreints ; elle cherchera à développer au mieux ses troupeaux (ex. les Ouichaoua Rifia de Collo) ; tantôt la tribu est bien pourvue de terrains de culture et n’a que peu de terrains de parcours ; elle cherchera alors à trouver ces terrains, soit en utilisant la jachère biennale, soit en s’entendant avec des tribus voisines bien pourvues en parcours ou en forêts (ex. Hazabra, Krandeg Asla, du cercle de Philippeville) ; tantôt la tribu n’a ni assez de terrains de cultures ni assez de parcours (ex. les Beni Ahmed du cercle de Collo) : ses habitants cherchent alors à émigrer et le travail humain devient une marchandise qu’on exporte pour vivre. Les bois fournissent également aux animaux litière et approvisionnements d’hiver ; la forêt donne en outre les perches et les écorces pour la confection des gourbis et leur couverture, la matière première des instruments aratoires, le charbon pour la cuisine, les clôtures pour les champs cultivés, le tan pour les peaux. Elle permet de confectionner des ruches rudimentaires et jusqu’aux plats et cuillères en bois utilisées par les familles. La forêt joue donc un rôle très important non seulement pour l’élevage mais aussi pour la vie des paysans constantinois montagnards ; la preuve, c’est que les tribus manquant de bois s’associent avec leurs voisins plus favorisés (ex. les Hazabra et les Krandeg Asla vis-à-vis de leurs voisins Ouled Messaoud)22. D’ailleurs, après la conquête, les populations forestières refuseront l’échange de leurs enclaves forestières contre d’autres terrains en plaine, déclarant alors, que « gens de la montagne, habitués à vivre dans les gourbis au milieu des bois, il leur était impossible de demeurer dans la plaine sous la tente, que quelque compensation qu’on leur donnât, ils n’accepteraient pas un pareil échange, parce qu’ils n’auraient plus sous la main le pacage, les bois de chauffage et d’œuvre »23. De ces remarques, il apparaît que l’élevage est une activité essentielle dans le Constantinois. Cet élevage est plus ou moins associé à d’autres activités, à d’autres ressources certes, mais nous le trouvons aussi bien dans 22. Sénatus-consulte, rapport du 26 février 1864. 23. Sénatus-consulte, Radjettas, rapport du 26 octobre 1866 ; à rapprocher de sénatusconsulte des Beni Salah du 21 février 1867 (région de Collo) : « Si les droits de pacage peuvent être enlevés sans difficulté aux gens de la plaine qui trouvent dans les terres de culture qu’ils laissent reposer chaque année, de quoi pourvoir largement à leurs besoins, il ne peut en être de même POUR LES HABITANTS DE LA MONTAGNE QUI N’ONT PAS À LEUR DISPOSITION ASSEZ DE TERRES LIBRES ET EN JACHÈRES ». C’est nous qui soulignons.
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les hautes plaines sétifiennes que dans les zones subsahariennes de l’est et dans les zones montagneuses du littoral ou de Kabylie. Sans doute, de l’une à l’autre région constaterons-nous des différences. Ainsi ovins et chameaux prédominent dans les régions subsahariennes ou les hautes plaines ; par contre les bovins seront plus nombreux dans les parties littorales. Si le mouton est commun aux deux régions comme le suggèrent les statistiques, par contre l’animal symbole des régions substeppiques ou subsahariennes, est le chameau plus que le mouton ; de même en Kabylie et dans les régions montagneuses, le mulet sera le véritable emblème animal du pays24. Peut-on établir un rapport entre l’importance des terres de parcours, la population et l’importance du troupeau ? Pour les régions montagneuses, il semble que nous puissions estimer la charge de pâturage à raison d’une tête de gros bétail sur deux hectares, étant convenu que nous comptons six ovins pour un bovin, un cheval ou un mulet. En effet, les Ouled Attia qui ont 15 513 ha possédaient, selon le recensement de 1845, 4 380 bovins, 9 705 moutons, 2 245 chèvres, 239 chevaux et 321 mulets, soit en convertissant le tout en tête de gros bétail, en gros 7 000 bêtes ; il en serait de même pour les Beni Ishaq du Gouffi. Par contre chez les Ouled Abd en-Nour, pour 31 000 ha de parcours, sans compter les terrains collectifs de culture, notre moyenne passerait à 4 ha environ ; bien entendu chez les Nemenchas, cette superficie augmente et oscille autour de 6 à 7 ha. Nous retrouvons donc ici la division zonale classique de l’Algérie du nord au sud25. Dans le rapport des terrains de parcours26 à l’importance de la population, nous devons faire entrer en ligne de compte l’activité complémentaire de 24. Cf. Statistique de 1845 pour les tribus de Nemenchas, Haractas. Les Nemenchas ont 80 000 chameaux et les Haractas 56 000 ; dans les régions centrales, les Abd en-Nour ont 201 chameaux, 1 209 mulets et 1 713 chevaux ; celles kabyles du Ferdjiouah et Zouagha ont 1 110 et 2 210 mulets, respectivement. 25. Dans le même sens, cf. AGG. 1 H 10, Circulaire du Gouvernement général (sans date) (1853 ?) : [...] « Le mode de culture arabe exige en effet de vastes étendues ; le système de cultures de la plus grande partie de la population, Kabyles exceptés, repose sur la culture des céréales et l’élevage des bestiaux. « Les Arabes ne font pratiquement aucune espèce d’approvisionnement de fourrages, ce qui oblige les troupeaux à paître en pleine nature. De vastes espaces sont donc nécessaires pour assurer la subsistance d’un petit nombre d’animaux. Les terres manquent donc d’engrais et cela oblige à des jachères qui chaque année abandonnent à la vaine pâture la plus grande partie des terres labourables : c’est le système de la France au siècle dernier. « Chaque fois que nous prendrons des terres aux arabes, en laissant ce système tel quel, nous risquerions, quelque disproportionné que paraisse cet espace, d’aller en raison même de cette apparence, au-delà des limites où leurs moyens d’existence resteraient assurés. » Les Ouled Attia (sénatus-consulte) laissent reposer leur sol très pauvre une ou plusieurs années pour en tirer une récolte convenable. 26. Cf. les réflexions de Lestiboudois sur cette question à propos du Cantonnement, in F 80
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l’élevage, c’est-à-dire l’agriculture. Mais dans ce domaine, des différences notables existent tant dans les techniques culturales que dans les instruments ou les cultures. Tous les observateurs de l’époque ont souligné l’extrême simplicité des instruments aratoires utilisés par les fellahs. La charrue arabe est sans roues ; elle se compose d’un morceau de bois de cinq à six pieds de long, gros comme le bras, dans lequel un autre à peu près de mêmes dimensions se trouve enchâssé27. Le soc est grossier, « un bois très dur »28 plus ou moins arrondi29 en forme de large truelle30, sans pointe de fer et le plus souvent durci au feu ; au lieu d’une oreille pour retourner la terre, c’est une simple cheville traversant le montant qui fixe le soc à l’arbre. À l’extrémité de celui-ci, une traverse à laquelle les bœufs sont attachés ; quand ce ne sont pas deux bœufs, c’est un âne et un bœuf, un âne et une vache, mais rarement des chevaux. Cette description montre : 1° l’extrême rusticité de la charrue ; 2° l’impossibilité pour le fellah de creuser profondément la terre avec un tel instrument. Cet outil est le plus souvent l’outil unique du paysan arabe ; quelquefois une méchante herse en bois ou à défaut un fagot d’épines complètent l’équipement31. En pays kabyle, la charrue est presque toujours munie d’un soc en fer que fabriquent certaines tribus ; mais elle travaille de la même façon, car si elle fouillait trop profondément le sol, elle aurait vite fait de mettre à nu le rocher32 ; les portions les plus difficiles sont travaillées à la pioche33. Si les instruments sont primitifs, la technique culturale est élémentaire. Lorsque le champ est encore couvert de broussailles ou de friches, on y met le feu vers la fin de l’été ou alors on coupe l’herbe et les broussailles n’offrant pas de résistance. Si le champ a été incendié, on ne se donne pas la peine d’extraire les racines et les souches à moitié brûlées ; si les 1805. Cantonnement, Mém. de Lestiboudois du 25 février 1859 au Prince Napoléon : Lestiboudois estime qu’il faut se défier des calculs théoriques pour resserrer les populations indigènes : « Comment alors réduire la misérable pitance qui est assignée à des peuplades par la nature de la contrée qu’elles habitent ; elles se sont développées jusqu’à la limite du possible, dans les conditions climatériques dans lesquelles elles se sont trouvées. » [...] « On ne cantonnera pas subitement dans des lignes géométriques bien serrées ces hommes à qui il faut le Sahara pendant l’hiver, les plaines du Tell pendant le printemps et la saison des moissons, les montagnes et les forêts du littoral pendant les sécheresses de l’été ». 27. Aperçu historique ... , Paris 1830, page 205. 28. Rozet, Voyage dans la Régence ..., page 210, T. I. 29. L. de Baudicour, La colonisation de l’Algérie, page 21. 30. Desfontaines cité par Dureau de La Malle, op. cit., page 69. 31. Rozet, Voyage dans la Régence ..., T. I, page 211. 32. Hanoteau et Letourneux, La Kabylie ..., T. I, page 480. 33. Revue algérienne et coloniale, avril 1860 : Agriculture, commerce, industrie, travaux publics dans le cercle de Bougie.
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broussailles ont été coupées, elles sont mises en petits tas puis brûlées et les cendres sont ensuite répandues sur la surface du champ34. Une fois le terrain aussi sommairement défriché, le fellah attend les premières pluies d’automne qui détrempent le sol. Quelquefois, il passe la charrue, puis sème le grain à la volée. Si l’ensemencement a eu lieu sans ce rudimentaire labour, le fellah laboure alors son champ pour enterrer la semence. Pour parfaire le travail et mieux enfouir le grain, il passe un herse en bois ou un fagot d’épines que traîne un âne ou un bœuf. Parfois, il attend la récolte en confiant tout simplement ce travail à la pluie. Les plus minutieux des fellahs effectuent deux labours croisés l’un avant les semailles, l’autre après35. Mais de toute façon, la terre ne connaît pas de labour profond ; elle ignore également le fumier : le seul engrais connu est fourni par les troupeaux qui paissent les champs moissonnés. Si les circonstances climatiques sont favorables, la moisson commence fin mai ou début juin. Elle se fait avec une petite faucille à dents ; le blé est scié littéralement, à mi-hauteur ; les épis sont réunis en gerbes qui sont ensuite accumulées en grand tas près d’une aire à battre ; alors commence le dépiquage proprement dit36. Les bêtes de la tribu circulent bientôt sur l’aire à battre ; elles foulent les épis ; les hommes avec des fourches soulèvent la paille dont le vent emporte les plus faibles débris ; les grains plus lourds restant sur l’aire sont mis en tas. Dans la région comprise entre Bône et La Calle37 le grain est séparé de la paille par les bœufs qui, attelés de front, tournent autour d’un pieu fixé en terre ; les femmes ensuite passent le tout au tamis, et la paille ainsi hachée sert à l’alimentation des bestiaux38.
34. Rozet, Voyage ..., T. I, page 211 ; Baudicour, La Colonisation ..., page 21. 35. Annales de colonisation algérienne, T. 2. page 231. 36. Dans la région comprise entre Bône et La Calle, un observateur, le sous-substitut Renaud-Lebon, note en 1836 que les Arabes laissent la moitié de la tige du blé pour alimenter le feu qu’ils sont dans l’usage d’allumer après la récolte pour améliorer leur terrain. « La nuit, nous avons aperçu déjà du douar Ouled Aria, des montagnes enflammées à l’horizon le plus éloigné du pays. » (F 80 1672. rapport du 6 août 1836). 37. F 80 1672. Rapport Renaud-Lebon, déjà cité. 38. Cf. Rectenwald, Le contrat de khammessat ..., page 35 : « Le dépiquage se fait en deux fois ; le dernier dépiquage terminé, les épis restés intacts et qui sont mélangés à des grains et de la poussière sont ordinairement partagés entre le fellah et le khammès en terre azel et melk ; en terre arch, le propriétaire ne prend que les épis d’orge et abandonne à la femme du khammès les épis de blé. Après le transport de la récolte sur l’aire, les épis restés épars sur le gerbier appartiennent au khammès seul ; la coutume veut que le glanage soit réservé aux femmes des khammès et au berger tant que les gerbes sont dans les champs moissonnés. Après l’enlèvement de la récolte, ce droit est exercé par tous les pauvres de l’endroit. »
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Quel est le rythme cultural adopté par les fellahs ? On a parlé d’assolement biennal : une année en culture, une année en jachère39. Certains documents soulignent que d’une année à l’autre « chacun prend le terrain qu’il a cultivé l’année précédente et le cultive de nouveau [...] LE FILS LABOURE SUR LES LIEUX LABOURÉS PAR SON PÈRE et personne n’y apporte d’entraves »40 ; une fois la terre épuisée, on va planter sa tente plus loin, laissant aux troupeaux, entre autres, le soin de la refaire. Il semblerait donc que nous soyions en présence d’une culture continue. Cependant, d’autres documents parlent d’une véritable rotation des cultures, rotation le plus souvent triennale avec jachère41 ; le nombre de djebdas mises en culture n’étant jamais lui-même que le sixième de celles possédées par la tribu qui réserve la moitié de ses champs à l’élevage et l’autre moitié à la culture. C’est bien d’ailleurs l’impression d’ensemble que nous retirons lorsque nous examinons les statistiques des années 1845-185542. Dans le détail, quelques remarques s’imposent : les tribus d’éleveurs ont évidemment une plus grande proportion de terrains de parcours que la proportion admise de 3/6 (ex. les Hanenchas et les Haractas) ; d’autre part, cette proportion de 1/6 pour les terres cultivées est valable pour les grandes 39. Rivière et Lecq, Traité de l’agriculture pratique pour le nord de l’Afrique. 40. AGG, 1 H 4, Rapport de Neveu sur les Abd en-Nour, 10 décembre 1844 ; sur la question du rythme cultural, voir aussi Aperçu..., Paris, 1830, page 205 ; L. de Baudicour, La colonisation..., page 20. C’est nous qui soulignons. 41. AMG. H, N° 261. Corr. subdivision de Bône, rapport du 6 août 1844. 42. Ex. Zone des Kabylies : Ouled Attia : 3 000 ha cultivés sur 20 000 possédés. Ouled Djebarra : 1 100 sur 10 500. Beni Mehenna : 8 000 sur 25 000. Beni Ouelban : 1 100 sur 14 000. Zone de l’Oued Sahel : Beni Aidel : 1 100 sur 2 100. Illoula : 9 000 sur 14 000. Beni Abbès : 16 900 sur 101 000. Zone des hautes plaines : Medjana : 64 200 sur 205 000. Dreat : 42 280 sur 45 500. Ayades : 17 500 sur 71 000. Sellaoua : 1 128 sur 7 856. Zenatia : 2 000 sur 10 000. Telaghmas : 10 000 sur 30 000. Barranias : 5 000 sur 15 000. Hanenchas : 2 400 sur 144 000. Haractas : 23 560 sur 422 000. Zone de l’Aurès : Caïdat de l’est : 30 000 sur 400 000. Caïdat de l’ouest : 10 000 sur 192 000.
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régions à céréales : Medjana, Oued Zenati, Guelma. Elle ne l’est plus pour les parties pauvres où les tribus essaient de cultiver le plus de terres possibles (ex. les Dréat, cercle de Bordj-bou-Arréridj) ; en zone montagneuse, cette proportion n’existe souvent pas et se réduit ou augmente selon l’importance des parties stériles (roches, pente trop rapide). Tantôt le sol de la tribu est tellement pauvre qu’on cultive le plus de terres possibles (ex. Ouled el Hadj du cercle de Philippeville), tantôt le sol est si fertile que la tribu en veut tirer le maximum (ex. Krandeg Asla), ou bien alors la tribu se contente d’une quantité de terre suffisant à ses besoins et la proportion du sixième n’est pas atteinte. Autant dire que nous devons faire intervenir un autre élément dans nos approximations, le nombre d’hommes. Il y aurait donc ainsi un équilibre justement mesuré entre la densité de la population et les possibilités culturales du sol. Les éléments de cet équilibre sont toujours susceptibles de varier, soit que la culture l’emporte sur les terrains de parcours, par défrichement (ex. chez les Beni Mellikeuch), soit que la population augmente ou diminue ; mais au bout du compte seul demeure le maintien de l’équilibre en fonction des moyens techniques dont disposent les fellahs. Par ailleurs, cette technique appelle quelques observations. On a dit et redit à satiété combien les instruments étaient rudimentaires, combien les rendements pouvaient être aléatoires et varier selon les moindres conditions climatiques, combien la technique européenne importée était de loin supérieure. Les reproches ne sont qu’à moitié mérités. En premier lieu, les instruments : plus lourds qu’ils ne le sont, les bestiaux ne pourraient les tirer43 ; d’autre part, il faudrait des forces de traction autrement plus importantes encore pour défricher les immenses plaines de culture parsemées de palmier-nain ; et il est évident que la délicate et fragile charrue arabe est infiniment plus maniable pour contourner les souches enterrées que les lourdes charrues de métal ; en outre, elle est plus facile à réparer que la charrue française, compte tenu du niveau industriel du pays. En second lieu, cette technique de culture n’épuise pas la terre et les paysans peuvent cultiver chaque année la même parcelle sans que celle-ci en souffre trop. En fait, nous avons affaire à un type de culture extensive classique : faible rendement, peu ou pas d’engrais44. 43. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapport du 30 novembre 1859. 44. AGG, 1 H 4, Rapport de Neveu sur les Abd en-Nour, 10 décembre 1844 : [...] « Le rendement du blé est comme partout sujet à des variations très grandes qui produisent la disette ou l’abondance et sont indépendants des moyens de culture. Dans les mauvaises années, le blé ne rend que trois ou quatre, et quelquefois on l’a vu donner jusqu’à vingt et au-delà ; mais cette belle exception ne peut entrer dans la moyenne ; elle est fort rare [...] On peut assigner à peu près pour moyenne de rendements de 8 à 9 sâa ; le rendement de l’orge est à peu près le même. »
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Les cultures principales sont les céréales : blé dur et orge, particulièrement abondants dans les hautes plaines s’étendant de la Medjana aux limites tunisiennes de la province. Toutes les tribus, même celles qui savent que la culture est remplie d’aléas sèment leurs grains ; cela s’explique d’ailleurs quand on sait l’importance des céréales dans l’alimentation indigène. Même les montagnards kabyles ou les Chaouias de l’Aurès essaient de tirer le plus de céréales possibles de leurs terres. Si leurs instruments sont tout aussi élémentaires que ceux des fellahs des hautes plaines, ils présentent tout de même quelques perfectionnements. En particulier, le soc de la charrue est en métal45 car ils ont à lutter contre des obstacles plus nombreux qu’en plaine ; il importe de tirer le maximum de ressources de ce sol pauvre, d’où une technique culturale perfectionnée. Ils incendient sans doute certaines parties boisées, à époque périodique, pour renouveler leurs pâturages et débroussailler, mais aussi pour chasser les bêtes sauvages et améliorer leurs terres de culture46. Dans les clairières, les Kabyles dépouillent préalablement les branches de leurs arbres que l’on brûle avec la broussaille, sur le sol même ; celui-ci est ensuite l’objet d’une culture annuelle, puis il est abandonné pendant trois ans pour recommencer à la quatrième année le défrichement partiel, l’incinération et la culture. Grâce à cette pratique – le keçir – les nouvelles feuilles tendres de broussaille servent en même temps au pâturage des bestiaux47. « C’est donc presque une nécessité pour la vie arabe », car ces keçir cultivés fournissent une importante compensation aux ressources naturelles insuffisantes des montagnes48, et les chefs de famille les défrichent au fur et à mesure de leurs besoins49. Une autre raison du faible rendement peut résider dans la fiscalité : les impôts étaient levés sur le nombre de charrues (instruments) et non sur l’étendue cultivée ; les fellahs avaient donc tout intérêt à cultiver le maximum de superficie avec le même instrument ; donc plus vite la charrue passait, plus on cultivait de terre, moins on payait RELATIVEMENT d’impôt. Ceci n’est qu’une hypothèse, plausible certes, mais nous n’avons trouvé le fait mentionné que rarement dans notre recherche. 45. Cf. Hanoteau et Letourneux sur le rôle des artisans fabricants et réparateurs de charrues en pays kabyle. 46. Féraud, Djidjelli, in R.S.A.C., 1870. 47. Cf. aussi F 80 1785, Examen de la question forestière dans la subdivision de Bône, 8 février 1846 : « le feu permet aux pousses naissantes produites par la souche d’être un aliment facile pour les bestiaux ; il ménage aussi des espaces vides qui permettent aux tribus de déceler les approches de l’ennemi et des bêtes féroces ; il ménage aussi des clairières d’accès aux forêts. » 48. AGG, 10 H 10 cercle de Collo, cercle de Djidjelli. 49. AGG, K Subdivision Philippeville Constantine 1858-59, rapport du 30 octobre 1859 : « Dans ces montagnes où la terre manque, les indigènes cultivent des parties boisées et qu’on nomme dans le pays kseur (sing. ksir) ».
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Ce besoin de terres est même si grand que les Kabyles n’hésitent pas à « affermer les terres que possèdent les Turcs et les Arabes ainsi que les jardins qui environnent les villes »50 ; leurs champs sont d’ailleurs cultivés avec infiniment de soins. Tous les observateurs ont noté ce souci de ménager la terre pour lui faire rendre le maximum de produits et tous ont noté leurs techniques culturales plus poussées. Ils connaissent l’art de préparer la terre par des labours de printemps : on fait passer la charrue toujours une fois, souvent deux et parfois trois dans le terrain avant de semer51. Dans les coins où la charrue ne peut passer, le sol est remué à la pioche. Les Kabyles connaissent aussi le danger de l’érosion des sols et pour l’éviter, ils creusent dans les terrains en pente rapide des fossés à la partie supérieure ; ceux-ci permettent de canaliser les eaux d’écoulement52, et ils dirigent celles-ci vers leurs champs avec précautions. Ils connaissent aussi la fumure des sols53. Lorsque les champs sont à portée de la maison ils sont fumés avec soin, quand ils sont trop éloignés, on les laisse généralement reposer un an sur deux. Il y a d’ailleurs un véritable commerce du fumier dans l’intérieur des tribus. Autant dire que la technique culturale des pays kabyles décèle le soin et l’intelligence ; comme le reconnaîtront plusieurs observateurs contemporains, « dans ce domaine, nous n’avons rien à leur apprendre ». De fait, ils savent, non seulement récolter les indispensables céréales, mais ils savent les alterner avec les légumineuses, pois, fèves, lentilles, haricots ; ils récoltent aussi le bechna et partout où ils le peuvent, grâce à l’irrigation, ils plantent dans leurs jardins des melons, des pastèques, des courges, des oignons ou des raves54. Le djebel présente alors un aspect souriant, verdoyant et très humanisé, avec son aspect compartimenté, ses murailles de pierres sèches ou ses haies de broussailles ou d’arbustes55, ses treilles de vigne et ses vergers d’oliviers ou d’arbres fruitiers. Les Kabyles sont donc autant arboriculteurs et 50. AMG, H, N° 227, Rapport Niel du 1er juillet 1839. 51. AGG, K, Inspection générale, rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Bougie, 31 décembre 1859, Rev. alg. et coloniale, avril 1860 ; Hanoteau et Letourneux, La Kabylie..., T. I, page 480. 52. Hanoteau et Letourneux, op. cit., page 482. 53. Ibid., plus Rev. alg. et coloniale, avril 1860, et rapport sur le cercle de Bougie du 31 décembre 1859 déjà cité plus haut. 54. Ibid., ajouter Baudicour, La colonisation... qui souligne : « Il n’y a pas un petit coin de terre quelque inaccessible qu’il paraisse dont ils ne sachent tirer parti par leur travail » ; cf. aussi le rapport du sénatus-consulte concernant les Beni Mellikeuch : « Les Beni Mellikeuch ont à ce point travaillé leurs terres que celles-ci assez banales sont devenues d’assez bonne qualité. » 55. F 80 1805. Cantonnement, situation de la province de Constantine, mémoire sans date (1840 ?).
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jardiniers que céréaliculteurs ; leur connaissance des arbres est même telle qu’ils sont les seuls à connaître et à pratiquer couramment les greffes. Ils peuvent ainsi échanger les produits de leurs jardins et de leurs vergers dans les marchés voisins contre des céréales, car même dans les bonnes années, celles-ci sont insuffisantes pour alimenter leur nombreuse population : de là, leur application à cultiver les régions basses de plaine ou de vallée et les parties élevées en montagne. Dans certaines tribus s’opère une véritable migration saisonnière entre plaine et montagne : ainsi, les Beni Ouelban de la région de Collo abandonnent les régions basses en été, n’y laissant que les gens strictement nécessaires à la garde des gourbis et des quelques plantations qui entourent leurs zeribas. Ils évitent ainsi la chaleur des bas-fonds et les fièvres, en même temps qu’ils travaillent leurs jardins élevés et rentrent leurs différentes récoltes de printemps. Au moment des premiers froids, ils redescendent, ne laissant sur place que la partie de leur famille destinée à la surveillance de leurs propriétés56. Le même souci de ne négliger aucune parcelle cultivable apparaît chez les gens de l’Aurès : les cultures y sont extrêmement soignées, les assolements sont pratiqués57 ; labours préparatoires, fumures, drainages, irrigation, greffe, y sont connus de si longue date que « la culture ne le cède en rien à beaucoup de contrées en Europe »58 59. En particulier, la vallée de l’oued Daoud est à ce point travaillée qu’un proverbe déclare que le « Toubi (habitant de l’oued Daoud) naît et meurt la pioche à la main »60 et la vallée de l’oued Abdi qui compte vingt-deux villages est un véritable jardin d’un bout à l’autre avec ses vignes et ses arbres fruitiers dont les produits sont fort appréciés61. En somme, nous retrouvons dans l’Aurès les caractères de l’agriculture kabyle : soins minutieux dans un pays âpre dont seules les ressources concourent à faire vivre les habitants ; et lorsque l’agriculture elle-même est insuffisante, l’homme se tourne vers l’industrie et le commerce ou l’émigration. 56. AGG. K, Inspection générale. Rapports d’ensemble, 1851-59, cercle de Bougie, Rapport du 31 décembre 1859. 57. AGG. K. Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Batna, Rapport du 14 novembre 1852. 58. AGG. K. Cantonnement des indigènes, Notes sur le cantonnement, 4 décembre 1856. 59. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Batna, Rapport du 10 novembre 1858. 60. Ibid. 61. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Batna, rapport du 14 novembre 1852.
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Cette industrie n’a rien de commun avec l’industrie du XIXe siècle de type capitaliste européen ; c’est essentiellement un artisanat local, utilisant ce qu’il a sous la main. Ainsi des Beni Abbès : ces Kabyles se trouvent à la limite des hautes plaines de la Medjana, mais déjà dans des régions montagneuses ; la tribu s’adosse à la fois au Djurdjura et aux chaînons du Guergour et elle est traversée par la vallée de l’Oued Sahel. Pour 36 500 ha de terres, elle a une population de l’ordre de 20 000 habitants qui, malgré diverses cultures riches allant du blé à l’olivier, ont une réelle activité industrielle ; leur habileté à tisser les bernous est telle que le bernous abessi de belle qualité est fort prisé dans la province. Les Beni Abbès utilisent pour cela une très belle laine venant des Ouled Naïl. On les sait également très habiles dans l’armurerie ; leurs très belles armes, leurs platines surtout ont une grande réputation et leurs forgerons et leurs armuriers sont célèbres dans toute la province ; ils sont aussi connus pour vendre de la poudre qu’ils savent fabriquer grâce aux gisements de salpêtre. Les autres produits de leur fabrication sont également estimés : presses à huile, socs de charrue et instruments aratoires. Tisserands, armuriers, forgerons, charpentiers, menuisiers, ils sont aussi charbonniers et savent préparer les écorces qui tanneront les peaux. À ces activités multiples ils ajoutent celle de commerçant. Le colporteur est très souvent un homme de leur tribu ; chargé de sa petite marchandise, il va d’une tribu à l’autre. Mais le commerce pour lui ne s’arrête pas là ; il est aussi banquier, c’est-à-dire en fait usurier : « l’argent, a-t-on coutume de dire, est pour eux une marchandise qu’ils vendent toujours à un prix très élevé. » Faut-il s’étonner d’apprendre que les Beni Abbès sont riches, que leurs villages et leurs demeures respirent l’aisance ?62 Certes, les Beni Abbès sont une exception, puisqu’ils sont riches et qu’ils sont autant cultivateurs qu’artisans ou commerçants ; cependant d’autres tribus essaient de trouver des ressources complémentaires pour pallier leur pauvreté. Ainsi les Beni Ouelban (région de Collo) vendent les produits de la tribu, charbon, troupeaux, sur les marchés voisins63. Les Souadeg vont acheter du bois au marché voisin d’El Arrouch pour le revendre avec bénéfice à Constantine64. Les Krorfan (région de Collo) ont l’habitude d’échanger les produits de leurs jardins contre de l’orge ; ils vont de douar en douar, loin 62. Sur les Beni Abbès, cf. Sénatus-consulte, rapport du 26 juillet 1868, et AGG, K, Inspection générale, rapports d’ensemble 1851-59, cercle de Bordj-bou-Arréridj, rapport du 10 octobre 1856. 63. Sénatus-consulte Beni Ouelban. 64. Sénatus-consulte Souadeg.
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de chez eux, jusque chez les Sellaoua et les Haractas, proposer leurs chargements de fruits ou de légumes. Souvent mal reçus par les femmes, insultés par les hommes, une sorte d’opprobre s’attache à eux, car ces pauvres gens sont traités comme des « vagabonds »65. Ailleurs, les Hazabras spécialisés dans la culture du tabac vendent les feuilles sur les marchés voisins66. Lorsque la terre est franchement trop ingrate, alors l’homme se décide à émigrer soit dans la province de Constantine, soit dans celle d’Alger : cette émigration temporaire plus ou moins longue assurera des revenus sinon importants du moins suffisants : ainsi les Beni Ahmed (région de Collo)67. Au vu de ces remarques, nous ne devons pas croire que les Kabyles sont les seuls à rechercher des ressources complémentaires lorsque la terre ne leur permet pas de vivre. En effet, les Ouled Sidi Abid (région de Tébessa)68 vendent le surplus de leurs céréales et du goudron (pour les chameaux). Il arrive aussi que les Ouled Abd en-Nour soient réduits à troquer leurs tapis de tente pour avoir du grain ; à la vérité, ils n’acceptent de s’en défaire que contraints par une absolue nécessité, lorsque la gêne s’est installée au foyer, sinon, les seules denrées commerciales sont les céréales et les troupeaux. Au total, la terre reste bien la ressource essentielle des paysans constantinois ; les activités complémentaires sont en proportion minime par rapport à l’agriculture ou à l’élevage ; l’exemple déjà cité des Beni Abbès n’est qu’une exception. Il est remarquable de noter combien le lien entre la terre et l’homme est étroit ; cette intimité profonde permet d’ailleurs une exploitation équilibrée, mesurée ; sans doute, les rendements sont-ils moyens et n’excèdent pas dix pour un en moyenne ; quelquefois même ils sont inférieurs. Mais ils correspondent bien à l’agriculture extensive des hautes plaines, agriculture étroitement liée à l’élevage : rendements moyens mais aussi conservation d’un sol dépourvu de végétation et soumis à un climat extrêmement dur. Dans cette zone médiane existe une économie équilibrée dont les éléments sont l’homme, le sol et la production. Par ailleurs, les régions montagneuses du littoral ou celles de l’Aurès présentent un type différent d’agriculture : d’allure intensive, avec assolement, fumure, labours préparatoires, l’arboriculture, le jardinage et l’élevage compensent l’étroitesse des surfaces exploitées. Dans les régions subsahariennes, se présente un phénomène inverse : vastes étendues consacrées au parcours et à l’élevage car les cultures sont 65. Sénatus-consulte Krorfan. 66. Sénatus-consulte Hazabra. 67. Sénatus-consulte Beni Ahmed. 68. Sénatus-consulte Ouled Sidi Abid.
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trop aléatoires, et la densité de la population est faible : c’est bien la contreépreuve de ce qui existe en montagne. Cet équilibre né d’une connaissance profonde de la terre et de ses richesses a donc fortement marqué la vie des paysans constantinois. Mais l’individu s’intègre à la communauté qui le soutient : nous retrouverons dans le régime foncier les différents éléments d’un équilibre subtil entre l’individu et la communauté, l’homme, les techniques et la terre.
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ANNEXE Voici quelques chiffres concernant : 1° Les terrains de culture, 2° Les terrains de parcours, 3° Le chiffre de la population, selon le recensement de 1845, les indications données en 1849 ou dans les années suivantes. Tribu Zardezas
Azels Beni Touffout Seguia Zemoul Barrania Telaghma Kebbab et Roumerian Abd en-Nour
Ferdjiouah et Sahel Babor Haractas
Ouled Si Yahia Ben Thaleb Zenatia Beni Kaïd Beni Foughal Beni Khezer Amamra Aurès (Est) Aurès (Ouest)
Année 1845 1849 1853 1845 1849 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1854 1845 1845 1845 1849 1854 1845 1849 1845 1854 1854 1854 1854 1854 1854 1854
Cultures Parcours (ha) (ha) — — 4 000 — 6 600 44 400 48 000 12 000 63 790 16 210 300 1 500 10 000 5 000 10 000 20 000 8 000 4 000 8 000 12 000 6 700 3 300 5 000 10 000 10 000 5 000 10 000 20 000 4 800 2 400 6 000 4 000 1 566 783 160 000 0 16 800 43 200 5 000 127 000 18 000 62 000 10 000 1 490 000 23 600 398 400 75 000 175 000 3 000 21 000 7 200 22 800 2 000 8 000 15 000 17 000 500 4 000 2 300 22 700 296 1924 4 780 9 560 30 000 370 000 10 000 182 000
Population 11 000 12 900 6 800 48 000 58 200 12 000 6 000 10 500 4 500 7 500 3 090 3 700 3 500 6 400 2 800 4 000 7 910 20 200 15 600 19 100 21 350 56 000 28 000 28 000 5 950 8 200 8 000 8 300 690 4 050 467 11 466 35 000 26 000
LES ACTIVITÉS DES PAYSANS CONSTANTINOIS
Medjana Beni Abbès Dreat Beni Aidel Illoula Sellaoua Selib Ouled Harrid Ouled Attia Taabna Beni Ouelban Ouled El Hadj
1854 1854 1845 1854 1854 1854 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1845 1849 1849
64 210 16 900 1 000 42 280 1 100 9 000 672 1 128 320 330 400 510
140 490 84 150 2 000 3 220 11 000 5 000 3 328 6 722 1 600 2 670 2 000 3 090
3 000 28 1 100 145,5 1 100 2 000
17 000 112 11 400 595,5 12 900 8 000
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22 000 12 876 935 5 582 9 630 4 325 900 1 200 615 300 560 790 2 325 1 800 521 1 250 615 1 200 1 595
CHAPITRE TROISIÈME —
Le régime foncier
Le régime foncier de l’Algérie à la veille de la conquête a donné lieu à de nombreuses controverses depuis notre installation dans le pays. Matière délicate puisqu’elle touche à la vie même des populations, elle a été obscurcie par la masse des contresens qu’elle a engendrés1. Ces derniers sont nés le plus souvent d’une assimilation entre un droit local parfaitement adapté au pays et aux hommes et le droit civil français. Nous citerons seulement ceux de Bugeaud ou de Warnier. Bugeaud, dans une dépêche envoyée à Bedeau, commandant la province de Constantine, le 9 avril 18462 « nie l’existence de la propriété particulière dans la province de Constantine » affirmant que les tribus n’ont qu’un « droit d’usufruit ou de jouissance » et déclare vouloir échanger ces « droits précaires contre des droits plus sérieux d’une propriété incommutable ». Il justifie d’ailleurs plus loin son opinion avec bonne foi car dit-il, « l’amour de la propriété est le fond dominant du caractère arabe » ; comme si cette affirmation n’était pas en contradiction avec ses propos antérieurs. Bugeaud voulait évidemment introduire la propriété individuelle de type français dans une société qui ne s’en souciait guère et qui s’accommodait fort bien de son état. L’erreur fut répétée souvent plus tard3 et par des esprits plus avertis que lui de la vie musulmane. Ainsi Warnier, dans son rapport sur la loi foncière du 26 juillet 1873, supprime la terminologie si importante d’ARCH et MELK, parce que de ces deux mots arabes « étrangers à notre langue », « nous ne connaissons pas la signification vraie et surtout la valeur juridique », alors que le projet de loi présenté par le gouvernement les maintenait4. Et Warnier, par une assimilation grossière et déformante conclut : « au dualisme des mots melk et arch, nous substituons l’appellation générique 1. L’essentiel de notre documentation vient des rapports fournis par les Commissions du sénatus-consulte du 22 avril 1863. 2. F 80 522. 3. Cf. aussi les considérants développés par Napoléon III dans sa lettre à Pélissier au sujet du sénatus-consulte d’avril 1863. 4. Cf. Code de l’Algérie annoté par Estoublon et Lefébure, T. I, p. 399.
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du mot propriété, dont la définition dans notre droit public, ne peut donner lieu à aucune erreur, en y adaptant suivant le cas l’un des deux modes de possession exprimés par les termes : privée et collective. » Le changement de perspective juridique allait engendrer des séries de contresens, une jurisprudence compliquée, contradictoire, des discussions interminables au Conseil supérieur de gouvernement5, finalement la suspension, l’amendement et la suppression de la loi sans compter l’ébranlement profond d’une économie et d’une société traditionnelles. Or, les documents ne manquaient pas pour connaître cette réalité foncière ; bien au contraire, l’Empire avant de disparaître avait légué un examen approfondi et minutieux avec les rapports des commissions créées par le sénatus-consulte du 22 avril 1863. Tous ces documents insistent bien sur les caractères originaux de la terre algérienne au point de vue juridique et ne laissent planer aucune équivoque sur le régime foncier. Ce sont eux principalement qui nous ont le mieux servi. Ces documents n’étaient pas les seuls ; mémoires, notes, brochures, apportent également leur part à notre connaissance. L’examen de tous ces renseignements nous permettra de distinguer plusieurs catégories foncières : — 1° Les terres du beylik ; — 2° Les terres arch ; — 3° Les terres melk. Les biens du Beylik Ces terres comprennent les propriétés du bey et celles dépendant du beylik. Les premières sont personnelles et comprennent « d’excellentes terres, bien arrosées et propres à tous les genres de culture », sans doute ce qu’il y avait de mieux dans la province en fait de prairies, jardins ou terres de labours6. Comme l’Erteb el beylik (prairies du gouvernement), les terres du bey sont réservées au bey et à sa maison ; elles sont mises en culture grâce à des corvées (touizas) imposées aux tribus voisines ; de plus chaque charrue acquitte un léger droit au profit du caïd, administrateur. Lorsque la touiza est insuffisante, le bey prend à son service des khammès ; ceux-ci, hommes pauvres mais bien famés, – « c’était une faveur insigne d’employer le labeur de ses bras sur les terres du beylik » –, reçoivent de l’État, charrue, bêtes de somme, semences, et comme prix de leur travail un cinquième du produit de la djebda (charrue) cultivée. 5. Voir Délibérations, passim de 1880 à 1885. Comme nous, Eyssautier, « La terre arch », in Rev. alg. tun. et maroc. de légis. et jurisp., 1895, signale le contresens de Warnier : « Pour lui, écrit-il, il n’y avait que des propriétaires ; malheureusement la pratique fut obligée de tenir compte de cette différence (entre melk et arch) et la loi dut subir des transformations ». 6. F 80 522, Rapport Warnier du 15 février 1841, et TEF 1840.
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Comme la terre est de première qualité, les revenus sont importants ; les khammès y trouvent leur compte bien qu’ils versent entre les mains des administrateurs qui les ont choisis une légère redevance. Chaque tribu a sa portion bien délimitée pour la touiza. Au moment de la moisson et du dépiquage, les tribus réquisitionnées pour les labours reviennent et une fois le grain battu, le transportent dans les silos et magasins du beylik. En second lieu, les terres dépendant du beylik, dites AZELS. L’origine de ces azels est multiple ; le plus souvent, le terrain a été confisqué par le bey à une tribu (ex. Ahmed bey et les Abd en-Nour) ; parfois, le bey achète le sol à ceux qui le possèdent. La règle générale est que les azels sont loués ou servent de gages. Gages pour les fonctionnaires du bey qui les font cultiver moyennant paiement de redevances fixes qu’ils perçoivent ; gages pour les tribus chez qui le bey lève des troupes ou envoie paître ses troupeaux. À cause du service fourni (ravitaillement, fonction « publique », service militaire) les impôts payés pèseront moins lourdement sur les gens des tribus azela. Selon Warnier7 les azels se divisaient en plusieurs classes : 1° Les azels khammès : cultivés pour le compte du beylik par des khammès à qui l’État donnait la terre, la charrue, la semence, les bêtes de labour ; en retour, l’État perçoit les quatre cinquièmes de la récolte et le khammès n’a que le cinquième. Ces terres excellentes attirent des paysans de toutes les tribus car pour quatre-vingt-dix jours de travail par an, le khammès retire un bénéfice de 309,50 frs soit 3,43 frs par jour8. Cela constitue une « somme immense » et le khammès peut encore disposer des trois quarts de son année pour travailler ailleurs. 2° . Les azels djabri (Souahalia) : concédés à des fermiers, moyennant le paiement du djabri, soit douze sâa de blé et douze sâa d’orge par charrue. Le locataire était alors tenu d’entretenir un certain nombre de charrues fixées par le bey ; il fournissait les instruments aratoires, les bêtes de somme, les semences, etc. En contrepartie, s’il mettait en culture une superficie supérieure à celle fixée par le beylik, le surplus était son bénéfice. Le contrat était si intéressant que les fermiers du beylik trouvaient moyen de louer à des cultivateurs sous-traitants la concession obtenue, moyennant le paiement de la contribution exigée par le beylik (djabri) plus une redevance supplémentaire. Le beylik retirait ainsi 420 frs par charrue, et le cultivateur laboureur environ 900 frs8. 7. F 80 522. 8. Les valeurs fixées par Warnier sont vraies pour 1841, mais non pour 1837 ; celles-ci sont moins élevées (voir là-dessus notre chapitre sur le commerce à la veille de la conquête).
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3° . Les azels ‘azib : sur ces terrains, les tribus étaient chargées de nourrir et d’élever les troupeaux du bey (azib) ; les tribus ne payaient alors que l’achour (un sâa de blé et un sâa d’orge par charrue) plus l’impôt du hokor à un taux réduit (dix rials) : ex. certains azels des Ouled Sidi Yahia ben Thaleb. 4° . Azels mta‘a djebel : situés dans les zones montagneuses où le beylik pouvait difficilement se faire obéir, ils étaient concédés à des familles puissantes moyennant une redevance en argent (ex. les Ouled Djebarra concédés au cheikh el Islam, pris dans la famille des Ouled Benlefgoun). Warnier estime que sur les azels vivaient plus de quinze mille familles (15 213) soit une population dépassant quatre-vingt-dix mille personnes. Cette population comprenait essentiellement les tribus suivantes : Serraouia, Zenatia, Ouled Derradj, Drides, Ouled Azema, Ouled ben Hallouf, Ouled Rahmoun, Beni Guecha, Beni Merouan, Beni Ziad, Ouled Sellem, sans compter les tribus qui avaient des azels enclavés au milieu de leurs terrains9. Les premiers observateurs ont distingué parmi les tribus azela des populations fixes et des populations mobiles : les premières étaient stables, rarement renouvelées et occupaient la terre depuis une période plus ou moins longue ; les secondes étaient locataires pour une période de trois ans10 et pouvaient évidemment changer. Ainsi, les Zenatia appartiennent à la première catégorie ; ils occupent le territoire autrefois détenu par l’arch des Guerfa11, ces derniers devaient au beylik le service militaire, mais deux séries d’événements intervinrent : d’une part, les Zenatia achetèrent aux Guerfa les droits sur les azels ; ils ont ainsi la terre, mais doivent aussi acquitter le service militaire au profit du beylik ; d’autre part, les Guerfa sont décimés au début du XIXe siècle par la peste et la famine12. Le bey autorise le transfert de la terre des Guerfa aux Zenatia ; il n’y perd pas puisque les obligations qui l’intéressent sont remplies : culture de la terre et service militaire. Cette stabilité dans l’occupation du sol azel est attestée par ailleurs par le fait que les « azels pouvaient se transmettre par voie d’héritage aussi bien pour les garçons que pour les filles. Si le chef de famille meurt sans enfants, l’héritage passe à la branche collalérale la plus proche, à l’exclusion des
9. F 80 548. 10. Ce « bail » de trois ans serait intéressant à examiner de près ; mais nos documents restent muets sur ce point précis. Aurions-nous ici la traduction juridique de l’assolement triennal pratiqué dans les hautes plaines ? C’est possible, mais aucun document ne vient étayer notre hypothèse. 11. Sénatus-consulte azels. 12. F 80 522.
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épouses ; en cas de déshérence seulement, l’azel revient alors au beylik qui peut alors en disposer »13. Le beylik semble donc admettre avec ce fermage presque permanent un droit individuel à la mise en culture ; et aucun de nos documents ne nous indique une seule transgression de ce quasi-droit. De fait, le beylik n’avait aucun intérêt à troubler la jouissance traditionnelle des fermiers et des laboureurs, car il en retirait un profit indéniable ; nous retrouvons d’ailleurs chez les fermiers et les laboureurs, le même désir de ne pas perturber cet équilibre satisfaisant. Ces derniers doivent aux locataires la corvée pour les labours et les semailles, avec charrue et animaux, pendant quatre jours par charrue cultivée ; ils doivent aussi, au moment de la moisson, huit jours et demi par charrue pour le blé et autant pour l’orge ; ils mettent à leur disposition pour chaque charrue cultivée un mulet pour fouler le blé ; et ils doivent pour le transport de la récolte au marché, trois journées de mulet avec son conducteur pour chaque charrue. Comme cadeaux, le cultivateur ajoutera par charrue un agneau au printemps, une charge de bois en hiver, une poule et dix œufs14. Le fermier avance au laboureur la semence, à savoir un huitième de sâa de blé et deux huitièmes de sâa d’orge par jour ; ce sont les quantités semées couramment en une journée. « Le fermier doit être juste, bon envers ses cultivateurs, SOUS PEINE DE NE POUVOIR RENOUVELER SON BAIL L’ANNÉE SUIVANTE ET DE VOIR SA FERME DÉSERTE ; et si le laboureur a à se plaindre de son maître, il peut le quitter en laissant sur le sol la paille de la dernière récolte. La paille en effet permet la nourriture du bétail pendant l’hiver, elle est aussi l’amorce qui attire les nouveaux fellahs et maintient ceux qui y sont. »15 De plus, le cultivateur qui s’en va ne pourra pas emporter les bois de charpente des gourbis : l’intérêt réciproque comme la coutume s’allient donc pour maintenir le statu-quo16. Quelle est l’importance de ces azels ? Dans son rapport de 1841, Warnier estime que le domaine du beylik s’étend sur 112 351 ha sans compter 546 ha 13. C’est nous qui soulignons ; pourquoi exclure les épouses et accepter les filles dans l’héritage ? Les filles pourraient-elles bénéficier de l’héritage constitué par le labeur de leur père ? 14. Sur ces cadeaux, voir le livre de J. Berque, Études d’histoire rurale maghrébine, Tanger, 1938, et la notion de çohba. 15. F 80 522 ; c’est nous qui soulignons. 16. Cf. AMG, H, N° 260, Corr. Baraguay d’Hilliers à capitaine Tourville, du 20 nov. 1843 : « Les habitants des azels peuvent abandonner les terres qui leur sont louées avant la mise en culture. Mais une fois la saison des labours venue, nous ne leur reconnaissons plus cette faculté, parce que ce serait porter le trouble dans toute la province : TELLE A TOUJOURS ÉTÉ LA LOI DES CULTURES ». (C’est nous qui soulignons).
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de petits habous. Sans doute ces chiffres sont-ils approximatifs, puisque l’estimation a été faite « au coup d’œil » ou bien encore « avec le souvenir de ceux qui habitent ces domaines ». Un recensement établi par l’Enregistrement et les domaines au 31 décembre 1846 dénombre ainsi les immeubles ruraux devenus biens domaniaux17 : Cercle Constantine : Philippeville : Bône : Guelma :
Sétif :
biens du beylik biens du beylik plus azels biens du beylik plus biens des corporations terres de tribus vendues avant l’occupation à des propriétaires qui ont disparu azels Total
Nombre 620 158
Superficie ha 133 680 2 897,2911 7 394,0664
19 900 6 256 170 127,3575
Une estimation antérieure faite en 1841 sous les ordres du général Négrier avait fixé globalement l’étendue des azels à 400 000 ha18. Plus tard une statistique de 1867 attribue aux azels 146 693 ha19. Si le chiffre de Warnier est approximatif, celui de 1846 est quelque peu gonflé, et nous préférons l’estimation de 1867, la seule qui se fonde sur une estimation effectuée sur le terrain par les commissions du sénatus-consulte. Les azels les plus importants occupent une large zone autour de Constantine, capitale du bey, le long des vallées du Rummel, du Bou Merzoug, de l’Oued Zenati et de l’Oued El Kébir, ex-Rummel, mais nous en trouvons de nombreux autres au milieu de tribus plus éloignées près de Bône comme dans certains douars voisins des montagnes. Dans les uns comme dans les autres, nous retrouvons les mêmes éléments : droits éminents de propriété au beylik ; affermage ou location des domaines en échange d’un service acquitté par les locataires (service militaire, ravitaillement, fonction publique). D’une part, le bey retire des revenus fixes élevés, d’autre part les locataires cultivant les meilleures terres obtiennent des bénéfices intéressants. Et ce double intérêt réciproque entraîne une stabilité quasipermanente des populations qui peuvent pratiquement transmettre leurs droits de jouissance à leurs enfants. 17. État général des immeubles de l’État au 31 décembre 1846 (le document se trouve aux Archives du Gouvernement Général à Alger). 18. Rapporté par le Conseil général de Constantine, 1858, page 10. 19. F 80 1807, Sénatus-consulte du 22 avril 1863, statistique au 1er janvier 1867, azels de la Province de Constantine.
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Ce droit de jouissance vivifié par le travail est aux yeux du beylik aussi rigoureux qu’un droit de propriété et personne ne songe à remettre en question cette jouissance traditionnelle, puisque chacun y trouve son intérêt. Si, sur les biens du beylik, l’intérêt, le travail, la tradition s’allient pour créer aux tribus de véritables droits, en terre arch, nous retrouverons une situation tout aussi originale. L’arch L’arch lui même désigne la tribu composée de plusieurs fractions et son territoire (bled el ‘arch) a servi à qualifier le type de régime foncier couramment rencontré en dehors des zones montagneuses. Nous devons le répéter avec force après bien d’autres20, l’arch n’implique nullement un type de propriété collective. Tous nos documents sans exception insistent sur ses aspects si originaux. Ainsi Warnier21 le décrit comme une « propriété communale » dont chaque membre de la tribu a une portion bien distincte ; les propriétés sont données aux tribus dans le but de les fixer au sol ; le territoire de la tribu (bled el ‘arch) a été divisé par les chioukh de manière telle que « chaque arabe pût avoir individuellement autant de terrain que l’autre ou autant que sa fortune particulière lui permettait d’en cultiver »22. Nous sommes, on le voit, bien loin d’une propriété collective, si loin même que Warnier ajoute plus bas : « Sur le terrain désigné par les chioukh, chacun s’établit et ne permet pas à son voisin d’empiéter » ; et il conclut plus loin : « Un long usage donne presque un titre de propriété. » Dans le cas où l’un des cultivateurs meurt alors que ses enfants ne sont pas en état de labourer, la terre passe alors aux mains des arabes sans terre, et s’il n’y a pas de vacance, ces derniers peuvent s’installer comme khammès chez un arabe qui cultive plusieurs charrues. Warnier a bien soin de signaler qu’avec l’étendue des communaux, il est « rare qu’un accroissement de population nécessite un nouveau partage général sur des bases plus étroites ». Sur de telles bases on comprend que la parcelle de terre soit inaliénable, mais transmissible de père en fils. Un autre document contemporain23 distingue finement l’association des habitants du douar ou de la ferqa qui travaillent toujours ensemble, de la communauté des terres, car « chacun possède en propre ses grains, ses troupeaux, ses instruments de labour ». 20. Cf. Larcher et Rectenwald, Traité élémentaire de législation algérienne, Paris, 1923, 3 volumes. Capital pour cette question. 21. F 80 522, Rapport du 15 février 1841. 22. Ibid. C’est nous qui soulignons. 23. TEF 1840 ; c’est nous qui soulignons.
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Autant dire que nous nous trouvons en présence d’une association pour l’exploitation de la terre, à laquelle chacun participe par son travail ; mais si l’exploitation est de type communautaire, le partage des fruits de la terre et des propriétés ne l’est pas. Retenons bien cette notion de mise en valeur par le travail ; elle est essentielle pour la compréhension du régime de la terre arch. En effet, en terre arch, ce droit de labour ne peut passer aux mains des femmes qui ne peuvent pas tenir la charrue et qui sont donc exclues des transmissions héréditaires. Ainsi, la djemâ‘a des Guerfa (région de l’Oued Cherf) protestera avec force pour maintenir l’exclusion des femmes lors des partages successoraux24. Et chez les Beni Brahim voisins comme chez les Abd enNour, les parcelles sont possédées par les mâles exclusivement : la terre ne faisant retour à la communauté que dans le cas où les détenteurs ne laissent pas d’héritiers capables de la mettre en produit25. L’étendue des labours peut varier selon les changements subis par la tente, soit dans la fortune, soit dans le nombre de ses bras masculins. Ainsi l’étendue mise en culture pourra varier selon les possibilités de chaque tente, et cette étendue sera proportionnée à la puissance de labour. Cette perpétuelle adaptation peut expliquer l’observation faite si couramment d’un « partage » des terres, chaque année à la veille des labours. Robe qui note le fait du partage annuel s’empresse d’ajouter : « Mais il fallait des raisons graves pour qu’une famille fût dépossédée de la terre qu’elle avait reçue. »26 Urbain, dans une lettre bien postérieure à la remarque de Robe27 proteste contre l’opinion courante qui croit à la distribution annuelle par les soins des kaïds et chioukh des terres de labour aux membres de la tribu « selon leur caprice et avec mille exactions ». « Dans le Constantinois, affirme-t-il, le fait ne s’est jamais produit ; chaque douar a une parcelle déterminée et connue parfaitement pour ses labours ; c’est ce qu’on appelle la djoura28 ; chaque famille cultive le terrain 24. Sénatus-consulte Guerfa. 25. Sénatus-consulte Beni Brahim ; cf. aussi sénatus-consulte Abd en-Nour : « Chaque PARCELLE DE LABOUR est considérée comme le domaine de la même tente, et correspond à ce que les indigènes de la tribu appellent un melk arch ; melk en ce sens qu’aucun autre individu ne peut en obtenir l’usufruit tant qu’un membre de la famille à laquelle elle a été attribuée vit et PEUT EN TIRER PARTI en la cultivant lui-même ou en la faisant cultiver par d’autres ». Cf. aussi Arch. dép. Constantine, Série B 1, Note du 24 décembre 1863 : « Le champ n’est jamais dévolu aux femmes parce qu’il ne convient qu’à la main qui peut y conduire la charrue, c’est-à-dire à l’homme. » C’est nous qui soulignons. 26. E. Robe, Essai sur l’histoire de la propriété, Bône 1848. 27. AGG, 1 X 4, Urbain à Lacroix, 14 mars 1863 ; c’est nous qui soulignons. 28. Djoura : étymologiquement, trace laissée par la charrue.
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qui lui appartient, et cela ne peut pas être autrement ; car c’est avec la paille récoltée l’année d’avant qu’on nourit les animaux de labour ; la paille appartient à la terre ; il faudrait donc que le caïd donnât à chacun l’équivalent de ce qu’il a labouré l’année d’avant. » Sans doute la notoriété publique suffit pour savoir où se trouve la parcelle de chacun, et il n’est pas besoin de titre écrit pour justifier son « droit de labour »29 ; droit de labour mais non de propriété, puisque chaque parcelle familiale porte souvent le nom de celui qui la cultive30 : « Chacun sait qu’en bon musulman il n’est qu’usufruitier, mais usufruitier presque toujours héréditaire d’une surface déterminée »31 ; et il ne viendrait à l’idée de personne de vendre une terre dont il n’a pas la propriété « complète, absolue, personnelle »32. Pourquoi alors ne pas délimiter son champ puisque chacun le connaît ? Tout simplement parce qu’une haie, une limite quelconque serait un obstacle à la mise en culture commune de ces terres essentiellement vouées aux céréales et à la dépaissance des troupeaux : les techniques culturales sont trop élémentaires pour supporter un cloisonnement des terres, et le cloisonnement entraînerait vite l’anéantissement des ressources qui font vivre les petites associations familiales33. Seule la terre sans limites, permettra de vivre, à condition de la travailler en association. Ainsi, les trois éléments fondamentaux de l’arch34 : champs ouverts, travail et association, sont tellement puissants que le souverain ne songe pas plus à les perturber (ils paient aussi des impôts), qu’il ne songe à contester le régime foncier du melk35. 29. C’est nous qui proposons ce terme à cause de sa commodité. 30. Arch. dép. de Constantine, Série B l, note du 24 déc. 1863, pour le projet de règlement d’administration publique pour l’exécution du sénatus-consulte relalif à la constitution de la propriété arabe. 31. Ibid. 32. Sénatus-consulte Ouled Sidi Yahia, Ben Thaleb, Radjetas, Zardezas. 33. F 80 1681, Note sur la propriété individuelle à constituer sur les terres arch (sans date, 1869 ?) ; ex. du douar Souadeg où se trouvent 29 familles dont 27 ont des titres réels pour partager 390 ha ; dans la première famille, il y a quinze personnes réparties en cinq groupes ; cette famille a huit ha, soit pour chaque groupe, 1,6 ha ; cf. aussi AGG. K. Inspection générale, Rapports d’ensemble, 1851-59, cercle de Philippeville, rapport du 7 octobre 1851 : « Les arabes de la plaine, habitués au droit de parcours et de vaine pâture voient avec peine le MORCELLEMENT de la propriété parce qu’ils comprennent qu’avec ce système, leurs grands troupeaux sont impossibles et leurs ressources diminueront. ILS PRÉFÈRENT LA VIE EN COMMUN. » (C’est nous qui soulignons). 34. Cf. L’Akhbar du 14 août 1840, De la propriété suivant les idées musulmanes : propriété collective : « L’association était presque l’unique garantie de sécurité ». 35. F 80 1809, Commission de l’Algérie, Rapport Gastambide, 5 février 1870 qui signale les obstacles à la création d’une propriété individuelle au lieu de la propriété familiale : 1° Cela heurtera l’opinion traditionnelle des Musulmans ;
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Le melk36 Le mot melk lui-même implique une idée de souveraineté : droit de maîtrise, droit si entier sur la terre que les juristes et les officiers français l’ont assimilé sans peine à la notion française de propriété, alors que l’arch était pour eux beaucoup moins clair, donc plus difficile à définir en termes précis. Il devint donc habituel d’opposer le melk à l’arch. Comme d’autre part, la propriété melk était courante en Kabylie et s’accompagnait d’un terroir fortement compartimenté, il fut banal de lier le melk à la Kabylie et de le rapprocher de notre propriété française, si fortement individualisée. Tout cela n’est pas faux, mais demande à être vérifié de très près ; car l’assimilation avec le droit français est dangereuse. Il est bien exact que dans les terres melk, chaque famille est établie sur un terrain qui a toujours été sa propriété sans conteste. La limite avec le champ voisin est parfaitement connue ; elle est matérialisée par des murettes de pierre, des ressauts de terrain ou simplement des haies ; lorsqu’il n’y a ni pierre, ni ressaut, ni haie, on établit une clôture. Le droit de propriété de la famille remonte à une époque très reculée ; il est attesté par des actes authentiques, dressés par des tholbas en présence des djemâ‘as. Lorsque le titre écrit manque, la notoriété suffit pour certifier la longue possession et personne ne songe à remettre en question ce droit de propriété37. La terre se transmet par héritage ou par donation ; pour les successions ordinaires, le droit de propriété se transmet à la mort du père au fils aîné de la famille qui seul est responsable vis-à-vis de ses frères et jusqu’à leur majorité de la gérance des biens et immeubles38. Mais les femmes participent aux opérations de transmissibilité39. Jusqu’ici, il semble que nous soyions très proches du droit français, mais la ressemblance ne va pas plus loin. Car derrière cet individualisme juridique apparent, nous découvrons des réalités très différentes. En effet, il est entendu que le propriétaire du champ peut vendre son lot, quand il l’entend certes, mais pas à sa fantaisie. La vente a lieu rarement ; 2° Cela jettera la perturbation dans la famille arabe ; 3° Cela ruinera certaines industries familiales et par suite tarira les sources de l’impôt ; 4° Cela réduira à la misère ceux que le partage laissera sans ressources suffisantes ; 5° Les lots pourront être parfois si exigus que chacun d’eux ne pourra suffire à nourrir son propriétaire et que celui-ci ignorant de toute autre industrie sera réduit à la misère. 36. Melk a la même racine que Malik, le roi, le souverain ; le verbe Malaka signifie gouverner, régner, être souverain. 37. Cf. Sénatus-consulte des Ouled Attia, Beni Mellikeuch, Beni Aidel, etc. 38. Sénatus-consulte Beni Aidel. 39. Sénalus-consulte Beni Zoundaï. Peut-être faut-il expliquer cette participation des femmes par le fait qu’elles ont une part de la richesse créée par le père ?
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d’abord, parce qu’une véritable honte s’attache au vendeur et à sa famille, lorsqu’on cède ce que les « ancêtres ont obtenu de la libéralité du souverain » ; ensuite, parce que la vente ne rapporte qu’un très faible profit comparé au revenu des terres (à peine le double du bénéfice annuel) ; enfin parce que la vente implique l’assentiment du bey, et qu’à chaque nouveau bey, il faut renouveler l’autorisation40. Ces formalités juridiques soulignent déjà l’existence d’un droit éminent du souverain. Par ailleurs, en Kabylie, la vente est entourée de telles difficultés que l’acheteur étranger est découragé. En effet, le vendeur peut céder son gourbi, ses arbres fruitiers, mais lorsqu’il s’agira de terres affectées à la culture des céréales ou à de vieux oliviers, il devra d’abord s’adresser en premier lieu à tous les membres de la fraction ou de la sousfraction à laquelle il appartient41 : preuve qu’avant l’individu et ses droits, passe d’abord la communauté. Si personne ne veut acheter ce qu’il propose, alors il peut vendre à un étranger. Est-ce tout ? Non, car les absents qui n’auraient pas appris la proposition de vente ne peuvent être frustrés ; même s’ils s’absentent pendant plusieurs années, leur droit au rachat reste entier. Une fois de retour au pays, ils peuvent alors renoncer à leur droit ou au contraire faire annuler la vente ; de même, les membres de la fraction ou de la sous-fraction peuvent encore pendant l’année qui suit la vente racheter le lot vendu. Si les co-propriétaires se décident au rachat, ils paient le lot vendu compte tenu de la part qui leur revient sur la propriété ; s’il n’y a qu’un acheteur, il peut acheter le lot et fait authentifier son achat par un acte42. Autant dire qu’un droit de préemption est réservé à la communauté à laquelle appartient le vendeur. Le système ressemble-t-il à la propriété française ? Pourtant, dans certains cas, un individu peut vendre son melk. En effet, chez les Beni Mellikeuch, chaque village a son terrain de parcours spécial ; mais tout habitant usager du village peut s’y créer un melk par le défrichement ; une fois le terrain vivifié, l’individu se substitue à la sousfraction dans la propriété du terrain et peut l’aliéner comme bon lui semble. Nous saisissons sur le vif le passage du communautaire à l’individuel grâce au travail individuel qui a vivifié une terre en friche ; le travail a créé la richesse, la plus-value de la terre ; il est donc juste que la terre soit la propriété du travail : nous sommes là au cœur de la notion même du melk43. 40. F 80 522, Propriété indigène et propriété de l’État dans la Province de Constantine, Rapport Warnier, 1841. 41. Sénatus-consulte Beni Ahmed, Beni Amram Djebala. 42. Sénatus-consulte Beni Ahmed. 43. Cf. TEF 1840 : Dans 1es tribus djebaïlia (de la montagne) la culture plus difficile que dans les plaines a porté les Douaouda (nobles) à reconnaître en faveur du cultivateur outre son
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Le défrichement et le travail sont ainsi créateurs de melk, et nous comprenons mieux pourquoi chez les Beni Amram Djebala (cercle de Djidjelli) le cultivateur peut vendre son gourbi, ses arbres fruitiers, mais point le lot de terres à céréales inclus dans l’économie traditionnelle de la communauté. Nous saisissons mieux également cette conséquence effarante du melk poussé jusqu’à son extrême logique qui permet à plusieurs cultivateurs d’être propriétaires d’un seul arbre44 ou d’un seul jardin sur lesquels chacun peut manifester sa capacité de travail. L’existence de l’individu au sein de la communauté s’affirme encore dans une autre pratique : ainsi les Beni Zoundai emmagasinent leurs grains dans des silos creusés en terre melk ; ces silos appartiennent bien à plusieurs propriétaires, mais ils sont au service de la communauté. Si l’on y dépose ses grains, on est tenu de payer au propriétaire une redevance en nature, proportionnée à la qualité et à l’importance du silo : là encore, les intérêts de la communauté se concilient avec ceux de l’individu45. Et chez les Beni Ouelban, les individus composant la communauté ont si fortement conscience de leur nécessaire association que la djemâ‘a demandera avec insistance à la commission du sénatus-consulte, chargée de créer la propriété individuelle, de ne pas toucher à l’état de choses existant : « Les intérêts des uns et des autres sont trop enchevêtrés, trop solidaires » ; cependant, soulignent les commissaires, « la propriété est très divisée, bien délimitée et appuyée de titres »46. Y a-t-il une preuve plus édifiante de la puissance de l’association ? Mais dans cette association, chacun connaît les limites de son droit ; car le labeur pour mettre en valeur la terre a été si important qu’il est tout naturel de délimiter exactement les bornes de son champ ; celles-ci jalonnent l’effort individuel47. Ces paysans si pointilleux pour les limites de leur terrain qu’ils en arrivent à tuer l’intrus, ne songeront pas à protester plus tard quand l’administration française revendiquera les forêts. Sans doute ces dernières les intéressent par ce qu’elles leur fournissent ; mais s’ils tiennent à conserver leurs droits d’usage, il ne leur vient pas à l’esprit de revendiquer la forêt comme leur droit d’usufruit un droit à la plus-value du sol, qui est le résultat de son travail propre, droit de segaah, qui fait l’objet de transactions. 44. Sénatus-consulte Beni Ahmed. 45. Sénatus-consulte Beni Zoundai. 46. Sénatus-consulte Beni Ouelban. 47. C’est ce qu’avait bien vu l’un des rapporteurs du sénatus-consulte, le 8 avril 1863 : « La propriété ne s’acquiert et ne se constitue que par le travail. » (Estoublon et Lefébure, op. cit., page 272).
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propriété, puisque celle-ci a poussé naturellement sans qu’ils aient eu à fournir un effort48. Par contre, ils seront souvent intransigeants quant aux melks enclavés dans les cantons forestiers et n’accepteront pas l’échange, même s’il est avantageux, avec des sols en plaine49. Ainsi, nous retrouvons pour le melk comme pour l’arch, la puissance de l’association et de la communauté d’intérêts. Dans le melk, la force de la communauté est dissimulée derrière une façade individualiste, matérialisée par le morcellement du terroir ; dans l’arch, au contraire les nécessités culturales suppriment les clôtures et donnent un autre visage à la terre nourricière. Mais dans les deux cas, le travail crée un droit incontestable pour chacun ; en terre melk comme en terre arch, les fellahs restent possesseurs des fruits de leurs peines. Et la seule marque imposée par le souverain sur la terre sera le paiement de l’impôt ; dans la pratique, le fellah ne songera pas qu’il peut perdre par la fantaisie gouvernementale le sol qui le fait vivre : il y songera d’autant moins qu’en Kabylie et dans l’Aurès, pays de melk, le bey se risque rarement ; en terre arch, il est, pour ce dernier, de la plus élémentaire nécessité de laisser les gens vivre en paix pour obtenir les impôts qu’il demande. Même si le souverain turc est le propriétaire éminent de la terre, il est souvent trop lointain ou ne cherche pas à remettre en question les droits traditionnels dont les communautés jouissent. Ces dernières peuvent ainsi transmettre leurs droits à leurs enfants comme si la terre leur appartenait en pleine propriété, les droits de l’individu fondés sur le travail restant conçus dans le cadre des droits de la communauté dont, en dernier ressort, riche ou pauvre, chacun dépend.
48. Sénatus-consulte Ouled Attia, etc. 49. Sénatus-consulte Radjettas, Rapport du 26 octobre 1866.
CHAPITRE QUATRIÈME
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La fiscalité
Une tradition tenace a voulu opposer l’anarchie turque à la régularité et à l’efficacité fiscale française. Cette tradition nourrie de hâte ou d’ignorance insiste sur l’irrégularité et la fantaisie des perceptions turques génératrices de désordre et de malthusianisme économique. À la lumière des documents, la fiscalité turque dans le beylik de Constantine n’a plus cette impressionnante simplicité et Ahmed, dernier bey de Constantine, apparaît comme un personnage plein d’astuce et de réalisme, une tête financière. Car en 1830, avec la conquête française, Ahmed saisit l’occasion de créer une organisation financière efficace, spéciale au Constantinois. Il accentue donc l’originalité de la province par rapport aux autres beyliks de la Régence, originalité aussi grande dans l’assiette que dans la forme de l’impôt. La présence d’importants azels introduit dans le système fiscal traditionnel une nuance majeure ; car le service en nature implique une compensation fiscale et les azeliers doivent être imposés moins lourdement que les tribus de terre arch ; de même l’existence des inexpugnables massifs kabyles ou aurésiens atténue sensiblement la rigueur financière des souverains ; enfin, les dimensions de la province permettent aux grands chefs d’échapper à la règle impérieuse du pouvoir central. Tels sont les divers correctifs dont nous devons tenir compte pour présenter un tableau authentique de la fiscalité à la veille de la conquête française. Sur quelles bases le régime financier du Constantinois est-il assis ? Sur les revenus de la récolte ou des troupeaux : telle est la règle théorique. Jusqu’en 1830, l’organisation mise en place par Salah bey n’avait pas changé. L’impôt normalement levé était le djabri : impôt forfaitaire pesant sur toutes les propriétés quelles qu’elles fussent ; il valait douze sâa et demi de blé, douze sâa et demi d’orge et dix chebkas de paille. L’avantage d’un tel impôt est que, fixé une fois pour toutes, sa perception ne demande pas de remaniement de rôles et réduit le nombre des fonctionnaires au minimum. De plus, le souverain sait sur quelles sommes il peut compter pour son budget. En troisième lieu, dans les bonnes années, le paysan est sérieusement avantagé.
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LA FISCALITÉ
L’inconvénient est à la mesure du dernier avantage, car en mauvaise année, la charge fiscale est trop lourde. Mais nous pouvons imaginer avec vraisemblance que les réserves accumulées dans les années fastes aident alors beaucoup les fellahs. Pour la perception, la province est partagée en deux circonscriptions, l’une à l’ouest jusqu’à l’Oued El Hammam, l’autre à l’est depuis celui-ci jusqu’à la Régence de Tunis1. Chacune des deux parties est sous la direction d’un caïd djabri ; toutes deux sont coiffées par le caïd ed dar. Outre le djabri, le caïd perçoit régulièrement une taxe supplémentaire, pour le service de la perception dit hak zemmam (prix du temps). La prise d’Alger amena Ahmed à se dégager du vieux système ; il substitua au djabri un impôt sur le revenu, de type progressif, l’ACHOUR, et il ne laissa subsister le djabri que sur certains biens privilégiés du beylik. Théoriquement, l’achour est l’équivalent du dixième de la récolte : un sâa sur dix d’orge ou de blé ; pratiquement le résultat est différent. L’achour est calculé sur le nombre de charrues mises en culture : l’évaluation se fait de façon très approximative2. Deux fonctionnaires du palais, les caïds el achour, l’un chargé de l’Ouest, l’autre de l’Est, partent en tournée à l’automne pour constater l’importance des labours. Une nouvelle tournée a lieu après la moisson, pour évaluer la quantité des terres réellement cultivées d’après l’importance des meules dressées dans les champs3. Le caïd de la tribu, le cheikh de la ferqa et le fellah sont alors entendus contradictoirement : le caïd el achour fixe alors son estimation ; si cette estimation n’est pas acceptée, le caïd el achour impose le serment au maître du champ dont il accepte à ce moment la déclaration sans difficulté. Après quoi, commence la « mise au net » des rôles, si l’on peut dire ; le secrétaire du caïd rédige un bulletin (teskereh) qui reste entre les mains du chef de la ferqa, car celui-ci connaît la part prise aux labours par chaque membre de la ferqa ; le caïd de la tribu prend note des chiffres de ce bulletin et le caïd el achour dresse la liste des imposables. Cette liste est envoyée au pacha (c’est le bey) qui révise en réévaluant les estimations du caïd el achour, surtout pour les tribus importantes ; enfin, la liste établie est renvoyée à chaque caïd avec les ordres de paiement. La perception commence. Le caïd, accompagné d’une smalah pour faire pression sur les plus récalcitrants, fait rentrer les sommes décidées par le pacha.
1. F 80 522. Rapport Warnier. 2. TEF 1840 ; cf. aussi F 80 1589. 3. Parfois le caïd arrive après que le fellah ait fait disparaître un certain nombre de meules.
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Avant d’aller plus loin, nous devons préciser plusieurs points. Théoriquement, le système est équitable, puisque l’estimation des étendues cultivées a lieu deux fois, une fois d’abord à l’entrée de l’année agricole, une autre fois à sa fin. De plus, la séance contradictoire entre le fellah et les représentants du bey devrait permettre une évaluation assez précise. Mais un tel système est évidemment fonction de l’honnêteté et de la probité de chacun ; comme la pratique peut prêter à suspicion, le pacha, à qui revient en définitive la décision ultime, use d’autorité et d’arbitraire pour compenser les sous-estimations. Les seuls qui ne peuvent tirer profit du système sont les fellahs, car ils sont à l’origine même de l’impôt. Le bey peut très bien ne rien recevoir des sommes versées ; ils ont dû néanmoins les payer. Pour l’achour, le laboureur verse sur chaque djebda, un sâa de blé, un sâa d’orge, une charge de paille et le hokor ou loyer de la terre. Il paiera d’abord le hokor, puis l’achour et enfin la contribution en paille. Selon Rousseau qui dresse l’état de la fiscalité constantinoise à la veille de la conquête4, les impôts sont prélevés trois fois par an : au printemps, en été et en hiver. Pourquoi pas en automne ? Parce que les paysans mettent alors leurs terres en culture et qu’ils ont besoin de toutes leurs disponibilités. Car si les cultures sont entravées, l’activité de la province s’en ressent et, par contrecoup, les finances publiques périclitent. D’autre part, le même observateur affirme que le bey peut diminuer l’impôt pesant sur une tribu si sa population diminue ; mais si plus tard, la population de la tribu augmente, l’impôt est augmenté d’autant. La fiscalité d’Ahmed est donc assise à la fois sur l’étendue des cultures et sur le potentiel humain : deux notions qui associent la progressivité et l’efficacité. Mais cette efficacité n’est réelle que dans des zones bien limitées : celles où les récoltes constituent un gage, – un « otage » presque –, sûr à portée de la main beylicale. Les restrictions imposées au souverain et à son autorité fiscale par la configuration du pays et par l’importance des grands chefs et des marabouts limitent singulièrement les revenus effectivement versés dans les caisses beylicales. « Un tiers à peine, dira-t-on, était soumis à une administration régulière en ce qui concerne la levée de l’impôt » ; ceci pour l’achour, car le hokor semble être plus largement perçu5.
4. AMG. H, N° 226. Rapport Rousseau du 29 septembre 1838. 5. TEF 1840. Revenus de la province, page 840 et sq ; F 80 522, Recherches sur l’impôt. Rapport Warnier, 1841.
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En effet, le hokor est par essence un loyer payé par la terre, c’est un impôt spécial à la province de Constantine et il est prélevé sur les terres du beylik comme sur les terres arch. Seules les terres melk, – et le fait doit être souligné –, en sont exemptes. Le hokor comme le djabri a été établi par Salah bey, et chaque djebda cultivée le payait. Pour Warnier, le hokor équivalait en gros à trois fois le prix d’un sâa de blé, soit une somme variant de onze à quatorze rials (20,85 frs à 26,04 frs) ; Rousseau le fixe très précisément à 23,85 frs par zouidja (autre nom de la djebda) ; le hokor n’était perçu qu’une fois les blés vendus6. L’originalité fiscale du beylik constantinois se caractérise aussi par l’absence de la zekka perçue sur les troupeaux. Par contre le bey lève une taxe en nature ou en argent sur les tribus échappant plus ou moins à sa tutelle : la gharama. Étaient ainsi soumises à cet impôt, les tribus nomades (Hanenchas, Ouled Sidi Yahia ben Thaleb, Nemenchas, Haractas, par exemple), les tribus kabyles les plus accessibles (celles de la région philippevilloise, Arb Skikda, Zardezas) ; celles du Ferdjiouah et du Babor ; les chaouias de l’Aurès, les tribus des Ouled Moqran, des Ouled El Haddad, plus un certain nombre de centres, Tébessa, Zamourah, Msila, Mila ; cette dernière devait verser outre l’achour une somme de 1 800 francs. La gharama était souvent acquittée en bestiaux, et cela créait quelque difficulté au beylik qui voyait d’un coup la cote des bêtes s’avilir ; pour éviter de perdre, le bey pouvait alors décider de revendre aux tribus les plus riches à un prix fixé arbitrairement les bêtes ainsi obtenues7. La gharama était répartie dans les tribus selon le nombre des tentes ; c’était donc un impôt par feu ; comme les nomades manquaient de céréales, il était normal que les troupeaux servissent à acquitter leurs impôts. Ici encore, la logique fiscale est bien adaptée à l’économie des tribus. Sans doute dans cet inventaire manquent les Kabyles des régions de Bougie, Djidjelli, Collo. Leur éloignement de Constantine et surtout leurs montagnes interdisent au bey, même si c’est Ahmed, de lever régulièrement un impôt aussi léger soit-il. La seule compensation pour le pouvoir central est de lever une taxe à laquelle les Kabyles comme les Sahariens se sont abonnés, pour leur permettre l’accès aux marchés des plaines : la lezma8. Mais si la perception est relativement régulière pour les Sahariens, pour les Kabyles elle l’est beaucoup moins : un fonctionnaire de l’époque, le caïd Ibrahim, ne se faisait guère d’illusion : « Il n’a jamais été facile au bey de 6. AMG. H, N° 226. Rapport déjà cité. 7. Ne pas confondre avec mechtana, obligation pour certaines tribus d’acheter les animaux pris dans les razzias (cf. AGG, 10 H 10) (Tribus des Karkara, Bou Ksaiba, Djebel Aougueb, etc.) 8. F 80 522.
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Constantine de se faire payer les contributions par la partie de la population dite Cabaïls » ; on n’en « obtient quelque chose ... que par la force, la ruse, les surprises ou le yatagan »9. Voilà donc les quatre grands impôts du Constantinois : achour, hokor, gharama et lezma ; impôts réguliers auxquels s’associent d’autres taxes en nature, ou en argent qui varient selon les occasions et font songer à nos aides du moyen âge occidental. Citons-les en bloc10 sans mentionner les impôts municipaux spéciaux à la population de Constantine. 1° L’oudifet el denouche, grâce auquel le bey achetait tous les présents destinés au dey d’Alger, envoyés tous les six mois à celui-ci ; 2° La bechara, don de joyeux avènement ou de réinvestiture, perçu tous les six mois, quand le dey avait confirmé le bey dans sa position ; il était également levé lors d’un événement important ; 3° Le mohr bacha : levée de six cents à sept cents chevaux pour transporter à Alger les présents du denouche ; 4° Le haq el bernous (prix du bernous) : impôt prélevé en échange de l’investiture accordée par le bey à ses fonctionnaires ; 5° El mechirgh, impôt analogue au précédent, mais levé seulement sur les chioukh les plus importants ; 6° El megad, levée de chevaux attribués à la maison du bey ou à ses fonctionnaires. Certaines tribus sont astreintes à fournir au bey du beurre (impôt dit El boqradj)11, du miel, du bois, etc. ; ou bien encore, elles servent le bey soit par leurs hommes qui sont astreints à un service militaire, soit par leurs bêtes qui effectuent des transports pour le compte du souverain. Ajoutons pour finir, les cadeaux traditionnels (haq) versés par le fellah pour les petits et moyens fonctionnaires. Une remarque générale s’impose : la plus grande partie de ces impôts est perçue en nature, seul le hokor est versé en numéraire. Ils gardent donc un caractère élémentaire, bien adapté à l’économie du pays, car ils permettent à l’administration beylicale de vivre. Les grains et la paille de l’achour servent à alimenter hommes et bêtes au service du bey ; le beurre, le miel, le bois, les troupeaux contribuent également à son ravitaillement. Cette prestation en nature a une autre qualité : les gens qui la fournissent n’ont pas l’impression de s’appauvrir puisque la taxe est fonction de la récolte ou du croît, œuvres éminemment naturelles.
9. AMG, H N° 11, cité par M. Emerit, L’Algérie à l’époque d’Abd El Kader. 10. F 80 522, Rapport Warnier, 184l. 11. AMG, H, N° 220, Rapport Rousseau déjà cité.
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Mais sur qui pèsent ces impôts ? Quel est leur montant ? Quelle est l’ampleur de la pression fiscale ? Tous les observateurs du Constantinois et de l’Algérie à l’époque turque n’ont pas manqué de souligner combien « la fonction publique » était originale ; les fonctionnaires payaient au souverain leurs charges, en échange, ils recevaient le bernous, symbole de leur fonction, et un domaine attaché à cette fonction. À leur tour, ils se faisaient rembourser par les hommes de leur domaine les sommes et les cadeaux offerts au bey ; de plus, ils percevaient chaque année pour subvenir à leurs besoins de véritables impôts ; autant dire que là comme dans la tribu non apanagée, le fellah était astreint à des redevances annuelles. Le fellah, producteur de biens, de richesses, mais aussi d’impôts ; en bref, la clef de voûte de tout le système fiscal et de l’économie constantinoise et algérienne. Sur lui pèseront donc toutes les charges, voilà pourquoi nous ne pouvons pas spécialiser les impôts et affirmer que le denouche ou la bechara seront seulement payés par telle ou telle catégorie fiscale ou sociale. Ceci dit, nous avons divers documents relatant en détail la fiscalité constantinoise avant la conquête ; documents d’autant plus précieux que le Constantinois passait pour le beylik le plus riche, donc le plus imposé de l’Algérie. Ajoutons que l’administration française en arrivant à Constantine se garde bien de bouleverser le système antérieur et de faire table rase du passé. Au contraire, le général en chef laisse toute la structure financière en place, et l’administration française tentera de prendre la place d’Ahmed et de lever les taxes et impôts que cet hahile souverain avait su imposer depuis 1830. Nous reprendrons donc point par point les études de l’époque. Et d’abord le djabri, maintenu seulement sur les propriétés du beylik ; il n’intéresse que cent onze azels sur lesquels on cultive 2 973 charrues. Ces djebdas paient : — 3 510,5 sâa de blé soit au prix de 1837 (7 frs l’un) — 3 510,5 sâa d’orge soit au prix de 1837 (3,50 frs l’un) — 4 215 charges de paille soit au prix de 1837 (1,50 fr l’une) — Hokor : 2 117,5 réals à 1,80 fr. Total
24 573,50 frs 12 287 frs 6 323 frs 3 810 frs 46 993,50 frs
De ces diverses charges, celle qui pèse le plus est la contribution en paille, d’autant plus que les fellahs ne récoltent pas de foin. Mais le djabri n’est payé que par un nombre très restreint de personnes alors que sur les azels la pratique la plus courante est l’achour accompagné du hokor. Pour l’achour, nous l’avons dit, la règle est que, pour chaque charrue cultivée, le bey perçoive un sâa de blé, un sâa d’orge et une charge de paille.
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Si nous connaissions donc très précisément l’étendue des surfaces cultivées, nous aurions du même coup la base même de l’achour. Selon un rapport du 26 mai 1838, postérieur de quelques mois à la prise de Constantine12, le sâa de blé valait à la veille de la conquête 7 frs, celui d’orge 3,50 frs et la charge de paille 1,50 fr, soit donc par charrue 12 frs. Les premiers documents intéressants, une lettre d’Ahmed à Hoçein dey d’Alger (notre dey Husein)13, fixent l’étendue cultivée à 3 700 djebdas. Chiffre manifestement trop bas ; Ahmed use avec Hoçein du procédé que ses caïds utilisent par devers lui, et nous comprenons trop bien la cause de cette sous-évaluation ; Ahmed déclare à peine plus que la surface cultivée réellement sur les terres du beylik14. Plus tard, des estimations plus objectives fixent la surface cultivée dans la province de Constantine à un chiffre oscillant de 15 000 à 25 000 charrues15; comme l’étendue de la charrue varie selon la difficulté de mise en valeur, – de 7 à 12 et même 15 ha –, notre base de l’achour peut donc varier du simple au double. Deux mémoires détaillés16 sans doute de 1840, donnent aux 151 tribus versant l’achour et le hokor 10 381 charrues ; et pour les azels 2 345, soit donc en tout : 10 381 + 2 345 = 12 726 charrues. Admettons une marge d’erreur de 15 pour cent ; notre assiette de l’achour serait voisine de 15 000 charrues. Le montant de l’achour serait donc de 15 000 sâa d’orge, 15 000 sâa de blé et 15 000 chebkas de paille, ce qui donnerait en recette (convertissons en francs) : 15 000 x 12 = 180 000 frs. Dans un rapport contemporain, Rousseau fixe le montant de l’achour à 2 880 000 frs, sur la base de 22 frs pour le sâa de blé, 10 frs celui d’orge ; en outre, pour 25 000 charrues mises en culture, il estime le prélèvement à 90 000 sâa de blé et 90 000 d’orge. Ces évaluations nous semblent gonflées à plusieurs titres. En premier lieu, les prix du blé et de l’orge sont ceux d’après la conquête ; ils marquent une augmentation très nette par rapport aux prix antérieurs d’environ 300 pour cent. Il faudrait donc réévaluer le montant en le diminuant des deux tiers, soit donc 2 880 000 frs - 1 920 000 frs = 960 000 frs. En outre, nous saisissons mal les raisons qui amènent Rousseau à fixer le prélèvement à 180 000 sâa de blé et d’orge au lieu de 25 000 x 2 = 50 000 sâa 12. F 80 933, Rapport Fabre. 13. F 80 1673. 14. F 80 522, Rapport Warnier qui fixe la superficie des seules terres djabria à 2 973 charrues et des azels à 13 040 charrues. 15. F 80 1805 donne de 16 007 à 24 080 charrues ; AMG, H, N° 226, Rapport Rousseau, donne 25 000 charrues ; TEF 1840 donne 20 000 charrues environ. 16. AMG, H, N° 228.
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fixés par la règle que nous connaissons. Notre chiffre de 960 000 frs doit donc être repris en fonction du nombre de charrues, ce qui donnerait alors pour l’achour : 25 000 x 12 = 300 000 frs. C’est à un total assez voisin qu’arrivent les rédacteurs de la notice du Tableau des Établissements Français17. Pour eux, l’étendue mise en culture est de 17 527 charrues et ils pencheraient plutôt pour 20 000 charrues, donc 20 000 sâa de blé et 20 000 sâa d’orge ; ils fixent le prix des céréales à la veille de la conquête à 8,10 frs le sâa de blé et 4 à 5 frs le sâa d’orge. Soit donc, 20 000 x 12 (8 frs + 4 frs) plus la paille : 20 000 chebkas à 1,50 fr.
240 000 frs 30 000 frs 270 000 frs
Nous arrivons à plusieurs chiffres, très voisins malgré leur différence, 180 000 frs, 270 000 frs, 300 000 frs, 330 000 frs. Il est évident que le montant de l’achour dépendant du nombre de charrues mises en culture, il importe de fixer avec le plus de précisions possibles l’étendue cultivée dans la province. Nos documents nous fournissent des indications assez variables : — 15 000 charrues, après rectification, selon AMG, H, N° 228 (1840) — 25 000 charrues selon Rousseau (AMG, H, N° 226). — 20 000 charrues selon TEF 1840. — 13 040 charrues des azels et 20 000 charrues des terres arch, selon Warnier (F 80 522), donc 33 040 charrues. Un document postérieur (5 octobre 1848)18 fixe le nombre de charrues dans la province à 26 000, ce qui se rapproche des indications de Rousseau et Warnier. À la vérité, nous inclinons à accepter les estimations de Warnier, d’autant plus que la superficie qu’il fixe pour les azels est celle indiquée plus tard par la commission du sénatus-consulte. De plus, nous savons que la superficie cultivée est équivalente en gros au sixième de la superficie totale possédée par les tribus. L’achour serait alors de : 33 040 x 12 frs = 396 480 frs en gros donc 400 000 frs. Mais l’achour n’est pas tout, car le bey lève aussi le hokor. Les documents auxquels nous faisions allusion indiquent tout comme pour l’achour des sommes variables.
17. TEF 1840. Nous comptons la paille à 1,50 fr la chebka, bien que le prix ne soit pas indiqué ; de même nous avons utilisé les prix minima pour le blé et pour l’orge ; en utilisant les prix maxima, notre total sera de 330 000 frs. Le montant moyen serait alors de 300 000 frs. 18. AGG, 13 O 1, Délibérations du Conseil supérieur d’administration.
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Ainsi, le premier rapport19 donne comme somme versée par les 151 tribus soumises à l’achour et au hokor, 135 547 boudjoux et pour les tribus azels 35 700 boudjoux, total 171 247 boudjoux à 1,80 fr le boudjou, soit donc 308 245 frs pour 12 726 charrues soit 24,22 frs par charrue. Dans son rapport, Rousseau fixe le hokor à 23,85 frs par charrue soit donc 596 250 frs. Un autre document de février 184020 évalue le hokor à 13,25 frs par paire de bœufs, c’est-à-dire par charrue, ce qui tendrait à diminuer de moitié l’évaluation de Rousseau. Un peu plus tard, en janvier 184121, le général Galbois, commandant la division de Constantine, écrit dans son rapport que la somme payée antérieurement était de 12,09 frs par charrue ; par ailleurs, dans une dépêche antérieure au Maréchal Valée, le 26 août 1839, il déclarait que pour 660 djebdas, il avait touché 8 745 boudjoux, soit donc par djebda 13,25 boudjoux, donc 23,85 frs22. D’autres documents postérieurs à la conquête précisent à propos des Zenatia habitant les azels que le hokor était de 7,50 frs par charrue pour les gens servant le bey, au lieu de 12,50 frs ; mais c’est un tarif de faveur pour les Zenatia, car les Karkara avaient à payer 32,50 frs. Tout comme les Beni Hameidan et d’autres tribus azela. L’examen détaillé de la première notice que nous citions23 donne une indication très précise du hokor ; il est normalement de 24 frs pour les 151 tribus de terre arch ; et pour les azels du bey, il oscille de 18 à 36 frs ; la moyenne étant de 27,82 frs, donc sensiblement supérieure à ce que paient les tribus de terre arch. Nous pouvons donc accepter les chiffres de Warnier et de Rousseau, évaluant le hokor à 24 frs par charrue cultivée. Soit donc, en reprenant nos estimations minima et maxima antérieures, une somme variant de 360 000 frs (15 000 à 24 frs) à 720 000 frs (30 000 à 24 frs). Troisième impôt : la gharama. Rousseau l’évalue à 38 985 frs24 en fixant le nombre de moutons à 7 797 et en les évaluant à 5 frs l’un ; selon lui, certaines tribus comme les Segnia donneraient 1 400 moutons, les Haractas 1 000 seulement. Mais Rousseau ne compte pas les autres prestations en nature ; nous devons nous méfier de son appréciation d’autant plus que pour le seul dennouche envoyé chaque 19. AMG, H, N° 228. 20. F 80 933, Note sur les impôts de la province de Constantine. 21. F 80 1674. 22. AGG, 1 H 4. 23. AMG, H, N° 228. 24. AMG, H, N° 226.
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année au dey d’Alger25 Ahmed envoie 3 000 ovins, et les seuls Nemenchas remettent chaque année 3 000 têtes de moutons26. Manifestement, le chiffre de Rousseau est trop bas. Il l’est d’autant plus que Warnier pense que la « gharama est le revenu le plus important du bey de Constantine » ; et Warnier décrit la manière dont la gharama est perçue27. L’impôt est fixé sur des bases très variables, et peut être versé en argent ou en nature. En gros, il varie du douzième au vingt-cinquième de la richesse de la tribu, soit donc en gros de 4 à 8 pour cent de cette richesse. Chaque fraction de la tribu versait une part de la gharama divisée en autant de parts qu’il y avait de fractions dans la tribu. Le rédacteur de la notice parue dans le Tableau des Établissements français de 1840 – sans doute Warnier – estime que la gharama doit être évaluée au moins à 600 000 frs. C’est un minimum en effet, lorsque nous savons que les seuls Segnia, les moins imposés paient 25 000 frs et les Haractas 250 000 frs. Dernier impôt régulier enfin, la lezma, payée par les Kabyles et les Sahariens. Si la perception avait lieu assez facilement sur les Sahariens, par contre avec les Kabyles, elle était irrégulière, à tel point que Warnier ne peut indiquer un seul chiffre ; il rapporte que l’impôt est invariable, que les tribus s’y abonnent, pour ainsi dire, et qu’il est levé sous la protection des troupes « annuellement, bisannuellement, ou trisannuellement ». Rousseau donne en détail les revenus perçus sur les tribus montagnardes28 : — Tribus de Bougie 21 360 boudjoux à 1,80 — Sahel Babor 7 506 boudjoux à 1,80 — Tribus sous la direction du caïd de Mila et Kabyles 25 635 boudjoux à 1,80 Total
3 844,8 frs 13 510,80 frs 46 143 frs 98 101,80 frs
Cet état attire plusieurs remarques : En premier lieu, notons l’absence presque totale des tribus de la région de Djidjelli et de Collo. De plus, les sommes perçues sont dérisoires par rapport au total levé par Ahmed bey, moins de 100 000 frs sur 1 202 281 frs, soit un douzième, huit pour cent de la masse globale fiscale, alors que la population des cercles de Bougie, Djidjelli atteint selon nos estimations 150 000 habitants 25. AGG, 1 E 36. 26. TEF 1840. 27. F 80 522. 28. TEF 1840 donne comme tolal 1 211 550 frs, et le détail est ainsi évalué : hokor et achour, 390 600 frs ; gharama, 600 000 frs ; Sahara, 168 150 frs ; Haractas et divers, 52 800 frs.
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(13 pour cent environ de celle de la province). Nous avons là l’illustration chiffrée de la répugnance que les Kabyles éprouvent à payer des impôts. Au contraire, les Saharis plus vulnérables paient, dit le Tableau de 1840, 168 150 frs. De toute manière, la lezma des Kabyles et des Sahariens ne saurait dépasser 300 000 frs. Récapitulons le total de nos quatre grands impôts : Achour Hokor Gharama Lezma
400 000 frs au maximum de 360 000 frs à 720 000 frs 600000 frs 300 000 frs de 1 660 000 frs à 2 020 000 frs
Comment pèse en réalité cette somme sur chacun des Constantinois ? Le plus simple serait de diviser le montant des impôts par le nombre des cotisants : la charge individuelle oscillerait alors de 1,30 fr à l,58 fr. Mais si cette indication est intéressante, elle ne correspond pas à la réalité, car dans la pratique, certains paient et d’autres non ; et parmi les contribuables, il y a des degrés. Ainsi les tribus données en apanage à l’agha et qui fournissaient la cavalerie ne payaient comme hokor que 4 boudjoux au lieu de 13 1/4 soit 7,20 frs au lieu de 23,85 frs29. Sur d’autres tribus, le bey ne percevait qu’une taxe forfaitaire versée par le cheikh de la ferqa30. Selon un état de janvier 184231 sont imposées du hokor et de l’achour 18 995 tentes qui cultiveraient 18 995 djebdas ; et les pays insoumis compteraient 46 250 tentes, soit presque trois fois plus que la zone du Maghzen. D’autre part, le cheikh des Ouled Moqran aurait sous son autorité 12 000 tentes, celui des Hanenchas 9 000, de l’Aurès 5 000, le caïd du Sahel (région du Babor) 8 000 et celui des Haractas 6 969 ; au total 40 969 tentes qui échappent pratiquement à l’autorité fiscale du bey, mais non à la fiscalité. Car les sujets de ces chefs doivent verser entre les mains des chioukh le montant des « abonnements » forfaitaires ; ils doivent aussi les taxes du hokor, de l’achour et un certain nombre de charges de paille. Ainsi, ces grands féodaux et les hauts fonctionnaires du palais devaient des redevances égales à 128 266 boudjoux, soit 230 879 frs, et 8 562 charges de paille32 ; ce qui doit être ajouté évidemment aux charges pesant sur les fellahs et aux cadeaux s’élevant au total de 780 000 frs33. 29. AMG. H, N° 226. 30. F 80 726. 31. Rémuzat in F 80 1671, Constantine et ses tribus, cité par M. Emerit, L’Algérie à l’époque d’Abd el Kader, donne des détails sur les revenus tirés par le bey de ces chefs. 32. AMG, H, 226. 33. Rémuzat, op. cit.
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En sus de ces impôts, le bey obtenait de ses sujets différents d’autres tributs ; nous les avons énumérés rapidement : denouche, bechara, mohr bacha, hak el bernous, el mechirgh et el megad. Le denouche. Plusieurs de nos documents en parlent. Shaler le fixe globalement à 60 000 dollars espagnols34 ; Warnier l’estime à 100 000 frs au moins ; mais s’agit-il de 100 000 frs par an ou tous les six mois ? Il semble bien qu’il faille admettre la seconde hypothèse, soit 200 000 frs par an35. Mais l’état le plus détaillé est sans conteste celui dressé par l’Intendant Volland36 ; le document n’est pas daté, mais Rozet l’a certainement connu quand il le transcrit sans y rien changer dans son Voyage dans la Régence d’Alger37, mais sans en apporter les détails. En numéraire, le bey verse au dey et à ses officiers 293 660 boudjoux, soit 546 218 frs. En nature, il apporte : — 15 000 sâa de blé à 3 boudjoux l’un soit — 450 jarres de beurre valant en tout — 3 000 moutons valant en tout — 600 vaches valant en tout — 200 mulets valant en tout — 13 000 sâa de blé (mesure d’Alger) — 100 bernous (valant en tout) — 100 haiks (valant en tout) — Miel, cire, dattes, olives, kouskouss — Chapelet de corail, d’ambre, 60 bourses — Parfums, bottes brodées d’or, selles en partie dorées, etc.
45 150 bdjx 4 400 bdjx 6 000 bdjx 6 000 bdjx 10 000 bdjx 39 000 bdjx 1 500 bdjx 2 000 bdjx 7 000 bdjx 3 000 bdjx 1 000 bdjx 79 900 bdjx
ou 148 614 frs.
Au total, le dennouche vaut 418 716 boudjoux ou 778 811 frs. Avec le denouche, le bey lève le ferah ou la bechara, don de joyeux avènement. Certes le ferah est perçu à l’avènement du bey, mais il l’est aussi au renouvellement de son investiture par le dey ; c’est donc un impôt quasi annuel. Rousseau l’évalue à 20 000 boudjoux, soit donc 36 000 frs38 ; le même auteur fixe le mohr bacha à 36 000 boudjoux, soit donc 64 800 frs. Restent maintenant le haq el bernous, el mechirgh, el megad sur lesquels nous n’avons aucun renseignement chiffré ; à moins qu’il ne faille assimiler ces taxes spéciales aux redevances et cadeaux versés par les féodaux et les 34. Shaler, Esquisse de l’État d’Alger, page 49. 35. F 80 522. 36. AGG, 1 E 36. 37. Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. III, page 397. 38. AMG, H, N° 226.
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hauts fonctionnaires beylicaux ; leur montant atteint, nous le rappelons, un peu plus d’un million de francs (1 023 722 frs) avec le prix de la paille. L’ensemble des impôts va donc se présenter ainsi : — Achour, Hokor, Lezma, Gharama — Djabri en tout donc pour ces impôts — Impôts divers : l 023 722 frs 778 811 frs 36 000 frs 64 000 frs 1 903 333 frs Le total s’élèverait donc à : 1 706 994 frs ou + 1 903 333 frs = 2 066 994 frs
de l 660 000 à 2 020 000 frs 46 994 frs l 706 994 à 2 066 994 frs
3 610 327 frs ou 3 970 327 frs
Si le Tableau des Établissements Français donne comme chiffre maximum des revenus du beylik, 3 millions de francs39, par contre Rousseau arrête son total à plus de 5 millions de francs. Nous avons déjà signalé les réserves que nous inspirait ce rapport, en particulier à propos de l’achour, de la gharama. La moyenne mathématique entre les chiffres de Rousseau et ceux du Tableau serait de 4 millions ; un tel chiffre peut nous séduire par son caractère médian ; les données dont nous disposons nous incitent à l’accepter, parce qu’il se rapproche de notre calcul. Sans doute pour serrer la réalité de plus près, nous devons ajouter les menus impôts en argent ou en nature que le fellah versait à l’occasion de visites dans la ferqa : visites du caïd el achour et de son secrétaire à l’automne et au printemps ; visites pour la perception ; venue du caïd nouvellement investi qui percevait 5 boudjoux par feu s’il était accepté par la tribu ; mais il n’y avait là aucune régularité dans la perception. « L’usage avait force de loi et chacun donnait selon sa fortune40. » Une remarque à ce propos : si le caïd nommé et accepté recevait des cadeaux en argent et en nature, à son tour, il en donnait aux braves de la tribu, sous la forme de bernous ou de seroual (pantalons). Et s’il recevait à l’occasion des fêtes ou des heureux événements des présents en argent ou en nature, c’était moins pour son usage personnel et égoïste que pour sa clientèle et pour sa dignité de fonctionnaire. Certes un tel pouvoir permettait aux caïds des exactions, moins qu’on ne s’est complu à le déclarer, car dans la province de Constantine, la famille la plus imposée payait chaque année la somme de 127 frs en argent ou en nature décomposée ainsi41 : 39. TEF 1840. 40. TEF 1840. 41. F 80 522 et F 80 1822.
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— Hak el bernous — Mechirgh — Oudifet el dennouche — Oudifet el‘ada — Hokor — Achour — Gharama — en nature équivalent de — Mohr bacha
2 frs 1 fr 10 frs 2 frs 25 frs 17 frs 35 frs 25 frs 10 frs 127 frs
Si nous admettons que la famille se compose de six personnes, nous aurons une charge fiscale de 21 frs par personne. Remarquons en passant que ce décompte est calculé en 1841, donc après que la dévaluation engendrée par l’installation française ait eu lieu42 ; il faudrait donc réduire cette somme pour avoir la charge fiscale d’avant la conquête. Le détail de cette charge est instructif, car il nous permet d’apprécier l’importance des impôts sur le revenu, – ceux que nous appellerons les impôts réguliers –, et celle des taxes diverses que payaient les paysans avant la conquête. Les premiers forment un total de 102 frs ; le denouche et le mohr bacha atteignent 20 frs, les taxes irrégulières, 5 frs. En pourcentage, les premiers constituent 80,3 % des impôts ; les seconds 15,7 %, les derniers presque 4 % ; ces 4 % ne constituent donc qu’une charge assez limitée dans l’ensemble de la note fiscale, ils ne sauraient donc provoquer tout ce concert de critiques que l’on a l’habitude de lancer contre l’administration turque. Les documents que nous possédons permettent de fixer nos idées sur les sommes que représentent les impôts dans les tribus. Ainsi Warnier, dans l’étude détaillée qu’il donne de l’impôt, évalue l’étendue cultivée des azels à 13 040 charrues, 13 040 charrues qui font vivre un peu plus de 91 000 personnes (91 278 exactement). L’impôt, nous l’avons dit, sera de : — Achour — Hokor Total
13 040 x 12 = 156 480 frs 13 040 x 24 = 312 960 frs 469 440 frs
Soit par famille 30,80 frs et par personne 30,80/6 (Warnier donne six personnes à la famille) : 5,16 frs. Nous sommes, ne l’oublions pas, sur les azels, donc sur les terrains du bey, ceux qui sont le plus à portée de sa main pour la fiscalité, mais aussi ceux qui sont à son service. Le même Warnier fait varier la gharama de 25 à 50 frs par tente, soit donc par personne de 4 à 8 frs. 42. Voir plus bas notre chapitre sur le commerce.
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Ailleurs, les archives du ministère de la Guerre43 donnent l’état des 151 tribus astreintes à l’achour et au hokor ; extrayons de ce tableau certains chiffres : — Ouled Abd en-Nour : 600 sâa de blé et d’orge et 8 000 boudjoux ; ajoutons les 600 charges de paille traditionnelle non mentionnées ici ; convertissons en numéraire sur la base déjà fixée de 7,50 frs le sâa de blé, 3,50 frs celui d’orge et 1,50 fr la charge de paille, le boudjou étant toujours compté pour 1,80 fr. Valeur totale en numéraire, 7 200 frs + 14 400 frs = 21 600 frs. — Ouled Kebbab : 120 x 12 frs = 1 440 frs + 1 600 x 1,80 = 2 880 frs ; total : 4 320 frs. — Ouled Roumerian : (80 x 12) + (1 067 x 1,80) = 2 880,60 frs. — Telaghma : (400 x 12) + (5 333 x 1,80) = 14 399,40 frs. — Segnia : (800 x 12) + (10 700 x 1,80) = 28 860 frs. — Sellaoua : (200 x 12) + (2 667 x 1,80) = 7 200,60 frs44.
Soit par individu (recensement des années 1849, donc postérieur aux épidémies de 1848-50)45 : — Ouled Abd en-Nour — O. Kebbab et O. Roumerian — Telaghma — Segnia — Sellaoua
1,07 fr. 1,82 fr. 2,25 frs 2,74 frs 0,47 fr.
Et, nous le répétons, nous nous sommes occupés essentiellement des tribus des hautes plaines les plus accessibles, celles que le bey pouvait razzier si elles manifestaient le moindre refus. Les observateurs de l’époque ont-ils sous-évalué les ressources fiscales, et devons-nous affecter leurs chiffres d’un coefficient d’augmentation ? Assurément pas, car ils avaient tout intérêt à présenter à l’administration française l’intégralité des ressources de la province, et même à les majorer afin que la France pût lever le maximum d’impôts sur le pays. D’ailleurs, plusieurs années après46, le général commandant la division de Constantine, Baraguay d’Hilliers, écrivait au commandant de la place de Bône que les contributions antérieurement payées par les tribus de l’Edough pouvaient servir de base en exigeant au moins la moitié en plus. Et dans sa lettre, Baraguay d’Hilliers fournit le détail des impôts payés par les gens de l’Edough, en tout 4 600 frs, plus 302 bovins estimés à 17,50 frs l’un (prix d’avant la conquête), soit donc 43. AMG, H, N° 228. 44. Rapprocher ces chiffres de ceux de Rousseau (AMG, H, 226) : Nemenchas : 16 200 frs ; Telaghma : 14 580 frs ; Segnia 34 025,40 frs ; Sellaoua : 8 505 frs ; Sahel Babor : 1 080 frs ; Zouagha : 8 640 frs. 45. F 80 548 et 550. 46. AMG, H, 260, lettre du 20 mars 1843.
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en tout 9 885 frs pour une population de 7 330 habitants ; l’impôt individuel sera donc de 9 885/7 330, soit donc 1,34 fr, chiffre qui se rapproche de ceux que nous avons calculés plus haut. La fiscalité beylicale est donc beaucoup moins lourde qu’on ne l’a cru parfois ; en bonne logique, elle ne pouvait pas être trop pesante, car en écrasant le paysan, le bey ruinait la source de ses revenus et l’agent principal de l’activité économique. Certains observateurs ont noté combien « l’impôt était faible en raison de la richesse du territoire »47, ils l’évaluaient à 2 pour 100 à peine du revenu et avaient à cœur de lui faire rendre plus. Plus intéressante est la perception en nature : outre l’avantage déjà signalé que psychologiquement elle paraît moins onéreuse pour le fellah, elle possède une qualité essentielle dans une contrée comme l’Algérie. En effet, le grain versé dans les magasins et silos de l’État est vendu au peuple à bas prix en temps de disette48 ; en temps normal, il sert à la nourriture des troupes ou au commerce d’exportation49. Troisième avantage de cette fiscalité : le fellah ne se déplace guère pour s’acquitter de son impôt, il le verse sur place entre les mains du cheikh de la ferqa ou du caïd de la tribu et peut reprendre ses occupations sans perdre de son temps précieux. Au total, si le système peut mériter certains reproches, du moins les inconvénients nous semblent largement compensés par les avantages. Dès lors, il n’est plus possible de maintenir les accusations traditionnelles lancées contre une telle fiscalité ; car, en définitive elle était légère et bien adaptée à l’économie du pays, même après qu’Ahmed bey l’eût réformée et alourdie. Combinée avec le service public, elle offrait dans sa souplesse d’application des avantages si peu négligeables que le trésor d’Ahmed dépassait 2 millions de francs50. Comment expliquer alors que cette fiscalité avantageuse et intéressante reprise par l’administration française sans changement ait pu paraître si lourde ? Le système cachait-il donc des vices difficiles à déceler ? Nous ne le pensons pas ; à la vérité, si la transposition n’a pas donné tout ce que nous en attendions, c’est pour la raison suivante : le système valait quelque chose, inclus dans son contexte économique et administratif ; il y était bien adapté, mais il ne pouvait servir tel quel à un appareil administratif français plus compliqué que l’appareil beylical ; il était alors inéluctable que la nouvelle administration cherchât à lui imprimer des transformations ; dans ce cas, tout le système était faussé.
47. AGG, 1 H 4, Général Galbois à min. de la Guerre, lettre du 26 août 1839. 48. Cf. l’institution des « greniers royaux » de l’ancien régime français. 49. TEF 1840, Revenu de la province, page 340 et sq. 50. F 80 1671, Rémuzat in M. Emerit, op. cit.
CHAPITRE CINQUIÈME
—
Commerce, poids et mesures
Il peut paraître paradoxal dans une étude consacrée aux populations rurales d’étudier l’importance des échanges commerciaux ; le commerce étant lié à la ville, il semble assez difficile à concevoir en milieu campagnard. Pourtant, l’observation découvre des signes élémentaires d’activité commerciale, notamment l’existence de ces marchés locaux traditionnels. Nés à une croisée de chemins ou au contact de régions différentes, ils s’animent toutes les semaines et permettent aux populations de troquer les produits de leurs terroirs contre d’autres denrées qui leur manquent. Bien sûr, tout le commerce ne réside pas dans ces marchés locaux. Il fait vivre des centres comme Constantine, Bône, La Calle, Collo, Sétif ou Tébessa. Le premier rayonnant au-delà du Constantinois, les autres, comptoirs de la Compagnie Royale d’Afrique, fenêtres de la province sur la mer et le monde extérieur ; les derniers enfin, gros marchés locaux. Mais ne nous illusionnons pas, les obstacles sont puissants et gênent singulièrement les ébauches de courants commerciaux. Ils tiennent autant au relief et au compartiment géographique qu’à la spécificité des instruments de mesure, à certaines assurances que les paysans veulent prendre sur les mauvaises années ou à la volonté beylicale. Cependant, malgré ces difficultés majeures, le commerce ne meurt pas. Quels sont les instruments de mesure propres au Constantinois ? En premier lieu, les poids et mesures proprement dits. Nous avons déjà dit combien la djebda, étendue cultivée par une charrue tirée par une paire de bœuf, pouvait varier d’une terre à l’autre : de six à sept hectares en terre forte ou montagneuse, elle pouvait aller jusqu’à dix, douze et quinze hectares en terre légère et en plaine1. Aussi devons-nous toujours accueillir avec méfiance les affirmations trop catégoriques sur la valeur de la djebda ; sans doute, la moyenne de neuf à dix hectares est-elle admissible, mais seulement sur des estimations assez importantes ; c’est alors une moyenne et la marge d’erreurs peut être assez minime. 1. Sur cette question, cf. AGG, 1 H 4. Rapport de Neveu sur les Abd en-Nour de décembre 1844 ; Vayssettes, « Histoire des derniers beys de Constantine », Rev. Afr. 1858, note de la page 115.
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Pour les mesures plus petites on a coutume d’utiliser le pic2. Encore fautil distinguer le grand pic ou pic turc du petit pic ou pic arabe. Shaler3 rapporte que le grand pic vaut 0,87 m. et qu’il est utilisé pour les tissus de laine, coton et fil. Le petit pic vaudrait 0,64 m. et servirait pour les mousselines, les rubans de soie, le coton, les cordons et dentelles en or et argent. Par contre le Tableau des établissements français4 n’attribue au premier que 0,636 m. et au second que 0,50 m. Même diversité pour les mesures de liquide ou de grains. L’huile est mesurée au kolla ; pour le Tableau, douze litres qui se subdivisent en huitièmes et seizièmes ; pour Shaler, 18 litres 1/6. Les grains seront mesurés au sâa5 ; à Constantine, pour le blé, celui-ci vaut de 150 à 160 litres et pèse de 106 à 120 kgs ; pour l’orge, il n’est plus que de 75 à 80 kgs ; chaque sâa se subdivise en demi et quart. La variété est aussi grande dans les poids. L’unité de poids pour les articles d’épicerie sera l’el rotl (Ertel) attari valant 0,530 kg ; pour la viande, les légumes et le pain, la pesée sera plus large : l’el rotl khedari vaudra l,510 kg ; enfin pour les pesées de métaux précieux, l’el rotl sâari vaudra rigoureusement 500 grammes. Chacune de ces unités se subdivise en demi, quart, huitième, etc. Il apparaît clairement qu’un tel ensemble ne présente aucune unité et aucune homogénéité. Pour chaque catégorie d’objets, un type de mesure ; nous sommes dans un système logique sans doute, très près du concret, mais le moins rationalisé possible et qui traduit bien l’allure élémentaire du commerce. Si cette diversité peut gêner l’essor de puissants courants commerciaux, l’usage de monnaies multiples crée des obstacles majeurs. Nous avons conservé6 les graves discussions précédant la conquête d’Alger, au cours desquelles les experts financiers de Charles X ont essayé de donner des équivalences aux monnaies algériennes. En conclusion de ces débats, chacun admet que les équivalences fixées sont approximatives bien que serrant la réalité le plus près possible. Mais de quelle réalité s’agit-il ? Celle du monde algérien ou de la réalité monétaire internationale d’alors ? De toute manière, la discussion est intéressante et souligne bien l’originalité – nous allions dire l’isolement –, financière algérienne. Dans ce monde algérien, l’univers constantinois a sa couleur particulière. Sans doute voisinent ensemble pièces d’or, d’argent et de cuivre ; mais dans ces catégories, nous trouverons des monnaies espagnoles et françaises, autrichiennes et tunisiennes, algéroises et constantinoises, et bien entendu de la fausse 2. TEF 1840, page 372 et sq. 3. Esquisse de l’État d’Alger, page 307. 4. Op. cit. 5. Le sâa de Constantine est plus lourd que celui d’Alger. 6. F 80 970.
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monnaie7. La valeur d’échange varie avec les endroits ; elle varie aussi avec le temps, car, de 1828-30 à 1837, les monnaies subissent dans le Constantinois une dévaluation. PIÈCES D’OR Le quadruple d’Espagne valant 86 frs français8 ; le louis de France de 20 frs ; le soltani coté 9,60 frs s’il est ancien, 8,90 s’il est nouveau, et ses subdivisions : le nous soltani (demi soltani) à 4,45 frs, et l’erbo (1/4) à 2,22 frs. PIÈCES D’ARGENT Les étrangères d’abord. La piastre d’Espagne valant de 5,08 frs9 à 5,58 frs10 ; le thaler d’Autriche appelé encore thalari variant de 5,25 frs à 5,58 frs11 ; la rose de Toscane estimée à 4,96 frs ; l’écu de France à 5 frs et ses multiples subdivisions, pièces de 2 frs, l,50 fr, 1 fr, etc. Les pièces locales ensuite : le Rial boudjou évalué à 1,86 fr appelé encore boudjou et ses multiples ou ses sous-multiples : le zoudj boudjou ou dourou (double boudjou) à 3,72 frs, le rebi‘a boudjou (1/4 de boudjou) à 0,47 fr, le tenin (1/8) à 0,23 fr12 ; la pataque chique à 0,62 fr n’existe que depuis 1822 ; la demi pataque à 0,31 fr. PIÈCES DE CUIVRE La quaroube évaluée à 0,038 fr. ; la pièce de cinq aspres (khamse draham seghar) à 0,13 fr, la pièce de deux aspres chique (zoudj draham) 0,05 ; la pièce d’une aspre chique à 0,026. Cette diversité s’enrichit dans le Constantinois grâce à la politique monétaire d’Ahmed bey ; en effet, Ahmed profite du départ du dey Hoçain en 1830 pour s’arroger le monopole régalien de battre monnaie. Effectivement en 1831, le réal boudjou de Constantine, pièce d’argent, vaudra l,80 fr. Ahmed fait battre quelques quarts de quadruple ayant une valeur de quatre piastres fortes. « Le type de cette monnaie, rapporte Rousseau13, avait été exécuté avec une précision telle qu’il devenait impossible de le distinguer d’avec celui authentique d’Espagne. » Pour cela 7. Certaines tribus kabyles sont véritablement spécialisées dans cette industrie qu’elles mènent de pair parfois avec la fabrication des fusils ou de la poudre. 8. TEF 1840, page 372. 9. AGG, B 3, Agence des concessions d’Afrique. 10. AMG. H, N° 52, Correspondance générale, division de Bône, lettre du 25 octobre 1837. 11. Ibid. 12. Ibid. plus Rozet, Voyage dans la Régence d’Alger, T. I, p. 105 ; cf. aussi Aperçu historique, statistique et topographique sur l’État d’Alger. 13. AMG, H. N° 226. Rapport Rousseau sur le système monétaire de Constantine, 29 septembre 1838.
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on utilisait l’or saharien ; mais une telle rigueur financière n’allait pas durer. Dès 1833 l’argent manque ; d’une part, nous pouvons admettre que la prise de Bône par les troupes françaises supprima une des fenêtres ouvertes sur le monde extérieur grâce auxquelles le bey recevait de l’argent étranger ; d’autre part, nous assistons à une manœuvre spéculative réalisée par les commerçants juifs constantinois qui expédient sur Tunis une masse importante de marchandises. Comme la monnaie tunisienne était surévaluée à Constantine par rapport à sa valeur intrinsèque (elle valait à Tunis de 60 à 65 centimes et à Constantine 85 centimes) les commerçants constantinois profitaient de leurs transactions pour faire évader la bonne monnaie constantinoise vers Tunis. Phénomène classique certes, mais hautement préjudiciable à de saines finances. Et Ahmed dut recourir à des procédés également classiques. Il tenta de mettre en circulation plus de pièces d’argent ; il fit exploiter une mine d’argent chez les Haractas grâce à des Allemands déserteurs de la Légion étrangère ; mais le métal était de mauvaise qualité, « trop friable, il n’entra que pour un tiers dans la confection des boudjoux » déclare Rousseau. Nous pouvons gager à coup sûr qu’ainsi Ahmed frappait trois fois plus de pièces. Et puis Ahmed fit varier le cours du boudjou. À notre arrivée le boudjou se tenait autour de 0,93 fr ; ses sous-multiples étaient réduits dans la même proportion ; le tenin valait 0,11 fr au lieu de 0,22 fr. De même on rogna les pièces étrangères : la piastre forte d’Espagne devint la bacette et ne valut plus que 2,80 frs ; on avait rogné près de la moitié en la récluisant à une forme carrée. Ainsi de 1830 à 1837, malgré quelques efforts méritoires de 1831 à 1833, Ahmed dut procéder à une dévaluation des espèces qui réduisit en gros leur valeur à la moitié de ce qu’elles étaient antérieusement. Cette mesure ne pouvait améliorer une situation dont la fragilité se mesurait à la variété des monnaies circulant couramment dans le pays. Mais la monnaie n’est pas le seul indice capable de signaler les caractères élémentaires du commerce constantinois. Les routes sont un autre indice. En vérité, nous devons nous expliquer sur le mot lui-même. Deux bons observateurs de l’époque, Carette et Rozet14 ont laissé de ces « routes » une description classique : à l’origine, ce sont de simples sentiers tracés sur le gazon par le pied de l’homme, le sabot du cheval ou du mulet et si étroits qu’il est impossible à deux personnes de marcher de front. Quand des voyageurs ou des caravanes se rencontrent, l’un prend à droite, l’autre à gauche. Plus les routes sont parcourues, plus ces rencontres sont fréquentes, et plus le nombre de sentiers augmente : on en compte quelquefois jusqu’à dix 14. L’Algérie in L’Univers pittoresque, page 76.
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qui tantôt se côtoient et tantôt suivent des directions parallèles. Rien dans les descriptions contemporaines ne mentionne un travail humain qui permet à la route de prendre un visage permanent. Pas de pont évidemment, pas de travaux d’art ; en fait la route brute à sa naissance, sans perfectionnement, le chemin le plus élémentaire15. Cependant avec une armature aussi primitive, existent de grandes directions d’itinéraires avec points d’étapes principaux. L’évaluation n’est pas faite en kilomètres ou en pics ; elle est à la mesure du pas humain, elle est en heures de marche. Y a-t-il rien d’aussi élémentaire, d’aussi primitif que cette évaluation ? Ces itinéraires font de Constantine le centre d’un réseau dont les extrémités sont Bône, Skikda, Collo, Djidjelli, Bougie, Alger, Le Kef, Tébessa, Tozeur, Biskra et Touggourt, Baggai ; mais des itinéraires transversaux relient Tébessa au Kef, Sétif à Biskra et M’sila, M’sila à l’Aurès, Beni Mansour à Bougie, Bougie à Sétif, Bône aux Hanenchas, M’Sila à Zamourah et Le Kef à Tunis16. Ils ne manquent pas de variantes et présentent deux ou trois chemins pour atteindre tel ou tel but. Comment s’étonner alors que Constantine soit un centre commercial17 ? Elle est le lieu le plus commode d’échanges pour des populations rurales sûres d’y trouver tous les produits qui leur sont nécessaires. Les gens du Chettaba, éloignés de la ville par deux heures de marche comme les Beni Ourtilane qui doivent marcher huit jours depuis le Ferdjiouah18 fréquentent Constantine. Tous apportent quelque chose et remportent quelque produit. Car Constantine est le plus gros centre de transactions en céréales, huiles et bestiaux : plusieurs centaines de clients viennent chaque jour en ville et le chiffre d’affaires est important19. Les achats de blé intéressent les Sahariens nomades20 qui laissent sur place leurs produits d’élevage, les dattes ou simplement les produits venus du Sud plus lointain : burnous fins, couvertures, haïks, etc.21 Si Constantine reste le 15. F 80 1673, Itinéraires dans la province de Constantine, sans date. 16. Constantine-Skikda : 17 h. ; Constantine-Collo 16 h. ; Constantine-Bougie : 27 h. ; Constantine-Gigely : 18 h. ou 31 h. par l’est ou 22 h. par les montagnes, ou 27 h. par l’ouest ; Constantine-Alger : 84 h. ; par Calla : 24 h. 1-2 en plus ; au sud des Bibans : 20 h. en plus ; Constantine-Le Kef : 42 h. ; Constantine-Biscarra : 44 h. 1-2. Constantine-Tébessa-Tozeur : 36 h. 1-2, etc. 17. Cf. notre étude « Constantine à la veille de la conquête », in Les Cahiers de Tunisie, 1955. 18. TEF 1842-43, note de la page 368. 19. En 1839, il dépasse le million de frs ; sans doute les prix ont augmenté avec la conquête, mais comme simultanément le volume du commerce a diminué (cf. TEF 1840) nous pouvons admettre qu’il y a compensation et que le chiffre est valable pour les années d’avant la conquête. 20. Aperçu historique ... fixe l’achat à 200 000 mesures de blé par an ; cf. aussi Note du caïd Ibrahim, in F 80 1673/B. 21. Dureau de la Malle, op. cit., p. 145, « Constantine, rendez-vous des caravanes ».
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marché central de la province, nous devons mentionner cependant d’autres marchés très animés : Sétif, Tébessa, par exemple ; leur rayonnement est évidemment moins important que celui de Constantine qui intéresse aussi bien les Constantinois que les gens de la province d’Alger ou de la Régence de Tunis. Situés au contact de régions géographiques différentes ou sur les routes des oasis, ils sont des carrefours commerciaux non négligeables : ainsi à Tébessa, quasi autonome par rapport au reste de la province, les habitants entretiennent des relations communes avec les nomades des steppes tunisiennes qui fréquentent aussi Gafsa ou Tozeur. Sétif commande à la fois les routes commerciales menant vers la Kabylie de Bougie et les oasis de M’sila, Bou Sâada ; si Tébessa est un gros marché de laines et de bestiaux, Sétif est un centre dont le trafic porte sur les graines, huiles et bestiaux. Plus modestes enfin sont les marchés des tribus ; dans ces derniers, on trouve les produits du crû que les tribus des environs apportent et des tissus de coton ou de soie, un peu d’épicerie, de la viande abattue et débitée sur place22. Les Kabyles viennent échanger la poudre, les fusils et les sabres droits qu’ils fabriquent dans leurs montagnes, de l’huile, des fruits, du charbon et des bois de charrue contre les grains qui manquent à leur approvisionnement. Le marché ne dure que la matinée et dès le début de l’après-midi, chacun repart chez soi, à pied, ou à dos d’âne ou de mulet. À la lumière de nos remarques, il semblerait que l’activité commerciale n’ait eu aucun contact avec l’extérieur et qu’elle ait tourné le dos à l’Europe ; cela n’est vrai qu’en partie. En fait, la Compagnie Royale d’Afrique avec ses comptoirs de Bône, La Calle, Collo, etc., joue un rôle majeur. Shaler décrit Bône comme ayant eu une importance commerciale plus grande qu’Alger avant la Révolution : c’était « le rendez-vous de tout le commerce que faisait la Compagnie française d’Afrique »23. Il semblerait donc que la ville ait périclité au début du XIXe siècle ; or Boutin affirme que dans les bonnes années24, la seule Compagnie Royale d’Afrique y a vendu jusqu’à 800 000 mesures de grains et 16 000 quintaux de laine. Une telle exportation est d’autant plus impressionnante que les Arabes du Sahara, toujours selon le même auteur, achètent quelquefois jusqu’à 200 000 mesures de blé. De fait, un mémoire de la Chambre de Commerce de Marseille souligne en 181925 combien les ventes de blé ont diminué par rapport à la période de l’avant-guerre, c’est22. TEF 1840. 23. Shaler, op. cit., p. 2l. 24. Boutin, Reconnaissance des villes, forts et batteries d’Alger, édité par G. Esquer. Paris, 1927, p. 78. 25. AGG, 1 E 102.
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à-dire avant 1789 ; comme les grains entrent en concurrence avec ceux de la Mer Noire, l’essentiel des exportations de la compagnie se concentre sur les laines. Et le rapport déposé par la commission d’enquête sur l’Algérie en 1833 affirme que dans la province de Constantine, la Compagnie d’Afrique exportait pour un million de frs de blé, laines, cires, cuirs, etc. À propos de ce commerce de grains, remarquons qu’il n’est pas libre ; en effet, il est pratiquement entre les mains du bey qui profite des versements de l’achour pour revendre le surplus26. Mais n’imaginons pas que le bey agit à sa fantaisie. Il ne vend le blé qu’une fois satisfaits les approvisionnements de sa maison, et surtout une fois que les silos de réserve dans les tribus sont remplis. Non qu’il verse aux tribus quelque contribution pour les silos, mais les fellahs déposent immuablement dans les silos des grains en réserve pour les mauvaises années. Ces silos (matmores)27 ont environ trois mètres de profondeur ; ils ont la forme d’une amphore et sont établis dans des terrains élevés et secs. Creusés à l’avance, ils se durcissent sous l’action du soleil, ils sont alors garnis intérieurement d’une couche de paille ; les Arabes y déposent leurs grains avec précaution. On inscrit alors le nom du déposant et on couvre le silo pour assurer le maximum d’étanchéité ; une fois la provision faite, le reste des grains est vendu. Or, ces silos permettaient de tenir pendant une, deux et parfois trois mauvaises années. C’était évidemment autant d’enlevé à la circulation commerciale ; on pouvait affronter les années sèches sans crainte, car lorsque le silo du pauvre était vide, celui du riche contenait encore des grains. Et aucun homme riche dans la tribu n’aurait songé à tirer parti de la situation pour réaliser une spéculation commerciale : l’usage et la religion commandaient le prêt ; l’emprunteur restituait à la récolte et les réserves de grains étaient ainsi reconstituées28. Outre les grains, les cuirs et les peaux constituaient les postes essentiels de l’exportation ; de même, les laines vendues surtout à Tunis ; ajoutons-y la cire et un peu d’huile par Bougie et le corail par La Calle. Ceci dit, peut-on évaluer l’importance des exportations constantinoises à la veille de la conquête ? Ces exportations concernaient-elles les paysans constantinois ? En retiraient-ils quelque bénéfice ? Le problème vaut d’être résolu, car selon la réponse, nous pouvons déterminer l’effet du commerce sur la vie des populations rurales. D’abord l’importance. Nous avons, dans une étude antérieure, tenté d’apprécier le chiffre d’affaires du trafic de Constantine ; nous l’avions estimé en gros à un million de francs. Mais ce trafic comprend les exportations et les importations. Et il est évident que chacune de ces opérations n’a pas le même sens pour le paysan. 26. TEF 1840. 27. L. de Baudicour, La colonisation de l’Algérie. 28. F 80 1762, note du général Martimprey, juillet 1860 sur l’usure.
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Si nous en croyons Fabre et Rousseau29, la valeur des exportations sous Ahmed était de 5 millions de francs environ. Peut-on dire que cette somme ait été redistribuée entre les fellahs ? Même si cela était, chacun des habitants de la province n’aurait eu qu’une somme de 5 frs en plus de ses revenus normaux ; 5 frs, soit un peu moins que la valeur d’un sâa de blé, on peut en convenir, c’est assez peu de chose. Corollairement à cette remarque, il ne semble pas que la circulation monétaire ait été particulièrement importante dans le beylik constantinois à la veille de la conquête. Nous avons en effet constaté : 1° combien le système monétaire présentait de diversité ; 2° dans quelle mesure la fiscalité reposait sur des contributions en nature. De tous nos documents nous retirons l’impression que la circulation monétaire était assez minime, sauf peut-être à Constantine même ; cela s’explique, car Constantine, capitale du beylik, avait un commerce actif et entretenait des relations par Bône et Tunis avec le monde extérieur. De toute façon, les fellahs semblent avoir surtout recours au troc et paraissent ignorer les servitudes et les avantages de l’économie de marché. Du même coup nous voyons bien quelle est la part du commerce dans la vie des paysans constantinois. Même en doublant la valeur des exportations, cela ne ferait encore qu’une somme minime par rapport au revenu total. Cette constatation renforce les observations que nous faisions au début de ces pages. S’il y a commerce, il ne peut s’agir que d’un commerce de troc très limité dans sa forme et dans sa valeur. Le commerce dit d’exportation, d’allure internationale, ne concerne que très peu les paysans constantinois, d’autant moins qu’Ahmed avait un véritable monopole commercial. Autrement dit, l’essentiel du commerce dans la province de Constantine a lieu sous la forme de petits échanges locaux dans la tribu ou dans ses environs immédiats. Pas de traces d’amples circuits commerciaux de style international, mais quelques circuits continentaux dont les rameaux les plus nourris se dirigent vers Tunis et les régions sahariennes. En bref, cette activité commerciale profondément imprégnée de vie rurale tourne presque le dos à la mer, pour se consacrer aux zones intérieures de la province.
29. AMG, H, N° 226, Rapport déjà cité.
CHAPITRE SIXIÈME —
Richesses, sociétés, niveaux de vie
Après avoir examiné dans le détail les différents éléments de l’économie constantinoise, pouvons-nous tenter de l’évaluer ? Si nous parvenions à des chiffres assez précis ponr déterminer les richesses, le revenu global des tribus, un pas important serait fait vers l’estimation des niveaux de vie des sociétés constantinoises. Les trois aspects sont étroitement liés, mais la première question commande toutes les autres. Des témoignages nombreux soulignent la richesse du beylik constantinois par rapport aux autres provinces de la régence1 ; mais si l’impression d’opulence est générale, l’évaluation chiffrée manque, or, à propos de cette évaluation, plusieurs problèmes se posent. Avons-nous tout d’abord un document antérieur à la conquête qui nous permette de répondre à la première de nos préoccupations ? Peut-être existe-t-il en turc, mais les documentations française ou arabe ne nous ont rien donné. Faut-il s’arrêter ici pour respecter les règles de la méthode historique ? Nous ne le pensons pas. Sans doute, les résultats de nos évaluations seront-ils plus approximatifs, mais ils permettront de fixer les idées et garderont une certaine valeur : ils fixeront en valeur relative la situation avant les transformations introduites par la conquête française. Nous avons déjà dit le rôle prépondérant de l’agriculture dans la vie des populations rurales, et l’importance minime de l’industrie et du commerce, nous avons souligné combien les échanges monétaires étaient restreints. Autant dire que notre évaluation aura quelque chose d’artificiel ; car tout
1. TEF ; Shaler, op. cit. ; Sacerdoti, in Rev. Afr. 1952, Rapport de N. Rosalem, Min. de la Guerre : Notes sur l’occupation d’Afrique, mars 1833, avantages de la possession d’Alger ; Vayssettes, Rev. Afr. 1858. TEF : « Le beylik de Constantine est le plus étendu, le plus riche et le plus important » (p. 73) ; Rosalem : « La province de Constantine plus étendue également vers l’intérieur est riche parce qu’elle produit en abondance cire, miel, laines, huiles, beurres et autres produits semblables que l’on charge spécialement à Bône. » Min. de la Guerre : « La province de Constantine est la partie la plus riche et la plus puissante de la Régence » (p. 5) ; Vayssettes : « Le beylik de Constantine est un vrai royaume ; sa nombreuse population, l’étendue et la richesse de son territoire », etc.
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aligner en francs – même si ce sont des francs-or – ne correspond pas à la réalité autrement fluide et moins cernée. Pourtant cet artifice est le seul moyen commode dont nous disposions ; et nous sommes bien conscients du sens que le paysan constantinois attribue à ses biens à cette époque. Rien de moins commercial, rien de moins capitaliste que sa mentalité : il mesure ses biens en termes vivants, c’est-àdire que le blé comme les bêtes ne valent que par ce qu’ils représentent comme moyens de vivre, et notre réduction en valeurs monétaires de ces valeurs si chargées de vie est une véritable trahison ; cependant, comment l’éviter ? Les sources de notre estimation sont tout aussi périlleuses ; nous l’avons déclaré en préambule, nous n’avons pas le document précieux qui servirait de base à notre travail ; par contre, nous possédons d’autres témoignages postérieurs à la conquête, et de plusieurs années ; nous les utiliserons, mais nous ne les accepterons qu’avec méfiance et en les interprétant. Nous devons garder tous ces points présents à l’esprit si nous voulons tenter une approximation. La première évaluation détaillée est celle de la statistique de 18452 ; globalement, le recensement attribue à la province de Constantine : 346 004 bovins, 2 310 036 ovins, 311 767 chèvres, 90 636 chevaux, 76 723 mulets, 269 086 chameaux ; mais il ne fournit aucun renseignement sur la superficie cultivée. En multipliant le nombre de ces bestiaux par leur valeur au moment de la conquête, nous pourrions avoir une première idée de la richesse globale possédée par les tribus ; il nous suffirait d’ajouter le revenu net par charrue cultivée et nous arriverions ainsi à une solution ; ce ne serait que celle de 1845 et pas celle de 1830-35. Nous savons bien que de 1830 à 1845 les troupeaux ont diminué en quantité3. D’abord avec l’installation française, les exportations ont augmenté ; ensuite, les expéditions et les opérations de la conquête ont entraîné des razzias importantes et les troupes ont consommé plus de viande4. En troisième lieu, l’hiver rigoureux de 1843 a fait périr de nombreux bovins ; enfin, l’augmentation des surfaces cultivées depuis la conquête a restreint l’importance des pâtures. Ajoutons, comme le remarque le général commandant la province de Constantine que l’arrêt des exportations dans les années précédant la conquête d’Alger avait fait « regorger les douars de troupeaux ». Sans doute, toutes ces raisons sont bonnes pour la subdivision de Bône (en particulier la diminution des pâturages), mais en 1845 le reste de la 2. TEF 1844-45. 3. AMG, H, N° 261. Corr. du général cdt la province de Constantine. Lettre du 17 janvier 1845. 4. AMG, H, N° 260. Corr. Baraguay d’Hilliers. Rapport du 14 mars 1843 (expédition des Zardezas).
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province a subi la diminution imposée par l’hiver de 1843 et dans certaines zones comprises entre Bône et Collo, les razzias des expéditions militaires. Par contre, malgré ces courses, les Kabylies restent insoumises et les tribus des hautes plaines continuent leur vie comme par le passé, au moins dans l’ensemble ; une fois donc exclue la question de l’exportation, on peut dire que la province n’a subi que de façon très amortie les conséquences brutales de la conquête. Par conséquent, les renseignements fournis en 1845 peuvent servir à préciser non une richesse absolue du Constantinois à la veille de la conquête, mais une richesse relative en année moyenne avant la conquête française. Car, ce qui nous importe est moins de fixer avec une certitude absolue le revenu moyen du paysan constantinois que de connaître l’état de l’économie avant l’implantation française d’une économie capitaliste et libérale ; cela nous permettra de mesurer les effets de la conquête : notre pesée sera juste même si notre balance ne l’est pas. Reste maintenant l’évaluation des étendues cultivées ; nous verrons plus loin ce qui en est. Avant de poursuivre, d’autres problèmes se posent. En effet, si nous arrivions à une estimation globale de la richesse constantinoise, il serait fort imprudent de diviser ce chiffre par la population du pays, cela ne signifierait rien du tout. Nous devons introduire dans notre évaluation des nuances régionales ; une estimation par cercle serait satisfaisante, car elle dessinerait les lignes d’une réalité bien difficile à saisir ; sur cette fragile esquisse, nous tenterons alors de préciser certains traits plus accusés. Le portrait ne serait certes pas complet, mais sous peine de trahir notre documentation, il nous serait difficile d’aller plus loin. En premier lieu, quel peut être le revenu des surfaces cultivées ? Nous savons bien que l’étendue d’une charrue en plaine n’est pas celle d’une charrue en montagne : admettons dix hectares en moyenne. Le rendement en céréales est lié à la terre, à sa façon, mais surtout aux incidences climatiques : de Neveu, dans un rapport déjà cité5, estime que chez les Abd en-Nour, le rendement en blé peut aller de trois pour un en mauvaise année à douze en année faste ; en année moyenne, huit. Son opinion peut être tenue pour valable surtout si nous la comparons aux résultats obtenus dans les recensements postérieurs à la conquête6 ; pour l’orge, le rendement irait de deux à neuf, et atteindrait six en moyenne. 5. AGG, 1 H 4, Tournée chez les Abd en-Nour, Rapport du 10 décembre 1844. 6. Cf. aussi Baudicour, La colonisation de l’Algérie ; en sens inverse, Quinemant, Du peuplement et de la vraie colonisation de l’Algérie, Alger, 1877, p. 65 qui donne les chiffres de 20-25 pour 1 pour le blé et 30-35 pour l’orge.
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Pour la semence, Warnier estime qu’il en faut 2 3/4 sâa en blé et le double en orge7, soit en tout 8 1/4 sâa, pour le tiers d’une charrue en blé et les deux tiers en orge, alors que de Neveu estime qu’il faut 13 sâa pour une charrue cultivée, moitié en blé moitié en orge ; les treize sâa rendraient alors 58 sâa en blé et 56 sâa en orge. Nous préférons l’évaluation de de Neveu à celle de Warnier car elle nous paraît mieux correspondre à une culture extensive. Convertissons tout cela en argent : Revenu brut par charrue : Blé : 58 x 7 ........................................................................ Orge : 56 x 3,50 ................................................................ Paille : 104 x 1,50 .............................................................. Total brut .................................................... Semences : 6 sâa de blé à 7 .................................................................. 7 sâa d’orge à 3,50 ............................................................ Total ............................................................ Impôts : Achour .............................................................................. Hokor ................................................................................ Divers ................................................................................ ............................................................................................ Investissements : Une paire de bœufs : 17,50 x 2 .................................................. Charrue (bois et soc)8.................................................................. Divers .......................................................................................... Intérêt de cet investissement à 20 % .......................................... .................................................................................................... Total des dépenses : Semences ............................................................................ Impôts ................................................................................ Intérêt des investissements.................................................. ............................................................................................
406 196 156 758
frs frs frs frs
42 frs 24,50 frs 66,50 frs 12 24 5 41
frs frs frs frs
35 5 20 12 60
frs frs frs frs frs
66,50 41 12 119,50
frs frs frs frs
Acceptons 120 frs de dépenses totales en comptant très largement. Reste net : 758 frs - 120 frs = 638 frs par charrue9. Mais ce revenu de 638 frs ne concerne que la zone céréalicole, c’est-à-dire la zone de cultures les moins rémunératrices, car, dès qu’il s’agit d’arbres fruitiers, d’olivettes ou de 7. F 80 522 ; Warnier se rapproche de Neveu pour le blé. 10 pour 1 et 12 à 15 pour 1 en bonne année ; mais il s’en éloigne pour l’orge, 13 pour 1 en moyenne et 15 à 18 pour 1 en bonne année. 8. Nous avons affecté les chiffres fournis par Warnier in F 80 522 d’un coefficient de réduction ; en gros 4. 9. Si nous voulons aller plus loin et voir quel est le revenu par ha, il nous suffira de diviser par 10, ce qui donne 63,80 frs ; en francs Gaillard (1957), cela donnerait 63,80 x 200 = 12 760 frs.
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cultures maraîchères, le revenu est beaucoup plus important ; nous avons donc ici un revenu minimum10. Au revenu de la terre, nous devons ajouter celui des troupeaux qui constituent l’essentiel de la richesse des fellahs constantinois. Dans une lettre du 17 janvier 1845, le général commandant la subdivision de Bône11 estime qu’une tente cultive une djebda ; et il ajoute que pour chaque djebda on peut compter trois bêtes de labour, trois bêtes de somme et pour toute l’exploitation, il faut admettre comme troupeau quatre fois la somme de ces deux chiffres, ce qui impliquerait que l’exploitation dût avoir trois plus trois = six multipliés par quatre = 24 bêtes (chèvres ou moutons). La fortune de chaque tente serait alors de 1 050,50 frs décomposée ainsi : Céréales : 638 frs ; bestiaux : 412,50 frs. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser de cette estimation. Remarquons que le général ne fournit aucune justification de son affirmation. Devons-nous alors nous contenter des seules indications fournies par le recensement de 1845 ? Certes, nous savons que démographiquement un tel recensement appelle mainte réserve ; nous savons aussi que le décompte devait servir à l’évaluation de l’impôt. Bien entendu, dénombrer un troupeau n’est pas chose facile : les bêtes peuvent toujours passer d’une tribu à l’autre, et ne jamais entrer en ligne de compte. Mais ailleurs, il se pourrait bien que l’on comptât deux fois les mêmes bêtes : on peut alors admettre que les erreurs s’annulent. Par ailleurs, les recensements ultérieurs garantissent en quelque sorte les évaluations premières. À ces remarques préliminaires ajoutons que le recensement de 1845 inclut les régions de Bou Sâada, Biskra et Msila que nous écartons parce qu’en dehors du cadre de notre étude. De plus, il garde le silence sur plusieurs tribus du cercle de Philippeville et compte en bloc les tribus du commandement de Djidjelli. Pour finir, nous n’avons rien sur les cercles de Bougie, Collo et sur la Medjana : autant de lacunes qui rendent malaisée l’utilisation pure et simple de ce recensement. Le détail par cercle est intéressant à connaître cependant ; le voici sans aucune correction : Cercle La Calle Bône et Edough Guelma Philippeville Constantine
Bœufs 50 460 53 532 35 065 12 013 88 534
Moutons 46 540 85 990 80 610 23 307 795 148
Chèvres 62 30 13 871 19 575 5 668 106 886
10. À titre d’exemple, voici l’échelonnement des revenus des différentes cultures en 1914 : céréales, en gros 50 frs à l’ha en culture arabe ; olivette : 125-250 frs/ha ; agrumes : 500 frs/ha en culture arabe (Cf. Lecq et Rivière, Traité d’agriculture pratique). 11. AMG, H. N° 261.
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Caïdat de Batna Djidjelli Sétif Aurès Hanenchas Total
9 000 20 000 22 063 1 000 21 840 313 507
Cercle La Calle Bône et Edough Guelma Philippeville Constantine Caïdat de Batna Djidjelli Sétif Aurès Hanenchas Total
Chevaux 4 655 4, 671 5 904 1 268 31 842 4 000 2 000 16 028 2 000 3 495 75 863
100 000 40 000 273 939 120 000 60 000 1 625 534
7 000 20 000 76 181 3 000 2 830 261 241
Mulets 1 955 4 016 4 647 1 154 24 988 5 000 2 000 16 169 2 000 1 895 63 824
Chameaux
137 688 1 000 11 618 1 570 151 876
Comparons avec le total global du recensement pour la province ; ce dernier lui est sensiblement supérieur pour les raison indiquées plus haut : Bœufs Moutons 346 004 2 310 036
Chèvres 311 767
Chevaux 90 636
Mulets 76 723
Chameaux 269 087
Il s’agit ici d’une statistique dressée, répétons-le, après une mauvaise année climatique et des expéditions militaires qui ont fortement réduit le cheptel. Comme nous pouvions nous y attendre et à la lumière des remarques précédentes, les différences les plus sensibles traduisent bien l’importance pour les nomades des cheptels ovin et camelin. Les recensements détaillés, tribu par tribu, échelonnés de 1849 à 1854, donnent les résultats suivants : Source et Cercle F 80 552, du 14-2-1854 : Bougie F 80 ,552, 18,53 : Bordj F 80 549, 1-1-1850 : Bône ibid. Hanenchas F 80 553, 29-11-1853 : Djidjelli F 80 548, 16-2-1849 : Batna F 30 549, 31-12-1849 : La Calle F 80 548, 1849 : Constantine F 80 552, 18-2-1854 : Sétif
Bœufs 41 790 7 248 49 145 28 900 13 432 87 600 42 380 130 576 29 121
Moutons 40 700 94 292 59 621 42 530 6 397 1 600 000 49 450 830 758 263 101
Chèvres 45 600 91 628 8 549 2 080 37 712 630 000 7 220 157 065 136 879
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Source et Cercle F 80 552, du 14-2-1854 : Bougie F 80 552, 1853 : Bordj F 80 549, 1-1-1850 : Bône ibid. Hanenchas F 80 553, 29-11-1853 : Djidjelli F 80 548, 16-2-1849 : Batna F 80 549, 31-12-1849 : La Calle F 80 548, 1849 : Constantine F 80 552, 18-2-1854 : Sétif
Chevaux 1 670 5 421 4 855 2 778 1101 9200 1 987 31 731 13 846
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Mulets 1 717 3 620 2 403 1 689 1032 19 500 1 735 60 956 17 952
Chameaux 750 42 4 400 3 500 120 11 247 93
Un tel tableau appelle plusieurs remarques : en premier lieu, il semble excessif de comparer des résultats obtenus tantôt en 1849, tantôt en 1854. À cela nous répondrons que ces renseignements sont les premiers offrant quelque apparence d’exactitude ; en effet, ceux des cercles de Bougie et de Djidjelli sont les premiers connus à partir d’enquêtes précises faites sur le terrain ; il en est de même pour ceux de Sétif et Bordj-bou-Arréridj ; antérieurement, nous n’avons rien de certain. En second lieu, les résultats des cercles de Bougie et Djidjelli sont immédiatement postérieurs à la conquête de ces régions par les troupes françaises : ce sont donc des minima, correspondant à de mauvaises années. En troisième lieu, les résultats des autres cercles sont tous du courant 1849 ou du début 1850 ; nous pouvons donc les considérer comme contemporains les uns des autres et reflétant la réalité de 1849, année de crise, donc année minima. Il reste une lacune, concernant le cercle de Guelma. En effet, les chiffres fournis par F 80 548, recensement du 8 avril 1850, offrent une particularité : ils attribuent à chaque tribu l’équivalence suivante : par tente, un mulet, deux chevaux, cinq chèvres, dix bœufs et vingt moutons ; une telle régularité pour toutes les tribus nous a poussé à écarter le document. En dernier lieu, le cercle de Batna possède un troupeau trop important pour ne pas attirer l’attention : en effet, plus de 1 600 000 ovins, 630 000 caprins, presque 20 000 mulets (19 500), 9 200 chevaux, 87 600 bovins, 3 500 chameaux. En comparant ces chiffres avec ceux de 1845 (caïdat de Batna et Aurès) nous constatons d’énormes différences pour les ovins, les caprins et les bovins ; ce qui nous autorise à émettre l’hypothèse que dans le dénombrement de 1849 ont été inclus les nomades sahariens ; le détail du rapport confirme par ailleurs cette hypothèse, car nous avons là nombre de tribus qui nomadisent entre les montagnes subsahariennes et les régions situées plus au sud. Si nous comparons le recensement de 1845 avec celui que nous présentons et que nous appellerons recensement de 1849-53, nous constatons, – une fois écartés de ce dernier les cercles de Batna, de Bougie et de Bordj, non cités en 1845 –, que les totaux s’établissent ainsi :
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Bœufs 293 554
Moutons 1 251 857
Chèvres 349 505
Chevaux 56 298
Mulets 86 837
Chameaux 15 902
Nous enregistrons donc une diminution pour les bovins, les ovins et les chevaux par rapport à 1845 ; par contre caprins et mulets ont augmenté. Pourquoi ces variations de sens contraire ? Parce que bovins, ovins et chevaux ont le plus souffert des mauvaises années (crise de 1846-1850) dans les hautes plaines ; par contre, les mulets et les chèvres, animaux représentatifs des zones kabyles et montagneuses, beaucoup moins. Retenons donc que le recensement de 1845 est utilisable pour l’évaluation des troupeaux. En y ajoutant les chiffres fournis en 1849-53 pour les cercles de Bordj et Bougie, munis de leur coefficient d’augmentation ou de diminution, nous arrivons en 1845 à12 : Cercles de Bougie et Bordj Bœufs Moutons 50 900 158 290 + 303 507 1 426 374 = 354 407 1 584 664
Chèvres 86 500 251 241 337 741
Chevaux 8 640 69 863 78 503
Mulets 2 850 56 824 59 674
Comme on peut le noter, nous avons exclu de nos calculs le cheptel camelin et tout le cheptel de l’Aurès et du caïdat de Batna. Ce dernier se présente ainsi dans nos différentes statistiques : — TEF 1845: Bœufs Moutons 10 000 220 000 — Recensement 1849-53 : Bœufs Moutons 87 600 1 600 000 — TEF 1853-54 : Bœufs Moutons 37 288 174 327 — F 80 458 : Bœufs Moutons 37 454 595 745
Chèvres 10 000
Chevaux 6 000
Mulets 7 000
Chèvres 630 000
Chevaux 9 200
Mulets 19 500
Chèvres 595 837
Chevaux 3 479
Mulets 5 697
Chèvres 18 1426
Chevaux 3 431
Mulets 5 688
Si les TEF de 1845 et le recensement de 1849-53 offrent des différences énormes de l’un à l’autre, dans chacun de leurs termes, par contre le TEF de 1853-54 et F 80 458 présentent des caractères voisins, sauf pour deux éléments : moutons et chèvres. Il semble même que pour chacune des deux 12. Les coefficients sont les suivants : bœufs : - 3,3 pour 100 ; moutons : - 18 pour 100 ; chevaux : - 21 pour 100 ; chèvres : + 37 pour 100 ; mulets : + 48 pour 100 ; ils sont calculés sur les données comparées de 1845 et de 1849-53.
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espèces, nous trouvions des chiffres opposés, mais l’amplitude de leurs différences est voisine ; en additionnant les chèvres et les moutons, nos résultats sont voisins : 770 072 et 777 263. Nous sommes donc tentés de grouper les deux troupeaux pour n’en faire plus qu’un seul, car le prix d’un mouton et celui d’une chèvre sont sensiblement les mêmes. Dès lors, en affectant tous ces troupeaux des coefficients de variation que nous avons déjà utilisés, nous aurions alors en 1845 : Bœufs 39 000
Moutons 206 000 ou 703 000
Chèvres 375 000 ou 114 000
Chevaux 4 240
Mulets 3 020
Reste l’espèce cameline. Nos différents recensements donnent les chiffres suivants : TEF 1845 Recensement 1849-53 TEF 1854 AGG, 10 H 60 (de 1852)
151 876 16 652 40 052 50 696
Si nous écartons les chiffres extrêmes, il nous reste des indications variant de 32 000 à 50 000 bêtes ; en acceptant la moyenne de 40 000, nous ne serions pas trop éloignés d’un chiffre vraisemblable pour 1845, c’est-à-dire en mauvaise année. Mais il s’agit d’évaluer le cheptel en année moyenne ; il faut donc affecter ces chiffres d’un coefficient d’augmentation. Nous avons vu que de 1845 à 1849-50, les bovins avaient diminué de 3,7 %, les moutons de 18 %, les chevaux de 21,9 % ; par contre les mulets avaient augmenté de 47 %, et les chèvres de 37 % ; quant aux chameaux, si nous acceptons que le troupeau ait 40 000 têtes en 1845, la diminution serait de l’ordre de 50 % au minimum ; ce taux n’a rien de surprenant, car la grave crise de 1846-50 affecte surtout les régions subsahariennes, celles où les chameaux sont particulièrement nombreux. Annuellement, les différents taux sont les suivants : bovins: - 0,89 % ; chevaux: - 5,41 % ; chameaux: - 12,5 % ; chèvres: + 9,36 % ; mulets : 11,9 %. Si nous nous rappelons que de 1836 à 1845, le Constantinois a souffert de la guerre, de la sècheresse ou des rigueurs de l’hiver ou des trois réunis, nous pouvons bien admettre que les bestiaux ont diminué pendant cette décennie. Si nous retenons les taux de diminution annuels pour les bovins, les chevaux et les ovins, si nous appliquons d’autre part aux caprins et aux mulets des taux légèrement inférieurs à ceux des chevaux et des ovins, nous pourrons établir un effectif hypothétique pour les différents troupeaux. Nous
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aurions alors pour les bovins et pour les dix années une perte de 37 % à ajouter au chiffre de 1845, soit donc un troupeau de 539 000 têtes ; pour les ovins, nous aurions alors un effectif variant de 3 230 000 têtes à 4 130 000 : prenons un chiffre moyen de 3 700 000 bêtes ; pour les caprins nous fixerons un taux de diminution de 9 % par an13, ce qui nous donnerait un effectif variant de 859 000 à 1 355 000 bêtes : prenons le chiffre médian de 1 100 000. Pour les chevaux, notre effectif serait de 128 000 ; et pour les mulets nous utilisons le taux de diminution des chevaux divisé par deux14, soit donc 2,7 % par an –, notre troupeau compterait 80 000 sujets. Quant aux chameaux, la guerre et la sécheresse les ont sérieusement atteints au cours des années 1836-1840 ; si nous acceptons le taux annuel de diminution de 10 % étalé sur les dix années de notre période, nous aurions alors un troupeau de 80 000 chameaux à la veille de la conquête de Constantine. Est-ce excessif ? Comparons avec l’effectif d’une année de paix relative, bien postérieure aux années de conquête, l’année 1854. Nos statistiques donnent15 : 370 394 bovins, 2 827 189 ovins, 1 382 700 caprins, 151 414 chevaux, 140 576 mulets, 44 399 ânes, 84 363 chameaux. Les différences entre nos calculs et la statistique de 1864 portent sur les ovins et les bovins qui seraient nettement moins nombreux en 1864 qu’en 1835, mais n’oublions pas que l’exportation les concerne principalement. Quant à l’augmentation des mulets, elle s’expliquerait ainsi : l’élevage a été encouragé pour faciliter l’équipement des troupes françaises ; par contre, le nombre des chameaux qui n’intéressent pas l’armée semble stationnaire. Il est évident que tous nos chiffres sont hypothétiques et sujets à révision, mais ils ont pour eux un certain caractère de vraisemblance. Si nous devions transformer cette richesse en monnaie de compte (au tarif de 1835), cela nous donnerait : Bovins : Ovins : Caprins : Chevaux : Mulets : Chameaux : Total
17,50 x 539 000 2,50 x 3 700 000 3 x 1 100 000 100 x 128 000 150 x 80 000 200 x 80 000
9 500 000 frs (9 432 500 frs) 9250 000 frs 3300 000 frs 12 800 000 frs 12 000 000 frs 16 000 000 frs 62 850 000 frs
13. et 14. Nous proposons ce taux, car si les troupeaux kabyles ont souffert des razzias de 1840 à 1845, ceux des hautes plaines ont souffert de 1836 à 1840 ; en partageant le taux des ovins par 2, nous arrivons au taux de 9 pour 100 ; la guerre de 1840 à 1845 explique la diminution du nombre de mulets. 15. TEF 1865. Pour les chameaux, nous avons pris le chiffre de 1865, car il n’y a rien pour 1864.
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En gros donc un cheptel évalué à 63 millions de francs. Pour évaluer la superficie cultivée, les difficultés sont plus grandes. Il est bien vrai que la fiscalité peut nous renseigner, mais deux réserves s’imposent : la première est que la fiscalité beylicale touche assez peu les cantons kabyles ; en tout cas, elle ne fournit aucun renseignement sur les étendues mises en culture dans ces régions ; la seconde est que, même dans les régions atteintes par les impôts du bey, la fraude est pratiquée assez couramment. Aussi l’évaluation maxima de 26 000 charrues cultivées doit être reprise ; elle doit l’être d’autant plus que le recensement de 1845 aboutit à des résultats sensiblement supérieurs. En effet, nous avons à cette date : Cercle Sétif Djidjelli Batna Constantine Aurès Philippeville Guelma Bône La Calle Hanenchas en tout
Superficie cultivée 160 686 ha 10 000 ha 28 000 ha 149 451 ha 4 000 ha 1 886 ha 26 507 ha 9 567 ha 1 703 ha 30 450 ha 422 250 ha ou 42 225 charrues
Ne sont pas encore comptés les cercles de Bordj-bou-Arréridj et de Bougie. Or, les recensements ultérieurs donnent des chiffres plus élevés. Le recensement de 1849-53, 986 040 ha ; celui de 1852 in F 80 458, 671 127 ha ; enfin celui de 1852 in AGG, 10 H 60, 633 620 ha. Or, en multipliant par dix nos 26 000 charrues, nous n’atteindrions que 260 000 ha ; nous sommes loin des autres dénombrements. La question se pose alors de savoir quel est le chiffre le plus proche de la réalité : est-ce celui de 260 000 ha ou l’un des autres ? Avant d’opter, nous procéderons à plusieurs remarques. Si nous acceptions brutalement la donnée de 26 000 charrues, il faudrait admettre qu’en quelques années, les cultures ont presque doublé d’étendue ; rien, dans notre documentation ne mentionne cela ; tout au contraire, il y a eu régression de 1837 à 1839-40, et puis ensuite remontée vers la normale. De plus, s’il y avait eu une augmentation aussi importante, il aurait fallu que les populations missent en œuvre des techniques nouvelles ; or, en 18551860, tous les observateurs remarquent qu’il n’y a eu aucun changement dans les techniques rurales traditionnelles des fellahs16. Le plus simple et le 16. Cf. supra, notre chapitre : Activités du paysan constantinois.
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plus plausible est d’admettre que les étendues cultivées sont supérieures à 26 000 charrues. Mais nous avons plusieurs options : le recensement de 1845 demande plusieurs rectifications : en premier lieu, le cercle de Philippeville a une superficie de culture trop restreinte ; de même le cercle de La Calle, et dans une certaine mesure, ceux de Djidjelli, de Bône et de l’Edough. Les statistiques ultérieures nous permettent d’attribuer au cercle de Philippeville un minimum de 30 000 ha (minimum d’autant plus admissible que ce cercle fournira à la colonisation entre 1845 et 1848 une étendue de 12 000 ha17). Quant aux cercles de La Calle, Djidjelli, Bône et Edough, nous pouvons admettre les chiffres fournis par le recensement de 1849-53 : le total ainsi rectifié donne 467 780 ha. Nous devons faire entrer maintenant dans nos calculs les cercles de Bougie et Bordj-bou-Arréridj. Devons-nous accepter purement et simplement les chiffres du recensement de 1849-53, soit pour les deux cercles 392 100 ha ou l’estimation plus basse de F 80 458, 59 397 ha ? En 1856, année où les emblavures furent parmi les plus vastes, nous avons pour le cercle de Bougie 68 032 ha de cultures, et 222 480 ha pour le cercle de Bordj. Ce simple rappel suffit pour montrer dans quel sens nous devons rectifier les statistiques : ramener les surfaces cultivées dans le cercle de Bougie à 60 000 ha environ, et pour celles de Bordj, accepter l’évaluation de 196 440 ha fournie par le recensement de 1853. Au total notre étendue cultivée serait de 468 000 ha + 60 000 ha + 197 000 ha = 625 000 ha pour toute la province, soit 62 500 charrues. Nous ne méconnaissons pas à quel point cette évaluation est hypothétique ; combien nous avons dû « travailler » nos données initiales ; mais en l’état actuel de la documentation, cette évaluation nous paraît vraisemblable malgré toutes les réserves faites. En effet, ce chiffre représenterait le neuvième environ de la superficie du Tell constantinois, ce qui n’est pas trop lorsqu’on sait la surface des parties rocheuses, stériles ou des jachères. Il reste ensuite à déterminer la valeur des cultures. Nous avons déjà calculé le revenu net d’une charrue de céréales, mais nous ignorons les surfaces couvertes par les olivettes, les vergers ou les jardins maraîchers et leur revenu. Nous pouvons, en détaillant soigneusement les recensements, déclarer que les cercles de Bougie, de Djidjelli et une partie du cercle de Bordj portent surtout des oliviers, des arbres fruitiers et des jardins, que les hautes plaines sont consacrées aux céréales, que les zones substeppiques de l’est ou du sud-est et les régions montagneuses ont une vocation pastorale : mais tout cela est qualitatif et approximatif et non quantitatif. 17. Voir le chapitre ultérieur : La crise des années 1845-50.
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Aussi notre évaluation du revenu global et individuel ne peut être qu’approximative, et le revenu individuel sera un reflet plus fidèle de la réalité que le revenu global. Nous avons tenté de fixer certains chiffres : d’une part à partir du recensement de 1845, d’autre part à partir de ceux de 1849-5318. Voici les résultats que nous avons obtenus (moyenne par individu) : Revenus d’après le recensement de 1845 1849-53 Observations Cercle de Bône Drides El Mraouna Oualafsa Beni Salah ouled Chaib Guerbès Sanendja
105 frs 71 frs 166 frs 176 frs 85 frs 100 frs
149 frs 128 frs 174 frs 99 frs 146 frs 116 frs
(tribu riche) id. id. id.
Revenus d’après le recensement de 1845 1849-53 Observations Cercle de Philippeville Radjeta Ouled Atia Beni Mehenna Zeramna Beni Ouelban Cercle de Bordj-bou-Arréridj Medjana Beni Abbès M’zita Cercle de Sétif Beni Aidel Illoula Cercle de Guelma Sellaoua bled Guerfa Beni Mouzzelin Selib Ouled Harrid
98 frs 77 frs
222 frs 123 frs 108 frs 81 frs 87 frs
220 frs 97 frs 324 frs 33 frs 155 frs 121 frs 114 frs 100 frs 86 frs
18. Pour notre évaluation nous avons pris les valeurs fixées par F 80 933 à la veille de la conquête : bœuf : 17,50 frs ; mouton : 2,50 frs ; chèvre : 3 frs ; cheval : 100 frs ; mulet : 150 frs ; chameau : 200 frs. De plus, en fixant le revenu de la charrue à 638 frs, nous avons arbitrairement tout ramené au tarif céréales qui est le tarif minimum. Nous avons ainsi ajouté à la valeur du cheptel, le revenu de la terre.
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Cercle de Constantine Ouled Abd en-Nour Segnia Zemoul Teleghma Haractas Beni Touffout Terres melk Cercle de Bougie Mezaia Tifra Ouled Sidi Moussa Ouzellaguen Cercle de Djidjelli Beni Salah Beni Khettab Cheraka Beni Caïd El Kracha Cercle de Batna Aurès Ouest
73 frs 168 frs 278 frs 228 frs 228 frs
161 frs 100 frs 156 frs 120 frs 118 frs 29 frs 130 frs 24 frs 309 frs 287 frs 204 frs
(très pauvre) (très riche) id. (tribu riche)
73 frs (rich. moyenne) 671 frs (très riche) 130 frs (tribu riche) 30 frs (très pauvre) 75 frs
L’examen des deux listes nous permet d’ores et déjà de fixer aux alentours de 30 frs le revenu individuel le plus bas à la veille de la conquête française ; et sauf les opulents Beni Khettab Cheraka avec leurs 671 frs, le maximum du revenu individuel se tient autour de 300 frs (324 frs pour le douar Mzita, 309 frs pour le douar Tifra), la moyenne oscille de 75 à 150 frs, mais est assez proche de 100 frs. Cette somme permet l’achat d’une quinzaine de sâa de blé ou une trentaine d’orge, l’équivalent de quarante moutons, trente chèvres ou encore la consommation de 500 kgs de couscouss à 0,222 fr le kilo. Si ces chiffres sont commodes pour avoir une idée du revenu individuel moyen (une fois l’impôt déduit) ils ne nous disent rien de la répartition du revenu, et bien entendu négligent totalement la stratification sociale. Or, pour notre étude, ces deux données sont importantes. Dans ses Souvenirs, un ancien chef de bureau arabe, Hugonnet19, évaluant la population de l’Algérie à 2 500 000 habitants ou 400 000 tentes, classe les paysans arabes de la manière suivante : Ont en moyenne 100 000 frs de disponible en numéraire, 50 000 frs 20 000 frs
40 tentes soit 200 id. 1000 id.
4 millions, 10 millions, 20 millions,
19. Hugonnet, Souvenirs d’un chef de bureau arabe, Paris, 1858, p. 158.
RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
10 000 frs 5 000 frs 2 000 frs 1 000 frs
5 000 10 000 50 000 100 000
id. id. id. id.
165
50 millions, 50 millions, 100 millions 100 millions
en tout donc 166 240 tentes disposeraient pour toute l’Algérie de 334 millions de francs en numéraire disponible20. Il resterait 233 760 tentes avec des ressources inférieures à mille francs. La classification est intéressante, car Hugonnet sait de quoi il parle ; il a parcouru les trois provinces de l’Algérie avant de rédiger ses souvenirs ; comme il attribue six personnes à chaque tente, la dernière classe la plus nombreuse disposerait au maximum de 150 frs par personne ; mais presque soixante pour cent de la population serait au-dessous de ce minimum de mille francs par tente. Or, nous avons la chance de posséder des documents nous permettant de situer le niveau de vie du khammès, c’est-à-dire du prolétaire qui ne peut offrir que ses bras pour vivre et qui est démuni de toute propriété21. L’un de ces documents est de Warnier, l’autre de de Neveu, le troisième de Quinemant qui a été propriétaire dans le Constantinois. Dans l’étude que nous avons déjà utilisée pour la fiscalité22 Warnier attribue au khammès des azels 5 1/2 sâa de blé, 14 1/4 sâa d’orge et 17 charges de paille, soit donc pour nous en argent, 37,50 frs + 49, 875 frs + 25,50 frs = 112,875 frs par charrue. Le même Warnier estime que le khammès, sa femme, deux enfants et leurs hôtes consomment en moyenne un sâa de grain par mois. De Neveu fixant son attention sur les Abd enNour23 rapporte que le khammès touche le cinquième du produit de la récolte (paille comprise) ; en revanche, il doit payer un cinquième de l’impôt. Son revenu sera donc de : 58/5 charges de blé à 7 frs l’une + 56/5 charges d’orge à 3,50 frs l’une + 104/5 filets de paille à 1,50 fr l’un, soit donc en tout un revenu brut de 151,60 frs desquels il faut retrancher les impôts qui se montent à 36 frs/5, soit 7,20 frs. Reste net donc 144,40 frs. Quinemant dans sa brochure datant de 187824 affirme que le khammès 20. Hugonnet écrit en 1858, après que l’Algérie a connu d’importantes transformations économiques et financières (en particulier une augmentation des prix par rapport à l’occupation turque variant de 200 à 400 pour 100). 21. Il est significatif de constater que l’ouvrier journalier agricole n’existe pas dans la société rurale constantinoise. 22. F 80 522. 23. ACG, 1 H 4. 24. J. Quinemant, Du peuplement et de la vraie colonisation, p. 65.
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RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
retirait net 20 charges de blé et 30 d’orge, qui feraient en monnaie 140 + 105 = 245 frs, ce qui semble excessif, vu nos observations antérieures sur l’importance de la récolte. Ajoutons que le khammès a certains privilèges : sa femme a de droit, la priorité du glanage, tant que les gerbes sont dans les champs moissonnés ; de même, une fois la récolte transportée sur l’aire à battre, les épis restés épars sur le gerbier appartiennent au khammès seul ; enfin, après le dernier dépiquage, les épis restés intacts et mélangés à de la poussière sont partagés entre le khammès et le fellah, en terrain azel et melk ; par contre, en terrain arch, le propriétaire ne prend que les épis d’orge et abandonne à la femme du khammès les épis de blé. Bien sûr, il doit rembourser sur son revenu les avances de nourriture du propriétaire, tout au long de l’année, et cela hypothèque son avenir, mais hors cette hypothèque qui pouvait l’enchaîner en cas de mauvaise récolte, sa situation financière n’est pas si précaire qu’on a voulu le dire25. En Kabylie, par ailleurs, si le khammès débroussaille un terrain, il en a seul la jouissance pendant trois ans ; après ce laps de temps, le terrain est divisé en deux parts égales, l’une remise au propriétaire du sol, l’autre dévolue au khammès qui en devient propriétaire26. Enfin, si le khammès donne des soins à des arbres fruitiers ou à des cultures maraîchères, sa part augmente sensiblement ; elle monte au quart27. Qui est khammès ? Les khammès sont-ils nombreux dans le Constantinois ? En général, sont khammès les gens qui ne possèdent pas de terre, soit en jouissance familiale traditionnelle, soit en fermage, soit en pleine propriété. En terre arch, sont khammès ceux à qui on ne peut remettre de terre et qui s’embauchent chez un fellah cultivant plusieurs charrues ; il semble que le fait soit rare, témoin l’observation de de Neveu chez les Abd en-Nour28 : « quelques gens ont des cultivateurs nommés khammès qui cultivent en leur lieu et place et ont part dans les récoltes ». Témoin aussi la remarque de Warnier29: « un Arabe ne devient khammès que s’il ne trouve pas de terre 25. Cf. Feraud, « Notice sur les Abd en-Nour », RSAC, 1864 : « Le khammès arrive fréquemment (c’est nous qui soulignons) à se libérer de son maître grâce à une succession de deux ou trois bonnes récoltes et l’économie constante ou plutôt aux privations qu’il s’impose ». Cf. aussi, plus tard, l’opinion de Van Vollenhoven, Le Fellah algérien, qui écrit : « Le khammessat, contrat jadis avantageux, lèse aujourd’hui les deux parties contractantes, l’employeur et l’employé, par suite des transformations économiques » (p. 179) et Van Vollenhoven cite au premier rang de ces transformations l’abandon de la culture extensive par les populations arabes. 26. F 80 506. Cercle de Bougie, Rapport du 1er octobre 1856. 27. Cf. J. Berque, Études d’histoire rurale maghrébine, Tanger 1938. 28. AGG, 1 H 4 ; c’est nous qui soulignons. 29. F 80 522.
RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
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vacante en arrivant dans une tribu ». Warnier ajoute d’ailleurs tout aussitôt : « Les terrains communaux des tribus sont tellement vastes eu égard à la population qu’ils renferment, qu’il est rare qu’un accroissement de la population nécessite un nouveau partage général sur des bases plus étroites. » Un document très largement postérieur à la conquête (1858) et limité à la vallée du Rummel30 dresse l’état des cultivateurs de ce territoire. Pour 1097 1/2 charrues cultivées, nous avons 1 465 chefs de famille dont 319 khammès, soit donc environ un peu plus d’un cinquième de la population : 22 %. Répétons cependant que ce chiffre ne doit pas être extrapolé, nous le citons comme un exemple. Une étude du khammessat à la veille de la conquête devrait élucider entre autres cette importante question du nombre de khammès par rapport à l’ensemble des cultivateurs. Un autre document, de 1848 sans doute, et qui intéresse la région des Nemenchas31 déclare en toutes lettres, sur « 300 tentes, on en compte 118 riches, 116 aisées et 66 pauvres ». Nous retrouvons la même proportion de pauvres que de khammès dans la vallée du Rummel, 22 % ; mais nous sommes ici en tribu nomade et non dans une région de cultures. La condition de berger est voisine de celle de khammès. Ainsi chez les Abd en-Nour32 le berger reçoit comme rétribution un dixième du produit des brebis dont il a la garde ; au-delà de cent têtes, il ne reçoit d’augmentation proportionnelle que pour chaque demi-centaine complète. De plus, on lui donne chaque année des vêtements (un vieux burnous, une gandoura, une paire de guêtres en tricot de laine), des semelles en peau comme chaussures plus une certaine quantité d’orge pour sa nourriture, et du lait de chèvres jointes au troupeau par le propriétaire afin de subvenir aux besoins du berger. En fait, le bénéfice réel du berger consiste surtout dans le produit de l’élevage, mais il a sa nourriture assurée pendant toute l’année. À l’autre bout de l’échelle, les très riches propriétaires, véritables seigneurs du pays, par exemple, les Moqrani33. Leur autorité s’étend sur tout l’ouest de la province limitrophe de l’Algérois ; elle s’appuie sur les 30. AGG, K, Cantonnement des indigènes, Vallée du Rummel, 1858. 31. AGG, 10 H 12, Tableau statistique des Nemenchas. 32. Féraud, « Notice sur les Abd en-Nour », RSAC, 1864 ; par comparaison, voir les travaux de J. Berque, et surtout Contribution à l’étude des contrats nord-africains (les pactes pastoraux des Beni Meskine), Alger 1936. 33. Sur les Moqrani, voir la très substantielle étude de Féraud, « Bordj-bou-Arréridj », in RSAC 1871-2, reprise par L. Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871 ; voir aussi la notice qui leur est consacrée in F 80 1678. Notice du 1er septembre 1859 ; voir aussi les différentes dépositions faites devant la Commission d’enquête sur les actes du Gouvernement de la Défense Nationale, Rapport La Sicotière, Versailles 1875, 2 vol., et aussi les différentes notices conservées aux Archives de l’Enregistrement et des Domaines à Constantine, Séquestre Bordj-bou-Arréridj.
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RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
premiers contreforts kabyles au nord, à l’ouest, au-delà des « portes de fer », au sud vers le Hodna, à l’est enfin jusqu’au marabout de Sidi Embarek34. C’est un véritable État dans l’État, car les Moqrani installés depuis le XVIe siècle règnent en maîtres sur le pays ; le bey lui-même n’ose leur disputer cette hégémonie. Cependant, ils paient au souverain un tribut annuel, et doivent, pour protéger le mouvement des troupes turques qui allaient d’Alger à Sétif, mettre à leur disposition des cavaliers pris chez les Hachem ; en échange, ils lèvent l’impôt et administrent la Medjana comme ils l’entendent. Certes, les Ouled Moqran forment une famille à branches multiples ; on en compte six, les Ouled el Hadj, les Ouled Guendouz, les Abd es-Selem, les Ben Abdallah, les Ouled Bou Renan, les Ouled Abd er-Rahman. Le chef de chaque branche exerce le commandement sur une partie de la Medjana. Évidemment, les rivalités entre les chefs ne manquent pas ; l’arrivée des Français dans le pays coïncidera avec le passage du haut commandement des Abd es-Selem aux Ouled el Hadj qui embrassent notre cause. La puissance politique de cette nombreuse famille a de solides bases foncières. Les premiers observateurs français se sont plus à souligner l’immensité de cette richesse terrienne ; elle était telle que le dernier des grands chefs de la Medjana, Mohammed el Hadj le bach agha de la révolte ne savait pas, disaiton, où ses biens finissaient. En vérité, nous avons le moyen de connaître sinon l’étendue totale des biens des Ouled Moqran, du moins sa majeure partie. Selon le principal créancier de Mohammed el Hadj, Mesrine35 lors de l’application du sénatusconsulte de 1863, le Domaine reconnut aux Ouled Moqran, dans la Medjana, la propriété de 20 000 ha environ, en dehors des terres dont ils jouissaient privativement. La part du bach agha et de ses frères était au maximum de 6 000 hectares. Selon le général Chanzy36 ces biens représentaient 26 000 ha et valaient approximativement, en 1874, 1 900 000 frs (1 861 398 frs). Effectivement, l’affiche mettant en vente les biens en 187837 les dénombre ainsi : — Tribu d’Aïn Turc — Douar Medjana — Douar Guemmour — Douar Tassera — Douar Aïn Sultan
2 210 ha 6 740 ha 3 250 ha 3 660 ha 2 630 ha
34. TEF 1840. 35. AGG, 2 H 83, Note du 15 juin 1872. 36. F 80 1810, Séquestre 1871, du Gouv. gén. au Min. de l’Intérieur, dép. du 27 avril 1874. 37. AGG. L carton 24, liasse 5, Préfet de Constantine au Gouv. gén., rapport du 5 juin 1878.
RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
— Bassin du Chouf — Douar Sennada — Douar El Annasser — Douar Ouled Agha Total
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640 ha 4 260 ha 4 720 ha 1 240 ha 29 350 ha
Ajoutons à ces biens fonciers, des troupeaux immenses, plus des moulins à l’oued Kçob et chez les Ouled Khellouf, une propriété dans ce qui sera le centre d’Aumale, une à Sétif, une à Alger, diverses parcelles en Kabylie plantées en oliviers et en arbres fruitiers. C’est pratiquement la plus grosse fortune du beylik, et sans doute de l’Algérie ; pour ce grand seigneur, le revenu, – selon Carette et Rozet, bons connaisseurs du Constantinois38 –, pourrait être de un à deux millions de francs. Les Moqrani sont un « cas-limite », exceptionnel ; mais le cheikh des Hanenchas administre seize tribus, et tient pratiquement entre ses mains la route de Constantine à Tunis, celle des caravanes et des marchands ; et les tribus nomades possèdent d’innombrables troupeaux. Nous possédons la liste de ces grands chefs, à la veille de la conquête39 : Rémuzat donne trente-six noms qui versent à Ahmed bey l’équivalent de 479 000 frs ; et Rousseau n’en mentionne que vingt-sept versant 128 266 boudjoux (à 1,80 fr. = 230 878 frs). Mais dans les deux listes, nous retrouvons certains noms :
Caïd Abd en-Nour Cheikh Medjana Cheikh Ferdjiouah Cheikh Hanenchas Caïd Babor Caïd Ouled Braham Caïd Guerfa Cheikh Belezma
Liste Remuzat 6 000 frs 50 000 frs 15 000 frs 50 000 frs 2 000 frs 3 000 frs 20 000 frs 20 000 frs
Liste Rousseau 3 000 bdjx = 5 400 frs 10 000 bdjx = 18 000 frs 6 000 bdjx = 10 800 frs 15 000 bdjx = 27 000 frs 2 000 bdjx = 3 600 frs 200 bdjx = 360 frs 10 000 bdjx = 18 000 frs 3 000 bdjx = 5 400 frs
Si nous prenons les évaluations de Rousseau, plus basses que celles de Rémuzat, nous arrivons tout de même à avoir une idée du revenu de ces grands chefs, véritables seigneurs sur leurs terres. Car leur revenu comprenait non seulement les sommes versées à Ahmed, mais aussi celles qui alimentaient leur train de vie. 38. Carette et Rozet, L’Algérie, op. cit., p. 60. 39. AMG, H, N° 226, Rapport Rousseau. Revenus de la province, déjà cité ; pour Rémuzat, cf. F 80 1671. Constantine et ses tribus, in M. Emerit, L’Algérie à l’époque d’Abd el Kader, Paris, 1951.
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RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
Un Moqrani a pour équivalent un Bou Renan dans le Ferdjiouah, un Ben Azzedine dans le Zouagha, un Ben Gana à la limite du désert. Et ce, sans compter les propriétaires fonciers, d’un rang inférieur, mais dont les richesses terriennes se trouvent aux environs de Constantine. Ainsi, autour de Constantine40, 14 810 ha sont entre les mains de 70 particuliers ; mais 12 612,665 ha appartiennent à vingt personnes ; trois propriétaires dépassent 1 000 ha chacun et totalisent 4 886,874 ha ; 6 propriétés ont de 500 à 1 000 ha et totalisent 4 654,554 ha ; 9 ont de 200 à 500 ha et totalisent 2 721,237 ha ; enfin 2 propriétés ont de 100 à 200 ha et totalisent 350 ha. Ces grands propriétaires sont : les Ouled Ben Asin, les Dar Hassen Bacha, les Ouled Bel Lefgoun, les Ben Koutchouk Ali, les Chandarli Braham, les Ouled Bach Tarzi, les Ouled Ben Kaïd Kasba, les Moustapha Khelifa, les Blad Nasr, les Ouled El Enser, les Bel Lebdjaoui, les Ouled Ben Mahmed, les Ouled bel Lattar, les Ouled ben Baba, les Ouled Inglich bey, les Ben Amelaoui, les Ben Aïssa, les Ouled ben Kheitmi, les Amar ben Redjem, les Ben Aïs ed Debbagh. Après eux, treize propriétaires ayant de 20 à 100 ha et totalisant 505,035 ha ; enfin, ayant moins de 20 ha, 35 propriétaires un ha ; encore notons-nous que souvent la propriété n’est pas d’un seul tenant, mais qu’elle est divisée en deux, trois et même quatre parcelles. Petits propriétaires, petites propriétés, mais cultivées avec un soin jaloux, car ce sont des jardins. Ceints quelquefois de murs, le plus souvent de ronces, situés généralement sur des cours d’eau (Rummel, Bou Merzoug) ils sont entourés sur tous les côtés de canaux d’irrigation qui les séparent des jardins voisins. Chacun des propriétaires surveille son lot avec vigilance, de peur d’un empiètement quelconque ; un gourbi se trouve au centre du jardin pour abriter le propriétaire qui protège ainsi son bien, jour et nuit, contre les maraudeurs et les voleurs. Autant dire que la catégorie des propriétaires est extrêmement nuancée : on y trouve des gens ayant moins d’un hectare, mais aussi des personnages importants, riches à centaines d’hectares41. Ainsi, le niveau de vie du paysan constantinois est conditionné par un savant dosage entre l’élevage et les cultures ; il permet dans l’ensemble au paysan d’avoir une vie décente, c’est-à-dire que le paysan semble manger à sa faim ; comme nous l’avons déjà vu, les menus manquent de variété, mais ils ne traduisent pas une sous-alimentation chronique.
40. F 80 522. 41. Sauf pour les jardins (cultivés en légumes) ou les cultures d’arbres fruitiers en Kabylie, nous n’avons pas rencontré au cours de nos recherches, de propriété aussi minuscule, avant la conquête, dans les zones céréalicoles.
RICHESSES, SOCIÉTÉS, NIVEAUX DE VIE
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Cette société paysanne constantinoise comprend différentes catégories : de grands seigneurs, véritables féodaux qui détiennent une immense influence locale et une clientèle fidèle ; de riches propriétaires dont le train de vie est comparable à celui des grands seigneurs, mais dont l’influence politique est beaucoup moindre ; de petits et moyens propriétaires qui travaillent dur sur leurs jardins ou sur leurs vergers. À l’autre bout de l’échelle, des prolétaires : khammès et bergers dont la vie moins misérable qu’on l’a prétendu, n’est précaire qu’en période de crise ; ils ne semblent pas très nombreux par rapport aux autres cultivateurs. Ces derniers, « fermiers »42 sur les azels du beylik ou jouissant traditionnellement de la terre arch considèrent comme familiale la tenure qu’ils cultivent ; et s’ils connaissent leurs devoirs et les limites de leurs droits, ils savent aussi qu’on ne peut les priver de leur champ. Enfin, remarquons l’absence des ouvriers journaliers. Au total, une société et une économie équilibrées : vivant presque en vase clos, à l’abri des grands courants internationaux économiques, à l’écart du système capitaliste libéral, les paysans constantinois mènent une vie rythmée par les phénomènes naturels. Leurs besoins et leurs genres de vie sont liés directement, sans l’intermédiaire de la monnaie ; économie primitive certes, mais dont tous les éléments présentent un lien, une homogénéité qui accentuent ses traits originaux. Arrive la conquête française. L’opération est en premier lieu militaire et politique, mais elle entraîne des conséquences redoutables : l’économie, la société traditionnelles s’écroulent progressivement. Leur structure était-elle donc affaiblie, ruinée ? La réalité est plus complexe. Nous tenterons d’en dégager les lignes principales, pour esquisser dans les pages qui suivent l’histoire du contact entre la société et l’économie constantinoises et les forces nouvelles qui allaient modifier leur évolution.
42. Le mot est anachronique, car c’est un fermage différent de celui que nous entendons dans la société rurale française, mais le terme est commode.
Livre deuxième De la conquête au sénatus-consulte (1830-35 à 1863)
CHAPITRE PREMIER
—
Les premiers contacts (1830-1840)
Les premiers contacts entre populations indigènes traditionnelles et les troupes françaises eurent lieu en Algérie à différentes époques. Ils suivirent en gros les épisodes de la conquête, et le Constantinois n’échappa pas à cette règle générale. Mais dans la province de l’Est, la capitale ne fut conquise qu’après le premier contact ; Bône et non pas Constantine reçut la première les troupes françaises1; il faudra attendre 1838 pour que Constantine reprenne avec l’occupation française son rôle de capitale de toute la province2. Dans ce premier contact, nous constatons deux temps : un premier bônois, un second constantinois. Mais la prise de Constantine ne transfère pas à l’autorité française tout le territoire de la province ; il s’en faut de beaucoup, puisque l’ouest et le nord kabyles, le sud-est aurésien restent en dehors de notre action. Cependant la prise de Constantine permet à l’administration française de contrôler l’intérieur du pays et en particulier la zone des hautes plaines. Non que celles-ci eussent compris toute la population rurale de la province, mais grâce à cette implantation, certains traits de l’influence française pénètrent avant nos colonnes militaires dans les zones insoumises. Il ne s’agit pas d’une conquête économique et sociale avant la conquête politique. Non, mais du fait de notre occupation des hautes plaines, les populations encore insoumises se trouvent en contact avec certaines formes économiques de notre implantation. Quels aspects revêt notre implantation dans le domaine économique et social ? En gros, nous pouvons les résumer ainsi : l’économie et la société constantinoises d’essence rurale et traditionnelle3 se trouvent en contact avec une économie de type capitaliste et libéral. N’évoquons pas le contexte social bourgeois, car il n’y a pas eu transfert en Algérie de cette société bourgeoise française ; au contraire d’autres formes sociales se créeront et confèreront à l’Algérie une originalité incontestable par rapport à l’Europe du XIXe et du XXe siècle. 1. Pellissier de Reynaud, Annales Algériennes, T. I. 2. Les archives du ministère de la Guerre parlent de la province de Bône et non de Constantine jusqu’en 1838. 3. Ne disons pas médiéval, pour ne pas impliquer des structures économiques et sociales différentes de la société et de l’économie constantinoises.
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LES PREMIERS CONTACTS (1830-1840)
À ceci, il faut ajouter des retouches de détail. Une fois Bône conquise, que faire de la conquête ? La réponse est simple : il faut coloniser. Ici surgissent les difficultés, car la colonisation implique des terres à fournir aux colons ; elle implique aussi des colons : deux problèmes passablement délicats. Les terres ? « Il faudrait, dit un chef d’escadron4, obtenir de bon gré des populations arabes le sol qu’elles occupent en leur disant à peu près ceci : “Pendant tout le temps que vous avez occupé le sol, celui-ci a été détruit, car vous étiez nomades. Si nous le voulions, nous pourrions prendre vos terres, mais nous vous demandons de nous les donner ; bien que vous ne puissiez pas nous résister, notre gouvernement ne veut pas user de son pouvoir et désire obtenir de vous par la persuasion ce que vous seriez hors d’état de refuser à nos canons”. » Et le chef d’escadron conclut : « Avec de pareils raisonnements, il est à peu près certain qu’on obtiendrait du bédouin l’abandon de tout le terrain dont nous avons besoin à des conditions fort peu onéreuses, si toutefois il était nécessaire de recourir à des indemnités en argent. » Nous avons cité en entier les propos de Poinçot, car ils exposent franchement les données élémentaires du problème des terres : celles-ci ne pourront provenir que des occupants traditionnels qui devront les abandonner par la force ou « à des conditions fort peu onéreuses ». Les gouvernements se succèderont, nous retrouverons toujours ces données primordiales ; avec ou sans contexte juridique, ce sera le problème majeur à résoudre. Lorsque Poinçot pose le problème avec clarté et simplicité dans une perspective de « colonisation officielle », Bône avait vu dès 18335 des Européens se lancer dans des exploitations agricoles situées aux alentours immédiats de la ville. En 1834, ces installations semblent se développer, et un témoin note que le général d’Uzer et plusieurs officiers supérieurs établissent eux-mêmes des fermes. Dans quel but ? Essentiellement pour exploiter les fourrages particulièrement abondants dans la plaine de Bône6. Mais personne ne songe encore à dépasser les environs immédiats de la ville ; au contraire même, on pense à établir en avant de ces exploitations des postes7 derrière lesquels le défrichement permettrait de construire des fermes « bâties assez solidement pour que l’on puisse s’y défendre comme dans un blockhaus ». L’installation française se conçoit alors dans une perspective strictement
4. F 80 1671. Rapport de Poinçot au Président du Conseil des ministres, 1er juin 1834. 5. F 80 1672, Note sur le beylik de Constantine par Léon de Bussière, 1834. 6. Sur la question des fourrages, cf. L. de Baudicour, La colonisation de l’Algérie, et E.F. Gautier, Études au microscope. 7. F 80 1671, Mémoire de Poinçot, déjà cité.
LES PREMIERS CONTACTS (1830-1840)
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limitée à Bône et à sa banlieue, appuyée sur une ligne fortifiée ; autant dire que ce premier contact est très minime en regard du reste de la province pour ainsi dire intacte8. Notons la réputation d’insalubrité9 dont jouit Bône et l’épidémie de choléra qui ravage la province de Constantine en 1835 et nous comprendrons pourquoi les premiers contacts importants ont lieu seulement en 1836 et 1837. En vérité, la prise de Bône et l’installation française sur le littoral influencent le rythme économique de la province : les relations avec Constantine tombent à zéro et ne reprennent qu’après 183710 : de même, les Kabyles du Sahel (région de Collo) viennent vendre leurs produits à Milah et Constantine au lieu de les porter à Bône11. 1837 est une année critique pour les populations rurales de la province ; en effet, le choléra ravage le pays à l’automne12 ; il ne sévit pas seulement sur les villes comme Constantine, mais dans toutes les tribus : « Il y eut, dit Ahmed, une mortalité telle que l’ange exterminateur avait marqué notre pays ». Peut-on évaluer la mortalité ? Nous n’avons à ce sujet aucun document ; pour imaginer l’importance de cette épidémie, nous devons attendre la crise de 1848-1851 qui permet d’avancer des chiffres relativement précis. De toute façon, la maladie et la campagne menée par les troupes françaises pour prendre Constantine ont leurs répercussions sur les populations rurales. En effet, à l’approche des Français, Ahmed avait ordonné de détruire les silos et les magasins13 : les fellahs voient ainsi leurs réserves diminuer. La diminution des réserves va de pair avec la réduction des emblavures, car les paysans abandonnent leurs terrains de culture traditionnels : par exemple, le bled Guerfia (azel de la région d’Oued Zenati) est abandonné parce que les cultivateurs craignent les razzias des nomades Haractas ou des Zemouls 8. Carette et Rozet, op. cit., donne le taux de mortalité de Bône : 1833 : 9,05 pour 100 ; 1834 : 8,72 pour 100 ; 1835 : 8,75 pour 100 (page 38). 9. TEF 1840. 10. Ibid. 11. Cf. F 80 725, Rapport du Min. de la Guerre sur l’année 1840, Propriétés rurales, Tableau des ventes à Bône : Années Nombre Valeur en capitaux Prix en rentes 1833 3 2 100 frs 150 frs 1834 7 15 740 frs 550 frs 1835 40 27 262,02 frs 3 823,32 frs 1836 36 19 510,11 frs 5 205,20 frs 1837 9 3 325 frs 610 frs 95 67 937,13 frs 10 338,52 frs 12. M. Emerit, « Les mémoires d’Ahmed Bey », Rev. Afr. 1949, page 87. 13. F 80 933, Rapport Fabre sur les ressources financières de Constantine, du 26 mai 1838.
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voisins14. Par ailleurs, l’année 1838 est celle de la sécheresse15. La récolte est donc au-dessous de la normale, ce qui provoque une hausse des prix16 : ainsi à la fin mai 1838, au moment de la soudure, le sâa de blé dur qui se vendait à Constantine avant la conquête 7 frs passe à 25 frs, soit une augmentation de 357 % ; de même l’orge passe de 3,50 frs à 11 frs (+ 314 %) le sâa. Les autres denrées subissent des hausses comparables ou supérieures : le bœuf passe de 17,50 frs à 65 frs (+ 371 %) ; la toison de laine de 2 kgs de 0,65 frs à 3 frs (+ 461 %) ; la peau de bœuf, de 1 à 7 frs (+ 700 %) ; la peau de mouton avec laine, de 1 à 3,50 frs (+ 350 %) ; la livre de cire, de 0,75 frs à 1,65 frs (+ 220 %) ; la livre de miel, de 1,45 fr à 3,80 frs (+ 262 %). Mais la hausse la plus impressionnante est celle des dattes dont la charge de 50 kgs passe de 6,25 frs à 100 frs (+ 1 600 %) : en effet, Ahmed tient le sud de la province et arrête tout arrivage des oasis. L’année 1838, manquée pour les ruraux, est une année de vie chère et de grave pénurie. Par contre-coup, la récolte de 1839 s’annonce difficile ; car dans le Constantinois, lorsque les silos de réserve sont vides, il faut un minimum de deux ans pour que le pays recouvre un semblant d’équilibre économique, en supposant que ces deux années coïncident avec des circonstances climatiques favorables. Les témoignages contemporains soulignent le fait : ainsi de Neveu17 montre que la mauvaise récolte s’étale jusqu’en 1840 : les blés semés en 1839 ne donnèrent qu’une récolte peu abondante. Mais les circonstances politiques aggravèrent les conditions naturelles ; ainsi, du fait qu’Ahmed tenait le sud du pays, une grande partie des hautes plaines, l’Est en particulier, ne fut pas ensemencée car les fellahs craignent des razzias de leur ancien souverain18. D’autre part, en 1839-40, la levée de boucliers d’Abd el Qader a des répercussions indirectes sur le pays : en effet, dans la Medjana, la présence armée du khalifat d’Abd el Qader rend stérile cette plaine traditionnellement emblavée19. On fit venir des approvisionnements de France ou de Russie alors qu’on comptait exporter le grain constantinois ; et l’on s’arrachait à prix d’or le peu de blé qui arrivait sur les marchés20. Comme le note un 14. F 80 522, Rapport Warnier déjà cité plus haut. 15. Cf. Pellissier de Reynaud, Ann. Alg., T. II, page 346. 16. F 80 933, Rapport Fabre. 17. AMG, H. N° 235, dossier 24. État de la prov. de Constantine de 1837 à 1842. 18. Le caïd de l’achour de l’Est estimait à 660 charrues la surface cultivée dans sa circonscription ; en admettant la fraude nous ne pouvons manquer de remarquer l’extrême exiguité des surfaces cultivées, 1/6 à peine par rapport à la normale ; AGG, 1 H 4, Rapport Galbois du 26 août 1839. 19. A.MG, H, N° 235, dossier 24, rapport cité plus haut. 20. Ibid., et F 80 1805, Cantonnement, Situation de la propriété dans la province de Constantine (sans date, 1840 ?)
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observateur, dans de telles circonstances, la population ne pouvait vivre heureuse au milieu de nous. De fait, Galbois, dans un rapport du début 183921 met des vols et des assassinats sur le compte de « l’excessive cherté des grains ». Il conclut en « espérant que la bonne récolte à venir fera régner l’ordre et la tranquillité sur tous les points de la province ». Cette situation dut engendrer des bouleversements familiaux que nous entrevoyons derrière cette pétition adressée au Maréchal Valée pour obtenir un secours22 : « Lorsque l’heureux gouvernement de France a pris possession de l’Algérie, j’ai commencé à vendre ce que j’avais pour vivre ; lorsque je n’ai plus rien eu, est venu le tour de ma femme, de manière que nous n’avons plus rien, ni elle ni moi. Souvent nous nous couchons sans dîner. » Et pour confirmer son dire, le demandeur fait appel au témoignage de ses voisins qui convaincront le Maréchal de la vérité de son exposé. Un autre élément favorise l’abandon des cultures et accentue la crise en certains endroits : la maladresse du général Galbois, commandant la division. Pour ramener à la terre les fellahs fugitifs, il propose aux enchères en 1839, 209 propriétés sur les azels. Or, les enchères sont poussées par des spéculateurs riches, mais non par des cultivateurs : ce qui a pour résultat d’écarter ces derniers, d’introduire l’agiotage et la spéculation sur les choses de la terre23. En même temps, l’État concède une partie des biens azels, devenus biens domaniaux, à des tribus forcées d’abandonner leur territoire exposé aux coups des tribus révoltées ou à des familles qui nous avaient rendu service24 : au total 102 propriétés qui s’ajoutent aux 209 précédentes, en tout 311 propriétés azels qui perdent leurs cultivateurs traditionnels et n’en gagnent pas d’autres ; car les adjudicataires ou les bénéficiaires ont d’autres soucis en tête que de mettre en valeur des terres. Certains poussent l’indifférence jusqu’à ne pas payer les loyers, ce qui leur vaut d’être emprisonnés25 : l’État perd donc à plusieurs titres ; d’une part, parce que les locations ne sont pas acquittées, d’autre part, parce que les impôts payés par les cultivateurs traditionnels ne le sont pas non plus. Enfin, le pays souffre parce que les terres ne sont pas cultivées. Cela n’intéresse certes que les azels, une partie seulement des hautes plaines, mais c’est la zone des terres les plus fertiles ; Warnier estime ainsi que la moitié seulement des azels fut cultivée26. L’administration tenta de remédier à ces maux en accordant à l’avenir les 21. AGG, l H 4, Rapport du 25 février 1839. 22. AGG, 1 H 4, Pétition du 10 juin 1839. 23. F 80 522. Rapport Warnier déjà cité. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. F 80 1674. Détails sur la situation financière, agricole et politique de la province de Constantine. Rapport Warnier du 8 mars 1841.
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locations aux populations fixées sur le sol, lorsque celles-ci offraient des loyers convenables ; et les soumissions ne portèrent plus désormais que sur le nombre de charrues que le locataire éventuel se proposait d’entretenir réellement27. Mais l’impôt hokor fut augmenté de 40 % ; il passa de 25 à 35 frs par charrue. On justifia la mesure en arguant de la dévaluation monétaire et de la hausse des prix. L’argent, disait-on, vaut cinq à six fois moins qu’avant la conquête : la preuve en est que le sâa de blé dur vaut aujourd’hui de 35 à 40 frs, alors qu’autrefois il ne valait que de 6 à 12 frs ; et l’on ajoutait : l’argent est si commun chez les Arabes qu’ils n’y attachent qu’un faible prix28. Cependant, ils y tenaient29 comme à tout ce qu’ils possédaient. En fait, depuis la prise de Constantine, la province subit une véritable « crise financière ». Nous avons vu précédemment que le système monétaire de la province était varié, que les espèces monétaires de toute origine s’y faisaient concurrence. Or, cette incertitude monétaire s’aggrave avec la présence des troupes françaises. Celles-ci déversent sur la province les sommes qui leur sont allouées pour vivre ; à l’origine, on note une augmentation de la circulation monétaire ; le phénomène est déjà important en soi, puisque c’est en fait l’équivalent d’une inflation ; sans doute, certaines de ces sommes reviennent en France en paiement des approvisionnements fournis, mais il en reste une partie dans le pays. Plus important est le fait que cette monnaie d’or est de bon aloi et possède une valeur solide sur le plan international ; cela engendre une spéculation importante que certains observateurs ont bien vue et qui est favorisée par le fait que l’administration française n’a fixé aucune règle dans ce domaine30. Les éléments de cette spéculation sont des plus simples : il existe plusieurs monnaies concurrentes ; d’abord la monnaie française en or et de bon aloi ; ensuite le talari, qui n’a plus cours en Europe ; il offre le même volume, le même poids que la piastre d’Espagne, elle aussi de bon aloi, mais non de même valeur ; celle-ci vaut 6 frs alors que le talari ne vaut que 4,50 frs. En troisième lieu, le boudjou ou réal de Constantine à 0,93 fr et le boudjou de Tunis valant à Tunis de 0,42 à 0,45 fr. La différence de taux entre la piastre et le talari va encourager les spéculateurs qui exhument leurs talaris et les remettent en circulation : première opération fructueuse. Seconde opération grâce à la différence entre le réal de Tunis et celui de Constantine. Un
27. F 80 522. Rapport Warnier. 28. Ibid. 29. F 80 1805. 30. F80 1674. Détails sur la situation financière, ... Rapport Warnier déjà cité ; cf. aussi, La Province de Constantine, en 1839 et 1840, Paris, 1843 (brochure anonyme).
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véritable trafic s’est établi : on va chercher à Tunis des réaux de 0,42 ou 0,45 fr contre des marchandises ; on les rapporte à Constantine et on les échange contre des réaux de Constantine, puis le circuit recommence : achat de marchandises à Constantine, transport à Tunis, etc. Ainsi lorsqu’un Arabe de Constantine demande six francs d’un objet, s’il est payé en talari il ne reçoit en fait que 4,50 frs ; et s’il est payé en réal de Tunis, il ne reçoit plus que 3,90 frs ; alors que s’il avait été payé en piastre ou en monnaie française, il aurait reçu six francs : la mauvaise monnaie a donc bien chassé la bonne. Sans doute, ce trafic handicape l’administration française, mais le producteur de denrées, donc le fellah, perd beaucoup plus ; car il perd doublement : d’une part, sa marchandise est payée le plus souvent en mauvaise monnaie, et, d’autre part, lorsqu’il doit acheter un produit ou payer ses impôts, il doit débourser deux fois plus, puisqu’il paie en mauvaise monnaie ; c’est autant de bénéfice pour les intermédiaires évidemment, mais cette spéculation engendre un malaise et maintient les prix à un niveau très élevé. Nous le voyons donc, les tout premiers contacts n’ont pas été des plus favorables à la vie du paysan constantinois. Sans doute, en dehors des azels, les terres n’ont pas été touchées et restent entre ses mains ; il reprend maintenant le chemin des marchés et des ports, mais nous avons vu les pertes qu’il subit du fait de la spéculation. Ainsi, les Arabes apportent à Bône pour l’exportation en 1840, 5 417,9 qx de froment, 5 514,4 qx d’orge, 1 647,8 qx de légumes secs et 13 467 bestiaux, en tout l’équivalent de 664 737 frs31. Ces chiffres sont nettement inférieurs à ceux de 1835 et 1836. En 1835, Bône avait exporté pour 842 997,70 frs et en 1836 pour 1 257 514,20 frs. Le commerce d’exportation n’a donc pas recouvré son niveau d’avant la prise de Constantine ; certes, Philippeville concurrence Bône, mais la concurrence joue à l’importation et non à l’exportation, puisque les deux tiers des retours de Constantine sur Philippeville se font en numéraire, le tiers restant est composé de laines, cuirs, sangsues, grains et bestiaux. Et les rédacteurs du très officiel Tableau de la situation des Établissements français en viennent à attribuer la diminution des exportations de Bône d’une part à la reprise des hostilités (en Oranie), d’autre part à « l’agitation que des ennemis de la cause française ont essayé d’entretenir parmi les puissantes tribus de l’est ». La vérité semble être plus simple : elle tient à la diminution des surfaces emblavées et à la stagnation ou à la régression de l’activité agricole, en un mot à la crise qui pèse sur la vie économique 31. TEF 1840, page 270.
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constantinoise. Mais l’année 1840 apporte un répit à cette crise engendrée par les premiers contacts : la récolte est meilleure et l’administration française cherche maintenant à mettre en œuvre les fruits de la conquête.
CHAPITRE SECOND
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La mise en œuvre de la conquête n’exclut pas les expéditions militaires menées pour étendre l’influence de l’autorité française ; car la prise de Constantine, comme l’ont très bien vu les contemporains1, impliquait l’installation dans l’intérieur du pays, et pour le Constantinois, l’intérieur insoumis est aux portes de la ville de Constantine. Les troupes françaises sillonnent la province de l’est à l’ouest, et du sud au nord ; aussi la conquête présente-t-elle trois aspects simultanés : l’expédition militaire, l’installation et l’exploitation. Pour la commodité de l’exposé, nous séparerons ces trois séries de faits, bien qu’ils soient liés souvent l’un à l’autre. Les expéditions militaires Ces opérations n’ont pas l’ampleur des opérations menées dans l’ouest et le centre de l’Algérie contre Abd el Qader ; loin de là, car avec la prise de Constantine, il semble que toute résistance puissante ait cessé ; cela se comprend fort bien, car l’autorité qui détenait Constantine pouvait rayonner sur les hautes plaines et gêner ainsi tout soulèvement général. Les seuls noyaux de résistance ne pouvaient demeurer que dans le nord et le sud mais ils ne pouvaient se rejoindre. Ajoutons que les généraux français exerçant leur commandement dans la province ont à cœur de ne pas modifier l’administration turque et veulent la conserver telle quelle. Cependant, dans cette province où « notre domination, selon le mot d’un contemporain2, était presque partout acceptée sans répugnance », le général Négrier pratiqua une politique de rigueur et de brutalité ; il en fit tant qu’il plaça le gouvernement en posture difficile à la Chambre, et il fut bientôt rappelé3. À Négrier succéda Baraguay d’Hilliers ; ce dernier manifesta sa présence et son autorité dans la zone montagneuse au nord de Constantine4. Nous 1. Cf. Blanqui, L’Algérie..., Paris, 1840. 2. Pellissier de Reynaud, Ann. Alg., T. III, n. 49. 3. Dans son journal intime conservé au Musée de l’Armée, Desvaux décrit de nombreuses et « inutiles razzias, des incendies ou pillages de silos : ainsi chez les Beni Ouelbane, dans toute la région de Bord-Bou-Arréridj, les Zardezas, les Ouled Djebarra, etc. » 4. Sur tout cela, cf. Pellissier de Reynaud, op. cit., T. II, p. 90 et sq. confirmé par AMG, H, N° 260, Corr. Baraguay d’Hilliers. Cf. aussi Mém. Desvaux in Carnet de la Sabretache, 1909,
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n’entrerons pas dans le détail de ses courses, mais pratiquement, toute la région comprise entre Bône et Collo le vit. Ses troupes razzient les troupeaux bien sûr, c’est de bonne guerre ; elles dévastent aussi, les champs et les vergers sont coupés partout où il y en a. Plus tard, mais ailleurs, dans l’Aurès, un autre divisionnaire, Bedeau, raconte comment il a soumis les Ouled Abdi5 : « J’avais suspendu l’effet de cette menace (couper tous les arbres fruitiers) en reconnaissant que les arbres formaient la principale richesse du pays. Mais j’avais ordonné d’incendier le village d’Aydousse afin de punir d’une manière exemplaire les habitants qui avaient été les principaux excitateurs de la révolte. » Puis ayant taxé les Ouled Abdi à 15 000 frs plus une amende de 25 000 frs, Bedeau ajoute que « s’ils ne payaient pas, ils n’auraient qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes de la ruine de leur vallée ». Nous avons relevé certains bilans dressés par Baraguay d’Hilliers luimême pour l’année 1843. Ainsi, pour la seule expédition menée contre les Zardezas, nous notons6 : — Prises versées dans les parcs de l’État : 50 mulets à 100 frs 3 117 bovins à — Nourriture des soldats (double ration de viande)
5 000 frs 153 000 frs 50 000 frs 208 000 frs
p. 708 : Incendie des Beni Rachet, octobre 1843 : « L’incendie allumé dans le village des Beni Rachet projette dans le camp Marey une fumée si intolérable que je suis obligé de fuir et de regagner ma tente. Après le dîner, à la nuit, toutes les maisons sont incendiées et l’énorme quantité de bois qu’elles renferment développe des torrents de flammes que j’ai considérées pendant une heure. Avec quelle ardeur nos soldats accomplissent cette œuvre de dévastation ; ils ne se plaignent pas de la fatigue et des dangers auxquels ils s’exposaient. « Malgré ses crimes, je ne puis penser sans regrets au sort qui attend cette misérable population qui, à l’entrée de l’hiver, va se trouver sans abris ; combien de femmes et d’enfants succomberont ; ils ont éprouvé dans ces deux jours une perte énorme car chaque maison est estimée 200 frs et la valeur du matériel ne peut être appréciée sans connaître leurs ressources et leurs usages [...] Quel horrible bivouac ; le vent qui souffle avec un surcroît de violence soulève une poussière blanchâtre sur ce plateau puis l’incendie, la fumée, les cris, oh ! c’était un spectacle atroce. » 5. AMG, H, N° 103, Lettre de Bedeau à Bugeaud, du 26 mai 1845. Dans cette même lettre, Bedeau déclare, toujours à propos des Ouled Abdi et des amendes qu’ils doivent payer : [...] « S’ils composent la plus nombreuse (des tribus) de l’Aurès, ils sont aussi les plus pauvres, et je crois être certain qu’ils seront obligés de me livrer une partie de leurs mulets pour s’acquitter entièrement. Le fond seul de la vallée est cultivé, et quelle que soit l’industrie dont les habitants font preuve pour améliorer le sol, ils ne parviennent pas à étendre la zone productive. » Pour finir, Bedeau écrit que la contribution générale de l’Aurès a été de 125 000 frs au moins : « les tribus auront en outre fourni en alfa et diffa l’entretien des chevaux et mulets pendant un mois ». On imagine alors ce que dut être le poids de la guerre sur les populations aurésiennes, même pour un temps très court. 6. F 80 538.
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Et Baraguay d’Hilliers ajoute : « Je tiens à vous prouver que [...] mes rapports ne sont pas au-dessous de la vérité. » Le même Baraguay, dans une lettre postérieure adressée au gouverneur général et au ministre de la Guerre, fait le compte de toutes les expéditions militaires de 18437 : — Impôts payés par les tribus de l’Edough id. Zardezas id. tribus de Collo id. Hanenchas
25 000 frs 25 000 frs 26 000 frs 50 000 frs 126 000 frs — Versements en nature et en espèces dans les parcs ou au Trésor à titre de contribution extraordinaire, razzias, etc. : Versé au parc de Constantine 351 231 frs Versé au parc de Bône 279 245 frs Versé au parc de Philippeville 94 545 frs En espèces par la colonne de Guelma (expédition des Zardezas) 9 200 frs En espèces par la colonne de Constantine (expéd. de Collo) 9 567 frs En espèces par la colonne de Philippeville (expédition de Collo) 10 475 frs En espèces par la colonne de Constantine (expédition des Hanenchas) 84285 frs En espèces par la colonne de Bône (expédition des Hanenchas) 2 780 frs En espèces par la colonne de Philippeville (expédition des Hanenchas) 23864 frs 865 192 frs plus 50 000 frs donnés aux auxiliaires arabes comme leur revenant dans les razzias, plus les prélèvements opérés par les troupes (à raison de 34 frs par soldat), plus la double ration de viande ».
Comme nous ignorons le détail de ces prélèvements et de ces doubles rations de viande, nous pouvons sans craindre la surestimation affirmer que dans la seule année 1843, et pour les quatre expéditions menées par Baraguay d’Hilliers ou sous sa direction, on a prélevé pour un million de frs sur les tribus de l’Edough, de Collo et des Hanenchas. Or, les expéditions ont été menées dans le Tell montagneux, dans le sud jusqu’à Biskra et l’Aurès, en 1844 et 1845 ; et nous n’avons ici qu’un exemple des destructions et pertes subies par les fellahs. Sans doute les destructions et la guerre pesèrent moins lourdement sur la vie des populations rurales constantinoises que dans les pays disputés à Abd El Qader ; sans doute aussi ces contributions ne touchèrent pas la source vive de tous les biens pour les fellahs, puisque la terre leur fut laissée. Mais la 7. AMG, H, N° 260, lettre du 1er septembre 1843.
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période de 1841-1846 vit d’importantes mesures dans le domaine foncier avec les ordonnances de 1844 et 1846. L’installation Avant d’en arriver là, nous devons revenir en arrière8. Le régime foncier dans le Constantinois a sa marque originale. En effet, avec l’occupation de Bône, un arrêté du 7 mai 1832 interdisait les transmissions d’immeubles de musulmans à chrétiens à Bône et dans toute la province. Mais l’arrêté est rapporté en mai 1833, et cela permet l’installation française autour de Bône. Nous verrons plus loin les résultats pratiques auxquels cette installation aboutit. Le désordre dans les transactions immobilières fut tel, un peu partout en Algérie, que le 28 octobre 1836, un nouvel arrêté interdit dans toute la province de Constantine, sauf pour la province de Bône, les achats d’immeubles entre européens et indigènes ; cet arrêté est renforcé par un second du 1er octobre 1838. Cela n’empêcha pas bien des immeubles de passer à Constantine entre des mains européennes, à tel point que Lapaine remarque que la moitié des maisons de Constantine appartient à des européens9. Mais nous avons là des immeubles urbains et non ruraux ; on peut dire qu’en dehors de Bône et de ses environs immédiats, la terre demeure aux mains des tribus (réserve faite de ce que nous avons noté antérieurement sur la spéculation des azels). Les seules exceptions connues par nous sont minimes ; il s’agit par exemple à Guelma10 de quelques habitants qui joignent à leur commerce (boucherie, cabaret, boulangerie) des cultures de jardins. L’un d’eux, Genty, assurant le transport entre Bône et Guelma cultive en 1841 de 10 à 12 ha ; un autre, Orphila suit son exemple ; de même, quelques autres se mettent à défricher et créent des jardins pour les besoins de leurs familles. Par contre Bône présente des caractères différents. La description mérite d’être citée en entier11. Abandon total de cette banlieue sur laquelle on fondait tant d’espoirs, « aucun pont, aucune route ». Pourtant la fécondité et la richesse des terres sont remarquables, mais les seules parties cultivées le sont par les Arabes, « locataires ou fermiers des grands propriétaires européens ». « Ainsi, huit ou dix personnes possèdent ou prétendent posséder tout le pays 8. Pour toute la question foncière, voir une fois pour toutes, Estoublon et Lefébure, Code de l’Algérie annoté ; Ménerville, Dictionnaire de législation algérienne ; Larcher et Rectenwald, Traité élémentaire de législation algérienne ; Pouyanne, La propriété foncière en Algérie, etc. 9. F 80 1674 : Tableau de la situation administrative de Constantine, à la fin du premier semestre 1843, rapport de Lapaine du 15 août 1843. 10. F 80 726, note du 1er octobre 1842 sur le village de Guelma. 11. F 80 1675, Propositions sur les nouvelles limites à donner à la juridiction civile de Bône, du 8 mai 1844.
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autour de la ville dans un rayon de cinq ou six lieues. » « Ces huit ou dix personnes ont acheté pour presque rien leurs propriétés et retirent tous les ans un revenu de 15, 20, 30 et même 40 000 frs, soit par la vente des foins, soit par le loyer des Arabes qui voient augmenter chaque année le prix de leurs fermages ». Cependant, les populations arabes traditionnelles qui ont abandonné leur territoire au moment de la conquête et y sont revenues tout de suite après, les Drides entre autres, proposent de construire des fermes si on consent à leur concéder des terres en toute propriété. L’auteur du rapport, Soubeyran, sous-directeur à l’Intérieur, espère que grâce à la fixation par la construction des maisons, par la constitution de la propriété individuelle, les Arabes pourront devenir « tout à fait français, plus français peut-être que toutes les populations européennes qui viennent se fixer en Afrique ». Cette note est intéressante à plus d’un titre. En effet, dès le début, nous voyons se dessiner certains traits originaux du contact entre européens et indigènes dans le Constantinois : création de grandes propriétés dont les concessionnaires ou les propriétaires tirent leurs revenus non des cultures, mais des locations consenties aux cultivateurs antérieurs ; importance de la spéculation foncière ; illusion tenace sur l’assimilation des populations arabes par la constitution de la propriété individuelle ; cette illusion procède de l’idée que le « régime foncier musulman était trop obscur, prêtait trop à suspicion pour les transactions et que l’application du régime français éclairait ce chaos »12. Nous retrouvons cette idée dans les ordonnances du 1er octobre 1844 et 21 juin 1846, qui visent plusieurs buts : — 1° Liquider la situation grave et périlleuse créée par les spéculations, — 2° Augmenter la superficie des terres en faveur de la colonisation. De fait, différentes mesures sont prises. Il faut d’abord liquider le passé en réglant, une fois pour toutes, les causes de nullité qui rendaient l’acquisition de biens musulmans si précaire : on rejette ainsi les nullités engendrées par l’inaliénabilité des biens habous ; de même, rejet des nullités parce que le vendeur n’avait pas de pouvoir suffisant pour consentir à la vente (art. 1er) ; pour les autres causes de nullité, un délai de deux ans est accordé pour intenter l’action en nullité, passé ce délai, la nullité est couverte. En second lieu, il faut empêcher dans l’avenir, le retour de l’ancien état de choses ; les acquéreurs pourront exiger la remise des titres à toute époque et ils seront autorisés à suspendre jusqu’au moment de cette remise le 12. Pour l’absentéisme des propriétaires fonciers, voir aussi par comparaison la note d’A. Prenant à propos de la communication de M. Dugrand, in Bulletin de l’Association des géographes français, janvier-février 1957.
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paiement du prix ou des annuités de la rente ; les transactions seront interdites en dehors des limites qui seront successivement assignées aux établissements européens par le ministre de la Guerre, et, mesure importante, les transactions et litiges entre indigènes et européens seront soumis à la loi française. Enfin, pour augmenter le domaine de l’État et encourager la colonisation, on délivrera de nouveaux titres de propriété clairs et précis qui inspireront confiance. Les cultures, l’irrigation ou les constructions dispenseront de fournir un titre à condition que la direction des Domaines reçût signification de ces travaux, indication de site, description sommaire et plan des immeubles. Pour les terres incultes, dans les trois mois de l’arrêté ministériel fixant le territoire à vérifier, les réputés propriétaires devront exhiber un titre de propriété, avec date certaine antérieure au 5 juillet 1830, indication de contenance, situation et limites de l’immeuble ; sous peine de cette réclamation, les terres incultes seront réunies au Domaine. Pour les titres signifiés, l’administration des Domaines aura un délai d’un an pour en contester la validité, faute de quoi le titre sera réputé valable. Cette ordonnance de 1844 est grosse de menaces : — 1° pour les tribus qui ne possédaient aucun titre de propriété (toutes les tribus des terres arch) et qui laissaient en jachère leurs terres ; elle pénalisait donc à la fois la technique culturale primitive indigène et l’élevage ; — 2° pour les tribus qui se consacraient spécialement à l’élevage puisque les terrains de parcours étaient réunis au Domaine. Certes, les articles 80 et 81 de l’ordonnance de 1844 spécifient que ces dispositions sont applicables dans le périmètre des territoires qui devaient être mis en culture à l’entour de chaque ville, village ou hameau existant ou à créer. Mais pour le Constantinois, l’ordonnance de 1846 précise que la seule zone où cette vérification des titres n’aurait pas lieu est le territoire communal et civil de Bône fixé par l’arrêté ministériel du 28 juillet 1838. Tout le reste du territoire est donc susceptible de vérification, et cela risque d’engendrer un certain bouleversement. L’ordonnance de 1846 prévoit également des compensations territoriales à accorder aux propriétaires déchus mais, à charge pour eux, d’édifier des bâtiments ou une maison de 5 000 francs au moins, d’installer une famille européenne par chaque vingt hectares, de planter trente arbres au moins par ha, etc. Pour des nomades ou des transhumants, de telles mesures constituent une véritable révolution qu’ils seraient certainement incapables de supporter. Pour les autres, cultivateurs des terres arch, l’ordonnance signifie l’impossibilité d’avoir autre chose comme terres de culture que ce qu’ils ont cultivé l’année de la vérification : un tel resserrement est évidemment trop important pour ne pas avoir de conséquences dramatiques
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sur le niveau de vie. Heureusement la province de Constantine comme le reste de l’Algérie ne connut qu’une exécution partielle des ordonnances13. Les commissaires chargés d’ailleurs de l’exécution de l’ordonnance de 1846 eurent vite conscience des problèmes que ces textes posaient. En effet, trois portions seulement de territoire civil furent soumises à l’application de l’ordonnance de juin 1846 : la banlieue de Bône, celle de La Calle et celle de Constantine. Dans la banlieue de Bône (70 245 ha) on reçut 566 déclarations de propriété dont 64 pour des européens et 492 pour des indigènes ; au 31 décembre 1850, le nombre de propriétés délimitées était de 425 représentant 29 427 ha : 53 propriétés européennes représentant 12 792 ha (moyenne : 241,3 ha), 372 propriétés indigènes représentant 16 634 ha (moyenne : 44,7 ha). Là-dessus, le conseil de préfecture homologua 48 titres de propriété, dont 11 titres européens représentant 7 966 ha (moyenne 724 ha) et 37 titres indigènes représentant 3 553 ha (moyenne 96 ha). Il restait donc encore à homologuer 377 procès-verbaux de délimitation. De l’examen de ces chiffres, doit-on conclure que le Domaine réunit 70 245 ha - 29427 ha = 40 818 ha ? Il le semblerait, mais nous n’avons pas l’affirmation noir sur blanc de cette réunion au Domaine, et nous ne pouvons que la supposer. Pour la banlieue de La Calle, l’embarras des commissaires fut plus grand ; ils avouent très franchement « qu’en dehors des terrains occupés par les tribus, il n’existe pas de propriété constituée, que dans les tribus elles-mêmes, on ne rencontre de propriété melk que chez les Tonga et les Ouled Sammar ; que les droits des indigènes propriétaires ne reposent que sur la notoriété publique ; enfin que les autres fractions de tribus n’occupent que des terres arch appartenant au beylik. »14 Cette propriété melk, sans titre, fondée sur la seule notoriété publique incita les commissaires à avoir plus de réalisme que les rédacteurs de l’ordonnance ; heureusement l’article 24 de l’ordonnance15 permettait de trouver une solution à cette difficulté. Mais l’article 20 prescrivait des conditions de construction et de culture ; et le rédacteur du rapport, sous peine de voir tout remis en question, estime qu’il « faudra dispenser (ces tribus) des conditions de construction et de culture déterminées par l’article 20 ». La conclusion est par ailleurs bien révélatrice de l’état d’esprit des conseillers délimitateurs : « Cette application de l’ordonnance 13. TEF 1850, Résultats de l’exécution de l’ord. du 21 juin 1846. Malgré tous nos efforts, nous n’avons jamais pu retrouver dans les dépôts d’archives constantinois, parisiens ou algérois, les documents relatifs à l’application des deux ordonnances. 14. C’est nous qui soulignons. 15. « Celui qui aura cultivé, même en l’absence d’un titre régulier, recevra la concession définitive de la partie du sol cultivé, si les travaux exécutés sont conformes aux prescriptions de l’art. 20 ».
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tout incomplète qu’elle serait présenterait de grandes difficultés sans aucun avantage. » Plus loin, les mêmes avouent que pour les autres fractions de tribus, « il ne faut pas songer à exécuter l’ordonnance, puisqu’elles ne sont pas propriétaires du sol ». On devra donc surseoir jusqu’à plus ample informé : en bref, les ordonnances se révèlent inapplicables sur le terrain. Pour la banlieue de Constantine, le rapport officiel donne simplement le décret présidentiel du 20 mars 1849 qui attribue à la ville et à la banlieue de Constantine, 14 000 ha (art. 1), autorise la liberté de transactions entre européens et indigènes (sur le territoire ainsi délimité, à l’exclusion du quartier indigène de la ville) sous réserve d’une vérification des titres et de leur homologation par le conseil de préfecture (art. 2). L’article 3 prescrit aux indigènes se prétendant propriétaires de déposer dans les six mois leurs titres devant le conseil de préfecture, faute de quoi leurs propriétés seraient réunies au Domaine. Mais nous n’avons pas trouvé de traces concernant ces réunions. Ainsi, les ordonnances de 1844-46 qui visaient haut à l’origine devaient rencontrer tant d’obstacles sur le terrain que leur application allait être singulièrement limitée. Limitation dans le temps, car sitôt conçues, on dut les abandonner ou surseoir à leur exécution ; limitation dans l’espace, car pour toute la province, quelques milliers d’hectares furent vérifiés et passèrent au Domaine. Si donc, du point de vue foncier, les indigènes perdent relativement peu de terre, par contre leur passage sous l’administration française entraîne un certain nombre de transformations qui pèseront sur leur niveau de vie. L’exploitation La première et la plus importante de ces transformations résulte de la fiscalité. À l’origine, Valée déclara ne pas vouloir modifier la fiscalité turque de la province16 ; mais assez vite, l’impression prévalut que la pression fiscale était bien légère au regard des richesses du pays. Ainsi Galbois, dans un rapport du 26 août 1839 déclare17 : « Les impôts étaient bien faibles en raison de la richesse du territoire et ne rapportaient pas au bey plus de 2 % des revenus. » Le général français n’est pas dupe par ailleurs du gaspillage et des « fuites » ou des prélèvements spontanés réalisés par les chefs arabes chargés du recouvrement des impôts, mais comme il l’avoue « il ne faut pas encore indisposer les grands personnages indigènes qui nous sont utiles ». Hormis cette réserve, notons que Galbois songe à tirer de la fiscalité existante plus que ne le faisait le bey. C’est le même état 16. F 80 933. Rapport Fabre, déjà cité. 17. AGG, 1 H 4,
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d’esprit chez Baraguay d’Hilliers18 quelques années plus tard, lorsqu’ayant fait le total des impositions payées traditionnellement par les tribus de l’Edough, il écrit : « Ces antécédents peuvent nous servir de base, en observant toutefois que nous devons exiger moitié en plus. » En 1845 et en 1846, un Bedeau19 et un Bugeaud nourriront la même opinion, à quelques nuances près. Bugeaud dans une lettre au ministre de la Guerre remarque que la masse fiscale payée par les indigènes est passée de un demi million de francs en 1840 à 5 millions en 1846, qu’elle est par ailleurs grossie en 1846 de contributions de guerre considérables, et termine : « Nous ferons mieux encore, au fur et à mesure que s’en présentera la possibilité tout en conservant les ménagements politiques qui doivent être notre première règle20. » Une première remarque sur toutes ces opinions : lorsque Galbois ou Bugeaud parlent d’impôts, ils songent aux IMPÔTS ARABES auxquels il faudrait ajouter, pour être complet, les impôts que nous appellerons « indirects » et qui englobent les taxes de consommation, les droits de douane, l’octroi de mer et pour finir les impôts « extraordinaires » (contributions de guerre, amendes, etc.). Dans notre exposé, nous séparerons toujours ces trois séries d’impôts ; et pour éviter toute confusion, nous laisserons de côté les impôts « indirects » pour lesquels nous n’avons pas de discrimination entre européens et indigènes. Une seconde remarque : ces impôts sont prélevés essentiellement sur les tribus soumises ; les Kabyles qui échappent pour cette période à notre autorité ne peuvent être évidemment compris dans le décompte fiscal. Une troisième remarque enfin : lorsque les rapports notent les sommes entrées dans les caisses de l’État, nous ne devons pas oublier que les « prélèvements » ou les prévarications des chefs arabes ont déjà soustrait des sommes importantes payées par les fellahs. Ainsi les Abd en-Nour, visités par de Neveu en 184421 versent entre les mains des caïds et des chioukh les impôts correspondant aux étendues cultivées réellement ; quelquefois, les chefs augmentent l’assiette de l’impôt en majorant la surface cultivée ; mais les sommes remises à l’administration française ne correspondent pas du tout à la superficie exacte. Les chefs ne déclarent qu’une partie des surfaces cultivées et empochent la différence réalisée sur les charrues cachées, ou bien encore, en surévaluant le nombre de charrues cultivées réellement, ils augmentent leur perte puisque chaque charrue leur rapporte 2,50 frs. Et de Neveu constate que pour l’année 1844, 18. AMG, H, N° 260, Corr. Baraguay d’Hilliers, 20 mars 1843. 19. AGG, 1 H 4, Bedeau à Bugeaud, 2 avril 1844. 20. F 80 933, lettre du 21 octobre 1846. 21. AGG, 1 H 4, Rapport du 10 décembre 1844.
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les chefs ont déclaré 288 charrues, alors qu’en réalité on en a cultivé 1 500, sans compter celles des marabouts portées au dehors. Autant dire que pour la fiscalité, les chiffres demandent à être maniés avec prudence et relativité, en n’oubliant jamais que l’administration financière française de l’Algérie n’a pas la même rigueur qu’en France22. Ceci dit, dans le Constantinois, dès le lendemain de la prise de Constantine, les impôts évoluent de la manière suivante23 : Versement en argent 1838 54 631,23 frs 1839 97 515,05 frs 1840 383 324,23 frs 1841 (prévision) 383 324,23 frs
en nature 78 781,05 103 055,35 220 000 220 000
Total 133 412,28 200 570,40 603 324,23 603 324,23
Il est très révélateur que la masse fiscale de 1840 soit le triple de celle de 1839 ; cela est lié d’une part à une meilleure récolte, mais aussi à l’élargissement de l’assise administrative. Plus intéressante encore est la progression de la fiscalité de 1841 à 1845 ; là nous n’avons pas le total de la province, mais le détail pour certains cercles24. Examinons-le, il indiquera la tendance de l’administration française en cette matière : 1841 Cercle Bône Edough La Calle Guelma
Hokor 13 380 6 045 9 787,50 1 860 31 072,50
Achour 19 272,10 5 382,70 14 119,80 38 774,60
22. Cf. F 80 933, Réponse de Bugeaud à Min. de la Guerre, du 21 octobre 1846 : [...] « Régulariser les impôts arabes sont à mon avis deux mots qui jurent de se trouver ensemble à l’époque actuelle de la conquête », et Bugeaud explique cette impossibilité par les raisons suivantes : occupation très dispersée et trop récente ; ignorance en matière de statistique ; manque absolu d’un service régulier de perception ; nécessité de récompenser les tribus qui ont aidé les troupes françaises ; nécessité de ne pas écraser les tribus fidèles mais ruinées par Abd el Qader, parce qu’elles nous sont restées fidèles. « Il faut aussi, ajoute Bugeaud, prendre en considération la sécheresse, le brouillard, les pluies trop prolongées au printemps, les sauterelles, etc. Tout cela doit nous amener à laisser la plus grande latitude aux chefs locaux de bureaux arabes. » Et Bugeaud conclut fermement : « Vouloir soumettre dès à présent TOUTE L’ALGÉRIE à la règle financière de la France, c’est une impossibilité et une imprudence. » 23. F 80 1674, Rapport Galbois, 6 janvier 1841. 24. F 80 1675, État comparatif des produits de l’impôt en 1841, 42, 43 du 27 janvier 1844.
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1842 Cercle Bône Edough La Calle Guelma
Hokor 35 987,50 10 675 32 250 48 475 127 387,50
Achour 34 747,30 8 914 18 456,60 47 731,50 109 849,40
Hokor 42 000 17 125 40 075 64 600 163 800
Achour 41 020,50 14 311,25 29 737 63 304,25 148 373
Hokor 52 352,50 27 087,50 51 480 90 832,50 221 752,50
Achour 46 575 20 100 38 558 75 137,50 180 370,50
Hokor 52 860 26 730 48 270 89 730 217 590
Achour 44 260 15 800 32 497 74 775 167 332
1843 Cercle Bône Edough La Calle Guelma 184425 Cercle Bône Edough La Calle Guelma 1845 Cercle Bône Edough La Calle Guelma
Les commentaires joints aux deux rapports indiquent 1° que le hokor payé en 1841 à raison de 15 frs par djebda passe en l842 à 25 frs, soit une augmentation de 60 % de pression fiscale pour chaque charrue ; 2° qu’en 1844, ce même hokor subit une nouvelle augmentation et passe à 27,50 pour finir à 30 frs en 1845, soit donc un doublement de la pression fiscale en quatre ans ; 3° À ces impôts pesant sur la terre, nous devons ajouter la lezma levée sur les Hanenchas récemment soumis ; elle est ici fixée à 78 911 frs ; or, d’autres documents26 fixent cet impôt à 80 500 frs, chiffre assez voisin du nôtre ou à 103 270 frs, notablement supérieur, mais voisin du chiffre donné par notre tableau pour 1845, 101 602,75 frs. 25. Pour 1844 et 1845, F 80 727, Contributions des tribus, Rapport Randon du 1er mai 1846. 26. AMG, H, N° 261, Corr. général cdt prov. Constantine, 30 mai 1843 et 1er juillet 1845.
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4° les ravages occasionnés par les sauterelles en 1845 ont amené les autorités à proposer un dégrèvement d’impôt de 42 232,50 frs pour les cercles mentionnés ici ; 5° de nombreux cultivateurs ne paient pas d’impôt et cela réduit encore la masse fiscale encaissée27. Pour être complet, nous signalerons que malgré la diminution de la masse fiscale strictement localisée à Bône, la somme entrée dans les caisses françaises pour toute la province accuse une augmentation sensible par rapport à 1844 ; en effet, le Tableau des établissements français affirme que l’année 1845 a fourni pour les dîmes, redevances et contributions arabes, 547 464,39 frs de plus qu’en 1844, soit donc pour 1845, 2 456 275,56 frs et pour 1844 1 908 811,17 frs28. Une note sans date29 affirme que dans la province de Constantine, 675 tribus ont acquitté l’impôt en 1845 ; seules ne sont pas mentionnées dans la liste les tribus du cercle de Bougie, donc les Kabyles. Cette augmentation de l’impôt est attestée aussi bien chez les Abd en-Nour que dans le cercle de Philippeville30 malgré les sauterelles qui envahissent le pays. Ainsi chez les Abd en-Nour, malgré la régression des superficies cultivées, environ 15 % en moins, on propose d’augmenter le nombre de charrues soumises à l’impôt pour l’amener à celui de 1844. Cette augmentation qui pourrait paraître arbitraire serait justifiée : 1° par le fait que l’augmentation d’impôts subie l’année précédente n’avait pas été un fardeau de l’avis des intéressés ; 2° parce que la tribu payait antérieurement pour un nombre plus important de charrues ; 3° parce que le territoire des Abd en-Nour est très fertile par rapport aux autres parties de la province31. Il serait aisé de critiquer cette triple justification ; mais nous devons noter que l’administration française trouvait normal de maintenir l’impôt au même taux que l’année précédente malgré la diminution des superficies cultivées et l’invasion de sauterelles. Ne nous faisons pas cependant trop d’illusions sur la façon dont les tribus acceptent l’augmentation fiscale ; 27. F 80 727. Documents pour servir au TEF, subdiv. Bône, rapport Randon, 1er mai 1846. 28. TEF 1845-46, page 347 sq ; ailleurs le même TEF (p. 487) donnant le détail des contributions arabes aboutit au total de 2 355 205,69 frs (cercle de Biskra exclu) ; enfin, une note sans date in F 80 1822 donne comme « revenus, impôts indigènes de toutes sortes, amendes, 2 122 862,69 frs », plus le produit en nature pour les trois provinces qui se monte à 897 957,97 frs. Ces estimations différentes soulignent une fois de plus combien nous devons être prudent à l’égard des chiffres que nous possédons. 29. F 80 1822. 30. AGG, K, Cercle de Philippeville, Statist. et histoire des tribus 1844-48, C.R. du 25 avril 1845, 1er août 1845, 16 avril 1846. 31. AGG, 1 H 4. Rapport du 14 avril 1845 sur les Abd en-Nour.
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certaines protestations sont signalées par le général commandant la province32 : protestent les propriétaires arabes, ainsi que les propriétaires européens ; ils arguent en effet que nulle part ailleurs en Algérie, les impôts sont aussi lourds, car dans la province de Constantine, on paie l’achour comme dans le reste de la Régence, mais aussi le hokor. Or cette imposition n’est acceptable que pour les Arabes établis sur des terres dont la propriété appartient incontestablement au beylik. Le résultat le plus clair est que le prix des fermages atteint 70 frs dans la subdivision de Bône, alors qu’ailleurs, il ne dépasse pas 30 frs par djebda. Par contrecoup, les Arabes fuient vers les zones privilégiées dont le loyer est inférieur ; les bras manquent pour les cultures et les européens ont du mal à s’implanter dans le pays. La seule solution serait de faire rapporter la décision ministérielle du 31 décembre 1841, à l’origine de cette mesure. Sans doute, les impôts payés par les populations rurales n’atteignent pas l’importance de ce qui était payé sous les Turcs, puisque ceux-ci levaient, selon nos calculs, l’équivalent de 4 millions de francs33. Mais cette somme comprenait les impôts directs proprement dits (hokor, achour, gharama, lezma) d’une part, et d’autre part, les différentes contributions. Or, en comparant terme pour terme, les sommes levées par les deux administrations, pour l’achour, le hokor et la lezma, les sommes perçues par l’administration française sont plus élevées. De plus, et nous l’avons dit, une part importante était versée en nature ; or, l’administration française ajoutera aux impôts arabes des taxes françaises : impôts indirects, droits de douanes et des réquisitions en nature qui pèsent lourdement sur les populations paysannes34 : leur poids est d’autant plus lourd que les expéditions ont lieu entre le début du printemps et le début de l’été donc au moment des différents travaux des champs et des moissons : le blé peut encore rester sur pied à la fin juillet. 32. AMG, H, N° 261, Corr. général cdt la prov., 10 janvier 1845. 33. Voici la comparaison entre les impôts levés sous les Turcs et ceux perçus par les Français : Turcs Français (TEF 1845-46, p. 487) pour 1845) Achour 400 000 898 449,87 Hokor de 360 à 720 000 949 122,70 Lezma 300 000 502 902,32 34. AGG. 1 H 4, Rapport de Neveu déjà cité ; notons qu’à partir de 1845, la règle théorique est que les impôts seront perçus en NUMÉRAIRE ; « ils pourront être acquittés en nature, soit à la demande de l’administration militaire, dans l’intérêt des approvisionnements de l’armée, soit à la demande des commandants supérieurs, si les contribuables ne peuvent se libérer en argent » (ord. du 17 janvier 1845).
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Si certains aspects de la fiscalité sous la nouvelle administration sont originaux, le fond même diffère assez peu de ce qu’il était sous les Turcs. Par contre, l’implantation française oriente la vie économique de la province dans de nouvelles voies commerciales ; ce qui devait causer quelques surprises au fellah. En effet, bien avant la prise de Constantine, le Constantinois avait suscité de nombreuses espérances dans les milieux commerciaux français35. Le pays avait une réputation proverbiale de fertilité, et l’on escomptait que les céréales, les fourrages, les bestiaux, les laines, l’huile allaient fournir des contingents importants au commerce français, sans compter le corail, objet d’exportation traditionnelle. En matière commerciale, la doctrine gouvernementale a varié constamment. L’ordonnance du 11 novembre 1835 établit le monopole du pavillon français ; celle du 27 février 1837 introduit dans la lice les pavillons étrangers jusqu’en février 1841 ; une troisième ordonnance rétablit alors le monopole du pavillon. Mais le commerce algérien est ensuite réglementé par l’ordonnance du 16 décembre 184336 ; celle-ci confirme le monopole du pavillon pour les relations franco-algériennes (art. 1) ; de plus, elle entrave le commerce algérien au profit du commerce métropolitain : en effet, tous les produits français, sauf les sucres sont importés en Algérie en franchise de douane, de même que les produits étrangers nationalisés français par le paiement des droits de douane en métropole (art. 7). À l’exportation, les grains et les farines sont affranchis de tous droits même lorsqu’ils sont envoyés à l’étranger ; pour le reste, les produits paient les droits de douane établis en France pour les produits civils français (art. 14). Cela revient à pénaliser sévèrement l’élevage et ses sousproduits, élément important de la richesse des paysans constantinois. De fait, en 1842, le commerce constantinois subit quelques à-coups ; en effet, le 19 avril 1841, un arrêté interdit l’exportation des laines dans la province de Constantine37 : on voulait confectionner des matelas pour coucher la troupe. Plus tard, un autre arrêté du 18 septembre 1841 édicte la même interdiction pour le commerce des bovins. Les résultats furent différents de ceux que l’on attendait. En effet, la spéculation intervint, l’accaparement au profit de quelques négociants raréfia la laine, les ovins et les bovins sur le marché. Tout cela prit clandestinement le chemin de Tunis, les soldats n’eurent pas plus de matelas qu’auparavant38 et les arrêtés de prohibition furent bientôt rapportés. 35. AGG. 2 X 103/1, Note sur l’occupation d’Alger ; avantages de la possession d’Alger, mars 1833. Lorsque la note parle d’Alger, il faut sous-entendre toute la Régence. 36. AGG, 13 0 2, Documents sur le commerce de l’Algérie. 37. Estoublon et Lefébure, Code de l’Algérie annoté ; cf. aussi, Pellissier de Reynaud, op. cit., T. II, page 505. 38. TEF 1841, p. 304 et sq. Le chiffre des exportations de 1842 enregistre une baisse sensible sur les laines ; en effet, leur valeur à l’exportation passe de 145 390 frs en 1840 à 130 564 frs en 1841, 76 236 frs en 1842 et 32 392 frs en 1843.
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Ainsi le paysan constantinois se trouvait dès les premières années de la conquête au centre de certaines spéculations qu’il comprenait d’autant moins que le commerce de la province avait eu bien des traits d’un commerce « fermé ». Or la conquête intègre le pays et ses habitants au circuit commercial français. Dès lors, les fluctuations de la situation économique métropolitaine se répercuteront dans le pays : ainsi pour les années critiques qui commencent en 1845 et se prolongent jusqu’en 1850.
CHAPITRE TROISIÈME
—
La crise des années 1845-1850
Les années 1845-1850 sont marquées d’un double mouvement dans le Constantinois : d’une part, un afflux humain européen important symbolisé par la décision officielle d’implanter en Algérie en 1848 et 1849 des colonies agricoles, d’autre part, une crise sérieuse. Sans doute, celle-ci est en liaison avec la crise métropolitaine et européenne qui aboutit aux Révolutions de 1848, mais en Algérie et dans le Constantinois, elle semble couver dès 1845, et si elle a des colorations économiques tout comme en Europe, elle coïncide, et c’est le plus dramatique, avec une crise démographique dont nous mesurons l’ampleur avec quelque peine. Ces blessures ont marqué le pays, mais n’ont pas arrêté l’afflux « colonial » ; le bilan à la fin des années sinistres permet de mieux embrasser la situation et l’importance des problèmes que pose le contact entre des populations européennes et indigènes. Car, pour la première fois depuis la conquête, les paysans constantinois voient arriver en plus grand nombre qu’auparavant les européens. En effet, du 31 décembre 1846 au 31 décembre 1850, la population européenne passe de 11 507 habitants à 24 672, et 27 382 habitants au 31 décembre 18511 ; des cantons qui n’avaient jamais vu d’européens se peuplent ; cet apport est assez minime par rapport à la population indigène, mais l’augmentation est telle que l’autorité doit résoudre un certain nombre de problèmes : celui des hommes, celui des terres, celui du contact entre européens et indigènes. Dès 1843 Bugeaud était inquiet de voir les étrangers envahir l’Algérie2 ; pour éviter « un fléau et un danger permanents » il projette à l’automne 18463 de « saisir d’un seul coup toute cette population mêlée, on pourrait dire cette tourbe d’étrangers de toute provenance pour la fondre sans distinction dans le creuset d’une commune législation avec l’élément 1. TEF 1845-46, p. 85 et sq. TEF 1850-52, p. 83 et sq. Voici le détail de la progression : 31 déc. 1846 : 11 507 ; 1847 : 17 485 ; 1848 : 21 148 ; 1849 : 19 551; 1850 : 24 672 ; 1851 : 27 382. 2. F 80 1675, Bugeaud à min. de la Guerre, 28 octobre 1843. 3. F 80 1675, projet de loi du 7 septembre 1846 présenté le 9 décembre au Conseil Supérieur d’administration.
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français ». L’idée, intéressante, ne fut pas adoptée, mais elle indique bien l’attrait que l’Algérie pouvait exercer sur certains groupes de population étrangère. Si la question des étrangers est épineuse « juridiquement » pour la communauté française, elle n’exclut pas celle du choix des émigrants. Qui choisir ? Il serait souhaitable d’avoir des cultivateurs, mais il n’y faut point songer. Restent alors les ouvriers. Dans une circulaire du 15 juin 18464, le ministère de la Guerre, sans doute inspiré par Bugeaud, veut exclure les pères de familles qui ont des enfants en bas âge, à moins qu’ils ne les laissent en France, ou que des personnes aisées en Algérie ne s’engagent à les entretenir, eux et leurs enfants ; le ministère tournait ainsi le dos au peuplement du pays. Par contre, le ministère ne mettait aucune entrave aux capitalistes qui voulaient bien s’intéresser à l’Algérie : on leur demandait simplement d’établir des familles sur les terres concédées par l’État, de les pourvoir de maisons, de matériel d’exploitation, etc. Si la question des hommes préoccupait les autorités, celle des terres avait une plus grande importance. Nous avons déjà décrit les objectifs visés par les ordonnances de 1844 et 1846, et la minceur des réalisations pratiques. Jusqu’à présent les européens s’étaient installés aux alentours immédiats des grandes villes. Ainsi, en 1845, on compte pour les deux villes de Constantine et Philippeville, 259 exploitations particulières, représentant une valeur de 1 742 000 frs5. Le détail de la statistique est révélateur : la plus grande partie des propriétés est consacrée aux prairies naturelles : 688 hectares pour 286 ha consacrés aux céréales, et presque autant aux autres cultures ; comme le note le rédacteur du Tableau, et comme nous l’avions remarqué pour Bône, l’activité des concessionnaires se borne à ramasser des foins qui poussent naturellement dru. Or, un tel système est préjudiciable à la colonisation, et les responsables de l’administration algérienne veulent implanter de vrais colons. Parmi ces responsables se trouve Bugeaud ; celui-ci à une grande hâte de peupler l’Algérie de véritables paysans. Comment faire ? Dans une longue dépêche rédigée au bivouac des Ben Attia en décembre 1845, il expose son idée6 : le moyen le plus commode et le plus économique pour implanter des colons, c’est de les grouper par grosses fractions sous des tentes. Il songe pour ce commencement à une « bonne étoffe propre à faire des tentes meilleures, s’il était possible, que celles des Arabes » ; l’armée vit bien sous des tentes moins confortables. Les avantages de la tente sont multiples : 4. F 80 1675. 5. TEF 1845-46, p. 198-199 ; aucun renseignement sur Bône. 6. F 80 1675, dép. au min. de la Guerre.
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d’abord on n’a pas à construire de maison coûteuse ; « le colon met immédiatement la main à la culture » sans dépenser son argent pour avoir un toit. « Plus tard, quand l’aisance sera venue, on construira le village » ; en outre, en Algérie, « il y a huit mois de l’année sans pluie ». Les économies faites grâce aux tentes serviront à « donner aux colons des bestiaux et des outils aratoires » ; Bugeaud recommande par ailleurs de ne pas pourvoir les villages futurs de « ces choses perfectionnées qui n’existent pas encore dans la plupart des villages de France, telles que de belles fontaines, de beaux lavoirs, de beaux chemins vicinaux, des maisons d’écoles, etc. » La solution idéale pour une vie aussi spartiate serait l’utilisation de colons militaires « déjà tant accoutumés à vivre sous une mauvaise tente qu’ils se retrouveront heureux avec une tente telle que je la comprends ». Résumons l’essentiel des idées contenues dans cette lettre : Bugeaud veut implanter le maximum de colons en dépensant le minimum d’argent ; cela constitue le modèle idéal, mais la réalité, et particulièrement celle du Constantinois, ramène le gouverneur à des détails plus précis. En effet, au printemps 18467 Bedeau, commandant la division de Constantine, échafaude un plan de colonisation pour la province. Le Domaine a dans une banlieue de 30 à 40 kilomètres autour de Constantine 160 000 ha provenant de l’ancien beylik : ces terres de première qualité, en grande partie irrigables, permettraient l’installation de nombreux colons. Bedeau envisage d’offrir à la colonisation européenne un grand triangle ayant pour sommets Bône, Philippeville et Constantine : dans cette zone et le long des routes principales, seraient établis des centres de 120 familles exploitant chacune 15 ha. Le village serait entouré d’une enceinte en terre avec tours flanquantes ; un détachement de 40 soldats servirait à renforcer la sécurité, et formerait une partie des colons. Les 80 autres chefs de famille seraient pris parmi les aubergistes, les entrepreneurs de roulage, les cultivateurs, les capitalistes. Entre ces bourgs seraient créés des villages de grand halte de soixante feux ; une fois tous les bourgs peuplés, l’État prendrait à sa charge les travaux généraux (édifices publics, adductions d’eau, etc.) On autoriserait des capitalistes à fonder des fermes, des hameaux, des exploitations de toute nature sur des concessions d’une étendue proportionnelle à leurs ressources. Le plan était grandiose, beaucoup trop même au goût de Bugeaud qui objecte que le peuplement d’un tel polygone autour de Constantine, demanderait un effort humain trop important8 (il faudrait au moins 96 000 hommes pour atteindre une densité égale à celle de la France). De plus, les 7. F 80 522 et TEF 1845-46. 8. F 80 522, lettre du 10 mai 1846.
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projets de routes ne sont pas encore définitivement arrêtés par l’administration ; en troisième lieu, les postes sont trop éloignés les uns des autres (plus de six lieues) en cas de rébellion ; par ailleurs les géomètres font défaut pour dresser le plan de la zone ; pour tout dire, les moyens techniques et financiers dont dispose l’administration sont insuffisants pour réaliser un tel projet. Et Bugeaud propose de réduire le plan à des dimensions plus modestes : il préfère que l’on colonise la plaine du Safsaf près de Philippeville. Mais dans cette région des prélèvements avaient été opérés en 1844 et en 18459 ; ils avaient suscité des « inquiétudes chez les indigènes ». Il fallait donc satisfaire à la fois les intérêts de la colonisation et ceux des populations arabes. Bedeau y songe et expose ses idées à Bugeaud10 : « Il faut assurer fortement les intérêts français en Algérie, écrit-il, mais en même temps il est obligatoire de ménager la population indigène et de respecter partiellement au moins ses droits, ses coutumes, ses intérêts. » Comment « déposséder l’indigène sans froisser trop gravement ses intérêts » ? En versant une indemnité en argent ? C’est impossible, car même lorsqu’ils (les Arabes) l’acceptent, « ils obéissent, mais ils ne consentent pas ». « Ils comprennent très bien, ajoutait Bedeau, qu’ils ne reçoivent pas la valeur de leurs terres et ils distinguent très bien également la différence entre la valeur actuelle et la valeur à venir (à cause du progrès du commerce et de la prospérité locale) ». Bedeau va même au-delà des arguments du gouverneur général : « Certains ont cru que l’Arabe n’ayant pas d’habitation fixe n’était pas attaché au sol qu’il cultivait habituellement ; et qu’il était donc possible d’échanger des terrains ; on a ignoré ainsi le respect et l’amour des musulmans pour les tombeaux de famille. » D’autres tirant argument de l’étendue du territoire par rapport au chiffre peu élevé de la population ont cru qu’on pouvait « enlever à l’amiable les terres nécessaires à la colonisation européenne. Croire que deux cinquièmes des terres cultivées par les indigènes signifient trois cinquièmes pour les européens, c’est apprécier d’après nos mœurs et non d’après celles de la société indigène. » Bedeau propose donc la création « d’une propriété indigène incommutable » et l’affranchissement de l’impôt pendant un certain nombre d’années pour encourager la création de villages indigènes et l’entreprise de plantations, ou pour exécuter des travaux d’utilité publique. « Les indigènes auront alors confiance en nous ; autrement, la dépossession sans compensation aura des résultats déplorables. » Quelques semaines après,
9. AGG, K. Cercle de Philippeville. Statistique et histoire des tribus 1844-48. Rapport du 2 août 1847, qui recommande le règlement rapide des indemnités pour les vergers arabes pris depuis quatre ans dans la banlieue civile. 10. F 80 522, Rapport du 3 avril 1846.
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Bedeau continuait11 : « Il est impossible de réduire subitement l’espace occupé par une tribu à des proportions même doubles de celles nécessaires à des européens, parce que la modification dans leurs usages est un préalable obligé. » La gravité de la question exposée par Bedeau n’avait pas échappé à Bugeaud puisque dès le mois de décembre 1845, il écrivait au ministre de la Guerre12 : « La colonisation ne peut manquer de provoquer le mécontentement des Arabes qui se sentent resserrés sur d’étroits espaces. » Et plus loin : « Il faut se garder en même temps de trop resserrer les tribus sur l’espace, il ne faut leur prendre qu’une partie de leurs terres et toujours en proportion de leur population comparée à l’étendue de leur territoire : aux unes le tiers, à d’autres, le quart, le cinquième, le sixième, etc. » C’est toujours la même idée qu’il expose à Bedeau le 10 mai 1846 : « Nous ne pouvons nous substituer brusquement ou violemment aux indigènes » ; « obligés dès lors de se maintenir au milieu de nous, nous devons tenir compte de leurs droits, de leurs mœurs et de leur état social »13. Comme les fellahs perdent leurs terrains de culture ou de parcours, il leur faut des compensations, et Bugeaud imagine14 que l’Arabe oubliera volontiers sa terre grâce au profit qu’il tirera des barrages d’irrigation, des villages, des ponts, des bonnes routes carrossables et à mulets, bref, en le « faisant entrer dans notre colonisation, en l’administrant autant que les circonstances le permettront comme nous administrons les Français. » Bugeaud assortissait son projet d’une idée qui ne sera pas perdue pour ses successeurs : « Pour les tribus non propriétaires du sol, les rendre propriétaires incommutables du sol non affecté à la colonisation européenne, en divisant ces terres entre les familles en raison de la naissance, de la fortune et du nombre de troupeaux de chacun. » Ailleurs, il va plus loin15 : il propose de donner aux Arabes des concessions à raison de 10 ha par individu, soit 50 ha par famille, mais pour ne pas provoquer d’inquiétude, il recommande « la juxtaposition des éléments français et arabes, côte à côte », ce qu’il appelle « l’intercalement ». Il prévoit tout comme Bedeau des centres indigènes, mais avec enceintes, fossés de 11. F 80 1805, Rapport sur le cantonnement, 24 mai 1846. Dans le même sens, cf. lettre de Bugeaud à Bedeau (F 80 522) du 9 avril 1846 : Rappelant les différents systèmes de colonisation qui se sont succédés, 1° fusion de l’élément européen avec l’élément indigène par l’absorption de l’élément indigène ; 2° leur refoulement successif, Bugeaud écrit : « De ces systèmes, le dernier seul a reçu un commencement d’exécution à Philippeville ». 12. F 801675, lettre du 1er décembre 1845. 13. F 80 522, lettre du 9 avril 1846 : « un des plus grands obstacles à l’implantation des européens est le nomadisme indigène pastoral qui exige de vastes étendues. » 14. F 80 1675, lettre du 1er décembre 1845. 15. F 80 1675, au dir. de l’Intérieur et des trav. publics de Philippeville, 27 mars 1846.
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ceintures, tourelles et surtout une fontaine ou un puits pour chaque centre : le point de départ du centre serait la maison principale du cheikh. Il était bien convenu que les Arabes seraient tenus « à faire des plantations en certains points, à entretenir les fossés de clôture, à faire les travaux d’assainissement de leur localité, quand les travaux n’auront pas une importance disproportionnée avec leurs ressources. » Ainsi casés, les Arabes accueilleront favorablement les mesures administratives qui restreindront les terrains occupés traditionnellement et ils laisseront alors à la colonisation européenne de vastes territoires16. Le projet de Bugeaud impliquait un bouleversement de la technique rurale indigène ; or, on ne perçoit aucune transformation dans ce domaine, et là réside la principale difficulté. Car les terres sont enlevées, mais les compensations restent lettre morte. Ainsi le 11 février 184717 le ministre de la Guerre prend la décision de cantonner les Ouled Mehenna sur la rive gauche de l’oued Safsaf et donne à la colonisation 8 000 ha ; mais on ne prend aucune décision sur la nature du titre délivré à la tribu pour la garantir contre toute nouvelle entreprise de la colonisation18. Ce n’est pas tout : Bedeau propose également de donner à la colonisation 37 000 ha en 1847 et autant en 1848, mais ce n’est qu’un projet. En fait, aux terres enlevées aux Beni Mehenna, nous devons ajouter 5 000 ha dans la vallée du Bou Merzoug. On espérait attirer dans le Constantinois les riches capitalistes19. Car les petits concessionnaires, quand il y en avait eu, s’étaient contentés de louer leurs terres aux Arabes ou avaient récolté des fourrages ; seuls arrivaient à vivre les commerçants concessionnaires, mais cultivateurs d’occasion ; dans la banlieue de Philippeville et d’El Arrouch, les exemples étaient éloquents20. Et Bedeau comme Bugeaud n’attendait plus que les riches et futurs concessionnaires pour sauver la colonisation bien mal en point. C’est le même espoir que reflètent les Instructions d’ensemble au duc d’Aumale d’octobre 184721.
16. F 80 522, Bugeaud à Bedeau, 9 avril 1346. 17. F 80 1805. 18. D’après le TEF 1845-46, p. 143, les Beni Mehenna occupant 40 000 ha se composant de 369 tentes et 556 gourbis et comptant 2 272 personnes, évacuent la rive gauche et laissent 12 080 ha de disponibles à la colonisation ; peut-être ont-ils évacué 12 000 ha, mais il est possible que le ministère n’ait donné que 8 000 ha sur cette superficie. 19. Bugeaud avait calculé lui-même (F 80 1675, projet d’organisation des colonies militaires, 9 août 1845) qu’il fallait une mise de fonds de 1 740 frs au moins pour une concession ; et il n’était pas très généreux ; encore fallait-il que la concession n’excédât pas 20 ha. 20. F 80 1675, Rapport Bedeau à gouv. gén. 10 sept. 1846. 21. AGG, I, 59, liasse 2.
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Pourtant Valée avait, en son temps, mis en garde le ministère de la Guerre contre le danger des riches concessionnaires qui avaient les mains inactives et les dents longues22, mais le mouvement est lancé. Dès le début de l’année 1846, plusieurs membres de la Chambre et plusieurs capitalistes, appuyés par le ministre de la Guerre, demandent des concessions de terres23 ; parmi eux, trois hommes d’affaires, Belleyme, Deseimeris et Mottet demandent d’importantes concessions dépassant 1 000 ha24 chacune. Derrière eux, d’autres concessionnaires mieux placés obtiendront dans la vallée du Safsaf de riches et bonnes terres : au premier rang, Lestiboudois, Forestier de Serigny, Kamienski, de Mareuil, Fouet, Maigne de la Gravière, Teissier, etc.25. Tous avaient promis de cultiver, de mettre en valeur et de construire. Hélas ! les premiers rapports sont alarmants : les concessions restent en friches, ou encore sont louées aux Arabes qui continuent de les cultiver. Autant dire que dans le paysage, les changements par rapport au passé sont minimes sinon même inexistants ; pour le paysan arabe, les concessions signifient l’abandon de ses terres le plus souvent sans indemnité, et la nécessité d’opérer de nouveaux défrichements dans les parties forestières ou sur les versants montagneux26. On comprend les avertissements donnés par le commandant du cercle de Philippeville : « La colonisation leur [aux Arabes] a enlevé des terres riches et fertiles ; elle va leur en enlever encore ; si les précautions indiquées sont prises lors du resserrement, on peut affirmer qu’il aura lieu sans que la poudre vienne protester contre notre prise de possession »27. Parmi les précautions recommandées se trouve le paiement des indemnités que l’on devait encore en 184728. Dès que les Arabes voient les géomètres opérer dans leur tribu ils sont pris d’inquiétude. Le mouvement amorcé dans la basse vallée du Safsaf se prolonge autour de Constantine dans la vallée du Bou Merzoug, mais là, nous n’avons aucune indication précise29 ; fin 1850, nous notons simplement que la vallée du Bou Merzoug compte 53 concessions de 40 à 100 ha30.
22. AGG. 1 E 134, 18 mai 1838. 23. F 80 522, Bugeaud à Bedeau, 9 avril 1846 et Bedeau à Bugeaud, 3 avril 1846. 24. F 80 1675, Gouv. gén. à dir. Intérieur et travaux publics Philippeville, 27 mars 1846. 25. Sur Lestiboudois, cf. Ch.-A. Julien, La concession de Th. Lestiboudois, Paris, 1924 ; sur les autres, voir Arch. de Constantine. M 2, N° 8 Philippeville et passim. 26. AGG, K, Cercle de Philippeville. Statistique et histoire des tribus 1844-48. Rapport du 16 sept. 1847. 27. Ibid. 28. Idem. rapport du 1er septembre 1847. 29. F 80 1230, Min. de la guerre à gouv. gén. 17 juillet 1847. 30. Annales de la colonisation algérienne, T. II, p. 264 sq.
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Le succès y est plus net que dans la vallée du Safsaf, car on a admis31 « des agriculteurs sérieux, justifiant de moyens d’exécution suffisants, persévérants et luttant avec courage et énergie contre les obstacles dont leur route est semée ». C’est bien l’exception à la règle, car un contemporain décrit ainsi en 1848 la colonisation dans le Constantinois32 : d’un côté quelques gros propriétaires à 4 ou 5 000 ha de terre, ne cultivant pas ou cultivant peu, mais ramassant des foins ; de l’autre, « quelques centaines de familles chétives, maladives, à la figure pâle et fiévreuse, éparses dans quelques villages créés par l’administration et maudissant le gouvernement qui leur a fait traverser la mer pour les abandonner à leur misère ». Au total, « un douzième des terres arables seulement mises en culture ». Or, sur cette population va fondre en 1849 une crise violente dont la population arabe souffrait de façon discontinue depuis plusieurs années. En 1845 en effet, le Constantinois est envahi par les sauterelles : « Les tribus de la province ont eu beaucoup à souffrir cette année par suite de l’invasion des sauterelles », écrit le général Levasseur au ministre de la Guerre33. Les tribus du Tell notamment sont menacées d’une « ruine complète prochaine et se voient contraintes de renoncer à labourer ». Afin d’éviter « une disette imminente », Levasseur les autorise à s’établir dans les Sebagh pour cette année, c’est-à-dire dans les parties méridionales des hautes plaines, plus ou moins marécageuses. Dans le cercle de La Calle, le blé est rare et les Arabes vont en acheter à la frontière tunisienne pour leur consommation34 ; dans les hautes plaines, les dégâts sont importants35 : certaines tribus de la Medjana ont eu le cinquième, le tiers ou la moitié de leurs cultures mangées, d’autres les deux tiers, les quatre cinquièmes et quelquefois toutes leurs récoltes dévastées36. Chez les Abd en-Nour, les dégâts sont évalués au cinquième de la récolte ; certaines régions montagneuses littorales et la région de Guelma semblent avoir échappé au désastre37. En effet, dans le cercle de Philippeville, l’étendue des labours a augmenté par rapport à 184438 ; et les indigènes du 31. F 80 430. Rapp. préfet Constantine à min. de la Guerre. 7 oct. 1850. 32. E. Robe, Essai sur l’histoire de la propriété, p. 38. Cf. aussi Baudicour, Histoire de la colonisation de l’Algérie, p. 243 : « Dans la banlieue de Bône, il y a cinq propriétés d’environ un millier d’ha ; 9 autres de 100 à 500 ha ; en tout 7 138 ha dont 207 cultivés tandis qu’une douzaine de petits propriétaires possédaient 84 ha et en cultivaient 52. » 33. AMG, H, N° 110, Rapport du 27 novembre 1845. 34. AMG, H, N° 108, Rapport Randon 18 nov. 1845. 35. Künckel d’Herculais, Invasion des acridiens en Algérie, T. I, p. 25. 36. Ibid. 37. ACG, 1 H 4. Rapport du 14 avril 1845 pour les Abd en-Nour ; pour le cercle de Guelma, AMG, H, 108, rapport Randon déjà cité. 38. AGG, K. Statist. et Hist. tribus 1844-43, rapport du 25 avril 1845.
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cercle fréquentent les marchés de Philippeville et des environs. Après la moisson, les approvisionnements des marchés sont satisfaisants, et l’autorité administrative espère que ce bien-être facilitera la rentrée des impôts. Néanmoins, comme les hautes plaines constituent le grenier à blé et alimentent l’exportation, on prévoit à Bône, dès le mois d’août une hausse sur les blés nouveaux39 ; en septembre, un rapport du gouverneur général signale que les marchés de la province continuent d’être faiblement approvisionnés, malgré la fin des moissons40. La hausse sur les blés du pays se maintient et les blés tendres exotiques qui pouvaient contrebalancer le déficit local manquent. En novembre, le quintal de blé est vendu à Bône 16,25 frs au lieu de 14,25 frs à la fin de l’année 1844, soit une augmentation de 14,34 % ; l’orge par contre se maintient presque au prix antérieur : 11,42 frs au lieu de 11,50 frs. Le maintien du prix de l’orge s’explique par le fait qu’on peut la récolter dans les régions montagneuses et qu’elle a ainsi échappé aux sauterelles. Mais l’année 1846 est tout aussi menaçante que la précédente ; les sauterelles sont aussi nombreuses qu’en 184541 ; elles se sont abattues sur le pays au moment où les grains n’avaient pas encore atteint un degré suffisant de mâturité. La récolte des Ouled Mahboub, une des fractions des Segnia (région actuelle de Saint-Arnaud-Châteaudun) est complètement ravagée par les sauterelles ; de même, dans la Medjana, chez les tribus du Tell méridional, du Hodna et de l’Ouennougha les blés sont dévorés, seule l’orge n’a pas souffert42 ; dans le cercle de La Calle, la récolte est tout à fait mauvaise et le rendement atteint à peine 2,3 pour un43. Chez les Ouled Mahboub déjà cités, la misère provoque des excursions à main armée contre les tribus voisines afin de piller leurs grains ; de même, les Haractas se ruent sur les Ouled Mahouch dont ils vident les silos44. La menace d’une année de disette maintient le prix des grains à des niveaux élevés, car les quelques tribus ayant encore des réserves ne veulent pas les vendre45. Effectivement, le blé atteint en août le prix de 20 francs l’hectolitre46, et l’orge 8 frs ; rien ne laisse prévoir une baisse, au contraire, en octobre l’hectolitre de blé monte à 26 frs alors que celui d’orge descend à 6 frs. 39. AGG, 12 O 2. Rapport intendant mililaire div. Alger à Min. de la Guerre, 8 août 1845. 40. AGG, 12 O 2. Rapport du 5 septembre 1845. 41. Künckel d’Herculais, op. cit., T. I, p. 43. 42. AMG, H, N° 115, Rapport du 20 août 1846. 43. AMG, H, N° 116, Rapport du 28 septembre 1846. 44. AMG, H, N° 116, Rapport du 15 septembre 1846. 45. AMG, H, N° 116, Rapport du 16 octobre 1846. 46. AGG, K, Historique, Division de Constantine, 1843-49. Ces prix donnent au quintal de blé et d’orge les valeurs suivantes : 26,66 frs et 13,33 frs.
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En décembre, phénomène inverse : légère baisse du blé à 25 frs l’hl et hausse de l’orge qui atteint 13 frs, autant qu’un hl de blé en année normale. L’explication semble être la suivante, bien qu’aucun de nos documents ne la mentionne : le blé a atteint son plafond en octobre et reste hors de portée des petites bourses ; au contraire, celles-ci demandent de plus en plus d’orge, céréale de remplacement et la demande accrue en fait augmenter le prix. Dans une telle conjoncture, les exportations diminuent47 : à Philippeville par exemple, les exportations atteignent en 1846, 625 000 frs au lieu de 1 051 000 frs48 ; non seulement le poste des grains a diminué, mais aussi celui des bestiaux49, des peaux, des cuirs, des laines, à cause des rigueurs de l’hiver 1845-46. Ces pertes ont réduit les disponibilités financières des populations arabes qui ont diminué leurs achats ; cependant, les importations ont augmenté : on a importé des bestiaux, des grains, des fourrages même, sans compter des approvisionnements pour la population européenne et des matérieux de construction. Notons en passant que si l’importation des tissus de laine a augmenté (épizootie des troupeaux) celle des tissus de coton n’a pas suivi le mouvement. Médiocre année 1845, mauvaise année 1846. L’année 1847 s’annonce sous les couleurs les plus sombres. En effet, les prix se maintiennent à des niveaux très élevés, sur la côte comme dans l’intérieur. À Philippeville et à Sétif, le blé oscille autour de 24 à 25 frs l’hl ; l’orge vaut 10 frs l’hl à Sétif, et de 12 à 15 frs à Philippeville50. Or, le printemps coïncide avec une nouvelle invasion de sauterelles : en avril51 elles sont déjà très nombreuses dans la Medjana et sur les hautes plaines. En mai les Arabes fatigués d’en tuer et en voyant encore désespèrent de pouvoir les anéantir entièrement. Chez les Ameurs, les Ghezala et les Ouled Mabli, on a pu détruire les sauterelles avant que leurs ailes aient poussé ; cela n’a pas empêché la destruction d’une portion considérable des récoltes, et le reste est menacé par celles qui pourraient venir des territoires voisins ; alors tout sera perdu. 47. F 80 727, Rapport Ch. Commerce Philippeville sur la situation commerciale et industrielle de la province de Constantine, 31 mai 1847. 48. TEF 1846-49 donne comme total des exportations 717 977 frs pour Philippeville. 49. D’août 1846 à décembre 1846, le prix des bestiaux a évolué ainsi (AGG, K, Hist. div. Constantine 1845-49) : Août Octobre Décembre Bovins 40 frs 50 frs 50-75 frs Ovins 7,50 frs 10-12 frs 11-12,50 frs Chevaux 200 frs 250-300 frs 250 frs Chèvres 5 frs 6-8 frs — 50. AGG, K. Subdivision Sétif, Rapports mensuels 1847-53, et cercle de Philippeville, Statist. et Hist. tribus 1844-48. 51. AGG, K. Subdivision Sétif, Rapports mensuels 1847-53 ; rapport du 15 avril 1847.
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Les prix reflètent dans leur sécheresse la menace de catastrophe. À Sétif, au 16 mars le blé est à 23,32 frs l’hl, et l’orge à 10,75 frs ; en juin les prix sont respectivement de 30 frs et 18 frs ; en juillet, le blé vaut 40 frs. À Philippeville, les prix sont restés stationnaires jusqu’en mai ; à partir de mai, ils grimpent : 30 à 34 frs l’hl de blé au 1er mai, 19 à 22 frs celui d’orge ; au 16 juin, 29 à 33 frs l’hl de blé, pour l’orge même prix qu’en mai ; en août, légère baisse du blé, de 27 à 31 frs l’hl, mais hausse de l’hl d’orge qui vaut de 22 à 25 frs. La distorsion des prix du blé et de l’orge et la hausse plus rapide de l’orge tient aux mêmes raisons que celles que nous donnions plus haut : la demande d’orge est plus importante que celle de blé. Les exportations ont encore diminué sur 1846 ; à Philippeville, elles ne sont plus que de 590 475 frs52 ; à Bône, 909 563 frs : la diminution serait, selon les chiffres du TEF, de 21 %. Par contre aux importations, augmentation particulièrement importante sur les grains et les farineux alimentaires : indice très net d’un déficit de la récolte. Tout comme l’Europe, l’Algérie subit donc une crise, mais ses racines plongent plus loin ; de plus, au fléau que constituent les sauterelles, il faut ajouter une épidémie de variole en juillet et août 1847, sur laquelle nous n’avons aucun détail53. Pouvait-on espérer un répit après les trois mauvaises années successives ? Hélas, la catastrophe est telle que le gouvernement français doit prendre des mesures pour éviter le pire et surtout pour faire ensemencer les terres en vue de la récolte prochaine. On procède à des distributions de grains dans les tribus54 et chacun espère pouvoir se dédommager grâce à la moisson de 1848. Mais l’hiver 1847-48 est pire encore que le précédent. Le manque de réserves alimentaires plus le froid font périr les troupeaux55. Non seulement les gens des hautes plaines, mais ceux du littoral sont durement touchés. Ainsi dans la plaine de Bône, les Hachechi, les Mestmoula. les Ghamestia, les Amarna ont perdu les deux tiers de leurs bêtes56 ; les Hanencha ont également subi de grosses pertes. Dans le cercle de Philippeville, les pluies ont fait périr un assez grand nombre de bestiaux et de bêtes de somme ; toutefois, ces pertes ne sont guère que le tiers de celles subies pendant 52. TEF 1846-49. p. 459 sq. 53. F 80 510, Rapport du 18 septembre 1847. 54. Le Mobacher, 30 novembre 1847. 55. AGG, K, Historique division de Constantine 1845-49, Rapport du 9 février 1848. « Quelques rapports de quinzaine ont déjà signalé les pertes nombreuses de bestiaux que les Arabes ont éprouvées dans ces derniers temps ; dans quelques parties de la province, la mortalité qui, à la suite du froid et de la pluie, est venue frapper les bestiaux privés de nourriture a dépassé de beaucoup les proportions ordinaires. » Cf. aussi rapport du 3 avril 1848. 56. Le Mobacher, 15 mars 1848.
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l’hiver 1846-4757. Nous pouvons ainsi imaginer sans peine ce qu’ont pu endurer les gens de l’intérieur où toutes les conditions climatiques sont aggravées58. Les pluies diluviennes ont emporté les semences si rares et si précieuses. Pour pallier la menace de plus en plus sinistre de la famine, le gouvernement fait distribuer des graines de maïs, de sésame à planter aux premiers beaux jours59. Bedeau dispose de 24 000 qx de blé qui doivent être distribués aux fellahs de la province ; il en utilise en fait 19 00060. Dans la subdivision de Sétif, on prête 2 400 qx de blé61. La charité publique a recours à des loteries, à des souscriptions volontaires. La misère est presque générale dans la province : à Sétif, la place délivre aux indigents des bons de pain payables chez les boulangers de la ville qui devront être remboursés au 15 avril62 ; à Djidjelli, en octobre et novembre 1847, on ne voit ni blé, ni orge sur le marché63. À Constantine, « la misère dépasse tout ce que l’on peut imaginer »64 ; à la fin 57. AGG, K, Cercle de Philippeville, Statistique et hist. des tribus, 1844-1848, Rapport du 16 février 1848. 58. AGG, HH 11, Rapport au ministre de la Guerre : « Là (dans la province de Constantine) comme dans tout le reste de l’Algérie, les rigueurs d’un hiver exceptionnel ont occasionné des accidents fort regrettables : les communications ont été interrompues sur un grand nombre de points ; plusieurs indigènes ont été noyés au passage des rivières ou ont péri par le froid ». Suit la liste des ponts ou bacs emportés par les eaux. « Les Kabyles et les Arabes nous signalent chaque jour les pertes cruelles qu’ils ont éprouvées par suite du débordement des rivières qui ont emporté çà et là des terres ensemencées, des jardins et même des habitations. Des éboulements extraordinaires ont eu lieu dans la montagne et chaque jour nous révèle quelque cataclysme nouveau ». « La misère déjà si grande dans certaines parties de la province épuisées par trois années de disette consécutive menace de devenir excessive et les prêts de grains que le gouvernement a si généreusement octroyés aux plus nécessiteux ne soulageront qu’en partie ces malheureuses populations. » « Des mesures ont été prescrites dans toutes les tribus pour que les riches ne laissent pas mourir les pauvres de faim ; les caïds dirigés et contrôlés par les bureaux arabes veilleront à ce qu’on se prête mutuellement aide et assistance ; un appel général sera fait à la charité publique. Malgré toutes ces précautions, il est à craindre qu’il ne se produise de graves désordres sur différents points et que nous n’ayons à déplorer des attentats partiels contre la propriété et contre les personnes ». « Au milieu de toutes ces infortunes, les courages sont soutenus par l’espérance de voir les sauterelles détruites par ces tempêtes ; on croit avoir reconnu dans certaines contrées que le germe de ces fléaux avait disparu. Il est bien à désirer qu’une moisson abondante vienne réparer les forces de la province de Constantine. » 59. Le Mobacher, 29 février 1848. 60. AGG, HH 11, Gouverneur général à ministre de la Guerre, 23 avril 1848. 61. AGG, K, Correspondance Constantine-Sétif 1842-48. Rapport du 22 février 1848. 62. AGG, KK, Subdivision Sétif. Affaires civiles, 1850-52, Rapport du 12 octobre 1850. 63. AGG, 1 H 4. 64. AGG, K, Histoire div. Constantine, 1845-49, Rapport du 7 février 1848; et AGG, K, Corr. Constantine-Sétif 1842-48 : « Ici à Constantine [...] une partie de la population indigène
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de février, les pluies torrentielles qui tombent depuis trois mois sans discontinuer interrompent et aggravent la misère ; les routes empêchent les voitures d’apporter les grains de Philippeville à Constantine ; le dénuement est tel que le général commandant la province fait distribuer d’urgence aux pauvres de Constantine 300 qx de blé65. L’autorité craint des désordres que pourrait produire « la cruelle misère » et demande au gouvernement général « l’autorisation d’exiger que dans les tribus épuisées par les sauterelles, la sécheresse ou la grêle, les hommes riches viennent au secours des pauvres »66. Partout les troupeaux sont décimés, les hommes le sont aussi. La petite vérole ravage certains cercles : ainsi, dans celui de Philippeville en temps normal, on compte deux décès sur dix malades ; dans l’hiver 1847-48, sur dix cas, on compte cinq, six et même sept cas mortels. Malgré les exhortations des médecins et des officiers français qui vont jusqu’à offrir des primes à ceux qui accepteront la vaccination, les Arabes refusent, et la maladie sévit de plus belle67. Durant cet hiver catastrophique, les prix des céréales ont encore monté ; à Philippeville, les blés qui oscillaient en octobre de 19 à 24 frs l’hl passent en janvier à 27-32 frs ; l’orge monte encore plus vite de 12-15 frs à 15-21,60 frs l’hl, elle atteint même le niveau de 21-25 frs l’hl. À Sétif, la progression est encore plus impressionnante : fin septembre, le blé vaut 25 frs l’hl et l’orge 10 frs ; au début février, le blé vaut 37,35 frs l’hl et l’orge 12,50 frs ; en mars le blé baisse légèrement : 33,75 frs, mais l’orge réalise un nouveau bond pour atteindre 16,85 frs. Tout cela s’explique fort bien : par Philippeville, les autorités ont importé des grains étrangers ; les prix sont donc inférieurs à ceux de Sétif, marché céréalier alimenté par la production du crû ; d’ailleurs, l’attrait du port de Philippeville sur les Arabes de la province est tel qu’ils arrivent de toutes parts pour acheter des grains ; parmi eux, on note surtout les gens du Sud qui achètent ces grains en quantité68. Les importations ont d’ailleurs pesé sur les prix qui diminuent ; ainsi, dès mai, nous voyons le blé passer à Philippeville à 20 frs l’hl et l’orge à 11,25 frs ; par contre à Sétif, à la mijuin, les céréales restent encore à des prix prohibitifs : l’hl de blé vaut 34,25 frs ; celui d’orge par contre a diminué brutalement et ne vaut plus que 7,50 frs. L’explication est la suivante : l’orge est très abondante et très belle meurt de faim » ; cf. aussi AGG, 12 O 2, Dép. Intendance Constantine du 22 février 1848 : « La misère est très grande partout ; la mortalité continue parmi les hommes et les troupeaux ». 65. AGG, HH 11, Gouverneur général à ministre de la Guerre, 23 avril 1848. 66. AGG, K, Hist. div. Constantine 1845-49, Rapport déjà cité. 67. AGG, K, Cercle de Philippeville. Statist. et hist. des tribus. 1844-48 ; Rapport du 16 janvier 1848. 68. Idem. rapport du 16 mai 1848.
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alors que le blé n’a été semé qu’en petite quantité ; et si les perspectives de récolte d’orge sont réconfortantes, celles de blé sont nettement au-dessous de la moyenne69 : on a même coupé le blé quelques jours avant sa mâturité de peur qu’il ne soit dévoré par des sauterelles arrivées récemment, heureusement, les dégâts commis sont minimes. Cependant la baisse de l’orge entraîne celle du blé. À la mi-juillet, l’hl de blé ne vaut plus que 12,50 frs à Sétif et celui d’orge 4,30 frs ; de la même façon, le prix baisse à Philippeville : blé 13,50 frs l’hl, orge 6,25 frs70. Les populations arabes rurales furent donc misérables au cours de cette année agricole 1847-48 : la preuve la plus évidente pour l’administration est la diminution de l’impôt arabe, en particulier de l’achour, lié directement aux cultures. De 431 443,10 frs en 1846 il passe en 1847 à 864 526,70 frs ; mais en 1848, il subit une diminution de 229 525,51 frs et n’est plus que de 635 001,19 frs. Cependant les tribus qui avaient d’importants troupeaux ont vendu leurs bêtes pour payer leurs impôts ; d’autres, celles du cercle de Philippeville, se sont tournées vers les industries forestières, en particulier la fabrication de charbon pour avoir des ressources complémentaires. Cette diminution globale de l’achour ne traduit pas des nuances importantes ; car, si certaines tribus ont versé moins d’impôts, d’autres par contre en ont payé plus en 1848 qu’en 1847 ; ainsi, dans le cercle de Philippeville, nous possédons les deux listes de 1847 et 1848 ; elles sont significatives71. Tribu Ouled Attia Ouled Djebarra Beni Ouelban Beni Salah Ouled el Hadj Achach Beni Touffout Zeramna Taabna Beni Ishaq Medjasda Eulma Ichaoua Beni Mehenna
Achour 1847 4 700 3 675 2 000 475 — — 425
1848 5 430 4 290 1 590 990 — — 720
1 475 1 950 700 8 625 650 4 200 8 700 37 575
1 800 2 310 450 9 720 5 130 9 660 42 090
+ 730 + 615 - 410 + 515
+ 295 + 325 + 360 - 250 + 1 095 - 650 + 930 + 960
69. AGG, K, Subdivision de Sétif, Rapports mensuels 1847-53, Rapport 1er août 1843. 70. AGG, K, Cercle de Philippeville. Statis. et hist. des tribus. 1844-48. 71. Ibid.
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L’augmentation de l’achour est donc de 12 % d’une année sur l’autre ; mais pour le hokor, la diminution est très sensible ; elle est de 21 % (62 210 frs au lieu de 75 810 frs) ; les deux chiffres sont intéressants, car ils se complètent. Qui dit en effet diminution du hokor, dit diminution du montant de la location, donc diminution du nombre des locataires : cela correspond donc à une mauvaise année agricole, et cela correspond fort bien à la diminution de l’achour en général. Mais les chiffres disent mal que l’aggravation de la pression fiscale est provoquée par la diminution du nombre d’imposables à cause de l’épidémie de variole. Ces quelques indications permettent de mieux préciser certains traits de la crise des années 1845-4872. Celle-ci semble se terminer à l’été 1848 pour les paysans arabes, puisque grâce à l’abondante récolte d’orge et la baisse des prix, on paraît sortir des années critiques. La courbe des prix confirme cette impression : en effet, à Sétif, en septembre 1848, l’hl de blé vaut 15 frs et celui d’orge 6,25 frs, prix tout à fait normaux à cette époque de l’année ; de même à Philippeville, en novembre, l’hl de blé ne vaut plus que 10 frs et celui d’orge 6,25 frs tout comme à Sétif. Les observations des contemporains soulignent bien ce retour à la normale. « Les récoltes sont bonnes ; le prix des bestiaux et des denrées a baissé considérablement »73. C’est le même son de cloche dans l’officieux Mobacher du 15 août, et l’on prévoit que la récolte magnifique suffira pour réparer les malheurs des années écoulées. Effectivement les ensemencements et l’année 1848-49 maintiennent le mouvement amorcé en 1848 ; les prix restent stables jusqu’à la récolte de 1849 qui se révèle comme anormalement abondante, à tel point même que la main d’œuvre semble devoir être insuffisante74. Les Arabes peuvent ainsi emplir les silos vidés dans le courant de l’année et ceux qui étaient devenus disponibles depuis quatre ans par suite des ravages de sauterelles ; dans plusieurs tribus, on est même obligé d’en creuser de nouveaux75. Le marché subit donc cet afflux de grains et les prix baissent. En mars 1849, le blé était encore vendu 15,60 frs l’hl et l’orge 7,50 frs ; en juin, mêmes prix: 15,62 frs et 7,80 frs ; en juillet : 9,50 frs et 3,44 frs ; en septembre 8,66 frs et 3 frs. Dans ce cas comme dans les autres, le paysan arabe subit rudement les variations de la pression commerciale ; auparavant, il mourait de faim parce que les grains étaient trop chers ou rares, maintenant, il ne peut vendre ses grains et c’est pour lui une autre forme de misère. En outre, l’administration française juge bon de modifier le système 72. AGG. K, Ibid., rapport du 16 janvier 1843. 73. AGC. K, Hist. division Constantine, 1845-49, Rapport du 23 juillet 1848. 74. AGG, K, Subdivision Sétif. Rapports mensuels, 1847-53, Rapport du 16 juillet 1849, 75. Ibid.
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fiscal traditionnel. Pour soulager les populations rurales incapables de verser l’achour en nature, elle convertit l’impôt en nature en impôt en argent : l’achour est donc fixé au tarif de 25 frs par charrue76. Sans doute le tarif est modéré en année de crise puisque le sâa de blé pèse de 110 à 120 kilos et celui d’orge de 80 à 90 kilos ; mais cette somme constitue un tarif trop élevé si la récolte est abondante et si le prix du blé baisse considérablement. Ajoutons que pour un paysan payer en argent n’a pas le même sens que payer en nature ; nous avons déjà souligné le fait ; de plus la circulation monétaire dans la province reste aussi complexe : différentes monnaies coexistent et circulent ; le franc français étant une monnaie forte, c’est donc une monnaie chère sur le marché : réunir 25 frs est plus difficile pour le fellah que verser un sâa de blé et un sâa d’orge entre les mains de l’administration française. Au total, le paysan constantinois sera dorénavant obligé de verser en numéraire une moyenne de 55 frs par charrue77. Disons tout de suite que cette transformation et cette évolution vers une fiscalité régulière n’abolissent pas les vieilles pratiques de concussion et de prévarication. Témoin cette pétition d’octobre 1848 adressée au gouverneur général78 : « Sachez que les populations sont lésées par leurs chefs, malgré l’empressement qu’elles mettent à payer l’impôt ». La pétition continue : « Si les grands sont frappés d’une amende, ils la feront peser sur la tribu ; lorsque l’année dernière, vous imposâtes une amende au sujet de la zekkat en bœufs, ceux des gens qui ne possédaient qu’un seul bœuf furent obligés de donner un douro ; et aucune différence ne fut faite pour ceux qui en possédaient un troupeau de cent ». Et en conclusion : « De sorte que cette amende ne pesa que sur les khammès et les pauvres ; cette opération terminée, les grands ne remirent qu’une faible partie de l’argent qu’ils avaient perçu. Enfin, lorsque leurs mauvais procédés viennent à être découverts et qu’ils furent imposés d’une seconde amende, ils la répartirent encore sur les pauvres. » Mais si chaque charrue dans le Constantinois paie 55 frs, cela ne signifie pas que l’impôt soit égal pour tous ; en effet, un rapport donne, pour les différentes subdivisions de la province, des chiffres singulièrement éloquents79 : en 1850, les tribus de la subdivision de Sétif paient par tente une moyenne de 23 frs ; celles de la subdivision de Bône une moyenne de 29 frs ; celles de la subdivision de Batna une moyenne de 16 frs ; celles de la subdivision de Constantine une moyenne de 11 frs. D’une subdivision à l’autre, la moyenne des impositions peut aller du simple presqu’au triple ; 76. TEF 1846-49, p. 717. 77. TEF 1846-49. 78. AGG, 1 H 6. 79. F 80 1822.
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parler d’égalité fiscale nous semble superflu, les tribus elles-mêmes ne s’y trompent pas. Et le paiement des impôts en numéraire paraît d’autant plus lourd que les prix des céréales baissent. Nous avons déjà noté l’effondrement des cours à la suite de l’abondante récolte de 1849 ; le mouvement de baisse se poursuit pendant tout l’hiver 1849-50 et même au-delà. En effet, l’hl de blé qui valait à Sétif en septembre 1849, 8,66 frs et celui d’orge 3 frs, ne vaut plus en janvier 1850 que 8,25 frs, orge, 2,81 frs. En avril, les prix se maintiennent à un niveau voisin : 7,81 frs l’hl de blé, 3,12 frs l’hl d’orge ; en juillet, après la récolte, 7,83 frs et 3,12 frs ; en octobre, c’est encore pire : 7,19 frs l’hl de blé et 2,50 frs celui d’orge ; la baisse pèse donc lourdement sur la vie économique du fellah pendant l’année 1849-1850. Mais ceux-ci souffrent terriblement d’épidémies qui ravagent le pays depuis l’automne 1849, frappant les paysans arabes et les « colons de 1848 » nouvellement installés dans le pays. Cette installation nous intéresse moins par ses aspects français que par ses répercussions sur les fellahs80. En effet, la loi du 19 septembre 1848 édictait la création de plusieurs colonies agricoles. La province de Constantine devait en avoir neuf, dont quatre dans la région de Guelma : Héliopolis, Guelma, Millésimo, Petit ; trois dans celle de Philippeville : Jemmapes, Gastonville, Robertville ; et deux dans la plaine de la Seybouse. Nous jalonnerons de quelques documents les débuts de Jemmapes. Dès février 184781 le territoire de l’oued Fendeck est considéré comme « un des plus beaux d’Afrique et peut-être un des mieux cultivés par les indigènes. Tous ceux qui l’ont parcouru ont été frappés par sa richesse ; les arabes qui l’habitent sont les plus riches du cercle de Philippeville quoiqu’ils soient privés du commerce d’huile qui enrichit les tribus des environs de Collo »82. La seule difficulté réside dans le recasement des paysans arabes, car pour le droit de propriété, l’auteur du rapport n’hésite pas : « Tout le territoire rural du nouveau village appartient au beylik. » Pour calmer leurs protestations on imagine « d’accorder aux cheikhs et aux principaux d’entre eux des concessions de terrains qu’ils sollicitent déjà et de déterminer pour les autres un certain espace de terrain dont ils deviendront par la suite propriétaires ». C’était acheter le silence de la masse à peu de frais. Mais ces belles terres devaient éveiller bien des appétits. Au 25 août 1847, 33 personnes ont déjà demandé à y avoir des concessions, parmi eux 17 propriétaires ; les 33 80. Nous ne ferons pas ici l’histoire des colonies agricoles de 1848 ; nous voulons simplement soulever quelques problèmes. 81. AGG, 1 L, 74, Rapport du chef de génie, 4 février 1847. 82. Suit une description des cultures : blé, orge, fèves, maïs, millet, plus une très grande quantité de melons, pastèques, courges, etc. que cultivent les Arabes dans les jardins potagers situés près des cours d’eau.
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aspirants concessionnaires possèdent en tout 5 160 000 frs, soit la moyenne pour chacun d’eux de plus de 150 000 frs (156 363 frs). Si l’on avait dû satisfaire 28 demandes seulement, il aurait fallu plus de 9 000 ha alors qu’il n’y en avait que 1 000 à donner83. De toute manière, le projet de création du village présenté en 1847 est approuvé le 14 février 1848, donc bien avant la loi de septembre. 2 800 ha appartenant aux Radjetas sont prélevés pour la colonisation84 ; une fois que la création a été approuvée elle suscite de nouvelles demandes de concessions, bien moins nombreuses qu’en 1847 : trois ou quatre au lieu des 33 de l’année précédente85. Cependant, malgré ses conditions exceptionnelles, le centre de Jemmapes connaîtra les vicissitudes des autres colonies agricoles, assombries par le choléra et les épidémies de 1849. Déjà, la cholérine a sévi sur les colons pendant l’été 1849 : au lieu de 103 malades hospitalisés en juillet 1848, 265 sont admis dans les hôpitaux en juillet 1849 pour la même affection86 ; mais le pire arrive à l’automne avec le choléra. Il faut sans doute en situer l’invasion dans la province avec la fin septembre ou les tout premiers jours d’octobre ; en effet, à Philippeville, le fléau a atteint la ville depuis le 24 septembre87, il a été apporté par le courrier d’Alger du 21 septembre. Mais la maladie n’a de « proportions effrayantes » qu’à partir du 1er octobre. Du 24 septembre au 15 octobre, on dénombre 400 cas ; au 14 octobre 283 européens ont déjà succombé, et on redoute pour les jours à venir un redoublement de la mortalité88 ; du 14 au 24, 655 cas, 516 décès, 32 guérisons. On estime fin octobre que le dixième de la population de la ville a été enlevé. Du 25 octobre au 4 novembre, 116 cas nouveaux, 106 décès, 40 guérisons. La régression du fléau est amorcée en ville, mais déjà tout le Constantinois est touché par l’épidémie. Le choléra s’étend en effet vers le sud de Philippeville et touche dès le début octobre au sud les plaines des Radjettas et du Safsaf, à l’est les plaines de l’oued Guebli89 et se disperse à travers tout le pays. On le retrouve en effet à El Arrouch, de là à Smendou et le 6 octobre à Constantine : il a été importé par deux cholériques venus de Smendou ; du 6 au 24, on note 210 cholériques dans la population européenne, les citadins 83. AGG, L, liasse S9. du gén. cdt div. Constantine à min. Guerre, 6 juillet 1848. 84. Lovichi, Monographie sur C. M. de Jemmapes, du 1er mai 1906, in Arch. dép. de Constantine. À l’arrivée des premiers colons, les fellahs ont dû fournir des réquisitions et des touiza (corvées), d’où un certain mécontentement parmi eux (Cf. AGG. 1 X 20, de Neveu à Urbain, 7 février 1849). 85. AGG, L, liasse 59, doc. cité. 86. F 80 431, Rapports du 7 juillet et du 7 août 1849. 87. AVG, Carton 98, cahier N° 5, lettre du Dr Paul, 20 octobre 1849. 88. AVG, idem. Lettre du 20 octobre 1849. 89. AVG, Carton 68, liasse 25, notes diverses sur le choléra qui a sévi en 1849, 50, 51, du 28 mai 1351.
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indigènes semblent indemnes au début, mais très vite, ils éprouveront des pertes proportionnellement plus fortes que celles des européens. On dénombre à l’hôpital de cinq à six décès par jour, en ville de vingt à trente ; la partie basse de la ville, celle qui borde le ravin est plus particulièrement touchée90. En même temps que Constantine et Philippeville, Bône est atteinte. Du 9 au 25 octobre, on compte 116 cas de choléra, mais l’épidémie a moins d’ampleur qu’à Philippeville, Constantine ou surtout à l’intérieur du pays91. Dans le cercle de La Calle, le fléau frappe aux premiers jours d’octobre les tribus peu éloignées de la côte : il va vers l’ouest. Sont ainsi touchées les Ouled Sba, les Ouled Dieb, les Nehed92 ; au milieu du mois, tous les cercles sont atteints. Dans le cercle de Guelma, le choléra vient de l’ouest ; les Zardezas semblent l’avoir transmis ; très vite, les victimes seront nombreuses dans les tribus voisines : Beni Abdi, Beni Foughal ; le mal remonte la vallée de la Seybouse jusqu’à Guelma en frappant les Boufar, les Ali ben Argan, les Ouled Kebal, les Beni Manni, au nord-est de la ville. Dans le cercle de Bône, le fléau se propage de l’ouest vers l’est en ravageant les Guerbès, les Beni Merouan, les Ouled Djendel, les Khloulel, les Ouichaoua, les Ouled Attia, les Hameda, l’El Djebel. Dans les cercles de Djidjelli et de Bougie, la mort frappe cruellement. Le fléau se répand par Milah, Mahalla, Djemila. Nous le rencontrons simultanément dans la vallée de l’oued Sahel : d’abord sur la rive gauche, c’est-à-dire parmi les tribus les plus voisines de la province d’Alger ; puis il s’avance vers l’est jusqu’à Bougie et reprend sa direction d’origine en repartant vers l’ouest. Il a fait une courte apparition dans l’Ouennougha et dans la Medjana chez les Beni Abbès, il laisse quelques victimes dans le cercle de Bordj-Bou-Arréridj chez les Ouled Rouached, au nord-ouest de Bordj puis descend vers le sud en direction de Msila et Bou Sâada. De Constantine, le choléra a marché vers Sétif en semant l’effroi sur son passage chez les Abd en-Nour, les Eulma, les Amer et les tribus du Sahel, mais aux premiers jours de novembre, il disparait. À Batna, le choléra a été apporté au début de novembre par le 20e de ligne allant de Bône à Zâatcha, et les indigènes du cercle ont été frappés. Les notes dont nous extrayons ces indications établissent le bilan des décès pour l’épidémie de 1849 à 9 434 : 5 309 pour la subdivision de Constantine, 997 pour celle de Bône, 1 750 pour celle de Sétif, 1 378 pour celle de Batna. De fait, le bilan ne reflète pas toute l’ampleur du désastre car les observations soulignent que les tribus ont perdu du monde, surtout 90. F 80 431, Rapport préfet Constantine, 7 décembre 1849. 91. Notons bien que notre documentation en l’occurrence est très fragmentaire ; il nous est donc difficile de chiffrer l’étendue du désastre. 92. AVG, Carton 68, liasse 25. Notes sur le choléra, déjà citées.
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lorsque les « populations avaient une constitution débile ». De plus « dans les tribus atteintes, la terreur se répandait et les indigènes laissaient leurs tentes en abandonnant sans soin les cholériques ». Notre incertitude est d’autant plus fondée que dans une lettre du 10 décembre 184993 avant même que le fléau ait cessé, le docteur Paul écrit : « Si la population européenne commence à être débarrassée du fléau, il semble au contraire avoir tourné toute sa fureur contre les tribus arabes ; on dit que certains douars sont littéralement dépeuplés ». De fait, dans un rapport au gouverneur général, le général commandant la division de Constantine écrit le 25 novembre94 à propos du cercle de Philippeville : « Les ravages du choléra sont très considérables ; des douars entiers ont disparu ; on a vu les gardiens des troupeaux tomber et mourir abandonnés au milieu des champs [...] Le choléra est presque partout autour de Constantine, Bône, Milah, Zouagha, Ferdjiouah, Haractas supportent encore en ce moment des pertes par suite de l’invasion de ce fléau. Dans la plaine de Bône, la petite tribu des Guerbès est presque complètement anéantie. » Et le 15, le même général avait signalé que les mêmes Guerbès « avaient déjà perdu, il y a quelques jours 170 personnes », il notait en outre que les Beni Mehenna du cercle de Philippeville comptaient 400 cas95. Or, en comparant la population des Guerbès en 184596 et en 1850 (recensement du 1er janvier 1850)97, nous mesurons l’importance de la catastrophe démographique qu’entraîna le choléra de 1849 pour certaines tribus : TEF 1845 : 625 personnes. 1er janvier 1850 : 95 personnes (26 hommes, 69 femmes, enfants et vieillards). Sans doute est-ce là un cas extrême, mais les cercles de Bône et de l’Edough eux-mêmes passent de 26 369 hab. (recensement dû à Randon) à 21 134 hab. pour les mêmes tribus du cercle, soit une diminution de 5 235 personnes, donc environ la disparition du cinquième de l’effectif humain. Peut-on attribuer cette régression uniquement à l’épidémie. Il semble que oui, car en temps normal, la mortalité et la natalité des populations rurales paraissent s’équilibrer, sans que nous puissions fournir de taux précis pour ces deux mouvements. Le Tableau de la situation des Établissements Français ne fournit de chiffres que pour les populations indigènes urbaines et détermine en 1849 un taux de mortalité de 8,55 % (7197 décès ; en 1848, 93. AVG, Carton 98. cahier n° 5. C’est nous qui soulignons. La lettre du 25 novembre va dans le même sens que celle du 10 novembre. 94. AGG, 1 H 6. 95. Ibid. 96. TEF 1844-45. 97. F 80 549.
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le nombre de décès avait été de 2 815, soit donc un taux général de mortalité de 3,34 % ; en 1845, le taux était de 4,08 %). L’ampleur de l’épidémie ne dispense pas les fellahs survivants de faire face aux difficultés habituelles : 1° Les surfaces ensemencées atteindront-elles pour la campagne 184950 l’importance qu’elles avaient eues précédemment ? La question est primordiale pour certaines tribus des cercles de Philippeville ou de Bône ravagées par le choléra98. 2° Les terres qui ont été enlevées et octroyées comme concessions soit aux « colons » de 1848 et de 1849, soit à ceux des régions de Philippeville, Constantine, Guelma, ne sont pas cultivées. Devant cette expansion des européens et pour éviter la dépossession, les fellahs de certaines régions se mettent à bâtir : ainsi dans la Medjana99 ils demandent aussi aux autorités françaises des concessions pour éviter d’être chassés de leurs terres100. Ainsi au 1er avril 1850, ils ont déjà bâti, dans la subdivision de Sétif, 364 maisons ; quelques-unes sont couvertes en tuiles, d’autres en diss ; ils cherchent à imiter leurs voisins français. Sans doute ce mouvement n’a pas une ampleur spectaculaire, mais il démontre les préoccupations des fellahs. 3° Malgré ce désir d’affirmer leur droit de propriété, certaines tribus, celles du cercle de Philippeville, redoutent la disparition ou la restriction du parcours et de la vaine pâture101 : cela plus le morcellement de la terre signifierait la fin de l’élevage, donc une réduction sensible de leurs ressources, et ce bien qu’ils aient édifié des constructions ou demandé des concessions101bis. 98. AGG, 1 H 6, Gén. cdt div. Constantine à Gouv. Gén. 25 novembre 1849 : Cercle de Philippeville [...] : « Les labours souffrent beaucoup de l’invasion de cette maladie ; les travaux sont suspendus sur plusieurs points et surtout chez les Beni Mehenna de la plaine. Il est à craindre que les cultures n’acquièrent pas cette année le développement atteint dans les années précédentes. » 99. AGG, K Subd. Sétif. Rapports mensuels 1847-1853. Rapp. du 16 novembre 1848. 100. Idem, rapport du 1er janvier 1849. 101. AGG, K, Inspection générale. Rapports d’ensemble 1851-59, Cercle de Philippeville, 7 octobre 1851. 101 bis. Sur les constructions édifiées dans la province, voir AGG, HH 11, Rapport au min. de la Guerre, 28 février 1848 : « Dans la province de Constantine, nos chefs indigènes recherchent avec empressement des concessions de terres s’offrant à remplir toutes les conditions de construction et de plantation qui leur seront imposées. « Dès qu’il aura été statué sur les demandes pour la vallée du Bou Merzoug, M. le commandant de la province sera en mesure de fournir un état pour les indigènes s’élevant à 3 200 ha dont 1 200 ha aux grands concessionnaires par lots de 100 ha en moyenne et 2 000 ha au profit des fellahs établis sur le sol depuis longtemps. « Dans la vallée du Safsaf, des concessions importantes ont été déjà accordées à plusieurs chefs. Bientôt la terre des Ouled Djabbane sera divisée entre l’ancien grand propriétaire Hamouda et plusieurs de ses anciens fermiers et sur beaucoup d’autres points sans doute s’élèveront des maisons construites par les Arabes.
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4° La présence en masse (relative certes) des colons pose des petits problèmes de contact journalier. Que ce soit dans la Medjana ou dans le cercle de Philippeville, les rapports signalent, tous, les « exigences, l’avidité, la mauvaise foi » ou plus simplement « les mauvais procédés » des colons vis-à-vis des fellahs. Les officiers des bureaux arabes ont souvent « de la peine à réprimer » ces vexations ; parfois cela prend la forme « d’actes de brutalité sur les rues ou sur les routes ». On en « remarque à chaque instant, déclare le rapport de Philippeville, et cela doit nécessairement se traduire en méfaits dans certaines circonstances. Les arabes se soumettent, ils cèdent à la force, mais ils espèrent encore »102. De fait, au début de l’année 1849103 des mouvement insurrectionnels éclatent dans le Constantinois : l’un chez les Ouled Aïdoun a des causes locales (une querelle de succession) et des causes générales : il s’agit de protester contre l’occupation des terrains livrés aux colonies agricoles, et de faire régner l’insécurité en coupant la route de Constantine à Philippeville et en attaquant les azels du Bas-Rummel. Le second mouvement prend « Dans la subdivision de Bône, les indigènes en raison de leurs relations plus anciennes avec nous ont pris de l’avance sur toutes les autres localités. Dans les cercles de Bône, de l’Edough et de Guelma, bon nombre de maisons d’une assez grande valeur ont été construites ; d’autres constructions doivent s’élever prochainement dans les mêmes localités et dans le cercle de La Calle. « Dans le cercle de Constantine, Si Messerli Ali et Si El Mekki ben Badis ont bâti avec empressement sur le terrain qui leur a été concédé et ont rempli les conditions qui leur ont été imposées. Les Ouled Abd en-Nour ont beaucoup augmenté cette année leurs mechetas qui pourront devenir plus tard des villages. « Dans le cercle de Philippeville, les Kabyles se proposent de bâtir dans leurs vergers ; le kaïd Saoudi a élevé une très belle maison ; son exemple sera bientôt suivi par plusieurs kaïds et cheikhs. « Dans la subdivision de Sétif, les Eulmas, les Beni Brahim, les Razla, les Ouled Gassem, les Cedrata ont rétabli beaucoup de gourbis que les guerres des derniers temps de la domination turque avaient fait disparaître. La zemala du caïd des Amers présente un certain nombre de maisons couvertes en tuiles qui ont excité leur amour-propre et répandu dans les tribus l’idée d’une existence plus heureuse. « On peut évaluer à 200 familles celles de cette tribu qui disposent de 2 000 à 8 000 frs et qui se bâtiront des maisons quand on constituera la propriété à leur profit. « À Bathna, on compte plusieurs caïds et cheikhs dont l’initiative et l’exemple sera incessamment suivi par d’autres indigènes ; un commencement de village a lieu à Oum el Assenam. « Enfin, dans la Medjana, la construction de la maison du khalifa Mokhrani qui va être entreprise décidera la plupart des membres de sa famille à se fixer autour de lui par des constructions ; ce sera le commencement d’un gros village situé à Aïn-Medjana. » Dans le même sens, cf. AGG, HH 21, dép. au min. de la Guerre, 29 octobre 1850 : « les Arabes se cramponnent pour ainsi dire à un sol d’où ils espèrent qu’on n’osera plus les arracher quand ils y auront inscrit par leurs travaux leurs titres de propriété. » 102. Ibid. 103. AGG, HH 11, Dép. du gouv. gén. à min. de la Guerre, 29 janvier 1849, 2 mars 1849, 30 avril 1849.
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naissance chez les Beni Abbès et dans le Zouagha-Ferdjiouah : les Kabyles refusent de payer l’impôt et les amendes. Un chérif prêche la guerre sainte contre les Français dans le cercle de Philippeville. Un incontestable malaise règne donc parmi les fellahs constantinois ; les causes en sont multiples mais la crise économique et démographique les rend plus sensibles encore qu’antérieurement. En outre, le printemps 1850 fait planer quelques craintes sur les populations rurales, arabe et européenne ; les chaleurs prématurées104 font redouter un sécheresse persistante préjudiciable aux récoltes ; déjà, des pluies trop abondantes les avaient compromises. Mais ces craintes s’évanouissent, et les promesses de bonne récolte sont largement tenues à la moisson. Sur le seul marché de Bône, les arabes vendent 38 000 hl de blé et 8 500 hl d’orge pendant le second trimestre de l’année105. L’été est cependant marqué d’une nouvelle pierre noire pour la province ; en effet, le choléra de 1849 qui semblait terminé se réveille ; dès le mois de juin, les Beni Abbès (cercle de Bougie) en subissent les premiers coups106. Il frappe ensuite les Hachem, plus au sud, il apparaît à Bordj-bou-Arréridj, atteint Msila et Bou Sâada, décimant cruellement les tribus de l’Ouennougha, des Bibans, de la Medjana. L’été aidant, il reprend sa marche terrible ; juillet et août sont les mois les plus durs : dans le cercle de Bougie, le nombre de morts augmente tous les jours. Ainsi chez les Beni Oughlis, le seul hameau d’El Hai a déjà perdu 175 personnes au 19 juillet107; les Fenaïa voisins ne sont pas mieux servis avec 157 décès au 20 juillet. Les témoignages reçus dans les bureaux arabes du cercle présentent la situation « désespérée » chez les Fenaïa et les Djebarra. « On ne compte plus le nombre de morts ; chaque village, chaque maison a les siens : la terreur est dans tout le pays ; tout le monde fuit le fléau laissant les malades sans secours ». La maladie règnerait surtout sur les versants des montagnes exposées au sud, à l’est, au sud-est, et dans les bas-fonds ; les localités élevées ne sont pas encore atteintes. Pour comble de malchance le personnel médical est notoirement insuffisant, et le jeûne du Ramadhan prépare les fellahs à recevoir les coups du fléau. Afin d’éviter la panique, les officiers des bureaux arabes reçoivent l’ordre de ne rien dire. Mais « l’état du pays transpire toujours par les rapports des Kabyles avec les habitants européens », et devant les questions angoissées, les responsables affirment que tout ce qu’on dit est « fort exagéré ». Dans le cercle de Bône, le choléra arrive par Tunis ; dès le 25 juillet, de nombreux décès sont signalés aux Beni 104. F 80 434, Rapport du 16 avril 1850. 105. F 80 434, Rapport du 16 août 1850. 106. AVG, Carton 68, liasse 25, Notes sur le choléra, déjà cité. 107. AGG, K, Corr. Sétif. 1849-52, Rapport du 21 juillet 1850.
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Amar et aux Moula Gherba108 ; au début août, il s’est répandu sur une grande étendue de la province et tourmente cruellement les tribus109. De fait, la subdivision de Sétif le signale comme ravageant à nouveau les pays kabyles : sur la rive droite de l’oued Sahel, il vient d’enlever 850 personnes110, ce qui porte le nombre de morts aux environs de 4 000 depuis l’apparition du fléau. Les populations restent terrifiées et, plutôt que de compter les morts, préfèrent devoir compter les vivants, une fois l’épidémie disparue ; de toute manière, le nombre de victimes est « effrayant ». Le mal continue sa course vers l’ouest ; certaines tribus111 entre Sétif et Bougie ont perdu jusqu’à 80 hommes dans les vingt-quatre heures. Fin août, le cercle de Collo voit reparaître le choléra à l’endroit où il s’était éteint en 1849 sur l’oued Guebli ; l’ouest est frappé, et à la fin octobre seulement, le cercle en est débarrassé112. Constantine n’a vu le fléau qu’épisodiquement en septembre-octobre ; rien de comparable à ce que la ville avait connu en 1849. Par contre, dans le cercle de Constantine, sont touchés en septembre, les Eulmas (des hautes plaines) ; en octobre, les gens du Sahel ; le mal s’éloigne d’eux à la fin novembre. Dans le cercle de Batna, le choléra vient du sud en octobre ; enfin, pour terminer le tableau, le cercle de Guelma semble avoir été épargné. À la mi-novembre, nous pouvons dire que l’épidémie a cessé, et seuls quelques cas isolés se manifesteront encore113. Le bilan dressé pour les subdivisions de la province fixe le nombre de morts à 12 596 : Subdivision de Constantine Subdivision de Bône Subdivision de Sétif Subdivision de Batna
5 273 640 3 999 2 684 12 596
Ici encore, nous croyons que ce total est inférieur à la réalité d’autant plus qu’au 23 août un rapport affirmait que le nombre de morts était approximativement de 4 000114, et que le médecin chargé du service de santé 108. AVG, Carton 68, liasse 25. Notes sur le choléra. 109. AVG, Carton 98, cahier N° 6, lettre du 11 août 1850. 110. AGG. K, Corr. Sétif. 1849-52, Rapport du 23 août 1850. 111. Cf. AVG, Carton 98, cahier N° 6, lettre du 29 août 1850 : « Les populations arabes entre Sétif et Bougie sont cruellement ravagées et on peut porter à 4 000 le nombre de victimes ». Plus loin, le docteur Paul parle de « la progression effrayante de l’épidémie dans les tribus ; le choléra a marché directement sur Sétif, puis a repris sa course vers l’ouest et s’est dirigé en franchissant 20 lieues de terrain vers la Medjana, en abandonnant complètement Sétif ». 112. AVG, Carton 68, liasse 25, Notes sur le choléra. 113. AGG, 13 O 1, L’Atlas, journal démocratique de l’Algérie, 20 novembre 1850. 114. AGG, K, Corr. Sétif 1849-52, Rapport du 23 août 1850.
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retenu à Sétif par les soins donnés à la garnison n’avait pu se rendre dans les tribus115 : « Il ignorait (donc) les ravages causés par le choléra chez les populations du dehors. » Enfin, un rapport du 1er octobre 1850 dénombrait les pertes dues au choléra dans quelques tribus de la subdivision : le total atteint 1 077, avec 200 décès chez les Beni Ourtilan, 165 chez les Righa Dahra, 162 chez les Righa Guebala, 119 à Zamourah, 101 chez les Beni Yala, soit 747 victimes dans cinq tribus ; nous n’avons pas d’autre part, dans ce rapport, le nombre de victimes pour toutes les tribus de la subdivision. Toutes ces raisons nous incitent donc à admettre que l’épidémie de 185051 laissa plus de 12 000 morts dans la province de Constantine116. À l’issue de cette terrible crise, pouvons-nous dresser un bilan général ? Dans le domaine démographique, nous n’avons sans doute aucun renseignement détaillé concernant les populations rurales arabes ; la statistique fournit seulement quelques indications sur les gens des villes. Certes le comportement démographique en ville n’a pas les mêmes caractères que dans les campagnes, mais n’oublions pas que Constantine, malgré sa fonction de capitale du beylik est fortement imprégnée d’influences campagnardes. Et les renseignements que nous tirerons de ce centre pourront fournir quelques données intéressantes qui vaudront mieux en l’état présent que le néant devant lequel nous nous trouvons. Ainsi, le TEF nous donne tantôt la population urbaine de toute la province, tantôt celle de la seule ville de Constantine. Au 31 décembre 1846, la population compterait dans les villes 19 429 musulmans de population sédentaire et 13 256 habitants formant la population mobile. Dans la population sédentaire, Constantine compte pour 12 271 habitants, soit 63 % de la population urbaine arabe de la province ; au 31 décembre 1849, la population des villes est de 20 805 habitants et la population mobile n’est plus que de 4 014 personnes. Au 31 décembre 1851, Constantine possède 16 835 musulmans alors que toutes les villes en ont 22 0538. Le mouvement des naissances et des décès de Constantine s’établit ainsi :
1847 1848 1849 1850 1851
Garçons 299 3 605 430 — —
Naissances Filles Total 302 601 312 677 381 811 — 773 — 1 119
Décès Hommes Femmes Enfants 349 295 563 319 267 649 606 478 773 402 311 673 338 308 733
Total 1 207 1 235 1 857 1 386 1 379
115. AGG, K, Subdivision Sétif, Rapports mensuels 1847-53. Rapport du 1er octobre 1850. 116. Là encore, nous manquons de documents pour fixer les taux de mortalité au sein de la population rurale.
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Les taux de natalité et de mortalité s’établissent ainsi : Mortalité : pour 1847 (calculé à partir du recensement de 1846) 1849117 1851 Natalité : pour 1847 (recensement de 1846) 1849 1851
6,82 8,92 6,11 3,09 3,89 4,96
Première série de remarques : Le taux de natalité augmente de 1847 à 1851, le taux de mortalité augmente de 1847 à 1849, puis régresse jusqu’en 1851; son augmentation n’a pas cependant la même ampleur que pour la population européenne. Le déficit démographique passe en 1847 de - 3,73 % à - 5,03 % en 1849 et - 1,15 % en 1851. La courbe est donc en gros parallèle à celle de la population européenne, encore que le déficit soit plus important pour les arabes que pour les européens ; cette ampleur du déficit provient en partie de l’indifférence des musulmans à l’égard des pratiques médicales et de l’hygiène européennes118. Seconde série de remarques : Le pourcentage des décès infantiles évolue de la manière suivante : 1847 : 46,6 % 1848 : 52,5 % 1849 : 41,6 % 1850 : 48,5 % 1851 : 53,1 %
le pourcentage le plus faible est celui de l’année 1849, année de la plus forte mortalité ; pour les autres années, nous pouvons admettre que sur deux morts, il y a un enfant ; la mortalité infantile est donc particulièrement lourde. Troisième série de remarques : Malgré ce déficit permanent, et nous n’avons pas lieu de penser qu’il cesse pour les années lacunaires, la population urbaine augmente et passe de 19 429 habitants à 22 538 habitants soit donc une augmentation annuelle de 622 personnes ; taux d’augmentation annuel = 3,20 %. Ou bien les villes ont dû attirer des éléments campagnards (mais nous n’avons pas la preuve 117. TEF 1846-49 donne comme taux de mortalité général pour les populations indigènes des villes algériennes, 8,55 %. 118. F 80 457, Rapports des officiers de santé.
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de cet afflux de population vers les villes) ; ou bien toutes les naissances n’ont pas été enregistrées et le déficit doit être diminué : on connaît l’indifférence des musulmans en matière d’état civil, surtout pour la naissance des filles qu’ils omettent de signaler ; ce serait d’autant plus possible que nos chiffres de 1848 et 1849 présentent de remarquables distorsions entre les chiffres des naissances masculines et féminines, mais là encore, nous n’avons aucune preuve pour confirmer notre hypothèse. Quatrième série de remarques Les taux de natalité et de mortalité sont en 1851119 respectivement de 6,64 % et 7,87 % pour la seule ville de Constantine ; celui de nuptialité est de 5,09 %. Nous trouvons là quelques-uns des caractères originaux de la démographie musulmane d’avant la conquête : très forte natalité, très forte mortalité, nuptialité anormale. Sans doute ce dernier taux de nuptialité demanderait des éclaircissements sur lesquels les notices officielles restent muettes ; ce taux n’est aussi important que parce que les nombreux mariages et remariages sont suivis d’aussi nombreux divorces. Constantine n’est sans doute pas toute la province, mais nous pouvons appliquer en partie ces remarques aux populations campagnardes. Il est permis de supposer que le déficit démographique commence à diminuer en 1851, comme pour les européens et les musulmans des villes ; ce n’est là qu’une hypothèse de tendance. De plus, 1849 fut catastrophique à cause de l’excessive mortalité, surtout infantile. Pouvons-nous aller plus loin ? Nous possédons les recensements de 1845, 1849, 1850 et années suivantes ; mais nous avons déjà souligné avec quelle prudence nous devions manier ces différents documents. Comparer brutalement les chiffres de ces statistiques aboutirait à des conclusions erronées : aussi les seules conclusions permises ne peuvent porter que sur des recensements rectifiés. Le chiffre total de la population en 1845 établi, 1° grâce au recensement de 1845, 2° grâce aux rectifications dont nous avons fait état au début de notre étude est de 1 million d’habitants. En 1851, Mac Carthy120 attribue au Tell constantinois 920 679 habitants soit donc une diminution de 1,33 % par an ; le taux de diminution pendant les années critiques fut pour certains cercles assez élevé : ainsi, pour le cercle de Bône, de 1845 à 1849, il atteint 4,31 % ; pour celui de La Calle, 3,86 % ; pour celui de Constantine 2,55 %. Pour la période 1849-52, les taux semblent diminuer : dans le cercle de Constantine, il n’est plus que de 1,67 % ; dans le cercle de Bône, il n’y a pas de diminution, mais une forte augmentation, puisque la population passe 119. TEF 1850-52. 120. F 80 1713/F. Recensement des populations arabes de 1851, Rapport du 12 août 1852.
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de 21 134 habitants en 1849 à 25 788 fin 1851. En fait, nos renseignements restent trop fragmentaires encore et situent sans trop de précision la situation démographique des populations rurales constantinoises. Cependant, nous citerons le document que nous avons retrouvé concernant le cercle de Philippeville ; c’est un essai de constatation d’état-civil pour l’année 1853121. Le document est unique et il permet de mesurer les difficultés que le démographe doit encore surmonter avant d’arriver à des vues satisfaisantes. La population du cercle122 est alors de 41 715 personnes ; le nombre de naissances serait de 410, dont 218 garçons et 192 filles ; celui des décès est de 409 dont 203 hommes et 206 femmes123. La mortalité est donc plus accusée pour les femmes que pour les hommes ; elle est liée aux grossesses nombreuses et aux travaux pénibles que les femmes supportent124. Plus intéressants sont les rythmes saisonniers de natalité et de mortalité : les courbes se superposent assez exactement ; la natalité est maxima à quatre moments de l’année : hiver, printemps, juillet, septembre ; la pointe du mois de juillet est assez extraordinaire, car elle s’insère entre deux minima parfaitement explicables, ceux de mai et août (travaux de la moisson) : elle correspond aux mariages contractés l’année précédente, après la rentrée des récoltes. Pour la mortalité, notre courbe a des maxima en décembre, mars, juillet et septembre : tous s’expliquent : décembre et mars à cause des froids de l’hiver, juillet et septembre, à cause des fièvres. La superposition des deux courbes devrait traduire l’aspect démographique de la population rurale du cercle : faible natalité, 9,82 pour mille, et faible mortalité, 9,80 pour mille ; l’accroissement qui en résulterait serait assez faible, mais ces conclusions ne semblent guère applicables au reste de la province. Dans le domaine économique, le mouvement commercial enregistre assez fidèlement les variations de la situation du pays ; au passage signalons que le mouvement propre au Constantinois est l’homologue du mouvement général algérien125. Ainsi, depuis 1846, nous avons :
121. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-1859. Cercle de Philippeville, Rapport du 1er janvier 1854 ; cf. aussi, AGG, 1 H 10, Cercle de Philippeville, Rapport du 1er janvier 1854. 122. F 80 431, Rapport du 23 août 1854, Cercle de Philippeville. 123. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble, 1851-1859, doc. cité. 124. Voir notre chapitre I, livre premier. 125. Tous nos chiffres sont tirés des volumes du TEF.
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IMPORTATIONS
Année 1846 1847 1848 1849 1850
Algérie 115 925 525 frs 96 181 534 frs 86 214 619 frs 65 251 622 frs 72 692 782 frs
Ports du Constantinois 22 332 155 frs 19 664 867 frs 18 991 454 frs 12 040 345 frs 14 741 475 frs
EXPORTATIONS
Année 1846 1847 1848 1849 1850
Algérie 9 043 000 frs 9 863 348 frs 7 105 772 frs 13 729 085 frs 10 268 383 frs
Ports du Constantinois 2 560 412 frs 2 352 401 frs 1 692 955 frs 4 332 303 frs 2 558 352 frs
MOUVEMENT DU COMMERCE
Année 1846 1847 1848 1849 1850
Algérie 124 968 525 frs 106 044 882 frs 93 320 391 frs 78 980 707 frs 82 961 165 frs
Ports du Constantinois 24 892 567 frs 22 017 268 frs 20 684 409 frs 16 372 648 frs 17 299 827 frs
Les diverses séries de courbes montrent bien que l’année critique fut l’année 1848 avec une diminution des importations et des exportations. La diminution la plus sensible aux importations porte sur les tissus, objet d’achat traditionnel pour les populations arabes ; alors qu’en 1847, Bône et Philippeville avaient importé pour 5,4 millions de frs, en 1848, les deux ports n’en importent plus que 3,4 millions de frs ; par contre le poste des céréales et farineux alimentaires passe pour les deux ports de 3 100 000 frs en 1847 à 6 100 000 frs, en 1848. De même, aux exportations, les diminutions porteront sur les céréales, les laines en masse, objets traditionnels d’exportation. Par contre, l’année 1849 est meilleure : les importations ont encore diminué pour le Constantinois, mais les exportations ont largement augmenté ; si nous pondérons celles-ci en fixant les exportations de 1846 à l’indice 100, pour 1849 l’indice sera de 172 après avoir été de 64 pour 1848 ; le bond est donc remarquable. Les céréales et les laines ont retrouvé le chemin de l’exportation, mais l’huile occupe cette année-là une place de choix dans le commerce bougiote ; au lieu de 44 596 frs en 1848, les exportations sont en 1849 de 1 798 639 frs126. Ce puissant essor n’a pas de 126. Signalons que le prix de l’huile a peu varié au cours de ces années (voir notre courbe des prix de l’huile).
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suite puisqu’en 1850 les exportations de Bougie retombent à 64 783 frs ; autant dire qu’en excluant ce fait exceptionnel, les exportations constantinoises se relèvent lentement en 1849 et 1850 ; la remontée ellemême demande une explication, car, dans le détail, nous observons qu’en 1850, les céréales n’ont pas pesé fortement sur les exportations alors que les expéditions de peaux brutes ont fortement progressé. Qu’est-ce à dire sinon que les populations arabes essaient d’accroître leurs ressources en vendant leurs bêtes127 ? En fait l’année 1850 se termine économiquement par une lente reprise, un lent retour au mieux128. Cela est d’autant plus vrai que dans le courant du quatrième trimestre 1850129 les importations sont plus importantes qu’à l’accoutumée, car on craint l’élévation de certains tarifs avec la prochaine législation douanière. Les rentrées d’impôts arabes reflètent également à leur manière cette amélioration de l’année 1850. Ils passent de 2 309 791,58 frs en 1849 à 2 752 821,39 frs, sans compter les amendes imposées aux tribus, 162 184,50 frs130. Sans doute devons-nous faire entrer en ligne de compte 127. TEF 1850-52, Commerce p. 729 : « On a vendu en 1850 pour plus d’un million de francs de laines sur les marchés de Bône, Guelma, Bou Sâada, Sétif, Médéa, Boghar, Tiaret, Mascara et Tlemcen. La sécheresse et les épizooties avaient frappé les bestiaux d’une grande mortalité ; mais les tribus menacées par la disette avaient vendu une partie des laines employées ordinairement à la confection de leurs vêtements [...] Le trafic a présenté une circonstance digne de fixer l’attention : les Arabes du Sud ont accepté des billets de banque en paiement de leurs livraisons [...] Les grains ont été l’occasion d’actives transactions [...] La province de Constantine plus favorisée dans ses récoltes a exporté de fortes quantités de grains sur Tunis et dans les ports de la province de l’Ouest [...] Il s’est vendu beaucoup de bœufs sur les marchés de Bône et Guelma. » 128. Cf. F 80 434, Rapp. préfet 2 janvier 1851, sur les 3e et 4e trimestre 1850 : « [...] Une certaine amélioration commerciale se fait sentir sur presque tous les points depuis quelque temps ; à Philippeville et à Bougie surtout, ce mouvement s’est prononcé d’une manière satisfaisante en ce qui concerne l’exportation des grains, huiles et récoltes de toute espèce. » 129. TEF 1849-51, p. 539. 130. AGG, 10 H 60, Tableaux statistiques et fragments ; cf. aussi, AGG, HH 21, Rapport au min. de la Guerre, 29 octobre 1850 qui donne le tableau suivant : Cercles Achour Hokor 1849 1850 1849 1850 Constantine 269 500 315 593,5 121 905,5 313 000 Philippeville 46 260 26 720 52 477 47 514 Djidjelli — — 1 811,7 1 811,7 Bône 81 780,4 87 502,5 86 184 91 158 Guelma 56 815 51 817,5 76 869 59 265 La Calle 2 992,5 26 142,5 28 881 26 973 Batna 157 675 139 147 130 625 129 025 Biskra 55 968 55 968 — — Sétif 122 542 139 331 120 241 146 090 Bougie — — — — 793 532 842 242 618 994 814 836,7
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pour l’année 1849 les sommes rapportées par la lezma qui passe de 35 920,12 frs en 1848 à 1 059 150,96 frs en 1849. Si nous voulons respecter la comparaison avec les levées fiscales antérieures, nous devons écarter évidemment cet impôt qui pèse sur les tribus kabyles. En ne comptant que l’achour et le hokor, les chiffres sont alors respectivement : 1848 : 2 299 548,08 frs au lieu de 1849 : 1 250 640,62 1850 : 1 657 059,04
2 498 622,56 frs 2 309 791,58 frs 2 739 772,63 frs
Ils traduisent mieux que les relevés brutaux la gravité de la crise qui a atteint l’agriculture en 1848-49 ainsi que le relèvement et le retour au mieux au cours de l’année 1850. La gravité et l’ampleur de la crise en Algérie, dans ces années ont rendu plus sensible l’insuffisance de l’équipement financier et les inconvénients de la politique commerciale française vis-àvis de l’Algérie. Ce n’est pas un hasard si L’Akhbar publie alors une série d’articles sur le crédit et son importance dans le développement du pays : L’Akhbar n’est ici qu’un écho de l’opinion publique algérienne. Certes Alger devenue capitale commerciale du pays ressent plus vivement que les autres centres cette nécessité131. Jusqu’ici, le crédit était une affaire privée, aux mains des banquiers ; si les commerçants se plaignent à juste titre d’être défavorisés par rapport à la France, que dire des agriculteurs ? Le plus grave est que l’intérêt ne connaît aucune limitation ; l’ordonnance du 7 décembre 1835132 le dit expressément : la convention sur le prêt à intérêt fait la loi des parties (art. 1), elle reconnaît par ailleurs que l’intérêt légal à défaut de convention sera de 10 % tant en matière civile qu’en matière de commerce. Ce taux de 10 % peut donc être Cercles
Lezma 1849 1850 1849 Constantine 348 060 326 570 739 465,5 Philippeville — — 98 737 Djidjelli — — 1 811,7 Bône 9 450 9 450 178 044,4 Guelma — — 133 684 La Calle — — 31 873,5 Batna 49 950 77 265 338 245 Biskra 282 218 282 218 338 186 Sétif 361 746 312 039 604 529 Bougie — 88 218 — 1 051 424 1 095 760 2 464 576,1 131. L’Akhbar, 1848, passim. 132. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée.
Total 1850 955 163,5 74 234 1 811,7 188 110 111 082,5 53 115,5 345 437 338 186 597 661 88 218 2 753 019,2
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considéré comme un minimum ; il est couramment pratiqué dans les affaires commerciales ; pour l’agriculture, il est largement dépassé. Un prêt hypothécaire à 12 et 14 % est encore bas : l’argent ne veut pas se risquer dans l’agriculture. En réalité, un agriculteur pour trouver quelque crédit doit accepter des taux variant de 40 à 100 %133 ; Blondel le sait bien lorsqu’il suggère la création d’un établissement de crédit134 ; il ne fait que reprendre d’ailleurs les idées de Lichtlin135. Pourtant dès 1845, une loi a autorisé la Banque de France à établir à Alger un comptoir d’escompte136 ; la loi de 1845 est confirmée par l’ordonnance de décembre 1847 promulguée le 28 janvier 1848. La Révolution de février retarde l’ouverture du comptoir ; en fait, des arrière-pensées se dissimulent également. Le ministre de la Guerre les expose confidentiellement au gouverneur général qui s’étonne des retards accumulés137 : — En premier lieu, la Banque n’a réalisé que quatre millions sur les cinq prévus pour ouvrir le comptoir ; — En second lieu viennent « les actuelles difficultés matérielles que les exigences de la place de Paris rendent insurmontables en ce moment » : il s’agit pour la Banque de France de faire face à une augmentation « prodigieuse » de la circulation monétaire depuis la révolution de février ; — En troisième lieu, il faudrait imprimer des coupures spéciales de cent francs pour l’Algérie ; ce ne serait pas sans les « plus graves inconvénients » ; — En quatrième lieu, il a été impossible jusqu’ici de nommer le conseil d’administration du comptoir ; — Pour finir, le ministre fait état de bruits selon lesquels « un certain nombre d’habitants d’Alger ayant pris les actions paraissent regretter leur placement et demandent le remboursement de leur argent ». Au total, il vaut mieux attendre une occasion plus favorable : l’absence d’établissement de crédit durera jusqu’en 1851, année où l’on créera la Banque de l’Algérie, mais celle-ci n’intéresse qu’Alger et le commerce. Pour le Constantinois, le régime des banques privées durera jusqu’en 1857, où l’on ouvrira une succursale de la Banque de l’Algérie. Plus encore que le commerce, l’agriculture souffrira de cette lacune ; l’usure dévorera les bénéfices quand ils existent ; souvent le capital sera absorbé par les 133. Annales de colonisation algérienne, T. III, p. 193. 134. F 80 1675. 135. F 80 1675, lettre de Lichtlin à Blondel, 20 juillet 1844. 136. Cf. E. Philippar, Contribution à l’étude du crédit agricole en Algérie, Paris, 1903 ; Emile Picard, La monnaie et le crédit en Algérie, Paris, 1930. 137. F 80 970, lettre du 7 avril 1848.
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créanciers et les concessions passeront aux mains des créanciers ou des spéculateurs138. Autre insuffisance que la crise rend plus sensible : la difficulté d’écouler les produits agricoles. Il est bien vrai que le réseau routier et d’une manière générale les voies de communication sont embryonnaires ou même inexistantes : ainsi la route Biskra-Constantine-Philippeville devient impraticable par forte pluie139. Pourtant, elle absorbe l’essentiel des fonds affectés aux ponts et chaussées140. La route de Guelma-Bône n’existe pas, ou plutôt, elle n’existe qu’aux environs immédiats de Bône et Guelma ; entre les deux banlieues un grand vide ; lorsqu’il pleut, le pays est inondé et des cavaliers ne peuvent même pas s’y risquer141 ; pourtant l’importance d’une telle liaison saute aux yeux puisque Guelma est au centre d’une riche région d’agriculture et d’élevage. Au-delà de cette question des voies de communication se pose la question du commerce algérien lui-même. L’Algérie est astreinte au protectionnisme et au monopole du pavillon ; cela avantage la métropole, mais défavorise l’agriculture algérienne ; aussi l’opinion algérienne, surtout celle des européens, réclame la franchise douanière. Et le préfet d’Alger, dans un rapport du printemps 1850 décrit l’accueil que les populations ont fait au projet de loi sur la franchise douanière. La chambre de commerce de Bône consultée sur la future loi douanière trouve bonne l’idée de franchise, va plus loin et recommande aussi l’échelle mobile pour protéger les céréales indigènes contre la concurrence étrangère142. De fait, la loi douanière de 1851 marquera un assouplissement très net par rapport à la législation antérieure et favorisera dans une certaine mesure l’agriculture constantinoise. Au terme de ces années, il apparaît que la crise des années 1845-1850 présente plusieurs caractères profonds :
138. F 80 434, Rapport du 15 avril 1850, Tournée dans la région de Bône. 139. F 80 433, Rapport du 1er avril 1851. 140. F 80 434, Rapport Becquet du 27 avril 1854. 141. F 80 434, Rapport du 15 avril 1850. 142. F 80 433 (rapport du préfet, 20 avril 1850) ; AGG, 13 O 2, Rapport du 25 nov. 1850 pour la Chambre de commerce ; cf. plus tard, TEF 1854-56, Douanes : « On a pu dire avec vérité que l’Algérie avait à lutter contre une triple impossibilité : impossibilité de vendre chez elle ses propres produits (à cause de la concurrence des produits étrangers similaires, importés librement) ; impossibilité de les expédier avec avantages à l’étranger où ils étaient considérés comme produits français, et à ce titre frappés de droits de douane ; impossibilité enfin de les vendre en France où on les repoussait comme produits étrangers ou tout au moins on leur appliquait des tarifications onéreuses au lieu de leur ouvrir les portes à double battant [...] On voyait ainsi la terre la plus fertile du monde condamnée à la stérilité et à une fatale impuissance. » (p. 647).
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— 1° Elle est d’abord marquée par une série de mauvaises années ; le climat en est directement responsable, mais cette situation n’est telle que parce que l’économie est élémentaire : elle repose sur une véritable monoculture aux mains des fellahs qui gardent leurs méthodes traditionnelles ; sa sensibilité aux conditions climatiques reste entière. — 2° La crise coïncide avec un afflux de population européenne inadaptée au pays et dont le seul souci est de tirer une rente de la terre et des revenus de la culture ; pour les fellahs, ce refoulement sans contrepartie est une perte de substance économique sensible. Mais cette implantation européenne dans les campagnes, – fait important entre tous –, pose un certain nombre de problèmes à l’administration : le premier, celui de savoir comment ces populations nouvelles vont subsister ; autour de ce problème majeur, une série de problèmes incidents, celui de la construction des villages, celui de la doctrine « coloniale ou colonisatrice » à adopter, celui des voies de communication, etc. Le problème essentiel reste cependant celui-ci : comment concilier l’installation européenne avec les intérêts de la population arabe traditionnelle ; il fallait bien arriver à poser la question dans son ensemble, avec toutes ses implications logiques. De ce point de vue, l’année 1851 est particulièrement importante, car l’administration française établit les bases de sa doctrine « colonisatrice » et cherche à résoudre sérieusement des questions que chacun sent importantes. De plus, l’année 1851 marque le début d’une période de relative prospérité pour les populations arabes ; bonnes années et politique raisonnée semblent favoriser l’établissement d’un équilibre dont on semblait éloigné pendant les sombres années de 1845 à 1850.
CHAPITRE QUATRIÈME
— L’occupation raisonnée et les bonnes années (1851-1856)
Le Second Empire marque en Algérie une orientation nouvelle des méthodes coloniales. Ce changement est justifié par des faits nombreux et d’une grande portée. D’une part, l’échec flagrant des tentatives antérieures en matière de colonisation est reconnu aussi bien par H. Didier que par Randon1 ; d’autre part, le nouveau régime avec son nouveau personnel administratif essaie d’adopter un système qui favorise le développement économique du pays. Ce sont là deux aspects d’un même problème que l’on cherche à résoudre rationnellement en maintenant l’équilibre entre les occupants traditionnels arabes et les nouveaux venus. Cet équilibre est conditionné par l’afflux des européens et par l’arrivée des capitaux ; sans doute les capitalistes ne s’installeront pas toujours comme « colons », ce sera même souvent le contraire ; mais la conjonction de ce double afflux peut compromettre la situation des populations arabes incapables de lutter économiquement contre les nouveaux venus. Cet aspect majeur de la question est masqué de 1851 à 1857 par une conjoncture économique favorable, née autant de la guerre de Crimée que de facteurs antérieurs ; mais à partir de 1856-57, les problèmes essentiels se posent à nouveau : il s’agit de la question des terres. En théorie comme en pratique, le cantonnement veut essayer de trouver une solution, sinon élégante, du moins qui ne lèse pas fondamentalement les populations arabes ; il semble alors que dans les années 1860-1862 on s’achemine vers une mise en forme légale du système appliqué dans certaines zones. Puis subitement, au début de 1863, l’Empereur dans sa lettre à Pélissier annonce une nouvelle formule, celle qui se concrétisera dans le sénatusconsulte de 1863. Il marque un coup d’arrêt brutal dans l’évolution déjà amorcée depuis 1856-57 ; il se justifie donc amplement dans la perspective d’occupation raisonnée qui semble être la préoccupation profonde de l’entourage impérial, sinon de l’Empereur lui-même.
1. Pour l’opinion de H. Didier, voir les rapports sur la loi du 16 juin 1851, in Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date du 16 juin ; pour celle de Randon, cf. TEF 1849-1851, p. 243 sq.
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L’OCCUPATION RAISONNÉE ET LES BONNES ANNÉES (1851-1856)
De 1851 à 1856-57, le Constantinois recouvre une santé économique quelque peu altérée par les crises des années 1845-50. En effet, l’année 1851 s’ouvre par la promulgation d’une nouvelle loi commerciale, le 11 janvier2. Cette loi n’instaure pas le libre-échange, elle ne « renverse »3 pas toutes les barrières douanières qui séparaient l’Algérie de la France, mais elle les ouvre à certains produits. « Les produits naturels » algériens entreront en France librement (art. 1) ; liberté également pour certains produits de « l’industrie algérienne ». Pratiquement, « presque tous les produits » que l’Algérie était capable d’exporter étaient admis en franchise, mais celle-ci n’était pas automatique. Par contre, franchise totale (art. 3) pour tous les produits expédiés de la Métropole en Algérie. Vis-à-vis de l’étranger, la nouvelle législation est plus restrictive que la précédente : en effet, les produits étrangers entrant en Algérie paieront les mêmes droits de douane que s’ils entraient dans un port métropolitain de la Méditerranée (art. 4). Toutefois, des exceptions auront lieu ; elles sont intéressantes à connaître, car elles touchent directement la colonisation (matériaux et produits pour les constructions urbaines et rurales, pour la reproduction agricole), par conséquent elles entreront en franchise. En retour, l’Algérie pourra exporter librement à l’étranger ses produits sauf les soies, les bourres de soie, les fils de mulquinerie, les tourteaux de graines oléagineuses, les bois de fusils et les bois de noyer brut sciés et façonnés qui devront payer à l’exportation les mêmes droits qu’en France. Par contre, la France se réservait exclusivement l’exportation des drilles, cartons de simple moulage, les minerais de cuivre, les écorces à tan, les armes, munitions et projectiles de guerre (art. 7). Récapitulons : la loi du 11 janvier admet la liberté totale d’EXPORTATION pour les grands produits de l’agriculture algérienne : céréales, élevage ; une liberté mitigée pour ses produits fabriqués. Par contre à l’importation, la France avait un privilège incontestable sur l’étranger, sauf pour les produits pouvant faciliter la vie des colons ; l’Algérie restait donc un marché quasiexclusif pour l’économie française. Nous ne pouvons donc parler de régime de libre-échange, encore moins de liberté commerciale. Toutefois, l’assouplissement du régime des exportations sera bien accueilli par l’opinion algérienne. Mais il semble avoir suscité quelques inquiétudes dans les milieux métropolitains qui cherchent dès le début à exclure les céréales de la franchise douanière4. 2. Sur la loi, cf. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ; Ménerville, Dict. de légis. algérienne, art. Douanes. Aussi étonnant que cela paraisse, cette loi n’a suscité à notre connaissance aucune étude de détail sérieuse. 3. Le mot est de Baudicour, in Histoire de la Colonisation, p. 398. 4. F 80 433, Rapp. Chambre Commerce d’Alger, 7 mai 1851 : « La Chambre de
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Cependant, dès le premier trimestre, le mouvement commercial enregistre un développement supérieur aux années antérieures : laines et céréales sont les produits dont l’exportation augmente d’emblée. « La nouvelle loi de douanes sur l’Algérie, écrit de Neveu à Urbain5, fait précipiter de ce côté tous les acheteurs de laine. Il y aura dans la province plusieurs millions d’affaires cette année sur cet article ». Des maisons de Marseille et Rouen ont envoyé leurs représentants à Bône pour acheter des laines arabes6. À Bône comme à Constantine, par ailleurs, les Arabes apportent davantage de céréales7 : pour le premier trimestre 1851, Bône voit arriver sur son marché 30 000 hl de blé et 10 000 hl d’orge, sans doute des céréales tunisiennes de contrebande se sont glissées dans les grains algériens. Tout est acheté par les commerçants qui exportent vers la France, et les opérations commerciales sur les grains absorbent toute l’encaisse métallique des négociants de la ville. À Constantine, on a vendu moins de blé, mais plus d’orge : 20 983 hl de blé et 15 832 hl d’orge. Le mouvement se poursuit pendant le second trimestre, avec une ampleur accrue : ainsi, à Constantine, on vend 22 000 hl de blé et 16 427 hl d’orge, et à Bône, 38 373 hl de blé et 28 201 hl d’orge8. Le trafic portuaire de Bône et Philippeville pour 1851 reflète bien cet essor de l’exportation : 2 612 713 frs pour Philippeville, 2 178 758 frs pour Bône ; mais Bougie dépasse aussi les deux millions de frs de commerce d’exportation9 avec 2 615 813 frs. Par rapport à 1850, les différences sont sensibles, surtout pour Bougie : Ports Bône Philippeville Bougie
1850 763 917 frs 1 105 290 frs 64 783 frs
1851 2 178 758 frs 2 612 713 frs 2 615 813 frs
En plus 1 414 841 frs 1 507 423 frs 2 551 030 frs
Effectivement, les rapports préfectoraux signalent l’afflux des huiles d’olive kabyles : 837 000 litres pour le premier trimestre dont une grande partie est envoyée en France ; 1 114 964 litres pendant le second trimestre ; soulignons que les commerçants essaient d’imposer leur volonté aux producteurs en monopolisant tout le commerce entre les mains de quelquesCommerce est informée d’une manière positive qu’un certain nombre d’agriculteurs et de représentants effrayés d’avance par la perspective de la production algérienne, se proposent de demander en ce qui concerne les céréales, le retour de la franchise accordée par la loi du 11 janvier à nos importations dans la Métropole. » 5. AGG, l X 20, lettre du 7 mars 1851. 6. F 80 432, Rapport du 17 juin 1851, sur le 1er trimestre 1851. 7. Ibid. 8. F 80 434, Rapport du 6 septembre 1851. 9. TEF 1852-54.
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uns d’entre eux et en réduisant les prix d’achat de 85 à 65 frs l’hectolitre. Le résultat le plus éclatant est l’augmentation démesurée des exportations pour tous les ports du Constantinois. En effet, celles-ci qui atteignaient 2 608 024 frs en 1850 passent maintenant à 8 482 644 frs ; la différence de 5 874 620 frs en faveur de 1851 constitue les deux tiers de l’augmentation de toutes les exportations algériennes : 19 792 791 frs au lieu de 10 262 383 frs en 1850. Autant dire que le Constantinois est la province dont la conjoncture économique pèse le plus sur la conjoncture algérienne. En 1852 l’expansion des exportations continue non sur le même rythme mais dans la même direction malgré une mauvaise récolte d’olives. Le total des exportations passant par les ports constantinois atteint 9 634 384 frs avec des augmentations à Philippeville (3 046 091 frs au lieu de 2 612 713 frs), Bône (2 824 598 frs au lieu de 2 178 758 frs), Bougie (2 727 690 frs au lieu de 2 615 813 frs). Même Djidjelli participe au mouvement avec 362 348 frs au lieu de 269 601 frs. Si le taux d’augmentation de 1850 à 1851 était de 320 %, de 1851 à 1852 il n’est plus que de 113 %. Une preuve supplémentaire de l’amélioration de la santé économique constantinoise est la diminution des importations de céréales et farineux alimentaires et une augmentation des importations de tissus. Pour l’Algérie également, les postes de farineux et céréales évoluent ainsi de 1850 à 1852 : 1850 14 542 822 frs
1851 9 733 369 frs
1852 4 203 431 frs
Quant aux tissus de coton la progression est la suivante : 1850 6 637 280 frs
1851 10 860 807 frs
1852 9 895 104 frs
Cet afflux de tissus de coton dans la province de Constantine est attesté par les observateurs les plus divers qui montrent bien la relation entre les exportations de céréales et les importations de cotonnades10. Indiquons que ces importations officielles ne font aucune part à la contrebande des cotonnades étrangères qui entrent en fraude en Algérie par la frontière tunisienne ; ainsi, dans toute la subdivision de Bône, les Arabes achètent leurs vêtements dans la Régence de Tunis, car ils sont moins chers que les produits importés de France et aussi solides11. 1853 voit une légère régression des exportations constantinoises par rapport à 1852 : 8 884 215 frs au lieu de 9 634 384 frs, soit donc en moins une différence de 750 169 frs ; c’est à peu près la diminution des exportations qui passent par Bône puisque 10. F 80 457, Rapp. direction Aff. arabes, 27 nov. 1851; rapp. du 17 juin 1851 in F 80 432. 11. F 80 457, Rapp. direction Aff. arabes, 27 nov. 1851.
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nous n’avons plus en 1853 que 1 996 189 frs au lieu de 2 824 598 frs. Officiellement, ce recul est attribué à l’épidémie qui touche la ville en 1853 ; ajoutons que les arrivages de grains ont été « minimes »12 ; cependant, malgré cette diminution, les céréales restent le premier poste de l’exportation bônoise. Cette transformation du mouvement commercial s’accompagne d’une certaine stabilité des prix. Ainsi à Sétif, où nous possédons des séries de prix continues depuis 1847, nous constatons qu’en 1851, les prix se maintiennent entre 7 et 9 frs l’hl de blé13 ; la seule exception a lieu dans l’hiver 1850-1851 : la mercuriale de novembre 1850 constate que l’hl de blé vaut 9,10 frs au lieu de 7,19 frs en octobre. Mais en janvier les prix retombent à 8,13 frs et se tiennent en mars et juin au niveau de 7,50 frs ; la mauvaise récolte provoque une légère augmentation de 1,25 frs par hl de blé, soit donc environ 17 %. Cela ne dure pas, puisqu’en janvier 1852, l’hl de blé dépasse à peine 8 frs (8,12 frs). Cependant le développement du commerce d’exportation a élevé les prix à un palier supérieur à celui de 1851 ; à partir de mars et jusqu’à la nouvelle récolte le prix de l’hl de blé atteint 9,45 frs. L’abondance de la récolte fait baisser le prix qui n’est plus que de 8,75 frs en juin, mais la tendance à la hausse est entretenue par les appels des marchés extérieurs et en septembre 1852, l’hectolitre de blé vaut à nouveau 9 francs. L’évolution du prix de l’orge est parallèle à celle du prix du blé ; en effet, sauf une hausse temporaire en janvier qui fait monter l’orge à 3,05 frs l’hl, l’hectolitre d’orge reste d’octobre à juin 1851 à 2,50 frs. La mauvaise récolte de 1851 entraîne une hausse beaucoup plus sensible que pour le blé puisque l’hl passe à 4,70 frs, soit une augmentation de 88 %, et comme la demande sur cette céréale secondaire est plus grande que pour le blé, la hausse atteint son maximum en janvier avec 5,62 frs l’hl, soit donc 124 % de plus que le prix de juin. La baisse amorcée au printemps est de faible amplitude puisque l’orge passe à 4,70 frs en mars pour terminer à 5 frs en juin, à la veille de la récolte. Après celle-ci, nouvelle baisse, mais la tendance à la hausse reste aussi nette que pour le blé puisque l’hl d’orge est en septembre à 3,75 frs, et l’année s’achève sur une ascension extraordinaire du prix de l’orge qui atteint en janvier 7 frs l’hl. Ces hauts prix se maintiennent et passent en avril 1853 à 8 frs ; malgré la récolte satisfaisante de 1853, l’hl reste encore à 6,50 frs : ceci tient à ce que « les Kabyles envahissent les marchés de la plaine et achètent sans marchander l’orge qu’ils trouvent »14 ; ce niveau de 6,50 frs se maintient jusqu’en décembre. 12. F 80 433, Rapport du 1er avril 1853. 13. AGG, K, Subdivision de Sétif, Rapports mensuels, 1847-1853. 14. AGG, K, Subd. Sétif, Rapports mensuels, 1847-1853 ; Rapport du 30 juin 1853. Les mêmes rapports montrent bien par ailleurs l’augmentation de la valeur de l’huile, donc l’augmentation des rentrées d’argent chez les Kabyles ; l’hectolitre d’huile passe à Sétif de
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Mais si l’orge monte à cause des achats kabyles, le blé, par contre, amorce une lente hausse qui s’accélère avec l’hiver 1853-54 : en effet, l’hl de blé monte en janvier à 10,50 au lieu de 9 frs en septembre, puis à 11 frs en avril, à 12 frs en juin, 12,50 frs en septembre pour terminer à 15 frs en décembre. La hausse paraît conditionnée ici uniquement par le commerce malgré les menaces de sauterelles dans les hautes plaines (Abd en-Nour, Telaghma, Zemouls)15. Cette conjoncture commerciale favorable devrait donc avoir des répercussions heureuses sur le développement de l’économie agricole constantinoise et en particulier sur la vie des fellahs. Mais celle-ci dépend aussi du développement de la colonisation. Démographiquement16, la population européenne de la province passe de 27 382 hab. au 31 décembre 1851 à 33 979 hab. au 31 décembre 1856, soit donc une augmentation de 6 597 personnes pour cinq années ; par an 1 320 hab., taux d’accroissement annuel : 4,50 %. En vérité, ce taux ne reflète pas la progression qui ne débute qu’en 1853. La répartition de cette population est intéressante. En 1855, elle se présente ainsi : 9 558 hommes, 7 061 femmes, 16 307 enfants ; la répartition par activités est significative : 21 068 personnes sont groupées dans la rubrique activités urbaines, 3 734 seulement dans celle des activités rurales, 8 124 dans celle des activités agricoles. Nous pouvons donc dire que deux Européens sur trois vivent de la ville et y habitent, et qu’un seul habite la campagne ; ne parlons pas de ceux qui travaillent la terre, c’est une autre question. Pourquoi cet essor timide de la colonisation ? Nous avons déjà fait état des critiques adressées par Randon au régime antérieur des concessions. Ces reproches amènent le gouvernement à prendre le décret du 26 avril 1851 qui tente de supprimer les obstacles à l’installation des colons : 1° Les autorités provinciales peuvent octroyer toute concession inférieure à 50 ha ; 2° Les concessionnaires reçoivent non plus un titre provisoire de concession, mais un titre de propriété comprenant des clauses résolutoires en cas d’inexécution des conditions imposées ; ainsi le concessionnaire devenu propriétaire pourra emprunter et mettre en valeur sa concession ; 3° On supprime le versement de la rente, et les concessionnaires recevant plus de cent hectares n’auront pas à verser de cautionnement ; ils garderont ainsi leurs « moyens d’action » financiers.
85-90 frs en 1852 à 105 frs en janvier 1853, 200 frs en avril-juin, 175 frs en septembre et 200 frs en décembre 1853 ; l’amplitude de cette hausse du prix de l’huile est donc, en indice, plus forte que celle de l’orge : les Kabyles peuvent donc acheter celle-ci sans marchander. 15. F 80 433, Rapport du 1er avril 1853. 16. TEF 1850-52 et celui de 1856.
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Bien entendu, la clause résolutoire implique que l’on vérifie très soigneusement les travaux imposés aux concessionnaires ; tout le système repose en fin de compte sur cette inspection des travaux17. Par rapport au régime antérieur, le nouveau décret est incontestablement libéral, puisqu’il fait entrer le concessionnaire dans le régime du droit commun et lui facilite ainsi l’ouverture de crédit. Cependant six mois après la promulgation du décret, un rapport du préfet de Constantine18 signale qu’une telle émancipation recèle de véritables « dangers pour la colonisation ». Se fondant sur le spectacle qu’il a sous les yeux dans le département, il estime que les concessionnaires n’auront plus de scrupules à louer leurs terres aux fellahs qui les mettront en valeur pendant que les concessionnaires se contenteront de toucher des fermages ou des rentes. Les prévisions du préfet devaient, nous le verrons plus loin, se réaliser de point en point. Mais le gouvernement impérial innove en matière de colonisation en faisant appel à de grandes sociétés capitalistes. Le premier exemple très connu est celui de la Société Genevoise ; nous ne referons pas l’étude détaillée de cette société de colonisation19. À l’origine, l’idée se justifie : la colonisation n’est viable qu’avec des hommes et des capitaux importants. En regard de certains avantages accordés on exigera des capitalistes qu’ils créent des centres et qu’ils les peuplent, le rôle de l’État étant de contrôler l’action de la société. La pratique allait être singulièrement décevante. Car la société interprètera à sa manière les clauses du cahier des charges, c’est-à-dire qu’elle tirera le maximum d’avantages de son contrat, mais éludera toutes les obligations quelque peu coûteuses. Tout d’abord elle se lance à grand renfort de propagande dans la création des villages, mais elle cherche d’emblée à mettre en valeur ce qui lui est octroyé gratuitement ; ainsi le domaine d’El Bèze ne tarde pas à devenir une ferme-modèle20. L’essentiel pour la compagnie est d’entrer en possession des hectares qui lui sont donnés contre les constructions de villages. Toutes les occasions sont bonnes pour gagner de l’argent. Aussi bien le choix des colons que leur dénuement ; s’ils n’ont pas les 3 000 frs prévus, on peut leur en avancer une partie à 10 % alors que la maison construite par la compagnie vaut moins de 2 500 frs et que le concessionnaire en titre a de l’argent à 5 %21. S’ils n’ont pas de bétail, la 17. TEF 1849-1851, p. 243 ; cf. aussi Larcher Rectenwald, op. cit. T. III, p. 474 ; Menerville, op. cit., art. Propriété ; Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée. 18. F 80 432. Rapport du 6 septembre 1851. 19. Cf. là-dessus le livre classique de Passeron et surtout le bon diplôme d’études supérieures que Mlle Magneville a présenté devant la Faculté des Lettres d’Alger. 20. TEF 1852-54 et F 80 431. 21. Magneville, D.E.S. cité, p. 41.
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compagnie veut bien leur en louer ; pour une vache, il faudra verser 2,25 frs par mois, pour un mouton 0,25 fr, tous les risques étant, bien entendu, à la charge du locataire22 ; à ce tarif, le taux de prêt est très confortable puisqu’il oscille de 25 à 30 %. De même, la compagnie accepte de louer aux colons qui occupent ses terres, des abris pour leurs bestiaux, moyennant « une légère redevance mensuelle » ; pour finir, la société a mis sur pied un service de roulage, mais les bénéfices de celui-ci sont assez « restreints » : 828,25 frs23. Autant dire que la vie des colons de la compagnie est toute entre ses mains. Faut-il s’étonner que la situation des « colons suisses » soit des « plus médiocres »24 alors que le domaine d’El Bèze est en pleine prospérité25 ? Plus graves sont les conséquences de l’installation de la société sur la colonisation « libre ». En effet, la société reçoit les plus belles terres des environs de Sétif. Second inconvénient majeur qu’un rapport préfectoral de 1854 signale discrètement26 : « Il peut se faire que le système de colonisation en masse adopté et pratiqué par cette compagnie gêne quelque peu la colonisation libre et individuelle à cause des surfaces immenses que la réalisation de ses projets doit absorber ; mais la colonisation individuelle n’était entreprise le plus souvent que par des commerçants, des industriels ou des ouvriers qui ont généralement peu d’aptitude aux travaux agricoles... » En réalité, la Société Genevoise est si puissante que la colonisation individuelle ne peut entrer en concurrence avec elle et qu’elle s’efface pour aller ailleurs ; ou bien, elle se contente, tout comme la société, 22. F 80 1172, Rapp. du 31 décembre 1855. 23. TEF 1854-56. 24. F 80 433, Rapport du 1er avril 1855, cf. aussi Rapp. du général Maissiat du 16 mars 1855 in AGG, 3 L, liasse 2 : « Il est évident que de pareils colons, avec ces conditions, ne pouvaient vivre réellement », cité par Magneville, p. 42. 25. Sur la ferme d’El Bèze, TEF 1854-56 ; sur la situation des colons F 80 433, Rapp. du 4 octobre 1855 : « La colonisation au lieu de progresser, tend à rétrograder ; la Compagnie Genevoise fait, assure-t-elle, tous ses efforts pour arriver au peuplement de ses villages, mais ses efforts sont infructueux jusqu’ici. Voici la population de ces villages : hommes, 129 ; femmes, 67 ; enfants, 139 ». [...] « Dès que les colons ont obtenu des concessions, ils se hâtent de chercher des acheteurs arabes et toujours louent moyennant les 3/5 de la récolte aux Arabes quand ils ne trouvent pas à vendre ; fort peu d’Européens travaillent donc euxmêmes ; ceux qui ont des usines se contentent d’en surveiller l’exploitation. » [...] « La situation matérielle des colons suisses est toujours médiocre ; elle deviendra mauvaise quand ils auront épuisé les fonds qui leur sont remis dans la première année de leur séjour en Afrique. Toutes les terres, à 31 ha près, ont été cultivées par les Arabes moyennant les 3/5 de la récolte. Quelques essais de jardinage, faits sans ardeur, n’ont été suivis que de faibles résultats. Les colons aiment peu le travail qu’ils supportent d’ailleurs difficilement, privés qu’ils sont de cette nourriture substantielle à laquelle ils sont habitués. » 26. F 80 431, Rapport du 5 avril 1854.
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de toucher les rentes des concessions. Cette remarque vaut d’ailleurs pour presque tous les autres concessionnaires. En effet, la colonisation libre, celle qui s’est créée avant 1848 et qui comprend des petits, moyens ou grands concessionnaires, ou la colonisation « officielle », celle des colonies de 1848 et 1849, semblent avoir peu de consistance. Au 31 décembre 1851, sur le territoire militaire de Philippeville27, sur 28 concessionnaires qui possèdent ensemble 2 824 ha, 16 n’ont rien fait alors qu’ils détiennent 1 414 ha. Parmi eux, Lestiboudois28 qui possède 600 ha : celui-ci ne s’est même pas préoccupé d’entrer en possession de sa concession. Ceux qui ont pris possession de la concession, ne cultivent pas et louent aux Arabes contre argent. Les autres ont élevé pour 111 000 frs de bâtiments divers, possèdent 114 instruments aratoires divers, 1 914 bestiaux, ont planté 4 000 arbres fruitiers et cultivé 420 ha de céréales ou de cultures diverses. À Saint-Charles29 les concessionnaires vendent surtout des fourrages et laissent incultes les terres dépendant du village ; les maisons d’habitation sont autant de débits de boissons. Par contre, dans la vallée du Bou Merzoug, 5 685 ha répartis en 97 exploitations sont défrichés ; notons, là encore, l’importance des exploitations supérieures à 50 ha : 32 sont comprises entre 50 ha et 100 ha, 14 ont plus de 100 ha, 3 seulement ont de 0 à 20 ha. Les observateurs30 attribuent aux petites et moyennes concessions l’importance de cette mise en valeur et rendent la grande concession responsable de l’inculture du pays31. Aucun progrès n’est enregistré de 1851 à 1853 dans la vallée du Safsaf comme en témoigne la note suivante : « Il y a six ans que la vallée du Safsaf est livrée à la colonisation et elle n’est encore ni peuplée ni cultivée. » Cet abandon est évidemment un exemple déplorable pour « les cultivateurs consciencieux » obligés de laisser derrière eux des « territoires déserts » plus avantageux que ceux que l’administration leur octroie31. Nous retrouvons parmi les grands concessionnaires « susceptibles d’être évincés » Lestiboudois dont « le maintien produit une impression fâcheuse 27. F 80 430. 28. Sur Lestiboudois, cf. Ch.-A. Julien, La concession de Th. Lestiboudois, Paris, 1924. 29. Arch. Dép. de Constantine, M 2, liasse 8, Philippeville, min. de la Guerre à général division Constantine, 8 septembre 1852 ; cf. aussi TEF 1852-54. 30. Ibid. Malgré de pressantes demandes du général au ministre de la Guerre pour évincer Lestiboudois de sa concession, le ministre refuse : « Sans les circonstances impérieuses qui le retiennent à Paris, M. Lestiboudois aurait depuis longtemps commencé ses travaux d’installation. » (Lettre du 28 janvier 1852). 31. Arch. Dép. de Constantine, M 2, liasse 8, (Philippeville, min. de la Guerre à gén. div. Constantine, 8 juin 1853.
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et décourage les colons »32. Cette indifférence des concessionnaires n’est pas le privilège de la banlieue philippevilloise, nous la retrouvons dans les environs de Sétif. Dès qu’ils obtiennent leurs concessions33 les colons se hâtent de chercher des acheteurs arabes et louent, toujours moyennant les 3/5 de la récolte aux Arabes quand ils ne trouvent pas à vendre ; fort peu d’Européens travaillent donc eux-mêmes. De telles pratiques suscitent des réactions assez vives, car les Européens vendent fort cher aux Arabes les concessions obtenues gratuitement ; ceux-ci exécutent alors les conditions exigées des concessionnaires par l’administration34. Dans le domaine de la colonisation d’État, les colonies de 1848 sont très vulnérables ; l’avenir des colons assuré par l’État jusqu’en 1851, cause des inquiétudes aux pouvoirs publics ; en 1852, on prévoit qu’ils ne pourront subvenir aux besoins de leurs familles par leur seul travail et qu’ils tomberont dans la misère35. À Jemmapes, en juillet 1854, les maisons construites sont négligemment entretenues36 ; à Penthièvre, en 1852, l’aspect du village est « des plus tristes avec ses maisons inachevées et ses rares habitants » ; il en est de même à Mondovi et à Barral37. La comparaison avec les populations arabes ne prend alors que plus de sens. Ainsi, dans la subdivision de Philippeville38, en décembre 1853, la situation se présente ainsi : Superficies cultivées Blé récolté Orge récolté Fèves, pois, etc. Cultures industrielles Arbres fruitiers Vignes
Européens 1 588,97 ha 13 544 qx 3 012 qx 4 214 qx 2 198 qx 1 504 550 pieds 88 ha
Indigènes 21 177 ha 136 134 qx 76 212 qx 6 326 qx — 125 pieds 0,50 ha
32. Ibid. Lestiboudois. « 600 ha néant ; depuis que ce concessionnaire a été mis en possession, pas un seul coup de pioche n’a été donné à ses terres ; son maintien produit une impression fâcheuse et décourage les colons ». Dans le même sens, F 80 432, Rapport du préfet, 6 septembre 1851 : « Il est à craindre que dans la vallée du Saf-Saf, tant de grandes concessions européennes si peu exploitées jusqu’aujourd’hui ne passent successivement à la longue aux mains des indigènes riverains seuls à même d’apprécier la valeur des terres concédées et bien plus en position que des Européens d’en offrir un prix avantageux calculé d’ailleurs sur le parti qu’ils pourront en tirer ». 33. F 80 422, Rapp. du 4 octobre 1855; cf. aussi F 430, min. Guerre à gén. div. Constantine, 9 avril 1852 ; cf. aussi F 80 433, Subdiv. Sétif, rapport du 7 mars 1856 : « Il arrive fréquemment qu’un terrain est vendu aussitôt que concédé, de telle sorte que les demandes de concessions finissent pas constituer une véritable industrie. » 34. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapp. du 30 sept. 1855. 35. F 80 1412, Jemmapes, rapport du 30 juin 1851. 36. F 80 1171, Rapport du 1er juillet 1854. 37. F 80 445, Rapp. du préfet à gouv. gén. 22 janvier 1853. 38. F 80 1171, Rapport du 31 décembre 1853.
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D’autre part, les 3 869 Européens et les 41 715 Arabes possèdent : Bovins Chevaux Moutons Chèvres Porcs Mules et mulets
2 381 236 1 761 1 084 2 290 249
49 800 2 970 55 500 57 800 — 1 780
L’effort des Européens se porte donc sur les arbres fruitiers, les cultures industrielles, les cultures de légumineuses, alors que les fellahs restent les principaux fournisseurs de céréales et de bestiaux. L’étude des populations arabes permet de mieux apprécier leur évolution devant l’implantation européenne. Nous avons déjà noté le souci qu’avaient les fellahs d’affirmer leurs droits d’usage ou de propriété traditionnels en construisant ou en demandant des titres de propriété dans certaines zones des hautes plaines39. La loi du 16 juin 1851 et l’installation européenne accentuent cette tendance. En effet, en réaction aux ordonnances de 1844 et 1846, la loi de 1851 introduit le droit commun français pour les questions de propriété en Algérie. La propriété sera donc « inviolable » quels qu’en soient les possesseurs, « indigènes, français ou autres » (art. 10) ; les droits des individus ou des tribus existant au moment de la conquête sont donc reconnus sans restriction (art. 11). En conséquence, chacun pourra jouir et disposer de sa propriété de la manière la plus absolue (art. 14) ; les cas d’expropriation sont soigneusement énumérés (art. 19) ; disparaît notamment l’expropriation pour cause d’inculture. Mais comme l’application du code civil risque de bouleverser l’économie et la société musulmane à cause des licitations40, la loi prévoit des restrictions importantes : 1° Les opérations entre musulmans restent régies par la loi musulmane (art. 16) ; entre musulmans et non musulmans, évidemment les dispositions du code civil joueront ; 2° Est reconnu le droit de chefâ‘a (art. 17), c’est-à-dire l’action en retrait lorsqu’une portion d’immeuble indivis est en question ; 3° « Aucun droit de propriété ou de jouissance portant sur le sol du territoire d’une tribu ne pourra être aliéné au profit de personnes étrangères à la tribu » (art. 14, par. 2). 39. Cf. Chapitre précédent. 40. Voir le rapport d’H. Didier in Estoublon et Lefébure, op. cit., au 16 juin 1851 : [...] « Vouloir tout d’un coup appliquer cette règle (les licitations) sans ménagement et d’une façon absolue, ce serait frapper au cœur les intérêts les plus respectables et s’exposer à voir se retirer de nous et s’expatrier la plupart des indigènes qui peuplent nos villes qu’il est de notre honneur autant que de notre intérêt d’y maintenir ».
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Les Européens estiment que la loi mettait des entraves à leur expansion individuelle ; seule était autorisée l’expansion sous l’autorité de l’État, par le moyen des expropriations ; cette entrave était d’autant plus forte que les droits des tribus (propriété ou jouissance) datant d’avant la conquête étaient reconnus formellement et que les « personnes étrangères aux tribus » ne pouvaient acquérir de droit de propriété ou de jouissance. La société musulmane et le régime foncier traditionnels étaient donc maintenus dans leurs cadres antérieurs, d’autant plus que l’inviolabilité était reconnue par l’article 10 ; la loi du 16 juin 1851 était donc un progrès ou une régression par rapport aux dispositions antérieures sur la propriété selon que l’optique était celle des fellahs ou celle des colons. Cependant à côté des dispositions renforçant le régime musulman apparaissaient celles du code civil. Mais de notables lacunes ou des confusions fâcheuses existaient. En particulier, la loi ne faisait aucune distinction entre possesseurs et propriétaires, et mettait sur le même plan droit de jouissance et droit de propriété ; en vérité le législateur s’était bien gardé d’aller au fond des choses et avait préféré ne pas toucher à la question des terres melk et arch. Nulle part, ni dans les rapports préliminaires à la loi, ni dans le texte de loi lui-même on n’y fait allusion. Était-ce ignorance du régime foncier musulman ? Nous ne le croyons guère, car H. Didier dans ses deux rapports de 1850 et 1851 connaît la question des biens habous, et semble bien au fait du régime musulman de l’indivision traditionnelle puisqu’il refuse la licitation telle qu’elle est pratiquée par le code civil et accepte le maintien du droit de chefâ‘a. En fait, nous pouvons supposer avec une très grande vraisemblance que délibérément, l’Assemblée n’a pas voulu aborder l’épineuse question de la terre melk et de la terre arch, sous peine de bouleverser un régime foncier et une société dont l’équilibre devenait de plus en plus précaire. La nouvelle loi laissait ainsi dans une vague imprécision « le mode de concession à faire aux indigènes des tribus pour la portion de terrain qu’ils cultivent et sur laquelle ils ont bâti ou se proposent de bâtir »41. Ainsi, dans la plaine de Sétif, chez les Zemouls et aux environs de Batna, les fellahs qui ont bâti des maisons sur terrain arch « attendent avec impatience le moment de devenir propriétaires du sol autour de leur demeures ». Car l’installation européenne, malgré sa précarité leur enlevait de nombreuses terres. Sans doute la majorité des terres n’était guère mise en valeur par les concessionnaires. Nous avons vu qu’ils se contentaient de louer leurs concessions aux anciens propriétaires ou usufruitiers ; cette transformation ne rassure pas les Arabes : ceux-ci ont bien conscience depuis quelques 41. F 80 457, Rapport du 27 novembre 1851.
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années42 que « la colonisation n’est qu’un prétexte dont on colore la spoliation dont ils s’imaginent être victimes ». Le gouverneur général lui-même a également conscience de la gravité de cette question43 : « un problème complexe s’est toujours présenté à nous lorsqu’il s’est agi d’étendre la colonisation » : il fallait, d’une part, « sauvegarder dans de justes limites les intérêts de la population indigène à qui nous pouvons bien demander l’excédent des terrains qu’elle laisse improductifs ; mais il ne serait ni politique, ni humain de la réduire au désespoir en lui retirant ses moyens d’existence ». Plus tard, un rapport d’ensemble souligne l’inquiétude dans laquelle le développement quotidien de la colonisation jette les indigènes44. Ainsi, dans le courant du second trimestre 1852, différentes tribus du cercle de Guelma se révoltent. Participent à l’insurrection les Ouled Mahboub, les Beni Salah, les Hanenchas, les Haractas, les Ouled Dehn ; les causes de l’insurrection sont directement liées à notre politique foncière indigène45. En effet, l’établissement des centres de colonisation a entraîné d’importants abandons de terres ; en outre, les tribus auxquelles on avait attribué certains territoires à la suite de cantonnements successifs ont été déplacées plusieurs fois sans qu’aucun titre définitif de propriété leur ait été accordé ; en troisième lieu, l’impôt, sous le titre d’impôt volontaire, a été porté à un chiffre supérieur de plus des deux tiers du total habituel ; enfin, les indigènes sont obligés d’exécuter eux-mêmes les travaux routiers. Ainsi, tout le centre est de la province est en insurrection ; les origines foncières du soulèvement ne sont guère contestables après cette affirmation d’un rapport officiel du 1er janvier 185246 qui déclare que les tribus ont dû abandonner 25 000 ha de « bonnes terres ». L’insurrection est durement réprimée car les populations sont « presque ruinées quand elles rentrent chez elles »47. Par ailleurs, et plus tard, les fellahs préfèrent émigrer vers la Tunisie48 : ainsi, plus de 250 familles des Beni Mehenna et des Radjettas (cercle de Philippeville) ont demandé à partir à cause du refoulement successif et 42. AGG, K, Subdiv. Sétif. Affaires civiles, 1850-52, du 30 juillet 1850. 43. AGG, l H 10, Circulaire sans date (1853 ?). 44. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-1859, Rapport sur 1854. Cf. aussi Ibid., mais rapport du 10 novembre 1854, cercle de Djidjelli : « (donner des titres de propriété) sera le seul avantage qui peut être offert en compensation de ce qu’il y a de pénible à voir passer en d’autres mains des terres qu’elles ont toujours cultivées ou qui ont toujours servi au pacage de leurs bestiaux. » 45. AGG, 2 H 11, Lettre de Mac-Mahon à Randon du 12 août 1852 in Drimaracci, La politique indigène de Randon, D.E.S., Fac. Lettres Alger. 46. F 80 433. 47. AGG, 1 H 10, Cercle de Guelma, rapport du 27 mars 1854. 48. AGG, K, Inspection générale, Rapp. d’ensemble 1851-59, Cercle de Philippeville, 1er janvier 1851.
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continuel de ces tribus par la colonisation49. Non seulement la révolte ou l’émigration mais aussi les incendies de forêts sont des moyens de protestation : « Les indigènes voient avec terreur et mécontentement les forêts soumises successivement au régime forestier puis celles-ci concédées à des Européens »50. Tous ces textes le confirment : les fellahs voient diminuer leurs terrains de parcours et de cultures ; ce resserrement constitue une diminution de leurs ressources. Le gouverneur général pose d’ailleurs le problème très clairement51 : « Le mode de culture arabe exige en effet de vastes étendues ; il repose sur les cultures de céréales et l’élevage des bestiaux. Les Arabes ne font pratiquement aucune espèce d’approvisionnement de fourrages ; c’est donc une obligation pour les troupeaux de paître en pleine nature » : de vastes espaces sont donc nécessaires pour assurer la subsistance d’un petit nombre d’animaux, d’où manque d’engrais pour les terres, d’où la nécessité des jachères qui chaque année abandonnent à la vaine pâture la plus grande partie des terres labourables. « C’est le système de la France au siècle dernier, à la fin de l’ancien régime ». Et le gouverneur ajoute : « Chaque fois que nous prendrons des terres aux arabes en laissant ce système tel quel, nous risquerons, quelque disproportionné que paraisse cet espace, d’aller en raison même de cette apparence, au-delà des limites où leurs moyens d’existence resteront assurés. » L’extension de la colonisation implique donc du seul point de vue arabe : 1° un changement radical dans le système agraire traditionnel : « c’est un des plus grands progrès que nous puissions leur faire faire, celui qui, en les enrichissant, les conduira à tous les autres » ; 2° l’introduction de cultures riches (cultures industrielles par exemple) d’un grand profit pour de petites étendues (ex. tabac, coton, arachides) ou de cultures vivrières d’appoint moins épuisantes que les céréales (ex. légumineuses, pommes de terre, maïs, etc.) ; 3° l’augmentation des défrichements. En un mot, il faut leur apprendre à trouver des ressources suffisant à leurs besoins dans une étendue de terrain inférieure à celle qu’ils exploitent maintenant et qui par leur mode de culture est quelquefois à peine suffisante, quoique paraissant hors de proportion avec le chiffre de la population qu’elle fait vivre. Cette claire vision de la question agraire n’entraîne aucune amélioration, car, d’une part, les modifications de la technique et de la pratique agraires sont, nous le verrons plus loin, minimes, 49. Les Beni Mehenna et les Radjettas ont subi, rappelons-le, de notables prélèvements en 1847 et en 1848 pour la fondation de Jemmapes. 50. AGG, K, Insp. Gén., Rapports d’ensemble 1851-59, document cité note 48. 51. AGG, 1 H 10, Circulaire sans date (1853 ?) déjà citée.
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d’autre part, on continue d’enlever aux fellahs des superficies importantes. Le plus inquiétant est que cette installation européenne prend souvent pour les fellahs des aspects discutables. Ainsi, du fait que les concessionnaires européens ne cultivent pas et louent aux Arabes, ceux-ci ont l’impression qu’au lieu de verser à l’État l’impôt arabe, chose parfaitement admissible, ils le versent maintenant entre les mains du colon usurpateur de leurs terres52. De plus, une autre conséquence de la colonisation à leurs yeux est le traitement différent des récoltes européennes et arabes par le commerce : ce qui est payé 5 et 10 frs au fellah est payé 10 et 20 frs au colon européen. Aussi bien, dès 1851, le rapport du cercle de Philippeville semble résumer la situation en déclarant : « L’opinion publique des indigènes du cercle, c’est que le peuple restera soumis tant que la force le dominera [...] les Arabes se soumettent ; ils cèdent à la force, mais ils espèrent encore »53. Pour arrêter cette dépossession qui les menace, les fellahs essaient de construire des immeubles qui leur permettraient de se faire reconnaître la propriété des terres par l’autorité française. Ainsi, dans la région de Sétif, le général commandant la province avertit le gouverneur général très franchement qu’enlever encore des terres aux fellahs pour les donner à la Société Genevoise risquerait de provoquer des troubles54, car il faudrait refouler les Arabes de leurs terroirs traditionnels. Pour fléchir le gouverneur, le général souligne qu’avec ce refoulement, l’administration fera une mauvaise affaire fiscale : en effet, les Arabes paient 45 frs d’impôt par charrue, alors que la Compagnie ne paie qu’une rente d’un franc par ha ; le Trésor perd ainsi 35 frs par djebda, soit 350 frs pour 100 ha, sans compter les corvées, diffas, etc. Au total, ce sera une réelle injustice et une opération déplorable. Mais l’administration a son siège fait : les tribus seront déplacées, on leur offrira des compensations prises sur les tribus voisines55 ; les Amer Dahra recevront 3 000 ha, les Amer Guebala 3 350 ha. Cela ne suffit pas à calmer les appréhensions des fellahs56. 52. AGG, KK, Subdivision de Sétif, Aff. civiles, 1850-52, Rapp. du 30 juillet 1850. 53. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapp. du 7 octobre 1851. 54. AGG, 3 L 2. Lettre du 31 janvier 1853 in Magneville, op. cit. Dans le même sens, AGG, K, Corr. Bordj avec Sétif, 1856 et 1871, cercle Bordj à Sétif, 22 avril 1856 : « La question de la colonisation sera à Bordj une des plus délicates ; il ne s’agira de rien moins que d’enlever aux Ouled Mokhran ou aux Hachem leurs serviteurs, des terres dont ils jouissent depuis très longtemps. Nous pouvons, il est vrai, donner en échange des terres confisquées à divers titres, mais ils sont aussi en possession de ces terres ». Sur l’occupation des hautes plaines, cf. F 80 434, Rapp. Becquet, 27 avril 1854 : « Dans cette plaine (Abd enNour) et jusqu’à la Medjana, tout ce qui est cultivable est cultivé. » 55. Magneville, op. cit. 56. AGG, 8 H 23, in Magneville, op. cit., p. 26.
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Ce souci de bâtir des maisons est d’ailleurs vigoureusement encouragé par les autorités locales qui voient dans ces constructions le premier pas vers l’assimilation aux colons européens57. L’administration ne voit ainsi qu’une face de la question, car le fellah construit pour affirmer son droit de propriété58. Le TEF décrit longuement ces constructions : tantôt de simples rez-de-chaussée, couverts en tuiles avec une ou deux chambres, « une sorte de transformation du gourbi arabe » ; tantôt de véritables fermes (dans la région des azels) avec un rez-de-chaussée et un étage ; en bas, autour d’une cour carrée, les logements des serviteurs, les écuries, les magasins ; à l’étage, le logis du propriétaire. Dans la subdivision de Sétif, les Amer Dahra, les Amer Guebala et les Eulma « demandent à établir des villages afin d’acquérir des droits à la propriété et ne plus se voir exposés à de nouveaux déplacements »59. Cependant, toutes les régions de la province ne sont pas atteintes par le désir de construire : dans les cercles de Tébessa, Aïn-Beida, dans les Kabylies, par exemple, les populations restent fidèles à leurs habitudes60 ; il est vrai que ces zones sont encore assez peu visées par la colonisation européenne. Malgré tout, aucune décision administrative n’est prise en faveur des fellahs constructeurs ; et en février 1853, la même question que celle de novembre 1851 revient sous la plume de l’Inspecteur des bureaux arabes61 : Que va-t-on faire pour les Arabes qui ont bâti en terre arch et qui « attendent 57. TEF 1852-54, p. 346 sq. ; F 80 457, Rapp. du 27 novembre 1851 qui écrit : « Ce mouvement consoliderait la paix. » 58. TEF 1852-54, Ibid., la notice signale en passant : « Arabes et Kabyles cherchent à devenir concessionnaires au même titre que les européens et partout où la propriété du sol leur est acquise, ils s’empressent de faire acte de possession en construisant. » 59. Ibid. Cf. aussi AGG, 1 H 10, Cercle de Sétif, Rapport du 1er janvier 1854 : « Les constructions faites dans les tribus dans ces derniers temps ont été nombreuses ; et les Eulmas surtout ont bâti des maisons en grande quantité : la crainte de voir chez eux ce qui se passe chez les Ameurs, leurs voisins, les a engagés à entrer dans cette voie plus que les conseils donnés de tout temps ». 60. Ibid. 61. F 80 458, Rapport du 28 février 1853 ; voir aussi AGG, 1 H 10, Cercle de Philippeville, Rapport du 1er janvier 1854 : « Les indigènes, au fur et à mesure qu’ils voient envahir le pays par la colonisation européenne, comprennent qu’il est urgent de bâtir et de s’assurer une propriété ». Cf. aussi Rapp. Becquet, 27 avril 1854 (F 80 434) : « À droite et à gauche de la route (de Constantine à Sétif) sur les plans les plus rapprochés comme sur les pentes les plus éloignées de gros douairs arabes échelonnés en quelque sorte de distance en distance ; à côté des tentes, quelques maisons bâties par les Arabes commencent à s’élever, ce qui indique dans la population de ces localités, le désir d’avoir des demeures plus fixes que par le passé. Et cela m’expliquerait aussi à quels ouvriers étaient dûes ces vastes cultures, en général fort bien soignées et qui la plupart se font non avec des bœufs, mais avec des chevaux ou des mulets. » En sens inverse, AGG, 1 H 10, Rapport cercle de Bône qui note que peu de maisons sont bâties et que la tente est toujours préférée.
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avec impatience de devenir propriétaires du sol autour de leurs demeures ». Certains demandent des concessions de 150 à 200 ha et considèrent qu’ils seront à l’étroit. Même question deux ans plus tard62 : « Les constructions privées commencent partout ; l’autorité est obligée de modérer cette activité des tribus qui vont être cantonnées afin de ne pas exposer les indigènes à des déplacements trop préjudiciables lorsque cette opération s’effectuera ». Et le rapport conclut : « Il est à regretter que l’on n’ait pas encore donné suite aux demandes de concessions faites par les indigènes, car dans la crainte d’un refus, on a été obligé de les empêcher de planter et de bâtir sur les terrains demandés, et c’est une année de perdue. » Malgré les avertissements multiples que nous avons analysés précédemment, les données du problème restent inchangées : les appétits des concessionnaires restent toujours aiguisés ; ils le sont d’autant plus que le gouvernement a commencé d’installer la compagnie genevoise sur les terres qu’elle demandait et qu’elle songe à étendre son champ d’action sur 80 000 nouveaux hectares. Le conseiller de gouvernement Becquet, en tournée dans le Constantinois souligne63 tout comme l’avait fait déjà le général commandant la division de Constantine, que le refoulement des Arabes « campés dans les 20 000 ha » soulèvera de difficultés lorsqu’il sera totalement réalisé. Mais si ces difficultés peuvent avoir une solution, le problème sera d’une tout autre complexité quand il s’agira d’une nouvelle concession de 80 000 ha. Mettant en doute l’efficacité du système, tant du point de vue politique que du point de vue financier, Becquet conclut : « [...] Le vide, nous ne le trouvons pas, nous le faisons. Loin de songer à émigrer, à s’éloigner, les tribus se montrent plus que jamais disposées à se fixer ; c’est nous qui venons les déplacer et opérer au milieu d’elles un refoulement qui sera sans fin et sans terme, si on ne s’arrête pas aux 20 000 ha compris dans le décret du 23 avril 1853 »64. En vérité, même pour les 20 000 ha de la compagnie genevoise, Becquet restait en-deçà de la vérité. En mars 1855, le général Maissiat, commandant 62. AGG, K, Rapports mensuels, Subdivision Sétif 1854-70, Rapport du 31 mars 1855. 63. F 80 434. Rapport du 27 avril 1854. 64. La région de Sétif n’est pas la seule visée ; celle des azels, comprise dans les vallées de l’oued Zenati et de l’oued Cherf l’est également : on se propose d’utiliser 80 000 ha qui « renferment une population insignifiante » ; en les cédant, on ne jetterait pas de trouble dans la population indigène (Arch. dép. de Constantine, M 2/8, Philippeville, gén. division à min. de la Guerre, 11 mars 1853). Dans le même sens que Becquet, cf. AGG, l H 10, Cercle de Sétif, Rapp. du 1er janvier 1854 : « Malheureusement, la petite quantité de terres qui restera à certaines tribus après le prélèvement de 20 000 ha qui lui sont concédées et l’incertitude des emplacements qui seront choisis pour les 80 000 demandés ne permettent de donner aucune suite à ces nombreuses demandes (de concessions) faites par les indigènes ».
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la subdivision de Sétif 65 écrit : « Des fractions entières de tribus ont été dépossédées ; on les a casées comme on a pu et elles végètent » ; plus loin, il ajoute : « Ce n’est pas un mince souci pour nous que d’intercaler à chaque saison de labours les dépossédés dans les milieux non cadastrés et d’habitude déjà suffisamment denses ; de là, un violent désir d’émigrer qui pousse de nombreuses tentes vers la Régence de Tunis. » Encore n’a-t-on remis à la Société Genevoise que 10 000 ha sur les 20 000 qu’elle doit recevoir. Lorsqu’il faudra livrer à la Compagnie ce qui lui reste à toucher, les population arabes (la moitié environ)66 préfèreront « en passer par toutes les conditions de fermage de la compagnie plutôt que d’abandonner les contrées qui les ont vus naître »67. Cette remise de terres attendues depuis longtemps jette cependant « une grande émotion dans le pays »68 et l’officier du bureau arabe de Sétif recommande par prudence « de différer toute grande concession qui aurait pour résultat de déplacer des Arabes jusqu’à ce qu’un travail sérieux eût été fait par une commission spéciale d’après des bases bien étudiées, pour assurer aux tribus un cantonnement définitif d’où elles n’auraient plus à craindre d’être renvoyées ». En ordonnant ces déplacements, on semble donc ignorer la loi du 16 juin 1851. De plus, cela engendre des difficultés : les unes liées aux populations déplacées qui doivent abandonner leurs terres, les autres aux populations qui les reçoivent et se trouvent ainsi à l’étroit. Dans les deux cas, de nouveaux défrichements sont nécessaires69 ; mais nous devons ajouter à cela 65. Cité par Magneville, op. cit. Dans le même sens, cf. AGG, K, Inspection générale, Rapp. d’ensemble 1851-59, Cercle de Sétif 1856 : « En dehors du pays kabyle, toutes les terres arabes sont arch, c’est-à-dire la propriété de l’État qui en laisse la jouissance aux populations. D’après ce principe, toutes les fois qu’il a fallu des terres pour la colonisation autour de Sétif, on ne s’est nullement préoccupé de la question de la propriété. Pour la colonisation suisse comme pour les particuliers, on a choisi les emplacements qui ont paru convenables et on s’est contenté de resserrer les Arabes en les refoulant tout autour de nous. « Si le pays avait été très peu peuplé, ce mode d’opérer n’aurait eu aucun inconvénient, mais il n’en est pas ainsi à Sétif ; chaque parcelle concédée avait son détenteur qui y vivait depuis de longues années ; l’amour du sol qui l’a vu naître est aussi fort chez l’Arabe que chez tout autre peuple. Nulle part, la colonisation n’a enlevé plus de terre en aussi peu de temps qu’autour de Sétif ; il en est résulté chez les indigènes un grand froissement ; repoussés une première fois ils ont souvent été obligés de reculer une seconde fois » et le rapport cite les Ameurs qui s’expatrieraient s’ils n’étaient retenus par le commandement local. 66. F 80 506. Cercle Sétif, Bureaux arabes, rapp. du 31 décembre 1856. 67. AGG, K, Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-70, Rapport 31 octobre 1850. 68. Ibid. 69. F 80 554, Cercle Sétif, Rapp. 25 novembre 1855 : « Les Arabes dépossédés d’une partie du sol par la colonisation européenne ont été obligés de beaucoup défricher ; il leur resterait à peine de quoi vivre dans les conditions actuelles s’ils ne cultivaient pas la presque totalité des terres concédées à des européens, mais à des prix de location souvent fort élevés ».
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l’impossibilité pour les fellahs d’améliorer leurs techniques culturales : la tradition mais aussi la crainte de ne pas profiter des fruits de leur travail les encouragent à maintenir leurs pratiques traditionnelles. Leurs traditions culturales demeurent d’autant plus vigoureuses que la quasi totalité des concessionnaires européens leur abandonne la culture de leurs concessions70. Dans tous les cercles, en Kabylie comme ailleurs, les vieilles techniques subsistent sans changement71 : mêmes instruments aratoires, mêmes pratiques culturales ; les rendements par ha sont d’ailleurs éloquents et illustrent bien cette stagnation : 7 hl à l’ha pour le blé dur, 9 hl pour l’orge en 1852 ; 5 hl et 6 hl 50 pour le blé et l’orge en 1856. Cette stagnation devait encore subsister pendant de nombreuses années. Par contre, quelques modifications mineures interviennent dans les systèmes de cultures ; les céréales restent certes la base même de l’agriculture dans les hautes plaines, ainsi que l’arboriculture dans les régions kabyles ou aurésiennes, mais les fellahs essaient de nouvelles plantes et tentent d’augmenter leurs revenus. Ainsi, la pomme de terre se répand dans certains cercles : Bougie, Sétif, Bône, Philippeville ; à Djidjelli, on essaie le topinambour et la pomme de terre72. Certains cultivateurs arabes tentent la culture du coton, dans les cercles de Bône, Djidjelli, Guelma ; le cercle de Guelma est celui où l’essai est le plus important73. Les résultats y sont même « assez beaux » ; en 1852, 19 cultivateurs (européens et indigènes) ont planté 19,84 ha ; en 1853, 139,79 ha sont cultivés par les planteurs : l’administration impériale s’en mêle alors et distribue des encouragements et des primes à partir de 185474. En 1854, la province de Constantine possède 265 ha de coton et l’on propose de récompenser le caïd Ali ben Mohammed du cercle de Guelma car ses cultures sont parmi les plus belles et les plus soignées. Mais en 1855, de nombreux plants sont détruits par les insectes qui s’attaquent aux racines et aux feuilles75 ; au bout de quelque temps d’ailleurs, le coton disparaît du Constantinois. D’autres 70. AGG, K, Subd. Sétif, Rapports mensuels 1847-53, Rapport du 31 août 1853 : « L’influence de nos colons pour introduire la méthode française a été tout à fait nulle, vu que tous ou presque tous ne font cultiver que par des bras et des moyens indigènes ». 71. AGG, 1 H 10. Rapport de mars et avril 1854 sur les différents cercles ; cf. aussi F 80 506, Cercle de Bougie, Rapport du 31 décembre 1856 : « Aucun changement dans leurs moyens de culture : les instruments aratoires restent les mêmes ; les terres sont fumées avec plus de soins parce que le bétail a augmenté. » 72. Sur la culture des pommes de terre, AGG 1 H 10, rapport du 1er janvier 1854 ; F 80 457. Rapport du 27 novembre 1851; F 80 468, Rapport du 28 février 1853 ; F 80 433, Rapport du 1er juillet 1854. 73. F 80 457, Rapport déjà cité ; F 80 433, Rapport du 1er janvier 1854. 74. TEF 1852-54. 75. F 80 433, Rapport du 30 juin 1855.
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cultures tendent à disparaître : ainsi, dans le cercle de Djidjelli76 le chanvre, concurrencé par les toiles de coton ; seule la guerre de Crimée donnera un peu de regain à cette culture en 185577. En Kabylie, par contre, les oliviers connaissent une très réelle extension ; les Kabyles en plantent ou bien en greffent sur les plants sauvages78 ; les arbres fruitiers connaissent aussi le même développement. Dans les hautes plaines, un réel effort est fait pour augmenter les ressources en fourrages ; ainsi, dans le cercle de Constantine, on ne laisse plus les bestiaux en liberté dans les prairies comme auparavant79 ; mais les fellahs ne récoltent pas les foins et ne les engrangent pas pour l’hiver. De cette rapide revue, il ressort clairement que les bases fondamentales de l’économie arabe constantinoise ne sont pas modifiées notablement : les céréales, l’élevage d’une part, l’arboriculture d’autre part, en restent les éléments dominants. C’est d’elles que dépend essentiellement la vie du fellah. Récapitulons : la colonisation s’est installée dans le Constantinois sans mettre le pays en culture comme on pouvait l’espérer, elle s’est contentée de toucher les fermages et les rentes de la terre. Cette installation n’a pas entraîné la transformation de l’économie arabe traditionnelle préconisée par l’administration : celle-ci demeure dans l’ensemble semblable à ce qu’elle était à la veille de la conquête. Les ressources du paysan arabe auraient donc dû diminuer dans la proportion où il abandonnait ses terres. Certaines tribus plus que d’autres ont ressenti intimement cette modification, moins cependant qu’on ne pourrait le croire, car la période qui s’étend de 1852 à 1856 est spécialement bénéfique, financièrement parlant, pour l’agriculture algérienne en général et constantinoise en particulier. Nous avons déjà noté l’augmentation lente mais continue des prix du blé et de l’orge de 1851 à 1854 : l’ascension saute aux yeux, au seul examen de la courbe. Elle est moins régulière pour l’orge que pour le blé, mais dans les deux cas, la tendance à la hausse est très nette. Un tableau statistique groupant les résultats de plusieurs années est significatif 80 : L’étendue cultivée par les fellahs passe de 633 620 ha en 1852 à 837 807 ha en 1855 ; en 1853 l’augmentation est déjà sensible, 788 115 ha. Même progression pour les bestiaux : 76. AGG, 1 H 10, Rapport du 9 mars 1854. 77. F 80 433, Rapport du 1er avril 1855. 78. F 80 433, Rapport du 23 février 1853; AGG, 1 H 10, Cercle de Philippeville, rapport du 1er janvier 1854 ; F 80 457, Rapport du 27 novembre 1851, pour les cercles de Guelma et Bordj-bou-Arréridj. 79. AGG, 1 H 10. Cercle de Constantine, Rapport du 6 avril 1854 ; cercle de Sétif, Rapport du 1er janvier 1854. 80. AGG, 10 H 60, Tableau statistique de la population arabe soumise à l’administration militaire.
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Chevaux Mulets Chameaux Bovins Ovins Chèvres
1852 57 551 58 203 50 696 309 969 1 817 848 709 046
1853 76 178 73 150 63 222 367 657 2 378 960 869 501
1854 76 077 76 880 73 160 416 714 2 166 446 1 377 141
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1855 84 399 74 703 81 434 426 715 2 534 469 1 064 138
Si nous prenons les années extrêmes 1852 et 1856, nous noterons les augmentations suivantes : Terres cultivées Chevaux Mulets Chameaux Bovins Ovins Chèvres
+ 32 % + 46 % + 28 % + 60 % + 37 % + 39 % + 50 %
Otons les chameaux de notre statistique ; nous verrons qu’il y a en gros une augmentation de plus de 30 % (33,6 % pour la moyenne de tous ces pourcentages). Ces statistiques demandent par ailleurs des éclaircissements et des commentaires. Sans doute avons-nous noté les effets de la loi de janvier 1851 sur les douanes, mais celle-ci n’est pas la seule responsable de l’augmentation spectaculaire qui s’exerce dans deux directions, le nombre et les prix. La guerre de Crimée est aussi un important facteur d’augmentation. En effet, les prix connaissent depuis 1854 une ascension impressionnante : l’hl de blé passe de 14 frs en janvier 1854 à 17,50 frs en juin, malgré l’abondance de la récolte81 ; une légère diminution a eu lieu certes en avril puisque l’hl ne vaut plus que 11,75 frs ; mais cette baisse purement temporaire semble avoir été provoquée par la perspective d’une « très belle récolte » alors que la France n’est pas encore entrée en guerre. En septembre, le prix de 17,50 frs se maintient jusqu’en janvier 1855 ; l’orge suit une progression semblable, mais sans le creux d’avril : 4,75 frs en janvier, 5 frs en avril, 6,50 frs de juin 1854 à janvier 55. Au printemps 1855, nouvelles baisses sur le blé et l’orge à Sétif, 13,50 frs et 5 frs ; la remontée est encore plus brutale qu’en 1854. Le blé atteint le palier impressionnant de 23 frs l’hl et l’orge 10 frs ; cette pause est due à la fois aux demandes des marchés européens, mais aussi à la « médiocre récolte » de 185582 : dans 81. AGG, K, Rapports mensuels, Subdivision Sétif 1854-1870. 82. AGG, K. Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-70, Rapport du 30 novembre 1855.
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beaucoup de tribus des hautes plaines, elle a été insuffisante pour les besoins de la population, et dans celles qui ont été plus favorisées, les gens pauvres ont déjà vendu ce qui ne leur était pas strictement nécessaire. Seuls les chefs indigènes et les riches fellahs gardent encore en novembre des grains de 1855 et des années antérieures. Avec cette remarque, nous touchons à un fait économique extrêmement important pour la vie des populations indigènes : leur entrée dans les circuits commerciaux européens et internationaux les a encouragés à vendre leurs réserves traditionnelles ; d’où en cas de mauvaise récolte, une situation extrêmement précaire, car s’ils veulent racheter les grains qui leur manquent, ils devront les payer beaucoup plus cher qu’ils n’ont vendu les leurs. En effet, s’ils ont dû rabattre de leurs prix de vente, le prix du transport jusqu’au port d’embarquement, ils devront pour leurs achats ultérieurs, payer le prix du transport du marché d’embarquement au marché de la tribu ; ceci indépendamment des frais de transport par bateau si les grains viennent de l’étranger. D’où une double perte : malgré les apparences d’une bonne affaire réalisée immédiatement, l’affaire se révèle à court terme désastreuse. Nous saisissons ici dans ses débuts, un phénomène qui aura une ampleur exceptionnelle dans les années de mauvaise récolte. Bien entendu le prix de 23 frs augmentera ; il passe à 23,50 frs en septembre et à 30 frs en décembre, c’est-à-dire à l’époque où les médiocres réserves de la récolte de 1855 ont été épuisées. Ces hauts prix se répercutent à Sétif d’ailleurs sur les denrées de première nécessité83 : bouchers et boulangers augmentent le prix de leurs denrées de la manière la plus exorbitante ; la hausse est même telle que l’administration militaire distribue à toute la population militaire le pain et la viande, car les soldes versées n’auraient pas suffit à les faire vivre. Au printemps, une baisse s’amorce : le blé ne vaut plus que 26 frs l’hl et atteint en juin 21,25 frs ; la récolte est au-dessus de la moyenne. Une légère augmentation s’amorce en septembre ; le blé vaut alors 22,50 frs l’hl et en décembre le mouvement s’accentue pour atteindre 25,13 frs. L’orge suit pratiquement la même tendance : de 10 frs l’hl en juin 1855, elle passe à 10,50 frs en septembre et en décembre à 17 frs : l’explication donnée pour le blé vaut pour l’orge. La baisse commence en mars 1856 avec l’hl d’orge à 12 frs ; en juin le niveau est inférieur, 8,15 frs ; en septembre, l’orge comme le blé reprend son ascension : 9,50 frs l’hl et en décembre 14 frs. La période 1854-1856 est donc une période de hauts prix pour les céréales ; plus que celui de l’huile et des bestiaux, le mouvement de leurs prix est significatif ; en effet, sauf pendant 1853, le prix de l’huile sur le marché de Sétif s’est tenu à des 83. F 80 433, Rapport du 10 janvier 1856.
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niveaux relativement voisins de 1847 à 1856. Sans doute les années 1847 et 1848 voient l’hl d’huile dépasser 100 frs (115 et 110 frs) mais rien de comparable avec les hausses des céréales ; un léger repli de 1849 à 1852 ; à partir de 1852 et sauf pendant 1853, le niveau se tient en moyenne au-dessus de 100 frs l’hl, mais sans jamais dépasser 125 frs. Pour 1853, l’explication est la suivante : la récolte d’olives n’a pas donné ce que l’on attendait, et les marchés ne sont pas approvisionnés comme antérieurement84. Il en est de même pour les bestiaux85 dont les prix présentent une singulière régularité86 : les variations du cours du bétail semblent encore plus réduites que celles de l’huile, car les amplitudes sont assez faibles ; notons une exception pendant l’été 1856 avec une chute brutale des cours, suivie d’une rapide remontée. Nous remarquons bien un relèvement des prix à partir de l’été 1854, mais sans l’ampleur que nous avons constatée pour les céréales ; autant dire que les céréales restent l’indice le plus sensible de la conjoncture économique constantinoise. Nous avons déjà noté l’augmentation des surfaces cultivées de 1852 à 1855 et la faible proportion des autres cultures vivrières ou des cultures industrielles aux céréales traditionnelles ; l’augmentation des superficies porte donc logiquement sur celles-ci. La récolte de 1852 fut très satisfaisante, dépassant la normale dans la subdivision de Bône87 ; elle est moyenne dans celle de Sétif. Les exportations algériennes de grains sont de 5 453 753 frs pour le blé et 689 257 frs pour l’orge (en 1851, 2 020 035 frs pour le blé et 200 889 frs pour l’orge)88. Notons en passant l’exiguïté des expéditions d’orge presque toute consommée sur place et l’importance des envois de blé très prisés par l’industrie et le commerce métropolitains. Pour 1853, dès le printemps, les espérances de récolte sont optimistes89; et les exportations algériennes de grains atteignent 8 690 295 frs pour le blé et 3 517 336 frs pour l’orge. Non seulement la récolte a suffit à la consommation locale, mais elle permet une exportation d’autant plus importante que la récolte de la métropole est insuffisante. L’augmentation des exportations touche aussi les laines et les bestiaux90. « Grâce aux ressources puisées dans les récoltes »91 de 1853, les populations supportent bien l’hiver rigoureux, et elles envisagent l’avenir 84. F 80 433, Cercle de Djidjelli, Rapport du 1er avril 1853. 85 et 86. La comparaison des prix est beaucoup plus difficile que pour les grains, car jusqu’en 1852, les prix sont donnés par tête de bétail, après 1852, par quintal vif. 87. F 80 431. Rapport du 1er juillet 1852. 88. F 80 433, Rapport du 18 octobre 1852 ; elle est un peu inférieure à la moyenne pour le blé, mais un peu supérieure pour l’orge. 89. F 80 433, tous les rapports des cercles de mars et avril soulignent le fait. 90. F 80 433, Cercle de Philippeville, rapport du 31 décembre 1853. 91. F 80 432, Rapport du 20 janvier 1854.
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sous un jour relativement optimiste : les hauts prix des céréales encouragent les fellahs à étendre leurs emblavures. Dans le cercle de Sétif, on estime que l’étendue ensemencée est supérieure d’un quart à celle des années précédentes92 ; dans le cercle de Bône, les superficies ont également augmenté93. Certaines tribus nomades comme les Haractas dont les troupeaux constituaient jusqu’ici l’unique richesse, se mettent à cultiver de vastes étendues94. Dès le printemps 1854, les perspectives de récolte s’annoncent extraordinaires tant en qualité qu’en quantité : effectivement les résultats de la moisson sont magnifiques. La récolte est si abondante dans la Medjana, le Belezma, chez les Ouled Kebbab, les Ouled Abd enNour, etc. que les bras manquent95 et des champs d’orge sont perdus. Les moissonneurs sont payés 2 frs par jour au lieu de 1,2596 et les propriétaires recherchent les Kabyles qui se présentent sur les marchés. On prévoit que les exportations doubleront par rapport à 185397 : personne ne s’en plaint, ni en Algérie ni en France, car la guerre et les récoltes insuffisantes de la métropole permettent de mettre à contribution l’agriculture constantinoise. Bien plus, le gouvernement français, pour se réserver la production algérienne, prohibe les exportations de céréales vers l’étranger et soulève ainsi de nombreuses protestations98 : en effet, l’Italie cherche à enlever les blés durs algériens pour satisfaire à sa consommation99. Les exportations algériennes de blé et d’orge sont respectivement de 15 724 800 frs et 3 857 336 frs ; en réalité, on a vendu pour 26 808 000 frs de blé et 8 265 720 frs d’orge100. Bien entendu les exportations constantinoises connaissent cette forte expansion. En effet, celles-ci passent maintenant de 8 884,215 frs pour 1853 à 15 554 664 frs pour 1854, soit donc une augmentation de 75 % d’une année sur l’autre. Les augmentations les plus spectaculaires concernent Philippeville qui voit son trafic presque doubler : 3 382 417 frs en 1853 ; 6 186 212 frs en 1854. Bône connaît aussi la même expansion : 1 996 189 frs en 1853, 2 111 023 frs en 1854101. 92. AGG, K, Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-70, Rapp. du 31 janvier 1854. 93. AGG, 1 H 10, Rapport sans date (1854). 94. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapp. d’inspection générale de 1854. 95. Ibid. 96. F 80 1171, Rapport Inspection de la colonisation 30 juin 1854 ; cf. aussi AGG, K, Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-70. Rapport du 30 juin 1854. 97. F 80 432. Rapport du 20 avril 1854. 98. AGG, 12 O 2. 99. Ibid. 100. TEF 1852-54. 101. Les exportations de blé et d’orge sont les suivantes pour Bône et Philippeville (Source : TEF 1852-54.) :
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Mais le développement le plus extraordinaire est celui de Djidjelli dont le trafic à l’exportation passe de 145 925 frs en 1853 à 1 299 952 frs en 1854, soit presque neuf fois plus ; les rapports spéciaux soulignent bien cette extension du commerce djidjellien102. Devant cette conjoncture extrêmement favorable, les défrichements continuent dans la Medjana, sur la route de Sétif à Bougie, dans les cercles de Philippeville et de Djidjelli103 : non seulement les céréales mais les fourrages intéressent les fellahs et les colons ; la subdivision de Bône fournit plus de 200 000 quintaux de fourrage et la récolte aurait pu être plus considérable104. Dans les cercles de Bône et chez les Hanenchas (région d’Aïn Beida) la récolte de céréales est bonne ; elle est médiocre dans le cercle de Guelma et assez bonne dans celui de La Calle105. Dans le cercle de Sétif, les blés ont beaucoup souffert de la sécheresse et la récolte est médiocre106 ; par contre celle d’orge est moyenne. Le mouvement amorcé précédemment chez les nomades (défrichement et culture de céréales) se poursuit107 : chacun veut se livrer à l’agriculture ; corrélativement, des maisons, des étables sont bâties, des puits sont creusés108. Pour le commerce d’exportation, la récolte moyenne de 1855 signifie un ralentissement du trafic ; entendons-nous bien : il n’y a pas de diminution, mais l’expansion commerciale présente un rythme moins rapide ; l’augmentation en 1855 n’est plus que de 4 % par rapport aux exportations de 1854 pour le Constantinois. Ainsi, la valeur des exportations de blé en 1855 est de 18 482 775 frs (17 % en plus par rapport à 1854 pour le blé) et 3 826 529 frs pour l’orge : or, en 1854, l’augmentation sur 1853 avait été de 80 % pour le blé, alors que l’exportation d’orge en 1855 est sensiblement sur le même plan que celle de 1854, avec une très minime régression (- de 1 %) ; en 1854, l’orge avait augmenté de 9 % par rapport à 1853. Néanmoins, les transactions en matière de céréales sur les marchés de la province restent 1853 1854 Blé Orge Blé Orge Bône 614 005 frs 16 611 frs 2 016 075 frs 39 137 frs Philippeville 839 340 frs 5 410 frs 3 956 340 frs 150 626 frs 102. AGG, l H 10, Cercle de Djidjelli. Rapp. 9 mars 1854 : « Le commerce des blés et des huiles est très considérable ; le commerce des huiles a atteint des proportions jamais relevées antérieurement ». 103. AGG, K, Insp. générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapp. Inspection générale 1854. 104. F 80 433, Subdivision de Bône, rapp. 1er octobre 1855. 105. F 80 434, Subd. Bône, rapport du 30 juin 1855. 106. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, rapport du 30 novembre 1855 et F 80 433, Rapp. sur le 2e trimestre 1855. 107. F 80 554, Colonisation indigène, rapport du 20 octobre 1855. 108. N’oublions pas ce que nous avons dit plus haut, sur le lien entre les constructions et les menaces de refoulement qui pèsent sur les fellahs.
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importantes. À Constantine, on traite pour plus de 7 millions de frs de céréales sur un commerce total de 15 727 258 frs ; à Bône, 4 741 998 frs de céréales sur un total de 5 512 490 frs ; à Bougie, par contre, les blés concurrencent les huiles : 1 115 560 frs pour le blé et 1 348 600 frs pour l’huile sur un total de 2 532 014 frs ; à Guelma, les bestiaux constituent le plus clair du commerce local : 5 575 740 frs sur 6 806 174 frs. Bref, si le commerce des céréales a été moins rémunérateur qu’en 1854, il laisse tout de même des profits intéressants ; dans la Medjana, les labours et les ensemencements prennent un développement inaccoutumé109 : on défriche des terrains réservés aux pâturages et on laisse peu de terres en jachère : « Les indigènes sacrifient tout à l’intérêt du moment et labourent tout ce qu’il est possible de labourer ». Cet ensemencement provoque les inquiétudes des bureaux arabes qui craignent de voir l’élevage régresser, et l’officier de Bordj-Bou-Arréridj « fait réserver de grands espaces pour le pacage et menace de punir ceux qui ont défriché cette année des parties affectées précédemment à cet usage »110. Il est certain que les fellahs ont tendance à élever des constructions et à défricher le maximum de terres pour éviter le refoulement par la colonisation et soutenir au maximum leurs revendications foncières. Il n’empêche que le phénomène peut aussi s’expliquer par les hauts prix des céréales111. De fait, les 7 254 habitants des 47 villages arabes de la Medjana construits depuis 1853112 cultivent 35 330 ha de céréales mais les circonstances atmosphériques sont assez défavorables et les résultats ne répondent pas aux espérances des fellahs. Une sécheresse « exceptionnelle » en effet afflige toute l’Algérie. Dans certaines zones de la subdivision de Bône, « les récoltes sont entièrement perdues »113 ; dans le cercle de Philippeville, la récolte mauvaise dans les plaines est généralement bonne dans les montagnes ; dans l’ensemble elle suffit à peine aux besoins des indigènes du cercle114. Dans le cercle de Djidjelli, elle est insuffisante, et les tribus doivent acheter des grains aux tribus des hautes plaines sétifiennes115 ; bien entendu, dans le cercle de Tébessa, la récolte est tout à fait mauvaise116. 109. AGG, K, Corr. Bordj avec Sétif, 1856-1871, Cercle de Bordj, Rapp. du 23 janvier 1856. 110. Ibid. 111. Ibid. : « Les prix élevés des céréales, la facilité avec laquelle elles sont enlevées sont la cause principale de cet accroissement inaccoutumé des cultures ». 112. Idem. État statistique de la situation des villages arabes de la Medjana. Rapp. du 13 mars 1856. 113. F 80 432, Rapport Subd. Bône, 10 juillet 1856 ; dans certaines portions privilégiées (près de la côte ? le rapport ne le dit pas) elle est néanmoins abondante. 114. F 80 506, Rapport du 1er octobre 1856. 115. Ibid. 116. Ibid.
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Dans le cercle de Bordj-bou-Arréridj, certaines tribus supportent des pertes considérables : ainsi les douars d’El Mahin, des Ouled Sedir, des Idir et des Beni Abbès117 ; pour l’ensemble du cercle, la récolte est mauvaise. Dans le cercle de Constantine, la récolte est assez mauvaise, mais la qualité des grains est bonne ; dans de nombreuses régions, le résultat est insignifiant ; certaines fractions de tribus ne retirent pas leurs semences, et pour les plus avantagées du cercle, le rendement est à peine de 4 pour 1118. Est-ce à dire que la famine guette le Constantinois ? Non, car dans le cercle de Sétif, la récolte est « audessus de la moyenne »119, et l’extension des surfaces cultivées compense l’insuffisance du rendement à l’ha120 ; mais le commerce d’exportation souffre sérieusement de cette récolte à peine passable. Ainsi, les exportations algériennes diminuent sérieusement ; elles passent de 49 320 029 frs à 39 100 720 frs ; celles de blé et d’orge passent aux niveaux suivants : blé orge
1855 18 482 775 frs 3826 529 frs
1856 6 907 410 frs 1 734 299 frs
En moins 11 575 365 frs 2 092 230 frs 13 667 595 frs
La diminution des exportations de blé et orge (valeur) est donc supérieure à la diminution des exportations algériennes ; on comprend qu’elles pèsent fortement sur le commerce algérien. La sécheresse plus la fin des hostilités en Crimée explique cette diminution des exportations ; l’Algérie n’expédie plus que 460 000 hl de blé au lieu de 1 232 000 hl en 1855; la diminution est de 63 % ; l’orge par contre enregistre une diminution moins marquée : 247 757 hl au lieu de 546 647 hl en 1855, soit donc une diminution de 55 % ; nous pouvons supposer avec vraisemblance que les fellahs se sont défaits de leurs blés et ont consommé volontiers de l’orge. Les exportations constantinoises suivent la même tendance que les exportations algériennes : elles ne sont plus que de 11 408 225 frs ; la diminution affecte tous les ports constantinois. Philippeville passe en effet de 6 139 256 frs à 4 658 350 frs ; Bône de 4 822 504 frs à 3 216 114 frs, Bougie de 2 046 442 frs à 1 279 826 frs ; mais la diminution la plus spectaculaire est celle qui affecte Djidjelli puisque le trafic passe de 1 080 714 frs à 383 045 frs121. 117. AGG, K, Corr. Bordj-Sétif, 1856-1371, Cercle Bordj, Rapp. 28 juin 1856. 118. F 80 506, Rapport du 1er octobre 1856. 119. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapport du 30 juin 1856. 120. F 80 432, Rapport du 8 octobre 1856. 121. Les exportations de blé et d’orge en 1855 et 1856 à Philippeville et Bône sont les suivantes : Bône Philippeville 1855 1856 1855 1856 Blé 3 092 270 frs 1 003 740 frs 3 727 590 frs 1 964 625 frs Orge 152 984 frs 83 482 frs 428 701 frs 62 909 frs
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Corrélativement, les importations de la province augmentent légèrement ; elles passent de 31 243 423 frs en 1855 à 33 682 385 frs. La notice du Tableau des Établissements Français signale une augmentation des importations de farines122. Ce rapport entre importations et exportations peut donc être considéré comme significatif du niveau de vie des populations rurales de la province. *** Au total, nous pouvons admettre que la courte période allant de 1851 à 1856 et surtout celle des années 1854, 55, 56 marque un redressement « relatif » du niveau de vie des populations rurales constantinoises. Sans doute celles-ci perçoivent avec acuité les menaces que font peser sur elles les développements de la colonisation sous toutes ses formes ; elles éprouvent aussi de l’amertume à se voir dépossédées de leurs champs traditionnels et de leurs terrains de parcours ; par ailleurs les Kabyles des cercles de Collo et de Djidjelli ont à supporter le poids de la guerre de 1851 à 1854. Mais les Kabyles n’ont pas encore subi la menace de la dépossession ; pour éloigner cette épée de Damoclès, les fellahs essaient d’imiter les européens en construisant, en plantant des arbres fruitiers, en défrichant ; il s’agit pour eux d’affirmer le plus clairement possible leurs droits traditionnels de jouissance afin d’acquérir un droit de propriété à la française. Ce mouvement aurait pu être générateur de transformations majeures dans le style de l’économie agraire arabe s’il avait été accompagné d’innovations techniques ; il n’en fut rien. D’une part, les innovations dans la technique culturale indigène furent presque inexistantes ; d’autre part, l’administration freina dans la pratique les initiatives des fellahs, afin de laisser à la disposition de la colonisation le maximum de terres ; en fait la vie rurale traditionnelle ne subissait aucune transformation profonde, et les seuls changements ne furent que des épiphénomènes strictement localisés. Logiquement, une régression du niveau de vie aurait dû s’en suivre ; en fait, elle fut masquée par une conjoncture économique exceptionnellement favorable ; les hauts prix compensèrent largement la régression et l’on ne fit guère attention aux problèmes vitaux que posait l’installation européenne. Non seulement, l’attention fut attirée ailleurs, mais on vit les populations arabes s’enrichir : Pour Bougie, les exportations d’huile d’olive sont les suivantes : 1855 : 959 406 frs — 1856 : 1 030 148 frs. 122. L’importation des farines est la suivante (pour l’Algérie) : 1855 : 203 876 frs – 1856 : 1 272 669 frs.
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un âge d’or, un équilibre harmonieux allait-il régner en Algérie ? On pouvait l’imaginer123. Un seul point noir dans cette perspective : la colonisation n’était pas aussi florissante qu’on l’espérait. Et pour mieux l’assurer, ne fallait-il pas repenser le système en question pour l’ajuster à la mesure des rêves dans lesquels on se complaisait ; c’est là précisément l’objet des préoccupations administratives de 1857 à 1863 ; mais de la sorte, on retrouvait les grands problèmes, ceux du contact entre européens et fellahs ; ils allaient dominer toute la politique des années suivantes.
123. Cf. là-dessus, les rapports enthousiastes sur l’Algérie à l’Exposition universelle de 1855 (TEF 1855) ; cf. aussi, Annales de la colonisation algérienne, passim.
CHAPITRE CINQUIÈME
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Le cantonnement et ses conséquences
Le cantonnement fut considéré alors comme la pièce maîtresse du système. À la vérité, le fait existait depuis bien longtemps déjà : nous l’avons rencontré dans les années 1845-47, et nous avons vu les problèmes qu’il soulevait. Nous trouvons le mot lui-même dans une note du 30 octobre 1847 émanant du gouverneur général1 : « Le cantonnement de la population indigène est le prélude indispensable de la colonisation européenne. » Dès cette époque, le cantonnement est lié à l’expansion de la colonisation. Plus intéressante est la suite de la note, car, dès cette date, nous trouvons les principales justifications du cantonnement : — 1° Constitution de la propriété individuelle et garantie sur le territoire qu’on laisse aux indigènes ; d’où — 2° Modification du genre de vie des fellahs. Ce double avantage donnera « à l’établissement parmi eux d’une population étrangère le caractère d’un bienfait plutôt que celui d’une dépossession violente »2. La même note recommande de renvoyer les familles des fellahs et autres étrangers à la tribu. Toutefois, le rédacteur de la note se demande s’il ne conviendrait pas également de gratifier les fellahs ainsi cantonnés d’indemnités particulières en argent ou en nature (ex : réduction d’impôts, travaux d’utilité publique, secours, etc.). Ainsi dès 1847, le principe et les modalités du cantonnement sont exposés à larges traits ; le cantonnement ou plutôt le resserrement a lieu, mais il n’y a jamais eu octroi de titre individuel de propriété et garantie de celle-ci. De plus les transformations du genre de vie n’ont été que très superficielles et très rares. Quant aux « gratifications » attribuées spécifiquement aux tribus cantonnées aucun de nos documents n’en parle. Autant dire que les fellahs n’ont connu du cantonnement jusqu’à présent que l’aspect négatif ; ils ont abandonné leurs terres, bon gré, mal gré, sans recevoir les compensations envisagées dans la note « gubernatoriale » de 1847. 1. AGG, K. Cantonnement des indigènes, Instructions sur le cantonnement. Pour une étude plus détaillée du cantonnement, cf. Ménerville, op. cit.; Larcher Rectenwald. op. cit.; Pouyanne, op. cit., et surtout X. Yacono, Les Bureaux arabes. 2. Dans le même sens, circulaire de Bugeaud du 10 avril 1847, in Ménerville, op. cit., art. Colonisation.
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LE CANTONNEMENT ET SES CONSÉQUENCES
L’idée du cantonnement surgit à nouveau dans les années 1854-55. En effet, le ministre de la Guerre Vaillant expose ses idées à l’Empereur3 en 1854 à propos de propriété à constituer au profit d’arabes : « Le cantonnement n’a rien de commun avec un refoulement opéré en vertu du droit de la force et n’est en réalité qu’une équitable transaction. » Vaillant fait état d’une compensation : le droit de jouissance devient un droit de propriété incommutable, et la « compensation est d’autant plus réelle que le terrain nouveau est toujours soigneusement proportionné à l’importance de la population cantonnée et aux besoins de sa subsistance et de son agriculture pastorale ». « La mesure doit aussi rapprocher intimement deux races qui ont à gagner à leur contact et en établissant entre elles un échange de services ». Au bout du compte, la condition des indigènes sera améliorée. En 1855, le ministre et le gouverneur général Randon remettent l’affaire sur le tapis4 sans qu’une décision gouvernementale ait été prise. En juin 1856, Randon rédige une note importante à l’usage des généraux divisionnaires5 qui semble indiquer que le cantonnement est officiellement pratiqué ; seule reste encore en suspens la question des bases de l’échange à effectuer. Cet échange doit permettre de conserver les terres nécessaires pour maintenir 1° l’importance des cultures actuelles ; 2° le nombre des bestiaux sur le pied de un ha par tête de gros bétail, quatre ovins étant comptés pour un bovin. Mais cette base d’échanges est purement théorique, et Randon veut la réduire à des dimensions plus modestes ; il ne s’aventure guère cependant à formuler de recommandation précise : « Constater d’abord les besoins de la tribu en terres de labour, puis l’étendue que l’entretien de ses troupeaux exige, en déterminant ainsi une double base d’attribution » ; puis « rechercher d’après le nombre de charrues possédées par la tribu la quotité de terres cultivables à lui abandonner, ce qu’exige en terres de parcours 3. Cf. Annales de la colonisation algérienne, 1854, T. 6, p. 83 ; cf. aussi Ménerville, op. cit., art. Concessions, p. 238, note 1. (C’est nous qui soulignons). 4. F 80 1805 ; cf. aussi AGG, HH, 25, Circulaire de Randon, 2 juin 1855 (ou 1856 ?) : « [...] Depuis 1849, les instructions réitérées de mes prédécesseurs ont recommandé d’étudier l’importante question du cantonnement des indigènes afin d’arriver à constituer définitivement chez eux la propriété. Jusqu’ici, toutefois, et quand la force des choses le voulait ainsi, on a dépossédé telle ou telle tribu du territoire occupé par elle, sans lui garantir par un titre authentique et collectif, la propriété incommutable des terres qui lui étaient données et laissées en échange. Le moment est venu de liquider ce passé, de régulariser la position des tribus déjà cantonnées, de calmer par cet exemple les alarmes de celles qui sont appelées à l’être à leur tour et d’écarter ainsi d’avance des obstacles qui pourraient embarrasser notre marche vers l’avenir ». Voir aussi, dans le même sens, X. Yacono, op. cit., p. 156 sq. 5. AGG, K, Cantonnement des indigènes, note du 19 juin 1856, HH 25.
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l’entretien d’une tête de gros bétail ou son équivalent en bêtes à laine, comment cet équivalent doit être calculé, etc. ». En vérité, un texte ultérieur6 émanant de la direction des affaires arabes de Constantine confirme cette indétermination pour l’échange et la pratique du cantonnement dans la province de l’Est algérien. « Jusqu’ici, dit la note, dans la province de Constantine, les ressources domaniales excessivement étendues ont permis de satisfaire aux exigences de la colonisation et d’assurer à celle-ci de la terre cultivable au fur et à mesure des besoins sans qu’il ait été nécessaire de recourir au cantonnement » [...] « Les populations refoulées sont allées en grande partie rejoindre leurs tribus respectives encore assez au large pour les recevoir. D’autres se sont associées aux européens concessionnaires et sont, par ce moyen, restées en jouissance des terrains qu’elles exploitent avant l’arrivée de l’élément européen ». Jusqu’à présent, on cantonnait donc les fellahs sans leur fournir une compensation ou une garantie pour leur droit de propriété, et l’on se trouvait fort éloigné des idées de Bugeaud. Mais le désir et surtout l’attente d’une importante implantation européenne obligeait l’administration à organiser ce refoulement anarchique : « Il faut éviter de jeter la perturbation et le désespoir au sein des populations qui auront à le subir », reconnaissait-on. La solution ? « Constituer définitivement la propriété individuelle ou collective sur la partie du territoire laissé en partage à la tribu ou à la fraction de tribu », et surtout garantir cette propriété « de telle sorte que les indigènes ainsi restreints dans leur propriété n’aient plus à redouter pour l’avenir de nouveaux déplacements ». Des différentes zones (littorale, montagneuse, intermédiaire des hautes plaines, montagneuse-subsaharienne) seule la partie médiane des vastes plaines peut intéresser les européens. Justement c’est là que se trouvent presque toutes les terres arch, celles dont l’État, croit-on, peut revendiquer la propriété. Bien entendu, il faut éviter de fragmenter les questions, en examinant le cas de chaque tribu : « Le cantonnement ne sera possible qu’en raisonnant sur plusieurs tribus ; car si l’on raisonne isolément et sur certains cas particuliers, le cantonnement n’est pas possible, ce qui est évidemment faux ». La note détaille par ailleurs, les différentes phases du cantonnement : — 1° Reconnaître soigneusement tous les terrains ; — 2° Recenser exactement la population et les richesses des tribus ; — 3° Renvoyer dans leurs tribus les fellahs étrangers à la tribu ; — 4° Cantonner et constituer la propriété individuelle : « C’est le seul moyen de pousser la population indigène dans la voie du progrès et de 6. AGG, K, Cantonnement des indigènes, Instructions concernant le cantonnement des indigènes, note du 4 décembre 1856.
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l’assimilation » ; chaque famille aura à cœur de bien cultiver sa terre, sans compter que « ce sera un pas vers l’établissement de l’impôt basé sur la superficie possédée plutôt que sur la superficie cultivée ». Toutefois, certaines questions délicates peuvent surgir : 1° Certaines familles n’appartiennent d’origine à aucune tribu ; si on leur enlève les terrains où elles ont vécu jusqu’ici, elles devront être nécessairement replacées ailleurs sur une étendue égale à celle dont elles jouissaient antérieurement ; 2° Sur quelle base l’échange aura-t-il lieu ? ; 3° Enlever des terres aux arabes pour les remettre aux colons n’est pas une bonne affaire pour l’État, car d’une part, les colons empochent des loyers plus élevés que ceux perçus autrefois sur les fellahs par l’État ; or, ils ne cultivent pas la terre, ne paient pas les impôts arabes que l’État touchait antérieurement. Pour finir, la note met en doute que la colonisation ait un besoin pressant de terres. Ces dernières lignes tentent donc de freiner le mouvement lancé quasi officiellement. Mais l’idée du cantonnement séduit trop de gens et en premier lieu les colons pour que de telles objections puissent être retenues. En effet, dès le début de 1857, H. Peut dans les Annales de la colonisation algérienne7 proclame « l’absolue nécessité de cette mesure, son équité, son utilité, l’excellence de ses effets ». Pour Peut le cantonnement n’est ni extermination, ni refoulement, ni dépossession, ni confiscation, c’est « l’appropriation complète et définitive au profit de la famille arabe d’une portion du territoire en fonction des besoins réels de cette famille ». Comme les arabes sont nomades, qu’ils ne connaissent point la propriété foncière, qu’ils errent sur des espaces immenses, disproportionnés avec leurs besoins et qu’ils n’ont qu’un droit de jouissance sur ces terres, la mesure est bonne. Et H. Peut reprend le couplet des bienfaits de la propriété individuelle que l’on cultive avec plus de soin, qui améliore la situation de l’indigène et « permet de vendre et d’échanger en toute liberté ». En réalité, les opérations du cantonnement rencontraient des obstacles. Randon en avait bien conscience dans sa circulaire du 22 avril 18588 : « Les instructions que j’ai données à différentes reprises, et notamment par ma circulaire du 19 juin 1856 sont restées sans aucune suite ou n’ont amené jusqu’ici que des résultats à peu près insignifiants ». Pourtant le 7. Annales de la colonisation algérienne, T. XI, 1857, p. 145 sq ; cf. aussi sur la même question, et dans le même sens un autre art. d’H. Peut, dans la même publication, p. 166 ; en sens inverse, cf. l’opinion de Hugonnet in Souvenirs d’un chef de bureau arabe : « [le cantonnement] consiste à prendre aux tribus indigènes une partie des terres dont elles jouissent aujourd’hui pour les mettre à la disposition de l’État, celui-ci devant ensuite attribuer ces terres à la colonisation. » 8. AGG, K, Cantonnement des indigènes.
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cantonnement doit permettre à la colonisation de « progresser rationnellement et équitablement, et tout en posant les limites à l’expansion de l’élément colonial, il calmera les justes appréhensions qui agitent trop souvent la population indigène ». Randon ne se fait guère d’illusion cependant sur les difficultés de principe : « Deux tendances rivales se résument dans les deux mots : prendre et retenir, se montreront également exigeantes ». Il s’agit donc de concilier les inconciliables ; ne nous faisons pas d’illusion sur le choix de Randon : « Comme résultat final, il ne faut pas se dissimuler que la population arabe éprouvera un refoulement qui est dans la nature des choses9 ». Mais pour se justifier, il revient à la compensation que les fellahs retireront de la propriété individuelle et de l’amélioration des techniques agraires. Notons toutefois que, dans la circulaire du 22 avril 1858, Randon insiste sur les modalités d’application du cantonnement : « Opérer annuellement et progressivement, en procédant de proche en proche dans la proportion des besoins du peuplement européen et en tenant compte des établissements déjà existants et de ceux qu’il y a intérêt à créer ; dresser la situation aussi exacte que possible des tribus pour arbitrer la part à faire à la colonisation européenne et celle qui devait être retenue pour former le patrimoine collectif de la tribu ». Les circulaires postérieures du 20 mai et du 1er septembre 1859 reprendront les principales préoccupations que nous venons d’analyser. Pourtant, à l’échelon départemental, les responsables chargés du cantonnement n’ont pas la même prudence que Randon. Ainsi le préfet de Constantine, Zoepffel, dans une lettre au général commandant la division déclare10 : « Au-dessus du cantonnement équitable pour les arabes, il y a un autre intérêt d’un ordre plus élevé, celui de la colonisation européenne » ; et Zoepffel recommande de « reprendre aux tribus ce que la force des choses nous a fait provisoirement abandonner entre leurs mains ; cet abandon n’étant qu’une simple tolérance, nous pouvons revenir sans froisser ni la législation sur la propriété, ni sur les principes de l’équité parce qu’en aucun temps, nous n’avons garanti aux arabes la jouissance indéfinie de ces avantages »11. Zoepffel revenait ainsi brutalement sur les garanties formulées par la loi de 1851 sur la propriété ; il est vrai que le préfet se heurte aux bureaux arabes ; ceux-ci ont depuis longtemps souligné « les difficultés » du cantonnement. Celui de Guelma par exemple12 recommande « la plus grande circonspection » dans l’étude et la « plus grande réserve » dans l’application. 9. C’est nous qui soulignons. 10. AGG, K, Cantonnement des indigènes, lettre du 26 mai 1858. 11. C’est nous qui soulignons. 12. F 80 506, Rapport du 31 décembre 1856.
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Pour cantonner les indigènes, il faut « tenir compte du présent et de l’avenir et considérer également la situation actuelle de la colonisation et son avenir ». Même réserve à Philippeville13 : «L’opération du cantonnement est la plus délicate qu’on puisse entreprendre ; mal combinée, elle peut amener le dépeuplement du pays et en faire un désert à tout jamais » ; le même rapport note les préoccupations et la véritable frayeur « qu’inspirent aux arabes l’envahissement et la prise de terres par les européens ». Le bureau de Bougie est encore plus catégorique14 : « Il ne peut être question de cantonner les tribus dans un pays où le sol est insuffisant aux besoins de la population ». Quant au bureau de Bordj-bou-Arréridj15 il présente « les difficultés sérieuses que rencontrerait la colonisation car les Ouled Moqran et les Hachem possèdent en propre la plus grande partie de terres cultivables ». Un exemple plus précis est celui qui nous est fourni par certaines tribus que l’on veut cantonner16. Ainsi, dans le district de Jemmapes, les Ouichaoua du Filfila, les Arb Skikda, les Radjetas Gherabas et certains douars voisins comptent 2 187 personnes et cultivent 1 660 ha. Certains douars sont installés dans le pays depuis 1737, d’autres depuis le milieu ou la fin du XVIIIe siècle. La création de Philippeville, Jemmapes, l’octroi de concessions forestières de chêne-liège les ont resserrés sérieusement ; ainsi les Radjetas ont perdu à cause des concessions plus de 8 000 ha de parcours dans les bois de Bergouga, Ouled Soudan, El Hasahas et Tsmara. Lapasset, commandant le cercle de Philippeville, calcule que les fellahs du district de Jemmapes ont déjà abandonné plus de 7 000 ha de terres arables et plus de 18 000 ha de forêts17 à la colonisation. En fait Lapasset est au-dessous de la réalité, comme le prouve la statistique établie par le général commandant la division de Constantine, le 13 mai 185818 : Concession du Filfila « du cheikh ben Saïd « forestières Territoires des villages de Jemmapes, Ras el-Ma et Ahmed ben Ali Concessions forestières
252 ha 110 ha 21 007,121 ha 7 420,2883 ha 1 391,1837 ha 30 180,5930 ha
13. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapport du 3 octobre 1857. 14. Idem., Rapport du 7 octobre 1857. 15. Idem., Rapport du 9 octobre 1857. 16. AGG. K, Cantonnement des indigènes, Statistique du 1er mars 1857. 17. Idem., Rapport du 9 mars 1858. 18. Idem.
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Les fellahs ont donc abandonné plus de 30 000 ha sur un territoire de 50 781,5674 ha. Mais de cette superficie, nous devons enlever pour les bois et les broussailles 13 124,8171 ha improductifs ; il reste donc pour les prairies et terres de cultures : 50 781,5674 ha - (30 180,5930 ha + 13 124,8171 ha) = 7 476,1573 ha. Aux 2 187 personnes décomptées précédemment, nous devons ajouter un certain nombre de khammès et de familles dépendant administrativement des cercles de Bône ou de Guelma, mais vivant avec le reste des habitants du district, au total 3 158 habitants, Du terrain encore disponible, l’administration veut encore enlever 1 200 ha pour créer un nouveau village, Djendel. Or, la seule zone intéressant la colonisation est ce que l’on appelle la première zone ou zone fertile. Précisément, dans ce territoire de 33 949,9316 ha, les terres de culture et de parcours disponibles n’ont plus que 4 449,7566 ha sur lesquels on doit encore distraire le territoire de Djendel. Il ne resterait plus alors aux fellahs que 3 249,7566 ha dont 409,7566 ha de prairies et pâturages ; soit donc 2 840 ha de terres de cultures disponibles pour le cantonnement. 2 840 hectares pour recaser 3 150 personnes ; on comprend les protestations de Lapasset qui les a en charge et qui souligne à quel point avec la rotation biennale des cultures, une telle surface sera insuffisante ; en fait le cantonnement amènera « la ruine de ces malheureux » qui ont dû déjà reculer devant la marche de la colonisation. Malgré la démonstration de Lapasset, l’administration continue de marcher droit au but, elle accepte de réduire de 400 ha le futur territoire de Djendel, et Lapasset essaie désormais de sauvegarder les habitants de son cercle, soit 2 017 habitants ou « 411 familles anciennes ». Il plaide à nouveau leur cause en termes pressants et chaleureux19 : « Pour donner simplement de quoi vivre à cette malheureuse population refoulée de toutes parts par la colonisation, on ne peut lui attribuer moins de 3 024 ha de terres arables et 3 170 ha de broussailles ou terres incultes et de parcours », soit donc en moyenne par famille 7 ha et demi de terres de labours et un peu plus de 7 ha et demi de parcours : total 15 ha par famille. Or, ce chiffre est reconnu insuffisant pour un colon européen. Et Lapasset revient sur les trois déplacements subis « par suite de l’envahissement successifs de leurs meilleures terres et de la prise de leurs forêts », sur les promesses solennelles faites à chacun de ces resserrements qu’on leur donnerait le nécessaire : « On arrive (ainsi) à ne pas leur laisser de quoi vivre ». Si on leur enlève « encore 800 ha de meilleures terres pour créer le village de Djendel, chacune des familles n’aura plus que 5 1/2 ha de terres labourables20 ; or, on ne peut songer à imposer cette quantité exiguë aux 19. AGG, K, Cantonnement des indigènes, lettre du 3 août 1858. 20. En marge au crayon, 6, 10 ha.
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anciens détenteurs du sol qui sont dans l’habitude de cultiver, de pâturer au large. C’est les condamner infailliblement à la plus effroyable des misères. » Lapasset termine en affirmant qu’en enlevant ces 800 ha l’administration militaire sera discréditée, le cantonnement apparaîtra comme une spoliation et un dangereux exemple pour le reste des populations de l’Algérie qui y verront une menace pour leur vie et lui opposeront de vigoureuses résistances. Si l’autorité persévère dans ses intentions, « il vaut mieux que les populations passent aux mains de l’administration civile qui fera ellemême le cantonnement des indigènes ». Nous avons tenu à analyser longuement cette lettre, car elle dénote outre des sentiments d’humanité incontestable, une vue très réaliste des questions que pose le cantonnement. Le ton très direct et très franc de Lapasset ne plut guère au général commandant la division qui annota sèchement la lettre. D’abord, le lieutenant-colonel Lapasset ne songe qu’à ces 2 017 individus ; il ne calcule pas que si toutes les populations indigènes de la province étaient traitées de la même manière, il ne faudrait pas moins de 3 080 000 ha de terres pour les 1 100 000 individus dont elles se composent. Il y aurait alors place tout au plus pour 2 200 000 habitants sur une surface qui doit pouvoir en contenir 3 millions environ. Le général ne peut admettre le ton et la violence de Lapasset ; il le rappelle à l’ordre en traitant ses propos d’« inqualifiable diatribe ». Pour finir, les gens de Philippeville seront mieux traités avec leurs 2,80 ha par individu (1,25 ha de terre labourable et l,55 ha de terre de parcours) que ceux de la vallée du Rummel qui ne recevront que 2,61 ha dont 1 ha de terres labourables. Néanmoins, l’énergie de Lapasset fit impression sur le gouverneur général, et ce, malgré les revendications du préfet Zoepffel qui veut supprimer les enclaves indigènes dans les forêts, car elles gênent et les concessionnaires forestiers et les populations indigènes21. Mais Zoepffel est nommé à Paris, directeur des affaires civiles, et grâce à l’appui du Prince Jérôme, il obtient satisfaction : le 20 septembre 1858, le prince prescrit de transférer les arabes du territoire de Jemmapes vers les Zardezas et de les cantonner ; le territoire de Jemmapes doit être totalement libéré « pour les besoins de la colonisation » ; tous les travaux de cantonnement devront être terminés pour l’automne 1859. Dans une lettre à Urbain, Lapasset ne cache pas son amertume et les conséquences redoutables d’une telle mesure23 : « Une masse de colères se retournera 21. AGG, K, Cantonnement des indigènes, lettre du préfet au général de division du 26 mai 1858. 22. AGG, K, Cantonnement des indigènes, lettre du préfet au général du 16 septembre 1859. 23. AGG, l X 33, Lettre de Lapasset à Urbain, 1er décembre 1858 ; cf. aussi, Un ancien officier de l’armée du Rhin, le général Lapasset, T. I, p. 162. C’est nous qui soulignons.
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contre nos malheureux colons dont les têtes pourraient bien payer un jour cet acte d’entêtement et cette iniquité politique ». De plus, ces arabes habitent près des forêts et sont RESPONSABLES DE LEUR CONSERVATION ; en cas d’incendie, ils accourent pour éteindre l’incendie ; enfin, ils travaillent pour les Européens. Ce serait donc autant de raisons supplémentaires de ne pas chasser les fellahs. Cependant, la mesure n’est pas encore officiellement décidée. En février 1859, le président du conseil général lui-même, Lestiboudois24, adresse un mémoire au prince Jérôme sur le cantonnement. Dans ce document, Lestiboudois recommande de se défier des calculs théoriques qui justifient le resserrement des populations indigènes : « Comment réduire alors la misérable pitance qui est assignée à ces peuplades par la nature de la contrée qu’elles habitent ; elles se sont développées jusqu’à la limite du possible dans les conditions climatiques dans lesquelles elles se sont trouvées ». Lestiboudois affirme alors qu’il est « impossible de faire vivre une famille arabe DANS LES CONDITIONS DE TRAVAIL QUE NOUS CONNAISSONS sur une superficie de moins de 30 ha ; une famille européenne dont le travail est plus productif y peut à peine prospérer ». Et Lestiboudois reprenant les données du problème, calcule qu’il faudrait pour les 500 000 familles arabes algériennes 15 millions d’hectares. « C’est beaucoup plus que la superficie du Tell tout entier » ; la conclusion arrive logique : « On ne cantonnera pas subitement dans des lignes géométriques bien serrées ces hommes à qui il faut le Sahara pendant l’hiver, les plaines du Tell pendant le printemps et la saison des moissons, les montagnes et les forêts pendant les sécheresses ». De tels arguments venant d’un notable comme le conseiller d’État Lestiboudois auraient dû amener l’administration à revenir sur sa décision. D’autant plus qu’à « la difficulté de transporter d’un seul coup et en si peu de temps une population de plus de 2 000 âmes »25 s’ajoutait un problème délicat : sur les 410 familles à transférer 335 habitaient des habitations fixes26. Finalement, le 24. F 80 1805. Dans le même sens, cf. discours de Lestiboudois au Conseil général de Constantine, le 5 octobre 1859, in Cons. général 1859 : « [...] Procéder au cantonnement quand le pays est organisé comme il l’est, c’est entreprendre une formidable opération avec la certitude d’arriver à un résultat insignifiant. » « Leurs habitudes nomades exigent de vastes espaces ; on ne peut sans dommage et sans trouble, les priver brusquement d’une notable partie de leurs terres. Le cantonnement universel et définitif ne réaliserait donc pas les espérances que l’on y rattache, et la délivrance des titres de propriété représentant la presque universalité des terres conduirait à des difficultés insurmontables et à des conséquences désastreuses. » 25. AGG, K, Subd. Constantine Philippeville 1858-59, Cdt Cercle Philippeville à gén. subdiv. Constantine, 21 septembre 1859. 26. Ibid. Cf. aussi. AGG, K, Cantonnement des indigènes, Jemmapes, Subdivision
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cantonnement a lieu en 1861; les fellahs évacueront leurs bonnes terres et seront déplacés plus au sud chez les Zardezas ; comme ceux-ci27 n’ont pas assez de terres de cultures, les nouveaux arrivants devront en défricher d’autres pour pouvoir vivre28. Ont-ils reçu quelque garantie écrite pour ces nouvelles propriétés ? Aucun de nos documents ne le mentionne et l’incertitude la plus complète pour l’avenir reste la règle29. L’exemple de Jemmapes est-il une exception ? Il ne le semble guère. En effet, un tableau du 5 juin 185830 indique que l’on prévoit de cantonner les tribus suivantes : Azels de la vallée du Haut Rummel ; Beni Mehenna ; Ouichaouas Filfila ; Arb Skikda ; Radjeta Gharaba ; Cheragas ; Djendels ; Guerbès ; Beni Merouan ; Zardezas ; Dombers et Telaghma ; Cheikhats de l’Oued Smendou Constantine à Div. Constantine, 22 septembre 1859. Le commandant de la subdivision de Constantine reproduit la lettre du commandant supérieur de Philippeville qui annonce l’embarras de son collègue de Bône pour opérer un pareil resserrement parmi ses populations : « Il ne faut pas vous le dissimuler, cette mesure est impolitique ; ce n’est pas chose facile de transporter d’un seul coup et en aussi peu de temps une population de plus de 2 000 âmes ; ceux qui l’ont conseillée au prince devraient bien être chargés de son exécution. Dieu veuille, si elle s’exécute, qu’elle ne produise pas un déplorable effet pour notre domination et un douloureux retentissement parmi les populations indigènes placées en arrière ». 27. AGG, K, Inspection générale. Rapports d’ensemble, 1851-59, Cercle de Philippeville. Rapp. du 1er janvier 1860. 28. Cf. les difficultés que laisse prévoir le commandant du cercle de Guelma in AGG, K. Cantonnement des indigènes, Rapp. du 28 août 1858 au gén. cdt subdiv. de Bône : « Le nouveau cantonnement [...] est aujourd’hui effectué ; il nous a souvent créé des embarras, car il était difficile, sans les mécontenter, d’enlever à des indigènes de très bonnes terres pour ne leur en donner en échange que des médiocres ou de mauvaises. « Il ne faut pas oublier que la population des Zardezas est très nombreuse (11 000 âmes environ), que les terres qu’elle occupe sont très accidentées, par conséquent d’un travail difficile, peu productif et qu’enfin, on lui a pris dans la vallée de l’oued El Hammam Ouled Ali 4 000 ha de ses meilleures terres ». [...] « Si l’on veut se conformer aux prescriptions de la décision de S.A.I. [...] les Zardezas ne seront plus seulement gênés, mais une partie sera obligée de s’expatrier, car le sol ne pourra plus les nourrir tous ». [...] « En admettant, par un moment, que l’on puisse établir chez les Zardezas 594 tentes, ce que je regarde comme matériellement impossible, attendu qu’il faudrait à cette population (4 000 âmes au moins) 6 000 ha de terres de labour, je ne doute pas que la venue de cette nouvelle population ne soit cause sinon de troubles sérieux au moins de collisions partielles qu’il serait bien difficile de prévoir. » 29. Un rapport postérieur du 2 novembre 1867 (AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, annexe de Jemmapes) décrit ainsi la situation pour les Beni Béchir voisins : « Une petite fraction des Beni Mehenna, les Beni Bechir, a été cantonnée, mais dans un espace si restreint que la moitié des indigènes a vendu sa propriété pour s’établir en terrain arch ; la position de ceux qui sont restés ne laisse pas que d’être assez malheureuse. » 30. AGG, K, Cantonnement des indigènes. Tableau indiquant la marche du cantonnement dans la province de Constantine. Nous avons respecté l’orthographe des noms du document.
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et de l’Oued Bengratis ; Zenatia ; Abd en-Nour ; Dragmena ; Ouled Boaziz ; Beni Kaïd ; Moelfa ; Taischet Ouled Maamer ; Ouled Ahmed ; Ouled Besbès ; Beni Ourzeddin ; Beni Marmi ; Ouled Arid ; Zerdezas ; Beni Foughal ; Beni Rhai ; Beni Ahmed ; Beni Mezzelin ; Khezara ; Beni Kter ; Brabtia ; Ouled Dieb ; Sbeta et Ouled Steta ; Kesana ; Megana ; Zmala ; Amer Dahra et Rirha Dahra ; Amer Guebala et Rirha Guebala ; Ouled Nabet ; Kaïdat d’Aïn Turc et d’Aïn Tagrout ; Eulma ; Ouled Chelih ; Ouled Sidi Ali Taamempt ; Ouled el Kadi ; Lakhdar et Halfaouia. Autant dire que sauf les régions montagneuses de Kabylie (celles du Ferdjiouah et des Babor) et de l’Aurès, tous les cercles du département devaient connaître le cantonnement. Nous avons analysé longuement le cas de Jemmapes. Dans la vallée du Rummel31 on prévoit qu’il faudra resserrer 9 622 personnes sur 22 408 ha distraits des 43 849,2219 ha du territoire primitif 32. Sur ces 43 000 ha on a déjà octroyé en concessions diverses 7 489 ha ; les melks occupent d’autre part 6 080 ha, soit donc encore 13 569 ha à déduire du total. Mais n’imaginons pas que les 22 408 ha à affecter au cantonnement ne sont composés que de terres cultivées ; là-dessus, il faut ôter 2 620 ha de pâturages et 3 577 ha de terres incultes, soit donc 7 197 hectares. Il reste ainsi un peu plus de 16 000 ha pour les terres cultivables : 16 211 ha, soit donc 1,68 ha de terre cultivable par personne. Il semble donc incontestable que l’opération eut quelque ampleur dans le Constantinois. À la séance du Sénat, du 9 mars 1863, le général Allard déclare33 : « Durant les six dernières années, les commissions de cantonnement qui ont fonctionné dans les trois provinces ont abouti à cantonner 16 tribus présentant ensemble une population de 56 489 âmes occupant des territoires d’une étendue de 343 387 ha. Ces territoires ont été réduits à 282 024 ha, ce qui laissait en moyenne 5 ha par individu ou 25 ha par famille et l’administration française s’est réservé 61 633 ha, soit un cinquième ou un sixième des territoires primitifs ». Si nous devions juger par nos deux exemples de Jemmapes et de la vallée du Rummel, la 31. AGG, K, Cantonnement des indigènes, Note sur le cantonnement indigène dans la vallée du Rummel, 4 avril 1858 ; Cf. aussi F 80 1805, Cantonnement. 32. AGG, K, Cantonnement des indigènes, vallée du Rummel, lettre du 27 septembre au min. de l’Algérie : « [...] Il y a lieu d’observer : 1° que les 22 508 ha attribués aux indigènes sont pris sur les terrains les moins bons de la vallée, toutes les terres de bonne qualité ayant été conservées pour la colonisation ; 2° que pour les locations de 1857 faites pour la première fois d’après le mode aujourd’hui en vigueur, le prix de 100 frs la djebda ou 10 frs l’ha a été imposé aux locataires plutôt qu’offert par eux et que l’expérience prouve qu’il est généralement audessus de la valeur réelle de la majeure partie des lots. » 33. F 80 1807, Brochure, Documents relatifs à la constitution de la propriété en Algérie dans les territoires occupés par les Arabes 1864. Cf. aussi Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 270.
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proportion de superficie laissée aux populations cantonnées est inférieure à celle annoncée par le général Allard, et l’abandon de territoire consenti à l’administration n’est pas loin d’atteindre les 4/5 dans le cas de Jemmapes, et la moitié pour la vallée du Rummel. De plus, les terres sur lesquelles les tribus ont été cantonnées n’avaient pas, et de loin, la qualité des terres abandonnées : les tribus perdaient donc à la fois en quantité et en qualité. Dans les deux exemples étudiés, il apparaît, en outre, que le resserrement n’a pas eu pour contrepartie la création d’une propriété individuelle ; l’anarchie qui régnait antérieurement dans ce domaine semble donc subsister. Témoin le rapport de Chasseloup-Laubat, ministre de l’Algérie et des colonies, en date du 5 juillet 186034 : le ministre se demande encore en vertu de quel droit nous pourrions revendiquer les terres autres que les domaines du bey, les vastes forêts : « Était-ce une simple jouissance ou un droit de propriété que possédaient des tribus que la volonté du souverain pouvait déplacer au gré des intérêts de sa politique ou même de ses caprices ? Et sur le territoire qu’elles occupaient, qu’était-ce que cette distribution de terres renouvelée chaque année et par laquelle le caïd, selon ses préférences, assignait à chacun des lots mesurés aux moyens présumés de la mise en culture ? Était-ce un impôt, une rente ou un fermage que payaient ceux qui étaient placés sur certaines terres ? Enfin était-ce le droit ou l’arbitraire qui pouvait les évincer ? ». Ne retenons du texte que l’indécision et les scrupules ministériels qui indiquent bien l’état d’esprit de l’entourage impérial devant cette question35. Mais l’opinion algérienne, et surtout celle des colons, est beaucoup moins hésitante. On connaît l’article de La Seybouse que Jérôme David cite dans ses Réflexions sur la propriété indigène36 : « Selon nous, il n’y a en Afrique qu’un seul intérêt respectable, c’est celui du colon ; c’est le nôtre ; qu’un seul droit fondé et sérieux, c’est le nôtre. Tout ce qui ne vise pas là manque le but ». La Seybouse reproche ensuite à l’opinion française de ne pas « aller au fond des choses, de (ne pas) constater en termes vrais la situation de nos colons, s’inquiéter de leurs misères, des difficultés de toute sorte qu’on leur suscite, des intrigues enfin et des petits despotismes dont celui qui n’est rien que laborieux et honnête est journellement la victime ». « Ce serait pourtant aussi opportun que de discuter comme un élève en droit, la question de savoir si les tribus ont l’usufruit ou la propriété de leurs terres » ; la conclusion est alors brutale : « Qu’importe si nous en avons besoin ». 34. Arch. dép. de Constantine, B 1, dossier n° 6, 1859. 35. Sur l’état d’esprit des cercles impériaux, voir M. Emerit, Les Saint-Simoniens en Algérie, p. 33 sq. 36. Article du 12 juillet 1861.
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Un autre journal constantinois L’Indépendant 37 reprend les mêmes termes que ceux d’H. Peut en 1857 dans les Annales de la colonisation algérienne, et vante le cantonnement comme une « excellente affaire » : « Grâce à la constitution de la propriété qui en découle, la plus grande partie du territoire algérien passe immédiatement de l’état de valeur morte à l’état de valeur réelle ; des millions sortent du néant [...] Les campagnes se peuplent et les cités voient affluer dans leur sein tous les éléments du commerce et de l’industrie ». Dithyrambique, l’article fait du cantonnement l’instrument de « l’émancipation complète de l’arabe » en « l’arrachant à la double tyrannie de la misère et du préjugé, en lui créant une position libre, un état social, en laissant pénétrer jusqu’à lui les lumières de la civilisation »38. Cependant, dans les sphères gouvernementales on étudie une nouvelle conception du « cantonnement » envisagé désormais d’une façon très différente de celle appliquée par Zoepffel. Le projet39 se proposait de mettre en forme légale et officielle, les différentes idées agitées antérieurement à propos du cantonnement : — 1° Reconnaître et confirmer par de nouveaux titres de propriété la propriété melk partout où elle existe ; — 2° Convertir en droit de propriété melk moyennant un prélèvement au profit de l’État les droits de jouissance collectifs ou individuels exercés sur les terres arch ou sabega par les tribus ou fractions de tribus ; — 3° Attribuer des concessions à titre gracieux aux indigènes établis en tribus ou fractions de tribus sur des terres domaniales. Le projet de rapport à l’Empereur soulignait le désir gouvernemental de donner à la propriété foncière arabe la base solide de la propriété française ; de la sorte, un grand pas serait fait dans l’histoire rurale algérienne. Et « la colonisation trouvera satisfaction au principal de ses besoins, l’expansion » puisqu’elle pourra acquérir des terres en territoire indigène, en toute sécurité. Le contact avec les européens permettra de transformer les habitudes arabes ; ce sera donc un progrès incontestable : « Régénération des indigènes, vitalité nouvelle pour la colonisation ». On satisfaisait ainsi les deux tendances contradictoires auxquelles songeait Randon quelques années auparavant ; mais en 1862, l’Empereur ne veut plus retenir du projet que certaines idées. Dans son journal intime, en effet, Desvaux40 rapporte une conversation qu’il a avec Frédéric Lacroix, un des « arabophiles » 37. Numéro du 12 avril 1861. 38. Cf. aussi la position d’un Testu, conseiller de gouvernement, à la commission chargée d’examiner le projet de cantonnement, ou même celle d’un Pélissier, gouverneur général. 39. AGG, K, Cantonnement des indigènes, projet de décret sur le cantonnement des indigènes, Paris, 1861. 40. Mémoires du Général Desvaux, Tome IX, 24 août 1862.
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proches de Napoléon III. Lacroix lui confirme la conversation de l’Empereur avec Lapasset à Vichy41 et la « possibilité d’un décret constituant la propriété indigène, comme moyen de civiliser, de perfectionner, de FRANCISER les arabes ». Par ailleurs, Vital dans une lettre à Urbain, écrit à la date du 7 août 186242 : « On me dit que l’Empereur repousse le cantonnement ; qu’il considère comme justice de constituer la propriété au profit des indigènes, mais qu’il veut aussi que la colonisation à laquelle il croit, avec l’aide du temps, se fasse ensuite par la liberté de transaction et par l’expropriation au besoin ». Et Vital conclut : « Voilà qui se rapproche de vos vues ; si l’évènement donne raison à cette combinaison, la terre sera entrée dans la circulation par sa constitution à l’état de propriété indigène ». Nous sommes désormais loin du refoulement sans contrepartie pratiqué antérieurement. L’autorité impériale abandonne l’idée du cantonnement au cours de l’été 1862 ; le projet est retiré du Conseil d’État quelques semaines plus tard43. La conversation de Napoléon III et de Lapasset ainsi que l’action des « arabophiles » impériaux furent déterminantes dans le revirement impérial, mais le contexte économique et les inquiétudes des arabes expliquent euxmêmes cette action. Ainsi, malgré la loi de juin 1851, la propriété arabe a toujours connu l’incertitude ; malgré les prescriptions formelles de l’article 14, la colonisation et l’administration occupent les terres traditionnellement cultivées par les arabes. Ceux-ci ne possédaient ni droit de propriété, ni titre et, se fondant sur cela, on put, au mépris de la loi de 1851, justifier toutes les expulsions. Mais les réactions des populations arabes et celles des bureaux arabes firent toucher du doigt la gravité du problème. On comprend que Napoléon III ait voulu reprendre la question agraire sur de nouvelles bases, afin de ménager les intérêts des fellahs ; la nouvelle orientation allait aboutir au sénatusconsulte de 1863.
41. Sur cette conversation, cf. M. Emerit, Les Saint-Simoniens en Algérie, p. 257 sq. Desvaux souligne franciser. 42. AGG, 1 X 5. 43. AGG, 1 X 4, Lacroix à Urbain, « L’Empereur a fait retirer le projet de décret sur le cantonnement ».
CHAPITRE SIXIÈME
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Du cantonnement au sénatus-consulte (1857-1863)
L’inquiétante anarchie du cantonnement ne fut pas seule à peser sur la vie des paysans constantinois. Les variations climatiques comme les exigences des colons, le poids du régime fiscal comme l’absence de crédit eurent leur part dans les soucis du fellah. Les réserves amassées dans les bonnes années, lorsque le commerce ne les a pas attirées, s’épuisent vite ; et l’on comprend que les deux années précédant immédiatement le sénatusconsulte soient particulièrement critiques. Il est donc urgent de trouver une solution capable de ménager les intérêts des fellahs dont on s’aperçoit de plus en plus qu’ils forment l’armature essentielle de l’économie algérienne. Si la sécheresse affecte les fellahs au printemps 1856, par contre l’automne et surtout l’hiver 1856-57 sont des plus rigoureux. Dans le cercle de Bougie, les pluies torrentielles détériorent la plus grande partie des maisons kabyles1; dans le cercle de Sétif, le froid provoque la mort de nombreux troupeaux de bœufs et de moutons2 ; les beaux troupeaux du Hodna souffrent beaucoup. Dans les montagnes de Djidjelli, on estime que la mortalité a atteint un cinquième des moutons, un huitième des bœufs, un tiers des chèvres3. Mais l’hécatombe la plus spectaculaire est celle du cercle d’Aïn Beida : l’épizootie touche 600 000 moutons qui ne trouvent plus à manger ; les Haractas voient leurs troupeaux fondre, et pour éviter des pertes plus importantes, ils émigrent4. Pratiquement, toutes les tribus sont touchées dans la province. L’année s’annonce donc comme mauvaise. Heureusement, les pluies printanières régénèrent les herbages dans les régions littorales et médianes ; mais les zones substeppiques de Tébessa attendent fin mars les pluies avec impatience. Grâce aux pluies, les récoltes sont satisfaisantes. Sans doute l’implantation européenne a resserré les fellahs ; ceux-ci ont essayé de conserver le maximum de superficie cultivée, et ne savent plus où faire pâturer leurs troupeaux. 1. AGG, 10 H 59, Cercle de Bougie, Rapport du 7 octobre 1857. 2. AGG, K, Rapports mensuels, Subdivision Sétif 1854-70, Rapport du 31 janvier 1857. 3. AGG, 1 H 14, Rapport du 27 février 1857. 4. AGG, 10 H 59, Cercle d’Aïn Beida, rapport du 10 octobre 1857.
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De là, des disputes et des rixes à propos de droits de pâturages avec parfois mort d’hommes5 ; quelques fois, les rixes ont lieu avec les nomades, toujours pour la même raison. Il reste que la récolte s’annonce très belle et très abondante, et l’on redoute de manquer de bras pour tout récolter. Le prix des grains diminue alors sensiblement : à Sétif, le blé et l’orge passent de 30 et 13 frs l’hl en mars et juin, donc avant la récolte, à 28 et 12,50 frs en septembre6. Pour éviter que les troupeaux ne meurent de faim, le gouverneur général a recommandé de cultiver des foins ; le conseil a été suivi et les arabes les rentrent en même temps que d’importantes quantités de paille. Partout les marchés sont abondamment pourvus et les prix continuent de baisser : à Sétif, en décembre, ils sont de 22,50 frs l’hl de blé et 12 frs celui d’orge ; mais à Oued Zenati, le sâa d’orge (160 litres) se vend 7 frs à peine7. Les labours se développent ; les paysans arabes veulent éviter les catastrophes de l’hiver précédent et s’occupent de bâtir des gourbis pour abriter leurs troupeaux8. L’hiver relativement clément permet aux bêtes de se refaire, mais l’inquiétude subsiste chez les fellahs. D’une part, « l’administration domaniale recherche avec ardeur toutes les terres sur lesquelles elle peut revendiquer les droits de l’État », d’autre part, « la colonisation s’établit partout où bon lui semble, sans suivre de règles fixes et déterminées »9. Les arabes, ne sachant plus à quoi s’en tenir, ni ce qui leur restera, labourent toutes les terres chaque année, ne laissant pas de jachère ; ils craignent de voir leur échapper les terres en repos. Plus grave que cette exploitation abusive qui stérilise le sol, est la négligence des fellahs pour améliorer leurs terroirs. Ils ne tentent pas, par ailleurs, de perfectionner leurs techniques culturales ; ainsi en 1860, les rapports10 signalent le peu de succès de la faux et la faible diffusion de la charrue française parmi eux. Quand ils ne sont pas refoulés, les fellahs abandonnent d’eux-mêmes les champs passés aux mains des européens et sur lesquels ils auraient pu travailler comme khammès : les colons leur imposent des charges trop lourdes11. D’un autre côté, les colons ne semblent guère plus soucieux qu’auparavant de mettre en valeur leurs concessions : à Sétif 5. AGG, 1 H 14, Rapport du 27 mai 1857. 6. AGG, K, Rapports mensuels. Subd. Sétif 1854-1870. Cf. aussi AGG, l H 14, Rapport du 27 juin 1857 : « Les orges qui naguère étaient à 20 et 22 frs le sâa à Constantine n’atteignent plus que 14 et 15 frs ». 7. AGG, K, Rapports mensuels. Subd. Sétif, et AGG, l H 14, Rapp. 7 nov. 1857. 8. AGG, 1 H 14. Rapport du 7 décembre 1857. 9. AGG, K, Inspection générale, Rapports d’ensemble 1851-59, Rapp. du 12 novembre 1859. 10. AGG, 11 H 22, Situation politique. « Elle (la faux) n’est adoptée nulle part ». Cf. aussi AGG, K, Insp. gén. 1851-59, Rapp. cercle Batna 30 novembre 1859. 11. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapp. 31 déc. 1858.
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comme dans la plaine de Bône, l’inculture et la friche dominent. Cette indifférence est la règle pour les individus comme pour les grandes sociétés : la Société Genevoise se contente d’empocher ses fermages et les loyers des terres obtenues de la faveur impériale12. Comment un tel spectacle n’exciterait-il pas les rancœurs des fellahs et le désir de voir enfin réglée cette question de la propriété ? Aussi, chaque fois que l’administration met en location un morceau de terrain, les enchères sont poussées à des niveaux anormaux13 ; par contrecoup, le locataire traitant sous-loue la djebda à un prix trop élevé ; et l’habitant de l’azel préfère aller ailleurs et « rentrer dans l’arch où il obtient des terres à des conditions infiniment moins onéreuses ». Ainsi, dans le cercle d’Aïn Beida, une fraction des Kherareb possède cinq azels dont les baux viennent d’expirer ; tous les indigènes qui se trouvaient sur ces azels refusent d’y rester à aucun prix. Le résultat est que des terres fertiles restent en jachère parce que les conditions imposées aux cultivateurs sont trop onéreuses. Les responsables administratifs veulent voir dans la mise en adjudication publique la cause de cette course aux enchères sans rattacher le phénomène au contexte juridique et économique qui l’entoure. Les bureaux arabes et les autorités locales signalent le malaise qu’ils perçoivent, mais leur voix n’est guère écoutée : nous sommes, ne l’oublions pas, en plein cantonnement, et l’Algérie dépend du ministère de l’Algérie, dirigé par le Prince Jérôme, protecteur officieux des colons. Les fellahs sentent bien d’ailleurs la différence entre les territoires administrés par les civils et ceux administrés par les militaires. Dans les premiers, ils ont bien conscience que leur sort est précaire, alors qu’avec les militaires, il l’est moins. Ainsi, dans le cercle de Sétif, les tribus craignant une annexion prochaine au territoire civil, « refluent vers le territoire militaire pour échapper à l’autorité civile, d’autant plus que le cantonnement n’a pas été réalisé ; ils craignent de se voir enlever leurs terrains de culture ou de parcours »14. Sans doute le décret du 16 février 185915 abroge la prohibition d’acquérir des biens immeubles en territoire militaire, que l’on croyait voir dans l’article 14 de la loi du 16 juin 1851; mais ce décret reste lettre morte puisque moins 12. Sur l’inculture, AGG, K, Rapp. mensuels. Subd. Sétif 1854-1870, rapp. 31 déc. 1858. Cf. aussi Arch. dép. de Constantine M2, 8, Philippeville, dossier 3, Min. Algérie à Préfet Constantine, 28 sept. 1858 : « [...] Sur les 12 661 ha d’étendue de la circonscription civile, terrain communal de Bône exclu, il n’y en a que 169 en état de culture ». Sur la Société Genevoise, voir R. Passeron, op. cit., et Magneville, op. cit., passim. 13. AGG, 11 H 22, Cercle de Constantine, Rapp. sur le 1er trim. 1860. 14. AGG, K, Rapports mensuels Subdiv. Sétif 1854-70. Rapport du 30 avril 1860. 15. Cf. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 220.
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de trois mois après, le 7 mai, un autre décret suspend l’exécution de ses dispositions. Autant dire que la différence de régime entre le territoire militaire et le territoire civil est supprimée par le cantonnement. Justement en 1860, on décide officiellement de mettre cela en forme légale. La discussion dépasse les sphères gouvernementales, elle tombe dans le domaine public : les conseils généraux, la presse s’y intéressent. Nous avons vu les colons lui être totalement favorables ; il faut donc s’attendre à ce que les fellahs éprouvent de plus en plus d’inquiétudes. Les marabouts ne se gênent pas d’ailleurs pour présenter l’affaire comme une « SPOLIATION »16 ; des tribus entières émigrent ou ont le projet d’émigrer en terre d’Islam, Tunisie ou Syrie17. Desvaux, dans une circulaire confidentielle du 1er mars 1861 signale ces départs qu’il attribue à l’amoindrissement de position des chefs : « ceux-ci, ajoute-t-il, essaient de susciter des désordres par l’intermédiaire des chefs religieux ». La vérité, à notre sens, est plus claire, et les témoignages viennent des bureaux arabes eux-mêmes : « En voyant quelques-uns des leurs devenir propriétaires, les arabes cesseront de craindre cette dépossession dont ils se croient menacés ; ils accepteront avec moins d’inquiétude qu’ils ne l’ont fait l’extension des territoires civils ; ils renonceront à ces émigrations soit vers l’Orient, soit vers la régence de Tunis [...] »18. Aussi formel que ce rapport, celui du 17 janvier suivant note que plusieurs tribus parfaitement calmes ont le désir d’émigrer, une fois les moissons rentrées ; parmi elles, les Abd en-Nour, les Telaghma, les Haractas, les Achaich, etc.19. Les chefs interrogés déclarent tout crûment que leur désir est provoqué par l’extension du territoire civil et que les tribus craignent de le voir s’étendre encore : « On sera plus à l’aise, plus libre dans la Régence, disent-ils, et la terre ne manque, ni pour les labours, ni pour les troupeaux. Sans doute, on y gagnera aussi de ne plus vivre au contact des chrétiens »20 et 21. Dans le cercle de Sétif également, les Ouled Moqran de Bordj-bou-Arréridj veulent partir22 : on prévoit pour le printemps le départ de plus de 2 500 tentes 16. AGG, 11 H 37, Rapport du 18 février 1861. Cest nous qui soulignons. 17. Mémoires du général Desvaux, T. VIII. 18. AGG, 11 H 22, Rapport du 7 janvier 1861. 19. Ibid. 20. AGG, 11 H 37, Rapport du 18 février 1861: « On ne peut méconnaître que la gêne que les tribus cantonnées éprouvent pour plier leurs habitudes agricoles aux exigences d’une propriété plus restreinte ne pousse à l’émigration vers la Syrie et la Tunisie ». 21. Le rapport décrit à ce propos le fait suivant : 80 tentes des Ouled Ferrada (Berrania du cercle de Constantine) ont passé en Tunisie ; on raconte qu’arrivés près de la frontière, les émigrants se sont arrêtés, ont brûlé les montants de leurs tentes, secoué la poussière des felidj et burnous et divorcé leurs femmes. Puis après une purification par trois jours de jeûne et prières, ils se sont remariés et la petite caravane est entrée en terre d’islam ». 22. AGG, 11 H 22. Rapp. du 27 février 1861.
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de la division de Constantine, soit de 11 à 12 000 personnes23. Ces départs feraient échouer l’idée de faire coexister colons et arabes, mettraient singulièrement en péril la colonisation européenne ; ce serait l’échec des idées impériales. Tous ces faits montrent que des expropriations ultérieures risqueraient de nuire à la vie économique des fellahs ; il semble que l’on soit arrivé à un point maximum à ne pas dépasser sous peine de remettre en question l’équilibre économique de la société rurale constantinoise. Les inquiétudes des fellahs se nourrissent aussi des résultats de la récolte de 1861. Sauf dans certaines zones littorales, ou exceptionnellement dans la Medjana, la récolte est largement déficitaire dans les hautes plaines : la sécheresse, mais surtout l’épuisement des sols contribue à rendre la situation critique24. Les prix des blés et des orges augmentent sur les marchés de Sétif et de Bordj25 ; les chevaux qui recevaient couramment de l’orge dans les tribus n’en ont maintenant qu’exceptionnellement : « Aujourd’hui, c’est un grand signe d’aisance alors qu’il y a quelques années, c’était une habitude »26. De nombreuses familles souffrent de la misère évidemment, et les possibilités de semer s’avèrent très réduites. L’aggravation de la fiscalité et les difficultés de trouver de l’argent, rendent toutes ces misères et ces inquiétudes plus difficiles à supporter. Nous avons déjà dit que les charges fiscales étaient différentes d’un point à l’autre de la province en 185027 et que cette disparité engendrait un très réel malaise parmi les fellahs. En 1852, on étudie un projet de réforme fiscale28 mais sans qu’aucune décision n’intervienne. La province de Constantine continuait d’être soumise à ses impôts traditionnels : achour, impôt pesant sur les cultures ; hokor, équivalent d’un loyer pesant à l’origine sur les terres azel et étendu aux terres arch ; lezma, levé sur les Sahariens et les Kabyles quand on le pouvait. L’administration savait bien que le système 23. AGG, 11 H 37. Rapport du 18 février 1861. 24. AGG, 11 H 22, Rapport sans date (fin 1861) : « Certains fellahs s’aperçoivent trop tard qu’ils ont épuisé leurs terres par des labours exagérés ; si la quantité superficielle des cultures a toujours été croissante, le même résultat n’a pas été obtenu dans le rendement ; parfois, ce rendement n’a pas dépassé 3 pour 1, ou même le fellah n’a guère retiré que la semence [...] Le fellah a poussé sa charrue partout où il y avait des terres arables ; telle tribu comme les Behira Touila qui compte plus de 800 djebdas n’en a pas 10 en jachère ; il n’est donc pas étonnant que la terre malgré la fertilité ne puisse satisfaire à cette production constante surtout quand elle n’a pour réparer ses pertes que le maigre engrais déposé par les troupeaux qui pâturent dans les chaumes après la moisson ». 25. Nous n’avons pas retrouvé ces prix malgré nos recherches. 26. AGG, 11 H 37, Rapport du 10 juin 1861. 27. Cf. notre chapitre sur la crise des années 45-50. Cf. aussi Commission sur les impôts arabes de 1861, Alger, 1862. 28. Ibid.
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permettait des fraudes au profit des intermédiaires arabes, mais elle tentait de les pallier au maximum par le biais des inspections des officiers des bureaux arabes. Les cultivateurs européens échappaient à ces impôts spécifiquement arabes. Le 30 juillet 185529 un arrêté ministériel porte que des centimes additionnels seront ajoutés à l’impôt arabe ; ces centimes additionnels remplaceront les taxes et contributions supplémentaires levées sur les tribus (art. 1). Ils seront perçus à partir du 1er janvier 1856 et ne devront pas excéder le dixième de l’impôt principal. Ce n’est pas tout : un arrêté ministériel du 26 février 185830 fait passer les centimes de 10 à 18 par franc de principal ; il y a donc une aggravation très nette par rapport à 1855 et aux années antérieures. De plus, toujours en 1858, un arrêté du gouverneur général31 impose à la province de Constantine un nouvel impôt, la zekkat, auquel elle échappait jusqu’ici. Cet impôt pèse sur les troupeaux des terres arch et melk. Les bases du nouvel impôt sont ainsi fixées : un mouton ou une chèvre sur cent, un bœuf sur trente, un chameau sur quarante. En convertissant en argent, il sera perçu : 0,05 fr pour une chèvre, 0,10 fr pour un mouton, 2,50 frs pour un bœuf et 4 frs pour un chameau, ce qui donne aux différents bestiaux les prix suivants : chèvre, 5 frs ; mouton, 10 frs ; bœuf, 75 frs ; chameau, 160 frs. Mais l’arrêté ne dit pas si les jeunes bestiaux sont comptés au même tarif que les adultes ; de plus, il ne semble pas tenir compte des épizooties qui peuvent surgir à tout moment. La commission réunie en 1861 pour discuter de la réforme des impôts arabes estima qu’avec ces taux, la zekkat constituait le dixième du revenu des bestiaux32. De toute façon, cette innovation suscite dans le cercle de Philippeville des troubles33. En effet, les Ouled Attia se révoltent d’abord en 1856 et puis en 1858 à cause de la zekkat ; dans le cercle de Sétif, les bureaux arabes critiquent ce système d’impôts qui laisse beaucoup à désirer34. Cela n’empêche pas Randon d’établir en juin 1858 une taxe de capitation en Grande Kabylie : 15 frs par individu riche ou « jouissant d’une grande aisance relative » ; 10 frs par individu « n’ayant que des ressources médiocres »35. 29. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 170. 30. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 204 sq. 31. Commission sur les impôts arabes de 1861, Alger, 1862. 32. Ibid. 33. AGG, K, Rapports d’inspection générale, Philippeville, déc. 1858 in Drimaracci, La politique indigène de Randon, DES, Fac. lettres Alger. Cf. aussi Arch. Sén.-consulte, Ouled Attia, Rapp. du 6 avril 1867. 34. AGG, K, Rapports d’ensemble, 1851-1859. 35. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 207.
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Que faut-il entendre par « aisance relative », « aisance moindre », « ressources médiocres » ? Aucune circulaire n’existe pour éclairer le texte gubernatorial. De plus, cet impôt de capitation n’est guère équitable, car les gens très riches paieront 15 frs par individu tout comme ceux dont « l’aisance est relative » ; enfin, à partir de quel âge est-on « susceptible de porter les armes ? » donc de participer aux charges communes ? Les vieillards paieront-ils cette taxe alors qu’ils ne peuvent plus porter les armes ? Autant de questions sans réponse. Traduisons ces textes sur le plan pratique. En 1850, chaque tente payait en moyenne dans la province de Constantine 19,71 frs36. Avant 1858, le hokor était perçu à raison de 30 frs par charrue ; après 1858, il paraît varier de 10 à 20 frs37 ; il vaut en fait 20 frs38. L’achour est perçu à raison de 25 frs par charrue en terre arch et melk, et 35 frs sur les terres arch exemptées de la zekkat39; il varie donc entre le septième et le vingt-cinquième du produit brut de la charrue. La lezma reste ce qu’elle était auparavant, une véritable taxe d’abonnement. En 1859, le fellah paye donc en territoire militaire : — le hokor, à raison de 20 frs par charrue pour la terre arch ; — l’achour à raison de 25 frs par charrue pour la terre arch et la terre melk ; — la zekkat sur les bestiaux ; — la lezma en territoire kabyle, plus les centimes additionnels afférents au principal. En territoire civil, le fellah paie outre l’achour à raison de 25 frs la charrue, la zekkat, la taxe sur les loyers, les différentes prestations, les charges communales40. Le résultat incontestable est l’augmentation constante des impôts arabes, depuis 1852 jusqu’en 1858 comme le montre la courbe tracée41. L’augmentation est particulièrement sensible en 1857 par rapport à 1856, alors que l’année n’a pas été favorable ; nous pourrions croire que la perception des centimes additionnels est la cause de cette augmentation de 29 % (+1 141 177,63 frs). Il n’en est rien, car les centimes additionnels 36. Commission impôts arabes, Alger, 1862. 37. F 80 1822, Rapport de mars 1859. 38. Commission impôts arabes. 39. F 80 1822, Rapport de mars 1859 et Commission impôts arabes. 40. Commission impôts arabes. 41. Source TEF de 1852 à 1860 : 1852 : 3 256 585,97 1856 : 3 845 525,23 1853 : 3 402 266,87 1857 : 4 986 702,88 1854 : 3 677 003,10 1858 : 6 057 605,64 1855 : manque 1859 : 5 649 722
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n’entrent pas en ligne de compte. L’explication tient au fait que les superficies cultivées ont augmenté, mais surtout l’achour est passé de 25 à 35 frs par djebda42 : l’augmentation pour le seul achour est de 751 834,52 frs sur une perception de 1 116 734,22 frs pour 1856, soit 67 % en plus d’une année sur l’autre. Ajoutons maintenant les centimes additionnels qui, pour la province, sont de 560 435,92 frs en 185743 et nous aurons retrouvé largement notre augmentation de 1 141 177,63 frs. En 1858, le montant des impôts arabes augmente encore de 21 % et passe de 4 986 702,88 frs à 6 057 605,64 frs ; quant aux centimes additionnels, ils doublent littéralement puisqu’ils atteignent 173 874,98 frs au lieu de 560 435,92 frs. Par ailleurs, n’oublions pas que les produits locaux et municipaux sont largement alimentés par les arabes qui vivent en territoire civil. L’évolution de ces produits est parallèle à celle des impôts arabes44 avec des différences toutefois : l’augmentation est plus rapide avant 1855, plus lente après. Le recensement de 1861 donne au territoire civil une population de 46 419 européens, 7 347 israélites et 229 604 indigènes45. À supposer que chaque individu contribue également aux produits locaux et municipaux, il apparaît clairement que la contribution des populations arabes sera quatre fois plus importante que celle des européens et israélites réunis (4 fois 1/3 environ). Dans cette perspective, la part des indigènes du territoire civil dans les recettes locales et municipales serait : en 1852 de 1853 1854 1855
705 792 frs 1 143 360 frs 1 151 040 frs manque
en 1856 de 1857 1858 1859
1 114 872 frs 1 342 104 frs 1 659 856 frs 1 777 344 frs
Ce qui fixerait le montant total perçu aux sommes suivantes (impôts arabes, centimes additionnels, produits municipaux) : 1852 : 3 962 377,97 1853 : 4 545 626,87 1854 : 4 828 043,10 1855 : manque
1856 : 4 960 397,23 1857 : 6 889 242,80 1858 : 8 891 336,62 1859 : 8 798 209,53
42. AGG, 10 H 59, Impôts et amendes 1857. 43. Conseil général 1859. Rapport du préfet. Cont. diverses. 44. Source TEF et Conseil Général : 1852 : 882 241,67 1856 : 1 393 591,64 1853 : 1 429 209,29 1857 : 1 677 630,46 1854 : 1433 806,90 1858 : 2 074 824,40 1855 : manque 1859 : 2 221 638,24 45. TEF, 1859-1861.
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En 1859, par rapport à 1852, le montant des sommes versées par la population arabe serait multiplié par 2,2246. Si nous ne retenons de nos calculs que les sommes payées exclusivement par les fellahs, c’est-à-dire les impôts arabes et les centimes additionnels, le montant de 1859 représente non plus 122 % de ce qui était perçu en 1852, mais 73 % ; pour 1858, l’augmentation était encore plus forte avec 86 %. Or, si en 1853, le général commandant la division de Constantine trouvait que l’impôt n’était pas trop lourd pour le pays, il mentionnait cependant que la lezma était infiniment plus pesante que le hokor et l’achour47, car elle représentait plus du tiers de l’évaluation de la richesse. Encore devonsnous noter que les années 1852-53 et suivantes furent des années relativement fastes pour les fellahs constantinois. Cinq ans plus tard, la zekkat et les centimes additionnels s’ajoutent ; or, les grains et les bestiaux ne se vendent pas comme antérieurement ; les sécheresses des années 1858-59, la baisse de rendement provoquée par l’extension désordonnée des labours rendent l’impôt plus lourd. L’assiette de l’achour liée à l’extension des superficies ensemencées augmente, mais le rendement ne suit pas et la charge de l’achour est plus lourde puisque le rendement est moins important. À titre de référence, nous possédons le rapport de l’Inspecteur de colonisation Couder pour la banlieue de Sétif, pour l’année 185748. Couder calcule les prix de revient et les bénéfices nets du blé selon les différentes conditions de cultures. Pour la production arabe en terre domaniale, le bénéfice net par ha cultivé est de 29,59 frs (l’hl de blé est compté sur la base de 13,75 frs) ; pour la production arabe sur terre appartenant aux européens, avec redevance proportionnelle au rendement, le bénéfice net par ha cultivé est de 4,32 frs. Pour la production arabe sur terres appartenant aux européens avec redevance fixe, le bénéfice net par ha cultivé est de 13,54 frs. Multiplions par 10 pour avoir le revenu par djebda, et nous aurons dans le premier cas, 295,90 frs, dans le second 43,20 frs, dans le troisième 135,40 frs. Le rapprochement de ces bénéfices nets et des impôts arabes perçus est éloquent : en terre arch, la djebda paie avant 1858, 55 frs (30 frs de hokor et 25 frs d’achour) ; ajoutons-y les centimes additionnels : nous ne sommes guère loin des 60 frs ; soit donc un impôt équivalent au cinquième du bénéfice, dans la meilleure des hypothèses. Ne parlons pas du 46. AGG, 11 H 37, Rapport du 19 octobre 1860 signale que dans le Zouagha (pays kabyle) les fellahs avaient payé jusqu’ici 10 000 frs de lezma ; ils paient maintenant 19 632 frs pour la zekkat et 3 533 frs de centimes additionnels, soit donc 23 165 frs. On comprend que dans un rapport d’octobre 1858 (AGG, K, Rapp. mensuels, Subd. Sétif 1854-1870) les Arabes prétendent manquer de numéraire. 47. AMG, H, N° 280. Rapp. du 12 mars 1854, Inspection générale pour 1853. 48. F 80 1172, Rapport du 31 décembre 1857.
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second cas où le bénéfice net est plus qu’absorbé par les impôts ; on comprend qu’en 1858 (décret du 4 décembre, art. 7) on affranchisse de l’impôt arabe les fellahs qui exploiteraient les terres des européens49. Cela provoque immédiatement une compétition entre les arabes pour travailler les terres européennes ; par contre-coup, la colonisation, au lieu de transformer le mode de culture arabe, le subira quasi totalement. Il était donc temps de réformer les impôts arabes. Une commission se réunit en 185950 pour simplifier l’assiette des impôts ; aucun résultat n’en sortit. Nouvelle commission en 1861 pour fixer un impôt remplaçant l’impôt arabe et appliqué aux arabes comme aux européens ; mais le rapporteur, de Cès-Caupenne, voudrait voir exemptés de cet impôt foncier les terres cultivées par les européens, les maisons et bâtiments ruraux habités par eux ou servant à leurs exploitations agricoles51. De Cès-Caupenne justifie son point de vue en soulignant que c’est le seul moyen d’attirer en Algérie des européens : ce sera aussi l’argument de Warnier, porte-parole des colons dans ses différentes brochures. Mais Warnier ira plus loin et défendra le point de vue suivant : ceux qui paient le plus d’impôt ne sont pas les arabes, mais les européens52. En effet, pour lui, chaque européen paie un impôt moyen de 85,15 frs alors que chaque indigène ne paie que 7,70 frs ; donc l’européen paie onze fois plus d’impôts que l’arabe. Poser ainsi la question, c’est mal la poser, car un impôt n’a de sens que par rapport au revenu possédé, or, dans le même ouvrage, Warnier attribue à chaque cultivateur européen une valeur annuelle de production de 419 frs et à chaque fellah une valeur de production de 67,83 frs. De plus, Warnier néglige d’indiquer la part des impôts indirects, impôts pesant sur la consommation et celle des impôts directs pesant sur le revenu. Les statistiques financières affirment sans détour que la part des européens dans les contributions directes est minime alors que celle des arabes est quasi-totale. Le fait le plus évident est que les impôts levés sur les arabes constituent l’un des revenus essentiels du budget algérien et des budgets provinciaux. Comme la province de Constantine comprend une population arabe importante, on comprend que la masse fiscale perçue soit plus importante que dans les deux autres provinces. Mais si les populations arabes versent des sommes importantes comme impôts, elles en versent aussi ailleurs, mais à fonds presque perdus maintenant, à cause de l’insuffisance notoire de 49. F 80 522, Rapport du 6 septembre 1872 ; Conseil général 1858, séance du 15 décembre 1858. Cf. aussi Régistre Commission XVIII (Arch. Conseil de la République), séance du 26 mars 1892, rapp. Clamageran sur la fiscalité. 50. Bonzom, Du régime fiscal. 51. Commission sur les impôts arabes, p. 106. 52. A. Warnier, L’Algérie devant l’opinion publique, Alger, 1864.
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l’équipement financier. Nous avons déjà dit combien la crise économique des années 1848 avait souligné la faiblesse des moyens financiers existant en Algérie ; cette crise avait eu comme résultat la création de la Banque de l’Algérie. Mais le crédit octroyé par la banque était strictement limité au commerce et à Alger ; tout était encore à faire pour le reste du pays, surtout en ce qui concerne l’agriculture. En 1853, la banque ouvre une succursale à Oran, mais il faut attendre quatre ans encore pour que l’Est constantinois obtienne l’ouverture d’une succursale à Constantine53. Les conditions d’admission au crédit sont celles pratiquées à Alger : les commerçants offrant des garanties sont admis à l’escompte ; ils obtiennent ainsi de l’argent à un taux relativement bas, 6 à 7 % ; mais eux-mêmes redistribuent ce crédit sous forme de prêts à ceux qui en ont besoin. Le taux de ce crédit en cascade était évidemment beaucoup plus élevé pour les commerçants non admis à la banque ; à plus forte raison pour les cultivateurs qui n’offraient pas les mêmes garanties que les commerçants. Les Annales de la colonisation algérienne reprennent en 1852 et 1853 la question du crédit rural. Il ne faudrait pas que le taux d’intérêt soit supérieur à 6 %, sous peine de voir la situation des emprunteurs péricliter rapidement. Or, nous sommes loin du compte, puisque le taux couramment pratiqué vis-à-vis des cultivateurs européens est de 48 à 50 %, tous frais compris54. Admettons de la part du rédacteur une certaine exagération pour les besoins de la propagande ; il n’en reste pas moins que le taux d’emprunt varie de 20 à 30 %, frais non compris, pour des emprunts à court terme, bien entendu55. Ne pouvant rendre le capital et les intérêts, le débiteur est exproprié ou est obligé de vendre sa concession ; on comprend que le colon préfère toucher un fermage payé par le fellah locataire et être ainsi exempté de soucis financiers. Les difficultés financières des colons pour trouver du crédit passent la mer et sont évoquées par L. Frémy, le 25 janvier 1860, à l’assemblée du Crédit Foncier de France56 ; Frémy propose d’étendre à l’Algérie les opérations de la société ; ce qui aura lieu effectivement57, mais l’efficacité sur le plan pratique sera des plus limitées et touchera assez peu l’agriculture. 53. Le décret autorisant l’ouverture de la succursale de la Banque à Constantine est du 3 décembre 1856 ; pratiquement, la succursale ne fonctionne que dans le courant du premier trimestre 1857. 54. Ann. Col. Algér. 1853, T. III, p. 193. 55. F 80 1172, Rapport Inspecteur de colonisation Couder, 30 juin 1855. 56. F 80 1 762. 57. M. Douël, Un siècle de finances coloniales. Cf. aussi Ménerville, Dic. Législ. algér. p. 240, T. I.
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Si la question du crédit suscite des inquiétudes fondées pour le sort de la colonisation, elle prend pour les fellahs un aspect dramatique. En effet, l’usure règne en maîtresse parmi eux : « Elle est désastreuse pour les populations indigènes » et prend une extension importante58. « Les tribus, déclare Martimprey, sont l’objet de l’exploitation la plus cruelle, et l’usure prélève sur elles en réalité un impôt bien autrement considérable que celui qu’elles paient à l’État ». Qui profite de cette usure ? Non seulement certains juifs, mais « des marchands et des colons européens ». Évidemment, les emprunteurs arabes offrent assez peu de garanties : point d’immeubles à hypothéquer, sinon leur lopin, les troupeaux et les chevaux. De là, « un taux d’intérêt proportionné aux risques de pertes ». Mais l’abus est « criant » dans la manière dont les prêteurs établissent la compensation. Pourquoi l’usure est-elle si importante ? Martimprey est formel : « Les progrès de l’usure ont été une conséquence de l’occupation française venue changer brusquement toutes les conditions de l’existence antérieure des indigènes. » « L’arabe emprunte le plus ordinairement pour acheter du grain pour sa subsistance et pour ses semailles, pour payer l’impôt ». Et Martimprey explicite sa pensée : « Avant nous, ces nécessités n’existaient pas comme aujourd’hui. Si la disette de grains se faisait sentir ou si la provision était épuisée, le cultivateur peu aisé trouvait dans la tribu des hommes riches dont les silos étaient toujours pleins et qui les ouvraient pour faire des prêts de grains, sans intérêts, consacrés par l’usage et la religion. L’emprunteur restituait en nature à la récolte ». Le passage d’une économie fermée de type traditionnel à une économie ouverte de type capitaliste est bien marqué par Martimprey. « Aujourd’hui, les réserves de grains n’existent plus dans les silos des gens riches ; et le progrès commercial a pénétré dans les habitudes des indigènes : les grands approvisionnements de grains s’écoulent par l’exportation ». « Le petit cultivateur lui-même vend son excédent de grains dans les bonnes années et n’en conserve plus comme autrefois pour les mauvaises années ; quelquefois même, pressé par le besoin d’argent et sollicité par nos spéculateurs, il vend sa récolte sur pied ». D’où, la nécessité pour lui d’emprunter afin de racheter le grain imprudemment vendu. Et l’on comprend alors qu’une année déficitaire ou médiocre jette les fellahs dans l’angoisse ; car, pour pouvoir subsister et ensemencer, ils empruntent jusqu’à 72 % par an59. L’emprunt consenti est de cent douros (500 frs) ; l’intérêt est fixé à cinq douros par mois ; c’est encore un taux modeste ; par ailleurs, les grains empruntés valant 30 frs sont remboursés sur 58. F 80 1762. Note du général Martimprey sur l’usure, juillet 1860. 59. F 80 1762, Brochure de C. Perret, La production agricole en Algérie et le taux de l’argent, Paris, 1863.
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la base de 50 frs60. Ne pouvant rembourser en temps utile, le débiteur renouvelle son emprunt jusqu’au moment où tout son travail a été absorbé par les intérêts de la créance, la terre représentant encore une partie de cette dernière ; le résultat ne se fait pas attendre : le fellah est dépouillé de son lopin de terre. En bref, termine Martimprey, « le mal est devenu si grave qu’il faut absolument y trouver remède », car aux yeux des arabes, « l’usure est comme un fruit odieux de notre administration elle-même, et l’arabe fait remonter jusqu’à l’autorité la responsabilité de sa misère ». On voit ici, à plein, le contraste saisissant entre les deux types de civilisation incarnés par le fellah et par le colon français ; contraste et contact redoutables évidemment pour le fellah. Or, pour diminuer le contraste, donner les gages si nécessaires au crédit, y a-t-il un meilleur moyen que de rendre les arabes propriétaires des champs qu’ils cultivent traditionnellement ? Le projet de cantonnement de 1861 l’avait envisagé ; mais nous avons vu l’opinion impériale changer au courant de 1862 et songer à une autre mesure. Avec le sénatus-consulte, Napoléon III pense rétablir l’équilibre économique et social au sein des populations arabes. D’inspiration libérale et généreuse vis-à-vis des arabes, le sénatus-consulte n’allait pas tarder à se révéler comme une machine autrement plus dissolvante que tous les autres actes législatifs édictés antérieurement. Car cette société et cette économie arabes avaient jusqu’ici conservé leurs cadres ; or, dans les années à venir, ces cadres eux-mêmes vont se désintégrer avec une inquiétante rapidité. Au terme de ces trente premières années de contact entre fellahs et européens, pouvons-nous dresser un bilan ? Dans le domaine foncier, la législation appliquée n’est pas toujours sûre et précise, compte tenu évidemment du régime musulman. Sans doute, on essaie de caser au mieux les européens, en évitant que cette installation ne soit trop envahissante. Mais une chose est de voir les faits sur le plan théorique, une autre est de les examiner sur le plan pratique. Malgré les efforts de certains administrateurs, les résultats ne sont guère encourageants ; il est rare que les concessionnaires cultivent leurs terres, ils se contentent le plus souvent d’en tirer un revenu ou une rente. Cette pratique a pu engendrer rancune et amertume dans le cœur des fellahs qui ont l’impression d’avoir été spoliés. Cependant l’administration française chargée des arabes, c’est-à-dire les bureaux arabes, a fait un très réel effort pour fournir des compensations aux populations arabes, moins sur le plan juridique, comme on l’a cru à propos du cantonnement, que sur le plan pratique et à des échelons strictement 60. Ibid.
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locaux. De nouvelles cultures sont expérimentées, de nouvelles techniques sont essayées, mais les résultats restent minimes, pour ne pas dire insignifiants au regard de la masse, qui conserve ses traditions rurales. Sans doute, et on l’a fort bien démontré ailleurs61, les fonds alloués aux bureaux arabes furent trop mesurés pour mener cette entreprise à terme. Mais d’autres explications peuvent intervenir : d’abord, la vie rurale forme un tout, parfaitement équilibré, dont tous les éléments sont parfaitement imbriqués l’un dans l’autre ; et croire qu’on peut changer la vie d’un paysan arabe parce qu’on lui a fait construire une maison à la française est une utopie. De plus, et nous l’avons vu, les bureaux arabes ont freiné les initiatives des fellahs qui voulaient construire ou planter des arbres fruitiers, afin de réserver le maximum de terres à la colonisation. Le résultat le plus évident est que fondamentalement la vie rurale du fellah n’a pas changé depuis la conquête, sauf sur un point : il a été obligé d’abandonner des terres fertiles, il a vu, dans certaines zones, les parcours diminuer singulièrement. Par ailleurs, le contact avec l’économie française de type libéral et capitaliste a engendré des hausses des prix dont il n’a pas toujours profité ; il est passé d’une économie de type fermé à une économie de type ouvert sans être matériellement préparé à une telle transformation ; il allait donc subir l’action de mécanismes puissants qu’il ne savait pas mesurer. Cependant, il gardait le vieux cadre social, la tribu dans toute son intégralité ; aucun texte législatif n’y avait touché. Ce cadre maintenait les individus dans une sorte d’équilibre précaire mais réel. Or, justement en 1863, cet équilibre est brutalement rompu par le sénatus-consulte ; désormais, sur les plans économique et social, le fellah se trouvera désemparé.
61. X. Yacono, Les Bureaux arabes ...
Livre Troisième L’émiettement des sociétés rurales (1863-1881)
CHAPITRE PREMIER —
Le sénatus-consulte de 1863
Dès 1863, la vie de l’Algérie rurale est bouleversée par un texte extrêmement important : le sénatus-consulte du 22 avril 1863. Les instigateurs du projet n’avaient sans doute pas envisagé toutes les conséquences de la mesure ; mais très vite, le sénatus-consulte désintègrera les tribus1. De plus, le Constantinois et l’Algérie, connaissent dans les années 1866-1870 une crise économique et démographique d’une ampleur sans précédent. Cette perte de forces et de richesses mettent les malheureuses tribus en position critique. Enfin, la guerre de 1870 et surtout l’insurrection de 1871 qui affecte les trois cinquièmes du Constantinois achèvent de ruiner les fellahs. En effet, l’insurrection eut des conséquences diverses pour les populations rurales arabes : — 1° L’insurrection proprement dite entraîne des pertes d’hommes, de récoltes, de troupeaux, la ruine des vergers ou des habitations ; mais tout cela est réparable avec le temps à condition de conserver les terres ; — 2° Or, la terre est confisquée et le Constantinois voit ainsi transférer des centaines de milliers d’hectares des mains des fellahs à celles des colons ; la possibilité de vivre décemment est interdite à tout jamais aux vaincus ; — 3° À ces deux aspects majeurs, ajoutons les contributions de guerre et les différentes amendes ou indemnités perçues sur les fellahs malheureux ou imprudents ; — 4° Si les fellahs connaissent l’écrasement matériel le plus complet, ils sont aussi écrasés moralement. Le triomphe sur Moqrani et les insurgés fut bruyant ; il le fut d’autant plus que le régime impérial s’était effondré au 4 septembre. Du même coup, les traditionnels défenseurs des fellahs, les bureaux arabes sont submergés par les colons, républicains, adversaires acharnés de l’Empire et des militaires qui avaient freiné leurs appétits ; les voilà maîtres
1. En 1941, le gouvernement de Vichy chercha à remettre en honneur les vieux cadres algériens et demanda aux administrateurs s’il était possible de reconstituer les anciennes tribus ; les réponses furent unanimes : le sénatus-consulte de 1863 avait brisé celles-ci à tout jamais.
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du régime, du pouvoir, en position de servir enfin leurs intérêts. 1871 marque donc la conjonction exceptionnelle de l’insurrection de Moqrani et du triomphe des colons « républicains ». Les conséquences de cette conjonction ajoutées au sénatus-consulte et à la crise 1866-70 pèseront lourdement dans la suite sur la vie des fellahs. Le sénatus-consulte du 22 avril 1863 est certainement le document le plus important de l’histoire rurale algérienne depuis l’occupation de l’Algérie par la France. Son importance tient à de multiples raisons : — 1° Il touche intimement à la structure économique de la vie rurale ; — 2° Il modifie radicalement les cadres sociaux traditionnels. En vérité, lorsque Napoléon III prend la décision de remplacer le projet de cantonnement par un autre texte, il ne songe pas aux conséquences extrêmes de la mesure. Il veut effacer les mauvais effets du cantonnement, en « considérant comme justice de constituer la propriété au profit des indigènes ». Négligerait-il alors la colonisation ? Pas du tout, mais il veut que la colonisation à laquelle il croit, avec l’aide du temps, se fasse ensuite par la liberté des transactions et par l’expropriation au besoin1. M. Emerit a fort opportunément souligné l’importance de l’action « arabophile » sur la pensée impériale2. Il a également très bien montré la parenté incontestable entre les idées de Napoléon III sur le sénatus-consulte et celles d’Urbain : sa remarquable démonstration est confirmée par une lettre d’Urbain à Lacroix3 dans laquelle nous trouvons un projet de sénatus-consulte dont les termes sont identiques à celui du 22 avril. Quelles sont les idées impériales en la matière ? Napoléon III s’est expliqué à plusieurs reprises sur les buts poursuivis et les moyens choisis : d’abord dans sa lettre à Pélissier du 6 février 1863, ensuite dans sa lettre à Mac-Mahon du 20 juin 1865. De plus, ses porte-parole officiels, le ministre de la Guerre Randon, le commissaire du gouvernement au Sénat, le général Allard, ont développé la pensée impériale. Dans ses deux lettres, Napoléon III insiste sur l’apaisement qu’il faut apporter aux populations indigènes : « Il faut se concilier cette race intelligente, fière, guerrière et agricole. » Pour cela, nous devons « mettre un terme aux inquiétudes engendrées par le cantonnement », « convaincre les arabes que nous ne sommes pas venus pour les opprimer et les spolier, mais pour leur apporter les bienfaits de la civilisation ». 1. Sur cette question et dans la même optique, voir AGG, l X 5, Vital à Urbain, 27 août 1862 : « Si l’évènement donne raison à cette combinaison, la terre entre dans la circulation par sa constitution à l’état de propriété indigène. » 2. M. Emerit, Les Saint-Simoniens en Algérie, Conversation de Lapasset avec l’Empereur à Vichy, discours de J. David, action de F. Lacroix, etc. 3. AGG, 1 X 3, Urbain à Lacroix 28 février 1863.
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Or, le meilleur moyen de les convaincre c’est de « respecter le droit de chacun », en « rendant les tribus ou fractions de tribus propriétaires incommutables des territoires qu’elles occupent à demeure fixe et dont elles ont la jouissance traditionnelle, à quelque titre que ce soit »4. Pour désarmer l’opposition, l’Empereur explique que cette position juste et noble est aussi une bonne affaire, car en enlevant leurs terres aux arabes, l’État diminue ses ressources fiscales. Enfin, ces mesures ne sont pas opposées aux intérêts des européens qui bénéficieront de la paix, mais aussi pourront se réserver les entreprises industrielles et les cultures perfectionnées alors que les arabes continueront « l’élevage des chevaux et du bétail et les cultures naturelles du sol ». Dans cette pensée, une idée est essentielle : celle de « rendre les fractions de tribus propriétaires incommutables des terrains qu’elles occupent à demeure fixe et dont elles ont la jouissance traditionnelle, à quelque titre que ce soit ». Cette mesure est révolutionnaire. En effet, la loi de juin 1851 « reconnaissait les droits de propriété et les droits de jouissance tels qu’ils existaient au moment de la conquête » (art. 11) et confirmait le « droit pour chacun de jouir et de disposer de la propriété de la manière la plus absolue, en se conformant à la loi ». Mais la loi ne rendait pas « les tribus propriétaires des territoires dont elles ont la jouissance permanente et traditionnelle à quelque titre que ce soit » (art. 1 du sén.-consulte). Pourquoi cette mesure extraordinaire ? « Pour faire cesser les hésitations et les doutes qu’avaient fait naître les termes de la loi ; ainsi tomberont les projets de prélèvement sur le sol que les indigènes occupaient qui avaient jeté l’alarme parmi les populations et qui les portaient à douter de notre bonne foi et de notre justice »5. L’Empereur veut donc couper court au cantonnement et à ses dangereuses conséquences, sous quelque forme que ce soit. Napoléon III souligne que la loi de 1851 est impérative, qu’il existe une réelle filiation entre celle-ci et le sénatusconsulte : les deux textes sauvegardent les droits des fellahs ou mieux des tribus sur les terres. Mais la transformation des droits de jouissance en droit de propriété brisait résolument l’élan conquérant des colons avides de posséder encore plus de terres. Le fait est d’autant plus net que les articles suivants du sénatus-consulte renforcent les interdictions d’acquérir en territoire de tribu. Ainsi l’article 3, paragraphe 2 : « Un règlement d’administration publique déterminera les formes et les conditions [...] de l’aliénation des biens appartenant aux douars » ; l’article 6 : [...] « La propriété individuelle qui sera établie au 4. Lettre du 6 février 1863, in Estoublon et Lefébure, op. cit., 22 avril 1863. 5. Statistique et documents relatifs au sénatus-consulte sur la propriété arabe, Paris, 1863. Rapport au ministre de la Guerre, sur le projet de sénatus-consulte relatif à la constitution de la propriété en Algérie.
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profit des membres des douars ne pourra être aliénée que du jour où elle aura été régulièrement constituée par la délivrance des titres ». Comme cette délivrance de titres doit être précédée, 1° de la délimitation des tribus, 2° de leur répartition entre les différents douars de chaque tribu du Tell et des autres pays de culture, avec réserves de terres qui devront conserver le caractère de biens communaux, 3° de l’établissement de la propriété individuelle entre les membres de ces douars partout où cette mesure sera reconnue POSSIBLE ET OPPORTUNE (c’est nous qui soulignons), on peut imaginer sans peine que l’installation des colons en territoire de tribu est remise à plus tard. Le sénatus-consulte comporte par ailleurs une mesure aussi importante que ces innovations révolutionnaires : la désintégration des tribus. En effet, l’article 2, paragraphe 2 précise qu’il sera procédé dans le plus bref délai à la « répartition des tribus entre les différents douars de chaque tribu du Tell » ; autant dire qu’à l’unité traditionnelle de la tribu l’administration française substitue un nouveau cadre administratif, purement formel, le douar. Le commissaire du gouvernement au Sénat, le général Allard, avoue très franchement le but du gouvernement impérial : « Le gouvernement ne perdra pas de vue que la tendance de la politique doit en général être l’amoindrissement de l’influence des chefs et LA DÉSAGRÉGATION DE LA TRIBU »6. « C’est ainsi qu’il dissipera ce fantôme de féodalité que les adversaires du sénatus-consulte semblent vouloir lui opposer ». Sans doute est-il nécessaire de briser le vieux cadre tribal pour mieux asseoir la propriété individuelle prévue par le troisième paragraphe de l’article 2 ; sans doute aussi la logique exige-t-elle que l’opération touche en premier lieu la tribu. Mais briser une organisation sociale aussi tenace que la tribu est une entreprise hasardeuse. Les sociologues montrent7 que la démolition des cadres traditionnels peut avoir des répercussions, non seulement sur le plan économique mais aussi sur le plan humain et psychologique ; de véritables névroses peuvent naître qui traduisent à leur manière le déséquilibre social dont souffrent les individus. S’il est incontestable que la désagrégation de la tribu peut se justifier politiquement, elle semble contredire les intentions généreuses de Napoléon III à l’égard des populations arabes. Il est peu probable d’ailleurs que l’Empereur et les « arabophiles » de son entourage aient saisi cette contradiction interne. En fait Napoléon III, comme les arabophiles, cherche à faire « progresser » les populations arabes vers les lumières de la civilisation française dont le fondement sur le plan foncier reste la propriété individuelle. Pour eux, du même coup la condition matérielle des fellahs s’améliorera et portera témoignage en faveur de la France devant les 6. C’est nous qui soulignons. 7. Margaret Mead, Cultural and Technical Change, Unesco, ed. Mentor books, New York, 1955.
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« quinze millions d’arabes répandus dans les autres parties de l’Afrique et de l’Asie »8. Ces perspectives impliquaient une série de conditions très impérieuses : — 1° Que la volonté impériale ne rencontrât aucun obstacle, donc que les hommes chargés d’appliquer ses idées lui fussent totalement dévoués ; — 2° Que sur le plan matériel, on pût réaliser rapidement : la délimitation des tribus, leur fractionnement administratif et humain en douars, la répartition des territoires entre ces mêmes douars et enfin la délimitation et la création de la propriété individuelle pour tous les membres du douar. Or, en supposant la première condition réalisée, il restait que pour la seconde, la réalisation dans le détail demandait un certain délai. Délai pour former les commissions chargées d’appliquer le sénatus-consulte, d’une manière intelligente et efficace ; délai pour délimiter les tribus, ce qui entraînait : — 1° La mise au point d’une histoire plus ou moins brève de la tribu ; — 2° L’enquête sur le territoire de la tribu pour établir un plan d’ensemble suffisamment détaillé pour évaluer au mieux la superficie, les ressources de la tribu et surtout pour déterminer ces fameux douars, clé de voûte de la nouvelle organisation administrative, foncière et sociale. Cela imposait le regroupement d’individus mais aussi la nécessité de trouver une assise économique réelle suffisamment stable pour alimenter les impôts du douar. Le sénatus-consulte ne s’appliquait qu’au territoire arch mais l’administration n’avait pas un relevé exact des terres arch, melk ou des biens azels. Il fallait donc se renseigner très précisément sur les caractères du régime foncier dans toutes les tribus ; cela fait, il fallait procéder au classement des terres dans les tribus en réservant : — 1° les biens du domaine public, — 2° les droits d’usage (parcours, forêts, etc.) réservés aux tribus, — 3° les terrains dits « communaux » qui servaient aux gens de la tribu. En bref, l’application pratique du sénatus-consulte exigeait une mise au point précise de nos connaissances sur le pays ; et ce, pour la géographie comme pour l’histoire, le droit musulman, la sociologie, l’économie, la fiscalité, sans compter l’établissement d’un provisoire cadastre d’ensemble. L’œuvre était immense et exigeait des commissaires chargés de mettre en pratique le sénatus-consulte des connaissances encyclopédiques, profondes et précises et des délais extrêmement longs. Ce dernier facteur était d’autant plus important que des litiges restaient en suspens depuis des années entre les tribus. Comment s’étonner alors de la remarque faite par un bon 8. Lettre de Napoléon III du 20 juin 1865, in TEF 1865-66.
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observateur du Constantinois, dès le mois d’août 18639 : « On ne se serait pas imaginé tout d’abord que son application dût entraîner des retards aussi considérables ; aujourd’hui, on a la conviction qu’elle exigera un siècle ». De fait, on reste confondu devant l’immensité de l’œuvre réalisée en si peu de temps ; et, malgré les critiques quelquefois justifiées, les dossiers du sénatus-consulte représentent encore aujourd’hui une source capitale pour la connaissance de l’histoire rurale algérienne. L’application du sénatus-consulte a posé des problèmes sérieux certes, mais elle a suscité des réactions diverses autant du côté des arabes que du côté des colons, également intéressés par ses dispositions. Dès le 27 mars 1863, Vital classe les réactions des indigènes en deux catégories10 : d’une part, ceux qui possèdent des terres actuellement dans la tribu admettent comme incontestable qu’on va faire passer l’usufruit à l’état de propriété en sorte que les mendiants, les marchands, les khammès, qui forment un tiers ou peut-être moitié des indigènes campagnards, n’auront nulle part dans les territoires arch ; d’autre part, ces derniers admettent au contraire que la division du sol par douar a pour but évident de donner une part de terre à tous les individus qui font partie du douar, quelle que soit leur position antérieure. Dans l’ensemble, le sénatus-consulte comme la lettre de l’Empereur ont eu un « grand retentissement »11 parmi les fellahs. Les arabes sont satisfaits, bien qu’il existe quelques réserves, de l’indifférence ou de la méfiance. En effet, certains chefs qui ont sollicité des concessions craignent de voir leurs demandes rejetées12 ; une partie des Kabyles « moins intelligents » sont « moins bien disposés pour notre administration »13 ; souvent aussi, les fellahs ne comprennent pas immédiatement le but du sénatus-consulte14. Plus tard, les réactions favorables semblent prévaloir ; toutefois les chefs « sont un peu moins enthousiastes qu’au premier jour, car ils commencent à comprendre que l’application tend à la suppression de leur influence »15. Pour les khammès, à l’espérance d’obtenir quelque chose a succédé l’indifférence ; en sera-t-il toujours de même ? Car dès 1864, certains fonctionnaires perçoivent bien le bouleversement introduit dans la société arabe : 9. AGG, 1 X 5, Vital à Urbain, 14 août 1863. 10. AGG, 1 X 5. 11. AGG, K. Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapp. du 23 février 1863. 12. AGG, K, Ibid. 13. AGG, K, Correspondance confidentielle 1863-67, Cahier sur l’annexe d’El-Miliah, rapport du 27 mars 1863. 14. AGG, K. Rapports mensuels, 1867-69, Annexe Jemmapes, Rapport du 2 novembre 1867. 15. F 80 1807, Sén. consulte du 22 avril 1863, lettre de Choisnet (?) à Tassin, 13 novemhre 1864 (C’est nous qui soulignons).
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« Dans la société arabe telle que nous l’avons trouvée, les fluctuations étant incessantes, la roue tournait toujours et CHACUN À SON TOUR (pour peu que la récolte fût bonne et qu’il arrivât à se procurer un attelage) AVAIT SA PART ANNUELLE DE LABOURS QUI SE PRÉLEVAIT SUR LA PROPRIÉTÉ COLLECTIVE ». « Il y avait donc au fond de ce chaos quelques garanties pour le travail, un certain sentiment d’égalité. Il n’en sera plus de même à partir de l’individualisation. UNE FOIS LA TERRE DÉFINITIVEMENT ACQUISE, L’INÉGALITÉ COMMENCE : d’un côté les propriétaires, de l’autre les prolétaires, absolument comme dans nos sociétés civilisées ». Reste à savoir quelle était la proportion de khammès, pour évaluer l’importance du trouble apporté16. Cependant quelles que soient les réactions des populations arabes, il apparaît bien que pour les fellahs le sénatus-consulte était un mieux par rapport au cantonnement. Les colons ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont essayé de faire reculer l’Empereur ; leurs protestations étaient d’autant plus véhémentes qu’ils se savaient appuyés par le directeur général des affaires civiles au gouvernement général, Mercier-Lacombe, et moins ouvertement par le gouverneur lui-même, Pélissier. Celui-ci a tenté de faire revenir Napoléon III sur ses projets en se rendant en personne à Paris17. Devant l’échec de sa mission, il envoie aux généraux, préfets et maires des principales villes une lettre circulaire contenant le projet de sénatus-consulte avec les observations du conseil supérieur et la copie de sa lettre au ministre de la Guerre Randon18. Il tentait ainsi d’orchestrer, en en prenant habilement mais discrètement la tête, l’opposition au sénatus-consulte. Les colons comprennent tout de suite l’importance de l’antagonisme entre le ministre et le gouverneur général : sous le couvert du comité agricole, par 16. Sur la proportion de khammès, nous avons quelques indications. Pour Hugonnet (Souvenirs d’un chef de bureau arabe) les 3/5 de la population ont un revenu inférieur à 1000 frs, mais il ne donne aucune indication sur le nombre de khammès. Dans AGG, K, cantonnement des Indigènes, lettre du 9 mars 1858, Lapasset indique que dans son cercle (Philippeville) pour 411 propriétaires, il y a 70 khammès, soit donc une proportion de 15 % ; dans la vallée du Rummel (même dossier) sur 1 465 chefs de famille il y a 319 khammès, soit une proportion de 21 %. Par ailleurs, les rapports du sénatus-consulte donnent des chiffres différents : Krorfan (rapp. 31 déc. 1863) la proportion est de 9 % ; Krandeg Asla (rapp. du 11 février 1864), la proportion est de 9 % ; Zemoura (rapp. du 15 nov. 1866), 18 % ; Hazabra (rapp. du 26 février 1864) 3 %. Ailleurs, dans nos sondages, les khammès semblent être inconnus, en tout cas les rapports ne les mentionnent pas. 17. M. Emerit, Les Saint-Simoniens en Algérie. Cf. aussi Vital à Urbain (AGG, l X 5), lettre du 7 déc. 1862, du 17 janvier 1863, du 7 février 1863. 18. Vital à Urbain. AGG, 1 X 5, lettre du 7 mars 1863. Sur la lettre au min. de la Guerre. cf. Arch. dép. de Constantine, Série B 1, dép. du 28 février 1863 : [...] « Je pense quant à moi, qu’en faisant l’abandon de toutes les terres arch possédées à quelque titre que ce soit, l’art. 1er dépasse le but. Ce but serait atteint par le délaissement de toutes les terres de culture des tribus et des terres de parcours qui en dépendent.
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l’intermédiaire des journaux, L’Indépendant à Constantine, La Seybouse à Bône, Le Zeramna à Philippeville, l’opposition se manifeste sous forme de réunions, de pétitions. Le préfet Lapaine, ne voulant pas s’aventurer « décide de ne rien décider » et prend contact avec Alger19 ; Pélissier, brutal, répond que le comice ne doit s’occuper que « d’agriculture champêtre et non politique » : les réunions sont interdites, mais les pétitions circulent. On va dans les pensions, le soir, et là, de table en table, on fait circuler la liste en demandant : « Voulez-vous être arabe ou français ? » Un cafetier donnerait également dix centimes à un individu, pour chaque case remplie de signatures20. Tous les centres du département connaissent l’agitation : à Philippeville, on discute pour savoir si la lettre de l’Empereur n’a pas en réalité pour but de sonder l’opinion des européens. Les commentaires défavorables et les pétitions vont bon train évidemment ; on réunit à Guelma 700 signatures, à Batna 500, à Souk Ahras 15621 ; finalement une délégation est envoyée à Paris pour agir auprès des sénateurs22. Les députés plaideront la cause des colons sur plusieurs points précis : 1° Ils demandent qu’on livre la terre aux arabes non en vertu d’un droit de propriété « pour le moins contestable », mais qu’elle leur soit donnée à titre de munificence et comme condition essentielle de leur prospérité ; le résultat matériel sera le même, mais l’effet moral sera bien différent23 ; 2° Constituer des douars c’est créer des intérêts nouveaux qui seront de graves obstacles pour l’avenir ; il vaut mieux « constituer la propriété individuelle indigène » : « de la multiplicité des transactions naîtront entre les colons et « Rendre les arabes propriétaires incommutables des terres de culture dont ils n’ont aujourd’hui que la jouissance et des terres de parcours qui en forment la dépendance nécessaire suivant les usages locaux, ce serait, je crois se montrer aussi large que l’empereur puisse désirer de l’être, tout en réservant quelques ressources à la colonisation. « On me dira sans doute, mais ces terres que vous réservez sont sans valeur ; il faudra les conquérir par le défrichement. Je répondrai que la plupart de nos centres agricoles ne se sont pas formés autrement que par le défrichement ». Pélissier cite alors quelques exemples : Staoueli, Cheragas, Ouled Fayet, etc. « Le défrichement en a fait des territoires fertiles ; quant aux difficultés de délimitation, dans aucun système on ne peut les éviter ; elles ne seront guère plus grandes dans cette combinaison que dans celle de l’abandon intégral, car il faudra toujours reconnaître les limites des tribus entre elles, ce qui ne se fera pas toujours sans contestation ». 19. AGG, 1 X 5, Vital à Urbain, 17 février 1863. 20. Arch. dép. Constantine, B 1, Rapp. de police sur les réactions après le projet de sén.consulte connu par les journaux, rapp. du 22 février 1863. 21. Idem. Rapp. du sous-préfet de Guelma, 13 février 1863, du commissaire civil de Batna du 26 février 1863, du commissaire civil de Souk Ahras, du 23 février 1863. 22. La délégation comprenait entre autres Lucet, avocat à Constantine et président du comice agricole, et Borély-la-Sapie, colon à Alger. 23. Arch. dép. Constantine. B l, Adresse présentée par les délégués algériens à l’Empereur, 7 mars 1863.
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les indigènes, des rapports journaliers plus efficaces pour amener ces derniers à notre civilisation que toutes les mesures coercitives ». Éconduits par l’Empereur qui refuse de les recevoir, les délégués essaient d’agir sur les sénateurs en reprenant et en développant leurs arguments. Ils insistent à nouveau sur la création de la propriété individuelle dans les tribus et sur la liberté de transactions ; mais ils y ajoutent la constitution d’une réserve pour la colonisation algérienne. Faute de cela, l’application du sénatus-consulte conçu par le gouvernement serait une « catastrophe pour la colonisation »24. Mais la voix des colons ne rencontre qu’un faible écho au Sénat et le sénatus-consulte est adopté le 22 avril 1863. Il est intéressant de remarquer que d’emblée les colons ont vu le parti à tirer du sénatusconsulte pour obtenir le maximum de terres des tribus. Certes, ce n’était qu’une espérance assez éloignée puisque pour le moment les transactions en territoire arch étaient interdites aux colons, et cette interdiction provoque de véhémentes colères parmi eux25. Mais les fonctionnaires locaux26, – sauf les officiers des bureaux arabes –, mettent une mauvaise volonté évidente à appliquer les idées impériales, le sénatusconsulte, et « font de l’ancien cantonnement sous l’égide du sénatus-consulte »27. Au reste, pour les colons, le but n’a pas varié : il s’agit d’avoir le maximum de terres, et seuls les arabes peuvent fournir ces domaines. Si les transactions sont libérées de tout contrôle administratif, les « vautours européens exploiteront l’inexpérience des gens de tribu et s’empareront à prix réduit de la meilleure partie des terres »28. Le maire du Khroubs le dit très crûment au gouverneur général MacMahon qui le reçoit29 : « [Il faut] constituer immédiatement la propriété 24. Arch. dép. Constantine, Série B l, dossier sur le sén.-consulte de 1863. 25. AGG, l X 5, Vital à Urbain, lettre du 26 juin 1863 : « La fureur des européens à l’endroit des terrains arch ne s’explique que d’une seule façon : le sénatus-consulte, malgré l’espérance trompeuse qu’il laisse briller, leur ferme l’accès des arch et interdit sur les terres un agiotage qui, en effet, aurait pu faire la fortune de plusieurs ». 26. F 80 1679, Note d’Urbain sur l’administration des populations arabes, 17 octobre 1863 : « Il n’y a rien à attendre des fonctionnaires et des employés à qui la lettre de l’Empereur et les discussions relatives au sénatus-consulte n’ont ouvert ni l’intelligence, ni les yeux. Certains fonctionnaires sont si fortement emprisonnés dans les passions locales qu’on ne peut plus tirer un concours digne et utile. » Cf. aussi L’Indépendant du 22 mars 1870 qui souligne qu’en 1864, au moment où la folie du royaume arabe était à son paroxysme, Pélissier était le seul à paralyser les efforts du ministre de la Guerre, des généraux de division et des bureaux arabes. 27. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 29 janvier 1864. 28. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 7 octobre 1864. 29. AGG, l X 6, Vital à Urbain, lettre du 14 octobre 1864. Cf. aussi lettre de Lapasset à Fleury, 6 juin 1865, in Un ancien officier de l’armée du Rhin, le général Lapasset, T. 2 : « Les européens détestent les arabes dont ils convoitent les terres et les biens et qu’ils voudraient
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individuelle et décréter l’entière liberté des transactions. De la sorte en un an, les 9/10 de la terre arch auront passé aux mains des européens ». Ce désir de voir créée la propriété individuelle est le leit-motiv des revendications européennes ; c’est pour eux la « tarte-à-la-crème » qui donnera la solution de tous les problèmes algériens. Ainsi, les arabes sont morts de faim pendant la famine de 1866-70 parce qu’ils n’avaient pas de propriété individuelle, affirment-ils. Tous leurs porte-parole, aussi bien en Algérie que dans la Métropole, dans la presse comme dans les assemblées parlementaires font de la propriété individuelle, le but suprême qui permettra aux arabes d’accéder à la civilisation30. Le seul obstacle à la création de la propriété individuelle est dressé par les bureaux arabes qui ont « remporté une première victoire en empêchant le cantonnement et essaient d’empêcher la création de la propriété individuelle prescrite par le sénatusconsulte »31. De fait, nous avons vu que, sur le seul plan technique et matériel, la création de la propriété individuelle exigeait des délais. Cependant, moins de quatre ans après la promulgation du sénatus-consulte, les commissions avaient pu appliquer les deux premières opérations prévues par le sénatus-consulte : 1° Délimitation des tribus, 2° Répartition des terres dans 29 tribus32. Cela représentait 67 706 habitants occupant une superficie de 402 618,5718 ha ; sur ces 402 618 ha, le domaine public possédait 2 103,1451 ha, les forêts domaniales 80 587,3163 ha, les terrains domaniaux 7 134,9165 ha ; restaient en litige 434,75 ha, soit donc en tout 90 260,1279 ha. Les 29 tribus conservaient 312 358,4439 ha. Sous forme de melks : 109 492,6195 ha ; d’arch ou terrains collectifs de culture, 118 911,6195 ha ; de communaux 83 954,1336 ha.
voir réduits à la condition d’îlotes ». Cf. aussi lettre de l’Empereur du 20 juin 1865, dans le même sens. 30. Sur tout cela, voir comme documents significatifs, Enquête agricole publiée par le comice agricole de Constantine, 1868 ; L’Enquête Le Hon, Versailles, 1868-69 ; Enquête parlementaire sur les actes du gouvernement de la Défense Nationale, Rapp. La Sicotière, Versailles 1872 ; Correspondance de Vital avec Urbain. passim. Corr. Mac-Mahon (AGG, 1 EE 41), Délibérations du conseil général de Constantine, passim. Délib. du Corps législatif, du Sénat, in Le Moniteur Universel, passim, etc. 31. L’Indépendant, 21 août 1869. 32. F 80 1807, Sénatus-consulte du 22 avril 1863. Statistique au 1er janvier 1867. Les délibérations du conseil général de 1867 (rapport d’octobre) donnent 489 020 ha avec le détail suivant : Cercle de Constantine, 6 tribus, 76 052 ha ; Cercle de Tébessa (1 tribu) : 18 808 ha ; C. Collo (14 tribus) : 86 032 ha ; C. Djidjelli (2 tribus) : 7 936 ha ; C. Bône (2 tribus) 23 668 ha ; C. Guelma (2 tribus) 9 426 ha ; C. La Calle (1 tribu) 2 731 ha ; C. Sétif (1 tribu) 114 932 ha ; C. Bordj-bou-Arréridj (1 tribu) 28 553 ha ; C. Bougie (1 tribu) 3 348 ha ; C. Batna (5 tribus) 71 325 ha ; C. Biskra (1 tribu) : 46 189 ha.
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Sans doute, la proportion est faible par rapport à l’ensemble des tribus de toute la province, mais la réalisation vaut la peine d’être notée, compte tenu des difficultés de toute sorte que nous avons énumérées. Puisque les deux premières opérations prescrites par le sénatus-consulte avaient été réalisées, comment se fait-il que la troisième, création de la propriété individuelle, n’ait pas eu un début d’exécution ? Sans doute, passer de l’ensemble de la tribu aux individus exige un travail plus important encore que pour les précédentes opérations, mais l’observateur est frappé par l’absence de tout effort dans ce sens. En vérité, il apparaît bien que les revendications européennes pour voir créée la propriété individuelle sont la cause de ce « freinage » à l’échelon gouvernemental33. De plus, les promoteurs du sénatus-consulte se rendent compte maintenant du danger qui guette la propriété arabe : « Si l’on effectue le fractionnement de la terre comme en propriété française, la perturbation introduite dans la société arabe deviendra INQUIÉTANTE »34. « Ce serait anéantir les ressources qui font vivre les petites associations dont se compose la famille indigène : le morcellement de la terre rendrait impossible l’élevage de ces nombreux troupeaux qui sont la principale richesse des populations arabes »35. Autant dire que les enquêtes en terre arch ont montré la solidité des liens de la propriété familiale et l’interdépendance entre le régime foncier et les activités rurales des fellahs. Bien sûr, le sénatus-consulte prescrit la constitution de la propriété individuelle seulement « là où cette mesure sera reconnue possible et opportune ». Il est clair que pour les responsables des bureaux arabes, la mesure n’est ni possible, ni opportune : les réactions des fellahs sont très symptomatiques. Car même lorsque la propriété individuelle existe quelque part, « les indigènes préfèrent rester propriétaires plutôt que de vendre leur part »36. De plus, partout où ils le peuvent, ils achètent les terres à vendre à très haut prix37 ; en certains cas, ils utilisent les européens comme prête-nom38. Il est évident que les intérêts des fellahs et ceux des colons sont antagonistes, au 33. L’Indépendant du 2 novembre 1869, rapporte l’opinion de Mac-Mahon qui affirme qu’il vaut mieux en définitive conserver la propriété arabe dans toute son indivision, et que les melk suffisent amplement aux transactions à intervenir. 34. F 80 1681. Note sur la propriété individuelle à constituer sur les terres arch (sans date, 1869). C’est nous qui soulignons. 35. Ibid. Cf. dans le même sens, Rapport Gastambide, 5 février 1870 in F 80 1809. 36. AGG, K, Rapports mensuels 1867 à 1869, Cercle de Collo, 1er nov. 1867. 37. AGG, 1 X 6. Vital à Urbain, 2 novembre 1866. 38. AGG, 1 X, Vital à Urbain, 27 nov. 1866 : « Aux dernières adjudications de Guelma, un monsieur Mérine, gendre des Lavy et ancien chef du bureau arabe militaire de Guelma a été le prête-nom d’un riche indigène du pays pour des parties considérables ; je tiens le fait du sous-préfet Lamothe-Langon ».
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moins sur le problème foncier. Comme les bureaux arabes cherchent à défendre au mieux les intérêts des territoires qui leur sont confiés, c’est-àdire des territoires où la population arabe est majoritaire, il est logique que les colons visent des mêmes flèches les bureaux arabes et les intérêts des fellahs. Diminuer l’action des bureaux arabes équivaut donc à augmenter les chances des colons à l’égard des terres possédées par les tribus. Pour réduire cette puissance des bureaux arabes, il existe plusieurs moyens : soit faire passer les territoires des tribus sous administration civile, soit amoindrir le rôle des bureaux arabes en accordant la primauté administrative aux « civils » donc aux « colons » même en territoire militaire. Il y a ainsi une subtile transition qui transfère les questions du domaine économique et social au domaine politique : et les colons savent bien le sens profond des transformations politiques qui pouvaient toucher les territoires militaires de la province : cela signifiait pour eux davantage de terres. Leur porte-parole Lucet résume parfaitement leur position dans un slogan brutal : « Des terres pour la colonisation, des libertés pour les colons »39. Un bon observateur comme Vital ne se fait aucune illusion sur l’avenir : « Ce sera un spectacle curieux que celui d’une population considérable, d’une nation compacte confiée à la tutelle de quelques meneurs français à habit noir ». « Les mineurs ne garderont pas longtemps le sel et le pain dont les plus pauvres ne se passent pas. La pièce, soyez-en sûr, si elle doit se jouer jusqu’au bout, aura deux actes : le premier de comédie, le second de tragédie. On fera jouer d’abord les joyeuses ficelles de la fourberie pour transvaser les biens indigènes dans quelques caisses gauloises, puis quand on se trouvera en face de tribus désespérées et menaçantes, on rejettera sur les bras de l’armée la tâche désormais impossible de faire disparaître de ce malheureux pays les désordres et la misère »40. En effet, le régime impérial évoluant vers le libéralisme en France, il était logique que l’Algérie connût également cette transformation, et celle-ci ne pouvait avoir lieu que dans le sens d’une augmentation des pouvoirs dévolus à « l’habit noir ». Les conclusions de Béhic vont justement dans ce sens au printemps 1870 ; si les colons pavoisent un peu partout en Algérie, les fellahs manifestent quelque inquiétude41 : le sénatus-consulte semblait 39. Enquête sur l’agriculture publiée par le comice agricole de Constantine, p. 71 ; dans le même sens, cf. déposition Du Bouzet in Rapport La Sicotière, p. 232 : « En Algérie, nous sommes républicains et depuis que Napoléon III a prononcé le mot de Royaume arabe en 1863, ennemis acharnés de l’Empire. Pour nous, l’Empire, le royaume arabe, la ruine de la colonisation française, c’est tout un ». 40. AGG, l X 7, lettre du 20 octobre 1868. 41. AGG, 2 H 63, Résumé des faits historiques et politiques accomplis pendant l’année 1870, Cercle de Batna, rapport du 10 janvier 1871 : « À la fin mars, au bruit qui se fait autour
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condamné en même temps que le régime militaire. Mais la débâcle impériale entraîne une accélération des événements : le 24 octobre 1870, un décret plaçait toute l’Algérie sous l’autorité civile42 ; et le 19 décembre 1870, une circulaire du commissaire extraordinaire de la République transmettait l’ordre de suspendre les deux premières opérations prescrites par le sénatus-consulte du 22 avril 1863. Quelques semaines plus tard, la province de Constantine s’insurgeait sous la direction d’un des principaux chefs arabes, Mohammed El Hadj el Moqrani. L’insurrection de Moqrani allait permettre aux convoitises des colons de se donner libre cours ; l’insurrection leur fournissait une justification. « L’équilibre »43 que le gouvernement impérial avait laborieusement tenté de maintenir entre colons et fellahs était maintenant irrémédiablement rompu au profit des colons : l’ère de l’Algérie « coloniale » commençait. Malgré le refus tardif de créer la propriété individuelle, le gouvernement impérial avait déclenché un redoutable mécanisme qui disloquait le vieux cadre social ; or, à cette dislocation allait s’ajouter une crise terrible qui survenait après quelques années d’une relative santé économique.
du vote du Corps législatif relatif à l’organisation civile de l’Algérie, les indigènes sont complètement sortis de leur prostration morale et intellectuelle. Propagée par la presse, exagérée dans ses conséquences futures, dénaturée par les commentaires qui l’entourent, cette nouvelle produisit un pénible effet dans les tribus et une plus pénible impression encore sur les chefs indigènes ». 42. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 372. 43. Cf. Journal des Débats, 26 avril 1865, art. d’A. Petit qui défend le sénatus-consulte : le « sénatus-consulte permet d’établir un juste “équilibre” entre les populations européennes et les populations indigènes, et donnera la stabilité nécessaire aux vues du gouvernement sur l’Algérie. »
CHAPITRE SECOND
—
Le dernier équilibre (1863-1866)
Avant la redoutable crise de 1866-1870, la province connaît quelques années d’équilibre pendant lesquelles l’effet du sénatus-consulte de 1863, n’ayant pas encore abouti à la destruction de la société traditionnelle, la vie rurale repose encore sur ses éléments anciens. Par une chance providentielle, l’année du sénatus-consulte fut une année heureuse. L’aubaine fut d’autant plus appréciée que 1862 avait été une mauvaise année : les rapports avaient alors souligné la conjonction d’un hiver et d’un printemps secs1 avec des orages de grêle et de pluie en juin2. Les résultats avaient été désastreux ; dans les cantons kabyles comme dans les hautes plaines, les dégâts avaient été considérables. Les troupeaux avaient également souffert ; les voleurs avaient vidé les silos qui contenaient encore des grains et n’avaient pas hésité à s’emparer des bestiaux encore présentables sur les marchés3. L’hiver de 1862-1863 fut donc long à passer ; la misère rôdait dans les tribus « démunies souvent des choses de première nécessité »4 et une « espèce de fièvre typhoïde » (c’est le typhus) frappait la Kabylie des Babors. Du même coup, les emblavures diminuent : dans le seul cercle de Sétif, on compte 740 charrues en moins, en gros donc 7 500 ha5 ; et le dénombrement fiscal enregistre 68 973 charrues au lieu de 92 000 de l’année précédente6, c’est-à-dire que les fellahs ont réduit leurs cultures de 23 027 charrues, soit 25 % de la surface de 1862. Cependant, malgré ces prémices défavorables, malgré les orages de grêle qui fondent sur les champs en juin7, la récolte de 1863 est « exceptionnelle »8 : les fellahs ramassent 4 404 634 hl de blé dur, 6 276 607 hl d’orge et les colons 312 239 hl de blé dur et 381 845 hl d’orge9. 1. AGG, 11 H 22, Rapports du 27 janvier 1862, du 7 mars 1862. 2. AGG, 11 H 22, Rapport du 27 juin 1862. 3. AGG, 11 H 22, Rapport du 7 mars 1862. 4. AGG, K. Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapp. du 23 mars 1863. Cf. aussi AGG, 11 H 37, Rapport du 3 avril 1863. 5. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, Rapp. du 22 avril 1863. 6. TEF 1863. 7. AGG, 11 H 22, Rapport du 13 juin et du 3 juillet 1863. 8. AGG, 11 H 22, Rapport du 3 juillet 1863. 9. TEF 1863.
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LE DERNIER ÉQUILIBRE (1863-1866)
Les exportations passent à 22 288 277 frs portant principalement sur les céréales, les bestiaux et les laines ; l’état sanitaire des tribus s’améliore, par contrecoup10. Au total, l’année est satisfaisante et répare les dommages de l’année précédente. Elle est d’autant plus remarquable que c’est la dernière des bonnes années pour les fellahs de la province. En effet, de 1864 à 1870, le pays connaît l’insurrection du Ferdjiouah, les incendies de forêts de 1865 et surtout la famine avec ses compagnons, le typhus et le choléra. L’insurrection de 1864 intéresse militairement les régions kabyles du Ferdjiouah, du Zouagha et déborde sur le Hodna, c’est-à-dire des régions qui bordent au nord et au sud les hautes plaines sétifiennes. Mais les tribus de la plaine sont contaminées11 ; heureusement, les moissons sont belles12 et les gens des plaines ne tiennent pas à être razziés : c’est le gage d’une relative tranquillité. Le typhus, la variole continuent de frapper certaines tribus pendant l’hiver et le printemps ; l’été étouffant favorise les fièvres mais tout cela est très localisé13. Les récoltes sont moins abondantes qu’en 1863 : 2 962 496 hl de blé dur, 5 029 884 hl d’orge pour les fellahs ; 289 787 hl de blé dur et 275 182 hl d’orge pour les colons14. L’insurrection a eu cependant des conséquences réelles sur les tribus qui y ont participé : en plus des récoltes razziées et des villages incendiés, les insurgés doivent payer une amende de 389 488,25 frs ; au 1er mars 1865, ils avaient payé déjà 290 256,50 frs15. Les fellahs n’ont même pas pu se refaire en vendant leurs grains, car les prix ont considérablement baissé16 : différents facteurs jouent en faveur de cette dépréciation : 1° la baisse des cours français provoquée par la liberté du commerce des grains, 2° l’abondance de la récolte, 3° la nécessité pour les fellahs de vendre à tout prix afin de payer l’impôt. Le blé atteint à Sétif le niveau de 6,50 frs l’hl et l’orge 2,60 frs ; les exportations atteignent alors un niveau exceptionnel ; elles sont de 39 040 594 frs (22 288 277 frs en 1863) pour la province. Cependant les fellahs manquent de numéraire : le prix d’achat ou de location des terres est d’autant moins élevé qu’antérieurement la djebda louée autrefois 120, 150 et même 200 frs descend à 70, 80 et 90 frs17. Pour éviter une dépréciation excessive, Vital prévoit que les surfaces ensemencées seront réduites : le Trésor public devrait donc en souffrir 10. AGG, 11 H 22, Rapport du 18 septembre 1863. 11. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 29 sept. 1864. 12. AGG, l X 6, Vital à Urbain, 15 juillet 1864. 13. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 11 mars 1864. 14. TEF 1864. 15. F 80 1679. 16. AGG, K, Rapports du bureau des affaires arabes, Cercle de Sétif, 10 octobre 1864. Cf. aussi Vital à Urbain, lettre du 14 octobre 1864. 17. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 14 octobre 1864.
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puisqu’il est alimenté par les impôts arabes calculés sur les étendues cultivées. En vérité Vital était trop logique, car les statistiques montrent que les emblavures en 1864 comme en 1865 oscillent pour le blé et l’orge de 116 000 à 120 000 charrues18. La sécheresse exceptionnelle de 1865 réduit sensiblement la masse des récoltes : 4 054 992 hl de blé dur (64 % de celle de 1864) et 3 671 748 hl d’orge (73 % de celle de 1864) pour les fellahs ; les exportations enregistrent cette diminution ; les diminutions sont de 29 % pour les farines, 24 % pour le blé et 57 % pour l’orge19. Mais cette régression n’attire guère l’attention du public accaparé par les échos du voyage impérial en Algérie et surtout par les spectaculaires incendies de forêts. Les incendies de forêts ne sont certes pas une nouveauté pour la province, mais leur extension en 1865 a provoqué un examen de la question forestière aussi bien de la part de l’opinion publique que de l’administration. Dans la province de Constantine, les forêts occupent de vastes superficies : 1 103 407 ha20, réparties essentiellement dans les massifs kabyles du littoral depuis Bougie jusqu’à La Calle. Sur cette surface, on compte 439 661 ha de chênes lièges ; l’État en a concédé 149 793 ha, répartis entre 28 concessionnaires. La répartition est la suivante : Moins de 1 000 ha 1 concession occupant de 1 000 à 2000 ha 1 concession occupant de 2 000 à 5 000 ha 16 concessions occupant de 5 000 à 10 000 ha 6 concessions occupant plus de 10 000 ha 4 concessions occupant répartis ainsi : Berthon, Lecoq et Cie 14 850 ha Besson et Cie 17 825 ha Duc d’Albufera et Cie 11 400 ha Lucy et Falcon 11 245 ha21
30 ha 1 635 ha 52 465 ha 34 343 ha 55 320 ha
18. TEF 1864 et 1865. On peut expliquer ainsi ce maintien des emblavures à leur niveau antérieur : les fellahs veulent compenser par une extension des cultures la faiblesse des prix offerts par le commerce. Cette explication n’est qu’hypothèse, car aucun de nos documents ne la mentionne. 19. Les délibératiom du Conseil général de 1869 donnent les chiffres suivants : 1864 1865 EXPORTATION Farine (kgs) 2 557 728 1 831 252 Blé (hl) 330 773 253 053 Orge (hl) 98 991 43 110 20. Conseil Général 1869 et A. Warnier, L’Algérie et les victimes de la guerre, Alger 1870. 21. A. Warnier donne une répartition différente : plus de la 10 000 ha 4 concessionnaires 51 853 ha de 5 000 à 10 000 ha 8 concessionnaires 49 595 ha de 2 000 à 5 000 ha 15 concessionnaires 51 020 ha de 1 000 à 2 000 ha 2 concessionnaires 2 920 ha moins de 1 000 ha 1 concessionnaire 30 ha
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Les concessions sont évidemment grevées d’un certain nombre de charges : locations à payer au Trésor public, précautions à prendre pour éviter les incendies (débroussaillement, tranchées, etc.). L’octroi de concessions n’exclut pas les droits d’usage maintenus en faveur des tribus qui mènent paître leurs troupeaux ou prennent les bois pour la construction de leurs gourbis ou pour le chauffage. À l’occasion des incendies de 1859 les concessionnaires « liégistes »22 avaient demandé que la responsabilité collective des tribus soit engagée, et ils avaient essayé de faire interdire aux arabes le pâturage des chèvres dans les forêts concédées et celui de leur troupeaux dans les parties non défensables23 : en vain ; ils avaient par contre obtenu un allongement de la durée de la concession en 1862. Nouveaux incendies en 1863 dans les arrondissements de Bône et Philippeville24 : 22 000 ha sont touchés. Les européens accusent les arabes « avec une violence incroyable et convaincue » d’avoir mis le feu avec préméditation et dans le but de nuire25. Ils demandent : 1° une enquête rapide, 2° l’imposition aux tribus incendiaires d’une amende collective dont le montant serait versé aux concessionnaires incendiés, 3° que la propriété individuelle soit constituée chez les indigènes et que les concessionnaires soient autorisés à acquérir par achat ou échange les terrains enclavés dans leurs concessions ou les environnant26. L’organe des colons, favorable aux concessionnaires, L’Indépendant souligne cependant que les concessionnaires ne se sont pas conformés assez scrupuleusement aux stipulations insérées dans les cahiers de charges en vue d’arrêter le développement des incendies27. Malgré la véhémence des concessionnaires, le gouverneur général conclut dans son rapport que les incendies sont « peut-être dûs à la malveillance, peut-être dûs au désir de se créer de meilleurs et de plus vastes pâturages »28. De toute façon, sur les 22 000 hectares touchés, 4 500 ont été totalement détruits, et 9 555 ont beaucoup souffert. Les dégâts sont évalués à 15 millions de francs (4 500 ha détruits et incapables d’avoir le moindre revenu avant cinquante ans), plus 6 millions de francs de produits nets, plus 5 millions de francs de redevances payées par les exploitants au Trésor. Le gouverneur général propose comme sanction : 1° Une amende collective représentant quatre fois le montant de 22. Le mot est de Vital qui, dans sa correspondance, l’emploie couramment. 23. Conseil Général 1859, p. 182. 24. F 80 1809, Rapport général à l’Empereur, 14 octobre 1863. 25. AGG, 1 X 5. Vital à Urbain, 4 septembre 1863. 26. Conseil Général 1863, Séance du 24 octobre, p. 368. 27. F 80 1785, Note sans date (1863 ?) 28. F 80 1809, Rapport du 14 octobre 1863.
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la zekkat ; 2° L’interdiction à jamais du pâturage dans les forêts incendiées. Le ministre de la Guerre, Randon, répond de n’utiliser la responsabilité collective « qu’avec les plus grands ménagements ; la mesure est rigoureuse, tout à fait arbitraire et répugne essentiellement à la politique libérale du gouvernement vis-à-vis des indigènes »29. Mais les incendies de 1865 dépassent en gravité ceux de 1859 et surtout ceux de 1863. Ils éclatent à la fin du mois d’août. La sécheresse, le sirocco, peut-être des imprudences ont allumé le feu30. L’opinion publique européenne croit à une vaste conspiration et demande des châtiments à la hauteur de la catastrophe. Très vite d’ailleurs, la question forestière est dépassée. En effet, L’Indépendant reprenant une suggestion du Temps demande la formation à Paris d’un syndicat défendant non seulement les intérêts des forestiers, mais de « tous les Algériens », car tous les intérêts sont liés31. Et l’on veut ressusciter le vieil arsenal de sanctions : amendes collectives levées sur les tribus voisines des forêts, contribution supplémentaire inscrite au budget des centimes additionnels, interdiction du pâturage, etc.32 Les « arabophiles » de la province, Vital en tête, essaient de revenir aux faits, en soulignant que les incendiaires n’auraient pu allumer des dizaines de foyers à la même heure, en plein midi et en plein cœur des forêts ; que le soleil pourrait être le grand responsable des incendies algériens comme de ceux qui ravagent à la même époque la Provence, l’Espagne, le Portugal et l’Asie mineure33. Les « liégistes » veulent aller jusqu’au bout ; ils demandent au cas où seraient insuffisantes les amendes et la contribution supplémentaire, « la résiliation des baux et l’abandon du sol des forêts aux concessionnaires à titre d’indemnité complémentaire »34. L’un des « liégistes », de Cès-Caupenne, décide de se rendre à Biarritz pour exposer à l’Empereur en personne les désirs des forestiers35. Devant cette manœuvre, Vital et L’Africain essaient d’adoucir les exigences des concessionnaires ; L’Africain s’élève contre « les féodalités financières » qui ont obtenu les concessions et Vital, au nom de la justice, fait adopter par le conseil général 29. F 80 1785, lettre du 30 octobre 1863. 30. F 80 1785, Gouv. gén. à min. de la Guerre, 28 août 1865. 31. L’Indépendant, 12 septembre 1865. 32. Conseil général 1865 ; L’Indépendant de septembre 1865, passim. 33. Vital à Urbain, 5 septembre, 22 septembre 1865 ; L’Africain de septembre 1865, passim. 34. Conseil général 1865, séance du 21 septembre. Dans le même sens, F 80 1785, lettre du président de la Société des Senhadja et Guerbès à Randon, 22 novembre 1865 : « La seule compensation possible est de remplacer la concession emphytéotique par l’octroi de la propriété incommutable et libre d’impôts : cela permettrait à la société de développer l’œuvre de la colonisation algérienne et cela n’entraîne pour le Trésor aucune charge nouvelle. » 35. Conseil général 1865.
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un vœu assez modéré et assez vague36. Mais les liégistes ont des moyens d’action puissants, ils agissent à la fois par le moyen de l’entourage impérial (Montebello et Lesseps figurent parmi les concessionnaires)37 et par celui de l’opposition. Ils ont d’autre part des accointances avec le service des eaux et forêts dont les agents leur transmettent certains dossiers confidentiels38. Dans le courant d’octobre, ils publient un questionnaire détaillé39 afin d’établir avec certitude le montant des dégâts et ne négligent aucune occasion de clamer bien haut combien ils ont souffert financièrement40 à cause de ces incendies concertés. Car ils tiennent beaucoup à l’action concertée, afin d’arracher à l’Empereur l’amende collective41. Finalement une commission est constituée à la fin de l’année 1865. Les « liégistes » continuent de revendiquer sous forme de pétitions et brochures, et manœuvrent en coulisse afin d’obtenir 1° une juste indemnité sur les sinistrés, 2° la reconnaissance de la responsabilité collective et l’imposition d’une amende collective, 3° l’abandon en toute propriété des concessions par l’État. La commission a le mérite de préciser : — 1° que les dégâts ont été considérablement gonflés42 ; 36. Le Conseil général émet le vœu : 1° qu’une enquête approfondie fasse connaître les causes probablement multiples des incendies de chênes-liège ; les moyens efficaces à opposer à ces causes et permettre enfin de prévenir le retour des grands malheurs que l’Algérie déplore ; 2° que les concessionnaires incendiés, sans préjudicier aux actions légales qu’ils pourraient avoir à exercer, soient, de la part de l’État, l’objet d’une mesure gracieuse aussi large que possible. » 37. Vital à Urbain, 16 février 1866. 38. Vital à Urbain, 26 janvier et 9 février 1866. 39. L’Indépendant, 13 octobre 1865. 40. Vital à Urbain, 21 décembre 1865. L’Indépendant de décembre 1863, passim. 41. Vital à Urbain, 29 décembre 1865. 42. F 80 1785. Gouv. gén. à min. Guerre, Rapport du 16 avril 1866, Contenances des surfaces incendiées : Contenances incendiées Forêts et broussailles non exploitées Forêts de Forêts en l’État et de ses exploitation, Forêts non fermiers endommagées Forêts de l’État soumises au régime forestier Chiffres officiels et certains Chiffres produits C. Législatif Chiffres du rapport des concessionnaires
20436 ha
52 034 ha
91 484 ha 1 235 601 frs
300 000 ha
12 millions
35 364 ha
18 millions
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— 2° que les concessionnaires ont englobé indûment dans leurs domaines de vastes étendues de broussailles appartenant aux indigènes ; — 3° que les travaux de débroussaillement n’avaient pas eu lieu partout, malgré les prescriptions des cahiers des charges. Grâce à la double action menée dans l’opposition (Berryer, Jules Favre) et dans l’entourage impérial, les liégistes retirent un sensible profit des incendies. Le rapport de la commission propose43 : — 1° Un certain nombre de mesures concernant le débroussaillement, l’interdiction de paître dans les parties incendiées, pour une durée de cinq ans et d’utiliser le feu pour améliorer les pâturages ou la culture ; — 2° De racheter les droits d’usage aux usagers indigènes et en échange, de leur attribuer des parties de forêts à prélever selon les circonstances sur les massifs domaniaux disponibles ou sur les lots déjà concédés ; — 3° d’accorder une plus grande liberté d’action aux exploitants de liège ; — 4° de tenir compte aux concessionnaires, en déduction de la redevance dûe à l’État, de la portion de leur capital appliquée en pure perte aux parties des forêts incendiées et des nouvelles dépenses à faire, à bref délai, en travaux de recépage et de démasclage pour remettre les dites parties de forêts à l’état de production. Notons que la commission rejetait les prétentions des concessionnaires pour obtenir en pleine propriété les concessions : si l’on accédait à cette revendication, pour le concessionnaire le plus touché (la société du Guerbès et du Senhadja) les futurs propriétaires seraient exonérés de 1 504 965 frs dûs à l’État alors que le montant intégral du capital social, intérêts compris, s’élevait à l 100 000 frs. Le résultat serait un cadeau de 404 965 frs du trésor public à la société. Et le rapporteur conclut justement : « Cette société est celle qui a été la plus éprouvée ; que sera-ce alors pour celles qui l’ont moins été ? ». Le rapport proposait, pour finir, les remises suivantes aux victimes les plus touchées : Concessionnaires Senhadja et Guerbès Sté du Fendeck (Lucy et Falcon) Gaultier de Claubry Duprat De Cès-Caupenne Dutreilh Chappon
SURFACES incendiées concédées 4 346 ha 5 973 ha 4 188 ha 11 245 ha 2 240 ha 3 330 ha 1 428 ha 5 419 ha 1 416 ha 2 656 ha 1 357 ha 3 667 ha 1 021 ha 2 810 ha
43. F 80 1785, Rapport des mesures à prendre à l’occasion des incendies de forêts, septembre 1866.
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REMISES PROPOSÉES 832 261 frs à Senhadja et Guerbès 474 710 frs Sté du Fendeck 303 345 frs Gaultier de Claubry 155 980 frs Duprat 226 907 frs de Cès-Caupenne 238 669 frs Dutreilh 156 155 frs Chappon 2 338 027 frs
En tout, pour 18 779 hectares incendiés sur 52 585 ha concédés, on proposait 2 794 544 frs de remises ; il est évident que les sept concessionnaires mentionnés ici devaient se partager le plus clair des remises. Mais les promesses du rapport furent largement dépassées. En effet, en mars 186744 les concessionnaires incendiés obtiennent GRATUITEMENT de l’État 24 851 hectares de forêts brûlées plus 7 489 ha non touchés par les incendies. Les concessionnaires non incendiés reçoivent GRATUITEMENT 26 739 ha soit le tiers de leurs concessions ; autant dire que l’État offrait gratuitement en toute propriété : 24 851 ha + 7 489 ha + 26 739 ha, soit 59 079 hectares de biens domaniaux. Ainsi reçoivent gratuitement
Senhadja et Guerbès Lucy et Falcon Gaultier de Claubry Duprat Chappon De Cès-Caupenne Dutreilh
incendiées 5 313 ha 6 462 ha 2 914 ha 1 301 ha 1 488 ha 2 341 ha 1 438 ha
SURFACES non incendiées 21 ha 1 219 ha 27 ha 1 192 ha 347 ha 16 ha 3 343 ha
concédées 5 973 ha 11 245 ha 3 330 ha 5 419 ha 2 810 ha 2 656 ha 3 667 ha
Comme on le voit, les concessionnaires ont vu arrondir sensiblement leur part de bois incendiés, puisque les 15 996 ha du rapport de septembre sont passés à 21 257 ha. De plus, pour qu’ils soient totalement propriétaires, l’administration impériale leur propose d’acheter le reste des concessions, soit 14 991 ha ; le prix est intéressant : 5 996 400 frs que les concessionnaires pourraient payer en vingt ans : l’offre est alléchante, incontestablement. Les concessionnaires dont les forêts n’ont pas été incendiées et qui ont déjà reçu gratuitement le tiers de leurs concessions pourront racheter les deux tiers restant pour 2 139 800 frs par an pendant dix ans, ce qui met 44. F 80 1786.
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l’hectare de forêt à 400 frs45. Bien entendu, le droit de propriété supprime les droits d’usage des tribus. Quelques semaines plus tard, en août, un décret met en forme les prodigalités impériales46 ; les seules restrictions concernent ces droits d’usage : ceux-ci ainsi que les enclaves possédées par les tribus dans les forêts seront échangées, mais la distraction réalisée sur la concession ne devra pas être supérieure au dixième de celle-ci (art. 2). L’aliénation n’aura lieu qu’après distraction des parties qu’il sera reconnu nécessaire, soit d’attribuer aux populations indigènes, échange des droits d’usage et enclaves, soit de réserver pour être livrées en toute propriété aux ouvriers à installer ou fixer sur les lieux. Le prix de rachat de l’hectare est réduit ; il oscille de 250 à 325 frs (art. 3) et il est payable en vingt ans. Bien entendu le droit de propriété sur la concession implique que le concessionnaire peut « défricher les parties de forêt incendiées et y introduire tous les genres de culture qu’il jugera convenables » (art. 4). Ainsi, les parties incendiées enlevées aux tribus pourront être mises en culture et évidemment être relouées aux tribus qui y avaient des enclaves ou des droits d’usage. Ainsi, les incendies de forêts se révélaient comme une occasion exceptionnelle de profits pour les concessionnaires ; mais pour les tribus montagnardes ou forestières, c’était une catastrophe d’autant plus dure à supporter que leur vie était souvent précaire, sinon misérable. En effet, jusqu’en 1867 tous les concessionnaires avaient accepté dans leurs cahiers de charges, les droits d’usage et le maintien des enclaves au milieu de leurs concessions. Nous avons dit le rôle de la forêt pour les tribus montagnardes ; nous devons souligner que l’attachement de ces dernières à leurs habitudes était moins sentimental que dicté par les conditions économiques. Ainsi les Beni Salah47 ne peuvent abandonner leurs droits de pacage, car, à l’inverse des gens de la plaine qui trouvent dans les terrains de culture qu’ils laissent reposer chaque année de quoi largement satisfaire à leurs besoins, ils n’ont pas à leur disposition assez de terres libres et en jachères. Sur les 6 582 ha couvrant la tribu, il faut enlever 1 424 ha de biens domaniaux représentant une partie de la concession forestière de Lesseps (celle-ci occupe 2 813 ha dont 1 424 ha se trouvent chez les Beni Salah), 79 ha pour le domaine public, 45 ha pour les bois communaux, 0,28 ha de cimetière et mosquées 45. Faut-il souligner que l’ha de chêne-liège rapporte à cette époque plus de 40 frs de revenu net ? Un des liégistes, petit propriétaire, de Mareuil, déclare à la commission d’enquête présidée par le Comte Le Hon (1868) qu’un ha de forêts de chêne-liège donne un revenu net de 300 à 320 frs ; chaque ha comprend de 150 à 160 arbres qui donnent chacun 5 kgs de liège vendu à raison de 0,60 fr. le kg (Enquête Le Hon, T. II, Philippeville). 46. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 338. 47. Sénatus-consulte, rapport du 21 février 1867.
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et 41,0637 ha de terrains de parcours. Il reste en biens melk 4 991 ha ; làdessus, les Beni Salah ne cultivent que 96 charrues, en gros 1 000 ha, en blé, orge, pois et fèves. La population étant de 1 259 personnes, cela donne presque 4 ha par habitant et 80 ares de culture par individu. Mais les Beni Salah ont un important cheptel : 66 chevaux, 63 mulets, 15 ânes, 124 bovins, 1 573 ovins et 1 574 chèvres ; si nous convertissons nos chèvres et nos moutons en têtes de gros bétail (sur la base de 5 pour un) nous aurons un cheptel équivalant à 2 597 têtes de gros bétail. En rapprochant ce chiffre de celui des forêts domaniales, nous comprenons à quel point les droits de pacage sont nécessaires à la tribu. Ajoutons enfin que dans la concession forestière existent sept enclaves appartenant à 37 propriétaires, et, bien entendu, les fellahs ont leurs gourbis sur les enclaves. On mesure ainsi concrètement ce que le décret de 1867 peut signifier pour les populations vivant à l’intérieur ou près des concessions forestières. Pour les Ouled Attia48, la situation est aussi dramatique : 3 154 personnes vivaient autrefois sur 23 052,7240 ha ; les forêts devenues biens domaniaux, – concédés à Besson et Lecouturier –, occupent 15 513 ha. Il reste en melk 7 415 ha dont le quart environ est mis en culture (195 1/2 charrues) ; ces biens melk représentent 129 parcelles disséminées dans la forêt et constituent un grand nombre d’enclaves49 : il y a ici un enchevêtrement d’intérêts inextricable, d’autant plus que ces 7 415 ha sont « à peine suffisant pour une telle population »50. La tribu possède 68 mulets, 2 317 bœufs, 7 667 chèvres, 1 126 moutons, soit, sur la base de notre tarif de conversion, 4 133 têtes de gros bétail ; mais le sol est de très médiocre finalité, et il faut « le laisser reposer plusieurs années avant d’en tirer une récolte convenable »51. Autant dire que l’élevage reste la seule ressource permanente ; et les droits de parcours doivent être les plus larges possible. Ces deux exemples pris au hasard marquent bien l’importance des droits de parcours en forêt ; or, le droit de propriété octroyé aux concessionnaires incendiés remet en question toute la fragile économie des tribus.
48. Sénatus-consulte, rapport du 15 mai 1867. 49. Sur les enclaves, voir aussi sénatus-consulte. Radjetas, rapp. 26 octobre 1866 : on propose aux Radjetas d’échanger les 61 enclaves représentant leurs terrains de culture ; ils répondent alors aux membres de la commission que « gens de la montagne, habitués à vivre dans les gourbis au milieu des bois, il leur était impossible de demeurer dans la plaine sous la tente et que quelque compensation qu’on leur donnât ils n’accepteraient pas un pareil échange » ; et un vieillard ajoute : « Ce que vous proposez est impossible ; nous sommes nés, nous avons vécu dans ces montagnes ; nous voulons y mourir. » À la lumière de ces réponses, on mesure le trouble que le décret de 1867 risquait d’engendrer parmi les tribus intéressées. 50. Rapport de la commission du Sénatus-consulte, déjà cité. 51. Ibid.
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Cependant, le décret de 1867 n’est qu’un prélude à de plus vastes libéralités du gouvernement impérial. En effet, le décret du 7 août 1867 est amélioré, si l’on peut dire, par celui du 2 février 187052. Par cette mesure, l’administration impériale donnait gratuitement « tout ce qui avait été touché par le feu entre le 1er janvier 1863 et le 30 juin 1870, plus le tiers des forêts non atteintes par le feu (art. 2) ». Le prix de vente de l’ha non incendié était maintenant réduit à 60 frs, payables en vingt annuités qui courront à partir du 1er janvier 1880 ; les annuités seront de deux francs pendant les dix premières années et quatre francs pendant les dix dernières (art. 3). De plus, pour les concessionnaires qui estimeraient que tout cela est insuffisant au regard de leurs travaux et de leurs dépenses, il est prévu des attributions de forêts à prendre sur les forêts domaniales : ces attributions seront gratuites si elles sont égales aux superficies atteintes par le feu ; de toute manière le tiers de ces attributions supplémentaires sera gratuit, les deux autres tiers seront vendus aux conditions énoncées plus haut (art 4). Ce tiers gratuit peut être révoqué si les concessionnaires n’ont pas exploité le quart de leurs concessions dans un délai de cinq ans (art. 6). Pour être sûr d’être payé par les concessionnaires, même en cas d’incendie postérieur au 1er juillet 1870, l’État institue un fonds commun alimenté par les concessionnaires à raison de 0,50 fr par ha et par an. En vérité, l’Empire mettait les forêts algériennes à l’encan ; le fait en luimême est très critiquable, car le trésor public se prive ainsi de revenus solides ; mais il l’est encore plus, car cette générosité ne tient plus compte des habitudes des tribus et cela posera rapidement un problème très grave. De toute manière, en raison du décret de février 1870 comme de celui d’août 1867, la vie des tribus forestières devenait de plus en plus précaire. Mais en 1867, personne n’y prête attention, car l’opinion est épouvantée par les fléaux qui ravagent l’Algérie en général et le Constantinois en particulier.
52. Estoublon et Lefébure, op. cit., p. 366.
CHAPITRE TROISIÈME
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La crise de 1866-1870
De 1866 à 1870, l’Algérie connaît une crise effroyable. Cette catastrophe qui discrédite aux yeux des colons algériens l’Empire et le « régime du sabre » n’a jamais été étudiée dans le détail, malgré le souvenir qu’elle a laissé dans l’esprit des Algériens d’avant 1914. Le Constantinois a souffert durant ces années terribles ; rien ne lui est épargné : les sauterelles, la famine plusieurs années durant, le typhus et le choléra. Les résultats de ces années pèseront sur la vie des populations rurales ; assez peu sur les colons, mais lourdement sur les fellahs. Ces derniers auront à supporter une crise démographique et économique ; du même coup, la société traditionnelle déjà ébranlée par les premiers effets du sénatus-consulte, subit ces assauts avec moins de résistance et se disloque. Les familles les plus puissantes voient leurs assises vaciller ; on imagine sans peine l’effet produit sur des familles moins solides. La médiocre récolte de 1865 eut ses répercussions sur la vie de la province ; en effet, dans la première quinzaine de novembre le choléra apparaît ; à la date du 14 novembre, on compte 72 décès, « nombre énorme en raison du peu d’habitants qui demeurent dans les villages où la maladie s’est déclarée »1. Du 15 au 20, 26 décès. À l’échelle de la province, ces décès ne sont guère nombreux ; le mal visite les Abd en-Nour dans les hautes plaines, et en bordure de celles-ci, les Ouled Kebbab, le Ferdjiouah et quelques fractions de tribus entre Constantine et Philippeville, du côté d’El Arrouch2. Avec la sécheresse du printemps 1866, les sauterelles arrivent : au début d’avril, elles envahissent l’ouest du département, et, depuis la région de Beni Mansour, elles descendent par la vallée de l’oued Sahel. Simultanément, le centre et l’est les voient venir du sud ; pour le centre, elles arrivent du Hodna ; pour l’est, elles passent à la fois par la trouée d’El Kantara et à l’est de l’Aurès et des Nemenchas ; elles parviennent jusqu’à la mer3. 1. AGG. K, Correspondance confidentielle 1863-67, Correspondance cabinet, rapp. 18 novembre 1865. 2. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, lettre du 9 février 1866. 3. Künckel d’Herculais, op. cit., T. I.
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Dès juin, les cercles de Tébessa, Aïn Beida et Batna sont très éprouvés4 ; les récoltes sont perdues et les cultures arbustives souffrent terriblement5. Effectivement, la récolte enregistre une diminution sensible : 2 230 673 qx de blé dur (2 974 228 hl) en 1866 chez les fellahs au lieu de 3 041 246 qx en 1865, soit une diminution de 27 % ; pour l’orge plus résistante, les pertes sont moins importantes : 2 494 696 qx au lieu des 2 753 811 qx de 1865 (10 % en moins). Le cercle de Sétif a le plus souffert, puisque la récolte de blé dur passe de 1 566 844 qx en 1865 à 671 107 qx en 1866, et celle d’orge de 947 709 qx à 679 142 qx : dans le premier cas, la diminution est de l’ordre de 48 %, dans le second de 29 %. Diminution du même ordre pour l’orge dans le cercle de Batna (244 384 qx en 1866 contre 336 665 qx en 1865). Le montant total des dégâts en 1866 est de 2 441 493 frs ; encore faut-il souligner que la province de Constantine est moins touchée que celle d’Alger6 ; ce n’est qu’un début cependant. En effet, le cercle de Djidjelli est ravagé pendant le mois de juillet par une meurtrière épidémie de variole7 et l’on redoute encore le choléra. Quelques semaines plus tard, l’absence de pâturages va décimer les troupeaux dans la région de Tébessa ; les agneaux et les chameaux succombent nombreux au cours de l’épizootie8. Devant ces malheurs qui accablent le pays, on organise des souscriptions publiques ; celles-ci sont dérisoires par rapport aux pertes subies ; ainsi Constantine recevra (pour toute la province) un peu plus de 100 000 frs (114 280 frs)9. En vérité l’attention des gens est attirée ailleurs : la guerre austro-prussienne a bouleversé les spéculations commerciales de nombreux négociants10 qui avaient stocké une grande quantité de laines et se trouvent maintenant très embarrassés car les cours ont baissé de 25 %. De plus, l’opinion est fascinée par la société aux cent millions, la Société Générale Algérienne11 qui a conclu en 1865 une convention avec le gouvernement impérial. La société doit verser une première fois cent millions pour les travaux intéressant l’agriculture, l’industrie ou le commerce dans un délai de six ans. En contrepartie, elle devait émettre 100 000 actions. Mais à l’été 1866, la société n’a pu placer toutes ses
4. AGG, 11 H 24, Rapport du 8 juin 1866. 5. Künckel d’Herculais, op. cit. (Tous nos chiffres sont tirés des TEF 1865-1866). 6. Künckel d’Herculais, op. cit. T. I, p. 187 ; dégâts évalués pour Alger : 13 868 337 frs ; Oran : 2 441 493 frs. 7. AGG, 11 H 24, Rapport du 31 juillet 1866. 8. AGG, 11 H 24, Rapport du 4 septembre 1866. 9. Künckel d’Herculais, op. cit., T. I, p. 82. 10. AGG, l X 6, Vital à Urbain, 8 juin 1866. 11. Cf. R. Passeron, Les grandes sociétés de colonisation de l’Afrique du Nord, Alger, 1925. Cf. aussi M. Emerit, Les Saints-Simoniens en Algérie, Alger et Paris 1941.
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actions : il lui en reste encore « 60 000 sur les bras »12 ; et l’on se demande si la promesse de voir les cent millions versés se réalisera, et, si le versement a lieu, la part que recevra la province de Constantine13. Il est incontestable que, pour encourager la société à persévérer, l’administration et l’opinion publique ont tout intérêt à ne pas attirer l’attention sur une situation économique médiocre ou mauvaise. Au contraire, l’accent est mis sur les promesses de prospérité et sur la stabilité du pays14. Mais la conjoncture dément bientôt ce bel optimisme : la sécheresse continue. Les réserves d’eau de Constantine s’épuisent si bien qu’il faut rationner l’eau à raison de quatre litres et demi par individu et par jour15. Les labours commencés sont interrompus (la terre est trop dure) et ne reprennent qu’à la mi-novembre avec les premières pluies. La mauvaise récolte de 1866 fait augmenter le prix des grains mais celui-ci augmente également parce que l’administration achète des quantités anormales de blé et d’orge : elle semble vouloir s’approvisionner pour deux ans16. La crainte du choléra rôde à partir de la mi-novembre ; le bruit court qu’il a éclaté à Alger17. Au début de décembre le mal venant des Beni Mansour atteint les montagnes kabyles qui dominent la vallée de l’oued Sahel18. Dans le douar Tigrine, le village de Boudjellil chez les Beni Abbès (rive droite de l’oued Sahel) est le premier touché : les contacts quotidiens avec les Beni Mansour voisins expliquent la diffusion du fléau. Presque simultanément, sur la rive gauche, Tazmalt et plusieurs hameaux du même douar sont frappés le 10 décembre ; les 15 et 16 décembre, ce sont quatre autres hameaux de la rive droite : Taourit, Aït Aman, Aït Messa, Tensaout. Le 17, Guendouz, chez les Aït Rzin, devient un foyer épidémique : « les Kabyles craignent et évitent ce village ; ceux des habitants qui ne sont pas encore malades, n’entrent qu’avec une certaine répugnance dans les maisons où ils savent qu’il y a des individus atteints de choléra. Avant d’entrer, ils ont soin de mettre leur haïck devant leur bouche »19. 12. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 15 août 1866. Dans le même sens, cf. AGG, 17 X, Conseil de gouvernement, session de 1866, 67, 68 ; discours de Mac-Mahon : [...] « Bien que le capital demandé lors de la première émission des obligations ait été couvert, on a cru remarquer peu d’empressement à souscrire ; on n’a pas assez pris garde aux circonstances difficiles dans lesquelles se faisait cet appel au crédit, en face d’une menace de guerre ». 13. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 25 septembre 1866. 14. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain. 25 septembre 1866 ; Conseil général 1866, discours du Président Lestiboudois. 15. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 13 novembre 1866. 16. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, 6 novembre 1866. 17. AGG, l X 6, Vital à Urbain, 13 novembre 1866. 18. AGG, K, Correspondance Sétif, 1er semestre 1867, rapport du 13 avril 1867 : « L’air a servi de véhicule depuis le foyer des Beni Mansour ». 19. Ibid.
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D’ici la fin du mois, toute la tribu des Beni Abbès est touchée : 218 cas pour douze villages ; 81 décès, soit un pourcentage de 37 %. La pluie, la neige, le jeûne du Ramadan20 dans la deuxième quinzaine de janvier relancent l’épidémie. Jusqu’ici, la rive gauche de l’oued Sahel avait été assez peu touchée, et l’on conservait l’espoir de maintenir cet état sanitaire relativement bon : « La plupart des habitants des villages ont établi d’euxmême une espèce de quarantaine pour ceux d’entre eux qui se rendraient dans les villages de la rive droite »21. Hélas ! le 5 janvier, le fléau passe l’oued Sahel : on est allé chercher chez les Beni Abbès, un habitant de Tiakartin pour l’enterrer chez lui. Désormais, le fléau ravage les deux rives de l’oued Sahel, il frappe à gauche quatorze villages des Beni Mellikeuch du 5 au 22 janvier ; le bilan est lourd : 297 cas, 87 décès. À droite, le mal frappe aveuglément et sans qu’on puisse discerner un cheminement logique ; certains hameaux perdent en quelques jours un dixième de leur population ; ainsi à Hendis, on compte dix décès sur seize cholériques ; le village a 120 habitants. Malgré des faits aussi cruels, Le Moniteur de l’Algérie dément l’existence du choléra22. À partir de la fin janvier, le choléra décline chez les Kabyles ; il a enlevé les plus faibles et les autres résistent mieux. Fin mars, l’épidémie a pratiquement cessé. Le bilan de cette première vague de choléra est le suivant : — Vallée de l’oued Sahel — Cercle de Sétif — Cercle de Bougie — Annexe de Takitount
382 décès sur 26 21 40
998 cas 67 41 73
L’avenir semble s’éclaircir à la fin de mars 186723; en effet, si janvier et février ont eu une pluviosité médiocre, mars est plus rassurant : 40 millimètres au lieu des 27 et 26 millimètres de précipitations à Sétif ; le blé amorce une légère baisse24. Les populations qui souffrent de la disette vendent leurs troupeaux25; pas encore assez au gré des autorités qui voudraient leur voir acheter des grains avec le produit de ces ventes26. Mais les fellahs sont convaincus que l’administration leur viendra en aide ; de fait, celle-ci ouvre quelques chantiers de travaux27, mais c’est trop peu en raison de la misère générale 20. AGG, K. Corr. Sétif. 1er semestre 1867. Rapport sanitaire du 16 janvier 1867. 21. AGG, K, Corr. Sétif 1er semestre 1867, rapport sanitaire du 2 janvier 1867. 22. Numéro du 30 janvier 1867. 23. Ch. E. Alix, Observations médicales en Algérie, Paris, 1869, p. 48. 24. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain. 26 mars 1867. 25. AGG, 11 H 37, Rapport du 6 janvier 1867. 26. AGG, K, Misère 1868-69. Rapport du 10 mai 1863. 27. AGG, 11 H 37, Rapport du 8 mars 1867.
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qui touche le Tell et les Kabylies. La fin du mois de mars est dominée par la sécheresse28 : les sauterelles apparaissent dans les cercles de Tébessa et de Batna ; les pâturages n’existent plus dans les plaines et les fellahs s’arrangent pour envoyer leurs troupeaux vers les montagnes moins sèches29. Les européens imitent les fellahs et s’entendent avec les Kabyles pour ne pas voir périr leurs troupeaux. Les autorités demandent comment les nomades pourront faire paître leurs bêtes puisqu’il n’y a rien à manger. Avril est catastrophique : 7 millimètres de précipitations en quatre jours à Sétif, alors que le mois est essentiel30 pour la bonne venue des récoltes. Pour comble, les vols de sauterelles deviennent plus nombreux : on en signale dans la Medjana, les plaines sétifiennes, dans la vallée de l’oued Sahel, en Kabylie ; elles se dirigent vers la mer après avoir déposé leurs œufs31. Le péril est donc double de ce côté ; d’une part, pour l’année 1867 puisque les insectes ont dévoré ce qu’ils trouvaient sur leur passage ; d’autre part, pour 1868 qui verra éclore les criquets. Tout en reconnaissant que la situation est très critique (récolte perdue dans la vallée de l’oued Sahel et de Bordj à Tébessa, c’est-à-dire dans toute la zone céréalicole), qu’il faudra sans doute prêter des semences aux fellahs, Mac-Mahon écrit imperturbablement à l’Empereur que les populations ne seront pas réduites à mourir de faim32. Cette attitude officielle ne se démentira pas tout au long de la crise. Hélas ! le mois de mai est encore plus angoissant que le précédent. Deux millimètres de précipitations en trois jours à Sétif 33 ; les attentats contre les personnes et les vols redoublent ; l’hôpital militaire de Constantine reçoit « pour la première quinzaine de mai 41 cadavres indigènes qui le ventre ouvert, qui la tête fracassée »34. Dans le seul cercle d’Aïn Beida, on compte pour la même période treize assassinats35. Un bruit court dans les tribus : « On dit que l’autorité autorise les vols en raison de la misère ; que celui qui n’a rien peut prendre chez celui qui possède ». Le général commandant la division de Constantine36 ne se fait aucune illusion sur l’ampleur de la catastrophe prochaine : les vols de sauterelles redoublent, les bestiaux commencent à mourir, les récoltes sont perdues37 ; 28. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 26 mars 1867. 29. AGG, K, Corr. Sétif, 1er semestre 1867, Rapport du gén. cdt la subd. 25 avril 1867. 30. Cf. Rivière et Lecq, Traité d’agriculture pratique pour le nord de l’Afrique. 31. AGG, K, Corr. Sétif, 1er semestre 1867, Rapp. du 27 avril 1867. 32. AGG, 1 EE 40, lettre du 24 avril 1867. 33. C. E. Alix, op. cit. 34. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 14 mai 1367. 35. Ibid. 36. AGG, K Corr. Sétif 1er semestre 1867, rapp. du 25 mai 1867. 37. AGG, l X 7. Vital à Urbain, 21 mai 1867.
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il faut donc exporter vers la France les bêtes que les fellahs ne peuvent plus nourrir et il faut importer des grains et des fourrages38 pour les prêter à tous ceux que la famine guette, quitte à se faire rembourser sur la récolte de 186839. Déjà le choléra revient visiter le cercle de Bougie (Beni M’Hamed) et le cercle de Batna (Ouled Sellem)40. Les sources et les rivières sont taries ou se réduisent à de minces filets d’eau41. L’avenir est sinistre : la faim, la soif... et les assassinats continuent42. Les montagnes sont surpeuplées par les gens des plaines qui espèrent y trouver ce qui manque chez eux43. Juin débute au milieu d’orages effroyables : pluies, grêle, saccagent, inondent, dévastent en quelques jours ce qui restait encore sur pied44 ; des troupeaux et leurs bergers sont emportés par des torrents d’eau45 dans la haute vallée du Bou Merzoug. Ce bref épisode diluvien est plus néfaste qu’utile. De toute manière, tout est maintenant perdu. Mais le gouverneur général ne paraît guère ébranlé par les cris d’alarme du général Périgot qui commande à Constantine. Le sud souffre affreusement. Devant la recrudescence des assassinats, l’autorité prend des « dispositions exceptionnelles de sécurité »46. On envoie à Aïn Beida des renforts de cavalerie47. À côté des assassinats engendrés par la faim, Vital note un fait plus rare et significatif : un arabe est poussé au suicide par dénuement. La réalité est cruelle : les fellahs meurent de faim ; les prix des grains atteignent des niveaux élevés : l’orge vaut 45 frs le quintal soit beaucoup plus que le blé (le double environ) en période normale48. Le choléra attaque la province de tous côtés, à l’ouest, à l’est, au nord, au sud. On le trouve dans le cercle de Jemmapes (Eulma Mâasla), dans la plaine de Bône (Ouled Boaziz, Moelfa, Beni Caïd)49 ; dans la région de M’sila, Bordj-bou-Arréridj, Bou Sâada, Sétif, Biskra entre le 7 et le 23 juillet50 ; dans la subdivision de Batna et dans celle de Constantine : en gros, sa marche paraît aller de l’ouest vers l’est, mais ses détours sont multiples. 38. AGG, K, Misère 1868-69, dép. au gouv. gén. 17 mai 1867. 39. AGG, K. Misère 1868-69, dép. au gouv. gén. 24 mai 1867. 40. AGG. 11 H 24, Rapport du 30 avril 1867. 41. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 28 mai 1867. 42. Ibid. 43. AGG, K. Corr. Sétif, 1er semestre 1867. Rapport du 28 mai 1867. 44. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 4 juin 1867. 45. AGG, 1 X 7. Vital à Urbain, 4 juin 1867, cf. aussi Le Mobacher, 13 juin 1867. 46. AGG, 11 H 37, Rapport du 8 juill. 1867. 47. AGG, 1 X 7. Vital à Urbain, 17 juin 1867. 48. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 25 juin 1867. Par référence, signalons que le blé dur vaut à Constantine en mars 1863, 22,15 frs l’hl et l’orge 10,45 (Source : Le Mobacher) soit 29,40 frs le quintal de blé dur et 17,40 frs celui d’orge. 49. AGG, 11 H 24, Rapport du 9 juillet 1867. 50. C. E. Alix, op. cit.
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Chaque jour, il gagne du terrain et s’associe au typhus ou à la famine ; pendant ce temps, le gouverneur général, afin de ne pas discréditer l’Algérie auprès des sociétés capitalistes, essaie de minimiser la situation dramatique. En effet, dans une dépêche au ministre de la Guerre51, Mac-Mahon déclare le 23 juillet 1867 : « qu’il y a de bons approvisionnements en orge dans les ports, que les indigènes ont réalisé de nombreux achats en payant comptant en monnaie française : indice certain qu’ils ont encore de l’argent à leur disposition, sinon ils vendraient les bijoux de leurs femmes et leurs armes ». Il est en effet probable que les fellahs ont sorti leurs dernières ressources, mais leur misère est indéniable. Le général commandant la division de Constantine continue d’ouvrir des chantiers de travaux52. Un bon observateur comme Vital souligne avec raison que l’hémorragie humaine causée par l’épidémie dessert les capitalistes puisque l’homme est à la source de toute richesse53. N’importe, officiellement, il n’y a pas d’épidémie. Mais la maladie continue de s’étendre, particulièrement dans le sud. Sur une population de 5 000 habitants, l’oasis de Biskra perd en trois jours, du 18 au 20 juillet, 247 hommes ; du 15 au 30 juillet, la population arabe voit mourir plus de mille personnes : les morts ne sont même plus enterrés, les vivants fuient en abandonnant cadavres et malades ; la moitié de la malheureuse garnison est sous terre à la fin juillet, soit plus de cent hommes54. Les soldats fuient également la ville où règne une odeur de pourriture ; il est impossible de désinfecter, car il n’y a plus de chaux et pas un voiturier ou muletier ne consent à y transporter quoi que ce soit, même à prix d’or55. Il n’y a plus qu’une seule issue pour l’autorité militaire : il faut évacuer l’oasis ; le 31 juillet, l’évacuation des soldats commence ; on ne laisse que dix-huit cholériques sous la garde d’un officier, d’un médecin et d’un prêtre, le troisième en quinze jours, par suite du décès des deux précédents56. 51. F 80 1680. 52. AGG, 11 H 37, Rapport du 8 juillet 1867. 53. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain. 9 juillet 1867 : « J’admets qu’il y a de l’inconvénient à discréditer le pays, que c’est détourner de lui pour quelques années peut-être l’attention des capitalistes ; mais n’en est-ce pas un tout autrement considérable que de laisser mourir par milliers les hommes qui, seuls, peuvent féconder la terre ? « Que feront les capitalistes là où manque la main d’œuvre ? À quoi emploieront-ils leur argent ? Ainsi, la population ayant perdu un dixième, je suppose, de ses travailleurs, il est manifeste que les 100 000 ha Frémy Talabot ont perdu un dixième de leur valeur. Et s’il faut vingt ans aux survivants pour combler les vides créés par les épidémies, c’est pendant vingt ans aussi que cette dépréciation de la terre se maintiendra. Cet ordre d’idées vaut qu’on y songe un peu. » 54. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 30 juillet 1867. 55. Ibid. 56. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 6 août 1867.
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Le service médical de la province est dépassé par l’ampleur du fléau ; ainsi sur quatorze médecins militaires, six sont dispersés dans les chefslieux des cercles, un est mort à Biskra ; il ne reste plus à Constantine que sept médecins pour quatre cents malades57 et la ville est privilégiée. L’optimisme officiel est imperturbable. Certes, écrit Mac-Mahon, à l’Empereur58 qui s’inquiète, « la maladie se répand dans le sud et dans le Tell, mais elle a un caractère bénin. Les gens des hauts plateaux sont dans de très bonnes conditions et dirigent leurs blés vers les ports de l’Algérie ; de même, les gens du Tell apportent dans les ports leurs fruits et leurs troupeaux ». « Ils sont très reconnaissants envers l’Administration qui est parvenue à maintenir sur le littoral le prix des grains au même taux qu’à Marseille, c’est-à-dire à un prix bien supérieur à celui qu’ils avaient supposé ». Evidemment des troupeaux meurent ; « certaines tribus sont dans un grand état de misère : beaucoup de familles ne mangent que des racines, des espèces de truffes blanches qu’on trouve dans ce moment, des pommes de pin, etc. » Et Mac-Mahon commente à sa manière : « Des européens auraient beaucoup de peine à vivre dans de telles conditions. Les silos de réserve sont vides ; mais comme les indigènes sont aujourd’hui sûrs de vendre leurs grains à un prix avantageux, ils ont des réserves d’argent, ce qui revient au même ». Pour remédier à cette situation, Mac-Mahon fait état des chantiers où les « indigènes peuvent venir travailler : mais il y a encore quelques fractions rebelles au travail et qui préfèrent manger des pommes de pin que s’astreindre à une occupation » ; de plus « les indigènes plantent sur le bord des cours d’eau ou dans des endroits humides, une espèce de millet qui croît très rapidement et qui leur sera d’une grande ressource. Nous sommes dans le moment le plus difficile à passer, mais avec les premières pluies la situation s’améliorera ». MacMahon justifie sa prophétie par les « brumes épaisses que le littoral commence même à avoir ». Et le gouverneur termine sur ces paroles fortes et rassurantes : « Au reste, tous les commandants de cercle sont prévenus que Votre Majesté voulait qu’à tout prix on empêchât les familles indigènes de mourir de faim ; les commandants sont personnellement responsables des accidents de ce genre qui pourraient arriver [...] En définitive, j’espère que nous parviendrons sans accident à traverser cette crise difficile. » Malheureusement, le gouverneur est démenti sur tous les points : les prix des grains augmentent fabuleusement et atteignent 31 frs le quintal de blé à Constantine, 27,50 frs à Bougie, 26,25 frs à Bône et 24,35 frs à Philippeville ; l’orge vaut 15,10 frs le quintal à Constantine, 14,25 frs à Bougie, 12,25 frs à 57. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 20 juillet 1867. 58. F 80 1680, lettre du 10 août 1867. C’est nous qui soulignons.
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Bône et 14,70 frs à Philippeville59. Il y a un peu plus de pluies en août qu’en juillet (34 millimètres contre 3 à Sétif) mais ce sont des orages60 ; l’effet est donc négligeable. Quant aux décès, ils atteignent des pourcentages impressionnants : 3 164 morts de choléra dans les subdivisions de Bône, Sétif, Constantine et Batna61 pour la semaine du 25 au 31 août. Encore faut-il bien noter que les statistiques comportent de sérieuses lacunes ; souvent la mort n’a été constatée par personne, bien que la cause en fut le choléra ; de plus, il est impossible pour un médecin de voir tous les malades, surtout dans les campagnes62, et les nomades ne sont pas comptés. Bien entendu, les fellahs continuent de mourir de faim. Il semble que fin août, l’épidémie soit sur son déclin ; en effet, à Biskra, on croit possible de revenir, mais à peine les fuyards sont-ils revenus que le fléau recommence63. Au 10 septembre, Vital estime que les premières tribus frappées ont dû perdre au moins la moitié de leurs effectifs. Bougie, jusqu’ici indemne, est touché le 21 septembre, et certains villages de ce cercle comme des montagnes kabyles connaissent maintenant le fléau (Zardézas, Ouled Attia dans le cercle de Collo)64. Du 10 au 24 septembre les quatre subdivisions de Constantine, Bône, Sétif enregistrent 5 063 décès dûs au choléra : la plaine de Bône et le caïdat de l’Edough sont ravagés65. Tout en reprenant les thèmes que nous avons déjà rencontrés, le gouverneur général diffuse le 19 septembre une note qui tente de minimiser la crise66 : celle-ci ne touche que peu de gens, selon lui ; quant au choléra, il est répandu là où il y a le moins d’eau, mais non parmi les tribus ayant le plus souffert de la disette ; les deux faits sont donc séparés et n’ont aucun lien entre eux. Le choléra est un fléau terrible certes, mais devant lequel l’action gouvernementale est « impuissante ». Il était habile de disjoindre le choléra de la famine ; mais en vérité, choléra et famine conjuguent leurs actions pour décimer les tribus. De toute manière avec l’automne, le mal diminue d’intensité. Le rythme hebdomadaire des décès pour les quatre subdivisions est le suivant :
59. Le Mobacher, 18 juillet 1867. 60. C. E. Alix, op. cit. 61. AGG, 11 H 24, Rapport du 3 septembre 1867. 62. C. E. Alix, op. cit. 63. AGG, 1 X 7. Vital à Urbain, 3 septembre 1867. 64. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 24 septembre 1867. 65. AGG, 11 H 24, Rapports du 17 au 24 septembre 1867. 66. Le Mobacher du 19 septembre 1867. Cf. aussi Mac-Mahon à l’Empereur, du 10 septembre 1867 (AGG, 1 EE 41) : « Les tribus les plus éprouvées par le choléra sont celles qui manquent d’eau ; il n’y a malheureusement rien à faire à cela ».
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du 25 au 30 septembre du 1er au 8 octobre du 9 au 15 octobre du 16 au 22 octobre du 23 au 29 octobre du 30 octobre au 5 novembre du 6 au 12 novembre du 13 au 19 novembre du 20 au 26 novembre du 27 au 3 décembre du 4 au 10 décembre
1 985 décès 1 167 décès 867 décès 544 décès 453 décès 518 décès 183 décès 250 décès 69 décès 98 décès 39 décès
Peut-on dresser un bilan provisoire et sommaire à la fin octobre ? Pratiquement, toute la province a subi le mal, mais il y a des nuances ; le sud et le centre ont été plus maltraités que le nord, plus arrosé et plus montagneux, donc relativement plus salubre. De plus, les européens subissent en « minime proportion » les attaques du choléra ; ils ont une « immunité relative » par rapport à « l’excessive mortalité des indigènes »67. Ainsi à Constantine, il meurt 20 européens pour 220 arabes, soit donc une proportion de l à 1168 ! Vital parle de un à deux européens pour quinze ou vingt indigènes69. Parmi les arabes, les gens des villes sont moins frappés que ceux des tribus, et les nomades plus que ces derniers. Ainsi les « puissants Nemenchas qui pouvaient sans peine mettre sur pied plus de 2 000 cavaliers n’en pourraient aujourd’hui réunir 600, même médiocrement montés » ; il en est de même pour les Ouled Sidi Abid70. De même, les femmes meurent plus que les hommes71, certainement à cause de leur moindre résistance et de leur usure plus rapide (grossesses, sousalimentation, etc.) ; la mort touche « les valétudinaires, les indigents, les malheureux, les pauvres, les faibles »72. 67. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 29 octobre 1867. 68. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 20 août 1867. 69. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 27 août 1867. 70. AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, Cercle de Tébessa, rapp. du 6 nov. 1867. 71. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 27 août 1867. 72. C. E. Alix, op. cit., p. 163. Dans le même sens, AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, Annexe de Jemmapes, rapp. 2 novembre 1867 : « Le choléra a frappé surtout les pauvres plus que les riches, et les femmes et les enfants plus que les hommes ; il n’a frappé qu’isolément les européens » et le rapport donne certains chiffres : dans 5 tribus de l’annexe (Zardeza, Ouled Attia, Eulma, Beni Mehenna, Radjeta) il y a eu 1 792 décès depuis le commencement ; par contre, chez les européens, 23 morts sur les 1 215 habitants de Jemmapes et Gastu ; les ravages sont tels parmi les indigènes que plus un seul des 22 écoliers musulmans fréquentant l’école communale en 1866 ne vient en 1867 ». Cf. aussi AGG, K, Rapports mensuels 1867-68, Cercle de Bordj-Bou-Arréridj, rapport 17 déc. 1867 qui mentionne plus de 3 000 morts, « surtout des femmes et des enfants ».
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Si l’automne marque une régression indiscutable du choléra dans les tribus, il pose un problème crucial pour les survivants. Comment se nourrir ? Il ne faut pas compter sur la récolte : elle a été détruite par la sécheresse, les sauterelles et les orages : les fellahs ont ramassé 1 367 929 quintaux de blé dur et 897 837 quintaux d’orge pour les superficies suivantes : 542 250 ha de blé dur et 601 843 ha d’orge. Le rendement est donc légèrement supérieur à 2 quintaux à l’ha pour le blé dur et supérieur à un quintal à l’ha pour l’orge73. Le général Périgot demande instamment des prêts de semences et des prêts de grains pour nourrir les fellahs, et l’exportation des bestiaux vers la Métropole. Le gouverneur général accepte, mais il faudra que tout se fasse sous l’égide des chambres de commerce74. De plus, les autorités départementales demandent de supprimer le fonds commun pour lequel le département verse des sommes importantes alors qu’il ne reçoit de ce fonds que des sommes dérisoires. Quelques semaines après, la province pense à contracter un emprunt de 7 à 8 millions de frs auprès de la Société générale algérienne, afin de payer les achats de grains75 ; mais la maladie et la famine n’attendent pas. Les prix augmentent, et, en prévision des transports de grains importés, un négociant, juge au tribunal de commerce de Constantine, Joly de Brésillon, retient tous les charrois de Philippeville à Constantine, à raison de 5 frs par quintal ; il espère avoir ainsi le monopole du transport et gagner 100 %, en faisant payer 10 frs le quintal. Comme il est difficile de trouver des grains en quantité suffisante, l’administration songe à donner aux fellahs de l’argent76. À la session du conseil général, en octobre, le général commandant la division et la province souligne que les souffrances qui pèsent sur la population nombreuse à la suite des calamités climatiques dépassent le pouvoir des volontés les plus énergiques et la virtualité des forces humaines77. Il annonce que, sur les instructions du gouverneur, des chantiers de travaux publics ont été ouverts dans la province ; enfin, « des traités de haute prévoyance ont été passés avec la Société générale algérienne et le Crédit foncier : les commissions administratives des subdivisions auront ainsi la facilité de recourir à l’emprunt, dans le but de donner aux TRIBUS LES PLUS COMPROMISES, LES MOYENS DE SE PROCURER DANS LE COMMERCE LES GRAINS NÉCESSAIRES AUX ENSEMENCEMENTS DE LA PROCHAINE CAMPAGNE AGRICOLE »78.
73. Statistique générale de l’Algérie 1867-72, p. 303. 74. AGG, K, Misère 1868-69, gén. à gouv. gén. 17 mai 1867. 75. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 2 juillet 1867. Cf. aussi Conseil général 1867, séance du 10 octobre, p. 336, qui confirme que le gouverneur général ne veut pas aider le département. 76. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 3 sept. 1867. C’est Vital qui dévoile la combinaison spéculative de Joly. 77. Conseil général 1867, p. 148. 78. Conseil général 1867. p. 148. C’est nous qui soulignons.
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Ainsi, il était très clair que l’administration envisageait d’utiliser le circuit commercial ordinaire avec tous ses intermédiaires, pour porter secours aux fellahs. Il était non moins évident que le gouvernement général refusait d’accomplir tout geste qui risquait de contredire sa thèse. Mais, le général posait un certain nombre de questions : 1° Comment faire le départ entre « les tribus les plus compromises » et celles qui le sont moins, puisque toute la province a été touchée (sauf peut-être le nord) ? 2° Des prêts seront accordés pour ensemencer : mais en accordera-t-on pour se nourrir ? De l’automne, date de l’ensemencement, à la récolte, il faut vivre. En réalité, les mesures administratives souffrent de l’improvisation. Le général est-il aveugle aux réalités les plus criantes ? On pourrait le croire, puisque malgré le spectacle « de sa voiture assaillie par des indigènes à la figure hâve et aux yeux éperdus », il pense que « le pays ne manque pas de grains »79. Adopte-t-il ainsi la thèse de Mac-Mahon ? Cependant, fin novembre, il obtient du gouverneur général 400 000 frs d’avances pour acheter du blé et de l’orge. En même temps, il essaie d’obtenir des négociants constantinois, un prêt d’un million de francs afin d’ensemencer la superficie habituelle80. Les négociants posent les conditions suivantes : 1° Ils se porteraient garants pour « un million de francs, plus ou moins » que prêterait la banque aux cultivateurs dépourvus de semences ; 2° La caution ne jouerait qu’en faveur des cultivateurs offrant toute garantie ; 3° Ils seront les intermédiaires entre les cultivateurs et un entrepreneur qui leur fournirait orge et blé jusqu’à concurrence des billets garantis. « Ainsi, un cultivateur riche (le riche offre seul toute garantie) ayant besoin de céréales aurait créé un billet de 3, 4 ou 10 000 francs, lequel aurait été garanti par les philanthropes et escompté par la banque. Les philanthropes auraient transporté l’argent à leur entrepreneur et celui-ci aurait fourni les semences demandées »81. Faut-il souligner les aspects « burlesques » de la démonstration ? Ce n’est pas le riche qui souffre le plus de la misère, le pauvre qui n’offre aucune garantie a le plus grand besoin d’être secouru ; or, il n’intéresse pas les négociants. L’opération commerciale aurait été doublement profitable aux commerçants qui n’auraient même pas engagé leur argent. Devant de telles 79. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 19 novembre 1867. 80. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 3 décembre 1867. 81. Ibid. C’est Vital qui parle du côté « burlesque » de la proposition des négociants.
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exigences, le général ne donne aucune suite à son appel. Et l’avenir de la récolte de 1868 reste des plus incertains. D’une part, la sécheresse continue à Sétif, il est tombé 8 millimètres de précipitations en octobre ; en novembre 27 millimètres en six jours ; en décembre, 20 millimètres en 12 jours82. D’autre part, il n’y a plus de grains pour les ensemencements. Autrefois, les silos de réserve traditionnels étaient remplis dans les bonnes années, et ils permettaient de tenir « pendant six ou huit mauvaises années sans que l’alimentation publique fût atteinte »83. Avec l’hiver, la faim tourmente les malheureux fellahs. Dans le cercle de Tébessa84 la détresse de la population est impossible à décrire ; les « gens utilisent les fruits du chêne vert et du pin d’Alep comme alimentation exclusive » ; le blé vaut en effet à Tébessa 80 frs la charge de 160 litres, soit donc en gros 120 kgs, et l’orge est vendue 50 frs le quintal85. Dans le cercle de Sétif, « les femmes livides, ne pouvant plus allaiter leurs enfants, les laissent mourir d’inanition et quelquefois hâtent leur mort »86 ; les indigènes « affamés mangent l’herbe des champs comme les hommes dont parle La Bruyère »87. Les hommes, les femmes, les enfants ne résistent pas aux premiers froids et aux privations ; ils meurent dans leurs douars, sur les routes ou aux portes des villes qu’ils envahissent. Les vols augmentent évidemment : vols de grains, vols de troupeaux avec attaque à main armée88. Car, les prêts de semences ont été dérisoires par rapport aux besoins du pays ; fin décembre, l’administration a avancé 3 000 quintaux de blé et 4 000 quintaux d’orge89, et elle arrête ses prêts : « c’est une goutte d’eau dans le lit d’une mer desséchée ». Pour être sûrs de manger, beaucoup d’hommes valides ont préféré voler et être emprisonnés ; les prisons et les pénitenciers sont encombrés de ces malheureux qui y entrent sans répugnance, sûrs au moins d’y trouver le pain du jour90. L’administration militaire distribue des vêtements et des secours aux vieillards, aux femmes et aux enfants ; elle ouvre quelques chantiers de travail pour les hommes valides, mais sans grand succès. De plus, le froid décime les troupeaux encore vivants ; en bref, la situation à la fin de 1867 est des plus sombres. Depuis maintenant plus d’un an, les 82. C. E. Alix, op. cit. 83. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 17 décembre 1867. 84. AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, Rapp. du 6 novembre 1867. 85. L’Indépendant du 8 novembre 1867. 86. C. E. Alix, op. cit. 87. Ibid. 88. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 24 décembre 1867. 89. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 31 décembre 1867. 90. AGG, 11 H 37, Rapport du 9 janvier 1868.
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fellahs souffrent de la misère et de la faim, et les rigueurs d’un hiver « sibérien »91 aggravent la situation des malheureux. Il n’y a plus guère de choléra, mais la misère est toujours aussi intense92. En janvier, la neige et la pluie alternent avec de longues périodes de sécheresse, surtout dans le Hodna et les régions subsahariennes : les sauterelles reviennent à l’ouest de Bordjbou-Arréridj, dans l’Ouennougha93. La crise est si évidente que les journaux d’opposition l’utilisent comme thème de leurs articles et attaquent à fond l’administration militaire : ils en profitent pour revenir à leurs idées. La situation n’est aussi catastrophique, écrivent-ils, que par la faute des populations arabes et du « régime du sabre ». En effet, aux yeux de l’opposition, les arabes sont malheureux parce qu’ils ne trouvent pas à emprunter, et que la propriété individuelle n’existe pas chez eux. La conclusion est donc toute naturelle : la propriété individuelle chez les fellahs aurait évité la catastrophe de 1867 ; or, seule l’autorité civile aurait pu accélérer cette création de la propriété individuelle, alors que le régime militaire l’a freinée. Le responsable de la crise est donc bien le régime militaire94. Quant au gouverneur général, il estime que « les indigènes valides meurent de faim, parce qu’ils n’ont pas voulu travailler »95. Mais Mac-Mahon ne songe pas que les offres de travail sont insuffisantes pour le nombre de miséreux de la province et qu’un corps est incapable de fournir la moindre besogne s’il n’a pas reçu auparavant une nourriture suffisante96. Le renvoi des responsabilités de l’un à l’autre n’aboutit à aucune solution. L’opposition métropolitaine saisit l’occasion de la crise algérienne pour relancer ses attaques contre le gouvernement impérial, tant au Parlement que dans la presse. Devant tant de bruit, le gouvernement demande à une commission parlementaire présidée par le comte Le Hon d’enquêter sur la situation en Algérie : la crise économique et sociale sort de ses cadres pour 91. Conseil général 1868, p. 138 sq. 92. AGG, 11 H 24, Rapport du 7 janvier 1868. 93. AGG, 11 H 24, Rapport de janvier 1868. 94. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, dernier trim. 1867, 1er trim. 1868, passim. Cf. aussi AGG, 11 H 37, Rapport du 9 janvier 1868. 95. AGG, 1 EE 41, gouv. gén. à l’Empereur, 8 février 1868 ; l’opinion de Mac-Mahon est à confronter avec celle du général commandant la subdivision de Batna (AGG, K, Misère 1868-69, rapp. du 6 mai 1868) : « Aucun indigène valide n’a été compris jusqu’ici sur nos chantiers de charité ; beaucoup cherchaient du travail partout et beaucoup mouraient de faim parce qu’ils ne pouvaient en trouver : leurs femmes et leurs enfants augmentaient le nombre de mendiants » (C’est nous qui soulignons). Cf. aussi lettre de Vital à Urbain, 17 mars 1868 : « Mais ce ne sont pas des hommes dégradés que ces 500 000 paresseux qui refusent de manier les 2 ou 3 000 pioches que les entrepreneurs et les chemins de fer tiennent à leur disposition ». 96. Cf. sur ce point précis, les pertinentes réflexions de Vital dans sa lettre du 17 décembre 1867.
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devenir maintenant une affaire politique ; elle n’est pas résolue pour autant. « La misère continue, l’inanition continue, la cherté des grains va croissant et les troupeaux sont de plus en plus maltraités par les maladies »97 : la moitié du cheptel semble avoir péri. Les pluies de mars sont bienfaisantes pour la terre, mais associées aux derniers froids, elles font mourir bien des arabes. On cite des cas d’anthropophagie98 ; dans le cercle de Tébessa, « des groupes de Nemenchas tout nus pâturent dans les champs ; à la façon des bêtes de somme : le licol seul leur manque pour parfaire la ressemblance »99. À Constantine, il y a tant de mendiants en ville qu’on ouvre un camp au djebel Ouach (voisin de quelques kilomètres) : on donne par jour 315 grammes de pain ou de biscuit aux femmes, enfants, vieillards et malades ; pour les hommes valides, ils ne mangeront que s’ils travaillent100. 97. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 25 février 1868. Cf. aussi dans le même sens AGG, 11 H 37, rapport du 10 mars 1868. 98. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 3 mars 1868. Dans le même sens, lettre de Lavigerie et témoignage de Perret dans notre étude sur « La crise démographique de 1866-70 », in Hespéris, 1959. La lettre de Lavigerie a paru dans L’Illustration, 1868, p. 18, T. 51 : « C’est en effet la FAMINE avec toutes ses horreurs qui décime la population indigène, déjà si éprouvée par les ravages du choléra. Deux années de sécheresse, l’invasion des sauterelles ont épuisé toutes ses ressources. Depuis plusieurs mois, un grand nombre d’arabes ne vivent plus que de l’herbe des champs ou des feuilles des arbres qu’ils broutent comme les animaux. « Et maintenant avec un hiver plus rigoureux que d’habitude, leurs corps épuisés ne résistent plus ; ils meurent littéralement de faim. On les voit presque nus, à peine couverts de haillons, errer par troupes sur les routes, dans les voisinages des villes d’où on a été obligé de les conduire pour éviter des désordres de toutes espèces. On les voit attendant les tombereaux qui enlèvent les immondices pour se les disputer et les dévorer. « Rien ne les rebute ; ils vont jusqu’à déterrer pour les manger, les animaux morts de maladie. Ils enlèvent ceux de nos colons qui sont obligés de garder leurs fermes, le fusil à la main. Chose affreuse à dire, plus affreuse à voir, on en trouve chaque matin sur les routes, dans les champs, étendus morts d’inanition ». Le témoignage de Perret est cité par Raynaud, Soulié et Picard, Hygiène et pathologie nord-africaine, T. 1, p. 162 : « Des bandes de déguenillés arrivaient par groupes compacts semant de morts les routes et les bords des cités. Le service de la police n’était occupé qu’à faire ramasser les morts d’une extrême maigreur qu’on trouvait partout, dans les rues, les corridors des maisons, dans les chantiers, les lieux publics... Un matin à Constantine, nous avons compté dans un convoi funèbre 63 cercueils... « Les survivants se jetaient sur les détritus les plus immondes, se les disputant avec les chiens ; le service de la voierie n’avait presque plus à se préoccuper de la propreté des rues [...] Il y eut des scènes d’antropophagie. Beaucoup se faisaient incarcérer pour pouvoir être nourris... On ne peut compter les morts ; on les évalue à 500 000 environ. ». 99. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 17 mars 1868. Dans le même sens, AGG, K, Misère 186869, gén. cdt. subdivision de Batna à gén. cdt. div. de Constantine, 18 avril 1868 : « Nous avons ici un grand nombre de malheureux qui sont presque complètement nus. Beaucoup d’enfants surtout se trouvent dans cet état [...] Tout ce que vous pourrez faire mettre à ma disposition d’effets de cette nature trouvera son emploi le plus utile et sera au-dessous des besoins existants ». 100. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 24 mars 1868.
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L’état de santé des populations arabes demeure extrêmement précaire : « la soudure se fera difficilement », déclarent les rapports officiels101; en réalité elle ne se fait pas102. Les maladies d’inanition, les carences alimentaires favorisent la diffusion du typhus dès le début du printemps. Dans le Constantinois, le mal existe à l’état endémique depuis 1864103 et les corps affaiblis ne lui résisteront pas plus qu’ils n’avaient auparavant résisté au choléra ; ils ont derrière eux trop de misère physique. De plus, le surpeuplement des prisons, pénitenciers et dépôts de mendicité offre un exceptionnel champ de diffusion à la maladie. D’ores et déjà, pour les quatre premiers mois de 1868, la mortalité a quadruplé par rapport à une année normale104. Certes, les précipitations de février, mars et avril laissent augurer des rendements nettement supérieurs à ceux de 1867, mais les superficies ensemencées sont singulièrement restreintes : 315 607 ha de blé dur (année précédente 542 250 ha) et 384 372 ha d’orge (année précédente 601 943 ha). De plus, l’absence d’hommes et de bestiaux a lourdement pesé sur les ensemencements, et ce n’est pas avant plusieurs années que les pertes pourront être comblées. Aussi l’espoir d’une meilleure récolte est très limité : le rendement sera supérieur, mais le volume total récolté ne suffira pas à remettre le pays sur pied. De toute manière, le trimestre d’avril à juin est long à passer pour tous ceux qui meurent de faim. Les vols redoublent d’intensité105 : on vole autant pour manger immédiatement que pour être emprisonné et nourri par l’administration. La charité publique veut secourir les miséreux : une souscription est organisée en France et en Algérie ; des fonds de secours sont votés par le Corps législatif et le Sénat : 2 400 000 frs pour toute l’Algérie ; la part de la province de Constantine est de 750 000 frs. Les résultats ne sont guère encourageants : dans la subdivision de Batna, la charité a donné 20 019,35 frs (dons des indigènes) et 46 835 frs (secours de l’État) pour les quatre premiers mois de 1868106. Dans l’annexe d’El-Miliah, l’administration met 100 frs à la disposition du chef d’annexe, comme secours pour tout le mois d’avril107 : tout juste de quoi acheter 200 kgs de pain qui sont répartis en une seule fois entre 69 indigents, vieillards des deux sexes ou infirmes. 101. AGG, 11 H 24, Rapport du 14 avril 1868. 102. AGG, K, Misère 1868-69, gén. cdt. subd. Batna à gén. cdt. div. Constantine, 6 mai 1868 : « Depuis la première quinzaine de mars, nous sommes entrés dans la phase la plus critique que nous eussions à traverser ; elle se prolongera jusqu’au moment de la récolte ». 103. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 31 mars 1868. 104. AGG, K, Misère 1868-69, État du 19 mai 1868 : la mortalité de janvier à avril 1868 est de 41 200 personnes, alors qu’en année normale elle est de 10 069. 105. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 2e trimestre 1868, passim. 106. AGG, K Misère 1868-69, gén. cdt. subd. Batna à gén. cdt div. Constantine, 9 mai 1868. 107. AGG, K, Correspondance confidentielle 1863-67, Corr. cabinet 1865, dép. du 10 mai 1868.
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Or, avec 300 frs, on pourrait à peine donner quatre rations de pain par semaine aux indigents qui viennent assiéger les portes du bordj : « bon nombre d’entre eux sont dans un état de maigreur impossible à définir » ; cependant, ajoute le chef de l’annexe, « l’état de misère de l’annexe d’ElMiliah est loin d’être comparable à celui qui afflige la plus grande partie de la province ». Il n’est pas question de procéder à des distributions dans les tribus. Si 100 frs, soit 200 kgs de pain, sont distribués en avril, en mai et en juin on n’en donne que la moitié, 100 kgs. En bref, pour toute la province, un peu plus de 300 000 frs ont été distribués : 92 500 frs dans la subdivision de Constantine, 95 335 frs dans celle de Batna, 86 335 frs dans celle de Sétif, 44 830 frs dans celle de Bône, 2 000 frs pour le territoire civil : en tout 321 000 frs sur les 360 000 frs du fonds ouvert par le gouverneur général108. Il y a eu 65 000 frs de dons, et l’on a ainsi pu secourir 3 000 arabes109, soit donc une moyenne de 16,78 frs pour chacun, en gros l’équivalent d’un demi quintal d’orge au prix de février 1868, ou d’un tiers de quintal de blé dur. Pour que la campagne agricole 1868-69 soit utile aux fellahs, il fallait des moyens financiers beaucoup plus puissants que seules les banques pouvaient dispenser. Certes, la Banque de l’Algérie peut prêter de l’argent, mais ses statuts lui interdisent de prêter aux agriculteurs, à plus forte raison quand ceux-ci sont pauvres. Par contre, les commerçants ont accès à ses guichets, et le directeur de la succursale de Constantine, Auber, leur distribuera assez largement de l’argent110. Les collectivités peuvent aussi contracter des emprunts ; ainsi, dans les provinces d’Oran et d’Alger, les tribus l’ont fait en offrant en garantie le budget des centimes additionnels. Dans la province de Constantine, le mécanisme est différent : le gouverneur général ne veut pas autoriser cette procédure111. Il faut donc trouver autre chose : le général Périgot demande alors qu’on prête aux chefs arabes pour le compte de la communauté des tribus placées sous leurs ordres. MacMahon semble agréer la combinaison, mais il recommande aux tribus de ne compter que sur elles-mêmes et sur les résultats de la récolte. Malgré quelques pluies à la mi-juin, celle-ci est bonne112 ; malheureusement, les superficies ont fortement régressé sur l’année précédente (moitié en moins en moyenne) ; de plus, on n’a mis en terre, pour chaque djebda cultivée que la moitié du grain ensemencé ordinairement. Le 108. AGG, K, Misère 1868-69, Rapport du 26 septembre 1868. 109. Conseil général 1869. 110. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 25 janvier 1870, et l X 9, lettre du 30 décembre 1872 ; cf. aussi éloge d’Auber par Mac-Mahon in L’Indépendant du 17 sept. 1868. 111. AGG, K, Misère 1868-69. gouv. gén. à gén. cdt. prov. de Constantine 13 juin 1868 ; cf. aussi déposition Warnier in Rapport La Sicotière. 112. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 7 juillet 1868.
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résultat est tout de même fort acceptable : 2 110 772 qx de blé dur pour 315 607 ha, soit un rendement d’environ 7 qx à l’ha ; 2 770 276 qx d’orge pour 384 372 ha : rendement analogue. En certains endroits (cercle de Batna), les épis de blé sont maigres et le grain sans poids113. La première conséquence de cette récolte est que le prix des grains baisse : de mai à juillet, la diminution est sensible, le blé passe de 51,50 frs le quintal à 38 frs, soit environ 25 % en moins, l’orge de 33,45 frs à 20,75 frs le quintal : 38 % en moins. Comme l’orge est largement consommée par les fellahs, la répercussion sur l’état de santé des populations est immédiate. Le typhus et les maladies d’inanition sont en régression, sans disparaître pour autant : « somme toute, le tableau s’éclaircit et l’espérance renaît »114. Mais il faut préparer l’avenir, aussi bien pour les ensemencements que pour la consommation des tribus. Or, la récolte ne peut satisfaire aux deux exigences. Sans doute, dans certains cercles, la récolte a été normale : ainsi, toute la subdivision de Bône, le district de Souk-Ahras115; cela fait mieux sentir combien ailleurs la récolte reste médiocre. Or, « dans un pays sans routes, sans viabilité fluviatile, les denrées sont immobiles ou ne se déplacent que dans un très court rayon »116 ; la bonne récolte de Bône n’exclut donc pas que les fellahs du cercle de Tébessa soient près de la famine. Dans certains cercles, la bonne récolte de 1868 permet des ensemencements normaux : par contre, ailleurs, les emblavures augmenteront très peu ou même diminueront. Or, les zones où la récolte de 1868 est normale ne sont pas les « greniers à blé » de la province, loin de là. Par contre, les zones céréalicoles (hautes plaines) sont celles qui ont eu des récoltes à peine moyennes ; leur poids pèsera donc lourdement sur la campagne agricole de 1868-69. Et il sera difficile de satisfaire les exigences opposées de la consommation et de l’ensemencement. La consommation exige par tente (cinq personnes en moyenne)117 un sâa de blé ou un sâa et demi d’orge par mois, soit dans le premier cas 120 kilos, et dans le second 144 kilos ; pour douze mois, la tente consommera 1 440 kgs de blé ou 1 728 kgs d’orge. L’ensemencement normal exige de cinq à six sâas de blé, sept ou huit sâas d’orge par charrue cultivée118. Il faudrait donc pour que la consommation et les ensemencements fussent satisfaits : 113. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain. 1er septemhre 1868. Cf. aussi AGG, K, Misère 1868-69. Cercle de Batna, situation de la tribu des Ouled Bou Aoun (août 1868). 114. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 7 juillet 1868. 115. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 17 mars 1868. Cf. aussi AGG, K, Misère 1868-69, Rapport de la subdivision de Bône, 5 sept. 1868. 116. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 17 mars 1868. 117. Le sâa de blé dur pèse 120 kgs et celui d’orge 96 kgs environ. 118. AGG, K, Misère 1868-69. Cercle de Batna, Situation de la tribu des Ouled Bou Aoun. Cf. aussi Rapport de Neveu sur les Abd en-Nour in AGG, 1 H 4, Rapport de décembre 1844.
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— 1° 1 440 kgs x 200 000 tentes119 (nous fixons la population en 1868 à un million d’habitants) = 2 880 000 qx, en gros 3 millions de qx de blé, ou 1 728 kgs x 200 000 = 3 456 000 qx, en gros 3 500 000 qx, pour la seule consommation. — 2° Ensemencements : prenons l’étendue moyenne emblavée, 500 000 ha de blé et 500 000 ha d’orge, soit donc 50 000 charrues dans les deux cas : Blé 720 kgs x 50 000 = 360 000 qx, en gros 400 000 qx Orge 768 kgs x 50 000 = 384 000 qx, en gros 400 000 qx Comparons tous ces chiffres avec le poids total de nos récoltes. Orge : 2 770 276 qx. Blé dur : 2 110 772 qx. Otons de ces chiffres les quantités nécessaires aux ensemencements : 2 770 276 - 400 000 = 2 370 276 qx d’orge 2 110 772 - 400 000 = 1 710 772 qx de blé Ajoutons à la quantité à déduire la consommation des animaux, la vente obligatoire pour payer les impôts et les dettes ; cela signifie que la récolte de 1868 ne pourra pas satisfaire à la consommation et aux besoins des fellahs. Si l’on veut constituer des réserves pour une mauvaise année, si le commerce européen achète des grains pour l’exportation, la situation peut alors devenir critique. C’est l’opinion du général commandant la subdivision de Constantine120 : « Les réserves actuellement réunies sont insuffisantes pour relever les tribus fortement atteintes telles que les Abd-en-Nour, les Zemoul, les Segnia, celles de Tébessa, etc. Elles permettront seulement une faible extension des cultures ». Le chef de la subdivision de Sétif est encore plus pessimiste121 : dans les zones kabyles de la subdivision, la consommation n’est assurée que pour six à sept mois ; ailleurs, certaines familles seront normalement pourvues, mais d’autres n’ont rien, et pour ces dernières, la question de la subsistance reste entière ; pour les gens du sud subsaharien (région du Hodna par exemple) la récolte est nulle. Cependant le commerce européen s’abat sur la subdivision et enlève beaucoup de grains pour Constantine : les familles ayant récolté vendront pour payer leurs dettes et ensiloteront le reste, mais elles vendront peu122. Celles qui n’ont rien peuvent s’employer aux travaux de la terre jusqu’au 15 octobre ; elles auront de quoi subvenir à leurs besoins jusqu’à cette date, grâce à leur travail, au glanage et aux menus produits locaux (talghouda, olives, etc.) ; au-delà du 15 octobre, leur situation deviendra difficile et retiendra l’attention de l’autorité. 119. Cf. notre étude sur « La crise démographique de 1866-70 dans le Constantinois », déjà citée. 120. AGG, K, Misère 1868-69, Rapport du 20 août 1868. 121. AGG, K, Misère 1868-69, Rapport du 15 septembre 1868. 122. AGG, K, Misère 1868-69, Rapport du 4 août 1868.
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Le problème est donc double — 1° Étendre au maximum les emblavures ; — 2° Assurer le plus largement possible la consommation pour ne pas connaître à nouveau les affres de la famine de l’année 1867-1868. Mais chacun de ces problèmes a des implications multiples : les emblavures posent le problème des semences, des bras et des animaux de trait ; la consommation celui des grains. S’il est difficile de modifier ce qui concerne la main-d’œuvre et les animaux de trait123 on peut pallier le manque de grains et de semences par des achats. Ainsi, le problème de l’ensemencement en 1868 pour la prochaine campagne exige un examen plus serré ; il doit être résolu pendant l’été, avant l’automne. Pour assurer le maximum d’emblavures, le général commandant la subdivision de Constantine estime que les fractions de tribus doivent s’associer entre elles ; c’est-à-dire que celles qui possèdent des grains s’associeront avec celles qui n’ont rien124 : ainsi l’avenir sera sauvegardé. Remarquons, en passant, que cette association va à l’encontre des intentions du sénatus-consulte, et qu’elle ressuscite la traditionnelle solidarité d’avant la conquête. D’autre part, comme le cheptel a diminué, il faut songer à une association entre les gens qui possèdent des animaux et ceux qui n’en ont plus ou qui n’en ont pas assez. Dans la pratique, il n’a pas toujours été commode de convaincre les tribus ou fractions de s’associer entre elles ; mais dans l’ensemble, malgré quelques réticences, la chose a pu être réalisée. Il reste impossible cependant de remplacer tous les bras et tout le cheptel, et ces lacunes sont fort sensibles. Ainsi, chez les Ouled Bou Aoun (cercle de Batna)125 il n’y a plus que 1 577 tentes au lieu des 2 201 de 1867 ; du même coup, 997 seulement sont en mesure de labourer, la différence est importante. Les Ouled Sidi Yahia ben Thaleb (cercle de Tébessa) perdent 364 tentes sur 1 025126. Pour acquérir des semences, l’administration voudrait que les tribus empruntent, mais celles-ci ne veulent pas en entendre parler127. Elle songe aussi à des « associations entre capitalistes européens et cultivateurs 123. AGG, K. Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-70, Rapport du 24 avril 1868 donne les chiffres suivants (Subd. Sétif) : 1867 1868 en moins Chameaux 796 588 27 % Bovins 17 469 10 253 42 % Ovins 293 704 114 386 62 % Chèvres 90 997 55 338 40 % 124. AGG, K, Misère 1868-69. gén. cdt. la subd. de Constantine, 20 août 1868. 125. AGG, K, Misère 1868-69, Cercle de Batna, situation de la tribu des Ouled Bou Aoun. 126. AGG, K, Misère 1868-69, Rapport du 18 octobre 1868. 127. AGG, K, Misère 1868-69, gén. cdt. subd. Constantine à gén. div., 20 août 1868.
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indigènes »128, mais l’idée n’a guère de succès parmi les fellahs et surtout parmi les capitalistes qui exigent d’exorbitantes garanties129 entre autres : — le prélèvement en priorité sur la récolte à venir des parts des prêteurs, la priorité jouant même vis-à-vis de l’impôt ; — la garantie des centimes additionnels : leur perception devant passer avant toute autre charge pesant sur la tribu ; — une garantie sur les biens communaux qui seraient propriété des prêteurs, si au bout de deux ans la djema‘â n’a pas remboursé. Les banques distribuent pourtant largement le crédit ; la seule Banque de l’Algérie130 escompte du 1er novembre 1867 au 31 octobre 1868, 36 529 effets représentant 41 421 256,99 frs et son directeur Auber, nous l’avons vu, est chaleureusement félicité par Mac-Mahon lorsque celui-ci vient visiter la province en septembre. Mais les opérations bancaires réalisées par les négociants sont essentiellement spéculatives et n’intéressent guère les fellahs ; il faut que le gouverneur intervienne auprès des chefs arabes pour que ceuxci acceptent d’emprunter. Parmi eux, le bach agha de la Medjana, Mohamed el Hadj el Moqrani131. Une conférence a lieu à Sétif à la fin août entre le gouverneur général, Moqrani et probablement le général Augeraud, commandant la subdivision de Sétif. Nous n’avons pas de compte rendu de cette conférence, mais d’après le ton des lettres de Moqrani, il apparaît bien que ce dernier n’ait guère manifesté d’enthousiasme pour la proposition de Mac-Mahon. Celui-ci voulait que Moqrani s’offrît à garantir auprès des banques les emprunts qui auraient servi à acheter des grains ; Moqrani préférait que les prêts fussent organisés par l’État, mais cette proposition est rejetée par le gouverneur. Finalement, sous la pression morale de Mac-Mahon et d’Augeraud, Moqrani accepte ; dans le cas où la récolte de 1869 serait insuffisante à rembourser les avances de Moqrani, le maréchal demande qu’on l’avise pour « rechercher les moyens pratiques de le couvrir de ses pertes ». Il est clair pour Moqrani que Mac-Mahon lui offre une caution morale que personne ne met en doute et qui lui permet, tout autant que sa propre fortune, d’emprunter les sommes nécessaires aux achats de grains. 128. Conseil général 1868, p. 435 et 436. 129. AGG, K, Misère 1868-69, rapport gén. subd. Constantine, 14 oct. 1868. Cf. aussi L’Indépendant du 10 décembre 1868, qui reproduit toute la correspondance entre l’administration et les négociants. 130. F 80 1680, lettre d’Auber du 25 novembre 1862. 131. Pour toute cette question, voir Vital à Urbain, 1er sept. 1868 et 21 mars 1871; AGG, 2 H 83. Mémoire Mesrine du 15 juin 1872 ; AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1869-70, dép. du 8 sept. 1869, et lettre de Moqrani du 22 août 1869. Cf. aussi Rapport la Sicotière, déposition Warnier, p. 111.
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Il emprunte ainsi 368 000 frs pour des achats de grains à un négociant de Sétif, Mesrine ; 200 000 frs à un autre négociant, Abadie ; 300 000 frs à un troisième, Aboulcaya, etc. Ceux-ci voient leurs effets endossés par les banques : Société Générale Algérienne, Crédit Foncier et Banque de l’Algérie. Il apparaît bien que Moqrani s’est engagé imprudemment, car il a accepté de jouer un rôle que ne voulait pas jouer le gouverneur général ; sans doute, il peut être remboursé, et de ce fait pourra rembourser ses emprunts, mais si la récolte est mauvaise, il peut être sérieusement compromis, et Mac-Mahon n’a pris envers lui qu’un très vague engagement. Grâce à Moqrani cependant, plusieurs tribus du cercle de Bordj (du Hodna comme du Tell), Ouled Chellal, Ouled Ali ben Khaled, Ouled ben Yahia, Metarfa Guebala, Ouled Dehim, Mâadid, Ouled Mansour, Mahdi, Hachem, Ouled Sidi Moussa Guebala, peuvent ensemencer leurs terres. Mais l’ampleur de cette action est exceptionnelle, et les ensemencements de 1868 dans la province ne connaissent qu’une légère augmentation par rapport à l’année précédente : 325 307 ha de blé dur au lieu de 315 607 ha, et 401 951 ha au lieu de 384 372 ha en orge. Le détail montre que dans certaines tribus, le manque d’hommes et de cheptel ont freiné les travaux agricoles. Ainsi, dans le cercle de Sétif, quinze tribus qui labouraient en 1867, 5 926 charrues n’en ont ensemencé que 3 813 en 1868, soit donc une réduction de 36 % ; dans la subdivision de Constantine, quatre tribus et les azels qui avaient ensemencé en l867, 5 566 charrues n’en ensemencent en 1868 que 1 875 : diminution de 67 % ; dans le cercle de Tébessa, la réduction atteint 95 % pour six tribus (438 ha au lieu de 8 827 ha) ; dans la subdivision de Bône, elle n’est que de 12 % pour cinq tribus ; pour le cercle de Batna, elle atteint 61 %132. Les perspectives pour la récolte de 1869 ne sont évidemment pas encourageantes. On peut donc craindre un retour offensif des maladies. Avec la récolte, nous l’avons dit, les maux les plus spectaculaires (typhus, maladies d’inanition) ont régressé, mais l’été et les chaleurs ramènent les fièvres133 : du 132. AGG, K, Misère 1868-69. États des 7 et 11 octobre 1868. Dans le même sens, cf. Künckel d’Herculais, op. cit., T. 1, p. 235, note 2 : « Dans la tribu des Abd en-Nour, par exemple où l’on ensemence ordinairement 3 600 charrues, on n’avait pu en labourer en 1868 que 7 à 800 ; et ce chiffre devait être réduit de moitié, car il faut tenir compte de la maigreur des bêtes de labour et du fait qu’on avait dû semer clair, par suite du manque de grains ; ces 7 à 800 charrues n’en représentent en réalité que 3 ou 400, c’est-à-dire le dixième des années précédentes ; il en est de même chez les Berrania ; chez les Telargma, le nombre de charrues cultivées est réduit au huitième ». Chez les Ouled Bou Aoun (cercle de Batna) on n’ensemence que 445,72 charrues au lieu de 1056,50 en 1867 ; on avait utilisé alors 10 185 saâ de grains ; en 1868, on utilise 2 826,05 sâa ; ainsi en 1868, la tribu perd les 3/4 de ses moyens de production, tant par suite de la diminution de la population que par l’appauvrissement des tentes qui restent. (AGG, K, Misère 1868-69, Situation des Ouled Bou Aoun). 133. AGG, 11 H 24. Rapport du 18 août 1868.
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fait de l’épuisement physiologique, les décès sont plus nombreux qu’à l’accoutumée. Sans doute, on ne constate aucune épidémie, et, disent les rapports officiels de septembre, « la mortalité ne prend pas des proportions inquiétantes »134. En fait, dans les cercles de Tébessa, Aïn Beida, déjà les plus touchés précédemment, les individus succombent nombreux, et les autorités sont obligées d’admettre à la fin septembre que ces décès leur causent de l’inquiétude135. Il y a tellement de malades que les dépiquages dans ces deux cercles ne sont pas terminés au début d’octobre. L’amélioration est lente en octobre et novembre, mais fin novembre, le typhus reparaît : « Il marche déjà comme un grand garçon »136 et les fellahs recommencent à souffrir. En effet, il y a des grains dans le commerce, mais peu de gens ont le moyen de les acheter : « Quand on n’a pas un sou, ce qui coûte dix francs est aussi inaccessible que ce qui en coûte mille », écrit Vital137 qui prévoit pour l’hiver une recrudescence du typhus et des maladies d’inanition. En janvier, la population indigène « meurt pas mal du typhus »138 ; en avril, le mal n’a pas disparu et touche le Sud139. Cependant, il n’a pas la même virulence que l’année précédente. Certes l’horizon n’est pas entièrement éclairci, puisque l’on reparle de sauterelles et de sécheresse ; la destruction des insectes et de leurs œufs empêche l’extension générale du mal. Mais dans les cercles de Batna et de Sétif, leur présence suscite des inquiétudes140 : les fellahs se fatiguent de voir leurs efforts privés de succès ; effectivement, les deux cercles en question subissent des pertes sérieuses. Un propriétaire européen Niocel, maire de Sétif, aurait eu ainsi 300 ha de rasés141. Ces fléaux des derniers mois ont sensiblement réduit les perspectives de récoltes. Dans les subdivisions de Batna et Sétif, l’année est moyenne pour l’orge, passable pour le blé ; en certains endroits, la récolte est riche ; ailleurs elle est fort médiocre : c’est le cas de toute la partie sud des hautes plaines, en particulier dans la Medjana142. Dans la subdivision de Constantine, les zones sud ont souffert de la sécheresse et des sauterelles (particulièrement dans les cercles d’Aïn Beida et Tébessa). Dans la subdivision de Bône, l’orge donne une bonne récolte, mais le blé a souffert du manque d’eau ; 134. AGG, 11 H 24, Rapport du 15 septembre 1868. 135. AGG, 11 H 24, Rapport du 29 septembre 1868. 136. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 1er décembre 1868. 137. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 8 décembre 1868. 138. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 26 janvier 1869. 139. AGG. l X 7, Vital à Urbain, 6 avril 1869. 140. AGG. 11 H 24, Rapport des 27 avril et 11 mai 1869. 141. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 1er juin 1869. 142. AGG, K, Correspondance Bordj avec Sétif, 1869-70, Cercle de Bordj à subdiv. Sétif, 23 juin 1869.
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cependant, son rendement est assez bon ; les cultures printanières par contre ont beaucoup souffert de la sécheresse. En somme, les régions montagneuses du littoral ont peu souffert. Celles du centre et du sud ont souffert, mais moins que les années antérieures. La récolte en blé dur est de 2 359 518 qx, donc à peine plus qu’en 1868 (2 110 772 qx) ; celle d’orge est de 2 629 008 qx, un peu moins donc qu’en 1868 (2 770 276 qx). La courbe des prix rend compte de la médiocrité de la récolte : le blé dur passe de 18,75 frs le quintal en mai à 26,67 frs en juin (en plus 30 %) et l’orge de 10,93 frs en mai à 13,01 frs en juin (16 % seulement en plus). D’autre part la sécheresse a des répercussions sur les troupeaux : le cheptel continue d’être décimé ; et le cheval qui coûtait jadis 300 frs vaut plus du double143; au lieu de 100 000 juments, le parc hippique n’en a plus que 36 000 : la commission de remonte chargée des achats en octobre n’a pu trouver à acheter que huit chevaux dont les prix s’échelonnent de 500 à 1 000 frs144. Il n’en reste pas moins vrai que les menaces de catastrophe s’éloignent de plus en plus. La médiocrité des récoltes de 1869 provoque des inquiétudes aussi bien parmi les fellahs que dans l’administration. Certes, on ne craint pas la misère comme en 1867 ou en 1868, mais il faudra attendre la récolte prochaine pour se refaire vraiment. Les fellahs le savent bien puisque ceux qui sont allés moissonner sur les territoires les plus favorisés demandent à être payés en grains qu’ils emportent chez eux. De même, afin d’avoir des ressources supplémentaires, les Ayades (cercle de Bordj-bou-Arréridj) commencent les cultures d’automne le long de l’oued Ayad dès que les criquets ont été détruits145. Les prix des grains augmentent à partir d’août : l’orge passe de 12,93 frs le quintal à 17,66 frs en septembre (+ 27 %) et à 20,12 frs en octobre (+ 36 % par rapport à août) ; le blé passe de 25,85 frs le quintal en août à 27,46 frs en septembre (+ 5 à 6 %) et à 30,88 frs en octobre (+ 17 % par rapport à août). La hausse est moins rapide sur le blé que sur l’orge parce qu’il y a eu moins d’orge et plus de blé qu’en 1868, mais surtout parce que l’orge est plus demandée par les fellahs disposant de peu d’argent ou qui veulent garder le blé dur pour le vendre afin de payer leurs impôts ou leurs dettes des mauvaises années146. Ainsi, les tribus qui avaient emprunté en 1867 au Crédit Foncier et à la Société Générale Algérienne ne doivent plus 143. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 14 septembre 1869. 144. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 2 novembre 1869. 145. AGG, K, Correspondance Bordj avec Sétif 1869-70, cercle de Bordj à Subd. Sétif, 23 juin 1869. 146. AGG, 11 H 37, Rapport du 11 septembre 1869.
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maintenant que 980 000 frs sur 3 400 000 frs147. Mais l’année 1869-1870 s’annonce difficile dès l’automne : les pluies se font attendre ; les prix des grains et des bestiaux continuent de monter ; on signale des cas de misère dans la subdivision de Batna (toujours le Sud subsaharien), des fièvres dans l’annexe d’El-Miliah et Collo. Ce qui gêne cependant le plus les fellahs, c’est le manque de bras et d’animaux de trait148 ; sur plusieurs points, les fellahs doivent travailler la terre à la pioche ; dans le Hodna, on utilise le chameau pour tirer les charrues149. Cette pénurie de cheptel est « une surprise pour tout le monde : on ne croyait pas que la mortalité avait fait des vides si terribles dans les troupeaux arabes », écrit le journal des colons, L’Indépendant 150. Les grands propriétaires qui ont encore des bêtes refusent de les livrer à la consommation ; le prix de la viande menace d’être « insensé »151 ; un journaliste, J. Vinet, recommande d’interdire l’abattage des jeunes agneaux et des veaux, des brebis ayant moins de quatre ans et des vaches ayant de huit à neuf ans152 afin de compenser rapidement les pertes du cheptel. L’hiver aggrave également la situation dans les régions du sud ; la misère reparaît dans le Hodna, le cercle de Sétif et celui de Batna153. Chez les Illoula (cercle de Sétif) le nombre des indigents est considérable154. Dans la subdivision de Batna, la situation menace de devenir tragique : « Tout ce qu’il y avait de grains chez les indigènes a été mis en terre et la misère apparaît sous un aspect plus terrible encore que dans les trois années que nous venons de traverser » ; à Batna, le sâa d’orge (96 kgs) est vendu 25 frs, et celui de blé dur (120 kgs) 45 frs ; à Constantine, le quintal de blé vaut 32,70 frs et celui d’orge 22,91 frs155. Les commerçants en grains sont obligés d’aller s’approvisionner sur le marché de Marseille autrefois alimenté par l’Algérie156. Le tableau s’assombrit à partir de mars : les sauterelles venant du sud commencent d’apparaître avec les premiers signes de sécheresse157 ; au 22 mars, plus de 100 000 hectares seraient déjà infestés. La chasse aux insectes recommence. En avril, les gelées viennent s’ajouter à la sécheresse 147. AGG, 11 H 37, Rapport du 12 octobre 1870. 148. AGG, 1 X 7, Vital à Urbain, 2 novembre 1869. 149. AGG, 11 H 37, Rapport du 11 janvier 1870. 150. L’Indépendant, 4 janvier 1870. 151. L’Indépendant, 4 janvier 1870. 152. L’Indépendant, 25 janvier 1870. 153. AGG, 11 H 25, Rapport du 18 janvier 1870. 154. AGG, K, Correspondance Constantine avec Sétif 1870, Rapport du 26 février 1870. 155. AGG, 2 H 62, Rapport du 13 février 1870. 156. L’Indépendant, 1er février 1870. 157. AGG, 11 H 25, Rapport du 8 mars 1870. Cf. aussi AGG, 1 X 8, Vital à Urbain. 22 mars 1870.
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dans le cercle de Bordj-bou-Arréridj, les récoltes y sont presque perdues ; beaucoup de pauvres gens quittent leur tribu pour gagner leur vie en travaillant ; les rares propriétaires qui sont restés, travaillent mollement en voyant l’orge et le blé sécher sur pied158. À part la subdivision de Bône où la moisson peut être fructueuse, toute la province est touchée159. En juin, des orages de grêle s’abattent sur la province sans engendrer de dégâts majeurs ; cependant, à cause d’eux, l’orge a plus souffert que le blé dans la Medjana160. Quels sont les résultats de cette campagne 1869-1870 ? Dans l’ensemble, ils sont meilleurs qu’on ne l’espérait. Sans doute, les sauterelles ont-elles mangé pas mal de récoltes, mais moins qu’on ne le pensait. Ainsi, dans la Medjana, elles avaient envahi la tribu des Hachem, mais comme leur territoire avait été laissé en jachère, les pertes ne touchent que 800 ha au lieu de 8 000161; la récolte prévue pour le cercle est de 125 000 qx de blé dur et 130 000 qx d’orge ; le rendement est de 3 1/2 pour le blé dur et 3 pour l’orge ; c’est donc encore médiocre162. N’étaient le manque de ressources pécuniaires et la nécessité de rembourser les emprunts ou les dettes, cela aurait juste suffit à la consommation du cercle. Dans l’ensemble, la récolte est acceptable : 2 638 128 qx de blé dur, plus de 3 millions de qx d’orge (3 323 683 qx)163 : les prix baissent, le blé passe à Constantine de 35,65 frs le quintal en juin à 25,10 frs en juillet (en moins 30 %) ; l’orge passe de 23,40 frs le quintal à 13,30 frs (en moins 43 à 44 %). L’augmentation de la production ne suffit pas à expliquer cette contraction des prix ; un autre facteur intervient : le commerce a suspendu ses achats de grains164. Mise à part la terrible saignée subie par le cheptel, il semble donc que la province recouvre lentement la santé. Quel est le bilan de la crise qui a si fortement secoué le Constantinois ? Dans le domaine démographique d’abord. Les états des 22, 23, 24 et 25 septembre 1869165 signalent que le chiffre de population des cercles de Constantine, Jemmapes, El Miliah, Aïn Beida, Tébessa, Collo, Djidjelli, Sétif, Takitount, Bougie, Bordj et Guelma est de 724 689 habitants, soit donc une diminution de 178 074 personnes sur les 902 763 de 1866 ; c’est donc une diminution de presque 20 %. Le détail par cercle nous donne les chiffres suivants : 158. AGG, K, Correspondance Bordj avec Sétif, 1869-70, Rapport du 21 avril 1870. 159. AGG, 11 H 25. Rapport du 3 mai 1870. 160. AGG, K, Corr. Bordj avec Sétif, 1869-70, rapport du 4 juillet 1870. 161. AGG, K, Corr. Constantine avec Sétif 1870, rapport 11 juin. 162. AGG, K, Corr. Constantine avec Sétif, rapport 4 juillet 1869-1870. 163. Statistique générale de l’Algérie. 164. AGG, K, Rapports mensuels Subd. Sétif 1854-1870, rapp. du 24 août 1870. 165. AGG, K, Misère 1868-69.
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Cercles Constantine El Miliah Aïn Beida Tébessa Sétif Takitount Bougie Bordj-bou-Arréridj Batna Guelma
1866 154 503 29 656 61 183 41 611 147 567 30 151 87 870 97 363 108 229 36 792
1869 92 679 25 963 42 698 23 297 122 048 28 666 79 458 83 386 85 802 30 148
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En moins 61 824 3 693 18 483 18 314 22 519 1 485 8 412 13 977 22 427 6 644
Mais certains cercles ont vu leur population non pas diminuer, mais rester stationnaire ou même augmenter. Ainsi le cercle de Jemmapes passera de 20 347 à 21 754, en plus 1407 ; le cercle de Collo de 39 579 à 39 640, en plus 61 ; le cercle de Djidjelli de 47 912 à 49 150, en plus 1 238. Nous comprenons mieux la statistique à l’aide de l’exemple du cercle de Bordj-bou-Arréridj, pour lequel nous avons retrouvé le détail des chiffres indiqués plus haut166. La population en 1866 est de 97 363 habitants ; les calamités ont fait périr 8 150 habitants ; mais la statistique parle aussi de 5 291 décès survenus dans des « conditions naturelles » ; enfin, l’émigration causée par la misère a chassé du cercle 4 628 personnes ; soit en tout 18 069 habitants. Il reste donc 79 294 habitants, desquels il faut enlever 1 324 hommes des Béni Mellikeuch passés aux Béni Mansour, dans la province d’Alger ; le total n’est donc plus que 77 970 ; mais à ce chiffre nous devons ajouter les naissances de 1866 à 1869, soit 5 416 enfants ; nous aboutissons ainsi au résultat de 83 386 en 1869. Ces détails nous donnent un bilan NET qui compense même les pertes subies par les populations ; le chiffre brut des disparus, 18 069, indique un pourcentage de diminution de 18,6 % environ. Pendant ces années dramatiques, le taux de natalité est de 18,5 pour 1 000 alors que le taux de mortalité dépasse 46 pour 1 000, pour le seul cercle de Bordj ; ce dernier taux est même supérieur à ce chiffre si l’on se rappelle que les épidémies n’ont commencé leurs ravages qu’avec l’hiver 1867. Les pourcentages de diminution nette varient évidemment d’un cercle à l’autre. Ils seront de :
166. AGG, K, Correspondance Bordj Sétif 1869-1870, Statistique du 21 septembre 1869, Population du cercle de Bordj-Bou-Arréridj (1866-1869).
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Cercle de Constantine El Miliah Aïn Beida Tébessa Sétif Takitount Bougie Bordj Batna Guelma
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40 % 12,4 % 30,2 % 43,9 % 15,2 % 4,9 % 9,5 % 14,3 % 20,6 % 18 %
Dans les cercles de Jemmapes, Djidjelli et Collo, le pourcentage d’augmentation nette est le suivant : Cercle de Jemmapes Djidjelli Collo
+ 6,9 % + 2,5 % + 0,1 %
Comme nous pouvions nous y attendre, le cercle de Tébessa est de loin en tête dans cette funèbre statistique ; et les cercles de Bougie et Takitount, avec les trois cercles où nous enregistrons une augmentation ont été les moins touchés par les calamités. Ainsi, dans le cercle de Tébessa, nous avons déjà noté que les Ouled Sidi Yahia ben Thaleb avaient vu disparaître 364 tentes ; certaines fractions sont détruites complètement, et la population de la tribu passe de 10 211 à 4 325 personnes, soit donc une diminution de 6 886 hommes (en moins 67,6 %). De même, leurs voisins, les puissants Allaouna passent de 8 339 à 3 968 personnes et perdent 4 371 personnes, soit 52,6 % de leur effectif 167. Dans les hautes plaines sétifiennes, les Ouled Abd-en-Nour voient leurs effectifs fondre de moitié, ils perdent 12 785 hommes sur les 25 031 de la tribu. Au total, nous pouvons admettre sans forcer les chiffres que la province de Constantine a vu disparaître un cinquième au moins de son potentiel humain. Ont péri essentiellement, les faibles, les malheureux qui ne pouvaient résister aux privations et aux maladies ; les khammès ont payé certainement le plus lourd tribut ainsi que les femmes, les vieillards, les enfants, les indigents168. Les européens, de l’aveu unanime, furent moins touchés, et sont sortis quasi indemnes de la catastrophe. Les raisons de cette discrimination dans le malheur sont évidentes : 1° Les zones de colonisation sont toutes situées en bordure du littoral, donc dans des régions de précipitations maxima169 ; 167. AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, Cercle de Tébessa, Rapp. 2 novembre 1869 : « Les populations du cercle de Tébessa ne se sont pas encore relevées de cette torpeur où les avaient plongées les épidémies et la misère ». 168. AMG, H N° 230 bis, Mémoire sur la misère de 1867-68, 30 avril 1870. 169. Ch. Rivière, « Météorologie et agrologie. La famine de 1866-67 », in Algérie nouvelle, 1896, T. I.
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2° La qualité de leurs terres était meilleure dans l’ensemble que celle des fellahs ; la densité par hectare cultivé était moins élevée ; 3° Comme ils vivaient dans les centres pourvus d’installations sanitaires, même rudimentaires, ils furent moins exposés que les fellahs à la maladie170. Dans le domaine économique, il apparaît en premier lieu que les fellahs ont fui les terroirs traditionnels pour échapper à la maladie. Ensuite, la réduction des emblavures et de la production des céréales constituent le fait marquant. Ainsi, les superficies ensemencées passent pour la campagne 1862-1863 de 551 508 ha de blé dur et 582 062 ha d’orge à 378 081 ha de blé dur et 454 144 ha d’orge en 1870-1871, soit donc une réduction de 32 % pour le blé dur et 22 % pour l’orge ; notons que nous avons pris la campagne qui est en dehors des années critiques. La remontée ne se fera pas avant plusieurs années ; la crise agricole de 1866-1870 a brisé pour longtemps les assises économiques de la paysannerie constantinoise. Le cheptel a subi des pertes terribles ; les chances de relèvement sont restreintes171. Les rentrées d’impôts arabes et le mouvement commercial sont de sûrs indices pour mesurer l’importance des pertes subies par les fellahs. Ainsi, les impôts arabes qui avaient été de 6 695 092,65 frs en 1866 ne sont plus que de 5 642 131,25 frs en 1867, 4 868 421,37 frs en 1868 et au 31 août 1869, donc après les moissons, le produit des impôts atteignait seulement 2 711 363,68 frs172. Le détail par cercle est intéressant à connaître : Sétif Guelma Bougie Aïn Beida
1866 888 492 339992 135515 440 284
1867 883 009 301 969 135515 307 776
1868 654 264 254063 135995 216013
31 août 1869 596 177 94 019 135 995 209 530
170. AMG, H, N° 230 bis, Mémoire sur la misère de 1867-68, du 30 avril 1870. 171. Nous n’avons pas pu trouver les chiffres du cheptel concernant la province de 1866 à 1872. Nous avons simplement ceux concernant les années antérieures à 1866 et certains qui intéressent l’Algérie. Ainsi en 1864, la province de Constantine possède 151 414 chevaux, 140 576 mulets, 44 399 ânes, 370 394 bovins, 2 827 184 ovins, l 382 700 chèvres (Sce: TEF). L’évolution du troupeau ovin algérien de 1867 à 1872 est la suivante : 1867 : 8 333 700 ; 1868 : 4 064 373 ; 1869 : 4 146 389 ; 1870 : 4 754 617 ; 1871 : 4 869 060 ; 1872 : 5 772 227 (Sce. Statistique générale de l’Algérie). Dans la subdivision de Sétif, l’évolution est la suivante 1867 1868 1869 En moins Chameaux 796 588 656 18 % Bovins 17469 10 253 9159 48 % Ovins 297 704 114386 93240 69 % Chèvre 90 997 55 338 43 343 53 % (Source: AGG, K, Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-1870). 172. Conseil général 1869, 9 octobre, p. 369.
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Tébessa Bordj-bou-Arréridj Collo Jemmapes
319841 405540 229 765 257687
225899 408155 233 015 254797
97202 290376 263 589 266775
105 672 52 509 164 322 246 472
Les pourcentages de diminution sont les suivants : Sétif Guelma Bougie Aïn Beida Tébessa Bordj-bou-Arréridj Collo Jemmapes
33 % 73 % 73 % 53 % 68 % 88 % 29 % 5%
Parmi les pourcentages les plus importants, nous notons celui du cercle de Guelma, région d’élevage. Nous retrouvons aussi les cercles de Bordj, Tébessa et Aïn Beida : trois régions fortement marquées par les influences subsahariennes. Les rapports détaillés de certains cercles font mieux saisir cette régression fiscale. Ainsi, dans le cercle de Bordj173, les Béni Yadel ont vu leur situation empirer depuis trois ans ; ils payaient 25 000 frs d’impôts, centimes additionnels inclus ; le commandant du cercle de Bordj propose une diminution de 1 200 frs. De même, toujours dans le même cercle, plusieurs tribus devaient payer 32 391 frs d’impôts pour 1869 ; en fait, en mars 1870, elles n’ont pu payer que 26 000,47 frs, et l’on ne pouvait espérer que le reste serait payé, car il aurait fallu obliger les propriétaires à vendre leurs terres, ce qui aurait été de mauvaise politique ; il a donc été préférable d’accepter cette diminution des rentrées, 6 390 frs. Pour le mouvement commercial, l’évolution est encore plus nette174. Prenons d’abord les importations (département de Constantine) : celles de farines et tissus de coton varient en sens contraire : 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868
Farines (kgs) 106 544 295 553 34 637 43 939 233 405 3 757 746 6 584 700
Tissus (frs) 5 608 899 7 783 664 8 241 984 12 539 740 15 626 057 6 782 022 4 616 659
173. AGG, K, Corres. Bordj Sétif 1869-70, Rapp. 6 janvier, 14 mars 1870. 174. Conseil général 1869 et 1872.
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1869 1870 1871
8 111 500 6 479 530 822 747
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4 810 341 7 674 747 8 351 859
Les exportations démontrent encore plus nettement la gravité de la crise : 1862 1863 1864 1865 1866 1867 1868 1869 1870 1871
Farine (kgs) 654 710 637 020 2 557 728 1 831 252 1 191 259 617 110 151 900 241 868 405 370 2 700 934
Blé (hl) 139 089 113 594 330 773 253 053 229 595 10 316 8 755 23 800 55 635 340 525
Orge Huile d’olives (hl) (hl) 4 543 1 277 926 31 717 125 850 98 991 1 597 852 43 110 116 110 31 855 1 277 213 10 051 1 112 545 18 382 417 710 13 933 4 276 863 9 118 955 426 259 181 1 972 355
Les expéditions de bêtes montrent aussi la perte de substance économique ressentie par les fellahs : ainsi, alors qu’on expédiait en 1865, 705 chevaux, on n’en expédie plus en 1870 que 205 ; 2 003 bovins partent en 1870 alors qu’en 1865, on en expédiait 15 865 : par contre le nombre de moutons a augmenté ; il passe de 21 500 en 1865 à 63 478 en 1870. Cette augmentation pourrait surprendre, mais elle prend tout son sens si nous la rapprochons du chiffre d’expéditions de moutons en 1868, donc en pleine crise : en effet, pour cette seule année, le département exporte 82 714 ovins ; la vérité est que les fellahs n’ont pas alors assez de pâturages et préfèrent se débarrasser de leurs troupeaux plutôt que de les voir périr. Pourquoi la crise fut-elle si grave sur le seul plan économique ? Pour différentes raisons que nous pouvons résumer ainsi : 1° L’extension des exportations depuis la conquête, liée à l’inclusion de l’économie algérienne dans les circuits économiques internationaux. En particulier, depuis la guerre de Crimée, les hauts prix de céréales ont tenté les fellahs qui ont vidé leurs traditionnels silos de réserve et ont ainsi accru les exportations de grains stimulées par la propagande officielle qui soulignait dans les expositions universelles, la valeur des produits algériens, et surtout des blés durs capables de rivaliser avec les célèbres blés russes. 2° La transformation des impôts autrefois perçus en nature, perçus maintenant en argent, ainsi que la modification de leur taux, rend les tarifs exagérés et contraint les fellahs à vendre tous en même temps, d’où une dépréciation supplémentaire. 3° Le sénatus-consulte de 1863 et antérieurement l’arrêté du 4 décembre 1858 libérant le khammès de son propriétaire ont disloqué la vieille solidarité liant
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les riches aux pauvres175. L’Algérie a connu trois années catastrophiques, mais les fellahs ont d’autant plus souffert qu’ils étaient réduits à eux-mêmes. Bien avant la crise de 1866-70, la politique française avait eu pour but de réduire l’importance des grands chefs arabes ; l’insurrection de 1864 avait coïncidé avec la dislocation du fief de Bou Akkaz et de Ben Azzedine176; le sénatusconsulte de 1863 visait au même but. Or, la famine devait réduire encore plus vite la fortune des chefs. Nous avons dit comment un Moqrani avait été engagé à secourir ses administrés, mais il n’est pas le seul. Dans le cercle de Bougie, les chefs ont vidé leurs silos pour venir en aide à leurs coréligionnaires pauvres177; dans celui de Bordj, la plupart des chioukh ont prêté un concours sérieux aux fellahs besogneux ; dans celui de Constantine et celui de Tébessa, il en est de même : dans le cercle d’Aïn Beida seulement, les gens riches ont montré quelque réticence178. Comment s’étonner alors de la réduction de fortune de ces chefs habitués à ne jamais compter ? Le cas de Moqrani est plein d’enseignement et nous permettra de mesurer concrètement les effets de la crise sur le plan social. Celui-ci, nous l’avons déjà dit, s’était engagé et avait distribué en 1868 l’argent emprunté sous la forme d’une multitude de prêts aux gens de son khalifat ; la seule véritable garantie était la récolte de 1869. Or, dans le cercle de Bordj, la récolte est médiocre ; Moqrani ne peut exiger humainement le remboursement de ses prêts : inquiet, il se retourne vers les autorités, afin qu’elles prennent une décision ; sa position vis-à-vis des banques sera pénible, car « il est menacé de se trouver dans l’impossibilité de faire face aux obligations qu’il a contractées »179. Nous n’avons pas la 175. AMG, H. N° 230 bis, Mémoire sur la misère de 1867-68, déjà cité. 176. Sur l’insurrection de 1864. Cf. M. Zurcher, La pacification et l’organisation de la Kabylie orientale, Paris, 1948. 177. AGG, K, Misère 1868-69, Subd. Sétif à gén. cdt. province, 17 mai 1868. 178. AGG, K, Misère 1868-69, Subd. Sétif à gén. cdt. province, 18 août 1868. 179. AGG, K, Corr. Bordj Sétif, 1869-70, Cercle de Bordj à Subd. Sétif, 8 sept. 1869 qui transmet la lettre de Moqrani angoissé mais digne : « Le bach agha de la Medjana au commandant supérieur du cercle de Bordj-bou-Arréridj, du 22 août 1869 : [...] J’ai l’honneur de vous exposer que l’année dernière, nous avons dû nous porter caution pour la semence qui a été délivrée aux gens du Hodna et à quelques tribus du Tell. « Ces jours derniers, nous avons commencé à faire rentrer des créances ; quelques paiements se font avec facilité ; malheureusement nous avons constaté que plusieurs tribus sont dans l’impossiblité de payer. Ainsi, les gens de l’Oued Chellal, les Ouled Ali ben Khaled, les Ouled ben Yahia, les Metrafa Guebala et une portion des Ouled Dehim ne peuvent absolument rien payer ; il en est de même pour une partie des Mâadid ; quant aux Ouled Mansour ou Mahdi, comme vous le savez, nous leur avons facilité les labours et ils pourront peut-être payer. Pour les douair des Hachem, la moitié pourra s’acquitter, l’autre ne pourra rien donner ; enfin, tous les Ouled Sidi Moussa Guebala sont dans l’impossibilité de payer.
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réponse de l’administration, mais nous savons qu’en avril 1871, Moqrani n’avait pas encore remboursé ses dettes (qu’il ne niait pas), car les tribus ne lui avaient pas versé en 1870 les sommes qu’il leur avait prêtées en 1868. Évidemment, la fortune foncière de Moqrani garantissait largement cette dette180 ; mais de toute façon, la crise de 1866-70 avait très fortement écorné le capital (2 millions de frs ?) de ce grand chef, le plus puissant peut-être de toute l’Algérie. Nous avons relevé les chiffres auxquels s’élève la fortune181 de quelques chefs locaux qui n’ont pas l’importance de Moqrani ; ainsi, dans la subdivision de Sétif, à la veille de 1870, le caïd des Dréats « a peu de fortune » et possède quelques charrues de labour ; celui de M’zita n’a pour fortune que ses revenus annuels : 2 570 frs ; celui des Mâadid est dans le même cas avec 2 595 frs par an ; celui des Ouled Mamoun ou Mahdi, Aïssa ben Younès, laboure deux ou trois charrues et possède pour troupeau quelques chameaux : ses revenus annuels sont de 160 frs ; depuis trois ans, il n’a pour ainsi dire rien récolté, il a perdu ses chameaux, il est dans la gêne évidemment, et, pour ensemencer, il doit s’associer avec le bach-agha dont il est maintenant l’obligé. Sans doute, ces exemples sont localisés dans la subdivision de Sétif, mais ils permettent de préciser après la crise la situation de gens naguère aisés. Que reste-t-il de cette aisance ? Peu de choses ; on peut alors imaginer ce que la crise a pu signifier pour les humbles.
« Je crois devoir vous faire connaître cet état de choses, en vous demandant de vouloir bien prier Son Excellence M. le Maréchal de nous aider de ses conseils et nous dire ce que nous devons faire avant que l’échéance n’arrive ; car certainement, les créanciers européens, lorsque le moment sera venu, ne pourront attendre. « C’est absolument comme au moment de la mort. « Quand ce terme est arrivé, les hommes ne sauraient ni le reculer, ni l’avancer ... » (Coran, Sourate VII, Verset 32). « Notre désir est toujours de venir en aide aux tribus malheureuses, du moins autant qu’il dépend de nous ; mais aujourd’hui, nous avons besoin des conseils du chef de l’Algérie, car de graves intérêts sont en jeu. « Certainement, nous n’aurions rien dit, si c’eût été une petite affaire comme celle de l’impôt ; ainsi, pendant la famine, nous avons payé de nos propres deniers 10 000 frs (le traducteur donne par erreur 12 000 frs) ; depuis, les gens se sont dispersés dans le pays et jusqu’à ce jour, nous n’en avons encore rien touché. » Dans le même sens, cf. AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1869-70, Cercle Bordj à Subd. Sétif, 12 décembre 1870 (CONFIDENTIELLE) : « [...] Le bach-agha s’est déjà porté répondant pour beaucoup de familles influentes du cercle ; il en est arrivé à être GÊNÉ lui-même ». (C’est nous qui soulignons). 180. F 80 1810, Séquestre 1871, Gouv. gén. à min. Intérieur, 27 avril 1874 ; le gouverneur estime que les immeubles des Ouled Moqran couvrent 26 000 ha et sont évalués à 1 861 398 frs ; le même déclare que les créances sur Moqrani se montent à 1 013 760 frs, produisant un intérêt annuel de 10 %. 181. AGG, K. Personnages influents, Renseignements Sétif 1875-1881.
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Nous avons le détail de la richesse possédée par les Ouled Sidi Yahia ben Thaleb (cercle de Tébessa) en octobre 1868182 : 323 chameaux, 336 chevaux, 23 ânes, un mulet, 75 bœufs, 10 chèvres, des moutons en nombre très restreint mais indéterminé, puisque le rapport mentionne pour plusieurs tentes « quelques moutons », sans donner de chiffres précis. À titre indicatif, ces mêmes Ouled Sidi Yahia possédaient en 1849 : 1 925 bœufs, 35 650 moutons, 924 chevaux, 1 427 chameaux ; n’oublions pas que 1849 marque aussi un lendemain de crise183. Il est indéniable que la chute est brutale de 1849 à 1868, et à cette date, il reste encore à passer le long hiver et le printemps de 1868-1869. Nous pouvons donc supposer avec vraisemblance que de nombreuses familles ont été disloquées à la fois par la disparition de leurs membres, et par celles de leurs biens. Comme l’ont très bien vu certains arabes184 la sécheresse des deux années successives en épuisant leurs dernières ressources leur a porté le coup de grâce, d’autant plus qu’ils ne pouvaient plus compter sur le secours des grandes familles autrefois riches, aujourd’hui pauvres. Et tous nos documents signalent des mouvements de migration de fellahs qui quittent leurs terroirs, soit afin de fuir la maladie, soit plus simplement pour tenter d’assurer leur subsistance. De toute façon, la crise de 1866-70 est autre chose qu’une crise passagère ; elle contribue avec le sénatus-consulte à détruire l’équilibre économique et social dans lequel vivaient les populations rurales constantinoises. Devant l’ampleur du désastre, les colons dénoncent l’incapacité du régime militaire qui permettait, tant bien que mal, à cet équilibre de ne pas s’écrouler. Les coups vigoureux de cette opposition, l’évolution libérale du gouvernement impérial en Métropole, la guerre enfin amènent une modification radicale dans la vie politique et la vie économique de l’Algérie. La transformation est telle que ses effets se feront sentir pendant des dizaines d’années sur la vie des paysans constantinois. Aussi, avant d’aller au-delà, il importe de mesurer, dans la mesure du possible, le chemin parcouru depuis la conquête de la province par la France.
182. AGG, K, Misère 1868-69. 183. F 80 548, Cercle de Constantine, État du 1er janvier 1850. 184. Enquête Le Hon, p. 456 sq.
CHAPITRE QUATRIÈME —
La situation en 1870
Quelle est d’abord en 1870 l’étendue des propriétés appartenant aux fellahs et aux colons ? Le Tableau des Établissements Français1 de 1865 donne les chiffres suivants pour la province : — Européens 206 044 ha, — Indigènes 5 686 837 ha soit donc par européen 9,61 ha et par indigène 4,60 ha. La population agricole est estimée à 21 428 européens et à 1 234 941 indigènes2. Le nombre de bestiaux est de 115 449 pour les européens et de 5 256 983 pour les indigènes, soit pour les premiers 5,3 bêtes par individu et pour les seconds 4,2. La valeur des instruments agricoles est de 1 301 653 frs pour 7 695 instruments agricoles chez les européens et 1 044 760 frs pour 96 997 instruments agricoles chez les fellahs, soit donc une moyenne de 60,74 frs pour chaque européen et 0,84 fr pour chaque indigène. En outre, la valeur des constructions est de 34 159 595 frs, soit 1 594,15 frs pour chaque européen et 33 674 389 frs soit 27,26 frs pour chaque indigène. Dernier élément de richesse : les européens possèdent 1 956 694 arbres fruitiers, les indigènes 1 639 393, soit pour les premiers 91,31 arbres par personne, et pour les seconds 1,32 arbre. Sans doute, ces chiffres sont antérieurs à ceux de 1870, mais ce sont ceux d’une année encore normale : la province n’a pas encore connu les années terribles qui ont réduit considérablement les richesses des fellahs et très peu celles des colons. En se référant à l’année 1870, les différences entre colons et fellahs s’accentueraient sérieusement. On peut objecter que les moyennes ne signifient pas grand-chose car elles ne traduisent pas la réalité vivante.
1. TEF 1865-66, p. 182-3. 2. Si nous donnons à la population contenue dans la zone tellienne le chiffre de 1 100 000 habitants, nos données numériques seront à peine modifiées ; nous aurons ainsi : superficie des propriétés par individu : 5,16 ha ; nombre de bestiaux : 4,77 ; valeur des instruments agricoles : 0,90 fr ; valeur des constructions : 30,61 frs. Mais nous ne pouvons admettre ces chiffres, car le nombre de bestiaux, la superficie des propriétés, etc. devrait être diminué proportionnellement à la diminution de la population ; et il est peu probable que les résultats s’éloignent de ceux que nous indiquons ici, calculés pour toute la province.
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LA SITUATION EN 1870
Mais ces moyennes servent ici à fixer les idées et à fournir des échelles de grandeur3. Enfin, il est utile d’éclairer ces chiffres de commentaires afin de mieux saisir la vie des populations rurales constantinoises. Il est significatif de constater : 1° la grande différence entre fellahs et colons concernant l’outillage, la valeur des constructions agricoles et les arbres fruitiers ; 2° que la densité à l’hectare est deux fois plus grande pour les fellahs que pour les colons ; 3° que le nombre de bestiaux par individu est assez voisin de l’une à l’autre catégorie. Les instruments agricoles sont un premier critère de différenciation ; en effet, une statistique de 18654 donne : Charrues Herses Chariots, tombereaux, etc. Machines agricoles
Européens 3 150 1 422 2 748 364
Indigènes 96 978 13 5 —
De cette statistique, il apparaît qu’en dehors de la charrue, les fellahs n’utilisent guère les instruments agricoles ; leur technique agraire a donc subi peu ou pas de changement par rapport à la période d’avant la conquête. Les témoignages sont d’ailleurs unanimes sur ce point5. Cette stagnation 3. Cf. AGG, l X 7, Vital à Urbain, 17 décembre 1867 : « [...] Dans les tribus et dans les azels, sur cent arabes, combien y en a-t-il de riches ? Un sur cinquante, un sur cent peutêtre. » 4. TEF 1865-66. La statistique de 1867 donne pour l’Algérie les chiffres suivants : Européens Indigènes Instruments agricoles 43 209 valant 5 113 413 frs 215 855 valant 1 833 186 frs. dont : Charrues 16 337 214 883 Herses, rouleaux, semoirs à cheval 11 195 369 Chariots 12 057 305 Faucheuses, râteaux à cheval, moissonneuses 146 — Machines à battre 191 2 Instruments divers 3 283 346 5. Cf. AGG, K, Rapports mensuels 1867-69, Cercle de Constantine. Inspection générale, Rapports d’ensemble, 1er novembre 1867 : « Aucun progrès dans les méthodes suivies ou les instruments employés par les indigènes ; la culture des céréales est restée telle que nous l’avons trouvée ». Cercle de Tébessa, 2 novembre 1869 : « [Les populations indigènes de Tébessa] pratiquent une agriculture (à base de céréales) mais avec des procédés indigènes ; il leur est difficile en effet d’entretenir nos instruments aratoires trop perfectionnés pour eux ; de plus, ces instruments sont trop coûteux et trop difficiles à mener, car leurs moyens sont trop faibles. »
LA SITUATION EN 1870
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s’explique : 1° par l’importance du prix d’achat ; 2° par l’entretien difficile des instruments modernes ; et 3° leur poids trop lourd pour les animaux des fellahs. La valeur différente des constructions est aussi significative ; un autre détail a son importance : le nombre de puits et de norias possédés par les uns et les autres ; les européens en ont, en 1865, 1 117, les fellahs 1 841, alors qu’ils sont plus de soixante fois plus nombreux que les colons. On peut rétorquer que la densité à l’hectare est chez ces derniers moitié seulement de celle des fellahs ; mais faut-il souligner que la qualité des champs est très différente chez les uns et les autres ? D’une part, l’examen de la carte montre que le territoire civil qui compte le plus clair des propriétés européennes se trouve dans les régions de plaine littorale, près des routes, dans les banlieues bien irriguées des centres : ainsi, les plaines de Philippeville, Bône, Guelma, autour du Safsaf et de la Seybouse, la vallée du Bou Merzoug autour de Constantine, et certaines zones autour de Sétif (près du Bou Sellam) ou de Bougie (oued Sahel). D’autre part, le prix de ces terres est évalué de la façon suivante6 : — Terres irrigables, de 500 à 1 500 frs l’ha, près des villes ou des routes ; — Terres irrigables, de 200 à 300 frs l’ha, loin des routes ou des villes ; — Terres de labour, de 200 à 300 frs l’ha, près des routes ou des villes ; — Terres de labour, de 50 à 100 frs l’ha, loin des routes ou des villes. Ainsi, un hectare de bonne terre, selon qu’il est près ou loin des centres ou des routes, qu’il est ou non irrigué, varie dans la proportion de un à trente. Les arabes ont bien conscience de la moindre valeur de leurs terres : « Partout, disent-ils, en Algérie, toutes les terres les plus fertiles et surtout celles irrigables ont été enlevées aux possesseurs indigènes et ont été comprises après l’expulsion de ces derniers, soit dans les territoires affectés aux villages européens, soit dans des concessions isolées. Aussi, ne restet-il aux mains de la population indigène que des terres de la plus mauvaise qualité ; il est vrai qu’elle possède encore de grands espaces, mais ce sont
Dans le même sens Enquête Le Hon, p. 361 sq : « Les Kabyles manient très bien la faux ; les arabes commencent à l’employer. Chez les indigènes, il n’existe qu’un seul mode d’assolement, céréales et jachère avec parcours » (réponse au questionnaire). « En territoire civil quelques progrès pour les indigènes en relations avec les Européens ; en territoire militaire, c’est la stagnation ». Voir aussi les dossiers du Sénatus-consulte qui n’enregistrent guère de progrès. En sens différent, mais assez vague, AGG, K, Rapports mensuels, 1867-69, Annexe de Jemmapes, 3 novembre 1869 : « Les tribus s’attachent plus au sol et perfectionnent leurs cultures et leurs procédés. » 6. Enquête Le Hon, réponse au questionnaire, deuxième question.
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LA SITUATION EN 1870
des terrains stériles et sans valeur »7. Les chiffres que nous indiquons de 9,61 ha par européen et 4,60 ha pour les fellahs doivent donc être revêtus d’un coefficient de valeur qui équivaut à donner à l’ha de terres européennes une valeur de vingt à trente fois plus grande. Si nous faisons entrer en ligne de compte les terrains de parcours, le coefficient peut être augmenté ; en effet, Warnier estime que l’hectare de parcours peut être évalué à dix francs : il faudrait donc encore multiplier notre coefficient précédent par cinq8. Ajoutons enfin que les colons se sont installés souvent sur des terrains déjà défrichés, alors que les fellahs refoulés ont dû défricher et ameublir le sol à cultiver. De même, la question du troupeau mérite d’être reconsidérée. Les européens et les indigènes possèdent9 : Chevaux, mulets et ânes Bovins Ovins Chèvres Porcs Chameaux
Européens 7 931 34 761 7 548 53 662 11 522 35
soit donc par Européen et par Indigène : Chevaux, mulets, ânes 0,37 Bovins 1,62 Ovins 0,35 Chèvres 2,50 Porcs 0,53 Chameaux —
Indigènes 309 463 406 457 3 038 135 1 419 326 — 84 363
0,25 0,32 2,46 1,50 — 0,06
D’ores et déjà, nous constatons que les européens ont par tête un cheptel plus important que les fellahs ; la seule exception concerne les ovins : mais 7. Enquête Le Hon, Réponse au questionnaire ; observations des membres indigènes, p. 459 et sq. Les exemples ne manquent pas pour étayer cette observation ; nous ne retiendrons que cette pétition adressée en juin 1866 par les anciens habitants de Jemmapes : « Au moment de la fondation de Jemmapes, une centaine de jardins arabes ou figueries furent englobés dans son territoire. Certains reçurent une indemnité, d’autres rien » (Arch. dép. de Constantine, M 2, Jemmapes). De plus, l’examen des cartes jointes au dossier sur le cantonnement de la même région, confirme pleinement le dire des fellahs (cf. AGG, K, Cantonnement des indigènes). Cf. aussi, dossiers du Sénatus-consulte des Arb Filfila, Zeramna, Radjeta, Zardeza. 8. A. Warnier, L’Algérie devant l’opinion publique, Alger, 1864. 9. On peut constater une différence entre le total fourni dans cette statistique (5 257 744 bêtes pour les indigènes) et le résultat en bloc indiqué précédemment (5 256 983) par le TEF 1865-66. Rien ne peut expliquer à nos yeux la minime différence qui sépare les deux chiffres (761 bêtes).
LA SITUATION EN 1870
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pour les bovins, la différence est largement en faveur des colons et compense l’avantage des fellahs pour les ovins. Convertissons tout cela en monnaie de compte ; nous utilisons les estimations de Warnier, très favorable à la cause des colons, qui aurait tendance à grossir la richesse des fellahs et minimiser celle des européens10 : Élevage Un cheval vaut un bœuf une vache 60 frs en moyenne un mouton un porc une chèvre un chameau
Européen 200 frs
Indigène 100 frs
80 frs 10 frs 30 frs 30 frs —
75 frs 6 frs — 10 frs 100 frs
La valeur du cheptel de chaque colon est donc de 298 frs, et du fellah de 81,16 frs ; la richesse de l’un par rapport à l’autre est donc dans une proportion de 367 %. Comment expliquer cette différence d’estimation entre les deux élevages ? Simplement par le fait que les colons portent leur effort sur l’engraissement, car ils possèdent les prairies artificielles et irriguées pour nourrir les bêtes. Le colon achète au fellah la bête maigre de 25 à 30 frs les 100 kgs, et la revend grasse de 40 à 50 frs les 100 kgs11. Additionnons les principaux éléments qui constituent la richesse du fellah et du colon : 1° la terre ; 2° les constructions agricoles ; 3° le cheptel ; 4° les instruments agricoles ; 5° les arbres fruitiers. Warnier et le TEF nous serviront de guide. Nous fixerons la valeur moyenne de l’hectare possédé par les colons à 300 frs, soit 300 x 9,61 = 2 883 frs. Ajoutons-y la valeur du cheptel, 298 frs, celle des constructions agricoles 1 594,15 frs, et celle des instruments agricoles 60,74 frs, en tout 4 835,89 frs ; nous n’avons pas compté les accessoires tels que harnais, sellerie, etc.12 Pour le fellah, nous fixons la valeur de l’hectare à 100 frs ; nous supposons que toutes les terres de labour sont de bonne qualité, mais qu’elles sont éloignées des centres et des voies de communication (ce dernier point est la règle quasi-générale, mais non le premier), soit donc pour la terre 460 frs. Cheptel, 81,16 frs, instruments de labour et matériel agricole, 0,84 fr, constructions, 27,26 frs, total : 569,26 frs. Ici encore, nous ne comptons pas 10. A. Warnier, L’Algérie devant l’opinion publique, Alger, 1864. 11. Enquête Le Hon, Réponse au questionnaire. 12. A. Warnier évalue les instruments aux prix suivants : Européen : charrue 50 frs, herse 25 frs, voiture 250 frs, moissonneuse 500 frs, batteuse 800 frs ; Indigène : charrue et harnais 20 frs, outillage 20 frs (Source : L’Algérie devant l’opinion publique).
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les accessoires (harnais, sellerie, etc.)13 non plus que les arbres fruitiers. Il y a donc une infériorité très nette des fellahs par rapport aux colons. Pour compenser cette infériorité, les fellahs louent ou achètent le plus de terres possible. Ils pratiquent même des prix exagérés lors des adjudications des azels : le fait est général et il est noté par les observateurs14. Ils sont les seuls à mettre la terre en valeur, les cultivateurs européens se contentant d’en toucher les fermages15. Dans le discours prononcé à l’ouverture de la session du Conseil supérieur de gouvernement16, Mac-Mahon note le paradoxe suivant : « Les arabes possèdent, dit-on, des étendues considérables, néanmoins, ils se ruent aux adjudications des azels. Pourquoi ? » « Voici peut-être une explication, déclare Mac-Mahon : lorsque naguère, en parcourant les tribus, on interrogeait les chefs sur les causes de la misère arabe, beaucoup répondaient : « Depuis l’arrivée des Français qui ont occupé les terres beylik, nous avons été refoulés sur des territoires dont la plus grande partie n’était pas défrichée. « Du temps des Turcs, nous n’avions jamais été aussi malheureux, parce qu’alors, une grande partie de nos populations étaient établies sur ces terres beylik qui ont toujours été les meilleures et les plus arrosées. Nous n’avions, il est vrai, que la jouissance de ces terres ; mais en définitive, nous les cultivions et elles rapportaient beaucoup plus que les surfaces que nous occupons aujourd’hui17. Nous les travaillons, mais nous ne sommes point encore arrivés à les mettre dans de bonnes conditions de culture. »
13. Dans son livre, Warnier assigne aux colons une richesse équivalant à 2 645 frs par tête, et aux fellahs 724 frs par tête ; son évaluation concernant les colons nous semble trop faible, celle des fellahs est acceptable. 14. AGG, 1 X 6, Vital à Urbain, lettres du 27 mars 1863, 26 juin 1863, 13 octobre 1866, 7 nov. 1866, Enquête Le Hon, p. 345 et sq. Cf. aussi L’Africain, 28 juillet 1865 : « Sur les azels à population fixe, les tribus cherchent à se maintenir et poussent les enchères lorsque les azels sont mis en adjudication ; quelquefois, ils poussent trop loin et se trouvent en déficit. » 15. Cf. mêmes lettres qu’à la note 14. Cf. aussi lettre de Lapasset à Fleury, 28 mars 1865 (in Un ancien officier de l’armée du Rhin, T. 2, p. 78) ; dans sa lettre, Lapasset évoque l’achat de terres par les européens à raison de 25 frs par ha cultivable, payés en cinq annuités ; une fois achetées, celles-ci sont louées aux indigènes à raison de 6 à 7 frs par an ; au bout de cinq ans, les Européens deviennent ainsi propriétaires sans avoir sorti un sou et même en ayant fait un bénéfice ». Cf. aussi, Enquête Le Hon, Bône, déposition d’un membre arabe : « Il n’y a pas un seul village créé sur les terres que les arabes possédaient dont les concessions soient cultivées en entier par leurs propriétaires ; une bonne partie sont louées aux arabes ou cultivées par eux à moitié ; ils fournissent le travail, les colons la terre ; la majeure partie des terres de la plaine de Bône sont la propriété des européens qui les ont acquises dès le début de la conquête à vil prix et qui, généralement, les louent aux arabes. » 16. Statistique générale de l’Algérie, 1867-72. 17. Cf. L’Indépendant, 20 janvier 1870 : « Les arabes regrettent le temps des Turcs. »
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Ce texte a le mérite de poser clairement le problème majeur pour les fellahs, celui des terres. Pour maintenir son agriculture de type extensif, le paysan arabe doit étendre son champ d’exploitation, il loue donc à n’importe quel prix les terres concédées aux colons, les fermages montent et sont hors de proportion avec les revenus réels de la récolte18. La commission Le Hon fixe les dépenses par hectare cultivé en céréales à la manière indigène à 98 frs ; elle évalue le rendement à 8 qx à l’ha, toujours en culture indigène, dans les bonnes années, 5 en année moyenne, 3 en année mauvaise ; elle estime enfin la valeur locative au dixième de la valeur réelle. Le revenu brut de la récolte sera de 5 qx x 25 (prix de juillet 1870) = 125 frs ; admettons que la location soit de l’ordre de 12 frs par ha : c’est le tarif demandé par de Mareuil aux fellahs dans sa propriété de Philippeville. Le revenu net sera alors de 125 frs - (98 + 12 frs) = 15 frs19. Nous sommes ici dans l’hypothèse d’une récolte moyenne, et d’un propriétaire européen qui exige un fermage relativement raisonnable. Si nous voulons comparer ces résultats avec ceux d’avant la conquête, nous devons diviser tous ces chiffres par trois, coefficient moyen d’augmentation depuis 1837 jusqu’en 1870 ; nous devons évidemment distraire les impôts payés par les tribus. Or, nous possédons les chiffres d’impôts payés par certaines tribus à différentes époques. Ainsi, les Ouled Abd-en-Nour payent en 1863, 144 490 frs20 pour une population de 23 464 personnes, soit par individu 6,15 frs ; à la veille de la conquête, ils payaient 21 600 frs (représentant le hokor et l’achour), soit par individu 1,07 fr. En affectant l’impôt de 1863 d’un coefficient de diminution (trois) pour retrouver l’équivalent de 1837, nous aurons alors une progression très nette : au lieu de 1,07, chaque individu paie 2,05 frs, soit pratiquement le double21. Or, le revenu n’a pas doublé dans cette proportion ; la statistique établie par la commission du 18. Enquête Le Hon, Bône, déposition d’un membre indigène : « Les fermages ont quintuplé depuis quelques années ». Cf. aussi Observations des membres indigènes, à la fin du rapport de la commission. 19. Ce revenu est à rapprocher de celui fixé par l’inspecteur de colonisation Couder, en 1859, à 13,54 frs dans la région de Sétif. 20. C. L. Féraud, « Notice sur les Abd en-Nour », RSAC 1864. 21. Si nous passons aux régions kabyles, la différence est encore plus sensible ; ainsi dans le cercle de Djidjelli, la moyenne des impôts en 1867 est de 40 frs par feu (soit de 6 à 8 frs par individu) alors que le rendement d’une charrue cultivée ne dépasse pas 250 frs (soit donc 25 frs par ha) ; sous les Turcs, ces tribus ne payaient pratiquement pas d’impôt. Il faut ajouter aux impôts les centimes additionnels (18 % des impôts) : « Les caïds sont réduits à une position précaire, et ceux qui possédaient une fortune personnelle l’ont vu fondre parce qu’ils ont voulu tenir leur rang ». (AGG, K, rapports mensuels, 1867-69, C. Djidjelli, rapport du 31 octobre 1867).
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sénatus-consulte (fin 1867) fixe la richesse des Abd-en-Nour à 69,66 frs par habitant pour le cheptel et à 17,02 frs de revenu pour les cultures, soit donc 86,68 frs. Certes, en 1867, les Abd en-Nour ne sont pas au mieux de leur situation, et il faudrait admettre une augmentation pour le bétail d’au moins un tiers, ce qui donnerait alors 92,99 frs + 17,02 = 110,01 frs. À partir des statistiques de 1845 et 1849-53, mais en gardant les tarifs de 1837, nous avions calculé que le revenu par personne oscillait de 73 frs (si nous prenions pour base les chiffres de 1845) à 161 frs (chiffres de 1849-53) ; la diminution est évidente22. L’équivalent en 1837 de 110,01 frs serait de 37 frs, environ ; nous sommes encore loin de 73 frs et de 161 frs, même si nous devions gonfler encore les chiffres de 1867, la diminution de la richesse des Abd en-Nour reste évidente. Encore ne sont-ils pas les plus mal lotis, car sur leurs terroirs, la colonisation a assez peu de consistance. Les impôts et les calamités qui désolent la province de 1866 à 1870 absorbent vite ces médiocres revenus. Les tribus se trouvent placés dans cette alternative : partir en abandonnant la tenure traditionnelle, ou recevoir une aide extérieure sous forme de dons ou de prêts en nature ou en argent. Fautil s’étonner que les tribus ayant le plus souffert aient beaucoup emprunté ? Les billets signés par les cultivateurs arabes de la Medjana23 donnent bien cette impression d’une multitude d’emprunts minuscules allant de quelques francs à plusieurs centaines ou plusieurs milliers de francs. Or, les intérêts demandés par les créanciers sont très élevés : ils atteignent facilement 4 à 5 % par mois24 ; songeons qu’un Moqrani, couvert par Mac-Mahon, ayant une fortune respectable garantissant largement sa dette, ne trouve pas à emprunter à moins de 10 %25. 22. Soulignons encore fortement que les chiffres de 1845 ou 1849, 1853 doivent être affectés d’un coefficient d’augmentation, si nous voulons imaginer l’importance des richesses réelles possédées par les tribus à la veille de la conquête (Cf. notre chapitre VI au Livre I, Richesses, Sociétés et niveaux de vie). 23. Tous ces billets sont dans les Archives de l’Enregistrement et des Domaines à Constantine, dossiers du séquestre, Bordj-bou-Arréridj, Sétif ; mais si nous avons pu consulter les dossiers, l’administration algérienne ne nous a pas, à l’époque, autorisé à faire mention de ces consultations ; nous ne pouvons donc fournir aucune référence précise sur cet aspect de la question. 24. Enquête Le Hon, Réponses au questionnaire. 25. AGG, 2 H 83. Note de Mesrine du 15 juin 1872. Cf. aussi Rapport La Sicotière, déposition Warnier, p. 111 et sq, déposition Villot, déposition du Bouzet : « 10 % est un taux extrêmement faible. En Algérie, l’intérêt de l’argent n’est pas limité. Quand on prête aux arabes, on prête à un taux assez élevé, et c’est très juste, parce qu’on est mal payé de l’intérêt et que le capital est rarement remboursé. Plus les risques sont grands, plus l’intérêt exigé par le prêteur est élevé ». Et du Bouzet reprend l’accusation lancée contre Mesrine d’avoir prêté à 18 %.
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Aussi la situation à l’été 1870 est-elle difficile pour toutes les tribus de la Medjana, des hautes plaines de Sétif, des zones substeppiques de Tébessa. Les grains se vendent mal, les fellahs sont couverts de dettes qu’ils ne peuvent rembourser. Leur salut ne peut donc venir que des bonnes récoltes prochaines, à la condition que les créanciers mettent un frein à leurs poursuites. Tout cela impliquant évidemment qu’ils gardent leurs terres. Or, l’année 1870 les jette dans une certaine inquiétude. Après que le Corps législatif ait, en mars 1870, condamné unanimement l’administration militaire en Algérie et demandé l’installation du régime civil, les fellahs se posent la question de savoir s’ils vont encore conserver leurs terres. Les partisans du régime civil, les colons, clament depuis longtemps qu’ils n’ont pas assez de terres et que le régime civil peut seul les leur fournir26. Au printemps 1870, après ce vote, les fellahs se demandent si le sénatus-consulte ne va pas être remis en question ; on parle d’une démission de Moqrani et de Ben Ali Chérif ; plusieurs caïds déclarent qu’ils préfèrent voir leur position supprimée plutôt que modifiée et ils annoncent qu’ils se démettront le jour où ils cesseront d’avoir les chefs auxquels ils sont accoutumés depuis leur soumission27: l’effervescence se calme cependant au début de l’été. Mais cette saison coïncide avec le début d’une crise financière qui pèse sur les fellahs. En effet, la monnaie devient de plus en plus difficile à trouver, spécialement les petites coupures28 ; le décret imposant le cours légal aux billets des banques de France et d’Algérie accentue cette raréfaction29. La Banque de l’Algérie se trouve en difficulté financière30 à cause de l’augmentation de la circulation monétaire et du nombre d’effets escomptés (n’oublions pas les largesses de la succursale de Constantine de 1867 à 1870). Le plafond de la circulation monétaire est fixé à 18 millions de francs et dès le début de la guerre de 1870, soit donc en juillet, la valeur des billets en circulation est de 17 millions de frs31. La marge de sécurité entre ce chiffre et le 26. C’est la revendication constamment renouvelée dans les déclarations faites devant la commission Le Hon. Cf. aussi dans le Rapport La Sicotière, déposition du Bouzet, p. 30 qui rapporte l’idée que les arabes du cercle de Tébessa se faisaient du gouvernement civil : « J’ai dix charrues, on m’en prendra huit ; j’ai 2 000 moutons, on ne m’en laissera que 200 ». Cf. aussi, dans le même rapport, la déposition Villot, p. 156 : « Les indigènes y voyaient la perte de leurs propriétés avec celles de leurs lois religieuses et civiles. » 27. AGG, 2 H 63, Résumé des faits historiques, politiques, année 1870, Cercle de Batna, rapport du 10 janvier 1871. Sur la démission offerte par Moqrani au printemps 1870, voir aussi Rapport La Sicotière, déposition du Bouzet, déjà citée, p. 30 et sq. 28. L’Indépendant, 25 juin 1870. 29. L’Indépendant, 30 août 1870. 30. Cf. notre étude sur « La crise financière et commerciale de 1875 en Algérie et dans le Constantinois », in Revue d’Hist. écon. et soc., 1958. 31. Ibid.
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LA SITUATION EN 1870
plafond autorisé par la loi peut être franchie d’un instant à l’autre. Il n’y a aucune solution pour la Banque sinon récupérer l’argent qu’elle a prêté, de manière à réduire la pression « inflationniste ». Mais pour récupérer cet argent, il faut le recouvrer sur les débiteurs, donc sur de nombreux fellahs qui l’avaient emprunté par intermédiaire. Pour eux, cela risque d’avoir des conséquences graves et d’abord de rendre impossibles les ensemencements de la campagne 1870-71. En bref, au cours de cet été 1870, la situation des fellahs déjà critique peut devenir dramatique si le resserrement du crédit a lieu et si l’ordre civil est instauré. Rien n’est encore fait certes, mais un quelconque événement peut engendrer des bouleversements incalculables. Or, la guerre est déclarée à la Prusse en juillet et le régime impérial joue son sort sur ce coup de dés ; cela signifie pour l’Algérie la mise en question du sénatus-consulte et de « l’équilibre » que l’administration de Napoléon III tente de maintenir entre les nécessités vitales des fellahs et les appétits des colons. On sait l’issue de la guerre, l’effondrement de l’Empire qui engendre dans l’Algérie rurale un bouleversement économique et social.
CHAPITRE CINQUIÈME —
De la guerre à la révolte (juillet 1870-mars 1871)
Lorsque la guerre éclate entre la France et la Prusse, les fellahs sont occupés par les travaux des champs, et ils sont plus intéressés par l’aspect de leurs récoltes et la possibilité de payer leurs dettes que par les événements politiques et militaires1. Mais en septembre, la défaite impériale provoque une émotion extraordinaire ; d’une part, parce que les arabes ne peuvent encore croire à la défaite de Napoléon III et des armées françaises, d’autre part, parce que les colons, partisans du régime civil, colportent, en les exagérant plus ou moins, les nouvelles venues de France. Dans le Constantinois, l’effondrement de l’Empire a pour corollaire la conviction que la République est proclamée. Pour les fellahs, ce changement de régime politique suscite des inquiétudes profondes. En premier lieu, ils se demandent si l’application du sénatusconsulte se poursuivra ; en second lieu, si les garanties que leur avait données l’ancien régime au sujet des terres ne seront pas reniées par le nouveau gouvernement2. Ils s’inquiètent aussi des changements3 susceptibles de marquer leur statut civil ou religieux : l’excitation des colons pouvait faire croire à l’imminence du régime civil. Mais les bureaux arabes rassurent du mieux possible les arabes et l’irrémédiable ne s’accomplit pas encore4. 1. AGG, 2 H 62, Rapport du 23 juillet 1870. Cf. aussi AGG, 2 H 63. Résumé des faits historiques et politiques accomplis dans l’année 1870, Cercle de Batna. Rapport du 10 janvier 1871. Cf. aussi, AGG, 2 H 58. Rapport sur l’insurrection dans la subdivision de Batna (sans date). 2. AGG, K, Corr. Bordj Sétif, 1869-70, Rapport du 15 sept. 1870 : « [...] En un mot, pour employer l’expression des arabes eux-mêmes, si les terres que l’Empereur leur a données ne leur seront pas retirées par la République. » 3. Rapport La Sicotière, déposition Villot, p. 156 : « Les Européens voyaient dans le régime civil la subordination de l’indigénat, la libre dépossession des indigènes, la suppression des lois nationales de ces derniers et une sorte d’assimilation radicale ; les indigènes y voyaient leurs destinées confiées aux mains de leurs antagonistes, la perte de leurs propriétés avec celles de leurs lois religieuses et civiles ». Cf. aussi, déposition du Bouzet qui rapporte une opinion du caïd des Beni Ourtilane, Si Mohamed Tahar Aktouf : « On ne s’est pas insurgé contre la France, mais contre le gouvernement civil qui ferait payer plus d’impôt ; les femmes témoigneraient en justice, les roumis prendraient nos terres, etc. » 4. AGG, 2 H 63, Rapport sur le cercle de Batna déjà cité ; et AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1869-70, Rapport du 15 septembre 1870.
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DE LA GUERRE À LA RÉVOLTE (JUILLET 1870-MARS 1871)
Le 24 octobre 18705, un décret réorganise politiquement l’Algérie, mais l’article 4 maintient le statu-quo pour l’administration des populations arabes : l’émotion s’apaise donc jusqu’au mois de novembre. Alors, les scènes d’émeute algéroise, le départ des troupes vers la Métropole, l’arrivée des mobiles, les tiraillements administratifs, les gestes de certains civils font renaître un très réel malaise au sein des tribus. Des bruits circulent dans les douars, on dit que les arabes naturalisés (Français évidemment) auraient seulement droit à la répartition des biens, que ceux qui ne se soumettraient pas à la loi française seraient dépouillés ; on insinue que tout ce qui a été fait sous le régime impérial et qui est relatif à la constitution de la propriété sera considéré comme non avenu ; que le régime civil doit amener la chute de tous les chefs indigènes et un changement complet dans l’administration des populations6. Les bruits concernant la réorganisation administrative inquiètent de plus en plus les chefs et troublent aussi les gens des tribus7. Or, le milieu rural qui accueille tous ces on-dit est très sensibilisé par la permanence du malaise économique. Nous avons dit comment la guerre de 1870 avait freiné les achats de céréales faits par les commerçants européens au sein des tribus : le résultat de cette mévente, combiné avec la médiocrité des moissons dans certains cercles cause des soucis aux fellahs qui ne peuvent payer à la fois les impôts de 1870, les arriérés des années antérieures et leurs dettes. Or, simultanément, le resserrement du crédit oblige les banques qui avaient prêté de l’argent à l’occasion de la crise de 1866-70, à recouvrer leurs créances : dans la Medjana, les Hachem et les Beni Yadel par exemple, sont « littéralement inondés de papiers timbrés »8 afin que les débiteurs paient ou renouvellent les billets souscrits précédemment. Chaque nouvelle sommation excite l’esprit des débiteurs et fin novembre, chacun d’eux se promet de profiter le plus possible des circonstances pour ne rien payer. À cette date donc, l’esprit des fellahs n’est pas spécialement disposé à accueillir favorablement les transformations que promettent les colons en grande clameur, et l’autorité militaire prévoit que la situation se détériorera rapidement, si bien qu’il suffirait d’un rien pour « que des faits graves se produisent »9.
5. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus. 6. AGG, K, Correspondance Bordj Sétif, Rapports mensuels, subdiv. Sétif 1854-1870, Rapport du 24 novembre 1870. 7. AGG, 2 H 63, Rapport sur le cercle de Batna, déjà cité. 8. AGG, K. Corr. Bordj Sétif 1869-70, Notes du cdt du cercle de Bordj du 12 décembre 1870 sur le caïd Larbi ben Beddar et le Cheikh El Haoussin ben bou Sâadia. 9. AGG, 11 H 25, Rapport du 10 décembre 1870.
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Le 19 décembre 1870, un ordre du gouvernement de la Défense Nationale transmis par le commissaire extraordinaire de la République suspend l’application du sénatus-consulte en Algérie10. La mesure extrêmement importante donne quelque consistance aux inquiétudes des fellahs ; de plus, on fait courir le bruit11 que le gouvernement est disposé à réviser tous les titres de concession et à annuler toutes les opérations du sénatus-consulte déjà faites : pour les paysans arabes, la réalisation des revendications « civiles » des colons n’est plus très éloignée. En effet, le 24 décembre 1870, le gouvernement prend un décret étendant le territoire civil : l’évolution commencée au 4 septembre touche à ses conséquences les plus logiques. « Le but du décret, déclare le ministre de l’Intérieur, est de donner une première satisfaction au besoin d’expansion si longtemps méconnu de l’élément civil en Algérie »12. Passent immédiatement sons l’autorité civile, tous les territoires limitrophes aux circonscriptions civiles et les territoires des tribus comprises dans la zone de colonisation définie par la circulaire du 21 mai 1866 (art. 1). De plus, aucune illusion n’est permise en ce qui concerne l’avenir ; le décret prévoit une évolution continue puisque « tous les six mois, les préfets des départements adresseront à l’autorité supérieure des propositions pour rattacher après s’être concertés avec les généraux commandant les divisions, aux territoires civils les territoires des tribus limitrophes que l’autorité militaire aura préparées à cette transformation » (art. 6) : pratiquement, le mécanisme déclenché par ce décret doit faire passer progressivement sous l’autorité civile tout le territoire militaire. Ce passage s’accompagne d’une subalternisation des chefs indigènes : les chefs indigènes existant dans les tribus (passant en territoire civil) exerceront leur autorité à titre « d’adjoints municipaux » (art. 3). Enfin, les centimes additionnels qui alimentaient autrefois les budgets strictement locaux seront transportés aux budgets départementaux et les préfets en assureront dans chaque département la répartition et l’ordonnancement (art. 4). Le décret du 21 décembre 1870 complète donc celui du 24 octobre, mais il a une portée économique et sociale immense pour les fellahs : le régime civil était pour eux « rempli de dangers qu’ils redoutaient au suprême degré »13. Dans le cercle de Batna, les colons ne dissimulent pas leurs appétits et pensent déjà exploiter l’indigène14. Cette idée que les européens peuvent 10. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus. 11. AGG, K, Rapports mensuels, Subd. Sétif 1854-1870, Rapport du 23 décembre 1870. 12. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus, dépêche ministre Intérieur du 25 décembre 1870. Voir carte 9. 13. Rapport La Sicotière, déposition Villot, p. 161 sq. 14. AGG, 2 H 58, Rapport sur l’insurrection dans le cercle de Batna.
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s’emparer de leur territoire engendre une réelle alarme chez les Ouled Bou Aoun (cercle de Batna)15 ; en vain, l’autorité militaire essaie de ramener les colons à la prudence par des conseils de modération, les « colons ne veulent rien faire de ces conseils »16. Dans le cercle de Bordj, « la pluie de papiers timbrés » permet à deux chefs arabes, Larbi ben Beddar et El Haoussin ben bou Sâadia de canaliser l’agitation à leur profit ; en provoquant des désordres, ils espèrent ne pas subir l’affront de la saisie et de l’expropriation17. Plus subtil, Moqrani qui doit percevoir les impôts ne verse pas les sommes qu’il a touchées ; il espère ainsi tenir un gage pour entamer des pourparlers avec l’administration française et récupérer18 ses avances, mais il ne peut admettre la supériorité de l’autorité civile « à laquelle il refuse de se soumettre »19. La tension monte aussi bien chez les colons que chez les fellahs : le 26 janvier 1871, une nèfra éclate sur le marché de Bordj, incontestablement engendrée par le refus de payer les dettes des années antérieures ; le même jour, au moment de la panique, un charron forgeron, Ackermann, entendant battre le rappel de la milice, se rend aussitôt à son magasin pour prendre un fusil chargé. Revenu sur la route, il dit avoir été insulté et attaqué par un arabe qui aurait tiré un coup de pistolet presque à bout portant ; « quoique surpris par cette agression brutale et par les insultes grossières de cet indigène, il ne se serait pas servi de son arme, mais voyant ce qui se passait sur le marché, il croit à un soulèvement général ; alors il arme et fait feu sur son agresseur qui avait de suite piqué des deux et se trouvait déjà à près de trente mètres de lui »20. L’exemple d’Ackermann est significatif d’une attitude répandue dans l’opinion : on parle d’un soulèvement général et d’une évacuation du pays par les Français. De leur côté, les arabes colportent les bruits les plus divers et les plus extravagants : les Prussiens débarqueront et le nombre de leurs bateaux sera si considérable que les eaux de la Méditerranée monteront21. En février, les actes de désobéissance augmentent22 ; le plus grave est celui de la smala de Bou-Hadjar (cercle de Souk Ahras) qui refuse d’aller servir 15. Ibid. Cf. aussi L. Rinn, Histoire de l’insurrection de 1871, p. 479 : « On nous avait dit que les juifs et les colons étaient les maîtres du gouvernement et qu’on allait nous prendre le reste de nos terres ; nous nous sommes informés ; partout, on répétait les mêmes choses, à Constantine, à Sétif, à Batna, etc. » 16. AGG, 2 H 58, Rapport ... sur le cercle de Batna. 17. AGG, K. Corr. Bordj Sétif 1869-70, Notes du 12 décembre 1870. 18. AGG, K, Correspondance Bordj Sétif 1856-1871, Rapport du 8 janvier 1871. 19. AGG, K, Correspondance Bordj Sétif 1856-1871, Rapport du 27 février 1871. 20. AGG, 2 H 62, Rapport de gendarmerie du 28 janvier 1871. 21. AGG, 11 H 37, Rapport du 17 janvier 1871. 22. AGG, 11 H 37, Rapport du 6 février 1871.
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en France ; les Hanenchas sont de plus en plus indociles23 et les plus nombreux insurgés passent en Tunisie. En Kabylie, le fort d’El Miliah est attaqué par dix mille Kabyles24. Aussi significative que ces actes de désobéissance, est l’apparition d’un pouvoir « populaire » au sein des tribus. Dans son livre sur l’insurrection de 1871, Rinn évoque ces « chertya » composées de dix à douze membres, « ligues de paysans et de prolétaires, elles devaient surveiller le caïd, infliger des amendes, saisir les biens des récalcitrants ou des dissidents à la cause commune, acheter des chevaux, des armes, des munitions, réformer les jugements du cadi et des commissions disciplinaires »25. Ces sortes de « comités insurrectionnels » sont la voix des tribus et les caïds et les chioukh ne sont suivis que s’ils agissent conformément aux aspirations des tribus26. Que les ordres religieux aient réussi à agir par le biais des « chertya » est plus que probable, mais le terrain était éminemment favorable. La défaite française, l’effacement de l’autorité militaire, les scènes de désordre dans les villes, la prise du pouvoir par les colons et les partisans du régime civil, leurs menaces, l’abaissement des chefs, le passage des fellahs en territoire civil et la menace que cela impliquait sur leurs biens, autant de faits qui se complètent. Les bruits les plus extravagants peuvent naître ; le terrain est mûr pour l’insurrection générale, il lui reste à trouver un chef. Les raisons qui ont dirigé son choix sur Moqrani sont multiples. D’abord, il est le dernier des grands féodaux, il possède une véritable « puissance » économique et politique. En second lieu, la Medjana a été l’une des régions les plus touchées par la crise économique de 1866-70 ; les fellahs y sont encore endettés. Or, le départ de Mac-Mahon, la défaite impériale et l’avènement du régime civil laissent prévoir que l’endettement de Moqrani, couvert moralement par Mac-Mahon, ne sera jamais pris en charge par l’administration française; ce grand seigneur, immensément riche, habitué à ne jamais compter, se trouve donc dans une situation inextricable : d’un côté, les fellahs ne peuvent rembourser les prêts qu’il leur a consentis ; humainement, un Moqrani ne peut les dépouiller de leurs terres pour des avances de grains ou d’argent consenties en période de crise, l’usage ne l’admet pas. Par ailleurs, les créanciers, pressés eux-mêmes par les banques, veulent récupérer leur argent ; et la caution morale de Moqrani, Mac-Mahon, est loin27. Moqrani accepte donc de faire hypothéquer ses 23. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 7 février 1871. Cf. aussi L. Rinn, op. cit. 24. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 21 février 1871. 25. L. Rinn, op. cit., p. 91. 26. AGG, 2 H 58, Rapport sur les causes de l’insurrection dans le cercle de Batna, déjà cité. 27. AGG, 2 H 83, Note de Mesrine du 15 juin 1872.
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biens, pour rembourser son principal créancier, Mesrine. Enfin, le décret du 4 décembre 1870 signifie l’abaissement total de la puissance de Moqrani et des féodaux en général28. Mais alors, comment se fait-il qu’il ait attendu aussi longtemps, puisque de la fin décembre 1870 à mars 1871, il y a trois mois. On a souvent dit que Moqrani et les insurgés avaient mis à profit ce délai pour préparer l’insurrection dans ses détails, mettre de l’argent et des réserves de grains pour mieux tenir29. On oublie de mentionner que des faits quasiinsurrectionnels affectent le Constantinois depuis la fin janvier jusqu’en mars et ces faits éclatent spontanément. Pour notre part, nous inclinerions à admettre l’hypothèse suivante : Moqrani s’est révolté en mars 1871, parce que les premières échéances tombaient précisément à cette époque30 ; les autres s’échelonnaient jusqu’en juin. Ne peut-on alors supposer que « se voyant seul pour y faire face, il ait perdu la tête et ait désespéré de l’avenir ? »31. De toute façon, l’insurrection qui éclate au printemps 1871 28. Rapport La Sicotière, déposition du Bouzet, T. II, p. 30 sq qui rapporte une conversation du caïd de M’zita (cercle de Bordj) : « Le gouvernement civil voulait surtout donner des terres aux colons ; pour cela on dépouillerait de leurs terres les plus gros, c’està-dire les chefs ; PAR SUITE DE SA POSITION (comme caïd) IL DESCENDRAIT AU RANG DE BERGER. Sa famille, une des plus grandes avant la conquête avait déjà été réduite considérablement dans ses biens ; que serait-ce si on voulait encore la diminuer ? » (C’est nous qui soulignons). Cf. aussi déposition de Lucet, p. 91 et sq : « Après la déclaration de guerre et les désastres qui s’en suivirent, le crédit se resserra et Moqrani dut redouter une déconfiture, car il était dans l’impossibilité de rembourser, ne possédant que des terres alors sans valeur réalisable. Plutôt que de subir un pareil affront, il dut préférer se jeter dans l’aventure d’une révolte. » Dans le même sens, F 80 1682, préfet de Constantine à min. de l’Intérieur, 11 avril 1871 : « El Mokrani se serait révolté parce qu’il nous accuse de l’avoir ruiné, parce qu’il s’est senti menacé dans ses prérogatives féodales et enfin, ajoutent quelques-uns, par l’influence des suggestions de l’empereur Napoléon III ». 29. Rinn, op. cit. 30. L’examen des billets souscrits par Moqrani et déposés aux Archives de l’Enregistrement et des Domaines à Constantine, étaye sérieusement cette hypothèse, mais l’administration des Finances ne nous a pas autorisé à indiquer nos références. Nous nous en excusons vivement. 31. Cf. Rinn, op. cit., p. 145 qui rapporte l’angoisse que causaient à Moqrani ses dettes : « Il parle de ses dettes et des ennuis d’argent qu’il avait, alors que ces dettes avaient été faites pour le bien de tous et à titre d’avance à la France. Je ne sais que faire, je suis affolé ; peut-être vaisje bientôt mourir car mon père m’a dit souvent que lorsque la mort est proche, on a comme signes précurseurs des moments d’aberration et de folie. » Dans le même sens, AGG, 1 X 8. Vital à Urbain, 21 mars 1871, au sujet de la déclaration de guerre de Moqrani : « Il base sa déclaration sur l’impossibilité pour lui de se soumettre à l’état de choses actuel ; mais c’est là une phrase creuse à côté de laquelle il faut chercher le vrai motif [...] Moqrani doit deux millions dans la province, dont 500 000 frs à M. Mesrine, de la famille Lavie ; dont 200 000 frs à Abadie de la famille Lavie, puis 300 000 frs à Aboucaya de Sétif, l’ancien interprète, etc. Il y a trois mois déjà que le cercle de Bordj-bou-Arréridj
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brise pour toujours la précaire économie des fellahs constantinois ; ceux-ci perdront leur argent et surtout leurs terres. Les colons et les partisans du régime civil peuvent désormais donner libre cours à leurs rêves sans aucune retenue ; l’insurrection est, pour longtemps, la justification de leurs appétits et de leurs convoitises.
était en l’air au sujet des tentatives de recouvrement faites par les créanciers, il vient d’avoir son soulèvement. »
CHAPITRE SIXIÈME —
Le début du reflux indigène (1871-1873)
« 1871 fut l’année de notre ruine ; « Elle nous brisa les reins. « O ma bouche, ne cesse de chanter ». « Nous fûmes brisés comme une assiette « Et le pays tomba dans la désolation ». « Quand l’impôt de guerre nous affola « Nous tombâmes tous sur l’aire ; « Chacun renia son frère germain » . « L’année 1871 fut l’année terrible, « Les livres l’avaient bien prédit ; « La justice disparut ainsi que la vérité ». (Chansons kabyles, Rev. Afr., 1899)
L’insurrection de 1871 fut rapidement maîtrisée, mais ses conséquences sur l’économie et la société rurales constantinoises furent immenses. En effet, la révolte touche une bonne partie de la province : la quasi-totalité des Kabylies et des plaines sétifiennnes, les régions substeppiques de l’Est (cercle d’Aïn Beida, Tébessa), une partie du cercle de Batna ; les destructions touchent des zones riches et affectent les récoltes, les vergers et les troupeaux. De plus, dès que l’insurrection se déclenche, une immense machine administrative et judiciaire se met en marche pour enlever aux tribus leurs forces vives : la terre et l’argent ; la terre par le séquestre, l’argent par les contributions de guerre. Le 25 mars 1871, les biens de Moqrani sont séquestrés nominativement et le 31 mars 1871, le commissaire extraordinaire de la République en Algérie, prend un arrêté frappant de séquestre les biens des tribus ou des indigènes insurgés1. L’arrêté du 31 mars reprend les dispositions de l’ordonnance du 31 octobre 1845, article 1. Estoublon et Lefébure, op. cit., aux dates indiquées ci-dessus. Voir aussi L. Rinn, « Le séquestre et la responsabilité collective », Revue Algérienne et Tunisienne de législation et jurisprudence, 1889-1890. Cf. aussi Larcher Rectenwald, op. cit., T. III, p. 452 ; Ménerville, op. cit., etc.
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LE DÉBUT DU REFLUX INDIGÈNE
10 et suivants, établissant le sequestre. Le 7 juin 1871 une commission est instituée pour examiner les questions soulevées par l’établissement du séquestre sur les biens des indigènes révoltés2. Dans la commission siège Warnier qui a l’oreille de Gueydon, gouverneur général. Des discussions se dégagent plusieurs idées : 1° Le séquestre reste la garantie matérielle du paiement de la contribution de guerre ; 2° Le séquestre doit être une « répression collective », une sorte d’application plus sévère de la responsabilité collective en usage pour la répression des crimes anonymes3. Il y a donc maintenant un lien entre le séquestre et la contribution de guerre, lien qui n’existait pas auparavant. Par ailleurs, la contribution de guerre ne dispense pas du séquestre. Une partie du travail de la commission est mis en forme légale par l’arrêté du 15 juillet 1871 sur le séquestre collectif 4. Ce dernier arrêté simplifie la procédure exigée par le séquestre et donne une forme légale aux idées débattues par la commission de juin. Mais entre l’arrêté de 1871 et l’ordonnance de 1845 il y a une énorme différence. L’ordonnance ne vise que les INDIVIDUS alors que l’arrêté vise les individus et les TRIBUS : cette innovation inouïe ouvre la porte à toutes les cupidités. Seconde innovation tout aussi extraordinaire : l’ordonnance de 1845 frappait de séquestre les biens meubles et immeubles des indigènes ; l’arrêté de 1871 touche LES BIENS DE TOUTE NATURE, COLLECTIFS ET INDIVIDUELS. Il y a non seulement là une aggravation par rapport à 1845, mais la porte est ouverte à toutes les injustices, car les innocents pourront être privés comme les coupables des biens collectifs appartenant aux tribus. Les autres différences entre l’ordonnance de 1845 et l’arrêté de 1871 portent : 1° sur la procédure à appliquer pour le séquestre : en 1845, le séquestre est exceptionnel et ne devient exécutoire qu’après décision du ministre de la Guerre ; 2° sur le délai de la réunion au domaine : celle-ci n’a lieu que deux ans après la publication des arrêtés portant séquestre s’il n’y a eu aucune réclamation. En somme, en 1845, le séquestre frappant nominativement des individus était une décision exceptionnelle ; en 1871, le séquestre frappant individus et
2. L. Rinn, art. cité. 3. L. Rinn. art. cité. N’oublions pas que Bugeaud, promoteur de la « responsabilité collective » demandait qu’on en usât avec prudence et modération (Cf. ses circulaires du 2 janvier 1844 et du 12 février 1844. in Bull. off. du gouv. gén.). 4. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus. C’est nous qui soulignons.
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collectivités devient monnaie courante et ressuscite une pratique qui n’a plus cours depuis longtemps dans le droit français : la confiscation des biens. Le séquestre collectif pose un problème délicat qui n’embarrassera guère l’administration et le gouvernement général : comment exclure du séquestre collectif les innocents ? Comment graduer un châtiment proportionnellement à la culpabilité des individus ? La question n’a pas échappé à de Gueydon, mais sa position est extrêmement simple5 : sont exemptés du séquestre collectif ceux qui ont servi dans nos rangs ou ceux qui n’ont pas pu manifestement prendre part à l’insurrection. Les autres ne seront exemptés du séquestre que s’ils ont fait la preuve de leur innocence, sinon, ils seront considérés comme coupables : cette procédure est évidemment contraire aux principes du droit français, mais il est superflu de souligner combien le droit pratiqué en Algérie est alors éloigné du droit français. Plus tard, de Gueydon explicitera sa pensée6 sur le séquestre collectif. Mais la mesure assez extraordinaire pose plusieurs questions : 1° Quels ont été les inspirateurs d’une telle législation ? 2° Pourquoi des mesures aussi graves ont-elles été édictées ? 3° Dans quel esprit l’administration appliquera-t-elle le séquestre ? Ces questions n’excluent pas celles relatives aux problèmes pratiques que pose le séquestre, non plus que les conséquences de ces mesures sur les populations rurales. En premier lieu, qui a inspiré l’ordonnance relative au séquestre ? Les arrêtés de mars et juillet 1871 ne s’expliquent que par leur contexte, c’està-dire les réactions de l’opinion publique européenne de l’époque. « L’opinion publique alors très surexcitée, déclare Rinn7, avait présent à l’esprit le peu de rigueur apporté dans l’application des mesures du séquestre précédemment édictées ; elle voulait cette fois que la punition atteignît tous les coupables sans exception et d’une façon effective. On ne pouvait le faire qu’en punissant les collectivités entières et en exemptant de ces mesures de rigueur les individualités restées dans nos rangs ». Ainsi, à Alger, les « notables » ont rédigé un programme détaillé8 : « Imposer une contribution de huit, dix, douze fois l’impôt aux tribus insurgées ; confisquer les biens des indigènes qui, par leur fortune, leur influence antérieure, peuvent être considérés comme les chefs de l’insurrection, désarmer la totalité de la population. On le sait par expérience, quand les indigènes se révoltent, c’est qu’ils sont trop riches. Les appauvrir est un moyen de 5. AGG, 3 E 76, lettre du général cdt. la div. de Constantine, 26 février 1872. 6. Cf. infra note 26 (AGG, K, Séquestre 1873), Post scriptum d’une lettre adressée au gén. cdt. la div. de Constantine, 3 janvier 1373. 7. Rinn, art. cité. 8. Rapport La Sicotière, dépositon Villot.
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pacification. Le séquestre sera appliqué et maintenu sur l’ensemble des tribus insurgées, la collectivité de la tribu étant considérée comme personne civile responsable. » Rappelons d’autre part, les revendications des colons portant sur les terres des tribus ; nous les avons analysées en détail précédemment, nous n’y reviendrons pas. Moins connue, une brochure de Warnier, porte-parole des « colons » et préfet d’Alger au lendemain du 4 septembre9, confirme cet état d’esprit : « La Troisième République nous gratifiera comme don d’avènement durable des colonies nouvelles dont nous poursuivons la création et qui seront pour l’Algérie, la récompense de quarante années de persévérance dans l’accomplissemcnt d’une entreprise difficile. Il en sera ainsi parce que c’est écrit. » Et plus loin Warnier suggère qu’on demande aux arabes au lieu d’argent comme contribution de guerre, des terres10. Un autre document, postérieur il est vrai, mais fort intéressant, peut nous éclairer : il s’agit d’une dépêche de Warnier à de Gueydon, du 14 décembre 1871, dans laquelle Warnier recommande « la confiscation de tout ce dont on a besoin : ainsi faisaient les Turcs »11. Le séquestre a donc été inspiré par les colons et les partisans du régime civil dont l’influence, depuis le 4 septembre, est prépondérante en Algérie. Seconde question : pourquoi des mesures aussi graves ont-elles été prises ? Plusieurs arguments ont été mis en avant : D’abord, il fallait châtier les insurgés ; nous avons cité tout à l’heure le programme des notables algérois ; nous devons faire état d’un rapport présenté en conseil supérieur de gouvernement12 : « Le séquestre est une peine capable de laisser une trace permanente ; une dépossession largement justifiée par la persistance de la récidive du crime frappera suffisamment l’esprit des coupables en leur faisant entrevoir une répression effective et ineffaçable dans ses
9. A. Warnier, L’Algérie et les victimes de la guerre, Alger, 1871, page 4. 10. Ibid., p. 33. 11. L. Dominique, Un gouverneur général, l’Amiral de Gueydon, p. 116-117. Rapprochons de ces textes, les bruits rapportés par Vital à Urbain (AGG, 1 X 8), lettre du 27 juin 1871 : « Le gouverneur, sur les conseils de Warnier, dit-on, met à leur rentrée en grâce (leur = kabyles) des conditions impossibles : désarmement général, séquestration des biens immeubles, amendes dépassant la fortune probable des groupes insurgés » ; lettre du 27 septembre 1871 : « Voyez M. de Gueydon ; il épouse les idées civiles, il ruine et disperse les tribus, il confisque leurs terres ; il laisse la bride sur le cou au journalisme ». Lettre du 7 décembre 1871 : « Warnier voudrait séquestrer tout ce qui était détenu par les insurgés et racheter tout ce qui est détenu par les non-insurgés ». 12. Conseil supérieur de gouvernement, séance du 22 janvier 1872, p. 50. Cf. aussi AGG, K, Séquestre 1876. Rapport au sujet des opérations entreprises dans le district de Bordj-bouArréridj pour le rachat du séquestre qui frappe les biens des indigènes après prélèvement ou abandon des surfaces nécessaires à la colonisation, 20 août 1873.
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conséquences. L’application réelle du séquestre, c’est la paix, c’est du sang et des ruines évitées pour l’avenir [...] l’intérêt politique, la sécurité de la colonie, la civilisation des races qui ne viendront à nous que lorsque l’espoir de secouer notre domination aura disparu de leur esprit, une humanité clairvoyante qui évite les désastres de l’avenir par la sévérité dans le présent nous commandent le maintien du séquestre et de ses conséquences ». Mais le châtiment n’est pas la seule justification ; il y a en quelque sorte une « revanche » à prendre sur le sénatus-consulte ; le séquestre serait donc un « contre-sénatus-consulte » et s’insère ainsi beaucoup mieux dans son contexte13. Ainsi, au conseil supérieur de gouvernement, la discussion pour justifier le séquestre est très explicite14 : l’archevêque Lavigerie affirme : « Rétablissons à notre profit la justice qui a été violée à notre préjudice par le sénatus-consulte du 22 avril, reprenons les terres qui ont été enlevées à la colonisation. » Et le procureur général renchérit : « Pourquoi ne pas reprendre ce qu’on a indûment donné ? Ce serait une restitution légale. » Un délégué de Constantine, le conseiller général Fawtier, affirme que le sénatus-consulte a justifié la jouissance permanente et traditionnelle en TERRE ARCH ; mais il demande « que les ayant-droits justifient cette jouissance ; de plus, là où il n’y a pas eu sénatus-consulte, la liberté de l’État doit être entière ». Dans le même sens, le gouverneur général de Gueydon écrit au ministre de l’Intérieur, le 13 mars 187215 qu’il faut « restituer au domaine de l’État 4 à 500 000 ha de bonnes terres de colonisation, de ces terres que la doctrine du royaume arabe a fait imprudemment abandonner à des gens qui n’en avaient nul besoin ». Avec cet argument, nous touchons à la raison profonde du séquestre : « Il faut avant tout prendre des terres »16, étant entendu ou sous-entendu que la colonisation en manquait. De nos documents, nous ne retiendrons que les plus remarquables17. Comme le dit très bien le premier président de la Cour d’Appel d’Alger18, « l’idée mère du projet est de faire passer le plus vite possible, le plus de 13. Rapport La Sicotière, dépositon Villot qui parle d’une « réaction contre le sénatusconsulte de 1863 ». 14. Conseil supérieur de gouvernement, 22 janvier 1872. 15. F 80 1810. C’est nous qui soulignons. Cf. aussi lettre du même au même, du 11 juin 1872, dans laquelle de Gueydon veut « reprendre une partie des terres trop libéralement concédées par le sénatus-consulte de 1863 ». C’est nous qui soulignons. 16. Rapport La Sicotière, déposition Villot. 17. Sur ce thème, voir F 80 1810. Conseil supérieur de gouvernement 1872. AGG, K, Sétif 1873-1875. AGG, K, Séqueste 1876. AGG, 2 H 83. Surtout L. Rinn, art. cité ; Dominique, op. cit. ; Rapport La Sicotière, déposition Villot. 18. Conseil supérieur de gouvernement, séance du 22 janvier 1872 et F 80 1810, P.V. séance du conseil de gouvernement, séance du 28 novembre 1871.
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terres que l’on pourra dans le domaine de la colonisation ». L’archevêque Lavigerie s’exprime dans les mêmes termes avec une nuance : « Procurer à la colonisation le plus de terres et le plus d’argent que l’on pourra en se tenant dans les limites de l’équité. » Le gouverneur général a les mêmes dispositions d’esprit : « Arriver par les moyens les plus rapides à dégager la propriété indigène des entraves qui en gênent la libre circulation » ; la formule est euphémique ici, ailleurs, elle est plus brutale : « Mon désir est de prendre tout ce qui est nécessaire pour bien asseoir la colonisation »19 ; « trouver un moyen bien simple et rapide d’entrer en possession immédiate des terres pour la création des centres »20 ; et, devant le conseil supérieur de gouvernement, de Gueydon déclare franchement que « personne plus que lui ne désire acquérir à la colonisation 500 000 ha »21. Un argument supplémentaire est fourni aux « colons » en juin 1871 : l’assemblée de Versailles vote la loi qui octroie aux Alsaciens et Lorrains optant pour la France 100 000 ha de terres domaniales à prendre en Algérie. Cette loi semblait évidemment admettre que les biens domaniaux étaient inépuisables. Mais si l’on voulait satisfaire à la fois les colons et les Alsaciens et Lorrains, il était évident que de nouvelles ressources domaniales devaient accroître celles qui existaient antérieurement. Le séquestre arrivait ainsi à point nommé : lui seul pouvait donner la solution de ce problème. Ainsi, comme le dit fort bien Rinn22, « le séquestre qui n’avait été au début qu’un EXPÉDIENT et un procédé complémentaire des opérations de conquête [...] prenait l’importance d’une loi d’État et devenait une mesure organique devant peser DÉFINITIVEMENT sur les indigènes et assurer au gouvernement les moyens d’action nécessaires pour donner la sécurité aux colons et pour conserver les richesses de la France algérienne ». En bref, le châtiment devenait maintenant la base de la future politique agraire vis-à-vis des fellahs : cela était conforme au vœu de l’opinion publique européenne. Mais entre un texte législatif et son application, il peut y avoir un abîme et souvent la pratique peut être fort éloignée de la théorie juridique. Dans le cas qui nous occupe, il n’en fut rien. D’une part, les instructions gubernatoriales de Gueydon comme celles de Chanzy sont en tout point conformes aux principes élaborés à l’origine ; d’autre part, la correspondance de Gueydon à propos de certains cas précis 19. AGG, K, Séquestre 1873, de Gueydon à gén. cdt. div. Constantine, 4 juillet 1872. 20. Id. du même au même, télégramme du 27 juin 1872. Cf. aussi les instructions gubernatoriales du 6 juin 1872 : « Mettre à la disposition de l’État des terres nécessaires à l’installation aussi PROMPTE QUE POSSIBLE des colons nouveaux qui arrivent et des colons anciens qui attendent ». C’est nous qui soulignons. 21. Conseil supérieur de gouvernement, 22 janvier 1872. 22. L. Rinn, art. cité. C’est nous qui soulignons.
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est très significative. Ainsi, le 26 juin 1872, dans ses Instructions aux commissions de séquestre, de Gueydon écrit qu’il faut « mettre à la disposition de l’État les terres nécessaires à l’installation aussi prompte que possible des colons nouveaux qui arrivent et des colons anciens qui attendent »23. Le 4 juin 1872, dans une lettre au général commandant la division de Constantine24, il déclare : « Mon désir est de prendre tout ce qui est nécessaire pour bien asseoir la colonisation » ; le 4 mai 1873, dans une dépêche télégraphique envoyée au même destinataire25 : « Le but que je désire atteindre est très précis : je désire que [...] (dans la province de Constantine) le séquestre produise 300 000 ha de bonnes terres de colonisation, non compris celles qui proviendront du séquestre individuel ». Les annotations ou la correspondance à propos de certains cas sont aussi révélatrices que les instructions. Ainsi, à propos du séquestre collectif, de Gueydon envoie de sa main le post-scriptum suivant au général commandant la division de Constantine26 : « [...] Pour être exonéré du séquestre collectif, il ne suffira pas d’établir qu’on était absent, il faudra probablement prouver qu’on servait dans nos rangs. J’appelle vos méditations sur ces considérations qui ne sont pas encore assez mûries pour être converties en instructions ». Ces phrases laisseraient donc prévoir une application plus rigoureuse du séquestre collectif. À propos du séquestre individuel, de Gueydon est aussi explicite27. Un journal d’Alger avait présenté l’application du séquestre en Kabylie comme touchant tous les biens : les indigènes étaient dépouillés de leurs récoltes, de leurs ménages, de leurs bestiaux ; les femmes même se seraient vu enlever les bijoux qu’elles portaient. De Gueydon déclare : « Bien qu’en droit, le séquestre individuel s’applique immédiatement à la totalité des biens meubles et immeubles, il est néanmoins nécessaire de respecter les moyens de subsistance, les instruments de travail ». Juridiquement, donc, tout est licite, seule l’opportunité provoque quelques réserves ; l’esprit dans lequel le séquestre est appliqué est donc assez voisin de la lettre, ce qui amène certains colons à outrepasser les limites admises par le gouverneur général.
23. AGG, 2 H 83. Cf. AGG, K Séquestre 1873, de Gueydon à gén. cdt div. Constantine, télégramme du 27 juin 1872 : « Trouver un moyen simple et rapide d’entrer en possession immédiate des terres pour la création des centres ». 24. AGG, K, Séquestre 1873. Cf. aussi AGG, K, Séquestre 1873, dép. tél. du 13 avril 1873 : « [...] Ce qu’il nous faut surtout, c’est de la terre propre à la colonisation ». 25. AGG, 2 H 83. 26. AGG, K, Séquestre 1873, dépêche du 3 janvier 1873. 27. AGG, 2 H 33, circulaire du 12 avril 1873.
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Ainsi, à Oued Atménia, les colons demandent le séquestre du territoire des Telaghma, « nécessaire au développement du village ». Or, les Telaghma avaient envoyé leurs goums protéger les environs de Constantine et devraient être exempts de séquestre. Il en est de même pour les Arb el Gouffi, des environs de Collo : dans ce dernier cas, la tribu est séquestrée et son territoire confisqué bien qu’elle ait protégé Collo en 1871 : les deux conseillers généraux Vin et Fawtier obtiennent ainsi une satisfaction contraire à l’équité28. Aux environs de Bougie, un autre conseiller général, Honorat, qui avait eu des querelles d’intérêt avec les fellahs installés autour de son usine, demande qu’on les séquestre individuellement ; or, la plupart avaient été acquittés par les tribunaux devant lesquels ils étaient passés. Comme le suggère le général commandant la division de Constantine : « Il est vrai que le séquestre, tout en étant une mesure administrative, peut être motivé par des considérations toutes morales qui ne suffiraient pas devant les tribunaux ». En vérité, le séquestre satisfait les appétits des colons, tels qu’ils avaient été formulés dix ans auparavant par le journaliste de La Seybouse29 : « Selon nous, il n’y a en Afrique qu’un seul intérêt respectable, c’est celui du colon, c’est le nôtre ; qu’un seul droit fondé et sérieux, c’est le nôtre ; tout ce qui ne vise pas là manque le but. » Mais le séquestre était une mesure à longue échéance qui ne ferait sentir ses effets que plus tard, car il exigeait certains délais ; or, il fallait que le châtiment suivît immédiatement la révolte ; la mesure immédiate fut la contribution de guerre. Si l’arrêté du 31 mars et, plus tard, celui du 15 juillet 1871, justifient juridiquement le séquestre, il n’existe par contre aucun texte (arrêté ou circulaire) pour la contribution de guerre. À quel titre donc cette contribution est-elle levée ? Pour Rinn, la qualité de « belligérants vaincus » explique cet impôt exceptionnel30. Sans doute, l’amende a été perçue sur les tribus dès les premiers temps de la conquête, mais il est difficile de la justifier sur le plan juridique ; on peut dire qu’elle était alors relativement légère et ne visait pas à ruiner définitivement les populations arabes. Dans le cas qui nous occupe l’amende a un tout autre but. Le programme rédigé par les « notables algérois »31 est significatif : il s’agit « d’appauvrir les 28. Sur tout cela, cf. AGG, 2H 83, gén. cdt. div. Constantine à gouv. gén. 10 juillet 1873. 29. Cf. notre chapitre sur le Cantonnement, Livre II. 30. L. Rinn, art. cité. 31. Rapport La Sicotière, déposition Villot. On songe aux paroles d’un Bugeaud, « Les tribus bien foulées sont longtemps calmes et obéissantes » (Cf. R. Germain, La politique indigène de Bugeaud). Sur le même état d’esprit, cf. AGG, 3 E 77, Commission consultative des indemnités, rapport du 16 novembre 1871, sur le cercle de Bougie : « L’occupation française a augmenté les ressources des populations arabes, tandis que leurs besoins ne changeaient pas [...] ; outre la sécurité du pays, la facilité des transactions et l’augmentation des matières premières,
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tribus » au maximum. Parmi ces notables, Warnier semble bien avoir guidé l’action : 1° du commissaire extraordinaire de la République ; 2° du gouverneur général de Gueydon32. Mais Warnier n’est que le porte-parole de l’opinion européenne qui veut d’abord être largement remboursée des pertes subies au cours de l’insurrection, et désire ensuite que le châtiment « laisse dans les esprits une impression durable »33. Il fallait donc frapper fort, il fallait enfin faire « payer les frais de la guerre » et une rançon s’il y avait lieu34. La base de la contribution de guerre allait être l’impôt payé annuellement par les tribus. Ainsi, dans le cercle de Tébessa, lorsque les Brarcha se soumettent, ils doivent acquitter une somme de 410 000 frs, soit l’équivalent de huit fois l’impôt35; les Brarcha acceptent ces conditions, « avec empressement », disent les dépêches officielles. On comprend mieux l’importance de la contribution de guerre, quand on se rappelle que le cercle de Tébessa a été un des plus meurtris par la crise de 1866-70. Pour payer une telle somme, les Nemenchas, dont les Brarcha font partie, sont obligés de vendre leurs troupeaux ; le chef du bureau arabe de Tébessa demande au colonel commandant la subdivision de Constantine de prévenir les commerçants afin qu’ils arrivent à Tébessa. L’occasion est tellement inespérée que les commerçants se tiennent à des prix trop bas ; et le chef du bureau arabe ne voulant pas faire trop ouvertement le jeu des commerçants aux dépens des colons à indemniser, renvoie les troupeaux : « les colons, dit-il, aiment autant attendre un peu »36. Cet aveu permet d’imaginer quels prix ont dû être offerts aux Nemenchas. La guerre entraîne d’ailleurs toute
l’abandon d’une grande partie des terres domaniales par la manière dont l’exécution du sénatus-consulte a été accomplie n’a fait que les enrichir davantage ; les malheurs publics tels que les récoltes, les impôts, les contributions de guerre ont eu le même résultat ; il n’est pas jusqu’aux maladies épidémiques et la famine qui, en détruisant en partie la population de certaines localités, n’aient considérablement augmenté leur fortune par les nombreuses deshérences qu’elles ont pu produire au profit de l’État et dont ils se sont hardiment emparés ». La commission estime qu’il y a cent millions de francs cachés en Kabylie. 32. Sur ce point, AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 27 juin 1871. 33. AGG. 2 H 63, de Gueydon à gén. cdt div. Constantine, 12 juin 1871 : « Je vois avec regret le temps s’écouler sans nous apporter de ressources pour indemniser nos colons ; je ne crois pas à la sincérité des soumissions ; je voudrais vous voir exiger le paiement immédiat de lourdes contributions : il faut châtier rudement ». Cf. aussi, Délibérations du conseil de gouvernement, 1872. 34. AGG, 2 H 63, dép. tél. du même au même : « C’est de l’argent qu’il faut exiger et en quantité suffisante pour solder tout au moins les dégâts commis, de justes indemnités aux familles des victimes, les frais de la guerre, et une rançon s’il y a lieu ». 35. AGG, 2 H 62, Cercle de Tébessa, dép. tél. du 10 avril 1871. 36. AGG, 2 H 62, Cercle de Tébessa, dép. du 11 avril 1871 et du 2 mai 1871.
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une série d’excès sur lesquels les historiens ne s’attardent guère37; il faut toutefois souligner que les troupes « incendient les habitations, les récoltes et saccagent les arbres fruitiers »38. La contribution de guerre a, nous l’avons dit, un avantage immense sur le séquestre : elle permet d’obtenir immédiatement de l’argent liquide. La fixation de l’amende revient en dernier ressort au gouverneur général qui statue sur les propositions du général commandant la division ; cela n’empêche pas les commandants de colonne de fixer des amendes provisionnelles à déduire de l’amende définitive39. Ainsi, le cercle de Bordjbou-Arréridj sera imposé pour 3 673 800,04 frs40; la provision est fixée à 2 435 038 frs soit l’équivalent de presque huit fois l’impôt annuel (306 156,67 frs) : nous retrouvons ici la proportion exigée par les notables algérois : « imposer une contribution de huit, dix, douze fois l’impôt aux tribus insurgées »41. Or, exiger huit fois l’impôt en provision, c’est absorber évidemment tout le revenu et même le capital des fellahs, au moment même où la guerre les a brûlés, razziés, où leurs réserves ont fondu avec la longue crise récente, c’est les acculer à la ruine la plus totale, et la plus irrémédiable42. Car, pour payer la contribution de guerre, ils vendront leurs troupeaux, leurs instruments de labour, les seuls biens qui leur restent, ou ils emprunteront. Cette offre exagérée de cheptel fait baisser les prix, et les fellahs perdront encore par rapport aux tarifs normalement pratiqués ; ces ventes ou ces emprunts leur feront payer en net non pas de huit à dix fois l’impôt, mais bien plus. Certaines tribus « cessent littéralement d’exister » ; ainsi, dans le massif de Collo, les Ziabra43 : ils doivent payer 40 668 frs, soit douze fois le montant de l’impôt ; or, leurs terres sont pauvres. La tribu comptait, en 186744, 1 126 habitants, cultivant 60 charrues et toute sa richesse était de : un cheval, dix 37. On connaît par exemple, dans le détail, le sac de Palestro par les Kabyles, mais on passe discrètement sur les exécutions sommaires pratiquées par les mobiles sur les arabes (Cf. Correspondance Vital, passim, après 1870). 38. AGG, 2 H 63, dép. tél. de Gueydon à gén. cdt div. Constantine, 13 mai 1871 ; De Gueydon est contre ces excès, car « il ne faut pas appauvrir son débiteur ». 39. Conseil supérieur de gouvernement, session de 1873, p. 332 : on avait proposé à de Gueydon d’imposer à la Kabylie une amende de 2 à 4 millions : « ces sommes lui ayant paru insuffisantes, M. l’amiral, après des recherches et des évaluations personnelles, se montra disposé à exiger 10 millions et cette somme a été payée presque intégralement par les Kabyles de la province d’Alger ». 40. AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1856-1871, rapp. du 30 nov. 1871. 41. Rapport La Sicotière, déposition Villot. 42. Ibid. 43. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 7 sept. 1871, et Archives enregistrement et domaines de Constantine. 44. Sénatus-consulte, Ouled Attia, rapport du 6 avril 1867.
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mulets, cinq ânes, 1 027 bœufs, 608 moutons, 2 768 chèvres. Au tarif de 1864, donné par Warnier et que nous avons utilisé pour l’année 1870, la fortune des Ziabra serait de 109 603 frs pour le cheptel, plus 9 000 frs de revenu foncier, soit donc 118 603 frs. La seule contribution de guerre absorberait donc largement les deux-cinquièmes de leur capital. Mais le tarif des bestiaux a diminué en 1871; Villot parle de mulets à 30 frs, de bœufs à 10 frs et de lots de moutons de 6 à 8 bêtes payés 5 à 6 frs45 : même s’il exagère un peu les taux de diminution et que la baisse des prix soit de 50 % seulement, cela indique que les Ziabra ont dû donner les 4/5 de leur capital. Il peut se faire que la situation soit critique pour des tribus trop imposées ; ainsi, dans la subdivision de Sétif, les Rirha46 se trouvent dans une position assez dramatique, car ils doivent, d’une part, payer les emprunts contractés antérieurement auprès des banquiers et, d’autre part, la contribution de guerre. Que faire ? Le commandant des affaires indigènes de la division de Constantine propose de leur « faire payer intégralement les contributions en prenant de la terre en remplacement du numéraire ». Le général de Lacroix, commandant la division, annote ainsi le rapport : Au sujet de l’intervention auprès des banquiers : « Il n’y a rien à faire pour améliorer cette situation que se sont créée les Rirha eux-mêmes ; cette tribu n’est pas, je pense, réduite à la dernière misère, et s’ils souffrent, ils n’ont du reste qu’à s’en prendre à eux-mêmes ; on ne saurait intervenir au sujet de la banque. J’autorise qu’on donne un plus long délai pour la fin du paiement de la provision. » Au sujet de la proposition de prendre des terres en remplacement de l’argent : « Bien, je suis de cet avis, non seulement pour les Rirha, mais pour beaucoup d’autres tribus pauvres de Collo, Djidjelli, El Miliah, qui ne pourront jamais payer en numéraire tous les délits commis »47. Si les contributions de guerre ne posent aucun problème véritable dans leur application, le séquestre, par contre, soulève des questions extrêmement délicates. Aussi bien le séquestre individuel que le séquestre collectif. De plus, comme l’exécution du séquestre s’est étendue sur plusieurs années, des problèmes différents se sont posés successivement. Problèmes que les 45. Rapport La Sicotière, déposition Villot. Cf. aussi AGG, 11 H 37, Rapport du 10 février 1872 : « Les tribus frappées de l’impôt de guerre ont dû pour se libérer se résoudre à vendre une forte quantité de bétail ce qui a produit dans les cours une baisse importante ». Cf. aussi AGG, K, Corr. Bordj Sétif, 1856-1871, rapport du 3 décembre 1871. 46. AGG, 2 H 63, Affaires indigènes de Constantine à gén, cdt div. en colonne, 3 décembre 1871. 47. À rapprocher de la décision de Gueydon au sujet des tribus de l’oued Sahel in AGG, 2 H 63, lettre au gén. cdt div. Constantine, 12 juin 1871 : « Les difficultés qu’elles éprouveront à payer leur contribution de guerre dans le délai fixé, ne doivent pas nous arrêter ; leurs riches terres de la vallée de l’oued Sahel leur permettront de s’acquitter en cédant des terres qui procureront de précieuses ressources à la colonisation ».
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différents gouverneurs généraux ont essayé de résoudre selon leurs tempéraments et les circonstances. Il est cependant possible de discerner deux grands moments : le premier avec de Gueydon jusqu’en 1873 suit immédiatement l’insurrection ; le second avec Chanzy qui voit les questions sous une optique différente. Avec de Gueydon d’abord. La réunion des biens au domaine, prévue par l’ordonnance de 1845 ne pouvait avoir lieu que deux ans après la signature du décret par le ministre de la Guerre (art. 28) et la nouvelle réglementation n’avait pas abrogé cette dispositon. Qu’allait-on faire des biens séquestrés collectivement et individuellement ? Si l’on suivait l’article 28, il fallait attendre deux ans avant de pouvoir en disposer. Allait-on chasser les populations de leurs terres et laisser celles-ci en friche pendant deux ans, pour les remettre alors aux colons ? Cette solution entraînait des pertes pour les populations arabes évidemment, mais aussi pour le Trésor qui ne percevrait aucun impôt ; le commerce serait paralysé et les colons attendraient la mise en possession pendant deux ans. De plus, du point de vue de l’administration publique, que ferait-on des fellahs maintenant soumis ? Les laisserait-on errer et devenir bandits de grand chemin ? Le séquestre devenait alors une mesure dangereuse pour la sécurité publique. Aussi, le 11 septembre 1871, un arrêté décide, tout en maintenant le séquestre, de laisser aux mains de leurs propriétaires, les terres ainsi frappées ; mais l’État leur impose de verser un droit de location ; le loyer symbolisait la dépossession par le séquestre au profit de l’État. Dans certaines zones, le loyer est fixé à un franc par hectare et par an ; les terrains de parcours ne paient rien48. Mais cette mesure risque de provoquer un malentendu, car les fellahs séquestrés ne comprennent pas la subtilité juridique et croient que le loyer est un impôt supplémentaire : « Aura-t-on d’ici deux ans la férocité de chasser des gens, alors paisibles, de leur héritage ? »49. La question est, on le voit, très délicate, car là encore la mesure risque de troubler la paix publique. On pourrait exproprier les individus soumis au séquestre, mais l’expropriation entraîne le recasement des expropriés ou le versement d’une indemnité d’expropriation50. Dans une matière aussi délicate, les dispositions prises entraînent vite des inconvénients redoutables. Une conférence importante se réunit à Alger en janvier 1872, pour décider de la ligne à suivre51. Le principe du séquestre
48. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 1er septembre 1871. 49. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 1er novembre 1871. 50. AGG, K, Séquestre 1873, P.V. de la conférence ayant eu lieu le 26 décembre 1871 pour fixer les bases du séquestre à appliquer aux tribus. 51. Conseil supérieur de gouvernement, 1872.
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(individuel ou collectif) est confirmé, étant bien entendu que la mesure doit surtout favoriser la colonisation. La conférence imagine alors d’instituer des « taxes de rachat de séquestre ». C’est-à-dire que dans les régions les plus propices à la colonisation pour différentes raisons (fertilité, eaux, voies de communication, salubrité, etc.) le séquestre portera sur les terres que les tribus devront abandonner. Ailleurs, là où les terres sont impropres à la colonisation, l’administration fera remise du séquestre contre le paiement d’une soulte de rachat ; cet argent servira à acheter aussi les terres nécessaires à la colonisation. Éventuellement des arrêtés d’expropriation pour cause d’utilité publique libèreront ces terres. Le 3 avril 1872 un arrêté prescrit : 1° que le rachat est admis seulement pour le séquestre collectif ; 2° que les tribus séquestrées collectivement devaient abandonner gratuitement le cinquième de leurs terres si celles-ci étaient favorables à la colonisation ; 3° que la soulte de rachat serait égale au cinquième de la valeur de leurs propriétés immobilières. Il était entendu, comme l’écrivait crûment de Gueydon au ministre de l’Intérieur, quelques jours auparavant52, que « les contenances séquestrées seront à peu près ce qu’on voudra qu’elles soient », et si le cinquième des terres ne suffit pas à la colonisation, on expropriera le reste en versant aux expropriés des indemnités compensatrices. Les Instructions de Gueydon du 26 juin 187253 indiquent la voie à suivre sur le plan pratique. Si le sol est favorable à la colonisation, prendre possession immédiatement de la superficie nécessaire, « sauf à tenir compte dans une juste mesure des besoins des populations indigènes à maintenir sur le sol ». Deux cas peuvent se présenter selon qu’on est en terre arch ou melk : en terre arch, une convention sera signée avec la djemâ‘a habilitée pour traiter au nom de la tribu ; la djemâ’a signera la convention de séquestre « sans difficulté » et abandonnera les surfaces nécessaires à la colonisation quitte à recevoir une indemnité pour le surplus dépassant le cinquième. En terre melk, il faudra s’entendre amiablement avec les propriétaires ; si l’accord ne se fait pas, recourir à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Dans le second cas, si le sol ne convient pas à la colonisation, la tribu se rachètera en argent ; la somme à verser sera « fonction de la superficie de la tribu, du chiffre de sa population et de sa culpabilité ». La taxe du rachat de séquestre présente un autre avantage : en effet, même si le sol ne convient pas à la colonisation, il peut toujours servir à dédommager en nature les tribus ou les individus que 52. F 80 1810, lettre du 13 mars 1872. 53. AGG, 2 H 83.
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la colonisation aura repoussés de leurs terres. L’État ne déboursera donc pas d’argent et recasera sans effort les fellahs dépossédés ; une certaine forme d’équité sera ainsi sauvegardée à bon compte. Le séquestre atteindra ainsi plusieurs buts : 1° Il châtiera les rebelles ; 2° Il sera empreint d’une certaine justice puisque les tribus séquestrées collectivement peuvent être quelquefois recasées ailleurs ; 3° La colonisation disposera des meilleures terres ; 4° L’État ne déboursera pas d’argent. Il est bien évident que les gens frappés du séquestre individuel verront leurs biens passer entre les mains de l’État et ne pourront être admis au rachat. Mais parmi les tribus rebelles, les enfants, les femmes, les vieillards, des hommes ayant combattu avec les Français ou simplement absents, ont leurs terres comprises dans le périmètre soumis au séquestre collectif. Que fera-ton de leurs droits ? À ne considérer que les textes du 31 mars et du 15 juillet 1871, il semble que le séquestre ne touche que les individus ou les tribus rebelles ; donc les innocents qui n’ont pas pris part à l’insurrection devraient être en dehors de ces mesures rigoureuses ; la logique exigerait une telle règle, mais les textes en question sont muets sur ce point. Comme le séquestre individuel ou collectif est devenu le principal instrument de la colonisation, le problème des innocents se pose en termes différents : faudra-t-il sacrifier leurs droits à la colonisation ou bien pourra-ton au contraire les sauvegarder ? Dans cette perspective la question mérite d’être considérée attentivement. Les Instructions du 26 juin 1872 semblent vouloir garantir les biens des innocents, car elles prévoient des possibilités d’échanger leurs biens enclavés dans les périmètres attribués à la colonisation contre d’autres terres voisines ; cet échange se faisant par les soins des djemâ‘as. Mais en quelques mois, une évolution se produit dans l’esprit du gouverneur ; ainsi, au 3 janvier 1873, celui-ci écrit de sa propre main au général commandant la division de Constantine, un post-scriptum éloquent, dont nous avons cité plus haut un passage54 : « [...] Je crains fort que dans la province de Constantine, on ne se méprenne sur les conditions à remplir pour être exonéré des effets du séquestre collectif [...] Celui-là comprend une collectivité et, conséquemment, des femmes et de très innocents enfants. C’est pour cela que nous transigeons et que nous nous contentons d’un cinquième tandis que nous prenons tout aux sequestrés individuels, c’est-à-dire aux coupables ». Plus tard, dans une autre lettre adressée le 26 février 1873 au
54. Cf. supra note 26 : « Pour être exonéré du séquestre collectif, il ne suffira pas d’établir qu’on était absent, il faudra probablement prouver qu’on servait dans nos rangs ».
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général commandant la division de Constantine, l’évolution est accomplie55 : « Il n’y aura d’exemption que pour ceux qui servaient dans nos rangs ou dont la situation les mettait dans l’impossibilité de prendre part à l’insurrection. Pour les autres, ils devront faire la preuve qu’ils n’ont pas participé à l’insurrection, sinon, ils doivent être considérés comme coupables. » De Gueydon a modifié ses points de vue antérieurs parce qu’il doit appliquer maintenant la loi de juin 1871 octroyant aux Alsaciens et Lorrains 100 000 ha de terres domaniales en Algérie, et parce que la colonisation a de « pressants besoins »56. Ces besoins de la colonisation amèneront les colons à modifier les lois foncières : leur porte-parole, Warnier, sera le promoteur de la loi du 26 juillet 1873 ; mais de Gueydon quitte l’Algérie en juin 1873, il est remplacé par Chanzy. Quel est alors le bilan provisoire du séquestre et des contributions de guerre ? Quelles sont les conséquences de ces mesures sur la vie des fellahs ? Fin août 1872, le bilan des contributions de guerre s’établit ainsi57 : Cercles Constantine Tébessa Djidjelli Collo Batna La Calle Souk Ahras Sétif Bougie Bordj-bou-Arréridj Total
imposé 2 145 038 frs 492 261,90 frs 2 082 203,46 frs 436 673,15 frs 1 160 439,36 frs 13 200,00 frs 347 750,13 frs 4 574 163,47 frs 4 362 133,50 frs 4 755 624,30 frs 20 369 487,27 frs
versé 1 731 890,07 frs 448 854,51 frs 1 565 787,70 frs 175 673,40 frs 922 880,93 frs 13 200,00 frs 243 957,51 frs 3 806 084,17 frs 3 743 255,75 frs 164 384,90 frs 12 815 977,94 frs
Les trois cinquièmes des amendes ont donc été payées en l’espace d’un an ; seul le cercle de Bordj n’a versé qu’une somme dérisoire, d’une part, parce qu’il a sérieusement souffert de la crise économique de 1866 à 1870, d’autre part, parce qu’il a été le théâtre des principales luttes et que les biens des vaincus ont été dispersés ou pillés58. 55. L. Dominique, op. cit., p. 118 sq, et F 80 1810. Cf. aussi AGG, 3 E 76. 56. Ibid. 57. AGG, 3 E 76, Relevé du 24 août 1872. Cf. aussi Vital à Urbain, 12 février 1872 : « Il (le général cdt la division) s’est engagé à faire rentrer les 25 millions de contributions de guerre frappées sur les indigènes ; je ne sais s’il a pu remplir cet engagement à la lettre, mais il a certainement ramassé beaucoup d’argent, beaucoup plus peut-être qu’il n’aurait fallu ». 58. Conseil général décembre 1871, note du général de division du 21 décembre 1871 : « Dans le district de Bordj, les indigènes ont perdu à la suite de l’insurrection [...] une grande quantité de grains et presque toutes leurs bêtes de labours ».
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Mais les chiffres ne disent pas l’état d’esprit dans lequel les contributions de guerre ont été perçues : « Les caïds et les chioukh restés fidèles furent les principaux agents du recouvrement ; or, ayant été mal indemnisés par les commissions françaises, ils se montrèrent féroces dans leur réaction contre leurs anciens administrés », et « dans l’intérêt du respect du principe d’autorité si fortement ébranlé comme dans le but d’activer des recouvrements difficiles, on dut presque partout fermer les yeux sur ces agissements regrettables »59. De toute manière, dans le département de Constantine, l’impôt de guerre a été plus lourd qu’ailleurs60. Le séquestre eut des résultats moins immédiatement spectaculaires. Pour la campagne 1871-1872, nous l’avons vu, une circulaire avait remis à plus tard la dépossession des indigènes ; mais dès 1872, la séquestration des terres progresse rapidement. Les commissions de séquestre animées par les conseillers généraux représentant les colons veulent voir les terres passer rapidement aux mains de la colonisation. Ainsi, celle de Constantine propose 340 000 ha à prélever sur les tribus révoltées ; le général de division estime que ce n’est pas exagéré, « bien s’en faut », et propose d’augmenter les propositions de la commission pour un certain nombre de cercles61 : Cercle Bougie Djidjelli Collo El Miliah
Propositions de la Commission du Général 13 780 ha 49 144 ha 9 030 ha 23 974 ha 5 340 ha 7 605 ha — 11 403 ha 28150 ha 92 126 ha, soit
donc en plus 63 976 ha. Mais le général prévoit des « difficultés d’exécution » dans le cas d’un déplacement de population, car « les indigènes se sont toujours montrés réfractaires à ces sortes de mesures ». [...] « Il ne faut 59. L. Rinn, « Deux documents indigènes sur l’histoire de l’insurrection de 1871 », Rev. Afr. 1899. p. 21 et sq : « Ils (les chefs indigènes) nous ont enlevé la peau et les os et maintenant ils nous brisent les os pour en manger la moelle, déclarent les fellahs. Voilà une année que nous ne faisons que payer et nos chefs indigènes nous disent : payez encore ». À rapprocher de AGG, 3 E 76, Mémoire de M. Guérin, interprète militaire à Dellys, 5 novembre 1872, précisant que : « La contribution de guerre dont l’assiette et la perception ont été confiées aux gens des djemâas n’a en réalité pesé que sur les petits qui sont aujourd’hui bien et dûment ruinés ; tandis que les gens riches, les propriétaires du sol généralement les plus coupables non seulement ont pu s’affranchir d’une charge qui devait être commune, mais encore ont trouvé des profits dans la misère qui les entourait en achetant à vil prix tout ce qu’on vendait pour payer le trésor français. » 60. F 80 1810, gouv. gén. à gén. cdt div. Constantine, 26 février 1873. 61. F 80 1810, dép. du gouv. gén. du 24 février 1872.
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pas se faire illusion sur la mauvaise volonté que mettront les indigènes à quitter le sol sur lequel ils sont nés et où ils ont vécu. L’amour de l’arabe pour la propriété qu’il a créée est de nature à les amener à nous opposer une force d’inertie qu’il faudra vaincre quand même et qui, dans certains cas, pourra nécessiter, il ne faut pas se le dissimuler, l’emploi de moyens rigoureux ». Le général ne dit pas la gêne matérielle voire la misère qui pourrait résulter de ces déplacements, sans compter les déséquilibres sociaux qui en seraient le fruit. Aussi lorsque les commissions de séquestre présentent aux tribus séquestrées collectivement les conventions de rachat, certaines tribus refusent62. Ou bien encore, lorsqu’elles signent, c’est avec une « morne résignation et sous la pression de menaces réitérées »63, menaces que de Gueydon avait recommandé d’utiliser dans sa circulaire du 26 juin 187264. Le résultat tel que le présente le Préfet au conseil général en décembre 1872 est tout de même intéressant65 : – dans le cercle de Bougie, on a obtenu, grâce aux conventions de rachat de séquestre, 28 360 ha de terres excellentes ; plusieurs douars ont cependant refusé de signer : ce sont les Mezaia, les Beni Amran, les Aït Ahmed ou Garet, les Toudja, les Ouled Sidi Amokran, en tout 22 804 qui sont donc totalement séquestrés ; – dans le cercle de Djidjelli, la colonisation obtient 41 017 ha dont 24 301 ha séquestrés appartenant à huit douars qui ont refusé de signer : la commission accuse les agents des bureaux arabes d’avoir été les instigateurs de ce refus. Aux douars ou aux tribus ayant accepté les conventions, on offre des terres à prendre plus au sud, dans la région d’Oued Zenati, en tout 11 908 ha, mais on ne précise pas la qualité des terres, non plus que leur salubrité : on sait seulement qu’elles sont impropres à la colonisation. Il n’est pas question évidemment de prendre en considération les différences affectant les genres de vie auxquels sont si sensibles les paysans66. 62. AGG, 3 E 76, lettre de Fawtier, conseiller général au gouverneur général, 17 mai 1872. AGG, 2 H 83, P.V. de conversation avec les djemâas de la région de Drâ-el-Mizan, 11 juillet 1872 : « Les arabes admettent la défaite ; ils admettent qu’on leur enlève tout ce qu’ils ont : Vous avez le droit, vous avez la force, mais nous ne signerons aucun abandon ». AGG, 22 L 18, Akbou, dép. de Bellemare au gouv. gén. 26 déc. 1872. Note de Joly de Brésillon, du 25 sept. 1872. AGG, L carton 18 bis. circulaire du gouv. gén. du 3 décembre 1872. Conseil général 1872. Cf. aussi Vital à Urbain, 4 nov. 1872 : « [...] Les arabes du cercle de Djidjelli ont refusé de se retirer des terres séquestrées ; il a fallu pour les décider la vue d’une petite colonne ; on les cantonnera ça et là maintenant ». 63. L. Rinn, art. cité. 64. « [...] J’ai la conviction qu’elles (les conventions de rachat) seront accueillies par les tribus et cette conviction, je la puise dans l’intérêt même des indigènes qui n’ignorent pas et auxquels au besoin vous ne laisserez pas ignorer qu’à l’expiration des deux années, à partir de l’arrêté de séquestre, leur territoire doit revenir à l’État. » in AGG, 2 H 83. 65. Conseil général 1872. T. II. 66. Cf. nos remarques in Livre I, chap. Activités.
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Il ressort de documents ultérieurs67 que les terres données en compensation aux Tazia recasés sur les douars Tabellout et Rekkada sont d’une « qualité bien inférieure à celles qui ont été abandonnées à l’État ». Quelquefois, les fellahs abandonnent leurs terres (ex. le douar Oum-et-Tletin) mais ne reçoivent rien en échange et attendent la décision administrative. De telles situations peuvent être génératrices d’opérations spéculatives. Ainsi, les Ouled Belafou (cercle de Djidjelli) avaient complètement évacué leur territoire68 ; on n’avait laissé là que quelques gardiens ; en attendant la création des centres de colonisation projetés, on mit les terres en location par adjudication. Le caïd Salah de l’Oued Djendjen obtint la location de ces « terres magnifiques chargées d’oliviers ». Bien que l’autorité administrative interdît le retour des anciens fellahs pour utiliser les terres ainsi louées, Salah s’arrange avec les anciens propriétaires, et grâce à cette habileté, retire un bénéfice net de 16 000 frs. L’exemple de Salah n’est pas unique, car les européens savent aussi profiter de la situation. Ils utilisent le système des ventes de gré à gré et à prix fixe, « en réalité dérisoire ». Les spéculateurs peuvent ainsi acquérir de vastes étendues à bas prix69. De Gueydon usa de tout son pouvoir pour arrêter de telles manœuvres, mais le parti de la spéculation était d’autant plus puissant qu’il se sentait plus ou moins ouvertement soutenu par le préfet Roussel. Par ailleurs, la commission départementale du séquestre paraît, dans la province de Constantine, avoir outrepassé les instructions gubernatoriales, notamment en matière de rachat de séquestre70. « Toutes les fois que les prélèvements faits sur une tribu avaient nécessité de la part de l’État un remboursement en argent, on réunissait plusieurs tribus en une seule, de façon à ce que les prélèvements faits correspondent au cinquième des terres appartenant à cette collectivité et on traitait avec une djemâ‘a composée pour la circonstance des éléments pris dans les différentes tribus réunies. Mais on ne rédigeait qu’une seule convention : ainsi pour les caïdats des Beni Aydel, d’El Arrouch et des Djebarra (cercle de Bougie) ». Faut-il dire que jamais les instructions sur l’application du séquestre n’avaient envisagé de telles pratiques ? On voulait faire vite évidemment pour que la colonisation profite immédiatement des terres séquestrées ; ainsi si l’on devait suivre les instructions du gouverneur, il faudrait trois ans environ pour lever les plans des 80 000 parcelles composant les 8 000 ha à exproprier 67. AGG, K, Séquestre 1873, du cdt du cercle de Djidjelli à gén. cdt la subdivision, 1er octobre 1875. 68. AGG, 2 H 82, Rapport du gén. cdt la div. de Constantine, 25 mars 1876. 69. L. Dominique, op. cit., p. 107. AGG, 3 E 77, lettre du gouv gén. à min. Intérieur, 11 juin 1872. 70. AGG, 2 H 83, Rapport du 14 juillet 1873 sur le séquestre.
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avant d’établir les centres de Duquesne et Strasbourg (cercle de Djidjelli)71. D’où des erreurs dans les plans, des empiètements, des réclamations incessantes. De plus, en laissant aux djemâ‘as le soin de régler les indemnités à verser aux fellahs qui avaient perdu plus du cinquième de leurs terres, pour les besoins de la colonisation (que celles-ci fussent en terrain melk ou arch) on laissait souvent les individus dépossédés sans ressources car les djemâ‘as ne s’occupaient guère d’eux. Ils attendent souvent les indemnités que les djemâ‘as ne sont pas pressées de leur verser72. Autre circonstance aggravant le séquestre : les évaluations des biens abandonnés par les tribus. Les taux sont fixés de la manière suivante73 : — hectare de terre cultivable 50 frs au maximum — hectare de parcours 10 frs au maximum — pied d’olivier 20 frs au maximum — arbre fruitier 5 frs au maximum Or, manifestement, ces tarifs sont inférieurs aux prix moyens pratiqués. Localement enfin, certains fonctionnaires trop zélés appliquent le séquestre étroitement, malgré les instructions gubernatoriales et saisissent les objets de la vie courante et les richesses mobilières (tapis, grains, animaux, etc.). Les fellahs protestent74, mais lorsque le fonctionnaire intéressé est invité à 71. AGG. K, Séquestre 1873, gén. cdt la subdiv. à gén. cdt div. 16 avril 1873. 72. AGG, 2 H 83, Rapport général sur la liquidation et les résultats du séquestre collectif et nominatif à la suite de l’insurrection de 1871, Alger 1878. Cf. aussi AGG, 2 H 83. rapport du 14 juillet 1873. 73. Ibid. 74. AGG, K, Séquestre 1873, Rapport de l’administateur du district de Bordj, 5 mars 1873. L’argumentation du receveur des domaines, chargé d’appliquer le séquestre est intéressante par plus d’un trait : — 1° La valeur des actes présentés par les réclamants est nulle : « Vous avez trop d’expérience et trop d’habitude des affaires indigènes pour ne pas remarquer sous quelle influence et par quel mobile ces actes ont été rédigés ». — 2° Les observations personnelles des indigènes ? « Ne pensez-vous pas, Monsieur le Commandant, qu’ils ne doivent être soumis qu’au jugement de l’administration qui est seule compétente ? » « Ne remarquez-vous pas que ce serait rendre mon service impossible et votre tâche bien lourde si vous acceptiez les plaintes toujours trompeuses d’individus qui n’ont qu’un intérêt, qu’un désir, qu’un mobile, mentir dans le but de tromper l’administration française qui leur inflige le châtiment qui doit leur faire regretter leurs forfaits ? » « [...] Si les indigènes que je frappe étaient de bonne foi, ils n’auraient pas à s’en plaindre et je crois pouvoir vous affirmer que, dans le doute, je penche toujours vers la clémence, usant de tous les ménagements compatibles avec mes devoirs. » Pour finir, le receveur déclare : « Il n’y a plus à y revenir ; l’administration à qui je rends toujours compte de mes opérations m’a donné l’ordre d’agir comme je l’ai fait et je suis certain de ne m’être pas trompé : les sus-nommés n’ont qu’à gagner à se faire oublier ».
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s’expliquer, il rejette en bloc les réclamations. On comprend alors le conseil de Gueydon au général commandant la division de Constantine75 : « Recommandez à Monsieur Capifali (directeur des Domaines) d’agir avec prudence et circonspection et de ne pas me créer des embarras par des exigences excessives. » C’est le même esprit qui lui fait dire trois semaines plus tard76 : « Je désire réduire l’impôt de guerre, là où il a été trop lourd et ne pourrait être intégralement payé. Je désire en définitive, faire bonne justice et ne pas rendre irréconciliables des populations que notre intérêt même est de ne pas ruiner. » La gravité des problèmes que le séquestre et les contributions de guerre posent sur le plan humain atteint de Gueydon. Les rapports émanant de divers côtés sont éloquents ; ainsi, celui de Bordj-bou-Arréridj77 qui déclare qu’en fixant à 1 fr par hectare la location des terres séquestrées, cela fera une charge supplémentaire de 180 000 frs ; or, cette charge « peut réduire à la misère certaines tribus qui, en outre de l’énorme contribution de guerre, ont à payer des sommes relativement considérables pour le séquestre et pour l’entretien de leurs otages. Dans les tribus, l’autorité a dû prendre des mesures pour aider les cultivateurs en leur faisant des prêts de semences pour les mettre à même de cultiver quelques terrains ». De plus, les tribus ont tendance à émigrer : car l’émigration a bien des avantages pour elles : elles se soustraient aux obligations collectives (paiement de la contribution de guerre, paiement de la location des terres séquestrées) ; ainsi, les Beni Caïd du cercle de Djidjelli78. Un bilan provisoire établi en août 1873, donc quelques semaines après le départ de Gueydon79, permet de mieux mesurer l’ampleur du transfert des terres. Le séquestre a porté sur 725 840 ha de terrains évalués à 65 868 227 frs. De cette superficie, 499 421 ha intéressent les districts de Sétif, Bordj, Bougie et Akbou et valent 57 181 842 frs. Les domaines revendiquent en terres pour le rachat du séquestre 188 854 ha dont 147 630 ha pour les quatre districts mentionnés plus haut ; quant à la soulte de rachat, elle atteint 1 780 383 frs pour les mêmes circonscriptions ; enfin, l’État retire le montant annuel des locations de terres séquestrées, soit 240 199,50 frs dont 157 914,50 frs pour les quatre zones de Sétif, Bordj, Bougie et Akbou. Le détail du district d’Akbou permet de mieux saisir le sens du séquestre pour certaines tribus kabyles : 75. AGG, K, Séquestre 1873, dép. tél. 13 avril 1873. 76. AGG. 2 H 83, du même au même, dép. tél. du 4 mai 1873. 77. AGG, K, Séquestre 1873, Rapport du 2 janvier 1873 et 6 janvier 1873. 78. AGG, 2 H 83, Rapport du gén. cdt la div. à gouv. gén., 27 février 1873. 79. AGG, K, Séquestre 1876, État du 10 août 1873 et Arch. Enregistrement et domaines de Constantine (toujours sans référence).
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Douars
Superf. totale
Illoula 14 872 Beni Abbès 36 466,9216 Beni Mellikeuch 6 506,16 Ouzellaguen 8 390 El Harrach 17 852 Beni Aydel 31 532 115 619,0815 Sup. prise pour la colonisation
Illoula Beni Abbès Beni Mellikeuch Ouzellaguen El Harrach Beni Aydel
2 150 2 200 700 1 000 » 5 000 11 050
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Sup. séquestrée Valeur de la Valeur du 1/5 Sup. séq. (F) à prendre
9 915 2 150 000 27 347,2748 4 700 000 4 949,5728 950 000 5 552 800 000 11 434 875 000 23 649 4 394 500 82 846,8476 13 869 500 Valeur de ces terres
(F.) 430 000 440 000 190 000 160 000 » 750 000 1 970 000
430 000 940 000 190 000 160 000 175 000 878 900 2 773 900
la tribu doit encore à payer
Redevance domaniale
(F.)
(F.) » 2 200 700 1 000 » 5 000 8 900
» 500 000 » » 175 000 128 900 803 900
Un autre tableau nous indique la proportion du revenu foncier annuel par rapport à la valeur en argent du cinquième abandonné au profit de l’État80. Dans le cercle de Bordj, les tribus qui ont accepté de souscrire au rachat de séquestre ont un revenu foncier annuel de 464 510 frs ; elles sont obligées de verser pour le rachat du cinquième 459 964 frs, soit 99 % de leur revenu, ceci indépendamment des impôts. On comprend mieux alors l’inquiétude du général commandant la subdivision de Sétif dans son rapport sur les opérations de séquestre81 : « Les indigènes, écrit-il, avaient fort bien admis le séquestre individuel appliqué aux principaux chefs ; le séquestre collectif étant considéré par eux comme une garantie du paiement de la contribution de guerre ». « Ils pensaient donc qu’une fois la provision payée et les otages livrés, ils verraient lever le séquestre collectif. Leur désappointement fut grand quand ils se virent réclamer une contribution de guerre écrasante et sans exemple jusqu’ici : dix ou douze fois leur impôt annuel, c’est-à-dire une rançon trois ou quatre fois plus forte que celle payée par la France aux Prussiens. Quand, à ces charges terribles, nous sommes venus ajouter encore ou des prises de terre ou des demandes d’argent, nous avons dépassé la mesure que nous indiquaient une bonne politique et même l’intérêt du trésor, car, nous avons 80. Ibid. 81. AGG, K, Séquestre 1873, Rapport du 31 août 1873, à rapprocher de la brochure de F. Hun, Des effets du séquestre chez les Kabyles, Alger, 1872.
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brisé pour bien longtemps les quelques liens qui pouvaient encore exister entre la France et les indigènes vaincus ». Rappelant les « exigences fiscales » qui ont pris naissance au jour de la répression et qui continuent encore aujourd’hui, « il estime que cela produit un très mauvais effet sur les indigènes [...] qui se demandent avec anxiété quand nous aurons fini de les pressurer ; comme ils savent très bien que de tout cet argent et de toutes les terres que nous leur prenons, il ne restera rien aux mains des militaires, toutes leurs haines se concentrent contre ces colons au profit desquels on les spolie depuis trois ans ». Évoquant les « lenteurs et les formalités » pour obtenir les mains-levées de séquestre en faveur des indigènes non insurgés «les verdicts fantaisistes des jurys algériens, les injustices des commissions d’indemnité », il estime que nous avons fini par rendre odieux la colonisation et le régime civil à vouloir aller trop vite. Et son rapport se termine sur une note très pessimiste : « Aujourd’hui, nous avons la force pour comprimer toutes ces rancunes et toutes ces haines, mais non le pouvoir de les faire disparaître. Le jour où notre armée sera diminuée ou occupée en France, l’insurrection reparaîtra plus terrible qu’en 1871 »82. En fait, les fellahs étaient épuisés pour de nombreuses années ; leur misère les asservissait pour longtemps au souci élémentaire de vivre au jour le jour, car leur situation dramatique permettait de les exploiter encore plus âprement. Nous avons évoqué tout à l’heure les gens du douar Oum-et-Thin, dont les terres passent entre les mains des colons ; certaines parcelles attendaient encore en 1873 d’être attribuées et étaient encore occupées par trois familles de fellahs. Une de ces parcelles de 18 ha fut louée à un colon pour 100 frs ; le même colon trouve le même jour à sous-louer son lot, 300 frs aux trois familles83. D’autres familles vivent sur un communal situé tout à fait au sud du territoire de Strasbourg ; ce communal montagneux est à peu près inaccessible aux européens, mais l’adjoint de Strasbourg, « songe à tirer un loyer de ces arabes auxquels on accorderait le droit d’habiter les gourbis, de récolter les jardins et de cultiver les parcelles labourables ». Fin septembre 1873, le conseil municipal de Strasbourg met aux enchères la location du communal : un colon obtient l’adjudication et invite les arabes à déguerpir ; finalement, seule l’intervention du commandant Nicolas, chef du cercle de Djidjelli, et de l’administration municipale de Strasbourg auprès du colon arrivent à faire obtenir aux fellahs des « conditions de location à peu près acceptables ». Comme le dit en octobre 1873 Chanzy, nouveau gouverneur général84 « on peut dire que les tribus soumises au 82. Dans le même sens, cf. déposition Villot in Rapport La Sicotière, et Corr. Vital. passim. 83. AGG, K, Séquestre 1873, Rapport Nicolas du 31 janvier 1874. 84. AGG, 2 H 83, Instructions du 25 octobre 1873.
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séquestre sont en quelque sorte en pleine faillite territoriale [...]. Quant au séquestre nominatif, il signifie la ruine absolue et radicale des indigènes atteints par cette mesure répressive ». Ainsi, les anciens propriétaires du douar de Tazia (cercle de Djidjelli) frappés de séquestre et expulsés de leurs terres, reviennent isolément et s’emploient comme khammès chez les européens installés sur les terrains de colonisation85 : la déchéance sociale accompagne donc la déchéance économique. Les Kabyles ont-ils conscience de ces conséquences ? Certainement. La preuve en est dans les chansons populaires que l’insurrection et le châtiment inspirèrent86 : « 1871 fut l’année de notre ruine ; Elle nous brisa les reins ; O ma bouche, ne cesse de chanter. Nous fûmes brisés comme une assiette, Et le pays tomba dans la désolation. Quand l’impôt de guerre nous affola, Nous tombâmes tous sur l’aire, Chacun renia son frère germain. L’année 1871 fut l’année terrible ; Les livres l’avaient bien prédit ; La justice disparut ainsi que la vérité. » LE CHÂTIMENT En quatre mois, le feu s’éteignit ; Les nœuds les plus solides se délièrent, Et tout le monde connut la honte. L’impôt s’abattit sur nous à coups répétés ; Soixante écus par tête à chaque fois, Apporte-les ou débrouille-toi. 85. AGG, 2 H 83, Rapp. gén. div. Constantine à gouv. général du 12 avril 1873. Dans le même sens, AGG, K, Corr. Sétif 1879, pétition des habitants du cercle de Bougie dispersés chez les Ouled Sidi Amokran, du 14 mai 1879 : « Les pétitionnaires se plaignent que depuis 1872, ils se trouvent dans un état déplorable, sans ressources pécuniaires et qu’ils meurent de faim ; leurs biens, leurs terres et maisons ont été pris et remis par le gouvernement à l’autorité civile (colonisation) ; ils errent à l’aventure, un peu partout. L’autorité de Bougie leur avait promis des compensations territoriales ou pécuniaires, mais ils n’ont rien reçu et vivent de ceux qui les ont secourus ou comme khammès chez les européens sur le territoire dit Ouled Sidi Amokran ». 86. J. D. Luciani, « Chansons kabyles », Rev. Afr. 1899. Nous avons interrogé des Kabyles pour savoir s’il existait un folklore relatif à l’insurrection de 1871 et à Moqrani ; tous ont été affirmatifs, mais aucun d’eux n’a pu nous fournir un élément écrit de ce folklore.
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Les gens ont vendu leurs arbres à fruits, Et même leurs vêtements ; C’est pour eux une époque terrible. La plus dure des épreuves et le plus grand Malheur nous vient des anciens spahis ; Ils sont la cause de notre misère. Quand l’un d’eux vient aux informations, Avec la cigarette et la pipe, Il commence par lancer l’injure. Le caïd est, de plus, un homme néfaste ; Il était pauvre et sans ressources, Et s’est enrichi par la trahison. La terre la plus fertile A été vendue à vil prix Son propriétaire ne la verra plus. Il ne possède même plus une brebis ; Il est indigent et souffre la faim ; C’est la volonté de Dieu, résignons-nous. 1871 est l’année maudite, Où commencèrent les procès ; Elle est la source de nos maux. Le gouvernement a supprimé les cours dans les zaouias, La lumière de la science s’y est éteinte, Il n’y a plus de lecteurs ni d’étudiants, Il a enlevé aux bestiaux les pâturages, Par l’ordre d’un ancien spahi, Et le caïd commence à les emmener (pour les vendre). Nous sommes tous réduits à mendier, Du riche ils ont fait un indigent, O Souverain maître, O Tout Puissant. »
Mais si le séquestre et les contributions de guerre sont une machine redoutable pour la vie des fellahs, la loi du 26 juillet 1873 apparaît bientôt comme une menace nouvelle.
CHAPITRE SEPTIÈME
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La loi du 26 juillet 1873
La loi du 6 juillet 1873 complète le séquestre par certains côtés, bien que ses effets pratiques dans le Constantinois soient moins importants. Nous avons vu qu’en décembre 1870, le sénatus-consulte de 1863 a été suspendu ; mais il n’est pas abrogé, si bien que certains officiers des bureaux arabes continuent d’accorder aux fellahs les terrains arch qui leur sont attribués par l’application du sénatus-consulte, ce qui ne manque pas de soulever les protestations des colons constantinois qui y voient « une entrave sérieuse aux travaux de la commission du séquestre »1. Or, il importe évidemment de modifier le sénatus-consulte dans le sens souhaité par les colons ; ceux-ci, nous l’avons vu, souhaitaient voir rapidement la constitution de la propriété individuelle en terre arch. De la sorte, la terre entrerait en circulation et permettrait à la colonisation d’en profiter ; les idées que les colons avaient proposées en vain en 18632 vont servir de guide à la nouvelle législation. Dès la fin de novembre 18713, le conseil de gouvernement discute un projet de loi sur la constitution de la propriété en Algérie : l’idée essentielle est de livrer aux colons la terre des tribus. Mais dans une dépêche au ministre de l’Intérieur, le gouverneur général de Gueydon4 estime que les fellahs, sous l’impulsion de l’intérêt privé, pour un mobile quelconque, bon ou mauvais, se détacheront du groupe familial pour réclamer leur part distincte de propriété. Et de Gueydon pense que le partage s’opèrera de luimême, « sans qu’il en coûte à l’État un embarras ou une injustice ». Du même coup, l’européen acquéreur d’une part indivise, ne restera pas non plus dans l’indivision [...] « car l’existence de ces parcelles (infinitésimales) et la présence de mineurs conduiront fatalement à la vente des propriétés à fin de partage ». Mais le gouverneur ne faisait aucune mention du délai dans lequel ce partage pourrait avoir lieu ; de plus, il avait l’illusion persistante que le fellah préfèrerait sortir de l’indivision pour jouir de la propriété individuelle. Il était en retard sur l’opinion publique européenne qui tenait 1. F 80 1809. Président de la commission départementale au gouv. gén., 11 mai 1872. 2. Cf. notre chapitre sur le Sénatus-consulte, supra. 3. F 80 1810. 4. F 80 1810, dépêche du 5 décembre 1871.
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à voir passer entre ses mains le plus de terres arabes ; ce retard l’amènera à s’opposer à Warnier, porte-parole des colons. Celui-ci, député à l’Assemblée de Versailles en juillet 1871 en remplacement de Garibaldi démissionnaire5, est l’un des rares hommes à connaître intimement les questions algériennes ; sa pensée en matière algérienne est donc prépondérante. Avec Lucet, député de Constantine et défenseur des colons, il estime qu’il est le « seul clairvoyant en matière algérienne et se considère comme indispensable »6. Il a de ce fait, une grande autorité et nous retrouverons sa main ici comme nous l’avions rencontrée à propos du séquestre. Il fera la leçon sur l’Algérie en commission ou à l’Assemblée, expliquant doctoralement les différences entre l’arch et le melk7 introduisant des subtilités inconnues jusqu’ici dans le régime foncier musulman (par exemple la différence entre le melk musulman et le melk berbère), déformant ses souvenirs, etc.8 Lorsque le gouvernement dépose deux projets de loi relatifs à la propriété en Algérie, le 29 janvier et le 27 mars 1872, la commission où règne Warnier fond les deux projets en un seul, et modifie de fond en comble les documents gouvernementaux9. Le projet de loi présenté par Warnier est sévèrement critiqué par de Gueydon10 : « Si la loi est votée telle que l’a amendée, c’est-à-dire gâtée, le député algérien, elle produira des lenteurs, des impossibilités pratiques et finalement la déception » écrit l’amiral. En effet, la loi conçue par Warnier comprend : 1° Une part législative, 2° des instructions d’application. Du point de vue législatif, la loi du 26 juillet 1873 assimile la propriété musulmane à la propriété française : il n’y a plus de régime différent entre les deux types de propriété : tout est soumis à la loi française (art. 1). À partir de cette règle, Warnier supprime la différence essentielle opposant le melk à l’arch ; comme ces termes n’ont pas d’équivalent en français, Warnier les fond en un seul : au lieu de POSSESSEURS, il n’y a plus que des PROPRIÉTAIRES, et la propriété ne peut être que privée ou collective. Est-ce à dire que le melk correspond à la propriété privée et l’arch à la propriété collective ? Warnier ne répond pas à la question. Du même coup, la loi assigne comme but suprême la création de la propriété individuelle : elle 5. Sur lui, cf. Robert, Cougny et Bourloton, Dictionnaire des parlementaires, T. IV. 6. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 14 octobre 1872. 7. Sur tout cela voir un énorme dossier in F 80 1810. 8. Il affirme par exemple n’avoir trouvé que 30 000 ha de biens melk dans toute la province de Constantine. 9. Cf. à ce sujet, Rapport Warnier sur la loi du 26 juillet 1873 in Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée du 26 juillet. 10. F 80 1810, lettre de Gueydon à direction ministre de l’Intérieur, 24 décembre 1872.
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continue donc le sénatus-consulte. Cette propriété n’était attribuée aux membres de la tribu que dans la mesure des surfaces dont chaque ayantdroit a la jouissance « effective » (art. 3), étant bien entendu que ces surfaces comprenaient les étendues cultivées et celles qui servaient au parcours ; le surplus passait aux mains de l’État. Dernière conséquence de cette francisation de la terre musulmane, la possibilité de retrait de l’indivision en vertu de l’article 815 du code civil (art. 4) : cet article était de loin le plus dangereux pour les fellahs, car il permettait de rompre à tout jamais les vieilles solidarités rurales si tenaces dans ce pays. Warnier était d’ailleurs bien conscient des répercussions de cet article, mais il n’avait en vue que les intérêts des colons. Grâce à cette disposition, les colons pourraient pénétrer au cœur des tribus et acquérir des terres11. Pour créer la propriété individuelle parmi les tribus, la loi prévoyait que les tribus devaient verser des centimes additionnels spéciaux (art. 24). Si une certaine logique, – dépourvue de réalisme –, a guidé Warnier jusqu’ici, par contre l’article 7 semble annuler les articles antérieurs : en effet, cet article précise que la présente loi « ne déroge point au statut personnel, ni aux règles de succession des indigènes entre eux » ; autant dire qu’une fois le titre de propriété individuelle française obtenu, le fellah peut voir sa terre suivre, pour la succession, les règles de la jurisprudence et de la tradition musulmanes : la loi de 1873 ne constituerait alors qu’un intermède coûteux et dangereux. Pour appliquer la loi Warnier, il fallait évidemment procéder à une reconnaissance détaillée du territoire des tribus. Il se posait alors les mêmes problèmes que pour le sénatus-consulte ; avec quelques complications supplémentaires, car il fallait attribuer à chaque ayant-droit sa part. La cadastration se doublait d’une attribution de propriété, sans que tous les intéressés aient été entendus ; des difficultés matérielles, des procès innombrables, des réclamations incessantes étaient à prévoir. Fallait-il revenir sur le sénatus-consulte ? Les dispositions du sénatusconsulte étaient-elles abrogées ? La loi était muette sur ces points importants. Nous laissons de côté les instructions contenues dans les titres II et III, mais 11. F 80 1810. Circulaire de Borély-la-Sapie du 17 juillet 1872 : « [...] Aux capitalistes, un champ plus vaste sera bientôt ouvert par l’adoption de la loi sur la propriété en Algérie, actuellement soumise à l’Assemblée nationale ; cette loi autorisera la vente, interdite, ou tout au moins impraticable jusqu’à ce jour, des propriétés arabes ; elle va mettre dans la circulation de très vastes étendues, elle facilitera le moyen d’acquérir avec sécurité et à des conditions avantageuses. Après son adoption, les indigènes à qui elle rendra la libre disposition de leurs terres auront tout intérêt à échanger une partie de leurs propriétés généralement beaucoup plus vastes que ne comportent leurs besoins contre un capital qui leur fait défaut et qui leur est indispensable. Ces transactions ouvriront à l’initiative privée une si vaste carrière que quiconque a les moyens d’acquérir n’aura plus de raison pour demander des concessions de terre ou la mise en vente par l’État des étendues dont il disposera ».
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elles devaient gêner si sérieusement l’application pratique de la loi que l’administration fit éditer par la suite un consciencieux et volumineux manuel d’instructions à l’usage des commissaires enquêteurs. À peine la loi est-elle votée par l’Assemblée que les difficultés surgissent. Une commission d’interprétation est nommée à Alger12 ; le premier président de la cour d’appel, Sauteyra, décline l’honneur d’en faire partie en faisant remarquer que « cette commission était la condamnation de la loi et qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à rapporter la loi ». La loi suscite des inquiétudes que veut calmer Chanzy au Conseil supérieur de gouvernement13; malgré son espérance de voir constituer 250 000 ha par an à raison de 1 000 ha par mois et par commission (il y a 25 commissions et dix mois de travail sur le terrain) ; les années passent sans que la loi soit sérieusement appliquée dans le Constantinois14 : « L’administration ne trouve plus personne qui veuille s’en occuper sur le terrain, elle ne donne point d’instructions, ne fournit aucun éclaircissement, n’aide en aucune manière les commissaires enquêteurs ». Le conseil général de Constantine dans sa séance du 14 octobre 1876 s’émeut des lenteurs qui empêchent une application rapide de la loi ; tantôt, les bons commissaires enquêteurs sont rares, tantôt, le travail fait hâtivement est entaché d’erreurs et doit être refait ; tantôt, il faut compter avec les droits traditionnels de parcours des nomades sahariens (ex. chez les Abd-enNour)15. Le conseil entend les mêmes doléances en 1877 et veut que les transactions permettent l’extension des centres de colonisation16. En 1878, le conseil général reprend la question et s’émeut du retard pris par le département de Constantine sur les départements d’Oran et d’Alger : « Là, la délivrance des titres a donné lieu à un grand nombre de transactions entre indigènes et européens ; ainsi dans celui d’Alger, la tribu des Hachem a presqu’entièrement aliéné ses lots de terre en faveur d’européens après la remise des certificats de propriété individuelle ». Dans le Constantinois, « les titres de propriété ne sont délivrés que dans un seul douar et depuis quelques jours seulement »17. Néanmoins, les fellahs paient chaque année 800 000 frs de centimes spéciaux pour l’application de la loi. À partir de
12. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 24 novembre 1873. 13. Statistique générale de l’Algérie, 1873-1875, discours du 12 janvier 1875 : « Non, la loi dont il s’agit ne recèle ni une pensée de spoliation, ni une idée de refoulement, ni un moyen de livrer des individus à des spéculations auxquelles ils ne pourront se soustraire. » 14. AGG, l X 41, Sauteyra à Urbain, 12 février 1876 : « La loi sur la propriété que je considère comme la pierre fondamentale du nouvel édifice algérien ne paraît pas devoir être appliquée sur une échelle de quelque importance. » 15. Conseil général 1876. 16. Conseil général 1877, séance du 15 octobre. 17. Conseil général 1878, séance du 13 avril.
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1879, les conseillers généraux constantinois attaquent véhémentement la loi de 1873 : « Cette loi indéchiffrable, souvent contradictoire, inapplicable même pour les fonctionnaires qui y mettent tout leur savoir a été mal rédigée, quoique faite par nos propres représentants algériens et sous leur responsabilité morale. Il faut que la loi soit révisée en s’éclairant des difficultés rencontrées dans l’application du texte primitif »18. Plus tard, un conseiller général va jusqu’à dire que « la loi n’est qu’une copie du sénatus-consulte de 1863, mais elle est encore plus mal conçue »19. Ces critiques ont leur écho au conseil supérieur de gouvernement où l’on s’aperçoit que la loi est obscure, que son application est lente, enfin qu’elle manque son but puisque l’indivision est maintenue et que la terre n’entre pas en circulation20. En vérité, le fond même de la loi est remis en question. Pour les fellahs constantinois, quelle fut l’importance de la loi de 1873 à 1881 ? Six douars21 furent intéressés par l’application de la loi et reçurent les titres de propriété : — Canton de Mila, douars de Bab Trouch et Bou Ksaïba ; — Canton de Smendou, douars de Beni Hamidan, Eulma Medjabia et Souadek ; — Canton d’El Arrouch, douar El Ghedir. Y eut-il transfert des terres des mains des fellahs à celles des colons ? C’est possible, mais nous n’avons aucun document pour la période en question. Il est vraisemblable que la loi de 1873 n’eut pas dans le Constantinois les spectaculaires et odieuses répercussions signalées par X. Yacono dans la vallée du Chéliff 22 ; en effet, les colons avaient, grâce au séquestre, des étendues beaucoup plus importantes que celles que la loi de 1873 pouvaient leur fournir. La loi contribuait cependant par ses dispositions à dissocier un peu plus les tribus ; elle était de ce fait destinée à émietter la société rurale constantinoise, tout comme le sénatus-consulte et le séquestre.
18. Conseil général 1879, p. 240. 19. Conseil général 1880, 18 octobre, p. 209. 20. Conseil supérieur de gouvernement, 11 déc. 1880. 21. Estoublon et Lefébure, op. cit. Nos recherches de documents concernant l’application de cette loi ont été infructueuses ; les archives départementales de Constantine possèdent en effet une série concernant la propriété indigène, Série N ; mais il est impossible d’en tirer quelque chose, car il n’existe aucun semblant de classement. Nos sondages, bien que portant sur une soixantaine de dossiers, ne nous ont apporté que des résultats dérisoires ; en tout cas, rien de suivi sur la loi de 1873 : aussi devons-nous nous contenter des indications puisées dans les statistiques officielles ou dans l’ouvrage de Peyerimhoff, sur les Résultats de la colonisation de 1871 à 1895. 22. X. Yacono, La colonisation dans les plaines du Chéliff, T. I, page 296 et sq.
CHAPITRE HUITIÈME
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Le reflux indigène (1873-1881)
De Gueydon avait mis sur pied les opérations de séquestre ; Chanzy, son successeur au gouvernement général (1873-1878) poursuit son œuvre, en y apportant la marque de son propre tempérament. Il n’est pas question évidemment de revenir sur les principes, mais Chanzy perçoit les conséquences du séquestre sur les populations rurales. Un rapport du chef des affaires indigènes en date du 13 juillet 18731 l’éclaire sur les questions à résoudre : — 1° Le séquestre doit tenir compte de la nécessité d’assurer des moyens d’existence aux collectivités séquestrées ; — 2° Il faut que le sort des innocents dont les biens ont subi le séquestre collectif soit réglé au mieux de leurs intérêts et de ceux de la colonisation. Quelques jours plus tard, dans une note destinée au chef d’état-major général, le gouverneur demande2 : — 1° Que les indigènes séquestrés nominativement soient plus sévèrement punis que les autres ; mais ils « recevront néanmoins à titre gracieux des moyens de subsistance » ; — 2° Que l’administration, en l’occurrence le service des domaines, et non plus comme avant les djemâ‘as, donne les compensations en terre ou en numéraire aux indigènes dont les terres sont comprises dans la partie de la tribu cédée au Domaine pour les besoins de la colonisation. Quelques semaines après, Chanzy précise dans ses instructions3 qu’« il n’a pas l’intention d’annexer au Domaine TOUTES LES TERRES SEQUESTRÉES COLLECTIVEMENT et d’abandonner la population de ces terrains, sans ressources, sans asile, sans moyens de travail, livrée aux funestes suggestions de la misère et du désespoir ». Le même esprit lui dicte cette recommandation4 :
1. AGG, 2 H 83. 2. AGG, 2 H 83, Note du 31 août 1873. 3. AGG, 2 H 83, Instructions du 25 octobre 1873. C’est nous qui soulignons. 4. AGG, 2 H 83, Note (sans date) dont la copie a été remise à la direction générale par le commandant Aublin le 19 janvier 1874.
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— 1° Les propriétés bâties, les orangeries, jardins et immeubles ayant par leur nature une valeur exceptionnelle ne peuvent sous aucun prétexte être attribués aux colons concessionnaires ; — 2° Les indigènes exemptés du séquestre par des arrêtés intervenus en vertu de l’approbation par le gouverneur général des listes d’exemption jointes aux conventions de rachat de séquestre conservent la jouissance pleine et entière de leurs propriétés même au milieu des territoires de colonisation, ainsi qu’il est juste et que le conseil de gouvernement en a constamment émis l’avis. Les propriétés dont il s’agit doivent être obtenues à l’aide d’arrangements amiables avec leurs propriétaires, si elles sont jugées nécessaires pour compléter le territoire des centres nouvellement créés. — 3° Il faut éviter d’allotir et d’attribuer à des concessionnaires européens des terres qui appartenaient avant l’insurrection à des indigènes aujourd’hui en instance de main-levée et de réserver ces terres jusqu’à ce que la liquidation définitive du séquestre ait fait cesser leur caractère litigieux. Sans perdre de vue les intérêts des colons, Chanzy ne voudrait pas sacrifier irrémédiablement ceux des fellahs. Mais les habitudes prises antérieurement par les autorités locales sont tenaces et les abus continuent. Dans la région de Bordj-bou-Arréridj5 un conseiller général, Dardillac, revendique les biens du cheikh des Ouled Dahman qui nous est resté fidèle en 1871, a été blessé dans nos rangs et, comme bien d’autres, a vu ses biens pillés par les insurgés. Il n’a reçu aucune indemnité6 mais Dardillac, sans attendre la décision de l’autorité supérieure, fait exécuter les premiers travaux d’installation d’une ferme. Dans la même région, les Beni Yala7 se plaignent que « la soulte de rachat de séquestre a été répartie par les kebar de la djemâ‘a non sur l’étendue des terrains détenus, mais sur les foyers ; elle pèse donc inégalement et accable plus les pauvres que les riches ». De plus en plus d’ailleurs, les fellahs protestent contre les conséquences du séquestre : tantôt les soultes de rachat de séquestre sont inégalement établies ; de ce fait, elles sont trop lourdes pour les uns et trop légères pour les autres8 : ex. les Beni Yala déjà cités, les Ouled Khelouf, les Ksour, les Dreat, les Djebaïlia, les M’karta (tous du cercle de Bordj) : tantôt, les fellahs trouvent injustifié le paiement de la location pour les terres collectivement séquestrées qu’ils cultivent encore, et ils ne veulent pas louer ces terres9 : ex. cercle de Sétif ; tantôt, toute la population d’un douar réclame contre la situation 5. AGG, K. Correspondance Bordj-Sétif 1874, cdt. district Bordj à subdiv. Sétif, rapport annuel 31 décembre 1874. 6. Id., du même au même, rapport du 9 octobre 1874. 7. Id., pétition du 10 décembre 1874. 8. Id., rapport du 8 août 1874. 9. AGG, 2 H 83, Note du 8 mars 1874.
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déplorable que lui fait le séquestre (ex. douar Tazia)10. En effet, les tribus abandonnent de plus en plus fréquemment leurs terres. Jusqu’ici, le séquestre individuel ou collectif s’était manifesté par le paiement de locations ; mais de plus en plus, le séquestre entre dans sa phase définitive, la plus douloureuse. Le général commandant la subdivision de Sétif note bien l’état d’esprit des fellahs obligés de subir cette pesante mesure11 : « Il est incontestable que les habitants des tribus qui ont à subir des prélèvements territoriaux considérables par voie de séquestre voient arriver avec désespoir le moment où ils devront quitter les terres nécessaires à leur existence ». « [...] En ce moment, les conséquences du séquestre paraissent plus terribles que jamais dans les cercles de Bordj, Sétif et Takitount ; car, pour la première fois, depuis l’insurrection, il va falloir céder effectivement des terres à la colonisation et pour la première fois aussi, l’administration des domaines fait circuler dans les tribus un vérificateur chargé de reconnaître les biens des indigènes séquestrés individuellement et d’en prendre possession ». « Il en résulte que la masse de la population habitant les périmètres cédés à l’État et les séquestrés nominatifs, généralement assez influents sont sur le point de se voir les uns déplacés, les autres ruinés complètement. Dans cette situation, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’ils désirent le succès des insurgés du Sud et se tiennent prêts à prendre part à la révolte si le mouvement cesse d’être localisé à El Amri. [...] Si les circonstances lui paraissent favorables, la population indigène mécontentée par le séquestre et surexcitée par les marabouts n’hésiterait pas à prendre les armes contre nous ». L’exemple le plus spectaculaire de ces abandons de terre et de transfert de populations est illustré par les Hachem12 du cercle de Bordj-bou-Arréridj. Les Hachem occupent la plaine de la Medjana et les environs de Bordj : 40 000 ha environ ; d’origine maghzen, la tribu a, nous l’avons vu, contracté de forts emprunts au cours de la crise de 1866-1870 ; sous l’autorité de Moqrani, elle se jette à fond dans l’insurrection de 1871, ce qui lui vaut d’être frappée d’une forte contribution de guerre, du séquestre collectif, sans compter les séquestres nominatifs. Comme ses terres sont fertiles, elles sont presque toutes réunies au domaine de l’État ; l’administration créera plusieurs villages : Bir Kasdali, Aïn Tagrout Sidi Embarek, Aïn Sultan, Medjana ; et on prévoit plusieurs autres centres ou hameaux : Kherfet el Hachem, El Annasser, Bel Imour, Chénia et Bir Aïssa. La superficie séquestrée couvre tout le territoire ; dès 1873, le général commandant la subdivision de Sétif réclame avec force la dépossession complète des 10. AGG, K, Séquestre 1873. Rapport du 1er octobre 1875. 11. AGG, 11 H 31, Rapport du 28 avril 1876. 12. Sur cette question, Conseil général 1876 ; AGG, K, Séquestre 1873, Rapport du 23 octobre 1873 ; AGG, K, Séquestre Hachem est un gros dossier consacré à ce déplacement.
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Hachem et l’établissement autour de Bordj d’une colonisation solide et compacte. « Les Hachem, écrit-il, sont des fils d’aventuriers étrangers, à la solde des Ouled Moqran et n’ont pas de racines dans le pays ; ils doivent disparaître de même que les autres indigènes de la banlieue de Bordj, par le refoulement sur les tribus voisines et par l’émigration sur des terres éloignées »13. Le général suggère leur déplacement dans le Hodna, s’ils deviennent « gênants ». Un peu plus tard, en janvier 1876, le même revient sur la question et préconise le transfert vers le Hodna14 ; effectivement, dans le courant de l’année 1876, on donne l’ordre aux Hachem d’aller s’installer sur les terres provenant de deux tribus du cercle de M’sila ; celles-ci avaient abandonné au titre du rachat de séquestre un cinquième de leur territoire. Le déplacement a lieu au début de l’automne 1876 ; théoriquement, il frappe tous les Hachem. Pratiquement, il y a des exceptions : ainsi les khammès, les employés des colons européens, ceux qui n’ont pas droit à des compensations territoriales et qui justifient en outre de moyens d’existence sont autorisés à rester15. Mais le transfert ne se fait pas sans réticence ; ainsi, les gens du douar Medjana manifestent de la résistance : les seuls chefs de famille acceptent d’aller dans le Hodna, laissant leurs familles et leur matériel d’exploitation ; en somme, ils veulent se rendre compte de ce qui les attend. Dans le Hodna, ils trouvent en mauvais état les barrages assurant l’irrigation, ce qui risque de réduire les superficies cultivables16. Si les Hachem ont peu d’enthousiasme à abandonner leurs anciens terroirs, les colons de la région de Bordj sont mécontents de les voir partir et le disent avec force au conseil général : ce déplacement est nuisible aux intérêts des colons17. En effet, ils se plaignent, faussement d’ailleurs, que l’administration n’a pas autorisé les khammès et les domestiques ouvriers qu’ils employaient, à demeurer dans le pays ; de plus, sont partis ceux qui possédaient du matériel et des bêtes de travail, donc ceux qui auraient pu être utiles aux colons, « pour surmonter les difficultés du début ». Troisième argument : le départ des Hachem vers le Hodna prive le budget communal de Bordj de ressources importantes. Pour finir, les conseillers généraux de Bordj estiment que le déplacement vient trop tard pour produire un effet utile de répression et qu’il « aggrave la punition légalement infligée aux Hachem suffisamment punis par la contribution de guerre, les razzias nombreuses opérées sur les troupeaux et le séquestre ». En bref, « le 13. AGG, K, Séquestre 1873. Rapport du 23 octobre 1873. 14. AGG, K, Séquestre Hachem, rapport du 26 janvier 1876. 15. AGG, K, Séquestre Hachem, rapport du 26 mars 1878. 16. AGG, K, Séquestre Hachem, rapport du 12 novembre 1876. 17. Conseil général 1876, séance du 9 octobre.
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déplacement des Hachem est une mesure malheureuse qui compromet l’avenir de la colonisation et les finances de la commune de Bordj ». Cet appui des colons de Bordj aux Hachem favorisera le retour clandestin des « déplacés » sur leurs anciens territoires. Pour arrêter cette « fuite du Hodna » le général commandant la subdivision de Sétif propose de démolir leurs anciennes habitations18 : la réponse du général commandant la division est moins rigoureuse : qu’on reconduise au Hodna les Hachem qui n’ont pas de permis de séjour. À la fin de mars 187819, la plus grande partie des populations transférées sont retournées sur leurs anciennes terres. Pratiquement, à partir de septembre 1878, les Hachem ne reviennent plus dans le Hodna ; en 1882, n’y faisant plus d’apparition, ils laissent leurs terres incultes et celles-ci servent de parcours aux troupeaux du Hodna20. Pourquoi ce déplacement a-t-il échoué aussi totalement ? Un rapport officiel21 analyse judicieusement les causes de cet échec : — 1° Les Hachem n’étaient qu’à une journée de leur ancien territoire : « c’est une tentation constante pour eux d’y revenir et de s’y réinstaller ». — 2° « Originaires du Tell, un très grand nombre n’avait comme abris dans leur pays que des maisons ou des gourbis. Transférés dans le Hodna, ils n’ont pas eu de tentes pour s’installer et ont refusé de s’en procurer. Leurs anciennes habitations dans le Tell n’ayant pas été détruites, ils y ont trouvé un refuge tout préparé ». — 3° Les Hachem n’ont pas trouvé dans le Hodna les ressources nécessaires : ils ont débuté par une très mauvaise année qui ne leur a donné aucune récolte, pas même la semence qu’ils avaient mise en terre. Découragés, ils ont donc cherché à revenir sur leur ancien territoire. Venus dans le Hodna avec le strict nécessaire, ils se sont trouvés bientôt sans ressources. Étrangers au pays, ils ne s’y sont procuré que difficilement des provisions, tandis qu’ils ont été sollicités au retour dans le Tell par les dépôts de grains qu’ils avaient laissés dans leurs silos et qu’ils n’avaient pu emporter faute de moyens de transport et d’endroits pour emmagasiner leurs réserves. — 4° Les exceptions au déplacement, accordées par l’administration ont été de « fâcheux exemples » pour ceux qui partaient ; de plus, ceux qui restaient ont souvent offert des refuges aux Hachem revenus chez eux, et ont été « souvent un obstacle à leur rapatriement ».
18. AGG, K, Division de Constantine. Correspondance de Sétif 1876, dép. du 2 décembre 1876. 19. AGG, K Séquestre Hachem, rapport du 26 mars 1878. 20. AGG, K, Séquestre Hachem, rapport du 28 juillet 1887. 21. AGG, K, Séquestre Hachem, rapport du 26 mars 1878.
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— 5° L’administration des domaines comme les colons a souvent accepté de leur louer ou sous-louer des terres qui leur avaient autrefois appartenu ; bien sûr, seuls les riches pouvaient louer, sous-louer, donc revenir chez eux ; les pauvres souffraient doublement de leur situation, parce que pauvres, sans ressources dans le Hodna, et parce qu’exilés. — 6° Enfin, les Hachem demandent, comme les gens du Hodna, à estiver dans le Tell pour leurs troupeaux, et ils reviennent à cette occasion sur leurs anciens territoires ; comme l’écrit justement Chanzy : « Nous dépasserions le but en changeant ce déplacement en internement », car « les Hachem de M’sila doivent rester libres comme tous les autres indigènes de se créer les moyens d’existence qui leur conviennent »22. Bref, l’impossibilité de modifier au commandement les genres de vie (le paysan est un personnage peu plastique), les désirs des colons et des fellahs se sont conjugués pour faire échouer le déplacement des Hachem. Ailleurs, dans le district d’Akbou23 chez les Beni Aïdel, « les gens de M’cisna et Seddouk, se font avec peine à la pensée que le centre européen de Seddouk, – et on ne peut les démentir – ne leur laissera que « les pentes rocheuses et abruptes des montagnes sur lesquelles ils ne peuvent espérer que de maigres récoltes au prix des plus rudes labeurs » : en effet, les prélèvements portent sur la vallée de l’oued Sahel ; « le mécontentement, la gêne dans plus d’une fraction, la misère se font sentir assez vivement » ; il en est de même dans le Zouagha24. Pratiquement, le séquestre imposé à la suite de la révolte de 1871 fut complètement liquidé en 1880-1881 ; mais Chanzy pouvait, dès 1878, présenter un rapport pour ainsi dire définitif sur la question25. Les contributions de guerre se sont élevées à 24 795 447,98 frs26 dont 23 022 023,67 frs ont été payés en 1879, soit en gros pour le seul département de Constantine, les deux tiers de ce qui a été levé pour toute l’Algérie. Le séquestre individuel27 a dépossédé 817 personnes ; celles-ci ont dû abandonner 3 941,1 hectares représentant la somme de 3 435 158 frs ; elles ont dû également perdre pour 597 000 frs de biens meubles : le montant 22. AGG, K, Séquestre Hachem, dép. gouv. gén. 8 avril 1878. 23. AGG, 11 H 31, gén. cdt div. de Constantine à gouv. gén., 2 avril 1880. 24. AGG, 11 H 31, du même au même, 9 juin 1877. 25. AGG, 2 H 83, Rapport général sur la liquidation et les résultats du Séquestre collectif et nominatif à la suite de l’insurrection de 1871, Alger, 1878. 26. AGG, 10 H 61, Situation du département de Constantine en 1880 : État du 12 nov. 1880 ; la contribution de guerre pour toute l’Algérie avait été fixée à 36 582 298 frs dont 34 278 805 frs avaient été payés au 31 déc. 1877. 27. AGG, 2 H 83. Rapport général déjà cité.
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total du séquestre s’est donc monté pour elles à 4 032 158 frs, soit 4 935 frs pour chacune d’elles en moyenne. Mais de ce total, nous devons déduire la part de Moqrani, qui a vu tous ses biens confisqués : ses terres représentent 29 350 ha28 et sont estimées à presque 2 millions de frs29; le séquestre individuel, une fois exclu Moqrani, représente donc en gros 2 millions de frs, 800 personnes environ, soit donc en moyenne 2 500 frs par séquestré. Ajoutons que 39 personnes, séquestrées nominativement, admises au rachat ont payé 19 500 frs, soit donc 500 frs chacune Le séquestre collectif a touché 181 tribus dont 26 en territoire civil et 155 en territoire militaire. Ont été admises au rachat : Terr. civil Terr. militaire
en argent 5 79 84
en terres en terres et argent 17 4 52 19 69 23
En tout donc 176 tribus ; cinq tribus ont vu leur territoire réuni au domaine de l’État, par suite de l’émigration en masse des populations : ce sont les Souamas, les Ouled Madhi, les Ahl Rouffi, les Regaz et les Ouled Sidi Abid. Le séquestre collectif a fourni dans la province de Constantine : Terr. civil Terr. militaire
en terres 82 575 ha 138 442 ha 221 017 ha
valant 2 265 792 frs 4 307 794 frs 6 573 586 frs
auxquels il faut ajouter 308 225 ha des collectivités non admises au rachat de séquestre et ne recevant aucune compensation par suite de leur émigration en masse ; ces terres sont évaluées globalement à 3 millions de frs. Il est donc passé entre les mains du domaine de l’État : 221 017 ha + 308 225 ha = 529 242 ha, répartis entre 82 575 ha en territoire civil et 446 667 ha en territoire militaire. Ces terres valent 6 573 586 frs + 3 millions de frs = 9 573 586 frs30. Sans doute sur cette superficie l’administration a fourni 218 368 ha aux collectivités ; mais ces terres constituent une compensation aux abandons de territoires par les tribus refoulées pour les besoins de la 28. AGG, Série L, Carton 24, liasse 5, affiche du 30 janvier 1878 (biens de la famille des Mokrani). 29. F 80 1810, gouv. gén. à min. Intérieur, 27 avril 1874 estime que les immeubles couvrent 26 000 ha environ et valent approximativement 1 861 398 frs. 30. N’oublions pas que les estimations du domaine sont très inférieures à la réalité et qu’il faudrait multiplier par deux ou trois pour arriver à une estimation exacte, sans compter que l’argent représentant le capital d’une terre ne signifie pas la même chose que la terre pour un paysan.
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colonisation ; le patrimoine des fellahs a donc diminué de 500 000 ha. En argent, le rachat de séquestre a fourni 4 086 022 frs dont 184 222 frs en territoire civil et 3 901 800 frs en territoire militaire. Récapitulons pour le Constantinois le montant des pertes causées par le séquestre et la contribution de guerre31 : 1° Contribution de guerre : 2° Séquestre individuel :
29 795 447,98 frs 3 435 158 frs + 597 000 frs + 19 500 frs = 4 051 658 frs
3° Séquestre collectif : — Terres — Soulte de rachat séquestre
6 573 586 frs + 3 000 000 frs + 4 086 022 frs = 13 659 608 frs Total = 42 506 713,98 frs
Si nous répartissons le séquestre en biens fonciers et en numéraire, nous aurons les résultats suivants : 1° Contribution de guerre : Numéraire 24 795 447,98 frs 2° Séquestre individuel — Biens meubles — Rachat séquestre — Terres 3° Séquestre collectif — Terres — Argent Total =
597 000 frs 2 725 frs
Biens fonciers
161 ha 39 414 ha 529 242 ha
4 086 022 frs 29 481 194,98 frs
568 817 ha
Nous avons analysé dans le détail le séquestre, mais cette mesure n’exclut pas les refoulements locaux dans l’intérêt de la colonisation ; le processus est analogue à celui du séquestre32.
31. Dans l’article déjà cité. L. Rinn évalue que pour toute l’Algérie, le séquestre s’est élevé à 63 212 251 frs (83,06 frs par individu) sur une fortune immobilière estimée à 91 948 450 frs, soit donc 68,75 % de la richesse des séquestrés : le séquestre a intéressé 761 030 hab., soit donc environ le tiers de la population de l’Algérie à l’époque. 32. Pour Aïn Cherchar AGG, L, carton 24. Arch. dép. de Constantine. M 2, Aïn Cherchar.
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À Aïn Cherchar (région de Jemmapes) l’administration enlève aux fellahs leurs terres de culture (premier choix) et de parcours (2 575 ha) malgré leurs protestations et leur refus catégorique33. Elle leur promet, pour les fléchir, tantôt des terres « excellentes » dans la région de l’Oued Cherf, plus au sud, tantôt l’expropriation pure et simple. En réalité, les terres offertes sont de qualité inférieure, d’accès difficile, coupées de nombreux ravins, très accidentées : la déclivité du sol est telle que seule une charrue arabe peut être de quelque utilité34. Finalement l’arrêté d’expropriation est pris le 16 septembre 1874 : les fellahs devront abandonner leurs terres ; sept ans plus tard, sur 48 concessionnaires, 11 louent leurs terres aux fellahs ou s’en désintéressent, alors que la terre est très fertile et bien située35 ; encore devonsnous souligner qu’Aïn Cherchar est éminemment favorable à la colonisation. Nous pouvons imaginer sans peine la suite pour les régions moins favorisées : les fellahs sont dépossédés et sont obligés de payer un loyer plus ou moins élevé aux colons. Non seulement, les habitudes que nous avions notées précédemment ne disparaissent pas, mais elles se renforcent36. Ce refoulement pose plusieurs problèmes : — 1° Comment vivront les populations refoulées ; transférées ailleurs, elles devront, ou bien coexister avec celles qui y sont déjà, ou bien elles entraîneront le déplacement de ces dernières ailleurs. — 2° Le resserrement provoque en outre une hausse du prix des locations de terre. Ainsi, comme les gens d’Oued Zenati et de l’Oued Cherf se trouvent trop à l’étroit sur leurs territoires, l’administration songe à les cantonner dans le Hodna ou sur la frontière tunisienne, dans la partie sud du cercle de Tébessa37. Par ailleurs, tous les documents, aussi bien les pétitions des 33. Le sous-préfet et l’administrateur parlent alors de « parti-pris », d’entêtement et de mauvais esprit (on révoque le chaouch suspecté d’être l’un de ces mauvais esprits) (Arch. dép. de Constantine, M 2, lettres du 17 juin, 20 juin et 12 août 1873). Peyerimhoff parle, à propos d’Aïn Cherchar d’acquisitions à « l’amiable » (op. cit., T. II. p. 420) et affirme que les indigènes expropriés ont « une situation certainement meilleure qu’autrefois ». 34. Arch. dép. de Constantine, M. 2, Aïn Cherchar, sous-préfet de Guelma à préfet, 8 juin 1873. 35. Arch. dép. de Constantine, M. 2, Jemmapes-Lannoy, État du 19 septembre 1881. 36. Sur cette question, cf. Arch. dép. de Constantine, M 2, Khenchela, dép. cdt subdiv. Batna 6 août 1879 : sur 45 concessionnaires, 11 cultivent eux-mêmes, 5 font cultiver, 3 louent leurs terres à des européens, 26 à des indigènes ; la plupart attendent leurs titres de propriété pour vendre. Dans le même sens, id. Bordj-bou-Arréridj, rapport sous-préfet Sétif 24 mars 1878 avec le détail par village. Cf. aussi M 2, Corr. générale, rapports du sous-préfet de Bône, 3 mai 1877. 37. Arch. dép. Constantine, 2, Oued Zenati, préfet de Constantine à gouv. gén. 24 juillet 1876.
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fellahs que les rapports administratifs attestent la hausse du prix des locations. Ainsi, dans la région d’Oued Zenati, zone de terrains azels, les fellahs se plaignent de payer 800 frs pour une djebda38 ; n’ayant plus de terres, ils sont obligés d’en louer à la Société Générale Algérienne et voient ainsi « leurs travaux de toute l’année absorbés par les loyers exorbitants de la terre qu’ils détiennent de la société ». D’autres ne payant que 300 frs par charrue39 trouvent la somme trop lourde pour eux. Ces protestations ont le don d’exciter la colère préfectorale qui y voit « l’œuvre d’infâmes agents d’affaires »40. Le préfet reconnaît la hausse des locations et « la gêne qui en résulte pour les cultivateurs », mais il y a, explique-t-il, de multiples raisons à cette hausse : — 1° L’augmentation des voies de communication qui facilite les débouchés ; — 2° Le développement des « rapports commerciaux entre les indigènes et les européens, entre l’Algérie et la Métropole » ; — 3° L’excès de la demande de terres sur l’offre41. « Au fond, les plaignants ne se trouvent pas dans une plus mauvaise situation que les autres locataires de terres européennes ; seulement la transition leur paraît plus sensible attendu qu’ils étaient habitués à louer à bas prix de vastes espaces et qu’ils en étaient à se considérer comme ayant des droits sur les azels cédés à la Société Algérienne ou appartenant encore au Domaine ». Pourquoi la hausse est-elle si sensible aux fellahs ? Un rapport détaillé du colonel Renoux, envoyé spécial de Chanzy42 et le rapport préfectoral auquel nous faisions allusion nous en explique le mécanisme. La Société Générale Algérienne ou le Domaine mettent en adjudication par lots importants les terres qu’ils détiennent. Ainsi, la société loue 45 000 ha à 72 personnes ; un seul caïd loue 12 000 ha, mais la location ne signifie pas la mise en valeur par les locataires. Ceux-ci fragmentent les lots qu’ils ont loués en lots plus petits qu’ils sous-louent, et ainsi de suite jusqu’au petit fellah, dernier souslocataire. La Société verse au Domaine, nous le savons, par la convention 38. Id., pétition du 14 juillet 1875. 39. Id., pétition du 7 septembre 1875. 40. Id., dép. du 24 juillet 1875. 41. Cf. AGG, L, Carton 30, Rapport Renoux, 16 novembre 1875 : « Plus la terre devenait rare pour les arabes, plus le prix de location s’élevait au point que plusieurs chefs indigènes se sont mis à spéculer sur les locations de plusieurs azels que le domaine de l’État possédait encore ; certains ont même poussé les adjudications à un prix triple et même quadruple de celui des années précédentes ; quelques-uns se sont repentis de leur inconséquence, mais les sous-locataires ont dû subir leur exigence ; ces spéculations se font sur une assez grande échelle ». 42. AGG, 3 L 25, et Arch. dép. de Constantine, M 2, Oued Zenati, rapport du 24 juin 1875.
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signée en 1865 un loyer de un franc par ha, quelle qu’en soit la qualité ; elle sous-loue à ses locataires : — 500 ha à 20 frs par ha et par an ; — 3 000 ha de 10 à 15 frs par ha et par an ; — 15 000 ha de 5 à 10 frs par ha et par an ; — 16 600 ha de 3 à 5 frs par ha et par an ; — 10 500 ha à moins de 3 frs par ha et par an. En tout 45 600 ha au prix moyen de location de 5,55 frs par ha et par an ; du principal locataire aux sous-locataires, il y a une marge moyenne en plus de 13,40 frs, ceci sans compter l’obligation pour le sous-locataire de labourer un certain nombre d’ha à titre de corvée (touiza), couper le blé, le battre, le nettoyer et le porter avec ses bêtes chez le principal locataire dont le domicile est souvent assez éloigné. Renoux évalue ces charges à 5 frs par ha environ, soit donc une différence en plus de 18,40 frs par ha pour le sous-locataire ; le sous-locataire paie donc l’ha sur la base de 18,40 frs + 5,55 frs = 23,95 frs. Renoux, évaluant très strictement le montant réel des sous-locations, arrive au prix de 280 à 310 frs par djebda, soit donc une moyenne de 28 à 31 frs l’ha : nous avons là évidemment des prix moyens. Et l’envoyé de Chanzy attribue au « resserrement des arabes » engendré par « l’extension de la colonisation européenne », la responsabilité de cette spéculation sur les terres qui rend « de plus en plus difficile l’existence des pauvres fellahs ». Par ailleurs, Renoux écrit : « Ce n’est pas à l’Oued Zenati que les arabes sont inquiets et mécontents, c’est presque partout. » « [...] Les arabes de l’Oued Zenati sont peut-être ceux qui ont le moins le droit de se plaindre ; mais ceux que le séquestre a frappés du cinquième et à qui on a pris beaucoup plus, ceux qui étaient propriétaires collectivement ou individuellement qu’on a déplacés en leur promettant des compensations qui n’ont pas encore été réglées éprouvent de grands mécontentements qui se traduisent souvent par des haines contre les nouveaux colons »43. Ainsi, de 1871 à la fin de 1880, la colonisation a obtenu par l’expropriation, la vente de gré-à-gré, la cession gratuite, l’octroi de biens beylik ou de forêts déclassées, 121 252 ha dans le seul département de Constantine44. Cela est à 43. Lorsque les fellahs ne peuvent louer, ils labourent illicitement les communaux, quitte à payer une amende : ainsi, dans la commune mixte de Châteaudun-du-Rummel, opèrent-ils de nuit (Arch. dép. Constantine, Biens communaux, dossier N° 12, Chât. du Rummel, dép. admin. CM. à préfet, du 18 et 23 mai 1876). 44. Peyerimhoff, op. cit., T. II, Tableaux annexes, origine des terres. La Statistique de l’Algérie (1879-1881), p. 98 donne un total différent : 151 529 ha. Voici le détail chez Peyerimhoff et dans la Statistique :
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ajouter à ce que les fellahs ont perdu par le séquestre ; pour eux, la perte totale est de 568 817 ha + 121 252 ha = 690 069 ha. Ces pertes sont d’autant plus sensibles que la période en question est loin d’avoir été une suite de bonnes années au point de vue économique.
Biens domaniaux Acquis par voie d’échange Achat de gré à gré Cession gratuite Expropriation
Peyerimhoff Superficie 91 471 ha 31 ha 5 811 ha 23 939 ha
Statistique Surperficie Valeur 103 744 ha 9 837 000 frs 40 040 ha 3 701 450 frs 135 ha 26 415 frs 7 610 ha
846 740 frs 14 411 605 frs
CHAPITRE NEUVIÈME
—
L’évolution économique de 1870 à 1881
La longue crise qui avait débuté en 1866 prend fin en 1870. La récolte d’orge est généralement « bonne », celle de blé « moyenne », avec évidemment des inégalités d’une région à l’autre1 : les chiffres sont d’ailleurs éloquents à ce sujet : 2 633 128 qx de blé dur, 3 326 683 qx d’orge. Sans doute, les prix de vente ont baissé mais cela tient à la réserve du commerce européen qui n’achète plus pour la métropole2. L’automne sec provoque un ralentissement notable des labours3 : l’absence de bêtes de trait (bœufs et chevaux) empêche l’extension des emblavures4 et constitue un « goulot d’étranglement » : la crise antérieure continue de peser sur la vie du pays. De plus, la sécheresse persistante gêne les éleveurs qui manquent de pâturages. Dans le cercle de Tébessa, passablement meurtri de 1866 à 1870, une épidémie frappe les chameaux et les moutons des Nemenchas5. Plus au nord, dans le cercle de Collo6, de nombreux moutons et des jeunes veaux meurent à cause du mauvais temps (froid et neige). Au printemps 1871, les sauterelles arrivent et causent des dégâts dans les hautes plaines7, parmi les Ameur Cheraga, les Segnia et les Telaghma ; l’insurrection enfin, achève de ruiner ce qui restait encore debout. La moisson donne des résultats médiocres8 : 1 502 291 qx de blé dur, 1 689 118 qx d’orge pour 378 081 ha ensemencés en blé dur et 454 144 en orge. Malgré cette récolte insuffisante, les prix baissent : les quintaux de blé et d’orge qui valaient respectivement à Constantine, au début d’avril 29,50 frs et 15 frs ne valent plus que 20 frs et 8,50 frs au début de juillet. Et la courbe des exportations indique une augmentation très nette par rapport 1. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 7 juin 1870 2. AGG, 11 H 37, Rapport du 6 septembre 1870. 3. AGG, 11 H 25, Rapport du 29 novembre 1870. 4. AGG, 11 H 25, Rapport du 14 décembre 1870. 5. AGG, 2 H 62, Rapport du 27 janvier 1871. 6. AGG, 2 H 62, Rapport du 13 janvier 1871. 7. AGG, 2 H 62 et 2 H 63, Rapport du 22 mai 1871. Cf. aussi, AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 2 mai 1871. Voir courbes 24 à 33. 8. Statistique générale de l’Algérie, 1867-1872 ; AGG, l X 8. Vital à Urbain, 17 août 1871. Il s’agit toujours ici des fellahs.
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L’ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE DE 1870 À 1881
à 1870, malgré des récoltes inférieures ; le département de Constantine exporte en 1871 : — 2 700 quintaux de farine au lieu de 4 053 en 1870 ; — 3 405 quintaux de blé au lieu de 556 qx en 1870 ; — 2 591 quintaux d’orge au lieu de 911 qx en 1870. La raison de la discordance entre la récolte d’une part, les prix et les exportations d’autre part tient à l’insurrection : les fellahs pour acquitter les contributions de guerre sont obligés de vendre le peu qu’ils possèdent, et l’excès de l’offre provoque une baisse des prix sur les marchés. L’imposition du séquestre risquant, nous l’avons vu, d’empêcher la mise en culture des terres, l’arrêté du 11 septembre 1871 autorise le retour des anciens propriétaires sur leurs terres et la mise en culture contre le paiement d’un loyer de un franc par ha et par an. Cependant à la mi-novembre9, le général commandant la division de Constantine déclare n’avoir encore reçu aucune dépêche officielle l’avisant de la décision gouvernatoriale, et il se demande comment seront labourées les terres séquestrées : « la question des labours, écrit-il, est une des plus importantes qui se présente en ce moment, et rien ne doit être négligé pour favoriser les ensemencements. Si ceux-ci sont réduits au-dessous d’une certaine proportion, nous avons à craindre la disette pour l’année prochaine avec toutes ses conséquences », et afin de mieux convaincre de Gueydon, le général termine en évoquant 1867. Pour éviter une telle menace accrue par le manque de semences, le général commandant la division de Sétif ordonne de vendre aux fellahs les grains séquestrés10 ; de plus, aussi bien à Sétif qu’à Batna, l’autorité licencie le plus grand nombre de mulets possible afin de faciliter les labours : enfin le général commandant la division se demande s’il ne va pas fractionner le versement de la contribution de guerre en plusieurs annuités pour favoriser les ensemencements. Malgré ces efforts, les perspectives demeurent assez médiocres : restriction des labours et des emblavures dans la région de Bordj et Sétif (manque de grains et de bêtes de labour)11 ; même situation dans le cercle de Batna ; situation moins mauvaise, mais déficitaire dans la subdivision de Constantine ; situation satisfaisante dans la seule subdivision de Bône12 ; dans l’ensemble, les superficies cultivées ont diminué13.
9. AGG, 2 H 63, dépêche du 17 novembre 1871. 10. AGG. 2 H 63, chef des affaires indigènes de Constantine à gouv. général, 8 décembre 1871. 11. Conseil général, 1871, décembre, note du général du 21 décembre. 12. AGG, 2 H 63, dépêche du 8 décembre 1871. 13. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 12 février 1872.
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Pourtant ce qui a été ensemencé se présente bien, et on augure d’une récolte favorable14. « Le blé baisse ... baisse » au printemps15, et ce qui était vendu « 32 frs il y a neuf mois » est maintenant à 22 francs. Effectivement, la récolte d’orge est bonne, « admirable » écrit Vital : celle de blé qui promettait « énormément n’est que moyenne »16 : 2 125 298 qx de blé dur pour 414 350 ha, 2 498 882 qx d’orge pour 273 876 ha. Les prix ont baissé par rapport à l’année précédente : à Constantine, fin octobre, le blé est vendu 17 frs le quintal, et l’orge 8 frs17, alors qu’à Bordj le blé vaut 20,50 frs et l’orge 12,50 frs (les difficultés de communication entre Bordj et Constantine expliquent cette différence de taux entre des régions aussi fécondes en céréales, mais ayant inégalement souffert de l’insurrection). Les exportations sont nombreuses et dirigées vers l’Italie ou l’Angleterre, à cause du « déficit considérable des céréales de la Mer Noire »18 : le chemin de fer de Philippeville à Constantine qui avait transporté 20 705 tonnes de blé, céréales et légumes secs en 187119 en transporte, en 1872, 59 086 tonnes : « il fait des affaires d’or »20. Cette augmentation des exportations s’inscrit d’ailleurs dans la courbe des exportations de céréales (blé et orge) concernant l’Algérie qui passent de 20 926 726 qx en 1871 à 32 196 759 qx en 1872. La récolte satisfaisante de 1872 permet aux tribus de se refaire et de compenser les « énormes amendes supportées »21 d’autant plus qu’elles continuent d’apporter encore en mars 1873 des quantités inouïes de céréales enlevées et expédiées vers les marchés italiens, maltais ou marseillais22. Cela n’empêche pas les fellahs d’ensemencer 423 734 ha de blé dur et 460 301 ha d’orge ; les résultats sont moins intéressants qu’en 1872 où la production était de 2 523 550 qx de blé dur et 2 885 028 qx d’orge, car le rendement a diminué par rapport à l’année précédente. « Les orges abondent », écrit Vital, le blé est « médiocre sur les terres légères, mais il est beau sur les terres fortes et compactes de l’oued Zenati et des Serraouia » ; d’ores et déjà, la perspective de bonnes affaires encourage la spéculation23 : les prix montent et atteignent à Constantine 22 frs le quintal de blé et 9,50 le quintal d’orge. Le total des exportations 14. AGG, 11 H 37, rapports de 1872, passim. 15. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 15 mai 1872 ; les prix dont parle Vital doivent sans doute concerner le sâa de 160 l. (120 kgs environ). 16. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 1er juillet 1872. 17. Le Mobacher, octobre 1872. 18. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 23 septembre 1872. 19. Statistique générale de l’Algérie, 1867-1872. 20. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 23 septembre 1872. 21. AGG, l X 8, Vital à Urbain, 4 novembre 1872. 22. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 31 mars 1873. 23. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 16 juin 1873. Cf. aussi, dans le même sens, F 80 1762 dép. tél. préfet à min. Intérieur, 23 juillet 1873.
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passant par Philippeville et Bône en 1873 est de 57 477 665 frs (34 464 939 frs pour Philippeville, 23 012 726 frs pour Bône) sur un total de 206 737 200 frs pour l’Algérie. Le chemin de fer de Constantine à Philippeville transporte 87 252 tonnes de céréales, blé et légumes secs24. Les perspectives d’avenir semblent donc favorables, mais le retard des pluies d’automne gêne les labours arabes qui n’ont pas encore commencé à la fin novembre25. Cependant les emblavures augmentent par rapport à l’année précédente26 ; la superficie de blé dur passe chez les fellahs à 624 552 ha et celle d’orge à 610 161 ha. Les prix augmentent au printemps 1874 ; ainsi le blé et l’orge qui valaient respectivement à Sétif 20 frs et 9,75 frs en juillet 187327 passent à Bordj, voisine de Sétif, à 16,50 frs-18 frs l’hl (22,24 frs le quintal) pour le blé et 6,50 frs-7,80 frs l’hl pour l’orge (10,85-13 frs le quintal)28 ; à Constantine, les prix sont les suivants : 22,75 frs le quintal de blé et 11 frs celui d’orge. La récolte de 1874 est belle, elle atteint pour le Constantinois 3 030 166 qx de blé dur et 3 823 493 qx d’orge. Une telle abondance devrait entraîner une baisse des prix ; il n’en est rien : d’une part, la récolte suffit à peine à satisfaire aux besoins des fellahs (alimentation et ensemencements), et d’autre part, le commerce constantinois achète à tour de bras, car il espère recommencer les bénéfices de l’année écoulée29. Les exportations continuent leur ascension : le chemin de fer de Constantine à Philippeville transporte 110 210 tonnes de blé, céréales et légumes secs30. Mais l’augmentation en valeur est moins rapide que le tonnage ne l’indique ; en effet, les exportations de Philippeville augmentent (37 326 231 frs au lieu de 34 464 939 frs) et celles de Bône diminuent (20 921 606 frs au lieu de 23 012 726 frs). Une sérieuse crise menace en effet le commerce constantinois ; pourtant, sur les marchés locaux, les prix conservent la même allure : l’hectolitre de blé vaut 17,50 frs à Bordj et celui d’orge 7,20 frs ; en réalité, la spéculation continue de s’exercer comme si de rien n’était31. Les fellahs continuent aussi d’ensemencer le maximum d’hectares : dans les cercles les plus touchés par la dernière insurrection (Bordj) ils accroissent même leurs emblavures32. 24. Statistique générale de l’Algérie, 1873-1875. 25. AGG, 1 X 8, Vital à Urbain, 24 novembre 1873. 26. AGG, K, Corr. Bordj Sétif. 1874, Rapport du 26 mars 1874. 27. Le Mobacher, 10 juillet 1873. 28. AGG, K, Corr. Bordj Sétif, 1874, rapport 22 mars 1874 ; Vital signale aussi la hausse du prix des céréales (lettre du 19 janvier 1874) in AGG, 1 X 8. 29. Sur cette spéculation, cf. notre étude, « La crise économique et financière de 1875 en Algérie et dans le Constantinois », in Revue d’Histoire économique et sociale, 1958 ; les prix sont de 28 frs le quintal de blé et 11 frs celui d’orge. 30. Statistique générale de l’Algérie, 1873-1875. 31. AGG, K. Corr. Bordj Sétif 1874, rapport du 31 déc. 1874. 32. AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1874, rapport du 31 déc. 1874.
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Néanmoins, le ralentissement des transactions commerciales se répercute à la fin de l’hiver sur les marchés locaux : le prix des grains baisse ; il est de 15,80 frs l’hl à Bordj pour le blé, et 6,80 frs pour l’orge33; fin mars, la tendance à la baisse persiste : 15 frs l’hl de blé dur, 7 frs celui d’orge, toujours à Bordj34. Constantine, gros centre des transactions céréalières, enregistre une régression analogue : 18,45 frs le quintal de blé dur, 8,91 celui d’orge35 au lieu de 22,75 frs et 17 frs au début d’avril 1874. Les moissons de 1875 sont belles : 2 768 216 qx de blé dur et 5 929 145 qx d’orge pour 560 248 ha de blé et 631 352 ha d’orge. La baisse des prix s’accentue : autant à cause de cette grosse récolte qu’à cause du resserrement de crédit qui paralyse le commerce et de la baisse intervenue à Marseille (26 frs le quintal de blé dur, 17,70 frs celui d’orge au début de juillet au lieu de 36 frs et 24,75 frs pour juillet 1874)36. À Constantine, en juillet, le blé vaut 16,90 frs le quintal et l’orge 8,20 frs37. Les exportations algériennes de blé et d’orge diminuent ; elles passent de 39 531 838 frs à 29 954 611 frs en 1875, soit donc une diminution de 9 557 227 frs. La valeur des exportations de Bône et Philippeville enregistre une diminution plus importante encore : 43 130 703 frs au lieu de 58 247 837 frs. La ligne de Philippeville à Constantine voit son trafic passer à 64 768 tonnes pour les céréales, légumes secs et blé : la diminution est de l’ordre de 42 % d’une année sur l’autre38. Sur le plan commercial, cela se traduira par la mise en faillite de plusieurs négociants constantinois trop imprudents39. Les tribus peuvent se ravitailler, les caravanes du Sud viennent s’approvisionner sur les marchés telliens40. Les fellahs semblent donc recouvrer, sinon leur équilibre économique précédent, au moins une relative amélioration par rapport aux années critiques antérieures. Ce répit est de courte durée, car le manque de pâturage va maintenant ruiner les troupeaux. Nous avons déjà décrit les souffrances subies pendant la crise de 1866-1870 et l’insurrection de 1871 : les arabes furent alors obligés de se défaire d’une grande partie de leurs bêtes. Les exportations de moutons constantinois passent ainsi de 63 478 en 1870 à 94 408 en 1871, soit donc une augmentation de 49 % d’une année sur l’autre41. Nous ne possédons pas les chiffres des exportations 33. AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1875, rapport du 28 février 1875. 34. AGG, K, Corr. Bordj Sétif 1875, État du 31 mars 1875. 35. Le Mobacher, avril 1875 ; rappelons une fois pour toutes que l’hl de blé dur pèse 75 kgs et celui d’orge 60 kgs. 36. Journal d’agriculture pratique, 1874-1875. 37. Le Mobacher, juillet 1875. 38. Statistique générale de l’Algérie, 1873-1875. 39. Cf. sur cette question, notre étude déjà citée. 40. AGG, K, Corr. Bordj Sétif. 1875, rapport du 30 sept. 1875. 41. Conseil général 1872.
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constantinoises de 1872 à 1876 ; mais les chiffres intéressant toute l’Algérie peuvent nous suggérer le sens du mouvement dans la province. En effet, les exportations algériennes d’ovins passent de 242 096 en 1870 à 310 914 en 1871 (augmentation de 28 %) à 655 642 en 1872, 555 265 en 1873 et 341 055 en 1874. L’augmentation de 1872 et 1873 tient justement aux ventes massives de moutons réalisées par les tribus pour payer leurs amendes. En valeur, la progression est tout aussi remarquable : 1870 : 1871 : 1872 : 1873 :
4 115 632 frs 5 285 538 frs 11 145 914 frs 11 105 300 frs42
L’année 1874 voit le mouvement revenir à des chiffres plus voisins de la normale : 341 055 bêtes, valant 6 821 000 frs. Le troupeau constantinois est sérieusement touché dans le dernier trimestre de l’année 1875, et pour les quatre subdivisions de Constantine, Bône, Batna, et Sétif, le cheptel diminue de : 3 091 chameaux, 4 411 bovins, 386 779 ovins et 149 130 caprins43. Par rapport à l’effectif de 187244 la réduction est importante : diminution de 18,6 % pour les ovins et de 14 % pour les caprins. Le déficit que subissent ainsi les fellahs s’ajoute à celui d’une récolte passable, souvent même médiocre, provoquée par une sécheresse prolongée et la traditionnelle invasion de sauterelles qui l’accompagne45. Le commerce doit importer des farines pour pallier l’insuffisance de grains : 12 867 qx46. La médiocre récolte de 1876 se répercute sur les ensemencements de 1877 qui régressent ; pour comble de malchance, la sécheresse et les sauterelles 42. Statistique générale de l’Algérie, 1879-1881. P. Delorme in Le Commerce Algérien, Alger, 1906, T. I, p. 258 donne des chiffres différents : 1870 : 243 422 bêtes 10 398 000 frs 1871 : 32l 324 15 521 000 frs 1872 : 658 679 32 383 000 frs 1873 : 568 190 30 453 000 frs 1874 : 339 540 16 977 000 frs 1875 : 391 343 19 567 000 frs 43. AGG, 11 H 31, état du 3 février 1876. 44. Conseil général 1872, page 557. 45. Statist. gén. 1876-1878. Nous n’avons pu trouver les chiffres des ensemencements et des rendements pour la campagne 1875-76 ; mais nous pouvons supposer avec vraisemblance que pour la province de Constantine, si les superficies ont été sensiblement du même ordre qu’en 1874-75, le rendement a dû être sérieusement réduit : en effet, les ensemencements pour 1876-1877 ne sont que les 3/5 pour le blé et les 2/5 pour l’orge ; si nous adoptions ces réductions pour le rendement nous aurions 1 620 000 qx de blé et 2 400 000 qx d’orge. 46. Conseil général 1877.
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ravagent le pays : la situation est partout critique ; dans la Medjana47, dans le Zouagha48, dans le cercle de Batna49; autour de Khenchela la récolte est presque nulle50. Les journaux (L’Indépendant) écrivent que les tribus du cercle vont revoir la famine comme en 1867. Le général commandant la division rétorque que ce sont là des « insinuations perfides »51, mais reconnaît néanmoins que l’orge se vend à 20 frs le sâa de 160 litres et le blé 35 frs, que les réserves de grains diminuent de plus en plus, que les troupeaux ont également fondu, que « la partie la plus pauvre de la population est actuellement voisine de la misère et que les gens autrefois dans l’aisance se trouvent dans la gêne, mais ont encore assez de ressources pour lutter contre la disette ». Dans la région d’Akbou, les djemâ‘as des Béni Mellikeuch se plaignent de la médiocrité de la récolte, mais le commandant du cercle d’Akbou estime que la situation est satisfaisante. La preuve la plus frappante de cette aggravation nous est fournie par la diminution des exportations de Philippeville et Bône qui passent de 55 160 000 frs en 1876 à 47 586 188 frs en 187752. Pour dissimuler la misère, l’administration organise des prêts de grains (ex. commune mixte de Châteaudun-du-Rummel)53 (cercle d’Akbou) ; dans le cercle de Bordj, malgré la mauvaise récolte évidente et l’épizootie qui ravage les troupeaux, l’administration se persuade que tout cela n’est pas encore inquiétant pour les fellahs qui sont aidés par les gens riches ou qui reçoivent des grains pris sur les silos de réserves54. Cette aide est-elle gratuite ? Nous n’en savons rien. Le plus grave est que l’année agricole est aussi médiocre que la précédente ; la sécheresse continue, les pâturages deviennent de plus en plus rares ; les nomades du Sud ne peuvent estiver en achaba comme de coutume55, et pour éviter que leurs bêtes ne meurent de faim, ils préfèrent les vendre56. Les récoltes sont encore plus mauvaises que précédemment : 1 226 125 qx de blé dur et 1 199 615 qx d’orge57. Il faut 47. AGG, 11 H 31. rapport du 11 octobre 1877. 48. AGG, 11 H 31, rapport du 9 juin 1877. 49. AGG, 11 H 31, rapport du 28 août 1877. 50. Arch. dép. de Constantine, M 2, Khenchela, pétition du 24 septembre 1877. 51. AGG, 11 H 31, rapport du 28 août 1877. 52. Statistique générale de l’Algérie, 1879-1881 ; cf. Conseil général 1878, rapport complémentaire du préfet. Pour l’Algérie, la valeur des exportations de blé et d’orge passe de 44 968 249 frs à 22 230 592 frs ; la diminution la plus notable concerne l’orge qui passe de 16 372 680 frs à 4 025 600 frs. 53. Arch. dép. de Constantine. Biens communaux, dossier N° 12. Chat. du Rummel, délibérations du conseil municipal du 10 février 1878. 54. AGG, K, Corr. Sétif 1878. Subd. Sétif à Constantine, 8 avril 1878. 55. AGG, K, Corr. Sétif 1878. Subd. Sétif à Constantine, 30 mai 1878. 56. Statistique générale de l’Algérie, 1876-1878. 57. Ibid., Cf. Conseil général 1878.
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remonter à 1867 pour retrouver des résultats aussi bas. Si les épidémies ne ravagent pas le pays, la situation alimentaire est tout aussi dramatique : comme ils ne peuvent acquitter leurs impôts, les fellahs du cercle de Bordj demandent à l’administration de ne pas être exigeante58, certains douars n’ont même pas récolté la semence mise en terre. 14 douars sur 29 sont dans cette situation59 ; ils ont ensemencé 9 100 sâa de blé et 11 091 d’orge et n’en récoltent respectivement que 2 155 et 3 43860. Le déficit qui affecte le cercle est si notable qu’il faudrait 5 310 sâa de blé et 11 350 d’orge pour que les fellahs puissent attendre la récolte. Finalement on consent divers emprunts aux tribus de la région de Bordj : 398 500 frs sur lesquels 125 000 frs sont seulement dépensés61. Dans le cercle de Tébessa62 la mauvaise récolte est une occasion inespérée pour les usuriers d’exercer leur action aux dépens des fellahs : « l’argent est prêté à 10 % par trimestre, intérêts en dedans, ce qui constitue un taux de 50 % qu’on peut sans crainte qualifier d’usuraire. » Si le remboursement a lieu en nature, c’est encore plus « scandaleux » : ainsi quatre fellahs des Ouled Sidi Yahia ont emprunté 300 frs à un habitant de Tébessa ; les malheureux se sont vu enlever les récoltes pendantes de 15 à 18 ha d’orge et de blé, et au moment de régler leurs comptes, le prêteur leur a dit : « Vous ne devez que le capital sans intérêt » ; il avait pris ainsi de 4 à 5 000 frs d’intérêts pour 300 frs prêtés. La région de Bordj et celle de Tébessa ne sont pas les seules, et le préfet expose devant le conseil général ses craintes de voir les fellahs manquer des grains nécessaires à leur alimentation et à leurs ensemencements63. Il envisage alors d’ouvrir des chantiers de travaux pour secourir les miséreux. Les conséquences de cette mauvaise campagne agricole se font sentir en 1879 : les ensemencements ont diminué dans la proportion de 10 % environ ; les superficies imposées atteignent à peine le niveau de 187864 ; la médiocrité de l’année agricole est confirmée par la courbe des importations 58. AGG, K, Corr. Sétif 1878, Subd. Sétif à Constantine, 14 juillet 1878. 59. AGG, Corr. Sétif 1878, État du 24 août 1872 : ce sont les douars Mansourah, Ouled M’Hammed, Djebaïlia, Tassameurt, Zemora, Zmala du Caïd, Beni Ilman, Melouza, Kherachfa, Dréat, Ksour, M’karta, Zqueur, Rapta. 60. Les 29 douars ont mis en terre 16 034 sâa de blé et 23 198 d’orge ; la récolte est de 18 380 sâa de blé et 36 253 d’orge. 61. AGG. K, Corr. Sétif 1879, Subdiv. Sétif à div. Constantine, 10 avril 1879. 62. AGG, 2 H 32, Commandant cercle de Tébessa à div. Constantine, 16 juillet 1879. 63. Conseil général 1878, rapport complémentaire, page IV. 64. Commission d’études sur les impôts arabes, Alger 1893 : 66 455 charrues imposées au lieu de 73 193 ; nous n’avons pu trouver aucun chiffre pour les rendements. De plus, il y a de fortes chances pour que ces surfaces englobent le blé, l’orge, mais aussi les céréales secondaires (avoine, bechna, etc. sans oublier les précieuses fèves) qui comptent pour 5 % des superficies cultivées, ce qui donnerait au blé dur et à l’orge 63 132 charrues.
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de farines qui passent de 11 535 qx en 1877 à 48 978 et 76 582 qx en 1879, soit presque autant qu’en 1869 (81 115 qx) et plus qu’en 1867 (37 577 qx). 1880 marque une nette régression et un retour aux chiffres de 1878 : 42 209 qx65. Comme 1878 était une mauvaise année, 1880 est donc la quatrième année déficitaire pour l’agriculture constantinoise ; de fait, les prix des grains connaissent des taux très élevés, notamment dans les zones de faible pluviosité : ainsi, à Tébessa, à la mi-juin, le blé vaut 4,5 frs le sâa et l’orge 17 frs ; à Bordj, le blé vaut 39 frs le sâa et l’orge 19 frs66. En vérité, il faut attendre 1881 pour avoir une amélioration très relative, car, si l’année semble marquer un répit dans cette suite de mauvaises années, elle ne signifie pas que l’avenir s’éclaircit pour tous les fellahs. Bien au contraire, les incendies de forêts ravagent le pays et les maigres biens des paysans arabes subissent à nouveau un très lourd prélèvement. Cependant, auparavant, il convient de dresser un bilan provisoire de cette richesse. En 1881, la population agricole indigène du Constantinois comprend 1 078 493 personnes67 ; elle possède, au 31 décembre 188168, 141 469 chevaux ou mulets, 427 244 bovins, 2 004 013 ovins, 1 241 163 caprins, 8 162 porcs et 48 544 chameaux. Le matériel comprend 96 547 charrues, 91 herses, 148 chariots, chars, etc. tout cela vaut 1 309 176 frs ; ils possèdent 65 016 maisons et constructions, 170 487 tentes et gourbis qui valent 28 100 535 frs, et cultivent 3 716 064 arbres fruitiers. Comparons avec la dernière année d’équilibre relativement normal, 1865 : Chevaux et mulets Bovins Moutons Chèvres Chameaux Charrues Herses Chariots, chars, etc. Valeur des instruments agricoles Valeur des constructions agricoles Nombre d’arbres fruitiers
1865 309 463 406 457 3 038 135 1 419 326 84 363 96 978 13 5 1 044 760 frs 33 674 389 frs 1 639 393
65. Cons. général 1881. Cf. aussi Conseil général 1880, le rapport du préfet qui signale un ralentissement dans le commerce des grains provoqué par la médiocrité des récoltes liée à la sécheresse, p. 213. 66. AGG. K. Div. de Constantine. Cercle de Tébessa, rapport du 23 juin 1880 ; cercle de Bordj, rapp. du 30 juin 1880. 67. Statistique générale de l’Algérie, 1882-1884. 68. Statistique générale de l’Algérie, 1879-1881.
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Nous constatons donc une forte diminution pour les chevaux et mulets : – 55 % ; une légère diminution pour les bovins : – 5 % ; une forte diminution pour les ovins : – 35 % ; une diminution moyenne pour les caprins : – 13 %, par contre, l’apparition d’un nouvel élevage chez les fellahs, celui des porcs, et une forte augmentation pour les chameaux : + 73 %. Dans le domaine des instruments agricoles, le nombre de charrues n’a pour ainsi dire pas varié, à quelques dizaines près : celui des herses et des véhicules a augmenté notablement, le premier de 13 à 91, le second de 5 à 148 ; en valeur, l’augmentation est de 21 %. Reste à compter maintenant la valeur du bétail ; les chevaux et mulets sont vendus au prix de 100 frs, les bovins à 80 frs, les ovins à 8 frs, les chèvres à 9 frs, les chameaux à 100 frs.69 Ce qui donne : Chevaux et mulets Bovins Ovins Caprins Chameaux
14 146 900 frs 34 179 200 frs 16 032 104 frs 11 170 467 frs 4 854 400 frs 80 383 071 frs
soit pour chaque fellah, la somme de 74,53 frs. La superficie des propriétés indigènes est alors de 3 046 507 hectares contre 5 686 837 ha en 186570, soit par individu 2,82 ha contre 4,60 ha en 1865. Si nous acceptons l’estimation de 30 francs de revenu net par ha de terre de labour71, nous arrivons au revenu suivant 30 x 2,82 = 84,60 frs. Par contre, le conseil général de Constantine fixe en 1873 le revenu par ha à 69. AGG, K, Division de Constantine 1880-1881, cercle Tébessa, rapport du 28 juin 1881. Nous n’avons pu trouver nulle part les prix pratiqués sur les marchés de Constantine ou du Khroubs, et nous avons dû nous rabattre sur ceux de marchés locaux : Tébessa ou Aïn Beida ou Guelma. 70. À Titre de comparaison, les superficies des propriétés européennes passent de 206 044 ha en 1865 à 407 998 ha en 1881; la superficie par individu passe de 9,61 ha à 15,14 ha. 71. Sur cette estimation, Cf. Arch. dép. de Constantine, Chât. du Rummel, M 2, P. V. estimation de la valeur des terres du 1er août 1879 ; terres de labour : le calcul a lieu sur une djebda (10 ha). une djebda rapporte en moyenne 50 charges de blé ou 400 dal à déduire part du kammès 10 80 dal du qatla 5 40 dal Semence avancée 10 80 dal reste 25 200 dal À 25 frs la charge, cela fait 625 frs. Déduire de cette somme intérêt à 10 % d’un capital de 300 frs, pour : bœufs de labour 208 frs jachère triennale, charrue, pertes, accidents, etc. 87 frs achats divers 30 frs Reste net : 625 - 325 = 300 frs
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10,93 frs72 pour les terres labourables (en céréales sous-entendu) ; cela donnerait alors 10,93 x 2,82 = 30,82 frs. Prenons la moyenne entre les deux indications, nous arrivons à un revenu de 57,71 frs. Le revenu individuel serait alors de : Cultures Bestiaux Instr. agricoles Maisons et constructions
57,71 frs 74,53 frs 1,21 frs 26,05 frs 159,50 frs
En 1865, il était de (au tarif de 1865) : Cultures Cheptel Instr. agricoles Constr. agricoles
69,00 frs 81,16 frs 0,84 frs 27,26 frs 178,20 frs
Il est bien clair que si nous devions calculer la richesse possédée par le fellah en 1865 au tarif de 1881, nous aurions un chiffre bien supérieur à 178,20 frs, ne serait-ce que par le cheptel et la terre. En effet, la valeur des cultures serait alors de : (30 + 10,93) x 4,60 ha = 94,07 frs ; 2
quant au cheptel, nous devrons affecter la valeur des différents troupeaux (tarif de 1881) des pourcentages numériques de diminution ou d’augmentation constatés précédemment, soit donc, pour les chevaux, mulets : 14.146.900 x 100 = 31 437 555 frs 45 pour les bovins : 34 179 200 x 100 = 35 978 100 frs 95 pour les ovins : 16 032 104 x 100 = 24 664 700 frs 65 pour les caprins : 11 170 467 x 100 = 12 839 300 frs 87 pour les chameaux : 4.8054.400 x 100 = 2 806 300 frs.
Total = 107 725 955 frs, soit donc pour chaque fellah de 1865 (ils sont 1 234 941) 87,23 frs. Le revenu ou mieux la richesse de chacun serait alors, au tarif de 1881 : Cultures Cheptel
94,07 frs 87,23 frs 181,30 frs
auxquels il faut ajouter la valeur des instruments agricoles et des maisons et constructions que nous conservons au tarif de 1865, ce qui nous donne 72. Conseil général 1873, page 703.
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le total de 209,40 frs. La comparaison des deux totaux est intéressante dans le détail ; la terre pèse lourdement dans le revenu des fellahs, puisque celui de 1865, pour le seul poste des cultures, subit une diminution de 39 %, alors que celui du cheptel ne diminue que de 15 %. C’est donc bien le revenu tiré de la terre plus que celui du cheptel qui conditionne essentiellement la richesse du fellah. Or, le capital foncier du fellah a sérieusement diminué par rapport à 1865 ; les centres de colonisation ont refoulé les paysans arabes des sols riches et fertiles qu’ils possédaient naguère vers des zones moins favorables où les rochers et les friches ne conviennent guère aux cultures73. De plus, le poids des impôts s’est accru depuis 1870. Jusqu’alors, les impôts perçus étaient : — en territoire militaire : l’achour, le hokor, la lezma en Kabylie et la zekkat perçue sur les bestiaux depuis 1858, plus les centimes additionnels au nombre de 18 ; — en territoire civil, les mêmes impôts que précédemment plus les taxes municipales et locales. Le passage des arabes du territoire militaire au territoire civil (décret du 24 décembre 1870) fera peser désormais ces taxes locales et municipales sur la majeure partie des tribus : taxes sur les habitations, sur les chiens, prestations diverses : taxes sur les loyers, etc. En outre, un arrêté gubernatorial du 22 mars 187274 supprime l’exemption dont jouissaient les arabes cultivant les terres appartenant à des européens, depuis le 1er janvier 1859 : les arabes, du fait qu’ils sont arabes, paieront donc les impôts arabes, même s’ils cultivent les terres européennes qui ne leur appartiennent pas : ceci n’exclut évidemment pas le paiement des autres impôts. Troisième alourdissement fiscal : la perception de quatre nouveaux centimes additionnels institués pour payer les frais engendrés par la constitution de la propriété individuelle dans les tribus à la suite de la loi du 26 juillet 1873. Mais les nouveaux centimes n’intéressent que les pays où l’achour, le hokor et la zekkat sont perçus ; ailleurs, dans les pays de lezma, ils sont d’abord fixés à dix (décret du 13 juillet 1874), puis à vingt (décret du 27 juillet 1875)75. Enfin, toujours en 1875, l’administration décide de porter de deux à huit les centimes généraux ; mais en 1880, elle ramène ce dernier chiffre à celui qui existait antérieurement. Récapitulons donc : de 1875 à 1880, les tribus comprises dans le territoire civil et qui sont soumises au hokor, à l’achour et à la zekkat, paient les différentes taxes locales et municipales plus vingt centimes additionnels. 73. Cf. supra, notre chapitre Du Cantonnement au sénatus-consulte. 74. Estoubon Lefébure, op. cit., à la date, page 387. 75. Van Vollenhoven, Essai sur le fellah algérien.
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Celles qui sont soumises à la lezma paient aussi les différentes taxes locales et municipales, plus quarante-quatre centimes additionnels. Si nous comparons avec les impôts payés par les européens, la différence est énorme. Ainsi en 188276 pour toute l’Algérie, cela fait une différence aux dépens des fellahs de 17 236 794 frs ; ceux-ci paient 27 369 145,50 frs au lieu de 10 132 351 frs qu’ils devaient payer s’ils subissaient les mêmes charges fiscales que les européens. L’examen de cet « aperçu » est d’ailleurs extrêmement révélateur : en dehors des taxes municipales et des patentes, les européens ne paient pas d’impôts directs, et leurs seuls impôts sont des impôts indirects, dont le plus clair est fourni par les droits d’enregistrement et timbre : 6 800 932 frs, les droits de douane 4 049 758 frs et l’octroi de mer 5 584 160,59 frs. Ce sont des impôts de consommation ou encore des symboles de richesse. En regard, les mêmes taxes produisent pour les arabes : Droits d’enregistrement et timbre Droits de douane Octroi de mer
679 770 frs 2 615 738 frs 1 637 766,58 frs 4 933 274,58 frs
Les européens, neuf fois moins nombreux que les arabes (386 00077) sur un total de 3 310 412 hab.78 paient trois fois plus d’impôts indirects : 16 434 850,59 frs ; autant dire qu’un européen paie 27 fois plus de taxes indirectes qu’un fellah ; ce chiffre permet de situer plus réellement la répartition des richesses et des revenus d’un côté comme de l’autre. On peut donc affirmer que les budgets algériens, départementaux et communaux sont alimentés par les impôts directs versés par les fellahs79. Prenons pour référence la dernière année de rentrée fiscale normale, l’année 186680. Les impôts arabes ont fourni la somme de 6 695 092,65 frs pour une population d’environ 1 100 000 habitants, soit donc une charge de 6,08 frs par individu ; ce chiffre est assez voisin de celui que fixe Warnier, 7,70 frs81. En 187982 le montant total des impôts, centimes additionnels, 76. F 80 1822, Aperçu des charges pesant approximativement sur les européens et les indigènes pour l’Algérie, (juin 1882). 77. Peyerimhoff, op. cit., T. I. 78. Initiation à l’Algérie, page 193 et Statistique gén. Algérie. 79. On comprend mieux les raisons qui amènent telle commune à vouloir annexer le maximum de douars (ex. Oued Zenati et Aïn Abid qui se disputent littéralement les douars). (Cf. Conseil général et Arch. dép., M 2, Oued Zenati). 80. Conseil général 1869, 9 octobre. 81. A. Warnier, L’Algérie devant l’opinion publique, Alger, 1864. 82. Conseil général 1880, rapport préfet, page 142.
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taxes municipales et prestations indigènes s’élève à 11 233 626,20 frs, soit donc par individu83 10,21 frs. L’augmentation est donc de 25 % en prenant pour base de référence le chiffre de Warnier, et 41 % selon nos propres calculs. Nous pouvons donc admettre, sans risque d’erreur grossière, une augmentation moyenne de 30 % par rapport à 1866, dernière année de rentrée fiscale normale. La comparaison détaillée sur une trentaine de douars permet de mieux situer cette augmentation84. Nous avons choisi un certain nombre de douars-types dans la zone littorale et montagneuse, dans la Kabylie de l’oued Sahel, dans les hautes plaines et dans la zone substeppique. Région littorale C. M. Jemmapes, Zardezas en 1869 donnent les douars suivants : Tengout Ghezala Bou Taieb El Grar Meziet Melilla Oum Nehal Ouled Gheraza Radjeta El Ghedir Collo (1867) : Douar Khezer donne Douar Tokla Demnia
1869
1884
+ ou –
8,74 13,23 9,07 9,12 6,60 9,59 12,90 4,18 30,99 9,55
10,78 14,66 16,60 15,03 12,60 13,74 13,90 10,13 14,77
+ 23% + 10% + 80% + 64% + 90% + 43% + 8% + 142% - 53%
9,73 (en 1877)
1869
1884
+ ou –
3,31 3,63
8,02 8,29
+ 142% + 128%
83. Les recensements de 1876 et 1881 donnent respectivement à la province de Constantine une population indigène de 1 037 567 hab. et 1 174 002 ; nous pouvons donc admettre pour 1879 le chiffre de 1 100 000 hab. 84. Nous avons à notre disposition pour cette comparaison : — 1° Les dossiers du sénatus-consulte établis de 1864 à 1870 ; — 2° Les notices monographiques consacrées aux communes mixtes entre 1878 et 1887 ; ces notices sont consacrées aux archives départementales de Constantine, dans une série de cartons séparés intitulés : Monographies de communes mixtes (1878-1887). La comparaison appelle plusieurs plusieurs remarques : il est bien vrai que les notices et les dossiers n’ont pas été composés à la même date : ainsi certains dossiers datent de 1866, 1867, 68 ou 69, mais les renseignements fiscaux sont tirés des matrices fiscales et s’appliquent à une année fiscale moyenne ; de plus les notices sont de quelques années antérieures ou postérieures à 1881 ; seule celle concernant le douar de Bekkaria est très postérieure ; mais ce qui nous intéresse est moins d’avoir des chiffres absolus que des ordres de grandeur, des proportions d’augmentation, car la documentation statistique ne foisonne guère.
L’ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE DE 1870 À 1881
Beni Béchir donne El Atba (1868) Taabna Ouled el Hadj donne Ouled Khessib (1869) Denaira Beni Ishaq donne Arb el Gouffi (1866) Beni Ouelban (1868) Beni Salah donne Aïn Tabia (1867) Hautes plaines Chateaudun-du-Rummel (1867) Ouled Abd en-Nour donne douars Ouled el Arbi Brana Ouled Zerga Ouled El Haif Zaouia ben Zeroug Kabylie de l’oued Sahel Beni Abbès (1868) donne douars Ait Rzine Boni Tazmalt Tigrine Beni Mellikeuch Zone substeppique Bekkaria (1867) Bekkaria Amamra
427
4,33 10,13
8,82 8,78
+ 103% - 14%
7,74 8,32
11?58 10,67
+ 49% + 28%
5,75 14,09
8,80 16,75
+ 53% + 11%
8,33
12,84
+ 54%
1867
1883
+ ou –
11,87 7,45 8,16 7,85 6,09
11,71 15,29 15,63 20,44 16,22
- 2% + 105% + 90% + 160% + 166%
1868
1883
+ ou –
4,20 3,53 3,86 3,57 1,52
7,37 9,73 7,77 7,66 4,13
+ 75% + 175% + 101% + 114% + 171%
1867
1887
+ ou –
7,53 7,75
12,96 14,04 (en 1883)
+ 72% + 81%
Sur trente douars, vingt-sept marquent une augmentation fiscale par rapport à la période précédente (1863-1870) ; augmentation allant de 8 % à 175 %, la répartition s’établissant ainsi : de 0 à 20 % de 20 à 40 % de 40 à 60 % de 60 à 100 % plus de 100 %
trois douars deux douars quatre douars sept douars onze douars.
Vingt-deux douars subissent donc une augmentation supérieure à 40 %, en gros les trois quarts de notre recensement.
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L’ÉVOLUTION ÉCONOMIQUE DE 1870 À 1881
On comprend mieux alors l’insurrection de l’Aurès en 187985 où les chefs arabes accentuent le poids de la fiscalité en y ajoutant la leur propre86. Mais dans trois douars de notre échantillonnage, la pression fiscale diminue sur chacun de leurs habitants : — l’un, le douar El Arbi de 2 % ; — l’autre, le douar Taabna de 14 % ; — celui des Radjeta, enfin, de 53 %. Peut-on trouver une raison à ces exceptions ? Jusqu’à présent nous sommes limités par l’absence de statistiques détaillées concernant le montant des richesses possédées par les tribus. Toutefois, nous pouvons présenter plusieurs remarques : prenons par exemple les Radjeta. Selon les documents fiscaux utilisés ici, l’étendue des terres de culture n’aurait pas varié de 1866 à 1884 ; or, nous savons pertinemment par d’autres documents que les Radjetas ont perdu des terres pour la création d’Aïn Cherchar87, et nous avons le détail de leurs protestations. De plus, cette contradiction s’accorde mal avec la ligne générale de l’évolution ; nous devons donc considérer avec une certaine méfiance les chiffres qui nous sont présentés en 1884, sans pouvoir les rejeter totalement, faute de posséder les documents qui trancheraient en toute certitude. Ces remarques s’appliquent aussi au douar Taabna où nous retrouvons à peu près les mêmes superficies de terres de culture (3 531 ha en 1868 et 3 532 ha en 1883, la différence est de l’ordre de 0,17 pour 1000). Pour le douar El Arbi, la différence de pression fiscale est de – 2 % en faveur de 1884 ; la superficie des terrains cultivés a sensiblement diminué, en passant de 16 268 ha à 14 000 ha, mais aucun renseignement complémentaire ne vient nous éclairer. Pouvons-nous avancer une hypothèse générale susceptible d’expliquer cette diminution de la pression fiscale ? Cette diminution peut être motivée par une telle diminution des ressources que l’administration française a décidé de réduire le montant des impôts, mais nous n’avons aucun document pour étayer notre idée, sinon ceux qui montrent une diminution des surfaces cultivées 85. Sur l’insurrection de l’Aurès, voir le gros dossier in AGG, 2 H 32, 2 H 33 et 2 H 34. 86. AGG, 2 H 33, Le Petit Colon Algérien, du 27 juin 1879, reproduit l’article du Globe qui attribue l’assassinat du caïd Bachtarzi aux causes suivantes : « Il voulait forcer la rentrée des impôts en retard par suite de la famine ; il menaçait de faire vendre les terres de ses administrés par le fisc, comme lui et ses frères l’avaient fait ailleurs pour acquérir à vil prix les biens des retardataires. » Le rapport de la commission d’enquête sur les troubles de l’Aurès, du 12 août 1879 (AGG, 2 H 34), par ailleurs énonce ainsi les causes de la révolte : « Les abus de toutes sortes, tailles, corvées et amendes, rien n’y manque. Et malheur aux récalcitrants, aux retardataires, la bastonnade, la prison, quelquefois pire ». Suit une description des diffas, payées en nature, puis à la fin de l’année en argent. [...] « La cause primordiale, principale du mouvement, ce sont les exactions des caïds... » 87. Arch. dép. de Constantine, M 2, Jemmapes, Aïn Cherchar, contient tout le dossier.
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(douar El Arbi), ou ceux qui indiquent un transfert des terres à l’administration française (douar Radjeta et Taabna). Nous pouvons par ailleurs remarquer que les Radjetas ont vu depuis 1881 leur territoire séquestré à la suite des incendies de forêts88 ; qu’ils ont dû alors payer une très lourde contribution extraordinaire, ce qui réduit leurs facultés contributives. Ce serait là un élément d’explication au cas particulier des Radjetas qui présentent la diminution la plus importante, mais l’explication vaut-elle pour le douar El Arbi, des hautes plaines dépourvues de forêts ? Le prélèvement de 3 637 ha au profit du village de Saint Donat89 explique peut-être la faible diminution de la pression fiscale de 1867 à 1883. Le fait le plus grave dans cet alourdissement de la fiscalité est que certains biens sont taxés non pas une seule fois, mais trois fois. Ainsi, les bœufs de labour90 sont frappés au titre de la zekkat, de l’achour et des prestations ; de même, le hokor était sous les Turcs « l’équivalent d’un loyer » et dispensait de l’achour ; maintenant, les terres frappées du hokor doivent aussi payer l’achour. De plus, depuis 187491 on a fixé à des tarifs immuables les taux de conversion des impôts : ainsi, le prix du quintal de blé ou d’orge ne variera plus pour l’administration : le blé vaudra 22 frs et l’orge 11 frs92. Un tel tarif est susceptible de critiques, car, dans les bonnes années, lorsque le prix des grains est assez bas, l’impôt est relativement lourd : le fellah est obligé de vendre plus de grains qu’il ne devrait, car le poids de blé représentant la valeur de l’impôt est plus important. Au contraire, si la récolte est mauvaise, le prix des grains est élevé, le fellah s’endette pour payer l’impôt, car il réserve sa médiocre récolte à sa consommation personnelle et à ses ensemencements. Le tarif fixe n’est donc justifié qu’en année normale, mais les années normales sont rares. Par ailleurs, en 1874, le tarif de la zekkat est alourdi ; désormais, chaque mouton paiera 0,20 fr au lieu de 0,105 fr et chaque chèvre 0,25 fr. au lieu de 0,20 fr : l’augmentation est, dans le premier cas, supérieure à 30 %, et dans le second cas de 25 % ; c’est donc une charge supplémentaire pour le fellah93. Enfin, les patentes elles-mêmes donnent lieu à deux abus difficilement justifiables94 :
88. Cf. infra notre chapitre sur les incendies de forêts ; l’explication pourrait être également invoquée pour le douar Taabna, région forestière. 89. Cf. Peyerimhoff, T. II, op. cit. Saint Donat, page 35l. 90. Commission d’études de l’impôt arabe, Alger, 1893. 91. Dessolliers, La situation économique de l’Algérie, les impôts arabes in Algérie Nouvelle, 1896, T. I. 92. Ibid., cf. aussi Larcher Rectenwahld, op. cit., T. I, p. 435. 93. F. Dessolliers, art. cité. 94. Comm. études impôts arabes, déjà cité.
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— ainsi, en Kabylie, sont soumis à la patente, les possesseurs de mulets, alors qu’ils n’exercent aucun commerce ; mais les mulets servent, dit l’administration, à transporter l’huile ; — en pays arabe, on taxe comme marchands de bestiaux les fellahs qui achètent de jeunes sujets destinés à l’élevage. En fait, l’administration cherche à accroître par tous les moyens95 le rendement des impôts pesant sur le fellah. Grâce à ces impôts accrus, grâce au séquestre et aux expropriations, les intérêts des colons sont satisfaits. Les représentants des populations arabes ont bien conscience du rôle des fellahs qui alimentent en grande partie les budgets algériens ; c’est pourquoi, un conseiller général musulman, Ben Badis, demande en plein conseil l’augmentation du nombre de ses collègues arabes96. La réponse des conseillers français est brutale : « Les conseillers musulmans n’ont rien de ce qu’il faut pour qu’on puisse les admettre à siéger dans nos assemblées délibérantes ou consultatives. Il n’y a qu’à se rappeler les causes de l’occupation de l’Algérie pour se convaincre que les arabes n’ont droit à aucune représentation au sein de nos conseils, et encore moins à la chambre des députés. » Væ Victis... En vérité, en 1881, les colons constantinois sont persuadés que la colonisation algérienne est menacée par des périls97 dont les signes les plus notables sont : 1° Les remous que provoque la conquête de la Tunisie au sein des populations arabes ; 2° Les incendies qui ravagent les forêts constantinoises. Pas plus qu’en 1871, leurs réactions ne tiennent compte de la situation des fellahs. Ainsi, en avril 188198 ils émettent un vœu que le Conseil général adopte à l’unanimité : « En raison de l’agitation provoquée chez les indigènes des trois départements de l’Algérie par les évènements militaires de la Tunisie, en raison des excellents résultats obtenus en 1871 d’une énergique application aux indigènes révoltés du principe de l’indemnité de guerre et du séquestre des terres ; en raison de l’effet préventif qu’exerce toujours sur l’esprit des populations arabes la certitude d’un châtiment 95. La statistique générale de l’Algérie (1885-1887) indique la part contributive de l’impôt arabe dans l’ensemble des recettes ordinaires du budget pour le département de Constantine : elle passe de 60,50 % en 1872 à 91,07 % en 1880 et 83,04 % en 1881. 96. Conseil général, 1881. 97. Cf. L’Indépendant, 29 juillet 1881 : « L’Algérie traverse une crise ; cela est indéniable. » Cf. aussi Conseil supérieur de gouvernement, 2 décembre 1881, discours du conseiller général de Constantine, Lagarde : « La colonisation traverse en ce moment une phase critique. » 98. Conseil général, avril 1881, page 142.
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sévère, mais surtout prompt, le Conseil général émet le vœu suivant : « Tous les indigènes qui, soit individuellement, soit collectivement, soit directement, soit indirectement, auraient pris part à des actes de rébellion ou à des attentats contre les personnes ou contre les propriétés, pourront être frappés par simple décision du gouverneur général d’une des peines suivantes : — le paiement d’une indemnité de guerre, — le séquestre des biens de tous genres, — la déportation à temps ou à vie. La décision du gouverneur sera immédiatement exécutoire ; mais elle ne deviendra définitive que lorsqu’à la suite d’une procédure régulière, elle aura été confirmée par le gouvernement de la République. » On comprend qu’avec un tel état d’esprit, les incendies de 1881 aient suscité le désir d’agir avec rigueur contre les fellahs. Le triomphe de la colonisation amorcé en 1871 allait se transformer en une impitoyable victoire des plus forts. Le sénatus-consulte de 1863 avait rompu pour toujours l’équilibre de la société rurale constantinoise : auparavant, en effet, même au moment des années critiques, les paysans arabes avaient le soutien des riches ou celui de la tribu et gardaient l’espoir que la terre nourricière les aiderait à recouvrer leurs forces. Désormais, ces soutiens moraux et matériels ont disparu ; démunis de leurs meilleures terres, les fellahs ne peuvent plus escompter se refaire et leur misère semble défier l’espérance de jours meilleurs.
Livre Quatrième Le triomphe des forts (1881-1901)
CHAPITRE PREMIER —
La question forestière
L’Empire avait constitué à bon compte de belles dotations aux propriétaires forestiers. Les incendies avaient permis la réalisation d’une savante et subtile manœuvre qui avait singulièrement favorisé les propriétaires liégistes aux dépens des fellahs et du Trésor. Mis en appétit par ces gains, les liégistes reviennent à la charge en novembre 18711; prenant prétexte de la révolte récente, ils demandent des indemnités à prélever sur les contributions de guerre : exonération du prix d’achat plus une compensation de 100 francs par hectare. À une telle impudence, l’administration répond par un refus. Mais le retour d’incendies en 1872 et en 1873 pousse l’Assemblée nationale à adopter le 17 juillet 1874 une loi règlementant en forêt l’usage du feu du 1er juillet au 1er novembre en Algérie aussi bien pour les usages industriels (fabrication de charbon de bois) que domestiques (cuisson et chauffage dans les gourbis)2. De plus, on confie un service de surveillance aux populations indigènes des régions forestières. Enfin, des sanctions sont prévues en cas d’incendies : amendes, séquestre (cette disposition est due à Lucet, député de Constantine) (art. 6) sans compter les procès-verbaux des préposés forestiers, « procès-verbaux dispensés de l’affirmation et enregistrés en debet » (art. 10). Les zones incendiées sont interdites au pâturage pendant six ans au moins (art. 7). Cette loi devait empêcher à tout jamais le retour des incendies qui éclairaient les mois de juillet, août et septembre en année sèche. Hélas, en 1876, 17 315 ha3 de forêts brûlent dans la province de Constantine ; 22 douars ou fractions doivent payer l’amende. Chanzy, alors en France, télégraphie à son directeur général des affaires civiles4 : «Appliquez de suite le principe de responsabilité et faites bien comprendre aux tribus ce qu’elles encourent si les coupables ou les causes réelles des incendies ne sont pas connues : les forêts incendiées seront interdites à tout parcours. » Les incendies sont-ils dûs à la Voir courbes 34 à 46. 1. F 80 1785, lettre du comte de Montebello au gouverneur général, du 29 novembre 1871. 2. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée. 3. Statistique générale de l’Algérie, 1882-1884. 4. F 80 1785, Télégramme du 7 octobre 1876.
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malveillance ? à la sécheresse ? ou simplement aux pratiques agraires des fellahs ? L’administration ne s’embarrasse guère de subtilités, et les tribus ou les douars voisins des forêts brûlées paient 92 537,52 frs (la valeur des dommages est de 310 062 frs). De nouveaux incendies éclatent en 1877 dans les arrondissements de Philippeville et Bône5 : 36 751 ha sont touchés ; en conséquence, les tribus voisines des zones incendiées sont frappées du séquestre, mais elles sont autorisées à s’en racheter. La taxe de rachat sera non plus du cinquième de leur richesse immobilière comme en 1871, mais des deux cinquièmes. Ainsi les Beni Salah6 doivent payer une soulte de 280 082,65 frs et abandonner 4 199 ha valant 162 395 frs, les Ouled Béchir7 paieront 165 918 frs et les Ouled Goudi 16 000 frs. La sanction frappant les Beni Salah est si lourde que le général commandant la subdivision de Bône8 propose d’échelonner le versement de la soulte en cinq annuités de 50 000 frs chacune, plus une sixième de 30 082,65 frs : « la somme de 50 000 frs représente à peu près le montant de l’impôt perçu en 1877 ; c’est tout ce que les Beni Salah peuvent payer en sus de leurs impositions courantes, sans être obligés d’avoir recours à des ventes forcées et considérables de bestiaux [...] qui donnent toujours des résultats peu satisfaisants et dans l’espèce, seront autant préjudiciables aux intérêts du Trésor qu’à ceux des indigènes. » Toutefois, le resserrement met en position critique les Beni Salah qui ont dû, en septembre 1876, abandonner leurs terres situées sur la rive gauche de la Seybouse pour la création de centres de colonisation9. Or, le séquestre va leur enlever encore leurs meilleures terres de culture de la rive droite : 4 199 ha sur 7 944 ha de terres cultivables, cela représente une diminution de 52,8 % de leurs terres. On comprend alors la réaction de certains fellahs du douar qui déclarent au gouverneur général10 que les amendes vont « les plonger dans un état absolu de détresse et de misère » car les dernières récoltes ont été « désastreuses ». La réaction des Beni Salah n’est pas la seule, les plaintes et les protestations des autres douars lui font écho11; certains fellahs ont « demandé à quitter le pays, pour aller habiter ailleurs, car, disent-ils, ils sont fatigués d’être rendus responsables des incendies de forêts où aucun d’entre eux ne peut habiter, et qui ne sont peuplées que d’ouvriers de toutes les nationalités et de toutes 5. Conseil supérieur de gouvernement, 1881, Exposé de la situation. 6. AGG, K, Séquestre 1881, du gouverneur général au général cdt div. de Constantine, du 14 mars 1879. 7. Conseil supérieur de gouvernement, 1881, Exposé de la situation. 8. AGG, K, Séquestre 1881, général cdt subdiv. Bône à général cdt div. Constantine, 26 mai 1878. 9. AGG, K, Séquestre 1881, Subd. Bône à div. Constantine, 22 septembre 1878. 10. Id., pétition du mois de mars 1879. 11. Id., général cdt subdiv. Bône à général cdt div. Constantine, 9 juin 1878.
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les provenances, peu soucieux de se conformer aux mesures prescrites pour prévenir les incendies, sachant bien qu’en cas de sinistre, ils sont à l’abri de tout soupçon et par suite de toute punition. » En un mot, ils trouvent la répression aussi rigoureuse qu’injuste, et ils espèrent obtenir un adoucissement à leur peine en allant ailleurs. De fait, les tribus frappées en 1877, sont de plus en plus gênées12 et l’administration est obligée de revenir sur ses décisions primitives. On enlèvera aux Beni Salah 2 239 ha au lieu des 4 199 ha prévus, mais la soulte est sensiblement augmentée : elle passe de 280 082 frs à 319 144 frs, soit une augmentation de 14 % environ (13,9 %). En 1878, 1879 et 1880, les incendies sont nettement moins importants qu’en 1877, ils touchent cependant 4 650 ha en 1878, 6 674 ha en 1879 et 18 801 ha en 1880 : le montant des dommages pour les trois années s’élève à 1 277 214 frs pour lesquels les tribus paient des amendes s’élevant à 135 725 frs 9613. Mais tout cela est peu de chose en comparaison des dommages subis en 1881. En effet, cette année-là, les incendies ravagent plus de 150 000 ha de forêts (154 969 ha) ; jamais depuis 1865, le désastre n’avait égalé cette ampleur. Les arrondissements de Bône et Philippeville sont encore les plus touchés, mais la région de Collo ne l’est pas moins. Le montant des dommages est évalué à 8 539 275 frs. Les incendies permettent à l’opinion européenne d’exiger des châtiments rigoureux contre les fellahs. Ainsi L’Indépendant14 reconnaît que peu de concessionnaires ont débroussaillé le sol de leurs concessions, qu’ils n’ont pas ouvert les tranchées réglementaires dans l’intérieur de la forêt. Cependant les véritables responsables ce sont les arabes : « l’administration a la bonté de maintenir des enclaves et des terrains de parcours en leur faveur. » Il faut supprimer ces faveurs et le châtiment doit atteindre les arabes dans « leur peau et non dans leur bourse ». C’était demander un peu plus que la responsabilité collective. Quelques jours plus tard15, le même journal se félicite de l’arrêté imposant le séquestre dans les régions incendiées : « la colonisation qui était étouffée sur tout le littoral, par la possession par les indigènes des meilleurs territoires pourra se fortifier et parcourir le pays : on ne se heurtera plus à chaque instant au mauvais vouloir de ceux que le sénatus-consulte de 1863 a si imprudemment déclarés propriétaires du sol. » « Les colonnes volantes parcourant le pays ravagé permettront de briser toutes les résistances, de terrifier les bandits, et surtout d’empêcher une explosion de troubles qui 12. AGG, L, carton 15, liasse 7, rapport du général cdt la div. de Constantine, sans doute de juillet 1880. 13. Statistique générale de l’Algérie, 1882-1884. 14. N° du 25 août 1881. 15. L’Indépendant, du 4 septembre 188l.
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étaient à craindre à l’annonce de la mesure frappant les indigènes. » Et L’Indépendant finit sur cette péroraison : « Assez de combinaisons bâtardes, de soultes de rachat et autres plaisanteries, le moment est grave. Il faut à tout prix, que dans cette occurrence le régime civil affirme sa supériorité et sa force, et prouve aux indigènes comme à certaine camarilla que les beaux jours du royaume arabe ont définitivement vécu. » Sur le plan pratique, le conseil général16 propose : — 1° de traiter comme des insurgés pris les armes à la main les incendiaires pris la torche en main ; — 2° la transportation à Cayenne ou en Nouvelle Calédonie de ceux qui paraîtront les plus coupables ; — 3° le « refoulement » loin des zones forestières fera le reste. Ceci est indépendant des indemnités qui devaient compenser le capital engagé depuis le jour de la mise en valeur plus les intérêts composés au taux de 6 %, la valeur du liège incendié, et le manque à gagner dû à l’incendie. Il faut y ajouter enfin le séquestre collectif sur les tribus ou fractions, à titre définitif, l’interdiction des droits d’usage sur les forêts incendiées, le rachat des droits d’usage et des enclaves à titre préventif et la confiscation des troupeaux pris en contravention. Ce programme provoque les protestations des conseillers musulmans qui publient une brochure où ils essayent de démontrer que les arabes n’ont pas intérêt à voir brûler les forêts17 ; ils adressent même une pétition au préfet18. Pour L’Indépendant, les arguments des musulmans ne sont que « joyeusetés » et la campagne de presse continue en faveur de la rigueur totale : « L’Arabe en Algérie, c’est l’ennemi »19. Ces appels à la vengeance laissent deviner les intentions des colons : ils veulent renouveler dans les régions incendiées l’opération de 1871 en l’élargissant20. De toute manière, les incendies de 1881 amorcent un long et minutieux processus d’appauvrissement permanent des fellahs. Les conséquences des incendies vont y jouer leur rôle, mais le service forestier interviendra d’autre part et le résultat sera catastrophique pour les tribus. Quelles ont été en premier lieu les conséquences des incendies ? Trentehuit douars ou fractions subissent le séquestre collectif, parmi eux, certains ont déjà subi celui de 187121 : 16. Conseil général 1881, séance du 19 octobre, page 269. C’est nous qui soulignons. 17. L’Indépendant, 8 septembre 1881. 18. L’Indépendant, 17 janvier 1882. 19. L’Indépendant, 16 avril 1882. 20. L’Indépendant, 15 février 1882 avoue d’ailleurs très franchement que son but est d’obtenir la responsabilité collective et le séquestre des biens des coupables : « c’est là notre but et nous nous en faisons honneur ». 21. Conseil supérieur de gouvernement, novembre 1887.
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Ce sont les douars Sbihi, Ouled Embarek, Bou Cherf, Ouled Debab, Ouled Kassem, Béni Amran, M’rabot Moussa (cercle de Djidjelli). D’autres ont subi déjà des prélèvements importants en faveur de la colonisation : ainsi dans la commune mixte de Jemmapes, les douars Guerbès, Radjetas, Arb Skikda22, etc. Le séquestre appliqué le 26 juillet 1882 sur ces douars touche 42 000 ha sur lesquels vivent 10 000 personnes23 : ces 42 000 ha comprennent 12 000 ha de terres de culture et 30 000 ha de parcours. Mais, l’administration utilise le séquestre collectif comme elle l’a fait en 1871 : c’est pour elle un moyen d’obtenir de l’argent et des terres. Le montant du rachat est fixé aux deux cinquièmes de la richesse mobilière et immobilière. Ainsi, comme les 38 collectivités ont une richesse mobilière et immobilière de 13 431 000 frs24, la taxe de rachat sera fixée à 4 169 097 frs25. Évidemment les surfaces de terrain enlevées seront déduites de cette taxe de rachat. Ces prélèvements comprendront26 : — 1° Les parcelles boisées de quelque importance qui permettraient aux indigènes de dissimuler les vols de liège ou d’écorce de tan grâce aux certificats que l’administration leur délivrerait ; — 2° Toutes les enclaves détenues par les indigènes à quelque titre que ce soit ; — 3° Les périmètres qui se prêteront avantageusement à la création de villages ou de fermes. On enlevait ainsi aux fellahs tout prétexte de pénétrer dans les bois, à moins d’autorisation : cela faciliterait la surveillance et permettrait à la colonisation de se développer sur les points encore favorables qui demeuraient protégés par le sénatus-consulte de 1863 et la loi de 1873. Les conséquences de telles mesures sont désastreuses pour les fellahs27, car supprimer ou réduire les droits d’usage équivaut à rendre très précaire la situation des douars voisins des forêts. En effet, la pauvreté du sol exclut les cultures riches et pousse les fellahs à rechercher une compensation dans l’élevage que favorise le parcours en forêt ; l’interdiction du parcours supprime donc l’élevage et réduit les fellahs 22. Arch. Conseil de la République, Régistres de la Commission des XVIII, séance du 26 janvier 1892, déposition Mollet, conseiller général de Jemmapes ; d’après Mollet, ces trois douars sont innocents. 23. Ibid. 24. Conseil supérieur de gouvernement, 1886, Exposé de la situation. 25. Normalement les deux cinquièmes devraient produire 5 373 720 frs ; la différence entre les deux chiffres peut s’expliquer par la prise plus importante de terres aux fellahs. 26. C. général, avril 1884. Rapport du préfet qui cite les instructions du gouv. général du 2-3 1884. 27. Arch. de Constantine, M. Colonisation générale, Travaux et réparations, 1885-1901, rapport sous-préfet Philippeville, 21 juillet 1885.
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à la misère. De plus, l’interdiction d’accéder aux forêts empêche les fellahs de se procurer les bois nécessaires à la construction de leurs gourbis et à leur vie quotidienne ; on les force ainsi indirectement à quitter le pays. Par ailleurs, si l’interdiction administrative joue dans les forêts domaniales, elle est inopérante dans les concessions particulières où les arabes peuvent louer très cher les droits de parcours ; s’ils ne veulent pas se soumettre à ces exigences, ils paient autrement avec les procès-verbaux qui constituent pour de nombreux concessionnaires l’essentiel du revenu de leurs forêts. On peut craindre que la misère et de telles souffrances « méritées peut-être, mais terribles » n’engendrent des explosions de haine et les incendies si redoutés28. Devant ces perspectives, certains douars protestent avec force ; ainsi, dans la commune mixte de Jemmapes, les gens du douar Ghezala29 voudraient obtenir la main-levée du séquestre car ils sont innocents ; de plus, le séquestre les fera mourir de faim, eux, leurs femmes et leurs enfants. Mais les liégistes sont actifs et veulent obtenir le maximum d’indemnités30 ; leurs intérêts se heurtent à ceux des colons qui tiennent à avoir la part la plus importante des sommes payées par les fellahs31. En 1886, le gouverneur général dresse le bilan de ce que les incendies de 1881 ont permis d’obtenir32. Sur la taxe de rachat fixée à 4 169 097 frs, les tribus ont versé 2 050 362 frs sous forme de terres (17 629 ha) ; il reste donc à payer 2 118 734 frs auxquels il faut ajouter : — 1° les redevances locatives mises depuis 1882 à la charge des collectivités séquestrées, — 2° le produit des amendes collectives, 317 385 frs, — 3° la valeur des parcelles indiquées précédemment qui doivent être cédées aux propriétaires des forêts particulières, en tout 1 116 725 frs. Le montant total restant à payer s’élève donc à 3 235 459 frs. Les dommages sont estimés à 9 936 113 frs33 ; les pertes les plus lourdes concernent l’État, 1 826 830 frs et les anciens concessionnaires forestiers, 28. Le danger d’incendie est même accru, car le sous-bois broussailleux trop développé offre un aliment de choix au feu. 29. Pétition adressée à la Chambre des députés, in L’Indépendant du 2 mars 1888. L’Indépendant veut que le séquestre soit appliqué aux Ghezala : « La rigueur permettra de mettre fin aux incendies de forêts, ce qui rassurera les capitaux métropolitains tentés par l’Algérie ; cela donnera un immense essor à la colonisation. » 30. L’Indépendant du 4 décembre 1884. 31. L’Indépendant du 23 décembre 1884, lettre de Mollet, conseiller général de Jemmapes. 32. Conseil supérieur de gouvernement, 1886, Exposé de la situation. Sur les prélèvements territoriaux, 11 594 ha vont à la colonisation, 3 232 ha à l’État (forêts domaniales) et 2 452 ha aux particuliers. 33. Conseil supérieur de gouvernement, 1886, Exposé de la situation. Dans l’Exposé de l881, le gouverneur estime que les incendies de 1881 ont causé 3 492 274 frs de dégats dont 804 224 frs à l’État, 38 591 frs aux communes et 2 649 460 frs aux particuliers.
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6 491 286 frs. Comment les tribus vont-elles s’acquitter de leurs dettes ? Le gouverneur général leur propose de souscrire des emprunts hypothécaires sur les communaux34, mais les douars refusent de s’endetter davantage35 surtout que la situation économique générale, comme nous le verrons plus loin, devient de plus en plus critique à partir de 188536. En novembre 1887, les opérations de séquestre ont été liquidées dans trentequatre collectivités sur trente-huit37, et le montant des produits du séquestre dépasse 5 millions de francs. D’ores et déjà cependant le gouverneur général reconnaît qu’il faudra réduire le total des produits, car dans la région de Jemmapes, la valeur des terrains séquestrés diminue ; de plus, la situation précaire des fellahs, toujours dans cette région, rend difficile le recouvrement des redevances, et du même coup, le paiement des taxes de rachat est tout aussi problématique. Il appuie sa démonstration sur la diminution des impôts arabes : les tribus séquestrées qui payaient en 1883, 219 834 frs d’impôts arabes en principal ne peuvent plus en payer en 1887 que 150 000 frs. En vérité, en voulant tirer le maximum du séquestre, nous avons mis les tribus séquestrées en position « généralement précaire »38. Le temps d’ailleurs n’améliore pas la position des tribus, car moins vite elles se libèrent des taxes de rachat, plus elles doivent de redevances locatives annuelles. En novembre 1889, les fellahs doivent encore 2 474 000 frs en taxes de rachat et en redevances locatives. Pour payer les seules taxes de rachat, les redevances ne suffisent pas ; ainsi la commune mixte de Jemmapes39 a des revenus annuels moyens légèrement inférieurs à 60 000 frs qui sont absorbés pour la majeure partie par les dépenses municipales courantes. Si les douars contractent un emprunt à la caisse des dépôts et consignations de 882 066 frs remboursables en vingt ans, ils devront verser une annuité de 66 376,52 frs, somme qui dépasse largement les revenus municipaux ordinaires. Faut-il souligner qu’avec de telles ressources les paiements des soultes de rachat ou des redevances de séquestre sont minimes40. De plus en 34. Ibid. 35. Conseil supérieur de gouvernement, 1888. Exposé de la situation. 36. Conseil supérieur de gouvernement, 1888, Exposé de la situation : le gouverneur admet qu’en année moyenne, les indigènes peuvent payer, en sus de l’impôt et sans excéder leurs forces contributives, une somme égale à l’impôt arabe. 37. Conseil supérieur de gouvernement, 1887. 38. Le mot est du gouverneur général in Exposé de la situation. Conseil supérieur de gouvernement, novembre 1888. 39. Conseil supérieur de gouvernement, novembre 1892, Exposé de la situation. 40. Les indigènes de la C. M. de Jemmapes n’ont payé en 1892 que 15 000 frs sur les 940 000 frs qu’ils doivent (in H. Pensa, L’Algérie) ; cf. aussi, Archives J. Ferry, b) document, lettre Mollet à J. Ferry, du 11 juin 1892 ; cf. aussi, Arch. Conseil de la République, régistres Commission des XVIII, séance du 26 janv. 1892, déposition Mollet.
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plus, l’administration se rend compte que le séquestre est trop lourd ; certains douars sont « tout à fait ruinés »41 : ex. les douars Zeramna, Medjadja, Demnia de la commune mixte de Collo, le douar Radjeta de la commune mixte de Jemmapes42. Des gens qui possédaient quelque bien au moment où le séquestre fut imposé (troupeaux, par exemple), l’ont vendu pour payer les annuités de rachat, mais ils continuent d’être taxés sur ce qu’ils n’ont plus depuis longtemps43. Lorsque la commission sénatoriale présidée par Jules Ferry visite le Constantinois, les doléances arrivent nombreuses, toujours dans les mêmes termes : « le séquestre est trop lourd, il nous a ruinés ; certains d’entre nous ont été dépouillés d’une façon complète, laissés sur la paille, et obligés de devenir fatalement des vagabonds »44. Les protestations des fellahs sont corroborées par les déclarations des fonctionnaires ou de certains conseillers généraux. Ainsi les Arb Skikda ne cultivent plus que 17 charrues au lieu de 5445. D’une manière générale les fellahs qui « cultivaient autrefois toutes les parties déboisées de la plaine et de la montagne, et qui élevaient de nombreux troupeaux grâce aux forêts et aux pâturages »46 sont aujourd’hui (1892) très malheureux. La misère est telle qu’en 1885, l’administration a dû leur accorder remise gracieuse de la moitié des redevances locatives de 1883 et 1884. Un administrateur local fait d’ailleurs remarquer qu’en laissant aux fellahs dix centimes par jour et par tête pour leur nourriture et leur entretien, il leur resterait à peine de quoi payer l’impôt. Le plus inquiétant est que les douars séquestrés se désagrègent petit à petit, car la plupart de leurs habitants quittent leurs terres47. Devant cette situation dramatique que l’autorité de la commission sénatoriale rend officielle, le gouverneur général propose en janvier 189348 :
41. H. Pensa, op. cit., déclaration administrateur C. M. Collo. 42. Ibid., déclaration indigène C. M. Jemmapes ; les exemples individuels permettent de mieux situer les conséquences du séquestre ; pour un ha, un fellah doit payer 1 800 frs de séquestre ; un autre doit payer 879,090 frs pour 51 ares, exigibles en dix termes égaux. 43. Ibid., Commune mixte de Collo, page 339 sq. 44. Archives J. Ferry, b) documents, 41, Pétition des Beni Béchir du 8 juin 1892 : « Nous en sommes réduits à manger des racines sauvages et de la galette de sorgho », déclarent-ils. 45. Arch. dép. de Constantine, M 2, Jemmapes Lannoy, dép. du préfet au gouv. gén. du 30 novembre 1887 : « Les indigènes de la région sont dépourvus de terres ». 46. Arch. Cons. de la Rép., régistres Comm. XVIII, séance du 26 janvier 1892, déposition Mollet. 47. Ibid., Mollet estime d’ailleurs que le rendement de l’impôt arabe pour la C.M. de Jemmapes est passé de 108 807 frs en 1882 à 72 636 en 1891. 48. Conseil supérieur de gouvernement, Exposé de la situation, janvier 1893.
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— 1° de demander à l’État une avance de 1 500 000 frs pour payer intégralement les sinistrés de 1881, autres que les grands propriétaires forestiers ; — 2° de réduire de 25 % les créances des sociétés et propriétaires forestiers. Les propriétaires forestiers acceptent le compromis à condition de recevoir avant la fin de 1895 un premier acompte égal à 50 ou 60 % du montant des sommes dues, le restant dans un délai de 18 mois : ils demandent enfin le fractionnement des annuités imposées comme prix de vente des parcelles forestières acquises dans les conditions stipulées au décret du 2 février 1870. En fait, malgré ce compromis, les fellahs ne peuvent pas plus qu’auparavant se libérer de leurs dettes. Devant de tels résultats, l’administration admet en 189949 des dégrèvements pour les tribus dont le séquestre a constitué un châtiment excessif. C’est un pas important vers l’annulation des créances impayées depuis 1882. Le 23 avril 190650 le gouverneur général accorde un dégrèvement de 3/4 des soultes aux indigènes séquestrés, le 1/4 restant payable en deux et même trois annuités : la première annuité devant venir à échéance en septembre 1906. Fin 1907, les versements restent insignifiants ; le gouverneur général décide alors d’admettre le paiement en nature au lieu du paiement en argent. Pratiquement l’affaire se terminait par l’abandon pur et simple des sommes impayées depuis 1890. Le résultat le plus clair cependant avait été le prélèvement de 17 629 ha valant 2 050 863 frs ; plus la réunion au domaine de différents immeubles évalués à 1 200 000 frs, et le recouvrement de 110 000 frs sur les tribus51. En tout donc, les incendies de forêts ont fait perdre aux tribus l’équivalent de 3 360 863 frs, soit par habitant (ils sont 10 000) 336,08 frs. La somme globale paraît évidemment minime au regard de ce que le séquestre de 1871 avait produit, mais par individu, la somme de 1881 est beaucoup plus forte. Les tribus, malgré tous les efforts, n’ont pu verser le montant total de ce qui leur avait été imposé par l’administration alors que les Kabyles l’avaient pu. En vérité, ces tribus sont dans une situation d’autant plus difficile que le régime forestier pèse de tout son poids sur elles. Déjà la loi du 17 juillet 1874 permettait de mieux surveiller les forêts, mais elle n’avait pas enlevé aux fellahs les terrains de parcours forestiers. Une instruction du 1er juillet 187552 avait bien précisé que les particuliers devaient prouver contre l’État 49. Conseil supérieur de gouvernement. déc. 1899, Exposé de la situation. 50. Délégations Financières, 1908. Indigènes, page 2l. 51. Conseil supérieur de gouvernement, nov. 1839, Exposé de la situation. 52. Gourgeot, Les sept plaies de l’Algérie ; l’esprit de cette instruction est opposé à la loi de 1851 sur la propriété qui reconnaît aux tribus les droits d’usage qu’elles avaient à la conquête, droits confirmés par le sénatus-consulte et même la loi de juillet 1873. Sur cette question, voir Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III, page 298 sq.
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leurs droits sur les forêts ; faute de quoi, l’État annexait au domaine les zones forestières ; autant dire que les titres antérieurs au 5 juillet 1830 étaient seuls admis. Pratiquement, l’administration pouvait agir à sa guise, puisque les droits des tribus sur les forêts étaient un usage mais n’avaient aucune sanction juridique formelle. Or, les incendies de forêts poussent le Parlement français à voter la loi forestière du 9 décembre 1885. Celle-ci prévoit que l’État ou les propriétaires forestiers pourront affranchir les forêts de droits d’usage (art. 1). De même, les enclaves peuvent être supprimées par la voie de l’expropriation (art. 2) ; ces deux articles contiennent des menaces très sérieuses pour l’équilibre économique des tribus forestières. Aussi graves que ces mesures sont les articles 6, 9, 10 et 12. En effet, l’article 6 assimile à des défrichements « les exploitations abusives ou l’exercice du pâturage », sans préciser les limites d’un pâturage ou d’une exploitation normale. Laissera-t-on aux gardes forestiers, cette appréciation ? C’est probable puisqu’ils sont habilités à dresser les contraventions. L’article 9 interdit l’accès des bois et broussailles53 âgés de six ans aux troupeaux sous peine de contraventions. L’article 12 range les broussailles dans les zones interdites aux pâturages ou à l’exploitation abusive. Pour finir, l’article 10 reprend un article de la loi du 17 juillet 1874 qui prévoit que les procèsverbaux des gardes forestiers feront foi automatiquement jusqu’à inscription de faux. Il est évident que la loi du 9 décembre 1885 par ses articles 6, 9 et 12 est une machine redoutable pour les tribus forestières qui doivent cesser désormais d’envoyer paître leurs troupeaux dans les forêts et broussailles : cette loi était la condamnation irrémédiable de l’élevage dans les zones forestières, elle supprimait brutalement un genre de vie traditionnel. Mais au-delà de cette redoutable question, la loi posait un autre problème : celui du rachat des enclaves et des droits d’usage54 pour lequel on n’avait pas prévu les crédits nécessaires. Quelles furent les conséquences de cette loi ? D’abord les incendies n’ont pas cessé : ils touchent un peu plus de 45 000 ha en 188755 ; les dommages sont évalués à 1 324 166 frs et le préfet de Constantine veut bien reconnaître que l’État faute d’argent n’a pu aménager ses forêts, pratiquer le désouchage et les travaux de conservation qui s’imposent impérieusement56. Le plus grave est l’augmentation des amendes que les fellahs sont obligés de payer 53. C’est nous qui soulignons. 54. Voir là-dessus les réflexions fort opportunes de K. Vignes dans la thèse sur le système des rattachements. 55. Conseil général 1888, rapport préfet, page 337. 56. Conseil général l888, rapport préfet, page 261.
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à cause de l’accroissement du nombre de contraventions. Ainsi, alors que dans les forêts domaniales, de 1874 à 1878, le nombre moyen de contraventions pour toute l’Algérie était de 3 143 (les chiffres minima sont de 1 895 et maxima de 4 076), de 1886 à 1890, pour le seul département de Constantine, il passe à 6 780 (chiffre minimum 5 261, chiffre maximum 8 086)57, soit donc pour cette région plus du double (215 %) que pour toute l’Algérie dans la période antérieure. L’enquête sénatoriale menée par Jules Ferry en 1893 nous permet de saisir la gravité des maux engendrés par la loi de 1885. Les fellahs ou leurs représentants démontrent comment la nouvelle loi engendre les abus les plus violents58. Ainsi, lorsque les arabes veulent augmenter la valeur de leurs terres de culture, ils coupent les lentisques et autres arbustes broussailleux sans désoucher : ils peuvent ainsi bénéficier de la fumure grâce aux feuilles tombées pendant plusieurs années, et de l’humidité conservées grâce aux racines. Il ne s’agit pas positivement de défrichement. Pour l’administration forestière, le déboisement a eu lieu sans autorisation ; il y a donc matière à contravention59. De même, lorsque les fellahs viennent chercher le diss ou le bois mort pour leurs usages courants (couverture de gourbi ou cuisson), il y a lieu à contravention ; et l’on cite le cas de vieillards, chefs de famille, morts en prison parce qu’incapables de payer les amendes infligées60. Évidemment, les « délits » les plus nombreux sont le fait des troupeaux ; que le troupeau broute quelques broussailles, qu’un propriétaire forestier ou que son garde soit pointilleux sur les limites de la concession et le troupeau peut être saisi. Même lorsque les droits d’usage n’ont pas été rachetés, les gardes dressent procès-verbal, sans s’encombrer de scrupule61. On aboutit parfois à ceci : les moutons doivent payer des amendes de 2 francs chacun, les chèvres 4 francs chacune62 ; en bref, la valeur des contraventions dépasse souvent celle des troupeaux. Lorsqu’il s’agit de cultures dans les clairières, l’amende est de 50 frs sans compter les frais, alors que l’hectare de forêt est évalué à 25 frs63 : 57. Le détail de ces délits est intéressant à connaître : ainsi en 1890, sur 5 261 procèsverbaux, 2 782 sont infligés pour pâturages et 1 345 pour coupes et enlèvements de bois, soit 78 % du nombre total des procès-verbaux. 58. H. Pensa, op. cit., Jemmapes. 59. Ibid., Collo ; Cf. les déclarations des indigènes de la C.M. : « À force de procèsverbaux, nous devenons si misérables que nous sommes amenés à commettre des vols et des crimes » [...] « Les colons, la compagnie des forêts du Fendeck qui sont nos voisins, nous ruinent de procès-verbaux. » 60. Arch. Conseil de la Rép., régistres Commission XVIII, séance du 26 janvier 1892, déposition Mollet. 61. Ibid. 62. L. Vignon, La France en Algérie. 63. J.O.R.F., Rapport Jonnart sur le budget de 1893, séance du 12 juillet 1892, forêts.
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on considère comme extraite du sol, la terre remuée par la charrue ; pour évaluer le volume ainsi extrait, on multiplie la surface labourée par la profondeur atteinte par le soc de la charrue ... Les excès sont si nombreux, les abus si criants qu’ils sont dénoncés par les fonctionnaires et certains conseillers généraux64. En vérité, comme l’ont bien vu les sénateurs de la commission d’enquête, le principal revenu des forêts en Algérie est fourni par les procès-verbaux. Pour les tribus forestières, les interdictions empêchent : — 1° l’élevage, — 2° les cultures, — 3° l’utilisation des bois morts, du liège ou du diss pour leur vie courante, — 4° la construction de leurs gourbis à moins d’un kilomètre des bois65. La forêt autrefois « providentielle » est devenue « l’ennemi du fellah »66. Le rapport de Jules Ferry dénonce fortement tous ces abus et demande que le service des eaux et forêts comprenne mieux la situation des malheureux arabes. Il est véhémentement critiqué par les fonctionnaires forestiers67 qui ne veulent pas voir entamer les pouvoirs qui leur sont reconnus par la loi de 1885. Néanmoins, l’enquête de 1892 démontre la nécessité impérieuse du parcours pour les tribus forestières : les fellahs le réclament68 ; certains conseillers généraux (celui de Jemmapes, Mollet, celui de Bône, Marchis), les fonctionnaires préfectoraux69 le demandent aussi pour des raisons différentes. Enfin, hormis les fonctionnaires des eaux et forêts et les concessionnaires forestiers, tous se rendent compte des dangers que recèle la loi de 1885. Aussi, le gouverneur général propose en janvier 189370 des modifications intéressantes : 64. Cf. rapport préfet en 1891, devant le conseil général : le préfet souligne la nécessité de surveiller l’action des garde-forestiers « trop souvent tentés dans leur solitude par la facilité des gains illicites et l’impunité presque certaine. » 65. J.O.R.F., rapport Jonnart, déjà cité. 66. Ibid.; cf. rapport J. Ferry, in J.O.R.F., Documents parlementaires. Sénat, séance du 27 octobre 1892 : « La forêt du Tell et des hauts plateaux est peuplée ; on y vit, on y meurt ; on y sème, on y laboure... » 67. F 80 1785, art. de L. Fortier in Revue des Eaux et Forêts, 10 décembre 1892. 68. H. Pensa, op. cit., Collo. 69. Ibid., Jemmapes : « L’administrateur de la commune mixte déclare qu’il faut rendre aux indigènes le droit de parcours sans quoi ils disparaissent. » 70. Conseil supérieur de gouvernement, janvier 1893 : déjà en 1890 le conseil général de Constantine avait émis le vœu de voir les forêts de l’État exemptes de servitude, ouvertes au pacage : « Les moutons y trouveraient les ressources herbagères qui leur font défaut parfois en plaine, et brouteraient les herbes sèches propagatrices du feu ».
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— 1° Constituer de nouveaux droits d’usage en faveur des groupes indigènes déplacés pour les besoins de la colonisation ; — 2° Autoriser le pâturage dans les forêts incendiées en faveur des usagers à condition que ces derniers ne soient pas coupables des incendies ; — 3° Admettre dans les forêts louées ou ouvertes au parcours les troupeaux à l’exclusion des chèvres et des chameaux ; les chèvres ne seraient admises que dans les forêts de chêne-liège et dans les tranchées. Dans le même sens une commission créée en 1893 élaborera un avantprojet en novembre 189371 qui, remanié, aboutira à la loi forestière du 19 janvier 1903. D’une part les abus, les iniquités engendrés par la loi de 1885 sont à l’origine de ce retour à une réglementation libérale, d’autre part, la situation économique, liée aux régimes fiscal et foncier suscitait de sérieuses alarmes et le rendait indispensable.
71. Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III, page 308 sq.
CHAPITRE SECOND
—
Le régime foncier
Nous avons déjà décrit les protestations des colons constantinois à la suite de la loi de 1873. L’impossibilité d’obtenir rapidement les terres arch des tribus, les obscurités de la loi obligent l’administration à la modifier. Dès 18801, le conseil supérieur de gouvernement de l’Algérie émet le vœu que la loi soit modifiée. Quelques mois après, en juillet 1881, le gouverneur général institue une commission pour étudier les modifications possibles qui sont d’autant plus nécessaires que le Parlement français rejette en 1883 le projet dit des cinquante millions2. Très vite, la commission se met d’accord sur un certain nombre de principes : — 1° Reprendre les travaux prévus à l’article 2 (paragraphe 1 et 2) du sénatus-consulte de 1863 ; — 2° Répartir entre les feux, des propriétés autrefois indivises au sein du douar ou de la fraction ; — 3° Accélérer la création de la propriété individuelle qui permettra à la colonisation de prendre solidement pied dans les tribus ; — par l’abréviation des délais accordés pour les contestations et réclamations, — par l’institution d’enquêtes partielles entreprises à la demande des acheteurs européens ; ces enquêtes devaient permettre aux arabes de se retirer de l’indivision pour vendre leur part, — par l’institution d’une procédure spéciale et peu coûteuse pour le partage des immeubles restés indivis. Les travaux de la commission serviront de base au Parlement qui, le 28 avril 18873 modifie la loi de 1873. La nouvelle loi décide de reprendre les Voir courbes 36 et 37. 1. Estoublon et Lefébure, op. cit., page 728, exposé des motifs de la loi du 28 avril 1887. 2. Le projet prévoyait qu’avec 50 millions de crédits votés par le Parlement, la colonisation prendrait un essor vigoureux ; cf. aussi Conseil supérieur du gouvernement, 12 février 1884 ; après le rejet du projet, un membre du Conseil estime que la colonisation doit obtenir des terres par une application bien entendue de la loi de 1873. 3. Sur la loi, voir Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ; Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III ; Pouyanne, op. cit., etc.
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travaux effectués autrefois en vertu du sénatus-consulte : délimitation et répartition de la propriété dans les tribus (art. 1) ; elle prévoit aussi le partage entre les familles des immeubles indivis « commodément partageables » (art. 2). Elle ramène à 45 jours au lieu de trois mois les délais de réclamation et contestation. Si les européens ont une promesse de vente concernant des immeubles indivis, ils devront agir pour que l’administration leur délivre un titre de propriété dans les trois mois qui suivent la promesse (art. 7). La promesse de vente entraîne donc une demande d’enquête partielle qui aboutit à la constitution de la propriété individuelle dans le délai de trois mois. Ceci, plus la réduction des frais doivent, selon le législateur, accélérer la procédure antérieure de dépossession. Le même esprit guidera l’administration dans le décret du 22 septembre 18874 qui attribue au commissaire enquêteur et délimitateur des pouvoirs exceptionnels : celui-ci procède à l’enquête, réalise la délimitation, procède aux attributions, tant en ce qui concerne les individus que les communes ou le domaine de l’État. Il transmet les réclamations des djemâ‘as, mais le procès-verbal dans lequel il consigne ses travaux et ses observations sert de base aux décisions administratives. Enfin, et c’est le plus grave, le classement qu’il propose est définitif, si aucune opposition dûment motivée ne se produit dans le mois qui suit le dépôt du procès-verbal entre les mains du juge de paix, du maire ou de l’administrateur. La réclamation ne peut porter que sur la délimitation et le classement des immeubles, mais les questions de propriété entre indigènes demeurent réservées. Ce simple aperçu des pouvoirs du commissaire enquêteur que n’avait pas spécifié la loi de 1887, nous permet de prévoir que d’ores et déjà l’application de la loi sera ce que le commissaire la fera ; tant vaudra l’homme, tant vaudra la loi. Effectivement les documents d’archives montrent bien que le rôle du commissaire enquêteur fut prépondérant. Dans la pratique, il est l’arbitre en matière de propriété ; c’est lui qui examine et tranche sur le terrain ou dans son cabinet ; ses opinions l’emportent devant les commissions administratives, et ses propositions de classement sont le plus souvent approuvées dans leur totalité. Mais le commissaire enquêteur est parfois trompé par les apparences. Ainsi, lorsqu’il procède à son enquête, la terre peut être cultivée par un personnage qui n’est pas le propriétaire : le commissaire attribuera néanmoins la propriété du fonds au cultivateur et créera un état de fait préjudiciable au bon ordre et à la sécurité. Quand l’affaire lui paraît prêter à contestation, que les titres lui semblent présenter quelque obscurité, il attribue souvent les biens en litige à l’État et les classe
4. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée, page 773.
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comme biens domaniaux5. Les fellahs ont bien conscience des menaces nombreuses de la loi à l’égard de leurs terres, comme le montrent les pétitions, réclamations particulières, protestations collectives que les archives départementales recèlent. Ainsi, les Ouled Rechaich (commune mixte de Khenchela)6 sont consternés en apprenant l’application du sénatus-consulte : « certains versent même des larmes ; les Français nous ont battus dans la plaine de Sbikha, dit un vieillard, ils nous ont tué nos jeunes hommes, ils nous ont imposé des contributions de guerre, tout cela n’est rien : on guérit des blessures. Mais la constitution de la propriété individuelle et l’autorisation donnée à chacun de vendre les terres qui lui seront échues en partage, c’est l’arrêt de mort de la tribu, et vingt ans après l’exécution de ces mesures, les Ouled Rechaich auront cessé d’exister ». En 1891, les notables musulmans de Constantine présentent un mémoire très détaillé7 qui critique fort pertinemment les conséquences de la loi : la constitution de la propriété individuelle à la place de la propriété collective entraîne des frais considérables ; les parts individuelles sont souvent si minimes qu’il est impossible d’en tirer parti ; pour tout dire, « le partage du bien entre tous les membres d’une famille ne profite qu’aux seuls usuriers et cause désordre et ruine dans les familles sages et tranquilles ». C’est à peu près la même opinion que soutiennent d’autres notables devant la Commission des XVIII : « le droit de vente est en fait le droit de se ruiner », car dès qu’il a son titre de propriété, l’arabe le vend immédiatement8. Le régime arch est trop profondément enraciné dans la mentalité des fellahs pour imaginer que la loi ne les heurte pas, et ceux-ci demandent avec force le retour au système antérieur : ils ont d’ailleurs un argument solide qui semble n’avoir pas plus effleuré l’esprit du législateur en 1873 qu’en 1887 : avec le système de l’arch, les fellahs disposent d’une superficie assez vaste pour pacager et cultiver. Quand leur interlocuteur rétorque par l’exemple du melk dont 5. Ex. Arch. dép. de Constantine, Série N, Propriété indigène, Douar Meghalsa, dép. préfet à gouv. gén. 30 décembre 1891 : le raisonnement du commissaire enquêteur tient en quelques propositions : le réclamant arabe ment ; il ne peut pas prouver ce qu’il avance, et ses témoignages sont également des mensonges, car tous les arabes sont des menteurs. 6. A. Vaissières, « Les Ouled Rechaich », Rev. Afr. 1893 : « Le sénatus-consulte de 1863, écrit Vaissières, est la machine de guerre la plus efficace qu’on pût imaginer contre l’état social indigène et l’instrument le plus puissant et le plus fécond qui pût être mis aux mains des colons ». 7. Mémoire ... des notables indigènes de Constantine, Constantine 1891. 8. Arch. J. Ferry, documents, déposition notables musulmans, 22 mai 1892 ; à rapprocher de l’art. paru dans les Cahiers de la Société d’agriculture de Constantine, 1891 : « L’indigène cède trop facilement et à vil prix son immeuble et retombe ainsi fatalement dans la condition d’infériorité sociale où il croupissait antérieurement. »
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s’accommodent fort bien certaines tribus, les fellahs répondent : « ceux qui ont un melk le détiennent depuis longtemps et sont capables de le garder : Ils sont habitués à la propriété individuelle »9. En bref, leur pensée est fort claire : que l’administration constitue la propriété individuelle, si elle le désire, mais qu’on interdise de vendre ou d’hypothéquer ce qui est le bien commun du douar, ou alors qu’on autorise la chefâ‘a, c’est-à-dire, la préemption pour les co-propriétaires, donc qu’on maintienne en fait l’indivision10. Si les critiques générales rejoignent celles qui ont cours à l’époque contre les licitations abusives (celles de Franck-Chauveau, H. Marchal, Gourgeot, etc.) engendrées par la loi, l’examen détaillé des archives n’apporte pas l’exemple des pratiques scandaleuses qui sont signalées dans l’Oranais ou l’Algérois. Sans doute nos sondages n’ont-ils touché qu’une partie des communes et communes mixtes constantinoises : Akbou, Taher, Djidjelli, Collo, Jemmapes, Bordj-bou-Arréridj, Les Bibans, Châteaudun-duRummel, Oued Zenati, Oued Cherf, Morsott, Tébessa, Khenchela ; mais si le phénomène avait eu quelque ampleur, il nous aurait frappé. Nous 9. H. Pensa, L’Algérie, Bône, paragraphe sur la propriété, page 286 ; c’est nous qui soulignons. 10. Ibid., cf. aussi Conseil général 1893, 7 octobre 1893, page 335, vœu des conseillers indigènes : « L’application de la loi du 26 juillet 1873 dans les territoires de propriété collective a donné pour les indigènes les résultats absolument opposés à ceux que l’on attendait. « Muni de son titre de propriété, l’indigène est vite devenu la proie des usuriers ; avec l’imprévoyance qui le caractérise, il cède sa terre à réméré ou emprunte à des taux exorbitants : s’il vend définitivement ses droits, c’est toujours à des prix dérisoires. « Que reste-t-il de ces faits ? « Que des familles entières sont sans ressources et deviennent errantes ; ce sont ces familles dépouillées par l’imprévoyance de leur chef qui fournissent les contingents de voleurs et d’assassins qui désolent nos campagnes. « À chaque instant, des procès de limite, des procès-verbaux de pacage dressés par les étrangers suscitent aux habitants des douars des frais considérables qui diminuent dans une grande mesure leurs ressources déjà restreintes. « Le département lui-même subit le contrecoup de ces ventes aux étrangers, car il est hors de doute que l’impôt arabe, achour, hokor et zekkat diminuent selon le nombre plus ou moins élevé des propriétaires indigènes. « Ils demandent donc que : « Les aliénations de terres appartenant aux indigènes par voie de vente, vente à réméré ou antichrèse soient absolument interdites ». Cf. aussi Bull. Société Agric. de Constantine, 15 mai 1899 : « Ce qui a tué la propriété indigène, c’est la petite propriété [...] ; la constitution de la propriété individuelle chez les indigènes est une faute grave qui devait forcément entraîner la ruine des Arabes : L’ÉLEVAGE ET LA CULTURE ARABE ONT BESOIN DE GRANDES SURFACES ET DE PROPRIÉTÉS NON MORCELÉES ». (C’est nous qui soulignons).
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saisissons quelques exemples de licitations grâce au système classique d’« antichrèse » (c’est plus probablement la rahnia) dans la commune mixte de Châteaudun11; dans les territoires où la loi a été appliquée, des ventes à réméré ont eu lieu, au profit d’européens, sans que l’on sache l’étendue ainsi aliénée12. Souvent, les actes d’antichrèse sont passés sous-seing privé ou même suivant conventions verbales, et le préfet par une circulaire du 16 janvier 190113 signale que « certains greffiers-notaires prêtent fréquemment leur ministère à des contrats illicites de location et d’antichrèse concernant des terrains collectifs ». Effectivement le notaire d’Aïn-Beida est signalé par l’administrateur de Sedrata14. Tout cela ne paraît pas revêtir une grande envergure, mais un jugement définitif ne pourra être porté qu’une fois l’enquête faite pour tout le département. De 1880 à 1899 inclusivement, le bilan des ventes faites par les indigènes, là où la loi du 26 juillet 1873 a reçu son application s’établit ainsi15 : DÉPARTEMENT DE
Superficie Valeur
Superficie Valeur Superficie Valeur
aux Européens 26 610 ha 1 316 559 frs
CONSTANTINE
aux Israélites 7 195 ha 273 162 frs
aux Indigènes 32 396 ha 2 040 003 frs
En « territoire melk » civil 42 048 ha 9 834 ha 69 053 ha 6 782 519 frs 1 620 429 frs 18 961 863 frs Total 68 658 ha 17 029 ha 101 449 ha 8 099 078 frs 1 893 591 frs 21 001 866 frs
Si l’on croit ce tableau, nous aurions donc eu un déplacement de 187 136 ha valant 30 994 535 frs (valeur moyenne de l’hectare : 165,62 frs) : 54 % auraient profité aux indigènes, le reste 46 %, aux européens et aux israélites16. Mais la loi de 1873-1887 a été surtout intéressante pour le domaine de l’État et les communes. Dans sa Notice sur la propriété foncière
11. Arch. dép. de Constantine, Biens communaux, dossier N° 2, adm. C.M. Châteaudun à préfet. 17 avril 1901. 12. Id. du même au même, 21 février 1901. 13. Id. adm. d’Aïn El Ksar, 6 février 1901. 14. Id., dép. du 11 mars 1901. 15. Délégations financières, 1901, page 488. 16. Il faudrait déduire de ces chiffres les ventes consenties par les Européens aux indigènes qui représentent 56 358 ha valant 8 004 289 frs ; le détail est le suivant :
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en Algérie17, Laynaud estime que la loi de 1873 a fourni au domaine de l’État 42 825 ha jusqu’en 1900, dans le seul département de Constantine ; les communes ont obtenu 27 571 ha et les départements ou les établissements publics 3 358 ha, en tout 73 754 ha. Si l’on ajoute à cette superficie, l’étendue des biens domaniaux, communaux, avant l’application de la loi de 1873, nous arrivons au total de 268 554 ha. Laynaud mentionne en outre qu’en 1900, 110 douars ou territoires avaient vu appliquer la loi de 1873 ; ces douars ou territoires occupaient 662 989 ha. Or, nos sondages personnels portant non sur tout le département, mais sur vingt tribus ou fractions18, donnent des résultats sensiblement différents : les vingt tribus ou fractions de tribus occupent 591 476 ha,5438 ; les immeubles domaniaux et communaux y couvrent 363 891,5908 ha, alors que les propriétés « privées ou collectives » (entendons par là les melk et les arch) n’occupent que 216 849,3066 ha. La superficie des immeubles domaniaux et communaux dans nos tribus est donc supérieure à celle fixée par Laynaud. Là encore, il serait intéressant d’établir un bilan détaillé pour tous les douars constantinois où la loi de 1873 a été appliquée. En tout cas, les colons espèrent que la constitution de la propriété individuelle laissera à l’État en territoire arch de vastes surfaces pour créer les centres européens19. Pour eux, seuls ceux qui la cultivent doivent jouir de la terre arch ; « si une partie n’est pas cultivée, elle revient aux Domaines »20 : une telle optique supprime évidemment du patrimoine des fellahs les terres laissées en jachère ou les communaux incultes. C’est bien l’impression générale que les documents nous laissent : la loi de 1873-1887 aboutit en fait à restreindre les jachères et surtout les terrains de parcours qui passent aux mains des communes. Aussi les fellahs cherchent-ils à tourner la loi : soit qu’ils louent des parcelles de terre aux européens qui acceptent d’autant plus volontiers que cela constitue pour eux des revenus fixes21 ; soit qu’ils labourent illicitement en territoire en territoire en territoire soumis melk de colonisation à la loi de 1873 Superficie 27 300 ha 22 605 ha 6 993 ha Valeur 3 404 831 frs 4 130 378 frs 469 080 frs 17. Laynaud, Notice sur la propriété foncière en Algérie, Alger, 1900. 18. Ce sont les Beni Foughal, les Tababort, les Beni Touffout, les Beni Affer et Djimla, les Ouzellaguen, les Illoula, les Beni Zoundai, les El Aouana, les Sellaoua Kherareb, les Brarcha Allaouana, les Sidi Yahia ben Thaleb, les Gherbès, les Beni Yadel, les Hachem, les Mzita, les Ouled Sidi Brahim bou Beker, les Mansourah, les Ouled Ali, les Ouled Trif, et les Ouled Tair. 19. L’Indépendant, 22 et 23 janvier 1890. 20. L’Indépendant, 11 mars 1892. 21. Un notaire de Constantine déposant devant la Commission des XVIII déclare que le prix moyen de location est de 20 frs pour le département ; dans certaines régions, on arrive à louer jusqu’à 35 frs l’ha ; or, les prix d’acquisition sont de 80 frs par ha dans les marchés de gré à gré, et 50 à 60 frs par ha dans les adjudications (in H. Pensa, op. cit., Constantine, page 263
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certains communaux, soit qu’ils envoient leurs bêtes paître sur les communaux ou même sur les concessions européennes22. La réduction des superficies des propriétés indigènes est très nette de 1881 à 1901, alors que les européens augmentent la superficie des leurs dans des proportions très importantes23. En effet, voici l’évolution de la superficie possédée par chaque européen et chaque indigène pendant ces vingt années : EUROPÉENS
(Indice) Campagne 1881-1882 : 13,21 ha (100) « 1882-1883 : 13,63 (103) « 1883-1884 : 13,55 (102) « 1884-1885 : 12,87 (97) « 1885-1886 : 12,99 (98) « 1886-1887 : 13,07 (98) « 1887-1888 : 11,37 (86) « 1888-1889 : 11,40 (86) « 1889-1890 : 12,20 (92) « 1890-1891 : 10,89 (82) « 1891-1892 : 11,17 (84) « 1892-1893 : 11,61 (87) « 1893-1894 : 11,57 (87) « 1894-1895 : 11,60 (87) « 1895-1896 : 11,80 (89) « 1896-1897 : 11,73 (88) « 1897-1898 : 11,33 (85) « 1898-1899 : 11,72 (88) « 1899-1900 : 12,59 (95) « 1900-1901 : 15,96 (120)
INDIGÈNES
(Indice) 2,65 ha 2,85 2,12 2,57 2,14 2,04 1,99 1,95 1,95 1,78 1,70 2,16 1,51 1,53 1,41 1,45 1,44 1,43 l,48 1,58
(100) (107) (80) (96) (80) (76) (75) (73) (73) (67) (64) (81) (56) (57) (53) (54) (54) (53) (55) (59)
Par ailleurs, voici l’évolution des indices des superficies des propriétaires européens et indigènes de 1881 à 1901 : EUROPÉENS
Campagne 1881-1882 : 100 (409 616 ha) 1882-1883 : 104 1883-1884 : 104 1884-1885 : 103
INDIGÈNES
100 (2 960 222 ha) 105 79 96
sq) ; dans le même sens, cf. déclaration de Ben Badis, conseiller général devant le conseil, le 25 avril 1884. 22. Sur ces différentes questions, cf. Arch. dép. de Constantine M 2 Oued Cherf, (dossier Rénier, Lapaine), Oued Zenati, Châteaudun-du-Rummel, passim ; cf. aussi, Biens communaux, dossier n° 22, Oued Zenati ; cf. aussi. Cons. général 1888, 12 avril, rapport Préfet qui déplore les ventes faites par les européens aux indigènes de leurs lots de ferme : de 1882 à octobre 1887, 27 049 ha de lots de ferme ont été ainsi revendus aux fellahs. 23. Source : Statistique générale de l’Algérie.
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LE RÉGIME FONCIER
1884-1885 : 103 1885-1886 : 112 1886-1887 : 118 1887-1888 : 97 1888-1889 : 109 1889-1890 : 119 1890-1891 : 119 1891-1892 : 122 1892-1893 : 126 1893-1894 : 127 1894-1895 : 123 1895-1896 : 122 1896-1897 : 122 1897-1898 : 119 1899-1900 : 128 1900-1901 : 132
96 93 92 89 88 90 88 85 108 76 77 74 77 76 80 80
Si nous comparons les indices de chacun des tableaux, nous constaterons une analogie frappante entre les deux courbes intéressant les fellahs ; elles traduisent toutes deux la régression des propriétés indigènes. La persistance d’un tel phénomène suscite des inquiétudes aussi bien parmi les colons24 que parmi les fonctionnaires25. Un conseiller de gouvernement déclare que celui-ci a le « devoir moral de défendre (le fellah) contre des entreprises dont le danger est évident et considérable »26 ; et le gouverneur général confirme : « Nous ne pouvons assister les bras croisés à l’œuvre d’expropriation à laquelle notre législation donne tant de facilités. » Cette inquiétude explique l’arrêté gubernatorial instituant le 28 juin 189827 une « commission chargée d’examiner les mesures législatives en vue d’assurer la protection de la propriété indigène. »28 Comme le montre le questionnaire rédigé par la commission, au centre des préoccupations gubernatoriales se trouve la facilité d’aliéner 24. Cf. Bull. de la société d’agriculture de Constantine, 1er mai 1899 ; les transferts de propriété indigène aboutissent à réduire les impôts arabes, à menacer la sécurité, car les fellahs deviennent des vagabonds. 25. F 80 1762, Séance du conseil de gouvernement, 7 décembre 1894, rapport de Bonvagnet : [...] « L’indigène aujourd’hui est dépossédé de sa terre par son imprévoyance et son ignorance ; son terrain passe avec une rapidité alarmante dans les mains des usuriers ; fellah hier, il devient le khammès de ses prêteurs, demain il sera expulsé et se trouvera sans moyens d’existence. » 26. Ibid. 27. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée. 28. Les réactions des colons contre la création de la commission sont violentes : pourquoi vouloir protéger la propriété indigène et pas celle des colons qui en a besoin davantage, tel est le thème des articles ou des interventions (cf. L’Indépendant du 15 janvier 1900).
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en terre arch que fournit la loi de 188729. Sans doute un grand nombre de réponses reprend les arguments habituellement développés à l’époque : — 1° Il n’y a pas trop d’aliénations si l’on veut favoriser la colonisation ; — 2° Seuls les paresseux et les incapables aliènent leurs biens ; — 3° La possibilité d’aliéner seule permet aux arabes de trouver du crédit ; — 4° Si l’on empêche l’aliénation une fois que la propriété individuelle a été constituée, on viole les droits sacrés du propriétaire. À la rigueur, on veut bien admettre une limitation des aliénations, pourvu qu’elle concerne les « israélites, les étrangers et les autres indigènes », mais vis-à-vis des colons français, la majorité des réponses est pour le maintien du statu quo. Cependant, une forte minorité, – composée surtout d’administrateurs de commune mixte, – se préoccupe de ne pas laisser péricliter la société arabe paysanne ; le fellah doit retrouver des terres ; les moyens préconisés sont nombreux : « recasement dans les hauts plateaux », création de réserves dans les douars, location d’immeubles domaniaux ou communaux, de terrains de parcours (adoucissement du code forestier trop rigoureux), développement du crédit à faible intérêt, et prêt de semences sélectionnées, de matériel agricole, octroi de primes d’encouragement, etc., enfin modification du régime fiscal, « mal assis, injuste et donnant lieu à des abus ou à des dissimulations nombreuses »30. 29. Enquête sur la propriété indigène..., Alger 1904. 30. Enquête sur la propriété indigène, page 117 ; parmi les rapports nous devons citer celui de l’administrateur de la C.M. de Dellys dont les termes dépassent largement le cadre de Dellys et du département d’Alger (op. cit., page 214 sq) : « C’est un pur sophisme de prétendre, comme on le fait parfois dans les assemblées élues algériennes que le contact de la colonisation enrichit l’indigène. L’enquête à laquelle on est en train de se livrer actuellement prouve déjà que cette conviction est loin d’être générale dans les sphères gouvernementales. Mais il n’est peut-être pas hors de propos d’en finir une fois avec cette légende, en faisant ressortir la faible part de vérité sur laquelle elle repose. Il est vrai que la population augmente, mais cela prouve simplement que la pacification générale d’une part, et d’autre part les précautions prises contre l’extension des épidémies ont supprimé de nombreuses causes de mort. Il est exact que les famines sont moins nombreuses et moins meurtrières. Cela tient aux facilités plus grandes des communications, au travail que fournit la colonisation capitaliste à la classe des ouvriers mercenaires et au crédit qu’ouvre le capital européen à la classe propriétaire. Mais jusqu’ici, ce crédit a été organisé de telle façon que son secours momentané a toujours abouti à la ruine définitive du secouru. « Il est vraisemblable que la race kabyle, surtout dans ses classes inférieures a plus gagné que perdu au nouvel ordre de choses ; ses ouvriers ont trouvé dans les vignobles un travail régulier et assuré ; l’affermissement de la sécurité générale a ouvert à ses colporteurs un champ d’action plus sûr et plus étendu. Mais pour la race arabe et plus généralement pour la catégorie propriétaire, le fait caractéristique de la situation c’est la descente continue de toutes les classes jadis aisées vers un niveau de plus en plus bas, le terme fatal semble devoir être le prolétariat. « Quelles sont les causes de tout cela ? L’arabe travaille juste pour la satisfaction de ses besoins très restreints et se trouve souvent déçu dans ses prévisions par les vicissitudes climatiques.
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C’est un programme immense de redressement économique et social impliquant des crédits importants, une volonté de continuité et surtout une autorité administrative indépendante à tous les échelons de la hiérarchie. « Il n’exerce qu’une seule industrie : l’agriculture, qui souvent ne cultive qu’une seule catégorie de plantes, les céréales, de sorte qu’en cas d’insuccès, il ne lui reste aucune planche de salut. « Sa science agricole est rudimentaire et ne peut rien contre les conditions agricoles défavorables ; même en cas de chance, les rendements sont faibles. Donc de très vastes surfaces sont indispensables à la culture ; or, la colonisation restreint chaque jour sa place. Dans un pays tel que l’Algérie, les meilleures terres sont dans les vallées : toutes sont aujourd’hui occupées par l’élément européen. « Il reste à l’indigène des steppes ou des montagnes ; une fois les forêts, les rochers, les ravins, les crêtes pierreuses, enlevées, on voit que toutes les comparaisons fournies par les chiffres officiels reposent sur de pures fantasmagories. La vérité est que, étant donné la façon de cultiver de l’indigène, il lui faut toute sa sobriété pour ne pas mourir de faim. Même si les populations se mettent à l’école des Kabyles, plusieurs générations pourront mourir de faim. « Il n’est pas vrai que jusqu’ici les exemples de la colonisation aient été féconds pour l’indigène. D’abord la colonisation officielle recrutée presque toujours dans le prolétariat, ne fournit aucun enseignement à son entourage puisqu’elle se contente de relouer sa terre à l’ancien propriétaire dépossédé. « Quant à la colonisation capitaliste qui semblerait devoir être une puissante école de progrès, c’est sa perfection même qui s’oppose à l’efficacité de ses exemples. Entre ses raffinements et la routine rudimentaire de l’indigène, l’abîme est trop profond. « L’indigène ne peut se lancer à la suite de ce genre de colonisation, et ne peut discerner les détails susceptibles d’améliorer sa culture. Aussi la règle générale est-elle le maintien des vieilles méthodes. « La plus-value donnée parfois à la propriété indigène par le voisinage de la colonisation capitaliste constitue le plus souvent un danger ; car elle est une excitation à la vente, et pour peu que le vendeur tarde à trouver l’occasion de remployer son argent, il vit en attendant sur le capital et le consomme. « De même, pour l’extension des débouchés économiques ; dans les années d’abondance, l’indigène vend son blé à bas prix ; quand revient la disette, il doit en racheter, et vu la rareté, il le paie cher ; il perd donc deux fois. « Il doit donc demander à l’aliénation de son capital la différence ; ce qui l’achemine doucement à la ruine. « En somme, le cultivateur indigène, au contact de la colonisation, a perdu une partie de ses terres, et les meilleures ; il ne cultive pas mieux celles qui lui restent, et s’il vend plus facilement ses récoltes, il perd, à cette opération plus facilement ses récoltes, il perd à cette opération plus qu’il ne gagne. « Comme éleveur, il est encore plus éprouvé par la colonisation ; son élevage extensif demande des étendues considérables ; or, il a perdu dans le Tell, d’abord les terres occupées par la colonisation, puis la jouissance de toutes les forêts qui lui fournissent en pacages une ressource considérable, enfin parmi les terres de montagne qui lui restent, une grande partie des parcours se trouve encore supprimée, pendant une partie de l’année, par la nécessité de les soumettre au labourage. Les ressources du fellah sont donc diminuées, mais ses impôts alourdis ; jadis il payait pour tout impôt le principal des impôts arabes, actuellement il paie en outre : — 1° Des centimes additionnels, pour les communes, pour l’assistance hospitalière (qu’il repaie une seconde fois sous forme de journée de traitement, quand il use effectivement des
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Or, l’administration algérienne n’est pendant toute cette période qu’un instrument entre les mains de la représentation parlementaire algérienne31. Le moindre député est un personnage tout puissant devant lequel le gouverneur général et a fortiori le préfet est docile. De plus, les gouverneurs ont poussé à la simplification et à l’accélération de la loi de 187332 ; ils ont également encouragé le développement de la colonisation : par l’expropriation ou par l’acquisition amiable, ils ont cherché à obtenir des fellahs le maximum de terres. Ceux-ci résistent aux pressions de leur mieux : les protestations, les pétitions sont nombreuses33 ; les arabes ne veulent pas céder un pouce de leur terrain ; certains menacent même de s’adresser au Parlement34 si on ne tient pas compte de leur refus. hôpitaux), pour la constitution de la propriété indigène (qu’on ne constitue plus depuis dix ans), le tout représentant déjà plus du quart du principal de l’impôt. — 2° La taxe des prestations représentant environ six millions soit approximativement le tiers du principal de l’impôt arabe. — 3° L’impôt des patentes et des licences ; — 4° L’impôt sur la propriété bâtie ; — 5° Toute la série des contributions indirectes (timbre, enregistrement, douanes). « Tout cela représente au moins le double ou le triple des impôts traditionnels, plus les frais d’une justice qu’ils ignorent et qui leur coûte au total plus cher que la justice vénale de leurs cadis ; plus les procès-verbaux du service forestier et qui rapportent plus que le domaine forestier lui-même (cf. Rapport J. Ferry). « Le fellah est donc obligé d’emprunter, d’où usure ; car il n’a pas de garant solide ; et les nouvelles sociétés de prévoyance ne peuvent lui consentir que des prêts dérisoires ». [...] « Toutes les lois élaborées depuis trente ans sur la propriété, loin d’apporter une digue au péril actuellement envisagé, ont au contraire eu pour effet de lui aplanir les voies. Leur unique objectif a été de rendre des fellahs possible et facile l’acquisition de la propriété indigène par la colonisation. « Quant au sort réservé à la population dépossédée, c’est une préoccupation qui n’est pas entrée dans l’esprit du législateur. Il semble qu’il était sous-entendu que comme race inférieure, celle-ci était appelée à s’évanouir d’elle-même au contact de la civilisation. « Aussi escomptant l’évolution attendue, la loi de 1873 conçut-elle le dessein ambitieux d’une francisation en masse de toute la propriété algérienne. Deux faits firent avorter cette conception : l’accroissement numérique de la race autochtone et la puissance de ses mœurs qui refaisait immédiatement derrière l’opérateur, l’indivision cahotique qu’on s’était flatté de définitivement débrouiller. « Cet échec fit renoncer à la méthode, mais non au but ; ce fut toujours le même, c’est-àdire l’accessibilité de la terre indigène par l’européen, qui reste l’objectif de toutes les lois subséquentes. » 31. Sur toute cette question, voir la thèse de K. Vignes sur les rattachements. 32. Cf. exposé des motifs de la loi d’avril 1887, in Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date du 28 avril. 33. Arch. dép. de Constantine, M, Colonisation générale, arrond. de Guelma. Cf. aussi, dans la même série, Affaires diverses, 1900-1925 ; M2, Lassahas, Aïn Abid, Lapaine, etc. 34. Au Parlement, A. Rozet et le sénateur Pauliat défendent les fellahs qui leur envoient des pétitions ou des protestations ; dans l’opinion publique, P. Leroy Beaulieu, L. Vignon, La Société protectrice des indigènes des colonies françaises, agissent dans le même sens.
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De 1882 à 1895, selon Peyerimhoff 35, l’administration a obtenu ainsi 18 276 ha, dont 5 779 ha par cession gratuite, 1 802 ha par vente de gré à gré, 1 830 ha par expropriation, 8 865 ha par échange. Les cessions gratuites ou les échanges sont les deux moyens qui ont fourni le plus de terres, en dehors de la loi de 1873-1887. Ils n’exigent en effet aucun crédit, aucun maniement de fonds et ne peuvent susciter aucune difficulté du point de vue politique, car les doléances des fellahs mécontents des échanges réalisés n’entraient pas en considération. Cependant, inquiets devant la situation des fellahs, le gouverneur général et l’administration algérienne auraient dû freiner leur dépossession ; ils l’ont facilitée. Pour défendre les fellahs, il aurait fallu s’élever contre la loi de 1873-1887 et contre les ambitions des colons, s’exposer à leur impopularité et aux interventions de leurs parlementaires tout puissants vis-à-vis de l’administration locale. Or, la logique de la colonisation exigeait une tout autre politique qui aboutissait à la dépossession des fellahs, à leur prolétarisation : la réduction des propriétés indigènes, que la loi de 18731887 facilitait, était indispensable à la colonisation mais constituait un facteur d’insécurité. Le Parlement alerté par l’administration algérienne allait, une nouvelle fois, modifier le régime foncier algérien en 1897. Ainsi, le régime foncier comme le régime forestier contribuent à appauvrir le paysan arabe : l’accroissement de sa sensibilité aux fluctuations climatiques et économiques augmente désormais sa vulnérabilité.
35. Peyerimhoff, op. cit., T. II. Tableau des origines de terres.
CHAPITRE TROISIÈME
—
Les mauvaises années (1881-1890)
L’examen des statistiques et des courbes de production indigène de céréales ou d’olives pour la période de 1881 à 1901 révèle une série de mauvaises années. La courbe de production de l’orge et du blé donne le rythme général de la vie économique constantinoise : — 1° Une phase de « bonnes » années allant jusqu’en 1885-86, — 2° Une phase de « mauvaises » années de 1885-86 à 1889-90 avec un creux très marqué en 1887-1888, — 3° Une période relativement bonne de 1890 à 1893-94 avec une baisse sérieuse de la production des grains pour 1892-93, — 4° Une dépression signalant plusieurs années mauvaises depuis 189394 jusqu’à 1899-1900 avec un minimum en 1896-97. L’examen des courbes relatives aux bestiaux montre en fait que l’amélioration passagère des années 1890 est suivie d’une lente mais certaine régression : celle-ci s’amorce en 1892 et dure jusqu’à la fin du siècle. La brusque ascension des céréales en 1893-94 ne serait donc qu’un accident sur la courbe ; mais la courbe des bestiaux montre un « accident » du même type que celui que nous venons d’évoquer avec une remontée très accentuée des ovins en 1896-97 ; mais, dans ce dernier cas, le niveau atteint reste encore inférieur à l’importance du troupeau en 1891-92. Quant à l’huile d’olives, la disproportion entre la production d’olives, d’huile et l’exportation est le premier fait qui apparaisse nettement ; le second est l’allure hachée de la production d’huile, avec une tendance à la régression depuis la campagne agricole de 1882-1883 ; là encore, nous retrouvons l’amélioration passagère des années 1890 suivie d’une chute profonde. Pendant les vingt années qui terminent le siècle, la situation économique dans le Constantinois paraît généralement médiocre. L’examen plus détaillé des documents nous permettra de mieux marquer le rythme de ces années. La sécheresse de 1881 réduit les récoltes de blé dur à 2 281 191 qx et 2 495 857 qx d’orge, pour des étendues de 648 478 ha de blé dur et 690 305 ha d’orge. Les rendements assez bas indiquent la faiblesse des résultats obtenus. Néanmoins grâce aux secours accordés par l’administration, 750 000 frs pour
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tous les cultivateurs européens et indigènes1 les superficies emblavées diminuent à peine, et la récolte de 1882 est nettement meilleure que la précédente. L’amélioration continue pour le blé l’année suivante, mais pas pour l’orge2 dont la récolte est médiocre. Les récoltes suivantes sont intéressantes, mais le marché constantinois souffre à partir de 1884 de la concurrence3 des blés étrangers sur les marchés français : ainsi la charge de blé payée autrefois 30 frs ne vaut que 22 frs au début de la campagne agricole (baisse de 37 %) ; elle descend même jusqu’à 18 frs. Ramenons ces prix au quintal : 22 frs la charge sont l’équivalent de 17,80 frs le quintal, soit donc moins que le prix de revient estimé à 20 frs4 ; les exportations de blé et d’orge diminuent depuis 1882 de 50 % pour le blé et de 32 % pour l’orge. Sans doute la concurrence des blés étrangers provoque-t-elle l’avilissement du prix des céréales algériennes, mais deux autres facteurs y contribuent aussi5 : — 1° Les tarifs des chemins de fer et des transports maritimes ; — 2° L’insuffisance des moyens de transport. En effet, les seules voies ferrées existant dans le Constantinois à l’époque vont de Sétif à Constantine et à Philippeville, de Bône à Guelma, avec un prolongement vers le Khroubs, par Oued Zenati ; au Khroubs s’effectue le raccordement à la voie précédente. L’insuffisance du réseau s’ajoute à sa fragmentation entre plusieurs compagnies : un transbordement nécessaire au Khroubs cause des frais supplémentaires6. Le prix du transport est donc facilement le double de celui pratiqué en France à la même époque7. Ainsi les grains allant de Sétif à Philippeville paient 5 frs le quintal8. Comme le note très justement un conseiller général, tout cela empêche les prix algériens de rivaliser avec les prix étrangers, par exemple les prix indiens : le blé de Bombay rendu à Marseille à quai vaut 10,50 frs, alors que le prix du quintal de blé rendu à Philippeville est déjà de 20 frs. L’acheminement par routes est encore plus coûteux. Par ailleurs, les tarifs discriminatoires d’un réseau à l’autre9, les longs délais imposés par les compagnies 1. Bull. de la Société d’agricult. de la prov. de Constantine, 1er février 1882. 2. Conseil général, octobre 1883, rapport préfet. 3. L’Indépendant, 20 sept. 1884. 4. Conseil général, session octobre 1884, page 525. 5. L’Indépendant, 3 sept. 1884. 6. Les trois grandes compagnies ferroviaires dans le département sont : le Bône-Guelma (avec embranchement vers le Khroubs), le P.L.M. (Constantine-Philippeville), l’État (Constantine-Sétif prolongée plus tard vers Alger). 7. J. Cambon, Le Gouvernement général de l’Algérie, page 165. 8. Conseil général, octobre 1884. 9. H. Pensa, op. cit., Constantine, page 263 sq.
LES MAUVAISES ANNÉES (1881-1890)
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détériorent souvent les produits soumis aux intempéries ; tout cela accentue l’écart entre les produits algériens et les produits étrangers10. La baisse des prix européens entraîne une régression des ensemencements, non pour toutes les céréales mais pour celles qui sont exportables ; ainsi le blé dur suit l’évolution suivante : PRODUCTION INDIGÈNE
1882-1883 : 673 478 ha 1883-1884 : 665 154 ha 1884-1885 : 651 273 ha 1885-1886 : 612 537 ha 1886-1887 : 568 486 ha
PRODUCTION EUROPÉENNE
86 132 ha 105 114 ha 60 596 ha 64 042 ha 64 591 ha
De 1882-83 à 1886-87, la différence en moins est de 16 %, pour la production indigène, et de 26 % pour la production européenne11. L’orge évolue ainsi : 1882-1883 : 698 994 ha 1883-1884 : 714 423 ha 1884-1885 : 692 321 ha 1885-1886 : 685 069 ha 1886-1887 : 551 881 ha
66 954 ha 108 187 ha 50 952 ha 59 107 ha 43 618 ha
En indice l’évolution du blé dur et de l’orge est la suivante :
1882-1883 : 1883-1884 : 1884-1885 : 1885-1886 : 1886-1887 :
Prod. indigène blé dur orge 100 100 98 102 96 99 91 98 84 78
Prod. européenne blé dur orge 100 100 122 161 70 76 74 88 74 65
La courbe montre assez bien jusqu’en 1886 la diminution assez réduite des ensemencements d’orge chez les fellahs ; ce qui s’explique fort bien si l’on se souvient que l’orge est presque toute utilisée par la consommation locale. Les surplus exportables sont donc moins importants que ceux de blé 10. N’oublions pas non plus l’espèce de « freinage » ou de ralentissement volontaire provoqué par certaines compagnies (le Bône-Guelma par ex.) qui cherche à réduire les frais de recette et les frais d’exploitation au minimum puisque l’État a garanti une somme minima de 7 700 frs par kilomètre pour les frais d’exploitation jusqu’à concurrence de 10 000 frs ; moins on fera de frais, plus les recettes seront réduites, plus la somme garantie par l’État sera un bénéfice net ; car au-delà, la compagnie devrait équilibrer son budget toute seule (cf. sur cette question, A. Burdeau, L’Algérie en 1891, page 338 sq, qui dénonce avec force le mécanisme mis en marche par la compagnie). 11. Un autre facteur a joué pour les européens, c’est la culture de la vigne qui a tourné la tête à plus d’un cultivateur constantinois ; cf. Isnard, La vigne en Algérie, Gap, 1952.
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dur ; l’influence des marchés extérieurs est donc assez restreinte. Par contre en année mauvaise l’orge est très sensible aux variations de la situation économique ; les années 1886-1890 nous en fourniront une démonstration. La conjoncture économique a entraîné la réduction des surfaces emblavées ; parfaitement admissible du seul point de vue de la rentabilité, la diminution des emblavures comporte un inconvénient sérieux : la marge de sécurité se trouve réduite pour les fellahs qui deviennent plus vulnérables en période de crise. La conjoncture internationale rend ainsi les producteurs plus dépendants et diminue leurs possibilités de résistance à une calamité éventuelle. C’est bien là le drame des années 1886-1890 : à la contraction volontaire des productions de céréales succèdera une situation critique. La campagne agricole 1886-1887 est rythmée par des phénomènes bien connus : sécheresse excessive d’hiver et de printemps, sauterelles, sèchement des moissons sur pied. L’invasion des sauterelles notamment prend les proportions d’une « véritable calamité publique »12 ; pour finir, les orages de grêle anéantissent les espoirs fragiles qui subsistaient. Le cheptel subit de son côté des pertes importantes13 : dans la commune mixte de Tébessa, il meurt 35 000 moutons, 11 000 chèvres, 1 400 bovins et 575 chameaux, au total l’équivalent de 523 000 frs. Dans l’arrondissement de Sétif meurent 93 355 moutons, 20 515 chèvres, 20 452 bovins, 94 chameaux et 722 chevaux, coût : 1 103 120 frs ; dans celui de Batna, disparaissent 32 088 moutons, 87 757 chèvres, 775 bovins et 700 chameaux, le tout valant 1 274 232 frs. Pour les trois circonscriptions ainsi notées, on enregistre 2 900 352 frs de pertes ; en 1886, les pertes s’étaient élevées à 211 000 frs : l’augmentation est donc de presque 1 400 % (1 374 %). Pour les céréales, le montant des pertes varie selon que l’estimation vient des contributions directes ou du préfet. Les premières14 fixent les pertes provoquées par les criquets à 8 074 453,65 frs alors que le préfet les évalue à 8 265 455 frs15. De toute façon, le montant dépasse 8 millions de francs et oscille autour de 8 100 000 frs. Les orages de grêle causent 404 951 frs supplémentaires de dégâts. La répartition entre colons et fellahs s’établit ainsi : Européens Fellahs
pour les Contributions Directes pour le préfet 1 108 779,65 frs 80 055 frs 7 370 625 frs 8 185 400 frs
12. Künckel d’Herculais, op. cit. T. III, p. 219, rapport du secrétaire général au gouv. gén., octobre 1887. 13. Conseil général 1888, octobre, rapport du préfet, p. 360. 14. Künckel d’Herculais, op. cit., T. III, page 219. 15. Ibid.
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La différence entre les deux estimations est importante en ce qui concerne les fellahs. Mais le détail des pertes est intéressant à connaître. Dans le rapport préfectoral, l’orge et le blé dur cultivés par les fellahs s’inscrivent respectivement pour 3 762 849 frs et 3 359 175 frs, alors que pour les colons, les pertes les plus sérieuses affectent les blés et les jardins, 39 990 frs et 30 135 frs. Un tel désastre rappelle évidemment l’année sinistre de 1867. Dès la fin de l’été, la mendicité augmente dans les campagnes16 et l’on prévoit que l’hiver, elle sera en recrudescence17. L’administration propose alors un dégrèvement d’impôts s’élevant à 338 292,62 frs touchant presqu’exclusivement les fellahs18 et le conseil général vote une subvention de 500 000 frs. Avec cet argent, l’administration achète des grains qui seront avancés aux cultivateurs pour leurs ensemencements ; on livre ainsi dans l’arrondissement de Constantine 7 135 qx d’orge et 6 125 qx de blé ; dans celui de Batna 689 qx d’orge et 452 qx de blé ; dans celui de Sétif 3 745 qx d’orge et 3 370 qx de blé ; dans celui de Guelma 520 qx d’orge et 300 qx de blé19. Tout cela est peu de choses en regard des pertes subies, et la mauvaise récolte de 1887 fait sentir ses effets au-delà de 1887 ; tout comme en 1867, la crise de 1887 réduit les emblavures par rapport à une année normale. Les fellahs consacrent au blé dur 570 140 ha et à l’orge 661 946 ha. En effet, les fellahs ont mangé les grains de semences20 et les perspectives sont peu encourageantes : les ensemencements dans les hautes plaines sétifiennes sont insignifiants ; ils sont par contre importants dans la région d’Oued Zenati, Aïn Beida, Guelma, autre grenier du Constantinois, mais la sécheresse d’hiver laisse prévoir une situation difficile. Les fourrages sont tout aussi compromis. Dès le mois de février, le prix du pain augmente et passe à 0,35 fr le kg, alors qu’en janvier il valait de 0,29 fr à 0,30 fr le kg21. À Saint-Arnaud, la misère étreint si fort les fellahs que ceux-ci meurent de faim22; un grand nombre d’entre eux est réduit à se nourrir de chardons ; il reste encore quatre grands mois avant les récoltes. Les djemâ‘as persuadent les riches de prêter aux pauvres, mais y a-t-il encore beaucoup de riches ? L’absence de pâturages et le froid déciment les troupeaux23, et les fellahs se défont de leurs bêtes. Dès avril, les sauterelles reparaissent : on les signale à Bordj16. Bull. agricole de la société d’agriculture de la prov. de Constantine, 20 sept. 1887. 17. Ibid. 18. Künckel d’Herculais, op. cit., T. III, page 219. 19. Conseil général 1888, avril, page 25. 20. L’Indépendant, 3 février 1888. 21. Id. 6 février 1888. 22. L’Indépendant du 2 mars 1888 qui signale huit décès dûs à la faim. 23. Id. 16 février 1888.
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bou-Arréridj et au Khroubs ; l’année 1888 sera encore pire que la précédente. L’administration réquisitionne tous les hommes valides pour lutter contre les criquets et les sauterelles : mais comment les fellahs qui supportent depuis de longues semaines de réelles privations auxquelles s’ajoutent celles du Ramadan24 pourraient-ils lutter avec vigueur contre le pullulement d’insectes ? Malgré des efforts acharnés, ceux-ci ravagent tout sur leur passage, rien ou presque n’échappe à leur dévastation. Après la crise de 1887, l’opinion et l’administration s’inquiètent de l’avenir des fellahs25, car « le fléau sévit sur des espaces plus considérables que l’an dernier, et la misère ne fait que s’accroître »26. Les marchés de Kabylie et du cercle de Biskra sont presque vides de céréales, et celles qui y sont vendues atteignent des prix « excessivement élevés » ; le gouverneur général invite les commerçants à approvisionner les marchés, en faisant appel autant à leur sens humanitaire qu’à leur esprit de lucre27. Nous ne connaissons pas les réactions des milieux commerciaux constantinois, mais il ne semble pas que l’appel gubernatorial ait été entendu. Les mois de soudure sont d’une difficulté extrême, et l’administration lance en juin 1888 un appel à la solidarité publique28 : « des tribus entières souffrent de la faim depuis plusieurs mois [...] Il s’agit ici d’une calamité générale [...] Des milliers de familles d’indigènes habituées à vivre au jour le jour marchent à une mort certaine. » « Deux mois, trois mois encore, ils tomberont sous la tente ou 24. Id. 24 mai 1888. 25. Cf. L’Indépendant, 24 mai 1888, « Quel sera le sort de ces populations cette année ? Il est facile de le prévoir par ce qui se passe : dépourvus de nourriture pour leurs troupeaux, fortement décimés cependant par les eaux corrompues des puits et des fontaines où les cadavres se sont accumulés, pressés eux-mêmes par les nécessités du vivre, les arabes vendent leur bétail à vil prix. » Et le journal pose les deux questions auxquelles tout le monde pense : sera-ce la famine? et la dépopulation? Cf. aussi, dép. du gouv. général à Président conseil, ministre de l’Intérieur, et ministre de l’Agriculture, du 11 mai 1888, in Künckel d’Herculais, op. cit. T. III, page 244 : Après avoir évoqué la mauvaise année précédente et les invasions de sauterelles de 1888, le gouverneur écrit : «La situation actuelle est donc des plus critiques ; elle pourra devenir tout à fait lamentable dans quelques mois. Les récoltes manquent, les réserves de grains étant épuisées, les indigènes d’un grand nombre de tribus tomberont fatalement dans la plus affreuse disette [...] N’est-il pas à craindre que si des secours ne sont pas bientôt distribués, nous n’assistions à des scènes qui rappelleront celles de 1867. Sans doute le mal, en admettant les pires hypothèses n’atteindra jamais la même intensité qu’en 1867, mais l’administration n’a pas moins le devoir de le prévenir dans la mesure du possible. » 26. Ibid. 27. Künckel d’Herculais, op. cit. T. III, page 253, gouverneur général aux présidents des chambres de commerce de Constantine, Philippeville, Bône, du 25 mai 1888. 28. Künckel d’Herculais, op. cit. T. III, page 256.
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dans les champs. Ils viendront mourir sous nos yeux dans les villes pour témoigner contre l’incurie cruelle de notre civilisation ». Après avoir rappelé les risques de typhus, l’appel évoque 1867 : « Ceux qui se souviennent de 1867 se rappellent ces invasions navrantes d’hommes hâves, épuisés par la longue torture de la faim, tombant le long des routes, couchés dans les rues ou sur les places publiques. » « Il faut que nous n’ayons pas à revoir, pour l’honneur de la France et de l’Algérie, les scènes si tristement émouvantes de l’année qui porte dans nos annales le nom sinistre d’année de la FAIM, comme l’appellent encore les arabes, de cette année qui fit près de 500 000 victimes dans toute l’Algérie. Le temps presse, les indigènes souffrent et la faim va commencer son œuvre ». En vérité, la famine était là depuis bien des semaines, mais officiellement on ne voulait pas l’appeler par son nom. Pourtant L’Akhbar prévoit qu’après la famine l’Algérie connaîtra la révolte29. Quelle est la situation des récoltes dans le département ? Grosso modo, les pourcentages de destruction sont les suivants30 : Arrondissement Constantine Sétif Batna Guelma Bougie
Blé 48 % 49 % 9% 6% 3%
Orge 53 % 43 % 22 % 5% 3%
Les plaines à blé enregistrent donc des pertes sensibles et les résultats sont peu encourageants : dans la région de Tébessa un dixième de la récolte est sauvé, dans l’Aurès, la récolte est abondante, dans l’arrondissement de Guelma, elle est moyenne, avec une ombre très accusée : la région d’Oued Zenati ne récolte rien ; dans la commune mixte de Bordj-bou-Arréridj, les fellahs n’ont que la moitié d’une récolte moyenne, et dans la commune de plein-exercice, le dixième seulement ; dans les Bibans (à demi montagneux) la récolte est le double d’une année moyenne ; dans l’arrondissement de Philippeville et dans celui de Bougie, la récolte est moyenne. Numériquement, les fellahs ramassent 1 493 417 qx de blé dur (pour 570 140 ha) et 2 174 018 qx d’orge (pour 661 946 ha), et les colons 189 732 qx de blé dur (61 827 ha) et 204 185 qx d’orge (47 464 ha). Les rendements moyens sont respectivement : Fellah Colon
Blé dur 2,61 qx/ha 3,68 qx/ha
Orge 3,28 qx/ha 4,30 qx/ha
29. Cité par L’Indépendant du 12 juin 1888. 30. Bulletin agric. de la société d’agric. de la prov. de Constantine, juillet 1888, et L’Indépendant, 21 juillet 1888.
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Si certaines régions, comme celles de Guelma, ont été relativement épargnées par les sauterelles, par contre elles connaissent au moment de l’été un afflux exceptionnel de nomades sahariens que pousse la faim31. Quel est le montant des pertes ? L’administration les évalue pour les seuls fellahs à plus de vingt millions de frs32. Pour pallier la catastrophe, le préfet prescrit l’établissement de comités locaux de secours33, mais n’auront droit au secours en vivres que les personnes se trouvant dans les conditions suivantes : « ne pas posséder ou n’avoir pas récolté plus de grains qu’il n’en faut pour nourrir toutes les personnes de la tente. Ne pas posséder en dehors des bêtes de labour, de la vache ou du nombre de brebis et de chèvres nécessaires à l’alimentation de la famille, des animaux dont le produit de la vente puisse assurer à tous des moyens d’existence [...] La charité ne doit s’exercer qu’à l’égard de ceux qui sont dans un DÉNUEMENT ABSOLU. » Par ailleurs, le gouverneur général réussit à fléchir l’administration des eaux et forêts et fait ouvrir au parcours des troupeaux les forêts du Bou Taleb, d’Ich’Ali, des ouled Sidi Yahia ben Thaleb, du djebel Rouman ; de plus il prescrit la même mesure à toutes les forêts défensables de la province, mais en limitant le nombre de bêtes à pâturer34. Simultanément, l’administration cherche à obtenir le plus rapidement possible l’argent pour acheter des grains. Le conseil général et le préfet du département s’abouchent avec la Banque de l’Algérie qui veut bien avancer les sommes nécessaires, pour une durée de deux ans au maximum, et sans aucun intérêt ; le maximum est fixé à 5 millions de frs. La Banque avance ainsi 4 millions de frs pour prêts de semences35. Quatre communes mixtes recevront ainsi plus de 200 000 frs chacune : Aïn Mlila : 356 719 frs ; Oum-el-Bouaghi : 230 927 frs ; Rhira : 276 824 frs ; Eulmas : 214 133 frs ; en tout pour elles, 1 078 603 frs. Six, de 100 à 200 000 frs chacune : Châteaudun 184 400 frs ; Fedj M’zala 198 291 frs ; Sedrata 101 480 frs ; Bibans : 124 723 frs ; Bordj-bou-Arréridj (C.M.) 199 253 frs ; Aïn el Ksar 169 657 frs ; en tout pour elles 977 804 frs. Neuf de 31. L’Indépendant du 20 juillet 1888. 32. La direction des contributions directes de Constantine dans un état adressé au gouverneur général le 20 août 1888 (K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 284) évalue les pertes des fellahs à 21 190 000 frs, et celle des colons à 3 670 000 frs ; dans une dépêche du 13 septembre 1890, le préfet de Constantine fixe le montant des pertes à 20 094 273 frs pour les fellahs (7 243 447 frs pour le blé dur, 12 737 025 frs pour l’orge) et 3 701 121 frs pour les colons (1 417 058 frs pour le blé dur et 1 500 354 frs pour l’orge). 33. K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 260, circulaire préfectorale du 3 juillet 1888. 34. K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 313, communiqués du gouv. général du 20 juin et du 2 juillet 1888. 35. Id. op. cit. T. III, page 269. directeur Banque de l’Algérie à ministre des Finances, 26 juin 1888.
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50 à 100 000 frs : Meskiana 86 599 frs ; Tébessa (C.M.) 98 478 frs ; Oued Athménia 68 078 frs ; Aïn Abessa 60 000 frs ; Aïn Rouah 67 986 frs ; Aïn Tagrout 50 668 frs ; Bouhira 78 152 frs ; Khenchela 64 000 frs ; Hachem 50 000 frs ; en tout pour elles 623 961 frs. Ces vingt communes ou communes-mixtes se partagent donc 2 680 368 frs ; leur répartition géographique confirme ce que nous avions noté déjà en 1867 : la crise a touché très largement les régions de moindre pluviosité36. Par ailleurs, l’administration a recours à l’expédient classique des chantiers de charité qui distribuent pour 194 450 frs de secours37. En outre, elle verse 320 990 frs pour le ramassage des œufs de sauterelles et 301 366 frs de secours à 5 900 familles démunies de tout, soit 51,07 frs par famille38. Enfin, elle décide que le prêt de 500 000 frs accordé en 1886 aux communes pour les ensemencements sera prorogé d’un an39. En même temps, le gouverneur général demande au Parlement un crédit de 5 millions de frs afin : — 1° d’acheter des grains pour nourrir les indigènes qui meurent de faim et pour assurer les ensemencements ; — 2° de payer les salaires des fellahs qui ont lutté contre les sauterelles (800 000 frs) ; — 3° d’acheter des appareils plus puissants encore pour lutter contre les sauterelles ; — 4° de secourir les cultivateurs les plus nécessiteux. Enfin, l’administration des contributions directes propose des dégrèvements s’élevant40 à 1 010 320 frs (890 320 frs en principal, et 120 000 frs en centimes additionnels). Récolte mauvaise d’un côté, hausse des prix des grains de l’autre : l’hectolitre de blé dur vaut de 19,93 frs à 20,87 frs à Constantine, et celui d’orge 9,43 frs ; soit donc le quintal de blé de 26,56 à 27,80 frs, et celui d’orge à 15,70 frs41. Or, les prix internationaux sont en baisse ; la hausse est donc d’autant plus significative et traduit bien l’importance de la crise. Le phénomène n’échappe pas aux négociants constantinois qui cherchent à spéculer sur les prix à partir des adjudications des grains de semences42.
36. La seule exception apparente est celle de Fedj Mzala, mais le territoire de la commune mixte se trouve sur le revers sud des chaînes littorales : il fait donc partie climatiquement des hautes plaines. 37. K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 341, rapport de la commission de secours, département de Constantine, 28 décembre 1889. 38. 1 131 colons recevront 378 856 frs soit 335 frs chacun. 39. Conseil général 1888, séance du 10 octobre, page 47. 40. K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 284. 41. L’Indépendant, 2 août 1888. 42. K. d’Herculais, op. cit. T. III, page 287, gouv. général à préfet de Constantine, 24 août 1888.
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Simultanément, les prix des bestiaux baissent ; à Sétif, par exemple, le phénomène est général pour les bœufs, les moutons et les chevaux43, et les commerçants les achètent en grandes quantités pour les exporter. Effectivement, le mouvement des exportations44 évolue ainsi depuis 1886 : Bovins Ovins
1886 15 282 236 001
1887 8 133 176 144
1888 3 097 237 848
1889 21 456 349 474
Pour les chevaux, nous n’avons aucun renseignement statistique. Ces chiffres demandent quelques commentaires. La baisse des exportations en 1887 s’explique par la mortalité du bétail ; la même explication vaut pour les bovins en 1888. Par contre 1889 marque une hausse très nette : les bêtes achetées en 1888 à bas prix ont été expédiées à ce moment-là. Si les fellahs cherchent à se défaire de leurs troupeaux, il faut bien admettre que les pâturages sont insuffisants ; les parcours autorisés en forêt seraient-ils donc minimes, malgré les appels du gouverneur général à l’administration des eaux et forêts ? C’est l’hypothèse la plus vraisemblable, surtout si on la rapproche de l’appel du vétérinaire départemental au conseil général pour que les fonctionnaires forestiers soient plus libéraux en matière de parcours45. Aux semailles d’automne, le poids de la campagne précédente se fait encore sentir. D’une part, les répartitions de prêts pour achats de semences donnent lieu à certains abus : les cultivateurs arabes ne reçoivent que 60 frs par charrue alors que les cultivateurs européens obtiennent 200 frs46 ; or, « le fellah, écrit L’Indépendant, a bien trois fois plus de cultures que le colon ». D’autre part, comme tout le monde ne peut profiter des prêts administratifs, certains spéculateurs parcourent le département, et dans les régions sinistrées, ils proposent aux fellahs de leur fournir dans un certain laps de temps contre la remise de leurs titres de propriété de l’orge au prix de 20 frs la charge, et du blé à 40 frs la charge, (soit donc le quintal de blé à 33,33 frs et celui d’orge à 20,83 frs)47. Malgré les efforts de l’administration, les ensemencements sont fortement réduits par rapport à l’année précédente : 597 481 ha d’orge pour les fellahs au lieu de 661 946 ha, et 452 297 ha de blé dur au lieu de 570 140 ha, soit donc en moins 10 % pour l’orge et 21 % pour le blé dur ; l’orge plus rustique que le blé s’accommodant mieux des régions montagneuses a été sauvée dans les régions littorales. 1888 marque le moment le plus défavorable dans la série 43. L’Indépendant, 5 août 1888. 44. Conseil général 1886, 1887, 1888, 1889, rapports du préfet. 45. Conseil général, octobre 1888, rapport préfet, page 362. 46. L’Indépendant, 26 septembre 1888. 47. Conseil général 1888, séance du 10 octobre, page 35.
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des mauvaises années, et la campagne 1888-1889 malgré les lourdes menaces qui pèsent sur elle ne peut être que meilleure. Au printemps cependant, les œufs de criquet éclosent, et cette « formidable éclosion » dans l’arrondissement de Sétif 48 cause des soucis aux maires et aux administrateurs ; la pluviosité n’est pas des plus satisfaisantes, mais elle est meilleure que l’année précédente. Les pertes éprouvées par les fellahs en 1889 dépassent encore deux millions de frs49 : 2 380 774 frs (826 471 frs pour le blé et 1 554 303 frs pour l’orge). La mortalité des troupeaux cause aussi 307 804 frs de pertes50 ; toutefois, la crise n’a pas l’ampleur de celle de 1888. Certaines tribus, les Hachem par exemple51, sont dans une situation critique, mais les faits de cet ordre sont nettement localisés. Les récoltes meilleures en orge malgré le moindre ensemencement, restent aussi insuffisantes que précédemment pour le blé : orge 3 212 853 qx (+ 47 % qu’en 1888) ; blé dur : 1 188 207 qx (- 21 % qu’en 1888). Les importations de farines sont encore plus importantes en 1889 qu’en 1888 : 30 369 qx au lieu de 29 993 qx (1887 : 7 858 qx). Néanmoins, on peut admettre que l’avenir s’éclaircit. Les emblavures de la campagne 1889-1890 augmentent ; celles de blé dur atteignent 585 340 ha chez les fellahs et celles d’orge passent à 660 261 ha (en plus 29 % pour le blé dur et 10 % pour l’orge). Malgré un automne assez sec, la campagne se présente sous des aspects favorables52; la récolte de 1890 sera « exceptionnellement belle »53 : les fellahs récoltent 3 310 788 qx de blé dur et 4 840 624 qx d’orge. Les mauvaises années semblent terminées ; l’abondance pose de nouveau la question de l’écoulement des produits algériens qui dominera les années suivantes. Mais pour les fellahs, ce n’est pas la seule question inquiétante ; chaque année, le paiement des impôts est un problème angoissant, car leurs ressources n’ont aucune commune mesure avec les charges fiscales qui leur sont imparties.
48. K. d’Herculais, op. cit. T. III, p. 368, préfet de Constantine à gouv. gén. du 15 mai 1889. 49. Id. T. III, p. 445, du même au même, 13 septembre 1890. 50. Conseil général 1889, octobre, rapport préfet, p. 387 donne 27 500 moutons, 1 116 chèvres, 319 bovins, 321 chameaux. 51. Conseil général 1889, Commission départementale, séance du 3 décembre 1889. 52. L’Indépendant, 14 février 1890. 53. Conseil général 1890, rapport préfet, p. 362.
CHAPITRE QUATRIÈME —
Fiscalité et crédit
La question de la fiscalité inquiète tout aussi sérieusement l’administration. En effet, sans argent, il est impossible de réaliser les programmes annuels de colonisation surtout depuis que le Parlement français a rejeté le projet des cinquante millions. Or, à l’époque, le mot d’ordre officiel est d’établir sur des bases solides la colonisation en Algérie ; cette solidité est d’autant plus indispensable que les viticulteurs traversent une crise sérieuse, que les colons se trouvent en situation difficile et qu’ils clament avec force leurs exigences par l’intermédiaire des conseillers généraux ou des parlementaires. Pour les satisfaire, l’administration doit disposer d’importants crédits fournis jusqu’ici par les contributions arabes aux budgets communaux, départementaux ou algériens. Par ailleurs, la configuration géographique du pays et sa topographie entravent l’établissement des voies de communication, facteur important de l’implantation européenne ; la nécessité de l’équipement entraîne donc de grosses dépenses. Le transfert important des terres arabes aux mains des colons réduit d’autant les capacités contributives des fellahs ; de plus, le séquestre et les amendes enlèvent jusqu’à l’indispensable dans les régions forestières ; enfin les mauvaises années amoindrissent les possibilités des paysans arabes, car le cheptel a fortement diminué. Enfin, la baisse régulière des prix des céréales sur le marché est doublée d’un avilissement saisonnier au moment où tous les fellahs doivent payer l’impôt, puisqu’ils vendent tous en même temps. On comprend alors que la question fiscale soit l’objet de préoccupations administratives d’autant plus vives que les ressources fiscales perçues sur les arabes ne suivent pas l’augmentation démographique. Nous avons déjà décrit le poids de la fiscalité sur les fellahs, nous devons en préciser certains éléments. Depuis 1874, l’administration a fixé un taux de conversion pour l’achour, le hokor et la zekkat. Or, en période de baisse des prix, – c’est le cas pour l’agriculture constantinoise depuis 1880 –, ces taux sont trop élevés et constituent une surimposition, d’autant plus lourde que les années sont mauvaises de 1886 à 1890 par exemple, ou de 1894 à 1900. De plus, l’assiette même des impôts arabes est discutable. Pour
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l’achour, les tarifs sont différentiels : certaines charrues sont imposées à 25 frs, d’autres à 20 frs, à 12,50 frs et ainsi de suite ; le tarif le plus bas étant 3 frs. Mais l’examen détaillé des statistiques montre que les 4/5, sinon même les 9/10 des charrues sont imposés à 25 frs1. De même, pour le hokor, le tarif est nuancé : certaines charrues (en gros les 4/5) paient 20 frs et d’autres 10 frs. De même, pour la lezma, certains feux paient 22,50 frs tandis que d’autres paient 20 frs. Mais si le principe de la différenciation est intéressant parce qu’il tend à introduire une certaine progressivité dans la fiscalité, son application est beaucoup plus contestable. En effet, les classements sont souvent établis par les fonctionnaires arabes, plus ou moins surveillés par l’administration française, qui multiplient les abus toujours réalisés aux dépens des plus pauvres. De plus, les tarifs fixes ne tiennent pas compte du rendement des récoltes. Aux critiques déjà faites à la zekkat et à la lezma kabyle2 s’ajoute le fait que la fiscalité pèse inégalement selon la répartition géographique. Certaines communes ou communes mixtes paient un tarif plein ; d’autres un tarif réduit ; d’autres encore, un tarif semi-réduit3 (tarif plein sans le hokor). 22 communes ou communes-mixtes sont à tarif plein ; mais ce tarif ne représente pas partout le même rapport au revenu brut des terres labourées : ce rapport varie de 1/36 à 1/9 ; cinq vont de 1/36 à 1/30 ; quatorze de 1/30 à 1/20 ; deux 1/20 à 1/10 et une à 1/9 : celle de Philippeville. Les communes ou communes-mixtes à tarif réduit présentent la même variété : 18 circonscriptions dont le rapport au revenu brut des terres labourées varie de 1/50 à 1/10 ; sept de 1/50 à 1/30 ; cinq de 1/30 à 1/20 ; six de 1/20 à 1/10. Enfin, dans neuf communes-mixtes à tarif semi-réduit (tarif plein sans hokor), le rapport varie de 1/80 à 1/14 : cinq de 1/80 à 1/60, une de 1/60 à 1/40, une de 1/40 à 1/20 ; deux de 1/20 à 1/10. Sur le plan pratique cela se traduit par une charge fiscale allant de 2,38 frs par tête dans certaines communes-mixtes ne payant pas la lezma kabyle à 6,81 frs dans les communes-mixtes à tarif normal.
1. Conseil supérieur de gouvernement, Exposé de la situation dressé chaque année par le gouverneur général, donne le détail des perceptions fiscales. 2. Cf. supra, notre chapitre à la fin du livre II. 3. Commission d’études de l’impôt arabe, Alger 1893. Note de l’inspecteur des finances Joly (avril 1892). Nous avons établi un échantillonnage assez large portant sur 49 circonscriptions ; la note compte pour sa part, 32 C.M. et 63 communes de plein exercice, dans le département : 20 C.M. à tarif normal, 3 C.M. à tarif normal avec la lezma kabyle dans quelques douars, 6 C.M. à tarif réduit (petite Kabylie), 3 C.M. payant la lezma kabyle, 63 communes de plein exercice à tarif plein, dont 27 sans hokor, 3 communes de plein exercice à tarif réduit.
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Aucune règle ne permet, semble-t-il, d’expliquer ces différences. Certains douars sont, nous le savons, soumis à la lezma (Kabylie), d’autres à l’achour, au hokor et à la zekkat, d’autres enfin aux impôts arabes et aux taxes municipales. Mais dans une même tribu soumise aux mêmes impôts, la charge fiscale peut aller d’un douar à l’autre de 0,658 fr à 3,993 frs4. Et rien ne peut justifier une telle discrimination. Toutes les études consacrées à la fiscalité algérienne ou constantinoise de cette époque (celles des parlementaires, Burdeau, Clamageran, Jonnart, Ferry ; celles des commissions spécialisées, par exemple celle instituée en 18915 ; celles des publicistes, F. Gourgeot, Van Vollenhoven, Dr Morsly6) en soulignent les aspects défectueux. Aux impôts arabes s’ajoutent encore les centimes additionnels et les taxes telles que taxes municipales, patentes7 dont le poids réel pour les fellahs doit être précisé. Les différents relevés des taxes dites « municipales »8 donnent les résultats suivants : Payés par les Indigènes en dehors des centres dans les communes de plein exercice et les C.M. 1883 : 2 609 047 frs 1884 : 2 621 751 1892 : 3 137 700 1893 : 3 180 738 1894 : 3 070 375 1895 : 3 035 427 1896 : 2 948 136 1897 : 2 935 219 1898 : 2 790 700 1899 : 2 852 914 1900 : 2 880 082
Payés par les Indigènes et Européens dans les communes de plein exercice et les C.M. 617 816 frs 632 882 frs 813 429 frs 814 657 frs 822 515 frs 733 453 frs 737 781 frs 738 445 frs 882 727 frs 888 744 frs 909 062 frs
La comparaison des chiffres dans les deux colonnes fait ressortir pleinement le rôle joué par les fellahs qui résident en dehors des centres proprement dits : en 1883, comme en 1900, ils paient beaucoup plus que les européens et les arabes résidant dans les centres ; sans eux, les budgets communaux ne pourraient pas être alimentés. 4. Commission d’études de l’impôt arabe, op. cit. 5. Estoublon et Lefébure, op. cit. 6. Les ouvrages dans lesquels les auteurs critiquent la fiscalité sont : F. Gourgeot, Les sept plaies de l’Algérie, T. Van Vollenhoven, Essai sur le fellah algérien, Paris 1903, T. Morsly, Contribution à la question indigène, Constantine, 1894. 7. A. Burdeau, L’Algérie en 1891, estime que les arabes paient 18 % des patentes, 19 % des taxes sur les loyers, 86 % des prestations, 21 % des taxes sur les chiens. 8. Conseil général de 1880 à 1900 ; nous n’avons pas les relevés des années 1885 à 1891.
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Mais s’ils paient en 1883 plus de quatre fois la somme que paient les habitants des centres, en 1900 ils ne paient plus qu’un peu plus de trois fois ce que paient ces derniers. La décroissance des sommes de la première colonne, malgré l’augmentation de la population rurale est analogue à la décroissance des impôts arabes : l’explication nous semble être la même dans les deux cas : les rentrées fiscales diminuent parce que les gens s’appauvrissent. Cette contraction des rentrées fiscales est l’objet d’une sérieuse attention et de critiques nombreuses. Certes le système fiscal suscite des critiques les plus justifiées9. Les impôts arabes provoquent des récriminations de la part des fellahs qui les trouvent mal assis et trop lourds. Les critiques les plus véhémentes touchent la zekkat pour les raisons que l’on sait, la lezma par trop inégale10, les taxes sur les loyers et les prestations. Les taxes perçues sur les loyers concernant les gourbis provoquent des réclamations : les fellahs de Jemmapes11 en particulier, trouvent abusive la taxe de 95 centimes par gourbi de pierre sèche couvert en diss, alors que deux ans auparavant ils ne payaient que 0,03 fr. Une telle taxe ne peut encourager les arabes à améliorer leurs habitations. De même, les fellahs voudraient bien acquitter leurs prestations en nature : ils y gagneraient d’abord de ne pas verser d’argent ; ensuite, ils ouvriraient les chemins qui leur sont nécessaires. Lorsque des réclamations ont lieu, elles sont rejetées purement et simplement. De plus en plus, comme le dit très justement J. Cambon12, la pratique administrative française est pour « les indigènes un véritable casse-tête chinois ; ceux-ci ne peuvent comprendre pourquoi tous les quinze jours ou tous les mois, ils reçoivent des papiers de toutes formes suivant les impôts qu’ils ont à payer ». Pour simplifier et améliorer le régime fiscal, l’administration étudie dès 1884 un projet de loi instituant une taxe sur la propriété foncière en Algérie, qui serait payée aussi bien par les européens que par les fellahs13. Le projet devient la loi du 23 décembre 1884 établissant une contribution foncière sur les propriétés bâties en Algérie. Mais il est entendu que « toutes les constructions édifiées sur les terres de colonisation seront exemptées de cette contribution pendant les dix années durant lesquelles l’attribution territoriale où les constructions auront été élevées, jouira de l’immunité stipulée par le décret du 30 septembre 1878 (art. 30) sur l’aliénation des terres domaniales » (art. 3)14. 9. Comm. études impôt arabe, op. cit., Note Jolly : « Sous le rapport de l’équité, les impôts existant dans la province de Constantine sont mauvais. » 10. Cf. chapitre antérieur déjà cité, à la fin du livre II. 11. H. Pensa, op. cit., Jemmapes. 12. J. Cambon, Le Gouvernement général de l’Algérie, Alger, 1918. 13. Conseil supérieur de gouvernement, février 1884, page 1. 14. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée.
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Autant dire que pendant dix ans, toutes les constructions neuves édifiées sur les territoires de colonisation ne paieront rien. Il n’est évidemment pas question d’imposer la propriété non bâtie européenne. En fait, seuls les centimes additionnels seront établis et perçus, le principal restant fictif. Ces privilèges fiscaux des colons algériens aux dépens des fellahs et de la métropole suscitent des attaques dans la presse et au Parlement. Mais les colons répondent toujours de la même manière15 : « Nous payons plus d’impôts indirects que les arabes ; de plus, nous payons des impôts invisibles, plus lourds que ceux de France : l’impôt sur la santé perdue dans les défrichements, l’impôt sur l’insécurité, enfin les hypothèques grevant notre budget pèsent plus que des impôts ». En conclusion ils repoussent énergiquement toute espèce de taxe ou d’impôt sur la propriété non bâtie. Ils admettraient bien en 1892 de payer une taxe sur la propriété non bâtie, à la condition que les indigènes soient frappés de nouveaux centimes additionnels16. Dans ces conditions, l’administration algérienne ne peut songer à supprimer les impôts arabes et leur cortège de centimes additionnels, trop utiles à la vie de la colonisation, ni présenter une réforme dont le seul résultat serait d’augmenter les masses fiscales payées par les européens17. L’examen des dépenses aussi bien à l’échelon communal que départemental ou algérien est significatif. Prenons par exemple, la commune de Duquesne (arrondissement de Bougie)18. En 1898, les recettes ordinaires, extraordinaires et supplémentaires s’établissent à 23 732,57 frs, les dépenses à 25 087,55 frs. Dans les recettes, les postes les plus importants sont : — octroi de mer — prestations en nature pour chemins vicinaux — loyers, fermage et valeurs des récoltes — restes à recouvrer sur loyers et fermage — subventions — mobilier de l’ancienne C. M. — excédent de 1897
3 788 frs 7 848 4 517,58 1 308,75 1 000 833,33 7 224,14 26 519,80 frs
Le plus clair des dépenses se répartit ainsi :
15. Cf. par exemple, L’Indépendant du 16 février 1884, du 22 mars 1884, et Conseil général 1893, séance du 17 mars. 16. Conseil général 1893, séance du 30 novembre 1892, page 38 sq. 17. Dans le même sens, cf. Van Vollenhoven, op. cit. page 146 : « Malgré toutes les critiques contre la fiscalité, l’administration algérienne n’a pas touché au système défectueux ; elle s’est abstenue, n’étant pas sollicitée par le parti de la colonisation. » 18. Arch. départ. de Constantine, M 2, Duquesne. La population de la commune comprend 201 européens et 2 952 indigènes.
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— secrétaire de mairie — chaouch — garde-champêtre — entretien mairie et bâtiments communaux — chemin de grande communication — médecin — frais d’hôpitaux
1 156,57 744 1 200 664,79 9 458,27 1 200 1 185,58 15 309,21 frs
La proportion des frais afférant au fonctionnement administratif, est impressionnante : 4 465,36 frs sur 25 087,55 frs, soit presque 18 % (17,7 % exactement). Dans son enquête sénatoriale, J. Ferry avait également noté cette disproportion entre les frais de fonctionnement administratif et les dépenses communales19 dont les fellahs faisaient les frais. Reprenant le rapport de l’Inspecteur des finances Jolly, J. Ferry établit le bilan pour les communes de plein exercice et les communes-mixtes du département de Constantine (année 1889). Pour les communes de plein exercice, les Recettes s’élèvent à les Dépenses à
9 067 875,64 frs 7 240 887,16 frs
Parmi elles, les dépenses concernant : — 1° L’entretien des bâtiments, la voirie, la salubrité et l’entretien des chemins vicinaux compte pour 1 697 656,64 frs — 2° L’administration (personnel, matériel) 1 175 285,49 frs — 3° Police (personnel, matériel) 356 424,68 frs — 4° Instruction Publique 976 015,29 frs — 5° Les cultes 36 932 frs — 6° Secours et établissement de bienfaisance 459 537,04 frs — 7° Dépenses diverses 88 366,84 frs
(35,44%) (24,59%) (7,45%) (20,98%) (0,76%) (9,59%) (1,84%)
Les trois premières rubriques, 67,48 % des dépenses, n’intéressent que très peu les fellahs, dans leur vie journalière20. Pour les communes mixtes, la répartition est tout aussi nette. les Recettes 7 920 383,45 frs les Dépenses 5 410 593,93 frs dont, — 1° Entretien bâtiment, voirie, salubrité et chemins vicinaux 3 088 966,19 frs (72,64%) — 2° Administration et perception (personnel, matériel, indemnités) 617 266,76 frs (14,41%) 19. Archives J. Ferry, b/Documentation. 20. J. Ferry souligne par ailleurs que les budgets sont grevés par les constructions d’édifices somptuaires (mairies, par ex.).
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— 3° Police (personnel et matériel) 272 153,18 frs (6,35%) — 4° Instruction Publique 153 465,33 frs (3,59%) — 5° Cultes 6 620,19 frs (0,15%) — 6° Secours et établissements de bienfaisance 126 559,39 frs (2,96%) — 7° Dépenses diverses 17 409,92 frs (0,40%)
La comparaison des dépenses en commune de plein-exercice et en commune mixte est intéressante. En commune de plein-exercice, les trois premières rubriques absorbent 67,48 % des dépenses ; en commune mixte, la proportion est plus forte et monte à 93,40 %. L’instruction publique absorbe 20,98 % des dépenses en commune de plein-exercice et 3,59 % en commune mixte. En commune de plein-exercice, les nombreux européens veulent voir leurs enfants recevoir les rudiments scolaires les plus élémentaires, alors qu’en commune mixte le nombre minime d’européens (10 213 personnes) exige peu de dépenses ; la scolarisation des indigènes, dans les deux cas, reste très faible (un peu plus importante peut-être en commune de plein-exercice qu’en commune mixte). La disproportion des budgets des établissements de bienfaisance et secours entre les communes de plein-exercice et les communes mixtes s’explique par les mêmes raisons : les listes d’indigents que nous avons pu relever sont à cet égard fort éloquentes. Dans la C.M. des Mâadid, ne sont secourus parmi les arabes que ceux qui ne paient aucun impôt, les khammès et les semmech21 : cela restreint sensiblement la catégorie des indigents, car les propriétaires de leurs gourbis paient, nous l’avons vu, la taxe sur la propriété bâtie. On comprend alors le mot de Leroy-Beaulieu : « L’indigène participe largement au budget des recettes et petitement au budget des dépenses. »22 L’inégalité qui apparaissait en 1881 dans la perception des impôts se double d’une seconde inégalité : celle qui résulte de la distribution du budget ; les fellahs en font chaque fois les frais. Or, nous avons vu, ils subissent les moindres variations de la situation économique ; une organisation rationnelle du crédit devait leur permettre de surmonter ces difficultés. Il n’en est rien. Dans le Constantinois l’organisation du crédit se présente ainsi : en dehors des trois grands établissements algériens, Banque de l’Algérie, Société Générale Algérienne devenue Compagnie Algérienne et Crédit Foncier, tout le crédit est aux mains de banquiers privés qui sont des négociants ou des cultivateurs. Cette organisations est assez peu favorable à l’agriculture : la Banque de l’Algérie, le Crédit Foncier 21. Arch. dép. de Constantine, Administration communale, Mâadid, 1898-1910, état du 7 novembre 1901. 22. L’Algérie et la Tunisie, Paris, 1898.
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s’occupent plus d’affaires urbaines que rurales et la Compagnie Algérienne qui succède à la Société Générale Algérienne en difficultés en 1877 doit liquider une situation délicate et n’a pas encore de préoccupation rurale. En 1880, le renouvellement du privilège d’émission de la Banque de l’Algérie permet à l’administration et au Parlement d’imposer à la Banque l’obligation morale d’ouvrir largement ses crédits à l’agriculture23. Comme cela n’est pas conforme à ses statuts, on crée des intermédiaires locaux : ce sont les comptoirs d’escompte24. Ceux-ci institués dans les régions agricoles doivent permettre aux cultivateurs d’avoir du crédit à bon compte ; la Banque qui ne pouvait avoir affaire directement aux cultivateurs garantit aux comptoirs le crédit qu’ils distribuent. Il est normal que le taux des comptoirs soit un peu plus élevé que celui de la Banque : les taux couramment pratiqués sont 7 et 8 %25, mais peuvent atteindre 9 % (à Mila) ; exceptionnellement, ils sont de 6,5 % (à Souk Ahras). Les prêts consentis sont le plus souvent à court terme : cent jours, renouvelables à échéance. L’institution est intéressante en elle-même, car la dispersion des caisses locales répond exactement aux besoins exacts des cultivateurs. On sait les critiques lancées contre les comptoirs26 : les emprunteurs immobilisent l’argent prêté dans des opérations à trop long terme (plantation de vignes, constructions de caves, etc.) ce qui restreint sensiblement les possibilités de circulation du crédit. Trop souvent les gros emprunteurs se trouvent parmi les souscripteurs ou les membres du conseil d’administration qui tirent largement sur la caisse du comptoir. De plus, les distributions de crédit sont soumises parfois à des discriminations politiques, enfin les comptoirs distribuent des dividendes trop élevés. Mais la critique la plus sérieuse est que les cultivateurs ayant le plus besoin de crédit, c’est-à-dire les plus pauvres, ne peuvent y avoir accès. Or, il est évident que de tels organismes ne peuvent, à moins d’avoir l’aide officielle de l’État, s’orienter dans une telle direction. Autant dire qu’en matière de crédit agricole intéressant les fellahs, tout est encore à faire. Pour eux d’ailleurs, il s’agit moins d’argent proprement dit que de grains ou d’instruments de labour : la question du crédit est encore au stade premier, le plus concret, le plus terre à terre. Ce qui les intéresse au premier chef, c’est d’échapper à l’usure qui les étreint. Sans doute, le taux légal de l’argent en Algérie a été fixé par la loi du 27 août 188127, 6 %, 23. E. Philippar, Contribution à l’étude du crédit agricole. 24. « Ce fut la première et la meilleure satisfaction donnée aux besoins de l’agriculture en matière de crédit » (Pourchet, La crise agricole, le crédit agricole). 25. Statistique générale de l’Algérie, Conseil général, 1890, séance du 14 octobre. 26. F. Philippar, op. cit. 27. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée, page 561.
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mais pour les prêts conventionnels, rien n’est prévu, et aucune limite n’est fixée aux taux exigés par les prêteurs. Une telle liberté, l’émiettement de la tribu consécutif au sénatus-consulte et à la loi de 1873-1887, la disparition des approvisionnements de réserve enserrés dans les silos des tribus, les mauvaises récoltes enfin, contribuent à faire du fellah une proie toute désignée pour l’usurier. L’usure peut revêtir plusieurs formes28 : 1° Taux exagéré de l’intérêt demandé pour le prêt d’une certaine somme d’argent ; 2° Rahnia et Tsenia. Dans le premier cas, le taux est d’autant plus élevé que l’emprunteur présente moins de garanties ; les taux de 40 et 50 % sont couramment pratiqués. Parfois, le pauvre billet souscrit double tous les trois mois29 jusqu’à règlement définitif, ce qui peut très bien n’arriver jamais ; quelquefois, l’intérêt versé d’avance ou déduit de la somme prêtée est de 150 % pour six mois30. Les petits fellahs verront donc au bout du compte, non seulement leurs récoltes mais aussi leurs terres passer entre les mains des créanciers. Au lieu d’être en argent, le prêt peut être en nature : le fellah emprunte des grains qui lui sont comptés à un prix plus élevé que les prix pratiqués sur le marché ; lorsqu’il rembourse, les prix sont sous-évalués par le créancier : de la sorte, le fellah perd à l’emprunt et à la restitution31. Le prêt peut être remboursé par un marché à livrer32 : ainsi, un négociant avance 10 francs à un propriétaire de chêne-liège qui remboursera en liège, et l’on fixe d’avance le prix du quintal de liège : 20 frs au lieu de 35 frs, tarif pratiqué par le commerce ; au moment du règlement, le créancier contestant la qualité du liège réduit encore la valeur du quintal fixée antérieurement à un taux déjà sous-évalué, ou bien fait tomber une certaine quantité de liège au rebut. De toute façon, le débiteur paie un intérêt de 150 à 200 %.
28. Cf. E. Maissiat, L’usure en Algérie. 29. F. 80 1762, rapport administrateur C.M. Meskiana à préfet de Constantine, 2 février 1894. 30. F 80 1762, rapport Chambre de commerce de Constantine à préfet, 2 février 1891; cf. L’Indépendant du 16 juin 1898 : les taux de 30, 40 et 50 % sont un minimum dans la région de Bougie ; ils atteignent 75 % dans celle de Souk Ahras ; cf. L’Indépendant du 15 mars 1892 : certains individus prêtent à 50 et 75 %. Cf. aussi Délég. Financières, 1899, page 795 : « On calcule pour un temps déterminé le capital et les intérêts et l’on se présente devant un notaire pour passer un acte constatant que la somme totale est prêtée gracieusement. » 31. Enquête sur la propriété indigène, in Revue alger. et tunis. de législation et jurisprudence, 1905, Rapport sur le canton de Taher par Febvrel, juge de paix, 3 mai 1901. 32. Cf. Dél. Financ. 1899, page 795 : on vend à vil prix et à l’avance une partie de la récolte à venir.
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Dans le cas de la rahnia, le procédé est plus subtil. L’emprunteur aliène son lot de terre, « souvent à un prix inférieur à la valeur réelle, mais en se réservant le droit de le racheter lorsqu’il reviendra à meilleure fortune »33. En réalité, le taux de l’argent ainsi obtenu (75 % dans le canton de Taher)34 empêche le débiteur de jamais rembourser son créancier : la terre passe ainsi à bon compte aux mains des prêteurs. Les lois de 1873 et 1887 favorisent cette pratique en terre arch, mais il est évident que les régions kabyles, où les lots individuels existaient, offraient un meilleur terrain à la rahnia. Dans la pratique, les aliénations par rahnia se font verbalement : aucun contrat écrit ne sanctionne l’acte ; de ce fait, il est difficile de savoir l’importance des aliénations. Les commissaires enquêteurs chargés d’appliquer la loi de 18731887 notent bien que la rahnia est pratiquée dans tel ou tel douar, mais sans jamais en préciser l’ampleur35. Dans le canton de Taher on compte 185 aliénations en vertu de rahnia de 1886 à 190036, alors que les ventes volontaires sont au nombre de 1 087 pour la même période. La différence entre la rahnia et la tsenia est que pour la rahnia, il n’y a aucun délai de fixé pour le rachat, alors que pour la tsenia, il y en a un37 ; pour le reste, la procédure est la même. Quels sont les bénéficiaires des rahnias et tsenias ? En terre melk, en pays kabyle, essentiellement les arabes ; les européens n’utilisent pas cette manière d’acquérir des terres. Comme le note justement le juge de paix de Taher dans son rapport38 : « La colonisation est largement dotée de terres de premier choix, car on lui a donné toutes les parties sur lesquelles avait porté le séquestre établi à la suite de l’insurrection. Le colon a donc eu ce qu’il y avait de mieux dans le pays, et il a été pourvu d’un champ assez vaste pour se suffire et exercer son activité. » Le résultat le plus évident de ces transferts de terre est une prolétarisation : fellah, le propriétaire devient souvent simple khammès39 ; le pauvre devient encore plus pauvre, et le riche plus riche40. On comprend alors l’inquiétude administrative devant ce mal41. Sans doute 33. Arch. Enregistrement et domaines, Séquestre Domaine, Akbou, rapport du Receveur au direct. des Domaines, 3 juin 1876 au sujet du Sahel Guebli (C.M. Guergour). 34. Rapport Febvrel déjà cité. 35. Archives du Service topographique, dossier du sénatus-consulte : rapport du 1er novembre 1889 pour le douar El Aouna, du 28 mai 1894 pour les Béni Foughal, du 4 novembre 1893 pour les Béni Affer et Djimla, par exemple (C.M. Djidjelli). 36. Rapport Febvrel déjà cité. 37. E. Maissiat, op. cit., Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III. page 21. 38. Rapport Febvrel déjà cité. 39. L’Indépendant du 1er juin 1898. 40. Ch. Benoist, Enquête Algérienne, page 79. 41. Cf. Estoublon et Lefébure, arrêté du 28 juin 1898 instituant une commission chargée d’examiner les mesures législatives à prendre en vue d’assurer la protection de la propriété
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l’usure n’a-t-elle pas été importée avec la colonisation française, mais la législation française a aggravé l’ampleur du phénomène : « Autrefois, déclare le conseiller de gouvernement Bonvagnet, ces pratiques d’usure n’avaient peut-être pas la même gravité qu’aujourd’hui ; les terres indigènes étaient pour la plupart insaisissables ; l’exportation des bestiaux n’existait pas ; la convoitise des prêteurs s’exerçait sur les objets mobiliers, armes, chevaux, toisons et quelques grains. » « L’indigène aujourd’hui est dépossédé de sa terre par son imprévoyance et son ignorance ; son terrain passe avec une rapidité alarmante dans les mains des usuriers ; fellah, hier, il devient le khammès de son prêteur ; demain, il sera expulsé et se trouvera sans moyens d’existence ». Pour éviter le pire, et pour que cette prolétarisation ne constitue pas un danger pour la sécurité publique, l’administration imagine un certain nombre de remèdes pouvant freiner cette dangereuse évolution. Ces remèdes deviennent d’autant plus nécessaires que les dix dernières années du siècle comportent plus d’années mauvaises que d’années satisfaisantes et réparatrices pour le fellah.
indigène, page 78, note 2 ; à rapprocher de F 80, 1762, séance du conseil de gouvernement du 7 décembre 1894, au cours de laquelle Bonvagnet expose les inquiétudes que nous citons ici ; à rapprocher aussi de la dép. du Gouv. gén. au président du conseil du 24 janvier 1895 (F 80, 1762) : « La population arabe a vu ses besoins augmenter en même temps qu’elle trouvait une facilité plus grande pour l’écoulement de ses produits ; la propriété immobilière autrefois mal définie et mal assise et par cela même peu facilement aliénable, s’est constituée progressivement dans beaucoup de régions, tant par l’effet des mesures administratives que par une évolution naturelle et est devenue ainsi plus mobile entre les mains de l’agriculteur indigène. Il devenait ainsi, par son imprévoyance et son ignorance, la première, sinon la seule victime de l’usure. »
CHAPITRE CINQUIÈME —
L’évolution économique de 1890 à 1901
De 1890 à 1900, l’économie algérienne traverse une période critique. Les européens et les fellahs se plaignent, pour des raisons différentes. En effet, sur le marché européen largement alimenté depuis les années 1880 par les blés des pays neufs ou des pays asiatiques, une baisse de longue durée affecte les prix internationaux, ce dont souffrent les produits algériens. En outre, à partir de 1890, les blés constantinois ont un concurrent direct et immédiat : les blés tunisiens. Or, ceux-ci sont importés à Marseille, libres de toute taxe, alors que les blés algériens ne le sont pas. Le commerce français les importera donc plus facilement que les blés algériens qui sont ainsi pénalisés. Aussi, les doléances sont-elles nombreuses aussi bien dans la presse1 que devant la commission sénatoriale d’enquête ou à la Chambre2. Une amélioration des moyens de transport permettrait de réduire les pertes des cultivateurs européens ou arabes : l’unification et la réduction des tarifs ferroviaires permettrait également aux céréales constantinoises d’être « concurrentielles » sur le marché français3. Les difficultés de vente qui n’étaient pas apparues jusqu’ici amènent les cultivateurs européens à poser le problème de la rentabilité de la culture des céréales ; le problème économique est désormais transféré au plan technique. Jusqu’ici, les techniques culturales des fellahs étaient les plus couramment suivies. Les colons confiaient souvent leurs concessions en location ou en métayage aux fellahs qui continuaient de pratiquer leurs méthodes de culture. Sur le plan économique, les colons y trouvaient leur compte, puisqu’ils percevaient des fermages fixes et qu’ils n’avaient pas les soucis de la culture elle-même ; de plus, il était clair pour tout le monde que l’agriculture extensive des fellahs était la moins coûteuse, celle qui procurait les bénéfices les plus intéressants à l’hectare. Mais la concurrence des pays neufs fait sentir assez vite les inconvénients de cette technique ; ses rendements sont limités ; et malgré les bas prix de la production arabe, celle1. L’Indépendant, 5 et 23 février 1890, 5 septembre 1890, 19 novembre 1890. 2. H. Pensa, op. cit., Constantine, page 263 sq ; cf. aussi A. Burdeau, L’Algérie en 189l. 3. Nous nous excusons d’utiliser ce néologisme, mais il est bien commode.
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ci ne peut lutter contre les blés étrangers qui reviennent moins cher. Pour que les orges et les blés algériens puissent retrouver les marchés perdus, deux solutions s’imposent : — 1° Soit abaisser le prix de revient en réduisant les frais de maind’œuvre donc en mécanisant le plus possible ; — 2° Soit abaisser le prix de revient en valorisant le travail effectué et en obtenant des rendements supérieurs à l’hectare. Le directeur de la compagnie genevoise à Sétif, Ryf, combine les deux solutions4 : utilisation de moyens mécaniques (ce que pratiquait déjà la compagnie genevoise), et amélioration des techniques culturales par un choix plus rigoureux des semences et surtout préparation par des labours de printemps des terres laissées jusqu’ici en jachère. Alors qu’avec les techniques traditionnelles le rendement était de 1 560 kg à l’hectare en blé dur et 2 020 kg en orge, avec les pratiques introduites par Ryf, le rendement passe à 2 590 kg par ha pour le blé dur et 3 453 kgs pour l’orge. Le bénéfice ainsi obtenu est de 173,54 frs pour le blé dur et 131,27 frs pour l’orge5. Une telle technique implique que les cultivateurs aient — 1° suffisamment d’argent pour acheter d’abord une charrue française qui laboure profondément, ensuite les herses et autres instruments nécessaires à l’ameublissement du sol ; — 2° des bêtes suffisamment solides pour tirer ces instruments et en particulier les lourdes charrues de métal ; — 3° des conseils permanents pour sélectionner les semences. Or, les fellahs ne remplissent aucune de ces conditions. Par rapport à la campagne agricole 1881-1882, le nombre de charrues a augmenté : il passe de 101 109 à 107 792 en 1890-91. Le nombre de herses a évidemment progressé, mais il reste insignifiant : il est passé de 78 à 134 pour 2 591 606 ha de propriétés indigènes ; pour les européens le nombre de herses passe de 2 806 à 3 350 pour la même période. Deux chiffres préciseront la réalité des perfectionnements techniques : de 1881-82 à 1890-91, la valeur par indigène des instruments agricoles passe de 1,36 fr à 1,19 fr6 ; pour 4. Cf. D.E.S. de Mlle Magneville déjà cité, et L’Indépendant, 2 août 1891. 5. L’hl de blé est vendu 16,50 frs et celui d’orge 7,50 frs ; il faut d’autre part déduire 20 frs par ha de frais supplémentaires. 6. Cf. L’Indépendant du 9 août 1891 : « À part de très rares exceptions, l’agriculture arabe en Algérie est encore à l’état embryonnaire ; dans les tribus éloignées des centres européens, le labour n’est qu’une espèce de grattage de la surface du sol pratiqué au moyen d’un pauvre instrument, l’araire [...] tiré par deux bœufs, un cheval ou un mulet ; le laboureur trace un sillon en zigzag, profond de sept à huit centimètres au plus ; le labour précède rarement deux fois la semence, et celle-ci est ensuite jetée au hasard sur le champ ». Dans le même sens, Bull. agric. de la société agricul. de Constantine, 1891 : « Les procédés agricoles n’ont guère varié depuis l’enquête Le Hon. La grande majorité de ces cultivateurs est demeurée réfractaire à l’emploi
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les colons elle passe de 118,22 frs à 125,75 frs, malgré les crises qui les affectent. Il est donc illusoire de penser que les techniques nouvelles puissent modifier les pratiques agraires des fellahs : économiquement, ceux-ci se heurteront à des impossibilités matérielles, même si psychologiquement, ils ont accepté ces nouveautés. La concurrence des pays neufs ne pourra donc que jouer contre le fellah. Sa faiblesse économique facilite son élimination, voire son écrasement. Mais en fait, sauf dans les cas de récolte très abondante, les céréales constantinoises sont absorbées par la consommation locale et les ensemencements, et la part à l’exportation diminue d’autant plus que la population augmente maintenant assez régulièrement. Néanmoins, le protectionnisme défendu au printemps 1891 par J. Méline devant le Parlement rassure l’agriculture constantinoise7 qui obtient en 1891 une nouvelle bonne récolte8 : 3 355 189 qx de blé dur et 4 952 012 qx d’orge pour les seuls fellahs (500 137 qx de blé dur et 539 438 qx d’orge pour les européens). La bonne récolte de 1891 entraîne une augmentation des emblavures : 624 619 ha pour l’orge (en plus 4 % pour le blé et 5 % pour l’orge). Mais les circonstances atmosphériques sont défavorables : la grêle, la sécheresse et le sirocco causent des dégâts importants ; si la récolte est très belle dans l’arrondissement de Batna et belle dans celui de Sétif, elle n’est que moyenne dans celui de Constantine (à part quelques communes très éprouvées) et assez médiocre dans celui de Philippeville9 : les chiffres traduisent bien à leur manière l’importance de ces dommages strictement locaux. 3 006 418 qx de blé dur et 4 888 652 qx d’orge pour les fellahs (en moins 11 % pour le blé dur et 2 % pour l’orge). Dans l’ensemble les résultats sont satisfaisants : il est d’ailleurs significatif de remarquer que devant la commission J. Ferry, les fellahs ne se plaignent que des forêts, du régime foncier, de leur appauvrissement, alors que les colons expriment leur mécontentement de la conjoncture économique. Certes la situation économique des fellahs en 1892 n’est pas alarmante, puisque les récoltes de 1890, 91 et 92 leur ont permis de se refaire, mais les indices de leur situation d’ensemble sont inquiétants. Tous les journaux soulignent l’importance des vols dans les campagnes avec pour corollaire la bechara. On sait en quoi consiste celle-ci10. Le volé qui n’a pu retrouver ses bêtes ou ses objets reçoit des machines et instruments aratoires utilisés par nos colons. Ils se maintiennent ainsi en état d’infériorité vis-à-vis de ces derniers au point de vue du rendement des récoltes sur les terres qu’ils cultivent. » [...] « Sur les Hauts plateaux, les cultures des indigènes sont toujours très primitives, sans défrichement et sans labours préalables. » 7. L’Indépendant, 2 octobre 1891. 8. Conseil général 1891, rapport préfet octobre 1891, page 328. 9. Conseil général 1892, rapport préfet page 356. 10. La racine bachara signifie : annoncer à quelqu’un une bonne nouvelle.
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un jour la visite d’un personnage qui lui fait entrevoir la possibilité de récupérer les bêtes ou les objets dérobés, à la condition que le volé lui remette une certaine somme d’argent. Si l’accord se fait, rendez-vous est pris pour tel endroit ; là, le volé retrouve ses bêtes ou ses objets. Certains témoignages ne manquent pas d’établir un lien de cause à effet entre les vols et la situation des fellahs11. Les rapports de J. Ferry, Burdeau et Jonnart devant les assemblées parlementaires soulignent bien par ailleurs la précarité de la situation des fellahs qui ont dû abandonner des terres et de l’argent à cause des régimes forestier, foncier ou fiscal12. Le lent relèvement économique des fellahs sera compromis au cours de la campagne agricole de 1892-1893. En effet, les neiges abondantes de janvier et février font périr les bestiaux ; plus de 5 000 moutons meurent en l’espace de quelques jours entre Châteaudun et Oued Athmenia ; dans la région de Souk Ahras, 3 000 moutons meurent dans la seule commune mixte du même nom, toujours en quelques jours13. D’autre part, le printemps sec et chaud arrête la poussée des céréales14 : les blés et les orges jaunissent et sèchent sur pied, les fourrages souffrent aussi ; les fèves si précieuses dans les zones montagneuses subissent le même sort. Aux environs de Bône, l’alarme est vive car on parle de famine ; dans les hautes plaines de Constantine, on prévoit dès la fin avril, « pour les indigènes une misère noire, affreuse s’il ne pleut pas », et un « désastre » pour les colons. Les prix des bestiaux se mettent à baisser dans l’est du département, car les fellahs s’en défont. Pourtant grâce aux emblavures démesurées (690 111 ha de blé dur, 767 652 ha d’orge) les résultats ne sont pas trop mauvais ; non pas pour le rendement à l’ha : 3,66 pour le blé dur et 4,63 pour l’orge, ce qui est assez bas, mais pour la masse récoltée 2 533 222 qx de blé dur et 3 557 511 qx d’orge (toujours chez les fellahs). Les troupeaux arabes diminuent cependant par rapport à l’année précédente, l’aisance relative des fellahs régresse du même coup. L’opinion se console en pensant que « la faim ne fait plus mourir comme autrefois »15 ; il n’en reste pas moins que dans les 11. Cf. par ex. Archives J. Ferry, b/Documents, déposition Prax : « l’insécurité vient de la décadence économique de l’arabe. » 12. Cf. aussi dans le même sens, F. Gourgeot, Les sept plaies de l’Algérie, 1891, page 261 : « on ne se fait pas idée de l’état de dénuement, d’affreuse misère dans lequel est plongée la majeure partie des familles dans les tribus d’un bout à l’autre de l’Algérie [...] Qu’on veuille prendre la peine d’étudier le peuple indigène à ce point de vue, on constatera avec effroi que la misère des Irlandais n’est rien, comparée à la misère des arabes ou des Kabyles. » 13. L’Indépendant, 1er février 1893. 14. Id., 25 avril 1893. 15. Id., 27 août 1893.
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régions kabyles, la misère est flagrante ; un grand nombre de fellahs n’ont « rien, absolument rien, pas même de grains pour manger, encore bien moins pour ensemencer »16. Le choléra surgit à nouveau ; il avait furtivement rôdé pendant l’été dans les régions de Sétif, Bordj-bou-Arréridj et Guelma17; le voilà, fin novembre, autour de Jemmapes18 : les arabes qui n’ont rien récolté dans certains douars, sont dans une situation dramatique : sur 244 cholériques dans les trois premières semaines de décembre19 on enregistre 159 décès. Jemmapes n’est pas le seul centre à connaître le choléra ; à Châteaudun, si les Européens échappent, par contre les arabes comptent jusqu’à vingt morts par jour20 ; on signale aussi le mal à Collo21. Là où elle existe, cette misère s’accentuera si l’administration ne veut pas avancer des semences ; en décembre, rien n’est encore fait pour la Kabylie ou pour Jemmapes. Les ensemencements des fellahs diminuent pour le blé dur de 36 519 ha (- 4 %) et 24 979 ha pour l’orge (- 2 %). La médiocrité de certains résultats locaux ne pèsera donc pratiquement pas sur l’ensemble de la récolte à venir. Effectivement, les moissons donnent des résultats satisfaisants22 : pour les fellahs, blé dur : 4 018 728 qx ; orge : 5 241 384 qx. Mais les cours du marché sont peu intéressants : 20,25 frs le quintal de blé et 11,50 frs celui d’orge : pourtant les fellahs vendent, car ils doivent « faire face à leurs obligations »23 entendons, les paiements des impôts. Et cette offre ne raffermit pas les cours qui auraient même tendance à diminuer. De même, l’offre excessive des bestiaux24, – toujours pour les mêmes raisons –, leur fait vendre un bœuf de 50 à 70 frs au lieu de 150 frs, un mouton 10 frs, de belles mules de 100 à 150 frs. Le résultat est que les labours souffrent du manque de bêtes25 et sont à peine supérieurs à ceux de l’année précédente pour le blé dur (673 730 ha au lieu de 663 592 ha) et même inférieurs pour l’orge (738 757 ha au lieu de 752 773 ha). Cette régression de 1894 amorce la dépression économique des dernières années du siècle.
16. L’Indépendant, 19 novembre 1893. 17. Conseil général 1893, 5 octobre. 18. L’Indépendant, 29 novembre 1893. 19. Id., 20 décembre 1893. 20. Id., 13 décembre 1893. 21. Arch. départ. de Constantine, Administration communale, Collo, 1910-1911, dép. du gouv. général au préfet de Constantine, 9 décembre 1893. 22. L’Indépendant, 19 juin 1894 et 8 juillet 1894. 23. Id., 22 septembre 1894. 24. Id., 22 septembre 1894. 25. Id., 23 novembre 1894.
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Cette dépression aura la même physionomie que celle des années 188690. Plusieurs mauvaises années se succèdent l’une à la suite de l’autre. Les résultats de 1895 accentuent la légère diminution des emblavures pour les fellahs : 3 333 235 qx de blé dur et 4 048 371 qx d’orge (en moins 23 % pour l’orge et 18 % pour le blé). La sécheresse et les sauterelles ne sont pas responsables de cette diminution, mais les orages de grêle font dans les douze communes-mixtes de notre sondage 1 548 012,25 frs de dégâts sur les céréales26. Pour tout le département, les pertes sont évaluées à 15 046 310,74 frs dont 10 819 089,05 frs pour les fellahs. Cette calamité climatique provoqua évidemment une diminution des emblavures chez les arabes : 611 660 ha de blé et 702 305 ha d’orge (-10 % pour le blé et - 5 % pour l’orge). L’hiver rigoureux et l’insuffisance de précipitations font planer une menace redoutable27. Dès la fin janvier, la récolte est considérée comme perdue dans le Hodna, et compromise au moins pour un bon tiers sur les hautes plaines de Sétif et Batna ; les pâturages sont également insuffisants, et dans le Hodna on enregistre déjà des réductions importantes sur les troupeaux de moutons et de chameaux28. Sur les hautes plaines (région de Saint-Arnaud) les pâturages sont si réduits que les arabes envoient leurs troupeaux paître dans des communes privilégiées : le préfet demande à l’administration des eaux et forêts une autorisation de parcours dans les forêts domaniales pour les troupeaux indigènes (sauf pour les chèvres)29. Un état dressé au printemps 1896 décrit sans fard les prévisions de récoltes30 : — zone littorale : espérances de récoltes normales s’il pleut en mai ; la seule inquiétude vient de l’arrondissement de Philippeville où les céréales et les pâturages commencent à souffrir de la sécheresse, mais rien n’est encore perdu. — zone médiane : les dernières pluies ont amélioré la situation devenue critique, mais rien n’est encore assuré : surtout que les récentes pluies ont 26. Conseil général 1896, commission départementale, page 38. Nous avons choisi comme communes mixtes échantillons : Châteaudun-du-Rummel, Oued Zenati, Aïn Abid, Oued Seguin, Tébessa, Khenchela, Akbou, Biban, Bordj-bou-Arréridj, Medjana, Jemmapes, Oued Cherf. 27. Arch. dép. de Constantine, Série H, Agriculture, affaires diverses, distribution de grains, 1887-1900, dépêche du préfet au gouv. général, 25 janvier 1896. 28. Ibid. 29. Arch. dép. de Constantine, Série H, Agriculture, affaires diverses, céréales, préfet au conservateur des eaux et forêts, 29 février 1896. 30. Arch. dép. de Constantine, Série H, id., situation des récoltes et pâturages, en 1896 (état sans date, sans doute de la fin mars ou du début avril).
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quelquefois pourri les grains ; de toute façon, et dans l’ensemble, la germination est difficile. Les pâturages sont partout notoirement insuffisants, et les éleveurs arabes vendent leurs troupeaux ; une seule exception : la région de Guelma (douar Souahalia et Medjadja) où les pâturages sont « assez beaux ». — zone subsaharienne (arrondissement de Batna) ; à part les deux communes-mixtes de Khenchela et l’Aurès où les dernières pluies ont amélioré une situation difficile, les perspectives sont mauvaises : dans quelques tribus « la misère se fait déjà sentir ». En fait la récolte de 1896 sera très médiocre : les fellahs ramasseront 2 852 070 qx de blé dur et 2 994 327 qx d’orge ; le rendement est de 4,66 pour le blé et 4,26 à l’ha pour l’orge. Nous retrouvons le cycle habituel : mauvaise récolte, diminution des ensemencements, récolte réduite, etc. Pour peu que les circonstances climatiques soient mauvaises, le cycle recommence, et le fellah ne peut esquisser aucun geste de défense. La campagne agricole 1896-97 s’annonce donc sous des auspices défavorables. Les gelées printanières et les sauterelles vont causer des dégâts si sérieux31 que sauf dans les régions littorales, la récolte est nettement déficitaire, notamment sur les hautes plaines de la Medjana, Sétif, Tébessa et Aïn Beida. « Que vont devenir les arabes de ces immenses contrées qui ne récoltent rien ou à peu près », se demande avec anxiété L’Indépendant32. Les chiffres sont par ailleurs éloquents : 2 459 109 qx de blé dur et 2 484 924 qx d’orge pour les fellahs (rendement : 4,10 qx/ha pour le blé et 3,95 qx pour l’orge). La récolte est presque aussi basse que celle enregistrée en 1888. L’insuffisance de grains engendre dès octobre 1897 une hausse brutale des prix : 28-30 frs l’hl de blé au lieu de 18 frs (le quintal de 37 à 40 frs au lieu de 24 frs). Or, les maigres récoltes des fellahs ne suffisent que pour quelques semaines et dès le début de l’hiver, – nous l’avons vu en 1867 –, la situation devient dramatique : c’est le cas en décembre 1897 ; on reparle de « famine »33. Nous retrouvons alors ce cycle que nous évoquions plus haut, auquel le fellah ne peut se soustraire malgré ses efforts. Pour lui, la situation devient vite alarmante, car manquant de réserves, il subit dans toute leur force les variations saisonnières de prix ; la soudure devient alors le moment le plus aigu de sa misère. Le grain vaut en mai 1898 de 40 à 45 frs le quintal de blé, et de 25 à 29 frs le quintal d’orge ; le mélange (dans quelles proportions ?) ne valant que 35 frs. Tant de misère émeut le chroniqueur de L’Indépendant34. 31. L’Indépendant, 7 et 8 juin 1897. 32. Ibid. 33. L’Indépendant, 29 décembre 1897. 34. Id., 11 mai 1893 : « On se demande de quoi vit la population indigène. Et malgré que (sic)
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Ce sont là, semble t-il, les pires années : les perspectives de récoltes semblent meilleures ; pour le blé dur comme pour l’orge, le rendement est plus élevé. 2 742 488 qx de blé dur (rendement à l’ha : 4,90 qx) et 3 180 722 qx d’orge (5,26 qx à l’ha) pour les cultures indigènes ; les prix des grains diminuent, notamment l’orge qui ne se vend plus que de 11,25 à 13 frs l’hl sur le marché de Guelma (de 18,75 à 21,50 le quintal)35. L’amélioration de 1898 entraîne celles de 1899 et 1900 : augmentation des ensemencements, augmentation des récoltes, et ainsi de suite ; les seules limites étant fixées par les possibilités des sols, des marchés et évidemment des paysans et de leurs outils. Un autre cycle remplace le cycle des mauvaises années, mais dans un cas comme dans l’autre, tout est commandé par les circonstances climatiques. Les récoltes de 1899 sont en augmentation sensible pour l’orge, au même niveau pour le blé, en culture indigène : 2 751 316 qx pour le blé dur, 3 392 440 qx pour l’orge (+ 6 %) pour l’orge, + 0,30 % pour le blé). L’examen des rendements, 5,13 qx/ha pour l’orge, 4,6 qx/ha pour le blé, permet de mieux préciser l’amélioration relative de la situation économique. Certaines régions ont eu une récolte moyenne : c’est le cas de la Medjana, où sauf quelques douars de l’extrême ouest (douar Ouled Sidi Brahim, Ouled Triff, Ouled Ali) atteints par la sécheresse printanière, les résultats sont satisfaisants36 ; les plaines guelmoises ont obtenu aussi des résultats fort corrects37 ; il en est de même pour les communes-mixtes de l’Aurès et de Khenchela38. Par contre, la récolte est médiocre ou mauvaise dans les régions subsahariennes (C.M. d’Aïn-el-Ksar, d’Oued Soltan et d’Aïn Touta)39, dans la commune mixte de Tébessa40, dans les zones kabyles et sublittorales41 (C.M. de Collo, Jemmapes, d’Akbou) : dans ces régions, l’année 1899-1900 sera « difficile »42. Néanmoins, les fellahs augmentent les emblavures : + 5 %, pour le blé dur, + 16 % pour l’orge ; l’espoir est donc permis de ce côté-là. Malheureusement, les troupeaux subissent le froid et les maladies qui les déciment. La fièvre aphteuse importée par Bône43 fait officiellement mourir l’on sache très bien que sa misère est dûe à sa fainéantise, à son insouciance, on ne peut se défendre d’un sentiment de réelle pitié, en voyant tant de malheureux affamés qui parcourent péniblement les rues. » 35. L’Indépendant, 23 juin 1898. 36. Arch. dép. de Constantine. Série B I, liasse 8 bis, rapport du 29 janvier 1900. 37. Id., rapport du 18 janvier 1900. 38. Ibid. 39. Ibid. 40. Arch. dép. de Constantine, Administration communale, délibération du conseil municipal du 13 sept. 1900 ; télégr. adminis. C.M. Tébessa à préfet, 13 novembre 1900. 41. Arch. dép. de Constantine. Série B I, liasse 8 bis, rapport sans date (janvier 1900). 42. L’Indépendant, 22 août 1899, envisage même une « année de misère ». 43. Bull. société agriculture de Constantine, 15 mars 1900.
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350 000 moutons, 31 500 bovins, 102 500 chèvres et 3 400 chevaux44 : le montant des pertes est évalué à plus de douze millions de francs (12 367 000 frs) dont 7 millions pour les ovins, 3 100 000 frs pour les bovins et 1 537 000 frs pour les chèvres. L’épidémie a été si meurtrière que le préfet ordonne aux répartiteurs d’impôts de refaire les rôles en fonction des pertes45. Les arrondissements ayant le plus souffert sont ceux de Constantine et Sétif 46. Heureusement, les récoltes satisfaisantes de 1900 apportent une légère compensation ; le blé dur donne aux fellahs 3 469 135 qx et l’orge 5 522 936 qx (rendement 5,61 qx/ha pour le blé et 7,16 qx pour l’orge). Pour l’orge, le résultat est le meilleur des vingt années passées ; pour le blé dur, c’est l’un des meilleurs : la crise paraît terminée pour les fellahs. L’étude des vingt campagnes agricoles depuis 1881 suggère les remarques suivantes : — 1° Le simple examen de la courbe de production céréalière indigène montre l’importance et le nombre des années critiques pour cette courte période ; — 2° La courbe des différents troupeaux possédés par les fellahs est tout aussi significative : la tendance depuis 1885 est à la régression ; — 3° Les courbes indicielles des superficies des propriétés possédées par les européens et par les indigènes varient en sens inverse ; — 4° La comparaison entre les courbes de production céréalière et vinicole pendant ces vingt années montre d’une part, une tendance ascendante pour le vin, – et ce malgré les obstacles sérieux qui gênent le développement du vignoble algérien47 –, alors que la courbe des céréales est très hachée. Chacune de ces conclusions est significative. La courbe des céréales s’explique en fonction des conditions climatiques, car les cultures indigènes sont d’autant plus sensibles aux variations que la technique est plus archaïque48 avec la jachère, l’insuffisance d’engrais et la monoculture. L’équipement est toujours aussi dérisoire : le nombre de charrues a sans doute progressé par rapport à 1881 (il est de 125 278 au lieu de 101 109), mais la valeur des instruments agricoles est encore très minime : 2 315 123 frs (en 1881 : 1 468 099 frs). Il est impossible financièrement au 44. Les déclarations de pertes donnent 500 400 moutons, 43 300 bovins, 155 300 chèvres et 3 400 chevaux ; sauf les chevaux non soumis à la zekkat, tous ces chiffres sont d’un tiers gonflés par rapport aux chiffres officiels ; il y a peut-être là un artifice pour payer moins d’impôt. 45. Conseil général 1900, séance du 25 avril. 46. Conseil général 1900, séance du 26 avril. 47. Sur cette question, cf. H. Isnard, La vigne en Algérie. 48. Bull. société agricole de Constantine, 1899.
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fellah d’acheter le matériel perfectionné49 même s’il veut modifier profondément ses techniques. En 189550 on calcule que pour une charrue cultivée en céréales, le fellah a 571 frs de frais de cultures (impôts compris) alors que le revenu brut n’est que de 1 056 frs sur lesquels il faut enlever la part du khammès, 211 frs ; le revenu net n’est donc que de 845-571 = 274 frs, soit 27,40 frs à l’ha. La variation inverse des surfaces possédées par les colons et fellahs traduit la conséquence de la colonisation qui, en s’installant a monopolisé les terres les plus favorisées. Du même coup, les fellahs n’ont plus que les zones les moins intéressantes, donc celles où les récoltes subissent le plus d’aléas51. La tendance au refoulement des fellahs vers les hautes plaines et vers les régions moins arrosées est un phénomène général et évident. Quand les fellahs ne sont pas refoulés, mais utilisés par les colons pour cultiver les concessions octroyées, la précarité de leur situation est causée par leur dépendance économique. Les loyers élevés payés aux colons réduisent évidemment leur marge de sécurité, et les loyers sont d’autant plus élevés que les locataires sont plus nombreux et les terres plus fertiles : le fellah gagne en sécurité d’un côté ce qu’il perd de l’autre, en argent de location. Là encore, donc, sa situation est « marginale ». Or, cette précarité est d’autant plus grande que les possibilités de réserve sont plus réduites et que la tendance des prix internationaux est à la baisse. Nous l’avons déjà dit après d’autres52, la tendance internationale des prix des céréales est à la baisse depuis 1882. En période de bonne récolte, le fellah subit un amoindrissement d’autant plus sensible de ses revenus, que l’absence de voies de communication nombreuses grève la production de frais supplémentaires. Ses réserves monétaires seront donc plus restreintes, car il ne peut plus compter sur les traditionnels silos de réserve. Ceux-ci sont vides depuis longtemps et beaucoup d’entre eux sont inutilisables. L’inclusion des fellahs dans le circuit monétaire international augmente leur vulnérabilité dans la période 1880-1900. Car ils ne possèdent que de 49. Id. Cf. aussi Dél. fin. 1898, p. 403. 50. Bull. société agric. de Constantine, 1er février 1895 : 1es détails du calcul sont les suivants : FRAIS : semences : blé (6 qx x 16 frs) = 96 frs ; orge (6 qx x 10) = 60 frs ; location du terrain : 150 frs ; nourriture de l’attelage : 50 frs ; charrue plus réparation : 25 frs ; frais de moisson plus travail du khammès : 150 frs ; impôt = 40 frs. RENDEMENT : 36 x 16 = 576 frs pour le blé; 48 x 10 = 480 frs pour l’orge. À 150 frs les dix ha, le prix de la location n’est pas très cher, et il reste fort honnête ; c’est donc un minimum dans nos évaluations. 51. Nous avons déjà noté les protestations des fellahs à ce sujet et nous n’y reviendrons pas. 52. Entre autres Gh. Mollard, La culture du blé...
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minimes réserves monétaires, – vite taries par les arriérés d’amendes, d’impôts ou de prêts –, et sont intégralement livrés aux hausses spéculatives ou aux variations saisonnières. Ils les subissent même doublement : car, en payant les impôts à la récolte, ils offrent leurs grains en même temps, d’où baisse des prix sur les marchés locaux ; par contre à la soudure, tous ont besoin en même temps de grains, et cette demande fait augmenter les prix sur les marchés locaux. Pour avoir une idée exacte de la situation réelle du fellah, il faudrait avoir les mercuriales locales et non les prix pratiqués à Alger, Constantine ou Philippeville qui sont ceux du commerce alignés sur ceux de la Métropole. Certes, les prix pratiqués dans les villes se répercutent sur les offres des commerçants dans les tribus, mais l’inverse n’est pas toujours vrai. En fait, le prix des céréales conditionne la vie des tribus, car les autres cultures (fèves ou sorgho) qui subissent l’influence des variations climatiques tout comme les céréales n’entrent que dans un faible pourcentage dans la production indigène : dans les années de plus forte production (1881-1882 pour le sorgho : 120 341 qx) leur pourcentage est très minime par rapport au blé dur et à l’orge réunis : 0,8 % pour le sorgho et 0,20 % pour les fèves. Ces produits ne constituent qu’un très mince appoint strictement localisé aux régions kabyles ou aurésiennes : encore faut-il noter une nette tendance à la régression pendant ces vingt années ; le secours qui peut venir de ces produits est donc dérisoire sinon inexistant. Reste l’élevage. Les courbes des troupeaux possédés par les tribus sont encore plus significatives que celles des céréales. Des quatre courbes dont nous disposons, l’une, celle des ovins présente un tracé très haché qui s’apparente à celui des céréales ; les autres présentent entre elles une évidente parenté : en gros, progression de 1881-82 à 1885-86, puis régression régulière, coupée de quelques soubresauts, jusqu’en 1900. En réalité, la progression de 1881-82 à 1885-86, n’est importante que par rapport au niveau de 1881 particulièrement bas. En effet, cette année coïncide avec la sécheresse qui provoque les spectaculaires incendies de forêts interdites de ce fait au parcours des troupeaux. De plus, les quatre années antérieures ont été mauvaises. Par rapport à 187853, les effectifs des troupeaux en 1881 sont en nette régression : 202 687 chevaux, ânes et mulets au lieu de 224 531; 450 343 bovins au lieu de 470 962 ; 2 160 298 ovins au lieu de 2 846 647; seules, les chèvres sont en très légère augmentation : 1 343 762 au lieu de 1 305 184. Si nous comparons au cheptel de 1865, la diminution est encore plus sensible : les effectifs comptaient alors 309 463 chevaux, ânes et mulets, 406 457 bovins, 3 038 135 ovins et 1 419 326 53. Statistique générale de l’Algérie.
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chèvres. Ces remarques remettent à sa vraie place la hausse du cheptel de 1881-82 à 1885-86, période pendant laquelle les circonstances climatiques favorisent l’agriculture. L’année 1887 correspond à l’effectif maximum des troupeaux, par la suite ceux-ci diminuent très régulièrement. Si les circonstances climatiques étaient seules en cause, toutes les courbes devraient refléter les fluctuations et se ressembleraient entre elles ou reproduiraient les variations qui affectent les céréales. La courbe des ovins est dans l’ensemble parallèle à celles des céréales ; notons cependant le décalage d’un an de la première sur les secondes ; il est probable que les éleveurs ont vendu leurs troupeaux dans le courant de l’année suivant la mauvaise récolte afin de se nourrir : cette vente a lieu en hiver ou au printemps de l’année suivant la mauvaise récolte54; il est donc normal de constater un décalage d’un an d’une courbe à l’autre. La courbe des chevaux, ânes et mulets a en gros la même allure que celle des ovins. Mais les courbes des bovins et des caprins marquent le mieux la régression régulière à partir de 1887 qui s’explique par le manque de pâturages, plus que par les épizooties : certes les sauterelles ont ravagé le pays, mais ce manque de pâturages est, à notre sens, lié à l’application de la loi de 1887 qui transfère d’immenses surfaces au domaine de l’État, et réduit ainsi les traditionnels parcours des tribus. Une autre raison de cette régression des bovins a été fort bien vue par Van Vollenhoven55 ; elle vient de la fiscalité. En effet, lorsque le fellah paie la zekkat, il verse une somme relativement plus importante pour un bœuf que pour un mouton. Ainsi avec 900 ha (nous reprenons terme pour terme l’argumentation de Van Vollenhoven) un éleveur peut avoir dix bœufs ou soixante moutons ; au tarif de la zekkat, dix bœufs seront taxés pour 36,60 frs (centimes additionnels inclus) et soixante moutons pour 14,64 frs (cent. addit. inclus) : l’avantage en faveur des moutons est trop évident pour qu’il y ait lieu d’hésiter : il vaut mieux élever des moutons que des bœufs. Sans compter qu’avec le refoulement des fellahs vers des zones de hautes plaines et les régions substeppiques, l’élevage des moutons est mieux adapté que celui des bœufs56. Quant à la régression des chèvres, elle s’explique car celles-ci étaient surtout élevées en Kabylie, dans le voisinage des forêts. Puisque les forêts ont été interdites, il est normal que l’élevage diminue ; nous avons donc là un second indice de l’appauvrissement des fellahs.
54. L’Indépendant, 26 janvier 1900. 55. Essai sur le fellah algérien. 56. Voir aussi Exposé de la situation 1902, page 284 : « La diminution des troupeaux depuis 1889, alors que les récoltes ont été abondantes, ne peut s’expliquer que par les changements des conditions d’existence :
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Troisième indice : l’évolution des propriétés aux mains des européens et des arabes. En 1881-82, 30 988 européens détiennent 409 616 ha et 1 078 493 arabes 2 960 222 ha ; en 1900-1901, 34 102 européens possèdent 544 353 ha et 1 510 957 arabes 2 395 043 ha. Du point de vue global donc, l’opposition est fort nette entre les deux catégories de cultivateurs. Pour les uns l’augmentation par rapport à 1881-82 est de l’ordre de 32 % ; pour les autres, la réduction est de 20 %. La courbe indicielle par individu est tout aussi remarquable : pour les européens chaque individu voit son indice augmenter de vingt points sur cent 1881-82, pour les fellahs, l’indice individuel diminue de quarante-et-un points sur cent par rapport à 1881-82. Sans doute l’augmentation de la population arabe (+ 40 %) explique un tel abaissement de l’indice mais celle des européens est également notable (+ 10 %). Peutêtre devons-nous attribuer la pointe de l’année 1892-93 pour les fellahs au redressement de la situation agricole depuis 1890 ; c’est une hypothèse plausible ; mais de toute façon, le relèvement est éphémère : l’année suivante, la chute est brutale et s’inscrit dans la courbe régulière de la régression, alors que pour les européens, l’ascension individuelle se poursuit régulièrement. Cette ascension est d’autant plus évidente que, malgré les fléaux qui ravagent la viticulture algérienne, la courbe de production de vin est ascendante, et s’oppose à celles des céréales, cultivées par les fellahs. En fait, la situation des fellahs commence à préoccuper si sérieusement l’administration que le 28 juin 189857 le gouverneur général prend un arrêté pour instituer une « commission chargée d’examiner les mesures législatives à prendre en vue d’assurer la protection de la propriété indigène » ; et le gouverneur précise que l’attention du gouvernement a été attirée sur les « inconvénients pouvant résulter pour les indigènes, de la faculté qui leur est ouverte d’aliéner leurs terres, sans restriction, ni limites, au profit d’européens » : ceci était la conséquence des lois de 1873 et 1887. Ces préoccupations rejoignaient par ailleurs celles qui se sont faites jour à propos de la fiscalité et du crédit ; il était temps que des remèdes fussent proposés.
— constitution de la propriété individuelle dans le sud tellien, ce qui a diminué les parcours d’été d’une façon très sensible ; — mise en défense des forêts ; — augmentation des entraves mises au libre parcours. Et cette situation menace de s’aggraver chaque jour, car la colonisation amène forcément avec elle la constitution de la propriété et par cela même la suppression de la vaine pâture ». 57. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus.
CHAPITRE SIXIÈME
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Les remèdes
Pour remédier à la position critique des fellahs, lors des mauvaises récoltes, l’administration a recours à différentes formules complémentaires : d’abord, elle procède à des distributions de secours en argent ou en nature : c’est la charité sous la forme la plus élémentaire ; elle utilise les bras inoccupés par le biais des chantiers de charité qui ouvrent des pistes, remettent les routes en état ou plantent des arbres ; ensuite, elle décide des dégrèvements d’impôts plus ou moins importants. Enfin, elle avance des grains pour assurer les ensemencements à venir. Lors de la crise de 18871890, les trois formules ont joué simultanément et ont empêché la crise de tourner à la catastrophe. Mais ces remèdes ne sont que des palliatifs éphémères ; aucun d’eux n’essaie de s’attaquer aux causes profondes du mal. Est-ce à dire que l’opinion n’est pas informée des causes de l’appauvrissement des fellahs ? Les débats au Parlement, l’enquête sénatoriale de J. Ferry, les diminutions dans les recouvrements fiscaux, les réductions de troupeaux et les impossibilités de les reconstituer rapidement, les pétitions des fellahs, le nombre des vols et la pratique de la bechara montrent bien la gravité du problème. Cependant deux ou trois slogans permettent de l’éluder1 : — 1° Comme l’arabe est paresseux, il a beaucoup trop de terres ; celles qu’il cultive sont médiocrement cultivées, et, ces mêmes terres remises aux colons rendent beaucoup plus. — 2° Enlever des terres aux arabes, c’est en fait leur rendre service : d’une part, ils travaillent plus qu’auparavant, et d’autre part, les salaires qu’ils touchent ainsi sont supérieurs aux revenus qu’ils retiraient de leurs terres2. — 3° Les Français ne sont pas venus en Algérie pour faire de la philanthropie, mais pour coloniser, pour créer une deuxième France ; si l’on
1. L’Indépendant, 15 janvier 1900, 6 juillet 1881. 2. A. Glorieux, La colonisation française dans ses rapports avec les indigènes algériens, 2e congrès des agric. d’Algérie, cf. aussi L’Indépendant, 14 juin 1893 : « L’Indigène d’Algérie se trouve aujourd’hui dans un milieu meilleur qu’avant l’arrivée des Français [...] Le colon est le bienfaiteur de l’indigène qui le dira lui-même » ; et dans L’Indépendant du 15 janvier 1900 :
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veut le triomphe de la colonisation, il n’y a pas d’autre moyen que ceux que l’on critique3. Cependant, malgré ces positions vigoureusement affirmées, le problème demeure avec toutes ses implications : le crédit, les cultures ou les ressources complémentaires, les terres. Le crédit Théoriquement et officiellement, le gouvernement prend une décision importante pour les fellahs avec la loi du 15 avril 1893 instituant les Sociétés Indigènes de Prévoyance (S.I.P.)4. Ces sociétés ont pour but : « de venir en aide par des secours temporaires aux indigènes ouvriers agricoles, cultivateurs pauvres gravement atteints par les maladies ou les accidents, de permettre par des prêts annuels en nature ou en argent aux indigènes fellahs ou khammès, de maintenir et développer leurs cultures, d’améliorer et d’augmenter leur outillage et leurs troupeaux » (art. 1er). Les S.I.P. peuvent, en conséquence, contracter des assurances collectives contre l’incendie des récoltes, la grêle, les accidents ; elles peuvent aussi consentir jusqu’à concurrence du dixième de leurs fonds disponibles des prêts à d’autres S.I.P. Le législateur veut donc que les S.I.P. aident les fellahs, d’une part à se refaire en cas « d’accidents ou de maladies » ; d’autre part à maintenir et développer leurs ressources5. La loi est évidemment révolutionnaire, car elle ose enfin s’attaquer aux véritables causes des maux qui accablent le fellah. Notons cependant que la loi ne prévoit aucune mesure exceptionnelle en cas de crise. Pratiquement, la loi du 14 avril 1893 ne fait qu’entériner l’existence d’une institution déjà vieille de plusieurs années. En fait, les S.I.P. veulent ressusciter les traditionnels silos de réserve qui existaient autrefois dans les tribus6. Mais les S.I.P. apparaissent avant même que le Parlement leur ait donné un statut légal. Dans son rapport, Bourlier décrit longuement l’organisation des S.I.P. dans l’Oranais et dans l’Algérois entre 1871 et 1880. Dans le « Le colon ne spolie pas l’arabe, mais la plupart du temps, il l’oblige à travailler pour son plus grand bien. » 3. Cf. brochure de M. Vivarez, cons. général, Transmutations ethniques, Alger, 1891. 4. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ; sur les S.I.P. voir R. Parant, La société indigène de prévoyance d’Algérie, Alger, 1942 ; de Peyre, Les sociétés indigènes de prévoyance, de secours et de prêts mutuels des communes de l’Algérie, Alger, 1900. Beaugency 1899, E. Philippar, Contribution ... déjà cité ; Van Vollenhoven, op. cit. ; E. Maissiat, op. cit. ; Pouyanne, La propriété foncière, etc. 5. Cf. rapport Bourlier in Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date du 14 avril 1893 : « Le prêt, essentiellement agricole, que dispensent les sociétés, doit être mis entre les mains du cultivateur afin d’assurer son existence et d’accroître son bien-être ». 6. L’idée de ressusciter les silos revient à Lapasset en 1847 et à Liébert en 1868 ; cf. aussi les reflexions de Vital dans sa correspondance avec Urbain (lettre de mars 1868).
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Constantinois, nous ne constatons leur existence qu’à partir de 1886. Ici comme ailleurs, l’organisation est semblable : une S.I.P. par commune avec autant de sections qu’il y a de douars. Font partie de la S.I.P. tous les fellahs ayant leur domicile réel dans la commune et qui veulent faire partie de la S.I.P. À la tête de la S.I.P., se trouve un président, habituellement l’administrateur de la commune mixte, nommé par le préfet, assisté d’un trésorier (le receveur des contributions), d’un secrétaire et des membres indigènes représentant les différents douars ou sections de la S.I.P. Si le conseil d’administration est l’organisme de gestion central pour la commune mixte, dans le douar, des conseils locaux (djemâ‘as) « ont la surveillance et la responsabilité des silos et tiennent la comptabilité »7. En pratique, ces conseils locaux sont les rouages les plus actifs des S.I.P., car eux seuls connaissent les besoins de chacun des membres et c’est par eux que passent les demandes de secours ou de prêts. Les S.I.P. sont alimentées par des cotisations versées par les membres ; ces cotisations peuvent être en nature ou en argent, si le sociétaire préfère cette dernière forme. Grâce à ces cotisations, la S.I.P. peut consentir des prêts à ses sociétaires ; l’intérêt oscille autour de 5 %8 : les prêts sont accordés en fonction de la « surface » offerte par le patrimoine de l’emprunteur9. À part le trésorier et le secrétaire du conseil d’administration ou de djemâ‘as qui perçoivent des indemnités, toutes les fonctions sont gratuites (art. 3). Comme on le voit, l’institution répond en théorie parfaitement aux besoins des fellahs : les prêts en nature et en argent ne portent qu’un faible intérêt et doivent permettre de combattre efficacement l’usure. Dans la pratique, l’institution ne répondit pas à tous les espoirs que l’on avait placés en elle. L’examen des courbes des cotisants et des actifs est intéressant10 : Nombre des sociétaires 1886 : 11 662 1887 : 53 216 1888 : 58 289 1889 : 58 576 1890 : 74 180 1891 : 95 146 1892 : 111 929 1893 : 112 235 1894 : 109 550
Actifs au 31 décembre 409 528 827 392 997 727 1 157 079 1 483 133 1 544 599 1 841 874 1 935 467 2 153 452
7. Rapport Bourlier déjà cité. 8. Pouyanne. op. cit. 9. Parant, op. cit., page 54. 10. De Peyre, op. cit. Jusqu’en 1894, l’actif est arrêté au 30 septembre de l’année suivante. Il est impossible d’autre part d’avoir un bilan détaillé (recettes et dépenses) des S.I.P. depuis 1886, nous n’avons seulement que quelques années.
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Jusqu’en septembre 1895 : 1895-6 : 1896-7 : 1897-8 : 1898-9 : 1899-1900 :
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116 229 120 336 115 073 119 428 122 159 128 704
2 216 037 2 531 327 2 758 015 3 106 214 3 466 952 3 780 843
La progression est très nette sur les deux courbes. Régulière pour l’actif, l’ascension est moins rapide que pour le nombre de sociétaires. Par contre, la courbe des sociétaires présente trois phases d’ascension coupées de deux paliers : la première phase : 1886-87; la seconde : 1889-92 ; la troisième moins nette que les précédentes, de 1896-97 à 1900. Le rythme même de cette progression ressemble à celui de la production des céréales : les paliers correspondent aux mauvaises années. Par contre, l’ascension régulière de l’actif semble défier les crises : qu’est-ce à dire, sinon que la gestion des S.I.P. a visé à être saine du point de vue financier, mais cette santé qui peut satisfaire les inspecteurs de finances va à l’encontre même du but projeté. Une seconde remarque permet d’apprécier l’action des S.I.P. : à la fin de la période qui nous intéresse, le nombre des cotisants est de 128 704. Or, le recensement de 1900-1901 pour le département de Constantine11 donne comme population agricole arabe 1 510 957 personnes, dont 810 302 propriétaires, 50 344 fermiers, 480 348 khammès et 169 963 ouvriers. Si les cotisants aux S.I.P. sont les chefs de famille, le nombre de personnes affiliées sera évidemment plus nombreux ; nous pouvons admettre qu’il faut multiplier le nombre des cotisants par 412 ; cela ferait donc 128 704 x 4 = 514 816 personnes, soit le tiers de la population rurale. Deux tiers échappent donc complètement à l’action des S.I.P. et restent soumis aux terribles lois de l’usure et à la toute puissance des phénomènes climatiques, économiques et humains. C’est tellement vrai que le conseil général de Constantine émet le 20 avril 189813 un vœu pour que l’administration supérieure encourage « parmi les agglomérations indigènes, la création des sociétés de prévoyance et de secours mutuels », afin que « les cultivateurs algériens et principalement les indigènes échappent aux accidents périodiques fréquents provoqués par leurs habitudes séculaires de monoculture ». L’examen de quelques bilans détaillés nous fait mieux comprendre encore l’activité et l’efficacité des S.I.P. Ces bilans datent des dernières années de 11. Statistique générale de l’Algérie. 12. Dans la monographie détaillée de Jemmapes par Lovichi (Arch. dép. de Constantine, 1906), nous constatons que sur une population de 30 021 arabes, il y a 7 150 hommes de plus de vingt ans soit une proportion de 23,8 %. 13. Arch. dép. de Constantine, Série H, Sociétés de Prévoyance, 1890-1917.
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notre période, à un moment donc où le stade de l’expérimentation est dépassé depuis longtemps. Dans la commune mixte d’Akbou14 9 684 fellahs cotisent à la S.I.P. alors que la population est de 64 564 personnes. En multipliant par quatre le nombre de sociétaires, comme nous l’avons fait précédemment pour avoir le nombre total de personnes couvertes par la S.I.P., cela nous donne 38 736 personnes, soit donc 59 % de la population de la commune mixte. L’avoir de la S.I.P. se monte à 78 947,86 frs, ses prêts à 24 164 frs, soit donc une moyenne de 2,44 frs par sociétaire. Il reste en caisse au 31 décembre 1899, 54 783,86 frs plus 9 673 frs de cotisations, (reste à recouvrer 56 frs) : total, 64 456,86 frs. La réserve de la S.I.P. est donc très importante, trop importante même par rapport au montant des prêts consentis. Autre exemple, celui de Taher15. La S.I.P. compte 5 170 sociétaires (population de 35 731 personnes), soit donc 57 % de la population (en suivant toujours évidemment notre manière de procéder). Montant des prêts pour 1899, 37 585 frs, soit donc 7,26 frs par sociétaire. La caisse possède 45 688,68 frs. La proportion est bien moins importante que pour Akbou, mais là encore, l’avoir en caisse est de loin supérieur au montant des prêts consentis. Pour l’ensemble du département, nous retrouvons les mêmes caractères16. En effet, au 31 décembre 1894, les S.I.P. groupent 109 550 sociétaires. Le montant des prêts se décompose de la manière suivante : — Prêts de grains — Prêts en argent soit donc par sociétaire, 7,14 frs.
187 152,75 frs 596 063,89 frs 783 216,64 frs
Les réserves en caisse se montent par contre à : — Grains — Argent
158 156,75 fr, 1 173 883,37 frs 1 332 040,12 frs
Ajoutons les cotisations restant encore à recouvrer : 38 196,19, cela fait en tout : 1 370 237,31 frs. Sautons quelques années pour arriver au 30 septembre 1899. Nos résultats seront du même ordre. Nombre de sociétaires : 122 159. — Prêts de grains — Prêts en argent soit donc par sociétaire 9,90 frs. — Réserves en grains — Réserves en argent
1 979,39 frs 1 208 077,89 frs 1 210 057,28 frs 147 798,87 frs 2 030 253,58 frs
14. Arch. dép. de Constantine. Série B I, liasse 8 bis, dossier N° 5, rapport du 31 décembre 1899. 15. Id., rapport du 31 décembre 1899. 16. Conseil supérieur de gouvernement, Exposé de la situation 1895 et années suivantes.
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— Cotisations à devoir Total
78 842,63 frs 2 256 895,08 frs.
Les années intermédiaires sont tout aussi significatives : — Prêts en grains — Prêts en argent Total En caisse : En grains Argent Cotisations Total
30-9-1895 59 919 616 411 676 330
30-9-1896 36 292 837 146 873 438
30-9-1897 96 821 912 416 1 009 237
30-9-1898 38 857 1 106 331 1 145 188
145 008 1 298 529 96 158 1 539 705
160 754 1 408 636 88 497 1 657 887
111 165 1 549 798 87 183 1 748 146
147 264 1 615 128 198 632 1 961 024
L’importance des réserves dépasse largement le montant des prêts accordés aux sociétaires. Mais le détail des bilans est intéressant également par d’autres aspects ; laissons l’année 1895 qui marque la transition d’un système de comptage (année civile) à un autre (année récolte). De 1894 à 1900, les S.I.P. semblent avoir perçu de moins en moins de grains : en effet, leur montant s’élève à 345 309,50 frs au 31 décembre 1894 ; (204 927,66 frs au 30 septembre 1895) ; 197 047,13 frs au 30 septembre 1896 ; 207 986,67 frs au 30 septembre 1897 ; 186 121,87 frs au 30 septembre 1898 ; 149 778,26 frs au 30 septembre 1899. Comme les prix des grains n’évoluent pas dans la même proportion, les chiffres indiquent que les caisses des S.I.P. sont alimentées de moins en moins par les grains et de plus en plus par l’argent. La progression des capitaux est de ce point de vue très claire de 1894 à 1900 : — 1 769 947 frs au 31 décembre 1894 ; — 1 914 950 frs au 30 septembre 1895 (pour neuf mois) ; — 2 245 782 frs au 30 septembre 1896 ; — 2 462 214 frs au 30 septembre 1897 ; — 2 721 460 frs au 30 septembre 1898 ; — 3 238 331 frs au 30 septembre 1899.
Les S.I.P. perdent donc de plus en plus l’orientation première, c’est-à-dire la reconstitution des silos de réserve, et tendent de plus en plus à n’être plus que des comptoirs d’escompte pour fellahs17. Mais leurs opérations n’ont pas l’ampleur des véritables comptoirs d’escompte qui pour la seule année 17. Arch. dép. de Constantine, Série H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, dép. du gouv. gén. au préfet, du 7 mai 1897 : le gouverneur déplore que les S.I.P. se transforment en simples caisses ou comptoirs n’opérant plus que sur des valeurs en numéraire.
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1898 escomptent pour 21 334 191 frs18. Et malgré les S.I.P., l’usure continue ses ravages. Nous avons déjà évoqué les rapports des administrateurs des communesmixtes de la Meskiana (2 février 1894)19, de Morsott, de l’Aurès, du président de la chambre de commerce de Constantine, tous de 1894. Tous déplorent l’importance de l’usure qui permet à certains prêteurs d’être les propriétaires d’un seul village. L’administrateur de l’Aurès demande avec raison la création d’établissements de crédit ou de S.I.P. qui permettraient aux fellahs de se « procurer à un taux très faible l’argent qui leur manque toujours à des époques périodiques de l’année pour faire face aux divers travaux agricoles ». Mais plus grave que l’absence de S.I.P. est le détournement de leur action bienfaisante. En effet, lorsque le fellah demande un prêt à la S.I.P., sa demande passe par un certain nombre d’intermédiaires : secrétaires des djemâ‘as qui rédigent la demande, adjoints indigènes qui transmettent au conseil, etc. Le résultat est que le taux de 5 % officiellement pratiqué est ainsi largement dépassé ; selon Pouyanne, il atteint 21 %20. Ce n’est pas tout. « Si le demandeur est l’ami ou l’ennemi du caïd, la demande est transmise avec avis favorable ou défavorable », déclarent les rapports transmis au parquet d’Alger21. « Il arrive ainsi que des sociétaires réellement nécessiteux ne sont pas ou insuffisamment secourus, alors que d’autres obtiennent des avances importantes dont ils n’ont nullement besoin et qui leur servent à faire le commerce ou l’usure ». L’administrateur-président de la S.I.P., ne peut pas contrôler les malversations de ses adjoints arabes, et la S.I.P. au lieu de soulager les humbles les appauvrit. Il arrive cependant que les excès soient si importants qu’ils provoquent des plaintes devant les délégations financières ; ainsi le 8 novembre 1899, un délégué kabyle22 déplore que « généralement les gens riches bénéficient des prêts consentis par les S.I.P. » 18. N’oublions pas que le resserrement du crédit décidé par la Banque de l’Algérie, à la fin du siècle, se répercute sur les comptoirs d’escompte qui sont plus regardants que dans les années antérieures, ce qui provoque d’ailleurs des récriminations des colons. 19. F 80, 1762 ; cf. aussi E. Philippar, op. cit., rapport sur l’exercice 1897-98, département de Constantine, page 237, qui signale des prêts à 200 % à Oum-el-Bouaghi, 50 et 100 % à Souk Ahras ; cf. aussi rapport Febvrel sur Taher, déjà cité : « La S.I.P. fonctionne ; malheureusement, ces caisses de prévoyance n’exercent pas une influence appréciable sur l’économie de la région » ; cf. aussi Enquête sur la propriété indigène, Alger 1904, L’Indépendant du 16 juin 1898, Dél. Financ. 1899, page 795 : les délégués kabyles signalent que le taux de l’argent varie suivant les localités de 24 à 48 % et même à 120 % (0,50 pour 5 frs et par mois). 20. La propriété foncière, op. cit., du même, La question agraire. 21. Cité par Pouyanne. 22. Arch. dép. de Constantine, série H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, dép. du gouv. gén. au préfet de Constantine, 23 juillet 1900 ; dans le même sens, rapport Febvrel sur le canton de Taher : « Les prêts sont seulement consentis aux riches ; les pauvres journaliers passent toujours par les mains des usuriers. »
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Enfin, les fellahs voudraient que les S.I.P. élargissent leur action en prêtant des instruments aratoires perfectionnés aux pauvres cultivateurs incapables d’en acheter (ex. : charrues, herses, etc.)23 : mais les administrateurs des S.I.P. répondent à juste titre qu’en achetant des instruments pour les prêter aux fellahs qui le voudraient, on immobiliserait des sommes importantes et les instruments inutilisés risqueraient de se détériorer avec le temps. Ce serait donc une perte sèche pour les S.I.P. qui ont encore trop de tâches à accomplir. Par contre les S.I.P. veulent bien consentir des prêts d’argent pour que les fellahs perfectionnent leur matériel agricole. Ainsi, si les S.I.P. ont apporté des améliorations très réelles sur certains points, elles n’ont pas cependant provoqué cette régression totale de l’usure qu’elles cherchaient à obtenir. Demi succès, mais aussi demi échec, que l’administration veut effacer en proposant en 1898 une nouvelle loi sur le crédit. Avant la loi proprement dite, le gouvernement prend un décret le 29 janvier 1898, modifiant la loi du 27 août 188124 : le décret du 29 janvier règle le taux conventionnel de l’argent et décide que ce taux ne saurait dépasser 10 % en matière civile (art. 1er) ; par contre, en matière commerciale, la liberté antérieure reste maintenue. Quelques semaines plus tard, le 13 avril 1898, à propos de la loi fixant le budget général des dépenses et recettes pour l’exercice 1898, le Parlement aligne l’Algérie sur la France en matière d’usure ; l’ordonnance de 1835 est abrogée dans son article premier : les nouveaux taux d’intérêt sont ainsi fixés : — intérêt conventionnel maximum de 8 % en matière civile et commerciale ; — intérêt légal maximum de 5 % (au lieu de 6 %) en matière civile et commerciale. Cette nouvelle mesure législative impliquait que l’Algérie eût des capitaux abondants. Il n’en était rien, et comme le fit remarquer à l’époque, un juriste25 la loi de 1898 est le type de la loi inutile. Car, si les capitaux sont abondants, le taux de l’intérêt baisse automatiquement ; si les capitaux sont rares, la nouvelle loi les rendra plus rares, car les taux fixés sont trop bas. Cette disparition favorise leur circulation clandestine et un large dépassement des taux autorisés par la loi. La loi de 1898, loin de réprimer l’usure ne peut donc que la relancer encore plus vigoureusement, et les fellahs peuvent en pâtir. Là encore, les résultats risquent de ne pas être à la mesure des intentions administratives. 23. Arch. dép. de Constantine, Série H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, du gouv. gén. au préfet de Constantine, 23 juillet 1900. 24. À ce sujet voir les réserves de Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III, page 418, note 9. 25. M. Colin, Quelques questions algériennes, Paris, 1899.
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Enfin l’administration cherche également à provoquer des transformations dans les techniques traditionnelles, en particulier dans l’élevage. Dans ce but, elle met sur pied des « bergeries ». Nous avons vu que la régression de l’élevage était menaçante pour l’agriculture constantinoise. Il fallait donc remonter le courant ; les « bergeries » devaient très précisément permettre : — 1° la sélection des espèces ; — 2° la diffusion de bonnes techniques d’élevage : soins à donner aux animaux, constructions d’abris, etc. En 1890, le conseil général du département émet le vœu d’améliorer au maximum la race ovine par croisement avec des mérinos, et vote des subventions pour créer des essais de bergeries26. L’initiative de l’assemblée départementale est approuvée à l’échelon local, car on espère avoir ainsi une source de revenus importante ; de plus, l’élevage des moutons fera diminuer « dans de notables proportions le nombre de chèvres qui constituent un danger permanent pour les forêts ». Si le principe de création est lui-même très apprécié par tous, la création elle-même n’est guère générale : les municipalités manquent tantôt de fonds27, tantôt de pâturages28, et les bergeries les plus importantes sont installées dans le Hodna (à M’Sila), en Kabylie (à Taourirt Ighil), sur les hautes plaines (dans la commune mixte des Rirhas, à Aïn Oulmen, et dans la commune mixte de Châteaudun, à Moudjebeur). Au début, ces bergeries paraissent pleines de promesses : ainsi celle d’Aïn Oulmen, créée en 1890 est accueillie avec une faveur très marquée par tous les éleveurs européens et indigènes des hautes plaines29. Des croisements entre les mérinos et les races indigènes ont lieu et se révèlent très judicieux. Les béliers sélectionnés de la bergerie ont été prêtés pour les saillies à de nombreux éleveurs européens et indigènes. En été, les bêtes vivent en plein air, en hiver, elles sont abritées dans des gourbis. Le troupeau de la bergerie se monte en 1892 à 31 béliers dont 10 nés à la bergerie, 43 brebis, 23 agneaux, 18 agnelles. Le succès s’explique surtout parce que les bêtes sélectionnées appartiennent à l’espèce Crau, endurante et bien adaptée alors que l’espèce Rambouillet, plus fragile n’a pas résisté aux rudes conditions de l’hiver sétifien ou constantinois. Le succès des bergeries, net pour la bergerie des Rirhas n’est pas constant. Tantôt des béliers disparaissent, lorsqu’ils sont confiés aux éleveurs ; ils peuvent être volés30 certes, mais ils 26. Arch. dép. de Constantine, H, Industrie pastorale, délibération de la commission municipale de la Soummam, 5 novembre 1890. 27. Id., délibération de la commission municipale d’Oued Zenati, 29 mai 1891. 28. Id., délibération du conseil municipal de Strasbourg, 5 mai 1891. 29. Id., rapport vétérinaire au préfet, 20 mai 1892. 30. Id., sous-préfet de Sétif à préfet, 31 décembre 1892.
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sont aussi sacrifiés la veille de l’Aïd-el-Kebir31. Ailleurs à Taourirt Ighil, les béliers et brebis affectés à la production sont utilisés trop jeunes (7 mois au lieu de 15)32; à Moudjebeur, la création de la bergerie coïncide avec une épidémie de bronchite vermineuse qui décime les troupeaux33 : on compte de 40 à 75 % de pertes sur les effectifs du cheptel ovin. De plus les mérinos ont de la peine à s’acclimater à Moudjebeur34 : assurément, les produits qui résistent sont intéressants, car ils allient la rusticité des espèces indigènes aux qualités des mérinos (poids plus lourd, laine plus belle). Mais la bergerie semble mal partie ; de fait, en août 1896 la bergerie de Moudjebeur disparaît, ses bêtes sont réparties entre les bergeries communales et éventuellement les comices agricoles35. Nous retrouvons un exemple analogue à Moudjebeur, dans la commune mixte d’Oum-el-Bouaghi36 ; ici, les conditions d’hygiène et d’incurie inquiètent le vétérinaire : la couche de fumier et de crottin est assez épaisse, en certains endroits, elle est même compacte ; trois quarts des bêtes, surtout les brebis, sont atteintes par la gale sarcoptique. Enfin, une seule noria des deux destinées à fournir de l’eau à la bergerie fonctionne. Le succès d’Aïn Oulmen pouvait-il engendrer des transformations profondes dans l’élevage indigène ? En 1893, alors que le troupeau de la bergerie est en plein développement37, le nombre de saillies a dépassé 500 ; et il y a au mois d’août 144 béliers et brebis reproducteurs. À la même époque, le cheptel ovin constantinois indigène dépasse 3 millions de têtes (3 803 077 pour la campagne 1892-93 ; 3 127 150 pour celle de 1893-94). La confrontation des chiffres révèle l’importance minime des bergeries dans la vie des éleveurs arabes. Au total, si la bergerie d’Aïn Oulmen est un succès, ailleurs l’échec est patent. Et la chambre d’agriculture de Constantine, demande en 190238 la liquidation des bergeries gouvernementales et communales, car elles sont trop chères, et leurs résultats sont le plus souvent négatifs. Les éleveurs arabes continueront donc d’être livrés à cet ensemble de phénomènes qui fait singulièrement régresser les troupeaux de 1880 à 1900 : circonstances climatiques, crises économiques, et surtout diminution des terrains de 31. Id., administrateur C.M. Rira à sous-préfet de Sétif, 11 juillet 1894. 32. Id., rapport vétérinaire à préfet, 20 mai 1892. 33. Id., rapport du 5 octobre 1892 ; cf. L’Indépendant, 6 janvier 1893. 34. Id., administrateur C.M. Châteaudun à préfet, 3 avril 1894. 35. Id., dép. gouv. général à préfet, 20 mars 1896, et rapport du 28 décembre 1897. 36. Id., rapport vétérinaire, 10 avril 1902. 37. Arch. dép. de Constantine, H, Ind. Pastorale, rapport présenté devant le conseil général en octobre 1894 : on parle de construire une nouvelle bergerie plus vaste que la précédente. 38. Chambre d’agriculture de Constantine, délibérations et P.V., 15 novembre 1902.
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parcours. De plus en plus, le fellah lance ses bêtes vers les régions moins arrosées, ou plus escarpées en montagne, de plus en plus, il défriche les terrains en pente afin de maintenir au maximum ses surfaces de culture39. Malgré les efforts de l’administration, les vrais problèmes demeurent et d’abord celui de la terre qui commande tous les autres. C’est bien d’ailleurs l’opinion du gouverneur général qui fait modifier la loi de 1887 et fait voter en 1897 une nouvelle loi foncière.
39. Cf. L. Masqueray, Journal des Débats, 26 août 1892 cité par L. Vignon, La France en Algérie, page 395 : « En Kabylie, la bonne terre d’en bas appartient aux colons, aux usuriers et à quelques rares indigènes ; la forêt d’en haut appartient à l’État. Entre les deux subsistent les plus misérables des hommes. Leurs champs hérissés de pierres, de jujubes épineux et de lentisques ronds aux dures racines portent des épis rares et à demi vides. Leurs vergers sont des amas de cactus, leurs demeures sont des huttes de branchages, pareilles à des barques renvervées et moins bien faites que celles des nègres. Quand un voyageur en approche, des chiens hargneux s’en élancent toutes dents dehors ; des enfants et des femmes en guenilles y rentrent comme des lézards. Les mâles couchés à terre se lèvent lentement, jaunis par la fièvre, humbles et défiants ; à travers nos trois provinces une lisière de pauvres hères s’étend ainsi qui n’ont vraiment plus ni foi, ni patrie et forment, quelques noms divers qu’on leur conserve, une sorte de confédération nouvelle, la confédération des meurt-de-faim. »
Livre cinquième La fin d’un monde (1901-1919)
CHAPITRE PREMIER
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La question foncière (1901-1919)
La loi de 1887 modifiant la loi de 1873 suscitait de très nombreuses critiques, non seulement de la population arabe mais aussi de la part du Parlement. La Commission sénatoriale de J. Ferry qui avait visité l’Algérie en 1892 avait reçu diverses réclamations au sujet des lois foncières, et il était de plus en plus clair que malgré les modifications intervenues en 1887, il fallait remettre sur le chantier les lois foncières algériennes. On cherchait encore le moyen de satisfaire les revendications des colons, – faire entrer le maximum de terres arabes dans le circuit commercial au profit de la colonisation –, et celui de protéger au maximum les fellahs contre leur « imprévoyance et leur imprudence », c’est-à-dire limiter au minimum les expropriations abusives et les licitations. Nous avons déjà noté combien la loi de 1887 avait été profitable au Domaine de l’État et l’importance des superficies enlevées aux tribus et aux douars constantinois. Ce transfert de terres, les licitations, la diminution sensible des parcours, les ventes consécutives aux rahnias ou tsenias, étaient pour de nombreux esprits1 responsables de l’insécurité. Le Parlement avait connu des polémiques très vigoureuses ; l’opinion métropolitaine2 avait réagi ; une loi foncière nouvelle s’imposait. Le Parlement discuta longtemps pour la mettre au point ; la loi vint au jour le 16 février 18973. Le souci du législateur en cette occasion fut multiple. Il s’agissait d’abord de confirmer et d’élargir la francisation des terres appartenant aux arabes : « élargir la possibilité d’obtenir le titre français de propriété pour les terres indigènes tout en écartant les inconvénients qu’ont paru présenter les lois de 1873 et 1887 » déclare le rapporteur de la loi Pourquery de Boisserin4. Dans ce but, la loi facilite les enquêtes partielles (art. 4 et art 1er) en permettant aux particuliers « propriétaires ou acquéreurs » de prendre l’initiative des procédures 1. Cf. Larcher, art. sur l’insécurité (in Bull. Réun. Et. Alg., nov.-déc. 1901), ce que J. Ferry appelait la « piraterie agricole ». 2. Sur ces questions voir rapports budgétaires de Burdeau, Jonnart, Pourquery de Boisserin, etc., cf. aussi Leroy-Beaulieu, L’Algérie et la Tunisie, Paris, 1897 ; L. Vignon, op. cit. 3. Sur la loi, cf. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée ci-dessus, Larcher et Rectenwald, op. cit., Pouyanne, op. cit., etc. 4. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date du 16 février 1897.
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organisées par la loi afin d’obtenir la délivrance des titres de propriété. Le rapporteur souligne bien dans son rapport5 que « tout indigène, – qu’il veuille vendre [...] contracter un emprunt [...] ou même simplement posséder un terrain avec les garanties qu’offre le titre français –, pourra obtenir après enquête, la délivrance d’un titre constatant son droit de propriété, en arch aussi bien qu’en melk ». De ces indications, doit-on conclure que la loi de 1897 aggrave les maux engendrés par les lois de 1873 et 1887 ? Nullement, car, et c’est là l’originalité de cette nouvelle mesure législative, le législateur prend toute une série de précautions destinées à empêcher le scandale des licitations ruineuses ou des ventes engendrées par les rahnias, tsenias, etc. D’abord, lorsque le partage ou la licitation d’un immeuble rural, dont la moitié au moins appartient à des indigènes musulmans sera demandé soit par un copropriétaire, soit par le tuteur, curateur ou créancier de l’un des copropriétaires, le tribunal attribuera, si faire se peut, en nature, « au demandeur une part de l’immeuble représentant ses droits ». « Si l’immeuble n’est pas commodément partageable, l’article 827 du code civil ne sera pas applicable » (art. 18) : cet article est donc un très net coup d’arrêt à l’évolution amorcée par les lois de 1873 et 1887. Il reconnaît implicitement l’originalité de la situation économique et juridique des fellahs par rapport au droit français6. Ainsi le droit de chefâ‘a7 est consolidé par le maintien du titre premier de la loi de 1873. De plus, en terre arch, l’homologation du plan parcellaire dressé par l’administration aura lieu par arrêté du gouverneur général pris en conseil de gouvernement (art. 13)8. Les différences entre les lois de 1873, 1887 et celle de 1897 sont très nettes : — le système des enquêtes générales prévu par la loi de 1873 est abrogé ; — l’arch et le melk sont nettement différenciés, et leur spécificité par rapport au droit français n’est plus niée par la loi comme en 1873 ; — bien entendu, la limitation des licitations accentue encore l’originalité de la loi de 18979. 5. Ibid.. 6. La lecture du rapport de Pourquery de Boisserin confirme d’ailleurs que le législateur reconnaît cette originalité juridique, économique et sociale. 7. Rappelons que le droit de chefâ‘a est le droit pour les co-propriétaires de se porter acquéreurs de la part vendue par l’un d’entre eux en indemnisant ce dernier ; la chefâ‘a écarte ainsi les étrangers à la tribu ou au douar. 8. Comme le fait justement remarquer Larcher dans son Traité de législation algérienne, T. III, page 112 et sq, le législateur parle du plan parcellaire mais non de l’enquête ; faut-il admettre que l’homologation du plan entraîne implicitement celle de l’enquête ? 9. Nous ne mentionnons que pour mémoire, le très important éclaircissement juridique apporté par la loi de 1897, en matière de purge et d’établissement des titres de propriété ; sur cette question, voir les très remarquables et pertinents développements de Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III, page 112 et sq.
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Cette volonté de sauvegarder les bases économiques de la société rurale arabe était, à la réflexion, en contradiction avec le désir de pousser au maximum la francisation des terres. Cette contradiction était d’autant plus forte que le législateur reconnaissait totalement, – au moins dans le rapport de Pourquery de Boisserin –, la différence entre l’arch et le melk, et la propriété française, qu’il consolidait d’autre part les obstacles s’opposant au transfert des terres arabes entre des mains non arabes, en reconnaissant particulièrement le droit de chefâ‘a. En réalité, le législateur ne semblait pas pousser jusqu’au bout les conséquences de la loi qu’il rédigeait et votait. Comme le dit Pourquery de Boisserin à la fin de son rapport : « la proposition de loi adoptée par le Sénat fait disparaître les inconvénients que les lois des 26 juillet 1873 et 28 avril 1887 présentaient en raison de la trop grande extension des opérations qu’elles ont prescrites ». « Elle assure la purge complète des immeubles qui seront désormais soumis aux enquêtes et régularise à ce point de vue la situation des propriétaires des immeubles antérieurement enquêtés ». « Elle étend aux indigènes la faculté d’obtenir cette purge et le titre français dans les mêmes conditions que les européens, elle met, enfin, un terme aux abus qui avaient été constatés dans les licitations ». Pourquery de Boisserin termine en soulignant que le vote de la loi est attendu avec « impatience » pour satisfaire de très nombreux intérêts, aussi bien chez les colons européens que chez les indigènes d’Algérie. Autant dire que cette loi, dans l’esprit de ses auteurs, devait contenter à la fois les colons et les fellahs. Comment fut-elle accueillie ? Il semble bien que les colons aient été fort satisfaits des nouvelles dispositions législatives10. Dans la région de Sétif, de nombreux colons et propriétaires, demandent l’avis des officiers ministériels et des notaires, et profitent de la loi pour acquérir des « superficies assez considérables en terre arch »11. Pendant l’hiver 1897-98, les fellahs qui manquent de moyens pour subsister jusqu’à la récolte prochaine, consentent des promesses de vente aux européens qui leur prêtent de l’argent12. Mais le 7 mars 1898, le gouverneur général publie une instruction13 d’application, et le 26 avril 189814, il envoie une dépêche au procureur général au sujet de la loi de 1897. Les deux documents se complètent en se précisant et apportent de sensibles modifications à la loi. L’instruction dans son chapitre premier déclare au sujet des terres arch 10. L’Indépendant, 15 février 1900, parle des « bons effets de la loi de 1897 » ; c’est la même formule que reprend le Conseil général le 27 avril 1900 (cf. Conseil général, 1900). 11. Délég. fin., 1898, page 192. 12. Délég. fin., 1899, page 285. 13. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée. 14. Ibid.
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qu’« elles ne peuvent donner lieu à une enquête partielle ouverte sur la demande d’un seul usufruitier par indivis et que pour que la requête soit recevable, il faut le consentement de tous ». Cette conclusion semble surtout s’imposer au point de vue de la levée de l’interdiction d’aliéner, qui constitue dans beaucoup de cas une « sauvegarde pour les indigènes ». Quelques lignes plus loin, le gouverneur écrit : « La requête en délivrance de titre ne pourra jamais émaner valablement d’un acquéreur. » Dans sa dépêche au procureur général, le gouverneur général revient sur le principe de l’inaliénabilité des terres arch, a fortiori, sur l’impossibilité de promettre la vente de ces terrains, avant l’homologation par le gouverneur des plans parcellaires levés sur demande d’enquête des occupants de l’arch, TOUS consentants. Ces deux documents ajoutent au texte même de la loi : puisque l’article 4 prévoit que « les propriétaires comme les acquéreurs, sans distinction de nationalité ni d’origine, pourront toujours prendre l’initiative des procédures organisées par la présente loi, afin d’obtenir la délivrance des titres de propriété ci-dessus indiqués ». L’instruction et la dépêche cherchent à sauvegarder la société arabe en terre arch, mais du seul point de vue juridique, l’initiative gubernatoriale est exorbitante ; sur le plan pratique, les interprétations du gouverneur vont évidemment à l’encontre des ambitions de la colonisation. Les réactions des colons sont à cet égard très vigoureuses. Dans la presse comme dans les sociétés agricoles, aux conseils généraux comme aux délégations financières, les critiques sont vives. L’Indépendant s’élève le 15 janvier 1900 contre « la circulaire de mars 98 qui détruit les bons effets de la loi de 1897 », et reprend le thème que nous connaissons pour l’avoir rencontré, de la propriété individuelle qui seule permet aux fellahs d’emprunter à faible taux. Quelques semaines plus tard, le même journal revient sur la question et voudrait voir étendre et non restreindre l’application de la loi de 1897, pour que « l’indigène puisse, lorsqu’il le désire et sans être obligé d’aliéner sa terre, changer son droit de possession en un droit de propriété privatif ». Pour détruire l’argumentation gubernatoriale, le comice agricole de Sétif 15 invoque d’une part la loi de 1887, d’autre part la loi de 1897, dans son article 4, et dans son article premier (paragraphe 3)16. Aux délégations financières, les premières réactions devant l’initiative gubernatoriale sont aussi nettes : la délégation des colons déclare que la loi de 1897 n’est en réalité qu’un « pas en arrière et le retour à la législation prohibitive du 16 juin 1851 »17. Au conseil général, les 15. Bull. Société Agric. de Constantine, 1er mai 1899. 16. Article I, par. 3 : « Il pourra être procédé aux opérations d’acquisition ou d’échange de plusieurs parcelles, soit par l’État, soit par les particuliers, conformément à la procédure d’enquête partielle prévue par la présente loi ». 17. Dél. Fin. 1898, page 192.
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opinions sont encore plus brutales18. Prenant prétexte de l’enquête sur la propriété indigène, ordonnée par le gouverneur général en juin 189819, le conseil s’étonne qu’on veuille protéger la propriété indigène et non la colonisation. Comme la circulaire de mars 1898 annule « les bons effets » de la loi de l897, il importe de la rectifier afin que l’on n’ait pas le « spectacle navrant [...] d’immenses étendues d’excellentes terres vouées au parcours alors que nos fils de colons attendent pendant plusieurs années un lopin de terre souvent insuffisant ». Et le second reprend un certain nombre de thèmes utilisés antérieurement : seuls vendent ou cèdent leurs droits, les paresseux, ceux qui sont criblés de dettes et ne peuvent travailler leurs parcelles, ou ceux dont le lot est insignifiant. Enfin, cette loi de 1897 n’a abouti jusqu’ici, déclare le conseil, qu’à susciter 58 enquêtes portant sur 192 parcelles représentant 2 400 ha. Si les colons sont fort mécontents de la loi et surtout de l’interprétation gubernatoriale, les délégués arabes20 et les administrateurs de commune mixte21 paraissent fort satisfaits de la protection imposée à la propriété indigène. Les protestations des colons aboutissent au ministre de l’Intérieur qui pose au Conseil d’État les deux questions suivantes22 : — 1° « Dans les territoires d’Algérie soumis au régime de la propriété collective, les acquéreurs ont-ils le droit de provoquer les enquêtes partielles organisées par la loi du 16 février 1897, en vue d’obtenir la délivrance d’un titre de propriété ? » — 2° « Peut-on autoriser la réunion dans une même procédure d’enquête partielle, de terrains achetés par plusieurs acquéreurs à des propriétaires différents ? » Après de longs attendus23 le Conseil d’État répond OUI aux deux questions posées. Cet avis du Conseil d’État annulait l’instruction gubernatoriale de mars 1898 et la dépêche au procureur général d’avril, et ouvrait les terres arch à la colonisation européenne. Cette interprétation du Conseil d’État devait « augmenter très sensiblement le nombre des demandes d’enquête, notamment dans le département de Constantine »24. « L’enquête sur la propriété indigène » traduit fort bien cet appétit de la colonisation européenne pour les terres arch. À la question, « Dans quelle mesure, 18. Conseil général 1900, séance du 27 avril. 19. Cf. supra ; cf. Estoublon et Lefébure, op. cit., arrêté du 28 juin 1898. 20. Dél. Fin. 1899, page 733. 21. Enquête sur la propriété indigène, Alger, 1904. 22. Dél. Fin. 1902, page 283. 23. Estoublon et Lefébure, op. cit., 1902, page 42 ; voir sur cet avis, l’appréciation de Larcher et Rectenwald, op. cit., T. III, page 112 sq. 24. Enquête sur la propriété indigène, page 5.
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l’intérêt de la colonisation est-il lié à la question de l’aliénation des terres arch ? », les réponses sont fort nettes25. La plupart des avis sont d’accord pour reconnaître les liens « intimes, indissolubles entre la colonisation et l’aliénation des terres arch » : « Ce serait arrêter le développement du pays que de mettre un obstacle aux transactions dont ces terres peuvent faire l’objet [...] Il est d’utilité publique qu’elles puissent se transmettre librement par voie d’aliénation [...] C’est surtout de cette façon que devra désormais se poursuivre la prise de possession du sol par nos colons ». Étant bien entendu que « les heureux résultats à attendre de l’aliénation des terres collectives ne se réaliseront qu’autant que les acquéreurs seront des agriculteurs et non des spéculateurs. » Lorsque l’administration demande quelles seraient les modifications à introduire dans la loi, les réponses sont très précises : « donner aux Français les moyens d’acquérir des terres de propriété collective, facilement, sûrement et économiquement ». L’interprétation du Conseil d’État coïncidait donc avec la volonté d’expansion des colons : le nombre des demandes d’enquête partielle devait augmenter très sensiblement dans le département de Constantine à partir de 190226. Dans quelle proportion? Nos documents sont muets sur ce point. Nous savons seulement qu’en 190327, la Chambre d’agriculture de Constantine se plaint des « retards extraordinaires apportés à la constitution des enquêtes partielles » et met en cause le personnel du service topographique « insuffisant » et les « traductions en arabe » qui « causent des pertes de temps ». De même, en 1904, le Conseil général28 voudrait voir la loi de 1897 « révisée et interprétée dans le sens d’une assimilation aussi complète que possible avec le droit commun, que notamment les tenanciers des terres dites arch aient le droit d’aliéner, de louer et d’engager leurs immeubles, que les opérations de constitution individuelle de la propriété soient facilitées et accélérées, notamment par les augmentations nécessaires du personnel compétent, que la connaissance des litiges en matière immobilière soit même en territoire de propriété collective enlevée à l’administration et rendue aux tribunaux ordinaires ». Les colons voudraient donc voir disparaître le rôle de tutelle dévolue à l’administration en matière de terre arch : ce qui se traduisait par l’homologation des « plans parcellaires » par le gouverneur général à la suite d’un arrêté pris en conseil de gouvernement. Or, à la même époque, le Conseil d’État va renforcer cette tutelle : en effet, un avis émis le 9 mai
25. Id., page 65 sq. 26. Enquête sur la propriété indigène, page 5. 27. Délibérations Chambre d’Agriculture, 12 novembre 1903. 28. Conseil général, 6 octobre 1904.
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190529 précise que le gouverneur général « doit avoir la faculté de refuser l’homologation à une constitution de propriété individuelle (en territoire arch) toutes les fois que des raisons de moralité ou d’intérêt général lui paraissent s’y opposer ». Le gouverneur général restait donc le seul juge en dernier ressort pour homologuer ou non le plan parcellaire, pour faciliter ou non la création de la propriété individuelle en territoire arch, donc pour faciliter ou non les aliénations. Il avait donc un pouvoir souverain qui lui permettait de freiner efficacement le mouvement lancé par le précédent avis. Cela n’était pas prévu par la loi de 1897, mais le conseil de gouvernement et l’administration suivront la nouvelle voie tracée par le Conseil d’État30. Ainsi, s’établit un nouvel équilibre entre les appétits de la colonisation et la sauvegarde de la société arabe. La nouvelle doctrine suscite dans les milieux de la colonisation des critiques que traduisent la presse, les groupements agricoles, le conseil général ou les délégations financières. Le maintien de la « propriété arch (sic) arrête la constitution de la propriété individuelle, déclare la chambre d’agriculture ; cet arrêt est aussi bien préjudiciable aux intérêts des arabes qu’à ceux des colons, d’autant plus que la spéculation sur les terres n’est pas éteinte »31. Il faut donc supprimer les terrains arch, et constituer rapidement la propriété individuelle en terre collective. Mais la position administrative est très ferme : « L’administration a sans doute le devoir, dans l’intérêt supérieur de la colonisation française, de constituer rapidement la propriété individuelle indigène, mais elle a aussi le devoir essentiel de protéger les possesseurs indigènes contre les spéculateurs et les usuriers et de les défendre contre leur imprévoyance et leur ignorance »32. Les colons rétorquent alors que la colonisation subit une crise sérieuse, qu’ils sont alarmés de voir le rachat massif des terres par les arabes ; mais l’administration fournit quelques chiffres : de 1897 au 31 décembre 191133 l’administration a reçu 3 441 demandes d’enquête partielle, nombre très supérieur à celui des départements d’Alger et Oran ; sur ces 3 441 procédures, 41 ont porté sur des terres melk, le reste concernait 200 000 ha de terres arch. Les colons jugent cependant que les résultats sont insuffisants, et s’ils demandent avec insistance34 le renforcement du service 29. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée. 30. Cf. circulaire préfet Constantine, de 1909 (nous ne pouvons préciser mieux) qui recommande de laisser sans suite toute enquête partielle effectuée en terre arch toutes les fois que des raisons de moralité ou d’intérêt général paraîssent s’opposer à son homologation ; (cf. Conseil général, 1909, séance du 22 octobre). 31. Chambre d’agriculture, délibérations et P. V., séance du 16 novembre 1910. 32. Ibid. 33. Conseil général 1912, rapport préfet, octobre, page 762. 34. L’Indépendant, 13 août 1911.
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topographique pour accélérer les enquêtes et donner des plans exacts, ils estiment que la loi de 1897 aboutit à une « impasse »35. Car, selon eux, les superficies acquises par les vrais colons sont nulles ; seuls sont favorisés les spéculateurs ; pour eux, colons, il n’y a plus qu’une solution : supprimer la loi de 1897 et revenir à la loi de 1873, voire au sénatus-consulte de 186336 tellement décriés autrefois. Ils n’hésitent pas d’ailleurs à occuper les terres arch illicitement, même si le gouverneur général n’a homologué aucune enquête37. Le gouverneur Lutaud s’élève contre de telles pratiques avec force : « coloniser une région, écrit-il, ce n’est pas l’envahir brutalement », et le gouverneur recommande aux administrateurs de « veiller de la façon la plus rigoureuse à ce qu’aucune famille indigène ne laisse occuper les terres qu’elle détient avant que la propriété lui en ait été pleinement reconnue par les enquêtes de la loi de 1897 ». Ce ferme rappel à l’ordre signifiait bien la volonté administrative de conserver la tutelle des terres arch et d’utiliser la loi de 1897 au maximum, pour sauvegarder la société rurale arabe, malgré les âpres revendications des colons. La loi de 1897 n’est pourtant pas appréciée par les fellahs qui critiquent38 la mesure, car pour eux, la loi de 1897, en poursuivant la constitution de la propriété individuelle, les encourage à vendre leurs titres de propriété et cause leur ruine. Car, si « beaucoup d’entre eux se livreront (par la suite) à des travaux agricoles, combien d’autres, aussi imprévoyants qu’insouciants de l’avenir, deviendront des déclassés dangereux et augmenteront le nombre déjà trop élevé de malfaiteurs ». Ainsi, à la veille de 1914, la loi de 1897 subit – pour des raisons différentes, voire opposées —, l’attaque des fellahs et des colons.
35. Conseil général 1911, 21 octobre. 36. Ibid. La Dépêche de Constantine, succédant à L’Indépendant écrit dans son numéro du 30 juin 1913 que « la meilleure loi était de loin celle de 1873 qui simplifiait la procédure de vente » ; même son de cloche aux Délégations financières en 1913, lorsque les colons (Dél. fin. 1913, page 613) demandent l’abrogation de toute urgence du régime des enquêtes partielles en terre arch et le retour, par les moyens légaux, à l’application pure et simple de la loi de 1873 complétant le sénatus-consulte de 1863 ; devant la chambre d’agriculture (avril 1914, page 166 sq) un membre français déclare qu’il faut enlever à la colonisation française ce « rouage barbare de la terre arch des envahissements musulmans ». Et il évoque les usurpations des cheikhs de la djemâa, « grand prêtres au milieu de leurs disciples », de terres arch tombées en déshérence : « les cheikhs, les kebars se taillent des fiefs et par le moyen de l’enquête partielle du 16 février 1897, s’en font reconnaître la propriété définitive. Par suite, les indigènes obligés de vivre dans ces territoires se voient dépouillés et s’en vont grossir l’armée des miséreux et des criminels que l’on a qualifiés du nom de prolétariat indigène ». 37. Estoublon et Lefébure, op. cit., circulaire du gouverneur général 10 juillet 1911. 38. Chambre d’agriculture Constantine, mai 1913, page 56 ; dans le même sens, cf. Dél. fin. 1901, page 1309 sq, et 1009 page 102 sq.
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Les colons réclament la suppression de la loi de 1897 et déclarent partout que la colonisation est en danger, car les arabes, disent-ils, rachètent les terres des colons. Les colons d’Akbou39 s’inquiètent de voir les propriétés rachetées par les Kabyles dans la proportion des 9/10. « Cette reconquête risque de replonger l’Algérie dans la Barbarie ». Ceux de l’arrondissement de Batna40 affirment que la colonisation officielle a échoué parce que « les indigènes jouissent d’avantages considérables » que nos documents ne précisent pas. En 1905, la chambre d’agriculture41 et le conseil général42 se préoccupent de la question ; un membre de la chambre souligne « la progression effrayante» du rachat des terres de colonisation par les indigènes ; c’est « un danger imminent pour l’avenir de la colonisation française en Algérie, c’est sa ruine certaine et à bref délai ». Un conseiller général avance même que « plus de la moitié des anciens terrains de colonisation sont aujourd’hui passés entre les mains des indigènes » ; [...] « les indigènes sont décidés à supporter toutes privations pour conquérir le sol, s’associent, se syndiquent pour l’acquisition des plus vastes comme des moindres terrains ». Il affirme : « la peu coûteuse manière de vivre (des fellahs) leur permet d’acheter à des prix très élevés » ; cet « accaparement raisonné est aujourd’hui un réel danger pour notre colonisation ». En 1908, un éditorial de L’Indépendant43 s’intitule « La conquête de l’Algérie par les Indigènes ». Prenant à partie les « élucubrations et les idées faussement généreuses d’A. Rozet et de ses collègues », le journal revient à l’argumentation habituelle. « Si le seul but à atteindre est le bonheur des indigènes, nous n’avons qu’à nous incliner ou plutôt à boucler nos malles » ; mais « si le développement de la colonisation française est considéré comme le but capital, nous agirions sagement en nous préoccupant de rechercher les moyens propres à favoriser ce développement ». Comme l’arabe dépense moins que le colon, celui-ci ne peut lutter efficacement contre lui, il importe donc de le défendre. Les résultats chiffrés démentent complètement les affirmations de la presse et des colons. En effet, avec les chiffres fournis par les Exposés de la situation44 nous avons dressé les tableaux suivants :
39. Arch. dép. de Constantine, H. Agric., Affaires diverses, distribution de grains, 18871910, Bull. syndicat des colons du canton d’Akbou et des oleiculteurs de Kabylie, sept. 1902. 40. Chambre agriculture Constantine, 26 mars 1903. 41. Id., 8 novembre 1905. 42. Conseil général 1905, 3 mai. 43. L’Indépendant, 23 juillet 1908. 44. Nous n’avons pu trouver le détail pour les chiffres des années 1910 et suivantes.
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Ventes consenties par les européens aux indigènes en terr. melk
en terr. de coloni.
en terr. soumis à la loi de 1873
Année 1880-1899 : 1900 : 1901 : 1902 : 1903 : 1904 : 1905 : 1906 : 1907 : 1908 : 1909 :
Superf. Prix 27 300 ha 3 404 831 1 432 ha 247 359 2 176 ha 256 500 4 799 ha 961 989 5 305 ha 792 134 3 302 ha 694 967 3 020 ha 852 988 3 330 ha 924 536 2 523 ha 821 756 1 846 ha 549 391 1 923 ha 459 019
Superf. Prix 22 065 ha 4 130 378 1 757 ha 347 462 3 112 ha 551 624 3 308 ha 657 692 4 663 ha 925 688 2 790 ha 619 761 2 208 ha 510 339 5 024 ha 1 182 281 1 852 ha 696 619 2 508 ha 561 250 2 116 ha 526 333
Superf. 6 993 ha 936 ha 744 ha 612 ha 1 273 ha 1 046 ha 870 ha 1 021 ha 771 ha 223 ha 296 ha
Prix 469 080 103 344 77 016 92 931 161 402 214 894 192 404 170 978 164 556 21 116 64 997
Total Année
1899-1899 1900 1901 1902 1903 1904 1905 1906 1907 1908 1909
Superf.
Prix
56 538 ha 4 125 ha 6 032 ha 8 919 ha 11 241 ha 7 138 ha 6 098 ha 9 375 ha 5 146 ha 4 577 ha 4 355 ha
8 004 289 frs 698 165 frs 885 140 frs 1 712 613 frs 1 879 224 frs 1 529 622 frs 1 555 731 frs 2 277 795 frs 1 682 931 frs 1 131 757 frs 1 050 399 frs
Ventes consenties par les indigènes aux européens et aux israélites : en terr. melk
en terr. de colonis.
Année Superf. Prix Superf. Prix 1880-1899 : 68 658 ha 8 099.078 17 029 ha 1 893 591 1900 : 12 989 ha 851 260 300 ha 16 735 1901 : 9 055 ha 963 736 2 908 ha 161 304 1902 : 4 381 ha 521 876 1 695 ha 224 679 1903 : 4 347 ha 816 878 l 056 ha 122 602 1904 : 4 973 ha 624 247 2 175 ha 208 119 1905 : 8 135 ha 1 173 430 2 152 ha 166 313 1906 : 6 851 ha 1 062 801 2 404 ha 202 383 1907 : 8 532 ha 1 743 486 3 425 ha 534 886 1908 : 7 829 ha 1 271 l29 2 403 ha 371 466 1909 : 9 834 ha 1 692 319 1 521 ha 380 909
en terr. soumis à la loi de 1873 Superf. Prix 85 687 ha 9 992 669 13 289 ha 867 995 11 963 ha 1 125 040 6 073 ha 746 555 5 403 ha 939 400 7 148 ha 832 366 10 287 ha 1 339 743 9 255 ha 1 265 184 11 957 ha 2 278 372 10 232 ha 1 642 595 11 355 ha 2 073 228
Au-delà de 1909, nous n’avons plus que des chiffres globaux
LA QUESTION FONCIÈRE (1901-1919)
1910 : 1911 : 1912 : 1913 : 1914 : 1915 : 1916 : 1917 : 1918 : 1919 :
Ventes des indigènes aux européens 12 978 ha 2 263 737 frs 13 530 ha 2 639 256 frs 12 761 ha 2 481 619 frs 10 393 ha 2 271 039 frs 7 845 ha 1 568 787 frs 3 660 ha 611 118 frs 5 331 ha 1 042 713 frs 9 392 ha 1 830 567 frs 6 053 ha 2 697 709 frs 4 659 ha 1 980 423 frs
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Ventes des européens aux indigènes 4 244 ha 1 343 332 frs 6 894 ha 2 327 526 frs 5 757 ha 2 401 997 frs 7 493 ha 2 807 159 frs 3 896 ha 1 365 527 frs 2 266 ha 517 878 frs 2 750 ha 1 263 709 frs 4 283 ha 1 678 520 frs 12 584 ha 7 618 981 frs 22 908 ha 15 227 536 frs
La balance en faveur des européens et israélites s’établit ainsi : 1880-1899 : 1900 : 1901 : 1902 : 1903 : 1904 : 1905 : 1906 : 1907 : 1908 : 1909 : 1910 : 1911 : 1912 : 1913 : 1914 : 1915 : 1916 : 1917 : 1918 : 1919 :
+ 29 329 ha + 9 164 » + 5 931 » - 2 843 » - 5 838 » - 10 » + 4 189 » - 120 » + 6 811 » + 5 655 » + 7 020 » + 8 734 » + 6 636 » + 7 004 » + 2 900 » + 3 949 » + 1 394 » + 2 581 » + 5 109 » - 6 531 » - 18 249 »
Si nous ne comptons que les ventes faites aux européens et consenties par eux, pour la période 1900-1909, le solde en faveur des européens est très net : + 9 940 ha ; et si les années 1902-1903-1904 et 1906 voient une recrudescence des ventes des européens aux indigènes, ce mouvement est largement compensé les années suivantes. Si, à ces ventes, nous ajoutons celles consenties par les arabes aux israélites, alors la balance penche encore plus en faveur des européens. À partir de 1910, le solde en faveur des européens est encore plus net comme le montre le tableau dressé plus haut. Les deux seules exceptions sont les années 1918 et 1919 : en particulier, en 1919, on explique ainsi l’achat de terres par les fellahs45 : 45. État de la situation 1919, page 542 sq. Nous verrons plus loin ce qu’il faut penser des affirmations officielles.
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LA QUESTION FONCIÈRE (1901-1919)
— 1° « l’extrême abondance de numéraire provoquée par les hauts prix de vente des récoltes et des bestiaux, par les allocations familiales, carnets de pécule, primes de démobilisation et les économies des travailleurs algériens partis en France » ; — 2° « les hauts prix offerts par les fellahs aux colons qui rencontrent par ailleurs des difficultés réelles pour mettre en valeur leurs terres ». Au total, le solde en faveur des européens, de 1900 à 1919 s’établit à 43 486 ha pour le seul département de Constantine. De toute façon, l’administration conserve la loi de 1897 malgré les critiques que lui adressent les milieux de la colonisation. La loi permettra ainsi d’ouvrir des enquêtes partielles ; le bilan46 dressé par le gouverneur général est, à cet égard, intéressant : depuis 1897 jusqu’au 31 décembre 1921, les enquêtes partielles ont porté pour le seul département de Constantine sur 308 062 ha ; on peut admettre avec vraisemblance qu’elles ont favorisé l’acquisition de terres par les européens. Une autre preuve de la progression des superficies possédées par les européens nous est fournie par les décomptes de la statistique. Nous ne pouvons pas suivre comme antérieurement, l’évolution, année par année, des superficies possédées par les colons et par les fellahs. En effet, la Statistique générale de l’Algérie, ne donne pas de série continue comme elle l’avait fait pour la période précédente ; au-delà de 1905, nous n’avons que les superficies cultivées par les fellahs et les colons. Quelques années plus tard, en pleine guerre, le gouvernement général publie une répartition de la propriété foncière qui permet une comparaison avec nos chiffres de 1900. Les données combinées de la statistique et de celles de 1917 permettent de dégager le mouvement suivant. Pour la campagne agricole 1900-1901, les propriétaires européens possèdent 544 353 ha et les fellahs 2 395 043 ha. En 1917, les européens possèdent : — Forêts — Autres terrains et les fellahs : — Terres soumises à la loi française — Melk — Collectif (arch)
145 561,1151 ha 819 669,9093 ha 640 116,9189 ha 1 431 l93,3037 ha 1 478 275,7378 ha
Les européens auraient donc augmenté la superficie de leurs propriétés de 1900 à 1917 de 275 316 ha alors que dans la période précédente 1881-1900, l’augmentation aurait porté sur 134 737 ha. L’augmentation de la population européenne rurale avait été 3 114 personnes de 1881 à 1900 ; de 1900 à 46. Quelques aspects de la vie sociale et de l’administration des indigènes en Algérie, Alger 1922, page 30, 31.
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1914, date du dernier recensement, l’augmentation est de 6 473 personnes. Celle des fellahs qui avait été de 432 464 personnes de 1881 à 1900 est de 78 234 personnes de 1900 à 1914. La superficie totale des terres possédées par les fellahs est de 3 519 585 ha,9604 mais ce chiffre comporte les terrains de parcours, les terres stériles, rocheuses et montagneuses. Rapprochons de ces chiffres ceux représentant les surfaces cultivées : pour la campagne 1913-1914, les fellahs cultivent 1 322 005 ha, soit donc un peu moins qu’en 1900-1901, 1 331 596 ha. Si les fellahs avaient vu la superficie de leurs terres augmenter considérablement, les surfaces cultivées auraient augmenté en proportion ; l’opinion européenne aurait noté le fait. En réalité, malgré la campagne de presse lancée contre « la reconquête de l’Algérie par les indigènes », rien ne vient vérifier une telle supposition. Aussi pouvons-nous supposer avec vraisemblance que le déchet de terres inutilisables est toujours le même depuis 1900-1901, et que la superficie des terres possédées par les fellahs n’a guère augmenté. Ce qui tendrait à nous le faire croire est l’évolution du nombre de propriétaires arabes de 1900 à 191447. 1900-1901 : 810 302 – 1901-1902 : 800 563 – 1902-1903 : 790 168 – 1903-1904 : 791 125 – 1904-1905 : 780 593 – 1905-1906 : 787 223 – 19061907 : 679 965 – 1907-1908 : 769 218 – 1908-1909 : 783 409 – 1909-1910 : 822 629 – 1910-1911 : 817 310 – 1911-1912 : 836 082 – 1912-1913 : 837 479 – 1913-1914 : 821 411. La progression est insignifiante ; si nous portons ces chiffres sur une courbe indicielle (l’indice 100 marquant l’année 1900-1901) notre courbe ne s’éloignera pas sensiblement en 1913-1914 du niveau primitif. Par ailleurs, si nous mettons ces chiffres en regard de ceux de la population agricole indigène, nous constatons que la proportion des propriétaires par rapport à la population agricole indigène évolue ainsi48 : 1900-1901 : 1 510 957 H. donc 53 % de propriétaires 1901-1902 : 1 545 059 » 51 % » 1902-1903 : 1 555 026 » 50 % » 1903-1904 : 1 570 024 » 50 % » 1904-1905 : 1 558 970 » 50 % » 1905-1906 : 1 520 616 » 51 % » 1906-1907 : 1 410 915 » 48 % » 47. Statistique générale de l’Algérie. 48. De même, nous constatons une diminution de la proportion des métayers et khammès qui ne forment plus que 29 % au lieu de 31 % de la population ; par contre augmentation du nombre de fermiers dont le pourcentage passe de 3 à 4 %, et des ouvriers journaliers dont la proportion passe de 11 à 14 %. Ces pourcentages montrent d’une part sinon la paupérisation de la société paysanne arabe constantinoise, du moins une certaine stabilité de 1900 à 1914. Voici l’évolution des différentes catégories sociales de 1900 à 1914 :
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1907-1908 : 1 463 469 » 1908-1909 : 1 504 816 » 1909-1910 : 1 579 585 » 1910-1911 : 1 606 151 » 1911-1912 : 1 624 451 » 1912-1913 : 1 636 624 » 1913-1914 : 1 589 191 »
52 % 52 % 52 % 50 % 51 % 51 % 51 %
» » » » » » »
En outre nos sondages sur la répartition des propriétés, effectués à des années différentes, renforcent cette hypothèse. Nous avons sélectionné vingt communes et communes mixtes, choisies du nord au sud du département et en représentant en gros tous les aspects géographiques. Nos statistiques portent sur les campagnes 1906, 1907 et 1913-191449. - 10 ha Campagne 1906-7 Campagne 1913-14 en plus en 1913-14
11 à 20 ha 21 à 30 ha 31 à 40 ha 41 à 100 ha
+ 100 ha
28 299
6 273
3 511
1 811
879
399
28 993
6 369
3 795
1 910
921
441
+ 42 (+ 4,7 %)
+ 40 (+ 10,5 %)
+ 694 + 96 + 284 + 99 (+ 2,4 %) (+ 1,5 %) (+ 8,08 %) (+ 5,4 %)
Le détail de ce sondage permet de situer les zones d’augmentation : la commune mixte de Khenchela voit le nombre des propriétaires augmenter, ainsi que celle de Jemmapes et surtout celle des Bibans. Dans ces trois communes mixtes l’augmentation est la suivante : Fermiers Métayers et khammès Ouvriers journaliers 1900-1901 3% 31 % 11 % 1901-1902 11 % 1902-1903 5% 32 % 11 % 1903-1904 5% 32 % 11 % 1904·1905 5% 32 % 11 % 1905-1906 5% 30 % 11 % 1906-1907 6% 33 % 11 % 1907-1908 5% 32 % 12 % 1908-1909 5% 30 % 11 % 1909-1910 5% 30 % 11 % 1910-1911 4% 29 % 14 % 1911-1912 4% 30 % 13 % 1912-1913 4% 29 % 14 % 1913-1914 4% 29 % 14 % 49. Arch. dép. de Constantine, H. Agriculture, Statistique 1903, état de juillet 1908 et mai 1915, répartition de la propriété. Nos communes et C.M. sont Aïn Abid, Oued Zenati, Rénier. Châteaudun, Khenchela, Akbou, Chekfa, Djidjelli, Duquesne, Strasbourg, Akbou (mixte), Djidjelli (mixte), Taher, Oued Cherf, Jemmayes, Bordj-bou-Arréridj, les Bibans.
LA QUESTION FONCIÈRE (1901-1919)
527
- 10 ha
11 à 20 ha
21 à 30 ha
31 à 40 ha 41 à 100 ha + 100 ha
Khenchela 1906-7 1913-4
2 100 2 365
600 707
530 665
100 143
75 75
25 25
Jemmapes 1906-7 1913-4
995 1 098
592 640
643 755
253 285
127 141
_ _
Bibans 1906-7 1913-4
2 692 2 800
1 355 1 378
996 1 030
339 365
127 142
51 80
Augmentation pour les 3 com- + 466 munes
+ 178
+ 291
+ 101
+ 29
+ 29
Comment expliquer ces cas ? Les Bibans et Khenchela, sont des régions où la colonisation atteint ses limites, c’est donc une zone « frontalière », où l’installation européenne n’a pas la solidité qu’elle a ailleurs. Pour Jemmapes, peut-être faut-il invoquer la crise phylloxérique qui a obligé les colons à abandonner des terres rachetées par les fellahs ? Hormis ces trois exemples, la stabilité des positions semble bien être le fait dominant pour la propriété indigène. À la veille de 1914, la répartition des propriétés se présente ainsi pour le département de Constantine : Arrondissement
- 10 ha
Constantine Batna Bône Bougie Guelma Philippeville Sétif Total
25.471 12.443 1.079 44.433 6.138 5.112 11.244 105.920
11 à 20 ha 21 à 30 ha 15.295 6 323 1 522 4 475 1 960 2 979 4 751 37 305
8.360 3 997 696 2 585 1 348 2 116 4 798 23 900
31 à 40 ha 6.328 2 041 229 1 126 676 766 3 709 14 875
41 à 100 ha + 100 ha 3.835 811 64 380 425 378 1 777 7 670
834 54 36 217 51 33 402 1 627
Sur un total de 191 297 propriétés, 55,3 % ont moins de dix hectares, 19,5 % ont de 11 à 20 ha, 12,4 % ont de 21 à 30 ha, 7,7 % de 31 à 40 ha, 4 % de 41 à 100 ba, 0,8 % plus de 100 ha.
528
LA QUESTION FONCIÈRE (1901-1919)
La comparaison avec les propriétés européennes est éloquente : Arrondissement Constantine Batna Bône Bougie Guelma Philippeville Sétif Total
- 10 ha 417 57 443 89 425 281 248 1 960
11 à 20 ha 21 à 30 ha 125 14 143 107 156 176 64 785
199 50 344 85 104 105 86 973
31 à 40 ha 438 44 155 82 110 133 399 1 361
41 à 100 ha + 100 ha 678 200 67 171 173 118 473 1 880
510 56 97 64 62 105 361 1 255
Sur un total de 8 214 propriétés, 23,8 % ont moins de 10 ha, 9,5 % ont de 11 à 20 ha, 11,8 % de 21 à 30 ha, 16,5 % de 31 à 40 ha, 22,8 % de 41 à 100 ha, 15,2 % plus de 100 ha. La disproportion est flagrante de l’un à l’autre groupe ethnique. Pour les fellahs, la petite propriété est presque une règle ; pour les colons, c’est la propriété moyenne, au-dessus de 30 ha50. Au total donc, malgré la tutelle de l’administration sur les terres arch, la loi de 1897 en instituant les enquêtes partielles, à la demande de l’occupant ou de l’acquéreur, continue le mouvement amorcé par le sénatus-consulte de 1863, les lois de 1873 et 1887. Elle désagrège la vieille solidarité économique de l’arch et cette désagrégation économique associée à la rupture des cadres sociaux de la tribu augmente la faiblesse du fellah. Son isolement économique, son isolement social le laissent exposé à toutes les vicissitudes, climatiques ou économiques, malgré les efforts évidents de l’administration pour compenser cette tragique solitude.
50. Pour être complet, nous aurions dû fournir le total des superficies dans chaque catégorie, mais nos statistiques ne nous fournissent pas de détail sur ce point précis.
CHAPITRE SECOND
—
Les premières années du siècle (1901-1905)
L’examen détaillé des différentes courbes représentant les principaux éléments de la richesse des fellahs révèle plusieurs faits apparemment contradictoires : — 1° Les courbes de l’élevage marquent que la tendance à la régression déjà fort nette, dans la période précédente, s’accentue ; le rythme de la régression n’a pas la même ampleur pour toutes les années, mais la ressemblance entre les différentes courbes est évidente. Nous nous sommes expliqué ailleurs sur ce déclin, nous n’y reviendrons pas. — 2° Les courbes de céréales montrent que la production d’orge et de blé dur garde l’allure désordonnée de la période précédente : hauts et bas suivent les variations climatiques. — 3° Les courbes démographiques montrent tout aussi nettement que celle des propriétaires l’importance de la coupure des années 1905-1909, mais la courbe des propriétaires tend à décroître depuis le début du siècle jusqu’à l’effondrement brutal de 1905-1909. — 4° Les courbes concernant la valeur des instruments et constructions agricoles possédés par chacun montrent par contre une tendance commune à la hausse depuis le début du siècle jusqu’en 1905. Il est évident que la dernière remarque semble être en contradiction avec les remarques antérieures. Comment ces différents indices de régression peuvent-ils s’accommoder d’une hausse des valeurs d’instruments et constructions agricoles ? Cette question permet de situer dans leurs justes perspectives d’une part la situation économique du fellah et les résultats des transformations et améliorations introduites dans la vie des paysans arabes. Nous avons déjà noté la juste place que tenaient les S.I.P. dans la vie des fellahs. Malgré toutes les critiques, seule cette institution peut transformer la vie des fellahs. Aussi en novembre 1902, la chambre d’agriculture1 de Constantine demande la création de S.I.P. dans les communes de plein exercice. Par ailleurs, la chambre se préoccupe plus tard2 d’aider les petits 1. Chambre d’agriculture de Constantine, séance du 15 novembre 1902. 2. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, délibération de la chambre d’agriculture, 9 novembre 1904.
530
LES PREMIÈRES ANNÉES DU SIÈCLE (1901-1905)
cultivateurs arabes qui ne pourraient acheter d’outillage, soit parce qu’ils n’ont pas de fonds pour l’acquérir, soit parce que leurs propriétés sont trop exiguës pour motiver l’achat d’instruments perfectionnés. L’idée intéresse l’administration, qui redoute que ces achats n’immobilisent les capitaux des S.I.P., et le gouverneur général3 ne consent qu’à l’achat de une ou deux charrues françaises « au maximum » par S.I.P., afin que les sociétaires comprennent l’amélioration qu’ils retireront de ces outils ; de la sorte, ils pourront en « acquérir de leurs propres deniers »4. À supposer que cette innovation se répande largement dans les douars, il est peu probable cependant que les fellahs puissent en tirer tout le profit attendu : en effet, la puissance de traction de leurs bêtes n’est pas proportionnée au poids des charrues françaises. L’idéal serait d’avoir un matériel réunissant les avantages des charrues françaises (solidité, travail profond, etc.) à ceux des charrues arabes (faible prix de revient, légèreté, etc.). Ces deux derniers avantages sont trop importants aux yeux du fellah pour qu’il songe à les abandonner5. En fait, en 1903, les fellahs possédaient 2 307 charrues françaises dont 221 achetées avec l’aide des S.I.P. et le seul arrondissement de Sétif en avait 9016. Nos statistiques montrent bien d’ailleurs la stagnation relative de l’agriculture arabe : le nombre de charrues progresse certes de 1900-1901 à 1904-1905, puisqu’il passe de 125 278 à 142 238 (en plus 13 %) ; il en est de même pour les herses, rouleaux, semoirs, qui passent de 1 016 à 1 631 (en plus 60 %), les chariots de 840 à 1 162 (en plus 38 %) et d’instruments divers (de 153 à 590 : + 285 %) ; mais la progression en valeur (plus 75 %) semble bien être dûe à d’autres instruments que la charrue française ; la charrue arabe reste largement utilisée en Kabylie7 comme dans les hautes plaines ou les zones subsahariennes. Ainsi, pour 22 communes et communes mixtes8 la liste du matériel agricole que possèdent les fellahs lors de la campagne agricole 1906-7 s’établit ainsi : une locomobile (dans la commune mixte d’Akbou), 960 charrues françaises, 28 733 charrues arabes, et du matériel divers sous forme de chariots, herses, rouleaux, etc., le tout valant 565 131 frs. La proportion moyenne de charrues françaises pour le nombre de charrues arabes est de 3,3 %9. 3. Id., dép. du gouv. général 9 juillet 1904. 4. Chambre d’agriculture de Constantine, 26 mars 1903. 5. Ceci sans compter la faible importance de la plupart des propriétés. 6. Chambre agriculture de Constantine, 26 mars 1903. 7. Chambre agriculture de Constantine, 7 avril 1904, 26 mars 1903. 8. Arch. dép. de Constantine, Statistique agric. 1903, campagne 1906-7, matériel agricole. 9. Devant les Délégations financières en 1911, les délégués indigènes affirment (page 115) que « les indigènes qui ont suivi les conseils de l’administration française (c’està-dire adopter les charrues françaises) sont dans la proportion de 5 % ».
LES PREMIÈRES ANNÉES DU SIÈCLE (1901-1905)
531
Le détail montre que les communes où le pourcentage de charrues françaises par rapport aux charrues arabes est important sont celles de Chekfa (65,4 %) (36 charrues françaises, 50 charrues arabes) ; le pourcentage le plus bas se trouve dans la commune de plein exercice de Tébessa : aucune charrue française pour 208 charrues arabes. Le pourcentage le plus courant se tient au-dessous de 3 % (dans ce cas, 9 communes ou communes mixtes) ; pour trois communes, il est de 3 à 6 % ; pour deux communes, il est de 6 à 10 % ; pour trois communes enfin, il se tient entre 13 et 14 %. Le classement géographique de ces pourcentages montre que dans toutes les régions du département, on utilise la charrue arabe. Y a t-il au moins diffusion des techniques nouvelles ? Tout porte à croire que le fellah suit la vieille routine culturale : d’abord la proportion d’instruments perfectionnés limite l’adoption des méthodes nouvelles ; ensuite, les bêtes ne sont pas assez puissantes pour tirer les lourdes charrues françaises ; en troisième lieu10, en terrain pauvre, la plus-value des rendements est trop faible pour compenser l’augmentation du prix de revient ; enfin la suppression totale des jachères mortes réduirait si sérieusement les possibilités d’élevage que les populations indigènes qui en vivent seraient plongées dans la misère. On ne peut concilier la suppression des jachères et le maintien de l’élevage qu’à la condition de posséder des prairies bien arrosées, réduites à peu de choses pour les fellahs constantinois. L’emploi de la charrue française leur causerait peut-être plus de préjudices qu’on ne l’imagine et leur imposerait l’usage d’engrais sous peine de voir les sols s’épuiser rapidement. Or, le meilleur et le moins coûteux des engrais est le fumier ; il importe donc que le troupeau soit nombreux pour couvrir tous les besoins : nous retombons toujours sur le couple culture-élevage. Sur un terroir aussi limité que l’est celui du Constantinois, développer l’un des deux éléments équivaut plus ou moins à sacrifier l’autre à moins d’avoir des prairies consacrées à l’élevage. Ainsi, les transformations relatives aux moyens et aux techniques de culture ne peuvent porter que sur des détails ; en tout cas, il est vain d’espérer une révolution radicale de l’agronomie indigène constantinoise11. Cependant la progression des S.I.P. continue dans le département12. 56 sociétés fonctionnent et groupent 165 701 adhérents ; l’actif dépasse 5 10. Chambre agriculture de Constantine, 26 avril 1909. 11. L’Indépendant du 17 août 1909 signale que les fellahs continuent de battre en utilisant le pied des chevaux, alors que les colons utilisent presque tous des batteuses à vapeur ; dans le même sens, cf. Ch. agriculture, novembre 1907 page 62 sq ; cf. aussi, id. 26 mars 1903 : « Les procédés de culture des indigènes sur les hauts plateaux de la région de Batna et d’autres régions du département sont encore rudimentaires. » 12. L’Indépendant 26 mai 1904, et Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance 1890-1917, circulaire du préfet de Constantine, 18 mars 1905.
532
LES PREMIÈRES ANNÉES DU SIÈCLE (1901-1905)
millions de frs (5 349 731,63 frs en 1904), (5 400 621,63 frs en 1905). Sept sociétés possèdent un actif supérieur à 200 000 frs (entre autres celle des Bibans avec 256 205,97 frs), sept autres plus de 150 000 frs, neuf plus de 100 000 frs, 17 de 20 à 50 000 frs13. Mais les critiques adressées à leur administration restent toujours aussi vives ; la chambre d’agriculture les reprend en bloc en novembre 190514 : réserves monétaires excessives, alors que les ressources en grains sont très limitées : prêts infimes (37,50 frs à certains sociétaires alors que le quintal de blé vaut 30 frs) remis aux cheikhs et non aux emprunteurs eux-mêmes ; enfin, nombre insuffisant de S.I.P.15 De plus, une critique plus pénétrante16 encore dénonce l’époque où les prêts sont consentis : les S.I.P. accordent leurs prêts aux époques de labours et de moissons, mais en Kabylie, ces deux moments ne coïncident pas forcément avec le rythme cultural plus varié. Il peut se faire que l’argent des prêts soit dilapidé par les fellahs qui sont alors obligés de s’adresser aux usuriers, tout comme si les S.I.P. n’existaient pas. En réalité, les S.I.P. ne sauraient être le seul instrument capable d’améliorer la situation des fellahs, et leur efficacité reste très limitée17. Cela explique l’apparente contradiction entre nos différentes séries de courbes. En vérité la base même de l’économie et de la société rurales arabes est assez peu modifiée par l’action des S.I.P. L’agriculture arabe demeure donc soumise aux fluctuations climatiques. La satisfaisante campagne agricole de 1900-1901 est suivie de deux campagnes aussi bonnes : celle de 1902 d’abord celle de 1903 ensuite. Celle de 1902 est favorisée par des précipitations bien réparties18 ; dans les régions littorales, la moisson est excellente, alors que sur les hautes plaines médianes, elle est bonne. Sans doute, les sauterelles ont fait une courte apparition dans la région de Châteaudun19 mais sans nuire gravement aux grains. Les prix de vente subissent eux-mêmes les effets de cette situation 13. L’Indépendant, 26 mai 1904. 14. Chambre agriculture, 8 nov. 1905 ; cf. aussi Arch. dép. Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, passim. 15. Dans une dépêche du gouv. général, du 10 novembre 1906 (Arch. dép. Const., H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917), le préfet déclare que la création d’une S.I.P. à Ouled Rahmoun est impossible parce que la population indigène est en grande partie composée de khammès. 16. Id., circulaire du gouv. général du 10 janvier 1905. 17. Id., dép. gouv. gén. à préfet, 20 juillet 1904 signale que dans la région de Jemmapes, le taux de l’intérêt est souvent de 30 à 50 % ; il est du même ordre dans les régions de Guelma, Souk-Ahras ; la Ch. d’agriculture dans son rapport d’avril 1903 sur la campagne agricole 1902-3 voudrait que l’on fasse des avances aux cultivateurs indigènes pour leur permettre d’acheter des charrues défonceuses et des herses. 18. L’Indépendant, 30 janvier 1902. 19. Ch. agriculture de Constantine, rapport avril 1903.
LES PREMIÈRES ANNÉES DU SIÈCLE (1901-1905)
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favorable : le blé dur se vend 19 frs le quintal, et l’orge de 10,50 frs à 11,50 frs20. Peut-on pour autant parler de la « prospérité indigène » ?21 Ce serait prématuré : en Kabylie, les gelées printanières et le sirocco estival ont réduit la récolte d’olives au dixième d’une année normale22. Certains cultivateurs arabes voient leur situation s’améliorer : dans la région de Sétif, ils en profitent pour acquérir des charrues fixes (901), un semoir, quelques faucheuses, quinze moissonneuses et trois machines à vapeur. Encore ces achats ne sont-ils effectués que grâce au concours financier du syndicat agricole qui avance 97 000 frs aux fellahs et aux colons23. Mais la « prospérité » reste strictement limitée à des cas précis. Toujours dans la région de Sétif, des fellahs demandent des avances sur les fonds des communaux indigènes pour préparer la campagne 1902-3. Comme elles leur sont refusées, ils sont souvent obligés d’emprunter du blé à 40 frs le quintal et de l’orge à 20 frs24, ce qui constitue une opération désastreuse. Dans les hautes plaines de l’arrondissement de Batna où les variations climatiques sont encore plus accusées que dans les hautes plaines médianes, la récolte est médiocre, notamment dans les zones subsahariennes de Tébessa. Quoi qu’il en soit, l’abondance relative de la récolte de 1902 permet d’augmenter les emblavures pour 1903 : 485 380 ha d’orge, 791 850 ha de blé dur au lieu de 462 062 ha d’orge et 634 717 ha de blé dur en 1901-2. Mais l’automne de 1902 est sec, comme le printemps de 190325 et les inquiétudes reviennent à ce moment-là. Heureusement, dans la seconde quinzaine d’avril et le début de mai, ces craintes s’évanouissent et la récolte de 1903 sera honorable, surtout parce que les étendues ensemencées ont augmenté. Les régions les plus sensibles à la sécheresse26 (Batna, Khenchela, Aïn Beida, Tébessa) sont les moins bien pourvues, et dans beaucoup d’endroits, l’orge n’a pu sortir de terre. Le prix de l’orge marque une légère hausse par rapport à l’année précédente sur les marchés : elle vaut de 13,50 frs à 14,50 frs le quintal ; le blé dur enregistre aussi cette hausse, sans doute à cause d’une demande accrue, puisque la production d’orge a fléchi27. Si les cultivateurs des hautes plaines médianes n’ont pas à se plaindre, par contre, tous les éleveurs subissent les conséquences de la sécheresse. Les pâturages sont secs et les bêtes ne peuvent se nourrir28 ; on ne peut 20. L’Indépendant du 28 juillet 1902. 21. Ibid. 22. Ch. agriculture, rapport avril 1903. 23. Ibid., plus L’Indépendant, 1er et 2 novembre 1902. 24. Chambre d’agriculture, rapport avril 1903. 25. Chambre d’agriculture, rapport avril 1903. 26. Ibid. 27. L’Indépendant, 24 août 1903. 28. Ch. d’agriculture, rapport avril 1903.
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même pas mener les troupeaux dans les forêts puisque celles-ci sont interdites au parcours, et les éleveurs vendent leur cheptel, en particulier les ovins dont on exporte 400 000 têtes29. De plus, le gros bétail a souffert de septicémie hémorragique et de charbon symptomatique30. En Kabylie, la population qui tirait d’importantes ressources de l’élevage31 s’est nettement appauvrie : « le nombre de pauvres a beaucoup augmenté depuis les évènements insurrectionnels qui ont eu pour conséquence le séquestre et aussi depuis l’application stricte de la règlementation forestière qui a entravé l’industrie du bétail », déclare un représentant d’El-Milia à la Chambre d’agriculture. En corollaire, évidemment, « la catégorie des indigènes qui possèdent est devenue moins nombreuse ». Sans doute, les « forestiers » donnent du travail aux « indigènes pauvres » ; sans doute aussi, ceux-ci émigrent pour la moisson et les vendanges, et la colonisation rend ainsi « d’une façon nouvelle plus d’argent liquide que ce qu’elle leur a enlevé d’un autre côté, mais elle le rend à des mercenaires dont beaucoup ont perdu leur situation de petits propriétaires et de petits éleveurs ». Nous touchons là évidemment aux causes majeures de la régression pastorale. Or, la loi de 1897 en constituant la propriété individuelle en terre arch ne peut qu’accentuer cette régression32. Nos courbes montrent fort clairement l’ampleur de ce recul malgré les tentatives administratives pour revaloriser et améliorer l’élevage. Aussi, pour procurer des ressources complémentaires aux paysans kabyles, le gouverneur général voudrait voir se développer la culture de la pomme de terre33. Si certaines communes mixtes (Oued Marsa, Guergour, Soummam, Taher) cultivent volontiers la pomme de terre, ailleurs les réticences des fellahs devant cette « culture nouvelle » empêchent toute tentative. Dans certaines communes mixtes enfin (Tababort, Akbou) « le morcellement de la propriété, la nature du sol, la difficulté des irrigations ont semblé des obstacles insurmontables »34. En vérité, nous retrouvons encore l’importance majeure des cultures traditionnelles : blé dur et orge dans l’économie des fellahs.
29. L’Indépendant, 24 août 1903. 30. Nous n’avons pu retrouver les chiffres des pertes concernant les bovins. 31. « Bien rares étaient autrefois les indigènes qui ne possédaient pas quelques bêtes bovines, quelques moutons ou chèvres » déclare un rapport du représentant d’El-Milia à la Chambre d’agriculture, in Ch. d’agric., rapport avril 1903. 32. Note du gouverneur général du 16 octobre 1903 citée pac Ch. agric. Constantine 11 novembre 1903. 33. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, dép. du gouv. général à préfet, 22 mai 1903. 34. Id., sous-préfet de Bougie à préfet, 1er août 1903 ; cf. aussi Rapport adm. C.M. Akbou du 24 juillet 1903 et les différents rapports annexés au rapport du sous-préfet.
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Les récoltes satisfaisantes de 1903 devraient permettre sinon l’extension des emblavures du moins leur maintien au même niveau. Or, les superficies ensemencées diminuent aussi bien pour le blé dur (588 790 ha au lieu de 639 995 ha) que pour l’orge (608 403 ha au lieu de 668 061 ha). Cette diminution s’explique par les trop abondantes pluies d’automne35 qui ont réduit « les ensemencements du quart ». Le reste n’a pas reçu toutes les façons culturales nécessaires, et « nombreux sont les hectares dans lesquels les semences ont été maçonnées plutôt qu’enterrées convenablement ». Cette excessive humidité a obligé les paysans à doubler leurs attelages, tant la terre était lourde ; à la fin des travaux, les bêtes se trouvaient « dans un état lamentable de faiblesse et de maigreur »36. Par ailleurs, les grains ont souvent pourri dans le sol. En outre, le printemps est très arrosé37 (plus de 100 millimètres dans le seul mois d’avril 1904) : la germination est donc ralentie. Puis subitement, la sécheresse arrive : en mai il n’y a plus que cinq millimètres de précipitations, et ce passage brutal d’une excessive humidité à la sécheresse transforme le sol en « une espèce de mortier dur comme de la pierre qui comprime les racines des plantes : les tiges jaunissent peu à peu, et les épis qui se trouvaient en fleurs restent dès lors stationnaires : le grain demeure chétif et maigre ». Le rendement diminue de moitié : le blé dur donne 2 835 218 qx et l’orge 3 513 997 qx chez les fellahs. La récolte est passable, mais les prix sont relativement rémunérateurs ; dans la région de Sétif, le quintal de blé dur oscille de 22,50 frs à 12 frs. Mais les paysans arabes comme les colons subissent au cours de l’été 1904 les conséquences amorties des grèves des inscrits maritimes, qui aggravent les difficultés engendrées par les voies et moyens de communication. Nous avons déjà rapporté38 les plaintes des milieux agricoles contre les réseaux ferrés qui parcourent le Constantinois : différence des tarifs d’un réseau à l’autre, délais d’acheminement trop lents, souci exclusif des compagnies ferroviaires de ne considérer que leurs intérêts et non ceux de l’Algérie ou du département. En 1904, la chambre d’agriculture reprend toutes ses attaques en les étayant de chiffres39. Tarifs trop élevés ? Une tonne de marchandises de Constantine à Alger paie 27 frs par voie ferrée, et 14,80 frs par mer via Philippeville ; or, le prix du transport Constantine-Philippeville par chemin de fer est très élevé : 9,55 frs par tonne. De plus, les petits cultivateurs paient des tarifs plus élevés que les gros : pour ces derniers, les prix sont fixés par charge de huit ou dix 35. Chambre agriculture, rapport du 7 avril 1904. 36. Ibid. 37. Chambre agriculture, Rapport novembre 1904. 38. Cf. Livre IV, chapitre III, Les mauvaises années. 39. Chambre d’agriculture, 8 novembre 1904.
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tonnes et ne sont que de 3,70 frs la tonne par envoi de huit tonnes, et 3,37 frs par envoi de dix tonnes, alors que les petits cultivateurs paient 8,60 frs la tonne en petite vitesse et 19,50 frs en grande vitesse. De plus, les compagnies tarifent toutes les denrées de la même manière : blé, orge, fruits, légumes, paient le même prix. Les denrées les moins chères (blé dur et surtout orge) sont de ce fait pénalisées par rapport à celles qui sont coûteuses. Comme le remarque le rapport que nous citons, « il serait plus avantageux parfois d’importer des céréales de la métropole que de transporter les céréales algériennes d’une région à l’autre ». Les critiques contre les trop longs délais d’acheminement restent valables, et causent des préjudices aux cultivateurs qui voient souvent leurs produits avariés en cours de transport, ou bien encore lors de l’attente sur les quais des gares. Il faut souligner que les compagnies manquent de matériel spécialisé et que tout est traité de la même manière ; il n’y a pas de wagons-bergeries, encore moins de wagons frigorifiques, etc. Enfin, les compagnies accordent des tarifs préférentiels à certains centres, quitte à faire payer plus cher aux autres localités cette libéralité. Ainsi, la ligne Sétif-Bougie bénéficie d’un tarif préférentiel afin que les produits s’écoulent par Bougie et non par Philippeville ; mais d’une part, les marchandises doivent aller jusqu’à Béni Mansour et redescendre la vallée de la Soummam ; d’autre part, les gares intermédiaires de Sétif à Bougie, ne bénéficient pas de ce tarif. Cette faveur pour Sétif provoque évidemment les protestations de Philippeville et des régions situées entre Sétif et Bougie. En fait, les chemins de fer souffrent des mêmes maux que ceux signalés par Burdeau en 1891, et, au lieu d’être « générateurs de vie économique comme aux États-Unis, il n’apparaissent que s’il y a suffisamment de vie économique pour les rendre rentables »40. Si les voies ferrées ne remplissent pas leurs promesses aux yeux des cultivateurs, les transports maritimes leur font subir en 1904 des pertes sensibles, mais limitées. Depuis la loi du 2 avril 188941 assimilant au cabotage la navigation entre la France et l’Algérie – loi appliquée seulement à partir du 4 octobre 1893 –, la marine française avait bénéficié « du monopole du pavillon ». Ce monopole particulièrement profitable aux compagnies maritimes françaises reposait évidemment sur l’armement français. Or, à partir de 1904, les inscrits maritimes se mettent en grève ; les premières grèves éclatent à Marseille au printemps 1904, elles durent du 22 avril au 20 mai et gênent encore peu les cultivateurs algériens. Par contre la grève de l’été leur cause plus de préjudices : d’abord elle dure du 25 août au 8 octobre : un bon mois et demi, ensuite, elle survient au moment où l’exportation des céréales, 40. Ch. d’agriculture, rapport cité. 41. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée ci-dessus.
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fruits, vins et bestiaux bat son plein42. L’opinion s’émeut de cet arrêt43, proteste contre les « conséquences désastreuses » de ces grèves, et demande la suppression du monopole du pavillon, une nouvelle organisation de l’inscription maritime et l’arbitrage obligatoire de l’État en cas de conflit44. La fin de la grève met un terme à ces inquiétudes. Il est difficile d’évaluer le préjudice causé à l’agriculture constantinoise. Les produits maraîchers et les fruits ont sans doute le plus souffert de la grève, mais ils sont surtout cultivés par les colons et peu ou pas par les fellahs qui s’en tiennent à l’élevage et aux céréales. Pour l’élevage, l’exportation est freinée par l’obligation de claveliser les ovins45 ; l’opinion agricole est en général opposée à cette mesure sanitaire qui n’entre en application que le 1er mai 190346 : la clavelisation entraîne en effet des frais, des retards à l’exportation et pour certains, la mesure est plus néfaste qu’utile à la santé des animaux. Par ailleurs, les céréales subissent une concurrence redoutable du fait de l’entrée en France en franchise des produits agricoles tunisiens (loi du 19 juillet 1890)47. De plus, un décret beylical du 2 mai 189848 admet en franchise en Tunisie, les céréales étrangères : de là, ces grains peuvent passer en Algérie, sans qu’il soit possible de différencier à la douane les blés tunisiens des blés étrangers. Les céréales algériennes subissent enfin un troisième désavantage : les blés étrangers bénéficient en effet du régime de l’admission temporaire grâce aux acquits à caution : ainsi ils peuvent alimenter les minoteries métropolitaines qui se procurent des grains à bon compte, puis ils reviennent en Algérie ou en Tunisie, sous forme de farines, pâtes alimentaires ou autres produits. Le préjudice causé à la minoterie algérienne touche également l’agriculture algérienne. Devant cette double concurrence des blés tunisiens et étrangers, le président de la Chambre de commerce de Constantine adresse un télégramme au président du conseil en avril 190449 : la dépêche signale le trafic auquel donne lieu le 42. L’Indépendant, 14 mars 1905. 43. Id., 30 septembre 1904 ; le comice agricole de Bougie proteste contre les conséquences économiques de la grève qui interdit l’écoulement des récoltes. 44. Conseil général 1904, séances du 3 et 8 octobre. 45. Sur toute cette question, cf. Ch. d’agriculture, 14 novembre 1902. 46. Un arrêté du gouverneur général du 28 avril 1898 prescrivait un certain nombre de précautions sanitaires appliquées aux ovins destinés à l’exportation ; une décision du ministre de l’Agriculture du 27 juin 1900 n’autorisait l’importation à partir du 1er mai 1901 de moutons algériens que clavelisés ; mais la date fut reportée au 1er mai suivant (arrêté du 25 février 1901 modifié le 3 avril 1901). 47. Cf. supra, chapitre III, livre IV. 48. Ch. d’agriculture, séance 12 novembre 1903. 49. F 80 1760, télégramme du 29 avril 1904 ; dans le même sens (in F 80 1760) cf. aussi télégramme du syndicat agricole d’Oran, adressé au gouverneur général le 14 juin 1904.
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blé tunisien expédié vers la France en franchise de droit ; comme le marché tunisien est approvisionné par des grains étrangers, des spéculateurs bénéficient ainsi de la prime de 7 frs par quintal au détriment des blés algériens. Le trafic porte non seulement sur les blés, mais sur l’orge, les vins, les bestiaux. Cette concurrence redoutable pour la production algérienne est une menace dont les fellahs pourraient bien faire les frais, et qui s’ajouterait aux effets de la crise que l’agriculture constantinoise traverse à partir de 1905.
CHAPITRE TROISIÈME
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Les années critiques (1905-1909)
Les mauvaises années s’annoncent toujours de la même façon : une réduction des ensemencements avant l’année critique place les fellahs en position précaire, et pour peu que le froid ou la chaleur soient excessifs, la situation devient désastreuse. C’est le cas pour 1905. La campagne agricole 1903-4 avait marqué une nette régression des emblavures par rapport aux années précédentes : 8 % en moins pour le blé dur, et 9 % pour l’orge ; la diminution de la récolte (33 % en moins pour le blé dur et 22 % pour l’orge) permet tout au plus de maintenir les ensemencements à leur niveau précédent : en 1904, les fellahs cultiveront 583 284 ha en blé dur et 619 879 ha en orge. La sécheresse de l’hiver et surtout celle du printemps1 laissent peu d’espoir aux cultivateurs ; des orages de grêle coupés de sirocco2 surviennent en mai et anéantissent ce qui avait pu résister, en particulier l’orge souffre plus que le blé dur3. Les résultats de la récolte traduisent bien cette différence de résistance : le blé donne 3 024 020 qx (plus qu’en 1904) ; par contre l’orge ne fournit que 3 023 794 qx (14 % en moins). Ces chiffres ne soulignent pas le contraste entre les régions littorales4 (Bougie, Philippeville) bien arrosées qui ont eu une belle récolte et celles des hautes plaines (Sétif, Batna, Tébessa), entre les terres travaillées à la charrue arabe, – c’est la presque totalité –, dont les résultats sont presque nuls, et celles, en nombre infime, qui ont bénéficié d’instruments plus perfectionnés. Dans bien des endroits (ainsi à Morsott4) la moisson ne se fait même pas. Pour enrayer les menaces de disette, l’administration importe des orges exotiques et les S.I.P. accordent des prêts ou prorogent les anciens prêts qui n’ont pas encore été remboursés4bis. Le montant des nouveaux prêts s’élève à 2 593 490 frs, celui des anciens prorogés à 737 522 frs ; à ces sommes, 1. Ch. d’agriculture 1905, rapport sur la situation agricole de mai 1905. 2. Arch. dép. de Constantine, Administration Communale, Morsott, 1911-1916, dép. de l’administrateur au préfet, 7 septembre 1905. 3. Ch. agriculture 1905, rapport déjà cité. 4. Ibid., Arch. dép. de Constantine, administration communale, Morsott, document déjà cité. 4bis. Ch. d’agriculture, mars 1906, page 94.
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s’ajoutent 151 135 frs de secours, et 9 000 frs pour les chantiers de charité. En tout donc, 3 491 747 frs. Les prêts les plus importants5 (en nature ou en numéraire) intéressent évidemment les communes qui ont le plus souffert de la sécheresse. Ainsi ont été distribués : Bibans : 156 820 frs ; Eulmas : 188 000 frs ; Mâadid : 156 258,80 frs ; Msila : 130 000 frs. Cette double intervention administrative ne suffit pas cependant à faire reculer la misère et à enrayer la spéculation que la récolte médiocre a engendrée. En effet, dans la commune mixte de Morsott, comme la mauvaise récolte dure depuis 1900, nombre de fellahs voient leur existence, ainsi que celle de leur famille, gravement menacée6 : « ils meurent littéralement de faim et commencent à se répandre dans les villes et centres européens environnants pour demander la charité. » Le pire est que cette misère les rend très vulnérables à toutes les spéculations. En effet, si les fellahs ont des troupeaux, – et c’est le cas des gens de Morsott –, ils cherchent à vendre leurs bêtes pour vivre, mais l’offre excessive provoque une importante baisse des prix : le mouton adulte qui se vendait en 1904 de 18 à 22 frs n’atteint pas 10 frs ; les chèvres tombent de 15 à 4 frs, et même à 3,50 frs ; les bovins subissent la même dépréciation : deux génisses et une vache valant ordinairement 350 frs ne trouvent pas preneur à 100 frs. Pour les producteurs de grains, le même phénomène se produit à la récolte, doublé d’un phénomène inverse au moment des semailles ; le mouvement a une telle ampleur que la presse crie au scandale7. Évidemment l’orge subit la plus forte augmentation. En juillet et août, les arabes se sont débarrassés du peu d’orge qu’ils possédaient8 au prix de 14 à 16 frs le quintal, aujourd’hui, – en novembre –, ils sont obligés d’en racheter à 30 frs la charge, remboursable à la prochaine récolte9. Pour le blé dur, la hausse est tout aussi impressionnante : le quintal qui vaut à Constantine de 27 à 28 frs est vendu aux arabes « au prix usuraire de 60 frs remboursable à la récolte ». Un ouvrier indigène gagnant 30 frs10 pour vingt journées de travail par mois, ne pourra acheter qu’un quintal d’orge pour lui et sa famille ; il n’est pas question évidemment pour lui de manger de la galette de blé11. L’insuffisance des ressources alimentaires augmente la 5. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917, dép. du préfet au gouv. général, 25 janvier 1906. 6. Arch. dép. de Constantine, Administration communale, Morsott, 1911-1916, dép. administrateur à préfet, 7 septembre 1905. 7. Bull. société agric. de Constantine, 1er novembre 1905, et L’Indépendant, 5 novembre 1905. 8. Sans soute les fellahs ont-ils vendu pour payer leurs impôts mais les journaux ne mentionnent pas ce fait. 9. La charge d’orge (160 l.) pèse de 96 à 100 kgs. 10. Bull. société agric. de Constantine, 15 novembre 1905. 11. Ibid., « les classes pauvres indigènes ont appris depuis longtemps à se passer de blé ».
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mortalité : dans certains douars de vingt feux, on ne trouve pas, – le ramadhan aidant –, dix hommes capables d’assurer les travaux agricoles d’une façon suivie. La misère explique aussi, selon l’administration, la recrudescence des délits et des crimes12. Enfin, dans certaines communes mixtes, les rentrées d’impôts arabes diminuent sensiblement : de 11 % dans la commune mixte de Khenchela, de 30 % dans celle de Tébessa13. Dans ces conditions, les superficies ensemencées en blé dur pour la prochaine campagne diminuent sur l’année précédente (de 3 % seulement) ; pourtant celles d’orge augmentent (+ 2 %)14. L’augmentation a peu d’ampleur mais ne s’explique pas : les documents sont muets sur ce point. Les importations d’orge exotique sont peut-être responsables de l’extension des cultures alors que le blé a pu être exporté vers les fabriques de pâtes ou les minoteries métropolitaines. De toute façon, l’avenir paraît moins sombre qu’on ne le prévoyait ; malgré les orages de grêle de l’hiver et surtout de juin15 la récolte est dans une honnête moyenne : 3 710 074 qx de blé dur et 4 767 809 qx d’orge. L’enchaînement traditionnel selon lequel une mauvaise année est suivie de plusieurs autres semble avoir été rompu. Pourtant, en comparant les années agricoles 1905-1906 et 1906-1907, nous constatons une nette diminution des emblavures : 8 % en moins pour le blé dur et pour l’orge. Cette réduction s’explique par les pluies abondantes de l’automne et l’hiver très rigoureux16 : les cultivateurs n’ont pu effectuer tous leurs labours17 et les grains sont emportés par les inondations. Dans la vallée de la Soummam, la catastrophe a une réelle ampleur18 : « les terres ensemencées ont été emportées, ravinées ou ensablées ; des oueds ont changé de lit, des arbres ont été déracinés ou ébranchés par la neige, des troupeaux décimés par le froid ou surpris par les eaux et anéantis : des glissements du sol se sont produits. On ne peut énumérer les pertes subies ni décrire exactement la situation lamentable qui en est la conséquence : 30 % de la fortune immobilière a été perdu. » Les récoltes sont de nouveau médiocres : 2 498 315 qx de blé dur, 3 152 601 qx d’orge : - 33 % pour le blé dur, - 34 % pour l’orge. Le pire est 12. Ch. agriculture 1906 ; circulaire du préfet aux administrateurs du département de Constantine, 9 décembre 1905. 13. Conseil général, octobre 1905, rapport préfet, p. 517. 14. Nos chiffres contredisent certains propos tenus au conseil général (C. général 1905, rapport préfet p. 517) qui prévoient une diminution des ensemencements. 15. Arch. dép. de Constantinte, H, Statistiques de la campagne 1904-1905, rapp. du 22 février 1906. Cf. aussi Arch. dép. de Constantine, adm. communale, Oued Cherf, 1905-1912, délib. de la com. munic. 1er août 1906. 16. Arch. Dép. de Constantine, H, Statistique agricole 1903, campagne 1906-1907. 17. Dél. fin. 1907, section indigène, p. 42. 18. Dél. Fin. section kabyle, 1907, page 5.
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que les fellahs ne peuvent rembourser les prêts consentis par les S.I.P.19 : leurs moyens de défense sont donc en partie réduits. Or, l’année agricole 1907-1908 est désastreuse : le printemps est sec, les sauterelles apparaissent dans le sud et remontent vers le nord. Si les dégâts que cause leur passage n’ont pas l’ampleur de ceux commis en 1888, ils atteignent néanmoins, pour certaines régions, des sommes fort importantes : ainsi pour la commune mixte des Bibans20 le montant atteint 767 000 frs ; dans la commune mixte d’Akbou, 40 000 frs ; dans celle de Djidjelli 80 000 frs, dans celle de Jemmapes, 45 000 frs. Aux sauterelles s’ajoutent les épizooties, et surtout la fièvre aphteuse21 qui atteint les bovins et les ovins ; malgré les interdictions frappant les marchés officiels, le fléau se répand par le moyen de marchés clandestins qui naissent spontanément. La carte des récoltes est liée aux zones de pluviosité : dans la région de Philippeville22, le rendement est moyen ; les sauterelles ont surtout ravagé les cultures maraîchères, le bétail est en général en bon état. La situation est identique dans la région de Bougie23; dans la commune mixte de Jemmapes, les céréales n’ont presque pas souffert des sauterelles. Par contre sur les hautes plaines, la note est moins optimiste : à Bordj-bou-Arréridj24 les orges ont un rendement médiocre, les blés sont fortement menacés par suite des sauterelles, les cultures maraîchères et les vergers sont détruits. À Châteaudun-du-Rummel25, les rendements des récoltes seront inférieurs à ceux que l’on espérait au début du printemps. À Oued Zenati26 les résultats sont franchement mauvais : la récolte d’orge est très médiocre, celle de blé presque nulle : on prévoit une « grande misère à brève échéance ». À Morsott et à Tébessa, la situation des fellahs est très précaire, car beaucoup d’entre eux « n’ont absolument rien récolté »27. L’opinion européenne28 s’inquiète des prochaines perspectives : « L’avenir ? C’est la misère noire pour les indigènes ; déjà la gêne se fait 19. L’Indépendant, 31 mars 1907. 20. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne anti-acridienne ; 1902-1916, état des dégâts commis en 1908, rapport du préfet au gouv. gén. 14 décembre 1908. 21. L’Indépendant, 5 septembre 1908, cf. aussi Arch. dép. de Constantine, statistique agricole 1908, campagne 1906-7, état de juillet 1908 ; cf. aussi Ch. agric., 17 mars 1908. 22. Arch. dép. de Constantine, Série B 1/22, dossier n° 1, rapport de police du 30 juin 1908. 23. Id., rapport police, 30 juin 1908. 24. Ibid. 25. Ibid. 26. Ibid. 27. Arch. dép. de Constantine, administration communale, Morsott, 1911-1916, délibération commission municipale, 20 nov. 1908 ; cf. aussi, Arch. dép. Constantine, Série N, Propriété indigène, Morsott, délib. comm. munic. 17 juin 1908. 28. L’Indépendant du 5 septembre 1908.
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sentir, et il est à prévoir que malgré les secours, la famine règnera cet hiver en pays arabe ; et le malheureux khammès tenaillé par le besoin sortira de son misérable gourbi pour voler le colon ». Le conseil général à son tour29 déclare que cette grave situation risque de devenir « dangereuse cet hiver ». L’administration accorde alors des dégrèvements d’impôts importants30 ; ainsi douze communes ou communes mixtes produisant 856 642 frs pour le hokor et l’achour sont dégrevées de 379 714 frs (en moyenne 44 %). Les dégrèvements les plus importants concernent les communes mixtes de Morsott : 87 %, Rénier 87 %, Tébessa 89 % et Duquesne 97 %. Les moins importants affectent Djidjelli, 18 %, Aïn Abid, 20 % ; trois communes profitent d’un dégrèvement compris entre 20 et 40 % : Jemmapes (mixte) 25 %, Tébessa (indigène) 29 % et Khenchela (indigène), 33 % ; trois communes sont dégrevées de 40 à 80 % : Khenchela, 41 %, Oued Cherf 51 %, Oued Zenati 63 %. En outre, les S.I.P. sont largement mises à contribution : le montant de leurs prêts dépasse 2 millions de frs (2 026 000 frs)31; à cette somme il faut ajouter 267 314 frs pour les chantiers de charité, 61 875 frs provenant des fonds de secours des douars et des S.I.P., 184 885 frs de subventions provenant du budget colonial : en tout, 2 530 074 frs. Dans la commune mixte de Morsott32, grâce à la S.I.P., 48 000 frs seront distribués aux douars El Meridj, Morsott, Belkfil, Youks et Bekkaria ; le douar Gouraya recevra 15 000 frs prélevés sur les fonds du douar (intérêt à 5 %). De plus, le remboursement des prêts antérieurs (50 000 frs) est reporté à 1909 ; en outre, l’administration accorde un dégrèvement général des prêts consentis en 1905 sur les fonds des douars, soit 88 500 frs, des dégrèvements partiels sur les impôts de l’année en cours, enfin, elle accorde 31 400 frs pour instituer des chantiers de charité33. Ces mesures restent insuffisantes pour la région de Morsott ; les appels lancés par l’administrateur de la commune mixte pour obtenir des prêts auprès « des banquiers, de financiers ou d’amis disposant de capitaux » se heurtent à un refus : et il est impossible de secourir tout le monde34. Or, les fellahs doivent également rembourser leurs ordinaires créanciers, kabyles et mozabites35. 29. Conseil général 1908, 21 octobre. 30. Exposé de la situation 1908 ; nous avons choisi les communes ou C.M. de Duquesne, Djidjelli (mixte), Jemmapes (mixte), Aïn Abid, Oued Zenati, Renier, Oued Cherf, Tébessa, Morsott, Tébessa (indigène), Khenchela et Khenchela (indigène). 31. Conseil général 1908, 21 octobre. 32. Arch. dép. de Constantine, administration communale, Morsott, 1911-1916, délibérations de la comm. munic. 24 novembre 1908. 33. Arch. dép. de Constantine, N, Propriété indigène, Morsott, délib. comm. munic. 17 juin 1908. 34. Arch. dép. de Constantine, administration communale, Morsott, 1911-1916. 35. Ibid.
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Ce n’est là qu’un exemple. On comprend que le gouverneur général ait été « effrayé du chiffre des propositions » de secours avancé par l’administration constantinoise36. La mauvaise récolte de 1908 pose évidemment le problème de la récolte suivante : les conseillers généraux37 voudraient que les maires et administrateurs avancent des grains pour les ensemencements avant qu’il ne soit trop tard. Effectivement, les superficies de blé dur et d’orge diminuent par rapport à la campagne précédente (- 8 % pour le blé dur et - 5 % pour l’orge)38. L’hiver pèse lourdement sur les fellahs : le blé dur est vendu à la fin de l’hiver 32 frs le quintal et l’orge 20 frs. Les troupeaux sont dans un état pitoyable : dans la région de Bordj, les bœufs sont de « vrais squelettes ambulants »39; la mortalité frappe les ovins dans la proportion de 60 à 70 % ; dans la région de Tébessa, la mortalité est au moins de 40 % ; dans la commune mixte de Khenchela, meurent 1 600 bœufs, 65 000 moutons et 4 500 chèvres. La précarité des ressources alimentaires sensibilise les fellahs aux attaques du typhus qui sévit dans le département depuis janvier 190940 : le pourcentage des décès qui était de 2,17 % et 1,26 % dans les territoires civils et de commandement passe à 2,39 % et l,51 % en 190941. Comme l’avoue un conseiller général42 : « dans les villes on ne se fait qu’une idée imparfaite de la réalité des choses ; si nous voyions ce qui se passe dans les douars, nous serions épouvantés. » Un autre ne craint pas d’affirmer : « les indigènes, on peut le dire, meurent de faim », et pour le prouver il évoque les bandes de fellahs loqueteux qui assaillent à Guelma tous les gens en ville : « ils jouent rarement la comédie de la faim ». Pour soulager ces misères, on organise des fêtes de charité43. Heureusement, les promesses de récolte sont bonnes. Effectivement si le blé donne des résultats médiocres (2 674 776 qx), l’orge, par contre, est abondante : 4 726 809 qx (+ 14 % pour le blé et + 63 % pour l’orge). Les prix diminuent évidemment : le blé n’est plus qu’à 25-26 frs le quintal, l’orge oscille de 13,50 frs à 14,50 frs le quintal. La campagne de 1908-1909 « une des meilleures que nous ayons eue depuis ces dix dernières années »44 permet aux fellahs de bien se 36. Ch. agriculture, séance du 9 novembre 1908. 37. Conseil général, 21 octobre 1908, page 75. 38. Nos chiffres contredisent les affirmations de L’Indépendant (5 mars 1909) qui estime que les ensemencements ont diminué d’un tiers par rapport à ceux de l’année précédente. 39. Bull. agric. de l’Algérie et de la Tunisie, 1er sept. 1909, sur la mortalité du bétail pendant l’hiver 1908-9. 40. Dél. Fin. 1909, indigènes, page 122 ; non colons, page 969. 41. Statistique générale de l’Algérie, 1909. 42. Conseil général 1909, 20 avril. 43. L’Indépendant, 9 mai 1909. 44. L’Indépendant, 17 août 1909.
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relever45. Ainsi, si les circonstances climatiques ont sérieusement touché l’agriculture constantinoise pendant ces quatre mauvaises années, celle-ci n’a cependant pas connu les désastres de 1888, encore moins ceux de 18661870 : cette amélioration relative des souffrances paysannes est dûe sans doute à l’action des S.I.P.46 qui par leurs réserves de grains et d’argent, ont permis une intervention rapide et efficace47. Le département compte alors 64 sociétés groupant 177 343 adhérents48, ayant un actif de 6 850 796 frs. L’importance de l’actif montre bien la gestion prudente des S.I.P. : une circulaire du gouverneur général du 25 août 190849 peut bien fixer le maximum du prêt annuel à consentir au même sociétaire à 1 500 frs ; il y a peu de chances de trouver des prêts de cet ordre50. La gestion demeure pourtant trop prudente, trop financière et pas assez sociale ; la circulaire du préfet de Constantine aux présidents des S.I.P., datée du 4 décembre 190851 le montre nettement. Le préfet demande aux administrateurs des S.I.P. de ne pas exiger le remboursement des prêts consentis, à la fin août ou au début de septembre, dates des cours les plus bas. Si l’emprunteur doit 100 frs plus 5 frs d’intérêt, il sera obligé de vendre neuf charges d’orge (si l’orge est à 12 frs la charge) ; or, à la fin octobre, lorsqu’il reviendra emprunter 100 frs à la S.I.P., la charge aura alors 45. L’auteur de l’article ajoute : « Tout porte à croire que nous ne reverrons pas l’hiver prochain, les bandes de faméliques qui parcouraient il y a peu de temps encore, nos villes et nos villages, à la recherche d’une nourriture qui somme toute, ne leur a jamais fait défaut. » 46. Dans son numéro du 4 mai 1909, L’Indépendant donne le détail des secours accordés aux miséreux : — secours : 650 290 frs ; renouvellement des prêts par les S.I.P. : 2 157 148 frs ; secours des communes et collectivités : 408 549 frs; chantiers de charité (prélevés sur les fonds des douars) : 176 888 frs ; total : 3 392 867 frs. 47. Cf. l’opinion du gouverneur général dans sa circulaire du 4 décembre 1908 (Estoublon et Lefébure, op. cit. 1908, page 341) : [...] « Sans doute, les sociétés de prévoyance ont beaucoup fait pour remédier à ces maux, et elles sont appelées à prendre une extension chaque jour plus grande ; mais leurs ressources sont encore bien limitées puisqu’elles ne dépassent guère une moyenne de 30 frs par sociétaire. « Au taux annuel de l’accroissement annuel de leur capital, elles possèderaient à elles toutes, dans une vingtaine d’années, environ 50 millions de frs ; on pourra alors parer presque toujours à l’insuffisance des mauvaises récoltes, mais non fournir à l’agriculture indigène, les ressources nécessaires pour améliorer ses rendements. » « La société de prévoyance, institution tutélaire dont nous ne saurions trop activer le développement, est obligée de se cantonner dans son rôle presqu’exclusif d’assurance contre la famine ». C’est nous qui soulignons. 48. L’Indépendant, 14 octobre 1908. 49. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1917. 50. À la séance du 3 décembre 1912, un membre français de la chambre d’agriculture de Constantine déclare avoir vu dans la région de Sétif des prêts de 20 et 22 frs, et le maximum des avances ne dépassait pas 30 ou 35 frs. 51. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance 1890-1917.
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augmenté et vaudra de 17 à 18 frs : il ne pourra donc en acheter que six ; le fellah subit donc un préjudice de trois charges qui manqueront pour les semailles ou la nourriture. Ainsi, la situation paysanne reste identique pour les fellahs ; même L’Indépendant assez peu porté à critiquer la colonisation française, écrit dans un éditorial intitulé : « On crève de faim dans le bled »52 : « Il est temps de mettre fin à cet état de choses indigne de nous, indigne surtout de nos prétentions à la civilisation. Après tout, cette misère, c’est un peu nous qui l’avons provoquée par la modification du mode de vie des indigènes. Avant nous, au temps des deys et des beys, il y avait peut-être moins de pauvres. L’exportation de grains était interdite, de sorte que la production du pays restait sur place et l’impôt sur le revenu prescrit par le Coran pour subvenir aux besoins des déshérités permettait de secourir bien des misères ». Sans doute avons-nous bâti des hôpitaux, des écoles, etc. mais le développement du commerce, l’installation des chemins de fer a bouleversé la société musulmane. Il est certain « qu’en modifiant la vie économique des populations algériennes, nous avons provoqué des ruines et créé de la misère ». Or, cette misère s’est faite sentir rudement cette année à cause de la récolte déficitaire : « Ce n’est pas en niant la misère indigène qu’on y mettra fin. La misère existe, c’est un fait incontestable ; il y a des gens qui meurent de faim ; nous pourrions produire des preuves. Si nous ne remédions pas à cet état de choses, nous finirons nous-mêmes par en être victimes ». Cet aveu très significatif et cet avertissement replaçaient la question de la misère des fellahs dans son contexte économique et social53. Mais l’article n’eut pas de suite. Il en eut même si peu qu’en 191054 plusieurs conseillers généraux estimaient que si les fellahs utilisaient la charrue française au lieu de la charrue arabe ils devaient être taxés pour deux charrues au lieu d’une : c’était évidemment condamner le paysan arabe à la stagnation, que tout le monde, administration et conseil général en tête, critiquait.
52. L’Indépendant, 26 septembre 1909. 53. Dans L’Indépendant, 5 septembre 1908, un article notait que « l’indigène dépense toutes ses réserves dans les bonnes années et se trouve démuni dans les mauvaises : CETTE SITUATION LAMENTABLE DURE DEPUIS LA CONQUÊTE. » (C’est nous qui soulignons). 54. Conseil général 1910, 22 octobre.
CHAPITRE QUATRIÈME
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Les problèmes des fellahs (1909-1912)
L’examen des différentes courbes que nous possédons montre qu’à partir de 1909, l’ascension est le fait primordial pour la production des céréales, la démographie ou la valeur des instruments agricoles. Plusieurs exceptions apparaissent pourtant : l’élevage, – on connaît les causes de la diminution des troupeaux –, la production d’olives en régression en 1910-1911, et les céréales pour l’année 1911-1912. La succession de plusieurs années satisfaisantes permet à l’administration comme à l’opinion d’examiner des questions essentielles dans la vie rurale, telles que l’érosion des sols, la fiscalité, la mise en place d’institutions agricoles destinées à compléter les S.I.P. et à protéger les fellahs au maximum. Cependant l’été 1909 est perturbé sérieusement par un incident métropolitain qui réagit fortement sur l’économie algérienne : la grève des inscrits maritimes marseillais qui éclate en mai 1909 et dure pendant les mois de mai, juin et même juillet. Dès le début juin, le gouverneur général envoie au président du conseil un télégramme1 lui signalant les protestations des milieux agricoles et commerciaux algériens. La commission des douanes a refusé leur demande de suspendre le monopole du pavillon accordé aux compagnies maritimes françaises. Effectivement, la municipalité de Philippeville, la Chambre de commerce du département de Constantine2 soulignent avec force les pertes que subissent les primeurs en souffrance sur les quais ; l’attitude de Bône est identique3. Plus sérieux est l’avertissement du sous-préfet de Guelma4 qui constate la diminution ou la suspension des opérations commerciales que provoque l’arrêt des exportations de bestiaux. De son côté, la Chambre de commerce de Bougie5 affirme que la grève a diminué les exportations de 73 000 qx ; comme d’autre part la diminution des importations est importante, les prix ont augmenté dans la proportion de 25 à 30 %. À Philippeville, la Chambre 1. AGG. 25 0 2, Télég. du 4 juin 1909. 2. Ibid. 3. AGG, 25 0 2, Tél. sous-préfet de Bône, 8 juin 1909. 4. AGG, 25 0 2, Tél. du 8 juin 1909. 5. AGG, 25 0 2, Ch. commerce de Bougie à gouv. gén. 20 juillet 1909.
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de commerce6 établit ainsi le bilan des grèves en dressant le tableau des exportations correspondantes des mois de mai et juin 1908 et 1909 : Marchandises Bœufs Moutons
Exportations 1908 1909 13 432 T. 8 104 T. 784 T. 346 T. 60 105 T. 39 783 T.
en moins - 5 328 T. - 438 T. - 20 325 T.
Elle estime ainsi que le préjudice causé aux entreprises commerciales sur le chiffre d’affaires pour mai et juin est de l’ordre de 45 % par rapport à 1908. La durée de la crise et ses répercussions sur tous les milieux agricoles algériens, obligent le gouvernement à faire adopter la loi du 22 juillet 19097 qui permet de suspendre le monopole du pavillon en cas d’évènement exceptionnel capable d’interrompre temporairement les relations maritimes entre un ou plusieurs ports de France et les ports d’Algérie ou inversement. Selon L’Indépendant de Constantine8, la grève aurait entraîné une baisse de 20 % sur les bestiaux. En fait, l’examen des statistiques commerciales nous montre que les exportations algériennes de bovins, d’ovins, d’huile d’olive ont baissé sensiblement en 1909 par rapport à 19089 : Valeur en millions de frs Bovins Ovins Huile d’olive
1908 7 724 37 334 15 317
1909 3 548 30 389 3 317
Quant à la loi du 22 juillet 1909, elle n’a eu aucun effet sur les grèves des inscrits maritimes qui, en 1912, provoquent les protestations des primeuristes de la région de Djidjelli et des éleveurs de Tébessa10. C’est que malgré les demandes réitérées faites dans la presse comme aux délégations financières11 ou au conseil général, il faut attendre la guerre pour que le gouvernement français se décide enfin à enlever en mai 1915, aux compagnies françaises le monopole du pavillon. 6. AGG, 25 0 2, Ch. commerce de Philippeville, à gouv. gén. 22 juillet 1909. 7. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée ; cf. aussi Larcher et Rectenwald, op. cit., T. I, page 484. 8. L’Indépendant, 20 juillet 1909. 9. Sans doute pourrait-on rétorquer que la diminution des exportations des bovins et des ovins s’explique par la régression de l’élevage, mais pour l’huile d’olive ? En 1909, le Constantinois, principal exportateur d’huile d’olive, a produit presqu’autant qu’en 1908 (188 508 hl au lieu de 193 186 hl). 10. AGG, 25 0 2. 11. Dél. fin. 1909, Non colons, p. 567, p. 691.
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Les grèves terminées, et comme l’année s’annonce satisfaisante, une question s’impose à l’administration, celle de l’érosion des sols. La question n’est pas agitée pour la première fois ; elle l’a été à plusieurs reprises, mais épisodiquement et se trouve liée au problème forestier et au défrichement des sols en pente. Dès avril 188312 donc peu de temps après les grands incendies de 1881, se forme une ligue du reboisement qui lance un appel aux Algériens pour « reboiser l’Algérie, limiter la ruine des sols et accroître l’emmagasinage de l’eau dans le sol ». Quelques années plus tard, en 189713, le conseiller général de Jemmapes, Châtellain, soucieux de retenir les eaux en forêt et sur les pentes des côteaux, imagine un système de fossés creusés selon les courbes de niveaux, dans les parties supérieures. Ces fossés retiendraient les eaux, régulariseraient les cours d’eau, éviteraient les inondations dévastatrices, et permettraient d’avoir, dans les parties inférieures des sources abondantes qui irrigueraient les prairies et favoriseraient ainsi l’élevage. Ryf, directeur de la compagnie genevoise de Sétif, trouve un avantage supplémentaire aux fossés horizontaux : ils empêcheront les terres des pentes d’être emportées par les eaux, laissant le sous-sol stérile ou le roc à nu ; car « la stérilisation de nos côteaux et versants par le fait des pluies est effrayante ». De vastes surfaces autrefois constituées par d’excellentes terres sont devenues presque stériles par l’entraînement des sols depuis seulement vingt ou trente ans ; Ryf ajoute : « Cette œuvre de destruction se continue de plus en plus et sur d’immenses surfaces. » L’indication de Ryf : « Depuis seulement vingt ou trente ans », permet de reporter le début du phénomène à la période 1870-1880, donc au début du grand flux de la colonisation14. Les causes de cette stérilisation15 sont : 12. Bull. société agric. de Constantine, 1er avril 1883. 13. E. Châtellain, Fossés horizontaux, étude sur la retenue des eaux en forêts et en pays agricoles, 1897-1900 : cette brochure nous a été aimablement communiquée par le service de la défense et restauration des sols de Constantine. 14. Cf. dans le même sens, R. Dumont, Projet de rapport à M. le Commissaire général Jean Monnet, sur l’accroissement de la production agricole en Afrique du Nord, rapport ronéotypé par le commissariat général du plan de modernisation et d’équipement, juin 1949 ; W.C. Lowdermilk, Érosion et conservation du sol en Algérie, rapport du 28 mai 1949. 15. Sur les conséquences du déboisement, cf. la délibération particulièrement suggestive du Conseil municipal de Batna du 13 mars 1904, in Ch. d’agric. Constantine, 7 avril 1904 : « La dénudation pour une contrée n’est-elle pas synonyme de désert, de mort ? [...] Des inondations répétées, des froids terribles, subtils, inattendus, des chaleurs atroces, des sécheresses prolongées, voilà les maux qui se renouvellent maintenant ici avec le plus de fréquence et d’intensité. » « Rien ne leur résiste : nos arbres fruitiers ne donnent plus de fruits, nos champs ne donnent plus de moissons, les bêtes de travail et de rapport, les moutons surtout crèvent par milliers ; les sources disparaissent, les montagnes s’écroulent sous les pluies diluviennes et leurs débris
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— 1° Les incendies de forêts et les déboisements consécutifs qui facilitent le dévalement de l’eau sur le sol16 ; — 2° Les défrichements plus ou moins clandestins en forêts ; l’utilisation intensive des parcelles ainsi créées est d’autant plus pernicieuse à l’équilibre des sols que les fellahs refoulés sur ces zones cherchent à obtenir une production équivalente à celle des terres maintenant abandonnées à la colonisation17 ; — 3° Les parcours clandestins qui contribuent à gêner le repeuplement18 ; — 4° Dans les zones cultivées avec charrues françaises et sans engrais, la disparition progressive des sels minéraux19. vont combler les lacs et les oueds ; le relief du sol disparaît ainsi et le sol, ainsi exposé à toutes les forces de la nature, se calcine, se fond, devient infertile, se transforme en Sahara. Tout cela est dû au déboisement, car, à défaut d’arbres, les plantes et les animaux, le sol se trouve dans la situation d’une personne à laquelle on aurait enlevé ses vêtements, et que par une froide nuit d’hiver ou une chaude journée d’été, l’on aurait exposée aux intempéries, nue, complètement nue. » 16. Ch. agric. 26 mars 1903 : « La chambre est émue de voir les zones des hauts plateaux, montagneuses et sahariennes dépérir : ce dépérissement est dû à des déboisements successifs et ininterrompus depuis la conquête. » 17. Ch. agric. 7 avril 1904 ; cf. aussi, Ch. agric. 1905, rapport sur la situation agricole, novembre 1905 : « Depuis l’apposition du séquestre en 1871, les indigènes refoulés défrichent les montagnes pour se procurer des terres de labour ou pour faire des plantations de figuier. » « Ces montagnes jadis couvertes de brousailles retenant les eaux de pluies qui s’infiltraient et alimentaient ensuite les sources sont aujourd’hui dénudées et les eaux n’étant plus retenues dévalent dans les vallées où elles forment des torrents au moment des grandes pluies, entraînant la mince couche de terre sans cesse remuée, laissant la roche à nu, ce qui influe considérablement sur la température en même temps que les sources tarissent, de sorte que les terres des vallées sont privées d’humidité ». Cf. aussi le texte de Masqueray sur la Kabylie déjà cité par L. Vignon, et que nous avons repris à notre tour supra. 18. Ch. agric. 7 avril 1904. Au sujet du parcours dans l’Aurès, cf. par exemple, à cette date, la mention d’un conflit fort remarquable par sa signification : « Les petits propriétaires cherchent, par le moyen de pierres qu’ils appellent des sentinelles, à s’enclore et à faire des réserves, alors que les cheikhs intéressés à l’élevage des moutons de commerce, prennent sur eux de faire disparaître toutes les sentinelles d’abornement, afin d’offrir au parcours toutes les terres du douar ». La vieille idée du melk s’oppose ainsi farouchement aux visées commerciales modernes ; le conflit par ailleurs confirme ce que nous disions sur les champs des terres arch, ouverts à cause du parcours et d’une agriculture de forme itinérante : nous touchons là à ces éléments de « l’ordre éternel des champs ». 19. L’Indépendant 23 avril 1907 qui signale l’extension de la colonisation du nord vers le sud parce que les colons ont épuisé les concessions octroyées, en cultivant toujours sans rendre à la terre ses substances fertilisantes ; cf. aussi Lecq et Rivière, Traité d’agriculture pratique pour le nord de l’Afrique, Paris, 1914, page 828 : « L’agriculteur européen ne connaît pas l’exploitation du sol en bon père de famille ; au contraire, c’est la pratique de l’agriculture vampire. »
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À plusieurs reprises, au cours de l’année 1905, les délégués financiers avaient souligné le danger que présentait l’érosion des sols et avaient insisté sur la nécessité de reboiser20. En 1906, le comice agricole de Bougie avait émis le vœu de conserver et restaurer les zones montagneuses et citait en exemple les travaux entrepris à la même époque dans les hautes et basses Alpes de Provence. L’ampleur des inondations de 1907 dans la vallée de la Soummam est la démonstration des dangers du débroussaillement sur les pentes montagneuses, de l’érosion des sols avec pour corollaires, l’alluvionnement intense, l’exhaussement du lit des torrents montagnards, la divagation des oueds. À la session de 190921, les délégués financiers colons, non colons et kabyles réclament l’arrêt des défrichements sur les terrains en pente et surtout le reboisement des pentes rapides et dénudées. L’effort de l’administration se porta sur le reboisement, mais rien ne fut prévu pour la restauration des sols. En effet, un arrêté gubernatorial du 24 décembre 190722 institue un service du reboisement, mais l’arrêté ne s’intéresse pas aux sols, et des arrêtés successifs constitueront des périmètres de reboisement dans des circonscriptions déterminées : ainsi pour le département de Constantine, seront reboisés : — 1° le bassin de l’oued Seghir (commune de Bougie) représentant 67 ha 27 ares (arrêté du 27 mai 1910) ; — 2° le djebel Chettaba (communes de Constantine et d’Aïn Smara représentant 395 ha (arr. du 5 novembre 1910)23. L’insuffisance de ces mesures justifie la persistance des appels pour le reboisement24 et l’inquiétude devant l’impressionnante érosion des sols25 : dans la vallée de la Soummam, déclarent les délégués constantinois en 1913, la terre est enlevée par le courant sur dix mètres d’épaisseur pendant l’hiver. En réalité il faut attendre l’après-guerre pour que l’érosion des sols amène la création d’un service de défense et restauration des sols. Pendant la période qui nous occupe, cette question est toujours annexée et masquée par celle du reboisement des forêts. Certes, l’administration a la volonté de sauvegarder les forêts au maximum : la loi du 21 février 190326 l’atteste ; cette protection est acceptée, 20. Dél. fin. 1905 21. Dél. fin. 1909. 22. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée. 23. Estoublon et Lefébure, op. cit. aux dates indiquées. 24. Ch. agric. 16 mars 1910. 25. Dél. fin. 1913, colons, page 26. 26. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée ; cf. aussi Larcher et Rectenwald, op. cit. T. III, page 310 sq. Les différentes circulaires gubernatoriales sont également des documents intéressants pour cette question ; voir en particulier circulaires du 4 juin 1907, du 29 décembre 1908 in Estoublon et Lefébure, op. cit.
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car elle ne provoque plus aucune mesure gênante pour les fellahs. Sans doute, dans les cantons incendiés, le parcours reste interdit pendant six ans au moins (art. 131). Mais les tribus forestières continuent de bénéficier des « droits d’usage dont elles jouissent en vertu de la tradition » (art. 60). De même, si en règle générale, « l’État ne concède plus à l’avenir dans ses forêts aucun droit d’usage de quelque nature et sous quelque prétexte que ce puisse être » (art. 61), en pratique la loi admet des dérogations en faveur des « indigènes déplacés pour les besoins de la colonisation ». « Ceux-ci auront alors des droits d’usage dans les forêts de leur nouveau territoire, équivalents à ceux dont ils jouissaient auparavant » : il n’y a donc, dans ce cas précis, qu’un transfert de droits d’une zone à une autre et non création de droits nouveaux. De toute façon, « les droits d’usage autres que ceux du parcours peuvent toujours être rachetés par voie de cantonnement » (art. 62). Cette exception en faveur du parcours s’explique : — 1° par la diminution constante de l’élevage en Algérie27 ; — 2° par la place de l’élevage dans la vie des fellahs28. La loi ne parvient pas pourtant à supprimer totalement les incendies : ainsi, en 190329 plus de 100 000 ha (106 714 ha) sont brûlés ; les dégâts sont évalués à 2 008 706 frs. Les forêts domaniales ont été les plus touchées (82 035 ha). Mais les ravages du feu ne sont plus comparables à ceux de 1881. La législation forestière est acceptée, et la surveillance reste active30. Par contre, les plaintes contre la fiscalité restent aussi vigoureuses qu’auparavant. Les colons critiquent31 le système de perception qui facilite les fraudes et permet les enrichissements irréguliers aux dépens du Trésor. Les délégués financiers indigènes32 demandent : 1° L’unification des impôts et des rôles de recouvrements, 2° la suppression du hokor, de la lezma fixe 27. Estoublon et Lefébure, op. cit. T. II, à la date du 21 février 1903, exposé des motifs, page 164. 28. Cf. ibid., « Les deux tiers des populations indigènes vivent en effet de la vie du pasteur. Le troupeau, la chèvre notamment, procure le lait qui constitue le principal aliment de l’arabe et de sa famille ; la laine du mouton fournit le vêtement, le burnous ; mélangée avec le poil de chèvre, elle sert à confectionner la tente qui est la demeure, l’abri. On comprend alors l’importance du mouton et de la chèvre dans la vie de l’indigène. » 29. Conseil général 1903, rapport préfet, octobre, forêts, page 821. 30. Cf. le nombre de P.V. en 1912 : 14 322, dont 7 308 pour délits de pâturage, 3 659 pour coupes, extractions de bois, écorcement et démasclage, 610 pour usurpation, culture en forêts, déplacement de bornes, et 938 pour contravention aux arrêtés d’application de la loi du 21 février 1903 ; le montant des contraventions en argent s’élève à 197 867,94 frs et prestations en nature à 78 987,12 frs, en tout 276 855,06 frs. (Conseil général 1913, octobre, rapport du préfet, page 743). 31. Dél. fin. 1898, p. 239. 32. Dél. fin. 1899, p. 742.
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et de l’impôt foncier s’appliquant aux gourbis, 3° la diminution de la zekkat, 4° enfin, l’établissement de l’achour fixe. L’unification des impôts et des rôles s’explique par le désir des fellahs de ne payer qu’un impôt unique et en une fois ; le paiement de taxes différentes les oblige au contraire à des déplacements fréquents et entraîne une perte de temps. Le hokor doit être supprimé ; perçu sur les terres arch, il constituait sous les Turcs un véritable loyer de la terre. Or, bien que de nombreuses terres aient été constituées en propriété individuelle dans les terres arch (en vertu de la loi de 1873 ou de celle de 1897) les fellahs propriétaires paient le hokor33. Il y a là une situation illogique. La lezma ne se justifie plus : comme le font remarquer les Kabyles34 la base de la lezma n’a pas changé depuis 1858, alors que les richesses des tribus ont diminué à la suite du séquestre ou de l’implantation des colons. Ainsi, le résultat le plus évident de cet impôt maintenu à son niveau de 1858 est que les douars les plus pauvres paient proportionnellement le maximum : il importe donc de transformer cet impôt en impôt de quotité. Quant à l’impôt sur les gourbis, il pèse lourdement sur les foyers les plus humbles35, aussi sa suppression est-elle demandée. La diminution de la zekkat est réclamée, étant donnée la régression du cheptel et son taux élevé. L’achour devrait être fixe. Nous savons que presque toutes les charrues sont imposées à 25 frs, d’autres le sont à 20, 12,50, 10, 6, 5, 4, 3 frs ; comme d’autre part, la différenciation repose sur la qualité de la récolte, le système dans ce cas précis peut prêter à mainte critique, car il dépend en définitive d’appréciations subjectives. Mais ce ne sont pas les seules critiques à adresser aux impôts arabes. En effet, les fellahs se plaignent que pendant les mauvaises années, ils sont imposés au titre de charrues entières, alors qu’ils n’ont pu effectuer qu’une partie de leurs labours36 : la base de l’impôt est la charrue, entendue comme instrument aratoire et non comme superficie cultivée. Plus grave est le reproche que les arabes locataires de terres achetées par des européens en vertu des lois de 1887 et de 1897, adressent au système37 : en vertu d’on ne sait quel critère, ils sont soumis au hokor. Or, le hokor se comprenait fort bien lorsque l’État était le propriétaire éminent de la terre. Mais maintenant, si le propriétaire est un colon européen, le locataire paie un loyer ; alors, pourquoi le hokor ? Ce qui amène certains à penser que les impôts arabes ne sont levés sur les fellahs que pour leur qualité d’arabes, ou pour reprendre 33. Dél. fin. 1912, impôts arabes, p. 480 et sq. 34. Dél. fin. 1912, impôts arabes, p. 505, cf. aussi Dél. fin. 1908, Kabyles, p. 26 et sq. 35. Cf. supra, livre IV, chap. Fiscalité et crédit. 36. Dél. fin. 1907, Indigènes, page 42. 37. Dél. fin. 1905, Indigènes, page 14.
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l’idée de Larcher38 que les impôts arabes constituent en quelque sorte le prix de la défaite perpétué jusqu’à une date indéterminée. Étrange critère mais qui semble correspondre à celui de l’opinion européenne, telle que nous la percevons à travers les délibérations des conseils généraux, des délégations financières ou des assemblées agricoles. La dernière réclamation des fellahs porte sur les centimes additionnels perçus au titre des frais d’enquête qu’entraîne l’application de la loi de 1873. Ces centimes additionnels sont au nombre de quatre en pays arabe et vingt en pays kabyle ; or, malgré la loi du 16 février 1897 qui institue le dépôt d’un cautionnement préalable pour frais d’enquête (il est fixé à un minimum de 250 frs et à 5,15 frs par ha) les fellahs continuent de verser ces centimes additionnels39. Ainsi, si un arabe veut obtenir son titre de propriété, non seulement, il paie des centimes additionnels, mais il repaie des frais d’enquête avec un minimum de 250 frs : une telle pratique paraît abusive. Le petit fellah devra donc emprunter, – sans doute à un taux usuraire –, pour avoir un titre de propriété français. La diminution qui affecte les impôts arabes depuis le début du siècle, si elle n’est pas régulière, reste sensible. En effet, nos chiffres de rentrée fiscale sont les suivants (ils comprennent le principal et les centimes additionnels)40 : 1900 : 7 513 033,43 1901 : 7 563 454 1902 : 7 8407 781 1903 : 7 918 836 1904 : 7 083 259 1905 : 6 205 070 1906 : 6 619 017 1907 : 7 057 612 1908 : 7.009 686 1909 : 6 145 462 1910 : 6 322 418 1911 : 6 171 651 1912 : 6 319 566 1913 : 6 345 789 1914 : 6 609 297 1915 : 6 104 997 1916 : 6 121 068 1917 : 6 151 967 1918 : 5 913 884. 38. Larcher et Rectenwald, op. cit., T. I, p. 424. Dans le même sens, retenons cet aveu d’un délégué financier, Galle (Dél. fin. 1918, 20 juin, p. 284) : « L’achour [...] est un impôt dû par la PERSONNE et non par la terre même : la meilleure preuve est que lorsqu’un indigène louait une terre française et la cultivait, on percevait sur lui l’achour comme si la terre lui avait appartenu ». 39. Conseil général 1911, 21 octobre. 40. Conseil général des années 1900 et suivantes.
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En 1918, il y a donc une baisse dans la rentrée des impôts arabes de l’ordre de 22 %41. Le détail s’établit ainsi : 1900 : 1901 : 1902 : 1903 : 1904 : 1905 : 1906 : 1907 : 1908 : 1909 : 1910 : 1911 : 1912 : 1913 : 1914 : 1915 : 1916 : 1917 : 1918 :
Zekkat 1 730 973 1 831 957 1 906 079 1 973 727 1 993 510 1 960 555 2 137 070 2 270 014 2 320 403 2 059 392 1 966 297 1 843 898 1 915 287 2 057 280 2 210 843 2 005 250 1947 695 1 984 039 1 909 340
Achour 1527 652 1647 710 1647 812 1 652 714 1 669 054 1 626 735 1 609 213 1 743 369 1 683 674 1 417 507 1 560 022 1 561 930 1 590 727 1 515 522 1 543 473 1 422 062 1 473 534 1 465 361 1 392 515
Hokor 931 685 996 868 1008 789 1 013 428 1 024 666 998 380 1 011 448 1 105 089 1 071 363 883 085 982 822 980 076 1 002 616 959 913 994 950 903 783 931 152 931 171 882 312
Lezma 606 661 604 057 606 487 607 871 610 476 613 661 701 421 700 409 701 151 703 077 701 097 701 293 701 374 700 358 699 885 699 329 694 100 692 428 694 761
C. addit. (2 717 062) (2 482 862) (2 678 614) (2 671 096) (1 785 553) (1 005 739) 1 159 86242 1 238 728 1 233 094 1 082 399 1 112 177 1 084 453 1 109 561 1 112 714 1 160 145 1 074 572 1 074 586 1 078 966 1 034 454
Les augmentations ne portent que sur la lezma (+ 11 %) et la zekkat (+ 11 %) ; par contre nous enregistrons des diminutions sur l’achour (- 9 %) sur le hokor (- 6 %) et surtout sur les centimes additionnels (- 62 %)43. Les colons et les arabes expliquent différemment ces diminutions : pour les colons, la baisse du rendement de l’impôt arabe serait dûe aux causes suivantes : — 1° la perception défectueuse qui permet la fraude : « lorsque le contribuable indigène paie cent frs, cinquante frs à peine arrivent dans les caisses de la colonie ou du département », le reste se perdant entre les mains des multiples agents indigènes intermédiaires44. 41. Si nous devions ajuster nos francs de 1918 à ceux de 1900, il faudrait augmenter le pourcentage de baisse, car l’Algérie a subi une dévaluation de fait des espèces, de l’ordre de 424 % entre le 31 juillet 1914 et la fin novembre 1918 (cf. notre dernier chapitre). 42. Pour la période 1900-1905, nos statistiques ne fournissent pas la valeur des centimes additionnels ; nous avons donc dû les calculer en fonction des valeurs fournies par 1° le principal des impôts arabes, 2° par le total des sommes perçues comprenant le principal et les centimes additionnels. 43. Si nous calculons la diminution à partir des chiffres fournis par nos statistiques, c’està-dire à partir de 1906 la réduction n’est que de 11 %, pour les centimes additionnels. 44. Conseil général 1910, 22 octobre : « Il faut avoir le courage de dire tout haut ce qui se passe, ce que tout le monde sait, mais qu’on aime à taire ; les répartiteurs sont indignement
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— 2° la propriété individuelle n’étant pas partout constituée, l’impôt arabe est mal réparti45. — 3° la substitution de la charrue française à la charrue arabe permet de labourer plus de surface avec le même instrument : le perfectionnement de matériel créant de la richesse supplémentaire, il importe que le fisc perçoive une part de cette richesse : il faut donc que les gens possédant une charrue française soient taxés comme s’ils possédaient deux charrues arabes46. — 4° le développement de la colonisation française. Pour les arabes47, la diminution du produit des impôts arabes est causée : — 1° par les calamités qui accablent le fellah : sécheresse, grêle, sauterelles, inondations, etc. — 2° par la mortalité qui sévit sur les bestiaux ; — 3° par l’octroi de terrains domaniaux à la colonisation ; de ce fait ces terrains ne rapportent plus rien à l’État. — 4° par la vente de nombreuses terres arch aux européens, en vertu des lois de 1887 et 1897. L’administration explique enfin48 cette régression en mêlant les deux séries d’explication : — 1° Le remplacement par les indigènes de l’araire par la charrue fixe entraîne une diminution de 40 frs en principal pour chaque charrue remplacée ; — 2° Les intempéries provoquent des réductions sur les ensemencements et des pertes sur les troupeaux ; — 3° Le transfert aux mains des européens des terres autrefois cultivées par les indigènes diminue le rendement des impôts. Que valent toutes ces explications ? L’argument du remplacement des charrues arabes par les charrues françaises ne pourrait être invoqué et retenu que si celles-ci étaient particulièrement nombreuses. Or, nous avons vu précédemment que le pourcentage de charrues françaises était minime en 1906-7 : à peine 3 % du nombre de charrues arabes ; en 1914, le pourcentage a peu varié ; les trompés par les agents indigènes ; et seul le récalcitrant qui n’a pas suffisamment arrosé est inscrit pour toute la matière imposable qu’il possède, et que bien souvent il ne possède pas », déclare un conseiller général européen. 45. Ibid. 46. Ibid., Dél. Fin. 1910, non colons, page 599 ; cf. aussi Conseil général 1907, 25 octobre, page 154. 47. Dél. fin. 1911, Indigènes, page 115 sq. 48. Conseil général 1905, octobre, rapport préfet, page 517 ; cf. aussi Exposé de la situation, 1906.
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fellahs possèdent 2,8 charrues françaises pour cent charrues arabes49. L’argument n’est donc pas valable. Restent alors en question, les calamités, le transfert de terres et la perception défectueuse. Le système de perception n’a pas empiré subitement pour la période 1900-1918 ; en tout cas, aucun document ne mentionne que la malversation règne plus qu’auparavant. Certes, les calamités expliquent les diminutions en 1905, mais en 1908, la masse fiscale est en augmentation par rapport à 1906 ou 1907, alors que la campagne agricole a été franchement mauvaise ; si nous enregistrons une faible diminution du hokor (- 33 726 frs) et de l’achour (- 59 695 frs) nous comptons par contre une augmentation de la zekkat. Plus inquiétante encore que cette anomalie est le fait qu’en 1909, 1910, 1911 les rentrées fiscales sont inférieures à celles de 1908, alors que les récoltes sont meilleures ; l’argument ne peut donc être totalement retenu. Le transfert des terres pourrait expliquer la baisse des impôts arabes or, au même moment, les colons se disent menacés par les rachats massifs de terres. Si ce rachat des terres par les indigènes était réel, les statistiques fiscales devraient enregistrer une augmentation des impôts arabes et non une diminution, qui ne peut s’expliquer que par le transfert des terres aux colons et la transformation du fellah en journalier ou en khammès. Et il est très significatif de constater que le nombre d’ouvriers journaliers augmente sérieusement à partir de 1907-8 et enregistre un accroissement indiciel notable à partir de 1910-11 (+ 27 %). Si nous pouvions établir la courbe des superficies des propriétés possédées par les fellahs chaque année, notre hypothèse serait plus strictement établie. De toutes façons, et quelles que soient les causes de la baisse des rentrées fiscales, l’administration et l’opinion s’inquiètent de cette régression et cherchent à y remédier. Dans ce but, le gouverneur général institue en 191250 une commission prise dans le sein des délégations financières afin d’examiner le problème fiscal dans son ensemble. La question des impôts arabes y est reprise, mais elle est replacée dans une refonte totale de la fiscalité algérienne. Pour les impôts arabes, la commission des délégations financières fixe un certain nombre de principes : — 1° Alléger le poids de la fiscalité pour le petit contribuable ; — 2° Uniformiser le tarif de l’achour pour toute l’Algérie ; — 3° Supprimer le hokor, spécial au Constantinois ; — 4° Instituer une lezma unique en Kabylie.
49. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. statistiques 1903, Campagne 1913-14, état du 21 mai 1915. Nous avons repris les vingt communes et communes mixtes témoins que nous avions utilisées en 1906-7. 50. Dél. fin. 1912.
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L’adoption de telles mesures peut avoir des incidences défavorables pour les fellahs. Ainsi, l’application dans le Constantinois du tarif de l’achour en usage en Oranie ou dans l’Algérois, se traduirait par une aggravation globale de 1,3 millions de francs de charges. « Dans le détail, on s’aperçoit que beaucoup de contribuables indigènes subiraient une augmentation de 100 à 300 % : cela soulèverait un mécontentement très vif dans la population indigène ». Par ailleurs, la suppression du hokor serait compensée par une augmentation équivalente de l’achour, et même par une augmentation de l’impôt, puisque les terres qui ne supportent pas actuellement le hokor supporteraient à l’avenir l’achour majoré. La commission propose donc un nouveau tarif de l’impôt : — 3 frs par ha pour une récolte notée très bonne ; — 6 frs id. id. bonne ; — 4 frs id. id. assez bonne ; — 2 frs id. id. mauvaise ; — rien id. id. nulle. Enfin, la commission prévoit un certain nombre de mesures transitoires pour passer de l’ancien au nouveau système : — 1° Réduction de 1/11 sur le taux actuel du principal de l’achour ; — 2° Suppression graduelle à raison de un par an des six centimes additionnels généraux recouvrés sur toutes les contributions dans les communes mixtes et les communes indigènes ; — 3° Application pendant dix ans de tarifs transitoires en matière d’achour. Il n’était évidemment pas question de supprimer les impôts arabes, mais au contraire de leur donner une assiette uniforme afin d’en accroître le rendement. Mais l’administration voulait également augmenter les rentrées fiscales en instituant en Algérie un impôt sur les propriétés non bâties. Jusqu’ici la propriété bâtie avait été imposée à partir de 1884, mais le principal étant fictif, seuls étaient perçus les centimes additionnels. L’idée de lever une taxe sur la propriété non bâtie n’est pas nouvelle, nous l’avons rencontrée à plusieurs reprises. Chaque fois elle fut ajournée ; les colons invoquaient toujours le même argument : on peut concevoir d’imposer la propriété non bâtie en France, car les cultivateurs ne sont pas soumis aux servitudes qui pèsent sur les colons ; ceux-ci doivent défricher, investir des sommes importantes pour obtenir un résultat. En Algérie, cet impôt tuerait la colonisation à coup sûr. En 190551, les Délégations financières avaient repris la question ; si l’on devait imposer la propriété non bâtie, frapperaiton la petite ou la grande propriété ? Les uns étaient hostiles au principe 51. Dél. fin. 1905, non colons, page 377.
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même de taxer la propriété non bâtie, invoquant les arguments que nous connaissons. D’autres allaient même jusqu’à affirmer que « les gros propriétaires sont généralement plus gênés que les petits : trop souvent, hélas, les grandes propriétés sont grevées d’hypothèques fort lourdes et mènent à la ruine ceux qui les exploitent ». D’autres préfèreraient à cet impôt un impôt sur la consommation, sur le tabac par exemple. En fait, il faut attendre 1912 pour que l’idée soit examinée à fond : évidemment s’il n’y avait eu que les colons, la question n’aurait même pas été soulevée : « Si nous étions les plus forts, déclare l’un d’eux, nous, représentants des colons, nous ne nous laisserions pas faire, et nous refuserions catégoriquement de discuter ; mais certains d’être en minorité, nous allons essayer tout au moins d’atténuer les charges dont on veut frapper la propriété non bâtie »52. Mais les délégués non colons et les délégués arabes et kabyles acceptent le principe du nouvel impôt ; finalement, à l’unanimité moins trois voix (celles de colons), les délégués financiers acceptent le principe d’un impôt sur la propriété non bâtie. Cet impôt sera fixé sur la valeur locative ; il permettra de percevoir des centimes additionnels au profit des départements et des communes. Il ne comportera qu’un principal unique de 3,20 % de la valeur locative ; enfin, cet impôt devra servir à gager l’emprunt destiné à doter l’Algérie de grands travaux publics53. Mais la guerre remet à plus tard la levée de cet impôt. L’Algérie et le département de Constantine continuent de vivre à la veille de la guerre avec le régime fiscal traditionnel. Cette persistance du régime antérieur alliée à la baisse des rentrées fiscales signifie-t-elle que la charge fiscale a baissé pour les fellahs ? Dans son rapport présenté au Sénat le 20 décembre 191254, Doumergue, envisageant la fiscalité algérienne en général de 1901 jusqu’à 1911, établit ainsi la charge par tête ; pour les indigènes cette charge suit l’évolution suivante : 1901 : 1902 : 1903 : 1904 : 1905 : 1906 : 1907 : 1908 : 1909 : 1910 : 1911 :
8,71 frs 9,28 » 9,55 » 10,09 » 9,45 » 9,22 » 10,28 » 10,42 » 10,61 » 10,67 » 10,53 »
52. Dél. fin. 1912, Colons, page 453. 53. Dél. fin. 1912, Assemblée plénière, page 226 sq. 54. JORF, Rapport Doumergue, Sénat, 20 décembre 1912.
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Soit donc une augmentation de 20 % de 1900 à 1911. En 1913, devant les délégations financières55 Joly, délégué constantinois, décompose ainsi la part des fellahs dans les différents budgets : — Budget spécial (général à l’Algérie) Part des indigènes Impôts directs : 8 880 835 frs Impôts indirects : 12 317 111 frs — Budgets départementaux : 6.187.058 frs — Budgets communaux : 17 542 126 frs Part des indigènes 44 927 130 frs soit donc 40,3 % de la masse totale.
Sur un total de 13 439 187 frs 50 548 834 frs 9 050 523 frs 36 393 378 frs Sur un total de 109 431 922 frs
La part de chaque arabe vaut ainsi pour le budget spécial : » départemental » communal et celle des européens : pour le budget spécial : » départemental » communal
4,98 frs 1,45 frs 4,12 frs 57,32 frs 3,48 frs 25,25 frs
Mais comme le souligne fortement, à la même époque, W. Oualid56 dans un bel article, nous devons écarter de notre bilan les impôts indirects, car « le paiement des impôts directs est la seule méthode juste et scientifique à la fois d’établir une comparaison utile entre le fardeau effectif et la puissance fiscale des européens et des indigènes ». Nous aurons alors des pourcentages différents. Selon les évaluations des directeurs des régies des trois départements, la part des indigènes s’établit ainsi57 : Impôts Directs Contributions arabes » directes Taxes assimilées Impôts communaux Taxes municipales (loyers, chiens, prestations, etc.) Droits divers
100 % 21,2 % 5,8 % 68,2 % 42,6 %
55. Dél. fin. 1913, rapport Joly. 56. W. Oualid, « Essai d’évaluation du capital privé de l’Algérie, la Propriété immobilière », in Bull. Réunion études algér. 1911. 57. Dél. fin. 1913, rapport Joly.
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Nous n’avons pas les chiffres détaillés de 1912, mais nous avons ceux très voisins cités par Cochery dans son rapport sur le budget en 190858 ; ils permettent de fixer nos idées : Impôts arabes Contribut. directes (patente plus taxe foncière) Taxes assimilées Taxes municipales Taxes municipales diverses
Total 16 326 660 frs
Part des arabes 16 326 660 frs (100 %)
8 726 614 frs 1 094 060 frs 12 963 448 frs
1 651 014 frs (18,9 %) 89 498 frs (8,1 %) 9 074 413 frs (70 %)
9 609 192 frs 48 719 974 frs
4 000 000 frs (41,6 %) 3l 141 585 frs
soit donc 63,9 % du total59.
Comment se présente la situation fiscale pour les fellahs constantinois ? Précisons d’abord que nous possédons les rentrées annuelles des impôts arabes et des centimes additionnels, mais nous n’avons pas, pour les autres taxes, de renseignements aussi suivis. Ainsi, sauf pour les taxes municipales payées par les arabes dans la période 1900-1905, nous n’avons que des renseignements fragmentaires. Le montant des taxes évolue de la manière suivante : (taxes payées par les indigènes des communes de plein exercice, en dehors des centres, et par les indigènes des C.M.) 1900 : 2 880 082 frs 1901 : 2 884 310 frs 1902 : 2 912 269 frs
1903 : 3 021 116 frs 1904 : 3 087 154 frs 1905 : 3 141 567 frs
Pour la même époque, les budgets communaux60 du département donnent des renseignements complémentaires : Prestations vicinales et rurales 1902 : 4 098 927 frs 1903 : 4 344 314 » 1904 : 4 453 971 » 1905 : 4 530 673 » 1906 : 4.248. 307 » 1909 : 4 662 512 » 1910 : 4 561 008 » 1911 : 4 780 048 »
Droits de place 2 764 929 frs 2 842 642 » 2 906 174 » 2 778 856 » 2 882 119 »
58. JORF, rapport Cochery, 13 juillet 1908 : les chiffres de Cochery sont ceux que Oualid utilise. 59. Si nous appliquons aux chiffres de Joly, le même traitement, c’est-à-dire que si nous éliminons les impôts indirects nous arrivons au pourcentage de 55,3 %, et les impôts arabes ne sont pas compris dans ce total. 60. Statistique financière Algérie et Conseil général à partir de 1909 ; les prestations et les droits de place constituent l’essentiel des budgets communaux, de 60 à 70 % environ.
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1912 : 4 837 648 » 1913 : 4 945 603 » 1914 : 5 097 01961
2 882 306 » 2 946 100 »
De 1902 à 1914, l’augmentation est de 24 % pour les seules prestations. La comparaison des budgets de plusieurs communes mixtes essentiellement peuplées de fellahs est intéressante62. De 1902 à 1914, les recettes et prestations évoluent ainsi : Recettes Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans Prestations Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans
1902 179 630 202 774 71 286 194 789 193 304 75 542 85 363 177 102
1914 211 123 294 100 132 472 199 039 176 750 82 356 114 087 225 569
+ ou – + 17 % + 45 % + 85 % +2% –9% +9% + 33 % + 27 %
90 353 135 858 8 632(?) 104 618 63 036 42 139 45 766 124 901
128 406 + 42 % 157 067 + 15 % 70 328 (+ 717 %) 89 753 – 15 % 81 503 + 29 % 45 868 +8% 67 738 + 48 % 144 365 + 15 %
Mettons à part Djidjelli63; partout, sauf à Châteaudun, les augmentations de prestations sont très nettes. Or, dans les recettes des budgets communaux, la part des communes mixtes est importante. Ainsi en 1914 pour un ensemble de recettes de 7 045 114 frs concernant tous les budgets communaux, la part des prestations dans les seules communes mixtes est de 3 678 151 frs, soit donc 52 % du total. Si nous y ajoutons les droits de place, la proportion payée par les seuls arabes dans les budgets communaux est encore plus importante : en effet, ces droits totalisent en 1914 pour les seules communes mixtes 619 098 frs, donc 16 % 61. Dans les statistiques financières, le montant des prestations diffère de celui du conseil général ; il n’est que de 4 437 935 frs ; l’augmentation entre 1902 et 1914 est alors de 8 % au lieu de 24 %. 62. Nous avons choisi les C.M. indiquées parce qu’elles représentent assez bien les différents visages du Constantinois. 63. Entre 1906 et 1914, les prestations de Djidjelli restent au même niveau : 70 743 frs en 1906, et 70 328 frs en 1914.
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à ajouter aux 52 %. Par ailleurs, nous voyons dans quelle proportion les communes mixtes participent aux recettes des seules prestations puisqu’elles couvrent 82 %64 de celles-ci. Ainsi, si les impôts arabes diminuent de 1902 à 1914, par contre les prestations et les droits de place augmentent suffisamment pour peser plus lourdement sur les épaules des fellahs65. Les autres augmentations sont celles des patentes et des contributions foncières. De 1901 à 1914, les patentes (pour l’Algérie) passent de 1 752 005 frs à 2 569 822 frs, soit donc une augmentation de 46 % ; quant à la contribution foncière (toujours pour l’Algérie), l’augmentation la fait passer de 1 955 806 frs à 2 330 215 frs, soit donc 19 % en plus. Si nous avions considéré l’année 1913, nous pourcentages seraient supérieurs : 70 % pour les patentes, 32 % pour la contribution foncière. Nous comprenons mieux les plaintes des fellahs contre les impôts, d’autant plus que l’évolution des impôts arabes de 1900 à 1914 présente des caractères curieux. Nous avons déjà noté une augmentation de 11 % pour la lezma, de 11 % pour la zekkat, une diminution de 6 % pour le hokor et de 9 % pour l’achour, dans le Constantinois. Or, la diminution du hokor et de l’achour ne correspond pas à celle des surfaces cultivées : celles-ci régressent de 0,73 %. Si le hokor et l’achour diminuent aussi fortement, c’est que moins de gens paient ; cette diminution reflèterait donc un appauvrissement qui irait assez bien avec l’augmentation du nombre d’ouvriers agricoles en 1914 par rapport à 1900. L’augmentation de la zekkat devrait signifier un accroissement du cheptel, or, en comparant les chiffres de 1914 et ceux de 1900, nous constatons les diminutions suivantes : - 7 % pour les bovins, - 8 % pour les bovins, - 21 % pour les chèvres, - 56 % pour les chameaux ; l’augmentation de la zekkat est d’autant plus lourde que les troupeaux diminuent. Ainsi, l’alourdissement des prestations, des patentes, de la contribution foncière, de la zekkat, de la lezma constitue une charge d’autant plus difficile à supporter que les revenus tirés du sol et des troupeaux ont sensiblement diminué. Comme les prix des denrées ne connaissent pas de diminution, l’alourdissement fiscal ne peut se concevoir qu’au prix de privations supplémentaires pour le fellah, d’où donc une baisse du niveau de vie. 64. Nous avons adopté, pour ne pas fausser nos calculs, les chiffres de la statistique financière qui diffèrent sensiblement de ceux du Conseil général. 65. Signalons à ce propos la pétition des Ouled Derradj (CM. de Jemmapes) (Arch. dép. Constantine, H. Dép. du préfet au gouv. gén. 17 juillet 1906) qui voudraient voir convertir en journées de travail les redevances en argent qui sont imposées au titre de l’exercice 1906. Ils déclarent ne pouvoir acquitter leurs prestations, leurs impôts et se libérer des avances consenties par la S.I.P.
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En 1913, les délégations financières établissaient ainsi le bilan des charges fiscales et des revenus des populations algériennes66. « L’indigène » possédant un capital de 447 frs, payait une somme de 10,55 frs comme impôts, soit donc 2,26 % de son capital ; le colon possédait un capital de 4 498 frs et payait 86,41 frs d’impôts soit donc 1,98 % du capital : dans cette somme, sont inclus les impôts indirects. Les chiffres justifiaient à leur manière les plaintes des fellahs qui s’estimaient trop imposés. Ceux-ci cherchent à émigrer67 soit en Syrie, soit en Arabie, en quête d’un sort meilleur, et pour le conseil général, la question de l’impôt arabe est une des causes principales de l’expatriation. C’est bien le même sentiment qu’exprime le gouverneur général Lutaud en pleine guerre68 : « Les indigènes ne les [les impôts arabes] supportent plus qu’impatiemment ; ils se sont ralliés à une formule simpliste : suppression des impôts arabes actuels, application aux indigènes des impôts européens. » La guerre devait accélérer le mouvement. En effet, en 191669 le Parlement français revient sur un ordre du jour de février 1914 qui demandait l’ÉGALITÉ FISCALE en Algérie : devant cet assaut pressant, les délégations financières estiment que la réforme doit être précédée de l’institution de l’impôt sur la propriété non bâtie et d’impôts remplaçant les impôts arabes. En 1918, la question est débattue par les délégations financières qui décident, après une longue discussion, de supprimer les impôts arabes : leur décision est entérinée par le décret du 30 novembre 191870. Presque simultanément, et prenant pour base la décision de principe émise en 1912 d’imposer la propriété foncière non bâtie, le gouverneur général institue pendant la guerre, une taxe de production frappant pour une durée de deux ans certains produits du sol exportés d’Algérie pour toute destination71 : cette taxe n’était exigible qu’au 1er janvier 1916. Puis en 1916, on met en place une procédure rapide pour évaluer les propriétés non bâties dont l’impôt est perçu seulement en 1918. La suppression des impôts arabes entraînait pour les arabes le paiement de cet impôt. Les impôts arabes avaient vécu, mais ils avaient largement alimenté les caisses publiques aussi bien algériennes que départementales ou bien communales avec les centimes additionnels. 66. Dél. fin. 1913, Budget, page 368. 67. Conseil général 1910, 11 octobre ; cf. aussi Le Républicain 3 octobre 1910 ; cf. aussi AGG, 15 H I, Admin. C.M. Tébessa à préfet, 4 sept. 1914) : dans la région de Tébessa un groupe de fellahs veut partir en Syrie parce qu’ils ne peuvent faire pâturer leurs bêtes dans la forêt des Ouled Sidi Abid, comme ils le faisaient librement autrefois ; ils veulent en outre obtenir des titres de propriété pour les terres qu’ils occupent à Elma el Abiod, Elma (Lessoued) et Beresgam. 68. Dél. fin. 1916, assemblée plénière. 69. Dél. fin. 1918, rapport Galle sur les impôts arabes. 70. Larcher et Rectenwald, op. cit., T. I, page 424. 71. Ibid., page 447.
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Les contribuables arabes en profitaient-ils plus en 1913 qu’à l’époque où Jules Ferry les critiquait ? Il ne le semble pas. Nous avons effectué trois sondages sur les budgets communaux : le premier en 1902, le second en 1906, le troisième en 191472. Les dépenses des services, d’administration et de gestion absorbent 36 % en 1902, 35 % en 1906 et 32 % en 1914 des dépenses totales. Les dépenses d’assistance, d’instruction publique et beaux-arts évoluent ainsi 1902 : 6,7 % 1906 : 6,9 % 1914 : 7,5 %
8,1 % 8,9 % 10 %
N’oublions pas que nous avons pris l’ensemble des budgets communaux, c’est-à-dire que nous avons mêlés les budgets des communes de plein exercice et ceux des communes mixtes. Nous avions déjà remarqué que les pourcentages consacrés à l’assistance et à l’instruction publique variaient de la commune mixte à la commune de plein exercice. L’augmentation des dépenses d’instruction publique s’explique, de 1902 à 1914, par le développement de la scolarisation dans les communes de plein exercice, celles qui comptent le plus d’enfants européens. Ainsi, si nous prenons la commune mixte de Châteaudun-du-Rummel73, nous constaterons ceci : En 1913, sur 205 351 frs de dépenses, les postes les plus importants concernent : — Traitements et services 54 379 frs — Chemins vicinaux et ruraux 92 000 frs soit 26 % des dépenses pour le premier poste et 44 % pour le second. Loin derrière, viennent ceux consacrés aux établissements de bienfaisance et secours divers : 8 980 frs (4 %) à l’instruction publique : 2 425 frs (1 %) Le gouverneur général pouvait bien en 1913 dans une de ses circulaires poser la question74 : « Si l’opinion publique pense que les impôts arabes servent essentiellement aux européens, il faudra le prouver », il pouvait demander de lui signaler « l’usage fait des ressources provenant des taxes indigènes », la réponse restait celle faite quelques années auparavant par Leroy-Beaulieu75 : « L’indigène participe largement au budget des recettes et petitement au budget des dépenses. »
72. Nos sondages sont tirés de la statistique financière. 73. Arch. dép. de Constantine, Administration communale, Châteaudun-du-Rummel, rapport administrateur C.M. à préfet, 29 mai 1913. 74. La Dépêche de Constantine, 5 juin 1913. 75. L’Algérie et la Tunisie, op. cit.
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Pour soulager et aider le fellah, l’administration française avait encouragé la création des S.I.P., mais celles-ci ne pouvaient fonctionner qu’avec les contributions du sociétaire arabe, et même lorsque celui-ci participait à la société, il n’était pas sûr, à moins d’avoir de solides garanties76, de pouvoir compter sur une aide importante qui le dispensât d’avoir recours aux usuriers. Comme par ailleurs, les réserves en grains des S.I.P. tendent à diminuer de plus en plus au profit des réserves en numéraire, les emprunteurs paient chèrement cette transformation77, car les S.I.P. ou les emprunteurs achètent des grains à cours élevé, en mauvaise année. Au contraire si la S.I.P. avait eu des grains plutôt que de l’argent, l’aide aurait été plus efficace ; sans compter que le cheikh ou l’adjoint indigène n’aurait pu ainsi prélever sa ristourne aussi facilement que sur de l’argent. En outre, si l’on veut respecter trop scrupuleusement la loi de 1893, on risque fort de réduire encore l’aide des S.I.P.78. Ainsi, à la veille des moissons, les fellahs peuvent avoir besoin d’argent pour acheter ou louer du bétail, ou pour payer les moissonneurs. Où prendre les sommes nécessaires ? L’emprunter aux S.I.P. n’est pas concevable, car cela n’est pas permis statutairement. Alors ? Les fellahs vont trouver les négociants en céréales qui leur avancent de l’argent : en échange ils s’engagent à leur livrer leurs grains sous-évalués au taux de 7 frs le quintal d’orge ou 15 frs le quintal de blé dur. Il faudrait évidemment que la S.I.P. puisse consentir des crédits à faible intérêt : en fait l’usage montre que les S.I.P. ne sont qu’un élément de l’organisation de secours à créer, si l’on veut qu’elles soient totalement efficaces et qu’elles concourent à relever le niveau de vie du fellah. Afin de compléter l’action des S.I.P., l’administration encourage la création d’organismes différents : — Mutuelles de labours ; — Coopératives indigènes d’exploitation ; — Caisses de crédit agricole mutuel, et la passation de contrats d’assurance contre la grêle. Dès le 20 mai 190879, le gouverneur général informe les préfets qu’une Caisse centrale (mutuelle fédérative) d’assurances contre la grêle s’est créée à Alger. Cette caisse a pour but de « favoriser la formation en Algérie de caisses locales réassurées et fédérées entre elles qui assureront contre la grêle les européens et les indigènes, indistinctement ». En même temps, « il 76. Ch. agriculture, 26 avril 1909 : un membre arabe souligne que les sociétés de prévoyance ne prêtent qu’aux gens pouvant rembourser. 77. Arch. dép. de Constantine, H, Sociétés de prévoyance, 1890-1910, dép. du gouv. général au préfet, 7 juillet 1910. 78. Id., circulaire du préfet aux président des S.I.P., 17 mai 1911. 79. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée.
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invite les préfets à signaler aux présidents des conseils d’administration des S.I.P. l’organisation de cette nouvelle société et les conditions qu’elle fait à ses adhérents ». Les assurances contre les dégâts commis par la grêle sont d’autant plus nécessaires que certains orages peuvent provoquer la destruction totale des récoltes80. Mais dans certaines communes mixtes, les fellahs sont opposés à la contraction d’assurances parce que « la plupart des cultivateurs n’ayant pas de titre de propriété et possédant leurs biens en indivis avec plusieurs membres de la famille, ils éprouveraient toutes sortes de difficultés pour se faire indemniser par les compagnies d’assurance en cas de sinistre »81. Ailleurs, les gens refusent de s’assurer parce que le péril n’existe pas pour eux82. Aussi le succès des assurances contre la grêle est-il limité parmi les fellahs : ainsi dans la commune mixte de Collo, 5 368 cultivateurs acceptent de s’assurer ; l’assurance couvre 4 710 ha de blé, 7 137 ha d’orge, 1 553 ha d’avoine83. Or, la population de la commune mixte comprend 57 235 habitants (recensement de 1911) : même si nous admettons qu’un cultivateur, chef de famille implique une famille de quatre personnes, cela nous donne en tout 22 472 personnes, en gros les deux cinquièmes de la commune mixte. Si nous comparons l’étendue assurée, la proportion est encore moins importante : la statistique de 191784 donne pour la commune mixte de Collo, comme terres appartenant aux fellahs : — Terres soumises à la loi française — Terres melk en tout
27 504,9772 ha 46 174,6221 ha 73 679,5993 ha
La proportion assurée est de 18 % des terres qui leur appartiennent. Un autre exemple est celui de la commune mixte de Khenchela85. L’assurance couvre 15 225 ha (8 575 ha de blé, 6 650 ha d’orge), les fellahs possèdent (toujours selon la statistique de 1917) : 80. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. Administration générale, Agriculture, grêle, 19091925. Ainsi, dans la C.M. d’Akbou (rapport de l’admin. 9 août 1909) les indigènes des douars Mouka et Boni ont été très éprouvés par la grêle du 23 juin 1909 ; id. pour les fellahs d’Aïn Abid (Rapp. du maire, 27 juin 1909) ; id. pour ceux des douars El Main et Djafra (C.M. Bibans, rap. adminis. 18 août 1909). 81. Arch. dép. de Constantine, H. id. rapport admin. C.M. Akbou du 10 août 1910 ; remarquons que nous sommes ici en pays melk ; que sera-ce alors pour les pays arch ? 82. Id., rapport du maire de Chekfa, 29 mai 1911. 83. Id., contrat d’assurances entre la C.M. et la « Constantinoise » caisse d’assurances, dressé le 3 juin 1912. 84. Répartition de la propriété foncière, Alger, 1917. 85. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. Admin. générale, agric. grêle, 1909-1925, contrat d’assurances du 28 mai 1911.
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— Terres soumises à la loi française — Terres melks
2 184,1741 ha 183 681,9589 ha
Laissons de côté les terrains arch s’étendant sur 123 667 ha : la proportion de terres assurées est de 8 %. C’est le même succès limité que nous retrouvons à propos des caisses de crédit agricole mutuel. La loi du 8 juillet 190186 autorisait leur création en Algérie, mais leur diffusion dans le département de Constantine est lente, et n’intéresse le plus souvent que les colons. Nous devons attendre l’importante circulaire gubernatoriale du 4 décembre 190887 qui constate l’action limitée des S.I.P. « cantonnées dans le rôle presqu’exclusif d’assurances contre la famine » et le peu de crédit dont disposent les fellahs. Afin de « seconder ces institutions (les S.I.P.) dans leur tâche en aidant les indigènes à faire directement appel au crédit dans la mesure où ils en ont besoin pour maintenir ou pour améliorer leur production » le gouverneur général recommande la création de caisses de crédit agricole mutuel, spéciales aux indigènes « dans les régions où la colonisation est peu développée et où les indigènes sont trop peu avancés pour coopérer utilement avec les européens aux œuvres de crédit agricole mutuel ». En 1909, la première caisse indigène est créée dans la commune mixte de Bélezma88 : celle-ci comptera 481 effets représentant 172 250 frs ; le taux d’escompte est officiellement de 8 %89. Une autre caisse est fondée dans la commune mixte de l’Edough, mais la valeur de ses escomptes est minime : 15 150 frs ; taux d’escompte : 6 %90. À titre de référence, les autres caisses du département (auxquelles les européens ont accès) ont escompté en 1910, 4 312 461 frs ; taux d’escompte entre 4,5 et 6 %. En 191191 la caisse du Bélezma ne prête plus que 72 900 frs à 8 %, et celle de l’Edough 14 650 frs à 6 %. L’échec d’une telle institution s’explique par la traditionnelle méfiance paysanne vis-à-vis des nouveautés. « Sans doute, comme le disait 86. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée ; cf. aussi Philippar, Contribution à l’étude du crédit agricole en Algérie, Paris, 1903 ; L. Pasquier Bronde, Les associations agricoles en Algérie, Alger, 1911. 87. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée, page 34l. 88. Pasquier Bronde, op. cit., page 266-7. 89. L’Exposé de la situation 1910 donne 172 250 frs, alors que Pasquier Bronde donne 173 250 frs. Pasquier Bronde donne aussi 6,5 % sans préciser ses sources. Ces taux sont théoriques, si l’on croit Arripe et Perruchot (Congrès des agriculteurs d’Algérie, 1909, page 170 sq, Du crédit mutuel agricole) car il faut ajouter les traductions des billets souscrits par les fellahs, plus les frais de timbre, ce qui porte le taux réel, pour 200 frs empruntés à 11,20 % par an, alors que le taux officiel est de 5 %. 90. Exposé de la situation, 1910. 91. Conseil général 1911, octobre, rapport préfet, page 767.
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aussi le gouverneur général dans sa circulaire de 1908, la responsabilité illimitée peut effrayer ». Peut-être devons-nous faire intervenir d’autres explications : — 1° D’abord le fait que les caisses de crédit européennes absorbent l’essentiel du crédit agricole consenti par la Banque de l’Algérie ; — 2° Que celle-ci mesure beaucoup trop son crédit en général aux caisses agricoles92. Par contre, les caisses « indigènes » subissent les effets de ces mesures. En outre, ce système de crédit mutuel qui avait inquiété les colons lors de son instauration en Algérie93 s’adaptait encore moins au génie « concret », si l’on peut dire, et point du tout aventureux des fellahs : pour eux, les mutuelles de labours semblaient plus adéquates. La première société de mutuelles de labours avait été créée en 1898, dans le centre de colonisation de Lucet94, par les colons de l’endroit. Mais en 1904, la société cessait de fonctionner. L’idée est reprise par les colons du centre de Chevreul en 1906 : en 190995 le gouverneur général invite les administrateurs du département de Constantine à procéder à un « essai de mutuelles labours » ; à la fin de 1910, 14 mutuelles existent à Fedj M’zala, Oum el Bouaghi, Meskiana, Châteaudun, Aïn Mlila, Sedrata, Sétif, Oued Cherf, Séfia, Souk Ahras, Jemmapes, Khenchela, Bélezma, Aïn el Ksar. Le but de ces mutuelles est multiple96 : — « Permettre aux membres de la société indigène de prévoyance de les prémunir plus complètement à l’aide de prestations en nature, soit contre les dommages causés à leurs récoltes par la grêle et autres fléaux agricoles, soit contre la mortalité du bétail » ; — Propager chez les indigènes les méthodes de culture modernes : usage de la charrue française, semences sélectionnées, etc. Chacune des mutuelles jouit des terrains communaux dans les douars ou loue des terrains privés ; les travaux de labour et d’ensemencement sont effectués par le moyen de prestations ou corvées fournies en commun sous la direction de l’administrateur de la commune mixte ou de son adjoint. La 92. Cf. Dél. fin. 1912 et 1913. 93. Cf. E. Philippar, op. cit. 94. Arch. dép. de Constantine, H, Industrie pastorale. 95. Pasquier Bronde, op. cit., page 459 sq. 96. Arch. dép. Constantine, H, Agric. grêle, 1909-1925, rapp. adm. C.M. Jemmapes, 29 décembre 1909 ; cf. aussi les espoirs suscités par les mutuelles (in Congrès des agriculteurs d’Algérie, Alger 1909, page 133 sq) : « Il n’est pas téméraire d’affirmer que le jour où l’administration voudra s’occuper d’une façon sérieuse de l’organisation de mutuelles labours dans les douars de nos C.M. elle créera une œuvre qui égalera en importance celle de ses Associations indigènes de prévoyance. [...] Avec des mutuelles labours fonctionnant partout dans les douars nous n’aurons plus de misère arabe dans l’avenir. »
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récolte a lieu de la même manière : le produit de la récolte est vendu sur place ou sur le marché de la commune mixte. Les avantages d’une telle institution sont évidents : les sociétaires de la mutuelle n’ont que peu de dépenses à effectuer ; de plus, la direction de l’administrateur peut être judicieuse. Mais les mutuelles labours n’ont pas que des avantages. En effet, que l’administrateur soit mal informé des techniques rurales et ses conseils seront alors préjudiciables aux fellahs. De plus, l’administrateur ne peut surveiller les travaux de culture sur tous les communaux des douars. En outre, les communaux sont souvent composés de terres peu fertiles. Enfin, il ne faut pas que les bénéfices produits soient mal employés : l’institution en subirait une définitive déconsidération. En 1910, première année de fonctionnement des mutuelles de labours, celles-ci ont obtenu les résultats suivants97: Communes mixtes Oum-el-Bouaghi Meskiana Jemmapes Sedrata Châteaudun
Ensemencement 150 ha 180 ha 50 ha
Revenu net 9 000 frs 4 000 frs 1 500 frs 1 599,50 frs 4 686,50 frs
Cela donne un revenu net par hectare de 60 frs à Oum-el-Bouaghi, 30 frs à Jemmapes, et 22,50 frs à Meskiana. Peut-on parler de succès général ? Si nous devions croire l’administrateur de la commune mixte d’Oum-el-Bouaghi98, c’est assez peu probable, puisqu’en 1913, alors que la mutuelle est dans sa quatrième année d’existence, il espère attirer un plus grand nombre de sociétaires à la mutuelle, grâce à un concours de labours entre les indigènes ; les prix seraient décernés par la mutuelle de labours. Le même esprit anime les coopératives indigènes d’exploitation créées à Sétif par Ch. Lévy99. Ce dernier veut que les fellahs perfectionnent leurs techniques culturales ; on leur remettra donc un outillage perfectionné, mais on leur imposera certaines méthodes culturales. Ces cultivateurs se grouperont en coopératives ; celles-ci loueront des terres, recevront du matériel agricole amortissable en plusieurs années, mais elles seront aussi contrôlées. Au moment des battages, on prélèvera des avances et 40 % de la récolte pour amortir le cheptel et les instruments agricoles. Ainsi sur 9 000 frs de récoltes, nous aurons :
97. Pasquier Bronde, op. cit., nous n’avons pris que quelques résultats significatifs. 98. Arch. dép. de Constantine, H, Industrie pastorale, rapport à préfet du 25 octobre 1913. 99. Pasquier Bronde, op. cit.
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— Amortissement du matériel et du cheptel — Location des terres — Avances faites — Intérêt du capital et des avances Total
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1 500 frs 800 frs 3 800 frs 400 frs 6 500 frs
Il reste à partager 2 500 frs entre huit groupes de fellahs, soit donc un peu plus de 300 frs pour chaque groupe100 : 312,50 frs. Le résultat n’est pas à la mesure des efforts. De toute façon, l’initiative de Ch. Lévy ne déborde pas du cadre sétifien, et sa portée est encore plus limitée que celle des mutuelles de labours, des caisses de crédit agricole mutuel et des assurances contre la grêle. Si l’on compare l’action des S.I.P. à celle des diverses institutions étudiées, il apparaît bien que les S.I.P. restent encore le moyen le plus efficace dont dispose l’administration pour parer à la situation critique des fellahs. Les autres institutions ne constituent que des appoints secondaires ; en tout cas, lorsque la récolte est médiocre, les S.I.P. jouent le rôle majeur et la mauvaise année de 1912 ne dément pas cette constatation.
100. Dans un rapport intitulé : « L’amélioration de la condition et des rendements culturaux des indigènes », in Céréales d’Algérie, Alger, 1930, Ch. Lévy estime qu’avant 1914, un fellah et sa famille se contentent d’un budget de 400 frs par an ; avec son système donc, chaque groupe de fellahs a moins de cette somme. Cela remet l’entreprise à sa vraie place.
CHAPITRE CINQUIÈME
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L’avant-guerre (1912-1914)
1909 : 4 726 809 qx d’orge, 2 674 776 qx de blé dur 1910 : 4 962 081 qx d’orge, 3.679 235 qx de blé dur 1911 : 4 726 809 qx d’orge, 3 674 773 qx de blé dur : trois années de suite pendant lesquelles les résultats sont satisfaisants. Pourtant toutes les régions du Constantinois ne sont pas également satisfaites. Ainsi dans la région de Guelma1 les cultures de certains douars ont été éprouvées par la rouille en 1910 ; dans celle de Morsott2, on redoute pour 1911 une mauvaise récolte à cause de la sécheresse d’automne persistante : la crainte s’étend d’ailleurs aux hautes plaines médianes3. En effet, les précipitations abondantes de janvier et le froid empêchent la poursuite des travaux agricoles. Les prix des céréales augmentent : le blé dur passe à 26-27 frs le quintal (21-23 frs en septembre 1910), l’orge à 15-16 frs (12-13 frs en septembre 1910). Mais dès mars, les perspectives s’améliorent4 et la situation se redresse bien, les prix retombent à un niveau inférieur : 20,50 frs-22,50 frs pour le quintal de blé dur ; 13,50 frs pour celui d’orge en septembre 19115. Cependant à l’automne 1911, la prochaine campagne agricole commence mal : les bêtes de labour et de transport sont à des prix très élevés6 et « absolument excessifs » : les chevaux sont à 175 frs (100-150 frs en septembre 1910), les mulets à 300 frs-375 frs (100-150 frs en septembre 1910) ; seuls les bœufs ont baissé : 140-150 frs au lieu de 200-300 frs en septembre 1910. Cette hausse des chevaux et des mulets est dûe à l’accroissement des exportations et aux exigences de l’expédition du Maroc. Pour pallier ces hausses, certains agriculteurs (européens) envisagent d’utiliser la traction 1. Arch. dép. de Constantine, Adminis. Communale, dép. adm. Oued Cherf à sous-préfet de Guelma, 1er août 1910. 2. Id., Morsott, 1911-1916, délibération commission municipale, 19 novembre 1910. 3. Chambre agriculture Constantine, 6 février 1911. 4. Arch. dép. de Constantine, Série 1/27, dossier n° 3, rapport du commissaire de police de Jemmapes, 31 mars 1911. 5. Bull. hebdomadaire du service des Rens. gén. du gouvernement général de l’Algérie. 6. Ch. agriculture Constantine, 20 décembre 1911.
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mécanique. Cependant cette hausse n’entraîne pas de réduction notable des ensemencements parmi les fellahs : 612 664 ha d’orge (au lieu de 622 808 ha, en moins 2 %) ; 545 810 ha de blé dur (au lieu de 506 428 ha en 1910-11, en plus 7 %). En réalité, en 1912 comme pour toutes les mauvaises années, le déficit est provoqué par la sécheresse printanière7. Dès la fin mai, le préfet s’enquiert des « douars ou fractions particulièrement menacées pour venir en aide, le cas échéant, aux populations indigènes »8. Si la situation des colons européens n’est pas alarmante9 celle des fellahs est grave : pas partout évidemment puisque sur le littoral (commune de Chekfa par exemple, commune de Jemmapes)10 la « situation économique des indigènes est bonne ». Mais à Oued Zenati, la situation des fellahs est « très mauvaise et menace de devenir critique »11. À Châteaudun comme à Jemmapes (commune mixte) des fellahs envoient des pétitions afin d’être dédommagés des pertes subies par leurs récoltes12. Dans l’arrondissement de Sétif, « la récolte est très déficitaire et l’avenir apparaît très sombre aux petits colons comme aux indigènes »13; et le comice agricole signale que de Sétif est parti un mouvement de hausse sur les céréales, qui s’est répercuté à travers toute l’Algérie. Effectivement le blé dur dépasse 30 frs le quintal pour les blés de semence ; il oscille autour de 38-40 frs14 alors que l’orge dépasse allègrement le niveau de 20 frs le quintal : 21-21,50 frs et même 22 frs en septembre, soit plus que le prix du blé dur en année normale. Les arrondissements de Batna et Constantine15 ont tout comme celui de Sétif une mauvaise récolte : « Il est à craindre, écrit le préfet, que si l’administration n’y prend garde, beaucoup d’indigènes ne soient totalement privés de moyens d’existence au cours de l’hiver prochain »16. Parmi les 7. Arch. dép. de Constantine. H, Agric. sécheresse, secours achats d’orge, travaux en forêts, année 1912 : circulaires préfectorales du 28 mai et du 17 juin 1913. 8. Id., circulaire du 28 mai 1912. 9. Id., rapport adm. C.M. Châteaudun, 21 juin 1912 parle de la « situation largement aisée de nos cultivateurs français » ; celui des Bibans (22 juin 1912) n’a rien à signaler pour les colons européens ; dans les communes littorales (Jemmapes, 22 juin 1912) la récolte est bonne pour les colons. 10. Id., maire de Chekfa à préfet, 28 juin 1912. 11. Id., maire d’Oued Zenati à préfet, 2 juillet 1912. 12. Id., gouv. gén. à préfet, 5 juillet 1912. 13. Id., vœu du comice agricole de Sétif, 10 août 1912. 14. Bull. Société d’agric. de Constantine, juillet 1912. 15. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. Sécheresse 1912, préfet à gouv. gén. 1er octobre 1912. 16. À rapprocher de la lettre du conseiller général Picot au préfet du 17 septembre 1912. Arch. dép. Constantine, H, Sociétés de prévoyance. 1890-1917 : « Les populations indigènes vont au cours de l’hiver supporter, si elles le peuvent, des moments bien difficiles pour vivre ».
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communes les plus éprouvées, il faut citer : Morsott, Tébessa, Oued Zenati, Oued Seguin, Bord-bou-Arréridj : « là les indigènes n’ont pas même récolté leurs semences »17. À Tébessa, la situation est plus dramatique qu’ailleurs, car la récolte de 1910 est nulle et celle de 1911 en grande partie détruite par la grêle : celle de 1912 est donc la troisième récolte déficitaire. Les résultats généraux des récoltes sont en effet nettement déficitaires : 2 686 344 qx d’orge, 2 197 567 qx de blé dur : 44 % en moins pour l’orge, et 41 % en moins pour le blé dur. Les rendements passent de 7,59 ha à 4,38 ha pour l’orge, et de 7,25 à 4,02 pour le blé dur. La pénurie d’orge se fait évidemment particulièrement sentir. Les fellahs qui ne peuvent s’approvisionner « attendent tous stoïquement les évènements et s’en remettent à la Providence du soin de pourvoir à leurs besoins »18. On prévoit qu’avec la spéculation, le prix réel de l’orge pourrait bien atteindre jusqu’à 50 frs le quintal : « c’est la famine et la ruine en perspective »19. Devant un tel avenir, il était indispensable que les pouvoirs publics prissent des mesures urgentes. Dès le mois d’août20 la commission départementale demande qu’on autorise l’entrée de céréales exotiques ; aux délégations financières21 un délégué constantinois voudrait que l’administration détaxe principalement les orges exotiques. Le préfet, afin de fixer l’ampleur de l’aide administrative, demande aux présidents des S.I.P.22 de « prévoir sans exagération les achats de grains, soit pour la consommation, soit à titre de secours, soit à titre de prêts, etc. » Fin août, le gouverneur général précise23 que l’administration interviendra : — 1° pour grouper les demandes d’achat de grains (en vue de réduire les frais généraux) ; — 2° pour allouer des subventions aux S.I.P. ou aux syndicats agricoles, afin de couvrir les frais de douane et de transport ; — 3° pour ouvrir des chantiers, soit de travaux publics, soit en forêts24.
17. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. sécheresse 1912, préfet à gouv. gén. 1er octobre 1912 ; dans la commune de Bordj (maire à préfet, 8 octobre 1912) les douars les plus éprouvés par la sécheresse sont les douars Hasnoua et Oued Haniche. 18. Bull. société agric. Constantine, juillet 1912. 19. Ibid. 20. Conseil général 1912, commission départementale, 5 août 1912. 21. Dél. fin. 1912, non colons, page 591. 22. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. sécheresse, circulaire du 22 août 1912. 23. Id., tél. gouv. gén. aux préfets, (sans date) (sept. 1912). 24. Comme le fait remarquer judicieusement le préfet dans une note au gouverneur général (10 octobre 1912), les cultivateurs européens et indigènes des régions éprouvées par la sécheresse ne sont pas habitués à travailler en forêt, et il est probable qu’ils ne se présenteront pas sur les chantiers s’il pouvait en être organisé.
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Les S.I.P. devaient évidemment jouer leur rôle dans cette œuvre de secours ; elles vont25 : — 1° Renouveler les prêts consentis antérieurement : les S.I.P. peuvent généralement le faire, puisque leur actif dépasse 9 millions (9 371 412 frs) ; une exception, celle de Morsott dont l’encaisse a bien diminué à la suite des nombreux prêts et secours consentis antérieurement, et les ressources de la commune ne peuvent être mises à contribution à cause du fléchissement des impôts arabes26. — 2° Consentir des prêts pour acheter des orges soit du pays, soit exotiques. — 3° Consentir des secours en nature. En tout, les S.I.P. se proposent de consacrer : — pour les prêts 411 794 frs — pour les secours 109 900 frs en tout 521 694 frs Par ailleurs, pour compléter cette aide, le préfet demande au gouverneur général27 que la colonie consente un effort de même ampleur : 525 000 frs à répartir ainsi : — 1° Avances remboursables pour ensemencements aux communes de plein exercice 250 000 frs — 2° Remboursement des droits de douane et frais de transport (orges exotiques) 25 000 frs — 3° Subventions pour chantiers de charité, secours divers 250 000 frs En outre, le gouvernement général prévoit une ristourne de 3 frs par quintal d’orge indigène destinée aux ensemencements28. Pour cela le département recevra 600 000 frs. Enfin, l’administration demande29 à toutes les collectivités de garantir les prêts de semences consentis aux colons et aux indigènes ; la garantie était accordée avec celle du département pour l’achat des grains nécessaires, détaxés de 3 frs par quintal. Ainsi, l’administration pense écarter 1° les menaces de famine, 2° assurer des ensemencements sinon normaux, du moins voisins de la normale, 3° les manœuvres spéculatives. Mais les livraisons d’orge exotique ne sont pas 25. Arch. dép. Constantine, H, Agric. sécheresse, préfet à gouv. gén. 1er octobre 1912. 26. Les restes à recouvrer de la S.I.P. de Morsott qui étaient de 12 530 frs au 30 septembre 1905 s’élèvent à 126 785 frs au 30 septembre 1911 : un tel découvert est évidemment préjudiciable à l’efficacité de la société. 27. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. sécheresse, préfet à gouv. gén. 1er octobre 1912. 28. Id., gouv. gén. à préfet, 22 novembre 1912. 29. Bull. société agric. Constantine, nov. 1912.
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des plus satisfaisantes : « les colons de Bordj-bou-Arréridj renoncent à leurs achats, à cause de la mauvaise qualité des produits livrés jusqu’à ce jour »30. De même, les fellahs répugnent à les utiliser pour leurs ensemencements, parce que disent-ils, ces orges s’acclimatent mal en Algérie et donnent des rendements inférieurs ; aussi l’orge exotique ne servira-t-elle qu’à l’alimentation31. Seules les céréales du pays seront mises en terre. Ainsi, les superficies ensemencées sont équivalentes à celles de l’année précédente : 612 696 ha pour l’orge (en 1911-12 : 612 664 ha) ; 520 901 ha pour le blé dur (en 1911-12 : 545 810 ha). Grâce à ces secours, les récoltes de 1913 n’enregistrent guère la médiocrité de 1912 : l’orge donne presque le double de l’année précédente : 5 343 668 qx, le blé dur, un peu plus d’un tiers : 3 311 995 qx. Si dans l’ensemble, le résultat est « honnête»32, dans le détail, il apparaît que le Sud présente une récolte satisfaisante, le Tell une récolte moyenne, et les terres légères des hautes plaines, une récolte légèrement déficitaire. Du même coup, pour la campagne 1913-1914, les superficies ensemencées augmentent : 560 998 ha pour le blé dur (+ 7 %), 615 813 ha pour l’orge (+ 0,5 %). Mais l’effort des fellahs n’est pas récompensé, et la récolte n’est que médiocre : 2 920 870 qx de blé dur (12 % en moins par rapport à 1913), 3 511 544 qx d’orge (35 % en moins par rapport à 1913). Là encore, l’orge a pâti plus sévèrement que le blé des mauvaises circonstances atmosphériques. Pouvons-nous expliquer cette sensibilité de l’orge qui enregistre des productions et des déficits plus notables que le blé dur ? Il est possible que cela tienne au fait que l’orge, plus rustique que le blé dur, est cultivée partout. Mais cet élargissement de la culture la rend plus sensible aux variations climatiques. De toute façon, au moment où la guerre est déclarée, l’agriculture constantinoise se trouve dans une situation médiocre, au moins pour ses cultures vivrières essentielles. Pour la période 1900-1914, nous retrouvons donc dans nos courbes de production la même allure que celle que nous avions notée de 1880 à 1900. Malgré les efforts de l’administration, l’économie agricole constantinoise est aussi vulnérable qu’antérieurement.
30. Arch. dép. Constantine, H, Agric. sécheresse 1912, maire de Bordj-bou-Arréridj à préfet, tél. 24 décembre 1912. 31. Id., préfet à gouv. gén. 1er octobre 1912. 32. La Dépêche de Constantine, 27 janvier 1914.
CHAPITRE SIXIÈME —
La société rurale constantinoise à la veille de la guerre
Cette vulnérabilité et ces variations se répercutent-elles sur la société rurale constantinoise ? Celle-ci présente, nous le savons, quatre catégories assez distinctes : — les propriétaires ; — les fermiers ; — les khammès et métayers ; — les ouvriers agricoles enfin. La statistique agricole de 1914 indique l’importance de chacune des catégories : — 821 411 propriétaires 51 % — 457 884 métayers et khammès 29 % — 237 562 ouvriers journaliers 14 % — 72 334 fermiers 4% Ce qui nous intéresse est moins le nombre brut dans lequel sont comptés les femmes et les enfants que les pourcentages. Par rapport à 1900, retenons que la proportion de propriétaires sur l’ensemble de la population a baissé de 2 % : la réduction la plus profonde se produit au cours de la campagne agricole 1906-7 qui enregistre une baisse de 5 %. De même, le pourcentage de khammès et métayers a diminué de 2 % par rapport à 1900. Par contre, augmentation des fermiers de 1 % ; pour les ouvriers journaliers, l’augmentation est de 3 %. Pouvons-nous traduire en termes concrets ces catégories sociales ? Nous avons déjà vu combien la petite propriété prédominait : — 55,3 % des propriétaires ont moins de dix ha ; — 19,5 % » de onze à vingt hectares ; — 12,4 % » de vingt-et-un à trente hectares. donc 87,2 % des propriétaires ont moins de 30 ha et 12,5 % ont plus de 30 ha. Dans le détail, la statistique est encore plus intéressante1. 1. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Statistique 1903, état du 21 mai 1915, campagne 1913-14.
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Prenons par exemple, les communes mixtes d’Akbou, de Châteaudun-duRummel et de Jemmapes : trois circonscriptions qui correspondent à trois visages distincts du département. La première en pays kabyle est traversée par la riche vallée de la Soummam, la seconde est en pays de hautes plaines, la troisième est sur la zone littorale, à cheval sur les premiers contreforts montagneux. Notre répartition sera la suivante : Akbou Châteaudun Jemmapes
- 10 ha 5534 3783 1098
11-20 612 1910 640
21-30 211 520 755
31-40 72 432 285
41-100 1 218 141
+ 100 ha 1 249
Nombre de propriétaires : 8 761 à Akbou, 6 070 à Châteaudun, 3 260 à Jemmapes. La comparaison des trois communes est très révélatrice : Akbou Châteaudun Jemmapes
- 10 ha 86,05 % 53,1 37,5
11-20 9,5 % 26,8 21,9
21-30 3,12 % 7,3 25,8
31-40 1,1 % 6,07 9,7
41-100 3,06 4,8
+ 100 ha 3,5
Dans la commune mixte d’Akbou, les propriétés inférieures à 10 ha dominent et les vastes tenures sont en nombre minime : le pays traditionnellement compartimenté est couvert d’une multitude de champs jalousement clos ; le propriétaire kabyle est donc un très petit propriétaire. À Châteaudun, le propriétaire est dans l’ensemble plus largement doté : 87,2 % ont moins de 30 ha, et 34,1 % de 11 à 30 ha ; de plus quelques propriétaires qui ont de 31 à 100 ha constituent 9,13 % de l’effectif, alors qu’à Akbou, la proportion est de 1,1 %. Enfin, fait digne d’attention, il existe même de grands propriétaires ayant plus de 100 hectares : 3,5 % de l’effectif. À Jemmapes, 85,2 % des propriétaires possèdent moins de 30 ha, tout comme à Châteaudun, mais différence notable avec Châteaudun, 47,7 % de leur effectif ont de 11 à 30 ha, ce qui est significatif : nous aurions donc ici un type de propriétaire « moyen », plus fréquent qu’à Châteaudun : cette tendance se confirme par l’existence de 14,5 % de l’effectif qui possède de 31 à 100 ha : une différence fondamentale avec Châteaudun cependant, il n’y a pas, tout comme à Akbou, de grand propriétaire. Ainsi, nous avons trois types de propriétaires différents, et trois types de classement social. Pourquoi ces différences ? À Akbou, nous sommes en pays kabyle, de petite propriété traditionnelle : la terre est consacrée à l’orge (825 ha), aux arbres fruitiers (62 ha), aux oliviers (730 ha), aux cultures alimentaires (60 ha), aux fourrages (25 ha) : c’est le « microfundium »2 au sens plein du mot. À Châteaudun, la terre est 2. L’appellation de R. Dumont nous paraît particulièrement heureuse dans ce cas précis ; cf. Rapport adm. C.M. Akbou (Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, grêle, 1909-1925) du 9 août 1929 parle de la « propriété très morcelée en Kabylie ».
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surtout consacrée aux céréales : blé tendre : 480 ha ; blé dur : 31 500 ha ; orge : 30 000 ha ; avoine : 500 ha ; cultures alimentaires : 437 ha ; alors qu’à Akbou, les Kabyles possèdent 42 107 arbres fruitiers et 152 000 oliviers, à Châteaudun les fellahs possèdent seulement 1 059 arbres fruitiers et évidemment pas un seul olivier. La propriété d’étendue moyenne et grande est donc une nécessité sur les hautes plaines, d’autant plus que la technique culturale reste, nous l’avons vu, traditionnelle. À Jemmapes, la situation est différente. Les terres sont en effet consacrées : — 1° aux céréales : blé tendre : 1 700 ha ; blé dur : 4 770 ha ; orge 2 400 ha ; avoine 3 800 ha ; — 2° aux fourrages : 1800 ha ; — 3° aux cultures alimentaires et aux arbres fruitiers : cultures alimentaires : 915 ha ; arbres fruitiers : 230 ha (17 839 sujets) ; oliviers : 290 ha. L’économie est donc plus diversifiée qu’à Châteaudun. Nous avons là une « polyculture » qui explique l’importance des propriétés moyennes, mais cette polyculture exclut justement les grands domaines. Dans quelle zone les propriétaires sont-ils les plus riches ? Un indice intéressant nous est fourni par la valeur des constructions et instruments agricoles : Akbou Châteaudun Jemmapes
Constructions 3 807 900 frs soit 434 frs chacun 1 378 000 frs soit 227 frs chacun 316 300 frs soit 97 frs chacun
Instruments 45 185 frs soit 5,15 frs chacun 120 650 frs soit 19,87 frs chacun 40 000 frs soit 12,27 frs chacun
Si l’on juge par les constructions agricoles, les gens d’Akbou sont les plus largement pourvus ; ensuite, viendraient ceux de Châteaudun, enfin ceux de Jemmapes ; la polyculture, loin d’être une source de profits, semble à peine nourrir son homme ; nous avons à ce sujet, un témoignage antérieur de quelques années à 19143. Celui-ci décrit la nourriture des fellahs : couscous, galettes de farine de blé, d’orge ou de leur mélange, ou encore de sorgho et de maïs ; cette alimentation invariable est agrémentée d’une large consommation de laitage ; par contre la consommation de viande est très restreinte. À Châteaudun, la valeur élevée des instruments agricoles tient à la proportion importante de charrues françaises : 8 % du nombre de charrues possédées par les fellahs. Cet attrait pour les charrues françaises s’explique 3. Il s’agit de la remarquable monographie de l’administrateur Lovichi consacrée en 1906 à Jemmapes. Ce document se trouve aux Archives départementales de Constantine, dans le carton MONOGRAPHIES.
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aisément : celles-ci permettent d’avoir un rendement plus élevé qu’avec les charrues arabes. Notons en passant que la proportion des propriétés ayant plus de 40 ha est de 6,56 % : la parenté des deux pourcentages permet de supposer avec vraisemblance que les charrues françaises coûteuses sont entre les mains des « grands » propriétaires. Nous avons donc à Châteaudun, trois types de propriétaires : le premier, le « grand » (6 % des propriétaires) pouvant vivre sinon sur un pied fastueux, du moins assez confortablement, pour ne pas trop souffrir des cataclysmes ou des désastres qui fondent sur les récoltes ; le second, le petit propriétaire qui a moins de 10 ha (plus de 50 % de l’effectif des propriétaires) ; ses techniques restent rudimentaires et sa vie dépend des aléas climatiques et économiques : il vit au jour le jour, et peut d’un moment à l’autre sombrer dans le dénuement le plus total4 ; entre les deux types, un type intermédiaire, qui tend à se rapprocher de l’échelon le plus bas. Ses champs sont peut-être plus étendus que ceux du petit fellah, mais ses techniques sont aussi primitives : il est donc livré tout comme le petit fellah aux caprices du climat, mais il résiste un peu plus longtemps aux coups du sort. Reste le cas d’Akbou, pays kabyle. L’importance des constructions agricoles s’oppose à l’insignifiance du matériel agricole : la faible valeur des instruments que possèdent les Kabyles suffit à montrer que tout le travail dépend ici de la volonté humaine ; la terre kabyle est imprégnée de sueur humaine. Ici n’existe en général qu’un seul type de propriétaire : le tout petit propriétaire qui embrasse son lopin d’un coup d’œil ; chacun voit où son lot commence et finit. Et la densité d’occupation du sol peut expliquer l’importance des constructions agricoles. Il est possible d’évaluer le capital foncier dans chacune des trois communes mixtes grâce aux évaluations des propriétés non bâties établies en 19135. Nous avons pour la commune mixte de Châteaudun : — Terres labourables — Friches
122 682,74 ha x 20 f = 2 453 654 frs 19 731,51 ha x 10 f = 197 315 frs 2 650 969 frs
4. Ch. agric. Constantine, 13 août 1911 : « Il existe dans notre colonie une sorte de prolétariat indigène agricole très malheureux ; c’est la masse des petits agriculteurs détenant au titre arch des parcelles de terrain insuffisantes à faire vivre leurs familles avec les moyens rudimentaires de culture employés ». « Ils sont la majorité dans nos douars et sont ballottés d’un usurier à l’autre. Ils vivent au jour le jour, – si l’on peut appeler cela vivre –, contractent à des taux exorbitants des emprunts qui absorbent à l’avance leurs récoltes dérisoires. Ils constituent pour leur pays non seulement des inutilités sociales, mais un véritable danger pour la collectivité ». 5. Arch. dép. de Constantine, Série Propriétés non bâties ; pour Akbou, l’état est du 3 janvier 1913, pour Jemmapes, il est du 30 décembre 1912, pour Châteaudun il est du 10 février 1913.
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Pour celle de Jemmapes — Terres labourables — Friches Pour celle d’Akbou : — Vergers, arbres fruitiers — Terres labourables — Friches, parcours
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28 879 frs 106 298 frs 135 177 frs 438,50 ha x 100 = 43 850 frs 2 552 ha x 10 = 25 520 frs 180 ha x 5 = 900 frs 70 270 frs
Arrondissons les sommes trouvées aux niveaux suivants : Châteaudun : 2 700 000 frs ; Jemmapes : 150 000 frs ; Akbou 80 000 frs. Le capital foncier de chaque propriétaire s’établirait ainsi : Châteaudun, 444 frs, Jemmapes, 46 frs, Akbou, 9 frs. Trois chiffres assez dissemblables l’un de l’autre : l’un extrêmement bas, l’autre médiocre, le troisième élevé. Disons tout de suite que le chiffre relatif à Châteaudun nous paraît aberrant, surtout si nous le comparons à ceux d’Oued Cherf : 72 frs et des Bibans : 82 frs qui présentent du point de vue agricole de grandes ressemblances avec Châteaudun6. Même si nous acceptons le taux de 444 frs comme valeur du capital foncier moyen de chaque propriétaire, de toute manière cela ne donne à chacun d’eux que 20 ha de terres labourables et un peu plus de 3 ha pour les parcours et friches. Comme les techniques d’assolement avec jachères subsistent, les 20 ha ne représentent en réalité que 10 ha utiles ; en culture extensive, c’est une superficie qui n’a rien d’exagéré. Remarquons en passant que cela équivaut à une charrue ; l’importance du capital foncier est compensée par le fait que ce capital ne donne de rendement que pour moitié, ce qui en diminue singulièrement le taux d’intérêt. Les chiffres de Jemmapes et d’Akbou nous paraissent par contre, correspondre assez bien à nos hypothèses échafaudées plus haut à partir des données numériques. Pouvons-nous préciser un peu plus la « richesse » d’un propriétaire ? Nous disposons pour cela d’inventaires produits lors d’évènements calamiteux7. Ainsi, un personnage qui « paraît être un gros propriétaire » d’Oued Athménia, (hautes plaines) subit des pertes évaluées ainsi en 19198 : — blé (réserves) : 11 000 frs ; orge : 3 000 frs ; fourrage : 2 250 frs ; paille : 1 000 frs ; 3 couvertures : 600 frs ; 15 gourbis : 2 250 frs ; linge plus objets 6. OUED CHERF : 8 400 ha de blé dur, 3 450 ha d’orge, 175 ha d’avoine, 325 ha de fourrages, 330 ha de cultures alimentaires, 122 ha d’oliviers ; BIBANS : 520 ha de blé tendre, 15 800 ha de blé dur ; 1 200 ha d’orge, 1 100 ha de fourrages, 42 ha de cultures alimentaires, 642 ha d’arbres fruitiers, 10 557 ha d’oliviers ; les Bibans, par la présence des oliviers ont déjà une teinte kabyle. Instruments agricoles : Oued Cherf : 70 000 frs, Bibans : 135 700 frs ; Constructions, Oued Cherf : 613 500 frs, Bibans : 1 008 000 frs. 7. Arch. dép. Constantine, H, Agriculture, évènements calamiteux, 1918-1920. 8. Id., rapport du maire d’Oued Athménia, 12 juillet 1919.
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divers : 1 000 frs ; total : 21 100 frs. Réduisons ces évaluations au taux de 19149, c’est-à-dire qu’il faut ramener en gros au quart : nous aurons une somme oscillant de 5 250 à 5 500 frs. Un autre propriétaire, plus modeste, toujours d’Oued Athménia10 perd dans un incendie : 2 burnous et du linge pour enfants, un telli en laine, deux couvertures, un tapis en laine, six peaux de farine de blé, six peaux de farine d’orge, une malle contenant du linge de femme (valeur 300 frs), une boîte en bois contenant 700 frs en billets de banque, 23 toisons de laine, une chèvre, des ustensiles ménagers (valeur 45 frs) ; total : 3 150 frs ; réduisons tout cela au taux de 1914, cela nous donne de 750 à 800 frs. Bien entendu, nous ne devons pas oublier que dans ces inventaires, les sinistrés grossissent leurs pertes afin de recevoir le maximum de secours ou d’indemnité11. Dans les Bibans12, six personnes possèdent 4 ha de terres labourables, six moutons, quinze chèvres ; le tout vaut 1 500 frs, soit donc 250 frs par personne. Dans la même commune mixte, douze autres possèdent deux maisons et deux jardins, valant 2 250 frs, soit donc 187,50 frs pour chacune. À Tébessa, sept chefs de famille qui comptent 52 personnes ont chacun 0,25 ha chacun, plus deux bœufs, 216 moutons et chèvres, quatre chevaux13 ; 19 autres chefs de famille qui comptent 133 personnes, possèdent 0,50 ha chacun, et 49 bovins, 1 017 moutons et chèvres, 26 chevaux. Seconde catégorie : ceux que la statistique appelle les FERMIERS. Ils constituent nous le savons, 4 % de la population agricole. Mais un examen détaillé de la statistique montre que d’un arrondissement à l’autre ce pourcentage varie sensiblement14. L’arrondissement qui a le plus faible taux de fermiers est celui de Sétif avec 0,4 % ; cet arrondissement est également celui où le pourcentage de propriétaires est le plus élevé : 63 %. Puis vient l’arrondissement de Bougie dont le taux de fermiers est égal à 1 % de l’effectif de la population rurale, ensuite celui de Guelma, 2 % puis les arrondissements de Philippeville et Constantine avec des taux voisins de la moyenne : 5 % pour le premier, 6 % pour le second ; enfin, les arrondissements où le taux est le plus élevé : Batna avec 8 % et Bône avec 10 %. L’arrondissement de Bône est
9. Voir notre dernier chapitre, à la fin de ce livre. 10. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. Évènements calamiteux, 1918-1920, rapport du garde-champêtre du 12 juillet 1919. 11. Cependant, les auteurs des rapports, maires ou gardes-champêtres, ont pu faire la part de l’exagération. 12. AGG, 15 H 1, Administrateur à préfet, 8 juin 1910. 13. Id., admin. à préfet, 4 septembre 1914, liste des pétitionnaires du douar Ouled Melloul, qui ont demandé à partir en Syrie. 14. Arch. dép. de Constantine. H, Agric. statistique 1903, campagne 1913-14. Voir aussi Statistique générale de l’Algérie.
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celui où le pourcentage de propriétaires est le plus faible du département : 17 %. Nos sondages sur vingt communes et communes mixtes sont aussi révélateurs. Plusieurs communes ou communes mixtes ne connaissent pas ce type social : ainsi Aïn Abid, Tébessa (plein exercice), Châteaudun, Morsott, Tébessa (mixte), Strasbourg, Djidjelli (mixte), Oued Cherf, Bordjbou-Arréridj. De plus, quelques circonscriptions ont une proportion minime de fermiers : Rénier : 2,8 %, Khenchela (plein exercice) : 1,5 %, Djidjelli (plein exercice) : 0,8 %, Taher 3 %, Jemmapes 1,7 %, Bibans 0,09 %. Si nous pouvons expliquer l’absence de fermiers dans les communes de Tébessa (mixte), Djidjelli (plein exercice), Taher, Djidjelli (mixte) par la forte proportion de propriétaires : 92,5 % à Djidjelli (plein exercice), 82 % à Taher, 62 % à Djidjelli (mixte) cette explication ne peut être partout valable15. En effet, à Aïn Abid, la proportion de propriétaires n’est que de 3 %, à Khenchela (plein exercice) de 1,8 %, à Strasbourg de 0,8 %, à Jemmapes (plein exercice) de 8 % : mais toutes ces circonscriptions ont de forts contingents d’ouvriers journaliers : Aïn Abid : 91 % de la population rurale ; Khenchela (plein exercice) 77 % ; Strasbourg 88 % d’ouvriers journaliers et 48 % de khammès ; à Jemmapes (plein exercice) 77 % d’ouvriers journaliers et 12 % de khammès. La faible proportion de fermiers est donc également liée à la présence de nombreux ouvriers journaliers16. Comment expliquer alors les pourcentages de Duquesne, 59 % de fermiers, Chekfa 44 %, Akbou (plein exercice) 20,5 %, et Khenchela (mixte) 10,9 %. Pour Khenchela, le taux n’a pas l’importance des autres circonscriptions : nous sommes ici dans une zone limite de la colonisation et les colons louent leurs concessions. Les trois autres communes sont des communes de pleinexercice, avec un fort peuplement européen. Les colons préfèrent y louer leurs concessions aux Kabyles qui ne demandent pas mieux, et, ainsi demeurent dans leur douar. Aussi, pouvons-nous supposer avec vraisemblance que le fermier est un type social relativement récent dans la société rurale constantinoise traditionnelle ; ce type que de nombreuses zones ignorent pourrait bien avoir été introduit par la colonisation française17. Ainsi, le 15. L’explication vaut aussi pour Akbou (mixte) dont 11 % de la population rurale est composé de fermiers et 88 % de propriétaires. 16. La même explication vaut aussi pour Oued Zenati qui a 8,8 % de fermiers, 12 % de propriétaires mais 78 % d’ouvriers journaliers et khammès, pour Jemmapes (mixte) qui a 5 % de fermiers, 64 % d’ouvriers journaliers et khammès, et 30 % de propriétaires ; ici les deux explications s’ajoutent : 1° forte proportion de khammès et d’ouvriers journaliers, 2° pourcentage moyen de propriétaires. 17. Avant la conquête française, les paysans des azels étaient nous l’avons vu, des sortes de fermiers ; mais ils n’ont rien de commun avec le fermier de 1914, sinon que la terre cultivée par leurs soins ne leur appartient pas.
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fermage pourrait bien être la marque d’une substitution du fellah au colon, au moins dans la mise en valeur du sol : le colon possède le sol, mais ne le cultive pas, il n’est plus qu’un rentier du sol. Cela nous expliquerait entre autres pourquoi l’arrondissement de Bône est celui dont le pourcentage de fermiers est le plus important du département ; pourquoi dans celui de Batna, le pourcentage est bien supérieur à la moyenne : 8 % ; pourquoi les arrondissements de Sétif, Bougie et Guelma, où la colonisation est moins solidement implantée qu’à Bône, coïncident avec des zones où les taux de fermage sont les plus bas du département : 0,4 %, 1 %, 2 %. Peut-on traduire en termes précis cette notion de fermage ? Nos documents assez pauvres sur cette question, permettent cependant de fournir quelques données intéressantes. Le fermier loue le terrain qu’il va cultiver, mais la location se fait contre ARGENT ; à Jemmapes par exemple18, les locations indigènes ne comprennent que les terrains sans aucune construction, alors que pour les européens, le fermage intéresse à la fois la terre et les bâtiments d’exploitation. Quel est le taux des locations ? À Oued Zenati19 le prix varie de un franc l’hectare quand il s’agit de pâturages à 31,60 frs pour des terres de labours, le prix moyen se tenant autour de 20 frs. Les documents n’indiquent pas si les baux sont annuels ou conclus sur la base de trois, six, neuf ans ; mais comme les locations concernent des concessions octroyées à des colons par l’État, et qu’elles peuvent être toujours révoquées en cas d’inculture ou de non résidence, le régime est sans doute celui des locations annuelles. Le colon peut toujours, en cas d’enquête, déclarer qu’il va mettre en valeur lui-même, construire sa maison et habiter prochainement, quitte à n’en rien faire et à tout laisser là, un jour ou l’autre. Il est évident que le revenu du fermier dépendra essentiellement des cultures qu’il fera : le plus souvent des céréales. Sa condition se rapprochera alors de celle du petit propriétaire. La troisième catégorie est celle des KHAMMÈS et MÉTAYERS. Ils forment après les propriétaires, la catégorie la plus nombreuse de la population rurale, puisqu’ils en constituent le tiers, 29 %. Mais comme pour le fermage, le pourcentage de khammès présente des nuances selon les arrondissements20 : 19 % dans l’arrondissement de Sétif, c’est le taux le plus faible ; vient ensuite l’arrondissement de Bougie avec 23 % ; puis autour de la moyenne départementale, nous trouvons l’arrondissement de Philippeville : 26 %, celui de Constantine avec 26 % également, celui de 18. Lovichi, Monographie de Jemmapes, 1906, in Arch. dép. de Constantine. 19. Arch. dép. de Constantine, M, Colonisation, correspondance générale, 1891-1902. Oued Zenati, état des concessionnaires louant leurs terres aux indigènes, 11 avril 1902. 20. Le métayage n’est connu pratiquement que sous cette forme dans la population rurale arabe.
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Batna, 27 %, celui de Guelma, 33 % ; enfin l’arrondissement de Bône est celui dont le pourcentage est le plus important : 54 %. Remarquons encore que l’arrondissement de Bône possède le pourcentage de propriétaires arabes le plus faible : 17 %, et l’arrondissement de Sétif le pourcentage le plus élevé : 63 %. Dans le détail21 la répartition des khammès est intéressante. Certaines communes ou communes mixtes ignorent l’existence du khammès : ainsi, Tébessa (plein exercice), Akbou (plein exercice), Akbou (mixte), Djidjelli (mixte) : trois circonscriptions kabyles et une des hautes plaines. À Tébessa, nous avons une forte proportion de propriétaires (59 %) et d’ouvriers journaliers (41 %) ; à Akbou (plein exercice) une forte proportion d’ouvriers journaliers (55 %), Djidjelli (mixte) une forte proportion de propriétaires (62 %) et d’ouvriers journaliers, enfin à Akbou (mixte) une très forte proportion de propriétaires (88 %). Les circonscriptions dont les pourcentages sont les plus bas sont : Djidjelli (plein exercice), 2,5 % ; Aïn Abid : 5 % ; Taher : 6 % ; Tébessa (mixte) : 7,8 % : une commune kabyle en pays montagneux, deux communes et commune mixte des plaines médianes. Si à Djidjelli comme à Taher et à Tébessa (mixte) le pourcentage de propriétaires est encore le plus élevé, par contre celui d’Aïn Abid est l’un des plus bas ; mais alors, le taux d’ouvriers journaliers y est l’un des plus élevés : 91 % ; ici, il n’y a pas de khammès parce qu’il y a foule d’ouvriers journaliers. Ensuite, viennent les circonscriptions suivantes : Jemmapes (plein exercice) : 12 %, Duquesne : 15 %, Khenchela (plein exercice) 18,9 %, Chekfa : 21,9 %, et Jemmapes (mixte) : 22 % ; nous aurons alors de faibles proportions de propriétaires à Jemmapes (plein exercice) 8 %, Duquesne : 4 %, Khenchela (plein exercice) : 1,8 %, Chekfa : 8 %, Jemmapes (mixte) : 30 % et une forte proportion d’ouvriers journaliers : 77 % à Khenchela et à Jemmapes (p. ex.) ; 42 % à Jemmapes (mixte). En troisième lieu, nous trouvons les communes ou communes mixtes dont les pourcentages oscillent autour de la moyenne : Bibans, 27 %, Châteaudun : 28 %. Enfin, les circonscriptions dont les taux sont élevés : Bordj-bouArréridj : 36 % ; Strasbourg : 41 % ; Khenchela (mixte) : 42 % ; Rénier et Morsott : 58 % ; Oued Cherf : 64 % et Oued Zenati : 67 %. Si l’exemple d’Oued Cherf (64 % de khammès et absence d’ouvriers journaliers) confirme notre remarque première du lien entre le khammès et l’ouvrier journalier22 par contre l’exemple de Strasbourg semble démontrer 21. Nous continuons d’utiliser notre échantillonnage portant sur 22 communes et communes mixtes. 22. Il en est de même pour Morsott (58 % de khammès, l % d’ouvriers journaliers), Khenchela (42 % de khammès, 3 % d’ouvriers journaliers), Oued Zenati (11 % d’ouvriers journaliers et 67 % de khammès), Rénier (58 % de khammès 19 % d’ouvriers journaliers).
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le contraire. Nous trouvons là en effet 41 % de khammès et 58 % d’ouvriers journaliers, mais nous noterons qu’à Strasbourg, centre de colonisation (ressource principale : vigne) le nombre de propriétaires arabes est le plus bas de notre sondage : 0,8 %. Ici, l’absence presque totale de propriétaires fait que les fellahs peuvent être à la fois khammès et ouvriers journaliers. Nous saisissons ainsi la manière dont s’insère le khammès dans le classement social constantinois : le khammès exclut en principe l’ouvrier journalier. Si nous les rencontrons simultanément dans une circonscription, il est probable que le pourcentage de propriétaires n’est pas très important : c’est le cas de Strasbourg, Jemmapes (mixte), Rénier, Bordj-bou-Arréridj. En sens inverse, si le pourcentage de propriétaires est important et les revenus des tenures limitées pour différentes raisons, alors le khammès est inutile : le propriétaire se suffit à lui-même ; ce qui est vrai pour les propriétaires l’est encore plus si nous avons de simples fermiers comme employeurs. Il reste un cas unique illustré par la commune mixte de l’Oued Cherf qui voit sa population répartie entre propriétaires : 35 % et khammès : 64 %. Ici, la proportion de propriétaires pourrait faire supposer que les khammès sont moins nombreux ; or, par une coïncidence curieuse, la commune mixte ignore le fermier et l’ouvrier journalier. Mais la circonscription est presque toute consacrée aux céréales : ne pourrait-on expliquer cette coexistence du propriétaire et du khammès par la persistance de la vieille association en pays de culture extensive, lorsque les ressources des récoltes permettent à l’association de se maintenir. Ceci nous permettrait de donner une certaine assise économique au khammessat ne se comprenant que dans la mesure où le revenu de la terre permet au propriétaire ou au fermier d’avoir une aide commode et de tous les instants ; faute de ce revenu, le propriétaire ou le fermier travaille seul, ou bien alors embauche un ouvrier journalier pour l’aider aux travaux importants : labours, semailles, moissons. Quelle est la condition du khammès ? Nous avons vu antérieurement23 quelle était la base du khammessat. Ce métayage au quint, traditionnel dans l’économie rurale maghrébine, rappelle aux fonctionnaires français « le servage de l’ancienne féodalité française »24 : servage parce que le khammès est lié au propriétaire par son contrat, et ce lien subsiste d’une année à l’autre si le khammès n’a pas rempli toutes les clauses de son contrat, en particulier celles relatives au remboursement des avances. Le khammès risque fort, si les circonstances sont défavorables de passer de nombreuses années de sa vie au service d’un propriétaire. 23. Cf. supra livre I, Richesses, sociétés et niveaux de vie. 24. Ainsi s’exprime Lovichi, dans sa monographie sur Jemmapes.
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Son service est pénible25 : « pendant les labours, il conduit la charrue de l’aube au coucher du soleil ; mal vêtu, il reste pendant près de quinze heures par jour au soleil comme à la pluie sans prendre de repos ». « Il travaille souvent très loin de son gourbi ce qui l’entraîne à de longs déplacements ; il n’a pour toute nourriture qu’un peu de galette ou même quelquefois rien du tout ». Son salaire ? C’est le cinquième de la récolte quand il y en a une. Malgré ces critiques, le khammessat a pour résultat, « grâce à l’imprévoyance et à la paresse du fellah »26 « de faire vivre ceux que le sort n’a pas fait propriétaires et pour qui ce serait la misère en permanence ». Pouvons-nous évaluer la richesse d’un khammès ? Un rapport du 12 juillet 191927 permet de fixer nos idées sur les khammès à Oued Athménia : A.B., khammès déclare avoir perdu au cours d’un incendie, une kachabia, une couverture de laine, trois burnous d’enfants, une malle (linge de femme plus divers, le tout valant 400 frs) ; six peaux (six doubles (dal) de farine de blé), six peaux (six doubles (dal) de farine d’orge), douze toisons de laine ; objets de ménage (valeur 40 frs) : total : 1 445 frs ; au taux de 1914, cela ferait 360 frs. F.S. a perdu : un burnous et une kachabia en laine, une malle (linge de femme, valeur 40 frs), une couverture en laine, huit doubles (dal) de farine d’orge, deux burnous et linge d’enfants, deux sacs de blé, ustensiles de cuisine (valeur 40 frs) : total 870 frs ; au taux de 1914, 220 frs. N.A. a perdu deux burnous, deux kachabia, trois doubles (dal) farine de blé, trois doubles (dal) de farine d’orge, deux malles (linge de femme, valeur 45 frs), une couverture en laine, un sac de blé, ustensiles de cuisine (valeur 40 frs), total : 920 frs ; au taux de 1914 = 230 frs. À Oued Cherf 28 un khammès perd dans un incendie en 1919, de 250 à 300 frs d’objets, soit donc au taux de 1914, de 60 à 75 frs. Ainsi le groupe des khammès est diversifié. Ces inventaires sont intéressants certes, mais nous devons nous garder de les interpréter dans un sens large29 : croire par exemple que les khammès sont vêtus normalement de kachabia ou de burnous serait illusoire. En effet, ces vêtements constituent leur « garde-robe » d’apparat, celle des jours de fête et des jours fastes. Le plus souvent, le vêtement ordinaire est plus modeste : ainsi à Jemmapes30 les khammès et la plus grande partie des fellahs usent de 25. La Dépêche de Constantine, 18 janvier 1911 ; le passage est au pluriel, nous l’avons mis au singulier. 26. Id., 4 janvier 1911. 27. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, évènements calamiteux 1918-1920, rapport du garde-champêtre d’Oued Athménia du 12 juillet 1919. 28. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, évènement calamiteux 1918-1920, rapport admin. au préfet, 15 juillet 1919. 29. Il est probable que les sinistrés exagèrent leurs pertes pour obtenir le maximum de secours ou d’indemnités. 30. Monographie de Lovichi sur Jemmapes, déjà citée.
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la friperie européenne et militaire qui, en raison de la modicité de son prix est la seule accessible à leur bourse. La friperie est vendue en quantités importantes à l’approche de l’hiver : le vêtement le plus recherché est la kachabia faite avec des couvertures provenant des hôpitaux et des lits militaires, parce que les moyens financiers du pauvre ne lui permettent pas d’acquérir une kachabia de laine et un burnous. Les femmes et les enfants sont vêtus d’une chemisette en coton et d’une gandoura. « On se demande, écrit Lovichi, comment ces populations aussi légèrement vêtues peuvent résister aux rigueurs des hivers qui parfois, sont aussi intenses que dans la Métropole ». À la même époque que Lovichi, des observateurs aussi pertinents que Lecq et Rivière31 chiffrent les revenus des khammès. Ils évaluent le revenu brut d’une charrue cultivée selon les techniques indigènes à 36 qx de blé dur et 48 qx d’orge ; au tarif de 1914, cela donne une somme de 1 596 frs32, soit donc pour le khammès une somme de 1 596 : 5 = 319 frs ; ce qui permettrait d’acheter presque 13 qx de blé dur pour lui et sa famille ou 22 qx d’orge. Or, selon l’Enquête sur la propriété indigène ordonnée par le gouverneur général en 1898, mais dont les conclusions sont publiées en 1904, pour une famille de six personnes, il faut un décalitre de blé dur par jour pour les galettes et un décalitre d’orge pour le couscouss : soit par an 27,375 qx de blé dur et 21,75 qx d’orge33. Le rapprochement des deux séries de chiffres suffit à montrer l’écart entre le revenu du khammès et ses besoins alimentaires ; même si le khammès réduit au maximum son alimentation, il traversera difficilement un certain nombre de semaines. Nous comprenons mieux alors le secours que les kherchef et autres plantes sauvages apportent au khammès34. Nous comprenons également comment par un système d’avances en grains savamment dosé, le propriétaire peut tenir sous la main le khammès sans que celui-ci voie son avenir éclairci. 31. Traité d’agriculture pratique... 32. Le Bull. hebdomadaire du service de renseignement du G.G.A. fixe le prix du quintal de blé dur à 25 frs, celui d’orge à 14,50 frs à Aïn Beida, marché de céréales. 33. Enquête sur la propriété indigène, Alger, 1904. 34. Arch. dép. de Constantine, H, Agric. Aff. diverses, Distrib. de grains, 1887-1910, gouv. gén. à préfet 27 mai 1898 : [...] « Si pour les colons, le kherachef est sans valeur, il n’en est pas de même pour l’indigène qui en tire un précieux parti ; les jeunes pousses (djennar) sont mangées comme des cardons cultivés et les fruits (guernina) comme des artichauts. » « Les feuilles coupées en vert servent à l’alimentation des animaux et les tiges sèches sont employées comme combustibles. » « Aussi dans certaines régions, les indigènes comptent tellement sur cette ressource élémentaire des champs qu’ils s’inquiètent de la disparition des artichauts sauvages qui recouvraient autrefois de grandes étendues dans les regions montagneuses de l’Est et où ils étaient, par places, l’unique végétation spontanée ». « Ils disent que dans les temps de disette, alors que la pluie manque, quand l’herbe n’a pas poussé et que la récolte des céréales est compromise, les kharchef jouent un rôle important dans leur alimentation et dans celle de leurs animaux domestiques. » C’est nous qui soulignons.
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La dernière catégorie sociale enfin, comprend les ouvriers journaliers. Ils constituent 14 % de la population rurale du département. La répartition par arrondissement montre que l’arrondissement de Batna est celui qui compte le plus petit pourcentage : 5 %. Puis vient l’arrondissement de Constantine, 12 %, celui de Guelma 15 %, puis celui de Sétif 17 %, celui de Bougie 20 %, celui de Bône 18 %, enfin celui de Philippeville 29 %. Sauf dans l’arrondissement de Batna qui présente un pourcentage très inférieur à la moyenne, et dans celui de Constantine où le taux est voisin de la moyenne, partout le pourcentage est supérieur à la moyenne. Notre échantillonnage précise nos idées sur la question : deux circonscriptions ne connaissent pas l’ouvrier journalier : les communes mixtes de l’Oued Cherf et d’Akbou ; dans celle d’Akbou, le nombre de petites propriétés peut expliquer cette absence (le petit propriétaire fait tout lui-même) ; dans celle de l’Oued Cherf, une autre explication intervient : la proportion importante de khammès, l’une des plus fortes de notre échantillonnage ; ceux-ci jouent le rôle d’ouvriers journaliers et perpétuent le vieux système d’association. Ensuite, dans quatre circonscriptions le pourcentage est inférieur à 5 % ou voisin de 5 % : Tébessa (mixte) 0,1 %, Djidjelli (plein exercice) 0,9 %, Morsott : 1 %, Khenchela (mixte) 3 %, Taher 7 % : nous retrouvons ici les mêmes faits que ceux notés à Oued Cherf et à Akbou : proportion importante de propriétaires qui suffisent à tous les travaux : Djidjelli 95 %, Tébessa (mixte) 92 %, Taher 82 % ; proportion importante de khammès qui remplacent les ouvriers journaliers à Morsott : 58 %, Khenchela (mixte) : 42 %35. Puis nous passons à des taux supérieurs à 14 % : Châteaudun 17 %, Rénier 19 %, Duquesne 21 %, Bibans 21 %, Bordj-bou-Arréridj 24 %, Chekfa 26 %. Au-delà, notre pourcentage d’ouvriers journaliers varie de 38 à 91 % ; 38 % à Djidjelli (mixte), 41 % à Tébessa (plein exercice), 42 % à Jemmapes (mixte), 55 % à Akbou, 58 % à Strasbourg, 77 % à Khenchela (plein exercice) et Jemmapes (plein exercice), enfin 91 % à Aïn Abid. Notons que les taux les plus élevés correspondent à des pourcentages minimes de propriétaires : Aïn Abid 3 % de propriétaires, Jemmapes (plein exercice) 8 %, Khenchela (plein exercice) 1,8 %, Strasbourg 0,8 %. Dans ces communes, la terre est pratiquement sortie des mains des fellahs qui s’emploient comme ouvriers journaliers : dans ces circonscriptions, la prolétarisation est arrivée à son stade le plus complet. Quoique menaçante, elle est moins avancée dans les circonscriptions d’Akbou (plein exercice), Jemmapes (mixte), Chekfa, Duquesne ; pour Chekfa et Duquesne, la menace n’apparaît que si l’on ajoute aux ouvriers journaliers le nombre de khammès, et que l’on rapproche le tout du taux de propriétaires : Chekfa 35. Citons Oued Zenati dont le taux de 11 % confirme le lien entre l’ouvrier journalier et le khammès : Oued Zenati compte en effet 67 % de la population comme khammès.
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8 %, Duquesne 4 %. Même menace pour Oued Zenati : 78 % de journaliers et de khammès, 12 % de propriétaires ; Rénier 77 % de journaliers et de khammès, 19 % de propriétaires. La menace est plus lointaine pour Bordjbou-Arréridj : 60 % de journaliers et de khammès, 38 % de propriétaires. Les circonscriptions dans lesquelles cette prolétarisation est plus ou moins lointaine sont : Tébessa (plein exercice) 41 % d’ouvriers journaliers et 59 % de propriétaires ; Châteaudun 45 % d’ouvriers journaliers et khammès et 54 % de propriétaires ; Djidjelli (mixte) 32 % de journaliers et khammès et 62 % de propriétaires ; Bibans 48 % de journaliers et khammès et 51 % de propriétaires. À Djidjelli pays kabyle comme dans les trois autres circonscriptions, la colonisation se trouve sur des « marges ». Quel est le salaire de l’ouvrier journalier ? Si nous nous en tenons à la statistique, ce salaire varie de 1 à 3 frs : 1 fr à Jemmapes (mixte), 3 frs à Oued Zenati et Khenchela (plein exercice), mais le chiffre le plus courant est 1,50 fr - 1,75 fr. Nous trouvons en effet, ce tarif dans neuf communes ou communes mixtes. Retrouvons-nous la discrimination que Cochery avait notée en 190836 entre l’intérieur et le littoral ? Pour lui, dans la première zone, le salaire était de 1,25 fr alors que dans la seconde il était de 2 frs par jour. Notre statistique tendrait à prouver l’inverse, puisqu’à Djidjelli (plein exercice) ou à Taher, le salaire est de 1,50 alors qu’à Oued Zenati, Khenchela (plein exercice) il est de 3 frs par jour. Rivière et Lecq37 nous semblent plus près de la réalité lorsqu’ils établissent une discrimination selon le travail : le laboureur toucherait ainsi de 1,25 à 1,75 par jour, le semeur de 1,50 à 2 frs, et le moissonneur ou le batteur de 2,25 à 2,75 par jour. Le salaire à la journée n’exclut pas d’ailleurs le travail à la tâche : ainsi à Sétif, on paie 20 frs par ha pour la moisson à la faucille, à Bougie on paie 110 frs par ha pour le piochage de la vigne, et de 9 à 10 frs par ha pour la fauche du fourrage. À Bougie38 un faucilleur est payé de 1,50 fr à 2 frs pour une journée de 14 heures de travail ; comme il fait un hectare en six jours, il empoche pour un hectare de 9 à 12 frs, donc nettement moins qu’à Sétif. Si l’ouvrier est berger et garde des troupeaux39, il reçoit de 15 à 25 frs par mois sans nourriture, de 8 à 10 frs par mois s’il est nourri : la nourriture consiste alors en un kilo de pain par jour, deux litres d’huile par mois, et quelques kilos de figue et de semoule. Considère-t-on ces salaires comme élevés ? La condition de l’ouvrier agricole est-elle supérieure à celle de khammès ou même de propriétaire ? 36. JORF, Rapport Cochery, 13 juillet 1908. 37. Traité d’agriculture pratique ... 38. F 80, 1789, Comice agricole de l’arrondissement de Bougie, Monographie sur l’arrondissement de Bougie, 1900. 39. Rivière et Lecq, op. cit.
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Nous avons vu40 qu’à l’époque les colons et leurs représentants estiment que l’ouvrier agricole a une condition supérieure à celle du petit propriétaire, a fortiori du khammès. C’est aussi la thèse de l’administration. Peyerimhoff, dans son Enquête sur la colonisation y revient à plusieurs reprises41. Un professeur d’Alger, Glorieux42, dresse une minutieuse statistique et estime que les colons versent aux indigènes 60 millions de frs de salaires, ce qui laisserait loin derrière tous les revenus tirés de la terre par les fellahs propriétaires. En vérité, comme l’ont fort pertinemment montré Rivière et Lecq, tous les chiffres de Glorieux sont exagérés : en particulier lorsque Glorieux estime qu’un ha de céréales cultivées par un européen exige 100 frs de maind’œuvre. D’une part, avec de tels frais et au prix de vente des céréales, le colon épuiserait vite son capital, même si ce dernier était important. D’autre part, la somme des dépenses de main-d’œuvre dans la région de Sétif par exemple est loin d’arriver à de tels niveaux : — labours : 5 journées à 2 frs = — hersage et ensemencement — moisson et ramassage Total =
10 frs 0,75 5 15,75 frs
Ce dernier chiffre s’accommode mieux du reste des prix de vente pratiqués. Notre opinion est d’ailleurs renforcée par le fait suivant : en 1918, la pénurie de main-d’œuvre arabe et les augmentations de prix amènent les ouvriers agricoles à réclamer le salaire de 7 frs par jour à l’époque des moissons43. Or, les colons proposent 3 frs par jour en hiver et de 4 à 5 frs par jour en été : « ceci, déclarent-ils, serait une augmentation de 100 % sur les taux d’avant-guerre ». Enfin, le Bulletin de la société des agriculteurs d’Algérie (avril 1900) estime que les céréales permettent de distribuer 39,71 frs de salaires à l’ha aux ouvriers indigènes44. Les autres cultures distribuent les sommes suivantes : — vigne : 197,28 frs par ha — tabac : 233,75 frs 40. Voir notre chapitre sur la propriété foncière ; cf. aussi L’Indépendant, 1er août 1906, 20 janvier 1907. 41. T. I, chapitre, La Colonisation et les indigènes, passim. 42. A. Glorieux, La colonisation européenne dans ses rapports avec les indigènes algériens, 2e Congrès des agriculteurs d’Algérie. 43. L’Agriculteur, 1er décembre 1918, cf. aussi Dél. fin. 1918, colons, page 453, séance du 6 juin 1918 ; cf. aussi Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, 1917-1919, rapports différents. 44. Nous pensons personnellement que ce chiffre est trop élevé ; la réalité doit se situer entre 39,71 frs et celle de Lecq et Rivière, sans doute 25 frs : 5 jours de labour à 2 frs = 10 frs ; 5 jours de moisson à 2 frs = 10 frs ; hersage et ensemencements : 2 jours à 2,50 = 5 frs.
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— cultures maraîchères : 76,92 frs — prairies artificielles : 41 frs — oliviers : 55,99 frs — agrumes : 169,86 frs
Nous sommes assez loin des taux élevés de Glorieux. Le département de Constantine étant essentiellement céréalicole, la condition d’ouvrier agricole ne sera guère brillante, d’autant plus que l’emploi n’est pas permanent. Combien de jours travaille un ouvrier par an ? Nos documents sont assez vagues sur ce point, peut-être 90 jours (labours, semailles et moissons), peut-être 100, peut-être 150. L’espoir d’une amélioration est bien faible pour le journalier. En effet, les ouvriers européens constantinois ont toutes les peines du monde à obtenir des améliorations, alors qu’ils sont syndiqués et européens45. Comment imaginer une quelconque protestation alors que les concurrents ne manquent pas, et surtout que le code de l’indigénat permet d’exercer sur l’indigène une rigueur de tous les instants au bénéfice de l’employeur46 ? Sa condition est-elle au moins supérieure à celle du propriétaire ? Prenons le cas du propriétaire d’une charrue, soit 10 ha environ47. Il ensemence la moitié de son champ en blé dur, et la moitié en orge, soit donc 6 qx de blé dur et 6 qx d’orge. Dépenses (au taux de 1914) — Semences 6 x 25 = 6 x 14,50 = Nourriture de l’attelage: orge : 5 qx x 14,50 = Charrue (réparations, accessoires) Impôts Frais de moisson48 Intérêt du capital foncier 200 frs x 20 % = Total = Arrondissons le tout à 670 frs.
150 frs 87 frs 72,50 frs 25 frs 40 frs 250 frs 40 frs 664,50 frs
45. Cf. notre étude, « Le monde ouvrier constantinois en 1900 », in Actes du 79e congrès national des sociétés savantes, tenu à Alger en 1954, Paris, 1955. 46. Cf. Rivière et Lecq, op. cit. « La situation précaire, l’état de subordination dans lequel il est maintenu systématiquement lui enlèvent tout pouvoir de discuter librement les conditions du contrat d’embauchage. Au surplus n’a-t-il pas à craindre que les rigueurs du code de l’indigénat ne s’exercent contre lui au bénéfice de l’employeur. » 47. Nous adoptons en gros les données de Lecq et Rivière qui nous paraissent les plus voisines de la réalité, mais nous les avons adaptées aux normes de 1914. 48. Nous avons substitué notre estimation à celle de Rivière et Lecq, et à celle de la Société des Agriculteurs d’Algérie.
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Recettes : Blé dur : 36 qx x 25 Orge 36 qx x 14,50 Paille (pour mémoire) Total = Recettes nettes : 1 422 frs - 670 frs =
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900 frs 522 frs 1 422 frs 752 frs
Si le propriétaire a utilisé un khammès, sa recette nette ne sera plus que de : 1 422 frs - (284,40 part du khammès + 670) = 467,60 frs, soit donc un revenu net de 75,20 frs s’il n’a pas de khammès et 46,76 frs s’il en a un49. La comparaison avec les sommes versées comme salaires pour la culture des céréales est éloquente ; même avec l’aide d’un khammès, il vaut mieux être propriétaire qu’ouvrier journalier. En définitive, c’est donc la plus ou moins grande proportion de propriétaires qui nous permettra de saisir les nuances du niveau vie dans la société rurale constantinoise. Nous avons déjà vu combien cette plus ou moins grande importance des propriétaires réagissait sur le pourcentage des fermiers, khammès et ouvriers journaliers ; en vérité, l’importance du nombre de propriétaires commande le classement social dans la vie rurale constantinoise. D’un arrondissement à l’autre, leur proportion varie50 : Arrondissement de Sétif : » de Batna : » de Bougie : » de Constantine : » de Guelma : » de Philippeville : » de Bône :
63 % 58 % 55 % 54 % 50 % 38 % 17 %
Notons tout de suite que les arrondissements de Bône et Philippeville sont ceux où le peuplement européen est le plus dense, alors que ceux de Sétif et Batna sont ceux où il l’est le moins, très nettement51. Notre échantillonage confirmera cette remarque. Les pourcentages les plus élevés de propriétaires se trouvent à Djidjelli (plein exercice) 95 %, Tébessa (mixte) 92 %, Akbou (mixte) 88 %, Taher 82 %, trois circonscriptions kabyles et une 49. Faisons remarquer que nous avons volontairement gonflé le taux de l’intérêt du capital foncier. 50. Notre classement va du taux le plus élevé au taux le plus bas. 51. Cf. Agriculture et colonisation sur les Hauts Plateaux, page 1l9 sq, in Congrès des Agriculteurs d’Algérie, Alger, 1909 : l’étude est concentrée sur la région de Batna et l’auteur déplore l’insignifiance de l’implantation européenne dans l’arrondissement.
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substeppique. Ensuite, au-dessus de 50 %, nous aurons : Djidjelli (mixte) 62 %, Tébessa (plein exercice) 59 %, Châteaudun 54 %, Bibans 51 %. De 30 à 50 %, Khenchela (mixte) 43 %, Morsott 40 %, Bordj-bou-Arréridj 38 %, Oued Cherf 35 % et Jemmapes (mixte) 30 %. Il est intéressant de constater que les communes mixtes, c’est-à-dire les circonscriptions à faible peuplement européen dominent ; sur 13 circonscriptions, nous en avons 10 où le pourcentage de propriétaires est supérieur à 30 %. Trois communes de plein exercice seulement, Djidjelli, Tébessa, Bordj-bou-Arréridj, sont comprises dans ce classement, encore devons-nous noter que ces trois communes sont dans les régions marginales de la colonisation européenne. Au-dessous de 30 %, nous avons la contre-épreuve de notre remarque : — Akbou (plein exercice) — Rénier — Oued Zenati — Chekfa — Jemmapes (plein exercice) — Duquesne — Aïn Abid — Khenchela (plein exercice) — Strasbourg
23 % 19 % 12 % 8% 8% 4% 3% 1,8 % 0,8 %
Toutes sont des communes de plein exercice, avec fort peuplement européen. Un fait remarquable étaye notre argumentation : nous avons deux communes mixtes voisines de deux communes de plein exercice : Akbou et Jemmapes. Or, à Akbou (mixte) la proportion de propriétaires kabyles est de 88 %, alors qu’à Akbou (plein exercice) elle n’est plus que de 23 % ; de même à Jemmapes (mixte) nous avons 30 % de propriétaires et à Jemmapes (plein exercice) seulement 8 %. Dans les deux communes de plein exercice par ailleurs, le pourcentage d’ouvriers journaliers et de khammès est important : 89 % à Jemmapes, 55 % à Akbou qui compte aussi 20,5 % de fermiers. Alors que dans les deux communes mixtes, les proportions d’ouvriers et de khammès sont inférieures à celles que nous venons de donner : 64 % à Jemmapes, rien à Akbou qui compte 11 % de fermiers. D’une manière générale, il semble bien que dans les zones de fort peuplement européen (les communes de plein exercice) le taux de propriétaires arabes soit inférieur à 25 % et celui de khammès et de journaliers supérieur à 60 %, alors que dans les zones de faible peuplement européen (communes mixtes en général) le taux de propriétaires arabes est généralement voisin de 50 % ou même supérieur.
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Une telle remarque a des conséquences importantes sur la vie des populations rurales : leur vulnérabilité qui dépendait traditionnellement des conditions climatiques (plus on s’avance vers les zones subsahariennes ou subdésertiques, plus les aléas augmentent) est maintenant accrue par le contexte économique et social. Les fellahs sont vulnérables dans les zones substeppiques comme dans les zones littorales, car la condition d’ouvrier journalier ou de khammès les laisse sans aucun recours ; ils ne peuvent plus compter désormais, en cas de mauvaise récolte, que sur l’administration dont la tâche en matière d’assistance devient démesurée. Or, avec la guerre, ces problèmes déjà difficiles vont se doubler d’autres entièrement nouveaux que les économies constantinoise et algérienne semblaient assez mal préparées à résoudre.
CHAPITRE SEPTIÈME
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Les premières années de la guerre (1914-1916)
La guerre éclate à un moment où les récoltes constantinoises sont médiocres : 2 920 870 qx de blé dur et 3 511 544 qx d’orge (12 % en moins pour le blé dur et 35 % pour l’orge par rapport à 1913). Sans doute la campagne de 1913 a-t-elle été satisfaisante, mais la médiocrité de la récolte de 1914 s’ajoute à celle de 1912, année très déficitaire, d’autant plus que des grains sont exportés sur le Maroc oriental et la Tunisie1. Au départ la situation difficile peut déclencher la spéculation. Jusqu’ici les S.I.P. avaient pu, grâce à leurs fonds de réserve, arrêter cette tentation et une mauvaise récolte n’engendrait pas automatiquement de spéculation. Mais la guerre met les S.I.P. en mauvaise posture, non pas que leur structure ait été atteinte par les hostilités, mais leur fonctionnement est sérieusement entravé dès le début du conflit. En effet, le 5 août 1914, le Parlement français adopte une loi qui proroge les échéances et suspend les prescriptions et les péremptions2. Ce moratorium des échéances dont bénéficient les fellahs comme les européens allait sérieusement perturber le crédit. La Banque de l’Algérie ne peut récupérer les avances qu’elle avait consenties, et malgré l’augmentation de son plafond d’émission de billets de 300 à 400 millions de francs (loi du 5 août 1914)3 elle refuse de consentir des crédits aux innombrables caisses locales de crédit agricole et évidemment aux S.I.P. En outre, la Banque doit mettre à la disposition de l’État la somme de 100 millions de frs en vertu de la convention du 30 novembre 19114. Les fellahs ne peuvent donc plus compter sur une aide, aussi minime soit-elle, des S.I.P. De plus, les réquisitions de chevaux et de mulets désorganisent les travaux de labours ; cette désorganisation est d’autant plus lourde que les bêtes réquisitionnées sont payées moins cher que les animaux achetés5. Le résultat 1. Exposé de la situation, 1915, céréales. 2. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée. 3. Estoublon et Lefébure, op. cit., à la date indiquée. 4. P. E. Picard, La monnaie et le crédit en Algérie depuis 1830, 1930 ; la circulation monétaire évolue ainsi : 31 juillet 1914 : 219 785 480 frs ; 31 août 1914 : 320 615 510 frs ; 30 septembre 1914 : 360 036 520 frs ; 30 novembre 1914 : 353 727 480 frs. 5. Conseil général 1915, 27 avril.
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le plus clair est que les surfaces consacrées aux céréales diminuent : 511 466 ha d’orge au lieu de 615 813 ha (17 % en moins), 440 040 ha de blé dur au lieu de 560 998 ha (22 % en moins). Afin d’éviter les difficultés de la soudure, les fellahs de l’arrondissement de Sétif 6 gardent des approvisionnements. Dans la même perspective, le comice agricole de Sétif recommande d’étendre au maximum les emblavures7. L’augmentation de la circulation monétaire, la raréfaction des céréales, la raréfaction du crédit, la diminution des emblavures constituent des conditions d’autant plus favorables à la spéculation que celle-ci n’est limitée par aucune loi. Dès l’automne de 1914, les prix augmentent : dans le département de Constantine, à plusieurs reprises, la presse signale que le prix des denrées passe du simple au double, à Constantine, à Sedrata, à Sidi Aïch, etc.8 À Akbou9 l’orge passe de 18 à 27 frs le quintal, le blé tendre de 30 à 38 frs le quintal, l’avoine de 19 à 28 frs le quintal. La hausse des prix de semoule est telle que le gouverneur général interdit le 4 décembre 1914 toute sortie des céréales et de leurs dérivés, même à destination de la Métropole10. L’hiver 1914-1915 s’annonce difficile pour les fellahs ; en effet, les ventes de bestiaux qui auraient permis d’avoir quelques ressources ont sérieusement diminué. D’une part, les navires qui assurent le transport entre la France et l’Algérie sont insuffisants pour répondre à l’accroissement des besoins imposé par la guerre ; d’autre part, les compagnies maritimes veulent se libérer des charges qui leur sont imposées pour les liaisons Algérie-Métropole, et l’État accepte leurs exigences11. Le trafic devient irrégulier et subit les fantaisies des armateurs ; ajoutons que les compagnies assurent plus volontiers la liaison avec Alger qu’avec les ports constantinois jugés de seconde importance. Les éleveurs, en particulier ceux des régions substeppiques, n’arrivent pas à vendre leurs moutons à 12 frs, voire à 8 frs12 : en mars 1914, le mouton était vendu de 24 à 36 frs sur les marchés constantinois13 : on mesure ainsi l’importance des pertes. Afin d’arrêter la hausse des prix des grains et pour éviter que les populations arabes ne subissent les effets de l’imprévoyance gouvernementale,
6. La Dépêche de Constantine, 25 novembre 1914. 7. Ibid. 8. Id., décembre 1914, passim. 9. Arch. dép. de Constantine, M, Colonisation générale 1912-1919, C.M. Akbou, état du 5 janvier 1915. 10. Exposé de la situation 1915, cf. aussi Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée. 11. Cf. lettre du président de la Compagnie Générale Transatlantique, du 1er septembre 1914, in V. Demontès, L’Algérie pendant ces 18 mois de guerre, in Bull. société de géogr. d’Alger (BSGA). 12. Exposé de la situation, 1915, ovins. 13. Bull. hebd. service renseign. du G.G.A., 1914.
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le gouverneur général se fait céder14 par l’Intendance métropolitaine 40 000 qx de blé dur qui doivent être distribués à prix coûtant aux S.I.P. et aux communes dans lesquelles la semoule avait atteint les plus hauts prix : l’administration espère ainsi ramener les prix de la semoule à un cours raisonnable. Hormis l’interdiction de sortie des céréales et cette aide, le marché n’est pas réglementé, il reste libre, et cette liberté favorise la spéculation dans tous les domaines. Après les grains, elle affecte les légumes secs et le sucre. Comme le sucre est importé de la Métropole15, la perturbation du trafic maritime et le moratoire gênent les commerçants qui ne peuvent renouveler leurs stocks ; dès le mois de septembre, le sucre devient presque introuvable dans le département de Constantine ; son prix augmente en proportion. Il faut attendre le mois de janvier 1915 pour revoir le sucre au prix de 0,90 fr – 0,95 fr le kg ; dans le courant du premier trimestre 1914, le prix variait de 0,70 à 0,80 fr : il y a donc une hausse de 18 à 28 %. Nous saisissons là les débuts d’une question qui rebondira à plusieurs reprises et entravera sérieusement le ravitaillement des populations urbaines et rurales. Quant aux légumes secs16, dès le début de la guerre, l’autorité militaire encourage une exportation abusive et les prix ne cessent de monter jusqu’à l’automne 1915. Le sud du département souffre déjà : « la misère sévit, écrit l’administrateur de Morsott17, et tous nos efforts demeurent impuissants à en enrayer complètement ses effets navrants ». Certains douars, dont les caisses étaient alimentées par les redevances versées par les sociétés phosphatières, n’ont plus que des ressources insuffisantes18 pour faire face à la « disette » : les sociétés ont arrêté leur exploitation. La situation est d’autant plus critique que l’hiver est froid et sec ; elle peut devenir catastrophique. Déjà on signale des agressions : dans la région de Sétif 19 des bandits attaquent les fellahs, volent leurs biens et leurs troupeaux, enlèvent les femmes pour en tirer rançon. « Ils pratiquent des razzias par bandes armées de 40 à 50 individus avec mulets et même camions sur lesquels ils chargent le produit de leurs rapines ». L’exemple de Sétif n’est pas unique : ainsi à Khenchela20 un incident sérieux se produit. Le 23 février 1915, vingt14. Exposé de la situation, 1915, céréales. 15. Id., ravitaillement, sucre (p. 454). Sans vouloir pousser trop loin l’analogie, nous retrouvons dans le Constantinois les mêmes problèmes que ceux que Mathiez a magistralement analysés dans La vie chère et le mouvement social sous la Terreur. 16. Exposé de la situation, 1915. Ravitaillement : nous n’avons pu retrouver les prix des légumes secs pour 1914-1915. 17. Arch. dép. Constantine, Administration communale, Morsott 1911-1916, Rapport du 20 février 1915 à préfet. 18. Id., rapport du 17 février et 26 février 1915 ; le gouverneur Lutaud parle également de la « disette » qui atteint les fellahs dans l’hiver 1914-1915 (Dél. fin. 1916, ass. plénière, page 18). 19. Ch. agriculture, avril 1915, page 6. 20. La Dépêche de Constantine, 8 décembre 1915 relate l’audience du conseil de guerre qui
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cinq fellahs se présentent chez un riche arabe et lui demandent de leur prêter du grain pour donner à manger à leurs familles ; celui-ci refuse. Alors, le 24 ils reviennent et prennent de force 80 charges de grain ; ils échangent des coups de feu avec le gardien du bordj et s’en vont ; ils déclarent ensuite spontanément à la gendarmerie qu’ils ont été poussés par la misère et la faim. Par ailleurs, l’augmentation du prix du pain qui passe à 0,42 fr le kg (au lieu de 0,35)21 est un mauvais présage, car c’est un prix de référence pour les autres denrées. L’horizon est-il totalement sombre ? Pas encore. En effet, en février 191522 l’Intendance hindoue s’intéresse à la viande de mouton ; son exemple est bientôt suivi par le ministère de la Guerre français. Toutefois, les conditions d’achat sont assez sévères ; d’une part, avant d’être abattues les bêtes doivent avoir fait un stage dans les pâturages du midi de la France afin de se refaire ; d’autre part, le prix de revient au moment de la livraison ne doit pas être supérieur à 0,90 fr le kg (viande sur pied). Comme le prix est trop bas, des conversations ont lieu entre le gouverneur général et les services ministériels compétents. Finalement, on convient de fixer comme maximum du prix de revient à Marseille, 1,10 fr le kg poids vif. Ces tarifs sont inférieurs à ceux des moutons tunisiens payés à Marseille 3 frs le kg sur pied23 : la boucherie marseillaise concurrençait ainsi sérieusement l’intendance militaire ; aussi les troupeaux constantinois passent la frontière en fraude et rapportent plus ainsi à leurs propriétaires. Pour arrêter ce circuit frauduleux, le gouverneur général interdit le 28 mai 1915 d’exporter les ovins24. Grâce aux achats des intendances française et hindoue, grâce aussi aux exportations frauduleuses vers la Tunisie, les éleveurs constantinois voient leur situation s’améliorer temporairement. Mais c’est bien la seule éclaircie dans tout le tableau ; en effet, les ombres ne manquent pas et s’accumulent d’une façon inquiétante. En premier lieu25 la main-d’œuvre devient de plus en plus difficile à trouver : la mobilisation italienne du printemps 1915 enlève au Constantinois un certain nombre d’ouvriers et d’artisans utiles aux travaux et aux réparations de matériel agricole ; cette mobilisation s’ajoute au rappel des dernières classes des réserves territoriales : pratiquement toute la mainjuge les inculpés ; malgré les témoignages du propriétaire qui reconnaît à l’audience qu’ils sont de braves gens, et bien qu’il leur pardonne, le tribunal prononce deux peines de réclusion (5 ans chacun) et 17 peines de prison (2 ans chacun), 5 acquittements et une peine de travaux forcés (20 ans) pour un contumace. 21. La Dépêche de Constantine, 2 mars 1915. 22. Exposé de la situation, 1915, ovins, page 434 sq. 23. Exposé de la situation, 1916, ovins. 24. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée. 25. Exposé de la situation, 1916, main-d’œuvre.
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d’œuvre d’encadrement est mobilisée. De plus, la métropole appelle un nombre de plus en plus grand de travailleurs arabes ; sans doute le mouvement d’émigration en France avait été amorcé avant la guerre26, mais le flux croissant d’émigrants arabes27 « prive l’Algérie d’une partie de ses meilleurs ouvriers agricoles et des manœuvres nécessaires à son industrie »28. Et la chambre d’agriculture comme le conseil général de Constantine se préoccupent de cette pénurie dès le mois d’avril 191529. Une autre difficulté tient à la rareté de la monnaie divisionnaire dans le département30. Sans doute la Banque de l’Algérie avait été autorisée à émettre des billets de 5 frs (loi du 5 août 1914) qui deviennent difficiles à trouver : il est impossible de payer les différents travaux que les moissons exigent sans petites coupures. Toute la vie commerciale est paralysée par cette raréfaction. La Banque de l’Algérie elle-même refuse d’échanger ses grosses coupures contre des billets de 5 frs ; la presse locale met cette crise monétaire passagère sur le compte de certains individus qui accapareraient la monnaie. Or, le 26 septembre 1914, la Banque de l’Algérie31 avait été autorisée à porter son plafond d’émission à 450 millions de francs32. L’Algérie subirait-elle déjà une crise provoquée par l’insuffisance des signes monétaires et une forte hausse des prix ? La crise des transports33 vient encore aggraver cette situation. L’insécurité en Méditerranée avait provoqué une hausse des prix de fret ; malgré cette hausse des tarifs, les services maritimes sont de plus en plus irréguliers ; le commerce, l’agriculture, bref l’économie algérienne souffre de cette anarchie34. Aussi, pour pallier la carence des armateurs français, et répondre aux demandes 26. La Dépêche de Constantine, 30 janvier 1914 qui se félicite de cette émigration : 1° La main-d’œuvre est, à l’heure actuelle, de beaucoup supérieure aux besoins de l’agriculture et de l’industrie locales ; 2° ainsi les travailleurs musulmans gagneront mieux leur vie ; 3° Le contact avec la population française brisera le bloc islamique algérien : « encourager et favoriser l’exode des travailleurs en France [...] c’est la seule chance qui s’offre à nous de faire évoluer les indigènes, de les arracher à leur torpeur. » 27. Sur cette question voir J. J. Rager, Les musulmans algériens en France et dans les pays islamiques, Paris, 1950. 28. Exposé de la situation, 1916. 29. Chambre d’agriculture, avril 1915 ; Dépêche de Constantine, 11 avril 1915. Conseil général, 27 avril 1915. 30. La Dépêche de Constantine, 18 mai 1915. 31. Estoublon et Lefébure, op. cit. à la date indiquée ci-dessus. 32. N’oublions pas que l’Algérie a largement souscrit aux bons de la Défense Nationale, ce qui a eu un effet équivalent à une déflation. 33. Exposé de la situation, 1915, Transports maritimes, page 412 sq. 34. Cf. Estoublon et Lefébure, op. cit à la date indiquée, rapport au Président de la République : [...] « Depuis les hostilités, la régularité des services entre la métropole et ses possessions méditerranéennes a cessé par suite de la réduction du tonnage commercial. »
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émanant de l’opinion algérienne, le gouvernement décide, par décret du 29 mai 1915, de suspendre le monopole du pavillon pendant la durée des hostilités35 : cette mesure devait améliorer sensiblement les relations commerciales de l’Algérie avec l’extérieur. La dernière question, mais de loin la plus sérieuse, car elle touche tous les céréaliculteurs, donc surtout les fellahs, concerne la position de l’administration. En effet, au printemps 1915, les demandes de la métropole obligent36 le gouvernement général à bloquer toutes les exportations sauf celles destinées à l’administration militaire. Du même coup, les producteurs ne peuvent plus compter sur les avances faites par le commerce pour les travaux de la moisson : cela met les cultivateurs en position critique. Le gouvernement général propose en vain de libérer une partie du commerce des céréales ; l’administration métropolitaine fait traîner sa réponse en longueur ; cette indécision permet aux spéculateurs d’avoir beau jeu, et les producteurs font les frais de cette spéculation37. Finalement au début de juin, l’administration militaire déclare n’avoir aucun besoin d’orge ni d’avoine ; du même coup, le 10 juin 1915, le gouverneur général autorise la sortie à partir du 15 juin d’un million de quintaux d’orge et 800 000 qx d’avoine. Comme le ministre du Commerce ne veut plus acheter (28 juin 1915) de blé en Algérie, l’administration algérienne autorise, le 29 juin 1915, l’exportation vers le Maroc et la Tunisie de 1 500 000 qx de blé, farines et semoules. Trois jours après, le 2 juillet, l’administration de la guerre revient sur sa décision première et veut acheter un million de qx d’orge et 500 000 qx d’avoine. Presque simultanément, le 15 juillet 1915, le ministre du Commerce, pour économiser des devises étrangères, décide de faire acheter toutes les disponibilités de la colonie en orge et avoine. Sept jours après, le 22 juillet 1915, l’administration de la guerre décide à son tour d’acheter toutes les disponibilités en blé existant dans la colonie. Une telle indécision perturbe, « La situation s’est aggravée de telle sorte que la crise des transports menace aujourd’hui de paralyser complètement la vie économique de l’Algérie aussi bien que d’entraver le ravitaillement normal de nos armées. » Et le rapport signale les embarras qu’une telle situation cause aux viticulteurs, aux éleveurs « qui ne peuvent embarquer les moutons qui leur sont demandés en quantités très élevées ; enfin l’heure est venue de se préoccuper de la campagne des primeurs et d’envisager celle des céréales. » 35. N’oublions pas que la loi du 22 juillet 1909 permet, en cas de circonstances exceptionnelles, de suspendre par décret la loi de 1889 instituant le monopole du pavillon. 36. Exposé de la situation, 1915, céréales. 37. Cf. Dél. fin. 1915, budget, rapport Joly, page 84 : « Le crédit en banque n’existe plus et il en résulte que la population indigène pour obtenir les avances nécessaires à la récolte de 1915 vend celle-ci par avance à des spéculateurs peu scrupuleux qui ne lui laissent aucun bénéfice. »
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en s’en doute, le marché algérien : car les commerçants et les producteurs algériens avaient pris des engagements antérieurs aux dernières décisions métropolitaines. Pour concilier les demandes de l’administration française et les intérêts des commerçants et des producteurs, le gouverneur général autorise l’exportation de : 250 000 qx de blé (le quart de ce qui était prévu) ; 100 000 qx d’orge (le dixième de ce qui était prévu) ; 300 000 qx d’avoine (les trois huitièmes de ce qui était prévu). L’administration offrait le même prix d’achat que le commerce privé et les céréaliculteurs ne voyaient ainsi aucun inconvénient à cette substitution. Cependant, les prix d’achat des céréales sont inférieurs à ceux pratiqués précédemment, ce qui a pour effet d’inquiéter les producteurs qui voient le prix du pain augmenter, et les prix d’achat de leurs grains diminuer. De plus, le ministre de la Guerre décide d’abaisser le niveau des prix primitivement fixés, alors qu’en Tunisie, le prix d’achat des blés, déjà supérieur à celui des blés algériens, subissait une augmentation. Le résultat le plus clair est que les commissions officielles d’achat rencontrent peu d’offres, et que les producteurs se découragent. D’un autre côté, les réquisitions militaires provoquent les protestations des industriels et commerçants marseillais qui s’approvisionnaient en Algérie pour leurs semouleries et leurs fabriques de pâtes alimentaires : ils interviennent auprès des ministres du Commerce et des Finances pour qu’on lève les interdictions. Mais le gouverneur général répond que l’administration militaire seule pourra fournir le blé dur sur les stocks qu’elle possède. Devant ces demandes, l’Intendance décide alors de n’acheter que les blés tendres algériens : en conséquence, le 1er septembre, le gouverneur général autorise l’exportation vers la métropole des blés durs, vers la Tunisie et le Maroc des semoules et des farines. Cette exportation arrivant après une récolte inférieure à celle de 1914, 3 241 385 qx d’orge (8 % en moins) et 2 646 914 qx de blé dur (10 % en moins), provoque une hausse du prix du blé et facilite les opérations spéculatives dont souffrent les populations civiles38. L’automne 1915 s’annonce difficile. En effet, le ravitaillement quotidien pose des problèmes permanents, et la question du sucre reparaît39. L’importation de sucre en janvier 1915 avait comblé la pénurie de l’automne 38. Le bulletin des renseignements du G.G.A. donne les prix suivants pour deux marchés de céréales : septembre 1915 – blé dur : 26-29 frs le qal à Guelma – orge : 15-16 frs le qal à Guelma – décembre 1915 – blé dur 34 frs le qal à Bordj – orge : 27 frs le qal à Bordj. 39. Exposé de la situation, 1915, ravitaillement sucre, page 454 ; cf. aussi La Dépêche de Constantine, 14 juin 1915.
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1914, mais, de nouveau au printemps 1915, le sucre disparaît des épiceries ; l’administration est obligée d’en importer en juin, de la Réunion : le prix de vente est encore plus élevé qu’en janvier. Dans les principales villes du littoral, le sucre en pain est vendu 1,10 fr le kg, scié en vrac ou le pain détaillé, 1,15 fr le kg, scié en morceaux par boîtes de 5 kgs, 1,20 fr. Par rapport à 1914, la hausse atteint plus de 60 % (64 %). Nul doute que dans l’intérieur, les prix subissent une hausse plus importante. Les grossistes et les demi-grossistes imités par certains détaillants profitent de cette importation pour constituer des stocks importants ; une enquête révèlera que leur stock, à la fin de l’année 1915, s’élève à 2 900 000 kgs dans le département. Les œufs disparaissent, et l’on procède à des saisies (en vertu de quel texte ? rien n’est prévu) à SaintArnaud pour les remettre en circulation40. La fourniture du pain dresse par ailleurs en une interminable controverse les boulangers contre les minotiers et l’administration41 : les boulangers voudraient voir le prix du pain augmenter afin de ne pas avoir à supporter les hausses des prix du bois et du sel, et les exigences tâtillonnes des minotiers42. Leur demande n’est pas satisfaite et le consommateur risque fort ainsi de supporter leur mauvaise humeur évidente. À Clairfontaine (région de Tébessa) les ouvriers charretiers trouvent leurs salaires insuffisants et se mettent en grève43 ; ils ont satisfaction le lendemain : leur exemple risque d’être contagieux. Quel est le bilan à la fin de cette première année de guerre ? L’augmentation de circulation monétaire, la spéculation et les réquisitions ont engendré des hausses de prix ; la liberté des circuits commerciaux à laquelle le gouvernement n’avait pas touché et ne voulait pas toucher favorise de plus en plus la spéculation. Cette perturbation qui affecte les centres se répercute dans les douars, dont l’activité commerciale et économique est conditionnée par celle des villes et des circuits économiques extérieurs dans lesquels ils sont intégrés. Leur éloignement leur fait sentir plus vivement encore les variations économiques, car les prix d’achat offerts à leurs produits sont évidemment inférieurs à ceux pratiqués dans les villes. Par contre, lorsqu’ils achètent sur les marchés locaux les objets qui leur sont nécessaires, ils les paient plus cher qu’en ville. Plus les voies de communication sont rares ou précaires, plus ces variations locales sont importantes et pèsent lourdement sur la vie des fellahs. Au total, à l’issue de cette première année de guerre, le pays commence à sentir que la guerre totale moderne exige un changement d’optique économique, car l’effort militaire affecte pratiquement tous les secteurs de l’économie. 40. La Dépêche de Constantine, 1er décembre 1915. 41. Id., 24 août 1915. 42. Ceux-ci ne livrent de farine que si on leur remet des sacs ; or, ceux-ci sont introuvables. 43. La Dépêche de Constantine, 5 décembre 1915.
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Cette conclusion logique ne s’impose pas à l’administration qui n’a qu’un souci primordial : alimenter la guerre et laisser la liberté régner dans tous les secteurs de la vie économique. Cette position ne varie pas au cours de l’année 1915-1916, et nous allons retrouver les mêmes problèmes que ceux que nous avons déjà rencontrés, mais amplifiés, car la durée même de la guerre et l’effort qu’elle exige révèle de plus en plus l’interdépendance étroite entre le secteur militaire et le secteur civil. Nous avons déjà noté la tendance à la hausse des céréales ; cette hausse et la spéculation qui en est la conséquence, inquiètent l’administration algérienne44. Le 4 janvier 1916, un décret autorise le gouvernement général à acheter et vendre des blés, des orges et des farines pour ravitailler la population civile ; mais il arrive trop tard, car les prix laissés libres sont montés à des niveaux excessifs. De plus, comme l’administration n’a aucun moyen de taxer les grains ou leurs dérivés, le décret est inefficace : le gouverneur général s’en rend compte puisqu’il estime que la mesure vient avec trois mois de retard45. Afin de trouver les céréales qui se cachent ou qui sont exportées (depuis le 1er septembre 1915, l’exportation est permise), un arrêté du 14 janvier 1916 autorise la réquisition et la taxation du blé en Algérie46, et le 19 janvier47 un autre arrêté supprime les exportations de blé dur et de semoules. Le second arrêté complétait le premier, mais on prit « le maximum de ménagements »48 pour l’appliquer : les commerçants ayant des marchés en cours eurent un délai jusqu’au 25 janvier pour réaliser leurs engagements ; ils devaient évidemment produire une justification. Par ailleurs, l’administration algérienne fournit aux industries métropolitaines les quantités de semoules et de blés durs compatibles avec les besoins de la colonie. Réquisition, taxation : les deux mesures complémentaires sont révolutionnaires, et indiquent bien la gravité de la crise de ravitaillement que traverse l’Algérie. Mais la réquisition et la taxation des céréales d’une part, la liberté d’autre part, encouragent la dissimulation des céréales et la hausse des autres produits de consommation courante49 : ainsi, le pétrole acheté 0,43 fr le litre est revendu clandestinement à Constantine de 1,50 fr à 2 frs50. On trouve difficilement du sucre à SaintDonat (région de Châteaudun-du-Rummel) à 1,50 et 1,60 fr le kg51. Le pain 44. Exposé de la situation, 1915, céréales. 45. Exposé de la situation, 1915, page 429. 46. La Dépêche de Constantine, 18 janvier 1916. 47. Id., 20 janvier 1916 ; Exposé de la situation, 1915, céréales. 48. Le mot est du gouverneur général lui-même : Exposé de la situation 1915, (céréales). 49. Nous retrouvons ici les problèmes que Mathiez avait fortement évoqués dans La vie chère et le mouvement social. 50. La Dépêche de Constantine, 27 février 1916. 51. La Dépêche de Constantine, id.
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est à 0,70 fr les 1 500 grs, soit donc 0,46 fr le kg, les œufs sont taxés à 0,80 fr la douzaine, soit un tiers de plus que ce qu’ils valaient au printemps 1914. « La population tant européenne qu’indigène se plaint amèrement de la cherté des vivres et surtout de la façon d’agir des commerçants ». Saint-Donat n’est pas isolé, car nous retrouvons les mêmes plaintes au village voisin d’Oued Athmenia. La hausse des prix correspond d’ailleurs à une augmentation de la circulation fiduciaire52 ; celle-ci a plus d’aisance et d’ampleur qu’au printemps 1915, car les chambres de commerce locales ont été autorisées à émettre des petites coupures de 0,50 fr et 1 fr. En 1916, il circule pour 4 310 000 frs en coupures de 1 fr et 1 430 000 frs en coupures de 0,50 fr. Cette aisance, cette augmentation de la circulation monétaire et la suppression du moratoire, le 20 mars 1916, relancent l’activité commerciale. La suppression du moratoire demandée par certains53 est fortement attaquée par d’autres54 qui estiment que la guerre les empêche de faire face à leurs obligations, car les circonstances sont exceptionnelles et cette suppression ne coïncide pas avec une situation encore anormale. Leurs protestations rencontrent des oreilles favorables dans les conseils généraux et dans des ministères ; le conseil général de Constantine demande que « le moratoire soit liquidé avec de grands ménagements » et voudrait que le gouverneur général « intervienne auprès des banques et établissements de crédit pour obtenir de très larges délais en faveur des débiteurs de bonne foi »55. Le ministre du Commerce et de l’Industrie intervient auprès de la Banque de l’Algérie afin qu’elle assouplisse les conditions de remboursement56. La suppression du moratoire permet aux caisses locales de crédit agricole de reprendre quelque activité57. La reprise économique n’a pas l’envergure58 que l’on escomptait, car un autre élément des circuits commerciaux fonctionne mal : les transports maritimes. En effet, ceux-ci sont si irréguliers qu’il est presque impossible d’expédier sur Marseille les semoules et les farines de blé dur nécessaires aux fabriques de pâtes alimentaires59. Par contrecoup, les approvisionnements 52. Le 27 novembre 1915, le plafond d’émission de la Banque de l’Algérie est porté à 500 millions, soit donc depuis août 1914 une augmentation de 200 millions de frs. 53. Exposé de la situation, 1916, monnaies, page 606. 54. Cf. Exposé de la situation, 1915, conseil général 1916 ; Dél. fin. 1916 ; Chambre d’agriculture 1916. 55. Conseil général, 2 mai 1916, page 78. 56. Exposé de la situation, 1916, crédit, page 446 sq. 57. Conseil général 1917, octobre, page 715 sq. 58. Il y a quelques exagérations à baptiser « renaissance économique de l’Algérie » (Exposé de la situation, 1917, page 556) ce qui n’est qu’une simple et modeste reprise. 59. Exposé de la situation, 1917.
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de charbon diminuent sensiblement60. Alors qu’en 1913, l’Algérie importait 2 251 000 tonnes de houille, elle n’en importe plus en 1914 que 1 692 000 tonnes (25 % en moins) et en 1915 que 1 491 000 tonnes (34 % de moins qu’en 1913). Or, la houille est indispensable aux transports ferroviaires, donc au commerce ; elle est aussi indispensable aux locomobiles qui actionnent les machines de battage. On mesure ainsi les répercussions d’une telle pénurie sur la vie économique algérienne. Pour économiser la houille au maximum, le gouverneur général recommande d’utiliser le charbon de bois et le bois : « cela reviendrait moins cher et cela ferait rester dans le pays les gains que les ouvriers indigènes gagneraient à préparer ces combustibles »61. En conséquence le prix du charbon de bois augmente : alors qu’il valait de 0,07 fr à 0,10 fr le kg avant guerre, il atteint maintenant 0,20 fr et 0,25 fr le kg62 ; or, c’est le seul combustible dont se servent les fellahs pour alimenter leurs fourneaux rustiques (canouns). Enfin, la reprise du commerce est gênée par les différentes règlementations touchant les céréales : les négociants et les courtiers en céréales protestent en vain contre l’interdiction d’exporter63 : le gouverneur général maintient fermement sa position tant pour la récolte précédente que pour la suivante64. Le 7 juin 1916, le gouverneur général fixe les prix maximum des céréales rendues au port d’embarquement65 : — blé tendre machiné (78 kgs à l’hl) contenant au plus 2 % d’impuretés : 31,50 frs le quintal ; — blé dur machiné (81 kgs à l’hl) contenant au plus 2 % d’impuretés : 32 frs le quintal ; — avoine machinée (48 kgs à l’hl) contenant au plus 3 % d’impuretés : 23 frs le quintal ; — orge machinée (60 kgs à l’hl) contenant au plus 2 % d’impuretés : 21 frs le quintal. Ces prix n’étaient même pas au niveau de ceux pratiqués à Alger en 1915 puisque les blés tendres et durs variaient de 36 à 38 frs le quintal, les orges de 23,75 frs à 25,75 frs le quintal, et les avoines de 23,25 frs à 23,50 frs le 60. Circulaire du gouverneur général au président de la Chambre de commerce de Constantine in La Dépêche de Constantine du 14 mai 1916. 61. Circul. du gouv. gén. au Pt de la Chamb. de Comm. de Constantine in Dépêche de Constantine du 14 mai 1916. 62. Exposé de la situation, 1916. 63. Ibid. 64. Cf. à ce sujet, in La Dépêche de Constantine, 17 mai 1916, sa lettre au député constantinois, P. Cuttoli ; il y déclare en outre qu’il a « recommandé au ministre de la Guerre d’acheter les stocks de céréales jusque-là dissimulés et qui ont apparu grâce aux promesses de la prochaine récolte et à l’annonce du maintien de l’interdiction de sortie ». 65. Exposé de la situation, 1916, céréales.
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quintal66. En défalquant les frais et les pertes résultant du transport, les tarifs étaient nettement inférieurs à ceux qui avaient cours à cette époque67. Les cultivateurs protestent. Ainsi ceux d’Oued Zenati déclarent68 : « Les prix d’achat des céréales par l’État ne tiennent pas compte des hausses subies par l’agriculteur ; charrons, forgerons, bourreliers, etc. ont doublé leurs prix. Le matériel, la quincaillerie, le petit outillage, les pièces de rechange, le bois, la ficelle, le charbon, le fer ont subi des hausses de 100 à 300 % et plus pour certains articles ». « Par ailleurs, les frais de main-d’œuvre ont augmenté, à cause de la mobilisation des hommes valides. De plus, les achats faits par l’État ont lieu trop tard (en septembre) et sont effectués par des gens peu versés dans l’agriculture et les céréales : aussi les agriculteurs sont-ils obligés de vendre leurs produits aux spéculateurs pour se procurer des ressources. Même lorsque leurs blés sont pris, ils le sont en quantité minime et les agriculteurs ne peuvent exporter leurs grains, ni les vendre à l’État qui leur conseille en même temps d’étendre au maximum les emblavures. Enfin, les blés et les céréales livrés dans les gares attendent longtemps avant d’être chargés sur les wagons, d’où avaries des grains (manque de bâches, de soins, etc.) et pertes pour le cultivateur puisque la commission ne prend livraison qu’au moment du chargement sur les wagons ». Les critiques des agriculteurs d’Oued Zenati n’étaient que trop justifiées. Aussi, afin de ne pas léser les cultivateurs, le gouverneur général écrit au ministre de la Guerre à la fin de juin 191669 : il demande que les commissions procèdent aux achats de céréales dans les délais les plus rapides. Par ailleurs, pour soustraire le paysan au spéculateur et à l’usurier, il promet d’intervenir auprès des banques et des organismes de crédit afin que ceux-ci consentent des avances de campagne. C’est donc dans une atmosphère de mécontentement, aussi bien chez les producteurs que chez les consommateurs que s’ouvre la campagne des moissons. Malgré l’extension des ensemencements (540 833 ha au lieu de 511 466 ha d’orge, 5 % en plus ; 492 013 ha au lieu de 440 040 ha de blé dur, + 12 %), les résultats sont médiocres et inférieurs à ceux de 1915 : 3 050 633 qx d’orge et 2 421 188 qx de blé dur. Non seulement le déficit de la récolte précédente n’a pas été comblé, mais il a augmenté ; par rapport à 1914, année de mauvaise récolte, l’écart est de 14 % en orge et de 18 % en blé dur, et par 66. Prix in Dél. fin. 1916, budget, rapport Joly, page 24-25. 67. Les mercuriales officielles de Constantine in La Dépêche de Constantine, fixent les cours du 8 juin 1916 au niveau suivant : blé dur ou tendre : 32,75 frs le qal, ce qui avec les frais de transport, dépasserait sensiblement les tarifs gubernatoriaux. 68. La Dépêche de Constantine, 8 juin 1916. 69. La Dépêche de Constantine, 26 juin 1916.
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rapport à 1913, il est de 43 % pour l’orge et 27 % pour le blé dur70. Cette succession de trois récoltes déficitaires, celle de 1914, celle de 1915, et enfin la dernière ajoutée aux exigences de la guerre doit accélérer la hausse des prix. Les tarifs administratifs ne constituent qu’un barrage illusoire : l’Algérie et le Constantinois subissent à plein les conséquences du conflit mondial. La durée de la guerre pose, de plus en plus, des problèmes multiples qui s’ajoutent à ceux déjà si graves nés des trois mauvaises récoltes successives. Au début de l’année agricole 1916-1917, on peut prévoir que 1917 sera une année critique.
70. Nous ne tenons compte dans notre étude que des productions des fellahs, puisque ce sont eux qui nous intéressent au premier chef.
CHAPITRE HUITIÈME
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L’année critique : 1917
L’automne 1916 s’ouvre sous de mauvais auspices : toutes les denrées augmentent de prix ; cette hausse est souvent « injustifiée »1 et la spéculation règne en maîtresse, aux dépens des pauvres. Ainsi, les minotiers vendent 54,55 frs et même 58 frs le quintal de semoule2 et, jamais ils n’ont acheté à un prix si élevé les grains qui leur ont servi à la fabriquer. Ces hausses de prix semblent plus sensibles dans les villes que dans les campagnes ; cependant, il est très difficile de trouver des grains pour les ensemencements : à 40 frs le quintal, le blé est introuvable3. Continuera-ton de laisser régner la liberté alors que les prix augmentent ? La question est vivement discutée dans l’opinion constantinoise à cette époque. Deux courants s’y dessinent nettement : – 1° Les uns voudraient que l’on poursuive les accapareurs et que l’on use du droit de réquisition pour assurer un ravitaillement à peu près normal4. Parmi eux, le maire de Constantine, Morinaud, pousse la logique jusqu’au bout : il estime indispensable la taxation des denrées5, et il donne l’exemple à Constantine en fixant des prix maxima pour la viande de qualité courante et pour les légumes secs (haricots, pois cassés, pois-chiches, lentilles, févettes, etc.6). À vrai dire, Morinaud avait déjà donné l’exemple quelques mois plus tôt (en février) en faisant vendre par la ville le sucre à prix coûtant7. Mais Constantine est un cas unique, car même la Fédération algérienne du commerce et de l’industrie8 ne demande que la réquisition totale des denrées de première importance et la distribution aux localités des quantités strictement nécessaires à leur alimentation. – 2° D’autres estiment que la réquisition n’aboutira qu’à des résultats décevants, pis, elle peut raréfier les produits9. 1. Conseil général 1916, 16 octobre. 2. Chambre d’agriculture, novembre 1916, page 8 sq. 3. La Dépêche de Constantine, 8 mai 1917. 4. Conseil général 1916, 16 octobre, page 18. 5. Dél. fin. 1916, non colons, page 189. 6. La Dépêche de Constantine, 24 novembre 1916, et 1er décembre 1916. 7. La Dépêche de Constantine, 22 février 1916. 8. La Dépêche de Constantine, 24 novembre 1916. 9. Conseil général 1916, 16 octobre, page 18.
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L’ANNÉE CRITIQUE : 1917
Pendant cette controverse doctrinale, les prix continuent leur ascension ; dans la commune mixte des Bibans10, au cours du dernier trimestre de 1916, l’orge est payée couramment 3,50 frs le double-décalitre, ce qui met l’hectolitre à 17,50 frs et le quintal à plus de 29 frs ; quant au blé dur, le double décalitre est payé de 6,50 à 7 frs, ce qui met l’hl à 32,50 - 35 frs, et le quintal atteint des prix oscillant de 43 à plus de 46 frs. Nous sommes loin des tarifs gubernatoriaux fixés au mois de juin précédent. Sans doute la mauvaise récolte de 1916 est-elle en partie responsable de cette hausse, mais d’autres raisons sont intervenues. Ainsi, les ensemencements ont contribué en sens opposé à cette hausse ; expliquons-nous : pour l’orge, les superficies sont celles de l’année précédente (531 645 ha au lieu de 540 833 ha, 2 % en moins environ) ; pour le blé dur, les emblavures régressent sensiblement, de 15 % environ. Or, si le maintien des ensemencements d’orge réduit les quantités disponibles pour la consommation, et pousse à la hausse, la réduction des emblavures laisse prévoir une soudure difficile ; les gens ne livrent donc pas leurs grains, et cela joue aussi dans le sens de la hausse. En outre, les mesures prises en métropole pour favoriser la livraison des céréales (l’État versera une prime de 7 frs par quintal) et leur culture (l’État versera une prime de 20 frs par hectare ensemencé en plus)11 ne peuvent qu’inciter à une certaine réserve ; les gens attendent l’application de ces mesures à l’Algérie : les grains sont donc de plus en plus difficiles à trouver. Jusqu’ici, le contexte économique semble peser davantage sur les prix que les circonstances climatiques proprement dites. Or, dans le courant du premier trimestre de 1917, la tendance s’inverse : l’hiver est sec12, et le printemps s’annonce aussi inquiétant. Les régions du Sud y sont les premières sensibles : ainsi à Khenchela13 les douars Ouled Bouderhem, Remila, Baghaï commencent à souffrir du manque d’eau dans la seconde quinzaine de février ; à Morsott14, la germination est retardée jusqu’aux pluies de la fin février. Mais les zones médianes et littorales sont à leur tour menacées. Fin mars et début avril, la situation devient de plus en plus difficile : ainsi à Akbou, zone relativement humide15, on prévoit que le rendement ne sera que les 4/5 de celui de l’année précédente ; un mois plus tard, la sécheresse persistante ruine tout espoir de bonne récolte. À Bordj-bou-Arréridj16 on « espère encore que la récolte ne 10. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, 1917-1919, rapport du 1er janvier 1917. 11. Chambre d’agriculture de Constantine, mars 1917. 12. Sur cette question, cf. Arch. dép. de Constantine, 1917-1919. 13. Id., Khenchela rapport du 28 février 1917. 14. Id., Morsott, rapport du 28 février 1917. 15. Id., Akbou, 30 mars 1917. 16. Id., Bordj, rapport du 25 mars 1917.
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sera pas compromise » bien que la végétation ait été retardée pendant le mois de mars : l’orge surtout a beaucoup souffert ; « si la sécheresse se poursuit, il y aura de grandes déceptions ». Dans le sud-est du département, à Khenchela17, la récolte est d’ores et déjà très éprouvée dans les douars M’toussa, Baghaï et Remila ; les pâturages commencent à être insuffisants, alors qu’à Bordj par exemple, ils demeurent satisfaisants. Fin mars, la fatidique invasion de sauterelles, compagne de tous les printemps secs, arrive dans le département ; avril marque le début de la période la plus critique. Devant les délégations financières18 un délégué sétifien prédit des « troubles graves ... Sous peu de jours, les indigènes n’auront plus à manger, car il n’y a plus de blé ni d’orge »19. Le quintal d’orge vaut 35 frs, celui de blé dur de 70 à 80 frs, et il est impossible d’en trouver sur quelques marchés kabyles, même en payant20 : ainsi à Oued Amizour. Comme le confirme un autre délégué constantinois, le colonel Picot21 : « quand l’orge se vend audessus de 30 frs, l’indigène commence à souffrir ; quand le blé se vend au-dessus de 50 frs, nous sommes voisins de la famine ». Et Picot conclut : « le baromètre des besoins c’est le prix que l’on paie sur les marchés ; le baromètre du manque absolu des récoltes, c’est le prix qui se paie actuellement. » Au conseil général, toutes les interventions ont le même thème, mais sont encore plus nourries. Ainsi, à Sétif, on a apporté seulement deux charges de blé ; elles se sont vendues sans peine à 70 frs l’une22 ; à Grarem (nord de Constantine) les vendeurs exigeaient 80 frs : un tel prix provoque une nefra et le pillage des denrées alimentaires ; à El Miliah, voisine de Grarem, la charge de blé est vendue 100 frs, soit 80 frs le quintal. À Mila, on institue déjà une carte de blé pour les familles pauvres. Le gouverneur général peut bien augmenter les niveaux des prix taxés en portant le quintal de blé dur à 32 frs et celui d’orge à 21 frs, avec une majoration possible de 2,50 frs le quintal pour tous les grains déclarés avant le 30 avril : l’administration ne semble pas très consciente des réalités. « La situation est alarmante, clament les conseillers généraux, il n’y a pas eu de situation pareille depuis la famine de 1867 ». Cette référence à l’année critique vaut tous les discours : les Constantinois savent ce que cela évoque. D’ores et déjà, « toute la zone au 17. Id., Khenchela, rapport du 31 mars 1917. 18. Dél. fin. 1917, assemblée plénière, 4 avril 1917, page 215. 19. Id., séance du 6 avril ; le délégué sétifien Audureau déclare alors : « Pour peu que persiste cette situation, nos populations sont sérieusement menacées de se serrer le ventre, pour ne pas dire plus. » 20. Dél. fin. 1917, id., séance du 6 avril. 21. Ibid. 22. Conseil général 1917, 17 avril.
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sud de la ligne de chemin de fer Constantine-Bordj », c’est-à-dire la marge méridionale des hautes plaines, « n’aura pas de récolte ». « Les blés semés tardivement n’ont même pas germé dans beaucoup d’endroits ; les ensemencements normaux ont produit des tiges qui n’arriveront pas à fructification ». Les rapports des communes et communes mixtes confirment, hélas ! le sombre tableau dressé par les délégués et les conseillers généraux. Ainsi, à Akbou23, fin avril, on ne compte plus que sur 40 % de la récolte, ce sera un maximum ; à Khenchela24, l’orge n’a pas germé en certains endroits : la situation des cultivateurs, européens et indigènes, ne peut qu’empirer avec une récolte déficitaire. À Morsott25, les pâturages sont de plus en plus secs, et les espoirs de récolte sont de plus en plus minces. Les seules nouvelles réconfortantes viennent des régions littorales : Taher, par exemple26, mais ce ne sont pas les grosses régions céréalières. Une partie de l’opinion publique européenne27 peut bien accuser les fellahs d’accaparer les grains, il n’empêche que de « longues files de burnous assiègent chaque jour la porte des magasins de vente des minotiers, attendent, durant de longues heures, un tour qui ne vient pas toujours, d’acheter une balle de farine »28. La vérité est que les minotiers sont sur le point de fermer leurs usines, faute de grains29. De plus, l’administration préfectorale n’accepte de fournir des grains aux minoteries, que pour fabriquer de la farine et non de la semoule : « Ainsi donc, pas d’orge, pas de blé, pas de semoules, pour faire face à l’alimentation des indigènes »30. 23. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, 1917-1919. Akbou, rapport du 28 avril 1917. 24. Id., Khenchela, rapport du 30 avril 1917. 25. Id., Morsott, rapport du 30 avril 1917. 26. Id., Taher, rapport du 5 mai 1917. 27. Chambre d’agriculture de Constantine, mars 1917, page 99 : rapport de Crochet à la Chambre de Commerce de Bougie qui affirme : « Les indigènes ne font pas circuler les blés qui se trouvent dans leurs silos ; ils préfèrent acheter des grains à un prix élevé pour ne pas ouvrir leurs silos, s’ils doivent fournir un certain contingent de céréales. » 28. La Dépêche de Constantine, 8 mai 1917, article de Bonnefoy ; Bonnefoy n’a d’ailleurs pas vu la contradiction de différents éléments de son article ; d’une part, il décrit ces « files de burnous », d’autre part, il soutient la thèse de l’accaparement des grains par les fellahs. Pourquoi attendre de longues heures une balle de farine si l’on a du grain ? Pourquoi les néfras de Grarem ? Le même soutient une thèse voisine dans La Dépêche de Constantine, 8 mai 1917, mais sans argument convaincant : les stocks clandestins de céréales existent surtout chez les indigènes, affirme t-il, mais il est impossible de les faire sortir, malgré la hausse du prix du blé, les primes, les réquisitions, les perquisitions et les dénonciations ; il estime par contre que l’arabe sortira ses grains contre du numéraire, des douros et non des billets de banque. 29. Dél. fin. 1917, assemblée plénière, 6 avril, page 347. 30. Ibid.
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La situation est évoquée dans les différentes assemblées algériennes ; on cherche à l’améliorer en l’analysant, chacun propose son remède. Les uns très vagues, demandent qu’on prenne, « si les faits avancés à cette tribune31 sont reconnus exacts, des mesures énergiques et immédiates afin d’éviter pour les années 1917 et 1918, et la disette et des troubles graves parmi la population de la région sétifienne ». D’autres s’en prennent à la politique céréalière menée par l’administration : la sécheresse existe certes, le ravitaillement par la Mer Noire est évidemment impraticable, mais les stocks de céréales disponibles sont trop exigus ; l’exportation a été abusive (700 000 qx de blé dur ont été envoyés aux fabriques métropolitaines de semoules et pâtes alimentaires) ; la prime à la culture du blé constitue une initiative malheureuse, car les céréales disparaissent du marché32. Le préfet a beau répondre qu’il a ordonné de constituer des réserves évaluées à 58 000 qx, qu’il a réduit les exportations de semoules de 130 000 balles à 75 000, qu’il a réquisitionné pour les minotiers 21 000 qx de blé dur et 5 000 qx d’orge pour les communes et les S.I.P. Pour l’opinion, ces mesures ne sont que des palliatifs n’ayant aucune commune mesure avec la gravité de la crise. Et l’on reparle des grands remèdes en évoquant l’exemple de la Convention montagnarde et du maximum33 ; la crise s’annonce aussi sérieuse parce que l’administration n’a pas appliqué assez rapidement la loi du 20 avril 191634 qui institue la taxation et la réquisition. Cependant, certains conseillers et délégués35 opposent immuablement les avantages de la liberté commerciale aux inconvénients de la réquisition et de la taxation. Si la réquisition et la taxation entrent en jeu, disent-ils, il faut les imposer à tous les produits, quels qu’ils soient ; or, cela implique un contrôle rigoureux de toute la production ; comme cela est impossible, il vaut mieux revenir à la liberté commerciale qui fera sortir les stocks et fera diminuer les prix pratiqués. Ce raisonnement n’a pas de prise sur le conseil général qui propose : — 1° L’arrêt des exportations de céréales et de leurs issues ; — 2° L’inventaire exact de toutes les ressources en céréales et semoules du département ; — 3° La création de magasins ou de dépôts de ventes de céréales, alimentés notamment par la colonie ; 31. Dél. fin. 1917, ass. plénière, 7 avril 1917, page 495. 32. Conseil général 1917, 17 avril. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Parmi eux, Lavie, propriétaire d’une importante minoterie à Guelma et d’une usine de pâtes alimentaires et semoules, et évidemment Bonnefoy.
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— 4° L’application énergique de la taxe sur les denrées alimentaires ; — 5° La création d’un fonds de roulement pour réaliser les mesures d’intérêt général qui s’imposent ; — 6° La réquisition pour l’avenir de tous les stocks disponibles ; — 7° L’envoi d’urgence par le gouverneur général de 100 000 qx de blé au département. La dernière mesure exceptée, tout le programme du conseil général est un programme d’avenir pour empêcher le retour d’une nouvelle crise aussi grave que celle de 1917. La crise continue, et le conseil municipal de Constantine, malgré les mesures antérieures prises par le maire, prévoit une hausse du prix du pain ; il envisage même la création de cartes de pain36. Dans l’arrondissement de Philippeville37, les stocks sont épuisés à partir du mois de mai, et l’on doit faire venir de l’intendance des orges, des blés, des farines et de l’avoine qui sont distribués aux fellahs, qui attendront très péniblement la moisson. À Chekfa38, la commune achète 50 qx d’orge à l’intendance pour réaliser la soudure parmi les fellahs. Afin d’encourager la sortie des grains cachés, un arrêté du 13 mai décide que les blés offerts avant le 31 mai aux autorités locales recevront un supplément de prix pour ... tenir compte des frais de conservation39. On récompensait ainsi les accapareurs qui avaient fait la sourde oreille précédemment. Il était bien prévu de défalquer cette prime si les grains étaient trouvés après cette date, mais les tarifs officiels n’avaient que de lointains rapports avec les prix réellement pratiqués. Sur les marchés des Bibans40 depuis la fin mars, le double dal d’orge oscille de 3,60 à 3,90 frs, soit le quintal de 30 à 32,50 frs, et le double dal de blé dépasse allègrement 7 frs, ce qui met le quintal à presque 48 frs ; or, à la date du 4 juin41 un arrêté fixe le prix des céréales aux niveaux suivants : blé : 38 frs, orge : 25,50 frs, avoine : 25 frs. Au moment des moissons, la situation se présente ainsi42 : Régions littorales : elles sont traditionnellement importatrices de grains, il n’est donc pas possible de compter sur elles ; dans la région de Jemmapes seule, la récolte n’est pas mauvaise43. 36. La Dépêche de Constantine, 15 mai 1917. 37. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, déclaration de récolte 1917, sous-préfet de Philippeville à préfet, 6 août 1917. 38. Id., maire de Chekfa à préfet, 25 juillet 1917. 39. Exposé de la situation, 1917, céréales, page 589. 40. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, rapport du 31 mars 1917. 41. Exposé de la situation, 1917. 42. Conseil général 1917, 17 octobre. 43. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, Jemmapes, rapport du 29 septembre 1917.
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Régions médianes : dans la partie nord de l’arrondissement de Sétif, la récolte est passable, dans la partie sud, elle est absolument nulle ; le grain n’a même pas rendu la semence enterrée ; dans la région de Châteaudun, la situation est lamentable, il n’y a pas de récoltes : « c’est un désastre ». La zone de Guelma-Oued Zenati est relativement privilégiée mais elle doit ravitailler les régions de Bône, La Calle, Tébessa et le Sud. Dans le Sud, arrondissement de Batna, la récolte est absolument nulle. Au total, la récolte de 1917 est largement déficitaire dans le département ; numériquement, l’orge a fourni chez les fellahs 1 272 653 qx et le blé dur 1 314 604 qx. Depuis 186744 le Constantinois n’a rien connu de pire, mais en 1917, la guerre prive la région de bien des secours ; de plus, les atermoiements de l’administration favorisent les spéculateurs. Ainsi, les courtiers et les négociants en grains parcourent les communes des plaines médianes où ils pourraient trouver des céréales et offrent aux producteurs des prix supérieurs à ceux de la taxe45, de 4 à 5 frs par quintal46. Ailleurs, dans les zones littorales47 (communes d’El Arrouch et de Collo) les grains sont à peine battus que la « raréfaction se fait sentir sur les marchés où la classe pauvre indigène a coutume de se ravitailler de semaine en semaine ; les intermédiaires achètent en fraude à des prix dépassant la taxe, avec l’espoir de revendre avec de beaux bénéfices ». Le pire est que partout où s’exerce une surveillance effective, les grains menacent de disparaître et les marchés sont désertés : aussi, les ouvriers agricoles et les ouvriers forestiers qui ne sont pas producteurs de céréales, demandent qu’on laisse la liberté au jeu de l’offre et de la demande48. La politique imprécise et hésitante de l’administration accentue le déficit du ravitaillement49 : en effet, dans la métropole, un décret du 13 juillet fixe le prix du blé tendre à 50 frs le quintal. Or, ce prix est très supérieur à celui fixé par l’arrêté gubernatorial du 4 juin 1917 pour l’Algérie et provoque les protestations des milieux agricoles ; il faut attendre cependant le 11 août pour que le gouverneur général relève les prix de juin et fixe les taux suivants : blé dur ou tendre : orge : avoine :
43,50 frs le qal 30,50 frs le qal 30 frs le qal
44. En 1867, la province avait récolté 897 837 qx d’orge et 1 367 929 qx de blé dur. 45. La Dépêche de Constantine, 17 juillet 1917. 46. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, déclaration de récoltes 1917-19, sous-préfet de Philippeville à préfet, 6 août 1917. 47. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, déclaration de récoltes 1917-19, ibid. 48. Ibid. 49. Exposé de la situation, 1917, céréales, page 589 sq.
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Mais ce rajustement provoque de vives réclamations50, car les cultivateurs qui avaient livré leurs grains en premier sont frustrés de 5,50 frs par quintal de blé, 5 frs par quintal d’orge et 5 frs par quintal d’avoine. Les intermédiaires, – courtiers et négociants –, qui ont attendu, sont, une fois de plus, récompensés : ces primes involontaires offertes par l’administration, ne peuvent donc qu’encourager les spéculateurs dans leurs desseins. Cela ne peut guère encourager les cultivateurs à développer leurs cultures de céréales ; le gouvernement a beau envoyer le député de l’Indre, Cosnier, pour augmenter au maximum ces dernières, sa politique céréalière va à l’encontre du but poursuivi. Pour réduire au maximum cette choquante inégalité de traitement, une instruction du 11 août51 prescrit de payer les grains stockés par le commerce aux anciens prix. Les agriculteurs, quels qu’ils soient, ont cependant bien conscience que cacher les grains rapporte plus que de les livrer, d’autant plus qu’ils trouvent toujours des preneurs, surtout quand la récolte est mauvaise. Ainsi, les sahariens n’hésitent pas à payer la charge de blé de 60 à 65 frs, et celle d’orge 30 frs52 : même à ce prix-là d’ailleurs, ils font une bonne affaire, car, à Ghadamès, le quintal, et non la charge, est revendu, dit-on 180 frs53. Une autre maladresse administrative accentue le déficit du département de Constantine54 : les minotiers algérois, Narbonne, Mohring et Duroux avaient acheté 40 000 qx de blé dur dans la région de Sétif-Bordj. Devant le déficit important de la récolte, le préfet de Constantine refuse de laisser sortir ces grains du département, arguant, à juste titre, qu’une telle exportation devra être obligatoirement compensée par des importations venues d’ailleurs, d’où l’addition de frais de transport au prix des grains. Mais les minotiers font appel au ministre et au gouverneur général : devant de telles pressions et sur l’ordre du gouverneur le préfet s’incline et 15 000 qx de blé sortent ainsi du département. La politique de taxation à des prix inférieurs à la réalité ne concerne pas seulement les cultures, elle touche aussi l’élevage55 : ainsi, l’Intendance paie les moutons algériens 38 frs ; en Tunisie, les mêmes moutons sont achetés 60 frs, de telle sorte que, malgré l’interdiction d’exporter les ovins (arrêté du 28 mai 1915 non rapporté), les moutons constantinois passent la frontière en fraude et deviennent tunisiens pour l’occasion. 50. La Dépêche de Constantine, 15 août 1917. 51. Exposé de la situation, 1917. 52. La Dépêche de Constantine, 11 août 1917, lettre de M. Turc, propriétaire à Aïn Regada. 53. Conseil général 1917, 17 octobre. 54. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, affaires diverses 1903-1926 ; le dossier blés, Sétif Alger, raconte par le menu cette affaire. 55. Exposé de la situation, 1917, ovins, page 604 sq.
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Ainsi, dans cet été 1917, la mauvaise récolte, les hésitations administratives en matière de taxation, ses errements, les hauts prix offerts par les nomades contribuent à réduire les possibilités du ravitaillement départemental. En effet, d’une statistique faite à l’automne 191756 il ressort que les minotiers demandent en gros : — 475 000 qx de blé pour les farines de l’année ; — 475 000 qx de blé dur pour les semoules de l’année ; 950 000 qx De plus, la consommation annuelle locale des populations arabes exige 1 200 000 qx de blé, en tout donc 2 150 000 qx auxquels il faut ajouter les semences qui exigent de 600 à 650 000 qx (90 kgs à l’ha x 650 ou 700 000 ha) : au total 2 700 000 à 2 800 000 qx. Or, toute la production de blé tendre et de blé dur du département (européens et indigènes), s’élève à : 108 358 qx (blé tendre) + 1 951 344 qx (blé dur) = 2 059 702 qx. Le déficit pour le blé est de l’ordre de 600 à 700 000 qx. Comme l’exportation anormale vers le Sahara, de juillet à octobre, a enlevé de 100 à 150 000 qx, le déficit oscille autour de 700 à 850 000 qx de blé. Pour l’orge, la production (européens et indigènes) a été de 1 564 334 qx (arrondissons à 1 600 000 qx). Les besoins s’établissent ainsi : — nourriture : 1 400 000 qx — alimentation indigène : 300 000 qx — semences : 700 000 qx Le déficit oscille également autour de 800 000 qx. Or, de l’aveu même du préfet57, l’administration dispose de 1 400 000 frs pour se procurer 12 000 qx de blé et 17 000 qx d’orge, et les demandes de secours affluent de toutes parts, mais principalement des régions céréalières58. On pourrait bien faire venir des grains de l’Oranie où la récolte a été normale, mais les courtiers et les négociants en grains n’acceptent de revendre leur marchandise qu’avec le paiement d’une soulte de 2 à 5 frs par quintal59. De plus l’insuffisance des moyens de communication d’un point à l’autre de l’Algérie entrave toute possibilité de porter secours à temps60. 56. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, note sur la situation agricole et le ravitaillement civil (sans date) (entre octobre 1917 et le 1er novembre 1917). 57. Arch. dép, de Constantine, H, Agriculture, Prêts de semences 1917-1918, lettre à E. Vallet du (...) novembre 1917. 58. Arch. dép. Constantine, H, Agriculture, Prêts de semences qui contient tous ces appels au secours. 59. Conseil général 1917, 17 octobre. 60. Arch. dép. Constantine, H, Agriculture, Prêts de semences, lettre du préfet à E. Vallet, déjà citée ; cf. aussi La Dépêche de Constantine, 17 novembre 1917 ; Chambre agriculture,
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Aussi l’administration réduit-elle les demandes de secours : ainsi, la région de Collo qui demande 6 000 qx pour son ravitaillement ne pourra recevoir que 2 000 qx, soit donc le tiers61. Dans la région de Bougie où il est impossible de s’approvisionner en grains, les fellahs mangent des figues de barbarie qui deviennent un objet de spéculation62. À Akbou, le même phénomène se produit : les figues passent de 30 à 100 frs le quintal et si les Kabyles ont de l’argent grâce aux mandats envoyés par les travailleurs qui sont employés en France63, il est cependant impossible de trouver des grains, et « s’il y en a, ils atteignent des prix fantastiques ». On comprend l’alarme du conseil général qui prévoit « un hiver 1917-1918 des plus inquiétants », et estime que le département est « à la veille d’une crise grave, telle que l’on n’en a pas vu de semblable depuis un demi-siècle »64. Cette inquiétude est d’autant plus justifiée que sur échantillon, le blé est couramment offert à 75 frs la charge, soit donc 60 frs le quintal65 et l’on évoque avec pessimisme les menaces de famine qui pèsent sur les fellahs66. Le conseil général vote donc un crédit de un million de frs pour acheter des semences ; par ailleurs, l’administration décide de grouper les excédents des S.I.P., de réunir 1 900 000 frs pour acheter des grains ; enfin, le gouverneur général met à la disposition du préfet 400 000 frs pour prêts de semences67. De toute façon, et malgré les efforts administratifs, on peut prévoir que l’on devra réduire, soit les quantités nécessaires à l’alimentation, soit les quantités nécessaires à l’exportation, soit celles nécessaires aux ensemencements, ou peut-être les trois ensemble. Il est clair que la vie des fellahs sera d’une extrême précarité dans les mois à venir, d’autant plus que les ressources à tirer de l’élevage ont diminué par rapport à l’avant-guerre. La Statistique générale de l’Algérie attribuait aux fellahs constantinois en 1912-1913, 240 642 chevaux et mulets, 408 197 bovins, 2 486 686 ovins et 1 335 626 caprins ; or, pour la campagne 1916-1917, le cheptel ne se compose plus que de 212 138 chevaux et mulets, 392 457 bovins, 1 805 231 ovins, 1 297 116 caprins. Les diminutions les plus sensibles portent sur les chevaux et mulets (- 12 %) et sur les ovins (- 28 %) ; quant aux bovins et aux caprins, les troupeaux ont diminué de 4 % (bovins) et de 3 % (caprins) . novembre 1917. L’Algérie n’a importé que 1 153 000 tonnes de houille en 1916 (- 51 % par rapport à 1913) et en 1917 elle n’en importe plus que 757 000 T. (- 67 % par rapport à 1913) : cet élément suffit déjà à expliquer la perturbation des transports ferroviaires. 61. Conseil général 1917, 17 octobre, ravitaillement des populations civiles. 62. Ibid. 63. Ibid. 64. Ibid. 65. La Dépêche de Constantine, 11 septembre 1917. 66. Ibid. 67. Conseil général 1917, 17 octobre.
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La hausse des prix compense-t-elle cette diminution du cheptel comme l’affirme une partie de l’opinion publique européenne68 ? L’argument ne résiste pas à l’examen le plus rapide, car la diminution affecte l’effectif, et si les prix ont été multipliés depuis 1913, c’est autant de moins de gagné pour le fellah. De plus, le paysan arabe ne peut même pas compter sur les organismes de secours qui l’aidaient dans les mauvaises années d’avantguerre : certaines S.I.P. par exemple cessent de fonctionner : ainsi, en 1916, dans le département de Constantine, 9 sociétés n’ont pas fonctionné69. Par ailleurs, le découvert des S.I.P. est trop important depuis 1914 : ce découvert s’élevait alors à 1 249 552 frs,14 sur un actif de 2 154 053,39 frs (en gros 58 %), et paralysait singulièrement leurs moyens d’action pour l’avenir. Mais, rétorque l’opinion européenne, les ouvriers arabes sont maintenant payés 4 frs par jour au moment de la moisson70; ils ont donc plus d’argent qu’autrefois, puisqu’antérieurement, nous l’avons vu, la journée du moissonneur était payée de 2,25 frs à 2,75 frs. Il y a donc au maximum, une hausse de 100 %. Cette hausse n’est pas comparable à celle des denrées de consommation courante et en particulier à celle des grains dont les ouvriers subissent d’une part la hausse générale, d’autre part la hausse saisonnière71. Ils perdent également en achetant au détail : la faiblesse de leurs moyens financiers en fait les victimes les plus sensibles des moindres variations de prix. Une partie d’entre eux, – les Kabyles surtout –, a émigré en France pour être employée dans les usines ; les cas d’émigration restent cependant peu nombreux et concernent une couche restreinte de la population72. 68. La Dépêche de Constantine, 11 août 1917, lettre de M. Turc, propriétaire à Aïn Regada : « Les fellahs qui ont conservé leurs habitudes de culture se suffisent à eux-mêmes ; la guerre n’a été pour eux qu’une source de profits ; jamais la situation des indigènes n’a été aussi satisfaisante qu’en ce moment, où ils trouvent dans la vente de leurs produits et une main-d’œuvre rémunératrice une ample compensation à leurs charges nouvelles. » 69. Exposé de la situation, 1916, page 715. Il nous a été impossible de suivre l’action des S.I.P. pendant la guerre ; ni l’Exposé de la situation, ni les volumes de la Statistique, ni les rapports préfectoraux devant les conseils généraux ne mentionnent l’activité de ces organismes en détail. Seul l’Exposé de la situation résume l’action globale des S.I.P. en quelques lignes ; nous savons par exemple qu’au 31 décembre 1917, les S.I.P. ont consenti pour 2 200 986 frs d’avances pour toute l’Algérie, mais nous ne savons pas la répartition par département. 70. Chambre d’agriculture, novembre 1917. 71. Cf. là-dessus, les pages pénétrantes de C.E. Labrousse dans son Esquisse ... et sa remarquable Crise de l’économie française ... 72. Conseil général 1917, 17 octobre ; le bureau de poste d’Akbou a reçu pour 1 500 000 frs de mandats venus de France ; et comme nous l’avons dit, il est impossible de trouver des grains même contre argent ; par ailleurs, devant le Conseil général, en avril 1918, un conseiller général de la région d’Akbou signale qu’à son avis, « les indigènes ne se sont pas enrichis par la guerre, mais qu’ils peuvent à peine vivre avec les prix actuels des denrées, malgré les envois d’argent des ouvriers travaillant en France. » Ajoutons qu’une telle opinion est exceptionnelle au Conseil général.
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Faut-il alors s’étonner que la santé publique laisse à désirer et suscite des inquiétudes? La mobilisation des médecins de colonisation a enlevé tout le personnel utile : à Sétif, on se plaint dès 191573 de cette pénurie. Le service médical d’assistance aux indigents devient pour ainsi dire inexistant ; la situation est alarmante74, car de nombreux fellahs sont constamment malades, minés par les fièvres ou par d’autres maladies souvent peu graves. Ils ne peuvent travailler et causent ainsi un grave préjudice à la vie économique du pays : « les pouvoirs publics, déclarent les membres de la Chambre d’agriculture de Constantine, ont le devoir de s’inquiéter de cette situation. » La Chambre propose de créer des centres de distribution gratuite de médicaments pour les indigents. De tels centres permettraient de lutter efficacement contre les maladies bénignes, mais seraient-ils suffisants contre le typhus qui éclate par exemple aux Ouled Rahmoun et qui fait plus de cinquante victimes ? Or, la sous-alimentation et la mauvaise récolte favorisent la naissance du mal. À Constantine, en juin 191775, de nombreux cas de fièvre typhoïde apparaissent ; on parle d’envoyer des médecins militaires pour soigner les populations civiles. L’absence de pharmaciens est tout aussi préjudiciable76 car le paludisme s’abat sur les cultivateurs qui ne peuvent s’approvisionner en quinine et cela restreint sensiblement l’efficacité de la main d’œuvre encore disponible dans le département. Diminution du potentiel humain, diminution du potentiel économique dans tous les domaines77, augmentation de la circulation monétaire qui passe de 351 millions au 31 décembre 1914 à plus de 450 millions78 en 1917, réduction de l’encaisse métallique à 70 millions de francs-or : tels sont les symptômes de la crise que traverse le Constantinois en 1917 ; celle-ci se manifeste extérieurement par une hausse des prix atteignant toutes les denrées. Toutes les couches de la population souffrent de la vie chère : les cultivateurs, parce que les instruments agricoles atteignent des prix prohibitifs, parce que les réparations deviennent hors de prix, parce que les grains de semences sont à des niveaux élevés. Les citadins parce que le ravitaillement quotidien devient un problème de plus en plus angoissant, surtout pour les pauvres79 ; les ouvriers agricoles parce que les salaires ne 73. La Dépêche de Constantine, 3 octobre 1915. 74. Chambre d’agriculture de Constantine, mars 1916. 75. La Dépêche de Constantine, 25 juin et 27 juin 1917. 76. Chambre d’agriculture, novembre 1917, page 32. 77. Il suffit d’évoquer les difficultés que rencontrent les cultivateurs pour renouveler ou réparer leur matériel. 78. Dél. fin. 1917. 79. La Dépêche de Constantine, 16 décembre 1917, résolution de la bourse du travail sur la vie chère.
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suivent pas la montée des prix. Il est de plus en plus clair que la troisième année de guerre a exigé de l’économie algérienne et constantinoise un effort qu’elle n’était pas à même de fournir. Sa dépendance de l’économie métropolitaine la rend très vulnérable et sa marge de sécurité assez réduite80 la rend plus sensible aux fluctuations des cours. Si on la laisse évoluer selon les règles de la libre entreprise, alors que le contexte ne répond plus à des circonstances normales, on aggrave l’écart qui sépare les éléments assez forts pour résister à cette tension, des éléments vulnérables, qu’écrase le poids de la guerre. Aussi l’administration s’oriente au cours de cette année 1917, vers une règlementation de plus en plus stricte de la vie commerciale. En effet, dans la seule année 191781 le gouverneur général prohibe la sortie de huit séries de produits, alors qu’antérieurement le prohibition n’en avait touché que trois : les céréales et leurs dérivés en décembre 1914, les ovins en mai 1915, les laines en mai 1916. Ces prohibitions avaient pour but de faciliter le ravitaillement militaire, alors que celles de 1917 intéressent le ravitaillement civil. Les arrêtés concernent : — le 13 janvier 1917, les cuirs et peaux (sauf ceux dont ne veut pas l’armée) ; — le 30 avril, l’huile d’olive ; — le 5 mai, 1es pommes de terre ; — le 16 juillet, le sucre ; — le 19 septembre, les caroubes ; — le 26 septembre, les légumes secs ; — le 27 septembre, les figues sèches ; — le 30 octobre, les olives conservées. Par ailleurs, un arrêté du 23 janvier 191782 supprime les fabrications de farine fine et extra-fine et n’autorise que les fabrications de farine entière ; un autre arrêté du 14 mai supprime la vente libre de la pâtisserie ; un arrêté préfectoral de la même date interdit la vente et la consommation des viandes de volailles du lundi au mercredi matin non-inclus, la seule exception a lieu pour les malades. Enfin, entre le 4 septembre 1917 et le début de l’année 1918, toute une série de décrets obligent les détenteurs à déclarer leurs stocks de produits83. Toute cette règlementation constitue évidemment un pas vers la constitution d’un système d’économie de guerre, à direction 80. La base de l’économie constantinoise est, nous le savons, la production des céréales ; or, la production, en très bonne année, suffit à alimenter une exportation assez minime. 81. Exposé de la situation, 1917, prohibitions, page 583 sq. 82. Pour toutes les mesures suivantes, cf. La Dépêche de Constantine aux dates précitées. 83. Exposé de la situation, 1917, page 664.
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gouvernementale. L’opinion demande84 cette règlementation, et pour elle, la solution tient en deux mots magiques : Réquisition, Taxation. La guerre, dans cette année 1917, a démontré péremptoirement quelles étaient les limites du libéralisme et l’importance de l’effort exigé. Cet effort, la poursuite de la guerre, la nécessité de combler à tout prix le déficit de la mauvaise récolte récente donnent à la campagne agricole qui s’ouvre à l’automne 1917 une singulière importance. Si la guerre se prolonge encore, d’elle dépend, sans exagération, l’avenir économique du département.
84. Quand nous parlons de l’opinion, il s’agit surtout de l’opinion européenne ; les gens des villes comme ceux des campagnes demandent dans l’ensemble, la taxation et la réquisition, Nous n’avons pas les réactions des fellahs, mais ceux-ci ne doivent pas avoir une opinion différente, car ils souffrent de la guerre. Comme le note un congressiste européen au Congrès des sociétés agricoles (cf. La Dépêche de Constantine, 10-11 septembre 1917), « sans la taxe et la réquisition, nous assisterions en ce moment à une hausse formidable de blé obéissant au jeu naturel des spéculations impossibles à réfréner, hausse d’autant plus grave pour le public que notre département exportateur en année normale, sera forcément importateur cette année. » « Cette hausse RÉDUIRAIT À LA MISÈRE UNE GRANDE PARTIE DE NOS POPULATIONS INDIGÈNES qui vivent au jour le jour et créerait un état de famine provocateur des pires désordres dans les douars. » C’est nous qui soulignons.
CHAPITRE NEUVIÈME
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Le coup de dés (1917-1918)
La campagne agricole 1917-1918 s’ouvre dans des conditions très défavorables : — d’une part les battages et même les moissons se prolongent au-delà des limites normales1, puisqu’en septembre certains blés sont encore sur pied ; — d’autre part, le matériel de labour usé ou détérioré est difficile à remplacer ou à réparer : les quincaillers manquent de boulons, de socs, de pièces de charrue (en acier)2; s’ils en ont, ils sont à des prix élevés : ainsi, le boulon de charrue qui valait 0,10 fr en 1914 vaut maintenant 0,40 fr, quand on en trouve. Même s’il ne s’agit que de souder deux pièces de métal à la forge, la réparation revient plus cher, car le charbon de forge est passé de 5,40 frs à 24,50 frs le quintal, et l’on ne trouve plus de forgeron ni de charron dans les campagnes3. De plus, les bêtes elles-mêmes sont réquisitionnées pour la cavalerie, si ce sont des chevaux, pour la boucherie si ce sont des bœufs. Qui tirera alors les charrues ? Les tracteurs ? Mais il leur faut de l’essence, il faut aussi des conducteurs, et puis les tracteurs ne sont pas employés par les fellahs. Par ailleurs, nous le savons, les grains de semences sont rares ; les courtiers qui ont acheté le grain au prix taxé revendent le blé à 50-55 frs le quintal (il a été acheté de 38 à 43,50 frs), et l’orge de 38 à 41,50 frs le quintal (elle a été payée de 25 à 26 frs4) : le bénéfice par quintal est ainsi fort intéressant. Enfin, la politique gouvernementale en matière économique n’a pas encore renoncé totalement au libéralisme d’avant-guerre, bien qu’elle ait pris un certain nombre de mesures pour le limiter. Le résultat est un « compromis entre les mesures d’autorité et le laisser faire »5 assez discutable du point de vue de l’efficacité. Un conseiller
1. Chambre d’agriculture, novembre 1917. 2. Conseil général 1918, 23 avril 1918, état comparatif des prix, page 108. 3. Conseil général 1917, 17 octobre. 4. La Dépêche de Constantine, 14 février 1918. 5. La Dépêche de Constantine, 11 septembre 1917.
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général résume assez clairement l’opinion générale quand il déclare6 : « Nous sommes en plein gâchis et nous nous débattons dans les mêmes difficultés que l’année dernière. » Le préfet avoue lui-même son impuissance à sanctionner ceux qui cachent leurs grains : « On ne peut pas sévir, on est désarmé. » Cependant malgré ces conditions détestables, les ensemencements ont lieu7 ; dans les zones littorales, la réduction est variable8 : à Jemmapes (mixte) les superficies consacrées au blé dur et à l’orge couvraient 19 000 ha en 1916-1917 ; en 1917-1918, elles ne sont que de 16 359 ha (en moins 14 %). À Taher, les superficies en blé et en orge de 1916-17 couvraient 5 385 ha ; en 1917-18, elles ne sont plus que de 3 700 ha (-32 %) ; à Djidjelli (mixte) si les superficies de 1916-17 couvraient 7 052 ha, celles de 1917-18 ont 7 908 ha ; ici, il y a augmentation. Sur les hautes plaines la réduction est importante dans certaines régions, ailleurs, elle est réduite ou même inexistante. Ainsi les Bibans qui avaient ensemencé, en 1916-17, 41 365 ha de blé et d’orge sèment en 1917-18, 39 250 ha ; de même la commune de Bordj-bou-Arréridj qui avait ensemencé 4 650 ha en 1916-17, ensemence en 1917-18, 7 000 ha de blé et d’orge ; mais Bordj comprend surtout des colons parmi les céréaliculteurs, alors que dans les Bibans, les fellahs prédominent. À Châteaudun, les ensemencements de 1916-17 avaient couvert 52 639 ha ; en 1917-18, ils ne couvrent plus que 33 225 ha (-37 %) ; à Oued Cherf, le blé dur et l’orge couvrent en 1916-17, 15 200 ha et en 1917-18, 14 800 ha (-3 %). À Tébessa (plein exercice) les surfaces sont respectivement de 3 580 ha en 1916-17 et de 3 000 ha en 1917-18 (-16 %) ; enfin à Khenchela (mixte) les ensemencements couvrent 28 760 ha en 1916-17 et ceux de 1917-18, 23 900 ha (-17 %). Mais ces chiffres ne donnent pas le détail des emblavures effectuées par les colons et par les fellahs. Ainsi, les premiers, à Khenchela9 ensemencent en 1917-18 une superficie légèrement supérieure à celle de la campagne précédente, alors que les seconds ne pouvant payer les semences au prix 6. Conseil géneral 1917, 17 octobre. Dans le même sens, cf. art. d’E. Vallet dans La Dépêche de Constantine du 11 septembre 1917 : « Il ne faut pas se dissimuler que nous (colons algériens) ne sommes qu’au début des difficultés économiques dans notre colonie. » 7. Pour étayer notre opinion, nous nous sommes servis de statistiques des campagnes 1916-17 et 1917-18, campagne 1916-17 in Arch. dép. Constantine, H, Labour et semailles, 1916-l7 ; campagne 1917-18, in Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Informations agricoles 1917-1920. 8. Cf. en sens contraire, La Dépêche de Constantine, 14 février 1918 qui affirme que les emblavures sont normales. 9. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, Khenchela, rapport du 23 février 1918.
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élevé, ont réduit leurs cultures d’un tiers. La Statistique générale enregistre pour l’orge une diminution des emblavures : 454 817 ha au lieu de 497 081 ha pour les fellahs (9 % en moins), et une superficie sensiblement équivalente pour le blé dur, 424 411 ha, en 1917-18, au lieu de 418 017 ha en 1916-17 (+ 1 %). Si les cultivateurs arabes ont pu en gros maintenir leurs emblavures au niveau antérieur, ils l’ont fait aux dépens des réserves alimentaires10. Or, l’hiver de 1917-18 est froid : les troupeaux qui auraient pu constituer une source de revenus sont décimés par le froid et souvent par l’insuffisance de pâturages. Cela est vrai non seulement pour les hautes plaines médianes au climat continental, Oued Cherf 11, Khenchela12, Morsott13, Bibans14, mais également pour certains cantons littoraux, Jemmapes (mixte)15, Djidjelli (mixte)16, qui ont un arrière-pays montagneux. Seules quelques communes mixtes ont pu conserver en gros l’effectif de leur cheptel : Akbou17, Taher18, Chekfa19, mais ce sont des exceptions. Aussi dès la fin de 1917 et le début de 1918, le ravitaillement des populations civiles pose un problème d’autant plus difficile à résoudre que la récolte a été déficitaire, que les réserves possibles en numéraire des fellahs ont diminué (du fait de la mortalité du cheptel et de la hausse des prix) et que l’Algérie doit de plus en plus compter sur elle-même. Dans certains cantons montagneux de l’Aurès20 les usuriers revendent le blé à raison de 100 frs la charge payée comptant, soit 80 frs le quintal, et 125 frs à crédit ; l’orge est revendue 60 frs la charge au comptant et 75 frs à crédit21. Ailleurs, dans les Bibans, sur le marché de Mansourah22, le double décalitre 10. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-19, Note sans date sur la situation agricole et le ravitaillement civil (entre octobre et le 1er nov. 1917) : la note estime que, vu le prix des grains, pour diminuer le déficit, « beaucoup de gens vont, cela n’est pas douteux, restreindre leur consommation ». 11. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture Guelma, 1917-1919. rapport du 31 mars 1918. 12. Id., rapport du 28 février 1918. 13. Id., rapport du 2 avril 1918. 14. Id., rapports du 28 février et 31 mars 1918. 15. Id., rapport du 31 janvier 1918. 16. Id., rapport du 5 février 1918. 17. Id., rapport du 9 mars 1918. 18. Id., rapport du 1er février 1918. 19. Id., rapport du 28 février 1918. 20. La Dépêche de Constantine, 4 mars 1918. 21. Cela fait un taux d’intérêt de 25 % par an minimum ; or, le crédit ne s’étale pas sur un an mais au maximum sur deux ou trois mois en cette matière : le taux d’intérêt réel serait alors de 100 à 150 % : la pauvreté est ainsi durement pénalisée. 22. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, 1917-1919, Bibans rapport du 31 janvier 1918.
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de blé est vendu de 10,50 frs à 10,75 frs soit le qal de 70 à 72 frs ; celui d’orge est vendu de 6 frs à 6,25 frs, soit le quintal de 50 à 52 frs. L’opinion dénonce ces prix très supérieurs à ceux de la taxe23 ; un conseiller général peut affirmer en plein conseil, sans être interrompu, que le blé est vendu sur certains marchés 15, 20 et 30 frs au-dessus de la taxe24. Pour assurer le pain du pauvre, le conseil général autorise l’administration à conclure un emprunt d’un million de francs à 6,95 %, pour un an, auprès du Crédit Foncier25. D’un autre côté, le préfet de Constantine reçoit, du gouverneur général, des quantités notables de grains, de farines et de semoules26 : 40 000 qx de farine, 20 000 qx de blé tendre, 20 000 qx d’orge et 15 000 qx d’avoine. Le conseil général avait demandé 122 500 qx de blé et 90 000 qx d’orge. Par ailleurs, le gouverneur général a déjà envoyé à Djidjelli, Bougie, Bône et Sétif, 65 000 qx d’orge. Cet important effort n’a pu être réalisé que par l’action quotidienne du préfet du département auprès du gouverneur général. En outre, le gouverneur promet l’envoi de 150 000 qx demandés, à condition qu’on puisse en assurer le transport. Enfin, l’administration autorise le ramassage gratuit des glands dans les forêts de l’État ; cette dernière mesure résume à elle seule la gravité de la situation dans les pays montagnards27. Avec l’argent du Crédit Foncier, et les mesures déjà prises, l’administration pouvait espérer que la soudure se réaliserait sans aggravation de la crise, mais l’emprunt avec le Crédit Foncier n’est pas conclu : le conseil général demande l’autorisation, qu’il obtient, de prélever 800 000 frs sur le fonds de roulement de la colonie pour prêts de semences28. Heureusement, les promesses de la prochaine récolte sont belles aussi bien dans les zones littorales29 que dans les zones médianes30 ou subsahariennes31. Pour parfaire ces espérances, il ne reste plus à l’administration qu’à fixer des prix rémunérateurs ; les cultivateurs algériens sont d’autant plus fondés à réclamer ces prix que, d’une part, la culture des légumes secs (pois-chiches, haricots, etc.) procure des bénéfices plus 23. La Dépêche de Constantine, 11 mars 1918. 24. Conseil général, 13 février 1918. 25. Conseil général, 1918, 13 février. 26. Ibid. 27. Conseil général, 23 avril 1918. 28. Ibid. 29. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, rapports Jemmapes, Chekfa, avril 1918, Djidjelli, Taher, mai 1918. 30. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, rapports Akbou, Bibans, Bordj, Oued Cherf, avril-mai 1918. 31. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma, rapports Morsott, Khenchela, avril-mai 1918.
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importants que celle des céréales32 ; que d’autre part, le monde paysan sait depuis le mois d’avril33 que le blé sera payé dans la métropole au prix de 75 frs le quintal, l’orge et l’avoine au prix de 55 frs le quintal. Si l’on ne veut pas décourager ces cultures essentielles, il importe de fixer les prix algériens au niveau des prix français34 d’autant plus que les cultures sont plus menacées en Algérie qu’en France par la sécheresse, les sauterelles, etc., et que les cultivateurs algériens paient des prix plus élevés qu’en France, pour les instruments aratoires, la ficelle, le charbon, etc. Ainsi, dans le Constantinois, les colons estiment que le quintal de blé, en culture européenne soignée, revient à 51-54 frs ; en culture européenne ordinaire, avec simple labour d’automne, le prix de revient du quintal oscille autour de 45-48 frs ; en culture arabe, avec simple grattage à l’araire, il atteint 40 frs35. 32. La Dépêche de Constantine, 3 avril, fixe ainsi les prix de certaines denrées par rapport à l’avant-guerre : Avant-guerre avril 1918 Blé : 30 frs qal (les autres céréales s’alignent sur le blé pour l’augmentation) 75 frs (+ 150%) Légumes secs : 60 frs qal 200 frs (+ 230%) Huile : 100 frs hl 400 frs (+ 300%) Tabac : 60 frs qal 300 frs (+ 400%) Pommes de terre : 15 frs qal 60 frs (+ 300%) Vin : 15 frs hl 75 frs (+ 400%) Ficelle moissonneuse : 80 frs 600 frs (+ 650%) Par ailleurs, le gouvernement général publie en 1919 un tableau tout aussi suggestif (Vie économique ... 1918-1919, page 222). PRIX À CONSTANTINE - 1er trimestre 1914 1918 Farines kg 0,50 1,20 (+ 113%) Pain kg 0,35 0,75 (+ 114%) Semoules kg 0,50 1,20 (+ 140%) Pommes de terre 0,15 1 (+ 566%) Olives kg 0,90 0,25 (- 73%) Huile d’olive (litre) 1,45 5 (+ 244%) viande de bœuf kg 2 6 (+ 200%) viande de mouton kg 2 6 (+ 200%) œufs (douzaine) 0,60 4,80 (+ 700%) lait (litre) 0,40 1 (+ 150%) café kg 3,20 10 (+ 212%) thé kg 6 12 (+ 100%) sucre kg 0,80 2,60 (+ 225%) charbon de bois (qal) 9 30 (+ 233%) tissus de coton mètre 1,20 3 (+ 150%) tissus de laine 4 20 (+ 400%) 33. La Dépêche de Constantine, 3 avril 1918. 34. Conseil général 1918, 23 avril, page 74 sq. 35. Dél. fin. 1918, Colons, 6 juin 1918, page 453 ; au conseil général, le 23 avril 1918, le prix de revient du quintal de blé oscille de 50 à 65 frs, en culture européenne sur grande propriété ; ne sont pas compris dans ce prix de revient les impôts, le triage des semences, les pertes sur
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Mais l’administration centrale attend plusieurs semaines avant de se prononcer ; à la mi-juin36, elle se décide à fixer les prix de la nouvelle récolte : on paiera officiellement le blé 60 frs le quintal, et l’orge 40 frs. Nous pouvons alors mesurer la déception des cultivateurs constantinois, et les conséquences que de tels taux peuvent avoir pour l’avenir. L’administration ne semble pas, par ailleurs, se soucier des problèmes pratiques que pose la moisson. Certes, le gouverneur général prescrit dès la fin mai37 « d’amener au travail, tous ceux qui n’en comprennent pas la nécessité immédiate ... d’exercer l’action la plus pressante et la plus persuasive, là où il sera reconnu utile de secouer des torpeurs trop lentes à s’émouvoir » [...]. « L’autorité préfectorale pourra diriger les travailleurs vers la culture en leur laissant le choix entre le service dans les usines de guerre et l’embauchage dans les équipes de moissonneurs ; si le jeu des allocations prête à des abus et permet à des parasites de vivre aux dépens des allocataires, les allocations seront réduites ou supprimées ». En outre, le gouverneur prévoit la fermeture des cafés maures, l’utilisation des nomades sahariens, des contingents russes et des soldats. Mais si l’administration a interdit les exportations de charbon de bois et de bois de chauffage (arrêté du 21 janvier 1918), elle n’a nullement règlementé les distributions de charbon de forge, et celui-ci continue à manquer dans les forges de villages38. Enfin pour que les grains soient transportés, il faut que les transports soient assurés régulièrement ; ce n’est plus le cas depuis longtemps, il faut aussi des sacs, qui demeurent introuvables39. En vérité, même si la récolte promet d’être belle, le cultivateur n’est pas encore près de retirer les fruits de son travail payé au taux officiel ; il risque bien d’être alors le jouet des spéculateurs attentifs aux moindres occasions de profit. Effectivement, l’espérance d’une récolte supérieure à celle de l’année précédente et les difficultés de son écoulement favorisent le déclenchement d’un « jeu à la baisse ». L’affaire est habilement montée par les courtiers en céréales qui profitent d’une part des circonstances que nous venons de décrire, et d’autre part de « l’ignorance » où se trouvent les fellahs des « prix officiels »40. Ainsi, au début de juillet41 des bruits circulent dans la région de avances aux ouvriers, la mortalité du cheptel, les accidents du matériel, l’entretien et l’éclairage des bâtiments, les assurances contre les incendies des bâtiments, le matériel, etc. 36. La Dépêche de Constantine, 18 juin 1918. 37. Id., 31 mai 1918. 38. Chambre d’agriculture de Constantine, mars 1918. 39. Ibid. 40. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agriculture 1918-1919, commissaire de police de Saint-Arnaud à préfet, 9 juillet 1918 ; les mots entre guillemets sont ceux employés par le commissaire de police. 41. Ibid.
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Saint-Arnaud que l’État n’achètera pas de céréales ; or, les fellahs ont justement besoin d’argent pour célébrer bientot la fête de l’Aïd-es-Seghir qui met fin au Ramadhan ; ils espéraient vendre l’orge au prix de 35 frs la charge42, c’était pour eux un prix raisonnable. Le bruit, qu’ils ne vérifient pas, que l’État n’achètera pas de grains, provoque immédiatement une baisse importante : ainsi, les courtiers achètent la charge d’orge à 24 frs, et effectuent ainsi des « achats importants ». Or, les courtiers revendront cette charge à l’Intendance à 40 frs le quintal, (le quintal vaut en gros une charge dans le département, au moins pour l’orge), ce qui leur laisse un bénéfice de 16 frs par quintal. Devant cette manœuvre, le désarroi le plus complet siège au sein de la municipalité de Saint-Arnaud. Le commissaire de police du centre recommande bien, dans son rapport au préfet, que le maximum de publicité soit fait autour des prix officiels ; cependant, avec un peu d’adresse, la spéculation a pu se développer et amasser des gains importants. Afin de soustraire le plus possible les fellahs aux usuriers, le préfet, dans une circulaire aux présidents des S.I.P.43, datée du 11 juillet 1918, recommande d’accorder des prêts sur les fonds des S.I.P. aux cultivateurs indigènes. Ceux-ci pourraient attendre ainsi le moment où ils pourront vendre leurs récoltes ; c’est le même esprit qui guide une autre circulaire44 du 14 août recommandant aux S.I.P. d’acheter les récoltes au prix de la taxe, pour le compte de l’Intendance, en déduisant : — 1° les frais de transport, du lieu d’achat au lieu de livraison définitive, — 2° les frais de manipulation, — 3° une somme correspondant au degré d’impureté constaté dans la marchandise, — 4° une certaine somme pour frais imprévus. Toutes ces défalcations réduisent sensiblement les prix officiellement acquittés entre les mains des vendeurs, mais ceux-ci perdent moins qu’avec les courtiers. Néanmoins, si le problème de l’écoulement reste difficile, à cause de l’ensachement et des transports, celui, plus immédiat, du battage ne l’est pas moins, et les récoltes pendantes souffrent des orages de grêles ou de pluie : ainsi à Oued Cherf 45, à Akbou46, à Morsott47. Le fait le plus
42. Pour être précis, ce tarif donnerait comme valeur du quintal d’orge, un peu plus de 35 frs ; en effet, il faudrait multiplier 35 par 100 et diviser par 96, ce qui donne en gros 36,40 frs le quintal. 43. Arch. dép. de Constantine, M, Colonisation générale, Affaires diverses, 1899-1920. 44. Ibid. 45. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, rapport du 3 août 1918. 46. Id., rapport du 1er juillet 1918. 47. Id., rapport du 1er juillet 1918.
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certain, est qu’en octobre 1918, trois mois donc après le début normal des moissons, un tiers des récoltes reste encore à battre48. Les fellahs utilisent des moyens rudimentaires pour le battage, mais néanmoins, certains d’entre eux, en petite proportion, apportent leurs grains à la batteuse. La question du battage mérite qu’on s’y arrête un peu, car elle met en lumière les liens existant entre l’agriculture et le reste de l’économie. Ainsi, certaines parties du département ont du bois49 et pourraient alimenter les foyers des locomobiles qui actionnent les batteuses, parce que le charbon est strictement mesuré aux compagnies ferroviaires. Or, celles-ci qui ont voulu remplacer le charbon par le bois dans les foyers ont souvent accéléré l’usure du matériel ; comme l’Algérie manque de tôles d’acier pour réparer les chaudières, la pénurie de transport s’aggrave ; il devient donc de plus en plus difficile d’amener le bois nécessaire au battage des grains. Si les cultivateurs veulent cependant battre leurs grains, ils sont alors obligés de le faire avec des moyens de fortune plus ou moins rudimentaires, et en toutes petites quantités. Les minotiers et les courtiers profitent de cette situation car ils rabattent les prétentions des petits cultivateurs qui ont besoin d’argent pour vivre ou pour préparer la prochaine campagne et acceptent de vendre audessous de la taxe50. C’est ainsi que les prix d’achat offerts par les minotiers oscillent pour le blé autour de 50 à 52 frs le quintal ; or, les petits propriétaires sont ceux qui ont le prix de revient le plus élevé au quintal51. Ils se trouvent donc doublement pénalisés, 1° par le haut prix de revient, 2° par la perte qu’ils éprouvent du fait des courtiers. Leur manque de potentiel monétaire, donc économique les sensibilise plus que d’autres, et les expose, plus que d’autres, aux aléas climatiques et économiques car le gros producteur compense par le rendement supérieur les frais qu’il supporte ; de plus il a plus de facilité de crédit, et dispose du même coup d’une plus grande marge de sécurité52. 48. Conseil général, 23 octobre 1918 ; cf. L’Agriculteur, 1er décembre 1918. 49. Sur cette question, voir Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, correspondance entre le marchand de bois de Lambèse, Pianetti, et un colon de Saint-Donat, Sandretto. 50. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, pétition d’agriculteurs constantinois au gouverneur général, 31 août 1918. 51. Cf. L’Agriculteur, 1er août 1919 qui estime que le grain par hectare de céréales oscille autour de 48 frs (en 1919), que ce soit en culture arabe ou en culture européenne non soignée. 52. Sur cette opposition entre « gros » et petits exploitants, voir les attaques lancées par Le Progrés de Sétif, 10 août 1918, contre Bonnefoy, qui a mis tout « son acharnement » à obtenir le qal de blé à 60 frs ce qui va « lui permettre d’empocher de gros bénéfices pendant que la gêne, la misère peut-être s’assoieront à plus d’un foyer ». Notons par ailleurs que Bonnefoy est un partisan absolu de la liberté en matière commerciale, et qu’il est un des dirigeants du crédit agricole constantinois.
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En outre, les petits paysans constantinois se plaignent que les commissions de réquisition et d’achat ne viennent pas leur acheter leurs grains assez rapidement53. Car les commissions seules peuvent leur fournir les sacs qui leur manquent, et ce manque de sacherie crée des difficultés de toutes sortes pour le ravitaillement général54. Or, la question de la sacherie est liée elle-même aux battages et aux transports : en effet, sans sacs, pas de battage de grains, car on ne peut laisser le grain en vrac, exposé aux intempéries, aux animaux ou aux insectes. Mais les sacs ne sont utilisés que du lieu de production au lieu d’embarquement ou de stockage général (docks ou magasins) ; ils doivent ensuite être réexpédiés de leur point d’arrivée à un autre lieu de production : l’usure, les vols, les disparitions, les lenteurs des transports ferroviaires réduisent encore le nombre de sacs disponibles : d’où répercussions sur les battages, par suite, difficultés d’ordre monétaire pour les petits producteurs. Aussi, lorsqu’un courtier arrive et propose d’enlever clandestinement en payant immédiatement les grains à un taux inférieur à la taxe, le petit paysan (arabe ou européen) n’hésite pas : plutôt que d’attendre pendant des semaines, il vend ; c’est ainsi qu’à Souk Ahras55 le quintal de blé tombe à 40 frs, celui d’orge à 27 frs ; à Aïn Beida, l’orge oscille autour de 29, 30 frs, à Aïn Fakroun, autour de 31 frs56. Manque de charbon, manque de sacs, manque de ficelle, manque d’argent ; nous retrouvons toujours au centre de tous les problèmes, la question des transports : la vie économique de l’Algérie et du Constantinois est celle d’un organisme de plus en plus asphyxié par l’insuffisance des moyens de circulation. Jamais autant que dans cet automne 1918, l’importance de la question ne fut aussi évidente57. Ainsi, dans toute la zone de hautes plaines situées au sud de Constantine, et jalonnée par les centres d’Aïn Yagout, Oued Zenati, Ouled Rahmoun, Aïn Abid, Les Lacs, El Madher, on comptait charger 9 518 wagons58 ; on n’en charge que 5 875, soit donc 39 % en moins. Or, ce retard dans les expéditions ne peut que s’accentuer avec les premières pluies, car les charrois passent difficilement 53. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, maire de Bordj-bouArréridj à préfet, télégramme du 24 juillet 1918. 54. Id., voir un gros dossier sur cette question qui préoccupe l’administration à l’automne 1918. 55. Id., Souk Ahras, tél. du 12 septembre 1918. Aïn Beida, tél. du 17 septembre 1918 et 29 août 1918, Aïn Fakroun, 29 août 1918. 56. N’oublions pas que les prix officiels sont 60 frs le quintal de blé, et 40 frs celui d’orge ; on mesure ainsi le bénéfice réalisé aux dépens des fellahs. 57. Sur ce sujet, voir aussi les réflexions du gouverneur général dans l’Exposé de la situation, 1918. 58. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, préfet à Intendant militaire général à Alger, 20 novembre 1918.
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sur les chemins de terre détrempés qui conduisent aux gares d’expédition59. La question des transports introduit dans le rythme de la vie économique un ralentissement tel que celle-ci risque d’en être perturbée à longue échéance. Le pire est qu’en mai 191960, la situation n’est guère améliorée malgré la fin de la guerre. Retard dans les expéditions, retard dans les livraisons, d’où retard dans les ensemencements et les débuts de la campagne agricole suivante. Malgré l’amélioration de 1918 par rapport à 191761 (2 853 850 qx d’orge, + 124 %), (2 517 392 qx de blé dur, + 91 %), les perspectives d’avenir à l’automne de 1918 ne paraissent guère brillantes. Heureusement, l’armistice de novembre arrête net le développement de la crise économique qui se doublait d’une crise financière62. En effet, dans les années 1917, 1918 et 1919, la circulation des billets de la banque de l’Algérie augmente de 504 998 850 frs en passant de 428 748 300 frs fin 1916 à 933 747 150 frs à la fin de 1918, soit donc une augmentation de 324 points par rapport au 31 juillet 1914 (indice 100). Le plus remarquable et qui montre bien l’ampleur de la crise en 1917 et 1918 est que pendant les deux premières années de la guerre, la circulation avait augmenté de 208 962 980 frs, soit donc 95 points d’augmentation. La disproportion entre les deux premières années et la fin de la guerre situe bien, sur le plan financier la gravité de la crise ; cette aggravation se répercute sur les prix. Nous avons ainsi relevé les hausses d’un certain nombre d’articles essentiels pour l’agriculture63 :
Charbon de forge Ficelle de moissonneuse Fil de fer Pointes Clous de maréchal Rivets de cuivre
1914 100 100 100 100 100 100
1917 453 312 833 375 500 405
1918 703 750 1 000 583 545 540
59. L’Agriculteur, 1er décembre 1918. 60. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, tél. gouv. gén. à Résident Général à Tunis, 5 mai 1919 ; cf. aussi Chambre agriculture, mars 1919 page 17 : « Des stocks énormes de céréales, fourrages et pailles encombrent les quais et pourrissent. Il y a une pénurie complète de moyens de transports. » 61. Nous ne continuons à fournir que la production des fellahs. 62. Le montant des billets en circulation évolue ainsi : 31 juillet 1914 : 219 785 480 frs ; 31 août : 320 615 510 frs ; 30 septembre : 360 036 520 frs ; 30 novembre : 353 727 480 frs. 63. Conseil général 1918, 23 avril, page 108 ; nous avons établi notre tableau en indices et non en francs comme l’indique le volume du conseil général : les comparaisons sont ainsi facilitées.
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Sulfate de cuivre Huile minérale Cuir Crin animal Basane Corde Sac Boulon de charrue Socs de charrue Graisse Moissonneuse lieuse Espicadora Matériel de battage Bœuf arabe Mulet de labour
100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100 100
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333 333 342 233 250 214 333 400 461 235 196 200 155 200 150
400 666 421 283 360 607 646 1 000 653 325 266 294 222 300 216
Les hausses les plus importantes depuis 1914 frappent le fil de fer, les boulons de charrue (100 à 1 000), la ficelle de moissonneuse (100 à 750), le charbon de forge (l00 à 703), l’huile minérale (100 à 666), les socs de charrue (100 à 653), les sacs (100 à 646), la corde (100 à 607) ; et les plus réduites touchent les mulets (100 à 216), les moissonneuses lieuses (l00 à 266), le matériel de battage (100 à 222), les espicadora (100 à 294). La faible hausse du matériel mécanique avantage évidemment les gros producteurs ; par contre la forte hausse des boulons, de la ficelle, du charbon de forge, des socs, touche surtout la petite paysannerie dont les fellahs constituent, nous l’avons vu, la majorité64. Ainsi, ceux-ci subissent non seulement la hausse « technique »65 engendrée par l’inflation financière, de l’ordre de 400 %, mais aussi une hausse spéculative variable. Alors que pour les gros producteurs, la hausse s’insère dans la hausse technique. Plus grave est le fait que les fellahs vendant leurs grains à la taxe ou même au-dessous de la taxe, – nous en avons cité de nombreux exemples plus haut –, subissent à plein le principe de la politique du « pain à bon marché à tout prix »66. Si nous prenons les tarifs fixés par l’administration, la hausse entre l’avantguerre et 1918 pour les grains ne représente même pas la hausse engendrée par l’augmentation de la circulation monétaire. En effet, les prix des grains s’établissent ainsi : 64. Notons en passant que les mulets, les bœufs, essentiellement possédés par les fellahs enregistrent également une faible hausse, inférieure à la hausse technique de 324 points que nous évoquons ici. Ils sont donc encore perdants. 65. Le mot est très commode, et s’attache très spécialement à la hausse engendrée par l’inflation financière. 66. Dans le même sens, voir les très pertinentes réflexions de M. Augé-Laribé sur l’agriculture française pendant la guerre, cité plus loin.
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Blé Orge
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en 1914 25 frs qal (indice 100) 15-16 frs qal (indice 100)
en 1918 60 frs (240) 40 frs (250)
Nous sommes loin, nous le voyons, des 324 points de circulation monétaire, puisque le blé n’enregistre qu’une augmentation de 140 points et l’orge de 150 points. Donc, les fellahs, producteurs de grains subissent une amputation minima de leur potentiel économique, de l’ordre de 174 à 184 %, par rapport à l’avant-guerre, alors qu’ils subissent à plein les hausses financières et spéculatives affectant le matériel nécessaire à leurs cultures, ou celles concernant les denrées de consommation courante. Ainsi, s’ils veulent acheter un kg de sucre au cours de l’été 1918, ils devront vendre au prix de la taxe, c’est-à-dire au mieux, l’équivalent d’un poids oscillant de 5 à 12 kgs de blé dur67 alors qu’en 1914, ils devaient en fournir seulement 3,200 kgs. Et plus ils sont éloignés des grands axes de la circulation (routes et voies ferrées), plus ils perdent à la vente de leurs grains, plus ils paient cher les denrées comme le sucre. On comprend alors qu’ils aient restreint leurs achats de tissus ; l’administration peut bien affirmer que « les arabes ont résolument suspendu leurs achats pour faire baisser des cours qu’ils considèrent comme exagérés ». L’explication est plus simple : les prix de vente des tissus ne peuvent pas être mis en cause68, car le mètre de cotonnade passe de 1 fr,20 à 3 frs à Constantine, soit donc une augmentation de 150 % par rapport à 1914. En fait, les arabes achètent moins de tissus de coton parce qu’ils disposent de moins d’argent pour ces achats69. Un autre indice très net de 67. Vie économique de l’Algérie en 1916-18, page 167. La vie économique est une publication officielle du gouvernement général ; elle précise qu’au cours de l’été 1918, le sucre se vend de 3 à 12 frs le kg, alors que le prix taxé était de 2,20 à 2,50 frs. 68. Id., l’administration invoque la question du prix comme explication, page 165. 69. Le Bulletin de l’office du gouv. gén., 1920, page 30, (le commerce de l’Algérie en 1919), compare le commerce de 1913 et de 1918 intéressant toute l’Algérie. Nous remarquons ainsi que les importations de sucres bruts et raffinés passent de 384 502 qx en 1913 à 280 094 qx en 1918 (- 28 %), le café de 79 213 qx à 69 614 qx (- 13 %), les tissus de coton de 126 477 qx à 101 141 qx (- 20 %) : la statistique ne fait aucune discrimination entre les trois départements, ni entre les européens et les fellahs. Quant aux exportations, elles suivent une tendance très nette à la régression : 1913 1918 — Bovins 27 171 655 — Moutons 1 190 348 269 918 — Froment 1 166 435 qx 692 589 qx — Orge 945 302 qx 814 935 qx — Farines de froment l29 665 qx 28 455 qx — Huile d’olive 15 713 qx 4 999 qx — Légumes secs et leur farines 57 198 qx 139 482 qx
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cet appauvrissement nous est fourni par l’examen des budgets communaux. Si le niveau de vie des fellahs était resté stationnaire ou s’il avait augmenté, les budgets communaux auraient dû enregistrer une augmentation égale au moins à cette hausse technique de 324 points qui traduirait le maintien au niveau de 1914 des ressources communales. Or, les chiffres sont les suivants70 : Budgets communaux — Prestations vicinales et — Taxes locatives — Chiens — Prestations vicinales et rurales — Droits de place et de — mesurage, abattage, etc. — Patentes
1914
1918
4 437 935 574 714 101 271
+ ou - par rapport à 1914 4 540 869 +2% 668 894 + 16 % 108 347 +7%
4 437 935
4 540 869
+2%
2 946 100 92 252
3 524 320 130 350
+ 19 % + 41 %
La part des communes mixtes s’établit ainsi : — Taxes locatives — Chiens — Prestations — Droits de place — Patentes
53 717 7 222 3 678 151 619 098 15 663
65 723 7 715 3 759 409 760 875 13 718
+ 22% + 6% + 2% + 22% - 13%
Le détail par commune mixte est tout aussi révélateur : Taxes locatives Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans Chiens Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott
1914
1918
198 675 394 2 738 3 527 749 1 898 1 374
645 656 386 3 948 4 066 1 017 1 444 1 308
72 60 54 239 284
157 98 38 358 215
+ ou - par rapport à 1914 + 226% - 3% - 3% + 44% + 15% + 35% - 30% - 5% + 118% + 63% - 30% + 50% - 25%
70. Tous nos chiffres sont tirés des statistiques financières établies par le Gouvernement général de l’Algérie.
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Oued Cherf Jemmapes Bibans Prestations Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans Droits de place, etc. Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans Patentes Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans Total des recettes Khenchela Akbou Djidjelli Châteaudun Morsott Oued Cherf Jemmapes Bibans
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149 287 213
140 220 166
- 7% - 24% - 23%
128 406 157 067 70 328 89 753 81 503 45 868 67 738 144 365
163 227 124 790 62 263 98 315 91 439 43 973 70 885 130 056
+ 27 % - 21 % - 12 % +9% + 11 % -5% +4% - 10 %
2 674 23 425 11 019 65 381 7 087 660 4 048 8 984
11 916 19 745 9 604 69 100 6 695 710 2 214 14 438
+ 346 % - 17 % - 13 % +5% -6% +7% + 60 % + 60 %
284 1 377 138 751 1 537 91 97 445
169 1 387 158 880 586 97 83 400
- 41 % - 41 % + 14 % - 23 % - 66 % +6% - 15 % - 11%
211 123 294 100 132 472 199 039 176 750 82 356 114 087 225 569
304 588 219 908 136 706 541 969 305 273 88 060 129 734 222 590
+ 44 % - 26 % +3% + 172 % + 72 % +6% + 13 % -2%
Si nous nous bornons à l’ensemble des recettes, aucune de nos communes mixtes ne voit son budget de recettes suivre le pourcentage d’augmentation engendré par la circulation monétaire : celle de Châteaudun atteint 272 % de son niveau de 1914 ; il y a donc une moins-value des recettes de 152 % par
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rapport au franc de 1914 ; pour Morsott, la moins-value est encore plus forte : - 352 % ; puis viennent Khenchela avec - 380 %, Jemmapes avec - 411 %, Oued Cherf avec - 418 %, Djidjelli avec - 421 %, les Bibans avec - 426 %, enfin Akbou avec - 450 %. Tous ces faits convergent vers un fait majeur : à cause de la guerre, les petits cultivateurs, et surtout les fellahs, ont vu leurs moyens financiers diminuer de 80 à 100 %. Mais rétorquera-t-on, cela est vrai pour les fellahs, non pour les ouvriers journaliers, car ceux-ci ont exigé des salaires plus élevés. Certes, mais l’augmentation des salaires ne suit pas la hausse des prix ; ainsi, dans les Bibans71 les propriétaires français et arabes décident de payer les journaliers aux tarifs suivants : 2,50 frs par jour avec nourriture, et 3,50 frs sans nourriture. Or, fin juillet, sur les marchés des Bibans, les grains sont vendus à raison de 8 et 9 frs le double-décalitre de blé et de 3 à 5 frs celui d’orge, ce qui permet à l’ouvrier journalier d’acheter alors 3,6 litres de blé ou 20,2 litres d’orge. En 1914, avec un salaire moyen journalier de 2 frs, il pouvait acquérir 10,6 litres de blé ou 22,9 litres d’orge : il y a donc pour lui sur le plan alimentaire une diminution de ses ressources de l’ordre de 19 % s’il mange du blé dur, et de 12 % s’il consomme de l’orge. Pour le sucre, le charbon de bois, le café ou les tissus de coton, la diminution sera aussi nette. En effet, en 1914 et en 1918, il achète avec son salaire : Sucre Charbon de bois Café Tissu de coton
1914 2,5 kgs 22,2 kgs 0,625 kgs 1,66 mètre
1918 1,346 kg au tarif de la taxe à Constantine 11,600 kgs 0,538 kgs 1,45 mètre
S’il veut acheter des pommes de terre, il s’apercevra vite en 1918 que c’est un plat de luxe, car s’il en achetait en 1914, 13,300 kgs, il ne peut plus en avoir maintenant que 3,500 kgs. Sans doute les Kabyles embauchés en France ou les militaires engagés, ont envoyé à leurs familles des sommes d’argent sous forme d’allocations ou de mandats72. Mais d’une part, l’émigration (aller et retour) des travailleurs de 1914 à 1918 laisse un excédent en 1918 pour les quatre années de guerre le nombre de 57 264 travailleurs pour toute l’Algérie. Ce qui limite singulièrement l’importance des envois d’argent, par rapport au revenu global fourni par la terre algérienne73. D’autre part, sur cet effectif 71. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, rapport du 30 juin 1918 ; nous avons prix l’exemple des Bibans parce que c’est une région céréalicole. 72. Aucune étude n’existe sur cette importante question, et les documents que nous avons eus en mains sont d’une imprécision inquiétante. 73. Rager, op. cit., pièce annexe II ; par année, la balance s’établit ainsi pour toute l’Algérie entre les départs et les retours : 1914 : 1 444 ; 1915 : 15 122 ; 1916 : 21 711 ; 1917 : 16 136 ; 1918 : 2 851.
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total, la Kabylie algéroise a fourni une partie importante des émigrants ; en supposant que le Constantinois ait envoyé 50 % du nombre, cela porte à 30 000 environ l’excédent des travailleurs demeurés en France en 1918. Le pourcentage est, on en conviendra, assez négligeable par rapport au reste de la population rurale ; le profit engendré par cette émigration sera strictement localisé. En ce qui concerne l’armée, les engagements commencent sérieusement en septembre 1916 et suscitent de sérieuses inquiétudes dans l’administration74 à cause de la propagande islamique des puissances de l’Entente75. Quel fut le nombre d’engagés musulmans ? Il est difficile de donner un chiffre pour l’Algérie et pour le département de Constantine76. Si nous acceptons les chiffres avancés par A. Bernard pour toute l’Algérie, le montant des allocations versées ne dépasse pas 70 millions, pour toute la guerre ; en supposant que le département de Constantine ait fourni la moitié du contingent de soldats arabes (la moitié de la population indigène de l’Algérie s’y trouve), le montant des allocations serait alors de 30 à 35 millions de francs pour les quatre années de la guerre. Soit donc une moyenne de 8 à 9 millions par an ; ce qui donnerait pour chaque allocataire une moyenne de 404,62 frs pour toute la guerre, ou encore l’équivalent de 134 journées de travail payées à 3 frs l’une en 1918. Ces chiffres précisent les proportions du « réel enrichissement » dont parle A. Bernard. Si, par ailleurs, les sommes envoyées de France par les travailleurs ou par les militaires avaient été très importantes, le rachat des terres aurait dû être massif. Or, les seules années où le mouvement est intéressant sont 1918 et 1919 ; alors, la balance des achats et ventes de terres est excédentaire en faveur des fellahs, de 6 531 ha en 1918 et 18 249 ha en 191977 représentant la valeur de 4 921 272 frs en 1918 et 13 247 113 frs en 1919. En outre, si des attaques sont lancées par les colons contre l’octroi d’allocations qui rendent inactifs les fellahs, nous devons garder présente à l’esprit la réserve des administrateurs devant une telle accusation. Au total, il ne semble pas que les allocations ou les mandats envoyés de France par les travailleurs algériens aient substantiellement modifié les données du problème des ressources possédées par les fellahs. 74. Notamment après l’insurrection de 1916 dans l’Aurès ; sur ces faits, il existe de nombreux documents déposés aux Archives du Gouvernement général à Alger, mais nous n’avons pu en prendre connaissance en raison de la règle « des cinquante ans ». 75. Voir sur ce point, nombreux documents in AGG, 15 H I. 76. A. Bernard, L’Algérie, in Hist. des Colonies françaises de Hanotaux et Martineau, page 485, estime que la population arabe algérienne a fourni 83 000 appelés, 87 000 engagés et 3 000 réservistes ; mais il ne précise pas ses sources et la part de chaque département. 77. Exposé de la situation, 1919, page 547.
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Sans doute, la perte de substance économique est-elle vivement ressentie par les céréaliculteurs, mais les Kabyles qui vendent leurs olives ou leurs figues subissent-ils une perte aussi grande ? À ne considérer que les prix pratiqués sur le marché de Bougie78 la guerre est pour eux moins pesante que pour les producteurs de blé : en effet, le prix du litre d’huile d’olive passe de 1,25 fr à 4 frs, soit une augmentation de 320 %. Pour eux l’amputation serait du quart environ (104 %) par rapport à l’avant-guerre. Mais il s’agit d’huile surfine vendue à Bougie ; or, pour l’huile courante, les prix de vente sont inférieurs de 50 centimes par litre, et sur les marchés locaux, – ceux des Bibans par exemple79 – après la récolte de 1917, donc en janvier 1918, le litre est vendu 3 frs, ce qui réduit sensiblement le revenu du paysan kabyle, producteur d’olives...80 Si, au lieu de vendre de l’huile d’olive, il se contente d’offrir ses olives, alors la baisse de revenu est catastrophique. En effet, le kilo d’olives qui se vendait à Bougie 0,30 fr dans le courant du premier trimestre 1914 ne se vend plus, en 1918, que 0,075 fr, donc avec une réduction de 400 % : le paysan kabyle subit alors doublement dans ce cas précis les conséquences de la guerre, car ses olives se vendent très mal, et il paie très cher ce qu’il est obligé d’acheter. En 1914, avec le revenu d’un kilo d’olives, il pouvait acheter sur le marché de Bougie 0,666 kg de semoule ; avec le même poids d’olives, en 1918, il ne peut plus acheter sur le même marché que 0,068 kg, soit environ le dixième de ce qu’il emportait en 191481. Or, plus les gens vivent loin des grands axes de communication, plus le prix des grains et des autres denrées est élevé : ainsi à Djidjelli82, si le litre d’huile est vendu 78. Vie économique ... 1918-1919, page 222 sq. 79. Arch. dép. de Constantine, H, Agriculture, Guelma 1917-1919, Bibans, rapport du 31 janvier 1918. 80. Cf. Agriculture, Affaires diverses, distributions de grains, 1887-1910 in Arch. dép. de Constantine, H, dépêche du Gouv. gén. à préfet, du 27 novembre 1915, qui rapporte le témoignage de l’administrateur de la C.M. de la Soumman : les Kabyles sont la proie des spéculateurs lorsqu’ils sont obligés de vendre leur récolte (d’olives) abondante et mûre ; de plus leurs moulins rudimentaires, leur manque de récipients ne leur permettent pas de fabriquer une huile comestible. 81. Si nous étendons nos calculs au café, au sucre, au charbon de bois, aux tissus de coton et de laine, les résultats seront encore plus nets (toujours avec les olives) : 1914 1918 Café 0,100 kg 0,015 kg de café vert Sucre 0,428 kg 0,028 kg Charbon de bois 4,280 kg 0,250 kg Tissus de coton 0,20 mètre 0,03 mètre Tissus de laine 0,10 mètre 0,01 Nous avons choisi le marché de Bougie comme marché de référence (cf. Vie économique ... 1918-1919, page 222 sq). 82. Arch. dép. de Constantine, H, Campagne agricole 1918-1919, prix du pain, rapport du maire de Djidjelli, 17 août 1918.
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3,60 frs, le quintal de blé dur atteint 72 frs, et celui d’orge 44 frs. La diminution du revenu dans ce cas précis, tient non plus au prix de l’huile par rapport au niveau de 1914, mais au taux fort élevé des grains vendus audessus de la taxe officielle. Ce bénéfice illicite revenant, non au producteur de grains, mais au commerçant intermédiaire qui gagne à l’achat et à la vente. Les éleveurs ont-ils au moins plus de chance que les céréaliculteurs ou les oléiculteurs ? La comparaison du cheptel en 1914 et en 1918 est à cet égard de première importance pour fonder notre opinion : Chevaux et mulets Bovins Ovins Caprins
221 138 391 457 2 804 228 1 268 116
208 337 270 549 2 225 713 1 368 598
-6% - 31 % - 21 % +8%
Sauf pour les caprins en légère augmentation, la guerre prolonge donc la tendance amorcée antérieurement83. Les revenus des éleveurs diminuent donc parce que les troupeaux sauf ceux de caprins diminuent84 ; il y a donc quelque exagération à parler d’enrichissement pour les éleveurs comme l’affirment certains journaux constantinois85. Ainsi, malgré les améliorations strictement locales apportées par les envois d’argent venus de la Métropole, la guerre a apporté dans l’ensemble une réduction sensible 83. Ch. agriculture, nov. 1918. Dans un rapport du 19 septembre 1918, sur la situation du cheptel algérien, le conseiller technique pour l’élevage au Gouvernement général estime que la régression des troupeaux est provoquée : 1° par les intempéries irrégulières (manque d’abris et pâturages insuffisants), 2° misère psychologique à laquelle s’ajoutent les maladies épizootiques, 3° la pénétration de la colonisation et le développement des cultures sur les Hauts Plateaux et vers le Sud ont refoulé le mouton vers les régions déshéritées où il ne trouve pas les ressources alimentaires pour prospérer. « Au sud de la région de Sétif, par exemple, déclare-t-il, de grands espaces où vivaient autrefois de nombreux troupeaux sont maintenant livrés à la colonisation européenne qui cultive surtout les céréales ; le mouton n’y vient plus qu’après la moisson pour finir son engraissement en mangeant les épis restés sur le sol. C’est une vérité aujourd’hui reconnue que LE MOUTON RECULE DEVANT LA CÉRÉALE (C’est nous qui soulignons) 4° Abattage et exportation exagérée des femelles. 84. L’augmentation des caprins ne modifie pas le sens de notre conclusion, car elle ne compense pas les réductions importantes affectant les ovins et les bovins. 85. L’Agriculteur, 15 décembre 1918. L’opinion européenne veut séparer le sort du colon de celui des fellahs, et si elle conclut à une aggravation de la crise de la colonisation, elle ignore ou nie celle de la paysannerie arabe. Il nous semble que cette distinction est artificielle, au moins dans le Constantinois ; car il n’y a pas une crise des colons et une crise des fellahs, il y a une crise de l’agriculture algérienne en général, comme il y a une crise de l’agriculture française. (Sur cette crise française, voir le livre mesuré et pénétrant de M. Augé Laribé, L’Agriculture pendant la guerre).
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du potentiel économiqne et financier des fellahs : malgré les apparences, ils sont en réalité plus pauvres en 1918 qu’en 1914. En effet, ils subissaient les conséquences du déséquilibre affectant une économie agricole dépourvue d’industrie, qui dépendait pour ses moindres besoins de la Métropole et de l’Europe. Si novembre 1918 met fin à la crise économique dont l’aggravation menaçait le Constantinois et l’Algérie, elle ne supprime pas les problèmes qui rendent précaire la vie des fellahs. Pourtant, de nouvelles lignes se dessinent qui tranchent sur la relative immobilité de ce monde rural singulièrement transformé depuis le jour où les Français prenaient pied en 1830 sur le sol d’Algérie.
Conclusion générale
Au terme de cette étude quelques conclusions importantes se dégagent : à la veille de la conquête française, la province de Constantine présente un équilibre « dynamique ». La population est de 1 200 000 habitants environ ; elle vit de l’agriculture et de l’élevage ; la culture des céréales est importante mais n’exclut pas l’arboriculture et les cultures maraîchères (Kabylie, Aurès) ; les troupeaux sont nombreux et variés : leurs zones de pâturages comprennent aussi bien les régions littorales que les hautes plaines médianes et subsahariennes. L’artisanat est strictement localisé et apporte des ressources complémentaires à certaines tribus. Certes les techniques agricoles et pastorales sont élémentaires, mais elles conservent l’équilibre des sols. Grâce à la structure sociale et à la religion, les fellahs subissent les fluctuations climatiques de façon amortie. En effet, la tribu est une cellule sociale dont tous les individus sont solidaires : en cas de sécheresse, le riche soutient le pauvre ; cette solidarité que nous retrouvons dans le régime foncier n’empêche pas cependant de reconnaître la valeur du travail individuel. De plus, les silos de réserve et l’isolement de la province au sein des circuits commerciaux internationaux les mettent à l’abri des à-coups engendrés par les fluctuations économiques du marché. Enfin, la marge de sécurité entre les besoins de la population et les possibilités d’exploitation est importante. Les prises d’Alger, de Bône, de tout le littoral ébranlent cet équilibre et amorcent une crise que la prise de Constantine précipite. La guerre, l’inflation, la spéculation monétaire, l’augmentation de la fiscalité, les maladresses administratives aggravent les épidémies de 1836 et 1837. La première rupture de l’équilibre traditionnel affecte diversement les différentes parties de la province ; cependant, l’administration française instruite par l’expérience algéroise mène une action prudente : elle cherche à n’introduire aucun bouleversement majeur dans la vie du pays et laisse intact le système administratif beylical. Mais la politique algérienne de Bugeaud transforme radicalement l’installation française dans le Constantinois : les ordonnances de 1844 et 1846 et l’afflux des premiers contingents de colons placent la question des terres au premier plan : il faut
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CONCLUSION
d’une part, assainir la situation foncière depuis la conquête française, d’autre part, donner des terres aux nouveaux arrivants. Où prendrait-on les concessions promises sinon sur les territoires des tribus ? La tentation est d’autant plus forte qu’on estime celles-ci largement pourvues : on néglige les exigences d’une agriculture extensive et l’équilibre entre les possibilités du sol et les besoins de la population. On peut ainsi refouler les fellahs de leurs territoires traditionnels dont les parties les plus riches sont octroyées en priorité à la colonisation. Simultanément, l’administration française soucieuse de donner une compensation et d’introduire le « progrès » au sein des tribus imagine de créer la propriété individuelle : cette assimilation au droit français qui simplifiait le régime foncier antérieur sera souvent reprise plus tard : elle servira de prétexte aux différents refoulements imposés par la colonisation. L’idée revient en effet, en 1856-57 avec le cantonnement, en 1863 avec le sénatus-consulte, en 1873 avec la loi Warnier. L’arrivée des colons développe aussi les échanges commerciaux entre la France et l’Algérie : l’installation française intègre l’économie algérienne dans les circuits économiques internationaux. Dès lors, les fluctuations cycliques européennes marqueront le département de Constantine. Le fellah videra ses traditionnels silos de réserve et subira les à-coups de l’économie libérale : dans les bonnes années, les prix seront à la baisse et son travail ne sera pas rémunéré ; dans les années mauvaises, les prix augmenteront, il lui sera difficile d’avoir des grains pour vivre ou pour semer. L’inclusion dans les circuits internationaux n’est profitable au fellah que pendant la guerre de Crimée : les grains et les bestiaux se vendent alors à des prix très élevés qui lui permettent de compenser les pertes causées par la crise des années 1845-1850. Mais ces premiers refoulements et l’ébranlement de l’économie constantinoise ne modifient pas la structure de la société paysanne, car la tribu reste encore la cellule vivante. Or, le 22 avril 1863, le gouvernement impérial prend la mesure la plus importante de l’histoire sociale algérienne sous la forme d’un sénatusconsulte : désormais, la tribu traditionnelle cesse d’exister ; elle est morcelée en douars au sein desquels chacun verra son droit de propriété déterminé. Les avantages du sénatus-consulte étaient multiples : politiquement, on mettait fin à l’autorité des grands chefs arabes ; juridiquement, le régime foncier antérieur faisait place pour toujours au droit français : dans l’avenir, l’administration française aurait moins de peine à délimiter les droits de chacun ; de plus, grâce à cet assainissement, les achats éventuels des acquéreurs français seraient garantis. Ainsi, dans l’esprit de ses promoteurs, le sénatus-consulte devait imprimer un splendide essor à l’Algérie. Mais la médaille avait son revers : le cadre tribal disloqué laissait l’individu isolé, muni d’un équipement technique archaïque et soumis aux pressions de
CONCLUSION
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l’économie française. Cette solitude était grosse de périls, car la première catastrophe climatique risquait d’entraîner des désastres dans la vie des fellahs. En fait, dans la crise de 1866-1870, la province de Constantine perd un cinquième de sa population ; les cultures, les troupeaux régressent ; la misère est telle que les grands chefs arabes (Moqrani, par exemple) s’endettent ; physiquement, et économiquement, la province est amoindrie. Or, en juillet 1870, la guerre contre la Prusse coïncide avec une crise financière algérienne qui provoque un réel mécontentement parmi les fellahs. Le renversement du régime impérial aggrave ce malaise ; les colons, opposés au « régime du sabre » et aux bureaux arabes, instituent le régime civil et ne dissimulent pas leurs revendications foncières. La révolte de Moqrani libère leurs appétits et leur désir de prendre une revanche sur le sénatus-consulte de 1863 qu’ils estimaient contraire à leurs intérêts. Désormais, l’équilibre économique et social est définitivement rompu ; les tribus révoltées paient une lourde amende de guerre ; elles perdent leurs terres séquestrées et celles que les colons jugent les plus fertiles ; pour les fellahs, le séquestre signifie des transferts de populations, des refoulements désordonnés et des manœuvres spéculatives que la loi de 1873 rend licites. Des protestations s’élèvent, isolées mais sans écho, contre certains excès ; car la colonisation connaît un essor exceptionnel qui retient l’attention tandis que la misère du paysan arabe n’intéresse personne. Dans certains douars forestiers, les incendies de 1881 permettent de reprendre l’opération du séquestre sur des bases plus larges : les tribus paient une amende et une soulte de rachat double de celle payée en 1872 par les tribus kabyles révoltées ; elles abandonnent également les portions les plus fertiles de leur territoire ; enfin, les forêts sont désormais fermées au parcours des troupeaux. Simultanément, la fiscalité s’appesantit sur le paysan constantinois : les municipalités des villages de colonisation se disputent les douars qui alimentent les budgets communaux ; la crise économique et sociale atteint son paroxysme : les troupeaux diminuent ou périclitent, la surface totale des propriétés « arabes » décline alors que celle des colons augmente. Dans la société rurale constantinoise, un personnage jusqu’ici assez rare devient très courant : l’ouvrier journalier qui offre ses bras ; il est le symbole du sous-prolétariat rural. D’où vient-il ? Est-ce un ancien khammès ? Un ancien propriétaire ? Nul ne le sait. Les colons redoutent cet errant capable de tout à leurs yeux. L’avilissement de la condition rurale indigène inquiète l’administration. Pour l’enrayer, elle crée les Sociétés Indigènes de Prévoyance (S.I.P.), les bergeries et modifie les lois foncières. En fait, ces tentatives de sauvetage ne concernent qu’une minorité de fellahs, ceux qui offrent une certaine « surface financière » ; les autres, l’immense majorité, sont trop démunis pour accéder aux S.I.P. ; il ne leur reste qu’une issue : emprunter aux usuriers. Le trafic est
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illicite, mais l’administration ne peut supprimer l’usure à moins de s’engager à secourir des multitudes ; or, elle manque de moyens financiers. L’usure continue donc aux dépens des miséreux qui subissent intégralement les fluctuations économiques et climatiques. Car, la colonisation n’a pas transformé massivement l’équipement technique des fellahs ; ceux-ci utilisent encore les charrues arabes dans la proportion de 95 % jusqu’à la veille de la guerre de 1914. La différence d’avec la période turque est qu’ils sont refoulés sur des terres en pente ou autrefois en friche. Les défrichements inconsidérés mais nécessaires provoquent l’érosion des sols qui prend localement (vallée de la Soummam en 1907) des dimensions spectaculaires. La guerre de 19141918 aggrave la situation précaire des fellahs : l’inflation monétaire, les difficultés d’approvisionnement en matériel de rechange et en denrées alimentaires engendrent une hausse des prix que ne compensent pas les tarifs officiels imposés aux céréales et la tardive réforme de la fiscalité ; enfin, la mauvaise campagne de 1917 présage des années difficiles pour 1918 et 1919. Dans cette perspective, l’armistice de novembre 1918 est providentiel pour l’économie constantinoise ainsi libérée de lourdes hypothèques. Tels sont, à grands traits, les principales lignes de l’évolution économique et sociale dans le département de Constantine depuis la conquête française. Celle-ci a perturbé le genre de vie des fellahs et réduit leurs revenus soit comme propriétaires soit comme ouvriers. En effet, les salaires versés par les colons n’ont pas compensé l’abandon des terres. Nous avons montré précédemment (voir Livre V, chap. VI) que le revenu tiré d’un hectare de céréales en culture indigène était de loin supérieur aux salaires versés par les colons. La différence est aussi importante pour les autres cultures : Vigne Prairie artificielle Olivier Agrumes
Salaires/ha1 197,28 frs 41 frs 55,99 frs 169,86 frs
Revenus/ha2 50 frs 200 frs 125 à 250 frs 500 frs
La comparaison prend tout son sens à la lueur de la remarque suivante : les évaluations de salaires sont plutôt surestimées par les observateurs européens de l’époque. Le fellah avait donc tout intérêt à garder sa terre. D’autre part, l’ascension démographique ne compense pas la perte de substance économique, et n’est pas un indice de l’amélioration du niveau de vie indigène et une preuve des « bienfaits de la colonisation ». Sans reprendre les thèses de 1. Bull. société d’agriculture d’Algérie, avril 1900. 2. Dél. fin. 1913, rapport Joly, p. 71 ; le revenu des oliviers est tiré de Rivière et Lecq, op. cit.
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J. de Castro3 précisons en effet quelques points. Nous avons dit au début de ce travail, à quelles difficultés se heurtait l’historien démographe : nous avons fixé la population du beylik constantinois à la veille de la conquête française à 1 200 000 personnes environ. En 1914, le recensement de la statistique générale, attribue au département de Constantine une population rurale indigène de 1 589 191 hab., soit en gros une augmentation de 400 000 hab. en 84 ans ; annuellement, l’augmentation moyenne est de 4 633 hab. (taux moyen : 3,86 pour mille) : c’est un taux assez bas que peut expliquer une croissance normale soustraite à l’action de l’influence française4. De plus, de 1830 à 1880, la population indigène n’augmente pas ; certains publicistes, comme le Docteur Ricoux de Philippeville5, pensent que la diminution régulière de la population arabe entraînera un jour la disparition de la « race arabe ». À partir de 1880, la tendance à l’augmentation l’emporte : la courbe des années 1880-1900 présente une poussée démographique importante (cf. courbe 35) alors que de 1900 à 1914, la tendance à la stagnation est évidente. En effet, de 1880 à 1900, la population augmente de 400 000 personnes environ et de 78 234 de 1900 à 1914. Les taux moyens d’augmentation annuelle seraient alors de 16 pour mille de 1880 à 1900 et de 3,6 pour mille de 1900 à 1914. Certes, cette période compte des années mauvaises, mais de 1880 à 1900 les bonnes années sont rares : la proportion de mauvaises campagnes est presque la même dans les deux cas. Il est donc difficile d’admettre une telle régression du taux moyen d’augmentation annuelle de 1900 à 1914 ; c’est pourquoi nous accueillerons avec une grande réserve les chiffres des statistiques démographiques. Retenons simplement le renversement de tendance à partir de 1880 qui coïncide avec la diminution des revenus des fellahs ; la combinaison des deux phénomènes aggrave le déséquilibre économique et social et réduit le niveau de vie. Le recul de l’élevage symbolise cette détérioration. En effet, cette « industrie de luxe »6 a de moins en moins de place dans la vie du paysan 3. J. de Castro, Géopolitique de la faim, Paris, 1948. 4. Si nous faisons entrer la population urbaine indigène dans nos calculs, nos chiffres sont modifiés : en effet, au recensement de 1911, le département a 1 999 469 hab., soit une augmentation de 799 469 hab. en 81 ans ; par an, 9 869 hab. ; le taux d’augmentation net est alors de 8,22 pour mille. 5. R. Ricoux, La Démographie figurée de l’Algérie, Paris, 1880. 6. Sur cet aspect de l’élevage, voir les pénétrantes analyses de Cépède et Lengellé dans l’Économie alimentaire du Globe ; celles de Cépède dans la Vie Quotidienne, T. XIV de L’Encyclopédie française et l’ouvrage collectif Le Tiers monde sous la direction de G. Balandier.
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constantinois ; le genre et le niveau de vie subissent une transformation radicale que l’augmentation démographique précipite à partir des années 1880. Nous ne pouvons donc pas considérer l’accroissement de la population comme un indice de l’amélioration du niveau de vie. Par ailleurs, les statistiques laissent dans l’ombre certains traits du phénomène démographique. L’importance de l’afflux rural dans les villes, sa nature. Cette migration est-elle permanente ou temporaire ? Les ruraux transplantés coupent-ils tout lien avec la terre, sans arrière-pensée de retour ? Que deviennent ces émigrés ? Comment évoluent-ils ? Nous sentons ici le besoin d’une étude semblable à celle d’Adam consacrée au bidonville de Ben M’Sik à Casablanca7 : une telle enquête mesurerait l’importance de la « destructuration sociale » de la paysannerie constantinoise, sa perméabilité aux slogans politiques, à l’action syndicaliste, son « ouverture » aux techniques nouvelles ; en bref, cette étude aiderait à saisir le degré de son inhabileté devant la machine, son utilisation dans un monde en voie d’industrialisation, en un mot, l’insertion du paysan traditionnel dans le monde actuel. Nous avons tenté de montrer le processus de la désintégration tribale sous la pression multiple des lois, des faits économiques et des catastrophes climatiques. Si nous en croyons certains romanciers (Dib, Mammeri ou Feraoun), les fellahs ont eu conscience du phénomène. Mais le roman ne fournit que des notations éparses ; seule l’enquête apporterait la démonstration scientifique indispensable et permettrait de mesurer avec précision l’ampleur de la destructuration sociale. Le fait a d’autant plus d’importance qu’il est au carrefour de deux types de culture : l’une orientale, l’autre occidentale. La première constituait le soutien moral de la société algérienne : les zaouias (écoles coraniques et lieux de pèlerinage), les corporations religieuses constituaient le cadre culturel traditionnel ; ces cadres ont été pulvérisés depuis la conquête, sans avoir été sérieusement remplacés par ceux qu’aurait pu fournir la diffusion de la culture occidentale par le moyen de l’école. Une étude de la politique scolaire menée par la France en Algérie serait instructive à cet égard : nous avons vu, en étudiant le détail des budgets communaux dans quel sens cette politique avait été dirigée. Le fait est d’autant plus important que la population scolarisable augmente chaque année ; l’analphabétisme progresse ainsi en même temps que la croissance démographique, malgré quelques réalisations locales très limitées : les conseillers municipaux, généraux ou les délégués financiers représentant 7. Annales de l’Institut d’Études orientales, Alger, 1949.
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l’opinion des colons sont par principe hostiles à la scolarisation des indigènes, capable de souffler de mauvaises pensées aux fellahs. Nous nous trouvons donc au centre d’un vide culturel d’autant plus sensible que les cadres sociaux traditionnels sont disloqués et que les cadres religieux dans la main de l’administration française n’ont aucune influence, aucun prestige aux yeux des fellahs selon les administrateurs eux-mêmes8. La conséquence ultime de ce vide culturel et de cette destructuration sociale est l’augmentation de la criminalité liée 1° à l’augmentation de ce que les colons ont appelé « l’armée roulante » qui rappelle les troupes de « brigands » errant dans les campagnes françaises, lors de la Grande Peur de 1789, 2° à la sous-prolétarisation de la société rurale traditionnelle : l’étude sociologique minutieuse demande évidemment un élargissement de la recherche dans cette direction. Sur le plan social, le « contact » a donc des conséquences immenses, aggravées par le bouleversement de la structure économique traditionnelle. De ce bouleversement, nous retiendrons quelques points qui accentuent l’originalité du Constantinois par rapport au reste de l’Algérie. À l’inverse de l’Oranais ou de l’Algérois, le Constantinois est surtout céréalicole, malgré la présence de quelques noyaux viticoles autour de Bône, Philippeville, Djidjelli et Bougie. Les colons tout comme les fellahs cultivent les céréales ; mais leurs propriétés s’étendent sur de vastes surfaces qui leur permettent de produire à des prix rémunérateurs ; cette culture utilise de nombreuses machines qui abaissent le prix de revient et réduisent le nombre d’ouvriers agricoles. En dehors de cette forme économique, la culture des céréales n’est rentable qu’en culture indigène traditionnelle. Le Constantinois a connu ces deux types de céréaliculture : la première de type indigène, à laquelle ne répugnaient pas les premiers colons ; la seconde de type américain apparaît à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Les deux types aboutissent à l’élimination physique du colon qui n’est plus qu’un rentier du sol ; le lien humain entre la terre et l’homme disparaît pour laisser la place à un lien plus impersonnel, celui d’un rapport d’argent et d’une présence épisodique sur le terrain. Le fellah éprouve alors un sentiment profond de frustration devant cette terre qui fut la sienne, qu’il travaille épisodiquement et dont il ne voit que rarement le propriétaire ; parfois le sentiment de frustration est plus aigu, quand l’ancien propriétaire arabe, devient locataire ou métayer : pour lui, la situation a empiré, car ses revenus ont diminué et sa dépendance est plus étroite. 8. Cf. L. Rinn, Marabouts et Khouan, Alger, 1898.
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CONCLUSION
La perte de substance économique est d’autant plus importante que le département n’a pas connu dans sa plus grande partie la « révolution » de la vigne et que les ressources des secteurs non agricoles restent des plus minces. Le Constantinois comme toute l’Algérie n’a pas connu d’implantation industrielle importante dans la période qui nous occupe. On extrait du fer aux environs de Bône sous le Second Empire, des phosphates et du fer au début du XXe siècle aux environs de Tébessa, mais ces produits ne sont pas manufacturés sur place. Les seules industries existant au début du XXe siècle, sont de minuscules ateliers de transformations, installés dans des grands centres ; ces ateliers groupent moins de 5 % de la population européenne9. Les indigènes ne les fréquentent pas et ne trouvent pas de compensation aux abandons et aux expropriations foncières. La situation économique présente ainsi un contraste évident : d’un côté, les européens assez largement pourvus ; la superficie moyenne de leurs propriétés est de 99,7 ha ; de l’autre, les indigènes dont la superficie moyenne des propriétés est de 10,8 ha ; la superficie moyenne détenue par chaque propriétaire est de 4,3 ha (nous utilisons les chiffres de la statistique foncière de 1917). Pour les uns, la superficie correspond aux nécessités de la céréaliculture extensive telles que l’exigent les conditions physiques des hautes plaines et les conditions économiques du marché ; pour les autres, l’étendue est nettement insuffisante et les place dans une position critique permanente : le moindre aléa climatique rejette le fellah dans une misère totale. La répartition indique que 55,3 % des propriétés indigènes ont moins de 10 ha, et 74,8 % moins de 20 ha, soit donc l’équivalent d’une charrue, compte tenu de la jachère biennale ; au contraire, les propriétés européennes supérieures à 20 ha atteignent le pourcentage de 66,3 %. Géographiquement, dans les quatre arrondissements de Constantine, Sétif, Batna et Guelma, les propriétés européennes ayant plus de 40 ha constituent 30,5 % du nombre des propriétés ; et dans ceux de Bougie, Bône et Philippeville, 7,5 % ; dans les quatre premiers arrondissements, les propriétés européennes de plus de 100 ha constituent plus de 12 % du nombre des propriétés et dans ceux de la côte, 3,2 %. La première conclusion à tirer de l’examen de ces chiffres est que les propriétés européennes supérieures à 100 ha sont nombreuses dans les zones de l’intérieur (culture des céréales), mais ne sont pas absentes des régions côtières (vignes, arboriculture, cultures maraîchères). 9. Cf. notre étude sur « Le monde ouvrier Constantinois », in Actes des sociétés, Congrès de 1954, Paris, 1955.
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La deuxième conclusion est que dans les régions côtières, la propriété européenne de superficie moyenne (de 20 à 40 ha) comprend 11 % du nombre total de propriétés du département ; cela n’exclut pas leur présence dans les arrondissements de l’intérieur : 17,4 % de propriétés de 20 à 40 ha. La troisième conclusion est que le revenu des européens est infiniment plus élevé que celui des fellahs ; dans quelle proportion ? Raisonnablement, et à partir des chiffres dont nous disposons, dans la proportion moyenne de 7,8 à 1. Ceci est d’autant plus vrai que les zones de forte implantation européenne sont aménagées, ce qui valorise d’autant les propriétés alors que les zones de forte densité musulmane en sont encore à attendre les équipements les plus élémentaires : routes et équipement hydraulique. Cette faiblesse des revenus du fellah, qu’il soit propriétaire, fermier ou khammès est grosse de dangers ; car il est incapable de tenter par lui-même une transformation quelconque de ses techniques culturales. Toute transformation implique un certain afflux de capitaux ; mais s’il restreint ses minces revenus pour améliorer son équipement cultural, il ne peut acquitter ses impôts et ses dettes, sa terre est vendue ; il descend alors d’un échelon. S’il veut emprunter, il n’offre pas assez de « surface » aux organismes de crédit qui ne peuvent lui prêter de l’argent ; il se tourne alors vers les usuriers, sa terre passe entre leurs mains. Le voilà donc condamné à la stagnation. Seul sera sauvé le puissant, le riche ; le riche sera plus riche, le pauvre plus pauvre. Conséquence ultime, le fellah est incapable de constituer une clientèle pour l’industrie et le commerce. Personnage économiquement marginal, incapable de se relever, il n’est plus qu’une charge pour le pays auquel il ne peut même plus fournir de ressources fiscales. Sa situation semble tragiquement insoluble surtout dans le contexte démographique, car le peu d’aujourd’hui diminue chaque jour. Isolé, n’ayant plus d’assise sociale, dominé par une situation économique précaire qu’aggrave quotidiennement la progression démographique, il subit l’implacable mécanisme d’écrasement des pays « sous-développés » : la quête du pain quotidien devient alors un drame de tous les instants.
Annexes Cartes et graphiques
LES TRIBUS DU BEYLIK DE CONSTANTINE
Schématisation à partir de la carte de l’Algérie dressée en 1851, in TEF. K : Kaïdat ; B : Beni ; O : Ouled.
668 ANNEXES
Propriété du Beylik
(Source: Arch. Nat. F 80, 522)
Carte schématique dressée d’après la carte établie par Warnier en 1841-42 Échelle 1/1.000.000
PROVINCE DE CONSTANTINE
ANNEXES 669
d’après Archives Nationales F 80-2036
PROCHAINE EXTENSION DU TERRITOIRE CIVIL
670 ANNEXES
d’après l’Atlas des colonies françaises de Grandidier et la Carte de l’Algérie au 1/500 000.
LES GRANDES LIGNES DU RELIEF
ANNEXES 671
LES FORÊTS
d’après Peyerimhoff, Carte forestière de l’Algérie et de la Tunisie, Alger, 1941 et Atlas de l’Algérie et de la Tunisie de A. Bernard et Flotte de Roquevaire.
672 ANNEXES
ZONES PHYTOGÉOGRAPHIQUES
schématisation d’après l’Atlas de l’Algérie et de la Tunisie de A. Bernard et Flotte de Roquevaire.
ANNEXES 673
674
ANNEXES GELÉE BLANCHE d’après P. Seltzer, Le climat de l’Algérie
SCHÉMA DES SOLS ZONAUX d’après J. H. Durand, Les sols de l’Algérie
ANNEXES PRÉCIPITATIONS d’après P. Seltzer, Le climat de l’Algérie
ENNEIGEMENT MOYEN DU SOL d’après P. Seltzer, Le climat de l’Algérie
675
676
ANNEXES Francs/Hl
Blé à Constantine Blé à Séti Blé à Philippeville Orge à Séti Orge à Constantine
40 35 30
J = Janvier Jt = Juillet
25 20 15 10 5 0
J
Jt
J
1847
Jt
48
J
J
J
J
J
J
J
J
49
50
51
52
53
54
55
56
J 1857
Graphique 1. — Variation des prix du blé dur et de l’orge. Source : AGG-K, Subdiv. Sétif. Rapp. mensuels, 1847-1853.
Francs
Prix de l hl d huile à Séti
200 175 150 125 100 75 50 25 0 1847
8
9
50
1
BŒUFS Francs
2
3
4
5
6
7
MOUTONS Francs
Bœu à Séti Mouton à Séti
100
20
75
15
50
10
25
5
0
0
1847
8
9
50
1
Quintal de bœu à Séti Quintal de mouton à Séti
Francs 125
125
100
100
75
75
50
50
25
25
0 1852
0 3
4
5
6
Graphique 2. — Prix de l’hl d’huile et du bétail à Sétif. Source : AGG-K, Subdiv. Sétif. Rapp. mensuels, 1847-1853.
7
ANNEXES
677
Millions de rancs
130
120
120
110
14
110
100
12
100
90
90
80
80
70
70 1845
60
mportations
6
7
8
9
50
Exportations
10 8 6 4
1845
6
7
8
9
50
Graphique 3. Source : TEF, 1846-1849 ; 1849-1851. — Valeur (en millions de francs) des importations et exportations algériennes
— Commerce de l’Algérie
Millions de rancs
140 130 120 mportations
110 100 90 80 70 60 50 40
Exportations
30 20 10 0 1847
8
9
50
1
2
3
4
5
6
7
Graphique 4. — Valeur des importations et des exportations pour l’Algérie. Source : TEF.
678
ANNEXES
mportations 24
22
mportations
20
18
Exportations
16
6
14
4
Exportations 12
2 0
10 1845
6
7
8
9
50
Graphique 5. — Valeur (en millions de francs) des importations et des exportations, département de Constantine, 1845-1850. Source : TEF.
Milliers de rancs 3750
3500
Milliers de rancs
3250
3250
(1)
3000
3000
2750
2500 1845
2750
2500 6
7
8
9
50
1000
2250
(3) (2)
750
2000
500
1750
250 1845
1500 6
7
8
9
50
1845
6
7
8
9
Graphique 6. — Inscriptions (1), radiations (2) hypothécaires et différence entre les inscriptions et les radiations hypothécaires (3), province de Constantine. Source : TEF.
50
ANNEXES
Graphique 7. — Impôts arabes province de Constantine. Source : TEF 1846-1849, 1849-1851 et AGG 10 H60.
Milliers de rancs Hokor + Achour + Lezma
2750
679
2500 2250
16
2000
15
1750
14 Hokor + Achour
1500
13 12
1250 1846
7
8
9
50 Mortalité
11
Natalité 10 2000
9
1750
8 7
1500 Mortalité
6
1250
5
Natalité
1000
4 750
3 1846
500 1847
8
9
50
7
8
9
50
1
51
Graphique 9. — Population urbaine musulmane de la province de Constantine. Source : TEF.
Graphique 8. — Population européenne, taux de natalité et de mortalité, province de Constantine. Source : TEF.
90
80
70
Décès Naissances
60
50
40
30
20
10
0 J
F
M
A
M
J
Jt
A
S
O
N
D
Graphique 10. — Naissances et décès pour 1853, population indigène du cercle de Philippeville. Source : A.N. F 80 431, Rapport du 23-VIII-1854.
680
ANNEXES
Milliers d habitants 34 33 32
2250
31
2000
30
1750
29
1500
28
1250
Décès
Naissances 27 1851
2
3
4
5
6
1000 1852
3
4
5
6
Graphique 11. — Population européenne, province de Constantine. Source : TEF.
BLÉ Millions de rancs
Millions de rancs
20
23
ORGE Millions de rancs
18
21
16 19 14 17 12 15 10 13 8 11
6
9
4
7 5 1851
Blé Orge
2
2
3
4
5
6
7
Graphique 12. — Importation algérienne, Tissus de coton. Source : TEF.
0 1851
2
3
4
5
6
7
Graphique 13. — Exportations (en valeur) du blé et de l’orge : Algérie. Source : TEF.
ANNEXES
681
Millions de rancs 7 6 Millions de rancs 5 5 4
4
3
3
2
2
1
1
0 1851
2
3
4
5
6
7
Graphique 14. — Huile d’olive, exportation algérienne (en valeur). Source : TEF.
0 1849
50
1
2
3
4
5
6
7
Graphique 15. — Importations algériennes de farines (valeur). Source : TEF.
Millions de rancs Millions de rancs
35
6
30
5
25 mportations Exportations
20
3
15
2
10
1
5 0 1851
Philippeville
4
Bône
2
3
4
5
6
7
Graphique 16. — Importations et exportations, département de Constantine. Source : TEF.
0 1852
3
4
5
6
7
Graphique 17. — Tissus de coton, importation par Philippeville et Bône. Source : TEF.
682
ANNEXES
Milliers d’Hl. Milliers de quintaux Blé et Orge Farine Millions de francs 300 30
30
Orge Farine Blé
25
40
200
30
20 15
20
100
Exportations Importations
10
10 5
0 1862
5
0
70
Graphique 18. — Exportation et importation (valeur), département de Constantine. Source : Conseil général 1869-1872.
0 1862
3
4
5
6
7
8
9
70
71
Graphique 19. — Exportation de céréales, département de Constantine. Source : Conseil général 1869 à 1872.
Millions de francs 14 13 12
issus de coton Farines
Milliers de quintaux
11 10
80 9
70
Millions de francs
60
15
7
50
12,5
6
40
10
30
7,5
20
5
10
2,5
8
5 4 3
0 1862 3
0 4
5
6
7
8
9
70
1
Graphique 20. — Importations (coton et farine), département de Constantine. Source : Conseil général 1869-1872.
2 1 0 1857 8
9
60
1
2
3
4
5
6
7
8
9
70
Graphique 21. — Exportation d’huile d’olive (valeur), Algérie 1857-1870. Source : Exposé de la situation statistique générale de l’Algérie.
ANNEXES
683
Millions de rancs Milliers de tonnes
7
5
6 5
4
4
3
3 2 2 1
1
0 1862
3
4
5
6
7
8
9
0 1870 1
70
2
3
4
5
6
7
8
9
80
1
Graphique 24. — Exportation d’huile d’olive (valeur), Algérie 1870-1881. Source : P. Delorme, Le Commerce algérien, (T. I, p. 299), Alger, 1906.
Graphique 22. — Exportation de l’huile d’olive, département de Constantine. Source : Conseil Général.
NB. P. Delorme tire ses renseignements de la Statistique générale de l’Algérie, corrigée par l’Exposé de la situation.
Prix du quintal Campagne agricole 1868-1869
Campagne agricole 1867-1868
Campagne agricole 1869-1870
55 50 45 40 35
Blé
30 25 20
Orge
15 10 5 0 Août S 1867
O
N
D
J
F
M
A
M
J
Jt
A
S
O
N
D
1868
J
F
M
A
M
J
Jt
A
S
O
N
1869
D
J
F
M
A
1870
Graphique 23. — Prix du blé et de l’orge à Constantine, 1867-1870. Source : Le Mobacher.
Milliers de tonnes 3
2
1
0 1870
1
2
3
4
5
6
7
8
9
80
1
Graphique 25. — Exportations d’huile d’olive, département de Constantine. Source : Conseil général.
M
J
Jt
684
ANNEXES
Millions de quintaux 10
Millions de quintaux
9 6
8 Orge 7
5
6
4
5
Orge
3
Blé dur
4 2
Blé dur
3 1
2 1 1871-2
0 2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-80 80-1
1871
Graphique 26. — Production de céréales (Indigènes). Source : Statistique générale de l’Algérie.
2
3
4
5
6
7
8
9
Graphique 27. — Production indigène, Département de Constantine. Source : Conseil Général et Statistique générale de l’Algérie.
Ovins (valeur) Blé (valeur) Blé (poids) Orge (valeur)
OVINS Millions de francs 16
BLÉ et ORGE Milliers de quintaux
14
30
1200
12
25
1000
10
20
800
8
15
600
6
10
400
4
5
200
2
Millions de francs
0
0 1870
0 1
2
3
4
5
6
7
8
9
80
1
Graphique 28. Prix des ovins, du blé et de l’orge (valeur), 1870-1881.
80
ANNEXES
Milliers de tonnes Millions de rancs ( arine) (tissus) 16
70
14
65
12
60
10
55
8
50
6
45
4
40
2
35
0
30 1871
685
Millions de rancs 60
issus de coton Farine
55 50 45 40 1873
2
3
4
5
6
7
8
9
80
4
5
6
7
8
9
80
81
Graphique 29. — Importations, Algérie 1871-1881. Source : Statistique générale de l’Algérie.
Graphique 30. — Valeur des exportations de Bône et de Philippeville. Source : Statistique générale de l’Algérie.
Francs le quintal 35
30
25
Il nous a été impossible de combler la lacune de 1872-1876
20
Milliers de tonnes ( arines)
Millions de rancs (tissus) 35
7
30
6
25
5
15
Orge Blé dur
10 20
4
15
3
10
2
D = Décembre Tissus
5
Farines
5
1
0
0 1871
D
0 2
3
4
5
6
7
8
9
Graphique 31. — Importations, Département de Constantine. Source : Conseil général.
80
81
1871
D 2
D 3
D 4
D 5
D 6
D 7
D 8
D 9
D 80
Graphique 33. — Prix du blé dur et de l’orge à Alger, 1871-1881. Source : Journal d’Agriculture pratique.
686
ANNEXES Graphique 32. — Commerce, Département de Constantine. Source : Conseil général et Statistique générale de l’Algérie.
Millions de rancs 80 70 60 50
mportations Exportations
40
NB. Nous n’avons aucun renseignement de 1871 à 1874, non plus que de 1877 à 1879.
30 20 10 1873
4
Francs le quintal
5
6
7
8
9
80
35
30
25
20 Constantine Alger
Prix à Philippeville
15
Prix à Oran Prix à Oran
Prix à Constantine
10
N.B. Les points entourés d’un cercle indiquent les prix ailleurs qu’à Alger.
Blé dur (Alger) Blé dur (Constantine)
5
D
0
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
Orge (Alger) Orge (Constantine)
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
Graphique 34. — Prix du blé dur et de l’orge à Alger, 1881-1901. Source : Journal d’Agriculture pratique. 1,600 1,500 1,400 1,300 1,200 1,100 1 M/h 1881-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-90
90-1
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
Graphique 35. — Population agricole indigène, Département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie.
9-100 1900-1
ANNEXES
130
687
L’indice 100 correspond à 13 ha 21 pour les Européens et à 2 ha 65 pour les Indigènes. NB. Il s’agit de superficie possédée par chaque individu.
120 110 100
Européens
90 80 70
ndigènes 60 50 1881 2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-90 90-1 1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9 9-1900 1900-1
Graphique 36. — Superficie des propriétés possédées par les Européens et les Indigènes. Source : Statistique générale de l’Algérie.
140 130 120 110
ndigènes Européens
100 90 80 70 1881-82
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
89-90 90-91 91-92 92-93 93-94 94-95 96-96 96-97 97-98 98-99
1899 1900
1900 1901
Graphique 37. — Surface des propriétés européennes et indigènes, Département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie. Quintaux (M = Millions)
6 M. 5,5 5 M. 4,5 4 M. 3,5 3 M. 2,5
Orge Blé dur
2 M. 1,5 1 M. 1881 1882
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-90 90-1
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9 1899 1900
Graphique 38. — Production de blé dur et d’orge: Indigènes, Département de Constantine, 1881-1901. Source : Statistique générale de l’Algérie.
688
ANNEXES
Milliers de quintaux 170 160 150 140
Bechna Fèves
130 120 110 100 90 80 70 60 50 40 1881-2
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-90
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9 1890-91 1-2
2-3
Graphique 39. — Fèves et bechna : Production indigène, Département de Constantine. Source: Statistique générale de l’Algérie.
1,1 1 M. 0,9 0,8 0,7 0,6 0,5 0,4 0,3 0,2 0,1 0 1881 1882
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
89-90 90-91
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7
-8
1899 1900
1900 1901
Graphique 40. — Production de la vigne (hl) : Européens, Département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie.
ANNEXES
Milliers de chevaux, mulets
Millions de caprins 2,1 2 M.
580 560
4,6
540
4,4
520
4,2
500
4 M.
480
3,8
460
3,6
440
1,9
280
3,4
420
1,8
270
3,2
400
1,7
260
3 M.
380
1,6
250
2,8
360
1,5
240
2,6
340
1,4
230
2,4
320
1,3
220
2,2
300
1,2
210
2 M.
280
1,1
200
1,8
260
Milliers de bovins
Millions d’ovins
600
689
Chevaux mulets ânes Caprins Ovins Bovins
1881-2 2-3 3-4 4-5 Campagnes agricoles
5-6
6-7
7-8
8-9
9-90 90-1
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9 9-1900
Graphique 41. — Troupeaux du département de Constantine, 1881-1901. Source: Statistique générale de l’Algérie.
Milliers de quintaux 800 700 Orge Blé dur
600 500 400 300 200 100 0 1881
2
3
4
5
6
7
8
90
1
2
3
4
5
6
7
8
9
1900
1
Graphique 42. — Exportation (orge, blé dur), Département de Constantine, 1881-1901. Source : Conseil général et Statistique générale de l’Algérie.
2
690
ANNEXES
450
Milliers d Hl (Huile)
400
350
Huile d olive Olives 300
2000
250
1750 200 1500
1250
150
1000
750
100
500 50 250
0 Milliers de quintaux (Olives)
1881 2-3 1882
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
89-90 90-91
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9 99-1900
Graphique 43. — Huile d’olive et olives, Production indigène. Source : Statistique générale de l’Algérie.
Millions de rancs 7 6 5 4 3 2 1 0 1880
1
2
3
4
5
6
7
8
9
90
1
2
3
4
5
6
7
8
9
1900
Graphique 44. — Exportations d’huiles d’olives (valeur) : Algérie, 1880-1900. Source: P. Delorme, Le Commerce algérien, Alger 1906, T. I, p. 299.
1900 1901
ANNEXES
691
Millions de tonnes 5 4 3 2 1 0 1880
1
2
3
4
1885
6
7
8
9
1890
1
2
3
4
1895
6
7
8
9
1900
Graphique 45. — Exportation d’huile d’olive, Département de Constantine. Source : Conseil général.
mpôts arabes + centimes additionnels Sommes recouvrées
Millions de rancs 10 9 8 7 6 1880
4
1
2
3
4
5
6
7
8
Millions de rancs
9
90
1
2
3
4
5
6
7
8
9
1900
1
4
5
6
7
8
9
1900
1
DÉ A L DES MPÔ S ARABES
3,5
Zekkat
3 2,5
Achour
2 1,5
Lezma
1
Hokor 0,5 1880
1
2
3
4
5
6
7
8
9
90
1
2
3
Graphique 46. — Impôts arabes, 1880-1901.
692
ANNEXES
L indice correspond à 1886 avec 11 662 sociétaires et 409 528 d acti
1200
1100
1000 9 premiers mois 900
800
700
600
9 premiers mois
500
Nombre de sociétaires Acti des S P
400
300
200
100 1886
7
8
9
90
91
92
93
94 95 95-96 9 premiers mois
96-97
97-98
98-99
1899 1900
Graphique 47. — Évolution des S.I.P. (1886-1900), département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie.
Quintaux (M = Millions) 5,5 5M 4,5
Blé dur Orge
4M 3,5 3M 2,5 2M 1,5 1M 1900 1901
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11 11-12 12-13 13-14 14-15 15-16 16-17 17-18 18-19
Graphique 48. — Production de blé dur et d’orge : Indigènes, département de Constantine, 1900-1920. Source : Statistique générale de l’Algérie.
19-20
ANNEXES
693
Milliers de quintaux 110 100
Fèves Bechna
90 80 70 60 50 40 1900 1919
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10 10-11
11-12 12-13
13-14 14-15
15-16
16-17 17-18
18-19
Milliers de bovins
Millions d’ovins
Millions de caprins
Milliers de chevaux, mulets, ânes
Graphique 49. — Fèves et bechna : production indigène, département de Constantine. (1901-1919). Source : Statistique générale de l’Algérie.
270
3,4
420
260
3,2
400
1,7
250
3M
380
1,6
240
2,8
360
1,5
230
2,6
340
1,4
440
220
2,4
320
1,3
210
2,2
300
1,2
200
2M
280
190
1,8
260 1900-1 1-2
1,1
Chevaux mulets ânes Caprins Ovins Bovins
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10 10-11 11-12 12-13 13-14 14-15 15-16 16-17 17-18 18-19 19-20
Graphique 50. — Troupeaux du département de Constantine (1901-1919). Source : Statistique générale de l’Algérie.
694
3000
ANNEXES
OL VES Milliers de quintaux
Olives Huile d olive Huile d olive dans les arrondissements de Séti et de Bougie Olives dans les arrondissements de Séti et de Bougie HU LE Milliers d Hl
2500
300
2000
200 1500
1000 100
500
0 1900-1
0 1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11 11-12 12-13 13-14 14-15 15-16 16-17 17-18 18-19 19-20
Graphique 51. — Olives et huile d’olive : Production indigène, département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie. 16
Millions de rancs
15 14 13 12 11 10 9 8 7 6
Graphique 52. — Exportation d’huile d’olive (valeur), Algérie, 1900-1918. Source : P. Delorme, Le Commerce algérien, Alger 1906, T. I, p. 299 jusqu’en 1905, ensuite Exposé de la situation (surtout celui de 1910 et des années suivantes).
5 4 3 2 1 0 1900
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
1
2
3
ANNEXES
695
Milliers d habitants 1600
1550
1500
1450
1400 1900-1
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11
11-12
12-13
13-14
Graphique 53. — Population rurale indigène, département de Constantine. Source : Statistique générale de l’Algérie. 2400
Francs (Européen)
2300 2200
Francs (Fellah) Fellahs Européens
2100 2000
30 29
1900
28
1800
27
1700
26
1600
25
1500
24
1400 1900-1 1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10 10-11 11-12 12-13 13-14
23
Graphique 54. — Valeur des constructions agricoles par individu, département de Constantine (1900-1914). Source : Statistique générale de l’Algérie. Francs
500 400 300
Européen Indigène
200
5 4 3 2 1 1900-1 1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11 11-12 12-13 13-14
Graphique 55. — Valeur des instruments agricoles par individu. Source : Statistique générale de l’Algérie.
696
ANNEXES
180
170
160
150
L indice 100 représente 169 963 ouvriers journaliers 50 334 ermiers 480 348 khammès et métayers
140
130
120
110
100
90 1900-1
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11
11-12
12-13
13-14
Graphique 56. — Évolution du nombre de fermiers, ouvriers, métayers et khammès, département de Constantine (1900-1914). Source : Statistique générale de l’Algérie.
% de la population
Propriétaires 50
40
Khammès et métayers
30
20
Ouvriers journaliers 10
Fermiers 0 1900
1-2
2-3
3-4
4-5
5-6
6-7
7-8
8-9
9-10
10-11 11-12 12-13 13-14
Graphique 57. — Répartition de la population rurale indigène de 1900 à 1914. Source : Statistique générale de l’Algérie.
ANNEXES
10
697
Millions de rancs
9 8 7 6 1900
1905
1910
1915
1918
3,5 3 2,5 2
Zekkat
1,5
Achour
1
Hokor Lezma
0 1900
1905
1910
1915
1918
Graphique 58. — Impôts arabes plus centimes additionnels perçus dans le département de Constantine. Source : Conseil Général. Millions de rancs 11 10,5
Acti des S P Nombre des sociétaires
10 9,5 9 8,5 8 7,5
Milliers de sociétaires
7
230
6,5
220
6
210
5,5
200
5
190
4,5
180
4
170 1900
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
3,5
Graphique 59. — Activité des S.I.P. dans le département de Constantine (1900-1914). Source : Statistique générale de l’Algérie.
698
ANNEXES
Francs par quintal 35 Prix à Philippeville
Alge
r
30
Philippeville
25 Constantine
Philippeville
Prix à Sétif 20 Philippeville Prix à Sétif
Prix du blé dur à Alger Prix du blé dur à Constantine Prix de l orge à Alger Prix de l orge à Constantine
15 Constantine Sétif Sétif 10 Sétif
N B — En 1908 1909 1910 les prix du blé dur à Constantine sont les mêmes qu à Alger Les points entourés d un cercle indiquent les prix ailleurs qu à Alger ou à Séti
5
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D
D = Décembre
0 1901
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
13
14
Graphique 60. Évolution des prix du blé dur et de l’orge (1901-1914). Source : Journal d’Agriculture pratique.
Index des noms et des lieux Faute d’adopter une graphie immuable pour les noms arabes, nous sommes obligés de signaler les variations que peut prendre un nom ou un lieu ; de plus, les noms de tribus doivent être cherchés à BENI ou à OULED (les noms des tribus sont en gras). A Abd en-Nour, 94, 95, 96, 97, 99, 108, 110, 115, 120, 141, 153, 164, 165, 166, 167, 191, 194, 206, 217, 238, 256, 273, 280, 319, 360, 427. Abd Es Selem, 168. Achach, 212. Achaich, 280. Afghane (dj.), 55. Ahl Rouffi, 407. Ahmed Ben Ali, 268. Aïn Abessa, 469. Aïn Abid, 543. Aïn Beida, 59, 79, 89, 257, 277, 279, 320, 323, 324, 341, 344, 345, 346, 347, 348, 350, 371, 465, 491, 533, 635. Aïn Cherchar, 409, 428. Aïn El Ksar, 468, 569. Aïn Fakroun, 59, 635. Aïn Mlila, 468, 569. Aïn Oulmen, 507, 508. Aïn Rouah, 469. Aïn Smara, 551. Aïn Sultan, 169. Aïn Tabia, 427. Aïn Tagrout, 273, 403, 469. Aïn Touta, 492. Aïn Turc, 169. Aïn Yagout, 635. Aït Ahmed ou Garet, 387. Aït Amen, 321. Aït Messa, 321. Aït Rzin, 321. Akbou, 390, 406, 419, 452, 492, 503, 521, 530, 534, 542, 562, 580, 581, 582, 583, 585, 587, 591, 595, 596, 600, 614, 616, 622, 629, 633, 639, 640, 641. Ali Ben Argan, 217. Allaouna, 346. Amamra, 427. Amar Ben Redjem, 170. Amarna, 209. Amer, 217. Amer Cheraga, 413.
Amer Dahra, 247, 248, 273. Amer Guebala, 247, 248, 273. Arb El Gouffi, 378, 427. Arb Skikda, 130, 268, 272, 439, 442. Arib, 71. Aumale, 71, 169, 204. Aurès, 93, 95, 104, 106, 108, 110, 125, 130, 137, 147, 156, 157, 158, 161, 164, 184, 185, 273, 319, 428, 467, 491, 492, 505, 629, 647. Azerou n’Said, 55. B Babor (dj.), 59, 110, 130, 136, 137, 273. Bab Trouch, 399. Baghaï ou Baggai, 147, 614, 615. Barral, 242. Batna, 156, 157, 158, 161, 164, 214, 217, 222, 244, 300, 320, 324, 327, 334, 335, 336, 338, 340, 341, 343, 345, 346, 365, 366, 371, 385, 414, 418, 419, 464, 465, 467, 487, 490, 491, 521, 533, 539, 574, 584, 586, 587, 591, 595, 619, 654. Bekkaria, 427, 543. Bélezma, 54, 58, 59, 61, 169, 256, 568, 569. Bel Imour, 403. Belkfil, 543. Ben Abdallah, 168. Ben Attia, 200. Bengratis, 273. Beni Abbès, 107, 108, 111, 163, 259, 321, 322, 391, 427. Beni Abdi, 217. Beni Ahmed, 98, 108, 273. Beni Aïdel ou Yadel, 111, 163, 364, 388, 391, 406. Beni Amar, 94, 222. Beni Amran, 387. Beni Amran Djebala, 124. Beni Béchir, 427. Beni Brahim, 96, 97, 120. Beni Caïd ou Kaïd, 110, 164, 273, 324, 390. Beni Foughal, 110, 217, 273.
658
INDEX
Beni Guecha, 116. Beni Hameidan, 135, 399. Beni Ishaq du Gouffi, 99, 212, 427. Beni Khettab Cheraka, 164. Beni Marmi, 273. Beni Mansour, 147, 319, 321, 345. Beni Manni, 217. Beni Mellikeuch, 103, 123, 322, 391, 427. Beni Merouan, 116, 217, 272. Beni Mezzelin ou Mouzzelin, 164, 273. Beni M’Hamed, 324. Beni Mehenna, 204, 212, 218, 245, 272. Beni Ouelban, 106, 107, 111, 124, 163, 212, 427. Beni Oughlis, 220. Beni Ourtilane, 147, 223. Beni Ourzeddin, 273. Beni Rhai, 273. Beni Salah, 164, 212, 245, 315, 316, 427, 436, 437. Beni Salah ouled Chaib, 163. Beni Touffout, 110, 164, 212. Beni Yala, 223, 402. Beni Ziad, 116. Beni Zoundai, 124. Bergouga, 268. Bibans, 53, 55, 63, 71, 78, 221, 452, 467, 468, 526, 527, 532, 540, 542, 562, 583, 584, 585, 587, 591, 592, 614, 618, 628, 629, 639, 640, 641, 643. Bir Aïssa, 403. Bir Kasdali, 60, 403. Biskra, 147, 155, 185, 231, 324, 325, 326, 327, 466. Blad Nasr, 170. Bône, 101, 118, 141, 143, 146, 147, 148, 150, 152, 153, 155, 156, 157, 161, 162, 163, 175, 176, 177, 181, 184, 185, 186, 188, 189, 192, 193, 194, 195, 200, 201, 207, 209, 214, 217, 218, 219, 221, 222, 225, 227, 231, 235, 236, 251, 255, 256, 257, 258, 259, 269, 279, 300, 310, 324, 326, 327, 335, 336, 340, 341, 344, 355, 414, 416, 417, 418, 419, 436, 437, 446, 462, 488, 493, 528, 547, 584, 586, 587, 591, 595, 619, 630, 647, 654. Boni, 427. Bordj-bou-Arreridj, 103, 157, 161, 162, 163, 217, 221, 258, 259, 268, 280, 324, 332, 342, 344, 345, 348, 380, 385, 390,
402, 403, 452, 466, 467, 468, 489, 585, 587, 588, 591, 592, 596, 614, 628. Bou Cherf, 439. Bouderhem, 614. Boudjellil, 321. Boufar, 217. Bougie, 130, 136, 147, 148, 149, 155, 156, 157, 158, 161, 162, 163, 164, 194, 217, 221, 222, 228, 235, 236, 251, 257, 258, 259, 268, 277, 309, 322, 324, 326, 327, 344, 345, 346, 347, 348, 350, 355, 378, 385, 386, 387, 388, 390, 467, 477, 527, 528, 536, 539, 542, 547, 551, 584, 586, 591, 592, 595, 622, 630, 643, 654. Bou-Hadjar, 366. Bouhira, 469. Bou Ksaïba, 399. Bou Merzoug, 118, 170, 241, 324, 355. Bou Saada, 148, 155, 217, 221, 324. Bou Sessou, 55. Bou Taleb (dj.), 55, 61, 468. Brabtia, 273. Brana, 427. Brarcha, 379. C Carbon (cap), 63. Chaouia, 93, 104, 130. Châteaudun-du-Rummel, 419, 452, 453, 468, 488, 489, 507, 532, 542, 562, 565, 569, 570, 574, 580, 581, 582, 583, 585, 587, 591, 592, 596, 607, 619, 628, 639, 640. Chekfa, 531, 574, 585, 587, 591, 596, 618, 629. Chénia, 403. Cheragas, 272. Chettaba, 53, 55, 147, 551. Chevreul, 569. Chouf, 169. Choukchot (dj.), 54. Clairfontaine, 606. Collo, 98, 106, 107, 108, 130, 136, 143, 147, 148, 153, 155, 177, 184, 185, 215, 222, 260, 327, 343, 344, 345, 346, 348, 378, 380, 381, 385, 386, 413, 426, 437, 442, 452, 489, 492, 567, 619, 622. D Demnia, 427, 442. Denaira, 427. Djebaïlia, 402.
659
INDEX
Djebarra, 212, 221, 388. Djemila, 217. Djendel, 269. Djendels, 272. Djidjelli, 124, 130, 136, 147, 155, 156, 157, 161, 162, 163, 164, 210, 217, 236, 251, 252, 257, 258, 259, 260, 277, 320, 344, 345, 346, 385, 386, 387, 388, 389, 390, 392, 393, 439, 452, 542, 543, 548, 562, 585, 587, 591, 592, 595, 596, 628, 629, 630, 639, 640, 641, 643. Djurdjura, 107. Dombers, 272. Dragmena, 273. Dreat, 111, 402. Drides, 116, 163, 187. Duquesne, 389, 477, 543, 585, 587, 591, 592, 596. E Edgar-Quinet, 59. Edough, 141, 155, 156, 162, 327, 568. El Abiod (oued), 55. El Amri, 403. El Annasser, 169, 403. El Arab (oued), 55. El Arbi, 428, 429. El Arrouch, 107, 204, 216, 319, 388, 399, 619. El Atba, 427. El Bèze, 239, 240. El Djebel, 217. El Ghedir, 399, 426. El Grar, 426. El Hai, 221. El Harrach, 391. El Hasahas, 268. El Kantara, 319. El Kracha, 164. El Madher, 635. El Mahin, 259. El Meridj, 543. El Miliah, 344, 345, 346, 367, 386, 615. El Mraouna, 163. Eulma, 212, 217, 248, 273, 324, 399. Eulma Maasla, 324. Eulma Medjabia, 399.
Ferdjiouah, 110, 130, 147, 169, 170, 273, 308, 319. Fetzara (lac), 53, 54. Filfila, 268, 272. G Galbois, 135. Gambetta, 58. Gastonville, 215. Ghamestia, 209. Ghezala, 208, 426. Gouraya, 543. Grarem, 615. Guelma, 96, 103, 118, 155, 156, 157, 161, 164, 185, 186, 192, 193, 206, 215, 217, 219, 222, 231, 245, 251, 257, 258, 267, 269, 300, 344, 345, 346, 347, 348, 355, 462, 465, 467, 468, 489, 491, 492, 527, 528, 544, 547, 573, 584, 586, 587, 591, 595, 619, 654. Guemmour, 169. Guendouz, 321. Guenzet, 56. Guerbès, 217, 218, 272, 313, 314, 439. Guerfa, 116, 120. Guerfia, 177. Guergour, 107, 534. H Hachechi, 209. Hachem, 168, 268, 340, 344, 364, 398, 403, 404, 405, 406, 469, 471. Halfaouia, 273. Hameda, 217. Hanencha, 97, 102, 130, 137, 147, 156, 157, 161, 169, 209, 245, 257, 367. Haracta, 93, 94, 96, 97, 102, 108, 110, 130, 135, 136, 137, 146, 164, 177, 207, 218, 245, 256, 277, 280. Harrid (oued), Hazabras, 108, Héliopolis, 215. Hendis, 322. Hodna, 168, 277, 308, 319, 332, 337, 340, 343, 404, 405, 406, 409, 490, 507. I
F Fedj M’zala, 468, 569. Fenaia, 221.
Ich’ Ali, 468. Ichaoua, 212. Idir, 259.
660
INDEX
Illoula, 111, 163, 343, 391. Il Maïn, 71. J Jemmapes, 215, 216, 242, 268, 270, 273, 274, 324, 344, 345, 346, 348, 426, 439, 440, 441, 442, 446, 452, 489, 492, 526, 527, 542, 543, 549, 569, 570, 574, 580, 581, 583, 585, 587, 588, 589, 591, 592, 596, 618, 629, 639, 640, 641.
272, 409, 476, 562, 586, 628,
K Karkara, 135. Kef (Le), 63, 147. Kesana, 273. Khanguet Sidi Nadji, 55. Khenchela, 95, 419, 451, 452, 469, 491, 492, 526, 527, 533, 541, 543, 544, 562, 567, 569, 585, 587, 591, 592, 596, 601, 614, 615, 616, 628, 629, 639, 640, 641. Kherareb, 279. Kherfet El Hachem, 403. Khezara, 273. Khezer, 427. Khloulel, 217. Khroubs, 301, 462, 466. Kouif, 59. Krandeg Asla, 98, 103. Krorfan, 37. Ksour, 402. L La Calle, 94, 101, 143, 148, 149, 155, 156, 157, 161, 162, 189, 192, 193, 206, 207, 217, 225, 257, 309, 385, 619. Lakhdar, 273. Les Lacs, 635. Lucet, 58, 569. M Mâadid, 340, 351. Mahalla, 217. Mansourah, 629. M’cisna, 406. Medjadja, 442, 491. Medjana, 103, 104, 107, 111, 155, 163, 168, 169, 256, 257, 258, 281, 323, 339, 341, 344, 360, 361, 364, 367, 403, 404, 419, 491, 492. Medjasda, 212.
Medjerda, 63. Medjez Sfa, 53. Megana, 273. Melah (lac), 54. Mellila, 426. Meskiana, 469, 505, 569, 570. Mesloula (dj.), 54, 55. Mestmoula, 209. Metarfa Guebala, 340. Mezaia, 164, 387. Meziet, 426. Mila, 130, 136, 399, 480, 615. Millésimo, 215. Mkarta, 402. Moelfa, 273, 324. Mondovi, 242. Morsott, 452, 505, 539, 540, 542, 543, 562, 573, 575, 576, 585, 587, 591, 596, 601, 614, 616, 629, 633, 639, 640, 641. Moudjebeur, 507, 508. Moula Gherba, 222. M’rabot Moussa, 439. Msila, 147, 148, 324, 404, 406, 507. M’toussa, 615. M’zita, 53, 163, 351. N Nehed, 217. Nemenchas, 55, 63, 93, 94, 99, 130, 136, 167, 319, 328, 333, 379. O Ouach (djebel), 53, 333. Oualafsa, 163. Oubeira (lac), 54. Oued Amizour, 615. Oued Athmenia, 96, 488, 608. Oued Cherf, 96, 120, 409, 452, 543, 562, 569, 583, 585, 587, 588, 589, 591, 596, 628, 629, 633, 639, 640, 641. Oued Daoud, 106. Oued Djendjen, 388. Oued El Hammam, 128. Oued Guebli, 216, 222. Oued Kçob, 169. Oued Marsa, 534. Oued Sahel, 54, 63, 77, 107. Oued Seghir, 551. Oued Seguin, 575. Oued Soltan, 492.
INDEX
Oued Zenati, 103, 118, 278, 387, 409, 410, 411, 415, 452, 462, 465, 467, 542, 543, 574, 575, 586, 587, 592, 596, 610, 619, 635. Ouennougha, 207, 217, 221, 332. Ouichaoua, 217, 268, 272. Ouichaoua Rifia, 37, 98. Ouled Abd en-Nour, (Voir aussi Abd en-Nour) Ouled Abd Er-Rahman, 168. Ouled Abdi, 184. Ouled Agha, 169. Ouled Ahmed, 273. Ouled Aïdoun, 220. Ouled Ali, 492. Ouled Ali ben Khaled, 340. Ouled Arid, 273. Ouled Attia, 94, 99, 111, 163, 212, 217, 282, 316, 327, Ouled Azema, 116. Ouled Béchir, 436. Ouled Belafou, 388. Ouled Ben Yahia, 340. Ouled Besbès, 273. Ouled Boaziz, 273, 324. Ouled Bou Aoun, 338, 366. Ouled Bou Renan, 168. Ouled Braham, 169. Ouled Chelih, 273. Ouled Chellal, 340. Ouled Dahman, 402. Ouled Debab, 439. Ouled Dehim, 340. Ouled Dehn, 245. Ouled Derradj, 116. Ouled Dieb, 217, 273. Ouled Djebarra, 116, 212. Ouled Djendel, 217. Ouled El Arbi, 427. Ouled El Haddad, 130. Ouled El Hadj, 103, 111, 168, 212, 427. Ouled El Haif, 427. Ouled El Kadi, 273. Ouled Embarek, 439. Ouled Gheraza, 426. Ouled Goudi, 436. Ouled Guendouz, 168. Ouled ben Hallouf, 116. Ouled Harrid, 96, 97, 111, 164. Ouled Kassem, 439. Ouled Kebal, 217.
661
Ouled Kebbab, 141, 256, 319. Ouled Khellouf, 169, 402. Ouled Mabli, 208. Ouled Madhi, 407. Ouled Mahboub, 207, 245. Ouled Mahouch, 207. Ouled Mamoun ou Mahdi, 351. Ouled Mansour, 63, 340. Ouled Mehenna, 204. Ouled Messaoud, 98. Ouled Moqran, 130, 137, 168, 268, 280, 404. Ouled Nabet, 273. Ouled Naïl, 107. Ouled Rahmoun, 116, 624, 635. Ouled Rechaich, 431. Ouled Rouached, 217. Ouled Roumerian, 141. Ouled Sammar, 189. Ouled Sba, 217. Ouled Sedir, 259. Ouled Sellam Ahl Bekikiah, 95. Ouled Sellem, 116, 324. Ouled Sidi Abid, 95, 108, 328, 407. Ouled Sidi Ali Taamempt, 273. Ouled Sidi Amokran, 387. Ouled Sidi Brahim, 492. Ouled Sidi Moussa, 164. Ouled Sidi Moussa Guebala, 340. Ouled Sidi Yahia, 110, 352, 420. Ouled Sidi Yahia Ben Thaleb, 93, 116, 130, 338, 346, 352, 468. Ouled Soudan, 268. Ouled Steta, 273. Ouled Triff, 492. Ouled Zerga, 427. Oum El Bouaghi, 468, 569, 570. Oum Et Tletin, 388. Oum Nehal, 426. Oum Settas, 53. Ouzellaguen, 164, 391. P Penthièvre, 242. Petit, 215. Philippeville, 94, 98, 103, 118, 155, 156, 161, 162, 163, 181, 185, 194, 200, 201, 202, 204, 205, 206, 207, 208, 209, 211, 212, 213, 215, 216, 217, 218, 219, 220, 221, 226, 227, 231, 235, 236, 241, 242, 245, 247, 251, 256, 257,
662
258, 259, 268, 270, 282, 300, 326, 327, 329, 355, 359, 415, 419, 436, 437, 462, 467, 474, 495, 527, 528, 535, 536, 539, 584, 586, 591, 595, 618, 654.
INDEX
310, 416, 487, 542,
319, 417, 490, 547,
R Radjetas, 79, 216, 268, 428, 429, 439. Ras El-Ma, 268. Regaz, 407. Rekkada, 388. Remila, 614, 615. Rénier, 543, 585, 587, 588, 591, 592, 596. Righa ou Rirha, 468, 507. Righa Dahra, 223, 273. Righa Guebala, 223, 273. Robertville, 215. Rouman (dj.), 468. Rummel, 96, 118, 167, 170, 220, 270, 272, 273, 274. S Safsaf, 202, 204, 205, 206, 216, 241, 355. Sahel (oued), 107, 177, 217, 222, 319, 321, 322, 323, 355, 406, 426, 427. Saint-Arnaud, 56, 59, 207, 465, 490, 606, 633. Saint-Charles, 241. Saint-Donat, 429, 607, 608. Sanendja, 163. Sbeta, 273. Sbihi, 439. Sbikha, 451. Sebagh, 206. Seddouk, 406. Sedrata, 453, 468, 569, 570, 600. Séfia, 569. Segnia, 135, 136, 141, 164, 337, 413. Selib, 92, 111, 164. Sellaoua, 108, 111, 141, 164. Sennada, 169. Serraouia, 116, 415. Sétif, 118, 143, 147, 148, 156, 157, 161, 163, 168, 169, 208, 209, 210, 211, 212, 213, 214, 215, 217, 219, 222, 223, 237, 240, 242, 244, 247, 248, 250, 251, 253, 254, 257, 259, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 285, 307, 308, 320, 322, 323, 324, 327, 331, 335, 337, 339, 340, 341, 343, 344, 345, 346, 347, 348, 351, 355, 361, 381, 385, 390, 391, 402, 403, 405, 414, 416, 418, 462, 464, 465, 467, 470, 471, 486,
487, 489, 490, 491, 493, 515, 516, 527, 528, 530, 533, 535, 536, 539, 549, 569, 570, 574, 584, 586, 587, 591, 592, 593, 595, 600, 601, 615, 619, 620, 624, 630, 654. Seybouse, 215, 217, 355, 436. S’gag, 57, 59. Sidi Aïch, 58, 600. Sidi Aïssa, 63. Sidi Embarek, 168, 403. Sidi Hadjeres, 63. Sidi Zouaoui (dj.), 96. Skikda, 130, 147. Smendou, 216, 272, 399. Souadek ou Souadeg, 107, 399. Souamas, 407. Souf (oued), 63. Souk Ahras, 300, 366, 385, 480, 488, 569, 635. Souahalia, 36, 115, 491. Soummam (oued), 534, 536, 541, 551, 580, 650. Strasbourg, 389, 392, 585, 587, 588, 591, 596. T Taabna, 212, 427, 428, 429. Tababort, 534. Tabarka, 63. Tabellout, 388. Tadelist (dj.), 55. Tadinart (dj.), 55. Tafat (dj.), 53. Tafrent (dj.), 55. Taher, 452, 482, 503, 534, 585, 587, 591, 592, 595, 616, 628, 629. Taischet Oued Maamed, 273. Takitount, 322, 344, 345, 346, 403. Taourit, 321. Taourirt Ighil, 507, 508. Tarf (Gara’atet), 54. Tassameurt, 80. Tassera, 169. Tazia, 388, 393, 403. Tazmalt (douar), 321. Tazmalt, 427. Tébessa, 95, 108, 130, 143, 147, 148, 248, 258, 277, 320, 323, 331, 333, 336, 337, 338, 340, 341, 344, 345, 346, 348, 350, 352, 361, 371, 379, 385, 409, 413, 420, 421, 452, 464, 467, 469, 491, 492, 531, 533, 539, 541, 542, 543, 544, 548, 575, 584, 585, 587, 591, 592, 595, 596, 606, 619, 628.
INDEX
Telaghma, 94, 95, 110, 141, 238, 272, 280, 378, 413. Tengout, 426. Tensaout, 321. Texenna, 57, 58. Tiakartin, 322. Tifra, 164. Tighanimine, 55. Tigrine, 321, 427. Tokla, 427. Tonga (lac), 54. Tonga, 189. Toudja, 387. Touggourt, 147, Tsmara, 268. Tunis et Tunisie, 128, 146, 147, 148, 149, 150, 169, 180, 181, 196, 221, 236, 250, 280, 430. Y Youks, 543. Youssef (dj.), 54. Z Zâatcha, 217. Zamourah, 130, 147, 223. Zaouia Ben Zeroug, 427. Zardezas, 94, 110, 130, 184, 185, 217, 270, 272, 426. Zemoul (Zahrez ez), 54, 110, 164, 337. Zenatia, 110, 116, 135, 273. Zeramna, 163, 212, 442. Ziabra, 380, 381. Zmala, 273. Zouagha, 170, 218, 221, 308, 406, 419. —
Index des questions Alimentation (sous les Turcs), 82 sq. Amendes de 1840 à 1845, 184, 185. en 1864, 308. Artisanat rural (sous les Turcs), 107. Calamités de 1845 à 1850, 206 sq.
663
de 1850 à 1855, 258 sq. de 1866 à 1870, 319 à 352. de 1880 à 1890, 461 sq. de 1890 à 1900, 490 sq. de 1900 à 1914, chapitres III et V du livre V. de 1914 à 1918, chap. VIII du livre V. Colonisation (Voir Propriété foncière, Cantonnement, Sénatus-consulte, Séquestre, Loi de 1873, etc.) de 1850 à 1855, 238 sq. de 1870 à 1880, 408 à 412. de 1882 à 1895, 459, 460. Sociétés de colonisation, 239 sq. Commerce (voir Prix, Voies de communications) (sous les Turcs), 107 sq, 143 à 150. de 1830 à 1840, 181 sq. de 1840 à 1845, 196, 197. de 1845 à 1850, 207 sq. Loi de 1851, 233. de 1850 à 1860, 234 sq et 253 sq. de 1863 à 1865, 308. de 1866 à 1870, 319 à 352. de 1870 à 1880, 413 sq. Contributions de guerre de 1840 à 1845, 184 à 186. en 1871, 378 sq. Crédit (voir aussi Secours) de 1830 à 1850, 229 à 231. de 1850 à 1863, 287 à 289. de 1863 à 1870, 320 à 352. Crise de Juillet 1870, 361 à 362. de 1870 à 1880, 420 sq. de 1880 à 1900, 479 sq, 497. Crise du Crédit en 1914, 596 sq. Crédit agricole mutuel aux fellahs, 567 sq. Cultures Plantes cultivées (sous les Turcs), 102, 103. entre 1850 et 1860, 251, 252. Superficies cultivées (sous les Turcs), 160 sq. (voir aussi Techniques agraires)
664
INDEX
Élevage (sous les Turcs), 93 sq, 152 sq. de 1840 à 1845, 184 à 186. de 1845 à 1850, 208 sq. de 1850 à 1855, 252 sq. de 1855 à 1863, 272 sq. de 1865 à 1870, 341 à 352. en 1870, 353 sq. de 1870 à 1880, 413 sq. de 1880 à 1890, 464 sq. de 1890 à 1900, 493 sq. Bergeries, 506 sq. de 1900 à 1905, 533 sq. de 1914 à 1916, 596 sq. en 1917, 621. en 1918, 640 sq. Épidémies (voir aussi Calamités) de 1835 à 1840, 177. de 1845 à 1850, 206 sq. de 1866 à 1870, 319 à 352. de 1880 à 1890, 466 à 467. de 1890 à 1900, 489 sq. entre 1914 et 1918, 624 sq. Famines (voir Alimentation, Calamités, Prix, Santé) Fiscalité (sous les Turcs), 127 à 142. de 1830 à 1840, 179. de 1840 à 1845, 190 à 197. de 1845 à 1850, 212, 228, 229. de 1850 à 1855, 247. de 1855 à 1863, 281, 287. de 1863 à 1870, 359, 360. en 1881, 424 à 429. de 1880 à 1900, 473 sq. de 1900 à 1914, 550 sq. de 1914 à 1918, 636 sq. Projets de transformation, 557 sq. Forêts Rôle, 96 sq. Concessions, 309 sq. Déboisement et érosion des sols, 547 sq. Incendies : de 1850 à 1865, 309 à 317. de 1870 à 1880, 435 sq.
de 1881, 436 sq. de 1900 à 1914, 551 sq. Loi forestière de 1885, 444 sq. Loi forestière de 1903, 550 sq. Politique de l’Administration, 444 sq. Reforestation et Reboisement, 549 sq. Habitation et habitat (sous les Turcs), 88 sq. Instruments agricoles charrue arabe sous les Turcs, 100 sq. herse, 100 sq. faucille, 101. entre 1850 et 1860, 251, 278. en 1870, 353 sq. en 1881, 422 sq. au début du XXe siècle, 529, 555. Instruments de mesure (sous les Turcs), 143 à 150. Monnaies (sous les Turcs), 143 à 146. de 1830 à 1840, 180, 181. (voir aussi Prix, Commerce) Population à la veille de la conquête, 68 à 86. de 1845 à 1850, 199 sq. de 1866 à 1870, 319 à 352. Déplacements et migrations : voir Propriété et les différentes rubriques (voir aussi Calamités, Sociétés) Prix entre 1835 et 1840, 177 à 179. entre 1845 et 1850, 206 sq. de 1850 à 1855, 236 sq, 253 sq. de 1856 à 1863, 277 sq. de 1863 à 1865, 308. de 1866 à 1870, 319 à 352. de 1870 à 1880, 413 sq. de 1880 à 1890, 465 sq. de 1890 à 1900, 489 sq. de 1900 à 1905, 531 sq. de 1905 à 1910, 539 sq. de 1912 à 1914, 573 sq. de 1914 à 1916, 599 sq.
INDEX
en 1917, 613 sq. en 1918, 625 sq. Propriété (sous les Turcs), 113 sq. Arch, 119 à 121. Azel, 115 à 118. Melk, 122 à 125. de 1835 à 1840, 179 sq. de 1840 à 1846, 186 à 190. de 1846 à 1850, 201 à 205, 218 sq. Loi de 1851, 243 sq. Régime foncier de 1850 à 1855, 243 sq. Cantonnement, 263 à 276. Sénatus-consulte de 1863, 293 à 305. Loi de Juillet 1873, 395 à 399. Loi de 1887, 449 sq. Loi de 1897, 513 sq. Propriété en 1870, 353. de 1870 à 1880, 408 à 411. Reconquête du sol par les Arabes, 520 sq. Répartition de la propriété en 1914, 525 sq. (voir aussi Séquestre) Richesses et revenus (sous les Turcs), 163 sq. en 1870, 353 à 362. en 1881, 421 sq. en 1914, 579 à 597. Maladies – Santé publique (sous les Turcs), 80 sq. Secours aux fellahs de 1845 à 1850, 209 sq. de 1866 à 1870, 319 à 352. de 1870 à 1880, 419 sq. de 1880 à 1890, 466 sq. S.I.P., 500 sq. de 1900 à 1919, 529 sq, 539 sq. de 1912 à 1914, 573 sq. de 1914 à 1918, 596. Assurances, 565. Coopératives Indigènes d’Exploitation, 569. Crédit Agricole Mutuel, 567. Mutuelles Labours, 568. Sequestre en 1871, 371 à 394, 401 à 408. en 1881, 439 sq.
665
Sociétés (sous les Turcs), 164 sq. Khammès sous les Turcs, 115 sq, 165 à 168. de 1865 à 1870, 350 à 352. en 1914, 577 sq. Propriétaires sous les Turcs, 167 à 171. de 1865 à 1870, 350 à 352. en 1914, 577 sq. Ouvriers journaliers, en 1914, 577 sq. Fermiers en 1914, 577. Technique agraire Semailles sous les Turcs, 101. Moissons sous les Turcs, 101. Jachère, 102 sq. Irrigations, 105 sq. Culture sur brûlis (keçir), 104. Fumure, 105 sq. Technique agraire, entre 1880 et 1900, 486 sq. entre 1900 et 1919, 530 sq. Projets de transformation au début du XXe siècle, 547 sq. Mutuelles-labours, 568. Voies de communications (sous les Turcs), 147, 148. de 1830 à 1850, 231. Voies ferrées, de 1880 à 1890, 462. de 1900 à 1905, 535. de 1914 à 1916, 606 sq. en 1918, 632 sq. Voies maritimes entre 1900 et 1914, 535. de 1914 à 1918, 576 sq. Grèves des inscrits maritimes en 1909, 546 sq. (voir aussi Commerce) Vêtements (sous les Turcs), 86 sq. —
Table des matières
Gilbert Meynier, Préface Avant-propos Bibliographie — Archives : Paris et France Alger Constantine — Documents et ouvrages imprimés — Ouvrages généraux, directions de travail et méthodes — Algérie, Généralités — Ouvrages relatifs au Constantinois — Situation à la veille de la conquête — De 1830 à 1870 — De 1870 à 1919 Introduction Le cadre géographique Livre premier La situation à la veille de la conquête française Chapitre premier : Population, Alimentation, Santé Publique, Habitat Chapitre second : Les activités des paysans constantinois Chapitre troisième: Le régime foncier Chapitre quatrième : La fiscalité Chapitre cinquième: Commerce, poids et mesures Chapitre sixième : Richesses, sociétés, niveaux de vie Livre deuxième De la conquête au senatus-consulte (1830-5 à 1863) Chapitre premier : Les premiers contacts (1830-1840) Chapitre second : La première mise en œuvre (1840-1845) Chapitre troisième : La crise des années 1845-1850 Chapitre quatrième: L’occupation raisonnée et les bonnes années (1851-1856) Chapitre cinquième : Le cantonnement et ses conséquences Chapitre sixième : Du cantonnement au sénatus-consulte (1857-1863)
I 7 15 22 30 39 39 41 45 45 47 49
53
67 93 113 127 143 151
175 183 199 233 263 277
Livre troisième L’emmiètement des sociétés rurales (1863-1881) Chapitre premier : Le sénatus-consulte de 1863 Chapitre second : Le dernier équilibre (1863-1866) Chapitre troisième : La crise de 1866-1870 Chapitre quatrième : La situation en 1870 Chapitre cinquième : De la guerre à la révolte (juillet 1870-mars 1871) Chapitre sixième : Le début du reflux indigène (1871-1873) Chapitre septième : La loi du 26 juillet 1873 Chapitre huitième : Le reflux indigène (1873-1881) Chapitre neuvième : L'évolution économique de 1870 à 1881 Livre quatrième Le triomphe des forts (1881-1901) Chapitre premier : La question forestière Chapitre second : Le régime foncier Chapitre troisième : Les mauvaises années (1881-1890) Chapitre quatrième : Fiscalilé et crédit Chapitre cinquième : L'évolution économique de 1890 à 1901 Chapitre sixième : Les remèdes Livre cinquième La fin d’un monde (1901-1919) Chapitre premier : La question foncière (1901-1919) Chapitre second : Les premières années du siècle (1901-1905) Chapitre troisième : Les années critiques (1905-1909) Chapitre quatrième : Les problèmes des fellahs (1909-1912) Chapitre cinquième : L'avant-guerre (1912-1914) Chapitre sixième : La société rurale constantinoise à la veille de la guerre Chapitre septième : Les premières années de la guerre (1914-1916) Chapitre huitième : L’année critique 1917 Chapitre neuvième : Le coup de dés (1917-1918) Conclusion générale Index Index des noms et des lieux Index des questions Annexes : cartes et graphiques
293 307 319 353 363 371 395 401 413
435 449 461 473 485 499
513 529 539 547 573 579 599 613 627 647
657 663 667