Edesse: Joyau chrétien aux confins arméno-syriens 9782343014340, 2343014345

Edesse, ville de la haute Mésopotamie, fut longtemps peuplée de Syriaques et d'Arméniens. Considérée par les Croisé

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French Pages [233] Year 2013

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Table of contents :
INTRODUCTION
PREMIÈRE PARTIE PRÉSENTATION D’ÉDESSE
CHAPITRE PREMIER VISITES D’ÉDESSE
DEUXIÈME PARTIE ÉDESSE ET LA RELIGION
CHAPITRE PREMIER ÉDESSE. CITÉ DES PATRIARCHES
CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE. JÉSUS ET LES RELIQUES
CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE ET LE CHRISTIANISME
TROISIÈME PARTIE DE NEMROD AUX MASSACRES HAMIDIENS
CHAPITRE PREMIER ÉDESSE DU Xe SIÈCLE AV. J.-C. À LA FIN DU XIe SIÈCLE APR. J.-C.
CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE, PREMIER DES ÉTATS CROISÉS D’ORIENT, NAISSANCE ET CHUTE
CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE ET L’ÉGYPTE FÂTIMIDE
CHAPITRE QUATRIÈME ÉDESSE DU XIIIe AU XIXe SIÈCLE
QUATRIÈME PARTIE DU GÉNOCIDE À L’EXIL FINAL
CHAPITRE PREMIER LE GÉNOCIDE
CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE, LA CHUTE DE L’EMPIRE OTTOMAN ET MUSTAFA KEMAL
CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE, DU VILAYET D’ALEP À LA TURQUIE
CHAPITRE QUATRIÈME JUIFS, TURQUIE ET ÉDESSE. DÉBUT DU XXe SIÈCLE À CE JOUR
CHAPITRE CINQUIÈME DU SORT DU TRIUMVIRAT GÉNOCIDAIRE ET DE LEURS SÉIDES À OURFA
CINQUIÈME PARTIE NOSTALGIE. ÉDESSE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI
CHAPITRE PREMIER OURFATSIS DE FRANCE
CHAPITRE DEUXIÈME URFA NE PEUT EFFACER ÉDESSE DÉBATS ENTRE INTERNAUTES
SIXIÈME PARTIE REPENTANCE ET PARDON ?
CHAPITRE PREMIER UNE TURQUIE CONFRONTÉE À SES DÉMONS
CHAPITRE DEUXIÈME LA FRANCE ET LE NÉGATIONNISME
ÉPILOGUE
RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE AU NIVEAU INTERNATIONAL
ANNEXES CLERGÉS D’ÉDESSE ET HOROMKLA
BIBLIOGRAPHIE ET LEXIQUE D’AUTEURS
INDEX GENERAL
TABLE DES MATIÈRES
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Edesse: Joyau chrétien aux confins arméno-syriens
 9782343014340, 2343014345

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Ohvanesse G. Ekindjian

édesse Edesse

Joyau chrétien aux confins arméno-syriens

PEUPLES ET CULTURES DE L’ORIENT

Edesse Joyau chrétien aux confins arméno-syriens

Comprendre le Moyen-Orient Collection dirigée par Jean-Paul Chagnollaud Firouzeh NAHAVANDI, L’Iran dans le monde, 2013. Aline KORBAN, L’évolution idéologique du Hezbollah, 2013. Samy DORLIAN, La mouvance zaydite dans le Yémen contemporain, 2013. Gamâl AL-BANNA, L’islam, la liberté, la laïcité et le crime de la Tribu des "Il nous a été rapporté", 2013. Daniel CLAIRVAUX, Iran : la contre-révolution islamique, 2013. Naïm STIFAN ATEEK, Le cri d’un chrétien palestinien pour la réconciliation. Pour une théologie palestinienne de la libération, 2013. Céline LEBRUN, Julien SALINGUE (dir.), Israël, un État d’apartheid ? Enjeux juridiques et politiques, 2013. Pierre GUILLOSSOU, La Palestine contemporaine, des Ottomans aux Israéliens, 2013. Mohammad AL SUBAIE, L’idéologie de l’islamisme radical. La nouvelle génération des intellectuels islamistes, 2012. Didier LEROY, Hezbollah, la résilience islamique au Liban, 2012. Hassan Diab EL HARAKÉ, République islamique d’Iran : quel pouvoir pour le peuple ?, 2012. Alice POULLEAU, À Damas sous les bombes, Journal d’une Française pendant la révolte syrienne (1924-1926), 2012. Malkom KASP, La République islamique et les heures sombres de l’Iran, 2012. Simon VALADOU, La Jordanie et la paix avec Israël, 2012. Dominique LE NEN, De Gaza à Jénine, Au cœur de la Palestine, 2012.

Ohvanesse G. Ekindjian

Edesse Joyau chrétien aux confins arméno-syriens

© L'HARMATTAN, 2013 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-343-01434-0 EAN : 9782343014340

À mes Grands-Parents emportés comme tant d’autres par la vague assassine de 1915 À mon Père (D en 1983)

Mes remerciements à Raymond H. Kévorkian, pour sa grande et amicale écoute lors de nos entretiens et ses conseils d’orientaliste hautement compétent lors des étapes majeures de ma quête du savoir sur Édesse ; à Jean-Pierre Mahé, mon condisciple de Louis le Grand, arménophile de cœur, de pensée et d’écriture ; il m’a permis d’aller vers plus d’excellence sur le difficile sujet de la religion ; à Ephrem-Isa Yousif, qui m’a fait découvrir les chroniqueurs syriaques, leur vision des Croisades et l’attachement des siens pour Édesse ; au Révérend Père Jirayr Tashjian et au Père Hayr Levon Zekiyan pour leur aide à la compréhension du fait religieux dans les premiers siècles du christianisme ; à Gérard Onossian, Toros et Marie Rast-Klan, Rosine TachdjianAtamian pour les témoignages sur leurs proches, survivants du génocide. Rosine Tachdjian-Atamian et son époux ont également réalisé un précieux travail de translittération ; à Monseigneur Nareg Alemezian, Hrair Heratchian et Édouard Mardirossian pour leur rôle d’interface avec la communauté arménienne ; à Christian Hervé, Irène Mainguy et Rose Lévyne pour leur aide dans mes recherches bibliographiques sur la franc-maçonnerie et les Juifs de l’Empire ottoman ; au P. Abbé Yeghia Kilaghbian, grâce à qui j’ai l’opportunité de publier des extraits de « La complainte d’Édesse » de Nersès Šnorhali ; à Michel Paboudjian pour la vue d’Ourfa figurant en page de couverture et à Claude Mutafian pour la cartographie « Le Levant en 1140 » réalisée avec Éric Van Lauwe ; à Michel Dumontet et au Professeur Pierre Vayre pour leur lecture si précieuse de mon manuscrit, à mes proches pour leur soutien.

INTRODUCTION Cité hurrite puis hittite dans les temps lointains, Édesse est, au début du IIIe siècle av. J.-C., hellénique. C’est alors que son nom lui est donné par un général d’Alexandre, Seleucus Nicator. Elle est indépendante lors de la dynastie des Abgar avec un intermède où le royaume est intégré à l’Empire du roi d’Arménie, Tigran le Grand (91 à 55 av. J.-C.). Édesse est chrétienne très tôt, bien avant de devenir terre romaine. Elle est byzantine en 395 par la scission de l’Empire romain à la mort de Théodose Ier. Dès lors, Byzance considère avoir sur cette cité des droits que ne peuvent effacer ni une domination arabe de plusieurs siècles, ni une indépendance éphémère avec souveraineté arménienne au XIe siècle, ni enfin l’existence d’un comté franc, premier État latin d’Orient fondé peu après l’arrivée des Croisés. La place importante d’Édesse dans l’Histoire s’explique par des raisons géographiques et humaines : - au plan stratégique, Édesse, adossée à l’ouest à un massif rocheux, située sur les limites des mondes grec et oriental, commande les passes du nord donnant l’accès à l’Arménie, garde à l’ouest et à l’est les routes de la Perse et de la Mésopotamie, et s’ouvre enfin au sud sur la Syrie et Jérusalem ; - en terme de civilisation, Édesse se distingue par un rayonnement religieux à l’origine de la propagation du christianisme dans les pays environnants, l’Arménie tout d’abord et jusqu’en Asie. Parallèlement, elle jouit d’une grande réputation dans le domaine littéraire et dans celui des sciences. Les Assyro-Chaldéen-Syriaques1 y ont joué un rôle majeur. La prise d’Édesse par les Turcs en 1144 est ressentie en Occident comme la perte d’une Ville sainte de la chrétienté. En 1146, la tentative avortée de reconquête par le comte Josselin s’accompagne de massacres tels que, dorénavant, les chrétiens se retrouvent minoritaires en terre d’islam. Passée plus tard sous la domination des Mamelouks, Turcs et Turcomans, Édesse est intégrée par la suite dans l’Empire ottoman (1515). Syriaques et Arméniens conservent leur identité, préservés du reniement par la force de leurs traditions et de leur foi.

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Terme retenu en 2007 lors d’une rencontre à Arbil, Kurdistan irakien, pour désigner l’ensemble des communautés - assyrienne, chaldéenne, syriaque orthodoxe et syriaque catholique - formant un seul peuple.

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Vers la fin du XIXe siècle, la dislocation de l’Empire ottoman chancelant génère de terribles résolutions d’anéantissement des chrétiens. L’explication majeure est l’émergence d’un nationalisme turc déterminé à construire un État-nation en excluant au besoin tous les groupes, notamment chrétiens, n’entrant pas dans ce schéma. Alors, sous le nom de Ourfa, Édesse devient un symbole des massacres hamidiens de 1895 puis, ghetto de Varsovie avant l’heure, elle laisse le souvenir d’une résistance désespérée des Arméniens face aux génocidaires de 1915. Grandeur puis apocalypse, tel est le destin de cette cité précocement chrétienne.

PREMIÈRE PARTIE PRÉSENTATION D’ÉDESSE

Au lendemain de la Révolution française et de l’épopée napoléonienne, l’Europe entre dans une ère nouvelle. Après la révolution des esprits, vient celle des moyens de transport terrestres et maritimes. Les frontières s’ouvrent aux voyageurs, essentiellement alors les élites intellectuelles, hommes de l’art, romanciers ou poètes, financiers. La Grèce est libérée du joug ottoman. L’Orient est une destination appréciée. Alors, située aux confins méridionaux de la Turquie, à 40 km de la frontière syrienne, Édesse (Ourfa/Urfa, termes contemporains) est un lieu de passage que des privilégiés vont enfin découvrir et décrire.

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CHAPITRE PREMIER VISITES D’ÉDESSE Aux écrits des voyageurs du XIXe siècle à nos jours que nous présentons, plaisir de la lecture, s’ajoutent les reportages photographiques multiples invitant à se rendre sur des sites Internet, plaisir du regard. I - Les voyageurs Baptistin Poujoulat, analyste politique, XIXe siècle En 1840, venant de Constantinople et allant à Alep, B. Poujoulat s’arrête à Édesse qu’il présente comme une ville située dans une grande vallée entre deux collines rocheuses. Il y pénètre du côté nord, passant sur un pont de pierres jeté sur un fossé profond au pied des remparts environnant la ville. À cette époque, Édesse a cinq portes, fermées chaque soir, ouvertes chaque matin au lever du jour. Une citadelle en ruines s’élève sur la pointe méridionale de la colline qui borne à l’ouest la ville ; deux colonnes y culminent. À ses pieds, au nord et au midi, il y a de nombreuses grottes sépulcrales habitées par des familles turques. Dans sa visite, Poujoulat s’attarde sur le bassin d’Abraham empli de poissons de couleurs variées, entouré d’orangers, d’oliviers, de peupliers et de platanes. Il admire la mosquée djamie Ibraham (temple d’Abraham) située sur le bord septentrional du bassin. Il est ébloui par l’éclat, la fraîcheur et la richesse de la végétation. Il note sur le linteau de la porte de plusieurs habitations une inscription marquant la date du pèlerinage du chrétien à Jérusalem ou celle du musulman à La Mecque. Cela témoigne d’une certaine tolérance religieuse mais l’islam marque sa prééminence. En effet, au milieu de la ville se tient une ancienne église datant des Croisades, reconvertie maintenant en mosquée. De plus, sur les dix-sept édifices religieux que Poujoulat recense, quinze sont des mosquées, deux seulement sont chrétiens : une église jacobite, une église arménienne. Il demeure dans cette dernière tout au long

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de son séjour. La seule réserve de ce voyageur, les bazars : ils sont sales et mal approvisionnés2. Charles Texier, historien et archéologue, XIXe siècle Le cadre d’Édesse est parfaitement rapporté par Ch. Texier, en 1859, lorsqu’il fait référence à une médaille représentant « la ville sous la forme d’une femme couronnée de la colonne murale, assise sur une montagne, et à ses pieds le fleuve Scirtus (Daisan en langue syrienne) sous la forme d’un jeune homme ». Ce fleuve traverse la ville du nord-ouest au sud-est puis, sortant de l’enceinte, poursuit son cours. Les eaux de la source qui sortent de terre au pied de la montagne du château se retrouvent dans nombre de jardins et emplissent aussi le lac d’Abraham. Les églises édifiées du temps des comtes de Courtenay sont toutes flanquées de clochers carrés dans le style italien ; ce sont aujourd’hui des mosquées. À faible distance de la ville s’élève une crête rocheuse, percée d’une infinité de grottes, de galeries et de chambres sépulcrales, les tombeaux d’Édesse3. Judah Segal, écrivain, XXe siècle Un siècle plus tard, Segal présente dans son livre Edessa 9The Blessed City :, quarante-quatre iconographies illustrant son séjour : des monuments, des paysages, des tombes funéraires, des stèles ou encore des pièces sculptures, reliefs, mosaïques - exposées dans le musée de la ville, l’un des plus importants de la Turquie. Il s’attarde sur les caveaux datant de l’époque de la dynastie des Abgar dont nombre d’entre eux ont des stèles ou des mosaïques figurant des familles et portant des inscriptions en langue syriaque, grecque ou juive. Un édifice en ruine, la tour ronde (Bey Kapisi), comporte une inscription en arménien que l’on peut résumer ainsi : en l’an 571 de l’ère arménienne (19 février 1122 - 18 février 1123)4, le comte Josselin, pieux et valeureux serviteur du Christ, avec l’aide du serviteur de Dieu, Vasil, fortifia ce bastion afin qu’il devienne imprenable5. De caveaux ou tombes funéraires arméniens, il n’est fait aucune mention. Dans le plan d’Urfa/Édesse placé en fin de son ouvrage, Segal précise le nom, en turc, des mosquées qui, pour nombre d’entre elles, étaient initialement des églises dont il donne l’appellation passée.

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POUJOULAT (Baptistin), Voyage aux ruines de Palmyre - Édesse et Alep, 1re partie dans Revue de Paris, troisième série, t. XVII, Imprimerie H. Fournier, Paris, 1840, p. 193, 195-196. 3 TEXIER (Charles), Édesse et ses monuments en Mésopotamie, Revue orientale et américaine, n° 8, Challamel Aîné, Libraire-Éditeur, Paris, 1859, p. 9, 13, 24-25, 30. 4 L’ère arménienne commence en 551. 5 SEGAL (Judah Benzion), Edessa 9The Blessed City :, Gorgias Press, 2nd edition, 2001, p. 236, note 1 et photographie n° 5.

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Guillaume Perrier, journaliste, XXIe siècle Pour G. Perrier, il n’est nullement question d’Édesse car, faisant une impasse quasi totale sur l’empreinte chrétienne de cette ville, il ne la considère que comme turque. Alors, il utilise la seule dénomination Urfa. Ce journaliste est séduit par son lieu central, le bassin d’Abraham, du nom du patriarche né dans cette ville selon la tradition musulmane. Le bassin est bordé par deux mosquées : l’une est une ancienne église, l’autre une école coranique. Des milliers de carpes grouillent dans ses eaux. Perrier cite la sépulture de Saïd Nursi, fondateur de la confrérie Nurcu, célébrée par les pèlerins. L’atmosphère dégagée par Urfa avec ses mosquées anciennes, ses ruelles entrelacées, ses commerces, ses restaurants et leur cuisine (lahmacun, cig köfte, kunefe et kebabs), le séduit, comme le café turc corsé. Le gümrük hani, caravansérail des douanes, est son endroit préféré. Il termine sur la description d’une photographie de Kurdes, la tête souvent enveloppée d’un keffieh ou d’un foulard mauve particulier à la région d’Urfa, jouant en plein air aux échecs ou aux dominos, assis sur de petits tabourets en bois6. Ephrem-Isa Yousif, écrivain syriaque, XXIe siècle Il y a peu, E.-I. Yousif s’est rendu à Édesse « dont le nom, doux et caressant comme une source » revient sans cesse, écrit-il, dans les écrits des Syriaques. Édesse est un « symbole de leur identité, une corde à leur harpe, la musique de leur histoire ». Dans sa visite de la ville avec un jeune Kurde, son guide, il observe tout d’abord l’absence des chrétiens, la disparition de leurs églises : l’ancienne église Saint-Jean des Syriaques est devenue la mosquée Salahaddin Eyubi (amii ; l’église des Arméniens des douze apôtres, la mosquée Yeni Firfirli. Le musée archéologique le ravit car, à côté des outils néolithiques, des poteries, des sculptures, des sarcophages, il voit une grande stèle basaltique montrant Nabonide, le dernier roi autochtone de Babylone de la dynastie chaldéenne. Le bazar, construit en grande partie par Soliman le Magnifique au XVIe siècle, est un dédale de ruelles animées avec des artisans travaillant le cuivre, des échoppes et caravansérails, et des hammams. Le Daiçan lui fait se remémorer Abgar VIII, la citadelle le reporte à Zengî. Au terme de sa visite, il constate qu’Édesse est devenue aujourd’hui « une ville habitée par des Kurdes, des Turcs et des Arabes, une ville moderne, active avec ses grandes artères, ses boutiques pittoresques, ses 6

PERRIER (Guillaume), Les légendes d’Ourfa, Journal Le Monde, 22 novembre 2007.

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tapis de feutre ». Il termine par cet épilogue déchirant « Édesse nous [Assyro-Chaldéen-Syriaques] a-t-elle oubliés ? … Son nom était sur nos mains, nos lèvres, et nos cœurs comme une douce caresse, un parfum, une profonde musique… Se peut-il que [ses] chants se soient éloignés et effacés pour toujours, comme notre présence ? Sans nous, les sources fraîches, cristallines, continuent-elles à murmurer et l’ancien Daiçan à danser ? N’avons-nous plus de place dans les jardins fleuris d’Édesse 7 ? » Ces très belles phrases, tout Arménien aurait aimé les écrire. II - Reportages photographiques Nous laissons au lecteur le soin de cheminer par lui-même dans Édesse/Urfa en se rendant sur des sites Internet alimentés en permanence par des photographes désireux de faire partager leurs émotions. Pour ma part, j’ai regardé avec bonheur ce qu’ont fait entre autres - Hubert Longépé (Trésors d’Anatolie, 2009), parcourant le lac d’Abraham, la grotte de Job, la citadelle et exposant également, photographies assez exceptionnelles, des statuettes du musée d’Urfa de divinités païennes vénérées par les Mésopotamiens (http://tresorsdanatolie.over-blog.com/categorie-10828716.html) ; - Dick Osseman, pour une éblouissante visite de la ville avec près de trois cents photographies, Édesse d’hier et Urfa d’aujourd’hui avec ses monuments, ses quartiers et ses métiers (http://www.pbase.com/dosseman/urfa) ; - Anne (Journal Le Monde, 24 décembre 2010), avec une présentation de Urfa sous la neige (http://yollar.blog.lemonde.fr/2010/05/08/kar-kar-urfa-sous-la-neige/).

7 YOUSIF (Ephrem-Isa), Les villes étoiles de la haute Mésopotamie. Édesse, Nisibe, Amida, Mardin, Arbil, Kirkouk, Sulaymaniya, Dohuk, L’Harmattan, Paris, 2010, p. 11, 14-15, 36-37.

DEUXIÈME PARTIE ÉDESSE ET LA RELIGION La dénomination « Cité des patriarches » de la ville d’Édesse souligne ses rapports anciens avec l’idée de Dieu. La justification de ce qualificatif repose sur plusieurs éléments : l’Ancien Testament pour ses parties relatives à Abraham et à Job ; des textes pseudo-épigraphiques de conteurs monothéistes, juifs et arabes ; enfin, des croyances populaires dont l’origine se perd dans la nuit des temps. Demeurant dans le monde des mythes et des traditions rattachés à Édesse, nous abordons ensuite le sujet des reliques, et notamment celui du saint Suaire, linceul qui aurait revêtu le corps de Jésus après sa crucifixion. Nous exposons enfin l’importance d’Édesse dans les premiers siècles du christianisme et son rôle dans la diffusion du christianisme oriental. De nombreux écrits en témoignent pour l’Église syriaque. À l’inverse, le sujet de l’Église arménienne est bien plus difficile, nécessitant une analyse approfondie des écrits d’auteurs anciens et contemporains.

Remarque : la référence bibliographique complète de l’auteur fréquemment cité ici, Duval Rubens, est indiquée sous forme de note en bas de page à la première citation puis est écrite simplifiée ainsi Duval R. dans le texte.

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CHAPITRE PREMIER ÉDESSE. CITÉ DES PATRIARCHES Partant de la bible hébraïque et précisant sa place au sein des Églises syriaque et arménienne, prenant d’autre part en compte des écrits de l’islam, nous développons ensuite des textes ultérieurs, mythes ou légendes, d’hommes sublimés par l’idée d’un Dieu unique créateur de l’univers. I - Ancien Testament et religions monothéistes Le Tanakh, bible hébraïque, est formé de trois parties : la Torah (la Loi, c’est-à-dire les cinq livres de Moïse ou Pentateuque), les Nevi’im (les Prophètes) et les Kétouvim (les autres écrits ou Hagiographes). Une traduction en grec, la Septante, en a tout d’abord été tirée au IIIe siècle av. J.-C. à Alexandrie puis, vers le milieu du IIe siècle apr. J.-C., une version en syriaque, appelée Peschito, à Édesse8. C’est à partir des textes syriaques, au Ve siècle, qu’a lieu la traduction en arménien des Saintes Écritures (Hin Ketakaran), toujours à Édesse. Pour les chrétiens, le Tanakh est le fondement de l’Ancien Testament, du latin testamentum, fr. Alliance, sous-entendu pacte entre Dieu et les hommes. Les musulmans, pour leur part, se rapportent au Coran, livre inspiré par Dieu à Mahomet. Ainsi, s’ils reconnaissent des textes tel le Pentateuque (sourate 28, Sâd, verset 43), ils affirment, sourate 3, la famille de ‘Imran, verset 17 : « la religion de Dieu est l’islam 9 ». II - Abraham. Abraham à Charan, Ancien Testament Selon l’Ancien Testament10, Abram est né à Ur, en Chaldée. Il est le fils de Térach, lui-même fils de Nachor, fils de Serug, fils de Réhu, fils de Péleg, 8

DUVAL (Rubens), Histoire politique, religieuse et littéraire d’Édesse jusqu'à la première croisade, Ernest Leroux, Paris, 1892, p. 108-110. 9 KASIMIRSKI, Le Coran, Traduction, 1840. 10 SEGOND (Louis), La sainte Bible, imprimé par Billing & sons, Guildford (Angleterre), Paris, 1934, p. 8-9, 12.

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fils de Héber, fils de Schélach, fils de Arpacschad, fils de Sem, fils de Noé. Lorsqu’il quitte avec son père sa ville natale pour le pays de Canaan, il fait halte à Charan (N.D.L.R. Harrân) où il séjourne jusqu’à l’âge de soixantequinze ans. Il part alors, répondant à l’appel de Dieu et, bien plus tard, après de longs cheminements que le lecteur découvrira en lisant la sainte Bible, Abram prend le nom d’Abraham lorsque l’Éternel le rend père d’une multitude de nations. Il a quatre-vingt-dix-neuf ans. Abraham à Babylone, légende juive La première légende sur la vie d’Abraham en Chaldée est d’origine juive. Selon celle-ci11, Nemrod, le maître du pays, apprend qu’un enfant va naître, qui se lèvera contre lui, sa religion et ses idoles. Il ordonne la mort de tous les nouveau-nés mâles. Abraham y échappe, abandonné dans une caverne par sa mère ; il survit grâce à l’ange Gabriel. Son père, Térach, notable de la cour, essaie en vain d’obtenir l’indulgence du roi. Nemrod envoie une armée se saisir de l’enfant âgé de 20 jours, mais celle-ci n’y parvient pas, l’ange Gabriel le protégeant. Plus tard, à 20 ans, Abraham se rend à Babylone pour y prêcher la parole de Dieu. Nemrod, irrité, décide de le faire périr par le feu. Tous ceux qui sont chargés de l’y jeter sont eux-mêmes brûlés. Abraham va donc être catapulté au milieu du feu avec Satan comme exécuteur mais Dieu ordonne au feu : « Refroidis ». Ainsi, « Il n’y eut pas besoin d’eau pour éteindre le feu. Les fagots se mirent à bourgeonner et les différentes sortes d’arbres portèrent des fruits, chacun selon son espèce. La fournaise fut transformée en une résidence royale et les anges y séjournèrent avec Abraham. » Abraham dans le pays de Babylone, légende arabe (Tabari) Le lecteur trouvera un charme particulier au texte de Tabari12, écrivain arabe du IXe siècle. Abraham y est présenté comme le fils d’Azar, vizir de Nemrod. Caché à la naissance par sa mère pour ne pas être tué, il voit, à quinze mois, une étoile : Dieu lui est révélé. Refusant d’adorer les idoles, il est emprisonné par Nemrod et condamné à être jeté dans les flammes, placé dans une baliste. Sur l’ordre de Dieu, Gabriel intervient pour soutenir Abraham dans les airs et « Lorsque Abraham fut arrivé au milieu du feu, le feu se retira d’un côté et de l’autre, et il donna passage à Abraham qui arriva jusqu’à terre. Une source jaillit au milieu de ce feu et autour de cette source était un parterre. »

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GINZBERG (Louis), Les Légendes des Juifs, traduit de l’anglais par Gabrielle Sed-Rajna, vol. 1, De la création à Jacob, éd. du Cerf, 1998, p. 138-151. 12 DUBEUX (Louis), Chronique d’Abou-Djafar Mohammed Tabar, t. I, Imprimerie royale de France, 1836, p. 127-138.

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Nemrod est cité dans le Coran (sourate 2, la génisse, verset 260), de même que Azar (sourate VI, le bétail, verset 74) ; l’épisode du feu n’est que discrètement abordé (sourate 21, les prophètes, versets 52-70 ; sourate 37, les rangs, versets 91-98). Abraham à Édesse, mémoires enfouies Jusqu’alors, les épisodes se déroulent dans le pays de Babylone. Il y a là un flou géographique qui peut autoriser bien des tribulations. Est-on à Babylone ? Est-on à Harrân ou, 30 kilomètres plus loin, à Édesse. Qui sait ? Dans la littérature pseudo-épigraphique, Édesse est assimilée à Erekh de la Bible, ville fondée par Nemrod ; Abraham a séjourné à Édesse (Duval R., p. 104). Poujoulat (op. cit., p. 193) se fait l’écho de la tradition répandue parmi les musulmans d’Édesse au XIXe siècle selon laquelle il faut placer à Urfa l’épisode du paradis des roses changé en un brasier ardent où Nemrod fait précipiter Abraham pour le punir de lui avoir refusé son adoration. Cet acte est contrecarré par la transformation de la fournaise dévorante en un beau bassin d’eau vive. Pour les musulmans, Abraham est né à Édesse dans une grotte appelée aujourd’hui grotte d'Abraham, ce que rappelle une inscription à son entrée. Harrân ne serait que le haut lieu de l’appel de Dieu à Abraham. Guitton rappelle au début du XXIe siècle cette légende pérenne13. D’autres récits légendaires sont encore rapportés. Dans l’un, Abraham est condamné, placé sur la citadelle entre deux colonnes, à être catapulté dans la vallée ; à l’endroit où il tombe, miraculeusement indemne, apparaît un lac dénommé lac d’Abraham. Dans un second, il est écrit que deux sources jaillirent à l’endroit où les genoux touchèrent le sol et éteignirent les flammes14. Pour les Syriaques, le brasier se transforma en eau et les morceaux de bois en carpes sacrées15. Le lac sacré d’Édesse est composé de deux bassins : le grand bassin, empli de carpes, qui est alimenté par les eaux souterraines du plateau environnant la ville ; le second bassin est l’endroit où se jeta Zelikha, la fille de Nemrod, après avoir supplié en vain son père de ne pas commettre son acte. Les colonnes, appelées « trône de Nemrod » ou encore « catapulte du roi », sont de type corinthien. Leur architecture est donc postérieure à l’époque de ce roi. 13

GUITTON (René), Sanliurfa et Harran, le berceau d’Abraham ? dans Le Monde des Religions, Malesherbes Publications, n° 21, janvier-février 2007. 14 SEGAL (Judah Benzion), op. cit., p. 2. 15 YOUSIF (Ephrem-Isa), Les villes étoiles…, op. cit., p. 26.

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L’une d’entre elles porte une inscription en syriaque, à demi effacée, datant de l’époque des rois d’Édesse, avec les mots « colonne, statue » et « Schalmat, la Reine, fille de Ma’nou », nom de l’épouse soit d’Abgar V surnommé Oukhama (le Noir), soit d’Abgar le Grand (Duval R., p. 11-12, 27, 50). III - Job Job et l’Ancien Testament Parcourons de nouveau l’Ancien Testament (Les livres poétiques, Job, p. 443-472). Job, homme du pays d’Uts situé au sud-est de la Palestine, est heureux car riche et entouré de ses enfants, sept fils et trois filles. À Dieu qui lui dit que cet homme est intègre, droit et le craint, Satan rétorque que les bienfaits dont il le comble en sont la raison. Alors, Dieu, pour éprouver Job, lui fait perdre tout ce qu’il possède, ses enfants auxquels il est très attaché et il le frappe d’un ulcère malin depuis la plante du pied jusqu'au sommet de la tête (ch. 1-2). Job maudit le jour de sa naissance. Ses amis, Éliphaz de Théman, Bildad de Schuach, Tsophar de Naama, lui font des reproches. Job les traite de médecins du néant. Se considérant comme juste devant Dieu, il ne comprend pas son abandon. Il apostrophe le Tout-Puissant en demandant qu’il lui apporte une réponse (ch. 3 à 31). Élihu, un autre ami, le condamne à son tour. Il plonge Job dans l’accablement en lui disant « Loin du Tout-Puissant l’iniquité ! Il rend à l’homme selon ses œuvres, Il rétribue chacun selon ses voies. » Job, troublé, multiplie des paroles sans intelligence (ch. 32 à 37). Dieu intervient enfin et l’appelle à l’humilité au regard de son œuvre, la création du monde. Job fait amende honorable : « Je reconnais que tu peux tout. Oui, j’ai parlé, sans les comprendre, de merveilles qui me dépassent et que je ne conçois pas. Je me condamne et je me repens. » En retour, l’Éternel le rétablit dans son premier état et lui accorde le double de tout ce qu’il avait possédé (ch. 38 à 40). Le paradoxe de Dieu affligeant un juste suscite encore de nos jours des discussions. Si le corpus poétique qui figure dans la sainte Bible remonte vraisemblablement au Ve siècle avant notre ère, reposant sur une croyance plus ancienne, que d’interrogations que relève singulièrement Mies16 : quelles sont les dates réelles de l’écriture, les hypothèses allant de l’époque patriarcale au IIe siècle apr. J.-C. ? L’homme existe-t-il ? Si oui, est-il juif ou non-juif ? Quel est le lieu où se déroule l’histoire et en quel temps ? Y a-t-il eu un ou plusieurs rédacteurs ? 16

MIES (Françoise), L’espérance de Job, Presses Universitaires de Louvain, 2004, p. 211212.

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Job et le Coran L’histoire de Job est succinctement traitée dans le Coran. Job crie son malheur au Seigneur, lequel le délivre du mal, lui rend sa famille et lui en ajoute une nouvelle (sourate 21, les prophètes, versets 83-84). Job et Édesse D’après une légende qui se perd dans la nuit des temps, Job vit à Édesse17. Ayant tout perdu, il se retire dans une grotte et prie Dieu. Au bout de sept ans, il retrouve ses enfants, ses biens. Il recouvre la santé grâce à une source qui jaillit lorsqu’il frappe le sol du talon. Le puits abritant cette source est à quelques pas de la grotte. Tout pèlerin, buvant l’eau, peut acquérir sagesse et patience. Dans le Coran, l’épisode du jaillissement de la source d’eau figure au verset 41 de la sourate 38. Toutefois, le nom d’Édesse n’est pas écrit.

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GUITTON (René), op. cit., p. 44-46.

CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE. JÉSUS ET LES RELIQUES L’histoire des deux reliques associées à la vie et à la crucifixion de Jésus fait l’objet de nombre de publications et de controverses toujours actuelles. Le premier objet saint est l’image du Christ, appelée Mandylion, du mot grec 1E2F=0+, que le roi d’Édesse, Abgar, aurait eu en sa possession ; le second est le linceul dans lequel fut enveloppé le corps de Jésus après sa crucifixion et qui fut, dit-on, transféré à Édesse par les chrétiens persécutés. Il n’y a nulle mention dans la Bible de la première relique pour laquelle le texte fondateur, La doctrine de Addaï, est un exposé syriaque datant du IVe siècle de l’ère chrétienne. I - Le Mandylion Moïse de Khorène et l’archiviste d’Édesse, Laboubnia Ayant entendu parler des miracles de Jésus, le roi d’Édesse, Abgar V, lui fait porter une lettre par son secrétaire, Anan, l’invitant à venir le guérir de ses maux [N.D.L.R. : la lèpre] et à résider dans sa ville afin d’échapper aux juifs qui veulent le supplicier. Jésus lui répond de Jérusalem par une lettre écrite par l’apôtre Thomas. Il dit devoir accomplir ici toutes les choses pour lesquelles il est destiné avant de remonter vers Celui qui l’a envoyé. Il annonce la venue d’un de ses disciples pour le guérir. Anan apporte à son maître cette lettre et, avec elle, le portrait du Sauveur effectué de son vivant. Après l’ascension du Christ, l’apôtre Thomas, l’un des Douze, envoie Thaddée, l’un des Soixante-Dix, dans la ville d’Édesse. Thaddée y est hébergé par un prince juif de la famille des Bagratouni, Toubia. Reçu par Abgar, il le guérit puis le convertit avec sa cour. Le destin de Thaddée est tragique car, comme Barthélemy, il meurt en martyr en Arménie. Tels sont les écrits de Moïse de Khorène18, auteur de la fin du Ve siècle. Sa source est Laboubnia, archiviste d’Édesse, contemporain d’Abgar, dont les manuscrits avaient été conservés en cette ville. 18

MOÏSE de KHORÈNE, Histoire de l’Arménie, traduction Annie et Jean-Pierre Mahé, Gallimard, 1993, p. 185-188, 190-191.

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Pour les pères mékhitaristes de Venise, l’authenticité de cette histoire est certaine. Dans la version du texte de Laboubnia qu’ils ont imprimée, il y a la phrase célèbre de Jésus à Abgar, expression d’un souhait ou, pour beaucoup, d’une promesse : « Que ta ville soit bénie et qu’elle ne tombe jamais dans les mains de tes ennemis 19 ». D’Édesse à Constantinople (944) En l’an 544, Édesse est assiégée par le roi des Perses Chosroès Ier. Elle est sauvée par son évêque qui, ayant trouvé le portrait de Jésus grâce à une révélation dans son sommeil, le porte sur le rempart, face à un immense bûcher dressé contre la ville : les flammes se retournent contre l’ennemi et le font périr. Plus vraisemblable est le départ des Perses après le versement par les Édesséniens d’une forte somme d’argent. La relique est placée dans l’église Sainte-Sophie, enfermée dans un reliquaire, à l’intérieur d’une chapelle à droite d’une abside où ne peut entrer qu’un petit monde. En 641, Édesse passe dans les mains des Arabes. La relique, reconnue jusqu’en terre d’Allah, est sauvegardée. Le calife Mu‘âwiya assure même la restauration de l’église ancienne d’Édesse gravement endommagée par un tremblement de terre le 3 avril 679. En 944, l’armée de l’empereur Romain Ier Lécapène met le siège d’Édesse. Les Édesséniens envoient des ambassadeurs lui dire que, s’il éloigne d’eux l’armée qui les assiège, ils lui donneront le voile précieux envoyé par le Christ au roi Abgar20. L’empereur y consent. Le terme « voile précieux » traduit la tradition retenue dès le XIe siècle, rapportée par Michel le Syrien et reprise plus tard par Rubens Duval, à savoir l’impression de la divine face de Jésus sur un linge et non un portrait de main d’homme. Le récit de Michel le Syrien occulte le fait que les autorités islamiques obtiennent en échange de la pièce la libération de deux cents prisonniers arabes, 12 000 pièces d’argent et la promesse d’une paix éternelle. En outre, il ne précise pas que la dite pièce, à laquelle est jointe une copie de la lettre de Jésus à Abgar, est amenée sous la conduite des évêques de Samosate et d’Édesse à Constantinople où elle est accueillie le 15 août 944 par la famille impériale et prise en charge par l’archidiacre Grégoire de Sainte-Sophie. L’homélie de ce dernier pourrait suggérer qu’à l’intérieur du coffre contenant le tissu se trouvent, repliées, les autres parties d’un drap portant l’empreinte de tout le corps du Christ21. Ce tissu ne serait-il pas un linceul ? 19

LABOUBNIA, Lettre d’Abgar ou Histoire de la conversion des Édesséens, traduction de la version arménienne du Ve s, Imprimerie mékhitariste de Saint-Lazare, Venise, 1868, préface, p. 7-8, 14. 20 MICHEL le SYRIEN dans CHABOT (Jean-Baptiste), Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche (1166-1199), t. III, liv. XII à XXI, Ernest Leroux, Paris, 1905, p. 123. 21 ZANINOTTO (Gino) dans BOLLONE (Pierluigi Baima), 101 questions sur le Saint Suaire, éd. saint Augustin, 2001, p. 48.

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Vision du sujet par les Syriaques E.-I. Yousif évoque l’image peinte par Hannan [Anan], la protection par cette relique d’Édesse au moment des sièges de 544 et 944, son transfert à Constantinople, sa disparition lors du sac de cette ville en 1204, enfin des reproductions de cette icône trouvées notamment à Gênes et à Rome (Les villes étoiles..., op. cit., p. 29-31). II - Le saint Suaire De la crucifixion de Jésus à Turin (1578) Qui récupéra le saint Suaire, autrement dit le linceul, après la crucifixion du Seigneur ? Dans l’Évangile selon saint Jean, il est écrit (19. La mort de Jésus constatée. Son corps mis dans un sépulcre) : « Ils prirent donc le corps de Jésus et l’enveloppèrent de bandes, avec les aromates, comme c’est la coutume d’ensevelir chez les Juifs… Simon Pierre entra dans le sépulcre, il vit les bandes qui étaient à terre, et le linge qu’on avait mis sur la tête de Jésus, non pas avec les bandes, mais plié dans un lieu à part. » Selon une tradition, la relique aurait été apportée à Édesse, habitée en ces temps-là par nombre de juifs, et cachée en un lieu secret. Il faut se reporter à la quatrième croisade, en 1204, pour voir le suaire réapparaître dans l’histoire. La prise de Constantinople par les Croisés conduit à s’interroger sur le sort de la sainte pièce : est-elle confiée au puissant ordre des chevaliers du Temple puis emmenée dans un lieu qui serait Athènes ? Est-elle prise par l’évêque de Troyes, dispensateur suprême des reliques conquises par les Croisés, puis récupérée par l’un de ses parents, un Champlitte ? Toujours est-il qu’en 1349 la relique est retrouvée grâce à une demande d’indulgence faite auprès du pape Clément VI par le sire de Charny pour se garantir contre une excommunication. La bulle est accordée le 3 août 1354. La trace de la relique n’est retrouvée qu’en 1389 lorsque le pape Clément VII accorde une autorisation à l’église de Lirey pour permettre les ostensions. Ce même pape aurait, par un rescrit en date du 6 janvier 1390, déclaré son inauthenticité. Lors de la guerre de Cent Ans, le linceul est mis en sécurité chez le comte de la Roche, époux de Marguerite de Charny. En 1453, celle-ci vend le linceul à Louis Ier, duc de Savoie. Le duc Emmanuel-Philibert, en 1578, fait transporter l’image miraculeuse jusqu’à Turin où elle arrive le 14 septembre et y demeure dès lors. Le nom de saint Suaire de Turin lui est donné. D’infinies passions et controverses continuent d’exister : le saint Suaire de Turin est-il authentique ? Quand a-t-il été réalisé ? L’image est-elle celle 27

du Christ ? Nonobstant, le pape Benoît XVI manifeste en 2010 sa vénération envers cette relique. III - Mandylion, saint Suaire ? Avant que de tenter de répondre à cette interrogation, il est important de souligner l’ambiguïté de la signification des termes utilisés : ainsi, Mandylion peut se traduire indifféremment par portait, image, foulard et même drap ; suaire peut désigner un linge, se raccrochant à l’idée de l’objet utilisé pour essuyer la sueur du visage, ou un linceul. Dans les textes ci-dessus sur le Mandylion, les termes employés sont notamment image, portrait, voile jusqu’à ce que, en 944, l’idée de linceul apparaisse. Avant même que le texte de l’homélie prononcée lors de la réception de la pièce soit retrouvé, Ian Wilson s’est interrogé : le saint Suaire plié en deux puis encore en quatre à l’intérieur d’un coffret qui n’en laisse voir que le visage à travers une ouverture, n’est-ce pas le Mandylion ? Il y a identité pour lui. Bollone se rattache à son avis22 contrairement à Emmanuel Poulle, historien contemporain membre de l’Institut23. Pour Flusin, dont nous développons ci-dessous une étude originale, l’hypothèse de l’image associée à la mort de Jésus est une extrapolation inexacte de l’homélie de Grégoire (p. 58-59). IV - Mandylion et la sainte tuile (BHG 796m) Le souci d’exhaustivité nous conduit à un développement complémentaire tiré d’une étude de Flusin24 dans laquelle le sigle BHG 796m désigne une série des Bollandistes, la Bibliotheca Hieronymania Manuscripta. Constantin Stilbès, dans un discours prononcé au lendemain de sa nomination comme didascale au Chalkitès, un 16 août entre 1194 et 1197, parle du Mandylion et de la tuile. Se référant à une tradition développée à Constantinople à la suite du transfert en 944 de cette relique, il relate tout d’abord que Jésus, après s’être lavé le visage, imprime son visage sur une serviette qu’il remet à Ananias [Anan]. Le courrier d’Abgar, sur le chemin du retour, s’arrête pour se reposer à Hiérapolis, près d’une briqueterie. Il dépose à ses côtés le Mandylion. Un feu s’élève soudain et un miracle se produit : l’image du Christ se reproduit à l’identique sur l’une des tuiles qui 22 BOLLONE (Pierluigi Baima), 101 questions sur le Saint Suaire, éd. saint Augustin, 2001, p. 48-50. 23 POULLE (Emmanuel), Les sources de l’histoire du Linceul de Turin, Revue Critique, Revue d’Histoire Ecclésiastique, 2009, vol. 104, n° 3-4, p. 747-782. 24 FLUSIN (Bernard), Didascalie de Constantin Stilbès sur le mandylion et la sainte tuile (BHG 796m), Revue des études byzantines, vol. 55, n° 55, 2007, p. 53-79.

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l’abritent. Les reliques permettent la guérison d’Abgar. Transférées à Constantinople en 944, elles sont dès lors fêtées chaque année le même jour, le 16 août. Deux autres versions existent que Flusin décrit : - selon l’une, il y a une duplication de l’image, une tuile demeurant à Hiériapolis-Mabboug, la seconde étant apportée avec le Mandylion par Ananias à Édesse ; - dans l’autre, une première tuile est générée à Hiérapolis et y reste tandis que la seconde naît miraculeusement à Édesse lorsque l’évêque de cette ville, pour protéger le Mandylion contre les entreprises du petit-fils d’Abgar revenu au paganisme, ferme la niche où se trouve la sainte image après avoir allumé une lampe devant elle. Ainsi « Quelques quatre cents ans plus tard, au 6e siècle, l’évêque Eulalios trouve la lampe encore allumée et constate que l’image du mandylion est reproduite sur la brique ou la tuile qui fermait la niche ». L’existence à Constantinople du Mandylion et de la sainte tuile aux XIe et XIIe siècles ne semble pas contestable. Les reliques sont choses distinctes en termes de localisation topographique.

De ces écrits multiples sur les reliques, certains, d’évidence, relèvent de légendes, d’autres peuvent avoir une part d’authenticité. Durant des siècles, la ferveur des croyants a été forte, permettant notamment aux Édesséniens d’affronter les épreuves. Agréer l’hypothèse d’une seule relique, et non de deux, Mandylion et saint Suaire, suppose que l’impression du visage du Christ a été faite au moment de sa crucifixion. Nul doute que ce chapitre n’est pas clos. Le talent de nombre de chercheurs aboutira-t-il à un consensus futur ?

CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE ET LE CHRISTIANISME Les premières générations chrétiennes, plongées dans les persécutions, ont laissé peu de souvenirs écrits : les Évangiles, les Actes des apôtres et une vingtaine de lettres ou de courts traités dogmatiques et moraux. Le sujet de la christianisation de l’Arménie est donc difficile à traiter, d’autant que les Arméniens n’expriment leur propre voix que vers le début du Ve siècle avec l’invention de leur alphabet. I - Édesse christianisée très tôt Jésus et Abgar V D’après la tradition de l'Église d'Arménie, le premier évangélisateur est l’apôtre Thaddée († 50) dont la relation avec Abgar V a été rapportée cidessus. Toutefois, la réalité des échanges entre Abgar et Jésus est discutée. L’abbé Allemand-Lavigerie, tout en rappelant les noms des auteurs illustres qui se sont confrontés sur ce sujet, souligne la position ancienne de l’Église catholique qui déclare ces lettres apocryphes dans des décrets promulgués successivement par les souverains pontifes Damase (366-384), Gélase (492-496) et Hormisda (514-523)25. Duval est pareillement incrédule, reprochant aux Arméniens d’avoir retravaillé l’histoire d’Abgar dans leur désir de faire remonter leur Église au temps des apôtres (Duval R., p. 11-12, 27, 50). Il pense notamment que Moïse fait une confusion entre Abgar V et Abgar IX. Plus récemment, Segal affirme l’impossibilité de toute relation entre Jésus et Abgar (op. cit., p. 73 et suiv.). Qui a raison, qui a tort ? Peu importe car, ainsi que l’écrit Mgr Ormanian, l’origine apostolique de l’Église arménienne est un fait ecclésiastique et, si des critiques sont émises sur ses sources historiques, elles doivent s’étendre aux autres Églises pareillement reconnues universellement comme apostoliques26. 25

ALLEMAND-LAVIGERIE (Charles), Essai historique sur l’Église chrétienne d’Édesse, Librairie catholique de Perisse Frères, Paris-Lyon, 1850, p. 122, 130. 26 ORMANIAN (Malachia), The church of Armenia: her history doctrine, rule, discipline, liturgy, literature, and existing condition, AR Mowbray, London, 1912, p. 4-5, 7, 229.

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Les premiers chrétiens à Édesse Pour Martin, il y a très tôt des chrétiens à Édesse soit du fait de la présence des Juifs, et ce dès le jour de la Pentecôte, soit peu après en raison du passage en cette ville des caravaniers chrétiens, juifs et hellènes, venant d’Antioche et se rendant en Asie. De fait, les Juifs et les Grecs d’Antioche reçoivent très vite la bonne nouvelle du Seigneur Jésus. C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens. Paul y enseigne puis parcourt la Syrie et la Cilicie, y fortifiant les Églises (La sainte Bible. Actes des Apôtres. 11. Les chrétiens d’Antioche…15. Visite aux Églises d’Asie...). Tout cela éclaire les écrits de Duval selon lequel Édesse fut la première ville chrétienne de la Mésopotamie (Duval R., p. 81). La prédication à Édesse n’est-elle qu’un jalon dans le parcours de Thaddée vers l’Arménie, les Arméniens étant le peuple élu du Seigneur ? Le lecteur se forgera sa propre opinion en se référant à la contribution récente de Calzolari27. II - Universalité des Églises Vers la fin du Ier siècle, et plus encore aux IIe et IIIe siècles, des communautés chrétiennes naissent de l’évangélisation par les Syriens. Elles sont, pour les Arméniens, surtout présentes dans des cités marchandes voisines de la Syrie et de la Mésopotamie. En ces temps-là, les habitants, qu’ils soient Romains, Grecs ou Arméniens, ne forment pas d’églises avec un rite en rapport avec leur nationalité car la délimitation des diocèses en Orient est territoriale. Chaque diocèse a son évêque relevant du Patriarcat d’Antioche. Syriens et Arméniens ont ainsi partagé les mêmes églises. Cette situation va se prolonger jusqu’à ce que le critère de nationalité s’affirme et prenne progressivement le pas sur le caractère ouvert et universel des églises. Le terme d’Arménien est, en ces temps premiers, rarement utilisé car confondu dans celui de chrétiens qui englobe tous les fidèles, hors les juifs dénommés judéo-chrétiens. III – Église d’Édesse, Église syriaque Le terme « syriaque » fait référence à la langue liturgique utilisée par les premiers chrétiens en Orient et en Asie. Cette langue est dérivée de celle parlée par le Christ, l’araméen. 27

CALZOLARI (Valentina), « Je ferai d’eux mon propre peuple ». Les Arméniens, peuple élu selon la littérature apocryphe chrétienne en langue arménienne, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 2010, t. 90, n° 2, p. 179-197.

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Les avis de théologiens illustres divergent sur la date de la fondation de cette église : - pour Martin : « Dès le jour de la Pentecôte, il y eut des chrétiens en Mésopotamie et à Édesse, fondateurs de ces communautés chrétiennes qui ont constitué plus tard les églises syriennes ». Il pense que le christianisme a d’abord été porté par des personnes sans mission et sans autorité avant la venue des apôtres28. La nature du système épiscopal est si incertaine que l’on ne sait si, lors du synode tenu à Édesse en 197, les chefs d’églises sont de véritables évêques ou de simples presbytres que les églises envoient pour s’entendre au sujet de la date pascale et divers autres objets ; - la date est plus tardive pour Tixeront qui estime que, s’il y a une église établie à Édesse dans les dernières années du IIe siècle avec une hiérarchie et une vie propre « Il faut supposer à cette église une vingtaine d’années d’existence, et fixer entre les années 170-180 l’époque la plus basse de sa fondation, et entre les années 160-170 l’apparition des premiers apôtres de l’Évangile 29 ». Quoi qu’il en soit, des restes de saint Thomas, apôtre fondateur des Églises syriennes, sont transférés en l’an 232 des Indes à Édesse. Jusqu’en 201, les chrétiens d’Édesse possèdent une seule église, connue sous le nom d’église ancienne. Les grandes inondations de 201 et 303 l’ayant très abîmée, l’évêque Côna fait réaliser, peu de temps avant sa mort, en 313, les fondations d’une grande église. Ce prélat a été consacré sous l’autorité du siège d’Antioche. Il est le premier évêque de l’Église d’Édesse. Du temps de sa splendeur, Édesse et sa région ont environ trois cents monastères, majoritairement syriaques, portant les noms de Saint–Thomas, Saint-David, Saint-Jean, Sainte-Barbara, Saint-Cyriaque, Saint-Jacques… Les églises sont également très nombreuses, dédiées à Saint-Barlâhâ, SaintJean-Baptiste, Saint-Addée, Marie Mère-de-Dieu… IV - Édesse et l’Arménie, christianisme d’État Tiridate IV , les Grégorides, puissance syriaque Vers la fin du IIe siècle, le dynaste d’Édesse, Abgar IX, converti par des missionnaires syriens, impose le christianisme à ses sujets. Il n’est pas considéré comme le premier roi chrétien du monde car il ne règne que sur une principauté. Nombre d’historiens attribuent ce titre au roi d’Arménie Tiridate III. L’histoire de la conversion du roi nous est contée par 28

MARTIN (Jean-Pierre-Hippolyte), Les origines de l’Église d’Édesse et des Églises syriaques, éd. Maisonneuve et Ch. Leclerc, Paris, Rousseau-Leroy et Cie, 1889, p. 12-14, 150-154. 29 TIXERONT (Joseph), Les origines de l’Église d’Édesse et la légende d’Abgar, Maisonneuve et Ch. Leclerc, Paris, 1888, p. 15.

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Agathange30, auteur arménien sous un pseudonyme grec. À ce jour, il convient de parler non pas de Tridate III mais de Tiridate IV qui a été installé par l’empereur Dioclétien sur son trône en 298. Tiridate est conduit à se catéchiser et à se convertir par sa sœur, Xosroviduxt. Il est baptisé en 314 par Grégoire qu’il a tiré de la fosse profonde où il l’avait jeté du temps où il combattait le christianisme. L’an 314 est l’aboutissement d'un processus qui a commencé en 301 par le martyre d’une congrégation de vierges chrétiennes, compagnes de Hrip’simé demeurée insensible à la passion qu’éprouve pour elle le roi31. Hrip’simé, avant sa mort, cache au Mont Varag, à l’est de Van, la croix qu’elle porte. Cette relique, retrouvée vers les années 660 grâce à une vision de l’ermite TZodik, est placée dans une église et dénommée la sainte Croix de Varag. Elle va susciter la venue de nombreux pèlerins. Le nom de cette croix est associé à trois événements marquants pour Édesse en 1092, 1098 et 1110 cf. ci-après. En ce qui concerne l’Empire romain, l’édit de Milan, dit édit de Tolérance, autorise la liberté de culte. Il est rapporté à Constantin Ier et date de 313. Constantin et ses successeurs, à l’exception de Julien, favorisent la mise en place de structures ecclésiales hiérarchisées similaires à celles de l’administration civile : un évêque par cité sous la conduite d’un métropolite par région. Il faut attendre Théodose pour qu’en 380 le christianisme soit, par l’édit de Thessalonique, proclamé religion d’État. 314 est l’année de la consécration épiscopale de Grégoire à Césarée de Cappadoce. Grégoire dit l’illuminateur est le premier catholicos de l’Église apostolique arménienne. Il est issu d’une famille noble arménienne. Originaire de Césarée, il reçoit ses pouvoirs de l’exarque catholique de cette ville rattaché à l’Église d’Antioche. Le dernier catholicos sacré à Césarée est son arrière-petit-fils, Nersês le Grand, en 353. Par la suite, la consécration vient des évêques d’Arménie afin de marquer enfin l’indépendance et l’autonomie du patriarche arménien. La conséquence en est la constitution de recueils de vie de saints arméniens et non plus la seule célébration des saints grecs et syriens. Le dernier des « grégorides » est Sahak le Parthe (387-428). Du temps de Grégoire, et au-delà, des diocèses sont attribués comme biens héréditaires à des religieux grecs et assyriens. Pour Saint-Martin, les prêtres syriens établis en Arménie sont si puissants qu’ils ambitionnent, au début du cinquième siècle, la dignité patriarcale. Berekischoï (429-432) et Samuel (432-437) y parviennent après avoir, soutenus par le roi de Perse, fait exiler le patriarche légitime. Ces manœuvres inspirent aux Arméniens 30

AGATHANGE, Histoire du règne de Tiridate et de la prédication de saint Grégoire l’illuminateur dans LANGLOIS (Victor), Historiens grecs et syriens, t. I, 1re période, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie, Firmin Didot, Paris, 1867, p. 154 et suivantes. 31 MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Perrin, 2012, p. 78-79.

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une grande haine envers les Syriens en dépit de leur ressemblance d’opinions en matière de religion32. Édesse, l’alphabet et les Saintes Écritures, libération des tutelles syriaque et grecque L’influence des Syriaques à Édesse est renforcée par la venue, vers 363, d’Éphrem et de ses élèves chassés de Nisibe du fait des persécutions du roi perse Sapor II. Ils implantent leur école, qui prend le nom d’École des Perses, beaucoup de leurs auditeurs venant de l’Empire sassanide. Ils enseignent l’astronomie, l’histoire et la géographie, la rhétorique et la théologie. Grâce à eux, Édesse devient l’un des centres majeurs du christianisme oriental. C’est là aussi que le moine Mesrop Machtots, reçu par les autorités religieuses syriaques, conçoit à la demande du catholicos Sahak l’alphabet arménien vers 40533. Pour ce faire, il a recours aux lumières d’un calligraphe grec, Rufin, qui vit dans la solitude aux environs de Samosate, sur l’Euphrate. Plus tard, entre 431 et 435, Édesse accueille deux des disciples de Mesrop, Eznik et Hovsek, venus traduire en arménien les Saintes Écritures à partir de textes syriaques. Le syriaque est, après le grec, la seconde langue de l’Empire romain d’Orient. La création de l’alphabet arménien conduit à la prise de conscience d’une nation. Le clergé arménien comprend que, pour répandre la foi nouvelle parmi le peuple, il faut employer son langage et non les langues grecque et syriaque comprises par les seuls prêtres. Alors, « La langue arménienne, qui n’était plus employée que par le peuple, et avait été réduite, pendant plusieurs siècles, à l’état d’idiome vulgaire, devint la langue sacrée. Les prêtres syriens qui habitaient des couvents en Arménie durent céder la place à des moines arméniens, et les supérieurs des couvents, dont quelques-uns étaient syriens, place aux évêques arméniens 34 ». Les Arméniens s’affranchissent ainsi des tutelles grecque et syriaque. Il est intéressant de relever que la mémoire du Diatessaron, évangile de l’ancienne liturgie syriaque perdu dans la langue originale, est due au commentaire en arménien qu’en a fait Éphrem. V - Orthodoxes et nestoriens syriaques. Église arménienne Le Ve siècle voit des querelles théologiques qui conduisent à de violents affrontements : 32

SAINT-MARTIN (Jean), Mémoires historiques et géographiques sur l’Arménie, t. I, Imprimerie royale, Paris, 1818, p. 11, 437. 33 MAHÉ (Jean-Pierre), Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) dans DÉDÉYAN (Gérard), Histoire du peuple arménien, Privat, 2008, p. 180. 34 LANGLOIS (Victor), Historiens grecs et syriens, t. I, 1re période, Collection des historiens anciens et modernes de l’Arménie, Firmin Didot, Paris, 1867, Discours préliminaire, p. XIV.

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- Cyrille, patriarche d’Alexandrie, considère que l’humanité et la divinité du Christ sont tout aussi complètes et réelles l’une que l’autre ; - Nestorius, évêque de Constantinople, soutient la doctrine selon laquelle les deux natures du Christ sont distinctes, la nature humaine prédominant. Le synode d’Éphèse, en 431, convoqué par l’empereur Théodose II, donne raison à Cyrille, soutenu par le puissant évêque de l’église syriaque d’Édesse, Rabulla, d’où la formule de l’unique nature du Verbe incarné. Nestorius est déposé de son siège. Cyrille, deux ans plus tard, précise sa position : « Il n’y a qu’un seul Seigneur Jésus-Christ, même si l’on ne méconnaît pas la différence des natures, dont nous disons que s’est faite l’union indicible 35 ». Le concile de Chalcédoine (451) condamne le monophysisme et proclame un seul et même Christ, Fils, Seigneur, l’unique engendré, reconnu en deux natures, humaine et divine. L’une des conséquences en est un déchirement entre les Syriaques d’Édesse dès 457. À Édesse demeurent les orthodoxes, plus tard jacobites et monophysites ; ils parlent un langage dit ecclésiastique et littéraire qu’ils vont importer dans le nord de la Mésopotamie, en Syrie et en Palestine. À Nisibe (Mârdîn), plus à l’est, vont les nestoriens sous la conduite de leur maître, Narsaï ; leur dialecte, dit de Nisibe, va être utilisé dans le nord-est de l’Iran et l’Asie centrale où pénètrent leurs missionnaires. En 489, l’École d’Édesse, encore dominée par les dyophysites, est fermée sur ordre de l’empereur byzantin Zénon à la demande des monophysites. Elle est transférée à Nisibe qui devient un centre intellectuel rayonnant pour les Syriaques. Cette institution semi-monastique va former nombre de catholicos, évêques et théologiens. Tout au long du VIe siècle, l’Église d'Arménie est confrontée à la forte présence dyophysite, parfois nestorianisante, des moines syriens implantés sur les terres placées sous sa juridiction dans les satrapies méridionales. Depuis le règne de Justin Ier (518-527), le dogme de Chalcédoine prévaut. En 553, réunis à Dwin en synode par le catholicos Nersês II, les Arméniens examinent la requête présentée par le Syrien Abdichô de Tur-Abdin, porteparole d’un groupe de monophysites aphtartodocètes partisans de l’unique nature et pour lesquels le Christ n’a qu’une apparence de corps. Ils frappent d’anathème le concile de Chalcédoine (451) comme une forme de nestorianisme. De ce fait, l’Église arménienne se trouve, pour la première fois de son histoire, séparée des Églises grecque et latine. Abdichô est nommé évêque au terme de ce synode36.

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MAHÉ (Jean-Pierre), Affirmation de l’Arménie chrétienne (vers 301-590) dans DÉDÉYAN (Gérard), Histoire du…, op.cit., p. 198. 36 MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie…, op. cit., p. 97-100.

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VI - Édesse et l’Église apostolique arménienne. Relations avec les Syriaques jacobites, Byzance et Rome L’Église apostolique arménienne à Édesse : ? XIe siècle Concernant Édesse, il est intéressant de noter, vers le milieu du Ve siècle, à côté de l’École syriaque des Perses de grande renommée, l’existence d’une École des Arméniens. Toutefois, l’importance démographique de la communauté arménienne est insuffisante pour justifier l’existence d’un évêque d’autant que l’Église apostolique est de fondation récente et encore en voie de structuration. De plus, en ces temps, demeure la règle d’un seul évêque par diocèse. L’existence à Édesse d’un évêque relevant de l’Église apostolique est très improbable avant le XIe siècle en raison de la dominance syriaque attestée par de nombreux écrits : - au Ve siècle, Édesse, Amid et Samosate, avec leurs évêques, sont des foyers de la christologie dyophysite développée par l’École d’Antioche ; Mesrop Machtots, lors de sa venue vers 405, y est accueilli chaleureusement (cf. ci-dessus) ; - au VIe siècle, tous les évêques du sud-ouest de l’Arménie, entre l’Euphrate et le Tigre, les environs de Diyarbakir, la province de Sophène et les contrées voisines sont Syriens pour Saint-Martin (op. cit., p. 10-12) ; - en 628, l’empereur byzantin Héraclius se présentant à la sainte table est repoussé par l’évêque jacobite Isaïe ; ce dernier est exilé hors d’Édesse mais l’empereur ne parvient pas à ramener les habitants au concile de Chalcédoine (Duval R., p. 239) ; - en l’an 726, lorsque le patriarche d’Antioche, Athanasius, et le catholicos d’Arménie, Iwannis (Hovhannes Odznetsi) cosignent à Mantzikert un traité d’union affirmant leurs valeurs religieuses communes, il n’y a aucun Édessénien d’origine arménienne dans la délégation conduite par Iwannis alors que le syriaque Constantinus d’Édesse figure parmi les évêques cosignataires37. Ce traité est principalement politique. Les Syriens et les Arméniens, tout naturellement portés à refuser la foi de Chalcédoine professée par les Grecs, témoignent ainsi au Califat leur indépendance vis-à-vis de Byzance. Sont-ils pour autant monophysites ? Pas nécessairement, la formule cyrillienne « l’unique nature du Verbe incarné » pouvant être interprétée comme une affirmation de l’unité indéfectible de l’humanité et de la divinité du Christ. C’est ce qu’on appelle le miaphysisme. Les monophysites, en revanche, affirment que le Christ n’a qu’une seule nature, qu’elle est divine et que son humanité n’est pas pleine et entière. 37

MICHEL le SYRIEN dans CHABOT (Jean-Baptiste), Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche (1166-1199), t. II, liv. VIII-XI, Ernest Leroux, Paris, 1901, p. 491-500.

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C’est au temps de Philarète que se développe à la fin du XIe siècle un réseau ecclésiastique arménien puissant qui rassemble ses « nationaux ». Pour Dédéyan, il est probable qu’existent alors des évêchés arméniens pour l’Euphratèse, Mélitène, Édesse et Samosate38. L’assise de l’Église apostolique arménienne à Édesse est confortée par les faits suivants : - les visites à Édesse de Barsegh (Basile) en 1091, alors coadjuteur du catholicos Grigor II, puis en 1103 où il est reçu en sa qualité de catholicos (Basile Ier) par Baudouin, lequel lui donne des villages et le comble de cadeaux ; - la remise par l’évêque Ter Pôghos aux Édesséniens des reliques de la sainte Croix et de l’icône de la Vierge conservées dans le couvent de Varag, cela en l’an 541 de l’ère arménienne (27 février 1092 - 25 février 1093). Les reliques sont déposées dans l’église arménienne des douze apôtres ; - les écrits de Guillaume de Tyr rapportant la présence d’un évêque arménien dans la délégation envoyée en 1098 à Baudouin de Boulogne. L’importance de l’archevêque d’Édesse, Stephanos (Étienne), est attestée par sa présence au concile de Ho5omkla, en 1178, convoqué par le catholicos Grigor IV39. La liste des successeurs de l’apôtre Thaddée recensés entre 1085 et 1879 par Abraham Arevian figure en annexe. Pour la période postérieure, les informations sont rarissimes, les archives ayant été détruites lors des massacres de 1895 et du génocide de 1915. Le catholicossat de Cilicie, auquel était rattaché Édesse/Ourfa, n’a pu nous aider dans notre recherche. Relations entre chrétiens syriaques et arméniens L’implantation de l’Église apostolique arménienne se fait aux dépens des jacobites syriaques. Au début du XIIe siècle, l’évêque d’Amid et d’Arménie, Denys Bar Salibî, vilipendie le traité d’Union signé en 726 qui a conduit, selon lui, à une prise de possession de leurs provinces et de leurs monastères. Dans la réalité, ce traité est suivi de peu d’effet. Toutefois, s’il y a en ce temps une première vague d’émigration arménienne, il faut attendre la fin du Xe siècle et le début du XIe siècle pour assister à une émigration massive qui a deux causes : la politique de Byzance visant à récupérer les territoires arméniens historiques à l’est, l’exode devant le déferlement des Turcs saldjoûkides et autres. Les Arméniens nouvellement installés ont une force dont ne disposent pas les Syriaques : la tradition féodale, outil de dominance. Les deux hiérarchies se lancent des anathèmes. 38

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), vol. 1, Aux origines de l’état cilicien : Philarète et les premiers Roubéniens, Bibliothèque arménologique de la fondation Galouste Gulbenkian, Lisbonne, 2003, p. 225. 39 MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant (XIe-XIVe siècle), 2 tomes, Les belles lettres, Paris, 2012, t. I, p. 497, 543.

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Si Philarète est particulièrement honni par les Syriaques, Gabriel, seigneur de Mélitène, et T‘oros à Édesse ne sont pas moins rejetés par cette communauté. Pillages, brimades et oppressions de la part des Arméniens sont des caractéristiques fortes de l’Euphratèse. À Édesse, les Syriaques déplorent que les prêtres et les clercs de leurs églises soient pour la plupart des étrangers venant de Mélitène, Kharberd ou d’ailleurs. Mutafian analyse parfaitement une situation paradoxale : - l’étiquette « hérétiques non-chalcédoniens » dont les affublent les Grecs rapproche les deux communautés et devrait se traduire par une solidarité face à Rome et à Byzance ; - les différents liturgiques et, symbole important, la date de la célébration de la Nativité, le 6 janvier pour les Arméniens avec l’Épiphanie, fidèles en cela à la tradition orientale la plus ancienne, le 25 décembre pour les Syriaques, les opposent40. La relation entre chrétiens chalcédoniens et non-chalcédoniens est développée ci-dessous. De l’étude d’Amouroux-Mourad sur l’implantation ecclésiastique au temps de la première croisade dans le comté d’Édesse (voir carte), il ressort41 : - une prééminence des Syriaques avec neuf évêques, à Ka_ka_r Hins Mansoûr, Marach, K‘esoun, Rapan, Talouk‘, Tell Bâshir, Saroûdj, Koûrous; trois métropolites (Malatya, Samosate, Édesse), cependant que K‘esoun et Mar Bar Çauma sont des lieux de résidence patriarcale ; - puis viennent les Arméniens avec trois évêques à Ka_ka_r Marach, alBîra ; Édesse et Samosate abritent des archevêques. Ho5omkla a été un siège du catholicossat ; - quant à l’Église franque, rattachée à l’obédience d’Antioche, elle a un évêque à Marach et trois archevêques à Koûrous, Talouk‘ et Édesse. Ces dignitaires sont hommes d’église, soldats, et à l’occasion négociateurs. Il convient d’y adjoindre l’ordre des Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem présent à Koûrous, Tell Bâshir et Marach ; moines soldats, ils seront fort utiles dans la défense du comté, notamment lors de ses dernières années d’existence. La prééminence ecclésiastique syriaque est minée par les intrigues, les querelles internes et la corruption. L’autorité des métropolites est contestée par leurs propres fidèles et par les gouvernants politiques. De plus, seuls Mar Bar Çauma et Hins Mansoûr sont des zones à prédominance syriaque. Aussi,

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MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant…, op. cit., t. I, p. 527, 530. AMOUROUX-MOURAD (Monique), Le comté d’Édesse 1098-1150, Paul Geuthner, Paris, 1988, p. 136-142. 41

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Monique AMOUROUX-MOURAD Le comté d’Édesse 1098-1150, page 136 Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1988. AL HADATH = Göinük - KAYS=N = K‘esoun - RA:BDN = Rapan - KAL:AT AL-R=M = Ho5omkla - DUL=K = Talouk‘ - K=R}S = Koûrous - HISN MANS=R = Hisn Mansoûr - GARGAR = Ka_ka_ # SUMAYSDT = Samosate ; SAR=DJ = Saroûdj.

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l’inversion du rapport de forces est inéluctable face à la puissance des pouvoirs laïc et religieux arméniens. Au XIVe siècle, l’Église jacobite se trouve même dans un état de vassalité par rapport au catholicossat arménien (Mutafian, p. 528). Les Croisades et la puissance de l’Église latine Lors des Croisades, les seigneurs francs essaient d’imposer leur foi romaine, ainsi que l’expose Michel le Syrien : « Quand les francs occupèrent Antioche, ils expulsèrent les Grecs des grandes églises et chassèrent leurs évêques. Ils établirent un patriarche de leur nation et créèrent des métropolitains : un à Tarse, le second à Mopsueste, le troisième à Édesse, le quatrième à Tripoli… À Édesse, le premier métropolitain des francs eut pour nom Bérika [Benoît] » (MS, III, p. 191). Foulcher de Chartres, chroniqueur latin de l’époque, se lamente, déplorant de ne pouvoir triompher des hérétiques, Grecs, Arméniens, Syriens et Jacobites. Un patriarche latin est imposé à Jérusalem en décembre 1099, Daimbert de Pise. Celui-ci chasse les prêtres des rites orientaux, grecs, arméniens, syriaques, suspects de complicité avec Byzance ou d’hérésie ; il usurpe leurs églises, leurs monastères, leurs propriétés et leurs terres. Toutefois, ces mesures sont rapportées deux ans plus tard à la suite d’un message divin : l’absence du miracle traditionnel à Pâques de la descente du ciel d’un feu sacré allumant les lampes de l’église du Saint-Sépulcre42. La pression est par la suite moins forte, les Croisés ne pouvant se passer de l’aide des indigènes chrétiens. Ils leur reconnaissent la liberté de culte, leurs hiérarchies religieuses, leurs us et coutumes et juridictions. Toutefois, le catholicos Grigor III promet au concile de Jérusalem, en 1142, à l’invitation du légat du pape à laquelle il ne pouvait se soustraire, de rendre conforme à l’unité catholique certains points de dogme et de discipline de son Église. En 1150, réfugié à Ho_omkla, dans le comté d’Édesse, Grigor III reconnaît qu’il eut à lutter contre un pouvoir qui prétendait s’opposer au sien, celui du patriarche latin d’Antioche, et souvent à se courber par nécessité politique. Ainsi, à Édesse, il y a trois prélats du temps des Croisés (Segal, p. 190, 237-240) : - l’archevêque latin, avec les églises Saint-Jean-Baptiste, Saint-Étienne et Saint-Thomas, exerçant aussi son autorité sur la communauté grecque avec son église Sainte-Sophie ; - l’arménien avec l’église Saint-Ephraïm et celle des Saints-Apôtres ; - le jacobite avec notamment les églises d’Abraham, de Saint-Théodore, de la Mère-de-Dieu et, détruite par Zengî pour reconstruire le rempart, celle des Confesseurs. 42

YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent les croisades, L’Harmattan, 2012, p. 72.

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La puissance politique du prélat latin se manifeste à Édesse en 1144 lorsque l’évêque Hugues est chargé, en l’absence du comte Josselin, de la défense de la cité contre les Turcs. Les comtes d’Édesse, notamment Josselin Ier puis son fils, Josselin II, se considèrent comme protecteurs des Églises arménienne et syriaque. À ce titre, ils seront amenés, comme nous l’évoquerons par la suite, à intervenir dans les affaires intérieures syriaques. L’existence du comté d’Édesse est trop brève pour permettre un développement important du catholicisme. Toutefois, bien plus tard, la preuve d’une implantation pérenne est apportée par la présence de Mgr Bertazoli, archevêque d’Édesse, dans la délégation papale assistant au couronnement de l’empereur Napoléon Ier.

Au final, orientaliste de grande culture, Grousset a pu écrire « C’est toujours à Édesse qu’on est renvoyé pour les origines de l’Église arménienne 43 ». Pendant les premiers siècles du christianisme, Édesse a vu les chrétiens fréquenter les mêmes églises indépendamment de leurs nationalités. Par la suite, une cohabitation difficile s’est installée jusqu’à ce que, symbole d’une certaine tolérance religieuse, coexistent trois patriarches chrétiens : le latin représentant les catholiques, le syriaque et l’arménien.

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GROUSSET (René), Histoire de l’Arménie, Payot et Rivages, 2008, p. 126.

TROISIÈME PARTIE DE NEMROD AUX MASSACRES HAMIDIENS Abordant rapidement la période lointaine de Noé à Alexandre le Grand, nous rapportons ensuite les faits essentiels allant de la dynastie des Abgar, instaurée en l’an 132 av. J.-C., à l’aube de la première croisade. Nombre d’interrogations existent dont l’une, très controversée, Édesse a-t-elle été le siège de la résidence de rois arméniens ? Cette cité, devenue chrétienne, est administrée par des gouverneurs romains avant que de passer sous le contrôle de dynastes perses, arabes, turcs. La menace musulmane répressive va planer en permanence sans qu’il y ait à proprement dit une guerre de Religion. Paradoxalement, Édesse demeure toujours dans la pensée de Byzance qui la considère comme sienne et ne manque pas de l’affirmer lorsque ses empereurs s’engagent dans la reconquête des territoires perdus suite à la déferlante arabe puis turque. Au XIe siècle, le premier événement majeur est la création d’un royaume arménien englobant la Cilicie et l’Euphratèse. Ce fait historique est dû au basculement de l’équilibre démographique en faveur des Arméniens causé par leur départ des terres historiques du fait des conflits entre Byzance et les Turcs. Le second événement, considérable, est celui de la première croisade, exode dans le langage syriaque. Édesse, seconde Jérusalem, choisit comme maître l’ambitieux chef franc Baudouin de Boulogne. À un demi-siècle de folle espérance en lui et en ses successeurs succède une domination musulmane accompagnée de nouveau pour les chrétiens du statut contraignant de dhimmi (protégés). La fin du XIXe siècle voit la dévastation d’Édesse/Ourfa, une référence pour le mouvement arménophile en France. Remarque 1 : la référence bibliographique des auteurs majeurs - Matthieu d’Édesse, Michel le Syrien, Édessénien Anonyme - est indiquée en bas de page à la 1re citation puis écrite simplifiée ME, MS, Ed.A dans le texte. Remarque 2 : l’écriture des noms des personnages et des villes entre 1068 et 1150 est tirée de l’ouvrage : DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés, op. cit., 2003. Elle peut différer des orthographes d’un auteur cité entre guillemets.

CHAPITRE PREMIER ÉDESSE DU Xe SIÈCLE AV. J.-C. À LA FIN DU XIe SIÈCLE APR. J.-C. I - Les proto-Arméniens Selon des historiens anciens, comme Jacques de Morgan, ou contemporains, tel Gérard Dédéyan, les Arméniens, après un long cheminement de l’Asie centrale aux plaines de Russie et à la vallée du Danube, puis de la péninsule balkanique à la Cappadoce, se retrouvent vers l’an 600 en Ourartou. Ils sont issus du mélange graduel et incomplet des aborigènes du plateau et des proto-Arméniens alpins d’Europe. La majorité poursuit sa marche vers les pays de l’Ararat. L’Ourartou englobe Édesse à son extrémité sud aux frontières de l’Assyrie. Ainsi, un peuplement arménien y est vraisemblable. En effet, selon Soultanian, une partie des proto-Arméniens, dont il situe l’arrivée au Xe siècle av. J.-C., s’établit dans le sud-ouest de l’Anatolie, fondant des royautés en Cilicie, à Melid (Mélitène), Gurgum Markhazi (Marach), et, tout près d’Édesse, Kummukh (Commagène) et Carchemish44. Le déchiffrage des hiéroglyphes de ces régions nécessite la connaissance de la langue arménienne45. C’est vers 150 ans av. J.-C. que les dernières vagues de migration se produisent. II - De Nemrod aux Séleucides De Nemrod, descendant de Noé, à Sennacherib (705-681 av. J.-C.) Après le déluge du temps de Noé, Nemrod, un des fils de Chanaan, bâtit Ourhai, nom qui signifie ville des Chaldéens (MS, III, p. 278), d’où l’affirmation du métropolite syriaque Bar Shumana, au XIIe siècle, qu’Édesse est la ville biblique Ur. 44

SOULTANIAN (Gabriel), The pre-history of the Armenians, vol. 1, Bennett & Bloom, London, 2003, p. 25, 65. 45 SOULTANIAN (Gabriel), The pre-history of the Armenians, vol. 2, the proto-Armenians hieroglyphic inscriptions of Aram, Bennett & Bloom, London, 2004, p. 15.

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Ourhai [terme arabe ar-Roha] peut être une forme secondaire du mot Osrhoène qui fait référence au satrape Osroès lorsque les Perses étaient les maîtres du pays, ou encore provenir de ροη par abréviation du mot grec καλλιρροη [aux belles eaux], épithète qu’Édesse doit selon Pline à l’abondance des eaux de son territoire (Duval R., p. 5-6, 20-22). Ourhai donne Our’ha suivant la prononciation et l’orthographe arméniennes (ME, op. cit., p. X, note 2). Le changement de h en f mène au nom actuel d’Ourfa ou Urfa. Qui est Nemrod ? Selon Moïse de Khorène, Noé a trois fils : Sem, Cham et Japhet. La filiation à partir de Cham est la suivante : Cham engendre Kouch ; Kouch engendre Miçraïm ; Miçraïm engendre Nemrod. Ce Miçraïm est en fait Mestrayim, ce qui veut dire l’Égypte. Après avoir été longtemps florissante, Ourhai tombe en déshérence du temps de Sennacherib, roi d’Assyrie (705 à 681 av. J.-C.) et demeure déserte jusqu’à l’époque d’Alexandre le Grand. Seleucus, fondateur d’Édesse (303) Seleucus Nicator, général d'Alexandre, lorsqu’il reconstruit la ville en 303, lui donne le nom d’Édesse, qui veut dire « chérie », en souvenir de la capitale de la Macédoine (MS, III, p. 278). Les Syriens et les colons grecs y sont alors majoritaires par rapport aux Arabes, Juifs et Arméniens. Seleucus crée la dynastie des Séleucides qui va régner sur un Empire s’étendant de la Syrie à l’Indus. III - Dynastie des Abgar - Arsacides Vers 132 av. J.-C., un chef de tribu sémite, Aryu, s'affranchit de la tutelle séleucide pour fonder la dynastie des Abgar qui perdure quatre siècles (de 132 av. J.-C. à 216 apr. J.-C.), interrompue un court moment par Trajan (116-118). Ses princes sont d’origine nabatéenne ou arabe, plus rarement parthe ou arménienne. Ils vont gouverner une royauté riche et prospère. En effet, pour les marchands égyptiens, phéniciens, syriens, juifs et arabes, Édesse constitue une étape importante sur la route de la soie. Elle est également un carrefour reliant la Mésopotamie à la Méditerranée. Traçons les lignes essentielles de cette période en terme de gouvernance. Tigran le Grand (91 à 55 av. J.-C.), conquêtes et chute Édesse fait partie de l’Empire parthe en tant que royaume vassal des souverains arsacides jusqu’à ce qu’elle soit conquise par Tigran le Grand et

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annexée en l’an 86 ou 9146 av. J.-C. à son Empire. Tigran y place à sa tête l’un de ses frères. La Syrie entière se rallie à Tigran quelques années plus tard. À son apogée, l’Empire de Tigran s’étend de la mer Caspienne à la Méditerranée et va jusqu’à Tyr. Rome ne peut accepter un tel rival en Asie Mineure. Par Lucullus, en 69 av. J.-C., elle défait Tigran qui perd définitivement la Syrie au bénéfice de la dynastie séleucide restaurée. Édesse, impliquée dans la défaite, se rapproche des Romains. Après la défaite de Crassus devant les Parthes en 52 av. J.-C., elle retombe dans la sphère d’influence de ceux-ci. De Abgar V (an 4 av. J.-C.) à Sanatrouk (114 apr. J.-C.), rois d’Édesse et d’Arménie ? Qu’en est-il par la suite, à l’aube de la naissance du Christ ? Pour Moïse de Khorène, Abgar, roi d’Arménie, petit-fils d’Artachès qui, lui-même, est le frère de Tigran, transporte en l’an 4 av. J.-C. sa cour ainsi que toutes les archives royales de Nisibe à Édesse. Cette version est reprise avec une certaine retenue par Annie et Jean-Pierre Mahé. Pour Michel le Syrien, Abgar est roi d’Arménie. Jacques de Morgan situe en l’an 8 apr. J.-C. l’élévation au trône d’Osrhoène d’une branche de la famille royale arménienne et la rapporte aux liens féodaux des princes arabes vis-à-vis de l’Arménie. Cette extension de l'influence arménienne vers la Syrie ne sera pas, écrit-il, sans jouer un rôle important dans la politique orientale. Pour Acogh’Ig, historien des Xe-XIe siècles, Édesse appartient aux Arméniens de l’an 14 à l’an 55. Il en est de même pour les moines mékhitaristes de Venise, Saint-Martin et, plus récemment, Réthoré pour lequel « Orfa » compte parmi les anciennes cités royales des Arméniens47. Pour Duval, Abgar est d’origine nabatéenne. Il conteste une origine arménienne : « Les Édesséniens aiment à appeler leur ville la cité des Parthes. Les Parthes, les Édesséniens et les Arméniens étaient parfois confondus entre eux. C’est par une confusion analogue que les Arméniens considèrent Abgar comme l’un de leurs nationaux. » Il pense toutefois que le texte de Moïse relatif à la présence sur le trône d’Édesse de Sanatrouk, descendant de Tigran, peut avoir un fondement historique qu’il situe dans ce qu’il appelle un interrègne des dynastes Abgar (91-109) (Duval R., p. 29 et 52). Selon Mahé, les sources historiques prouvent en effet qu’un roi nommé Sanatrouk s’empara, vers 114-117, d’Édesse et des cantons méridionaux de l’Arménie aux confins de la Mésopotamie48. 46

de MORGAN (Jacques), Histoire du peuple arménien depuis les temps les plus reculés de ses annales jusqu’à nos jours, Berger-Levrault, Paris-Nancy, 1919, p. 71. 47 RÉTHORÉ (Jacques), Les chrétiens aux bêtes, étude et présentation par Joseph Alichoran, éd. du Cerf, 2005, p. 51. 48 MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), L’Arménie à l’épreuve des siècles, Gallimard, 2005, p. 34.

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Édesse est déjà si chère aux Arméniens que Nersès Šnorhali écrit au XIIe siècle, dans son élégie La complainte d’Édesse reprise ci-après (troisième partie, chapitre 2 e) : 425 Assise entre l'Euphrate et le Tigre. Je portais le nom de Mésopotamie. [J’étais le] palais du grand roi Des Arméniens et des Syriens, Abgar. Au final, nous retiendrons, comme Dédéyan, que, pour les Arméniens, depuis le Ve siècle, Édesse a été la capitale d’un royaume arménien49. Édesse, toutefois, ne figure pas dans la liste des douze capitales historiques de l’Arménie établie par Mutafian et Donabédian. Abgar le Grand (179-214) Trajan, en 114 apr. J.-C., mène campagne pour consolider les provinces de l’Empire à l’est. Édesse passe sous son contrôle. Elle se rebelle en 116, rejoignant une insurrection générale en Mésopotamie. Elle est durement châtiée par Lucius Quietus venu rétablir l’ordre. Elle sort de l’orbite de Rome lorsque Hadrien, successeur de Trajan, renonce aux conquêtes à l’est de l’Euphrate qu’il abandonne aux Parthes. L’interphase perse est courte car Édesse, au final, fait le choix romain. Abgar IX, dit le Grand, livre ses deux fils en otages à Rome et met à sa disposition ses archers émérites. Il sera somptueusement reçu en 197-198 par l’empereur Sévère. Son règne est marqué par une grande catastrophe naturelle, l’inondation d’Édesse, à l’automne de l’année 201, par les eaux du Daiçan qui, gonflées par une pluie torrentielle, ravagent la ville et les édifices royaux. Abgar contemple avec désolation ce désastre de la Tour des Perses. Il y a plus de deux mille victimes. Abgar fait alors élargir le lit du fleuve. Il construit son palais d’hiver dans la citadelle, entraînant à sa suite les nobles de la ville. Il exempte d’impôts pendant cinq ans les habitants de la cité, des bourgs et des châteaux voisins. Dans le même temps, la renommée intellectuelle d’Édesse naît grâce au compagnon d’enfance d’Abgar, Bardesane, poète et philosophe. Son Livre des lois des pays rend compte de sa pensée. Il y défend le libre arbitre, condamne le fatalisme astrologique des Chaldéens et traite des lois et des mœurs. Prédicateur ardent du christianisme, Bardesane est gnostique. Toutefois, ses idées, considérées comme hérétiques, seront combattues pendant plus d’un siècle par les Pères de l’Église.

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DÉDÉYAN (Gérard), Les princes arméniens de l’Euphratèse et l’Empire byzantin (fin XIemilieu XIIe s.) dans L’Arménie et Byzance : histoire et culture, Publications de la Sorbonne, 1996, p. 80.

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IV - Période romaine Édesse, province romaine (216), Empire romain d’Orient (395) Édesse est réduite en 216 en province romaine par l’empereur Caracalla. En 259, non loin d’Édesse, l’empereur Valérien, venu renforcer les défenses orientales contre les incursions perses, est fait prisonnier par Shappour Ier et meurt en captivité. Édesse, protégée par ses murs et la présence d’une garnison romaine, est épargnée. En 353, le catholicos Nersês, après sa consécration à Césarée, établit l’ordre des préséances à la table du roi Arsace. Les Etessian, de la ville d’Édesse, y figurent. Cette cité sera le lieu de sa retraite provisoire lors de son conflit avec le roi d’Arménie. Éphrem, en ce IVe siècle, donne à l’École d’Édesse un lustre majeur dans le domaine de l’enseignement de la théologie. Ses homélies et ses hymnes destinés aux offices religieux sont des modèles pour les Pères de l’Église syriaque ; ils sont aussi vecteurs de ses combats contre les nombreuses hérésies religieuses de l’époque. Ses exégèses traitent de textes religieux comme l’Ancien et le Nouveau Testaments. Charitable, il fonde un hôpital pour traiter les pestiférés. L’essor de cet établissement dans les siècles suivants est considérable d’autant qu’il bénéficie des écrits des nestoriens et des monophysites pour la diffusion des connaissances médicales. À la fin du IVe siècle, l’Empire romain est scindé en deux. Édesse fait partie de l’Empire romain d'Orient. L’École d’Édesse, fin Ve siècle, est fermée, ses maîtres migrant à Nisibe. Certains de ses élèves, nestoriens, portent haut leur foi, tels Acace, qui va enseigner à l’École patriarcale de Séleucie, et Qyoré, fondateur de l’École de Hira. V - Période perso-byzantine e

Édesse indestructible et rayonnante (VI siècle) Édesse est considérée comme une place forte inexpugnable. En dehors des contreforts escarpés qui forment une défense naturelle, elle est protégée par un double mur d’enceinte crénelé et flanqué de nombreuses tours. Les courtines de la citadelle qui la domine sont considérables à l'image du fossé cyclopéen (30 m de large, 20 m de profondeur et 750 m de longueur) qui borde la forteresse au nord-ouest et au sud. Le 17 septembre 503, Kawad, roi des Perses, entoure Édesse. Ses troupes couvrent toute la plaine. Le général Aréobinde, commandant la garnison romaine, est disposé à négocier une paix mais les Édesséniens, ayant renforcé les défenses des remparts, refusent de payer un quelconque tribut. 49

Kawad, désespérant de forcer la ville, se retire après avoir brûlé l’église Saint-Serge et la basilique des Confesseurs. Tel est le récit de Duval dont la source est Assemani qui rapporte d’un voyage en Orient la Chronique d’Édesse, texte historiographique en langue syriaque dont le/les auteurs est/sont anonymes (Duval R., p. 190-191). La version de Josué le stylite est plus épique : le chroniqueur syriaque rappelle qu’Édesse est une cité bénie par Jésus et protégée ainsi de ses ennemis ce qui rend vains les assauts de Kawad malgré ses éléphants, les pluies de flèches des Perses, les massues des Huns et les épées des Arabes50. En 544, le nouveau roi des Perses, Chosroès Ier, échoue également dans sa tentative de prendre Édesse ainsi que nous l’avons rapporté ci-dessus. Il est encore défait en 579. Vers le milieu de ce VIe siècle, Édesse peut s’enorgueillir d’un hôtel de ville et d’un forum (les Portiques), de bains d’été et de bains d’hiver tous deux entourés d’une double colonnade, et d’un autre établissement de bains. Deux aqueducs partant des villages de Tell-Zema et Maudat, au nord, amènent dans la ville des eaux de source. Édesse dispose d’un théâtre et, construit dit-on par Abgar IX, d’un hippodrome. Enfin, elle a un hôpital et, au dehors, un hospice. L’empereur Justinien a beaucoup fait pour elle après la nouvelle inondation de 525 : il a protégé la ville des inondations en détournant les cours d’eau du Daiçan, restauré l’hôtel de ville et rebâti l’église ancienne avec un luxe si grand qu’elle passe alors pour une des merveilles du monde (Duval R., p. 8, 10, 13-16, 19). Édesse, bénéficiant de l’appui de Byzance, résiste victorieusement aux attaques des Sassanides jusqu’à la fin de ce siècle. Chute d’Édesse, Chosroès II (609), puis reconquête, Héraclius (628) Les Édesséniens ont-ils pêché pour que leur cité succombe en 609 sous les coups de Chosroès II ? Toujours est-il qu’il est mis un terme à la prédiction de Jésus dans sa lettre à Abgar V. Les chrétiens jacobites sont déportés et un évêque nestorien, Ahischema, imposé. Quelques années plus tard, Chosroès autorise le retour des jacobites à Édesse et il leur restitue des églises (Duval R., p. 224-226, 238). Vers l’an 618 se produit un fait important, l’exode de la majorité des Juifs d’Édesse à la suite de leur révolte contre les Grecs dominateurs : 12 000 d’entre eux partent en Arabie auprès des fils d’Ismaël51. La reconquête de la Syrie est réalisée en 628 par l’empereur Héraclius. Il séjourne à Édesse quelque temps vers 629-630 lorsqu’il réorganise cette contrée. Venu participer à un office religieux et voulant communier, il est 50

JOSUÉ le STYLITE dans WRIGHT (Williams), The Chronicle of Joshua the Stylite, 1st Gorgias Press Edition, USA, 2003, p. 51-54, LX-LXIII. 51 ACOGH’IG de DARON (Étienne), Histoire universelle, traduction et annotation par Édouard Dulaurier, 1re partie, Ernest Leroux, 1883, p. 150.

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pris violemment à partie par le métropolite orthodoxe Isaïe : « Si tu n’anathématises pas par écrit le concile de Chalcédoine et le Tome de Léon, je ne te laisserai pas toucher les mystères ». Outré, il livre les églises aux orthodoxes partisans de Byzance mais il ne parvient pas à arracher les habitants à leur foi. Ses persécutions ouvrent la voie à l’acceptation par beaucoup de l’invasion arabe prochaine52. Héraclius est le fondateur d’une dynastie d’empereurs byzantins dont la filiation est présentée en annexe. Il est originaire d’une famille arménienne noble d’Édesse. Au Ve siècle, un de ses aïeux, Héraclius d’Édesse, a chassé les Vandales de la Tripolitaine cependant que son père, Héraclius Vahan, fut vainqueur des Perses avant de s’illustrer comme gouverneur en Afrique. VI - Période arabo-byzantine Chute d’Édesse (639), invasion arabe Vient le temps des conquêtes arabes. Les Byzantins, écrasés par l’armée de Khalid ibn al-Whalid dans la vallée du Yarmouk, en Palestine, perdent la Syrie en 636. Trois ans plus tard, peu avant la chute de la Perse, ‘Yadh ben Ghanm conquiert la Mésopotamie et en devient le gouverneur par le bon vouloir du calife Omar Ier. Édesse s’est rendue à lui car son évêque, après avoir eu l’assurance que la cathédrale serait épargnée, a accepté les conditions de reddition : fournir deux mesures de froment par habitant, remettre sur le bon chemin les troupes égarées, réparer les ponts et les routes, prêter aide aux musulmans. Dans le cas où l’une de ces conditions serait enfreinte, il y aurait déchéance de la dhimma (protection) (Duval R., p. 233234). Les musulmans conservent d’abord les rouages de l’administration romaine parfaitement organisée. En 640, le sultan Omar Ier établit dans les provinces conquises l’impôt de capitation pour les non-musulmans. Édesse, rattachée à d’autres villes pour former une province arabe, a perdu tout intérêt stratégique. Par les Syriaques, elle conserve une certaine importance dans les débats sur la christologie et joue un rôle dans la transmission aux Arabes des connaissances dans le domaine des sciences. En ce siècle, seul Jacques d’Édesse se situe dans la lignée des grands écrivains syriaques d’antan : Édesséniens tels Bardesane et Éphrem, et nonÉdesséniens comme Josué le Stylite, chroniqueur des événements en Syrie et en haute Mésopotamie (297-506), et Jean d’Asie, auteur d’une Histoire ecclésiastique (101 av. J.-C. - 584 apr. J.-C.). Jacques d’Édesse est un théologien et un liturgiste réputé par sa révision de la Peschito, ses scolies sur les Écritures, ses canons et homélies. Grammairien, il fixe la langue 52

MICHEL le SYRIEN dans CHABOT (Jean-Baptiste), Chronique de…, t. II…, op. cit., p. 412- 413.

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littéraire et établit les règles de l’orthographe. Il se distingue enfin par ses écrits sur la création du monde. Omeyyades (651-750) Les califes gouvernant le monde musulman sont, à partir de 651 et jusqu’en 750, les Omeyyades. Leur capitale est Damas. Le fondateur de la dynastie est Mu‘âwiya auquel succèdent son fils Yezid (680-683) puis Mu‘Awiya II qui disparaît prématurément, victime de la peste (683-684) comme Merwan b. al-Hakam (684-685). Au tout début du califat de Abd-el-Malik (685-705), les gouverneurs des provinces de la Mésopotamie conquises sont des chrétiens. Le calife tolère leur religion, leurs coutumes et traditions et les autorise même à rénover le patrimoine religieux ; ainsi en est-il de la basilique de la Mère-de-Dieu, bâtie sur l’emplacement de l’École des Perses et du baptistère d’Édesse. Le baptistère est dû à la générosité d’Athanase, surnommé Bar Goumayé, originaire d’Édesse, précepteur d’el‘Aziz, frère de el-Malik. En ce temps (Duval R., p. 216), les Syriaques jacobites sont la communauté chrétienne la plus importante. Ils sont desservis par une hiérarchie religieuse décriée. Puis vient la communauté arménienne, reconnue en tant que telle par le sultan el-Malik. Les chrétiens chalcédoniens, de même que les nestoriens dyophysites, sont peu nombreux ; toutefois, ils ont à leur tête un métropolite et disposent de plusieurs lieux de culte dont la cathédrale embellie au VIe siècle par l’évêque orthodoxe Amazoun (Sainte-Sophie). À partir de 692, Abd-el-Malik nomme des Arabes comme gouverneurs et une dominance répressive se développe : impôts, vexations, apostasie. Un impôt de répartition (taQdil) qui aggrave l’impôt de capitation est établi. Sur l’ordre de Muhammad ibn Marwan, frère du calife, gouverneur de la Mésopotamie, des chefs arméniens d’Édesse qui refusent d’embrasser l’islam sont enfermés dans une église et brûlés ; l’évêque Anastase est mis à mort. Des dispositions conséquentes sont prises par les successeurs d’elMalik, notamment Omar II (717-720) outré par l’échec de la prise de Constantinople. Relevons : « Les chrétiens ne seraient pas admis à témoigner contre les musulmans ; les chrétiens ne seraient pas constitués en dignité (juge, magistrat) ; ils ne pourraient pas élever la voix dans la prière ni frapper les sémantra (cloches) ni revêtir le kabiya (vêtement de soldat) ni chevaucher sur une selle » (MS, II, p. 489). C’est la marche inexorable vers une application sévère du statut de dhimmi ( « protégés ») traité largement ci-après. En 719, le catholicos Iwannis (Hovhannes Odznetsi) obtient du calife Omar la confirmation de la reconnaissance officielle de l’Église arménienne. Le calife accepte la liberté de culte pour les chrétiens là où ils le veulent, s’engage à ce qu’il n’y ait pas de conversion forcée à l’islam, exempte 52

d’impôts les Églises, leurs prêtres et les diacres53. Cette négociation a pour suite le traité d’Union de 726 entre Syriens et Arméniens développé précédemment. Le catholicos fixe dans le marbre le dogme et codifie la liturgie ainsi que le droit canon. Les Omeyyades, au faîte de leur apogée, étendent leur domination sur un territoire immense qui va de l’Asie centrale à l’Afrique du Nord et à une partie de l’Espagne. Des révoltes éclatent un peu partout, cruellement réprimées mais, en l’an 750, le dernier calife Merwan b. Muhammad est défait par Abû al-Abbâs à Beit Zabbê, entre Mossoul et Arbèles. La dynastie des Abbassides voit ainsi le jour. Abbassides (750-1258), recrutement de mercenaires turcs Les Abbassides, successeurs des Omeyyades, s’emparent d’Édesse. Leur capitale est Bagdad à partir de 762. Militairement moins forts que leurs prédécesseurs, les Abbassides recourent, vers 750, à des mercenaires turcs54. Michel le Syrien (MS, III, p. 152-153) en fait une description terrifiante : « Ils tuent et mangent tout ce qui rampe sur la terre : les animaux, les bêtes sauvages, les reptiles, les insectes, les oiseaux ; ils mangent les cadavres morts ». Il souligne leur disponibilité pleine de menaces pour l’avenir : « Quand les rois de l’extérieur avaient besoin d’eux, ils laissaient sortir autant d’hommes qu’ils en voulaient avoir. Ils emportaient dans leur pays les richesses de la contrée et les montraient aux autres en les excitant à partir avec eux et aller habiter une contrée remplie de tels biens. » Leur recrutement s’amplifie par la suite. Les Édesséniens alertent, mais en vain, leurs gouvernants sur ce peuple barbare qui vient de la contrée orientale, qui a un visage d’homme mais des cœurs de chien. À Édesse, les gouverneurs arabes se succèdent, triste litanie de déboires infligés aux chrétiens. À titre d’exemple, en 825, Mohammed Ibn Tâhir fait démolir l’église des quarante martyrs, la sacristie de la cathédrale, les basiliques et le couvent des nonnes orthodoxes ; il construit une mosquée devant l’église ancienne. e e Reconquêtes byzantines, Nicéphore, Maniakès (X - XI siècles)

À partir du début du Xe siècle, au fur et à mesure que le califat de Bagdad s’affaiblit, Byzance entreprend sous la conduite des empereurs de la dynastie macédonienne la reconquête de l’Empire d’Orient. Elle annexe par 53

MAYEUR (Jean-Marie), PIETRI (Charles (†) et Luce), VAUCHEZ (André), VENARD (Marc), Histoire du christianisme, t. IV, Évêques, moines et empereurs (610-1054), Desclée, 1993, p. 478-479. 54 LAURENT (Joseph), L'Arménie entre Byzance et l'Islam, depuis la conquête arabe jusqu'en 886, éd. E. de Boccard, Paris, 1919, p. 227-232.

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morceaux l’Arménie depuis Mélitène et l’Euphrate jusque près de Dwin, près de l’Araxe, et jusqu’au voisinage d’Ourmiah, transportant sur son territoire les rois dépossédés et leurs peuples. La masse des émigrés s’établit dans les provinces à l’ouest et près de l’Euphrate, entre Mélitène, Sébaste et Césarée. La Cilicie, en 964, et la Syrie, en 966, tombent dans les mains de l’empereur Nicéphore II Phokas. Michel le Syrien date de 998 l’émigration des Arméniens en Cappadoce, en Cilicie et en Syrie ; lorsqu’il les cite par la suite, il utilise souvent des termes tels voleurs, brigands, maudits Arméniens, car il ne les aime guère. À sa décharge, en ces temps, ces épithètes sont parfois justifiées. En ce qui concerne Édesse, les forces byzantines s’en approchent en 944 mais partent après que le linge portant l’image du Christ leur a été remis (cf. ci-dessus Le saint Suaire). En 968, l’empereur Nicéphore II Phokas entreprend une seconde expédition en Syrie. Il s’avance jusqu’à Nisibe et l’assiège sans succès. À son retour, il incendie Édesse. En 993-994, les Fâtimides d’Égypte envahissent la Syrie, font le siège d’Alep puis, traversant l’Euphrate, dévastent Édesse et ses terres. Édesse est reprise plus tardivement, épisode épique que rapporte dans le détail Matthieu d’Édesse, chroniqueur que Dulaurier qualifie d’Arménien par la pensée et le génie. Au début de l’année 1031, à la faveur d’un conflit entre les deux émirs d’Édesse, Schebl (tribu des Arabes Kélabites) et Otheïr (tribu des BeniNomaîr), le chef romain de Samosate, Georges Maniakès, prend avec quatre cents hommes possession de la forteresse et de la ville malgré l’intervention des forces kurdes de Nacer-eddaula. La prise d’Édesse suscite une violente réaction des musulmans qui accourent de leurs provinces et d’Égypte. Ils font périr par le feu nombre de Syriens enfermés dans l’église Sainte-Sophie. Maniakès, soutenu par l’empereur Romain III qui envoie des troupes et de la nourriture, résiste victorieusement55. Édesse, alors, vit dans une situation de semi-indépendance, contrainte de payer un tribut à Constantinople. En 1032, Maniakès est envoyé dans la province du Vaspouraçan, remplacé par le curopalate (maréchal du palais) Apouk‘ap. Une tentative de la tribu arabe des Noumaïrites pour recouvrer Édesse échoue : IbnWathah, gouverneur de Harrân, investit la ville mais, ne pouvant s’emparer de la citadelle, part en emmenant captifs 3 000 jeunes gens, hommes et filles (1035-1036) ; par la suite, se sentant impuissant à lutter à la fois contre les Grecs et les Turcs, il fait la paix avec les premiers et leur abandonne Édesse (Duval R., p. 272-274).

55 MATTHIEU d’ÉDESSE, Chronique (962-1136) dans DULAURIER (Édouard), Bibliothèque historique arménienne ou Choix des principaux historiens arméniens traduits en français, Collection destinée à servir de complément aux Chroniqueurs byzantins et slavons, A. Durand, libraire, Paris, 1858, p. 46-51, 394 note LXXIII (1).

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Du fait de sa position stratégique, la reconquête d’Édesse est de grande importance pour les Byzantins. A-t-elle conduit des Syriaques jacobites, détestant ces « hérétiques » Grecs, à accompagner les Arabes dans leur retraite ? Certain, par contre, est le fait que la présence arménienne va grandir considérablement vers la seconde moitié du XIe siècle grâce aux gouverneurs arméniens d’obédience chalcédonienne : Varazvatchê (10371038), Diabatènos (1062), Léon Arbatènos (1067), Léon Diabatènos (10721077). Haines entre chrétiens chalcédoniens et non-chalcédoniens Les relations entre Byzance et les Arméniens sont difficiles du fait de leurs différents religieux. Elles opposent les uns, dits chalcédoniens, aux autres, non-chalcédoniens. L’origine ethnique des empereurs ne joue en rien puisque, durant une grande partie de la période que nous décrivons, les empereurs en place appartiennent à la dynastie dite macédonienne fondée par Basile Ier et sont d’origine arménienne hors le dernier, Michel VI Stratiotique, fils adoptif de Théodora (voir liste en annexe). Ainsi, - « Les Arméniens restés fidèles à leur royaume et à leur nationalité, furent invités à se conformer à la foi et aux ordres de l’empereur, puis sommés d’obéir et enfin soumis à des persécutions sévères » ; - « Les Grecs usaient, pour convertir les Arméniens à leur foi, des mêmes rigueurs que les Arabes ou les Turcs. Ces crimes, de la part de Byzance, étaient non seulement odieux mais aussi fort impolitiques, car l’Arménie, poste avancé du christianisme vers l’orient, pouvait, si les empereurs l’avaient rendue forte, arrêter pendant bien des années le flot des Turcs 56 ». L’histoire du roi d’Arménie Gagik II illustre la haine entre Byzantins et Arméniens. Gagik, ayant dû céder son royaume à l’empereur Constantin IX Monomaque (1045), réside à Césarée de Cappadoce où il subit nombre de vexations de la part des Grecs. Un jour, le métropolite de cette ville, Marc, appelle son jeune chien de race Armen. Gagik, indigné de cette insolence, s’empare de Marc et le fait enfermer avec son chien dans un sac, puis il ordonne à ses serviteurs de frapper l’animal. Le chien furieux se met à déchirer son maître à belles dents. Ce combat à outrance avec un bruit de grincements de dents, des gémissements et des plaintes, se termine par la mort du prélat. Gagik, dès lors, se tient prudemment éloigné des Grecs jusqu’au jour où, dans la plaine d’Arszias, il tombe dans les mains de chefs romains, trois frères, fils de Mandalê, qui l’emmènent dans leur forteresse de Guizisdara. Assiégés, ils l’étranglent avec une corde (ME, p. 152-154, 18356

de MORGAN (Jacques), Histoire du peuple arménien…, op. cit., p. 152 et 154.

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184, 276-279). Jean et David, ses deux fils, meurent quelque temps après, ainsi qu’Achot, fils de Jean, tous trois empoisonnés. Bien plus tard, en l’an 1111, T‘oros, prince roubênien de Cilicie, répond à l’invitation de l’un des fils de Mandâle, auquel il est lié par des liens de parenté, pour prendre possession de la forteresse de Guentrôsgavis située à la limite de ses États en échange d’un autre territoire. La promesse n’est pas tenue. TZoros se saisit des trois frères. Il se fait remettre en premier lieu l’épée et les vêtements de Gagik puis il leur réclame des trésors. Il essuie un refus. L’un des frères se précipite du haut de la falaise de la forteresse et meurt ; le second, clamant son attachement à l’empereur, succombe sous les coups de bâton portés par T‘oros ; le troisième parle et est épargné, devenant vassal du prince arménien. En 1054 se produit le schisme entre l’Église de Rome et l’Église de Byzance, conduisant cette dernière à exercer plus encore ce qu’elle considère être sa primauté sur les chrétiens d’Orient. Les persécutions atteignent vers 1060 un niveau si élevé qu’elles sont plus durement ressenties par les chrétiens que les actes de déprédations et de pillages des Turcs. VII - Période byzanto-arméno-saldkjoûkide Venant de l’Asie centrale, les Turcs saldjoûkides (du nom de Seljukide, chef de la tribu des Ouïgours) s’établissent vers 1040 dans le Khourasân, au nord-est de l’Iran, puis entrent dans Bagdad en 1045, conduits par Toughrîl Beg. Dès lors, le califat abbasside de Bagdad est sous leur tutelle. Leur vague migratoire est peut-être sans équivalent dans l’histoire de l’humanité en raison de ses conséquences. En effet, le successeur de Toughrîl Beg, son neveu Alp Arslân (1063-1072), va faire des Saldjoûkides des acteurs majeurs du Moyen-Orient. Attaques saldjoûkides, chute d’Ani (1064), dévastations d’Édesse (10641071) En l’an 503 (8 mars 1054 - 7 mars 1055), Toughrîl Beg fond sur l’Arménie et entreprend le siège de Mantzikert défendue par Basile, fils de l’illustre Apouk‘ap. Il subit un échec honteux. Pour le braver, les habitants placent un porc dans une baliste puis l’envoient dans le camp ennemi en criant « O Sulthan, prends ce porc pour femme et nous te donnerons Mandzguerd [Mantzikert] en dot » (ME, p. 102). Quatre ans plus tard, une seconde incursion visant Mélitène est également repoussée. Ces victoires sont éphémères. Les Grecs se sont substitués aux chefs arméniens mais n’ont pas les mêmes vertus guerrières. Alors, les Perses reviennent en force. En 1064, Ani tombe, abandonnée par les troupes

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grecques cédant à l’offensive menée par Alp Arslân. L’Arménie orientale tombe aux mains des Turcs. Les Turcs, entre 1064 et 1067, puis en 1071, réalisent dans la région d’Édesse des incursions ravageuses favorisées par les relations détestables entre Byzantins et Arméniens. C’est ainsi que, en l’an 514 (5 mars 1065 - 4 mars 1066), le gouverneur grec d’Édesse, Bigh’ônid, et son proximos (lieutenant) avertissent l’émir perse de la venue à sa rencontre de la troupe conduite par le chef arménien Bekhd. Pour punir cette félonie, l’empereur Constantin Doukas mande le proximos et le condamne à être écorché ; il fait remplir sa peau de foin et l’envoie à Édesse. En revanche, la peine infligée au gouverneur est légère, une simple destitution (ME, p. 130-131). À la veille du désastre de Mantzikert, Édesse compte environ trente cinq mille habitants, parmi lesquels mille Francs, vraisemblablement une colonie militaire de l’empereur de Byzance. Défaite de Mantzikert (1071) et ses conséquences L’empereur byzantin Romain IV Diogène, après s’être emparé de Mantzikert, commet une erreur stratégique : sûr de sa supériorité, et Alp Arslân lui proposant de faire la paix, il renvoie au printemps 1071 une grande partie de ses troupes prendre leurs quartiers d’hiver à Constantinople (ME, p. 168-171). Malgré la vaillance de ses capitaines arméniens, Khatap et Vasilak, Diogène est vaincu le 26 août. La victoire des Turcs est un désastre qui va s’accompagner de la perte des trois quarts de l’Asie Mineure dans les dix ans qui suivent. Édesse, comme Antioche, bénéficie alors de l’arrivée des Arméniens chassés des régions du nord-est. Parallèlement, la conquête des territoires arabes par les Turcs va être favorisée par leur conversion à l’islam (MS, III, p. 156-157). L’alliance de ces deux forces, race et religion, animées du même désir d’opprimer et de dominer, enfante un monde nouveau57. Philarète, ascension et chute (1077-1087), sultanat de Roûm et émirats turcs En 1077, Philarète Brachamios, issu d'une famille noble arménienne entrée au service de Byzance au Xe siècle, les Varajnouni, originaires du Vaspourakan, est en conflit avec l’empereur byzantin Michel VII Doukas qu’il considère comme un usurpateur. Il lui arrache Édesse grâce à son lieutenant Basile Apokapès, fils d’Apouk‘ap, auquel, au terme d’un long siège, les habitants livrent la ville après avoir tué leur gouverneur arménien, Léon Diabatènos. Basile, arménien chalcédonien, est adoubé par les empereurs Nicéphore III puis Alexis Ier Comnène. 57

MACLER (Frédéric), Autour de l’Arménie, E. Nourry, Paris, 1917, p. 188.

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Philarète favorise l’immigration avec leur clergé de ses compatriotes de la grande Arménie chassés en 1079 par une double calamité, les Turcs et la famine ; il a également une action positive pour le repeuplement syriaque. À la mort d’Apokapès, en 1083, deux factions arméniennes s’affrontent à Édesse pour le pouvoir. L’une est rattachée à la vieille famille des Ardjk‘etonk‘ ; l’autre, d’implantation récente à Édesse, est regroupée autour de Sembat, gendre d’Apokapès. Philarète fait exécuter, aveugler ou emprisonner à Marach tous leurs chefs pour prendre lui-même, sans entraves, le commandement d’Édesse, secondé par Barsoumâ, son lieutenant, un Syriaque jacobite58. Philarète est alors à la tête d’une principauté que l’on peut qualifier d’arménienne par sa population. Elle comprend la Cilicie, Antioche et Kharberd, l’Euphratèse (Mélitène, Commagène, Osrhoène, Cyrrhestique) et peut-être même Chypre. Sa puissance sera éphémère car son territoire est un îlot chrétien que menacent ses voisins, les Turcs : - à l’ouest, les Saldjoûkides du sultanat de Roûm fondé vers 1077-1080 par Soulaymân, cousin de Alp Arslân, à la suite du désastre de Mantzikert ; ils occupent la plus grande partie de l’Anatolie et aussi, depuis décembre 1084, Antioche, ce qui ne manque pas d’inquiéter et d’irriter les autres émirs tucs du voisinage ; leur capitale est Nicée, non loin de Constantinople ; - ceux plus au nord-ouest, en Cappadoce, sous le commandement de Dânishmend, fondateur vers 1085 de la dynastie portant son nom ; Sébaste est leur capitale ; - ceux de l’Iran à l’est, dénommés grands-saldjoûkides, et dont le pouvoir s’étend jusqu’à Bagdad, recouvrant la Syrie, la Palestine et Jérusalem. Les bras séculiers de ces sultans sont les émirs ou atâbeg (tuteurs d’un prince) de Mossoul et d’Alep qu’ils nomment ou chassent selon leur bon vouloir. Les Turcs de Roûm enlèvent à Philarète la Cilicie et Antioche en 1084, le Djahan en 1085 puis, aidés par leurs frères de Sébaste, le Commagène en 1086. Les Dânishmendides se sont emparés de Mélitène en 1085. La chute de Philarète va être précipitée à Édesse car sa situation y est inconfortable : - grec de langue, de coutumes et de religion, il est en porte-à-faux avec les chrétiens non-chalcédoniens, Syriaques et Arméniens, allant pour ces derniers jusqu’à créer un anticatholicossat ; - il soutire à ses administrés des sommes élevées pour faire face à ses dépenses. Il doit payer les soldes de ses mercenaires, le tribut (« djizya ») à Mouslin, son suzerain, émir de Mossoul, fortifier ses territoires. Il suscite ainsi, en particulier chez les Syriaques, une haine incoercible. 58

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 1, Aux origines de l’état cilicien..., op. cit., p. 5-6, 96-99, 135-136, 195-198, 206-207, 278.

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Alors, Philarète part chercher l’appui du puissant sultan de Perse Malikshâh, fils de Alp Arslân, considérant que c’est la seule façon de surmonter ses difficultés. Il laisse, pour le remplacer, un grand officier de l’Empire, l’accubiteur (chambellan). Ce dernier meurt sous les coups de Barsoumâ au cours d’un office religieux dans l’église Saint-Théodore. Barsoumâ se fait reconnaître duc par les Édesséniens. Malikshâh, très au fait de la situation à Édesse, est sourd aux demandes de Philarète en dépit de sa conversion à l’islam. Il envoie l’émir Boûzân assiéger Édesse qui tombe au début de l’année 108759. Boûzân y place pour gouverneur et préfet Khouloukh, un général d’armée. Boûzân, avant de s’en retourner en Perse, fait périr par le glaive douze Arméniens de haute condition sur la dénonciation calomniatrice d’un certain Askar. Ces douze hommes font partie du Conseil des notables qui assiste le gouverneur dans le gouvernement de la cité (ME, p. 198-199, 215-216). Il ne reste à Philarète que Marach, livré précédemment aux Turcs par son lieutenant Gabriel. Il finit ses jours dans un monastère († vers 1090). Le jugement de Matthieu d’Édesse sur cet homme est sans appel : « Chef impie et infâme, premier-né de Satan. Homme scélérat s’il en fut jamais, précurseur de l’immonde Antéchrist, possédé par le Démon et d’une humeur fantasque et perverse. Les Arméniens ne le reconnaissaient pas pour un des leurs, les Grecs le désavouaient également » (ME, p. 198-199, 215-216). En 1087, la mainmise turque est pratiquement totale sur la Syrie, la Mésopotamie, la Palestine. Elle s’étend du Pont jusque près de Constantinople. T‘oros (1087-1095) Le nom de T‘oros ancien lieutenant de Philarète, duc et curopalate byzantin, est souvent cité dans la fonction d’administrateur dès 1087. T‘oros est-il Arménien ? Michel le Syrien parle pour sa part de Theodoros (T‘oros), fils du grec Hétom, et Guillaume de Tyr d’un « certain Grec ». En fait, T‘oros est un représentant de la branche hétoumienne des Pahlawouni : les Hétoumiens sont des Pahlawouni par alliance60. T‘oros dirige une cité multiethnique. Les chrétiens sont majoritaires avec la communauté syriaque jacobite, puis les Arméniens et une minorité de « Grecs » (Arméniens chalcédoniens, Géorgiens, Syriaques melkites) et quelques Francs. 59

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 1, Aux origines de l’état cilicien..., op. cit., p. 156, 244-246. 60 DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), vol. 2, De l’Euphrate au Nil : le réseau diasporique, Bibliothèque arménologique de la fondation Galouste Gulbenkian, Lisbonne, 2003, p. 990.

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En cette période, Édesse est vantée pour ses eaux, ses jardins, ses vignes et ses vergers, ses champs (blé, orge, horticulture), ses cultures industrielles comme celle du mûrier, pour les vers à soie, ses forêts et ses élevages (ovins, caprins, bovins, chevaux, mulets, chameaux).

CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE, PREMIER DES ÉTATS CROISÉS D’ORIENT, NAISSANCE ET CHUTE I - Édesse à l’aube de la première croisade En 1095, le sultan de Damas, Toutoush, fils d’Alp Arslân et frère de Malikshâh, défait l’émir d’Édesse, Boûzân, qui est venu l’empêcher de s’emparer d’Alep. Il fait porter la tête de son ennemi à Édesse dont il confie le gouvernement au curopalate T‘oros. Ainsi, Édesse est redevenue arménienne. Le sultan, prudent, y installe une garnison turque avec un corps d’Arméniens. T‘oros, en retour, élève des fortifications et construit vingtcinq tours, ce qui le rend maître de la ville, ayant isolé la citadelle. Peu après, il réalise un renversement d’alliance, se plaçant sous la protection du sultan saldjoûkide Alph‘ilag, descendant de Koutloumoush, le père de Soulaymân. Son initiative est malheureuse car Alph‘ilag décide le pillage d’Édesse. T‘oros, averti à temps, lui donne un breuvage empoisonné et le fait conduire aux bains publics où il succombe aussitôt. À la nouvelle de sa mort, ses troupes se sauvent. La domination d’Alph‘ilag dans cette cité n’a duré que trente-cinq jours. Tel est le récit de Matthieu d’Édesse (ME, p. 205, 208211). Notons la contradiction entre les historiens sur la chronologie de l’entrée en scène de l’acteur principal, T‘oros (ci-dessus, 1087). Cette phase de l’histoire d’Édesse devient une épopée sous la plume de l’Édessénien anonyme. Le point de départ est le gouverneur de Damas, Toutoush. Ayant vaincu Boûzân, émir d’Édesse, qui l’avait attaqué, il envoie dans cette cité le général turc Al-Firdj avec l’ordre de la piller. Ce général, avant de passer à l’action, offre un banquet aux chefs de son armée et y invite une chanteuse chrétienne, Qira Gali (la fouine). Celle-ci lui fait boire une coupe de vin dans laquelle elle a trempé une bague qui a des vertus meurtrières. Peu après, Firdj se plaint de douleurs aux entrailles. Gali lui conseille de se rendre au bain. Elle l’accompagne, l’aide à se dévêtir et ne le quitte pas avant qu’il ne meure. De suite, « [Les Édesséniens] s’armèrent tous et sortirent avec une grande armée contre les Turcs qui se reposaient. A leur vue, les mains des Turcs s’affaiblirent, car ils étaient peu nombreux par rapport à l’armée des Édesséniens. Ils coururent avertir leur commandant, 61

mais le trouvèrent mort. Alors, leur cœur fut brisé et ils demandèrent aux Édesséniens de les laisser sortir sains et saufs de la ville. Ceux qui restaient dans la citadelle étaient en grande détresse. Théodore acheta alors la citadelle au chef des Turcs. Ainsi, Édesse et sa citadelle retournèrent aux Romains jusqu’à l’arrivée des Francs 61 ». Pour Dédéyan, Alph‘ilag et Al-Firdj sont deux noms d’un même personnage, Alp Ilek, frère de Soulaymân, un officier grand-saldjoûkide. II - Édesse et la première croisade Urbain II (1095), l’armée des pèlerins (1096), la croisade des barons (1097) En 1095, au Concile de Clermont, le pape Urbain II, reprenant le projet resté sans écho de Grégoire VII de 1074, déclare : « Je vous exhorte et je vous supplie, vous les hérauts du Christ, à persuader à tous, à quelque classe de la société qu’ils appartiennent, chevaliers ou piétons, riches ou pauvres, de se rendre au secours des chrétiens et de repousser ce peuple néfaste [les Turcs] loin de nos territoires. Le Christ l’ordonne. A tous ceux qui y partiront et qui mourront en route, que ce soit sur terre ou sur mer, ou qui perdront la vie en combattant les païens, la rémission de leurs péchés sera accordée 62 ». La mission : libérer le tombeau de Jésus tombé aux mains des Turcs, permettre aux pèlerins d’aller prier à Jérusalem en sécurité, secourir leurs frères chrétiens d’Orient. Ces derniers ne sont, en vérité, nullement demandeurs d’une intervention. La raison majeure de leur mal vivre est l’oppression byzantine. Lors de sa venue à Clermont, le pape excommunie le roi de France, Philippe Ier, pour avoir répudié sa femme, Berthe de Hollande, afin de se remarier avec Bertrade de Montfort, enlevée à son époux, Foulque IV, comte d’Anjou, son vassal. Frappé d’anathème, le roi Philippe ne peut participer à la croisade. Quelques années plus tard, il aura la satisfaction de marier ses deux filles à des Francs d’Orient : Constance à Bohémond Ier, prince d’Antioche ; Cécile à Tancrède, prince d’Antioche, son premier époux, puis à Pons, comte de Tripoli. La première union se traduit par une descendance allant jusqu’à Bohémond VII. Première arrivée, l’armée des pèlerins de Pierre l'Ermite est décimée à Nicée, en octobre 1096, par la cavalerie du sultan de Roûm Kîlîdj Arslan Ier. Redoutables Saldjoûkides que l’on va retrouver plus tard pour sonner le glas du comté d’Édesse. 61

L’ÉDESSÉNIEN ANONYME, Anonymi auctoris chronicon ad annum Christi 1234 Pertinens II traduit par Albert Abouna, Introduction, notes et index de J.M. Fiey, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, Louvain, 1974, p. 37-39. 62 YOUSIF (Ephrem-Isa), Les chroniqueurs…, op. cit., p. 61.

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La croisade dite des barons prend le relais. Elle rassemble - les Lorrains, menés par Godefroy de Bouillon, le fils du comte de Boulogne, duc de Basse Lotharingie, avec son frère, Baudouin de Boulogne (N.D.L.R. : certains auteurs écrivent Baudoin), et leur cousin Baudouin de Bourcq ; - les Gascons et les Goths, autour de Raymond de Saint-Gilles, comte de Toulouse ; - les Normands d’Italie, conduits par Bohémond de Tarente, avec son neveu Tancrède de Hauteville et Roger de Salerne ; - et aussi Robert Courteheuse duc de Normandie, Robert comte de Flandre, Hugues comte de Vermandois, frère de Philippe Ier. Parvenus à Constantinople, nombre d’entre eux prêtent serment d’allégeance à l’empereur, promettant de l’aider à récupérer les territoires perdus. Ainsi en est-il de Godefroy de Bouillon, Baudouin de Bourcq, Bohémond, Robert de Flandre entre autres. En juin 1097, les barons francs prennent Nicée, contraignant le sultan à déplacer sa capitale à Iconium (Konya), puis l’écrasent le 1er juillet à Dorylée (80 000 morts). Leurs conquêtes s’étendent rapidement à toute la plaine cilicienne. Le 20 octobre débute le siège d’Antioche, ville aux 10 km d’enceinte et aux 400 tours fortifiées, saldjoûkide depuis 1085. La région d’Édesse en 1098 Dans la montagne du Taurus, au nord-est de la Cilicie, est la principauté de Kostandin, seigneur de Ka_ka_3 À l’est, se trouve le vaste domaine de Gogh Vasil dont l’autorité a été consacrée par le catholicos. Il comporte des centres importants comme Hisn Mansoûr, Péhesni, K‘esoun, Rapan sans oublier Ho5omkla. La région de Marach est dans les mains de T‘at‘oul. Enfin, il y a une multitude de princes arméniens indépendants, mais devant payer un tribut aux Turcs, tels T‘oros à Édesse, Gabriel à Mélitène, Bagrat à Râwândan, Apelgharip à al-Bîra. T‘oros, prise du pouvoir par Baudouin de Boulogne (1098) Les attaques des émirs turcs du voisinage d’Édesse sont permanentes. T‘oros et son Conseil restreint des notables décident de demander de l’aide aux Croisés. Cette décision n’est pas surprenante car, si T‘oros est de rite grec, ses compatriotes considèrent la religion des Francs plus proche de la croyance arménienne que l’orthodoxie byzantine. Pour les Francs, la cité d’Abgar est une Ville sainte, une autre Jérusalem, car le Christ y a fait ses premiers adeptes. Quel chef croisé ? Ce sera Baudouin de Boulogne, frère de Godefroy de Bouillon. Baudouin est un bel homme, le teint blanc, les cheveux et la barbe

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noire, le nez aquilin, une allure pleine de majesté63. Ambitieux, ardent, il n’hésite pas, pour conquérir des territoires au nord, à se détacher des troupes franques dont l’objectif est Jérusalem. Son conseiller est Bagrat, frère de Gogh Vasil, évadé des geôles de l’empereur Alexis Comnène. Bagrat suscite le ralliement de ses compatriotes de Tell Bâshir et de Râwandân révoltés contre les garnisons saldjoûkides et il obtient également des ichkhan (princes) du voisinage qu’ils reconnaissent la suzeraineté de Baudouin. Le chef franc, sollicité par une délégation venue d’Édesse, décide de s’y porter de suite à la tête de 60 cavaliers. Il y est accueilli avec enthousiasme. Il est très vite approché par des Syriaques jacobites et des Arméniens hostiles à T‘oros. Ceux-ci, associés à Kostandin de Ka_ka_, oncle d’Arda, future épouse de Baudouin, montent une conjuration dans le but de faire périr T‘oros. Ils s’assurent du concours de Baudouin en lui promettant de lui livrer la ville. Une émeute éclate ensuite, contraignant T‘oros à se réfugier dans la citadelle. Baudouin intervient pour négocier son départ. Il lui promet qu’il pourra s’en aller sain et sauf. La croix de Varag et celle de Mak’énis lui étant présentées, il jure « sur ces vénérables reliques, au milieu de l’église [arménienne] des Saints Apôtres, de ne lui faire aucun mal. Il prit à témoin les Archanges, les Anges, les Prophètes, les Patriarches, les Apôtres, les saints Pontifes et toute la milice des Martyrs qu’il exécuterait ce que Thoros lui avait demandé. » Promesse reniée, forfait épouvantable car T‘oros est précipité du haut du rempart par la foule, criblé de coups d’épée puis, une corde lui ayant été attachée aux pieds, il est traîné ignominieusement sur les places publiques (9 mars 1098). En réponse, la colère de Dieu va se manifester une première fois en l’an 548 de l’ère arménienne (25 février 1099 - 24 février 1100) par une famine qui frappe la ville d’Édesse. Ainsi s’exprime Matthieu d’Édesse sur la prise du pouvoir par Baudouin et ses conséquences (ME, p. 218-221, 228-229). Chibot conteste cette version, se fondant sur les dires de Basile Bar Shumana, évêque syriaque d’Édesse en 1143 : « Un historien arménien auquel on a accordé jusqu’ici beaucoup trop d’autorité, Matthieu d’Édesse, accuse formellement Baudoin d’avoir comploté contre la vie de Théodore. Or, notre chroniqueur, qui connaît tous les détails de l’affaire, non seulement innocente Baudoin, mais le loue des efforts qu’il fit pour délivrer le prince arménien 64 ». Guillaume de Tyr considère pareillement que Baudouin ne peut être accusé d’avoir poussé les Édesséniens à tuer T‘oros. Ses écrits apportent des éclairages complémentaires - la délégation envoyée solliciter le chef franc est conduite par l’évêque des Arméniens ; elle lui assure qu’il recevra dès maintenant la moitié des 63

YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent…, op. cit., p. 32. CHABOT (Jean-Baptiste), Édesse pendant la première croisade, Comptes rendus des séances de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, vol. 62, n° 6, 1918, p. 436.

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revenus, tributs et impôts perçus par la ville et, après la mort du gouverneur, la totalité, puisque T‘oros n’a pas d’enfant ; - le gouverneur, jaloux de l’accueil triomphal fait à Baudouin, se rétracte ; il lui propose de payer ses services, le traitant comme un mercenaire ; il est contraint de tenir ses engagements face à la pression des Édesséniens. Foulcher retient simplement que Baudouin et les siens éprouvèrent un vif chagrin de n’avoir pu obtenir qu’on usât de pitié envers ce pauvre prince. Plus discret encore est l’Édessénien anonyme qui explique que les Édesséniens n’agirent pas par amour des Francs mais en raison de leur animosité envers « Théodore ». La diversité de ces écrits traduit les sensibilités ou les engagements de leurs auteurs. Ainsi, Chabot est très admiratif des historiens syriens, plus sûrs et moins tendancieux, juge-t-il, que les Arméniens qu’il considère hostiles aux Francs ; toutefois, le témoignage de Shumana, il le reconnaît, est indirect, sa source étant un chroniqueur anonyme dont l’ouvrage est perdu. Guillaume de Tyr, latin d’Orient de seconde génération car né en 1130 à Jérusalem, n’a pas assisté aux événements, ses sources sont inconnues. Le fait que Foulcher soit le chapelain de Baudouin peut expliquer sa sobriété sur ce sujet. Guillaume de Tyr et Foulcher sont de ces chroniqueurs latins que Dulaurier juge insuffisants pour l’histoire de la gouvernance d’Édesse par les comtes français. Chercheur de notre temps, Zouache estime très fiables Matthieu d’Édesse et Grégoire le Prêtre, Michel le Syrien et l’Anonyme syriaque pour leurs textes sur la Syrie du Nord65. Exercice du pouvoir par Baudouin de Boulogne (1098-1100) Baudouin est comte d’Édesse. Cet événement connu, son retentissement est considérable : « Aussitôt, tous les traînards, tous les aventuriers de la grande armée, chevaliers, écuyers, nobles et vilains, tous ceux qui étaient fatigués de souffrir et pressés de jouir, abandonnant la route de Jérusalem et le siège d’Antioche, où la peste décimait les pèlerins, accoururent à Édesse. En deux mois, toutes les villes au-delà de l’Euphrate et sur ses bords furent enlevées à leurs émirs arabes ou se rendirent à discrétion, et le comté d’Édesse se trouva constitué 66 ». Samosate lui est tout simplement vendue par son émir turc incapable de la défendre. Pour l’heure, Baudouin résiste à un siège mené par Karboûkâ, émir de Mossoul au service de Barkyâroûk, sultan grand-saldjoûkide de Perse, qui lui a donné mission de reprendre la ville d’Antioche tombée le 3 juin 1098 65

ZOUACHE (Abbès), Armées et combats en Syrie de 491/1098 à 569/1174. Analyse comparée des sources latines et arabes médiévales, Presses de l’Institut français du ProcheOrient, Damas, 2008, p. 189. 66 SCHLUMBERGER (Gustave), Les principautés franques du Levant d’après les plus récentes découvertes de la numismatique, Ernest Leroux, Paris, 1877, p. 10-11.

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aux mains des Croisés. Pour faire face, il se sert autant de « l’arc des Arméniens » que de « la lance des Gaulois ». Un hommage est ainsi de nouveau rendu aux archers arméniens dont il a été précédemment souligné l’excellence du temps d’Abgar IX. Karboûkâ, retardé, arrive trois jours après la prise d’Antioche avec une armée considérable : 800 000 cavaliers et 300 000 fantassins selon Matthieu d’Édesse, 100 000 cavaliers pour Michel le Syrien. Malgré cela, il ne peut reprendre la place. Il subit une sévère défaite. Le 29 juin, la citadelle tombe aux mains des Francs. Bohémond, oubliant son serment d’allégeance à l’empereur Alexis Comnène, crée le second État croisé latin, une principauté. Baudouin, veuf de Godehilde de Conches décédée en terre d’Orient en 1097, épouse, exemple que deux de ses successeurs suivront, une Arménienne, Arda, la fille du prince Dawt‘ouk, seigneur de Samosate. Cette union résulte de la recommandation du Conseil des notables, majoritairement constitué d’Arméniens, qui espère ainsi contrôler Baudouin. Cet espoir est vite déçu puisque le comte fait venir nombre de barons francs (Reinard de Toul, Gaston de Béarn…) auxquels il donne des terres d’alentour. Les ichkhan se révoltent en décembre 1098. La riposte de Baudouin est immédiate. Certains conjurés sont exécutés ; d’autres, épargnés, sont soumis à de très lourdes amendes et écartés du pouvoir. Très vite, Baudouin, assis sur un trône ensanglanté et redoutant l’humeur inconstante du peuple, inspire autant de craintes à ses sujets qu’à ses ennemis67. Son beau-père, Dawt‘ouk, qui n’a toujours pas payé la dot de sa fille, s’enfuit alors dans ses montagnes, départ sans retour. L’armée de Baudouin comporte, à côté des chevaliers francs, corps d’élite, d’importants contingents arméniens, mercenaires ou recrutés après des demandes faites par le comte aux églises et communautés urbaines. En cela, les pratiques de Baudouin sont semblables à celles des autres chefs francs. Baudouin repousse les Turcs, agrandit ses domaines jusqu’aux rives de l’Euphrate. Il règne bientôt sur l’une des plus riches provinces de l’ancien royaume d’Assyrie. Il continue à s’attacher ses proches, tel Foucher auquel il offre Saroûdj, place forte musulmane riche et commerçante à 40 km au sudouest d’Édesse. Son compagnon en tire un grand bénéfice en s’appropriant très vite les biens d’un notable arabe local, Ubayd, et ceux de son clan. Pendant ses deux ans de règne, Baudouin Ier fait frapper monnaie de cuivre pour affirmer sa puissance urbi et orbi. Le revers porte une simple croix ; sur la face principale, il est représenté en pied, en costume de guerre, main gauche appuyée sur la garde de son épée, main droite portant la croix et

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MICHAUD (Joseph-François), Histoire des croisades, première partie comportant l’histoire de la première croisade, t. I, Ponthieu Libraire, 1925, liv. II p. 259.

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levée vers le ciel. Sur la légende en langue grecque autour de l’effigie centrale sont inscrits ces mots : « Baudouin, serviteur de la croix ». Prise de Jérusalem (1098) Les Croisés, épuisés par les combats et retardés par des querelles intestines, reprennent en janvier 1099 leur marche vers Jérusalem alors aux mains des Fâtimides d’Égypte, chiites. Ils arrivent le 7 juin devant Jérusalem que défend Iftikhar al-Dwala, un Arménien converti à l’islam. Ce dernier expulse les chrétiens avant l’assaut. Jérusalem tombe le vendredi 15 juillet 1099 à quinze heures, jour et heure auxquels Jésus expira pour le salut des hommes. Un carnage des Sarrasins s’ensuit durant une semaine. Les Francs immolent 65 000 infidèles dans le Temple, sans compter ceux qui périssent dans les autres parties de la ville (ME, p. 226). La population juive est également frappée, la synagogue dans laquelle ils s’étaient réfugiés étant brûlée. Pour Guillaume de Tyr, les princes francs, frappant de leurs glaives tous ceux qui se présentent, ne font grâce à personne, et accomplissent ainsi les justes décrets de Dieu68. Homme de Dieu et homme des Croisés, son regard est ainsi rempli d’indulgence sur ce dénouement. Foulcher s’exprime pareillement : « Ce grand événement que [notre] Seigneur Jésus-Christ a voulu accomplir par la main de son peuple, son nourrisson, selon moi, le plus cher et le plus intime et choisi d’avance pour une si grande œuvre ; cet événement sera fameux jusqu’à la fin des siècles 69 ». En vérité, les lois de l’honneur et de la chevalerie sont bafouées, créant une tache indélébile sur la chrétienté et dont à ce jour les musulmans conservent encore la mémoire. Toutefois, c’est un sage, Godefroy de Bouillon, qui reçoit le 22 juillet cette ville en tant que souverain des Francs. Fin de l’acte I : T‘oros, gouverneur d’Édesse fait appel aux Croisés. Édesse est à l’époque habitée en grande partie par des Arméniens dont les princes ont la réalité du pouvoir même si l’élément syriaque ne peut être négligé. T‘oros croit alors recruter des mercenaires comme Byzance antérieurement ou comme Philarète en 1073 avec huit mille francs ayant Raimbaud à leur tête. Il est brisé, rejeté par les chrétiens qu’il a pressurés pour payer les tributs et se constituer un trésor. Toute velléité de dominance des seigneurs arméniens est étouffée dans l’œuf. Baudouin Ier s’entoure de compagnons francs, ses féaux par les terres qu’ils reçoivent. Alors, l’appellation du comté d’Édesse « Comté arménien à direction franque » apparaît légitime. 68

de TYR (Guillaume), Histoire des croisades…, t. I, liv. I à VIII…, op. cit., liv. VIII p. 454. FOULCHER de CHARTRES, Histoire des croisades dans François Guizot, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France, J.-L.-J. Brière, Paris, 1825, p. 76. 69

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Au crédit de Baudouin, le chemin de Jérusalem est fermé aux Turcs et Sarrasins. Mort de Godefroy ; Baudouin de Boulogne, roi de Jérusalem Godefroy meurt le 18 juillet 1100, victime d’une traîtrise lorsque, venu avec ses troupes à Césarée, des chefs musulmans se présentent à lui sous prétexte de faire la paix ; ils lui apportent des vivres et le servent. Godefroy mange sans défiance ces mets qui sont empoisonnés. Quelques jours plus tard, il meurt, et quarante personnes avec lui (ME, p. 229). La mort du roi est l’objet d’une controverse : a-t-il été frappé d’une flèche, la peste serait-elle la cause de sa fin ? Trois mois après ce décès, Baudouin de Boulogne est invité à venir prendre possession de ses droits héréditaires et succéder à son frère aîné. Il part le 2 octobre pour Jérusalem avec sept cents hommes d’armes et autant de fantassins, empruntant un chemin semé d’embûches. Auparavant, il soumet les habitants d’Édesse à toutes sortes d’exactions et leur extorque des sommes énormes. Baudouin est consacré roi à Bethléem le jour de Noël (ME, p. 229, 231). Baudouin Ier va mener rapidement une politique de repeuplement de son royaume. Ainsi, il fait venir des Syriaques et des Melkites des pays de domination musulmane, notamment la Transjordanie et Hauran (Syrie méridionale), leur accordant concessions et lotissements en franchise70. Forces musulmanes opposées à Édesse, jeu subtil Aux Saldjoûkides de Roûm, Dânishmendides de Sébaste et, intervenant le plus souvent via les émirs d’Alep et de Mossoul, Grands-Saldjoûkides de Perse s’ajoutent les Artoukides maîtres de Kharberd, Mârdîn et Amid qui, ainsi, complètent l’encerclement d’Édesse dans la région s’étendant du nordouest au sud-est du comté. Toutefois, l’étau musulman se desserre lorsque surgissent des conflits territoriaux entre ces puissances. Des alliances conjoncturelles entre Francs et musulmans alors se nouent ou encore des serments d’amitié éternelle sont prononcés. Baudouin II, début de règne, défaite de Harrân (1104) glas de l’expansion vers l’est À son départ, Baudouin confie le comté d’Édesse à son cousin, Baudouin de Bourcq, de la dynastie ardennaise des Rethel, appelé dorénavant Baudouin II. À compter de ce jour, les comtes d’Édesse seront les vassaux du roi de Jérusalem (suzeraineté hiérosolymitaine).

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YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent…, op. cit. , p. 76.

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Au tout début de son règne, Baudouin de Bourcq doit porter secours à Foucher confronté à l’émir perse artoukide Soukman qui veut reprendre Saroûdj. Foucher est tué dans les combats. Profitant de l’absence de Baudouin parti chercher du renfort à Antioche, les infidèles attaquent la forteresse défendue par l’archevêque d’Édesse et contraignent les habitants à traiter avec eux. À son retour, à la tête de six cents cavaliers et sept cents fantassins, Baudouin met en fuite les Turcomans mais il voit son autorité sur Saroûdj rejetée. Les Francs massacrent la population et emmènent en captivité une multitude de jeunes garçons, de jeunes filles et de femmes. Ce récit de Matthieu d’Édesse (p. 232-233) est utilement complété par celui de l’Édessénien anonyme qui révèle que ce sont les nombreux musulmans de la ville qui ont fermé les portes aux Francs, provoquant leur colère. Les chrétiens sont épargnés ( Ed.A, II, p. 48). Baudouin II épouse en 1101 Morfia, fille du seigneur arménien Gabriel qui gouverne Mélitène au nom de l’empereur Alexis. En dot, cette ville que Gabriel ne veut pas voir tomber aux mains des Turcs de Sébaste. Ainsi, le triangle d’or Édesse - Marach - Mélitène de grande portée stratégique pour la région est à ce moment constitué. Marach donne regard sur la Cilicie, Mélitène est face aux Saldjoûkides de Roûm et Dânishmendides de Sébaste. Malheureusement, Gabriel traite de vilaine façon la population, notamment syriaque, la maltraitant et la pillant, de sorte que, ne pouvant bénéficier de son appui, il ne peut résister l’année suivante à l’assaut de Dânishmend, émir de Sébaste. Baudouin II offre à Josselin de Courtenay, en 1102-1104, les places fortes de Marach (aux dépens du châtelain arménien T‘at‘oul), Tell Bâshir (pris à Bahrâm Pahlawouni), Koûrous et Râwandân (retiré à Bagrat)71. En mai 1104, les barons francs d’Édesse et d’Antioche décident d’une offensive sur Harrân, place forte qui contrôle les communications entre l’Irak et la Syrie du Nord. L’objectif : s’ouvrir la route de Mossoul et de Bagdad. Selon Matthieu d’Édesse (ME, p. 254-255), Baudouin et Josselin partent seuls affronter Djekermisch, émir de Mossoul, après avoir placé Bohémond et Tancrède dans un poste éloigné pour s’attribuer, seuls, les mérites de la victoire. La rencontre se déroule en un lieu nommé Auzoud, peu loin de Harrân. Baudouin et Josselin paient cher leur présomption. Ils sont faits prisonniers et plus de 30 000 chrétiens sont tués. De plus, les habitants de Harrân, cernant la montagne et la plaine, tuent les fuyards pour se venger de la grave profanation d’un soldat franc qui, peu auparavant, avait souillé un pain en y faisant ses ordures et l’avait déposé à la porte de la ville. Pour Michel le Syrien, Harrân s’était offert à Baudouin mais avait essuyé un refus. Baudouin, craignant le pillage de la ville par ses alliés, avait préféré aller affronter les Turcs sans délai (MS, III, p. 195). 71

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 1, Aux origines de l’état cilicien..., op. cit., p. 349, et vol. 2, De l’Euphrate au Nil…, op. cit., p. 1195.

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Le récit d’Albert d’Aix diffère totalement, tant sur le nombre des forces engagées et des pertes que sur le déroulement de la bataille. En effet, Bohémond et Tancrède, à la tête de 3 000 chevaliers et 7 000 fantassins, luttent contre l’ennemi sur la droite. Ils perdent 200 hommes mais tuent 500 chevaliers. Les Turcs prennent la fuite. Baudouin et Josselin, assaillis sur la droite par 10 000 Turcs, essuient une sévère défaite. Ils sont alors faits prisonniers72. De telles divergences entre historiographes ne peuvent qu’étonner. Elles ne sont toutefois pas exceptionnelles. Tancrède se réfugie dans Édesse. Bohémond, son oncle, retourne à Antioche. Les Croisés, appuyés par les Arméniens d’Édesse, l’emportent après des combats héroïques. Le fait essentiel est que la poussée des Francs vers l’est est à tout jamais enrayée. De fait, le sort du comté est scellé ; il ne devra qu’au soutien militaire arménien de subsister pendant près d’un demisiècle. .

Gérance d’Édesse par Antioche, conflit entre Baudouin II et Tancrède (1104-1108) Sans vergogne, Tancrède s’enrichit à Édesse et se saisit de nombreux chevaux de haute lignée. Rappelé à Antioche lorsque Bohémond s’en va en Europe chercher des renforts, il confie le comté en délégation à Richard de Salerne (Richard du Principat). Il s’agit d’un aimable présent du fait de la perception des taxes et péages importants qui y sont attachés. Richard, assiégé par Djekermisch en 1105 (ou 1106), fait une sortie imprudente à la tête de son infanterie ; défait, il ne peut éviter une dévastation des campagnes. Son comportement envers les Édesséniens est blâmable car il leur inflige des tourments sans aucun remords, sachant qu’il n’est qu’un hôte de passage et non le véritable maître et héritier. Josselin, sorti de sa captivité, rassemble une partie de la rançon nécessaire à la libération de Baudouin et l’amène au nouvel émir de Mossoul, Djawâlî. Celui-ci a été nommé par le sultan de Perse Mouhammad. Josselin s’offre en otage pour le reste de la rançon. Ebloui par ce geste inhabituel et séduit par l’homme, Djawâlî le laisse partir sans réclamer le solde. Une relation d’amitié s’est établie entre les deux hommes (MS, III, p. 195-196). Baudouin, après ses quatre années de détention, a quelques difficultés à récupérer son comté. Tancrède exige qu’il devienne son vassal. Cette condition est inacceptable pour Baudouin qui appelle à l’aide Gogh Vasil et Djawâlî. De son côté, Tancrède reçoit des renforts turcs envoyés par le prince saldjoûkide d’Alep, Ridwân. Ainsi apparaît une situation inédite au 72

d’AIX (Albert), Histoire des croisades, t. II, liv. VIII à XII, dans Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France de François Guizot, J.-L.-J. Brière, Paris, 1824, liv. IX p. 80-81.

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Proche-Orient, l’affrontement de deux coalitions franco-musulmanes rivales. Baudouin est défait. Cette nouvelle provoque un trouble à Édesse. Les habitants s’assemblent dans l’église Saint-Jean et disent à l’archevêque franc qu’il faut tenir la forteresse jusqu’à ce que soit connu le maître qui doit les gouverner. Le lendemain, Baudouin et Josselin, entrant à Édesse, interprètent ces propos maladroits dans un sens criminel et infligent de cruels supplices à leurs sujets. Ils menacent d’arracher les yeux à l’archevêque arménien, Étienne, qui est finalement sauvé contre le paiement d’une amende par les siens (ME, p. 267-268). Pour mettre fin à leur chicane, les adversaires s’en remettent, selon Albert d’Aix, à l’arbitrage du roi de Jérusalem. Le roi est accueilli à son arrivée à Édesse par Baudouin de Bourcq venu à sa rencontre à la tête de quatre cents chevaliers et dix mille Arméniens. Après avoir écouté son hôte, il interpelle ainsi Tancrède : « Tu ne dois pas parler d’un tribut que les autres villes auraient payé jusqu’à ce jour à celles d’Antioche, puisque nous ne devons pas nous régler d’après le droit des Gentils [les musulmans]. Tu sais que, lorsque nous avons quitté la terre de nos pères, abandonnant nos patrimoines, nous avons décidé que chacun occuperait paisiblement et librement tout ce qu’il pourrait conquérir, que nul d’entre nous ne ferait aucune entreprise au préjudice d’un autre, et que chacun serait uniquement occupé à secourir ses frères et à mourir pour eux. Tu n’as point de juste motif de plainte contre Baudouin. Tu dois te réconcilier 73 ». Tancrède se plie à ce jugement royal. Baudouin II, intermède plaisant (1109) Baudouin II ne peut s’acquitter de la solde due à ses fidèles chevaliers défenseurs de ses terres en son absence forcée. Alors, selon Guillaume de Tyr, au début de l’année 1109 il met à profit son esprit fin et malicieux pour s’en sortir ainsi74 : il rend visite à son beau-père, Gabriel, et voilà qu’un jour où ils devisent tous deux ils sont entourés des seigneurs réclamant leur solde. Baudouin ne pouvant la leur régler s’apprête à payer son gage, à savoir se raser la barbe. Déshonneur et offense pour un homme d’Orient s’exclame Gabriel qui, berné, règle de suite la lourde dette ! Baudouin II, lutte contre Mawdoûd, atâbeg de Mossoul (1110-1114) Les luttes sont incessantes. En 1110, face aux incursions turques, Baudouin se résigne à faire évacuer par les chrétiens indigènes (Arméniens, Grecs et Syriaques) les bourgs ouverts et les campagnes du comté d’Édesse 73

d’AIX (Albert), Histoire des croisades, t. II, op. cit., liv. X, p. 156-158. de TYR (Guillaume), Histoire des croisades, Collection des mémoires relatifs à l’histoire de France. Introduction, suppléments, notices et notes de Guizot François, t. II, liv. IX à XVI, J.L.-J. Brière, Paris, 1824, liv. XI p. 137-140. 74

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situés sur la rive orientale de l’Euphrate. La cavalerie turque, au moment du passage du fleuve, se jette sur les colonnes d’émigrants et en tue une multitude. Tel est le récit de Grousset (L’épopée des croisades, p. 78). Pour Matthieu d’Édesse, le point de départ est autre : Baudouin et Josselin, le cœur toujours plein de haine envers Tancrède, veulent reprendre la lutte et sollicitent l’appui du général perse Mawdoûd, nouvel atâbeg de Mossoul. Effrayés des conséquences, ils font marche arrière. Furieux, Mawdoûd dévaste la contrée d’Édesse et assiège la ville. Appelé à l’aide, le roi Baudouin de Jérusalem s’assure tout d’abord le concours de Bertrand, comte de Tripoli, et de Tancrède, prince d’Antioche. Il obtient également l’appui de Gogh Vasil et, seigneur d’al-Bîra, Apelgharip. Alors, arborant la sainte Croix de Varak au haut d’une lance, les Francs la portent en tête de leurs bataillons et se disposent au combat. Les Turcs reculent. Les Francs, après avoir dégagé Édesse, repartent, accompagnés des habitants de la province réfugiés dans cette cité et revenant sur leurs terres. Les Turcs, avertis de leur repli par deux Francs prévaricateurs, se lancent à leur poursuite. Depuis Édesse jusqu’à l’Euphrate, Mawdoûd extermine les populations. Les Francs leur échappent, parvenant sur les rives occidentales du fleuve. De là, ils ne peuvent qu’assister, impuissants, au carnage (ME, p. 270-274). La version de l’Édessénien anonyme est semblable. Foulcher de Chartres met en exergue les gens de pied de l’armée franque tués sur les bords de l’Euphrate, Arméniens pour la plupart. En 1111, Mawdoûd lance, à la tête d’une coalition turco-kurde, des opérations dans le Shabakhtân, à l’extrémité orientale du comté, puis il assiège Tell Bâshir. Des frictions entre les émirs le conduisent au retrait. L’année suivante, il mène contre Édesse une attaque qui est favorisée par un complot d’une dizaine d’Arméniens hostiles au comte et ayant le dessein de livrer une tour de l’enceinte aux Turcs. La soudaine arrivée de Josselin, alerté, déjoue cette perfidie. Josselin et Baudouin se livrent de nouveau à des représailles sanglantes contre les coupables mais aussi contre des innocents, coupant les mains, crevant les yeux, tranchant le nez (Ed.A, p. 53). Matthieu d’Édesse parle de cinq traîtres mais ne mentionne aucune nationalité (ME, p. 279-280). En mai 1113, un nouvel épisode illustre la relation difficile entre Croisés et chrétiens. Alors que Baudouin se trouve dans la ville de Tell Bâshir, des Francs lui rapportent que des habitants veulent livrer Édesse aux Turcs. Baudouin envoie à Édesse le comte de Saroûdj, Païen, avec l’ordre d’en chasser les habitants et de brûler ceux que l’on trouverait enfermés dans les maisons. Les infortunés proscrits se retirent à Samosate. Baudouin, éclairé peu après sur son erreur de jugement, permet leur retour à Édesse (ME, p. 282-284). Le 2 octobre 1113, Mawdoûd meurt à Damas, poignardé à la sortie de la mosquée où il s’était rendu pour prier. Toughtakîn, émir turc de Damas, serait le commanditaire de cet acte ; l’assassin est un Perse qui, condamné à 72

mort, est sorti de prison par sa grâce (ME, p. 285-286). Pour Michel le Syrien (MS, III, p. 216), Mawdoûd est victime d’un Ismaïlien de la secte chiite des Assassins. S’agit-il d’un meurtre en représailles contre les actes d’oppression exercés à leur égard par les musulmans sunnites ou est-ce sur la sollicitation de Toughtakîn, inquiet de la puissance de l’atâbeg de Mossoul et préférant ainsi le voisinage des Francs ? (Yousif, Les Syriaques racontent…, op. cit., p. 92) En 1114, l’artoukide Boursoukî, successeur de Mawdoûd et émir d’Alep, tente de prendre Édesse. Mis en échec, il dévaste la campagne jusqu’à Samosate. Baudouin II, comte cruel (1114-1118) Entre 1114 et 1117, Baudouin de Bourcq conforte la position du comté en accaparant nombre d’États aux dépens des ichkhan75 (voir carte) : - il abat Kostandin, seigneur de Ka_ka_, au nord-est du comté, fer de lance face aux artoukides turcs, et l’emprisonne jusqu’à sa mort prochaine à Samosate ; - il dépouille Bagrat de Koûrous et Râwandân, faisant fi de son rôle passé auprès de Baudouin de Boulogne ; - il met la main sur la principauté de Vasil Tegha, fils adoptif et successeur de Gogh Vasil, soit de vastes territoires s’étendant du nord au sud, des abords de Mélitène à ceux d’al-Bîra, et d’ouest en est depuis une ligne Marach-‘Ayntab jusqu’aux rives de l’Euphrate. Pour ce faire, après avoir obtenu de Lewon (Léon), prince roubénien en Cilicie, qu’il lui livre son gendre, il soumet Vasil à des supplices et l’oblige à lui prêter le serment de cession. Une fois libéré, Vasil se réfugie avec ses nobles à Constantinople ; - il oblige Apelgharip, au terme d’une année de siège, à lui abandonner la place forte d’al-Bîra et tout le district et les cède de suite à son compagnon, Galéran du Puiset, comte de Saroûdj, qui l’a aidé dans son entreprise ; en retour, Galéran épouse la fille d’Apelgharip. La tyrannie de Baudouin s’exerce parfois envers les siens. Ainsi, en 1113, irrité par la montée en puissance de son compagnon, Josselin, qui exerce son pouvoir sur un fief plus grand que le sien, il le convoque à Édesse, le jette en prison, le malmène et le dépouille de ses biens avant de le laisser rejoindre le roi Baudouin Ier qui lui offre Tibériade et la Galilée. Quelques années plus tard, Josselin reviendra en grâce lorsque Baudouin sera intronisé roi de Jérusalem.

75

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 2, De l’Euphrate au Nil…, op. cit., p. 1038, 1155-1165, 1173, 1208-1210, 1320-1321.

73

Monique AMOUROUX-MOURAD Le comté d’Édesse 1098-1150, page 122 Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1988. MAR’ASH = Marach - TELL BDSHIR = Tell Bâshir - K=RbS = Koûrous - HISN MANS=R = Hisn Mansoûr - BEHESNz = Péhesni - KAYS=N = K‘esoun RA:BDN = Rapan - DUL=K = Talouk‘ - KAL’AT AL-R=M = Ho5omkla SAR=DJ = Saroûdj - SUMAYSbT = Samosate - GARGAR = Ka_ka_3

.

74

Acte II : Baudouin II brise la plupart des dynastes arméniens, craignant leur ascendant sur leurs compatriotes, et confisque leurs terres. L’Euphratèse lui appartient hors quelques exceptions. Il a un comportement brutal envers les indigènes traités plus mal encore que les serfs de la France médiévale. Il diffère en cela des autres chefs francs. Baudouin II, roi de Jérusalem (1118) Baudouin II, venu faire ses dévotions à Jérusalem, arrive le jour des obsèques de son cousin Baudouin Ier. Les barons francs l’investissent de suite, sensibles d’une part à ses qualités de chevalier accompli le faisant redouter de ses adversaires, d’autre part à ses talents d’administrateur. Ainsi, le 2 avril 1118, Baudouin II devient roi de Jérusalem et hérite de la responsabilité de l’Orient chrétien franc comprenant le comté d’Édesse, la principauté d’Antioche (1098), le royaume de Jérusalem (1099) et le comté de Tripoli (1109) (voir carte). La vie au quotidien dans le comté d’Édesse76 Le comte d’Édesse est assisté dans sa gouvernance par un connétable, auquel revient l’organisation de l’armée, assisté par un maréchal responsable de l’équipement et de l’armement. La garde du trésor est confiée à un sénéchal. La rédaction des actes et du scellement des chartes du souverain est pour les trois premiers comtes réalisée par un chapelain, successivement Foucher de Chartres, Jacob puis Léon. C’est à un laïc, le chancelier Raoul de Chartres, que Josselin II en confie la charge. Les recettes, à côté des butins et des rançons, produits de la guerre, sont constituées par les considérables revenus domaniaux et féodaux. Une grande partie d’entre elles permet d’entretenir les cinq cents chevaliers d’Édesse. Le comte et ses seigneurs ne participent qu’indirectement au gouvernement des habitants des zones rurales, les indigènes. Pour gérer les communautés villageoises, ils délèguent l’administration et la police à un notable, le raïs, qui va agir dans le cadre des coutumes de ses administrés. Le serf, ou vilain, n’est généralement pas un homme libre. Tenancier héréditaire de sa terre, il est aliéné avec elle lorsqu’il y a vente ou don. Il paye des redevances sur tous les produits de son travail. Il lui faut aussi être disponible pour toute corvée qui lui est demandée. N’ayant pas la religion de son gouvernant, il verse une capitation au profit de l’Église latine. 76

AMOUROUX-MOURAD…, op. cit., p. 112-118, 126-135.

75

Claude MUTAFIAN e e L’Arménie du Levant (XI -XIV siècle), Tome II, Les belles lettres, Paris, 2012. Cartographie Éric Van LAUWE

76

Le paysan du comté travaille dur. La vigne est une culture traditionnelle. Les arbres fruitiers sont en abondance. Les céréales se trouvent dans nombre de provinces. Un intérêt particulier est porté à l’huile d’olive. L’horticulture est pratiquée un peu partout. Les plantes industrielles sont l’objet d’un commerce important. L’élevage est répandu. Les Francs amassent ainsi dans leurs châteaux, sans difficulté majeure, les provisions dont ils ont besoin pour affronter l’état de guerre permanent. Les revenus permettent d’entretenir près de deux cents cavaliers à Tell Bâshir, trois cents à Saroûdj, quarante à Koûrous. Toutefois, les seigneurs ne considérant généralement leurs territoires que comme une source de profits, il se crée une fracture avec la population indigène. La dominance franque ne se différencie pas en cela des dominances byzantine et musulmane. er Josselin I de Courtenay, son emprisonnement à Kharberd (1118-1124)

Intronisé roi de Jérusalem, Baudouin confie d’abord le comté d’Édesse à son cousin Galéran du Puiset puis, en 1119, à Josselin de Courtenay, le chargeant d’opposer une barrière aux invasions des Perses. Josselin a noué très tôt alliance avec les Arméniens, épousant vers 11001104 Béatrice, prétendu nom de la fille de Kostandin Ier, prince d'Arménie. De suite, il fait preuve d’une écoute attentive des Édesséniens, abandonnant ses comportements cruels antérieurs. Josselin bataille ferme contre les musulmans. Le seigneur de Mârdîn, Ilghâzî, dévaste en 1120 ses provinces entre Tell Bâshir et K‘esoun. Josselin et le roi de Jérusalem se portent sur ‘Azâz, contraignant Ilghâzî à la retraite. De nouveau, durant l’été 1122, les mêmes adversaires se font face. Ils sont près d’Alep. Ils s’observent mais n’engagent pas les hostilités. Ilghâzî rentre à Alep tandis que son allié et cousin, Balak, l’émir turcoman de Kharberd, veut regagner son territoire. Il doit pour cela passer par le comté d’Édesse. Josselin et Galéran, à la tête de cent chevaliers, se lancent à sa poursuite et engagent le combat, le 13 septembre 1122, dans des conditions qui ne leur sont pas favorables. En effet, Balak, avec ses huit cents cavaliers, est retranché dans un endroit où coule une rivière et qu’entourent des marais. Les Francs, englués, sont criblés de flèches. Le comte et Galéran sont faits prisonniers. Ils sont conduits à Kharberd. Baudouin II, roi de Jérusalem, se voit obligé d’assumer la régence d’Édesse. Venu à la rescousse de ses compagnons, le roi est, au cours d’une chasse au faucon, capturé le 18 avril 1123 par Balak placé en embuscade. Il est emmené tout d’abord à Ka_ka_ et contraint de céder cette ville et son territoire à Balak, puis à Kharberd et mis pareillement au cachot. Un commando de quinze hommes décidé à libérer les chefs chrétiens part de la place forte de Péhesni, au nord-ouest du comté d’Édesse. Après un raid de plus de 120 km en territoire hostile, il rejoint la forteresse. Il y pénètre, bénéficiant d’une complicité, égorge les gardes, brise les chaînes et libère le 77

roi, ses compagnons et d’autres prisonniers. Baudouin, ayant le renfort de quelques habitants du pays, reste tandis que Josselin part chercher des secours. Balak, qui se trouve à Alep, revient sans tarder. Il reprend la forteresse grâce à une traîtrise inattendue de Galéran. Ce dernier et le roi retrouvent leurs chaînes mais tous les prisonniers, environ 65 hommes et 80 femmes, sont précipités du haut des murailles. Baudouin est amené à Alep. Il est libéré en septembre 1124 contre une forte rançon. Quelque temps auparavant, Balak a été tué par une flèche tirée des remparts de Hiérapolis lors du siège de cette ville défendue par Josselin venu à la demande de l’émir local. Tel est le récit de Matthieu d’Édesse (ME, p. 301-313). Ibn al-Atïr décrit avec plus d’emphase l’affrontement entre Josselin et Balak : « Le sol où les Francs parvinrent avait été détrempé, se transformant en bourbier dans lequel les chevaux s’enfoncèrent, le poids des armes et des chevaliers rendant impossibles l’accélération et le galop. Alors les hommes de Balak les inondèrent de flèches. Aucun ne s’échappa ; Josselin fut fait prisonnier, et mis dans une peau de chameau qu’on fit coudre 77 ». Le texte très détaillé de Foulcher comporte des différences notables : le commando est formé de cinquante « soldats obscurs » partant d’Édesse ; la délivrance des prisonniers s’accompagne de la mort de plus de cent Turcs venus à la rescousse ; le roi et les captifs libérés arborent l’étendard des chrétiens au sommet de la citadelle ; les Arméniens ayant aidé le roi sont pendus, écorchés ou éventrés ; le roi est conduit à Harrân78. Surprenant est le texte épique de Guillaume de Tyr : Josselin est fait prisonnier en février 1124 ; l’épisode de la chasse au faucon pour Baudouin est ignoré ; le groupe de cinquante Arméniens qui, venant du comté d’Édesse, pénètre dans la ville déguisé en moines va connaître une fin terrifiante car ils sont écorchés vifs, sciés en deux, ensevelis vivants ou livrés à de jeunes enfants pour servir de cibles à leurs flèches79. Michel le Syrien explique sommairement la prise de Josselin par Balak : le comte, sa femme étant morte, prend pour seconde épouse la fille de Roger d’Antioche ; sur le chemin du retour, il est appréhendé dans une embûche tendue par un émir turcoman. L’épisode de la délivrance des prisonniers se déroule autrement : « Balaq [Balak] enferma le roi, Josselin et les autres Francs à Hesn-Ziad [Kharberd], dans une fosse. Il y eut alors une révolte contre lui. Des Arméniens se trouvaient dans la forteresse où ils faisaient un travail. Voyant qu’il ne se trouvait que quelques soldats, ils se réunirent près de la porte, se plaignant de leur salaire. Ils s’élancèrent subitement, s’emparèrent des glaives qui étaient déposés là, et tuèrent les trois hommes

77

Al-ATHÎR (Ibn) dans ZOUACHE (Abbès), op. cit., p. 869. FOULCHER de CHARTRES, op. cit., p. 215-224. 79 de TYR (Guillaume), Histoire des croisades…, t. II, liv. IX à XVI…, op. cit., liv. XII p. 223-228, 270-272 et 278.

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qui gardaient la porte, puis ils coururent, firent sortir le roi, Josselin et les autres » (MS, III, p. 210-212). L’Édessénien anonyme est plus disert sur l’épisode de la capture de Josselin. Il parle du remariage du comte avec la sœur, et non la fille, de Roger de Salerne puis précise que, sur la voie du retour à Édesse avec sa femme, Josselin s’arrête dans la citadelle d’al-Bîra, fief de Galéran de Puiset, pour y passer la nuit. Des coursiers arrivent, annonçant que des Turcs sont venus se livrer au pillage et amènent en captivité ceux qui se trouvaient dans la région. Aussitôt Galéran et Josselin enfourchent leurs chevaux et se lancent à leur poursuite. Ils sont surpris par Balak alors qu’ils font se désaltérer leurs montures (Ed.A, p. 64-65). Les chroniqueurs seraient-ils des conteurs aux mille facettes ? Josselin I, comte bien-aimé et fin politique (1124-1131) Josselin agrandit le comté et atteint les rives du Tigre au nord de Mossoul. Toutefois, il ne peut s’emparer d’Alep dont il est allé, en 1124, faire le siège avec Saint-Gilles, comte de Tripoli, et le roi Baudouin II de Jérusalem. L’émir de Mossoul, Boursoukî, venu défendre la cité à l’appel de l’artoukide Timurtash, fils d’Ilghâzî, successeur de Balak, en devient le maître. Josselin prend en juin 1125 sa revanche sur celui-ci, repoussant avec le roi Baudouin II son assaut contre la forteresse d’‘Azaz. Au plan intérieur, s’il fait construire nombre d’églises pour favoriser la foi romaine, Josselin veille à laisser s’exprimer les autres religions. Protecteur de l’Église arménienne, Josselin porte pareillement une attention aimable aux Syriaques. Son action la plus remarquable porte sur le règlement d’un conflit né au début du siècle entre le patriarche d’Antioche, Athanase VI, et le métropolite jacobite d’Édesse, Bar #abouni, qui se disputent la possession de précieux livres des Évangiles incrustés d’or et d’argent. Bar #abouni est frappé d’interdit par son supérieur. De cet acte, il résulte des disputes violentes à Édesse entre religieux syriaques qui conduisent les fidèles à fréquenter les églises des Grecs et des Arméniens et à se tourner vers celles des Francs pour faire baptiser leurs enfants. Les deux prélats meurent la même année sans s’être réconciliés, Athanase le 8 juin 1129, Bar #abouni peu après. Pour mettre fin aux désordres religieux, Josselin réunit les évêques à Tell Bâshir, leur laissant libre choix pour la nomination du nouveau patriarche. L’ordination de l’élu, Mar Jean, a lieu dans l’église des Francs en la présence de Josselin et de sa cour le 17 février 1130. L’absolution de Bar #abouni est prononcée (MS, III, p. 190-191, 207210, 212-213, 228, 231). Menant un jeu politique subtil, Josselin lie amitié vers 1128-1129 avec le turc Zengî, nouvellement nommé émir de Mossoul par le sultan de Perse Sandjâr. Homme redoutable que cet émir qui étend en peu de temps son pouvoir sur Nisibe, Harrân, Alep, Hama et d’autres places fortes de Syrie. 79

Alep est pour lui une reconquête, cette ville ayant été gouvernée dans le passé par son père, aq-Sunqor (1086-1094). Par son rapprochement avec Zengî, Josselin fait se relâcher l’étau musulman. Toutefois, les combats avec d’autres seigneurs turcs sont fréquents. C’est ainsi qu’il meurt à la fin de l’année 1131 alors qu’il est en route, venant de Tell Bâshir, pour affronter l’émir Ghâzî, seigneur de Sébaste. En hommage, son adversaire met fin aux hostilités, écrivant aux Francs : « Je n’engagerai pas le combat avec vous aujourd’hui pour qu’on ne dise pas que, grâce à la mort de votre roi, j’ai pu triompher de votre armée. Donc, faites tranquillement vos affaires ; choisissez-vous un chef selon vos usages et gouvernez vos pays en paix car vous n’avez rien à craindre de ma part » (MS, III, p. 232). Acte III, acte heureux : durant son règne, Josselin Ier manifeste à l’égard des Édesséniens des sentiments bienveillants et d’humanité. À sa mort, le comté d’Édesse est à son apogée, ayant atteint sa plus grande expansion territoriale. Hors le domaine comtal, les grandes seigneuries sont : au nord, le puissant comté de Marach et Ka_ka_ ; au sud-ouest, Koûrous et Râwandân ; à l’ouest, Talouk‘, ‘Ayntab, al-Bîra, Saroûdj. Toutes sont franques à l’exception de Ka_ka_, arménienne. À l’est, se trouve le Shabakhtân dont la population, comme Saroûdj80, est à dominance musulmane. Josselin a d’excellentes relations avec les Églises arménienne et syriaque. Il exerce une régence tranquille sur la principauté d’Antioche depuis la mort de Bohémond II en février 1130. Ainsi, Josselin est regretté de tous. Josselin II, début de règne préoccupant (1131-1142) Josselin II succède à son père. Il est surnommé « l’Arménien » en raison d’une part de son aspect physique lié à son ascendance roubênide par sa mère, d’autre part de sa proximité avec les Arméniens, préférant leur compagnie à celle des Francs. Au début de son règne, il poursuit la politique de Josselin Ier envers les Syriaques en laissant à K‘esoun le patriarche Jean qui ne peut revenir à Antioche. Ce prélat, plus tard, résidera à Bar Çauma. En 1136, Mik‘ayêl, fils de Kostandin, qui avait repris fin 1124 à Balak le bien familial, Ka_ka_, est découragé par les attaques turques. Il négocie avec Josselin sa cession contre des terres plus paisibles. L’accord est vite rompu car, mécontent que Josselin vende Ka_ka_ à Vasil Pahlawouni, frère du catholicos Grigor III, Mik‘ayêl prend les armes. Il meurt au combat. Josselin, irrité par toutes ces querelles, chasse Vasil, ouvrant la voie à un conflit arméno-franque fratricide du fait de l’entrée en lice de l’ichkhan 80

AMOUROUX-MOURAD…, op. cit., p. 123, 125.

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cilicien Lewon. Cet épisode se clôt devant le risque du retour des menaces byzantines dans la région. En 1137, la menace byzantine prend forme en un autre lieu. L’empereur Jean Comnène soumet la Cilicie puis il entre à Antioche, accompagné de Raymond de Poitiers et de Josselin comme écuyers. Josselin fomente une révolte du peuple, contraignant Comnène à se retirer. Les Francs ont fait le choix de renoncer à l’alliance grecque pour faire face à l’islam plutôt que d’accepter la suzeraineté byzantine81. D’après Guillaume de Tyr, Josselin se révèle avec le temps comme un souverain faible et pusillanime. Il préfère résider à Tell Bâshir, où il passe son temps dans les plaisirs, la beuverie et la luxure, plutôt qu’à Édesse où le voisinage de l’ennemi oblige à une existence militaire. Ainsi, Édesse est livrée aux mains des Assyriens et des Chaldéens, hommes faibles n’ayant aucune habitude de la guerre et du maniement des armes, cependant que la garde de la ville est commise à des mercenaires auxquels la solde n’est pas versée82. Si les chroniqueurs chrétiens partagent cette analyse, les auteurs arabes ont un jugement différent, considérant, tel Ibn al-Athîr, que Josselin est un homme sage et prudent. La situation est néanmoins préoccupante car plane la menace de Zengî qui veut devenir le maître d’une grande Syrie, prenant à son compte le rêve antérieur des Francs. En 1138, il épouse Zomporrod, princesse douairière de Damas, qui lui apporte en dot Homs, ville de la Syrie centrale. Il s’empare de Baalbek en 1139. Le comté d’Édesse le gêne, qui contrôle les caravanes circulant entre Mossoul et Alep et permet des razzias dans les campagnes de la Djazîra, triangle fertile entre le Tigre et l’Euphrate83. En 1140, ses ambitions sur Damas sont contrariées par Foulque auquel l’émir turc local Moinuddin Unur fait appel. Ce dernier et le roi franc se lient par un traité d’alliance qui va perdurer jusqu’au début de la deuxième croisade. En 1142, l’empereur Jean II Comnène se rend à Tell Bâshir, aux frontières du comté d’Édesse, et exige de Josselin qu’il lui donne en otage sa fille Isabelle en gage de fidélité. Première prise d’Édesse par Zengî (1144) Fin politique, Zengî perçoit l’importance de la disparition en avril 1143 de deux princes chrétiens qui ont contenu son expansionnisme : l’empereur Jean II Comnène, suzerain éternel d’Antioche et d’Édesse, et Foulque, roi de Jérusalem. Alors, il attend le moment favorable. Celui-ci va se présenter lorsque Josselin s’en est allé piller « la région des bords de l’Euphrate, auprès de Bålis et Raqqa. Le gouverneur de Harran envoya en hâte informer 81

AMOUROUX-MOURAD…, op. cit., p. 83. de TYR (Guillaume), Histoire des croisades…, t. II, liv. IX à XVI…, op. cit., liv. XVI p. 453. 83 YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent…, op. cit., p. 131-132, 134. 82

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Zengi, qui assiégeait Âmid, et lui dit que la ville était vide de soldats. A l’heure même, Zengi envoya en hâte les plus aguerris de ses soldats avec un homme vaillant appelé Salâh al-din [Saladin] pour venir à Édesse dans l’espoir de la prendre et, si cela n’était pas possible, d’assiéger la ville et d’évaluer sa force » (Ed.A, p. 89). Le 28 novembre 1144, Zengî commence le siège d’Édesse. Son armée est composée de Turcomans, Kurdes, Arabes et Alépins ; elle dispose d’une dizaine de maganïq, engins utilisés pour les jets de pierres. La défense de la cité incombe à l’archevêque franc Hugues, secondé par les prélats Iwanis, arménien, et Basilios Bar Shumana, syriaque. Les redoutables sapeurs alépins et ceux, d’origine iranienne, Hurasaniyya créent une brèche dans les murs permettant le 23 décembre aux hommes de Zengî de s’engouffrer dans la ville. Les habitants se précipitent vers la citadelle pour y chercher asile. Ils ne peuvent y pénétrer, les soldats n’ayant pas reçu l’ordre d’ouvrir la porte. Environ dix mille périssent étouffés. Ce drame est la conséquence de la colère divine selon Grégoire le Prêtre qui accuse les chrétiens d’avoir quitté les voies du Seigneur comme les israélites du temps des Égyptiens : « Ceux d’Édesse mirent en oubli les promesses divines et commirent des crimes horribles ; rebelles aux volontés du Christ miséricordieux, ils s’attirèrent le châtiment dû à leur conduite insensée 84 ». Le carnage aurait été plus grand encore si Zengî, sentant la compassion naître dans son cœur, n’avait donné l’ordre à ses soldats qui égorgeaient les hommes comme des animaux de remettre le glaive dans le fourreau. Toutefois, tous les Francs sont passés au fil de l’épée. Guillaume de Tyr accuse l’archevêque latin Hugues d’avoir ramassé une somme d’argent considérable et d’avoir refusé de la donner aux chevaliers pour la défense de la ville. Alors, il n’exprime aucun regret de le trouver au nombre des victimes, payant ainsi son avarice. Zengî, manœuvrier habile, désire conserver une Édesse loyale et prospère, mieux à même d’assurer la liaison avec ses émirats d’Alep et Mossoul. Alors, lorsque la garnison capitule deux jours plus tard, il préserve la cité du pillage et se montre plein d’égards pour les clergés syriaque et arménien afin d’obtenir leur ralliement. Les Syriaques se donnent à lui sans arrière-pensée. Chrétiens de langue arabe, ils s’accommodent toujours assez facilement de la domination musulmane qui, en retour, leur accorde des privilèges. Les Arméniens sont plus réservés, regrettant le régime franc auquel ils étaient plus intimement associés85. Le métropolite syriaque a un rôle majeur dans la décision de Zengî. Officiant initialement à K‘esoun, il doit en vérité sa venue à Édesse en 1143 au comte Josselin palliant l’indifférence du patriarche d’Antioche, Anastasius VIII (MS, III, p. 256, 259). Saladin s’adresse ainsi à Bar 84 GRÉGOIRE le PRÊTRE dans DULAURIER (Édouard), Chronique de Matthieu d’Édesse (962-1136) avec la continuation de Grégoire le Prêtre jusqu’en 1162…, op. cit., p. 326-328. 85 GROUSSET (René), L’épopée des croisades, Perrin, 2010, p. 136.

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Shumana : « Nous voulons, ô vénérable, que vous juriez par la Croix et l’Évangile que vous garderez la fidélité à notre égard » et argumente habilement l’allégeance désirée : « Cette ville, conquise depuis tant d’années par les Musulmans et restée en leur pouvoir pendant deux cents ans, était prospère ; depuis cinquante ans, les Francs l’ont dominée et voici qu’ils l’ont démolie et qu’ils ont dévasté sa région. L’émir est disposé à vous faire du bien. Alors, abritez-vous sous la puissance de sa royauté. » Sur place demeurent un gouverneur, Qutb al-Din ibn Hasan, et, chef de guerre, l’émir Zayn al-Din : le premier se distingue par son avidité durant les deux années de son administration, le second a des relations aimables avec la population. Zengî a atteint son objectif : unifier la Syrie musulmane. La relation privilégiée avec les Syriaques se manifeste lors de la visite de l’atâbeg à Édesse le mardi de la Pentecôte. Zengî, après avoir visité leurs églises, commande deux grandes cloches. Il rappelle au métropolite de ne pas trahir son pouvoir (Ed.A, p. 94, 102, 215). La chute d’Édesse est durement ressentie par la communauté arménienne. Cet émoi apparaît dans le poème « la complainte d’Édesse » composé en 1145 par l’évêque Nersês (voir ci-dessous). En Europe, l’émotion est si profonde qu’en décembre le pape Eugène III obtient que soit lancée une deuxième croisade. Seconde prise d’Édesse par Noûr al-Dîn (1146) Zengî succombe le 16 septembre 1146 sous les coups d’un eunuque. Noûr al-Dîn, l’un de ses fils, prend le pouvoir à Alep. Il fait la paix avec les Francs et échange des serments mutuels d’amitié avec Josselin. Le second fils, Sayf ad-Din Ghâzî, se saisit de Mossoul. Josselin pense que Noûr al-Dîn, tout juste intronisé, ne peut s’opposer à son désir de reprendre Édesse. Il se rapproche secrètement des Arméniens pour les inciter à se soulever. Les Syriaques sont tenus à l’écart, du fait peutêtre de leur loyalisme envers les autorités zengides (Yousif, Les Syriaques racontent…, op. cit., p. 148). Le 26 octobre, accompagné par Baudouin de Marach, Josselin investit Édesse grâce à quelques Arméniens qui gardaient le mur. Ses troupes pillent la ville cependant que les musulmans se réfugient dans la citadelle. Josselin, en dépit de l’aide de ses béliers, ne peut pénétrer dans la citadelle. Les Turcs envoient des émissaires à Alep et Mossoul pour avoir des secours. Josselin, ayant sollicité Mélisende, régente du royaume de Jérusalem, attend pour sa part le renfort des Croisés. Ses supplications à Raymond de Poitiers sont accueillies avec sarcasme. Le prince d’Antioche allègue de vains prétextes pour différer la venue des secours qui lui sont demandés. Les Turcs s’étant assemblés provoquent une grande panique chez les Francs qui décident le repli, obligeant les habitants à partir avec eux. Le 3 novembre, dans la 83

plaine, les fuyards - cavalerie franque, fantassins et peuple - sont massacrés en grand nombre. Josselin parvient à rejoindre Samosate. Dans la ville, les Turcs, descendus de la citadelle, torturent sans pitié ceux qui sont restés du fait de leur vieillesse ou de leur infirmité. L’insurrection est écrasée par Noûr al-Dîn. Cette fois, ni les Arméniens, ni les Syriens, ni les Grecs ne sont épargnés. L’évêque des Arméniens est vendu comme esclave à Alep. Celui des Syriaques s’échappe grâce à la complicité des Turcs dirent les Édesséniens, d’où son emprisonnement trois ans par le comte Josselin ; libéré, il rachète des prisonniers chrétiens d’Édesse (MS, III, p. 277). La répression se poursuit pendant un an, associée à une fouille de caches pouvant contenir richesses, trésors et objets de culte précieux. La chute rapide d’Édesse ne permit pas la venue à temps des troupes franques de la lointaine Jérusalem. Grégoire le Prêtre est d’une grande discrétion sur ce second épisode de la chute d’Édesse. Il s’attarde par contre sur Baudouin de Marach qui périt dans le combat, soulignant qu’il laisse après lui un deuil universel porté notamment par la communauté arménienne dont il était proche86. L’oraison funèbre est prononcée par son confesseur arménien, Barsegh. Michel le Syrien fait ainsi le tragique bilan des deux sièges d’Édesse : « On évalue à environ 30 mille le nombre de ceux qui furent tués, tant la première fois que cette seconde fois ; à 16 mille le nombre de ceux qui furent réduits en esclavage, et à un millier d’hommes ceux qui se sauvèrent. Aucune femme ni aucun enfant n’échappa : ou ils périrent dans le massacre ou ils furent amenés captifs en divers pays. Édesse demeura déserte : vision d’épouvante… Les vampires et les autres bêtes sauvages couraient et entraient dans la ville pour se repaître pendant la nuit de la chair des hommes massacrés, et elle devint la demeure des chacals » (MS, III, p. 272). Les Syriaques orthodoxes sont fortement interpellés par ces événements. Au lendemain de la première prise d’Édesse, ils s’interrogeaient : Édesse a-telle été frappée par l’abandon du Seigneur en punition des péchés ? À cette interrogation, Mar Dionysius, diacre à Mélitène, déclarait ne pas pouvoir répondre ; l’évêque Jean, de Mârdîn, faisait paraître un manifeste dans lequel il écartait une volonté divine (MS, III, p. 265-267). Après le désastre de 1146, Dionysius s’exprime différemment : « Si nous voulons le bien, Dieu nous aide ; si nous déclinons vers le mal, par notre libre arbitre, Satan nous entraîne à l’accomplir, et le Seigneur, à cause de notre aberration, laisse les épreuves nous frapper, comme il arriva aux habitants d’Édesse, dont la fin fut pire que le commencement. Mes frères, éloignons de nous la débauche et les liens coupables » (MS, III, p. 272-274).

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GRÉGOIRE le PRÊTRE dans DULAURIER (Édouard), Chronique de Matthieu d’Édesse (962-1136) avec la continuation de Grégoire le Prêtre jusqu’en 1162…, op.cit., p. 329.

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Acte IV, bilan désastreux de Josselin II : en dépit de ses affinités avec les indigènes, il est maladroit dans son abord de la direction de ses territoires, notamment celui de Ka_ka_ qui débouche sur un conflit arméno-franc. Mésestimant le redoutable Zengî, il bataille ailleurs lorsque ce dernier porte une attaque décisive sur sa cité. Ses querelles avec son allié naturel, le prince d’Antioche, le privent d’un précieux secours pour la défense de sa capitale. L’ayant momentanément reconquise, il est contraint à une retraite précipitée qui s’accompagne de pertes militaires et civiles considérables. Des deux « verrous » sur le chemin de Jérusalem pour la reconquête arabe, il n’en demeure qu’un, Antioche. La deuxième croisade, dont l’objectif premier annoncé est la reconquête d’Édesse, va-t-elle permettre de redresser la situation ? III - Le comté d’Édesse et la deuxième croisade, ses suites Bernard de Clairvaux, par sa prédication à l’assemblée de Vézelay, en Bourgogne, le 31 mars 1146, convainc Louis VII de s’engager dans la deuxième croisade. Ce dernier est alors un roi de France puissant car, par la dot de son épouse, Aliénor d’Aquitaine, il a acquis une partie du Midi et de l’Ouest de la France. À la diète de Spire, les 25-27 décembre de la même année, Bernard décide l’empereur romain germanique, Conrad III de Hohenstaufen, à se croiser également. Les Saxons du Nord, réticents, obtiennent l’autorisation du pape Eugène III de faire croisade contre les Slaves et non contre les Turcs. Les Danois et les Polonais vont se joindre à eux. La deuxième croisade et Édesse Le 11 juin 1147 débute la deuxième croisade. Conrad, arrivé à Constantinople, va, sans attendre les Français, s’enfoncer dans le territoire du sultan de Roûm pour rejoindre Édesse. Malheureusement, écrit Guillaume de Tyr, ses guides le lâchent : « Les Grecs s’abandonnant à leur méchanceté naturelle et à la haine qu’ils nourrissaient envers les nôtres, soit qu’ils eussent reçu des ordres de leur maître, soit que l’argent de l’ennemi les eût corrompus, suivirent à dessein des chemins détournés et conduisirent les légions vers des lieux où les ennemis devaient trouver plus de facilité et d’avantage à les attaquer. » L’inévitable survient, Conrad subit en novembre une terrible défaite près d’Iconium, perdant près de soixante mille hommes. Pour sa part, le roi Louis VII affronte tout d’abord victorieusement les Turcs dans les gués du Méandre mais, en janvier 1148, il subit quelques revers. Il parvient toutefois à Antioche, accueilli avec joie par le prince Raymond de Poitiers qui brûle de marcher sur Alep combattre Zengî. Le roi Louis décide de partir faire ses dévotions à Jérusalem. Le roi de France a-t-il 85

pris cette surprenante décision pour contrarier sa femme Aliénor d’Aquitaine très proche, trop proche du prince d’Antioche, son oncle ? À Jérusalem, il est décidé dans une assemblée comptant entre autres Conrad et le représentant du pape que la priorité n’est plus Édesse, mais Damas. Le Capétien y consent mais le fait-il en conscience, validant ce choix en terme stratégique, ou est-il dupé par la reine Mélisende, régente du royaume, qui surestime une menace musulmane potentielle ? Le 25 mai, les troupes partent assiéger Damas. Après l’échec du siège (24-29 juillet), les Croisés repartent vers l’Europe. Le bilan est d’autant plus désastreux que l’équilibre régional entre chrétiens et musulmans est rompu, Mélisende ayant commis en cette affaire une faute politique, la dénonciation du traité d’alliance conclu par son époux avec l’émir de Damas huit ans auparavant. La fin de Josselin (1146-1159) Josselin II se replie sur la rive ouest de l’Euphrate. Aidé par le catholicos Grigor III, il se rapproche des seigneurs arméniens dont le soutien lui est nécessaire. Le grand bénéficiaire en est Vasil Pahlawouni, dit Vasil le Vieux. Il lui est restitué Ka_ka_ puis il lui est attribué, après la mort sans héritier de Baudouin de Marach, une vaste marche dans la partie Nord-Est du domaine, anciennement territoire de Gogh Vasil87. Prétextant des intentions de prière, Josselin se fait ouvrir en juin 1148 les portes du monastère jacobite de Mar Bar Çauma. Il commet alors un sacrilège en le dévastant sous le prétexte qu’y seraient déposés les trésors dérobés par les Turcs lors du pillage des couvents arméniens de Zabar l’année précédente. Ce comportement condamnable envers la communauté syriaque n’est pas le premier. En effet, en 1144, à son retour du couronnement du nouveau roi de Jérusalem, Baudouin III, il avait dû rendre au patriarche jacobite les ornements et les vases du chrême qu’il avait volés dans ce même couvent. Cette fois, les vases d’argent, les patènes, les calices, les croix, les chandeliers, les Évangiles et les livres sont pris dans le temple par des prêtres francs. De l’or, de l’argent et des tapis sont saisis dans les cellules des moines. Les tentures du sanctuaire sont volées. Les demeures des serfs sont pillées. Outrés, les Templiers se désolidarisent de Josselin et l’abandonnent. Josselin part en emportant la châsse contenant la main droite du saint Mar Bar Çauma et en laissant une garde composée de quelques Francs et de beaucoup d’Arméniens, hommes qualifiés d’impies. Le couvent de Bar Çauma étant situé sur le territoire de l’émir turc de Mélitène, ce dernier, indigné, tance vertement Josselin et met en doute sa foi chrétienne (MS, III, p. 248, 259-260, 275, 284-288).

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DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 2, De l’Euphrate au Nil…, op. cit., p. 1229-1232, 1236, 1321, 1335-1237.

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La même année, Josselin rencontre Noûr al-Dîn entre Alep et ‘Azaz pour faire la paix. Ce dernier en profite pour s’attaquer à Antioche et tuer son prince, Raymond de Poitiers, le 29 juin 1149 (MS, III, p. 282, 289). Josselin en tire peut-être satisfaction, mais il en sort affaibli. Il en paye rapidement le prix. Les attaques turques dans le comté se multiplient. Josselin pense alors que Dieu le châtie pour le pillage du couvent jacobite. Alors, il restitue en décembre la main droite du saint Mar Bar Çauma. Quelques mois plus tard, il doit se résoudre à solliciter l’aide du patriarche Amaury, gouverneur d’Antioche. Josselin est capturé sur le chemin le 4 mai 1150 par des Turcomans. Amené à Alep, il est remis à Noûr al-Dîn qui lui fait crever les yeux et le jette dans un cachot, chargé de lourdes chaînes. Malgré les menaces de supplices, il ne renonce pas à sa foi. A la neuvième année de sa captivité, quand le moment de sa mort approche, il obtient qu’on lui amène l’évêque de la ville, Ignace, métropolite des Syriens. Il se confesse, se repent de ses péchés et meurt apaisé (MS, III, p. 295). Ce qui reste du comté est démembré en deux ans (1149-1151). Noûr alDîn coupe les communications avec Antioche en occupant des sites stratégiques tels Koûrous et ‘Azaz. Parallèlement, de toutes parts déferlent les musulmans qui conquièrent la majeure partie du comté : le Saldjoûkide de Roûm, Kilîdj Arslân, envoyé par son père, Mas‘oûd, s’empare de Marach et des places situées plus à l’est (K‘esoun, Péhesni, Râwandân) ; l’Artoukide de Kharberd, Kara Arslân, défait Vasil Pahlawouni. Béatrice et la vente du comté d’Édesse (1150-1151) Le roi Baudouin III accepte, au nom de Béatrice, la proposition de l’empereur Manuel Ier Comnène d’offrir à la comtesse d’Édesse et à ses enfants un revenu annuel suffisant pour leur assurer à jamais une existence honorable en indemnité de la cession de son pays et de ses places fortes, à savoir Râwandän, Tell Bâshir, ‘Ayntab, al-Bîra, Samosate, Talouk‘. La cession est faite en août 1150, elle n’inclut pas Ho_omkla réservé au catholicos. Manuel Comnène fait savoir à Louis VII qu’il entend ainsi défendre les terres chrétiennes. Baudouin assure le retrait vers Antioche de ceux des habitants qui ne veulent pas demeurer dans les territoires cédés aux Grecs. Les Byzantins se révèlent malheureusement incapables de défendre leurs nouvelles possessions et les perdent un an plus tard, en 1151. Ironie de l’histoire : au lendemain de la prise de Jérusalem par Saladin, le 2 octobre 1187, deux émirs turcs réclament au sultan les prisonniers originaires d’Édesse (1 000 environ) et d’al-Bîra (500). Il pourrait s’agir d’Arméniens et de Syriaques soit ayant suivi Baudouin III lors de la retraite consécutive à la vente par Béatrice du comté à Byzance, soit repliés sur la ville après les désastres de 1144/1146 ou encore rachetés par l’évêque syriaque (cf. ci-dessus). Rendons grâce à ces émirs, le premier d’Édesse, 87

Mûzzafâr al-Dîn ibn Ali Kutchûk, le second d’al-Bîra, Bar Shehâb al-Dîn, qui payent le montant du rachat de la vie de ces prisonniers fixé par Saladin dix dinars par homme, cinq par femme, deux pour les fils et les filles - au motif qu’il s’agit de sujets de leurs fiefs. Ils leur évitent ainsi d’être réduits en esclavage et vendus sur les marchés d’Alep88. Ho_omkla et le catholicossat La forteresse de Ho_omkla, située au nord-est de la Doulouk, est dans les mains de Gogh Vasil au début du XIIe siècle. Son successeur, Vasil Tegha, la cède sous la contrainte à Baudouin de Bourcq en 1116 dans le même temps que l’ensemble de ses possessions. Ho_omkla ne fait pas partie du marché passé avec l’empereur de Byzance. Béatrice la cède au catholicos Grigor III Pahlawouni. Celui-ci a hâte de quitter le siège patriarcal qu’il occupe depuis 1116 à Tzvok‘, place située à l’est de Marach et au nord d’‘Ayntab. Tzvok‘ est insuffisamment fortifiée pour que sa sécurité y soit assurée. Le catholicos, plus tard, versera une indemnité à Josselin III pour recevoir un acte de vente en bonne et due forme. Ho_omkla a la réputation chez les chrétiens et les musulmans de place inexpugnable. Forteresse sur un rocher surplombant « à l’E. le cours de l’Euphrate, au N. et à l’O. la vallée d’un de ses affluents, le Marsifax…, le rocher se rattache [vers le S.] à un plateau qui le domine, et dont on l’a séparé par un fossé de 80 pieds de profondeur taillé dans le roc. Le château n’avait qu’une seule entrée défendue par six portes successives 89 ». Les catholicos y sont à l’abri des pressions unitaires latines, ce qui permet d’éviter des conflits et de rester en bons termes avec la hiérarchie latine. Ho_omkla prospère avec les catholicos. Trois églises y sont édifiées : Saint-Grégoire, Sainte-Marie-Mère-de-Dieu, Saint-Sauveur, toutes debout au XIXe siècle. Aujourd’hui, seule subsiste la base de l’église patriarcale SaintGrégoire. Acte V, le rideau se baisse avec l’espérance déçue d’une Édesse à l’indépendance conservée. Aux difficultés environnementales - proximité de l’Orient turc ou turcoman, éloignement des ports interdisant les renforts en hommes, chevaux, armes et argent - s’est ajouté le défaut d’engagement et de vision stratégique de son chef franc, Josselin II.

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YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent…, op. cit., p. 231-232. CARRIÉRE (Auguste), Inscription d’un reliquaire arménien de la collection Basilewsk dans Mélanges orientaux, Textes et traductions publiés par les professeurs de l’École spéciale des langues orientales à l’occasion du 6e congrès international des orientalistes, Leyde, septembre 1893, Ernest Leroux, Paris, 1893, p. 201-202.

89

88

Édesse tombée, l’unification de la Syrie, rêve du turc Zengî, est en bonne voie. Elle va être réalisée par son fils Noûr al-Dîn avec la prise de Damas en 1154. Une victime collatérale, le roi Louis VII qui, par la répudiation de son épouse à son retour en France, perd la dot. Fait aggravant, Aliénor d’Aquitaine se marie avec le futur roi d’Angleterre, Henri II, lui apportant d’immenses territoires. La suite tragique pour la France en est deux siècles plus tard la guerre de Cent Ans. IV - Nersès Šnorhali et la complainte d’Édesse Nersès Šnorhali est le frère du patriarche d’Arménie Grigor III. Tous deux sont issus d’une famille princière, les Pahlawouni, venue s’installer en Cilicie après les événements tragiques d’Ani. À l’âge de 18 ans, en 1120, Nersès reçoit le sacerdoce de Grigor, alors résidant dans la forteresse de Tzvok‘. Il devient son secrétaire. Musicien, il compose de très beaux hymnes religieux ; théologien et exégète, il est reconnu dans la littérature arménienne comme le deuxième grand poète du Moyen Âge après Grégoire de Narek. À la demande de son cousin Apirat, témoin des massacres tragiques de 1144, Nersès, devenu évêque, compose une élégie sur la prise d’Édesse. Son poème date de 1145. Il est traduit en 1867 en français, au regard du texte en arménien, par Édouard Dulaurier dans « Le recueil des historiens des croisades : documents arméniens ». Cette traduction ancienne est incomplète. Aussi, en 1984, Isaac Kéchichian, jésuite, directeur du Collège Saint Grégoire l’Illuminateur à Beyrouth, reprend le sujet et réalise une traduction intégrale à partir du texte que Manik Mkrtic’yan a reconstitué à Erevan dix ans plus tôt en utilisant quinze manuscrits du XIIIe au XVIIe siècle. L’édition est réalisée par les Pères mékhitaristes de Venise90. L’œuvre est ainsi annoncée : PROSOPOPÉE, POÉSIE NOMBRÉE A LA MANIÈRE D’HOMÈRE, EN STYLE ÉLÉGIAQUE, SUR LA PRISE DE LA GRANDE ÉDESSE, EN L’AN CINQ CENT QUATRE VINGT TREIZE (soit 1144, ère chrétienne) LE VINGT TROIS DÉCEMBRE, À LA TROISIÈME HEURE, UN SAMEDI.

Dans les extraits présentés ci-dessous, les titres et subdivisions sont ceux introduits par Kéchichian pour aider le lecteur.

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NERSÈS (Šnorhali), La complainte d’Édesse, Introduction, traduction de l’arménien et notes par Isaac Kechichian, Bibliotheca Armeniaca, Venise-St Lazare, 1984.

89

I - ADRESSE A TOUT L’UNIVERS CHRETIEN Éclatez en lamentations, Églises, vous, épouses de l’Époux céleste ; Mes sœurs et mes frères bien-aimés de toutes les contrées du monde ; Villes et bourgs, tous ensemble, peuples et nations de la terre ; Vous qui croyez au Christ et vénérez sa croix ! 5

10 …

C’est à vous d’abord que je m’adresse, À vous, brillants comme le soleil et merveilleux, Pareils aux quatre figures, trônes sur terre du Très-Haut ; À vous, jaillissement divin de la source d’Éden ; De vous, en quatre ruissellements, les fleuves débordants se précipitent, Pour abreuver l’univers avec le jaillissement de la parole évangélique ; Je vous parle, en suppliant : écoutez donc la voix de mes sanglots !

II - ÉDESSE EN DEUIL

.

195

Moi, Édesse, ville d’Ourha, qui ai perdu mes fils, orpheline et veuve, Je clame vers vous avec une voix de femme, sanglotante et pitoyable. Otant de ma tête le voile, je déchire mes vêtements d’apparat, J’épile ma chevelure, objet d’envie, je m’arrache les cheveux sans pitié ; Avec des cailloux je bats ma poitrine, à mon visage je donne des soufflets, Je m’assieds endeuillée dans la demeure obscure, comme c’est l’usage pour qui est en deuil ; Et, au lieu du vêtement de pourpre, je m’habille de noir, couleur de tristesse ; Je verse des larmes infinies, abondantes et débordantes, telles un fleuve. Je suis devenue, en effet, la fable de la terre, digne de blâme pour tout l’Univers ; 90

200

Et les passants du chemin me plaignent à grandes lamentations.

2 - DESCRIPTION D’ÉDESSE … Tout autour, en cercle, elle a construit de larges et solides remparts, Ainsi que des tours élevées, redoutables, avec sagesse et grand art, 235 Comme une tête altière, proportionnée à tout le corps. Avec des fondations solidement imbriquées et profondes, et couronnées de fortins ; Des maisons et des sanctuaires merveilleux Furent bâtis en mon sein de façon splendide.

240



Palais et rues, centres de négoce, étaient agencés de manière ingénieuse ; Quant aux églises lumineuses, combien elles étaient glorieuses, Le dire, je n’en suis pas capable, pas plus qu’un homme terrestre, né de la terre : Car elles ressemblaient aux demeures célestes, semblables à celle d’en haut, Etonnantes et sans égales, jamais homme n’en vit de pareilles. Soixante-dix bourgades, noble symbole, m’enveloppaient complètement ; Quant à moi, assise en Reine, je me tenais au milieu d’elles en apparat !

III – LE DÉSASTRE …



A présent, les bandes ennemies se réjouissent, et ceux que j’aime, à haute voix, se lamentent. Elles élèvent leur tête contre moi, elles qui étaient placées sous mes pieds.

V - ADRESSE À SES FILS MARTYRS 880

Quant à vous, mes enfants chéris, pour moi, vous n’êtes pas des morts, 91

….

905

… 920

mais des vivants : Car, martyrisés sur terre, vous êtes aussi couronnés au ciel. Aux yeux des hommes vous semblez morts et, pour cette heure-ci, dignes de pitié. Mais vous êtes entre les mains de Dieu , et gardés avec une vive espérance, Béatifiés maintenant par les Anges, et placés parmi le chœur des êtres spirituels. (Le bourreau) qui vous a torturés, pleurera ; vous autres, vous exulterez avec des cœurs remplis de joie ; Lui, il sera brûlé à la flamme de la fournaise ; vous autres, vous vous promènerez à la source d’Éden ; A vous, pour sa langue, il demandera une goutte d’eau ; vous autres, vous ne lui donnerez pas une gouttelette. Lui, il sera dans la gueule de Béliar, dont les dents le tritureront, Et les lieux de son habitation seront les tréfonds intérieurs de l’enfer. (Vous), hommes, vous serez assis avec les hymnes Saints, (vous), femmes, vous serez placées dans le chœur des Vierges, (Vous), enfants Innocents, aimables petits, vous serez mêlés à l’armée des Anges ;

VII – ÉPILOGUE : PAROLES DE CONSOLATION



1025

En cet endroit [le royaume céleste] vous verrez les âmes de vos êtres chers, dans la lumière. Ceux sur qui maintenant vous vous lamentez, en pleurant, à ce moment-là, vous exulterez en les voyant parmi les Saints ; Vous entrerez au Paradis, vous vous réjouirez ensemble, Dans la Patrie, que nous avions perdue, en une vie immortelle, céleste. 92

V - Le comté d’Édesse et les autres États croisés d’Orient Du mariage de Baudouin II, comte d’Édesse, avec Morfia naissent trois filles dont le destin fait que nombre de chevaliers croisés à la tête des autres États latins d’Orient auront du sang arménien dans leurs veines (cf. cidessous et Annexes). Édesse et la principauté d’Antioche, relations passionnées La création de la principauté d’Antioche est associée à la victoire de Bohémond de Tarente sur Karboûkâ, émir de Mossoul, le 28 juin 1098. Les mérites d’Édesse pour la prise d’Antioche ont été exposés. À ce moment, Baudouin de Boulogne et Bohémond conviennent que chacun demeurerait dans sa ville91. Alexis Ier Comnène sème habilement la discorde en considérant que le chef d’Édesse est le vassal du prince d’Antioche. Cette affirmation est contestable. En effet, Baudouin Ier a pris le comté d’Édesse sans gêne envers cet empereur auquel il n’a pas prêté allégeance. Toutefois, se prévalant du soutien d’Alexis Ier, Tancrède, prince d’Antioche (1104-1112), rechigne à rendre à Baudouin II le comté d’Édesse dont il était gouverneur jusqu’à la libération de ce dernier en 1108. Si Josselin Ier exerce une régence paisible d’Antioche au décès de Bohémond II entre 1130 et 1131, son fils Josselin II, en 1135, soutient le roi Lewon de Cilicie dans sa lutte pour le contrôle des portes de l’Amanus aux dépens des Francs d’Antioche. Cependant, Josselin II va se rapprocher du nouveau prince de la principauté, Raymond de Poitiers, quand les Byzantins revendiquent la suzeraineté sur Édesse92 . Plus tard, en 1144, de graves inimitiés entre Josselin II et Raymond de Poitiers entraînent les conséquences tragiques que nous avons exposées. Édesse et les États croisés, solidarités Les rois de Jérusalem ont une responsabilité première dans l’Orient chrétien franc. Le soutien des comtes d’Édesse, leurs vassaux, leur est acquis. Citons quelques exemples notoires : - en 1109, Baudouin de Bourcq participe à la demande du roi de Jérusalem, son cousin Baudouin Ier, à la prise de Tripoli qui permet la création du dernier État croisé d’Orient avec à sa tête Bertrand de SaintGilles, comte de Toulouse ; 91

de TYR (Guillaume), Histoire des croisades…, t. II, liv. IX à XVI…, op. cit. , liv. IX p. 28. DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 1, Aux origines de l’état cilicien ..., op. cit., p. 552, 566-567, 569.

92

93

- en 1119, Josselin Ier de Courtenay est présent dans les combats contre l’émir turc de Mârdîn, Amid et Alep, Ilghâzî, menaçant Antioche ; il l’est également en 1125-1126, avec le comte de Tripoli, Pons, et le roi de Jérusalem, Baudouin II, pour repousser l’assaut d’‘Azâz, par Toughtakîn, émir de Damas, et Boursoukî, général du sultan de Perse ; - en 1137, Josselin II est aux côtés de Baudouin II et de Raymond de Poitiers pour répondre à une attaque de Zengî, atâbeg d’Alep, contre le comte de Tripoli, Raymond II. Hors cela, les rois de Jérusalem développent une solidarité fortifiée par des liens matrimoniaux. Ainsi, Baudouin II marie sa seconde fille, Alice, à Bohémond II, futur prince d’Antioche ; son aînée, Mélisende, à Foulque, son futur successeur ; sa fille Hodierne à Raymond II, comte de Tripoli. Les pages glorieuses ne peuvent masquer les temps qui vont marquer le terme de l’aventure franque en Orient : 1268, la chute de la capitale de la principauté d’Antioche ; 1289, la prise de Tripoli. Enfin, la perte de SaintJean-d’Acre en 1291 signe la fin du royaume de Jérusalem.

CONCLUSION La venue des Croisés en Orient ouvre la voie à une formidable épopée à laquelle s’associent dès le début les Arméniens qui fournissent guides, hommes, armes et munitions Ainsi, les Croisés, engagés dans les gorges inextricables du Taurus et de l’Amanus, harcelés par les Turcs et les Arabes sur le chemin de Jérusalem, leur doivent leur salut. La croisade n’a pu se déployer au sud qu’une fois ses bases septentrionales, le comté d’Édesse et la principauté d’Antioche, solidement établies. Par la suite, nombre d’Arméniens combattent avec les Croisés, s’engageant bien plus que tous les autres chrétiens orientaux. Amer est le sentiment que l’on a de cette phase de vie et d’histoire d’Édesse. En vérité, les barons francs se sont emparés de nombre des terres des seigneurs arméniens, brisant leur pouvoir, les contraignant souvent à l’exil, et ne se sont pas préoccupés des âmes. Édesse s’est donnée mais a eu rarement un rapport emprunt de sympathie avec ses maîtres francs. Elle va vivre alors en terre d’islam, supportant la haine latente des musulmans suscitée en particulier par les massacres sans retenue et les traîtrises perpétuées par nombre de Croisés. L’analyse de Laurent sur la relation Arméniens - Arabes au IXe siècle est plus vraie que jamais : « Aussi, les rapports officiels entre les Arméniens et les Arabes, pacifiques en apparence, cachaient-ils une réalité faite de méfiance, de ruse et de haine. Le passé interdisait toute confiance en l’avenir 93 ». Les Syriaques sont meurtris par le désastre édessénien, s’estimant victimes innocentes et passives. Pour eux en effet, au contraire des Arméniens, la neutralité était la règle. Jacobites et nestoriens vont dès lors vivre à l’extérieur des États latins (Yousif, les Syriaques racontent les croisades, p. 322). La chute d’Édesse est annonciatrice du déclin franc en Orient, et en tout premier lieu des malheurs de la principauté d’Antioche : Raymond de Poitiers paie en 1147 le prix de son refus de secourir Édesse par la perte de l’importante place forte d’Artâh puis par sa mort en 1149 lors de la défense désespérée de ses dernières places fortes à l’est de l’Oronte. Antioche, capitale de la principauté, est sauvée pour un temps par le roi Baudouin III de Jérusalem. N’allons pas plus avant, les drames à venir en ces temps des autres Croisades s’éloignent de notre sujet.

93

LAURENT (Joseph), op. cit., p. 154.

CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE ET L’ÉGYPTE FÂTIMIDE En 969, le calife al-Mu‘izz, parachevant la conquête du Maghreb, conquiert l’Égypte grâce au général Jawhar al-Siqillî. Ainsi se substitue aux dépens des Abbassides, sunnites, la dynastie chiite des Fâtimides (9691171). Une nouvelle capitale surgit, al-Qâhira (Le Caire), dite la Victorieuse. C’est sous leur règne que se situe aux XIe-XIIe siècles la première vague importante de migrants arméniens vers l’Égypte qui va laisser trace en ce pays par les vizirs qu’elle lui donne. Dans notre exposé, de larges emprunts sont faits aux livres de Orak94 et Mahé95. I - Badr al-Djamâlî, vizir (1073-†1097) Al-Djamâlî, mamelouk affranchi de Jawal Al-Dawla, est d’origine arménienne. Gouverneur de Saint-Jean-d’Acre, il accepte en 1073 sa nomination comme « vizir de l’épée et de la plume » par le calife d’Égypte, al-Moustansir, à une condition : l’armée sur laquelle il va s’appuyer doit être constituée exclusivement d’Arméniens. Un contingent important de ses troupes vient d’Édesse et de la Cilicie, notamment les cavaliers, traditionnellement des nobles, dont l’arrivée est favorisée par la situation incertaine au Proche-Orient en raison des combats entre Byzantins et Arabes damasquins auxquels se surajoutent les attaques des Turcs. En 1075, al-Djamâlî reçoit le catholicos Grigor II désireux d’aller à la rencontre des quelque 30 000 Arméniens. Venu avec son neveu Grégoire, le catholicos le nomme patriarche, avec le titre de Patrik. Par la suite, plus de trente églises et monastères arméniens sont édifiés, parfois aux dépens des Coptes : ainsi l’église Saint-Georges au Caire leur est prise à la fin du XIe siècle, celle de l’Immaculée-Mère-du-Seigneur est démolie pour faire place à l’église arménienne Saint-Jean-Baptiste. Au temps des Ayyoubides (11711250) et à celui des Mamelouks (1250-1517), la plupart des édifices 94

ORAK (A.), Les Arméniens en Égypte à l’époque fâtimide, Cahier d’Histoire égyptienne, Série IX, fasc. ¾, Déc. 1958, p. 121-135. 95 MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie…, op.cit., p.267-269.

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disparaissent. Seuls vestiges, de rares khatchkars, croix en pierre typiques de l’art arménien. Pour reconstruire Le Caire, cité dévastée, al-Djamâlî fait appel aux Ascaris, aux Melchis et aux Arméniens. Pour soustraire la capitale à une nouvelle invasion turque, un certain Jean le Moine et ses deux frères, qui auraient fui Édesse lors de la prise de cette cité en 1087 par les Turcs saldjoûkides, bâtissent entre 1087 et 1092, une seconde enceinte avec ses portes monumentales : la porte sud dite de la Citadelle (Bâb Zouwayla), la porte de la victoire (Bâb al-Nasr) et la porte nord dite de la Conquête (portail de Bâb al-Foutoûh), chaque frère prenant en charge une porte96. Dans ces constructions, on voit trois variantes de portes à berceaux ; sur certaines pierres dressées, il est relevé des signes identiques à ceux employés par les maçons arméniens. À Badr al-Djamâlî (1073-1097) succède son fils puis viennent d’autres Arméniens jusqu’à Rouzzik Ibn Saleh, mort en 1163. II - Bahrâm (Vahram) Pahlawouni, vizir (1135-1137) Bahrâm est l’un des plus grands vizirs d’origine arménienne, le seul à ne pas avoir renié sa foi. Il est né à ‘Ayntab. Il est le neveu du catholicos Grigor II. C’est grâce à son frère, le patriarche Grégoire cité ci-dessus, qu’il devient en 1130 gouverneur de la ville de Gharbiyya dans le Delta. Marchant sur Le Caire en 1135, il contraint le calife al-Fa’iz à le nommer grand vizir. N’ayant aucune confiance en les autochtones, il confie les postes clefs à ses proches parents et à ses compatriotes. Devant le mécontentement des Égyptiens, le calife soutient la révolte menée par Rudman ibn Valakhch. Ce dernier, sunnite, impose à l’Égypte une rigueur religieuse si fanatique et ruineuse qu’il est renvoyé au bout de deux ans. Bahrâm, exilé en Cilicie, revient auprès du calife avec le titre de conseiller particulier. Sa foi le mène à une vie monacale dans le couvent arménien Deir El Abiad. Il meurt en 1140 et a droit à des funérailles grandioses. Dédéyan apporte d’importantes informations complémentaires97. Bahrâm est chassé du comté d’Édesse en 1102 par Josselin de Courtenay, d’où son départ pour l’Égypte. Il fait venir en 1137 un important contingent arménien - 20 000 hommes, fantassins et cavaliers, sans compter leurs familles - en tirant parti de la disgrâce de Vasil le Vieux, son frère aîné, dépossédé par les Francs de son fief de Ka_ka_. Vasil est gratifié de généreuses concessions foncières en Égypte. Après la défaite de Vahram, en 1138, une partie des

96

DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 1, Aux origines de l’état cilicien ..., op. cit., p. 272, fig. 36 à 41. 97 DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, vol. 2, De l’Euphrate au Nil…, op. cit., p. 891, 902-913, 1280, 1320, 1336.

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migrants revient dans le comté d’Édesse, ceux qui demeurent sont utilisés pour des opérations de maintien de l’ordre. L’Égypte de la dynastie des Fâtimides est une magnifique terre d’accueil pour les migrants arméniens. La réussite de leur venue va rester dans les mémoires. Ce souvenir ne sera pas entaché par la venue obligée de ceux des leurs capturés et embrigadés au XIIIe siècle lors des malheurs du royaume de Cilicie. Aussi, quand Muhammad Ali, khédive (titre honorifique) d’Égypte, fait appel entre 1805 et 1849 aux minorités chrétiennes pour gouverner et sortir son pays de l’obscurantisme, il accueillera une nouvelle vague migratoire arménienne constituée principalement de banquiers, de fonctionnaires, d'ingénieurs et d’artisans qualifiés.

CHAPITRE QUATRIÈME ÉDESSE DU XIIIe AU XIXe SIÈCLE I -Édesse et ses maîtres Les Zenguides et les Ayyoubides Les historiens sont plus que discrets sur la renaissance d’Édesse. Par contre, ce que l’on sait est que Noûr al-Dîn donne en 1146 la gouvernance de la cité à un Turc, Fahr al-Dîn. Ce choix est confirmé par ses successeurs : son fils Malik al-Sâlih (1174-1182), le cousin de ce dernier, ‘Izz al-Din (1182), puis le frère de ce dernier, ‘Imad al-Din (1182-1183) ( Ed.A, p. 128, 136, 144-146). À certains moments, l’arbitraire du « prince » s’exerce envers les chrétiens. Ainsi, al-Sâlih est responsable de la destruction à Édesse de l’église Sainte-Sophie, de celles des Apôtres, de Saint-Étienne, des quarante Martyrs, de celles encore des Confesseurs, de la Mère-de-Dieu. Parfois apparaissent des conflits intracommunautaires tel celui, vers 1171-1173, dans lequel le catholicos est accusé par deux moines d’Édesse de vendre le sacerdoce. Dans sa colère, le catholicos fait raser la barbe de ses détracteurs lesquels, en représailles, entraînent quatre cents familles à rejoindre les chalcédoniens. Le kurde Saladin, fidèle lieutenant de Noûr al-Dîn, met fin à la dynastie des Fâtimides en 1171. Maître de l’Égypte, il impose le sunnisme. La mort du vieil atâbeg d’Alep en 1174 le conduit à affirmer ses ambitions. Il conquiert dans les années suivantes les territoires des Zengides, n’occupant Alep qu’en 1183. Il s’inscrit dans la dynastie des Ayyoubides, du nom de Ayyub, son oncle, maître de Damas. Saladin confie Édesse à son allié, Mûzzafâr al-Din (1183-1191). Avant de mourir (4 mars 1193), il donne la haute Mésopotamie avec Édesse à son frère cadet, Malik el-‘Adil. Choix regrettable car celui-ci afflige très rapidement les chrétiens en leur interdisant de faire sonner les cloches des églises. Devenu en 1200 sultan d’Égypte, il établit à Édesse son fils, Malik al-Faiz (MS, III, p. 146-147, 149, 152, 156, 410 et 413). En 1215, Silâh al-Din Gâzi al-Muzzaffar prend possession d’une Édesse florissante. Les habitants vivent largement, vendent, achètent et construisent. Au bout de trois ans, Silâh transmet la cité à son frère, Malik al-Asraf. Une calamité naturelle - sécheresse, absence de pluie, sauterelles dévastatrices 101

touche Édesse à partir de 1223. Elle dure cinq ans, en dépit des supplications et aumônes des chrétiens jacobites, grecs et arméniens. Après s’être emparé de Damas, en 1229, le sultan al-Asraf cède ses territoires à son frère, Malik al-Kâmil. Il est regretté par les Édesséniens qui ont apprécié sa gouvernance tranquille ( Ed.A, p. 166-170, 174). Des Mongols aux Mamelouks d’Égypte (1260 ?), Turcs et Turcomans Arrive le temps des invasions mongoles que Mutafian situe en 1231 pour la Mésopotamie. Ces hordes barbares font des ravages jusqu’à Édesse, incendiée, et Samosate. Il en est de même en 1245. En 1260, Houlagou khan, petit-fils de Gengis khan, attaque l’émir d’Alep, Malek-Al-Naser, dernier sultan ayyoubide, et l’immole par vengeance. Il épargne les habitants d’Édesse car ils se sont rendus. La Syrie lui appartient. Peu après, profitant du retour de Houlagou chez lui, le mamelouk Koutouz, émir d’Égypte, attaque les détachements mongols restés et les défait à l’‘Ayn Djâloût, près du Mont Thabor, en septembre, puis à Homs en décembre. Les Mamelouks sont dès lors maîtres de la Syrie non-franque. L’Euphrate va marquer pour plusieurs décennies la frontière mongolo-mamelouke98. Les batailles acharnées entre les Mongols, auxquels se joignent les Arméniens de Cilicie, et les Mamelouks vont se poursuivre longuement. Elles se terminent à l’avantage de ces derniers. La dominance mamelouke sur les terres conquises s’exerce plus ou moins fortement dans le temps, généralement à travers des vassaux turcs ou turcomans. Par la suite, émergera à Édesse, vers la moitié du XVe siècle, la dynastie oghouze des Moutons blancs (Ak Koyounlou) de Kara Osman avec son petit-fils Usun-Hasan. Le séfévide Schah Ismail lui succédera avant que s’impose l’Empire ottoman99. Catholicossat à Ho_omkla jusqu’en 1292 À partir de 1150, le catholicos réside à Ho_omkla où il y est consacré depuis Nersês Chenorhali, premier successeur de Grigor III. Sous Nersês, les relations avec Byzance demeurent tendues, les Grecs voulant par exemple imposer la date du 25 décembre à la place du 6 janvier pour la célébration de Noël, la reconnaissance du concile de Chalcédoine et la nomination par eux-mêmes du patriarche arménien. Nersês bénéficie de l’appui du patriarche jacobite d’Antioche Michel Ier, par ailleurs chroniqueur illustre sous le nom de Michel le Syrien.

98

MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant…, op. cit., t. I, p. 128, 149-150. de HAMMER (Joseph), Histoire de l’Empire ottoman, t. I, Paren-Desbarres, Paris, 1840, liv. XXIII, p. 432-433.

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Grigor IV (1173-1193) entame avec Byzance des discussions plus ouvertes sur le dogme mais, à la mort de l’empereur Manuel, en 1180, les débats sont définitivement clos. En 1193, Grigor V, nouvellement élu, affirme une indépendance envers tous, revendiquant pour lui seul l’exercice de l’autorité. Il rompt ainsi la règle qui est l’obligation de travailler en harmonie avec les princes de la nation. De plus, il est peu favorable aux latins. Pour ces raisons, Lewon, futur roi de la petite Arménie, envoie l’archevêque de Sis s’en saisir et l’emprisonner dans la forteresse de Gobidar. Grigor V, encouragé en secret par ses amis à s’évader et à regagner son siège, s’attache un drap de toile autour du corps afin de descendre de la forteresse pendant la nuit; malheureusement, ce lien s’étant rompu, il tombe et meurt100. Ho_omkla demeure le siège des patriarches jusqu’en 1292 lorsque MélikAschraph, sultan d’Égypte, prend la forteresse après trente trois jours de siège sans que le sultan mongol de Perse, Arghoun, puisse intervenir, pris par d’autres guerres. Les hommes sont passés au fil de l’épée, les femmes, les enfants et le patriarche Etienne emmenés en captivité. La liste des catholicos de Ho_omkla se trouve en annexe. Édesse et l’Empire ottoman, Ourfa (1515) Osman Ier, turc de la tribu des Kayı, oghouze comme les Saldjoûkides victorieux en 1071 à Mantzikert, fonde l’Empire ottoman en 1299. Les Turcs dévastent Édesse en 1400. Ce serait sous Sélim Ier, vers 1515, qu’Édesse est intégrée à l’Empire ottoman lors de la conquête de la haute Mésopotamie avec des villes comme Nisibe, Amid et Mârdîn. Édesse est rattachée au vilayet (province) d’Alep sous le nom de Ourfa. Au début du XIXe siècle, il y a un intermède égyptien. En effet, dans les années 1830, récusant la tutelle de Constantinople, Ibrahim Pacha, fils du vice-roi d’Égypte, conseillé par des officiers français, conquiert la Palestine, le Liban, la Syrie et la Cilicie. En août 1832, il prend Adana. Dans la foulée, les régions de Marach, ‘Ayntab et Ourfa, en 1833, passent sous sa domination. En juillet 1839, Ibrahim Pacha met en déroute les forces ottomanes mais, sous la pression des puissances occidentales, il est contraint d’abandonner la Mésopotamie et la Syrie, et donc de rendre Ourfa au Sultan. Scherif Pacha, ex-portefaix sorti du rang par le sultan Mahmoud, en devient le gouverneur, l’arrachant des mains de la famille kurde Fazollé qui la gouvernait depuis plusieurs générations101.

100

Le connétable SEMPAD dans DULAURIER (Édouard), Recueil des historiens des croisades, documents arméniens, t. I, Imprimerie nationale, Paris, 1869, p. 630-631. 101 POUJOULAT (Baptistin), op. cit., p. 197-198.

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II - Statut de dhimmi et institution du Millet, capitulations, droit d’intervention humanitaire Les Arméniens d’Édesse ont, comme tous les non-musulmans qui vivent dans un État islamique ou sous souveraineté musulmane, le statut de dhimmi qui repose sur le 29e verset de la neuvième sourate du Coran : « Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au Jour dernier ; ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite ; ceux qui, parmi les gens du Livre, ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu’à ce qu’ils payent directement le tribut après s’être humiliés. » Ce statut les autorise à pratiquer leur religion. En contrepartie, ils sont tenus de manifester soumission et loyauté à l’ordre musulman, de payer un impôt, la jizya. Leurs contraintes sont multiples, génératrices d’humiliations et d’exactions fréquentes : si le chrétien possède des biens ou des terres, ce n’est que par tolérance, et ses maîtres peuvent toujours lui prendre son avoir, jusqu’à ses enfants ; il doit porter un costume spécial afin qu’on puisse le reconnaître à première vue, lui donner des ordres, le malmener ; le chrétien doit demeurer impassible devant la profanation de ses Lieux Saints ; l’usage des armes lui est interdit ; lorsqu’un musulman monte à cheval, souvent il appelle un prêtre pour qu’il lui tienne l’étrier. Au début du XIXe siècle, à Constantinople, un musulman pouvait, sans risquer même un blâme, arrêter un chrétien dans la rue et lui trancher la tête pour vérifier le taillant de son sabre102. Il y a d’autres dispositions encore comme : un non-musulman ne peut monter à cheval ni marcher sur un trottoir ; les balcons d’une maison de chrétien ou de juif ne peuvent dépasser une certaine dimension ; les minarets doivent monter plus haut que les tours des églises. Et aussi : ils n’ont pas le droit d’épouser des musulmanes ni de témoigner en justice contre des musulmans ; il leur est interdit de faire sonner les cloches des églises ; ils n’ont pas le droit de porter des sabots et doivent accrocher des clochettes aux draps portés dans les établissements de bains103. Aujourd’hui encore un chrétien qui veut épouser une musulmane doit se convertir sinon la femme peut être lapidée. Comment gérer tous ces sujets de l’Empire ? Au lendemain de la prise de Constantinople en 1453, le sultan Mehmed II met en place le régime des patriarcats qui reconnaît aux différentes nations (millets) non-musulmanes des privilèges religieux, scolaires et même juridiques dans certains domaines. Il faut y voir, non pas un signe de tolérance des Turcs, mais la conséquence de leur incapacité à créer un État fondé sur l’égalité entre tous 102

de MORGAN (Jacques), Essai sur les nationalités, Berger-Levrault, Paris-Nancy, 1917, p. 63-64, 241-242. 103 AKÇAM (Taner), Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoêl, 2008, p. 34-35.

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les sujets sans distinction de race ou de religion. Les patriarches, élus par leurs communautés, ont un certain pouvoir mais la Sublime Porte est généralement sourde à toute doléance qui leur est présentée, y répondant par des promesses fallacieuses. Les chrétiens, ni citoyens ni hommes mais classés comme rayah (bétail sous le joug), deviennent par le millet un troupeau affranchi. La France, depuis les capitulations signées entre François Ier et Soliman le Magnifique, a un rôle reconnu de protecteur des catholiques de l’Empire ottoman. Son influence réelle est discrète. Elle réaffirme néanmoins sa place en intervenant en 1860-1861, sous Napoléon III, lors des massacres des chrétiens maronites par les Druzes, musulmans, suivis par un embrasement à Damas. Un gouvernement autonome est instauré sur le Mont-Liban. Son premier gouverneur est un Arménien, chrétien non-libanais, Garabet Artin dit Daoud Pacha. Sur le fond, rien ne change. Quelques années plus tard, les francs-maçons de Beyrouth expriment leur crainte après les événements meurtriers de 1876 dus aux mahométans. Ils soulignent que cela n’est rien au regard des barbaries infligées à l’intérieur du pays où le paysan chrétien n’est que l’esclave du soldat. Ils concluent en disant que les Turcs et les musulmans traitent le chrétien, giaour (infidèle), comme un chien104. Lors des massacres hamidiens affectant les Arméniens, ceux de religion catholique ou protestante sont épargnés, bénéficiant du régime des capitulations. La clémence des autorités musulmanes s’explique aussi par le non-engagement des catholiques dans les mouvements de revendication. Un moyen pour les sujets du sultan d’avoir une protection renforcée est de devenir citoyen français ou bien encore, grâce aux accords passés en 1878 avec différentes puissances européennes, sujet autrichien, allemand ou britannique. III - Dislocation de l’Empire ottoman et traité de Berlin de 1878 La dislocation de l’Empire ottoman s’amorce en ce XIXe siècle par l’indépendance de fait de l’Égypte, la perte de la Grèce et de la Bulgarie tandis que l’Arménie orientale passe sous la domination russe à l’issue de multiples guerres. Les Arméniens des provinces de l’Est et de Cilicie demeurent des fidèles sujets du Sultan. Ils bénéficient en 1863 d’une constitution nationale (Azgayin sahmanadrutz iwn), terme impropre car il s’agit d’un simple document administratif concernant le fonctionnement communautaire. Cette satisfaction formelle ne répond pas aux revendications d’égalité et de liberté. Alors, les Arméniens formulent leurs demandes avec force en 1876 à l’accession du sultan Abdul Hamid II, fils d’Abdul Hamid Ier et d’une 104

Arch. du Grand Orient de France, Loge Le Liban, carton 1876-1923, La R . .. au cher f. Thévenot g.s. du G . .. O. .. de France, le 9 novembre 1876.

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Arménienne du harem nommée Verjine. Restée sans réponse, la « question arménienne » est alors posée à l’Europe. Lors du congrès de Berlin, en 1878, les puissances européennes, Allemagne - Angleterre - Autriche - France - Italie - Russie, mettent l’Empire ottoman sous tutelle. Dans l’article LVI du traité, il est écrit : « La Sublime Porte s’engage à mettre à exécution, sans retard, les améliorations et les réformes que nécessitent les besoins locaux des provinces habitées par des Arméniens et à garantir leur sécurité contre les Kurdes et les Circassiens 105 ». Un protectorat sur les chrétiens et les Lieux Saints est accordé aux puissances signataires. Vain traité en raison d’une part des défiances réciproques entre la Russie et l’Angleterre, d’autre part des réticences et objections d’une Allemagne engagée dans une relation privilégiée avec la Turquie pour des raisons géostratégiques. L’Arménie souffre d’un double handicap : - une étendue territoriale importante dans laquelle les Arméniens ne sont pas toujours majoritaires même en comptant les autres chrétiens ; - l’absence d’ouvertures maritimes qui permettraient de répondre aux besoins d’une intervention étrangère amie. IV - Édesse et les massacres des Arméniens, 1894 à 1896 Le sultan Abdul Hamid, complicité tacite des Russes et des Allemands Pour Abdul Hamid, la seule façon de se débarrasser de la question arménienne est d’exterminer les Arméniens. Pour cela, il joue la carte kurde, favorisant leur installation sur les terres arméniennes et créant en 1891 une force régulière de cavalerie, les régiments hamidiés, destinée à réprimer les mouvements arméniens. Le 20 février 1894, Cambon, ambassadeur de France à Constantinople, envoie un long courrier au président du Conseil, Casimir-Perier, pour l’avertir de la montée des périls que lui prédit un haut fonctionnaire turc, lui confiant que la question d’Arménie n’existe pas, mais qu’ils vont la créer. Cambon émet ses craintes : « Quand les autorités auront achevé d’exaspérer, par leurs exactions, une population inoffensive, tout d’un coup, d’Alep à Erzeroum, et d’Angora à Trébizonde, pourront se produire des événements qui amèneront probablement l’intervention de l’Europe ». Très au fait de la situation, il s’interroge sur les suites et tient des propos d’une grande lucidité : « Quelles solutions ? Une Arménie indépendante ? Il ne faut pas y songer. L’Arménie ne forme pas, comme la Bulgarie ou la Grèce, un état limité par des frontières naturelles ou défini par des agglomérations de population. Les Arméniens sont disséminés aux quatre coins de la 105

QUILLARD (Pierre), Pour l’Arménie, mémoire et dossier, 19e cahier, 3e série, éd. des cahiers, Paris, 1902, p. 5.

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Turquie, et en Arménie proprement dite ils sont partout mélangés de musulmans. Reste la promesse de réformes, mais on sait ce que vaut en Turquie ce genre de promesses. Il n’y a donc pas de solution possible 106 ». De fait, la même année se produit dans le Sassoun, à l’ouest du lac de Van, le premier massacre planifié dont l’objet est de réprimer la révolte des habitants qui refusent de payer l’impôt kurde. Les grandes puissances, guidées par leur préoccupation majeure, récupérer leurs créances, se contentent de remontrances qu’ignore le sultan Abdul Hamid, encouragé de plus par l’attitude du Ministre des Affaires étrangères russe, le prince Lobanoff, hostile aux Arméniens. Les Allemands laissent faire le sultan du fait de leurs intérêts commerciaux, financiers et militaires. Alors, le sultan isole les provinces arméniennes, il fanatise la population par l’intermédiaire des mollahs et lance contre elle les tribus kurdes en septembre 1895. Les massacres d’Ourfa de 1895, témoignages Selon de Contenson, il y a à Ourfa, avant les événements, environ 50 000 habitants, dont 20 000 Arméniens grégoriens, 1 000 catholiques, pour la plupart Arméniens, et environ 800 Juifs. Les Arméniens habitent la partie Ouest, près de la cathédrale. Les Arméniens ont des magasins dans les bazars, certains possèdent des terres dans les environs, les exploitant euxmêmes ou les louant à des villageois musulmans ou chrétiens. D’autres, plus aisés, détiennent le commerce de la laine, principale richesse du pays. Comme dans le passé, Ourfa est le passage obligé des caravanes venant de Diyarbakir, de Mossoul et même de la Perse, et se dirigeant vers les ports de la Syrie107. Curieusement, de Contenson ne parle pas des Syriens dont le nombre serait moins de 5 000 et qui habitent le faubourg septentrional de la ville avec les Arabes et les Kurdes 108. Selon un témoin oculaire109, l’enchaînement des violences a pour point de départ le meurtre devant la cathédrale, le dimanche 15/27 octobre à 5 heures à la turque, d’un sarraf (changeur de monnaie) arménien par un jeune musulman de Biredjik, assisté de trois autres musulmans d’Ourfa. Arrêté, il déclare avoir agi sur l’ordre d’un capitaine de l’armée. Il est exécuté. Sur son 106

CAMBON (M.P) dans ministère des Affaires étrangères, Documents diplomatiques, Affaires arméniennes : projets de réforme dans l’Empire ottoman 1893-1897, Imprimerie nationale, Paris, 1897, p. 10-13. 107 de CONTENSON (Ludovic), Chrétiens et musulmans. Voyages et études, Plon-Nourrit, 1901, p. 52-53. 108 KIESER (Hans-Lukas), Un hôpital missionnaire à Urfa dans GEORGEON (François), DUMONT (Paul), Vivre dans l’Empire ottoman. Sociabilité et relations intercommunautaires (XVIIIè-XXè siècles), L’Harmattan, 1998, p. 215. 109 Arch. du Grand Orient de France, Loge Ser (Alep), carton 1890-1927 référence FM2-966 à la Bibliothèque nationale Française, Traduction d’une lettre d’Ourfa en date du 22 janvier 1896.

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corps, les pharmaciens Melkou et Sarkis relèvent des blessures par des baïonnettes. La police excite les musulmans en faisant répandre le bruit que les Arméniens ont fait feu sur les Turcs et que l’ordre impérial pour exterminer les giaours va être donné incessamment. Le lendemain, malgré ces bruits, des Arméniens se rendent à leurs affaires. Insultés, ils se retirent très vite. Les Turcs brisent les devantures des magasins et se lancent dans des pillages, aidés par les militaires. Ils vident les boutiques des armuriers. À plusieurs reprises, mais sans succès, les pillards se lancent à l’assaut du quartier arménien. Les autorités locales font passer en Cour martiale le pharmacien Melkou puis le livrent à la populace. Elles emprisonnent les notables. Les prêtres sont sommés de les aider à faire déposer les armes supposées détenues par leurs compatriotes. Pour cela, ils sont contraints de faire jurer à ces malheureux sur l’Évangile s’ils en ont ou non. S’ils en possèdent, ils sont de suite envoyés au sérail. En contrepartie, les religieux reçoivent des promesses de protection et de réconciliation entre les communautés. Le 28 décembre, le quartier arménien est cerné. Jusqu’au soir, c’est la curée par les soldats, les hamidiés et la foule. Le lendemain, ils recommencent comme la veille ; triste tableau : « Les cadavres jonchaient les rues, les chiens léchaient leur sang et plusieurs même furent traînés dans les champs pour servir de pâture aux bêtes fauves et aux oiseaux de proie ». Les musulmans se ruent alors vers la cathédrale [église sainte-Marie Mère-de-Dieu] où « Trois mille de ces pauvres arméniens, affectés de peur devant ces furies ainsi que devant les incendies, s’étaient réfugiés [et] croyaient être en sûreté ; la plupart étaient des femmes, filles et enfants ». Ils brisent les portes à coups de hache. Une fois à l’intérieur, ils tuent sans retenue, détruisent les objets du culte, puis ils répandent du pétrole, y mettent le feu et ceux qui n’avaient pas péri par le fer moururent par les flammes. Le nombre de victimes arméniennes dans ces deux jours atteint le chiffre de huit mille personnes. Elles restent plusieurs jours entassées les unes sur les autres dans les rues. Après quoi, les autorités requièrent les israélites pour enlever les cadavres et les jeter dans les fossés de la ville. Leur labeur dura une semaine entière. Parmi les victimes, figure Mgr Khoren Mekbitarian, évêque grégorien. Griselle décrit la majesté de l’église arménienne qui, écrit-il, mesure quarante cinq pas de long de la porte d’entrée au fond de l’abside et trente deux pas de large. Il s’attarde sur le comportement des Turcs venus, les uns pour enlever les femmes et les jeunes filles, d’autres pour les dépouiller de leurs bijoux et trésors, et les plus farouches pour massacrer cependant qu’un derviche, célèbre par son fanatisme, a établi une sorte de billot où il coupe les têtes sans se lasser110. La fin de son texte est une charge très dure envers 110

GRISELLE (Eugène), Une victime du pangermanisme : l’Arménie martyre, Bloud et Gay, Paris, 1916, p. 54-56.

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les juifs chargés de l’élimination des corps car, dénonce-t-il, ils y trouvèrent leur profit, mainte famille arménienne ayant apporté avec elle ce qu’elle possédait en argent et en bijoux : « Ce fut le salaire du fossoyeur ». Des Frères mineurs capucins présents au titre d’une mission catholique française revendiquent d’avoir recueilli les chrétiens habitant hors les quartiers arméniens et ainsi de leur avoir sauvé la vie. Ils disent avoir prodigué des soins à des centaines de survivants des massacres. Ils ne relèvent pas en revanche que les Arméniens catholiques furent épargnés sur ordre des autorités ni que l’église catholique arménienne ferma ses portes aux fugitifs. Sources diplomatiques Le récit du témoin oculaire rapporté ci-dessus est retrouvé dans les documents diplomatiques français. Il est présenté comme une lettre adressée au consul de France à Alep111. Une différence majeure, anomalie inexplicable : les faits sont datés des 16 et 17 janvier 1896. Pour sa part, l’ambassadeur Pierre Cambon informe très rapidement le Ministre des Affaires étrangères, Marcellin Berthelot par les deux messages suivants112 N°60 M. P. CAMBON, Ambassadeur de la République française à Constantinople, à M. BERTHELOT, Ministre des Affaires étrangères. Péra, le 29 décembre 1895. À Orfa, le massacre a commencé hier et continue. Je n’ai pas de nouvelles des Capucins de cette résidence. P. CAMBON. N° 61. M. P. CAMBON, Ambassadeur de la République française à Constantinople, à M. BERTHELOT, Ministre des Affaires étrangères. Péra, le 2 janvier 1896. D'après les renseignements officiels reçus à Alep, on aurait massacré à Orfa 900 chrétiens entre le 28 décembre et le 1er janvier. Ce chiffre devrait être plus que doublé d’après les informations officieuses. 111

Documents diplomatiques français, Affaires arméniennes (supplément), 1895-1896, Imprimerie nationale, Paris, 1897. VI - Événements d’Orfa (décembre 1895), Note n°62, p. 47-50. 112 Documents diplomatiques français, Affaires arméniennes… Événements d’Orfa…, op. cit., p. 46.

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Les capucins d'Orfa sont, jusqu’à présent, sains et saufs. Biredjik, sur l’Euphrate, a été incendié. On ignore le nombre des victimes. On attribue ces atrocités à des bandes de Kurdes venues de Diarbékir. Partout les autorités sont inertes ou complices. P. CAMBON. Il n’en résulte pas un émoi particulier de son Ministre. De même, aucune réaction ne vient du président du Conseil, Léon Bourgeois, radical, ni du président de la République, Félix Faure, républicain modéré. Des précisions importantes sur les deux journées tragiques sont données par Gérald-Henry Fitzmaurice, alors vice-consul anglais à Smyrne, qui écrit d’Ourfa, le 5 mars 1896, à l’ambassadeur britannique Sir Philip Currie113 : « Un certain cheikh ordonna à ses sectateurs de lui amener autant de jeunes hommes bien bâtis que possible. Ceux-ci furent, au nombre de 100, couchés sur le dos, leurs mains et pieds tenus ferme, tandis que le cheikh, par une combinaison de fanatisme et de cruauté abominable, commença à les immoler à la façon des rites du sacrifice de la Mecque en récitant les versets du Coran. Beaucoup d’Arméniens s’étaient cachés dans des puits…, mais les assaillants y lancèrent des chiffons saturés de pétrole en y mettant le feu. » Le lendemain, le dimanche 29 décembre, les musulmans ayant pénétré dans l’église massacrent à coups de revolver les hommes, qui se trouvaient en bas, et les femmes et enfants réfugiés dans les larges galeries. Comme ce procédé leur paraît long, ils ont recours à la même méthode expéditive que celle employée contre ceux qui s’étaient cachés dans des puits. Ils réunissent des matelas et des tapis de l’église puis les arrosent, ainsi que les cadavres des tués, de 30 caisses de pétrole et mettent le feu à tout. Deux mois et demi après les massacres, l’odeur des restes putréfiés et carbonisés persiste, insupportable. L’homme qui immole les jeunes gens est Maulaviseck-Seeid Ahmet. Son geste est guidé par les préceptes de la Cheriat (loi canonique musulmane) selon lesquels si les rayas chrétiens tentent de transgresser les limites que leur ont fixées leurs maîtres musulmans et de se débarrasser de leur joug, ils doivent payer de leurs biens et de leurs vies ; les massacreurs accomplissent les rites islamiques appropriés au moment de tuer leurs victimes114. Pour Émilie Carlier, femme du vice-consul de France à Sébaste/Sivas, des mollahs, mains levées, grimpés sur l’autel, remerciaient et bénissaient Dieu. Fitzmaurice, chargé par son ambassadeur d’enquêter sur les conversions forcées à l’islam, recense 500 cas à Ourfa.

113 114

THOUMAIAN (G), Le cri de l’Arménie, Georges Bridel, Lausanne, 1896, p. 58-60. DADRIAN (Vahakn N.), Autopsie du génocide arménien, éd. Complexe, 1995, p. 46-47.

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Nouvelles tueries en 1896, protestations des Puissances La diplomatie anglaise, très active, permet l’arrêt provisoire des massacres. Les tueries reprennent en 1896. Le parti révolutionnaire arménien dachnak interpelle alors l’opinion mondiale par une action spectaculaire, la prise à Constantinople de la Banque ottomane le 26 août. Les ambassadeurs font promettre la mise en œuvre des réformes après l’évacuation de la Banque. Il en résulte une courte accalmie. Le 30 septembre, en réponse à une manifestation arménienne à Constantinople à l’issue de laquelle un policier turc est tué, la chasse aux Arméniens est lancée. Elle se propage dans les provinces et fait au final entre 200 000 et 300 000 victimes. Il faut ajouter des dizaines de milliers de conversions forcées à l’islam et aussi de femmes enlevées et maintenues dans les harems. C’est alors que naissent les épithètes de « Grand assassin » et « sultan rouge » pour Abdul Hamid. Devant la menace d’intervention des six Puissances, le Sultan met un terme aux tueries. Des projets de réformes sont élaborés. Ils vont demeurer lettre morte. Des émigrants sont accueillis en grand nombre en Europe, en Amérique et en Transcaucasie. Les missions humanitaires De nombreuses missions humanitaires anglo-américaines viennent dans les années qui suivent. Les conséquences en sont multiples : l’hostilité accrue des musulmans envers les chrétiens ; une poussée de conversion des Arméniens au protestantisme ; le développement des implantations commerciales allemandes promu par le sultan germanophile. Début 1896, les secours d’urgence accordés par le Ministre Berthelot à la demande de M. de la Boulinière, chargé d’Affaires de France à Constantinople, se montent pour Ourfa et ‘Ayntab à 10 000 francs, soient environ 32 000 euros, équivalents 2012, somme de peu d’importance au regard d’une part de la tragédie subie, d’autre part de la puissance économique de notre pays. Quatre religieuses franciscaines sont présentes. Les pères capucins tiennent un collège, y enseignent aux Arméniens et leur donnent ainsi l’espoir d’un avenir meilleur. L’instruction pour les enfants, filles et garçons, est considérée par les familles chrétiennes comme une valeur fondamentale alors que le taux d’analphabétisme est considérable chez les Turcs. Le ressentiment de ces derniers n’en est que renforcé. Des missions allemandes interviennent plus tardivement, qui ne disposent pas au tout début de la protection diplomatique de leur pays soucieux de ne pas contrarier ses relations avec le sultan. Sous les auspices de la Deutsche 111

Orient-Mission diligentée par le pasteur Johannès Lepsius, Joséphine Zürcher dirige à Ourfa une clinique. Arrivée en juillet 1897, elle va, pour des raisons de santé, céder rapidement sa place au docteur Herrmann Christ, bâlois, qui reçoit plus tard le renfort de son compatriote Jakob Künzler. Organisation d’aide aux victimes arméniennes, la clinique reçoit également des musulmans. Elle devient un hôpital vers 1904 avec à sa tête Andreas Vischer, bâlois également115. V - Mouvement arménophile. De Napoléon Bonaparte au début de la IIIe République. Pro Armenia. L’Europe Chaire d’arménologie à l’École nationale et spéciale des langues orientales vivantes (1812) Heureux est le jour pour Chahan de Cirbied (Dchahan Dcherebédian) de sa rencontre avec Bonaparte en Italie où il a été ordonné prêtre au début des années 1790. Cet Arménien d’Édesse, il y est né le 16 décembre 1772, vient à Paris. Il y est nommé en 1798 chargé de cours à l’École nationale et spéciale des langues orientales vivantes. Son intelligence et sa connaissance de l’histoire et la littérature arménienne expliquent sa réussite. Toutefois, en 1801, du fait de sa maîtrise imparfaite du français, son enseignement est supprimé. Ayant pallié ses insuffisances, Cirbied reprend en 1810 ses cours. Arrive la consécration lorsque Napoléon crée pour lui la chaire d’arménien et le nomme professeur titulaire par décret impérial du 27 février 1812 signé à Moscou. Ses fonctions le conduisent à publier, à côté d’ouvrages historiques, un fragment de Matthieu d’Édesse consacré à la première croisade (1811) et une grammaire de la langue arménienne (1823). Cirbied, en 1826, se rend à Tiflis à l’appel de l’archevêque Nersês pour organiser une École spéciale de langues occidentales. Ce voyage est sans retour, car il y meurt en 1837116. Son successeur, Florent de Florival (1830-1862), traduit médiocrement Moïse de Khorène et Eznik. Par la suite, Dulaurier (1862-1881) se distingue en tant qu’historien de l’Arménie du temps des Croisades et de celui des invasions mongoles. Pour sa part, Carrière acquiert une grande renommée par ses études critiques d’auteurs arméniens. L’arménisme français du XIXe siècle doit également beaucoup à SaintMartin dont l’ambition de la création d’une chaire d’arménien au Collège de France est contrariée du fait de ses opinions politiques.. Au XXe siècle, l’un des grands noms à retenir est celui de Macler.

115 116

KIESER (Hans-Lukas), Un hôpital…, op. cit., p. 216-218. MACLER (Frédéric), Autour de…, op. cit., p. 2-3, 12-14.

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Lamartine et le collège mékhitariste Samuel-Mourat (1840) À partir de 1840, les étudiants arméniens arrivent en nombre dans les universités européennes. Paris est un lieu de prédilection. Lamartine, Ministre des Affaires étrangères de la République, inaugurant le 24 septembre 1848 le collège mékhitariste Samuel-Mourat, se félicite de la présence des Arméniens et du rôle qu’ils sont appelés à jouer en Orient. Il les exhorte à acquérir, avec le concours du sultan Abdul Medjid et de son gouvernement, une émancipation industrielle, commerciale, intellectuelle et religieuse117. Le chargé d’affaires de la Sublime Porte, Halimi effendi, est présent. Lamartine disparaît peu après de la scène politique, l’Empire succédant à la République. Mouvement arménophile en France (1897) À mesure que parviennent en France les échos des persécutions ottomanes exercées à l’encontre des populations arméniennes d’Anatolie, un vaste mouvement de protestation se développe qui brise le silence organisé par le gouvernement, les milieux d’affaire et une presse très réceptive aux subsides du sultan. À la Chambre des députés, trois hommes mènent le combat, venant d’horizons politiques différents : Albert de Mun, porteparole de la droite catholique ; Denys Cochin, député de la Seine, proche de Cambon ; Jean Jaurès, au nom du parti socialiste. Le 3 novembre 1896, lors de la discussion à la Chambre des événements d’Arménie, Jean Jaurès interpelle Gabriel Hanotaux, Ministre des Affaires étrangères : « J’ai entendu contre ceux que vous appeliez les agitateurs arméniens des paroles sévères et un avertissement où il y avait quelques menaces ; vous avez prétendu que c’était eux qui, par leur imprudence, leurs excitations, étaient pour une large part responsables des maux qui s’étaient abattus contre leurs compatriotes ; vous avez oublié de rappeler qu’audessus, et bien avant la responsabilité de ces hommes, il y avait la responsabilité du Sultan lui-même et celle de l’Europe. » Il parle d’une brute humaine excitée, encouragée et nourrie par un gouvernement régulier avec lequel l’Europe a échangé plus d’une fois sa signature. Il fait ressortir la responsabilité pesante de l’Angleterre, de la Russie et de la France118. Pour Jaurès, la morale démocratique n’a pas de frontières et impose le combat contre la tyrannie d’où qu’elle soit. Pourtant, le 4 novembre, la Chambre des députés approuve la politique menée et refuse toute intervention. Jules Méline, homme de la droite modérée, est alors président du Conseil. 117

de LAMARTINE (Alphonse), Discours improvisé à la distribution des prix du collège arménien, le 24 septembre 1848, dans Œuvres, t. V, La mort de Socrate… Le dernier chant… Discours familiers, Firmin Didot, Paris, 1850, p. 377-384. 118 JAURÈS (Jean), Les massacres d’Arménie, Discours à la Chambre des députés, Paris, le 03 novembre 1896, Journal officiel du 4 novembre 1896, p. 449-470.

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Admirable également est le cri de colère d’un Clemenceau rédigeant la préface du livre mémoriel paru en 1896 sur le « terrifiant martyrologe » arménien, livre où notamment un témoin décrit dans le détail l’épisode tragique d’Ourfa119. De nouveau, Jean Jaurès, en 1897, clame ainsi son indignation, décryptant les raisons de la complaisance envers Abdul Hamid : « Le Sultan, pendant trois années, a pu, grâce au sommeil complaisant de l’Europe, conduire impuni des massacres qui n’ont peut-être pas de précédents dans les derniers siècles de l’histoire humaine. C’est la puissance financière des porteurs de bons ottomans qui ont essayé de confondre la politique du pays avec leur propre intérêt et qui, pour prolonger le service des coupons de la dette, ont imposé peu à peu à l’opinion publique, par les mille moyens dont ils disposent, précisément la politique aujourd’hui suivie 120 ». Dans le même temps, Clemenceau s’exprime dans l’Echo de Paris, mettant en exergue : - l’importance des moyens militaires mis en œuvre à Ourfa, 3 000 soldats et 1 500 hamidiés aux côtés de la populace pour les massacres ; - le sort réservé aux femmes et aux jeunes filles vendues sur les places publiques d’Ourfa et d’Alep en invoquant la grâce du Prophète et celle du sultan. La France profonde découvre les malheurs de l’Arménie grâce à l’engagement parallèle d’autres hommes politiques (Francis de Pressensé, Marcel Sembat…), d’intellectuels et écrivains (Anatole Leroy-Beaulieu, Anatole France, Charles Péguy, Victor Bérard, Ludovic de Contenson, Pierre Quillard…) et de religieux (Mgr d’Hulst, le père Félix Charmetant, le pasteur Louis Vernes…). La revue Pro Armenia La revue Pro Armenia, éditée à Paris par le Bureau occidental des socialistes arméniens, devient le support de la cause arménienne. Elle s’adresse à l’opinion publique internationale. Quillard en est le rédacteur en chef. Dans le premier numéro, paru le 25 novembre 1900, il est rappelé le drame d’Ourfa où Nazif Pacha a fait rôtir d’un coup 3 000 victimes et les propos abominables du prince Lobanoff affirmant que rien ne peut détruire sa confiance au sultan pour le rétablissement de l’ordre121. Quillard décrit les stratégies perverses à l’encontre des Arméniens telles : interdiction de circuler ; impôts multiples perçus par le gouvernement et les Kurdes ; peines 119 Les massacres d’Arménie. Témoignages des victimes, Mercure de France, Paris, 1896, Préface de G. Clemenceau, p. 239-257. 120 JAURÈS (Jean), Discours à la Chambre des députés, Paris, le 15 mars 1897, dans JAURÈS (Jean), Il faut sauver les Arméniens, notes et postface par Vincent Duclert, Mille et une nuits, 2007, p. 47-51. 121 QUILLARD (Pierre), Pro Armenia, n° 1, 25 novembre 1900, p. 4.

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de police et prison pour des raisons extravagantes et arbitraires ; installation d’émigrés sur leurs terres, instrument de colonisation déguisée ; assassinats, brigandages, liberté d’action des beys kurdes ; massacres122. La parution de “Pro Armenia”, interrompue en 1908, reprend en décembre 1912 en réaction à l’attitude radicale des Jeunes-Turcs. Mouvement arménophile en Europe Fortes sont les voix en Angleterre de Gladstone, ancien Premier ministre, puis de l’écossais James Bryce qui publie des témoignages sur les massacres avec Arnold Toynbee. En Italie, en Belgique, aux Pays-Bas, les Parlements sont invités à se prononcer sur des motions réclamant une intervention. En Allemagne, les manifestations en faveur des Arméniens sont interdites. Seuls, de temps à autre, les socialistes adressent une question au Chancelier au sujet de l’Arménie. Ils n’obtiennent jamais de réponse. Le pasteur Lepsius est l’une des rares voix qui, malgré l’interdit de Guillaume II, dénonce les massacres des Arméniens. De cette longue période d’histoire, il faut retenir que c’est dans le comté d’Édesse que se trouve pendant un siècle et demi le siège des catholicos (Ho_omkla), lieu respecté par les héritiers de Noûr al-Dîn. Les maîtres d’Édesse se succèdent au cours des siècles. À une longue dominance mamelouke ayant recours à des émirs turcs ou autres fait suite l’intégration dans l’Empire ottoman. Au XIXe siècle, Édesse, par son enfant, Chahan de Cirbied, puis en raison de ses malheurs du temps du sultan rouge, devient une image de référence en France dans le développement d’un mouvement arménophile. Ce mouvement est en butte à des gouvernants ménageant le Sultan pour des raisons de haute politique et à des groupes de pression intéressés au plus haut point par le marché ottoman. Les Arméniens, toutefois, croient en la France porteuse des droits de l’homme pour sortir de l’impasse dans laquelle ils se trouvent.

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QUILLARD Pierre, Pour l’Arménie…, op. cit., p. 9-50.

QUATRIÈME PARTIE DU GÉNOCIDE À L’EXIL FINAL La relation entre la Turquie déconfite par l’effondrement de son Empire et l’Allemagne ambitionnant une domination européenne et proche-orientale influe sur le règlement de la question arménienne, et par-là même syriaque. En effet, l’option retenue par les hauts responsables du mouvement jeunesturcs est la solution finale. Les Puissances alliées sont impuissantes à l’empêcher, mais elles prennent l’engagement de traduire les coupables devant un tribunal à la fin de la guerre pour crimes contre l’humanité. Ourfa/Édesse est un centre important de transit des convois de déportés vers les camps de concentration en Syrie, le désert montagneux de sinistre mémoire de Deir es-Zor sans arbres ni eau, et Mossoul. La foudre s’abat très vite sur elle. Après une résistance héroïque, Ourfa/Édesse cède le 23 octobre 1915 sous les coups de l’artillerie turque commandée par le comte allemand Wolffskeel von Reichenberg. La Turquie, terrassée, va se relever grâce au général « rebelle » Mustafa Kemal qui prend les armes contre le Sultan consentant au dépeçage de l’Empire décidé par les Alliés. Le mandat de la France sur la Cilicie et les territoires de l’Est incluant Ourfa va se conclure par un renoncement peu honorable de nos gouvernants. Jouant sur la fin de la menace russe liée à la victoire des bolcheviks, sur la lassitude des Alliés, le refus de médiation des États-Unis, les intérêts particuliers de la France et de l’Angleterre sur la Syrie, l’Irak et la Palestine, Kemal triomphe. Le départ contraint de la très grande majorité des chrétiens survivants du génocide, Arméniens et Syriaques, et l’échange de populations entre Grecs ottomans et Turcs des Balkans permet la création d’un État considéré comme ethniquement pur par son fondateur en Asie Mineure, même s’il comporte le peuple kurde. En arménien, le mot génocide est tseghasbanoutioun. Remarque 1 : l’ouvrage de DÉDÉYAN (Gérard), Histoire du peuple arménien, éd. Privat, 2008, est utilisé ci-après pour l’écriture des noms de personnes et de lieux. Remarque 2 : la référence bibliographique sur le génocide de KÉVORKIAN (Raymond), auteur ici fréquemment cité, est indiquée en note en bas de page à la première citation puis écrite simplifiée dans le texte.

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CHAPITRE PREMIER LE GÉNOCIDE I - Le comité Union et Progrès (CUP) et les Arméniens Des relations fraternelles de 1908 aux massacres d’Adana en 1909 Le CUP, en turc Ittihad ve Terakki Djemiyeti, est le principal mouvement d’opposition au sultan Abdul Hamid II. Il a pour objectif le rétablissement de la Constitution libérale de 1876 et la lutte contre le déclin de l’Empire. En 1908, il s’oppose au projet d’autonomie de la Macédoine, conduisant le sultan à procéder à des élections. Le 17 décembre, les nouveaux députés tiennent leur première séance. Sur les 275 députés, la Chambre comporte 133 non-turcs dont 60 Arabes, 25 Albanais, 23 Grecs, 12 Arméniens, 4 Bulgares, 3 Serbes, 1 Valaque et 5 israélites. La majorité appartient au CUP allié au parti dachnak (socialiste arménien)123. Au tout début, les liens créés par le CUP avec d’autres partis nationalistes réformistes de l’Empire sont renforcés. Peu de temps auparavant traités de sales giaours, Arméniens, Grecs, Juifs et Syriens ont maintenant les mêmes droits et les mêmes devoirs que les Turcs. Les scènes de réconciliation publique entre Turcs et Arméniens notamment sont frénétiques, les antagonismes d’hier oubliés. Le CUP célèbre « les fédaï (révolutionnaires armés), nos frères » et affirme les relations indestructibles qui les lient. Deux de ses dirigeants, Talaat et Enver, se rendent dans les églises et participent à des prières d’action de grâce pour l’ordre nouveau. Ils vont dans les cimetières arméniens et versent des larmes de repentance sur les tombes des martyrs124. Toutefois, le temps de la désillusion est proche. Le 31 mars selon le calendrier julien en usage dans l’Empire ottoman, soit le 13 avril 1909, calendrier grégorien, le sultan Abdul Hamid tente un coup d’État. Il est mis en échec. Parallèlement, entre le 14 et le 27 avril, près de 25 000 Arméniens de Cilicie sont massacrés au prétexte qu’ils auraient voulu établir un royaume. Huit mille orphelins sont accueillis dans des missions religieuses arméniennes et étrangères. Les députés arméniens du Parlement ottoman et 123 MANDELSTAM (André), Le sort de l’Empire Ottoman, Payot & Cie, Lausanne, Paris, 1917, p. 16. 124 MORGENTHAU (Henry), Ambassador Morgenthau’s story, Doubleday, Page and Company, New York, 1918, p. 282.

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les autorités religieuses connaissent l’implication du CUP via le commandement militaire, le sous-secrétaire d’État à l’Intérieur et le président du parti jeune-turc d’Adana qui veulent donner une leçon aux Arméniens jugés arrogants car ils revendiquent une égalité citoyenne. Cependant, craignant de provoquer de nouveaux massacres, ils se rallient à la version de la responsabilité du sultan Abdul Hamid. Celui-ci est destitué le 27 avril. Le successeur est Mehmed V, son frère, dont les liens à la loge italienne de Constantinople Byzancia Risorta sont bien établis. Le député ittihadiste arménien Hagop Babikian, accompagné du député turc Yusuf Kémal, est envoyé à Adana au nom du Parlement pour y mener enquête. Celle-ci révèle les faits suivants : - Adil Bey, sous-secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, a suivi de près l’opération et donné la recommandation de ne pas toucher aux Européens ; - des troupes turques ont pris part aux massacres du 25 avril. Babikian conclut dans son rapport en date du 13 juin que des membres du parti Ittihad ve Terakki sont impliqués dans l’organisation et la réalisation de ce meurtre de masse. Il décède subitement dans de mystérieuses circonstances le 19 juillet. Son rapport est enterré. Le gouvernement se contente d’une déclaration dans laquelle il souligne que les Arméniens sont clairement attachés à la patrie ottomane et ont été victimes de suspicions et de provocations infondées. Les principaux coupables s’en tirent avec de légères peines ou sont acquittés. Neuf pauvres hères musulmans, boucs émissaires, sont pendus ainsi que six Arméniens qui se sont défendus contre leurs agresseurs. Ottomanisme, politique répressive (1909-1912) Peu après ces massacres, Nazim, membre influent du comité, déclare qu’il ne doit y avoir sur leur sol qu’une seule nation, la nation ottomane, et une seule langue, la langue turque125. De fait, le comité central de Salonique s’est alors donné pour objectif l'avènement d'un ottomanisme assimilant les sujets de l’Empire. Dans l’esprit du CUP, la répression contre des musulmans, les Albanais, va permettre d’ouvrir la voie à l’écrasement ultérieur des chrétiens sans essuyer le reproche des grandes puissances. Le CUP mène une politique sournoise envers les Arméniens. Il suscite localement des désordres, laisse libre cours aux chefs tribaux kurdes, interdit les milices d’autodéfense arméniennes ; il appelle au boycott économique de cette communauté et exclut les fonctionnaires arméniens. À l’opposé, à Constantinople, il leur propose des postes de députés lors du renouvellement de la Chambre en 1912.

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KÉVORKIAN (Raymond H.), Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006, p. 152-153.

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Comme prévu, les premières victimes sont les Albanais (1910-1912) accusés de séparatisme car attachés à leur langue et à leurs coutumes. La crise des Balkans et l’ethno-nationalisme (1912-1914) La crise des Balkans (1912-1913) aboutit à la perte de la plus grande part des territoires européens de l’Empire avec le transfert de 500 000 à 600 000 réfugiés en Asie Mineure, notamment dans les vilayet (provinces) arméniens. Elle se traduit par un ethno-nationalisme renforcé du CUP qu’analyse parfaitement Akçam Taner : dès cette époque, il y a de fait, sinon dans le langage, l’acceptation de l’éventualité de la perte de la partie arabe de l’Empire pour se cantonner à une Anatolie « turque » islamisée, sans chrétiens ; toutefois, l’ambition d’un panturquisme qui s’étendrait au Caucase et en Asie grandit126. Le 26 janvier 1913, le CUP, avec le concours du 3e corps d’armée positionné en Macédoine, réalise un coup d’État pour reprendre le pouvoir qu’il avait dû abandonner en juillet 1912 aux libéraux. Le sultan n’ose s’opposer à eux de peur de perdre la vie. De 1908 à 1914, l’Empire ottoman est amputé de plus du quart de son territoire et de 5 millions d’habitants en Europe et en Afrique (Tripolitaine, Cyrénaïque). La majorité des citoyens y sont désormais musulmans. Les Turcs sont ainsi devenus le groupe ethnique le plus important de leur Empire. Insupportables sont les Arméniens qui, non seulement par leur nombre mais aussi par leur religion et les espaces géographiques qu’ils occupent, gênent. Ils sont un obstacle pour l’union avec les populations turcomanes caucasiennes et asiatiques. L’insécurité des chrétiens grandit, leurs doléances reçoivent des réponses apaisantes hypocrites. La duplicité ottomane apparaît au grand jour quand vient le sujet de l’application de la réforme finalisant l’article 61 du traité de Berlin de 1876 sous le contrôle de deux inspecteurs. La Sublime Porte donne le 8 février 1914 son accord à leur venue. À peine arrivées, en août 1914, ces deux personnalités, le hollandais Westenenk, sur le point de se rendre à Erzouroum, et le norvégien Hoff, déjà à Van, sont renvoyées au prétexte du début du conflit qui sera la Première Guerre mondiale. Le premier se voit signifier son congé par Talaat en personne le 8 septembre. La Turquie dans le conflit mondial Le sultan Abdul Hamid a œuvré tout au long de son règne pour une entente étroite avec l’Allemagne, envoyant notamment ses officiers s’y former et développant des relations commerciales. Alors, les Jeunes-Turcs au pouvoir sont prêts à prendre le parti de ce pays d’autant que l’Égypte, Tiflis et le Caucase leur ont été promis. Le rapprochement avec l’Allemagne 126

AKÇAM (Taner), Un acte honteux…, op. cit., p. 95-97, 105-107.

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a comme conséquence politique que la Russie est devenue un adversaire de la Turquie. Récemment, Dadrian, développant la relation de confiance entre Bismarck et le Sultan rouge, a exposé la responsabilité allemande dans le génocide de 1915. Il souligne la mise en place d’un bouclier protecteur pour l’Ittihad et une aide pour leurs projets d’homogénéisation ethnique. Ainsi, des officiers allemands assistent les Turcs dans le commandement et dans la logistique administrative. Les services de renseignements germaniques aident les ittihadistes à établir un bureau de surveillance à l’intérieur de la Direction générale de la police à Constantinople afin de leur permettre d’établir des listes et des dossiers sur les personnalités de la communauté arménienne soupçonnées d’être de potentiels ennemis de la Turquie127. Ainsi, la « Kultur » allemande fait bénéficier la Porte de son génie d’organisation. Le 28 octobre 1914, se ralliant à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie, la Turquie entre officiellement en guerre. En novembre, le sultan et le Cheikhul-Islam, par ailleurs membre du CUP, proclament le djihâd (la Guerre sainte). L’appel à la révolte générale du monde musulman opprimé par les puissances coloniales que sont les Alliés rencontre peu d’échos. En revanche, il conduit à alimenter l’animosité des musulmans envers les chrétiens, amorce des massacres prochains128. Les capitulations, sujétion insupportable pour les Turcs, sont abolies et les ambassadeurs des puissances protectrices fermées. Il reste à Constantinople les représentants des États neutres (États-Unis, Espagne, Hollande, Suisse, Saint-Siège surtout) et ceux, tout-puissants, des empereurs Guillaume II (Allemagne) et Charles Ier (Autriche). II- Turcs, Kurdes et Arméniens. Caractères : jugements Sur les Arméniens planent la menace turque et celle dirigée par de puissants chefs kurdes à la tête de tribus armées, particulièrement dans les régions situées plus à l’est, à Marach, ‘Ayntab et Ourfa. Quels sont les traits majeurs de ces populations ? Pour Morgenthau, ambassadeur des États-Unis à Constantinople (19131916), la victoire des Turcs sur les Alliés aux Dardanelles les a fait revenir à leur état primitif de dominance. Ainsi, le Turc est arrogant, hautain, orgueilleux, exprime un mépris absolu envers toutes les autres races. Il regarde le chrétien, même s’il est son ami, comme une chose impure. Ne 127

DADRIAN (Vahakn N.), The armenian genocide: review of its historitical, political and legal aspects dans Journal of Law and Public Policy, Université Saint-Thomas, 2011, vol. 5, n° 1, p. 171. 128 MORGENTHAU (Henry)… story…, op. cit., p. 170.

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pouvant revendiquer aucune réussite propre, les Turcs haïssent Grecs, Juifs, Arméniens et Arabes. Leur seul talent, l’art militaire ; ce sont de braves combattants, fanatiques et tenaces129. Macler, orientaliste, souligne la conséquence du désintérêt ou de la détestation atavique des Turcs envers les métiers de la terre et du commerce : ils font travailler les autres avant que d’en recueillir le fruit en fomentant une révolte. Cette façon de faire, d’application difficile à Constantinople ou à Smyrne, est courante à l’intérieur du pays. Macler porte un jugement favorable sur les Arméniens mais non sans réserves. Il les voit doués des qualités de travail, d’activité, d’intelligence diplomatique et militaire, mais regrette leur indiscipline, ne sachant pas imposer son silence à leur moi alors que l’intérêt commun l’exigerait130. Mandelstam, drogman (traducteur) à l’ambassade de Russie à Constantinople (1894-1914), décrit les classes dirigeantes turques comme corrompues, rapaces, cyniques et cruelles, xénophobes et d’une mauvaise foi insigne. Ce peuple, écrit-il, n’a légué à la postérité aucun nom de poète, d’artiste, de sculpteur, de musicien, de savant. Benoist-Méchin, historien, résume avec fulgurance les traits des Turcs : ils sont soit officiers supérieurs et fonctionnaires, soit agriculteurs et soldats. Jacques de Morgan, archéologue, a de la considération pour les Arméniens, orientaux par leur habitat, européens par leurs origines, leur parler, leur religion et leurs aptitudes. Pour lui, les Kurdes, certains de l’impunité de leurs méfaits, vivent du produit de leur brigandage et sont d’excellents exécuteurs des ordres sanguinaires du sultan131. Ludovic de Contenson, historien et archéologue, parle de Kurdes pillards dont l’occupation héréditaire est le vol et la chasse aux Arméniens. En ces derniers, il voit une race industrieuse, tenace et persévérante, apte aux sciences, douée pour les œuvres de littérature et d’imagination, banquiers et commerçants redoutables. Leurs idées de liberté, d’égalité, de droit et de justice, s’interroge-t-il, ne sont-elles pas source de leurs maux132 ? Ces témoignages sur les Kurdes concordent avec les analyses du ministère français des Affaires étrangères à la fin du XIXe siècle selon lesquelles les Kurdes, fanatiques et paresseux, trouvent parmi les Arméniens, riches et laborieux, une pâture toute prête pour leurs appétits. En effet, de longue date, ces derniers, pour avoir aide et protection en cas de besoin, payent aux aghas (chefs) kurdes une redevance annuelle (halif) portant sur leurs récoltes et leurs têtes de bétail. Cette sujétion est telle que, lorsqu’un 129

MORGENTHAU (Henri), Mémoires de l’ambassadeur Morgenthau, Payot & Cie, Paris, 1919, p. 239-241. 130 MACLER (Frédéric), Autour de…, op. cit, p. 169-170, 279-280. 131 de MORGAN (Jacques), Histoire du peuple arménien…, op. cit., p. 24 . 132 de CONTENSON (Ludovic), Les réformes en Turquie d’Asie. La question arménienne, la question syrienne, Plon-Nourrit & Cie, Paris, 1913, p. 6, 8, 13, 21.

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paysan arménien marie sa fille, son agha perçoit la moitié de la somme versée aux parents de la future133. Pour Deschanel, futur président de la République, les Arméniens sont un peuple intelligent, laborieux, cultivé, mariant la finesse asiatique à l’esprit de l’Europe ; ils sont l’avant-garde de la civilisation gréco-latine en Orient. III – Données démographiques sur la Turquie et les vilayet historiques arméniens À l’aube de la Première Guerre mondiale, l’Empire ottoman s’étend sur 2 millions de kilomètres carrés. Il est très hétérogène en terme de populations : à côté des musulmans de langue turque, arabe ou kurde, se trouvent les chrétiens, entre autres Arméniens, Grecs, Syriens, Chaldéens. Les Turcs sont principalement en Asie Mineure, les Kurdes à l’est de l’Euphrate, comme les Arméniens. Les données suivantes, portant sur la Turquie, proviennent des autorités ottomanes. Turquie, ses habitants Musulmans Chrétiens dont Arméniens Israélites Étrangers, divers (hors Kars) Total

Autorités ottomanes, 1914 (Panzac134) 13 721 854 3 144 640 1 449 431 130 592 6 957 17 003 683

Pour des raisons politiques, il y a une forte sous-estimation du nombre des chrétiens. Le tableau ci-dessous avec les sources du patriarcat donne le détail par vilayet dans les six vilayet historiques arméniens (Erzouroum, Van, Bitlis, Kharberd (Mamuret ül-Aziz), Diyarbakir, et Sébaste/Sivas). Le Patriarcat arménien relève ainsi 1 432 000 musulmans et 1 183000 chrétiens, données à mettre en regard de celles des autorités ottomanes qui recensent 3 953 351 musulmans (et apparentés) et 810 861 chrétiens.

133 ministère des Affaires étrangères, Documents diplomatiques, Affaires arméniennes. Projets de réformes dans l’Empire ottoman, 1893-1897, Imprimerie nationale, Paris, 1897, p. 98. 134 PANZAC (Daniel), L’enjeu du nombre. La population de la Turquie de 1914 à 1927 dans Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, vol. 50, 1988, p. 49.

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Données du Patriarcat (Léart135) sur les populations des vilayet historiques arméniens : A - Erzouroum, Van, Bitlis B - Kharberd (Mamuret ül-Aziz), Diyarbakir, Sivas A Erzouroum Turcs 240 000 Kurdes 75 000 Autres 30 000 musulmans Apparentés 58 000 musulmans Total 1 403 000 Arméniens 215 000 Grecs 12 000 Nestoriens et autres chrétiens Total 2 227 000 Total 630 000 B Turcs Kurdes Autres musulmans Apparentés musulmans Total 1 Arméniens Grecs Nestoriens et autres chrétiens Total 2 Total

Van 47 000 72 000 3 000

Bitlis 40 000 77 000 10 000

Total 327 000 224 000 43 000

25 000

60 000

143 000

147 000 185 000

187 000 180 000

18 000

15 000

737 000 580 000 12 000 33 000

203 000 350 000

195 000 382 000

625 000 1 362 000

Kharberd 102 000 95 000 -

Diyarbakir 45 000 55 000 -

Sivas 192 000 50 000 45 000

Total 339 000 200 000 45 000

80 000

31 000

277 000 168 000

131 000 105 000

5 000 173 000 450 000

-

111 000

60 000

287 000 165 000 30 000 25 000

695 000 438 000 30 000 90 000

165 000 296 000

220 000 507 000

558 000 1 253 000

135

LÉART (Marcel), La Question arménienne à la lumière des documents, éd. Augustin Challanel, Paris, 1913, p. 59-62.

125

En dépit des massacres de 1895-1896, les Arméniens constituent le groupe ethnique majoritaire dans quatre des six vilayet (Van, Bitlis, Kharberd, Diyarbakir) d’autant que, selon Léart, 145 000 Arméniens n’ont pas été pris en compte par le Patriarcat, localisés ainsi : Hikkiari/Van, Sud de Sighert/Bitlis, Sud du vilayet de Diyarbakir, Sud de Malatya/Kharberd, et Nord-Ouest et Ouest du vilayet de Sivas. Il convient de rajouter 407 000 Arméniens en Cilicie et 375 000 dans le reste de l’Empire ottoman, principalement la Turquie. IV - Les Arméniens dans la tourmente de la Première Guerre mondiale, 1914-1915 Le patriarche des Arméniens de Turquie, l’archevêque Zaven, mobilise la nation arménienne et l’exhorte à tous les sacrifices pour montrer comme il se doit sa fidélité à la patrie ottomane et son patriotisme. Tout naturellement, l’écrasante majorité des Arméniens ottomans accepte la conscription. Inversement, pour les 1 500 000 Arméniens de Russie, se battre dans l’armée tsariste est naturel. Échecs militaires turcs (hiver 1914-1915), début des massacres et déportations L’échec de la campagne turque dans le Caucase au cours de l’hiver 1914 a un bouc émissaire : les Arméniens. Talaat souligne la combativité de ces hommes qui, dans les moments critiques pour l’armée russe, résistent en se battant « avec leurs dents ». Le désastre de Sarikamich avec 60 000 à 90 000 morts turcs en janvier est un tournant décisif. Les conséquences immédiates en sont : - le désarmement des soldats et gendarmes arméniens, assassinés ou transférés dans des bataillons d’ouvriers et soumis à des travaux inhumains, par exemple la construction de la voie de chemin de fer vers Bagdad considérée comme hautement stratégique par l’état-major allemand ; - des violences à l’égard des chrétiens dans les régions par les gendarmes turcs et les régiments hamidiés. Puis, vient la déportation des Arméniens de Zey‘toun dans les déserts de Mésopotamie, le siège de Van par les troupes de Djevded. En avril, la pression des Alliés grandit. Les croiseurs anglais depuis les détroits des Dardanelles et les Russes depuis la mer Noire pilonnent les fortifications défendant Constantinople. La possibilité de déplacement du gouvernement est si forte que le patriarche propose spontanément de l’accompagner. Le Conseil des ministres ayant soulevé la question en séance, lui envoie le

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directeur des cultes, Béha bey, afin de marquer sa satisfaction136. C’est une démarche trompeuse, le destin des Arméniens étant scellé depuis la défaite de Sarikamich et la bataille de Gallipoli dans les Dardanelles. Le 24 avril 1915, début du Grand Crime, réactions des Alliés Le 24 avril 1915 est déclenchée l’arrestation de plusieurs centaines de personnes de l’élite intellectuelle et des personnalités publiques de la capitale : militants des partis dachnak, hentchak (sociaux démocrates) et ramgavar (libéraux démocrates), journalistes, écrivains, avocats, médecins, proviseurs de lycée, enseignants, clercs, négociants… Elles sont envoyées dans trois lieux d’exil : Ayache, Tchanghir et Tchorum, antichambres de la mort pour la plupart, morts atroces. La liste noire des notables a été établie avec le concours de mouchards arméniens, notamment Artine Mekertitchian. Cette opération est le point de départ historique des opérations de déportation et d’extermination décidées par le triumvirat unioniste Talaat Enver - Djemal, respectivement Ministres de l’Intérieur, de la Guerre et de la Marine. Leurs décisions sont prises - en se passant du Parlement, mis en vacances anticipées le premier mars après avoir autorisé le cabinet à promulguer des lois provisoires ; - en occultant le gouvernement, hors deux ou trois membres, et en veillant à ce que les procès-verbaux des réunions ne puissent être des pièces à charge futures. Toutes les mesures prises en ces moments et par la suite ont plus tard la caution du Parlement137. Ainsi, la nation turque ne peut être écartée de sa responsabilité génocidaire. Les principaux moyens mis en œuvre contre la population civile sont les suivants : - l’OS (organisation spéciale), structure parallèle mise en place en 1914 par l’Ittihad pour mener des actions subversives de part et d’autre de la frontière turco-russe, sera le fer de lance ; ses membres sont essentiellement des Kurdes, des émigrés récents du Caucase et de la Roumélie et des criminels de droit commun (tchétés, brigands) ; - les unités de gendarmerie relevant du ministère de l’Intérieur ; - le service de renseignement de l’état-major général et, si nécessaire, des unités régulières de l’armée. Les Kurdes et les villageois locaux sont incités à prendre part aux massacres. En quelques occasions, des musulmans se sont opposés aux massacres des Arméniens. Dans ses mémoires, Halil Mentese, ancien 136

PERDAHDJIAN (Yervant), Événements et faits observés à Constantinople par le vicariat (1914-1916) dans Revue d'histoire arménienne contemporaine, t. I, 1995, p. 247-287. 137 DADRIAN (Vahakn N.) et NIESS (Alexandre), L'État, le parti et les parlementaires turcs face au génocide arménien (1908-1916), L’Harmattan, Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2008/2 n° 10, p. 73-74.

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président de la Chambre ottomane des députés, reconnaît que le nombre de Turcs d’Anatolie qui n’entretiennent aucun lien avec la déportation est infime. L’ampleur des actions entreprises est telle que Talaat s’en glorifie lors d’un entretien avec l’ambassadeur Morgenthau vers le milieu de l’année 1915, considérant qu’aucun Arménien ne peut être leur ami après ce qu’ils leur ont infligé. Il se félicite d’avoir fait plus en trois mois pour le règlement de la question arménienne que le sultan Abdul Hamid en trente ans. Avec impudence, il demande à l’ambassadeur d’intervenir auprès des compagnies d’assurance américaines afin de recevoir la liste complète des Arméniens qui ont souscrit une police. Les héritiers légitimes étant vraisemblablement morts, l’État turc pourra ainsi en bénéficier138. La volonté génocidaire est affirmée peu après par le député de Bagdad, Babanzadé Ismail Hakki Bey, qui relate que le Parlement ottoman a décidé de massacrer tous les Arméniens. Ainsi, sera réparée la faute de l’ancien sultan de s’être arrêté en chemin sous la pression des puissances européennes. L’édit décret impérial en date du 14 mai de la Loi de Déportation est publié le 19 mai. dans l’organe officiel ottoman Takvim-t Vakayi n°2189 (p. 349). Le 24 mai 1915, les puissances de l’Entente adressent une note à la Porte139, menaçant de traduire après la guerre les responsables devant un tribunal pour « crime contre l’humanité et la civilisation ». C’est la première fois dans l’Histoire qu’est affirmé le principe de la responsabilité individuelle quels que soient le rang et la fonction des auteurs. Ce précédent servira de cadre et de fondement juridique aux procès de Nuremberg en 1946 et, cf. ci-dessous, à la qualification du terme génocide en 1948. La Sublime Porte rejette la mise en garde au motif qu’elle n’a fait qu’exercer son droit souverain de légitime défense contre un mouvement révolutionnaire. Elle affirme que la responsabilité de tout ce qui arrive dans les districts arméniens incombe exclusivement aux puissances de l’Entente elles-mêmes. En dépit de cet avertissement, le 27 mai 1915, il est promulgué la Loi provisoire de déportation expurgée de quatre articles secrets relatifs à l’attribution immédiate des maisons des déportés aux populations de réfugiés turcs. Le 26 septembre, la loi sur les « biens abandonnés » incluant plus de 2 000 églises et 400 monastères complète le dispositif d’appropriation (Kévorkian, génocide, op. cit., p. 886). Entre mai et août 1915, les déportations suivies d’assassinats en masse touchent la population arménienne des provinces orientales puis celles d’Anatolie occidentale. L’engagement des Alliés est réitéré le 7 novembre 1916 par Aristide Briand qui précise que les Puissances alliées tiendront

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MORGENTHAU (Henry),… story…, op. cit., p. 339 et 342. TERNON (Yves), Le génocide de 1915-1916 et la fin de l’Empire Ottoman (1914-1923), dans DÉDÉYAN (Gérard), Histoire du peuple arménien, Privat, 2008, p. 534. 139

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personnellement responsables des crimes commis tous les membres du gouvernement ottoman et ceux de ses agents impliqués dans les massacres. Catholiques et protestants arméniens et génocide Les Arméniens de confession catholique et ceux de confession protestante sont cette fois peu épargnés en dépit des promesses de la Sublime Porte. Talaat envoie un câble officiel les 4 et 15 août 1915 aux provinces pour apaiser les ambassadeurs allemand et américain ; le 2 septembre, il présente à l’ambassade d’Allemagne trois télégrammes annulant l’ordre d’abrogation du traitement privilégié réservé aux catholiques et protestants d’Ankara et Adana. Dans l’un et l’autre cas, des injonctions contradictoires sont transmises par différentes voies aux génocidaires. L’ambassadeur d’Autriche Pallavicini dénonce ce double jeu. La déportation n’est évitée que dans de rares cas, et à certains moments, par exemple à Ankara, Ourfa et Alep. Selon l’archevêque catholique arménien, seulement 23% de la population catholique d’Anatolie d’avant-guerre est encore en vie en décembre 1917. V - Qualification du terme « génocide », Lemkin Raphaël Lemkin (1900-†1959), juriste polonais de confession juive, est le créateur de ce terme. La réflexion de Lemkin part de la lecture du procès de Tehlirian en 1921 pour l’exécution de Talaat. Lemkin est choqué par le fait que l’acquittement est fondé sur l’argument de « folie temporaire » et non sur le but des autorités turques, l’extermination. Très troublé par les massacres des Arméniens et des Assyriens dans l’Empire ottoman, il réfléchit dès 1933 à des propositions pour prévenir de tels crimes. C’est, réfugié aux États-Unis en 1941, qu’il crée le néologisme « génocide » pour qualifier les crimes perpétrés par les nazis contre les Juifs et les tziganes durant la Seconde Guerre mondiale : « De nouveaux concepts nécessitent de nouveaux mots. Par génocide, nous entendons la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique ». Lemkin fait valoir ce terme lors du procès de Nuremberg puis à l’Assemblée générale des Nations Unies. Cette dernière l’adopte le 9 décembre 1948 en son article II de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide : « … Le génocide s'entend de l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel : a) Meurtre de membres du groupe ; b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;

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c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ; d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe ». Cette définition est reprise dans l'article 6 du Statut de Rome le 17 juillet 1998, acte fondateur de la Cour pénale internationale. Le génocide des Arméniens présente une triste caractéristique, celle de la violence sexuelle qu’a décrite Bjørnlund Matthias140. VI - Responsabilité allemande Implication de la mission militaire allemande L’Allemagne, par sa mission militaire arrivée en décembre 1913 avec pour objectif de réorganiser l’armée turque, est impliquée dans le processus génocidaire141 : - le général Bronsart von Schellendorf, chef de l’état-major ottoman, avec à ses côtés le maréchal Goltz (commandant de la 6e armée ottomane) et le général Liman von Sanders, est incriminé d’une part dans l’ordre de déportation des Arméniens, d’autre part dans l’adoption de mesures sévères de sécurité contre les recrues arméniennes non-armées servant dans les bataillons de travail forcé turcs mais considérées comme ennemis de l’intérieur ; - le lieutenant-colonel Boettrich, chef du service des chemins de fer, donne l’ordre de déporter les cheminots arméniens ; très peu survécurent ; - Félix Guse, proche collaborateur du général Bronsart, chef d’état-major de la 3e armée ottomane présente dans les six vilayet de l’est du pays, encourage activement la déportation des Arméniens, dénonçant ces derniers comme des traîtres. La participation directe d’officiers allemands est rapportée pour le moins dans deux opérations : à Mouch où ils dirigent les canonnades turques et, voir ci-dessous, à Ourfa. Selon Réthoré, les Allemands sont irrités au plus haut degré par l’opposition des députés arméniens à la guerre au motif que la Turquie n’est pas en force pour s’engager dans un pareil conflit. Ils firent comprendre au gouvernement jeune-turc qu’il devait se défaire de ces fâcheux sujets. C’est ainsi qu’entra dans les plans de guerre le massacre des Arméniens qui entraîna celui des autres chrétiens142. 140 BJØRNLUND (Matthias), A fate worse than dying: sexual violence during the armenian genocide dans Brutality and desir: war and sexuality in Europe’s twentieth century, ed. Dagmar Herzog, 2009. 141 DADRIAN (Vahakn N.), German Responsability in the Armenian Genocide, Blue Crane, Watertown, MA, 1996, p. 17, 19, 29-32, 116, 124-125, 131-132. 142 RÉTHORÉ (Jacques), op. cit., p. 18.

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Rapports et protestations des diplomates allemands (1915-1916) Wangenheim, ambassadeur à Constantinople (1912-† le 25 octobre 1915) est sollicité en avril par le patriarche arménien pour prendre en charge la protection de la communauté arménienne. Il refuse de s’engager dans cette voie. Peu après, le 7 juin 1915, il écrit au Chancelier Bethmann-Hollweg que le gouvernement ottoman a pour but d’anéantir la race arménienne dans l’Empire. Le 16 juillet, il lui fait part de sa crainte que l’Allemagne soit, après la guerre, tenue pour responsable des événements. Wangenheim a reçu et recevra régulièrement des rapports des consuls en poste dans différentes villes où ils se trouvent sur la gravité des actions entreprises à l’encontre des Arméniens. À titre d’exemples : - Scheubner-Richter, le 16 mai 1915, Erzouroum,souligne que les mesures de déportation sont sans motif car il n’y a à craindre aucune insurrection de la part des Arméniens ; les partisans des massacres avouent d'ailleurs sans ambages que le but final est l’extermination de cette race en Turquie143 ; - Heinrich Bergfeld, dans ses rapports de Trébizonde des 29 juin et 9 juillet 1915, considère le traitement des femmes et des enfants comme une forme de meurtre de masse ; il juge que les Jeunes-Turcs veulent résoudre sans tarder la question arménienne ; - Walter Rössler, Alep, rapport du 27 juillet 1915, accuse le gouvernement ottoman de poursuivre sciemment la destruction du peuple arménien par des moyens empruntés à l’Antiquité, se servant de la circonstance qu’il se trouve en guerre avec la quadruple Entente ; - Eugen Büge, à Adana, n’hésite pas à dénoncer la tromperie de la Porte dans ses communications à l’ambassade impériale au sujet du nombre des Arméniens tués qu’elle sous-estime grossièrement (rapport du 10 septembre 1915). Les protestations du baron Wangenheim adressées à la Sublime Porte sont sans effet. Soit les Turcs ne considèrent pas leurs alliés comme particulièrement qualifiés pour leur donner des conseils de clémence et des leçons d’humanité, soit ils ne croient pas en la sincérité de l’indignation allemande. Cette seconde hypothèse est confortée par le fait que, le 17 décembre, le Chancelier allemand rédigeait une note intérieure indiquant qu’il ne pouvait proposer une réprimande publique de son allié, son seul but étant de maintenir la Turquie de son côté jusqu’à la fin de la guerre, que les Arméniens périssent ou non144. 143

MACLER (Frédéric), La nation arménienne : son passé, ses malheurs, Fischbacher, Paris, 1924, p. 56. 144 TERNON (Yves), Guerres et génocides au XXe siècle, Odile Jacob, 2007, p. 172-173.

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De fait, les consuls reçoivent pour instruction de se garder de toute ingérence dans les affaires intérieures turques. Plus tard, Wolff-Metternich, successeur de Wangenheim (décembre 1915 - août 1916), répercute pareillement la triste réalité au Chancelier. Dans son message du 10 juillet 1916, il affirme la volonté du gouvernement turc de régler la question arménienne par l'extermination, et ce malgré les appels des représentations allemande, américaine et vaticane, et en dépit des menaces des puissances de l’Entente. Alors, la même année, le docteur Niepage, maître supérieur à l’école allemande d’Alep, devant le silence des représentants officiels du peuple allemand, rédige un rapport, citant des témoignages consulaires, ceux d’Allemands, et des propos de mollahs dans les mosquées disant que ce n’est pas La Porte qui a ordonné les cruautés envers les Arméniens et leur extermination mais les officiers allemands145. Son document bénéficie de la signature de ses collègues, le Dr Graetter et Mme Marie Spiecker, et de celle du directeur de l’école, Huber. Celui-ci ajoute que le rapport de Niepage n’est nullement exagéré et qu’ils vivent depuis des semaines dans une atmosphère empestée par la maladie et l’odeur des cadavres. Le rapport est transmis à Constantinople via le consul d’Alep, Hoffmann, qui le complète avec des photographies prises par lui-même et représentant des monceaux de cadavres au milieu desquels se traînent des enfants encore en vie. VII - Francs-maçons et génocide Grand Orient ottoman, naissance puis discrédit (1909-1919) De jeunes officiers francs-maçons appartenant aux loges italiennes de Salonique sont les principaux acteurs du comité Union et Progrès qui, en 1908, prend le pouvoir pour s’opposer au projet d’autonomie de la Macédoine. Macedonia Risorta est la loge la plus illustre. En font partie Talaat et vraisemblablement Mustafa Kemal par ailleurs membre de la loge Veritas relevant du Grand Orient de France. Ils y côtoient des Juifs, tels Cohen et Carasso, et des Arméniens comme Noradounghian. Selon Benoist-Méchin, Kemal a l’impression d’être tombé dans les rets d’une organisation de caractère international dont il ne distingue ni les méthodes ni les buts ; suscitant des défiances, des Juifs notamment, il n’est pas initié aux degrés supérieurs de la maçonnerie146. Nul doute, en revanche, que Kemal intègre parfaitement la notion d’une laïcité pure et dure. Malgré les massacres de Cilicie en 1909, les francs-maçons, quelle que soit leur origine ethnique, ont foi en l’universalité de la révolution turque et 145

NIEPAGE (Martin), Quelques documents sur le sort des Arméniens en 1915-16, Comité de l’œuvre de secours aux Arméniens 1915, fasc. 2, A. Eggimann, Genève, 1916, p. 150. 146 BENOIST-MÉCHIN (Jacques), Mustapha Kemal ou la mort d’un empire, Le Livre de Poche, Paris, 1967, p. 112-113.

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en un Empire sans distinction nationale, culturelle ou religieuse. Espérant peser sur le CUP, ils concourent à la création d’un Grand Orient Ottoman (G...O...Ott...) dont la fondation définitive a lieu en décembre 1909 ; sa reconnaissance par le Grand Orient de France n’intervient qu’en janvier 1911147. Le Grand Orient Ottoman, au lendemain du coup d’état militaire du 23 janvier 1913, est sous l’emprise du CUP. Il est alors discrédité au niveau du monde maçonnique. Il faut attendre le 22 janvier 1919 pour avoir révélation de ses méfaits, les activités maçonniques étrangères étant interdites à partir d’août 1914 du fait de la guerre. Siotis, vénérable de la loge française La Renaissance de Constantinople, écrit ainsi au Grand Orient de France qu’il ne doit pas reconnaître comme puissance maçonnique le G...O... de Turquie, succursale du comité Union et progrès, et dont les membres sont plus ou moins mêlés aux massacres et aux persécutions qui ont eu lieu. Il cite le nom de son grand maître actuel, Djaoid Bey, qui faisait partie du ministère de Talaat avec nombre de ses « frères ». Pour sa part, Réthoré exprime sans ambages sa pensée, fin 1916, à savoir que la culture islamique moderne est le « franc-maçonnisme » introduit dans l’islamisme et que le gouvernement jeune-turc « né esclave des francsmaçons marche à leur queue ». Bernard Lewis, par ailleurs négationniste notoire du génocide des Arméniens, rejette tout complot judéo-maçonnique derrière la révolution jeune-turque. Mustafa Kemal et les francs-maçons (1921-1935) Il y a une sympathie certaine de certains francs-maçons français à l’égard de M. Kemal. L’illustration en est Henry Franklin-Bouillon, négociateur de l’accord d’Angora du 20 octobre 1921 de sinistre mémoire (voir ci après). Ce même personnage intervient plus tard dans le conflit gréco-turc pour faire avaliser par les Alliés le départ des Grecs d’Asie Mineure, l’évacuation de la Thrace et l’abandon de la Turquie d’Europe (armistice de Mudanya, 11 octobre 1922). Le Grand Orient de Turquie, qui a repris des relations maçonniques avec le Grand Orient de France en 1922, va un an plus tard, peu avant la proclamation de la République par M. Kemal, écarter ses membres compromis lors de la guerre. Ses activités seront dès lors discrètes. Le 13 octobre 1935, Kemal ferme les loges et met un terme à l’aventure maçonnique en Turquie.

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ANDUZE (Éric), La franc-maçonnerie de la turquie ottomane 1908-1924, L’Harmattan, 2005, p. 77, 98-99 (cf. Arch. du Grand Orient de France, loge La Syrie, carton n°1).

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VIII - Édesse et le génocide de 1915 Situation du sandjak d’Ourfa à la veille du génocide À la veille de la guerre, le sandjak [préfecture] d’Ourfa, détaché du vilayet d’Alep depuis 1908, est au plan administratif et religieux rattaché à Constantinople. Il abrite, selon Sahaguian repris par Kévorkian et Paboudjian, 41 740 Arméniens, dont 32 600 dans la seule ville d’Ourfa. Biredjik compte 1 500 Arméniens de même que Ho_omkla/Rumkale. Le recensement ottoman de 1914 comptabilise 19 286 Arméniens dans tout le sandjak dont 16 676 à Ourfa, sous-estimations politiques habituelles148. Ainsi, Ourfa s’est relevée des massacres hamidiens car, comme l’écrit le père dominicain Réthoré « L’Arménien ne meurt pas, il renaît de ses cendres. Aussi, peu d’années après les massacres hamidiens, on voyait déjà les enfants arméniens remplir les rues des quartiers ravagés et, vingt ans plus tard, la nation arménienne refaite se trouvait à la tête des affaires de la ville d’Orfa 149 ». Le négoce de la ville est aux trois quarts dans les mains des Arméniens, par ailleurs tailleurs de pierre, architectes, bottiers, étameurs de cuivre, orfèvres, tapissiers, forgerons… Le centre de la vie spirituelle est l’antique monastère Saint-Serge dont les locaux ont été partiellement transformés en orphelinat après les massacres de 1895. Les Arméniens sont établis dans seize villes et villages dotés de onze églises et plusieurs monastères. Vérité de l’instant, vérité éphémère, car la grande catastrophe (en arménien, le Grand Crime, Medz Yegherne) est proche. Ourfa, centre de transit des déportés (avril - octobre 1915) Fin avril 1915, venant de Zeyt‘oun, un convoi de femmes, d’enfants et de vieillards épuisés ou malades traverse Ourfa, en route vers Deir es-Zor, en Mésopotamie, désert montagneux sans arbres ni eau. Ourfa sera un centre de transit des convois de déportés de mai à octobre. Au fil des semaines, les Arméniens d’Ourfa dissimulent chez eux des milliers de déportés. La citation suivante, extraite de la lettre du 6 août 1915 du missionnaire américain à Ourfa, Francis Leslie, au consul des États-Unis à Alep, Jesse B. Jackson, illustre le drame qui se noue et dont la conclusion alors méconnue sera l’extermination : « Tous me racontent la même histoire et expriment les mêmes souffrances : les hommes ont été tués dans les premiers jours de marche après avoir quitté leur ville ; de l’argent et des vêtements ont été pris aux femmes et aux jeunes filles ; certaines, conduites hors des sentiers battus, ont été enlevées » et « Leurs gardiens les obligeaient à payer pour se 148 KÉVORKIAN (Raymond H.), PABOUDJIAN (Paul B.), Sandjak d’Ourfa dans Les Arméniens dans l’Empire ottoman à la veille du génocide, Arhis, 1992, p. 325. 149 RÉTHORÉ (Jacques), op. cit., p. 51-52.

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désaltérer le long des chemins avec l’eau des sources, abusaient d’elles et même les livraient à des villageois qui leur faisaient subir le même sort. Nous avons de nos propres yeux vus de tels faits dans notre ville 150 ». Ourfa, de la résistance à la reddition (fin mai au 23 octobre 1915) Après Carzou et Ternon, Kévorkian a, plus récemment, décrit avec minutie le processus d’extermination des Arméniens (Kévorkian, génocide, op. cit., p. 761-770). À Ourfa, depuis la fin mai où un couvent de la ville avait été pillé, les habitants ont décidé de résister. Un jeune turc, Ali Haydar, est nommé mutessarif [préfet] d’Ourfa en juin. L’arrestation d’Antranik Boyadjian, chef local de la FRA (Fédération Révolutionnaire Arménienne), accompagnée de la saisie de son carnet de notes dans lequel sont consignés les noms de ses camarades et le plan d’autodéfense du quartier arménien, conduit à partir du 8 juin à l’arrestation de 16 notables dont certains sont exécutés. Le 10 juillet, Mgr Ardavazt Kalendérian est sommé par le mutessarif de faire livrer par ses ouailles les armes qu’ils détiennent. Des vieux fusils de chasse sont rapportés. Le primat est arrêté et torturé. La détermination des Arméniens est renforcée par deux tragiques nouvelles en août. La première est l’assassinat des députés Vartkès et Zohrab. Ces deux hommes, venant d’Alep, avaient été invités à dîner chez « leur ami » Mahmoud Nédim, député d’Ourfa au Parlement. Ils sont alors saisis par quatre policiers et emmenés vers Diyarbakir. Après une heure de route, ils sont appréhendés par des tchétés commandés par Thalil, oncle du Ministre de la Guerre Enver. Cloués au sol par des piques de fer, leur tête est tranchée et ils sont amputés de leurs membres. Vartkès, alors, a dû se remémorer son interrogation à Talaat quelques mois auparavant « Poursuivrez-vous l’œuvre d’Abdul-Hamid ? » et la réponse de ce dernier « Oui. Quand nous étions faibles, vous nous avez donné un coup de pied et avez exigé les réformes arméniennes 151 ». La seconde nouvelle est celle du massacre de 1 500 jeunes conscrits de la ville, soldats ouvriers arméniens et syriaques, enterrés dans des tranchées que leur ont fait creuser les hommes d’un bataillon de l’OS commandé par Halil Bey. Il y a un premier accrochage le 19 août lors d’une tentative d’arrestation de deux proscrits. Il s’ensuit des massacres et des déportations. Les Arméniens se réfugient dans leurs quartiers et résistent. Ce premier affrontement se traduit par 250 morts. Suivent des visites domiciliaires systématiques accompagnées d’exécutions sommaires des hommes cependant que les femmes et les enfants sont conduits dans le désert pour y mourir de faim. 150 151

BJORNLUND (Matthias), A fate worse than dying: sexual violence…, op.cit., p. 17. AKÇAM (Taner), Un acte honteux…, op. cit., p. 133-134.

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La situation demeure tendue jusqu’au 23 septembre, date à laquelle les Arméniens reçoivent l’ordre de quitter la ville. Ils refusent, se barricadent, creusent des passages souterrains d’un quartier à l’autre. Les autorités arment les musulmans pour les jeter, exhortés par les religieux, à l’assaut des quartiers arméniens. Début octobre, arrivent un bey kurde à la tête de 800 hommes et, sur l’ordre de Jêmal Pasha, l’exécuteur d’Alep, Fahri de Diyarbakir avec 6 000 e soldats du 12 corps d’armée. L’artillerie, commandée par le comte Eberhard Wolffskeel von Reichenberg, va réduire les défenses arméniennes. Le 13 octobre, nombre de positions tombent ; le 23 octobre au soir, c’est la fin. Les Turcs font durement payer la perte de sept officiers et de quatre cents hommes en faisant un carnage parmi les défenseurs. Dès le 20 octobre, un convoi de 2 000 femmes et enfants d’Ourfa passe à Mârdîn, puis un second, de 3 500, le 28 octobre, dont la destination officielle est Mossoul. Nombre de convois suivront avec les survivants. Ces déportations s’accompagnent de comportements sadiques que rapporte Niepage : les paysannes chrétiennes sont obligées par des soldats turcs à se mettre nues et à marcher ainsi à travers le désert par 40 degrés de chaleur ; un Turc arrache l’enfant qu’une mère arménienne porte encore dans son sein et l’écrase contre la paroi152… Jakob Künzler, responsable de la mission allemande d’Ourfa, précise que la chasse aux Arméniens cachés dans des puits et des abris dura jusqu’à la mi-novembre. Son attitude est à l’opposé de celle du président de l’orphelinat allemand, Eckhard, délégué de la Deutsche Orient-Mission, qui incite les populations turque, kurde et arabe, à attaquer les Arméniens. Le révérend assyro-chaldéen Naayem, fait part ainsi de sa désolation : « Les Arméniens ayant dû se rendre, les Turcs se précipitent dans le quartier mettant tout à feu et à sang, passant au fil de l’épée tous les chrétiens, hommes, femmes et enfants. Au millet-Khan, plus de deux mille femmes et enfants étaient détenus. Beaucoup mouraient de faim et du typhus qui venait de se déclarer. Les autres furent envoyés dans le désert où une mort affreuse les attendait. Des chariots pleins de cadavres étaient conduits à une petite distance et vidés dans d’immenses fosses. Des enfants vivants furent jetés dans ces fosses. Un monceau de cadavres obstruait presque la porte d’entrée de l’église 153 ». Le père Réthoré précise que les Arméniens des villages subissent le même sort. Il s’afflige du destin des femmes mises dans les harems des Kurdes ou des Tcherkesses. Il rapporte la mort de soixante-dix jacobites, quelques syriens catholiques et deux prêtres.

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NIEPAGE (Martin) dans Quelques documents sur le sort…, op. cit., p. 153-154. NAAYEM (Joseph), Les Assyro-chaldéens et les Arméniens massacrés par les Turcs, Bloud et Gay, Paris, 1920, p. 10-47.

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Le missionnaire américain Leslie, qui avait recueilli des combattants, est traduit par les Turcs en Cour martiale pour complicité ; il s’empoisonne par crainte de ses bourreaux. Le bilan établi par le comité arménien de Sofia au 28 décembre 1915 est de 23 500 morts154. Les intercessions allemandes permettent d’épargner des catholiques ou protestants Arméniens, en majorité femmes et enfants placés dans des bâtiments sous contrôle allemand. À Ourfa, comme dans d’autres lieux de l’Empire ottoman, des établissements sont créés pour recueillir des enfants et les soumettre à une éducation visant à les turquiser. Internement à Ourfa de résidents étrangers Quatre cents étrangers, sujets des puissances de l’Entente se trouvant en Syrie, sont internés à Ourfa depuis un mois lors des événements. Leur lieu de détention est un couvent arménien. Selon Naayem, certains des internés anglo-français sont, en dépit de la protection des gendarmes turcs, victimes des massacres. Ourfatsis et recherche de victimes du génocide (1918-1919) Au printemps 1918, au moment de la progression des troupes alliées dans le Sinaï et en Palestine, l’UGAB (Union Générale Arménienne de Bienfaisance) supervise l’action d’un groupe armé d’une soixantaine d’hommes, majoritairement ourfatsis, visant à : - libérer des déportés en territoire ottoman ; - récupérer des femmes et enfants détenus par des tribus bédouines. Dans un second temps, un groupe est formé sous la direction de Lévon Yotneghpérian, originaire d’Ourfa, chargé de libérer les déportés arméniens de Damas et du djebel Druze. Pour cela, il se joint aux Britanniques dans leur offensive vers le nord. L’année suivante, ce groupe va recueillir des Arméniens détenus par des tribus locales. L’ensemble des actions est mené avec l’appui de l’émir Fayçal et contre argent sonnant et trébuchant155. Kaza de Biredjik et de Rumkale Les données relatives au mutessarifat d’Ourfa, hors la capitale, sont peu nombreuses. Ce sont celles rapportées en 2006 par Kévorkian et qui n’ont pas été enrichies par la suite (Kévorkian, génocide, p. 771). Les Arméniens du kaza (territoire) de Biredjik (1 500 personnes dans le chef-lieu) sont 154

GRISELLE (Eugène), Une victime du…, op. cit., p. 115. KÉVORKIAN (Raymond H.) et TACHJIAN (Vahé), Un siècle d’histoire de l’UGAB, vol. 1, 1906-1940, Imprimerie St Just-la-Pendue, 2006, p. 54-57, 63. 155

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déportés vers la mi-août après avoir été invités à se convertir ; il en est de même pour Rumkale/Ho5omkla (1 500 âmes), du moins pour ceux ayant échappé à la liquidation exécutée sous la direction du kaïmakam (gouverneur) Midhat Bey. IX - Assyro-Chaldéens et génocide Concernant les Assyro-Chaldéens, nous n’avons pu obtenir de leur communauté des indications sur la tourmente d’Ourfa. De nos jours, les survivants et les descendants demandent une reconnaissance internationale de leur génocide, un tiers des leurs ayant péri, soit environ 250 000 victimes du fanatisme et de la barbarie des Turcs dans l’ensemble de l’Est anatolien. Dans le seul vilayet de Diyarbakir, dénommé l’ « abattoir des chrétiens », 100 000 sont morts156. Réthoré exprime l’incompréhension de la communauté syriaque et chaldéenne fidèle en tout au gouvernement : elle paye régulièrement ses impôts ; elle apporte des recettes à l’État par ses industries et ses travaux ; elle n’a aucune prétention politique ; ses chefs religieux ont même donné la main aux Jeunes-Turcs francs-maçons qui leur promettaient tout157. Selon le témoignage d’un aumônier allemand rapporté par Naayem, un ordre arrive de Constantinople, peu après l’élimination des chrétiens riches et influents, enjoignant aux autorités de ne pas toucher aux Syriens, aux Jacobites et aux Chaldéens. Cet ordre est exécuté seulement en partie dans les villes, il arrive trop tard dans les campagnes où presque toute la population chrétienne a été déjà massacrée158. Le récit de Naayem sur les massacres d’Ourfa relate, à côté de la tragédie arménienne, la mort de son père par suite d’un règlement de compte avec Mahmoud Nédim, propriétaire terrien. Il évoque également ses paroissiens d’Ourfa dispersés. XI - Dieu et le génocide Le père dominicain Réthoré, lorsqu’il décrit les massacres à Ourfa, a des expressions qui rappellent ce qui fut écrit lors de la chute d’Édesse en 1146. Il reproche nombre de choses à la jeunesse arménienne et notamment d’avoir, ces derniers temps, nié Dieu et prôné la doctrine allemande sur la non-obligation du Décalogue (Les dix commandements), d’avoir dit que la nation passe avant l’église, les devoirs civils avant les devoirs religieux. Ces impiétés d’orgueil font que, selon lui, Dieu a voulu peut-être se servir de l’injustice des Jeunes-Turcs pour venger l’injustice des jeunes Arméniens à 156

RÉTHORÉ (Jacques), op. cit., p. 311. RÉTHORÉ (Jacques), op. cit., p. 22-23. 158 NAAYEM (Joseph), Les Assyro-chaldéens…, op. cit., p. 4.

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son égard. Il ajoute : « Dieu n’est pas un Turc qui déteste l’Arménien et veut absolument son extermination, mais un Père qui le châtie pour que son châtiment serve à sa revivification 159 ». Ces propos sont ceux d’un homme blessé, déporté de 1914 à 1916 à Mârdîn. Ils nous interpellent toutefois, déniant la responsabilité pleine et entière des génocidaires pour leurs crimes.

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RÉTHORÉ (Jacques), op. cit., p. 52-53.

CHAPITRE DEUXIÈME ÉDESSE, LA CHUTE DE L’EMPIRE OTTOMAN ET MUSTAFA KEMAL La première République d’Arménie est fondée le 28 mai 1918 en Transcaucasie dans le chaos du fait de la révolution bolchevique et du désintérêt provisoire des Russes pour le Caucase160. Quelques mois plus tard, le 30 octobre, l’Empire ottoman capitule dans le port de Moudros sur l’île de Lemnos. Il est démembré. Seule, une partie de l’Anatolie demeure turque. La convention additive du 20 février 1919 prévoit l’occupation de la Cilicie par la France et le rapatriement des Arméniens en cette région. Mustafa Kemal, jeune général victorieux dans les Dardanelles et qui a tenté de contenir les troupes anglaises en Syrie, dénonce ce traité. I - Mandat français 1919-1921, traité de Sèvres et ses conséquences Mise en place du modeste dispositif militaire français et rapatriement des déportés (1919) En vertu des accords signés par Clemenceau et Lloyd George en juillet 1919, la France relève les troupes britanniques dans le vilayet d’Adana et également dans les régions d’Ourfa, ‘Ayntab et Marach. Commencée avec la brigade du colonel Piépape arrivée en juin et juillet, l’opération est pour l’essentiel achevée en novembre avec la 156e division161. La France se substitue également aux Britanniques en Syrie et au Liban. Nombre des déportés arméniens regroupés dans des camps en Syrie, en Palestine et au Liban, sont rapatriés en Cilicie et également dans les territoires de l’Est, de Marach au nord à Ourfa à l’est, incluant des villes importantes telles ‘Ayntab, Zeit‘oun. Ces opérations impliquent la plupart des orphelinats et des refuges de femmes administrés par les Arméniens et 160

Indépendance éphémère : le 2 décembre 1920, elle devient République socialiste soviétique. 161 REDAN (Pierre), La Cilicie et le problème ottoman, Gauthier-Villars, Paris, 1921, p. 8890.

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les Occidentaux. Toutefois, 2 000 orphelins d’Alep ne sont pas évacués, faute de place, en Cilicie, ce que les événements à venir ont démontré très heureux. Dans les territoires de l’Est, les dirigeants turcs issus du CUP, omniprésents, luttent fermement contre les opérations de rapatriement en lançant au sein des masses musulmanes une campagne visant à provoquer l’affolement et à exacerber les passions. De fait, fin 1919, il y a un infléchissement très fort de ces opérations. Une autre raison, la volte-face de la France en faveur de M. Kemal. Les effectifs français sont faibles. Ainsi, quelques centaines d’hommes seulement sont engagés dans la relève du Desert Mounted Corps pour les villes de l’est et Alep. L’intervention de la France est parfaitement décrite par le colonel Brémond, administrateur en chef de l’Arménie de 1919 à 1920162. Brémond, convaincu que les Arméniens représentent un point d’appui unique de la France, est partisan d’un ensemble territorial autonome sur la Cilicie et le sandjak de Marach sous protection française. Circonstance favorable, les Turcs sont alors très minoritaires en Cilicie par rapport - aux 153 000 chrétiens, Arméniens (120 000), Grecs ottomans (28 000), Chaldéens et Assyriens (5 000) ; ils étaient toutefois voisins de 215 000 en 1912 avant le génocide ; - et aux 140 000 non-touraniens (Arabes ansarieh, Kurdes et Kizilbach, Tcherkess) traités en races inférieures. Duplicité dès 1919 de la politique française La France a une attitude ambiguë, voire négative : - le général Gouraud, remplaçant en octobre 1919 Georges-Picot, a comme titre : haut-commissaire en Syrie et en Cilicie et non en Syrie et en Arménie ; - le général Dufieux, commandant en chef de la Cilicie, décrit ainsi sa mission : « Les instructions écrites et verbales qui devaient me guider, lorsque j’arrivai à Adana, le 2 décembre 1919, pouvaient se résumer ainsi : - desserrer dès que possible le Contrôle Administratif en Cilicie, jugé trop rigoureux, trop voisin de l'administration directe, - établir progressivement un Contrôle Administratif sur les Territoires de l’Est, mais plus allégé, chercher la collaboration étroite avec les éléments musulmans, particulièrement avec les Turcs, en faisant valoir la concordance des intérêts français et des intérêts ottomans,

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BRÉMOND (Edmond), La Cilicie en 1919-1920, extrait de la Revue des études arméniennes, Imprimerie nationale, Paris, 1921, p. 28.

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- relâcher, au contraire, les liens qui unissaient les autorités françaises aux organisations arméniennes, dont le développement et les prétentions étaient jugés dangereux, - tenir, en un mot, la balance égale entre les diverses races et religions. SHD 4 H 226 Adana, le 9 mars 1920 Le Général Dufieux, Cdt la 156ème Division à M. le Général Haut Commissaire de la République française en SyrieCilicie, Commandant en chef de l'Armée du Levant 163 ». Cela reflète la pensée profonde du gouvernement que nous exposons ciaprès. Mustafa Kemal, une « épine dans le pied » ou un « partenaire » ? Quel est l’interlocuteur des Alliés, le sultan Mehmed VI ou M. Kemal ? La prise par les Grecs du port de Smyrne le 16 mai 1919 est un tournant dans les divisions internes de l’État ottoman : Kemal, investi inspecteur général de la 3e armée stationnée en Anatolie par le Sultan, profite de cette nomination pour : - prendre la tête d’un mouvement nationaliste constitué depuis l’armistice, proclamant le 23 juillet son pacte national au Congrès d’Erzouroum : la Turquie aux Turcs, aucune concession territoriale aux Grecs et aux Arméniens164 ; - regrouper les unités des huit corps d’armée anatoliens auxquelles s’ajoutent les troupes repliées de Syrie et de Mésopotamie, les armer grâce aux Italiens, furieux de la perte de Smyrne qui leur était promise, et avec le matériel de guerre stocké par les Allemands. L’amiral Calthorpe, haut-commissaire britannique à Istanbul en mai 1919, a la certitude que les Français ne ménagent pas leurs efforts pour faire en sorte que la capitale reste aux mains des Turcs et que l’Empire ottoman ne soit pas morcelé. De fait, fin 1919, le gouvernement français est prêt à jouer la carte kémaliste pour trois raisons : - la première est d’ordre militaire, avoir les mains libres pour réprimer en Syrie l’insurrection menée par Fayçal Ibn Hussein. Ce dernier, fils du chérif de La Mecque, Hussein, héros arabe pour avoir bouté les forces ottomanes, refuse le mandat d’administration accordé à la France ; - la seconde, politique, car il est inquiet, comme les Alliés, du rapprochement entre Kemal et les bolcheviks ; - la dernière, d’ordre économique, du fait des milieux financiers exprimant un fort intérêt pour ce marché oriental si porteur. 163 164

http://www.eliecilicie.net/dufieux.htm MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), L’Arménie à l’épreuve…, op. cit., p. 110.

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Enfin, il ne peut être écarté une certaine influence occulte franc-maçonne. Georges-Picot, haut-commissaire en Syrie et en Arménie (janvier octobre 1919), indique dès septembre à Mustafa Kemal, le rencontrant à Sébaste, que la France pourrait évacuer la Cilicie. En retour, ce dernier, fin politique, affirme qu’il est prêt à accepter sur l’ensemble de l’Anatolie un mandat économique français de préférence à un mandat de la GrandeBretagne165. Nonobstant ses propos aimables envers la France, M. Kemal décide très rapidement, en bon stratège, de tirer profit de la faiblesse du dispositif militaire français en Anatolie en ciblant ses actions dans les territoires de l’Est. Ce terrain est propice car les Turcs et les Kurdes, majoritaires depuis les massacres et déportations de 1915, sont hostiles à l’administration française qui pourrait leur demander de restituer les biens et aussi décider, comme dans le vilayet d’Adana, l’expulsion des principaux responsables locaux du génocide. En janvier 1920, la loge française La Renaissance de Constantinople pose la question du maintien de la souveraineté ottomane à Constantinople et fait part de son anxiété et de ses angoisses au sujet du sort des populations nonmusulmanes si le Turc demeure le maître166. Elle demande au Grand Orient de France d’user de toute son influence pour empêcher cette souveraineté. Elle s’inquiète d’un possible retournement politique des Alliés. Vision prémonitoire car les députés kémalistes veulent imposer de nouvelles élections et empêcher l’application des plans de partition imposés à la Turquie. En réponse, les Alliés vont, en février et mars, riposter par l’occupation de Constantinople, l’arrestation de dirigeants nationalistes et la mise en vacance du Parlement. Le sultan s’accommodant de la situation, c’est la rupture irrémédiable avec M. Kemal qu’il fait condamner à mort par la Cour martiale d’Istanbul. Celui-ci, à Ankara, organise un contre-pouvoir en procédant à des élections dont sont exclus les non-musulmans et qui conduisent à une assemblée dont il est le président. L’objectif est réaffirmé : la Turquie aux Turcs, le panislamisme et le panturquisme étant rejetés car considérés comme des chimères. Le conflit entre le sultan, appuyé par les grandes familles féodales et les religieux, et Mustafa Kemal débouche sur une guerre civile féroce. Arméniens à Ourfa en 1919 Il y a près de 7 500 Arméniens que l’on peut classer en quatre catégories167. 165

AKÇAM (Taner), Un acte honteux…, op. cit., p. 340. Loge La Renaissance, Lettre de Constantinople en date du 22 janvier 1920 au G.O.D.F., Arch. du Grand Orient de France, carton 1919-1924. 167 KÉVORKIAN (Raymond H.), TACHJIAN (Vahé), Un siècle d’histoire…, op. cit., p. 47, 78, 92, 115-118. 166

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Tout d’abord, les rescapés de l’exil qui s’en reviennent d’Alep, soit 1 050 selon le dénombrement effectué à l’arrivée des troupes britanniques. Ils vivent dans des conditions difficiles, la majorité des maisons du quartier arménien (3 000/3 500) ayant été détruite ou saccagée. En second lieu, 1 600 orphelins, dont plus de mille dans un établissement au nord de la ville géré par le Near East Relief. Le NER est l’organisme né de la fusion en septembre 1915 des principales organisations éducatives, religieuses et humanitaires américaines du Proche-Orient. Une partie de ces enfants, environ 400, provient de la Deutsche Orient-Mission dirigée par le Suisse Jakob Künzler. Le docteur Andréas Vischer s’occupe de l’établissement médical, aidé de plusieurs médecins arméniens. Miss Mary Holmes dirige l’orphelinat et l’école. Les enfants vivent dans des tentes. Les pères capucins tiennent un orphelinat plus modeste (137 enfants), très bien organisé, dans lequel les enfants confectionnent des chaussures et des chaussettes. Les autorités locales ont, quant à elles, ouvert un orphelinat dans un monastère situé à l’ouest de la ville où elles s’efforcent de turquiser leurs « pensionnaires » en les soumettant à une discipline et à une éducation rigoureuses. La troisième catégorie recouvre des jeunes filles et des femmes abandonnées, au nombre de plusieurs centaines, précédemment enlevées par les musulmans ou veuves. Leur hébergement est assuré dans des refuges de la ville telle l’enceinte du monastère Saint-Serge, l’hôtel national ou la grande maison de la famille Der Bédrossian. Il s’agit d’une situation provisoire pour celles qui ne peuvent rejoindre leur région d’origine du fait de l’insécurité due aux forces kémalistes. Le dernier groupe est formé de 3 500 réfugiés originaires d’autres régions, également dans l’espoir de revenir chez eux. Ainsi donc, moins de 4 000 des Arméniens sont originaires d’Ourfa, ce qui affirme l’effroyable saignée liée aux actes génocidaires de 1915. Missions Normand (1920), chute de Marach et d’Ourfa, repli tragique des forces françaises (février - avril 1920) À Ourfa, des troubles éclatent dès le 30 novembre 1919, fomentés par le chef de la gendarmerie, Ali Saïb, qui excite les tribus kurdes. Le mutessarif, Ali Riza Bey, mène pareillement une propagande nationaliste favorisée par l’existence depuis le printemps 1916 de réfugiés musulmans ayant fui l’avancée russe dans les provinces orientales. Le capitaine Sajous, gouverneur de la ville, dispose de quelques centaines d’hommes, mais ces forces sont isolées car à 160 km d’une base militaire importante. Les Français maîtrisent la situation jusqu’à la mission de reconnaissance dans les territoires de l’Est du colonel Normand, du 4 au 25 janvier 1920, diligentée par le général Gouraud avec pour instruction de maintenir un 145

contact confiant avec M. Kemal. Cette mission déclenche, pour le général Dufieux, des mouvements antifrançais dans la région ; elle conduit, pour le capitaine Sajous, au siège d’Ourfa par des milliers de Kurdes. Le 10 février 1920, Marach tombe après l’évacuation désastreuse et incomprise de la ville par les troupes du général Querette suivie du massacre de sept à huit mille Arméniens. Normand, à la tête d’une colonne de secours, non seulement ne remplit pas sa mission mais, arguant faussement d’un ordre du général Dufieux, intervient dans la décision du repli. Cette affaire va conduire entre le commandement de la Cilicie et le haut-commissariat à Beyrouth à des échanges violents. L’affaire est d’autant plus insupportable que le général Durieux déclare cyniquement que la France n’a jamais pris l’engagement d’assurer la défense des Arméniens. La garnison d’Ourfa est composée de douze officiers et 461 hommes de troupe sous les ordres du commandant Hauger : deux compagnies du 18e régiment de tirailleurs algériens ; une section de tirailleurs sénégalais ; quelques spahis, trois sections de mitrailleurs, une compagnie du 412e régiment d’infanterie168. Sans artillerie, sans liaison, même TSF, avec le commandement, privée d’approvisionnement, la garnison est cernée par plus de 6 000 ennemis et soumise à un bombardement au 105. Le 28 février, un avion français survole le réduit et lance le message suivant du général Dufieux : « vos mauvais jours touchent à leur fin ; vous serez bientôt secourus et ravitaillés ». Malheureusement, le secours d’une force de huit cents hommes basée à Tell-Abiad (Syrie), à près de 280 km, est annulé, la mission étant considérée comme suicidaire. En effet, la colonne est équipée d’une seule malheureuse pièce de 65 alors que les assaillants d’Ourfa disposent du 105169. Les troupes françaises, après avoir soutenu, aidées par la population arménienne, un siège de soixante et un jours, n’ont plus que quatre jours de vivres, ayant mangé tous leurs chevaux et leurs mules. Epuisées, elles ouvrent le 9 avril des négociations avec la municipalité et le chef des forces turques et autres, Mameck, pour leur repli sur l’Euphrate. Le lendemain, le commandant Hauger et le capitaine Sajous acceptent la proposition du représentant du gouvernement nationaliste, Namik effendi, arrivé d’Ankara, d’évacuer la ville avec les honneurs de la guerre. La colonne française se met en marche le 11 avril à 1 heure du matin direction Arab-Pounar via Seroudj. Après quelques heures de marche, elle est à 8 heures attaquée par derrière et sur les deux flancs vers Sarimaghara. L’arrière-garde est littéralement prise comme dans un piège et peu de ceux qui en font partie échappent au massacre. Un officier pourvu d’un drapeau blanc est envoyé 168

Extrait du journal du sergent-major Dardoise, du 412e régiment d’infanterie, survivant du drame d’Ourfa, p. 297 dans DESJARDINS (René), Avec les Sénégalais par-delà l’Euphrate, Calmann-Lévy, Paris, 1925. 169 DESJARDINS (René), Avec les Sénégalais…, op. cit., p. 117.

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parlementer avec l’ennemi. M. Woodward (comptable anglais de la commission de secours américaine) se joint à lui avec un drapeau américain. Ils demandent à parler au commandant. On leur répond qu’il n’y en a point, les assaillants ne comprenant que des irréguliers. Finalement, des messagers sont envoyés sur les deux flancs et le combat cesse à 10h20. L’intermède est court car, avec l’arrivée d’un nouveau détachement de Turcs, le combat reprend sous les yeux de Namik effendi, témoin impassible du massacre des Français submergés. Au final, des 500 hommes du détachement français, 132 seulement et un officier sont ramenés prisonniers à Ourfa170. Pour les autres l’incertitude règne : combien de tués ? Y a-t-il d’autres survivants ? La suite de ce drame est connue grâce au sergent Dardoise amené comme prisonnier à Ourfa après le guet-apens : la tête du capitaine Sajous est promenée dans Ourfa au bout d’une pique ; celles du commandant et des autres officiers le sont au cou de chiens tenus en laisse. Ce final macabre est le fait de Ali Saïb171. Au décours de mon travail, j’ai pu recueillir le témoignage d’une femme dont un de ses ancêtres a fait partie de la garnison française d’Ourfa et y est mort pour la France le 11 avril 1920 : l’information ne sera inscrite à l'état civil et portée à la connaissance de la famille que le 13 mai 1922. Le terme de « grande muette » pour l’armée a là une résonance cruelle. Les kémalistes s’attaquent ensuite sans entrave et sans retenue aux Arméniens. Ils ont recours à des assassinats et à des mesures d’intimidation pour les obliger à partir en dépit des engagements formulés dans la convention du 10 avril. Une suspension des hostilités de vingt jours est signée le 30 mai 1920 à la suite d’une tentative de négociation de Robert de Claix, représentant le hautcommissariat, avec M. Kemal. Elle s’accompagne de l’annonce de la libération par les Turcs de 200 soldats français, rescapés du massacre d’Ourfa et prisonniers de Karab-Nias. Cinquante détenus sont remis à ArabPounar, village au sud d’Ourfa, le 11 juin, et quatre-vingts le 14 juin. Les autres sont attendus en vain. Refus par les États-Unis d’un mandat sur l’Arménie L’Angleterre demande au président Wilson, le 27 avril 1920, d’assumer le mandat sur l’Arménie. Celui-ci accepte. Dans un message adressé au Congrès le 24 mai, il l’exhorte à agréer l’invitation qui vient d’être solennellement renouvelée par le Conseil interallié de San Remo. Il lui semble en effet impossible, dans l’intérêt de la civilisation, de confier cette tâche aux autorités turques. Trois jours plus tard, la commission sénatoriale des Affaires étrangères repousse la requête du Président par 11 voix contre 4. 170 PHILLIPS (Percival), Détails sur le guet-apens d’Ourfa, La correspondance d’Orient, n° 238, 30 mai 1920, p. 464-465. 171 DESJARDINS (René), Avec les Sénégalais…, op. cit., p. 48, 129, 304.

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Le Sénat, par 52 voix contre 24, valide ce refus le 31 mai, décision que la Chambre des représentants entérine 5 jours plus tard. Le 9 juin, le sénateur Lodge s’en explique devant la convention républicaine de Chicago, affirmant sa sympathie pour l’Arménie à laquelle ont été donnés 40 millions pour la soulager, mais refusant un mandat qui risquerait d’entraîner les ÉtatsUnis dans des conflits. Le même jour, l’Angleterre refuse pareillement le mandat, l’un des membres de la Chambre des communes déclarant ironiquement qu’il n’y a pas de pétrole dans ce pays. Traité de Sèvres (10 août 1920), Édesse/Ourfa rattachée à la Syrie Le traité de Sèvres du 10 août 1920 officialise le dépeçage de l’Empire : - la partie occidentale de l’Anatolie demeure turque, moins Smyrne et sa région sous direction grecque ; Constantinople et les Dardanelles sont démilitarisées ; les autres régions sont placées par la Société des Nations sous mandat italien ou français ; la Turquie conserve au sud-est des territoires sous réserve de discussions à venir pour la création d’un éventuel État kurde ; - la Syrie et le Liban sont placés sous mandat français, l’Irak et la Palestine sous mandat britannique. Concernant l’Arménie, les dispositions adoptées sont les suivantes172 : « Section VI – Arménie Article 88 La Turquie déclare reconnaître, comme l’ont déjà fait les Puissances Alliées, l’Arménie comme un État libre et indépendant. Article 89 La Turquie et l’Arménie ainsi que les autres Hautes Parties Contractantes conviennent de soumettre à l’arbitrage du Président des États-Unis d’Amérique la détermination de la frontière entre la Turquie et l’Arménie dans les vilayet d’Erzeroum, Trébizonde, Van et Bitlis et d’accepter sa décision ainsi que toutes dispositions qu’il pourra prescrire relativement à l’accès de l’Arménie à la mer et relativement à la démilitarisation de tout territoire ottoman adjacent à la dite frontière. Article 90 En cas où la fixation de la frontière, en vertu de l'article 89, impliquera le transfert à l’Arménie de tout ou partie du territoire des dits vilayet, la Turquie déclare dès à présent renoncer, à dater de la décision, à tous droits et titres sur le territoire transféré. Les dispositions du présent Traité, applicables aux territoires détachés de la Turquie, seront, dès ce moment, applicables à ce territoire ». 172

MACLER (Frédéric), La nation arménienne…, op. cit., p. 61-62.

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Aucune mention n’est faite pour la Cilicie. De fait, les deux délégations représentant les intérêts arméniens - celle de la République arménienne et celle de la diaspora - sont politiquement trop faibles pour exiger davantage et ont dû renoncer à l’idée d’une Arménie s’étendant du Caucase à la Cilicie. Ourfa, la totale oubliée de l’histoire, est selon les accords Sykes-Picot du 16 mai 1916 rattachée à la Syrie de même qu’‘Ayntab et Biredjik173. Les Assyro-Chaldéens, pour leur part, ont revendiqué en vain un État indépendant de la Mésopotamie incluant le sandjak d’Ourfa. Le sultan agrée le traité mais est désavoué par ses sujets. La plupart des Turcs reconnaissent alors l’autorité du gouvernement d’Ankara dirigé par Mustafa Kemal qui refuse le démembrement de son pays. Une dupe, la Grèce qui, croyant pouvoir récupérer la région de Smyrne, engage le fer, ne sachant pas que les mouvements de leurs troupes vont être rapportés aux nationalistes turcs par les services de renseignements français. Les Grecs seront finalement défaits et, pour les survivants, condamnés à l’exil après l’armistice de Mudanya le 11 octobre 1922. Quelques 200 000 Grecs s’ajoutant aux 800 000 exilés antérieurement quittent l’Asie Mineure cependant que, dans le même temps, 500 000 Turcs sont transférés en Anatolie. Une victime collatérale de ce traité, le colonel Brémond, opposant affirmé de M. Kemal. Remercié en septembre, Brémond va partir avec l’amertume de l’échec. Le traité de Sèvres ne sera jamais ratifié. Accord d’Angora du 20 octobre 1921, désengagement de la France La France engage le 14 janvier 1921 des pourparlers secrets avec les représentants kémalistes. En signant le 11 mars un premier accord, dit accord de Londres (Aristide Briand, président du Conseil ; Bekir Sami, délégué de la Grande Assemblée d’Ankara), puis, le 20 octobre 1921 à Angora un second (avec Yusuf Kemal Bey), cette fois final, elle acte son abandon sans honneur de la Cilicie et des autres territoires historiquement arméniens, à savoir les confins militaires au nord du gouvernement d’Alep, avec les villes de ‘Ayntab, Biredjik, Ourfa, Mârdîn. La Chambre le ratifie le 1er novembre, la Grande Assemblée 3 jours après. L’Angleterre proteste, estimant les clauses contraires au traité de Sèvres. Aristide Briand, président du Conseil, invoque la raison d’État et affirme avoir obtenu toutes les assurances pour la protection des chrétiens. Il souligne enfin que l’accord d’Angora va permettre à la France l’exercice paisible de son mandat en Syrie et lui assurer un bénéfice moral dans le monde musulman tout entier174. Selon 173

Section I. Part II. Frontiers of Turkey. Article 27 II. In Asia 2. With Syria in Peace treaty of Sevres, 10 august 1920. 174 TERNON (Yves) dans DÉDÉYAN (Gérard) et al., Histoire du peuple arménien, Privat, 2008, p. 552.

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Kévonian175, le retrait français est considéré par certains officiers de la 1re division de l’armée du Levant comme un véritable abandon dont la responsabilité incombe aux milieux politiques et au rôle occulte des milieux maçonniques. Désillusion et dépit de Brémond pour lequel l’abandon de la Cilicie est la continuation des trahisons qui ont fait perdre à la France les Indes, le Canada et l’Égypte. La loge française de Constantinople La Renaissance dénonce pareillement l’accord d’Angora. Ce sujet est un thème majeur de l’assemblée générale du Grand Orient de France, le 29 septembre, qui s’émeut de voir la Cilicie abandonnée par la France et dénonce le poids des créanciers et banquiers français ainsi que la complaisance de la France envers le monde islamique176. In situ, la politique kémaliste de purification ethnique se développe. Le haut-commissariat donne l’ordre au général Dufieux de s’opposer à l’exode des chrétiens. Ce dernier refuse, délivrant tous les laissez-passer qui lui sont soumis. Il est relevé mais la France devra se résigner. Des dizaines de milliers de réfugiés sont déjà arrivés en Syrie et au Liban au départ, le 19 décembre 1921, des troupes françaises de la Cilicie. Durant l’été 1922, une seconde vague de réfugiés arrive dans le nord de la Syrie, vers la région d’Alep, en provenance de ‘Ayntab (5 000), Marach (5 000) et Kilis (1 000). Ce sont les premières cibles de la politique d’homogénéisation de l’espace turc. Fin 1922, un autre flux de réfugiés arrive de Diyarbakir, Kharberd et Mélitène. Les départs concernent également les organisations charitables comme le Near East Relief qui plie bagage dès mars 1922 : ainsi, entre mars et septembre, 10 017 enfants des provinces orientales de la Turquie sont évacués vers la Syrie puis transférés au Liban. Ghazir (Liban) va accueillir mille cinq cents orphelines arméniennes, en majorité évacuées d’Ourfa, qui seront formées à la fabrication de tapis. Le temps passant, les trois Puissances - France, Italie, Grande-Bretagne n’hésitent plus à saper les vestiges du gouvernement d’Istanbul et contraignent le grand vizir ottoman, Damad Férid pacha, beau-frère du sultan, à démissionner. Elles considèrent les nationalistes comme leur interlocuteur. Mustafa Kemal, le 17 novembre 1922, abolit le sultanat. Mehmed VI s’enfuit le jour même à San Remo à bord d’un croiseur britannique.

175

KÉVONIAN (Dzovinar), Réfugiés et diplomatie humanitaire, Publications de la Sorbonne, Paris, 2004, p. 79. 176 Arch. du Grand Orient de France, Comptes rendus des travaux de l’Assemblée générale, carton 1919-1924, p. 326-339.

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II - Traité de Lausanne (24 juillet 1923), l’exode définitif des chrétiens Traité de Lausanne, triomphe de Mustafa Kemal Lors de l’ouverture des négociations pour la paix en novembre 1922, les Puissances, se fondant sur une résolution de la Société des Nations, demandent la création d’un foyer national indépendant pour les Arméniens : rejet turc. Une nouvelle proposition, un « territoire » régi par les lois et l’administration turques, subit un même refus. Alors les Puissances capitulent. Oublié le sang versé par les Arméniens dans le Caucase où, après l’écroulement de l’armée russe fin 1917, ils retardent pendant cinq mois l’avance des Turcs ; oubliée leur participation en Syrie et ailleurs dans les rangs des forces britanniques et françaises pour bouter dehors les Ottomans177. Sortie de la mémoire la Légion arménienne formée au Caire et dans l’île de Chypre. Lointain est le temps où Lloyd George, Premier ministre de la Grande-Bretagne, déclare devant le Parlement britannique que la Mésopotamie et l’Arménie ne devraient jamais être replacées sous la domination néfaste des Turcs (21 décembre 1918). Millerand, pour sa part, a réaffirmé le 16 juillet 1920 l’engagement des Puissances alliées à émanciper du joug turc tous les territoires occupés par des majorités de race non-turque. La paix est conclue et Winston Churchill s’exclame : « l’histoire y cherchera en vain le mot d’Arménie ». Le traité de Lausanne, le 24 juillet 1923, parachève ainsi le triomphe de Mustafa Kemal : l’Anatolie est turque, de même que la Thrace occidentale. Les capitulations sont abolies. Seules Alexandrette et sa région, situées à l’extrémité orientale du littoral méditerranéen, demeurent sous mandat français. Édesse/Ourfa est turque. Le 29 octobre 1923, la République est proclamée. Kemal en est le président. Le califat est aboli le 3 mars 1924, signe fort de l’abandon d’une dominance ottomane sur le mode musulman au profit du chantier prioritaire, la Turquie. Expulsion sans retour des chrétiens d’Ourfa, 1924 Début 1924, la politique d’intimidation du régime turc s’exerce à l’encontre des chrétiens syriaques et chaldéens des grandes villes d’Anatolie orientale jusqu’alors, contrairement à leurs coreligionnaires ruraux, très relativement épargnés. Les quelques Arméniens rescapés sont également ciblés. Concernant Ourfa, le 15 février 1924, le vali (gouverneur de province), Izzet Bey, charge le président de la municipalité et chef du parti kémaliste, Hadji Mustapha Kamil, de préparer le plan d’expulsion des chrétiens et de le mettre en application sans tarder. Sont ainsi visées 5 000 personnes, dont 177

MACLER (Frédéric), La nation arménienne…, op. cit., p. 75.

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environ 3 000 Syriaques orthodoxes et les autres répartis entre les communautés syrienne catholique, chaldéenne protestante (500 âmes), arménienne grégorienne (1 500). Dans les jours qui suivent, le patriarche d’Antioche pour les Syriaques catholiques, Mgr Ephrem Rahmani, lance un appel au haut-commissaire de Syrie et du Liban, le général Weygand, en l’informant de la situation précaire de sa communauté. Cet appel est sans écho. La situation décrite par Vahé Tachjian178 en se fondant sur des témoignages de réfugiés consignés par le ministère des Affaires étrangères français évolue très vite. Sarkis Mesrobian, qui a dirigé le convoi de 250 personnes environ parti d’Ourfa le 20 février 1924, destination Alep par Seroudj-Djerablous, rapporte les conditions de cet exode. Dans un premier temps, le président de la municipalité, Hadji Kamil, réclame à la communauté arménienne 1 500 fusils laissés, d’après lui, entre leurs mains par les troupes françaises lors de l’évacuation. Ne pouvant les fournir, les Arméniens doivent payer 40 livres or. Les notables de la communauté reçoivent alors l’invitation de quitter Ourfa. Les Turcs, afin d’éviter des protestations auprès des puissances européennes, les obligent à remplir des demandes où ils doivent spécifier que l’exil est volontaire. Ils leur fournissent le modèle de ces demandes. Hadji Kamil se tourne alors contre les communautés syriaques. Antoine Nouayem, notable chaldéen d’Urfa, se voit demander de remettre, dans un délai de 24 heures, les 500 fusils que les troupes françaises leur auraient laissés à leur départ. Incapable de fournir ces fusils inexistants et de payer, en contrepartie, un lourd tribut, Nouayem voit ses biens mis en séquestre. Il s’enfuit et se réfugie en Syrie. Nouayem ajoute que le vali d’Urfa a publiquement déclaré que les chrétiens étaient désormais indésirables dans cette ville. Entre février et avril 1924, 2 264 Syriaques arrivent à Alep. Le nombre des exilés arméniens n’est pas connu. Le télégramme suivant du général Weygand au ministère des Affaires étrangères (MAE) atteste des conditions du départ qui font que les réfugiés arrivent en Syrie dans le plus grand dénuement et d’un certain désarroi des autorités françaises179 :

178 TACHJIAN (Vahé), Le sort des minorités de Cilicie et de ses environs sous le régime kémaliste dans les années 1920…, le cas d’Ourfa et des autres localités dans Deuxième partie, La légion d’Orient, le mandat français et l’expulsion des Arméniens (1916-1921) dans KÉVORKIAN (Raymond H.), Revue d’Histoire arménienne contemporaine, t. III, 1999, La Cilicie (1909-1921). Des massacres d’Adana au mandat français. 179 ministère des Affaires étrangères, [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 258, ff. 10-11, télégramme du général Weygand, Haut-Commissaire en Syrie et au Liban, au ministre des Affaires étrangères, daté du 5 mars 1924, à Beyrouth .

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(MAE [Quai d’Orsay], série Levant 1918-1940, sous-série Turquie, vol. 258, ff. 10-11, télégramme du général Weygand, Haut-Commissaire en Syrie et au Liban, au ministre des Affaires étrangères, daté du 5 mars 1924, à Beyrouth. Comme suite à mon télégramme 59/K, j’ai l’honneur de vous communiquer le télégramme suivant que je reçois du Délégué à Alep. 1° - Les Turcs ont donné aux 4 000 chrétiens d’Ourfa jusqu’au Ramadan pour quitter cette ville. Ils seront dirigés successivement sur Alep par huit convois. 2° - Les Turcs font signer une déclaration de départ volontaire. Monnaie or est transformée avant départ en papier turc sur la base de une livre turque or pour une livre turque papier. Le président de la municipalité d’Ourfa a prélevé 1 000 livres or à ce convoi pour assurer sa sécurité jusqu’à Artri-Pounar. 3° - (Installation d’un) tel nombre de réfugiés est impossible à Alep encombré (par) 30 000 réfugiés année 1923. Je vous demande faire connaître points sur lesquels il convient de les diriger. Si cet exode n’est pas arrêté par voie diplomatique, nous allons avoir en Syrie situation matérielle et politique très grave. Il n’est pas possible pour des raisons de fait et d’humanité de refouler ces émigrés aux frontières. La question matérielle ne pourra donc être résolue qu’avec de gros crédits, mais la question politique créée par l’arrivée de nouveaux émigrants chrétiens en (Syrie) restera entière. J’ai l’honneur de demander (d’urgence) (des) instructions à votre Excellence. Weygand Ainsi, après près de 2 000 ans d’existence, il y a une éradication officielle des chrétiens dans cette ville d’Édesse. III - Camps des réfugiés édesséniens au Moyen-Orient180 Beyrouth est une destination privilégiée des réfugiés arméniens, notamment ceux provenant de la Cilicie. Les cercles politiques et les chefs libanais chrétiens, de même que le patriarche maronite, Mgr Howayek, sont bien évidemment favorables à leur venue. Le camp est situé à la périphérie nord-est de la capitale, dans la localité de Mdawar. Il est constitué de six éphories. Dans l’une d’entre elles sont les ourfatsis, mélangés à d’autres réfugiés. Alep recueille principalement les réfugiés venant des territoires de l’Est. Les établissements (khans) sont situés au nord de la ville : 1348 baraques pour les réfugiés d’Ourfa, 3,5 m2 par personne. Par la suite, des travaux de 180 KÉVORKIAN (Raymond), NORDIGUIAN (Lévon), TACHJIAN (Vahé), Les Arméniens 1917-1939, la quête d’un refuge, éd. française Réunion des musées nationaux, Paris, 2007, p. 117-124, 142-144.

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construction de maisons en dur sont menés conduisant vers 1932, dans la même région, à Nor Kugh (Meydan el-Kébir). La place est insuffisante pour y accueillir tous les Ourfatsis, et une partie devra attendre quelques années supplémentaires. Pour l’heure, les heureux élus se retrouvent avec des Arméniens originaires de Marach et d’‘Ayntab.

CHAPITRE TROISIÈME ÉDESSE, DU VILAYET D’ALEP À LA TURQUIE Édesse fait partie du vilayet d'Alep lors des massacres de 1895. La communauté arménienne est alors particulièrement ciblée. Ces événements sont annonciateurs du Grand Crime du XXe siècle. En 1908, Édesse est rattachée au plan administratif à Constantinople : sombre décision, la corde est mise en place autour du cou. Le génocide de 1915 conduit à la mort de plus de 85% des Arméniens. À Édesse/Ourfa, les Syriaques apparaissent relativement épargnés si l’on se rapporte aux écrits de Naayem et au témoignage cf. plus bas d’une descendante d’une famille arméno-syriaque. En novembre 1919, le mandat français sur sa région voit un certain repeuplement arménien lié à un afflux de réfugiés. D’après le traité de Sèvres du 10 août 1920, Ourfa est intégrée à la Syrie. Il fait donc fi d’une dure réalité : l’abandon de cette ville par les troupes françaises, quelques mois plus tôt, en avril, et sa conquête par les Turcs qui l’appellent dorénavant hanliurfa, Urfa la glorieuse. La diplomatie entretient ainsi un vain et ridicule espoir : tout sauf la Turquie. Le tableau ci-dessous traduit ces années de malheurs irréversibles. Avant les massacres de 1895 Avant le génocide Novembre 1919

20 000 Arméniens vs 3 000 à 4 000 Syriaques et Juifs et 30 000 Turcs, Kurdes et Arabes 28 000 Arméniens ? 4 000 Syriaques, 700 Juifs, 33 000 musulmans 7 500 Arméniens (4 000 réfugiés) vs ?

Après les massacres

Environ 9 000 Arméniens tués entre octobre et décembre

Après le génocide

Environ 23 500 Arméniens tués entre août et décembre Nombre de chrétiens tués en 1920 = ?

1920 défaite française

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La France met fin à cette hypocrisie par le traité d’Angora de 1921 et donne Ourfa/Édesse à la Turquie de Mustafa Kemal. En janvier 1924, il y a moins de 2 000 Arméniens et environ 3 500 Syriaques à Ourfa. La messe est dite à la suite de l’épuration ethnique quelques mois plus tard : par l’exode forcé, l’éradication des chrétiens est quasi totale.

CHAPITRE QUATRIÈME JUIFS, TURQUIE ET ÉDESSE. DÉBUT DU XXe SIÈCLE À CE JOUR En 1915, la communauté juive en Turquie représente moins de 250 000 personnes. Elle n’a aucune visée territoriale. Par ses élites, notamment les francs-maçons, elle entretient d’excellentes relations avec le CUP. Lors de ses entretiens avec Morgenthau en 1915, Talaat tient des propos aimables à son égard, exposant l’entente harmonieuse entre juifs et mahométans. Ainsi, les juifs ne sont pas une cible pour les dirigeants ottomans. La communauté juive a une position ambiguë lors des événements de 1915. Certains protègent les Arméniens, d’autres participent au pillage de leurs quartiers. Leurs dirigeants veillent à ce que les programmes des écoles soient en phase avec la pensée ottomane et que soit mis en sommeil le mouvement sioniste181. À Ourfa, il y a 120 familles juives environ, soient 650 à 700 âmes. Elles ne suscitent aucune hostilité de la part des musulmans car, à côté de 10 à 15 familles aisées, la situation sociale des autres est médiocre, les hommes étant cireurs de souliers, colporteurs… Les perspectives d’évolution sont faibles du fait de l’analphabétisme des enfants. Une demande de subvention à l’Alliance israélite universelle (AIU) est faite pour la création d’une école. La démarche est vaine, la Première Guerre mondiale proche interdisant le transfert d’avoirs de France en Turquie182. Les Arméniens vont bénéficier de l’action d’un médecin juif, Jakob Künzler, venu de Suisse à Ourfa en mai 1899 à l’invitation de Johannes Lepsius afin d’y exercer à l’hôpital de la Mission allemande d’Orient. En 1915, il recueille des orphelins arméniens et les cache au péril de sa vie. Il donne refuge dans sa mission en 1918 à des enfants et des jeunes filles arméniennes libérées des harems turcs. En raison de la fermeture de sa 181 ANTEBI (Élizabeth) et MOURADIAN (Claire), Le témoignage des représentants locaux de l’AIU dans BENSOUSSAN (Georges), MOURADIAN (Claude) et TERNON (Yves), Ailleurs, hier, autrement : connaissance et reconnaissance du génocide des Arméniens, Revue d’Histoire de la Shoah, n° 177-178, janvier - août 2003, Centre de documentation juive contemporaine, p. 88-111. 182 Archives de l’Alliance israélite universelle, Turquie XCVE, dossier 1119 Ouannou.

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clinique en 1922, Künzler organise, à la demande du Near East Relief, le transfert des orphelins vers la Syrie et le Liban (Ghazir). Il œuvrera jusqu’à la fin de sa vie dans ces pays en faveur des réfugiés arméniens puis, à partir de 1933, des réfugiés assyriens. La communauté arménienne de Beyrouth lui rend hommage le 19 mai 1949 en tant que « juste entre les justes ». À partir des années 1926, la turquification prend de l’ampleur. Entre 1930 et 1950 ont lieu des pogroms antijuifs à Ourfa comme dans le sud-est de la Turquie. Vient donc le temps de l’émigration favorisé par la création de l’État d’Israël. Anecdotique est l’existence de juifs originaires d’Ourfa dans le quartier Nahlaot de Jérusalem : la rue Shilo débouche sur la rue Bezalel et la synagogue Urfali. Qu’en est-il aujourd’hui ? Au début des années 2 000, il y avait encore des familles juives d’expression et de culture arabes. Elles se font généralement passer pour des alévis et se rendent parfois dans les mosquées afin de mieux se dissimuler. Elles ont un « dédé », personne d’un certain âge qui transmet les traditions et le savoir de la communauté lors de cérémonies secrètes.

CHAPITRE CINQUIÈME DU SORT DU TRIUMVIRAT GÉNOCIDAIRE ET DE LEURS SÉIDES À OURFA Le cabinet de Talaat Pacha remet sa démission le 8 octobre 1918, laissant le pouvoir aux unionistes. Des débats passionnés, souvent houleux, s’engagent alors au Parlement et à la Chambre haute, dite des notables, sur les persécutions et l’anéantissement du peuple arménien et des autres communautés chrétiennes. Malgré l’engagement d’hommes tel Ahmed Riza, la responsabilité de la Turquie en tant que nation demeure déniée. Le Parlement est dissout en décembre 1918, ouvrant la voie pour le nouveau gouvernement au jugement des anciens dirigeants unionistes. Le triumvirat Talaat - Djemel - Enver qui porte les plus lourdes responsabilités dans l’acte de génocide du peuple arménien s’est enfui dans la nuit du 1 au 2 novembre 1918 à bord du torpilleur allemand Lorelei, destination Odessa, en bénéficiant de la complicité du gouvernement. Sous la pression des puissances étrangères, le sultan convoque une Cour martiale militaire (16 décembre 1918). Les trois hommes sont condamnés à mort par contumace le 5 juillet 1919, l’acte d’accusation relevant que le massacre et la destruction des Arméniens sont le résultat de décisions prises par le comité central de l’Ittihad. Cela démontre la préméditation des événements qu’attestent de plus les documents officiels turcs publiés en 1920 et 1921 par Aram Antonian183. L’opération Némésis184 montée par la Fédération Révolutionnaire arménienne a pour but d’abattre les criminels de haut rang : - Talaat Pacha est exécuté le 15 mars 1921 à Berlin par Soghomon Tehlirian ; - Djemal Pacha est tué le 25 juillet 1922 à Tiflis par Stepan Dzaghiguian. 183 184

TERNON (Yves), Enquête sur la négation d’un génocide, éd. Parenthèses, 1989. DEROGY (Jacques), Opération Némésis, les vengeurs arméniens, Fayard, 1986.

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Quant à Enver Pacha, il tombe le 4 août 1922 à Samarcande sous les balles d’un bataillon soviétique commandé par Hagop Melkounian. Les responsables turcs des massacres à Ourfa ne sont pas inquiétés sauf Behramzade Nusret bey, ancien gouverneur de la province (kaymakam) de Bayburt, commissaire du district (mutessarif) d’Ergani puis d’Ourfa. Il est condamné à mort par la Cour martiale le 20 juillet 1920 et exécuté. Après la débâcle du régime libéral et la montée du kémalisme, la cour d’appel militaire casse, le 7 janvier 1921, le verdict. La Turquie honore cet assassin par le titre de martyr national (25 décembre 1921) puis donne son nom - à une école primaire, un parc public et une rue/avenue à hanlıurfa, - à une ville entière (qehitnusretbey, Martyr Nusret Bey) dans la province d'Ourfa, non loin de la frontière syrienne185.

185

AKÇAM (Taner), Un acte honteux…, op. cit., p. 372-373, 375.

CINQUIÈME PARTIE NOSTALGIE. ÉDESSE D’HIER ET D’AUJOURD’HUI

Les générations issues de la diaspora sont profondément attachées à leurs origines. Elles connaissent les événements passés. Elles apprécient les manifestations de toute nature qui permettent de parler de ces sujets. Elles demeurent très fortement fidèles à leurs traditions, notamment religieuses. La mémoire ne peut être qu’enrichie par la lecture de témoignages provenant d’enfants de survivants du génocide sur leurs parents. Nous en avons recueilli trois : le premier porte sur un père qui, jeune enfant en 1915, est soumis à une opération de turquification dans un orphelinat à Ourfa même ; le second, sur une famille endeuillée dès 1895 puis ballottée des Balkans à la Syrie par les événements du XXe siècle incluant une période d’assimilation dans une famille arabe ; le troisième, celui sur une famille arméno-syriaque montre la proximité de ces deux communautés avec au final une dispersion planétaire recouvrant la Syrie, l’Europe et le continent nord-américain. Édesse, joyau de la chrétienté, et pourtant aucune phrase n’y fait référence dans un reportage publié en 2007 dans le très renommé quotidien Le Monde. Le nom actuel, Ourfa, permet-il d’occulter plus de vingt siècles d’histoire ? De cette anomalie est né un débat sur Internet engagé avec des intervenants de toutes nationalités, incluant Kurdes et Turcs. Des extraits retenus, les plus marquants, une interrogation sur la conclusion à apporter : verre à moitié vide, verre à moitié plein ?

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CHAPITRE PREMIER OURFATSIS DE FRANCE I - Associations d’Ourfatsis Appelées initialement Unions patriotiques, les Associations d’Arméniens ont fleuri dans les pays d’accueil. Dans mon enfance était l’Union Patriotique des Arméniens d’Ourfa de Paris. Il demeure dans ma mémoire le grand bal donné le 30 décembre 1951 au bénéfice de sa caisse de bienfaisance. Si anecdotique est mon souvenir d’être allé de table en table vendre des fruits avec l’innocence de mon jeune âge, en revanche précieux est le programme que mon père, l’une des chevilles ouvrières de cet événement, m’a laissé. Je redécouvre, sourire discret aux lèvres, le menu oriental, défi aux nutritionnistes d’aujourd’hui avec la charcuterie si appréciée du traiteur Hagop (Jacques) Tcharchafdjian (bastourma et soudjouck), accompagnée de feuilles de vigne (dolma) et au dessert cadaïff et baclava, le tout arrosé avec du raki, le Monbazillac 45 et le Graves 47. Je parcours du regard, avec émotion, le texte relatant les grandes dates de l’histoire d’Édesse. Un hommage particulier est rendu à quatre chefs de légende, Meguerditch et Sarkis Yotneghpaïrian - Haroutioun Rastguélenian Movsès Soudjian, dont les actes héroïques en 1915 ont été décrits dans l’ouvrage princeps sur le génocide de Raymond Kévorkian. Puis, ressurgissent dans ma mémoire les sons musicaux alliant les tonalités du doudouk et d’autres instruments traditionnels, et aussi les accents du célèbre orchestre de Quintin Verdu immortalisé par ses tangos et dont les disques sont encore sur le marché. En 2013, cette Union n’est plus depuis longtemps. Son existence a été éphémère, disparaissant comme tant d’autres. Les jeunes générations, bien qu’attachées farouchement à leurs origines, n’ont pas assuré la relève. De nos jours, la seule structure française organisée semble être l’Amicale des Arméniens d’Ourfa, sise à Bourg-lès-Valence, dans le Doubs. Toute jeune, née en 2010, son objet est de contribuer au développement et à la valorisation de la civilisation arménienne, de ses traditions, de sa culture, et de favoriser les échanges et rencontres des Arméniens originaires d’Ourfa entre eux et avec des personnes sensibles à la découverte de leur vécu. Son 163

baptême en la mairie a été une réussite avec les "premières rencontres franco-arméniennes" : conférence sur la littérature en Arménie et en diaspora avec Hratch Bédrossian, éditeur et directeur du Cercle d’écrits caucasiens, et Tigrane Yégavian, poète et journaliste. Depuis, pour les 450 ourfatsis de Valence, l’Amicale organise régulièrement des manifestations culturelles : kermesses, concerts, conférences, expositions, bals, voyages organisés et, chaque année, une fête. À Alep existe pareillement une importante association. Elle est isolée du monde du fait des événements actuels. II - Témoignages de descendants du génocide Tigran ONOSSIAN : d’Édesse à Clamart, France (1904 - 1961) par Gérard Onossian Fils de Kévork et de Khartioun, mon père, Tigran, est né en 1904 à Édesse, dernier enfant d’une nombreuse famille. Seul rescapé des massacres d’Ourfa de 1915, il a le souvenir lointain d’une de ses sœurs, Kohah, et de deux de ses frères, Mirhan et Armenag. Il est recueilli par des voisins turcs qui espèrent lui faire dire où est enfoui l’argent de la famille. Vain espoir qui ne peut longtemps être entretenu. Alors, un soir, ignorant que Tigran les écoute, le couple infernal s’interroge sur la suite : livrer le petit aux autorités, mais alors comment justifier sa présence dans leur maison, ou le tuer, mais que faire du corps ? Tigran fuit sans demander son reste. Appréhendé dans la rue par des gendarmes ou quelques passants, il se retrouve dans un orphelinat de sa ville natale. L’objectif fixé par les autorités ottomanes au directeur de l’établissement est la turquification. Tout démarre par une circoncision, un marquage sur la main droite… et rapidement la composante religieuse est intégrée avec les appels journaliers du muezzin à la prière. Le 30 octobre 1918, l’Empire ottoman capitule. L’apaisement relatif associé à l’intervention des Alliés permet la recherche en Anatolie d’orphelins arméniens. Ainsi, le directeur de l’orphelinat doit se résoudre à satisfaire la demande d’un prêtre arménien assisté de deux officiers, l’un anglais, le second, français, de réunir dans la cour ses 200 à 300 pensionnaires et appelle ceux d’origine arménienne à avancer d’un pas. Mon père fait partie de ceux qui avancent cependant que d’autres hésitent ou n’osent avancer. Au final, tous les enfants sont envoyés à Constantinople, lieu de regroupement d’environ 10 000 orphelins. C’est alors le grand voyage vers l’Arménie qui a obtenu son indépendance peu de mois auparavant : bateau et train les amènent à Batoum (Géorgie), Alexandropol (aujourd’hui Gumri), puis Erevan. Mon père a le souvenir de l’accueil du Président Khatissian car celui-ci le moqua lorsqu’il confondit un pot de moutarde avec le tahem ! Je n’ai pas d’information sur la période qui suit, 164

seulement qu’il apprend à jouer du doudouk et une photographie sur laquelle il apparaît enrubanné d’un keffieh. L’arrivée au pouvoir des bolcheviks en décembre 1920 s’accompagne du départ d’un groupe d’environ 60 orphelins accompagné d’un prêtre qui réussit à quitter le pays grâce à la complicité d’un officier arménien : voyage clandestin en chemin de fer à Alexandropol dans des conditions difficiles dues à un hiver rigoureux, le lac Sevan étant gelé, Batoum, Constantinople puis passage en Grèce. Le 17 juillet 1923, mon père obtient à Athènes un passeport direction la France, le bonheur. Ce sésame précieux, je l’ai conservé, il figure dans la pièce dont j’ai fait un musée pour lui rendre hommage. Immigré grâce à un contrat de travail pour une usine d’assemblage de fils, mon père arrive à Castel Sarrazin via Marseille ; il y retrouve plusieurs Arméniens et surtout il fait la connaissance de Yéranouhie qu’il épouse à Boulogne Billancourt. Il est alors ouvrier chez Renault. Plus tard il est coiffeur. Autodidacte culturel, il joue du piano, chef d’orchestre d’un groupe de six musiciens (Yéprad, Euphrate), animant bals et mariages à Issy-lesMoulineaux ! Par attachement à Édesse, il fait partie dans les années 50 de l’Union Patriotique parisienne d’Ourfa, aujourd’hui disparue, et en est son trésorier de longues années. Son odyssée s’accompagne d’un grand bonheur, ma naissance, en 1928. Aujourd’hui, je suis marié à une arménienne de Chaville, Annick. Pour rendre hommage à mon père, je suis allé en pèlerinage à Ourfa. Dans l’imposante et superbe cathédrale, maintenant à l’abandon, et où tant des nôtres périrent en 1895, j’ai prié. Propos recueillis auprès de Toros Rast-klan, né Toros Rastkelenian en 1934 à Alep retranscription par Marie Rast-Klan Dans toutes les familles arméniennes issues de la diaspora, il y a l’histoire de 1915, celle de l’ombre des morts qui devient une fierté ou parfois un tabou pour ceux qui l’ont subie. Pour comprendre le génocide, il faut connaître ceux qui l’ont vécu. Voici l’histoire de mes parents. Mon père Kevork Rastkelenian, fils d’Agop (teinturier) et Osanna, est né en 1880 à Ourfa dans l’ancien Empire ottoman, issu d’une fratrie de 7 sœurs et 3 frères. En 1895, mon oncle Toros mourra brûlé dans l’église arménienne d’Ourfa avec des milliers d’Arméniens. Ce massacre laissait présager 1915. Pourtant toute la famille resta à Ourfa, ils ne pouvaient, même à ce moment, imaginer que 20 ans plus tard le peuple arménien allait être exterminé. Mon père épousa à Ourfa Ranoun Karagulian avec laquelle il aura 2 fils, Sarkis et Agop. Quelques années plus tard, alors qu’il était soldat dans l’armée ottomane, il sera envoyé en Albanie en 1911. Un soir, un ami turc l’avertit d’une rumeur qui circulait dans le campement. Il devait absolument quitter 165

l’armée, les officiers avaient reçu l’ordre de massacrer tous les soldats d’origine arménienne dans les jours qui suivent. Il déserta le campement et ainsi sauva sa vie. Durant plusieurs années d’errance, il parcourut un long chemin à travers la Macédoine puis la Grèce, il exerça divers métiers pour survivre. Loin de sa terre d’origine, il finira par rejoindre Ourfa avec l’espoir de retrouver les siens. À son retour, il découvrit une ville en ruine et désertique. Il chercha en vain sa famille pendant 3 mois. Il apprendra que la plupart des Arméniens sont morts ou déportés en Syrie. C’est ainsi qu’il part à Alep faire ses recherches. Mon père retrouva sa femme et son fils Agop. Tout le reste de sa famille avait péri dans les massacres. Son autre fils, Sarkis, a été sauvé par une famille arabe dans le désert. C’est grâce à une organisation arménienne qui recherche les enfants disparus que mon père retrouva son fils Sarkis en 1922. Sa famille d’accueil l’avait tatoué tel un enfant arabe pour le protéger des gendarmes turcs qui inspectaient les villages. Mon père a perdu plus tard sa femme par maladie et s’est remarié avec celle qui sera ma mère : Yerghsa, fille de Haroutioun (fabricant de bottes) et Osanna Avakian, née à Ourfa en 1906. Yerghsa est fille unique parmi ses 3 frères, Haroutioun, Khoren et Daniel. La souffrance était tellement forte qu’elle parlait peu d’Ourfa et c’est un soir de tristesse qu’elle s’est livrée à moi : « Tout commença à partir de ce moment, j’avais alors neuf ans. À l’aube, sans savoir pourquoi, les gendarmes turcs sont venus chercher mon père et c’est la dernière image que j’ai de lui quand il est emmené et maltraité par ces hommes ». En racontant cette histoire, les cris de ma mère résonnent encore dans ma tête : « Après quelque temps, en faisant le tour des maisons arméniennes, ils sont revenus nous chercher. Ma mère, mes frères et moi sommes partis rejoindre les colonnes de femmes, d’enfants et vieillards en direction de Tadmur (Palmyre). Dans le désert, ma mère est morte d’épuisement très rapidement. Nous n’avions ni eau, ni nourriture. Mes deux frères Haroutioun et Khoren n’ont pas survécu à une gastro-entérite et sont morts d’épuisement sur la route d’Alep. Le plus jeune de mes frères, Daniel, a été sauvé par un groupe d’arabes qui se trouvait sur notre chemin. J’ai continué seule à traverser le désert avec les autres survivantes, il ne restait plus que des femmes. Un jour, un groupe de nomades arabes m’a enlevée et sauvée. Ils m’ont emmenée dans leurs villages et m’ont traitée comme les leurs. Ils m’ont tatouée pour me protéger. Cependant, j’ai toujours su que j’étais chrétienne et arménienne. Je pensais être la seule survivante. En 1929, j’ai entendu parler d’une communauté arménienne à Alep. C’est ainsi que j’ai quitté ma famille d’adoption et mon village pour retrouver des rescapés. Avec peu d’espoir, je me suis mise à la recherche de mon petit frère Daniel ; j’ai pu le retrouver et j’ai vécu ensuite avec lui. En 1930, on organisa mon mariage avec ton père à Alep. »

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De cette union, mes parents auront 4 enfants, Osanna, Marie, Hovhannès et moi-même. En 1946, l’aînée, Osanna, rejoint la France et s’installera à Bourg-les-Valence dans la Drôme. Après la mort de mes parents, en 1967, je gagne la France pour faire les Beaux-Arts. Je fais une carrière de sculpteur. J’ai réalisé aujourd’hui de nombreux monuments du génocide arménien (Marseille, Aix-en-Provence, Vienne, Valence, Saint-Étienne, Draguignan, Saint-Martin-d’Hères). Ma sœur Marie et mon frère Hovhannes quittent la Syrie et s’installent dans la Drôme en 1970. Mon père Kevork a toujours pensé que sa sœur Osanna (qui avait 3 ans au moment du génocide) avait survécu mais il ne l’a jamais retrouvée. Durant les fêtes de Noël en 2011, ma fille Yersa a reçu sur les réseaux sociaux un drôle de message d’Argentine. En effet, le fils d’Osanna, Mihram, nous a retrouvés. On sait seulement qu’elle est décédée en Argentine dans les années 70. Malheureusement nous ne savons pas comment elle a réussi à survivre. Nous n’avons pas pu établir plus de contact avec Mihram Sarafian. Mes parents ont toujours rêvé et espéré un retour à Ourfa. Moi, je me suis rendu dans le désert de Deir es-Zor suite aux révélations de ma mère. Je suis revenu prier sur cette terre sacrée et j’ai pris de ce sable dans mes mains reconnaissantes. C’est alors qu’un vieil homme m’a murmuré à l’oreille : « Ne serre pas trop fort cette terre, elle contient encore l’âme des anciens ». Le destin d’enfants nés de l’union de Haroutioun Agopian et Khatoun Bali par Rosine Tachdjian-Atamian Mes racines paternelles ourfatsies sont arméniennes, mon arrière-grandmère Khatoun est assyrienne d’Ourfa. Tout est parti de l’union de Haroutioun Agopian, mon arrière-grand-père, avec Khatoun Bali, syriaque de confession jacobite. Ils ont cinq enfants : trois filles, Rosa (née en 1894), ma grand-mère, Azniv, Rébecca (née en 1904) ; deux garçons, Hagop (Jacques), l’aîné, et Hovaguim (Djerdji en syriaque, Georges en français). Lors des événements de 1915, Khatoun a la douleur de perdre deux de ses enfants : Azniv, engagée dans la résistance, qui subit un choc émotionnel mortel lorsqu’un Turc fait part à sa famille, de façon pressante, de son désir de l’épouser ; Hagop, militant dachnag, tué avec des partisans dans un refuge incendié par les Turcs. Khatoun, ses deux filles et son fils Haroutioun sont appréhendés par les Turcs. Ils doivent rejoindre un convoi de déportés. Ils sont sauvés grâce à l’intervention de la mère de Khatoun, Mariam, qui explique aux soldats qu’ils sont Syriaques. Les soldats les libèrent, car ils ont pour ordre de ne s’emparer que des Arméniens.

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Mon grand-père, Nighoghos Tachdjian, est né en 1879 à Ourfa. Son nom vient du mot turc tachdji, qui signifie celui qui travaille la pierre, faisant référence au métier pratiqué de père en fils dans les carrières. C’est un maître bâtisseur renommé, constructeur de mosquées. Pour son travail, il part à Adiyaman, non loin d’Ourfa ; en 1909 il se marie avec Roza, ma grandmère, également d’Ourfa. Elle avait été fiancée avec lui à l’âge de 10 ans, portant en guise d’alliance des boucles d’oreilles. En 1914 il est mobilisé dans l’armée ottomane. Ayant gagné le respect et la confiance de son supérieur, celui-ci l’autorise à aller en permission. Devant la situation menaçante pour les Arméniens de la région, sa famille lui conseille de repartir à l’armée. À son retour il constate que son régiment a quitté les lieux, il se réfugie dans les montagnes et ainsi survit au meurtre des soldats arméniens. Il reprend son métier après la guerre et échappe à l’expulsion des chrétiens d’Ourfa en 1924. Il est tué par un scorpion en 1931 dans la carrière de pierre à Adiyaman. Son mariage a conduit à la naissance de trois garçons : Zakaria (1924), mon père, puis Hagop (1928), Nigoghos junior (1931, né après le décès de son père), et une fille, Makrouhi (1926). Rosa part rejoindre sa grand-mère Mariam et sa mère Khatoun à Alep vers 1931-32 suite à des menaces de mort. Arrivée à Alep, pour subvenir aux besoins de la famille, elle travaille en tant que gouvernante dans une famille syrienne chrétienne aisée. Khatoun s’occupe des enfants, hors Makrouhi placée dans l’orphelinat Chimian à Beyrouth. Grâce à une missionnaire hollandaise, Miss Phil, Rosa se voit attribuer une maison à Davoudiyé dans la banlieue proche d’Alep. Dans les années 1938-40, Haroutioun, psychologiquement perturbé par ce qu’il a vécu lors du génocide, quitte un jour la demeure familiale et ne réapparaît plus. Le temps s’écoule, les enfants grandissent. Zakaria s’engage en 1941 à Alep, à l’âge de 17 ans dans l’armée gaulliste. Il fait la campagne d’Afrique du Nord puis participe au débarquement en Provence. Il est décoré. Revenu à Alep, il devient chauffeur du PDG d’une société française des Eaux. Il épouse en 1951 Marie Sarkissian, de Kessab, cousine germaine du futur catholicos de Cilicie puis d’Etchmiadzine Karékine Ier. Après ma naissance, fin octobre 1953, naissent Vahé en février 1955, Sébouh en mars 1958 et Heratch en février 1960. Mon père émigre en France en mai 1966 en raison de la crise économique en Syrie. Nous le rejoignons en septembre. Notre père nous a quittés en 1995, suite à une affection fatale. Jusqu’au mariage des garçons, nous habitions tous à Meudon, dans la banlieue sud-ouest de Paris, sauf mon jeune frère Heratch qui vit sur la Côte d’Azur depuis 1989. Ma tante Makrouhi est tout d’abord infirmière à l’hôpital Altounian d’Alep puis, dans les années 1952-53, elle part se perfectionner à Londres et 168

épouse son professeur anglo-indien Ram Sinha. Ils ont 3 fils : Rabin, Roger et Richard. Elle accueille notre grand-mère Rosa dans les années soixante. Khatoon, après le départ de Rosa en Angleterre, meurt de chagrin à Alep, été 1964. Rosa et toute la famille Sinha émigrent au Canada, dans le Saskachevan puis à Ottawa. Rosa décède dans cette ville en 1989. Les autres vivent toujours à Ottawa. Mon oncle Hagop se marie en 1958 à Alep avec Léonie, née dans cette ville de parents ourfatsis. Ils ont 4 filles : Tamar, Hasmig, Maggy et Thérèse. En 1967, Hagop rejoint son frère Zakaria à Paris avec sa famille. Nigoghos junior est marié à Alep en février 1960 avec Sirvart (pseudonyme Siroun) née à Kamichli (Syrie du Nord) de parents ourfatsis. Ils ont 3 enfants : 2 filles, Kohar l’aînée, Choghig la cadette ; un fils, Ashod, le puiné (entre l’aînée et la cadette). Il émigre au Canada en 1969, près de sa soeur Makrouhi. Sa famille le rejoint l’année d’après. Il vit actuellement à Ottawa. Je terminerai avec ces quelques informations sur la sœur de ma grandmère, Rébecca. Celle-ci, en 1920-21, épouse un Syriaque catholique, Boghos, à Adiyaman. Elle en a 4 fils et 2 filles : Kirakos, Georges, Rachel, Dimitri, Georgette et Albert. Ils fuient en Syrie vers 1932-33 rechercher une vie plus sûre. Dimitri a rejoint sa cousine Makrouhi à Londres puis épousé une anglaise, Janis. Par la suite, Albert, Georgette, Rébecca vont à Londres. Quelques années plus tard, Rébecca y décède. De la famille, restent à Alep Kirakos, Georges et Rachel. Kirakos meurt à Alep dans les années 1980 puis récemment Rachel suite à un accident de circulation. Tel est le destin d’une famille issue des deux communautés chrétiennes, syriaque et arménienne, victimes toutes deux du génocide. Cela m’a incité à maintenir mon intérêt pour les dialectes de mes deux parents et à honorer leur souvenir à travers le chant traditionnel et liturgique.

CHAPITRE DEUXIÈME URFA NE PEUT EFFACER ÉDESSE DÉBATS ENTRE INTERNAUTES Le point de départ est l’article de Guillaume Perrier présenté dans la première partie. L’ignorance du passé chrétien d’Urfa m’a conduit à affirmer un droit mémoriel d’où a résulté un riche débat d’idées entre internautes. Des extraits en sont ici rapportés. Permettent-ils de penser que la vision et les mentalités du monde musulman ont évolué ? I - Discussion entre internautes (extraits) Rédigé par : EKINDJIAN | le 24 novembre 2007 à 03:07 Jamais le mot “arménien” dans un tel article, aucune évocation des nombreuses églises ou de l’illustre monastère Saint Serge, en vérité une démonstration éclatante du génocide perpétré en 1915 par l’Empire ottoman. Rien du passé chrétien d’Édesse : le Saint Suaire, la culture chaldéo-persane rayonnante au IIIe siècle, la 1ère croisade et le comté d’Édesse (premier des Etats croisés d’Orient), la deuxième croisade du pape Eugène III après la chute de la ville en 1144. Édesse, ville martyre : aux massacres ordonnés par le sultan rouge en 1895 fit suite l’anéantissement final de 1915 sous l’artillerie du comte allemand Wolf Von Wolfskehl! Rédigé par internaute A (anonymat préservé) | le 27 novembre 2007 à 21:53 Je ne peux pas changer le passé mais si j’avais un pays et si j’en étais le chef d’Etat je reconnaîtrais le génocide arménien. C’est tout ce que je peux dire. Rédigé par internaute A | le 29 novembre 2007 à 17:34 Il est indéniable que certains Kurdes ont tué des Arméniens à une époque où le pouvoir ottoman mais aussi les Puissances étrangères cherchaient à instrumentaliser les minorités les unes contre les autres, en exacerbant leur sentiment religieux, pour asseoir leur pouvoir dans cette région du monde.

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Le génocide arménien demeura une page sombre de l’histoire kurde mais une page qu’il ne renie pas : il n’y a pas de négationniste chez les Kurdes ! Le pire des torts qu’on puisse faire aux Arméniens c’est de nier l’existence du génocide ; pour moi, la négation de ce génocide revient à perpétuer à nouveau un crime, voire un génocide symbolique. Ainsi au projet initial de liquidation des Arméniens entrepris par les Jeunes Turcs succède aujourd’hui la volonté d’anéantir le souvenir de leur existence, de les effacer de la mémoire collective de l’humanité en niant l’existence même de ce drame. Je pense que c’est en respectant la mémoire et l’identité culturelle et nationale de chacun que nous parviendrons à vivre en paix sur ces territoires. Un homme ou un Etat qui reconnaît ses torts en sort grandi. Rédigé par internaute B | le 30 novembre 2007 à 00:31 Pour moi l’exécuteur est le premier responsable. La plupart des mains qui ont commis ces massacres étaient kurdes et ce depuis même avant 1914. Pourquoi vos ancêtres ont-ils massacré des enfants, femmes et des vieux arméniens sans aucune défense et ont spolié leurs terres ? Personne ne vous a obligé de le faire, non ? Ou bien alors le peuple kurde est un peuple sanguinaire tueur d’êtres sans défense. En dehors du problème arménien, je lis aussi ce que pensent les anciens habitants de ces lieux et qui ont laissé des vestiges archéologiques grandioses et qui datent de plusieurs millénaires, les Syriaques, les Assyriens, les Chaldéens. Il revient souvent que les nomades kurdes les ont systématiquement massacrés et que la terre que vous appelez Kurdistan n’est en fait que l’Assyrie ou terre Araméenne. Rédigé par : internaute C | le 01 décembre 2007 à 21:27 A ma connaissance, il y avait aussi des illustrations dans un canard français qui s’intitulait “le Petit Journal”, datant de 1895, montrant des Arméniens sur le point de massacrer des musulmans qui sortaient de la prière du vendredi. Pourquoi ne pas en parler aussi ? Pourquoi ne pas évoquer le contexte historique également et jouer carte sur table que ce sont les puissances occidentales et la Russie du Tsar qui étaient à l’origine de la dégradation des relations entre Turcs et Arméniens, lesquels étaient quand même les plus fidèles sujets du Sultan jusque dans la seconde moitié du 19ème siècle ? Rédigé par internaute B | le 01 décembre 2007 à 23:05 Toute personne qui a fait du mal à un civil arménien ira en enfer qu’il soit musulman ou non mais vous devez aussi tenir compte du contexte. Les puissances anti ottomanes ont tout fait pour détruire l’empire de l’intérieur, par exemple les services secrets britanniques manipulaient les populations arabes et les russes manipulaient les arméniens et c’était le but recherché par ces puissances colonialistes dont les services secrets ont ensuite pris le relais pour noircir l’image de l’empire le présentant comme un vilain qui massacrait ses minorités. Ce qui s’est passé est un accident de l’histoire car 172

les Arméniens étaient depuis le début de l’empire une population très favorisée et même la plus riche parmi toutes. Et dans cela, les nationalistes arméniens sont tout aussi responsables dans ces évènements malheureux mais accidentels. Rédigé par internaute B | le 02 décembre 2007 à 07:44 Pour moi, il est inconcevable que des populations turques ou kurdes puissent s’en prendre à des enfants et des femmes. Et si l’on croit les chiffres avancés de 1,5 millions de victimes arméniennes, ces mains assassines devaient être en très grand nombre. Mais je laisserais toujours une place au doute dans l’attente des résultats des travaux d’une commission d’historiens compétente ayant un accès total aux archives ottomanes, russes, arabes et arméniennes. J’ai vécu avec des Arméniens que je considère comme des frères et je ne manquerai jamais à louer le génie de ce peuple.

SIXIÈME PARTIE REPENTANCE ET PARDON ? Le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, s’il a parlé d’un acte honteux pour qualifier les massacres, n’a jamais obvié de son objectif, la Turquie aux Turcs. Il a chassé la très grande majorité des chrétiens survivants du génocide tout en s’accommodant de la présence de l’importante communauté kurde et de minorités musulmanes considérées comme inférieures. Les gouvernants turcs successifs sont intraitables sur le sujet du déni du génocide des chrétiens. Ils sont sourds à l’engagement récent d’une partie de leurs élites intellectuelles qui plaide pour la reconnaissance du Grand Crime, terme arménien pour celui de Grande Catastrophe des Turcs. Ils refusent d’engager toute discussion sur le rétablissement de relations étatiques normalisées avec l’Arménie avant que celle-ci ne s’engage sur le retour du Haut-Karabagh à l’Azerbaïdjan. La France, historiquement porteuse de valeurs humanistes universelles, pourrait jouer un rôle majeur mais, comme par le passé, des intérêts notamment économiques avec la Turquie l’entravent. Le pardon fait partie de la culture chrétienne et peut-être, pareillement, de la culture citoyenne et laïque, mais peut-il être indépendant de la repentance des crimes ?

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CHAPITRE PREMIER UNE TURQUIE CONFRONTÉE À SES DÉMONS I - Déni turc du génocide. Hitler et son analyse Le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 entérine l’existence de la Turquie actuelle. La déclaration d’amnistie qui y est annexée mentionne186 - en son point deux, pour « la période comprise entre le 1 août 1914 et le 20 novembre 1922 » ; - en son point trois : « L’amnistie pleine et entière sera respectivement accordée par le Gouvernement turc et par le Gouvernement grec pour tous les crimes ou les offenses commis pendant la même période, qui ont été commis en relation avec les événements politiques survenus pendant cette même période ». Les actes des gouvernants et non ceux des particuliers sont clairement visés sans se limiter aux seuls crimes de guerre. Ainsi, le déni de civilisation qu’a été le massacre des chrétiens orientaux de l’Empire est ignoré. C’est le triomphe de Mustafa Kemal qui, tout en parlant lors d’une séance parlementaire à huis clos « d’un acte honteux appartenant au passé » pour qualifier les événements, va mener jusqu’au bout son objectif de purification ethnique187. Faire accroire que la République n’a pas été fondée sur un génocide est dès lors une préoccupation pérenne de l’État turc. Ainsi a été créé ces dernières années un comité de coordination de la lutte contre les accusations de génocide. Il est sous la présidence du vice-premier ministre. Il rassemble les représentants des ministères régaliens et dispose de crédits considérables. Erdogan le gère dorénavant car l’anniversaire tant redouté du centenaire du Grand Crime est en vue188.

186 ROULOT (Jean-François), L’influence du crime de guerre sur la genèse de nouvelles infractions du droit international pénal, Droits et conflits, http://droitetconflits.fr/?p=293, 6 mars 2012. 187 AKÇAM (Taner), Un acte honteux…, op. cit., p. 367, 370. 188 MARCHAND (Laure) et PERRIER (Guillaume), La Turquie et le fantôme arménien, Actes Sud, 2013, p. 114-126.

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La tragédie des Arméniens était très bien connue de Hitler. Cela notamment grâce à Scheubner-Richter. Curieux homme qui, consul d’Allemagne à Erzouroum en 1915, manifeste une sympathie certaine envers les Arméniens mais devient en 1920 un cofondateur du parti nationalsocialiste en Allemagne. Il est l’un des conseillers les plus écoutés d’Hitler. La leçon que retient celui-ci est que, lors d’une guerre totale, une population civile peut impunément être massacrée. Ainsi, lorsque le 22 août 1939 Hitler décrit à ses généraux ses plans d’invasion de la Pologne, suscitant de leur part des craintes de réactions violentes de l’opinion mondiale, il les rassure : « J’ai placé mes unités de combat en ordre de bataille à l’est avec la mission de tuer sans pitié et sans compassion hommes, femmes et enfants polonais. Qui, après tout, parle à ce jour de l’exécution des Arméniens ? La Pologne doit être débarrassée de ses habitants et repeuplée avec des Germains 189 ». Hitler agit peu après avec une même volonté d’extermination des Juifs et des Tziganes. Hitler rend en 1943 au pouvoir kémaliste, pour s’en attirer la bienveillance, les cendres de Talaat. Celles-ci se trouvent aujourd’hui sur la colline dite de la Liberté éternelle au cœur d’Istanbul. Le corps d’Enver Pacha, rapatrié en 1996 du Tadjikistan, est inhumé au même endroit. Ce sont là de terribles symboles du déni d’État permanent de la Turquie. II - Hrant Dink et mouvement turc « arménophile » Hrant, militant de la réconciliation jusqu’à son assassinat (2007) Le génocide est un sujet tabou en Turquie. En parler est une insulte à la nation et à son identité et, à ce titre, justifiable de poursuites par la justice au titre de l'article 301 du Code pénal. La politique révisionniste de l’État turc suscite nombre d’écrits. La remise en question en Turquie de ce tabou commence en 1996 grâce à Hrant Dink, arménien originaire de Malatya. Dans sa revue hebdomadaire bilingue arméno-turque Agos (Le sillon), il s’engage comme un partisan de la réconciliation en considérant que Arméniens et Turcs ont une mémoire commune qu’il faut reconstituer190. Il a le soutien d’intellectuels tel, en 2005, l’écrivain et prix Nobel Oran Pamuk qui s’attire les foudres de la justice pour avoir déclaré qu’un million d'Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués. Pamuk est condamné en 2011 au titre de l'article 301 à payer une amende répartie entre les cinq plaignants. Fin 2005 Hrant Dink organise à Istanbul une conférence universitaire sur le thème "Arméniens au temps du déclin de l'Empire". Le mot génocide est 189

BARDAKJIAN (Kevork B.), Hitler and the armenian genocide, The Zorian Institute, Cambridge, 1985, p. 6. 190 DINK (Hrant), Deux peuples proches, deux voisins lointains Arménie-Turquie, Actes Sud, 2009, p. 173.

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prononcé publiquement. Le Ministre de la Justice, Cemil Ciçek, parle alors de coup de poignard dans le dos. Hrant Dink relativise le combat sur le sujet du génocide, ne voulant pas conditionner l’état de l’identité arménienne à sa reconnaissance. Alors, lorsqu’il y a en 2006 la première tentative française de pénalisation de la négation du génocide, il proteste contre une loi qu’il estime contreproductive. Toutefois, lorsqu’il est poursuivi en 2007 par la justice de son pays pour insulte à l’identité turque au titre de l'article 301, il reconnaît que c’est grâce au maintien par la France d’un travail législatif qu’il dispose d’une relative liberté de parole lui permettant de s’expliquer dans les media. Hrant Dink est assassiné le 19 janvier 2007 de trois balles dans la tête par un adolescent fanatisé de 17 ans, Ogun Samast. Après l’arrestation, les policiers posent fièrement en compagnie du jeune meurtrier, un drapeau turc entre les mains. Les complices présumés sont tous membres de groupuscules nationalistes violents et originaires de Trabzon, sur la mer Noire. Le jour de ses funérailles, une marée humaine de plus de 100 000 personnes descend dans la rue, scandant : "Nous sommes tous Hrant Dink ! Nous sommes tous Arméniens !" La parodie de justice qui clôt, en janvier 2012, le procès des meurtriers présumés est révélatrice de l’attitude de l’État. Un seul prévenu sur 18 est reconnu complice d’Ogun Samast et condamné à 23 ans de prison. Malgré les responsabilités au sein des services de sécurité de l’État pointées par les parties civiles, le juge a écarté l’existence d’un complot. Pour Akçam Taner, la Turquie reproduit les institutions, les relations sociales et la mentalité qui ont abouti à 1915. Pétition d’intellectuels turcs pour la reconnaissance du génocide (2008) Le 15 décembre 2008, quatre amis de Hrant Dink – l’écrivain et professeur d’économie à l’Université de Galatasaray, Ahmet Insel, le professeur de sciences politiques Baskin Oran, le spécialiste des questions européennes, le professeur Cengiz Aktar, et le chroniqueur Ali Bayramoglu lancent sur Internet une pétition qui fait grand bruit : « Ma conscience ne peut accepter que l’on reste indifférent à la Grande Catastrophe que les Arméniens ottomans ont subie en 1915, et qu’on la nie. Je regrette cette injustice et, pour ma part, je partage les sentiments de mes frères et sœurs arméniens et je leur demande pardon 191 ». Le mot génocide n'apparaît pas. L’expression turque Grande Catastrophe lui a été préférée par signe de respect à la culture et à la langue arménienne. Le terme exact, utilisé par les Arméniens, aurait dû être Medz Yegherne, le Grand Crime. En quatre jours, 13 000 Turcs signent la pétition. La réaction du Premier ministre, Receper Tayyip Erdogan, est violente. Il dénonce cette initiative. À l’inverse, le président Abdullah Gül considère 191

DINK Hrant, Deux peuples…, op. cit., préface p. 7.

179

légitime que la question soit débattue librement. Erdogan est démenti par la repentance de Hasan Djemal, petit-fils de Djemal Pacha qui, en 2008, se rend à Erevan, se recueille au mémorial du génocide et écrit dans le livre d’or que « Nier le génocide signifie être un complice de ce crime contre l’humanité ». En 2011, lors d’une conférence à Los Angeles devant une audience composée de membres de la diaspora arménienne, il déclare qu’il comprend leur douleur face au génocide et la partage. Il va au terme de son cheminement intellectuel et émotionnel en sortant en septembre 2012 un livre intitulé "1915 : Le Génocide arménien". Cet homme est éditorialiste du quotidien turc Milliyet. III - Rapprochement des gouvernements turc et arménien. Echec En 2008, le président arménien, Serge Sarkissian, invite son homologue turc, Abdullah Gül, à Erevan pour assister à la rencontre de football entre les équipes nationales dans le cadre des éliminatoires de la Coupe du monde 2010. L’hymne turc est joué dans le vieux stade Hrazdan dominé par la flèche noire du Mémorial du génocide arménien. Des discussions s’ébauchent. Un an plus tard, les deux présidents signent un document qui prévoit la normalisation de leurs relations, l’échange de missions diplomatiques et la réouverture de leur frontière commune fermée depuis 1993. La Turquie, toujours dans son obsession du « syndrome de Sèvres », à savoir la crainte d’une grande Arménie, a obtenu que soit déjà acté la reconnaissance des frontières actuelles. Enfin, il est prévu un examen scientifique impartial des archives historiques, autrement dit les événements de 1915. L'accord devra être ratifié par les Parlements respectifs. Il y a immédiatement une levée de boucliers des Arméniens de la mère patrie et de la diaspora qui craignent un recul sur la question du génocide. L’opposition nationaliste turque, elle, reproche au gouvernement de brader les intérêts de l’Azerbaïdjan en dépit de l’engagement de Recep Tayyip Erdogan à ne pas rouvrir la frontière sans un retrait préalable des troupes arméniennes des territoires occupés. Au désir du président Sarkissian de demander l’examen du traité par la Cour constitutionnelle répond un dérapage xénophobe d’Erdogan. La rencontre de football retour est déplacée à Bursa, fief des nationalistes, en présence de l’importante communauté azérie locale. L’accord ne sera pas ratifié192.

192

MARCHAND (Laure) et…, op. cit., p. 114-126.

CHAPITRE DEUXIÈME LA FRANCE ET LE NÉGATIONNISME I - Loi française de pénalisation de la négation des génocides Adoption de la loi de pénalisation (29 janvier 2012), appui de divers milieux turcs L’Assemblée nationale adopte le 22 décembre 2011, en première lecture, la loi présentée par Valérie Boyer, transposition du droit communautaire, visant à réprimer la contestation de l’existence de génocides reconnus par la France : un an de prison et 45 000 euros d'amende. Le 23 janvier, le Sénat juge ce texte conforme de sorte qu’il est définitivement adopté. Cette loi est dite normative car comportant des sanctions. Ainsi est complétée la loi déclarative n°2001-70 du 29 janvier 2001 : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Cette loi est la première du nouveau millénaire. Pour Mehmet Ali Brand, la Turquie a refusé pendant presque cent ans de parler du génocide, laissant sa propre société dans l’ignorance. Elle n’a pas été en mesure de faire croire à la communauté internationale qu’il n’y a pas eu de génocide. C’est une négation193. Pour Baskin Oran, la loi est mauvaise pour la France et sa tradition de liberté, mais bonne pour la Turquie. Sans même parler des sommes considérables d’argent versées aux agences de lobbying, la Turquie ne peut tout simplement pas, écrit-il, continuer à se faire humilier en courant après tous ces projets de loi. L’impunité liée aux crimes de 1915 livre les Turcs à une série de calamités comme l’État profond, les questions kurde et chypriote194. L’Association turque des droits de l’homme soutient la proposition de loi française, relevant que le problème n’est pas la législation française mais le déni d’État en Turquie. Pour Ahmet Insel, l’un des initiateurs de la pétition d'excuses aux Arméniens pour la Grande Catastrophe, la loi est perçue comme une intrusion de l'étranger. 193

MEHMET ALI (Brand), Lutter contre le Génocide exige de notre part des progrès radicaux, Hurriyet Daily News, 21 décembre 2011. 194 La France, la Turquie et le génocide arménien, Journal Le Monde, 22 décembre 2011.

181

II - Inconstitutionnalité de la loi (28 février 2012) Suite à deux saisines, l’une par 60 députés, l’autre par 60 sénateurs, le Conseil constitutionnel se réunit le mardi 28 février. Il déclare inconstitutionnelle la loi réprimant la contestation des génocides, estimant que le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, déclare immédiatement son intention de déposer un nouveau texte au Parlement après les prochaines élections présidentielles. Le candidat socialiste, François Hollande, annonce qu’il reprendra, s’il est élu, la question du génocide arménien. En avril 2013, il ne tient pas sa promesse de commémorer à Paris le 98e anniversaire du génocide. In fine, on retiendra tout d’abord avec une certaine satisfaction l’évolution, ces dernières années, d’une partie des élites intellectuelles turques qui a pris la mesure du déni de reconnaissance du génocide des Arméniens. Cette satisfaction ne peut être que mesurée car que sont 30 000 signataires de la pétition du pardon en avril 2011 au regard d’une population de plus de 70 millions d’habitants. De fait, la grande majorité de la population turque demeure sous l’emprise de l’idéologie de l’État ; les chercheurs turcs « indépendants » sont sous la menace permanente d'arrestations et de procès. Le gouvernement use avec habileté de sa position stratégique au Proche-Orient pour annihiler les hauts responsables politiques d’États tels celui des USA et même, en dépit de la Shoah, d’Israël ce qui est profondément choquant. L’anniversaire du centenaire du génocide sera l’occasion de constater si les valeurs universelles du droit et de la justice finiront par l’emporter sur le négationnisme actuel de l’État turc.

ÉPILOGUE Édesse, cité aux limites de l’Arménie et de la Syrie, est un joyau de la chrétienté. D’abord cité des patriarches, avec Abraham et Job, elle est ensuite une terre de symboles liés au Christ, Mandylion et saint Suaire, avant que de jouer un rôle missionnaire dans la diffusion du christianisme oriental. Le rayonnement religieux et intellectuel d’Édesse jusque vers les VIe-VIIe siècles est essentiellement dû aux Syriaques. Le déclin de cette communauté vient avec l’expansion de l’islam. Ensuite arrive le temps de la prééminence au plan politique et religieux des Arméniens. Celle-ci s’affirme parallèlement à un mouvement migratoire important lorsqu’ils sont chassés de leurs terres par Byzance et les Turcs. Le comté d’Édesse est le premier des États croisés latins. Ses comtes vont régner grâce à l’engagement des Arméniens, frères de religion et frères d’armes aux vertus guerrières séculaires. Ils brisent toutefois le pouvoir des ambitieux ichkhan arméniens. Les Syriaques, peuple pacifique, ne se sentent pas obligés de choisir un camp, considérant peut-être qu’en cela ils préservent au mieux leur existence. Les Francs ne colonisent pas les terres, laissant le soin aux gestionnaires qu’ils nomment de leur faire remonter impôts, taxes et autres redevances. La chute d’Édesse est une faillite pour tous : les Syriaques, emportés dans la vague destructrice ; les Arméniens, punis de leur attachement à Josselin II ; les Francs, dorénavant sur la défensive et confrontés à la reconquête arabe de leurs territoires côtiers. Selon les chroniqueurs syriaques et Matthieu d’Édesse, cela est la conséquence de la colère de Dieu provoquée par les péchés des hommes. Les Syriaques vécurent alors en grande majorité à l’extérieur des États latins, hors de l’influence des Francs. Édesse va être plongée progressivement dans un monde arabo-kurdoottoman dominant en termes politique et démographique. Certes, carrefour de voies commerciales, elle connaît une certaine prospérité mais les chrétiens, du fait de leur situation géographique, vivent isolés de la majorité des leurs qui sont présents sur les terres historiques. Les Assyro-Chaldéen-Syriaques constituent une faible proportion des habitants d’Édesse /Ourfa à la veille des massacres de 1895 puis du génocide de 1915. Il en est de même en 1919 lorsqu’est donné mandat à la France d’administrer la Cilicie et les territoires de l’Est. Les Arméniens, survivants du génocide vivant en Syrie et au Liban, reviennent, confiants en la France dont ils se sentent toujours si proches. Sur le terrain, les militaires se battent avec honneur. La honte au cœur, ils partent, trahis par les hommes politiques

183

rêvant d’un partenariat privilégié avec la Turquie kémaliste et de la gouvernance de la Syrie. Édesse est un joyau chrétien et pourtant, si Édesse/Ourfa est connue des historiens, qui porte aujourd’hui des témoignages de son passé cultuel ou culturel ? Ainsi, par exemple, dans les nombreux livres si remarquables sur les arts arméniens195,196, on ne trouve aucune image des églises et des monastères. Paradoxe, le lecteur doit consulter le département de la culture turc pour avoir une description de l’église des douze apôtres (mosquée Yeni Firfili) : « L’édifice est en pierre de taille et construit sur le plan d’une basilique à trois nefs. La façade ouest et les angles du bâtiment présentent un travail de la pierre remarquable. La nef centrale du naos est recouverte d’une coupole, et les autres nefs sont surmontées de voûtes… » Les raisons de ce déficit culturel sont nombreuses. L’alphabet arménien est apparu trop tardivement pour permettre des écrits sur l’avènement du christianisme et son développement précoce. A l’inverse, les Syriaques, disposant d’une langue écrite et non simplement de l’expression orale, ont connu très tôt une émergence intellectuelle. L’occupation arabe n’est pas propice à l’expression artistique. Le statut de « dhimmi » crée une obligation de silence conditionnant la survie. Les ichkhan arméniens des Xe-XIIe siècles ont leur part de responsabilité. Puissants féodaux, individualistes, ils sont tournés vers les combats et non vers les arts et la littérature. La venue des Francs venant d’un Occident dont la civilisation prend son essor suscite de grandes espérances. Hélas, l’esprit de féodalité demeure sans qu’émerge une dynastie princière qui, à l’instar de celle des Capétiens, dispose de la durée pour constituer un État qui aurait été formé de la Cilicie et, associant les Syriaques, Antioche et le comté d’Édesse. Puis, l’Empire ottoman et la triste évidence : survie et culture ne sont décidément pas compatibles ; adieu littérature, poésie, musique, sciences ou mathématiques, seule une valeur demeure, hors la religion, celle de l’instruction, symbole d’un peuple avide de savoir et de civilisation. L’incapacité des sultans et des Jeunes-Turcs à accepter de considérer comme citoyens à part entière leurs sujets chrétiens conduit à la forme d’expression la plus odieuse du nationalisme, l’élimination des autres par le génocide. Arméniens et Syriaques des territoires de l’Est de l’Asie Mineure sont pris dans le tourbillon génocidaire de 1915 exacerbé par le djihâd, arme fatale de la manipulation des masses musulmanes. Mustafa Kemal a tout d’abord exploité l’argument religieux. Puis, pour terminer la turquification, il a joué sur sa certitude de l’abandon des chrétiens d’Orient par les puissances alliées soit par lassitude, soit par intérêt en ce qui concerne les 195 DONABÉDIAN (Patrick) et THIERRY (Jean-Michel), Les arts arméniens, Mazenod, Paris, 1987. 196 DER NERCESSIAN (Sirarpie), L’art arménien, Flammarion, Paris, 1989.

184

Britanniques et les Français se partageant la gouvernance des territoires arabes libérés. La Russie était pour sa part plongée dans ses luttes intestines. Les descendants des victimes du génocide ressentent une immense fierté à l’égard de leurs ancêtres qui ont, jusqu’à être frappés par le Grand Crime, relevé le défi de la vie, celui d’être tout en conservant leur identité. Que vienne des responsables étatiques turcs actuels la reconnaissance du génocide, cet acte honteux de leurs prédécesseurs, afin de cautériser nos blessures consécutives au souvenir de tant des nôtres confondus avec la terre, car assassinés et privés de toute sépulture.

GRANDES DATES ET PERSONNAGES ILLUSTRES D’ÉDESSE 303 av. J.-C.

Reconstruction de la ville par Seleucus Nicator.

vers 89 av. J.-C.

Intégration à l’Empire de Tigran le Grand.

14 - 55 apr. J.-C.

Abgar V et le Mandylion - Édesse capitale ? de l’Arménie.

er

I siècle apr. J.-C.

Arrivée du saint Suaire.

114 apr. J.-C.

Sanatrouk, roi d’Édesse et ? d’Arménie.

e II siècle apr. J.-C.

Traduction en syriaque de la Bible (Peschito).

179-214

Abgar IX , roi d’Édesse, et Bardesane, poète et philosophe.

216

Édesse province romaine.

vers l’an 363

Éphrem, docteur de l’Église et École d’Edesse

395

Édesse dans l’Empire romain d’Orient.

405

Conception de l’alphabet arménien par Mesrop Machtots.

431-435

Traduction en arménien des Écritures par Eznik et Hovsek.(Hin Ketakaran).

544

Le saint Suaire, défaite de Chosroès Ier, roi des Perses.

605

Édesse persane.

610

Héraclius empereur de Byzance.

628

Libération d’Édesse par Héraclius.

638-708

Jacques d’Edesse, théologien et liturgiste.

639

Prise d’Édesse par les Arabes.

944

Le saint Suaire, d’Édesse à Constantinople. 187

1031

Libération d’Édesse par l’arménien Georges Maniakès, chef romain.

1077-1087

Édesse arménienne, Philarète.

1087

Prise d’Édesse par l’émir Boûzân.

1089-1092

Portes fortifiées du Caire construites par trois architectes arméniens d’Édesse.

1095-1098

Édesse arménienne, T‘oros.

1098

Comté d’Édesse, premier État latin d’Orient, Baudouin Ier.

née en ? – † 1126

Morfia, descendance arménienne régnant à Jérusalem, Antioche, Tripoli, Byzance.

23 décembre 1144

Prise d’Édesse par Zengî.

3 novembre 1146

Chute d’Édesse et sa dévastation par Noûr alDîn.

1150-1292

Ho_omkla, siège des catholicos.

? 1260

Édesse sous domination mamelouke.

1515

Édesse intégrée dans l’Empire ottoman → Urfa, rattachement au vilayet d'Alep.

1691-1705

Nahapet I , édessénien, catholicos de l’Église apostolique arménienne.

1812-1826

er Jacques Chahan de Cirbied, I titulaire de la chaire d’arménien à l’École des langues orientales vivantes de Paris.

28-29 décembre 1895

Tueries diligentées par le « sultan rouge » Abdul Hamid.

août 1915

Début des massacres et déportations.

11 avril 1920

Retrait des troupes françaises d’Ourfa suivi d’un guet-apens par les Turcs.

5 mars 1924

Télégramme du général Weygand au ministère des Affaires étrangères actant l’expulsion sans retour des chrétiens.

er

RECONNAISSANCE DU GÉNOCIDE AU NIVEAU INTERNATIONAL Tribunal des peuples et instances internationales 16 avril 1984

Tribunal permanent des peuples

29 août 1985

ONU, sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités : responsabilité de l’État turc dans le génocide des Arméniens.

18 juin 1987

Parlement européen : résolution sur la demande de reconnaissance par la Turquie du génocide des Arméniens, prérequis pour son accession à l’UE.

19 novembre 2007

Mercosur : résolution du Parlement : Argentine, Brésil, Paraguay, Uruguay.

États. Gouvernements ou Parlements Liste établie à partir de l’Armenian National Institute :

http://www.armenian-genocide.org/current_category.7/affirmation_list.html.

20 avril 1965

Uruguay : résolution du Sénat et du Parlement.

29 avril 1982

Chypre : résolution du Parlement.

14 avril 1995

Russie : résolution de la Douma, Chambre basse.

25 avril 1996

Grèce : résolution du Parlement.

26 mars 1998

Belgique : résolution du Sénat.

11 mai 2000

Liban : résolution du Parlement.

10 novembre 2000

Vatican : communiqué.

16 novembre 2000

Italie : résolution de la Chambre des députés.

29 janvier 2001

France : loi adoptée par l’Assemblée nationale et le Sénat. 189

16 décembre 2003

Suisse : résolution du Conseil national.

15 janvier 2004

Argentine : loi.

21 avril 2004

Canada : résolution de la Maison des communes (2002 : Sénat).

30 novembre 2004

Slovaquie : résolution de la République.

21 décembre 2004

Pays-Bas : résolution du Parlement.

19 avril 2005

Pologne : résolution du Parlement.

15 juin 2005

Allemagne : résolution du Parlement.

14 juillet 2005

Venezuela : résolution de l’Assemblée nationale.

15 novembre 2005

Lituanie : résolution de la Diète.

5 juin 2007

Chili : résolution du Sénat.

11 mars 2010

Suède : résolution du Parlement : génocide contre les Arméniens, les Assyriens, Syriens et Chaldéens et les Grecs pontiques.

Loi de pénalisation de la négation des génocides et apologies de crimes et de barbarie ainsi que les crimes de régimes fascistes 2009

Slovaquie : loi n° 257/2009 J.O.

Positions particulières : Allemagne La résolution du Parlement commémorant « les victimes des violences, des meurtres et des expulsions du peuple arménien avant et pendant la Première Guerre mondiale » déplore « les actes du gouvernement jeune-turc dans l’Empire ottoman qui ont conduit à une annihilation presque totale des Arméniens d’Anatolie ». Elle reconnaît et déplore « le rôle peu glorieux joué par le Reich allemand qui, en dépit d'une richesse d'informations sur l'expulsion organisée et l’annihilation des Arméniens, n'a rien tenté pour intervenir et stopper ces atrocités ». Israël Shimon Peres, en 2001, alors vice-premier ministre et Ministre des Affaires étrangères, déclare qu’il est inutile de dire que les Arméniens ont subi un génocide comme celui des Juifs. Il considère inadmissible la comparaison des Arméniens avec les Juifs. 190

La position, en 2005, du grand rabbin, Jonah Metzger est tout à fait différente. Il utilise le terme génocide, déclare que personne ne peut sympathiser avec les Arméniens autant que les Juifs et dit ne pas partager la position des gouvernements successifs israéliens de refuser de reconnaître le génocide des Arméniens. Cala ne modifie en rien l’attitude des responsables israéliens au plus haut niveau de l’État. La situation demeure inchangée en 2013, Israël ne voulant pas une dégradation de ses relations avec l’Azerbaïdjan et souhaitant la reprise de relations apaisées avec la Turquie. USA Obama, candidat à la législature suprême, promet à plusieurs reprises de qualifier de génocide les massacres d’Arméniens commis en 1915 dans l’Empire ottoman s’il est élu. Depuis qu’il a prêté serment à la MaisonBlanche en 2009, cédant aux lobbies turcs comme ses prédécesseurs, il s'y refuse, veillant à ce que la Chambre des représentants rejette tous les projets de loi. Pour commémorer le 98e anniversaire du génocide, il utilise le terme Medz Yegherne et affirme « J’ai toujours donné ma propre vision sur ce qui s’est passé en 1915 et mon opinion n’a pas changé ». Cette attitude n’honore pas un grand pays comme les États-Unis d’Amérique, et moins encore un Prix Nobel de la paix.

ANNEXES CLERGÉS D’ÉDESSE ET HOROMKLA Édesse. Évêques syriaques Référence : DUVAL (Rubens), Histoire politique, religieuse…, op. cit., p. 120-135, 138, 168, 197, 237, 252-255. mtp, métropolite début IIIe s. vers 250 av. 289-313 313-324 324-346 346-361 361-378 379-387 387-396 396-398 398-408 409-411 412-435 435-457 457-471 471-498 498-510 510-522 522-525 526 527-532 533-541 541-578 578-603

Palout `Abschelclâma Barsamya Côna Sa`ad Aitallaha Abraham Barsès Vologèse Cyrus Silvanus Pequida Diogène Rabboula Hibha Nonnus Cyrus Pierre Paul, exilé Asclepius Paul, retour d’exil André Addai Jacques Baradée Sévère

609 peu après 628-650 650-665 665-684 684-687 687-708 708-724 724-729 729-754 754-761 761 761 761-769 769- ?

Jean Isaïe Siméon Cyriaque Daniel Jacques Habib Gabriel Athanase Constantin Timothée Siméon Anastase Zacharie Élias

Réf. MICHEL le SYRIEN, III, op. cit., p. 493-494. 784 785-786 793 793 818 818 818 193

Zacharias Zacharias Basilius Theodosius, mtp Cyrillus, mtp Raban Benjamin, mtp Élias, mtp

818 897 897 897 916 923 965 986 1031 1074-1077 1090-1129 1130-1136

Constantinus, mtp Theodosius, mtp Dioscorus, mtp Timotheus Abraham, mtp Philoxenus, mtp Philoxenus, mtp Ignatius, mtp Athanasius (Josué), mtp Athanasius Bar Isai, mtp Basilius (Abou Ghalib Bar #abouni), mtp Athanasius

1136-1143 1143-1166 11661166-

(Basilius), mtp poste vacant Basilius (Abou ‘I-Faradj Bar roumana), mtp Athanasius (Rabban Denha), mtp Basilius Pharas, mtp

Référence : divers Vers 1439 Abdallah

Édesse. Évêques arméniens Référence : AREVIAN (Abraham) dans SAHAGUIAN (Aram), Tutsaznagan Ourfan yev ir Hayortinère [La Ourfa héroïque et ses fils arméniens], imprimerie Adlas, Beyrouth, 1955, p. 259272. Translittération : Rosine Tachdjian-Atamian

arch., archevêque – pr., prêtre 1085 1090 1108 1179 1190 1346 1438

Hakob (Jacques) de Sanah Polos (Paul), futur primat Stephanos (Étienne), arch. Stephanos Nersès, arch. Abraham Meguerditch (Baptiste) Nakhach

1471 1555 1564 1573 1578 1580 1582 1586

194

Hakob (Jacques) Petros (Pierre), pr. Mkhitar, arch. Nahapet Hovhannes (Jean), arch. Grigor (Grégoire) Dzerents Loukas (Lucas), arch. Srapion

1602 1604 1611 1626 1630 1637 1649 1656 1669 1699 1706 1714 1715 1744 1745 1768 1776 1791 1832 1836 1839 1841 1842

Hovhannes (Jean) Hovhannes, abbé Karapet (Précurseur) Hayrapet, pr. Hovhannes, pr. Polos (Paul), pr. Petros (Pierre) pr. Nersès Hovhannes, arch. Polos, pr. Grigor (Grégoire) Hovhannes, arch. Lazar, pr. Khatchatour, arch. Haroutioun (Résurrection) Khatchatour, pr. Hovhannes Hovhannes Grigor, pr. Abraham, pr. Voskian, pr. Haroutioun, arch. Nikolos (Nicolas)

1843 1844 1848 1851 1853 1857 1860 1864 1866 1863 ( !) 1872 1874 1879

Hakob (Jacques) Haroutioun arch. Hakob, arch. Hovhannes Zacharia, pr. Israêl, pr. Grigor, pr. Stephan, pr. Eliche Ghazandjian, pr. Grigor, pr. David, pr. Karapet Papazian, pr. Khoren (Soleil), arch.

Référence : littérature liée aux massacres ? av. 1144 ? av. 1895 ? av. 1915

Iwanis, prélat Mgr Khoren Mekbitarian Mgr Ardavazt Kalendérian

Catholicos siégeant A Ho_omkla (1150-1292) Référence : ORMANIAN (Malachia), The church of Armenia…, op. cit., p. 234. 1147-1166 1166-1173 1173--1193 1193-1194

Grigor III. Pahlavouni St Nersès IV. Schinorhali (le Gracieux) Grigor IV Tegha (l’Enfant) Grigor V Karavege (Qui

1194-1203 1203-1221 1121-1267

195

tombe de haut), déposé en 1194 Grigor VI Apirat (le Méchant) Hovhannês VI. Medzabaro (le Magnanime) Constantine I. of Bartzrberd

1267-1286

Hacob I (Jacques) of Kla, 1267-1287 Guitnakan (le Savant) 1286-1289 Constantine II. Pronagortz (le Lainier) 1290-1293 Stepanos IV. of Rhomkla, prisonnier en Égypte en 1292.

Liste des archevêques latins d’Édesse 1099-1104 1120-1144

196

Benoît Hugues

EMPEREURS BYZANTINS Dynastie héraclide Empereurs ou impératrice d’origine arménienne : en gras, dynastie, en gras et italique, hors dynastie Héraclius Ier Constantin III Héraclius Constant II Héraclius

610-641 641-641 641-668

ép. Fausta, arsacide Constantin IV Pogonat (le Barbu)

668-685

Justinien II Rhinotmète (Nez coupé)

685-695

Tibère III Apsimar Justinien II Rhinotmète, restauré

698-705 705-711

fils de Constantin III, fils de Constant II

fils de Constantin IV

Dynastie macédonienne Empereurs/impératrices d’origine arménienne : en gras, dynastie, en gras et en italique, hors dynastie Référence : MACLER (Frédéric), Autour de l’Arménie,…, op. cit., p. 34-39. Basile Ier le Macédonien Léon VI le Sage

867-886 886-912

Alexandre III

912- 913

fils de Basile Ier

fils de Basile Ier

Constantin VII Porphyrogénète (né dans la pourpre) 913-919 fils de Léon VI

ép. Hélène Lécapène Romain Ier Lécapène beau-père de Constantin VII Constantin VII Romain II Porphyrogénète

919-944 945-959 959-963

fils de Constantin VII

Nicéphore II Phocas Jean Ier Tzimiskès, beau-frère de Romain II ép. (1) Marie Sklérina ép. (2) Théodora, fille de Hélène Lecapène Basile II Bulgaroctone (le Tueur de Bulgares) fils de Romain II

197

963-969 969-976 976-1025

Constantin VIII Porphyrogénète

1025-1028

Théodora et Zoé

1028

Zoé Porphyrogénète (associée avec Théodora en 1042) ép. (1) Romain III Argyre (Lécapène) ép. (2) Michel IV le Paphlagonien adopte Michel, neveu de Michel IV ép. (3) Constantin IX monomaque Constantin IX monomaque Théodora Porphyrogénète Michel VI Stratiotique,

1028-1050

fils de Romain II

filles de Constantin VIII

fils adoptif de Théodora

1028-1034 1034-1041 1041-1042 1042-1050 1050-1055 1055-1056 1056-1057

Autres empereurs byzantins jusqu’à la chute d’Édesse Isaac Ier Comnène Constantin Doukas Romain IV Diogène Michel VII Ducas Nicéphore III Alexis Ier Comnène Jean II Comnène Manuel Ier Comnène

1057-1059 1059-1067 1068-1071 1071-1078 1078-1081 1081-1118 1118-1143 1143-1180

198

TURCS SALDJOÛKIDES ET AUTRES Sultans grandssaldjoûkides de Perse

Isa), Les Syriaques racontent…, op. cit.,p. 331.

Référence principale : DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs…, op. cit., p. 345, 505, 625, 958.

Danishmend (Tanoushman) -1104 Ghâzi Gûmushtekin -1134 Malik Mahmoud -1142 -1164 Ya’Qub Arslan

Alp Arslân Malikshâh Mahmoud Ier Barkyâroûk Mouhammad Sandjâr

1063-1072 1072-1092 1092-1094 1094-1105 1105-1118 1118-1157

Émirs de Mossoul Référence principale : MATTHIEU d’ÉDESSE, op. cit., p. 221, 263, 434, 444, 453, 454, 467, 473. * émirs rattachés à la dynastie zengide

Sultans Seldjoukides de Roûm Référence : MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant, op. cit., t. II, généalogie 65.

Kerboga 1096-1102 Djekermisch 1102-1107 Djâwali 1107-1109 Maudoud 1109-1113 Boursouky 1113-1115 Djoïousch-Beg 1115-1121 Boursouky 1121-1126 *Zangui 1127-1146 *Sayf al-Din Ghâzî I 1146-1149 *Qutb al-Dîn Mawdud 1149-1171

Souleyman 1080-1086 Kîlîdj Arslan Ier 1092-1107 Shâhânshah (hors liste) 1107-1116 1116-1156 Masoud

Danishmendides Référence : YOUSIF (Ephrem-

199

GOUVERNANTS DU COMTÉ D’ÉDESSE Gouverneurs et Comtes d’Édesse

Dynastie des Zengides et Édesse

Référence principale : MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant…, t. II, op. cit., généalogie 57.

Zengî (‘Imad al-Dîn) 1127-1146 1146-1174 Noûr al-Dîn 1174-1182 Malik al-Sâlih

En gras, nobles arméniens ou d’origine arménienne

Principaux seigneurs du comté d’Édesse

• TZoros gouverneur d’Édesse 1095-1098 er • Baudouin I de Boulogne 1098-1100 comte d’Édesse roi de Jérusalem 1100-1118 ép. Arda, prétendu nom de la fille de Taphnouz, seigneur de Samosate • Baudouin II de Bourcq comte d’Édesse 1100-1118 roi de Jérusalem 1118-1131 ép. Morfia, fille de Gabriel, seigneur de Mélitène • Jocelin Ier de Courtenay comte d’Édesse 1119-1131 ép. Béatrice, prétendu nom de la fille de Kostandin I, roubênide • Jocelin II de Courtenay,

Référence : AMOUROUXMOURAD (Monique), op. cit., p. 124 et 125 Marach Josselin de Courtenay 1103-1104 Richard du Principat 1104-1112 Geoffroy le Moine 1123-1124 Baudouin de Marach -1146 Renaud, fils du précédent 1146-1148 Josselin II 1148-1150 Ayntab, Dulûk et Raban Santzavel -1101 Matthieu mentionné en 1124 et 1134 Simon mentionné vers 1138

fils de Jocelin I et Béatrice

Kuris Ernald Baudouin Barrigan Théobald

comte d’Édesse 1131- 1151 ép. Béatrice de Saône • Jocelin III

fils de Jocelin II et Béatrice de Saône

comte titulaire d’Édesse

200

mentionné en 1126 mentionné en 1131 mentionné en 1134 mentionné en 1150

DU COMTÉ D’ÉDESSE AUX AUTRES ÉTATS CROISÉS ET À BYZANCE. DESCENDANCES FRANCO-ARMÉNIENNES Référence principale : MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant…, t. II, op.cit., généalogies 53-56, 58, 59, 69, 70. Noms d’ascendance arménienne en gras Jér., royaume de Jérusalem - Tri., comté de Tripoli - Ant., principauté d’Antioche - Byz., Empire byzantin X (? Arda), ép. de Baudouin Ier de Boulogne, première reine arménienne de Jérusalem. Morfia, ép. de Baudouin II de Bourcq, deuxième reine arménienne de Jérusalem. De leur mariage naissent trois filles, Mélisende, Alice et Hodierne. Mélisende et sa descendance Mélisende épouse Foulque (1129), roi de Jérusalem régente du royaume Baudouin III fils de Mélisende et Foulque

Jér. 1131-1143 Jér. 1143-1152

roi de Jérusalem Amaury Ier

Jér. 1152-1162

roi de Jérusalem ép. (1) Agnès de Courtenay (1157), fille de Josselin II, comte d’Édesse ép. (2) Marie Comnène (1167), nièce de l’empereur byzantin Manuel Ier Comnène Baudouin IV

Jér. 1162-1174

roi de Jérusalem Sibylle

Jér. 1174-1185

fils de Mélisende et Foulque

fils de Amaury Ier et Agnès

fille de Amaury Ier et Agnès

ép. (1) Guillaume de Montferrat Baudouin V

fils de Sybille et Guillaume

roi de Jérusalem

Jér. 1185-1186 201

Sibylle ép. (2) Guy de Lusignan (1180) par son mariage roi de Jérusalem Isabelle Ire

Jér. 1186-1192

fille de Amaury et Marie

ép. (1) Conrad de Montferrat, comte de Tripoli ép. (2) Henri de Champagne, par son mariage roi de Jérusalem ép. (3) Amaury II de Lusignan, par son mariage roi de Jérusalem Marie

Tri. 1192 Jér. 1192-1197 Jér. 1197-1205

fille de Isabelle Ire et Conrad

ép. Jean de Brienne (1210) roi de Jérusalem Isabelle II

Jér. 1210-1225

fille de Marie et Jean de Brienne

ép. Frédéric II (1225), empereur du Saint-Empire romain germanique, plus tard roi de Jérusalem Conrad IV fils de Isabelle II et Frédéric

premier roi fictif de Jérusalem

Jér. 1229-1232 Jér. 1232-1254

Alice et sa descendance Alice ép. Bohémond II (1126), prince d’Antioche Constance

Ant. 1126-1130

fille d’Alice et Bohémond II

ép. (1) Raymond de Poitiers (1136), par son mariage prince d’Antioche ép. (2) Renaud de Chatillon (1153), par son mariage prince d’Antioche Bohémond III

Ant. 1136-1149 Ant. 1153-1163.

fils de Constance et Raymond de Poitiers

prince d’Antioche ép. (1) Orgueilleuse de Fresnel ép. (2) Sibylle Marie

Ant. 1163-1201

fille de Constance et Raymond de Poitiers er

ép. Manuel I Comnène (1161) empereur de Byzance Alexis II er fils de Marie et Manuel I

Byz. 1143-1180

202

empereur de Byzance Raymond IV

Byz. 1180-1183

comte de Tripoli Bohémond IV

Tri. 1187-1189

fils aîné de Bohémond III et Orgueilleuse fils cadet de Bohémond III et Orgueilleuse

ép. Plaisance du Gibelet comte de Tripoli comte de Tripoli et d’Antioche

Tri. 1189-1233 Tri.-Ant. 1201-1216 puis 1219-1233

Bohémond V

fils de Bohémond IV et de Plaisance

ép. Lucie de Segni (1234) comte de Tripoli et d’Antioche Bohémond VI

Tri.-Ant. 1233-1251

fils de Bohémond V et de Lucie ép. Sibylle (1254), fille du roi d’Arménie Hét ;oum Ier

comte de Tripoli dernier prince d’Antioche Bohémond VII

fils de Bohémond VI et de Sibylle

comte de Tripoli et prince fictif d’Antioche

Tri. 1251-1275 Ant. 1251-1268 Tri.-Ant. 1275-1287

Hodierne et sa descendance Hodierne ép. Raymond II (av. 1138) comte de Tripoli régente du comté (fils mineur) Raymond III

Tri. 1137-1152 Tri. 1152-1155

comte de Tripoli

Tri. 1155-1187

fils de Hodierne et Raymond II

203

ÉDESSE. MOSAÏQUES, STATUES, RELIEFS ET ILLUSTRATIONS Référence : SEGAL (Judah Benzion). Edessa…, op. cit.. e Photogr. 1-3, 17, 43-44 : mosaïques du III siècle : portraits de famille, divan funéraire, phénix, Orphée - inscriptions syriaques. Photogr. 12 : statues : femme d’Édesse - inscriptions syriaques. Photogr. 14-15 : reliefs personnages - inscriptions syriaques (14A) ou grecques (14B).

Référence : MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant…, t. II, op. cit. Photogr. 73 : Baudouin de Boulogne accueilli à Édesse par le clergé arménien par Joseph-Nicolas Robert-Fleury (1839). Château de Versailles, salle des Croisades, MV 353. Photogr. 75 : Le meurtre du prince arménien T‘oros d’Édesse copie du XIIIe siècle de la version en moyen français de Guillaume de Tyr. Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 2630, f° 30v. Photogr. 83 : Le mariage de Bohémond Ier et la répudiation d’Arda copie du XIVe siècle de la version en moyen français de Guillaume de Tyr. Bibliothèque nationale de France, ms. fr.22495, f° 89. Photogr. 84 : portrait de Baudouin Ier par Merry-Joseph Blondel (1844). Château de Versailles, salle des croisades, MV 419. Photogr. 85 : portrait de Baudouin II par Édouard Alexandre Odier. Château de Versailles, salle des croisades, MV 363. Photogr. 87 : Les Arméniens déguisés en moines entrant à Kharberd copie du XIVe siècle de la version en moyen français de Guillaume de Tyr. Bibliothèque nationale de France, ms. fr.9083, f° 118v. Photogr. 88 : Les deux couronnements de Mélisende copie du XIIIe siècle de la version en moyen français de Guillaume de Tyr. Bibliothèque nationale de France, ms. fr.779, f° 123v,145v. Photogr. 90 : Manuel Comnène et Marie d’Antioche miniature réalisée vers 1170. Bibliotheca Apostolica Vaticana, Vat. Gr. 1176, f° II. Photogr. 134 : Le catholicos Nersês Chnorhali par Grigor Souk’iasants (Crimée, 1352). Maténadaran, Erevan, ms. n.°591, f° 3v.

BIBLIOGRAPHIE ET LEXIQUE D’AUTEURS PRINCIPALES RÉFÉRENCES PAR THÈME Les voyageurs • SEGAL (Judah Benzion), Edessa 9The Blessed City :, Gorgias press, 2nd edition, 2001. • YOUSIF (Ephrem-Isa), Les villes étoiles de la haute Mésopotamie. Édesse, Nisibe, Amida, Mardin, Arbil, Kirkouk, Sulaymaniya, Dohuk, L’Harmattan, Paris, 2010. Édesse. Cité des patriarches • GINZBERG (Louis), Les légendes des Juifs, vol.1, traduit de l'anglais par Gabrielle Sed-Rajna, éd. du Cerf, 1998. • GUITTON (René), Sanliurfa et Harran, le berceau d’Abraham ? Le Monde des Religions, Malesherbes Publications, n°21, janvier-février 2007. • SEGOND (Louis), La sainte Bible, imprimé par Billing & sons LTD, Guildford (Angleterre), Paris, 1934. Édesse. Jésus, les reliques • BOLLONE (Pierluigi Baima), 101 questions sur le Saint Suaire, éd. saint Augustin, 2001. • FLUSIN (Bernard), Didascalie de Constantin Stilbès sur le mandylion et la sainte tuile (BHG 796m), p. 53-79 dans Revue des études byzantines, vol. 55, n° 55, 2007. • MOÏSE de KHORÈNE, Histoire de l’Arménie, traduction par Annie et Jean-Pierre Mahé, Gallimard, 1993. Édesse et le christianisme • MAHÉ (Annie et Jean-Pierre), Histoire de l’Arménie des origines à nos jours, Perrin, 2012.

205

• MARTIN (Jean-Pierre-Hippolyte), Les origines de l’Église d’Édesse et des Églises syriaques, éd. Maisonneuve et Ch. Leclerc, Paris, Rousseau-Leroy et Cie, 1889. Document accessible sur le site http://gallica.bnf.fr/ Édesse, son histoire jusqu’à la fin du XIe siècle • DUVAL (Rubens), Histoire politique, religieuse et littéraire d'Édesse jusqu'à la première Croisade, Ernest Leroux, Paris, 1892. Document accessible sur le site http://gallica.bnf.fr/ Édesse et la première croisade • AMOUROUX-MOURAD (Monique), Le comté d’Édesse, Librairie orientaliste Paul Geuthner, Paris, 1988. • CHABOT (Jean-Baptiste), Chronique de Michel le Syrien, patriarche jacobite d’Antioche (1166-1199), t. III, liv. XII à XXI, Ernest Leroux, Paris, 1905. Document accessible sur le site www.archive.org • DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), vol.1, Aux origines de l’état cilicien : Philarète et les premiers Roubéniens, Bibliothèque arménologique de la fondation Galouste Gulbenkian, Lisbonne, 2003. • DÉDÉYAN (Gérard), Les Arméniens entre Grecs, Musulmans et Croisés. Étude sur les pouvoirs arméniens dans le Proche-Orient méditerranéen (1068-1150), vol. 2, De l’Euphrate au Nil : le réseau diasporique, Bibliothèque arménologique de la fondation Galouste Gulbenkian, Lisbonne, 2003. • DULAURIER (Édouard), Bibliothèque historique arménienne ou Choix des principaux historiens arméniens traduits en français et accompagnés de notes historiques et géographiques, Collection destinée à servir de complément aux Chroniqueurs byzantins et slavons. Chronique de Matthieu d’Édesse (962-1136) avec la continuation de Grégoire le Prêtre jusqu’en 1162 d’après trois manuscrits de la Bibliothèque impériale de Paris, A. Durand, libraire, Paris, 1858. Document accessible sur le site http://gallica.bnf.fr/ • GROUSSET (René), L’épopée des croisades, Perrin, 2010. • L’ÉDESSÉNIEN ANONYME, Anonymi auctoris chronicon ad annum Christi 1234 Pertinens II traduit par Albert Abouna, Introduction, notes et index de J.M. Fiey, Corpus Scriptorum Christianorum Orientalium, Louvain, 1974. e e • MUTAFIAN (Claude), L’Arménie du Levant (XI -XIV siècle), 2 tomes, Les belles lettres, Paris, 2012. • YOUSIF (Ephrem-Isa), Les Syriaques racontent les croisades, L’Harmattan, 2012.

206

Édesse. Les massacres de 1895 et leur écho • JAURÈS (Jean), Les massacres d’Arménie, Discours à la Chambre des députés, Paris, le 3 novembre 1896, Journal officiel du 4 novembre 1896. • Traduction d’une lettre d’Ourfa en date du 22 janvier 1896, Archives du Grand Orient de France, Loge Ser (Alep), carton 1890-1927 - référence FM2-966 à la Bibliothèque nationale de France. Du génocide à l’expulsion définitive • AKÇAM (Taner), Un acte honteux. Le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008. • ANDUZE (Éric), La franc-maçonnerie de la Turquie ottomane, 19081924, L’Harmattan, Paris, 2005. • DADRIAN (Vahakn N.), German Responsability in the Armenian Genocide, Blue Crane books, Watertown, MA 1996. • DADRIAN (Vahakn N.) et NIESS (Alexandre), L'État, le parti et les parlementaires turcs face au génocide arménien (1908-1916), L’Harmattan, Parlement[s], Revue d'histoire politique, 2008/2 n° 10, p. 63-74. • DADRIAN (Vahakn N.), The armenian genocide: review of its historitical, political and legal aspects, p. 135-194 dans Journal of Law and Public Policy, Université Saint-Thomas, 2011, vol. 5, n° 1. • KÉVORKIAN (Raymond H.), La Cilicie (1909-1921) dans Revue d'Histoire arménienne contemporaine, t. III, 1999. • KÉVORKIAN (Raymond H.), Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006. • KÉVORKIAN (Raymond), NORDIGUIAN (Lévon), TACHJIAN (Vahé), Les Arméniens 1917-1939, la quête d’un refuge, éd. française Réunion des musées nationaux, 2007. • MORGENTHAU (Henry), Ambassador Morgenthau’s story, Doubleday, Page and Company, New York, 1918. Document accessible sur le site www.archive.org • RÉTHORÉ (Jacques), Les chrétiens aux bêtes, éd. en 1916, réédition avec étude et présentation par Joseph Alichoran, éd. du Cerf, 2005. Repentance et pardon ? • DINK (Hrant), Deux peuples proches, deux voisins lointains ArménieTurquie, Actes Sud, 2009.

207

Lexique. Théologiens, chroniqueurs et historiens Classement par période et par ordre alphabétique Ier siècle - XIIe siècle d’Aix Albert (né en ? - † en ? 11..) : chanoine (Aix-la-Chapelle) - chronique sur la première croisade et les États latins d'Orient jusqu’en 1119 - ses sources : récits des Croisés à leur retour en Occident. de Tyr Guillaume (né vers 1130, † vers 1185) : théologien - chancelier du royaume de Jérusalem puis archevêque de Tyr - auteur d’une histoire sur les successeurs de Mahomet jusqu’à l'an 1183. Foulcher de Chartres (né vers 1059, † vers 1127) : clerc, prêtre, croisé pèlerin - chapelain du roi Baudouin Ier - chanoine du Saint-Sépulcre historien du peuple croisé. Grégoire le Prêtre : prêtre séculier - disciple de Matthieu d’Édesse et continuateur de son œuvre. L’Édessénien anonyme (l’Anonyme syriaque) : clerc à Édesse ou moine au couvent de Barsaum - contemporain des événements entre 1187 et 1237 auteur de deux chroniques, l’une civile, l’autre ecclésiastique - copie parfois outrageusement ses sources qui sont principalement syriaques. Laboubnia : Syrien - secrétaire d’Abgar, laisse des écrits dans les archives d’Édesse – inspirateur de Moïse de Khorène. Matthieu d’Édesse (Our’haietsi, natif d’Édesse) (né en ? , † vers 1144) : supérieur de couvent (vanérèst) - auteur arménien majeur - chronique sur l’histoire de l’Arménie de 962 à 1136 publiée en intégralité par Édouard Dulaurier en 1858. Michel le Syrien (1126-1199) : patriarche jacobite d’Antioche - auteur d’une liturgie, d’homélies, de prières et surtout d’une chronique, Histoire universelle, allant de la création à Héthoun Ier. Moïse de Khorène (né vers 410, † vers 490) : œuvre principale, Histoire de l’Arménie des origines jusqu'à la mort en 439 de Mesrop (inventeur de l’alphabet arménien) - auteur de référence des chroniques arméniennes jusqu’à la Renaissance - interrogations sur la date des écrits (Ve ou Xe siècle). Nersês Chenorhali (Nersès le Gracieux) (1102-1172) : catholicos de l’Église apostolique arménienne - compose hymnes, prières et cantiques écrivain et poète, auteur de l’élégie La complainte d’Édesse.

208

XIXe siècle – début XXe siècle Chabot Jean-Baptiste (1860-1948) : Docteur en théologie - prêtre membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres - publie la Chronique de Denys de Tell Mahré - découvre la Chronique de Michel le Syrien dans l’église syriaque orthodoxe d’Édesse/Ourfa et la publie. Contenson Ludovic (1861-1935) : Saint-Cyrien - géographe et historien spécialiste de l’archéologie, de l’histoire et des questions sociales. de Morgan Jacques (1857-1924) : ingénieur civil de l’École des mines de Paris - directeur du département des antiquités en Égypte - responsable de fouilles archéologiques en Perse - auteur référent par son Histoire du peuple arménien. Dulaurier Édouard (1807-1881) : orientaliste et égyptologue - professeur à l’École impériale des langues orientales vivantes - membre de l’Institut de France (Académie des inscriptions et belles-lettres) - publie Matthieu d’Édesse et les historiens arméniens sur les Croisades. Duval Rubens (1839-1911) : orientaliste français - rôle prééminent dans le développement des études araméennes syriaques - directeur et vice-président du Journal Asiatique - premier titulaire de la chaire de langues et littératures araméennes du Collège de France. Griselle Eugène (1861-1923) : Docteur ès lettres - abbé, chanoine de Beauvais - apostolat intellectuel et chrétien - secrétaire du Comité catholique de propagande française à l’étranger. Grousset René (1885-1952) : professeur à l’École des langues orientales spécialiste des civilisations - conservateur des musées du Louvre, Guimet et Cernuschi - secrétaire du Journal Asiatique - membre de l’Académie française. Macler Frédéric (1869-1938) : spécialiste des langues et civilisations orientales - maîtrise l’arménien, l’assyrien et l’hébreu - titulaire de la chaire d’arménien à l’École nationale et spéciale des langues orientales vivantes fondateur de la Revue des études arméniennes. Mandelstam André (1869-1949) : professeur de droit international (La Haye) - diplomate (drogman, ambassade de Russie, Constantinople) - expert des questions d'Orient. Martin Jean Pierre Hippolyte dit Paulin (1840-1890) : prêtre - orientaliste - professeur d’hébreu, de syriaque et d’Écriture sainte à l’École supérieure de théologie (Institut catholique de Paris). Ormanian Malachia (1841-1918) : prêtre de l’Église catholique uniate arménienne - professeur à la Congrégation de propagation de la foi (Rome) patriarche de l’Église orthodoxe arménienne de Constantinople puis de Jérusalem - déporté (Damas, 1917). 209

Réthoré Jacques (1841-1921) : dominicain - fonde la mission de Van (Arménie) - enseigne les langues orientales à l’École biblique de Jérusalem membre de la mission dominicaine de Mossoul - déporté à Mârdîn, y est témoin des massacres et les rappporte. Saint-Martin Antoine-Jean (1791-1832) : orientaliste - pratique l’arabe et l’arménien, a des notions de persan, de syriaque et de turc – l’un des pionniers de l’arménologie française - membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres - co-fondateur de la Société Asiatique. Tixeront Joseph (1856-1926) : prêtre - doctorat en théologie - professeur de dogme puis de morale et de patristique - doyen de la faculté de théologie de Lyon. Auteurs contemporains Anduze Éric : Docteur ès lettres. Benoist-Méchin Jacques (1901-1983) : journaliste - homme politique condamné à mort pour son rôle dans la collaboration puis finalement gracié historien focalisé sur l’histoire du monde arabe. Bjørnlund Matthias (né en 1967) : historien, chercheur indépendant sur les génocides juif et arménien - enseignant à l’Institut danois - co-rédacteur de www.armenocide.net. Calzolari Valentina (née en 1964) : professeur de langue et de littérature arméniennes (Genève) - spécialiste de textes grecs ou syriaques anciens et de l’historiographie et du christianisme arménien. Carzou (Zouloumian) Jean-Marie (né en 1938) : École normale supérieure (rue d’Ulm, Paris) - responsable de programmes et producteur d’émissions pour la télévision. Dadrian Vahakn (né en 1926) : professeur de sociologie (New York) directeur des recherches sur le génocide au Zoryan Institute (Massachusetts) - spécialiste du génocide arménien - parle allemand, anglais, français, arménien, turc actuel et osmanli - membre de l’Académie des sciences d’Arménie. Dédéyan Gérard (né en 1942) : École normale supérieure (rue d’Ulm, Paris), Institut national des langues et civilisations orientales (Paris) agrégation de lettres classiques - professeur d’histoire de l’Orient ancien (Université Montpellier III) - spécialiste de l’Arménie médiévale. Garsoïan Nina (née en 1923) : spécialiste de l’histoire ancienne de l’Arménie - doyenne de l’Université de Princeton - directeur du département des Études arméniennes de la Columbia (New York).

210

Kévorkian Raymond (né en 1953) : ouvrages sur l’histoire moderne et contemporaine de l’Arménie et des Arméniens - enseignant à l’Institut français de géopolitique (Université Paris VIII Saint-Denis) - directeur et rédacteur de la revue d’Histoire arménienne contemporaine - directeur de la Bibliothèque Gulbenkian (Paris). Mahé Jean-Pierre (né en 1944) : professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales - directeur à l’École pratique des hautes études (philologie et historiographie du Caucase chrétien) - membre et président de l’Institut de France (Académie des inscriptions et belles-lettres). Morgenthau Henry (1856-1946) : avocat d’origine juive né à Mannheim (Allemagne) - ambassadeur des États-Unis à Constantinople (1913-1916) initiateur en septembre 1915 de la commission d’enquête « Committee on Armenian atrocities ». Naayem Joseph (né en ? et mort en ?) : abbé assyro-chaldéen - officie à Ourfa jusqu’au 23 août 1915 - aumônier des prisonniers de guerre alliés en Turquie à partir du 15 décembre 1915 sur intervention du pape Benoît XV prisonnier d’octobre 1916 à février 1917. Poulle Emmanuel (1928-2011) : conservateur à la direction des Archives de France - professeur de paléographie - directeur de l’École nationale des chartes - membre de l’Institut. Segal Judah Benzion (1912-2003) : Docteur en philosophie - carrière politique et militaire - professeur des langues sémitiques à l’École des études orientales et africaines - président du Leo Baeck College (études hébraïques, Londres). Tachjian Vahé (né en 1968) : Docteur en histoire et civilisation (Paris), maîtrise de philologie et d’histoire orientale (Université catholique de Louvain, Belgique) - chargé de recherches au Centre d’histoire arménienne contemporaine (Paris). Ternon Yves (né en 1932) : chirurgien - spécialiste international sur la genèse des crimes contre l’humanité - auteur référent sur les massacres des Arméniens. Wilson Ian (né en ? et mort en ?) : journaliste anglais - diplômé en histoire moderne (Oxford). Yousif Ephrem-Isa (né en 1944) : Docteur en philosophie et en civilisations - livres sur la Mésopotamie et la culture syriaque - directeur de la collection Peuples et Cultures de l’Orient de L’Harmattan, conseiller scientifique aux publications du Haut Conseil de la Francophonie.

INDEX GENERAL NOMS DE PERSONNES A Abd-el-Malik, calife de Bagdad, 52. Abdul Hamid II, sultan de l’Empire ottoman, 106-107, 111, 114, 119-121, 128, 188. Abgar V, 22, 25-26, 29, 31, 47, 50, 187. Abgar IX dit Abgar le Grand, 29, 31, 33, 48, 50, 66, 187. Abram voir Abraham. Abraham, patriarche, 17, 19-21, 183. Akçam Taner, historien turc, 121, 179. al-Djamâlî Badr, vizir d’Égypte, 97-98. al-Fa’iz, calife fâtimide d’Égypte, 98. al-Firdj voir Alp Ilek. al-Moustansir, calife fâtimide d’Égypte, 97. Alexis Ier Comnène, empereur byzantin, 57, 64, 66, 69, 93, 198. Alice, ép. de Bohémond II d’Antioche, 94, 201-202. Aliénor d’Aquitaine, épouse du roi Louis VII, 85-86, 89. Alp Arslân, sultan grandsaldjoûkide de Perse, 56-59, 61, 199. Alp Ilek, officier grandsaldjoûkide, 62. Alph‘ilag voir Alp Ilek.

Anan, courrier d’Abgar V, 25, 2728. Ananias voir Anan. Apelgharip, seigneur arménien de al-Bîra, 63, 72-73. Apirat, cousin de Nersês Chenorhali, 89. Apouk‘ap (Basile I Apokapès), curopalate de Byzance, 54, 56-57. aq-Sunqor, émir zengide d’Alep, 80. Arda, épouse de Baudouin Ier de Boulogne, 64, 66, 200-201, 204. Artin Garabet, gouverneur du Mont-Liban, 105. Aryu, fondateur de la dynastie des Abgar, 46. Athanase VI, patriarche syriaque d’Antioche, 79. Athanasius, patriarche syriaque d’Antioche, 37. B Babikian (Hagop), député ittihadiste, 120. Bagrat, frère de Gogh Vasil, ichkhan de Râwadân, 63-64, 69, 73. Bahrâm (Vahram) Pahlawouni, vizir fatîmide, 69, 98. Balak (Balad), émir artoukide de Kharberd et Alep, 77-80. Bar #abouni, métropolite d’Édesse, 79, 194. 213

Bar Salibî (Denys), évêque syriaque, 38. Bar Shumana (Basile), métropolite d’Édesse, 45, 64-65, 82, 194. Bardesane, philosophe, 48, 51, 187. Barkyâroûk, sultan grandsaldjoûkide de Perse, 65, 199. Barsegh, catholicos, 38. Barsegh, confesseur de Baudouin de Marach, 84. Barsoumâ, lieutenant de Philarète, 58-59. Basile Apokapès, duc byzantin d’Édesse, 56-57. Basile 1er, empereur byzantin, fondateur de la dynastie dite macédonienne, 38, 55, 197. Baudouin de Boulogne (Baudouin Ier), comte d’Édesse puis roi de Jérusalem, 38, 43, 63-68, 71-73, 75, 93, 188, 200-201, 204. Baudouin de Bourcq (Baudouin II), comte d’Édesse puis roi de Jérusalem, 63, 68-73, 75, 77-79, 88, 93-94, 204. Baudouin III, 86-87, 95, 201. Baudouin de Marach, comte de Marach, 83-84, 86. Bayramoglu Ali, journaliste turc, 179. Béatrice, épouse de Josselin Ier, 77, 200. Béatrice de Saône, épouse de Josselin II, 87-88, 200. Bergfeld (Heinrich), ambassadeur allemand à Trébizonde, 131. Bertazoli, archevêque catholique d’Édesse, 42. Berthelot (Marcellin), Ministre des Affaires étrangères, 109-110.

Boettrich, lieutenant-colonel allemand, 130. Bohémond Ier (Bohémond de Tarente) , prince d’Antioche, 6263, 66, 69-70, 93, 204. Bohémond II, fils de Bohémond Ier, prince d’Antioche, 80, 93-94, 202, 213. Boursoukî (Boursouky), émir d’Alep et de Mossoul, 73, 79, 94, 199. Boûzân, émir saldjoûkide de Harrân, 59, 61,188. Boyadjian (Antranik), combattant révolutionnaire d’Ourfa , 135. Brémond colonel, administrateur en chef de l’Arménie, 142, 149150. homme (Aristide), Briand politique français, 128, 149. Büge (Eugen), ambassadeur allemand à Adana, 131. C Cambon, ambassadeur de France à Constantinople, 106, 109-110, 113. Caracalla, empereur romain, 49. Cengiz (Aktar), universitaire, 179. Cheikh-ul-Islam, religieux, 122. Chosroès Ier, roi sassanide de Perse, 26, 50, 187. Chosroès II, roi sassanide de Perse, 50. Clemenceau, homme politique, 114, 141. Côna, évêque syriaque d’Édesse, 33, 193. Conrad III de Hohenstaufen, empereur germanique, 85. Constantin Doukas, empereur byzantin, 57, 198.

214

Constantin Ier, empereur romain, 34 Constantin IX Monomaque, empereur byzantin, 55, 198. Cyrille, patriarche d’Alexandrie, 36.

Enver, Ministre de la Guerre, 119, 127, 135, 159. Ephrem (saint), théologien syriaque, 35, 49, 51. Erdogan (Receper Tayyip), Premier ministre turc, 177, 179180. Eugène III pape, initiateur de la deuxième croisade, 83, 85, 171. Eznik, disciple de Mesrop, 35, 112, 187.

D Dânishmend, émir de Sébaste, fondateur de la dynastie des Dânishmendides, 58, 69, 199. Daoud Pacha voir Artin Garabet. Dardoise sergent, armée du Levant, 147. Dawt‘ouk (Taphnouz), frère de Kostandin de Ka_ka_r 66, 200. de Cirbied (Chahan), chaire d’arménologie (Paris), 112, 115, 188. de Clairvaux (Bernard) abbé, 85. Diabatènos (Léon), Arménien, gouverneur byzantin d’Édesse, 55, 57. Djaoid Bey, franc-maçon turc, 133. Djawâlî, gouverneur de Mossoul, grand-saldjoûkide, 70, 199. Djekermisch, émir de Mossoul, 69-70, 199. Djemal (Hasan), petit-fils de Djemal Pacha, 180. Djemal (Cemal) Pacha, Ministre de la Marine, 127, 159, 180. Djevded, vali de Van, 126. Dufieux général, commandant en chef de la Cilicie, 142-143, 146, 150. Dzaghiguian (Stepan), exécuteur de Djemel Pacha, 159. E Emmanuel-Philibert, Savoie, 27.

duc

F Fahr al-Dîn, gouverneur turc d’Édesse, 101. commandant Pacha, Fahri ottoman, 136. Fayçal ibn Hussein, roi d’Irak, fondateur de la dynastie hachémite, 137, 143. Fazollé, famille de Kurdes gouverneurs d’Édesse, 103. Férid pacha (Damad), grand vizir, 150. Fitzmaurice (Gerald Henry), viceconsul anglais à Smyrne, 110111. Foucher, comte de Saroûdj, 66, 69. roi de d’Anjou, Foulque Jérusalem, 81, 94, 201. Franklin-Bouillon (Henri), francmaçon, diplomate, 133. G Gabriel, seigneur de Mélitène, 39, 59, 63, 69, 71, 200. Gagik II, bagratide, roi d’Arménie, 55-56. Galéran du Puiset, seigneur d'alBîra, 73, 77-79. Gengis khan, 102. Georges-Picot (François), hautcommissaire en Syrie et en

de

215

Arménie, 142, 144, 149. Ghâzî, émir dânishmendide de Sébaste, 80, k99. Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, roi de Jérusalem, 63, 67-68. Gogh (Vasil), ichkhan de Péhesni, K‘esoun, Rapan, 63-64, 70, 7273, 86, 88. Gouraud général, hautcommissaire en Syrie et en Cilicie, 142, 145. Grégoire, archidiacre de SainteSophie, 26, 28. Grégoire dit l’Illuminateur (saint), catholicos, 34. Grigor II Vekayasêr (Grégoire le Martyrophile), 38, 97-98. Grigor III Pahlawouni, catholicos, 41, 80, 86, 88-89, 102, 195. Grigor IV Tegha, catholicos, 38, 103, 195. Grigor V, catholicos, 103, 195. Gül (Abdullah), président de la République turque, 179-180. Guse (Félix), chef d’état-major de la 3e armée ottomane, 130.

Hoff (Nicolai), officier norvégien, 121. Houlagou khan, petit-fils de Gengis khan, 102. Hovsek, disciple de Mesrop, 35, 87. Hrant (Dink), journaliste, écrivain turc d’origine arménienne, 178179. Hugues, évêque latin d’Édesse, 42, 82, 196. I Ibrahim Pacha, fils du vice-roi d’Égypte, 103. Iftikhar al-Dwala, arménien converti à l’islam, défenseur de Jérusalem en 1098, 67. Ilghâzî, seigneur de Mârdîn, 77, 79, 94. Insel (Ahmet), écrivain et professeur d’économie turc, 179, 181. Iwanis prélat arménien d’Édesse, 82, 195. Iwannis, catholicos arménien, 37, 52. Izzet Bey, vali d’Ourfa, 151.

H Hadji (Mustapha Kamil), la de kémaliste président municipalité d’Ourfa, 151-152. Halil Bey, membre de l’OS, 135. Hannan voir Anan. Hauger commandant, chef de la garnison d’Ourfa, 146. Haydar (Ali), mutessarif d’Ourfa, 135. Héraclius, empereur byzantin d’origine arménienne, 37, 50-51, 187, 197. Hodierne, ép. de Raymond II de Tripoli, 94, 201, 203.

J Jackson (Jesse B.), consul des États-Unis à Alep, 134. Jaurès (Jean), homme politique, 113-114. Jean II Comnène, empereur byzantin, 81, 198. Job, patriarche, 17, 22-23, 183. de Josselin (Jocelin) Ier Courtenay, comte d’Édesse, 14, 42, 69-73, 77-80, 93-94, 200. Josselin II (Jocelin), comte d’Édesse 9, 14, 42, 75, 80-81, 8387, 93-94, 183, 200, 202.

216

Josselin (Jocelin) III, fils du précédent, 88, 200. Justinien, empereur byzantin, 50.

Lewon, prince roubênide de Cilicie, 73, 81, 93. Lloyd (George), Premier ministre britannique, 141, 151. Lobanoff, Ministre russe des Affaires étrangères, 107, 114. Louis VII, roi de France, 85, 87, 89.

K Kalendérian (Ardavazt), primat d’Édesse, 135, 195. Kara Arslân, artoukide de Kharberd, 87. Kara (Osman), Mouton blanc, 102. Karboûkâ, émir de Mossoul, 6566, 93. Kawad, roi sassanide de Perse, 49-50. Kemal Bey Yusuf, Jeune-Turc, 149. Kemal (Mustafa), président de la République turque, 117, 132-133, 141-144, 146-147, 149-151, 156, 175, 177, 184. Kerboga voir Karboûkâ. Kilîdj Arslân Ier, sultan de Roûm, 199. Kilîdj Arslân II, fils du précédent, 87. Kostandin, ichkhan de Ka_ka_, 6364, 73, 80. Kostandin Ier, prince roubênien en Cilicie, 77, 200. Koutloumoush, père du sultan Soulaymân, 61. Koutouz, mamelouk, 102. Künzler (Jakob), missionnaire suisse, 112, 136, 145, 157-158.

M Malik al-Asraf, gouverneur d’Édesse, 101. Malik al-Faiz, gouverneur d’Édesse, 101. Malik al-Kâmil, gouverneur d’Édesse, 102. Malik al-Sâlih, fils et successeur de Noûr al-Dîn, 101, 200. Malik el-‘Adil, frère de Saladin, gouverneur d’Édesse puis sultan d’Égypte, 101. Malikshâh, fils d’Alp Arslân, sultan grand-saldjoûkide de Perse, 59, 61, 199. Mandelstam (André), drogman, ambassade russe, Constantinople, 123. Maniakès (Georges), général arménien de Byzance, 53-54, 187. Manuel Ier Comnène, empereur byzantin, 87, 198, 202. Mas‘oûd (Masoud), sultan saldjoûkide de Roûm, 87, 199. Maulaviseck-Seeid Ahmet, immolateur de jeunes gens d’Ourfa, 110. Mawdoûd, atâbeg de Mossoul, 72-73, 199. Mehmed II, sultan ottoman, 104. Mehmed V, sultan ottoman, 120. Mehmed VI, sultan ottoman, 143, 150. Mekbitarian (Khoren), évêque d’Édesse, 108, 195.

L Lamartine, écrivain, Ministre des Affaires étrangères, 113. Lemkin (Raphaël), juriste du droit pénal international, 129. Leslie (Francis), missionnaire américain à Ourfa, 134, 137.

217

Mekertitchian (Artine), traître (mouchard), 127. Mélik-Aschraph, sultan d’Égypte, 103. Mélisende, épouse de Foulque d’Anjou, reine de Jérusalem, 83, 86, 94, 201, 204. Melkounian (Hagop), exécuteur d’Enver Pacha, 159. Mentese (Halil), président de la Chambre ottomane des députés, 127. Mesrobian (Sarkis), expulsé en 1924 d’Ourfa, 152. Mesrop (Machtots), créateur de l’alphabet arménien, 35, 37, 187. Michel VII Doukas, empereur byzantin, 57, 198. Mik‘ayêlr ichkhan de Ka_ka_, fils de Kostandin, 80. Millerand (Alexandre), président de la République, 151. Mohammed Ibn Tâhir, gouverneur omeyyade d’Édesse, 53. Moinuddi Unur, émir de Damas, 81. Morfia, ép. de Baudouin II, 69, 93, 188, 200-201. Morgenthau (Henry), américain, ambassadeur à Constantinople, 122, 128, 157. Mouhammad, sultan grandsaldjoûkide de Perse, 70, 199. Mu’âwiya, fondateur de la dynastie des Omeyyades, 26, 52. Muhammad (Ali), khédive d’Égypte, 99. Mûzzaffâr al-Dîn, gouverneur d’Édesse, 89, 101.

Nacer-eddaula, chef kurde de Samosate, 54. Nazim, ittihadiste, 120. Nemrod, descendant de Noé, bâtisseur d’Ourhai, 20-21, 43, 4546. Nersês Chenorhali (le Gracieux) (saint), catholicos, 48, 83, 89, 102, 195, 204. Nersês le Grand (saint), catholicos, 34, 49. Nersês II, catholicos, 36. Nersès Šnorhali voir Nersês Chenorhali Nestorius, évêque syriaque de Constantinople, 36. Nicéphore II Phokas, empereur byzantin, 54, 197. Niepage, maître à l’école allemande d’Alep, 132, 136. Noradounghian (Michel), francmaçon, 132. Normand, militaire français, 145146. Nouayem (Antoine), notable chaldéen expulsé d’Ourfa, 152. Noûr al-Dîn, fils et successeur de Zengî, émir zengide, 83-84, 87, 89, 101, 115, 188, 200. Nusret Bey, mutessarif d’Ourfa, 160. O Odznetsi (Hovhannes) voir Iwannis. Omar Ier, calife, 51. Omar II, calife omeyyade de Damas, 52, 218. Oran Baskin, universitaire turc, 179, 181. Otheïr, émir arabe d’Édesse, 54.

N Naayem (Joseph) abbé, AssyroChaldéen, 136-138, 155.

P Pamuk (Oran), écrivain turc, prix 218

Nobel, 178. Philarète Brachamios, curopalate arménien, prince de Cilicie et d’Euphratèse, 38-39, 57-59, 67, 187. Piépape colonel, armée du Levant, 141. Q Querette général, Levant, 146. Quillard (Pierre), français, 114-115.

armée

d’Ourfa, 145, 147. Sajous, gouverneur de la ville d’Ourfa, 145-146. Saladin, maître de l’Égypte et de la Syrie, sultan ayyoubide, 82-83, 87-88, 101. Sanatrouk, roi d’Édesse et d’Arménie, 47. Sandjâr, sultan grand-saldjoûkide de Perse, 79, 199. Sarkissian (Serge), président de la République d’Arménie, 180. Sayf ad-Din Ghâzî, fils de Noûr al-Dîn, émir de Mossoul, 83, 199. Schebl, émir d’Édesse, 54. Scherif Pacha, gouverneur d’Ourfa, 103. Seleucus Nicator, bâtisseur d’Édesse, dynastie des Séleucides, 9, 46, 187. Sélim Ier, empereur ottoman, 103. Sennacherib, roi d’Assyrie, 45-46. Siotis, vénérable de la loge française La Renaissance de Constantinople, 133. Soliman le Magnifique, empereur ottoman, 15, 105. Soulaymân, sultan saldjoûkide de Roûm, 58, 61-62, 199. Souqman, émir artoukide, 68. Stepanos IV, catholicos, 103, 196. Stilbès Constantin, didascale, 28.

du

intellectuel

R Raymond de Poitiers, prince d’Antioche, 81, 83, 85, 57, 93-95, 202. Raymond II, comte de Tripoli, 94, 203. Réthoré (Jacques), dominicain, 130, 133-134, 136, 138. Richard de Salerne, gouverneur délégué du comté d’Édesse 70. Ridwân, prince grand-saldjoûkide d’Alep, fils de Toutoush, 70. Riza (Ahmed), fondateur du CUP, 159. Riza Bey (Ali), mutessarif d’Ourfa, 145. Roger de Salerne, époux de Hodierne, prince d’Antioche, 63, 79. Romain Ier Lécapène, empereur byzantin, 26, 197. Romain IV Diogène, empereur byzantin, 57, 127, 198. Rössler (Walter), consul allemand à Alep, 131.

P Talaat, Ministre de l’Intérieur, grand vizir, 119, 121, 127-129, 132-133, 135, 157, 159, 178. T‘at‘oul, ichkhan de Marach, 63, 69. Tancrède, neveu de Bohémond Ier, régent d’Antioche, 62, 69-72, 93. Taphnouz voir Dawt‘ouk. Tehlirian (Soghomon), exécuteur

S Sahak le Grand (saint), catholicos, 34-35. Saïb (Ali), chef de la gendarmerie 219

de Talaat, 129, 159. Ter Pôghos, évêque arménien, 38. Thaddée (saint), premier évêque de l’Église apostolique arménienne), 25, 32, 38. Théodore voir T‘oros. Théodose Ier, empereur romain, 9, 34. Théodose II, empereur byzantin, 36. Thomas (saint), fondateur des Églises syriaques, 25, 33. Tigran le Grand, roi d’Arménie, 9, 46-47, 187. Timurtash, fils d’Ilghâzî, seigneur d’Alep, 79. Tiridate IV, roi d’Arménie, 33-34, 38. T‘oros, curopalate, gouverneur d’Édesse, 39, 59, 61, 63, 65, 67, 188, 200, 204. T‘oros Ier, fils de Kostandin Ier, prince roubênien de Cilicie, 56. Toughrîl Beg, sultan de Perse grand-saldjoûkide, 56. Toughtakîn, atabêg de Damas, 72-73, 94. Toutoush, fils d’Alp Arslân, sultan de Damas, 61.

Verjine, Arménienne, mère de Abdul Hamid II, 106. von Reichenberg Wolffskeel, artilleur allemand, 117, 136, 171. von Schellendorf, chef de l’étatmajor ottoman, 130. von Scheubner-Richter, viceconsul allemand à Erzouroum, 131, 178. von Wangenheim, ambassadeur allemand à Constantinople, 131132. W Westenenk (Louis-Constant), diplomate hollandais, 121. hautgénéral, Weygand commissaire en Syrie et au Liban, 152-153, 188. Wilson (Woodrow), président des États-Unis, 147. Wolff-Metternich, ambassadeur allemand à Constantinople, 132. Y Yotneghpérian (Lévon), chef d’un groupe de recherche des déportés et disparus, 137. Z Zaven archevêque, patriarche des Arméniens de Turquie, 126. Zengî (`Imad al-Dîn, Zangui), atabek de Mossoul et d’Alep, 15, 41, 79-83, 85, 89, 94, 188, 199, 200. Zénon, empereur byzantin, 36. Zohrab (Krikor), député arménien de Constantinople, 135. Zomporrod, princesse de Damas, épouse de Zengî, 81.

U Urbain II pape, initiateur de la première croisade, 62. V Vartkès [Hovhannès Seringulian], député d’Erzouroum, 135. Vasil Pahlawouni dit le Vieux, maître de Ka_ka_r 80, 86-87, 98. Vasil Tegha, fils adoptif et successeur de Gogh Vasil, 73, 88.

220

NOMS DE LIEUX Dulûk voir Talouk.

A al-Bîra (Biredjik, Pir), 39, 63, 7273, 79-80, 87-88, 107, 110, 134, 137, 149. Alep, 13, 54, 58, 61, 68, 70, 73, 77-85, 87-88, 94, 101-103, 106, 109, 114, 129, 131-132, 134-136, 142, 145, 149, 150, 152-153, 155, 164-166, 168-169, 188. Amid (Diyarbakir), 37-38, 68, 94, 103, 107, 124-126, 135-136, 138, 150. Antioche, 32-34, 37, 39, 41, 5758, 62-63, 65-66, 69-72, 75, 7883, 85-87, 93-95, 102, 152, 184, 188, 201-204. Auzoud, 69. ‘Azâz, 77, 79, 87, 94. ‘Ayntab, 73, 80, 87-88, 98, 103, 111, 122, 141-142, 149-150, 154.

E Erekh, 21. Erzouroum (Erzeroum), 106, 121, 124-125, 131, 143, 148, 178. Euphratèse, 38-39, 43, 58. G Guizisdara, 55. H Harrân, 19-21, 54, 68-69, 78-79. Hesn-Ziad voir Kharberd. Hiériapolis-Mabboug, 28-29, 78. Hisn Mansoûr, 39-40, 63, 74. Ho5omkla (Rumkale), 38-39, 4041, 63, 74, 87-88, 102-103, 115, 134, 137-138, 188, 195. I Iconium, 63, 85. Istanbul voir Constantinople.

B Babylone, 15, 20-21. Biredjik voir al-Bîra.

J Jérusalem, 9, 13, 25, 41, 58, 62, 64-65, 67-68, 73, 75, 77, 83-87, 94, 158.

C Césarée de Cappadoce, 34, 49, 54-55, 68. Charan voir Harrân. Commagène, 45, 58. Constantinople, 13, 26-28, 29, 36, 52, 54, 57-59, 63, 73, 85, 103104, 106, 109, 111, 120-123, 126, 131-134, 138, 143-144, 148, 150, 155, 164-165, 178, 187.

K Ka_ka_, 39-40, 63-64, 73-74, 77, 80, 85-86, 98. K’esoun (Kaysûm, Kaisoum), 3940, 63, 74, 77, 80, 82, 87. Kharberd (Hesn-Ziad), 39, 58, 68, 77-78, 87, 124-126, 150, 204. Khourasân, 56. Konya voir Iconium. Koûrous (Kouris, Cyrrhus, Kuris), 39-40, 69, 73-74, 77, 79-80, 87.

D Damas, 52, 61, 72, 81, 86, 89, 94, 101-102, 105, 137. Deir es-Zor, 117, 134, 167. Diyarbakir voir Amid.

M Malatya voir Mélitène. 221

Mandzguerd voir Mantzikert. Mantzikert (Manazkert), 37, 5658, 103. Marach, 39, 45, 58-59, 63, 69, 7374, 80, 87-88, 103, 122, 141-142, 145-146, 150, 154, 200. Mârdîn, 36, 68, 77, 84, 94, 103, 136, 139, 149. Mélitène (Malatya), 38-39, 45, 54, 56, 58, 63, 69, 73, 84, 86, 150, 200. Mossoul, 53, 58, 65, 68-73, 79, 81-83, 93. N Nicée, 58, 62-63. O Osrhoéne, 46-47, 58. P Péhesni, 63, 74, 77, 87. R Rapan (Raban), 39-40, 63, 74.

Râwandân (Ravenel), 64, 69, 73, 80, 87. Rumkale voir Ho5omkla (Ranculat). S Samosate, 26, 35, 37-40, 54, 6566, 72-74, 84, 87, 102. qanliurfa, 155, 160. Saroûdj (Seroudj), 39-40, 66, 69, 72-74, 77, 80, 146, 152. Sébaste (Sivas) 54, 58, 68-69, 80, 110, 124-126, 144. Shabakhtân, 72, 80. T Talouk‘ (Télouch, Douloûk), 3940, 74, 80, 87. Tell Bâshir (Turbessel), 39, 64, 69, 72, 74, 77, 80-81, 87. Tripoli, 41, 75, 93-94, 108, 201203. Tzvok‘, 88-89.

TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION ........................................................................................ 9

Première partie. Présentation d’Édesse .......................................... 11 Chapitre premier. Visites d’Édesse… ....................................................... 13 Les voyageurs ............................................................................................... 13 Reportages photographiques......................................................................... 16

Deuxième partie. Édesse et la religion .............................................17 Chapitre premier. Édesse. Cité des patriarches....................................... 19 Ancien Testament et religions monothéistes ................................................ 19 Abraham ....................................................................................................... 19 Job................................................................................................................. 22 Chapitre deuxième. Édesse. Jésus et les reliques ..................................... 25 Le Mandylion................................................................................................ 25 Le saint Suaire.............................................................................................. 27 Mandylion, saint Suaire ? ............................................................................ 28 Mandylion et la sainte tuile BHG 796m ....................................................... 28 Chapitre troisième. Édesse et le christianisme ......................................... 31 Edesse christianisée très tôt .......................................................................... 31 Universalité des Églises ................................................................................ 32 Église d’Edesse, Église syriaque .................................................................. 32 Édesse et l’Arménie, christianisme d’État .................................................... 33 Orthodoxes et nestoriens syriaques. Église arménienne ............................... 35 Édesse et l’Église apostolique arménienne. Relations avec les Syriaques jacobites, Byzance et Rome .......................................................................... 37

Troisième partie. De Nemrod aux massacres hamidiens ............... 43 Chapitre premier. Édesse du Xe siècle av. J.-C. à la fin du XIe siècle apr. J.-C ............................................................................................................... 45 Les proto-Arméniens .................................................................................... 45 De Nemrod aux Séleucides........................................................................... 45 Dynastie des Abgar - Arsacides.................................................................... 46 Période romaine ............................................................................................ 49 Période perso-byzantine................................................................................ 49 Période arabo-byzantine ............................................................................... 51 Période byzanto-arméno-saldjoûkide ........................................................... 56 Chapitre deuxième. Édesse, premier État croisé d’Orient, naissance et chute ............................................................................................................. 61

223

Édesse à l’aube de la première croisade ....................................................... 61 Édesse et la première croisade ...................................................................... 62 Le comté d’Édesse et la deuxième croisade, ses suites ................................ 85 Nersès Snorhali et la complainte d’Édesse ................................................... 89 Le comté d’Édesse et les autres États croisés d’Orient................................. 93 Conclusion .................................................................................................... 95 Chapitre troisième. Édesse et l’Égypte fâtimide ...................................... 97 Badr al-Djamâlî, vizir ................................................................................... 97 Bahrâm (Vahram) Pahlawouni, vizir ............................................................ 98 Chapitre quatrième. Édesse du XIIIe au XIXe siècle ............................. 101 Édesse et ses maîtres................................................................................... 101 Statut de dhimmi et institution du Millet, capitulations, droit d’intervention Humanitaire ................................................................................................ 104 Dislocation de l’Empire ottoman et traité de Berlin de 1878 ..................... 105 Édesse et les massacres des Arméniens, 1894 à 1896 ................................ 106 Mouvement arménophile. De Napoléon Bonaparte au début de la IIIe République. Pro Armenia. L’Europe .......................................................... 112

Quatrième partie. Du génocide à l’exil final ................................. 117 Chapitre premier. Le génocide ................................................................ 119 Le comité Union et Progrès (CUP) et les Arméniens ................................. 119 Turcs, Kurdes et Arméniens. Caractères : jugements ................................. 122 Données démographiques sur la Turquie et les vilayet historiques arméniens .................................................................................................................... 124 Les Arméniens dans la tourmente de la Première Guerre mondiale........... 126 Qualification du terme « génocide », Lemkin ............................................ 129 Responsabilité allemande ........................................................................... 130 Francs-maçons et génocide......................................................................... 132 Édesse et le génocide de 1915 .................................................................... 134 Assyro-Chaldéens et génocide.................................................................... 138 Dieu et le génocide ..................................................................................... 138 Chapitre deuxième. Édesse, la chute de l’Empire ottoman et Mustafa Kemal ......................................................................................................... 141 Mandat français 1919-1921, traité de Sèvres et ses conséquences ............. 141 Traité de Lausanne (24 juillet 1923), l’exode définitif des chrétiens ......... 151 Camps des réfugiés édesséniens au Moyen-Orient..................................... 153 Chapitre troisième. Édesse, du vilayet d’Alep à la Turquie .................. 155 Chapitre quatrième. Juifs, Turquie et Édesse. Début du XXe siècle à ce jour ............................................................................................................. 157

224

Chapitre cinquième. Du sort du triumvirat génocidaire et de leurs séides à Ourfa....................................................................................................... 159

Cinquième partie. Nostalgie. Édesse d’hier et d’aujourd’hui ..... 161 Chapitre premier. Ourfatsis de France .................................................. 163 Associations d’Ourfatsis ............................................................................. 163 Témoignages de descendants du génocide ................................................. 164 Chapitre deuxième. Urfa ne peut effacer Édesse. Débats entre Internautes................................................................................................. 171 Discussion entre internautes (extraits) ........................................................ 171

Sixième partie. Repentance et pardon ? ....................................... 175 Chapitre premier. Une Turquie confrontée à ses démons Déni turc du génocide. Hitler et son analyse .............................................. 177 Hrant Dink et mouvement turc « arménophile .......................................... 178 Rapprochement des gouvernements turc et arménien. Échec..................... 180 Chapitre deuxième. La France et le négationnisme............................... 181 Loi française de pénalisation de la négation des génocides........................ 181 Inconstitutionnalité de la loi ....................................................................... 182 ÉPILOGUE ............................................................................................... 183 Grandes dates et personnages illustres d’Édesse .................................. 187 Reconnaissance du génocide au niveau international............................ 189 Annexes...................................................................................................... 193 Bibliographie et lexique d’auteurs .......................................................... 205 Index général ............................................................................................. 213 Table des matières .................................................................................... 223

Monde arabe – Maghreb – Moyen-Orient aux éditions L’Harmattan Dernières parutions POUR COMPRENDRE LA CRISE SYRIENNE Éclairages sur un Printemps qui dure

Marty Olivier, Kervran Loïc

Premier Printemps à durer plus qu’une saison, l’insurrection populaire syrienne qui a débuté en mars 2011 met en lumière les caractéristiques du pouvoir syrien. L’auteur indique la façon dont les alliances nouées par Damas lui permettent de poursuivre la répression. Il esquisse aussi les conséquences pour la région de la chute du régime de Bachar el-Assad et la façon dont les équilibres internationaux pourraient être recomposés. (Coll. Bibliothèque de l’iReMMO, 10.00 euros, 90 p.) ISBN : 978-2-343-00038-1, ISBN EBOOK : 978-2-296-51644-1 RÉVOLUTION YÉMÉNITE – Un tournant historique aux enjeux multiples

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Rédigé avant les évènements qui ont secoué le monde arabe (puis réactualisé), cet ouvrage vise à mettre en relief les raisons et impacts des ingérences étrangères (américaines et saoudiennes notamment) sur le pays, tout en posant la problématique du devenir du Yémen, situé sur la route des matières premières stratégiques, et dont les problèmes internes sont, pour la plupart, 0B~ ,RG~Ih5BG,B~ 7'nG25BG,B~ BW*BsGB~x (13.50 euros, 132 p.) ISBN : 978-2-336-29142-0, ISBN EBOOK : 978-2-296-51618-2 PALESTINE (LA) CONTEMPORAINE – Des Ottomans aux Israéliens

Guillossou Pierre

Ce précis d’histoire de la Palestine à l’époque contemporaine, destiné à ceux qui s’avouent perplexes devant la complexité du Proche-Orient, se veut une contribution documentée à la ,R