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DU SENS VISIBLE AU SENS CACHÉ DE L’ÉCRITURE ARPENTEURS DU TEMPS
Judaïsme ancien et origines du christianisme Collection dirigée par Simon Claude Mimouni (EPHE, Paris) Équipe éditoriale: José Costa (Université de Paris-III) David Hamidović (Université de Lausanne) Pierluigi Piovanelli (Université d’Ottawa)
DU SENS VISIBLE AU SENS CACHÉ DE L’ÉCRITURE ARPENTEURS DU TEMPS Essai sur l’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique Nouvelle édition
Bernard Barc
F 2021
Image de couverture: Le Codex de Leningrad (ou Codex Leningradensis), le plus ancien manuscrit complet de la Bible hébraïque (World History Archive / Alamy banque d’images)
© 2021, Brepols Publishers n.v./s.a., Turnhout, Belgium All rights reserved. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system, or transmitted, in any form or by any means, electronic, mechanical, recording, or otherwise, without the prior permission of the publisher. ISBN 978-2-503-59481-1 E-ISBN 978-2-503-59482-8 10.1484/M.JAOC-EB.5.123654 ISSN 2565-8492 E-ISSN 2565-960X Printed in the EU on acid-free paper. D/2021/0095/158
Table des matières Préface De Paul-Hubert Poirier, Membre de l’Institut . . . . . . . 9 I ntroduction À la nouvelle édition . . . . . . . . . . . . . . . . . 13 À la première édition . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Transcription
de l’hébreu
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Chapitre 1 Langue des fils d’Adam ou langue du sanctuaire ? . . . . . . 25 Première
partie:
À l’École d’Aqiba
Chapitre 2 L’enseignement sur le ’ét . . . . . . . . . . . . . . . 47 Chapitre 3 Aqiba et ses modèles . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Chapitre 4 Quatre entrèrent au Paradis . . . . . . . . . . . . . . 73 Chapitre 5 L’analogie verbale appliquée au récit des fleuves du Paradis . . 91 Deuxième partie: L’histoire du second Temple à l’épreuve de l’analogie Chapitre 6 Le livre d’Esdras-Néhémie et la Lettre d’Aristée . . . . . . 109 Chapitre 7 Siméon le Juste, fondateur de la double hauteur . . . . . . . 137 Chapitre 8 Onias III, l’héritage dilapidé . . . . . . . . . . . . . . 157 Chapitre 9 Onias IV, le retour en Égypte . . . . . . . . . . . . . 171
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TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 10 Éléazar ou Jésus ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185 Chapitre 11 De la lettre à l’Esprit . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 Chapitre 12 L’enfouissement du rouleau de la Torah . . . . . . . . . . 211 Chapitre 13 De Siméon à Esdras . . . . . . . . . . . . . . . . . 223 Glossaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 235 Bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 239 I ndex
des œuvres et auteurs anciens
. . . . . . . . . . . 243
P réface de Paul - Hubert Poirier , M embre de l’ I nstitut Cet ouvrage est une édition renouvelée et augmentée, fruit de plus de vingt ans de réflexion et de travail assidument poursuivis, d’un livre publié par Bernard Barc en 2000. Cet « essai », comme le précisait alors le sous-titre, se voulait une invitation à une lecture nouvelle et originale de l’histoire religieuse et littéraire de la Judée. Plus précisément, il cherchait à retrouver ce qu’avait pu être l’« approche ancienne de l’Écriture », telle qu’elle fut pratiquée à l’époque du Second Temple, approche fondée « sur un principe simple, admis par tous les croyants à époque ancienne, celui de la perfection d’un texte dont l’origine divine est reconnue » : « Puisque la perfection de Dieu exclut toute contradiction et toute superfluité, un texte écrit de sa main doit nécessairement refléter une telle perfection » (p. 232 [de la présente édition]). Cette perfection, affirmation de foi pour les lecteurs de cette Écriture, Bernard Barc a voulu montrer que, pour l’historien et l’interprète moderne du texte, elle n’est ni plus ni moins qu’un fait qui transparaît de l’homogénéité linguistique et de l’étonnante stabilité du texte hébreu de la Bible juive tout au long de l’histoire de sa transmission. Homogénéité et stabilité qui obligent à prendre le texte au sérieux dans sa matérialité et à chercher à mettre à nu sa logique pour en « redécouvrir le sens caché », en s’attachant avant tout « à l’étude de sa syntaxe, sans préjuger en aucune façon du sens qui va apparaître », « cette syntaxe de l’hébreu, dont on est allé jusqu’à nier l’existence, [et qui] est en fait la clé qui donne accès au sens caché » (p. 233). Une telle approche implique « un total renoncement à nos habitudes de lecture » (p. 21) pour en quelque sorte redécouvrir le texte tel qu’il fut voulu et rédigé dans sa forme finale. Il s’agit donc de considérer le texte sans se laisser obnubiler par « des documents ou des traditions antérieurs de périodes différentes » (p. 42) utilisés pour le composer, en admettant, à titre d’hypothèse de travail et pour expliquer l’homogénéité linguistique des trente-deux livres du corpus biblique, « que le texte que nous possédons a été rendu homogène par la dernière génération de rédacteurs » (p. 41). La formulation et la vérification de cette hypothèse reposent sur « une lecture sans a priori de la littérature judéenne, une lecture qui se refuse à établir une distinction qualitative entre les documents reconnus comme inspirés et les autres, [et qui] permet d’envisager une autre version des faits » (p. 17). Une version qui prend à rebours l’hypothèse reçue pour rendre compte de la forme actuelle des cinq premiers livres de la Bible hébraïque. Selon l’hypothèse mise de
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l’avant par Bernard Barc, « la Torah aurait été promulguée par un grand prêtre, mais un prêtre oniade dont le nom serait Siméon fils d’Onias et non Esdras. Comme dans l’hypothèse traditionnelle ce grand prêtre serait venu de la Diaspora, mais de la Diaspora égyptienne. Il aurait également bénéficié du soutien d’un roi, mais d’un roi grec » (p. 17). Ce qui reporte la promulgation, ou la mise en forme finale, de la Torah de 400 à 200 environ avant notre ère. Cette hypothèse fait le pari de la cohérence graphique et syntaxique du texte de la Bible hébraïque tel qu’il a été transmis, mais elle repose aussi sur une prise en compte, tout aussi soucieuse du respect de la matérialité des textes, de la littérature juive extrabiblique de la période du Second Temple, dont la Lettre d’Aristée, l’Écrit de Damas, Flavius Josèphe, les Avot de Rabbi Natan et les Pirqé avot, et quelques textes talmudiques. L’ouvrage de Bernard conserve, pour cette nouvelle édition, l’architecture de la première édition, celle de 2000, et le système de référencement très efficace qu’il avait alors imaginé. Après un premier chapitre intitulé « Langue des fils d’Adam ou langue du Sanctuaire ? », qui sert d’introduction, l’ouvrage se déploie en un diptyque, dont le premier volet, « À l’école d’Aqiba », essaie de retrouver la lecture traditionnelle du texte biblique vers la fin du premier siècle de notre ère. L’auteur y montre de façon convaincante que, « lorsque l’École d’Aqiba se réfère aux modèles bibliques, elle le fait […] en supposant qu’un principe de cohérence existe dans l’Écriture elle-même » (p. 91). Puisque la Torah est inspirée et qu’elle est écriture, l’École d’Aqiba pratique une lecture actualisante de la Bible qui lui fait retrouver dans le texte, grâce à l’analogie verbale, des modèles, avant tout tétradiques, permettant de comprendre l’histoire universelle comme celle « d’une sagesse divine se révélant à l’humanité par quatre voies [à l’image des quatre fleuves du paradis, cf. Si 24, 23-29] qui traverseraient toute l’histoire humaine, de la création du premier homme, Adam, jusqu’à la naissance du dernier » (p. 94). Loin d’être le fruit « de ‘cette étonnante liberté créatrice’ dont auraient fait preuve les interprètes anciens » (p. 91), une lecture aussi cohérente repose sur la conviction que les modèles tétradiques qu’elle exploite ne figurent pas par hasard dans le texte, mais qu’ils répondent à ce qui fut perçu comme une volonté divine de révélation et de manifestation. Et si ces modèles fonctionnent si bien, l’historien est justifié de formuler l’hypothèse qu’ils ont peut-être été inscrits intentionnellement dans le texte. La vérification d’une telle hypothèse impose « de reconstituer le raisonnement au moyen duquel les interprètes anciens prétendaient retrouver ces modèles » : « Si la Torah est réellement un monument logique, une approche logique, guidée par l’emploi des règles de l’interprétation ancienne devrait pouvoir en faire la preuve » (p. 91). De ces règles codifiées par l’École d’Aqiba, la plus connue et la plus importante est celle dite de l’analogie verbale, qui se fonde sur le « dogme de l’inten-
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tionnalité de chaque choix d’Écriture » : « Concernant le vocabulaire, elle pose comme principe que chacune des occurrences d’un mot doit nécessairement participer à la construction d’un sens cohérent qui ne se laisserait pleinement saisir qu’après la mise en relation de chacune des occurrences du mot dispersées dans le texte » (p. 91). Le second volet du diptyque, « L’histoire du Second Temple à l’épreuve de l’analogie », a pour but de tester le fonctionnement analogique de quelques textes clés de l’histoire du Second Temple. Textes clés, mais surtout personnages clés : Esdras, le scribe (chap. 6), Siméon le Juste, fondateur de la « double hauteur » (chap. 7 ; cf. Si 50, 1-4), Onias III et l’« héritage dilapidé » (chap. 8), Onias IV et le retour en Égypte (chap. 9), jusqu’aux disciples de Yohanan fils de Zaccaï des Pirqé avot, et l’Acte de fondation de Yavné (chap. 10). Les trois derniers chapitres de l’ouvrage nous ramènent à l’époque d’Aqiba, avec la révision du canon des livres de l’Écriture, ramenés artificiellement et symboliquement à vingt-deux, de manière à faire correspondre le nombre des livres de la Torah écrite à celui des lettres de l’alphabet et des « chaînons de la tradition orale » selon les Pirqé avot. Cette approche de la littérature du Second Temple « à la lumière de l’analogie » (p. 223), qui attire l’attention sur un personnage oublié, Siméon le Juste, grand prêtre du Temple de Jérusalem de 220 à 195 avant notre ère, permet d’en exposer les principes et d’établir que la lecture ancienne du texte biblique, loin d’être le fruit de la fantaisie, s’avère opératoire pour l’historien et l’interprète d’aujourd’hui, dans la mesure où « une ‘lecture littérale’ des traditions anciennes […] peut permettre un retour à l’histoire, une histoire certes idéalisée, mais néanmoins instructive » (p. 192). Bien sûr, la démonstration demandera à être poursuivie et étayée dans le détail, comme l’auteur le reconnaît lui-même à plusieurs reprises, en particulier en ce qui concerne l’hypothèse « qu’il existait dès 200 avant J.-C. un canon des Écritures fixé par Siméon le Juste et composé de trente-deux livres dont la langue était absolument homogène » (p. 219), homogénéité résultant « d’un codage du texte effectué lors de sa dernière rédaction » et de « sa rédaction par un auteur unique » (p. 152). Une telle conception de la rédaction est d’ailleurs ouverte dans la mesure où elle « n’exclut évidemment pas l’existence de documents antérieurs dont l’auteur se serait inspiré mais sans les citer explicitement comme le suppose la théorie des sources » (p. 152). Les Arpenteurs du temps publiés en 2000 et maintenant remis à la disposition du public lecteur étaient en quelque sorte l’écho anticipé du second ouvrage de Bernard Barc, paru en 2015 dans la collection « Judaïsme ancien et origines du christianisme » (Turnhout, Brepols). Sous un titre provocateur : Siméon le Juste : l ’auteur oublié de la Bible hébraïque, Bernard Barc y apporte la démonstration de la thèse centrale des Arpenteurs du temps. L’auteur s’appuie sur plus de trente ans de recherche minutieuse,
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PRÉFACE DE PAUL-HUBERT POIRIER
y compris depuis la parution initiale des Arpenteurs. Bernard Barc a en effet publié un nombre significatif d’études portant sur un épisode ou l’autre du récit biblique ou encore sur un texte gnostique dont les techniques d’exégèse ne sont pas étrangères à celles qu’il a mises au jour pour la Bible hébraïque, l’Écrit secret de Jean, dont il a édité et traduit la version brève (codex II de Nag Hammadi et papyrus 8502 de Berlin) en 2012. Les thèses et la démarche de Bernard Barc sont neuves, mais il ne faudrait pas croire qu’elles sont pour autant excentriques. Il rejoint en effet un courant de plus en plus important dans la recherche vétérotestamentaire, qui tend à abaisser la datation de la rédaction ou de la mise en forme définitive des livres de la Bible hébraïque. Ce qu’il y a toutefois d’inédit dans la méthode de Bernard Barc, c’est qu’elle conjoint une démarche scientifique rigoureuse à une redécouverte des pratiques de rédaction et de lecture qui ont présidé à la production ou à la révision ultime de ces livres. Si telle est la démarche, encore faut-il qu’elle soit probante. S’appuyant sur la prise en compte de la matérialité du texte, sur le constat de la quasiimmutabilité de celui-ci tout au long de sa transmission et sur le postulat antique de la valeur substantielle des lettres et de l’écriture, sur le double plan consonantique et numérique, cette démarche pourra, à première vue, sembler s’apparenter à la gématria antique ou à la kabbale, avec tout ce que cela évoque communément de fantaisie et d’extravagance. Mais il n’en est rien. La proposition de Bernard Barc se fonde en effet sur une rigoureuse analyse des textes au terme de laquelle il s’avère possible d’interpréter les modèles bibliques eux-mêmes en fonction des règles anciennes. Le plus grand mérite, à mes yeux, de l’entreprise de Bernard Barc est de prendre au sérieux, au pied de la lettre, pour ainsi dire, le texte de la Bible hébraïque, comme l’avait fait son rédacteur, un texte qui se donne à voir autant qu’à entendre. Les Arpenteurs du temps de Bernard Barc constitue toujours, deux décennies après leur parution, une contribution neuve à l’étude de la littérature du Second Temple. Bien des analyses disséminées au long des 124 paragraphes numérotés de l’ouvrage, notamment celles qui sont consacrées au Siracide (§ 70-77), aux Pirqé avot (§ 94-100), au Midrash Rabba sur Gn 1, 1 (§ 10-15) m’apparaissent décisives. Par ailleurs, Bernard Barc n’est ni le premier ni le seul à remettre en question la datation traditionnelle ou même le rôle, sinon l’existence, historique du personnage d’Esdras. Les hypothèses qu’il formule à cet égard permettront sans aucun doute de relancer le débat. Voilà qui justifie amplement la nouvelle édition de ce bel ouvrage. Addendum : Alors que nous mettions l’ouvrage sous presse, nous avons appris la triste nouvelle du décès de son auteur, survenu le 23 octobre 2021. Bernard Barc avait vivement souhaité la parution de cette édition révisée et augmentée des Arpenteurs du temps, qu’il avait lui-même préparée avec beaucoup de soin. On y verra son ultime contribution à l’histoire de la Bible hébraïque, un sujet auquel il a consacré l’essentiel de son activité scientifique pendant de nombreuses années. Simon Claude Mimouni & Paul-Hubert Poirier
I ntroduction à la nouvelle édition Ce livre était un essai, comme l’annonçait son sous titre. Il ne se voulait qu’une première approche qui a été suivie, quinze ans plus tard, de la publication d’un second livre : « Siméon le Juste, l’auteur oublié de la Bible hébraïque ». Au moment de la rédaction des Arpenteurs du temps j’avais déjà testé la validité des règles herméneutiques appliquées par les auteurs judéens de la période hellénistique à l’interprétation de la Bible. J’étais déjà convaincu qu’elles ne relevaient en rien de la « virtuosité » des commentateurs anciens mais bien de l’application stricte de règles impératives d’interprétation à un texte qui, de plus, semblait avoir été écrit en fonction de ces règles. Pour ses lecteurs anciens, rien n’y était superflu ni contradictoire. Son origine divine en garantissait la perfection. Une telle approche est aux antipodes des théories scientifiques modernes. Contrairement à l’opinion défendue depuis le xviii e siècle, la version biblique de l’histoire rapportée dans les douze premiers livres de la Bible hébraïque, et particulièrement dans les cinq livres de la Torah, ne pouvait être pour les anciens le résultat de la combinaison de sources d’époques et d’auteurs différents. Elle devait avoir été intégralement composée de première main par un auteur inspiré sous la dictée de Dieu. Pour les spécialistes modernes la version définitive de cette Torah devrait être contemporaine d’Esdras. Elle aurait été imposée comme charte officielle de la religion judéenne par un grand prêtre nommé Esdras, probablement avec l’accord des autorités perses. Sa rédaction finale ne pourrait donc en aucun cas avoir été faite à la période hellénistique alors que la Judée, passée sous le contrôle des rois grecs d’Égypte, était gouvernée par les grands prêtres oniades désignés pour cette fonction par les autorités d’Alexandrie. Pourtant, les auteurs anciens ne commencent à évoquer le personnage d’Esdras qu’après la destruction du second Temple en 70 de notre ère. Celui qui aurait dit le premier que « le monde repose sur la Torah » serait Siméon fils d’Onias, que l’on surnommera Siméon le juste. C’est à redécouvrir ce personnage oublié et son œuvre que cet « essai » s’était attaché. Le premier auteur à reconnaître son rôle de fondateur est Jésus ben Sirah, dans un traité de Sagesse composé vers 195 avant notre ère et admis dans le canon des Écritures des Chrétiens sous le nom d’« Ecclésiastique ». Par la suite de nombreux témoignages explicites ou allusifs, aussi bien juifs que chrétiens, lui reconnaissent ce statut et cela jusqu’à la fin du premier siècle de notre ère.
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INTRODUCTION À LA NOUVELLE ÉDITION
S’ils n’ont pas été pris en compte par les spécialistes modernes c’est à cause du « genre littéraire » choisi par leurs auteurs judéens pour évoquer cette période de leur histoire. Alors que le personnage d’Esdras nous est connu par un livre composé en fonction des canons de l’historiographie grecque, les témoignages sur Siméon revêtent l’apparence de légendes ou de récits d’édification. Mais quel que soit le genre littéraire auquel ils appartiennent ils ont tous en commun d’avoir été composés en vue d’une lecture à deux niveaux comme l’est l’œuvre même de Siméon, le « fondateur de la double hauteur ». Telle est en effet la définition qu’en donne Jésus ben Sira dans l’éloge qu’il fait du grand prêtre dont il fut le contemporain et le disciple. C’est lui – dit-il – « qui a fondé la double hauteur, soubassement élevé de l’enceinte du Saint. C’est lui qui a creusé le réservoir des eaux, bassin semblable à la mer par son étendue ». On peut assurément y lire une allusion à la restauration matérielle du Temple du Jérusalem et à l’amélioration de l’approvisionnement de la ville en eau, mais s’il ne s’agissait que de cela pourquoi avoir choisi une formulation aussi alambiquée ? On pressent que le texte de Ben Sira doit évoquer une autre œuvre dont le sens nous échappe. Ben Sira écrit en effet un texte destiné à une double interprétation, un procédé littéraire qui sera systématiquement utilisé par tous ceux qui, pendant les siècles suivants, feront référence au rôle de Siméon. Sous leur apparence souvent naïve, ces textes sont en fait des constructions logiques dans lesquelles chaque mot remplit une fonction spécifique et dont l’ensemble construit une structure géométrique qui en suggère la portée générale. C’est cette attention au moindre détail d’Écriture – qui implique évidemment de ne travailler que sur le texte original – qui permet d’en redécouvrir l’architecture, mais sans toutefois en livrer pour autant le sens. Pour accéder à celui-ci il faut partir du principe que pour ses auteurs n’est historique qu’un événement dont le modèle a été révélé dans la Bible elle-même. Aussi, pour convaincre de son historicité il leur faut l’exprimer à travers les modèles bibliques qui en garantissent l’historicité. C’est ainsi que le creusement du « réservoir des eaux » par Siméon avait été prévu dès la création lorsque Élohim « avait prononcé en vue du réservoir des eaux : Mers » (Genèse 1, 10). Quant au « bassin comparable à la mer par son étendue » il n’était que la réplique du bassin de bronze nommé « mer » que le roi Hiram de Tyr avait fondu et placé dans le Temple de Salomon (Rois). Mais retrouver les modèles scripturaires auxquels renvoie Ben Sira ne suffit pas, encore faut-il redécouvrir les règles qu’il appliquait à l’interprétation de ces modèles bibliques. Il faut impérativement adopter une démarche herméneutique oubliée qui fait sienne la conviction inébranlable des anciens dans la perfection de l’Écriture. Cette exégèse se construit de façon logique en fonction d’un « algorithme » d’interprétation décrit dans le récit de création. Mais ce fait paraît a priori si invraisemblable et
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remet en question tant d’hypothèses admises actuellement que j’avais dû le passer sous silence en attendant d’être en mesure de l’exposer de façon évidente, ce que j’ai fait dans mon second livre. Cette nouvelle édition des Arpenteurs y fera parfois référence dans des notes, pour illustrer la façon dont les auteurs anciens pastichent cette Écriture dont ils faisaient encore une « lecture littérale » aujourd’hui oubliée. Par ailleurs, une meilleure connaissance des règles de lecture ancienne m’a permis d’améliorer certaines démonstrations. Si cet essai a dû se contenter d’évoquer la « lecture littérale » communément pratiquée jusqu’au premier siècle de notre ère, il a cependant permis de lire les témoignages anciens comme des « pastiches » d’Écriture, de comprendre par le biais de cette lecture les raisons qui ont justifié l’abandon progressif de l’herméneutique ancienne et son occultation après la destruction du second Temple. Celle-ci avait en effet rendu caduc un sens caché qui faisait de ce Temple le symbole d’une entrée imminente dans une ère nouvelle. Il devenait alors impératif, tant pour les Juifs que pour les Chrétiens, d’occulter au moins provisoirement ce sens. Les Chrétiens abandonnèrent le texte hébreu au profit du texte grec des Septante, se libérant ainsi d’une lecture fondée sur la lettre hébraïque. Les Juifs conservèrent l’Écriture hébraïque mais dressèrent « une haie autour de la Torah » qui imposait de ne l’interpréter qu’à la seule lumière de l’enseignement oral des maîtres du Judaïsme. Reléguée dans la préhistoire des deux religions, l’herméneutique ancienne tomba dans l’oubli et le grand prêtre Siméon avec elle.
I ntroduction à la première édition La recherche biblique s’accorde à dater de la période perse la rédaction finale de la Torah* 1. Ces cinq premiers livres de la Bible hébraïque auraient acquis leur forme actuelle, au moins en substance, entre 400 et 350 avant notre ère, et celui qui aurait fait de cette Torah la clé de voûte de la religion judéenne du second Temple* serait un grand prêtre venu de la Diaspora babylonienne, Esdras. Pour imposer sa réforme il aurait bénéficié du soutien officiel du roi perse Artaxerxès. Cette version de l’histoire s’est naturellement imposée du fait que les fondateurs du judaïsme, et les chrétiens à leur suite, ont accordé le statut de texte sacré à l’ouvrage qui faisait d’Esdras le fondateur. Ce récit d’origine devint alors vérité inspirée et, malgré de timides remises en question, s’impose encore au moins dans ce qu’il a d’essentiel : la Torah serait devenue la clé de voûte de la religion judéenne à la période perse. Pourtant, une lecture sans a priori de la littérature judéenne, une lecture qui se refuse à établir une distinction qualitative entre les documents reconnus comme inspirés et les autres, permet d’envisager une autre version des faits. Curieusement, le scénario est identique, seuls les noms des personnages et les dates changent. Comme dans l’hypothèse traditionnelle, la Torah aurait été promulguée par un grand prêtre, mais un prêtre oniade* dont le nom serait Siméon fils d’Onias et non Esdras. Comme dans l’hypothèse traditionnelle, ce grand prêtre serait venu de la Diaspora, mais de la Diaspora égyptienne et non pas babylonienne. Il aurait également bénéficié du soutien d’un roi, mais d’un roi grec. Cette version des faits, si elle s’avérait exacte, serait lourde de conséquences. Alors que l’hypothèse traditionnelle date l’événement fondateur du judaïsme de 400 avant notre ère, cette nouvelle hypothèse le daterait de 200. L’enjeu est capital. Si la promulgation de la Torah a eu lieu vers 400, l’historien ne dispose d’aucun témoin extérieur qui lui permette de juger de l’historicité du fait. Tout ce qu’il peut savoir sur l’histoire du second Temple à la période perse, ou peu s’en faut, est en effet conservé dans le livre canonique d’Esdras-Néhémie qui devient alors juge et partie. La situation devient tout autre si l’événement s’est produit vers 200. Nous sommes en effet en pleine période hellénistique, à une époque où la 1. Le non-spécialiste pourra trouver en fin d’ouvrage un glossaire dans lequel seront sommairement présentés les principaux personnages et les grandes périodes de cette histoire ainsi que quelques termes techniques. Les éléments retenus dans ce glossaire seront suivis de l’astérisque (*) lors de leur première mention.
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INTRODUCTION À LA PREMIÈRE ÉDITION
culture grecque imprègne les milieux sacerdotaux du Temple de Jérusalem. La promulgation de la Torah devient alors un fait historique qu’il est possible de replacer dans un contexte connu, tant religieux que politique et culturel, dans le contexte de l’hellénisation de la Judée. Esdras ou Siméon fils d’Onias ? Cet essai explorera la seconde voie. Si les spécialistes la passent généralement sous silence c’est qu’elle ne peut être étayée qu’en faisant appel à des textes auxquels on a coutume de ne prêter que peu ou pas d’attention. Il semble en effet naturel de n’accorder crédit qu’aux textes judéens qui traitent d’histoire au premier degré, dans un langage immédiatement déchiffrable, et de négliger ceux qui parlent d’histoire à mots couverts, en se parant d’habits de légende, en empruntant la forme littéraire surprenante de l’apocalypse ou en se cachant sous le voile d’un récit édifiant. Ces textes « à double hauteur » sont d’interprétation difficile car leur portée historique a été codée, de sorte qu’elle n’est accessible qu’à l’initié. Leur étude suppose donc la connaissance préalable des règles qui permettent de passer d’un sens apparent au sens profond. Les derniers écrivains à avoir utilisé de façon systématique ces techniques d’écriture à double hauteur – et avec quelle maîtrise – furent les disciples de Rabbi Aqiba ben Joseph*, l’un des fondateurs les plus prestigieux du judaïsme aux premier et deuxième siècles de notre ère. Les textes rédigés par l’École d’Aqiba mettent en scène un Aqiba idéalisé mais, par delà cette fiction, nous plongent dans un univers de pensée oublié d’une étonnante complexité. Ce qui n’est au premier regard qu’une légende devient un monument logique capable de brosser en quelques mots une synthèse de l’histoire religieuse du second Temple, d’une histoire qui est avant tout celle de l’interprétation de l’Écriture. La première partie de cet essai se proposera d’interpréter quelques-uns des monuments de cette « légende d’Aqiba » et, par leur biais, de redécouvrir des principes d’écriture oubliés. Le dogme qui s’impose à tous ces auteurs anciens est que l’histoire biblique constitue un modèle universel de l’histoire. Dès lors l’histoire du second Temple, comme celle des origines du judaïsme ou du christianisme, doit nécessairement se mouler dans ces modèles du passé. Chaque épisode doit faire écho à un événement biblique qui le préfigure. C’est paradoxalement la conformité au modèle qui sert de critère à la vérité historique. N’a de portée historique qu’un événement dont on peut lire l’annonce dans l’Écriture. Le travail de l’historien ancien consiste donc à mettre en évidence les modèles révélés qui donnent cohérence et sens aux événements, en apparence chaotiques, de l’histoire qui lui est contemporaine. Puisque cette histoire n’est qu’un tissage nouveau de modèles anciens, la façon la plus adéquate de la raconter sera de renvoyer le lecteur aux modèles bibliques qui lui donnent sens. Lorsque l’emploi d’un tel procédé devient systématique, histoire et modèle de l’histoire s’interpénètrent alors
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de façon si étroite qu’il devient difficile, voire impossible, de les distinguer. Aqiba (‘QB’) est-il présenté comme un nouveau Jacob (Y‘QB), père des douze tribus d’Israël, parce que son nom est de même racine (‘QB) que celui du Patriarche ou l’a-t-on renommé ainsi pour le conformer à son modèle ? Son épouse se nommait-elle Rachel ou lui a-t-on donné ce nom parce qu’il était celui de l’épouse que Jacob aimait ? Le fils d’Aqiba se nommait-il Siméon, comme le veut la tradition, ou a-t-on choisi de lui donner ce nom parce qu’il était celui d’un des fils de Jacob qui lui-même préfigurait Siméon fils d’Onias, le maître spirituel d’Aqiba ? Cette osmose continuelle entre histoire et modèle oblige à la prudence, mais les incertitudes de détail que provoque inévitablement un tel codage n’empêchent pourtant pas de saisir les grandes lignes d’une histoire oubliée. La technique utilisée par l’École d’Aqiba est plus sophistiquée encore. La lecture d’une histoire qui ne prend sens que par référence à des modèles bibliques implique de la part du lecteur une connaissance préalable de ceux-ci. Dès lors à quoi bon entrer dans les détails, une simple référence au modèle biblique approprié peut suffire à évoquer un pan entier de l’histoire contemporaine. L’homme avisé comprendra ! Se greffe alors une difficulté supplémentaire pour le lecteur du vingt et unième siècle habitué à circuler dans le texte biblique au moyen de références chiffrées. Pour les disciples d’Aqiba, comme pour tous leurs prédécesseurs, la première phase de l’apprentissage de la Bible était sa mémorisation intégrale 2 . Il était alors possible de renvoyer l’auditeur à ce texte mémorisé de deux façons. Comme le font souvent les littératures juive et chrétienne des premiers siècles, on pouvait en faire une citation explicite introduite ou non par la formule « car il est dit » ou « car il est écrit ». On pouvait aussi, et telle est la technique habituellement utilisée dans la littérature la plus ancienne, procéder de façon codée en glissant dans la trame du texte un simple mot ou une expression tirée du texte auquel on voulait faire référence. Dans ce cas l’important n’était pas que ce mot ou cette expression résume de façon adéquate l’histoire exemplaire à laquelle on renvoyait, mais seulement qu’il soit propre à cette histoire et y renvoie le lecteur de façon aussi contraignante que nos références chiffrées. C’est ainsi qu’il suffit aux disciples d’Aqiba d’asseoir leur maître « sur la bouche du puits » (Genèse 29, 2) pour qu’Aqiba refasse le voyage de Jacob partant prendre épouse au pays d’Aram et s’arrêtant près du puits où s’abreuvaient les troupeaux de Laban, 2. À la période hellénistique et jusqu’aux premiers siècles de notre ère, le livre (ensemble de cahiers de papyrus ou de parchemin pliés et cousus nommé codex) était inconnu. Les textes étaient écrits sur des rouleaux, une présentation qui est encore celle du rouleau de la Torah destiné à la lecture synagogale. La longueur de ce rouleau étant de quatre-vingts mètres environ, il est impossible de le consulter comme on feuillette un livre. Il ne se prête qu’à une lecture suivie et sert avant tout à garantir l’intangibilité de l’Écriture. La mémorisation de l’ensemble de la Torah est donc une condition préalable à son étude.
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INTRODUCTION À LA PREMIÈRE ÉDITION
son futur beau père (Genèse 29, 1-10). Cette technique de composition de textes-mosaïque, par emprunts de mots à l’Écriture, est bien connue des spécialistes contemporains, mais ils n’y voient le plus souvent qu’une particularité stylistique de la littérature de cette période, sans influence réelle sur l’interprétation des textes eux-mêmes. Au contraire, voir dans ces emprunts autant de clés d’accès aux modèles bibliques renouvelle profondément leur lecture. Cette technique que l’École d’Aqiba maîtrise encore à la perfection se retrouve à des degrés divers dans la littérature des siècles précédents et sa prise en compte conduit à proposer une lecture nouvelle de nombre de textes anciens et à faire réapparaître par ce biais une autre version de l’histoire du second Temple. C’est à l’évocation de cette autre histoire que sera consacrée la deuxième partie de cet essai. S’il est aisé de retrouver dans les textes le mot clé qui permet de passer de l’histoire à son modèle biblique, il est en revanche infiniment plus délicat de retrouver l’interprétation que l’on donnait de ces modèles à la période du second Temple. À la lecture de ces textes on découvre en effet que l’histoire à laquelle s’intéressaient avant tout les auteurs anciens était celle de l’interprétation de la Torah, mais aussi que le passage de la religion judéenne du Temple aux religions juive et chrétienne s’est accompagné d’une rupture d’avec cette interprétation ancienne. Sur ce point aussi le témoignage de l’École d’Aqiba est capital car elle livre un combat d’arrièregarde pour sauver, autant que faire se peut, cette interprétation ancienne rendue au moins en partie caduque par la destruction du Temple. Reprenant à son compte, au moins partiellement, les thèses qui avaient cours à l’époque du Temple, Aqiba se fait le défenseur d’une Torah dont l’écriture refléterait la perfection de son auteur divin. Rien n’y serait superflu, rien n’y serait contradictoire. Cette Torah n’aurait pas été écrite dans la « langue des fils d’Adam » mais dans une langue spécifique, « la langue du Sanctuaire », que l’auteur divin aurait choisie pour se révéler. Dans une telle perspective, l’interprétation de l’Écriture implique un respect inconditionnel de sa lettre réputée d’origine divine. Tout devient intentionnel. Le sens doit logiquement découler d’une « lecture littérale » 3 qui prend en compte chaque particularité d’écriture sans jamais remettre en question l’intentionnalité de celle-ci. 3. Au Moyen Âge les interprètes de la Bible ont distingué quatre sens de l’Écriture : le sens littéral qui enseignait les faits, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique (P. Gibert, Petite histoire de l ’exégèse biblique, Paris, 1992, et G. Dahan, Lire la Bible au Moyen Âge, Essais d ’herméneutique médiévale, Genève, 2009, p. 199-224). Actuellement le sens littéral correspond au « sens historique » du texte, alors que la « lecture littérale » pratiquée à la période du second Temple était d’une toute autre nature. Elle était « littérale » au sens propre du terme, car elle s’attachait à fonder le « sens » du texte – un sens généralement allégorique – sur la lettre même de l’Écriture.
INTRODUCTION À LA PREMIÈRE ÉDITION
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Est-il nécessaire de souligner à quel point une telle approche est éloignée de la nôtre ? À partir du deuxième siècle de notre ère en effet la théorie de la « langue du Sanctuaire » fut progressivement abandonnée par le judaïsme au profit d’une autre théorie qui occultait cette logique de l’Écriture et lui faisait parler « la langue des fils d’Adam ». Redécouvrir la portée des modèles anciens implique donc un total renoncement à nos habitudes de lecture. L’approche critique qui nous est familière, et qui ne cesse de remettre en question la perfection du texte, doit céder le pas à une démarche dont l’obsession est au contraire la fidélité inconditionnelle à la lettre. Tel est le pari qu’il faut relever pour avoir quelque chance de percer le sens des modèles de l’histoire qui nous sont proposés. Mais ce dépaysement nécessaire n’est pas sans risque. Plus on joue au jeu de la lecture littérale, plus on constate que l’Écriture même s’y prête avec complaisance, à tel point que l’hypothèse a priori impossible de la langue du Sanctuaire prend peu à peu consistance et qu’à l’alternative historique, Esdras ou Siméon le Juste, s’en ajoute une seconde d’ordre linguistique : « langue des fils d’Adam » ou « langue du Sanctuaire » ? Depuis plus de dix-huit siècles les spécialistes ont, d’un commun accord, rejeté cette deuxième hypothèse, mais ont-ils pour autant démontré la validité de la première ? Un survol rapide et critique des acquis des sciences bibliques au cours des deux derniers millénaires tentera de combler le gouffre qui s’est creusé entre nos hypothèses et les certitudes des Anciens.
T ranscription de l’ hébreu Chaque fois que la référence aux lettres hébraïques sera nécessaire, les mots seront cités en transcription sous leur forme consonantique (ראשית = R’SYT) et leur lecture sera simplifiée (ré ’chit) avec comme seul souci de permettre au non hébraïsant de « dire » ce que les lettres font « voir ». א ב ג ד ה ו ז ח ט י כ, ך
’alèf bét gimèl dalèt hé waw zayin hét tét yod kaf
’(1) b ou v g d h w z h(2) t y k ou k(2)
ל מ, ם נ, ן ס ע פ, ף צ, ץ ק ר ש ת
lamèd mém noun samèk ‘ayin pé çadé qof réch sin, chin taw
l m n s ‘(1) p ou f ç q r s ou ch t
La transcription des voyelles (a é è i o ou) ne tient pas compte des distinctions subtiles introduites par les ponctuateurs juifs (Naqdanim) plusieurs siècles après la fixation du texte original. La transcription des noms propres bibliques est en général celle de la Pléiade. (1) Dans la langue hébraïque moderne ces lettres ne sont plus prononcées. (2) Les lettres h et k sont prononcées approximativement comme le ch dur de l’allemand.
Chapitre 1
L angue des fils d’A dam
ou langue du sanctuaire ? La littérature juive ancienne a gardé le souvenir d’une querelle d’école qui divisa les rabbins palestiniens du début du deuxième siècle de notre ère et dont l’enjeu était linguistique. Les thèses en présence avaient pour défenseurs deux des principaux fondateurs du judaïsme, Rabbi Ismaël* et Rabbi Aqiba. Ismaël enseignait : « La Torah parle comme la langue des fils d’Adam ! », comme un langage humain, comme une langue naturelle. À cela l’École d’Aqiba rétorquait : « Rien n’est superflu dans la Torah ! », laissant entendre par là que la langue de la Bible, celle que l’on nommait la langue sainte, ou plus précisément la langue du Sanctuaire (lechon haqodèch, lechon bét haqodèch), n’était pas entachée de l’imperfection des langages humains victimes d’homonymie, de synonymie et de cette marge de liberté que l’on nomme style. Aux yeux d’Aqiba la Torah était parfaite, d’une perfection comparable à celle du Dieu qui l’avait révélée à Moïse sur le mont Sinaï. Supposer qu’il pouvait s’y rencontrer une contradiction ou un mot superflu relevait du blasphème. Pour lui, même le mot le plus vide en apparence de cette Torah, la particule ’ét qui sert à introduire le complément d’objet direct, était vie pour qui savait en percer le sens caché. Rien de superflu, rien de contradictoire ! La Torah était aux yeux d’Aqiba un monument logique, sorti de la pensée de Dieu et gravé par le doigt de Dieu. Elle parlait la langue de Dieu. Rabbi Ismaël quant à lui ne contredisait que prudemment cette théorie et n’enseignait pas que la Torah parlait la langue des fils d’Adam, mais seulement « comme la langue des fils d’Adam ». Langue des fils d’Adam ou langue du Sanctuaire ? Le débat est clos depuis dix-huit siècles. Après la mort d’Aqiba pendant la deuxième révolte juive (de 132 à 135 de notre ère), la thèse d’Ismaël l’emporta. Aqiba entra dans la légende et les arguments qu’il faisait valoir en faveur d’une langue parfaite, dans laquelle rien n’aurait été superflu, entrèrent dans la légende avec lui. Entre Aqiba et nous s’est creusé un abîme large de près de deux millénaires pendant lesquels les spécialistes ont élaboré un système d’interprétation conforme à la doctrine d’Ismaël. Les grammairiens juifs du Moyen Âge, à la suite des grammairiens arabes, se sont efforcés de montrer que l’on pouvait appliquer à la Torah les règles élaborées pour décrire la langue du Coran. Les lexicographes se sont employés à proposer un classement naturel du vocabulaire en rattachant chacune des occurrences à une
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CHAPITRE 1
racine trilitère 1. Puis vint la critique textuelle de l’Ancien Testament qui se fixa pour tâche de résoudre les nombreux problèmes laissés sans réponse par grammairiens et lexicographes. On s’interdit de toucher au texte luimême mais on proposa, en note, de le corriger chaque fois qu’il s’écartait de façon gênante de la lecture traditionnelle. La théorie documentaire enfin, expliqua que ce monument qu’Aqiba disait monolithique, était en fait une compilation complexe, née de rédactions successives, yahviste, élohiste, deutéronomiste, sacerdotale, échelonnées sur un demi-millénaire. Pourtant, dès que l’on tente de faire la synthèse des acquis des différentes disciplines, grammaire, lexicographie, critique textuelle, critique historique, on voit apparaître des contradictions telles qu’on ne peut que s’interroger sur la validité de l’hypothèse de cette École d’Ismaël dont nous sommes les héritiers. § 1 Tr a duct ion ,
t r a di t ion
Lire en traduction française les cinq premiers livres de la Bible hébraïque, la Torah, n’est pas chose facile. Souvent insaisissable dans le détail de son écriture, le texte ne laisse filtrer qu’un sens imprécis que le lecteur ressent ou imagine plus qu’il ne le comprend. Qui saurait déchiffrer les détails du récit du septième jour de la création ? Ainsi furent achevés les cieux, la terre et toute leur armée. Élohim acheva, au septième jour, l’œuvre qu’il avait faite et il se reposa, au septième jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Élohim bénit donc le septième jour et le consacra, parce qu’en lui il se reposa de toute son œuvre qu’Élohim avait créée par son action (Genèse 2, 1-3).
Il serait possible de disserter sans fin sur un tel texte. Nous nous attacherons seulement à l’examen de ses derniers mots. La traduction « Il se reposa de toute son œuvre qu’Élohim avait créée par son action » prend des libertés avec le texte hébreu. La syntaxe de cette phrase est pourtant parfaitement claire et implique de comprendre « qu’Élohim avait créée en vue de faire (bara’ la‘asot) ». Ce premier exemple permet d’emblée de saisir les enjeux sous-jacents aux choix des traducteurs. Retenir la traduction 1. On considère actuellement que chaque racine verbale de l’hébreu est composée de trois consonnes dont certaines, instables, peuvent tomber lors de la conjugaison. Par exemple, le verbe donner (NTN) ne conserve que le T lorsqu’on le met à l’infinitif construit. À période ancienne au contraire on identifiait la racine par référence à ses seules lettres stables, ce qui conduisait à reconnaître l’existence de racines verbales composées de deux, voire même d’une seule consonne stable comme c’est le cas pour le verbe « donner ». Par ce biais, des racines qui actuellement sont distinctes pouvaient être associées entre elles du fait de leur graphie stable identique, ce qui ouvrait de nouvelles possibilités à l’interprétation.
LANGUE DES FILS D’ADAM OU LANGUE DU SANCTUAIRE ?
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littérale « qu’Élohim avait créée en vue de faire » supposerait une action divine en deux temps. Ce thème est assurément bien connu des commentateurs anciens, particulièrement de Philon d’Alexandrie* qui, reprenant l’opposition familière aux philosophes grecs entre monde intelligible et monde sensible, enseigne que le démiurge biblique a conçu un modèle intelligible de la création avant de le réaliser dans le sensible. Les rabbins reprendront le même thème et enseigneront que Dieu, tel un architecte, a dessiné le plan du monde avant de le réaliser concrètement. Mais lire une allusion à cette double création dans le texte hébreu lui-même en traduisant littéralement « créer en vue de faire » ne reviendrait-il pas à reconnaître que celui-ci a été pour le moins corrigé à la période hellénistique afin d’y insérer un thème emprunté à la philosophie grecque ? Édouard Dhorme ne s’est probablement pas trouvé confronté à ce dilemme. Son choix de traduction se situe en effet dans le droit fil d’une tradition de lecture, vieille de deux millénaires, qui remonte à l’auteur même de la version grecque de la Bible, les Septante*, et qui a écarté l’hypothèse d’une double action divine en traduisant par une formule que l’on peut rendre soit par « que Dieu avait commencé de faire », soit par « que Dieu avait faite au commencement » 2 . Ce choix fut par la suite légitimé par les grammairiens qui expliquèrent que la construction la‘asot dont le sens est ici débattu pouvait recouvrir de multiples nuances « ad faciendum (en vue de faire), in faciendo (en faisant) … » 3. S’autorisant de cette ambiguïté supposée de la syntaxe, Dhorme a choisi – c’était son droit – la deuxième solution « (l’œuvre qu’) Élohim a créée par son action (= en la faisant) ». Si Dhorme gomme ce thème de la double création, il demeure en revanche fidèle au texte hébreu quand il traduit : « Élohim bénit le septième jour … parce qu’en lui il se reposa de toute son œuvre qu’Élohim avait créée ». Ainsi construite la phrase suppose pourtant l’existence de deux intervenants divins dont l’un bénirait l’œuvre créée par l’autre ? Là encore Philon d’Alexandrie nous apporte un élément de réponse quand il identifie les deux noms divins, Élohim (= Théos « Dieu ») et Yahvéh (= Kurios « Seigneur »), aux deux Puissances en qui le Dieu invisible se manifeste. En Élohim il se manifeste comme puissance créatrice et en Yahvéh comme Dieu de la Loi. Dans une telle perspective on peut effectivement com-
2. M. Harl , La Genèse, Paris, Le Cerf, 1986, p. 99. 3. P. Joüon, Grammaire de l ’hébreu biblique, Rome, 1923 (réimpression photomécanique 1987) § 124 l. Cette grammaire fait toujours autorité et, fait exceptionnel, a même été traduite en anglais : P. Joüon – T. Muraoka, A Grammar of Biblical Hebrew, translated and revised, Rome, 1996. Bien que le réviseur tienne compte de l’ensemble des recherches faites dans le domaine de la grammaire depuis P. Joüon, il n’a jugé bon de corriger aucun des textes que je cite dans ce chapitre.
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prendre que Yahvéh, instaurateur du repos sabbatique, se repose de l’œuvre qu’Élohim, le Dieu créateur, a créée. Le texte prend alors le sens suivant : Et Élohim bénit le septième jour … parce qu’en lui (Yahvéh) a chômé de toute son œuvre, (œuvre) qu’Élohim avait créée pour (que Yahvéh la) fasse 4 .
Mais une telle traduction impliquerait que l’on reconnaisse que le texte hébreu lui-même contient déjà un enseignement de théologie spéculative sur les Noms divins ! Prenons un autre exemple. Que peut signifier : « Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour ». (Genèse 1, 5) ? Faisant la synthèse des recherches sur le sujet, R. de Vaux avance l’explication suivante : Pendant longtemps en Israël, on a compté le jour de matin à matin. Lorsqu’on voulait indiquer la durée totale d’un jour de vingt-quatre heures, on disait « jour et nuit » ou une formule équivalente, mettant le jour d’abord : on pourrait aligner une cinquantaine de références … Cela suggère que l’on comptait le jour à partir du matin, et c’est en effet un matin, avec la création de la lumière que commencèrent le monde, la distinction du jour et de la nuit, et le temps (Genèse 1, 3-5). On a tiré la conclusion contraire de l’expression qui ponctue le récit de la création : « Il y eut un soir et il y eut un matin, 1er, 2e, etc., jour » ; cependant cette formule, venant après la description de chaque œuvre créatrice qui se fait évidemment pendant la période lumineuse, indique plutôt le temps vacant jusqu’au matin, fin d’un jour et début de l’œuvre suivante 5.
L’explication est embarrassée et, en tout état de cause, bien qu’elle apporte quelque lumière sur la division des jours dans la Bible, n’éclaire en rien le sens de la formule en question : « Il y eut un soir, il y eut un matin : premier jour » ! Une solution simple existe pourtant qui présente de plus l’avantage de respecter scrupuleusement la grammaire. Elle consiste à admettre que l’expression « premier jour » est un complément de nom du mot « matin ». La lecture littérale devient alors : Et le soir exista. Et le matin du jour d(e l ’)Un exista.
Par ce simple retour à la grammaire le récit de création devient alors conforme aux autres témoignages cités par R. de Vaux et, comme eux, fait bien commencer le jour biblique le matin. Mais ce retour à la lecture littérale provoque inévitablement une réaction en chaîne difficilement acceptable puisqu’il décale les œuvres par rap4. Les textes ou fragments de textes traduits en fonction des règles de la lecture littérale seront systématiquement écrits en italiques, alors que les citations du texte de la Pléiade seront en caractères normaux. 5. R. de Vaux, Les institutions de l ’Ancien Testament, I-II, Paris, 1960-1961, vol. 1, p. 275-276.
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port aux jours : le premier jour n’est plus celui de la création de la lumière, mais celui de la fabrication du firmament : Et le matin du jour d(e l ’)Un exista. Et Élohim dit : « Qu’il y ait un firmament » …
C’est tout l’ordonnancement de la création qui se trouve alors bouleversé puisque l’homme créé traditionnellement le sixième jour l’est le cinquième et la lumière que l’on croyait avoir été créée le premier jour se trouve exister antérieurement à celui-ci 6. Une fois de plus ce retour à la lecture littérale oriente vers une interprétation de type philosophique car les premiers versets de la Genèse, comme le pensait Philon, reprennent alors leur valeur exemplaire et deviennent un résumé du plan divin de création, d’un plan créé dans la pensée d’Élohim antérieurement à la fabrication de la voûte céleste. Au commencement Élohim a créé les cieux et la terre Et la terre a existé (étant) vague et vide Et l’obscurité (est) au-dessus de (l’) abîme Et l’esprit d’Élohim s’agite au dessus des eaux Et Élohim dit : « qu’existe de la lumière » Et (la) lumière exista. Et Élohim vit la lumière car (elle est le) bien Et Élohim fit une séparation entre la lumière et entre l’obscurité Et Élohim prononça pour la lumière : « jour » Et pour l’obscurité il avait (auparavant) prononcé : « nuit » Et (le) soir exista Et (le) matin (du) jour (de l ’)Un exista Et Élohim dit : « Qu’existe un firmament » (Genèse 1, 1-6).
La lecture littérale renvoie une fois encore à la distinction philonienne entre un modèle intelligible de la création antérieur au « jour de l ’Un » et la réalisation de ce modèle dans le monde sensible après qu’un firmament, lieu de séparation et de médiation entre intelligible et sensible, ait été mis en place. Mais comment un tel enseignement pourrait-il être inscrit dans l’Écriture sans que se soit exercée une influence hellénistique sur l’auteur du texte hébreu lui-même ? Ces premières remarques visaient à montrer à quel point l’interprétation du texte hébreu de la Torah est conditionnée par l’idée que l’on se fait 6. Comme je l’ai montré dans « Siméon le Juste l ’auteur oublié de la Bible hébraïque », le retour à la lecture littérale de cette phrase, qui impose de faire de « jour » un complément de nom de « matin » – « et (le) matin du jour de (l ’)Un exista » – modifie le rapport entre les jours et les œuvres. C’est ce respect inconditionnel de la syntaxe qui donne accès à la reconstitution de l’algorithme en fonction duquel tout le récit de création a été pensé par l’auteur (B. Barc , Siméon le Juste l ’auteur oublié de la Bible hébraïque, Turnhout, 2015, p. 173-199).
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CHAPITRE 1
de sa date de rédaction et du milieu culturel et religieux qui l’a produit. Si l’on s’en tient à la thèse traditionnelle qui attribue la promulgation de la Torah à Esdras, au plus tard en 350 avant notre ère, toute influence philosophique doit évidemment être écartée. À cette époque la Judée fait partie de l’empire perse et ses contacts avec le monde grec, bien qu’attestés, ne sont encore que discrets. Platon ne fondera l’Académie qu’en 387 et l’influence de la culture et de la philosophie hellénistiques sur la Judée ne commencera vraiment à s’exercer qu’après le rattachement de celle-ci à l’empire lagide d’Alexandrie vers 300. On se trouve donc contraint de choisir entre une lecture littérale qui laisse transparaître une influence philosophique, mais remet en question l’ancienneté supposée de la rédaction finale de la Torah et le maintien d’une datation haute qui implique la négation de toute influence philosophique … donc l’occultation de la lecture littérale. Ce choix, comme on le verra, fut l’un des enjeux des querelles qui opposèrent l’École d’Aqiba à celle d’Ismaël, querelles qui se soldèrent effectivement par l’abandon de la lecture littérale. L’approche du texte hébreu de la Torah qui s’impose actuellement à tout hébraïsant n’est-elle que la conséquence de cet abandon ? Les énigmes multiples que pose ce texte sont-elles nées du refus de sa lecture littérale ? Une chose est sûre, les travaux des traducteurs, des grammairiens et des lexicographes aussi bien que ceux des spécialistes de la critique textuelle ou littéraire de l’Ancien Testament visent, par des biais divers, à reconstituer un texte et un sens du texte qu’une lecture directe et sans a priori ne ferait pas apparaître. § 2 U n e
l a ngu e sa ns s y n ta x e ?
Le lecteur non hébraïsant ne peut savoir que les traductions qu’on lui propose ne laissent en fait transparaître qu’une part infime des problèmes, tant syntaxiques que sémantiques, que pose le texte hébreu au spécialiste contemporain. Ce dernier finit même par sélectionner les difficultés, convaincu par lassitude que sans cela l’enseignement de l’hébreu biblique deviendrait impossible. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le rôle des grammairiens, depuis le Moyen Âge, a été d’accoutumer l’hébraïsant à enseigner une langue dont la syntaxe demeure incompréhensible. Par exemple, on admet tacitement, comme l’enseigne la grammaire de Joüon 7, que « l’emploi de l’article en hébreu est assez flottant ». Une telle affirmation, dont la valeur sécurisante est indéniable, est linguistiquement aberrante. Se peut-il qu’une langue dotée du code de la détermination ne suive aucune règle stable dans l’emploi de ce code ? Si tel est le cas, peut-elle 7. P. Joüon, op. cit., § 137 f.
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encore remplir sa fonction première de communication ? Ce flottement de l’article que mentionne Joüon, un flottement qui par ailleurs affecte à des degrés divers tous les faits syntaxiques, ne peut être assimilé à cet espace de liberté bien défini dont toute langue dispose dans la construction de sa syntaxe. Le flottement de l’article hébreu est d’une toute autre nature et il faut au grammairien faire flèche de tout bois pour découvrir des critères de classement, souvent surprenants, qui lui permettent d’introduire dans son exposé un semblant de cohérence : Généralement on a l’article lorsqu’il s’agit de personnes présentes. Assez souvent l’article manque quand il s’agit de personnes non présentes ou plus ou moins imaginaires. Une chose unique en son genre est par là même déterminée et prend généralement l’article 8.
De telles formulations probabilistes assorties d’un généralement, assez souvent, plus ou moins, se rencontrent à chaque page de la grammaire de Joüon. Mais cette quête du probable ne peut qu’être stérile. Connaître la probabilité d’apparition de l’article ou de son omission n’est d’aucune utilité pratique face à un texte donné ! Rencontrera-t-on l’article devant « une chose unique en son genre », on s’en réjouira puisque telle est la tendance majoritaire. Dans le cas contraire, on s’en accommodera en classant cette anomalie parmi les probabilités minoritaires. L’article hébreu devient alors un simple ornement graphique placé là, au hasard, par la fantaisie d’un écrivain facétieux. Le traducteur n’a plus à en tenir compte. Prenons un autre exemple. Nombre de grammairiens passés n’hésitaient pas à dire qu’en hébreu l’emploi des temps des verbes est à peu près indifférencié. Il était même tacitement admis que la syntaxe de l’hébreu était pour ainsi dire inexistante. La grammaire de M. Lambert 9 ne consacre au sujet que 35 pages, contre 365 à la morphologie et garde un silence presque total sur l’emploi des temps. Joüon, quant à lui, s’efforce de découvrir les règles de cette syntaxe insaisissable, mais reconnaît les limites d’une telle entreprise : La question des temps et des modes, qui est à la fois la plus importante et la plus délicate de la syntaxe hébraïque, était négligée par les anciens grammairiens. Certains auteurs exégètes ou traducteurs surtout anciens, semblent n’avoir eu sur cette matière que des idées vagues ; en traduisant, ils se guident plutôt par une sorte d’instinct que par une connaissance précise de la valeur des formes. On est même allé jusqu’à émettre l’idée singulièrement hardie que les formes temporelles, notamment en poésie, sont employées d’une façon à peu près indifférente. Sans doute il se trouve dans notre texte massorétique, surtout dans les parties poétiques, beaucoup de formes difficiles et même impossibles à expliquer d’une façon satisfai8. P. Joüon, op. cit., § 137 g. 9. M. Lambert, Traité de grammaire hébraïque, Hildesheim, 1972 (réédition anastatique avec index).
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sante. Mais il y a, par contre, un grand nombre d’exemples, principalement dans la bonne prose narrative, où la valeur propre des formes temporelles apparaît d’une façon assez claire. De ces exemples clairs nous tâcherons de dégager les principes qui peuvent guider pour l’explication des cas plus ou moins difficiles 10.
Un essai de description doit donc se faire sur un échantillon savamment choisi « dans la bonne prose narrative » et n’aboutit cependant bien souvent qu’à l’énoncé de probabilités, donc à renvoyer le traducteur « à cette sorte d’instinct qui le guide ». Mais existe-t-il un instinct en matière de traduction biblique ? Ne faut-il pas plutôt parler, comme on l’a vu, d’un sens traditionnel de l’Écriture auquel le traducteur se conformerait par habitude ou par nécessité ? Les travaux de Joüon n’y ont rien changé ; les traducteurs continuent à traiter librement le temps des verbes. Un parti pris de banalisation continue à transformer en récits du passé des textes à portée prophétique. En voici quelques exemples : Pléiade, Genèse 2, 6 Un flot montait de la terre et arrosait toute la surface du sol. Genèse 2, 10 Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là se divisait pour former quatre têtes.
Lecture littérale du temps des verbes Et un flot montera (ya‘alèh) de la terre et a(ura auparavant) arrosé (wehichqah) la totalité des faces du sol. Un fleuve sort (yoçé ’) d’Éden pour arroser le jardin et de là il se divisera (yiparéd) et il a(ura auparavant) existé (wehayah) en vue de quatre têtes
Alors que l’hébreu distingue ici trois formes différentes, un participe (yoçé ’), des futurs (ya‘alèh et yiparéd) et des formes du passé (we-hichqah et we-hayah) – auxquelles les grammairiens donnent ici une valeur de futur 11 –, Dhorme rend uniformément ces temps par des imparfaits. 10. P. Joüon, op. cit., § 111. 11. Il existerait, en hébreu biblique, des formes verbales nommées conversives ou inversives. Une graphie Y’KL qui porte le préfixe Y- du futur (y’okal : il mangera) pourrait prendre une valeur de passé lorsqu’elle est précédée de la conjonction de coordination (W-) vocalisée « a », (W-Y’KL : wa-y’okal : et il a mangé), mais garderait sa valeur de futur lorsque cette conjonction serait vocalisée « e », (W-Y’KL : wey’okal : et il mangera). En d’autres termes, ceux qui vocalisèrent l’Écriture auraient pu interpréter la forme consonantique Y’KL comme un passé ou comme un futur en fonction du contexte en décidant de lui associer la voyelle « e » ou « a ». Pour concilier ce fait avec une origine divine de cette Écriture qui exclut toute contradiction, il faut, me semble-t-il, faire appel à la notion de « passé prophétique » (Siméon le Juste, § 237) dont l’emploi signifierait que ces événements du passé préfigurent des événements futurs. Ces formes seraient autant d’invitations à chercher dans l’Écriture le modèle révélé d’événements contemporains du lecteur.
LANGUE DES FILS D’ADAM OU LANGUE DU SANCTUAIRE ?
§ 3 D e s
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r ègl e s con t r a dictoi r e s
Pour mettre en évidence les contradictions internes des grammaires, il suffit d’analyser les premiers mots de la Torah : Au commencement Élohim créa les cieux et la terre (Genèse 1, 1).
Bien que formulé différemment, le dogme essentiel des religions juive et chrétienne est celui du monothéisme. Nul n’oserait sérieusement prétendre que les premiers mots de la Bible puissent signifier : « Au commencement des dieux créèrent les cieux et la terre ». Pourtant les règles énoncées dans les grammaires permettent d’accorder aux lectures polythéiste et monothéiste une égale probabilité. Le mot ’èlohim traité ici comme un nom propre, n’est en fait qu’une forme plurielle indéterminée d’’èloah, dieu. Dhorme lui reconnaît d’ailleurs cette valeur de pluriel quelques phrases plus loin lorsqu’il traduit : « Vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux (ké ’lohim), sachant le bien et le mal » (Genèse 3, 5). Pour défendre l’interprétation monothéiste de la première phrase de l’Écriture on objectera alors que le verbe créer est au singulier (bara’) et qu’en hébreu biblique, le genre et le nombre réels du nom sont déterminés par l’accord du verbe. Puisque bara’ est au singulier,’èlohim, quoique d’écriture plurielle, doit être un singulier ! Si la règle ne souffrait pas d’exception, on pourrait admettre cette explication, mais il n’en est rien. En fait un tel argument n’est qu’apologétique, puisque Joüon énonce par ailleurs la règle inverse : Assez généralement le verbe s’accorde en nombre et en genre avec le nom auquel il se rapporte. Cependant il y a une certaine tendance … à préférer le singulier au pluriel, principalement quand le verbe précède 12 .
Dès lors, comment savoir si les premiers mots de la Bible, dans lesquels le verbe précède précisément le sujet (bara’ ’èlohim = a créé Élohim), ne sont pas une illustration de cette tendance à négliger l’accord ? Fautil comprendre « Dieu créa » ou « des dieux créèrent » ? Sans le secours d’une tradition qui garantit par d’autres voies le monothéisme biblique, un tel débat serait sans issue. En fait, et la suite de ce livre en apportera de multiples illustrations, le contrôle de la tradition sur la traduction s’exerce de façon permanente. La tradition – comment en serait-il autrement après plus de deux millénaires de transmission du texte ? – est devenue maîtresse du sens de l’Écriture. La grammaire et la lexicographie ont été mises à son service et s’efforcent, vaille que vaille, d’établir un pont entre le sens reçu et le texte lui-même. 12. P. Joüon, op. cit., § 150b.
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CHAPITRE 1
Le linguiste, en revanche, se trouve face à une énigme. La syntaxe du texte hébreu a résisté, et résiste encore, à toute tentative de description cohérente. § 4 U n e
polysé m i e g a lopa n t e
Comme la syntaxe, la sémantique de l’hébreu est souvent conjecturale. L’hébreu biblique semble atteint de polysémie galopante. Il suffit pour s’en convaincre de feuilleter les dictionnaires. Celui de Sander et Trenel 13, par exemple, donne les sens suivants au verbe paqad : 1. Chercher, visiter, examiner, se souvenir en bien ou en mal, punir, venger. 2. Chercher quelqu’un ; (l’)apercevoir, regretter son absence ; le demander ; être privé (ou) manquer d’une chose. 3. Compter, faire le dénombrement. 4. Faire visiter, examiner (ou) soigner par un autre ; préposer (ou) établir quelqu’un sur les autres ; ordonner. 5. Confier une chose aux soins d’un autre, lui confier un dépôt. Cette liste impressionnante ne concerne pourtant que la première des huit formes attestées du verbe paqad ! On serait tenté d’attribuer cette polysémie à l’imagination des commentateurs juifs dont Sander et Trenel sont les porte-parole, mais il n’en est rien. Le dictionnaire scientifique de Brown, Driver et Briggs 14 , quoique moins prolixe, décrit un champ sémantique tout aussi vaste et tout aussi inorganisé. Souvent aussi, pour échapper à une lecture littérale jugée inadmissible, les traducteurs sont conduits à inventer des sens que rien ne fonde dans le texte. C’est ainsi que l’expression nèfèch hayah dont le sens littéral est « âme vivante » ou « âme de vivante », est traduite par « animal vivant » lorsqu’elle est appliquée aux animaux : Élohim dit : « Que les eaux foisonnent d’une foison d’animaux vivants (nèfèch hayah) ». Élohim créa donc les grands dragons et tous les animaux vivants (nèfèch hahayah) qui remuent … (Genèse 1, 20-21).
Le sens d’« âme vivante » est en revanche réservé à l’homme : Alors Yahvéh Élohim forma l’homme, poussière provenant du sol, et il insuffla en ses narines une haleine de vie et l’homme devint âme vivante (nèfèch hayah) (Genèse 2, 7). 13. N.-Ph. Sander – I.-L. Trenel , Dictionnaire hébreu-français, Paris, 1859 (réimpression : Genève, 1991). 14. F. Brown – S. R. Driver – A. Briggs , A Hebrew and English Lexicon of the Old Testament, Oxford, 1906 (réimpression corrigée, 1962).
LANGUE DES FILS D’ADAM OU LANGUE DU SANCTUAIRE ?
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Rien, dans l’hébreu, ne permet pourtant de distinguer l’âme humaine de l’âme animale ; les deux sont désignées par le même terme d’« âme vivante ». Mais comment admettre qu’après avoir reçu de Dieu « une haleine de vie », l’homme puisse devenir semblable aux animaux dont les eaux foisonnent ? Parfois même les mots ne sont que des signifiants dont le signifié serait uniquement fixé par le contexte. Le verbe chouf, attesté quatre fois dans le corpus biblique, illustre bien ce fait. Lorsque le premier couple eut mangé du fruit de l’arbre, Dieu maudit le serpent : J’établirai une inimitié entre toi et la femme, entre ta race et sa race : celleci t’écrasera (ye-chouf-ka) la tête et, toi, tu la viseras (te-chouf-ènu) au talon (Genèse 3, 15).
Ce verbe chouf, traduit ici par « écraser », « viser » et par « broyer » en Job 9, 17, prend aussi le sens de « couvrir ». Je dis alors : « Que du moins les ténèbres me couvrent (ye-chuf-éni) ! » (Psaume 139, 11).
Comme le néologisme schtroumpfer, chouf serait un code verbal dont le contenu sémantique ne pourrait être défini qu’en fonction du contexte. § 5 U n e
t r a duct ion iconocl a s t e
Les premiers traducteurs de la Torah se seraient déjà trouvés confrontés au problème posé par cette sémantique fluctuante. Dans la traduction grecque de la Torah, la Septante, le même mot hébreu se trouve traduit de multiples façons sans qu’on puisse attribuer le fait à la fantaisie des traducteurs 15. Le texte grec, en effet, présente les caractéristiques d’une traduction littérale. Dans l’ensemble, l’ordre des mots est soigneusement respecté et les sémitismes conservés. Pourtant, dans un domaine aussi codifié que le rituel sacrificiel, où chaque terme technique de l’hébreu devrait correspondre à un terme grec et un seul, la confusion la plus totale règne. Lors de certains sacrifices, les prêtres du Temple de Jérusalem recevaient une part de la victime, soit la poitrine, soit la cuisse droite. Ces deux prélèvements étaient respectivement désignés par les termes de balancement (tenoufah) et d’élévation (teroumah). Le traducteur grec rend ces deux termes techniques au moyen de sept mots différents : 15. E. H atch – A. Redpath, A Concordance of the Septuagint and the other Greek Versions of the Old Testament (including the Apocryphal Books), Oxford, 1897 (réimpression Graz, 1954, 1975). Pour chaque occurrence d’un mot grec, cette concordance signale le mot hébreu auquel le mot grec semble correspondre. Il est ainsi possible de constater à la fois à combien de mots hébreux correspond un mot grec et par combien de mots grecs un même mot hébreu a été traduit.
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CHAPITRE 1
Tenoufah Balancement aparchè 1 aphairema 5 aphorisma 6 doma 1 apodoma 3 epithema 9
fois fois fois fois fois fois
Teroumah Élévation aparchè 12 aphairema 28 aphorisma 2 eisphora 3
fois fois fois fois
De la multiplication des équivalences et de l’emploi indifférencié du même terme pour l’un ou l’autre prélèvement résulte un rituel sans rapport avec celui du texte hébreu. La confusion devient totale si, inversant la comparaison, on observe les équivalences du grec à l’hébreu. Le mot aparchè par exemple, qui rend indifféremment tenoufah et teroumah, sert aussi à désigner d’autres prélèvements rituels, ceux de la graisse (hélèv : 5 fois), de la dîme (ma‘asér : 1 fois) et des prémices (ré ’chit : 11 fois). De toute évidence, une telle confusion, qui a pour effet de détruire le rituel sacrificiel du Temple de Jérusalem, n’a pu se produire par hasard. Et puisqu’elle ne peut être attribuée ni à la négligence des traducteurs, ni à celle des scribes qui ont transmis le texte, il reste alors, comme seule solution acceptable, celle d’une destruction volontaire du rituel décrit dans le texte hébreu, par les traducteurs grecs. Mais dans quel but 16 ? § 6 U n
t e x t e cor rom pu m a i s i n ta ngibl e
Si les spécialistes modernes de l’hébreu biblique admettaient qu’il n’existe aucune correspondance mécanique entre les textes hébreu et grec, leurs traductions seraient probablement très différentes de ce qu’elles sont. Il est en effet tacitement admis que les difficultés de l’hébreu, tant sémantiques que syntaxiques, peuvent être résolues, dans certains cas au moins, par comparaison avec le grec ou les autres versions anciennes de la Bible. Cette osmose entre l’hébreu et les versions est le plus souvent inconsciente. Les traductions chrétiennes, dictées par la tradition, continuent naturellement à transmettre le sens du texte grec lu au cours des premiers siècles chrétiens et reconnu comme version inspirée dès les origines du christianisme (§ 107). Ce sens a été conservé dans les traductions latines faites 16. Ces choix de traduction qui aboutissent à « brouiller des pans entiers de la religion du désert » ont été décrits en détail par Gilles Dorival (Les Nombres, Paris, Le Cerf, 1994, p. 48-50). J’ai, quant à moi, proposé un début de réponse dans un article, « Du Temple à la Synagogue : essai d’interprétation des premiers targumismes de la Septante » dans Selon les Septante. Trente études sur la Bible grecque des Septante en hommage à Marguerite Harl, G. Dorival – O. Munnich (éd.), Paris 1995, p. 11-26.
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sur le grec, mais aussi, de façon substantielle, dans la Vulgate, traduction latine faite par Jérôme. Bien que fondée sur l’hébreu comme prétendent l’être la plupart des traductions modernes, la Vulgate demeure imprégnée du sens reçu de la Septante. Comment en serait-il autrement ? Lorsque Jérôme entreprit cette traduction, que pouvait-il faire d’autre que retrouver dans l’hébreu le sens traditionnel qui alimentait sa foi et celle de ses contemporains, et sans lequel son œuvre aurait été irrecevable 17 ? À cette projection du sens du grec sur l’hébreu héritée de la tradition, s’ajoute, chez les traducteurs modernes, une propension à corriger le texte dont l’origine remonte à la Réforme 18. Luther, pour des raisons apologétiques, a jeté la suspicion sur le texte hébreu en supposant que des « Juifs falsificateurs » l’avaient remanié afin d’en gommer les prophéties messianiques. Le doute s’est alors progressivement installé dans l’esprit des spécialistes et s’est peu à peu constitué en discipline : la critique textuelle de l’Ancien Testament. Celle-ci se fonde sur le double postulat de la corruption accidentelle et de la correction intentionnelle du texte par les copistes qui en assurèrent la transmission et se fixe pour tâche, autant que faire se peut, de débarrasser le texte hébreu de ses fautes ou de mettre en évidence les corrections de scribes qui l’ont défiguré. L’hypothèse du texte corrompu, qui semble si naturelle au spécialiste, est pourtant contredite à la fois par les conclusions de la critique historique et par les enseignements de la tradition juive la plus ancienne. Puisqu’on admet communément que la Torah a acquis dès la période perse (vers 350 avant notre ère) le statut de Loi officielle, on doit en déduire qu’elle est devenue, dès cette période, la norme de la vie religieuse et sociale de la Judée et a été reconnue comme telle par les rois perses d’abord, puis par les rois grecs d’Alexandrie puis d’Antioche jusqu’à l’avènement d’Antiochus Épiphane (174 avant notre ère). Comment expliquer alors que les prêtres et les scribes du Temple de Jérusalem, qui étaient les interprètes officiels de cette Loi, aient pu la laisser se corrompre au point qu’elle en devienne souvent indéchiffrable ? Par ailleurs, si les commentaires juifs anciens ont conservé le souvenir de quelques corrections de scribes, les tiqouné soferim, aucune voix ne s’est élevée pour mettre en doute la fidélité de la transmission du texte. Tous s’accordent à dire que le texte a été dicté par Dieu à Moïse sur le 17. En faveur de la fidélité de la Vulgate au texte hébreu – l’hebraica veritas – on avance comme argument que Jérôme s’est informé du sens du texte hébreu auprès de rabbins. Mais c’est oublier que lorsqu’il fait sa traduction (entre 392 et 405 de notre ère) les rabbins ont occulté la lecture littérale de l’hébreu depuis plusieurs siècles déjà (infra § 108-115) et ne commentent plus que le sens superficiel transmis par des traductions araméennes proches des traductions grecques. 18. Cf. « L’histoire de la critique textuelle de l’Ancien Testament depuis ses origines jusqu’à J. D. Michaelis » dans D. Barthélemy, Critique textuelle de l ’Ancien Testament 1, Fribourg, 1982, p. 1-63.
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CHAPITRE 1
Sinaï et transmis de façon parfaite depuis les origines. Comment expliquer alors que les maîtres du judaïsme, qui méditaient ce texte nuit et jour et le connaissaient dans les moindres détails, aient pu admettre de façon unanime sa perfection et son origine divine, alors qu’ils ne pouvaient en ignorer les incohérences apparentes ? Que répondaient-ils lorsqu’un disciple les interrogeait sur la phrase : « L’homme nomma sa femme Ève, parce que lui-elle a été (hw’ hyth) mère de tout vivant » (Genèse 3, 20) ? Répondaient-ils qu’en dictant la Torah à Moïse, Dieu avait commis un barbarisme et désigné Ève par un pronom masculin ? En fait la désignation des personnages féminins par le pronom masculin est monnaie courante dans la Torah, de même que celle d’une « jeune fille » (na‘arah) par le mot « jeune homme » (na’ar). Les éditeurs anciens du texte, les Massorètes, ont noté toutes ces anomalies. Ils en ont même dressé des listes afin d’attirer l’attention sur elles, mais tous se sont interdit de les corriger. Les lecteurs anciens sont en effet unanimes à admettre que le texte de la Torah est intangible. Au premier siècle déjà, Jésus enseignait : En vérité, je vous le dis, avant que ne passent le ciel et la terre, pas un iota, pas une pointe (keraia) ne passera de la Loi, que tout ne soit réalisé (Matthieu 5, 18).
Il indiquait par là que la plus petite lettre de l’alphabet hébreu, le yod, aussi bien que les épines qui, dans le rouleau de la Torah, ornent la partie supérieure de sept des lettres de cet alphabet, cachaient un enseignement. Un épisode de la légende d’Aqiba développe le même thème : Au temps où Moïse monta vers la hauteur, il trouva le Saint, béni soit-il, qui, assis, attachait des couronnes aux lettres de l’Écriture. « Maître du monde, lui dit-il, qu’est-ce qui occupe ta main ? » Il lui répondit : « Un homme doit venir, au terme de nombreuses générations. Aqiba ben Joseph est son nom. Il interprétera à propos de chaque épine (des couronnes), des monceaux et des monceaux de prescriptions » (Talmud de Babylone, Menahot 29b).
Les rabbins racontaient aussi que Salomon avait été traîné devant le tribunal de Dieu par un yod qu’il avait voulu déraciner de sa vraie place (Talmud de Jérusalem, Sanhédrin 20c). Comment concilier une telle vénération de la lettre de l’Écriture avec la notion de texte corrompu ? Bien qu’on feigne généralement de croire le contraire, le dogme de l’intangibilité de l’Écriture, comme tout dogme, n’a pu s’imposer au judaïsme sans la décision explicite d’une autorité, qu’elle soit sacerdotale ou rabbinique. Si cette décision de fixer définitivement le texte n’a été prise qu’a posteriori, il y eut donc nécessairement une époque pendant laquelle les scribes eurent le pouvoir de le modifier. Une question se pose alors, qui reste actuellement sans réponse. Puisque l’on admet qu’en plus des fautes accidentelles, des corrections intentionnelles ont été
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faites dans le texte, comment expliquer que des scribes antérieurs à la fixation aient retouché le texte pour y inclure leurs propres interprétations et, dans le même temps, se soient interdit d’en corriger au moins les fautes les plus grossières ? Admettre, contre toute évidence, une telle incohérence ne suffit d’ailleurs pas à régler la question. Encore faudrait-il expliquer pourquoi l’autorité qui promulgua le dogme de l’intangibilité de l’Écriture, imposa un texte corrompu. Pourquoi ne le corrigea-t-elle pas au préalable comme elle en avait encore le pouvoir ? Par quel tour de force réussit-elle à concilier l’imperfection notoire de cette Écriture et son origine divine ? Comme on le voit l’hypothèse du texte corrompu soulève plus d’objections qu’elle n’apporte de solutions. § 7 D e s
scr ibe s cor r ect eu r s
La seconde hypothèse retenue par la critique textuelle est celle de corrections intentionnelles. Luther, comme on l’a dit, fut le premier à la formuler de façon polémique en accusant les copistes juifs de falsification. Elle fut reprise au milieu du xix e siècle par Abraham Geiger. Pour lui les scribes de la période perse et hellénistique avaient abondamment corrigé le texte ancien soit par scrupule religieux, soit pour y inclure leur propre réflexion théologique. Dans une communication sur « Les tiqquné sopherim et la critique textuelle de l’Ancien Testament » 19, Dominique Barthélemy a envisagé que, dans un cas au moins, ce travail de correction du texte hébreu avait été fait de façon systématique. Sa démonstration repose essentiellement sur la comparaison des textes hébreu et grec. Les traducteurs de la Septante, pense-t-il, avaient sous les yeux un texte hébreu dans lequel le nombre des descendants de Jacob au moment de l’entrée en Égypte était tantôt de 70 (Septante, Deutéronome 10, 22), tantôt de 75 (Septante, Genèse 46, 27 et Exode 1, 5). Pour éliminer cette incohérence, un scribe palestinien aurait corrigé le texte hébreu afin d’y introduire de façon uniforme le nombre 70. Pour parvenir à ses fins il aurait opéré une correction dans le livre de l’Exode (1, 5), trois dans celui de la Genèse (46, 26-28), supprimé presque totalement un verset (Genèse 46, 20) et corrigé un autre (Genèse 46, 21). La correction ne serait donc pas le fait d’un scribe corrigeant au fil du calame le texte qu’il copiait, mais un travail conduit avec rigueur afin de donner au texte une cohérence dont il était précédemment dépourvu. Pour mener à bien une telle entreprise le scribe aurait en effet dû effectuer un 19. D. Barthélemy, Études d ’histoire du texte de l ’Ancien Testament, Leyde, 1963, p. 91.
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CHAPITRE 1
relevé exhaustif des textes relatifs aux descendants de Jacob et choisir entre des nombres contradictoires celui qui lui paraissait convenir. La démonstration de Barthélemy est séduisante 20 mais repose cependant sur un double a priori qui reste à démontrer. Il est pour lui évident que le traducteur grec rend de façon littérale un original hébreu ancien dans lequel il lit les nombres 70 et 75, original perdu qu’un copiste hébreu aurait normalisé en mettant partout le nombre 70. Cette version des faits suppose établie une loi qui voudrait que l’intervention volontaire des scribes ait naturellement pour but d’accroître la cohérence du texte et non de la détruire. Pourtant, l’étude du vocabulaire sacrificiel faite précédemment (§ 5) semble au contraire témoigner de la volonté des traducteurs grecs de brouiller les cartes, et rien n’interdit donc de supposer que ces derniers, qui n’hésitent pas à détruire le rituel du Temple, soient à l’origine de l’introduction du nombre 75. L’intérêt de la critique textuelle pour les corrections intentionnelles s’est accru au cours des dernières décennies. Dans l’introduction de son premier volume de Critique textuelle de l ’Ancien Testament 21 Dominique Barthélemy consacre à celles-ci plusieurs pages. En annexe au second volume 22 il propose une classification très fine des difficultés textuelles étudiées qui accorde une place très importante, voire prépondérante, aux corrections intentionnelles. Cependant, quelle que soit l’importance accordée à ces corrections, la question fondamentale posée par le texte hébreu demeure entière. Si le texte a été corrigé par des scribes avant sa canonisation, pourquoi ses correcteurs ont-ils négligé de corriger les erreurs les plus grossières du texte qu’ils avaient sous les yeux ? Les travaux de critique textuelle les plus récents, ceux de F. Cross comme ceux d’E. Tov, n’apportent pas davantage de réponse à cette question capitale. On tire du grand nombre des variantes textuelles attestées par les manuscrits de la Mer Morte la conviction qu’il n’existait pas encore de « tradition textuelle fixe » avant le début de notre ère et que celle-ci ne s’est imposée qu’à l’époque de Yavnéh* (entre 70 et 135 de notre ère), mais on continue à garder le silence sur les raisons qui auraient conduit les maîtres de Yavnéh à canoniser un texte corrompu 23.
20. Telle était l’hypothèse que j’avais retenue dans mon premier article sur le sujet, intitulé « Le texte de la Torah a-t-il été récrit ? », dans Les règles de l ’interprétation, M. Tardieu (éd.), Paris, 1987, p. 69-88. 21. D. Barthélemy, Critique textuelle de l ’Ancien Testament 1, p. 85. 22. D. Barthélemy, Critique textuelle de l ’Ancien Testament 2, p. 969. 23. On trouvera un état de la question sur les recherches en matière de critique textuelle dans H. Shanks , L’énigme des manuscrits de la Mer Morte, Paris, 1999, p. 143-161.
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§ 8 Tr e n t e - deu x
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l i v r e s homogè n e s
Le canon* de la Bible hébraïque actuelle, probablement clos par les maîtres de l’École de Yavnéh entre 90 et 105 de notre ère, est composé de trente-neuf livres. Trente-deux d’entre eux avaient été depuis longtemps déjà reconnus comme textes sacrés (§ 78). Les sept autres, de composition plus tardive (Qohèlèt, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie et 1 et 2 Chroniques) ne furent introduits officiellement dans le canon qu’après la destruction du second Temple, par décision de l’École. Ces deux groupes de textes se distinguent par leur langue. Alors que les sept livres du second groupe correspondent à des états de langue divers, le groupe des trentedeux livres les plus anciens présente une homogénéité linguistique totale. S’il est aisé de distinguer les œuvres qui le constituent en fonction de leur genre littéraire – un texte législatif se distingue aisément d’un texte historique, un récit, d’un texte poétique ou d’un discours – il est en revanche impossible d’y observer le moindre indice d’évolution de la langue, bien que ces documents correspondent, pense-t-on, à plus de cinq siècles d’histoire littéraire. Joüon a tenté de justifier cette homogénéité linguistique inattendue, mais sans dissocier les trente-deux livres anciens des sept livres postérieurs, ce qui peut provoquer une confusion dans l’esprit du lecteur : Le texte qui nous est parvenu ne nous permet de constater que peu de variations consonantiques et très peu de variations vocaliques. Il est donc fort probable que le texte consonantique a été plus ou moins uniformisé au cours des âges, et il est certain que les diverses parties du texte consonantique, à quelque siècle qu’elles appartiennent, ont reçu une vocalisation uniforme. En dehors de l’uniformisation du texte consonantique due aux copistes, il y a un élément d’uniformité qui provient de la volonté des écrivains eux-mêmes. Si la langue des derniers écrits bibliques ressemble si fort à celle des écrits anciens et diffère tant, par contre, de celle de la Michnah* (ii e s. ap. J.-C.), c’est que l’hébreu de la Michnah reflète la langue parlée dans les écoles à l’époque de sa composition, tandis que les derniers écrivains bibliques ont généralement voulu imiter, en quelque mesure, le type à la fois sacré et classique des livres anciens 24 .
Si Joüon se contente de dire qu’il « est fort probable que le texte consonantique ait été plus ou moins uniformisé au cours des âges », c’est qu’il doit éviter de remettre en question de façon trop radicale une théorie à laquelle il adhère, la théorie documentaire. La marge de manœuvre est étroite. Pour rendre compte de l’homogénéité linguistique des trente-deux livres, l’hypothèse la plus simple serait d’admettre que le texte que nous possédons a été rendu homogène par la dernière génération de rédacteurs. Probablement même faudrait-il dire que cette rédaction ultime des trente24. P. Joüon, op. cit., § 3.
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CHAPITRE 1
deux livres s’est faite de façon concertée, peut-être même qu’elle est l’œuvre d’un rédacteur final unique. Mais admettre sans réserve la cohérence linguistique de la rédaction finale des trente-deux livres homogènes porterait un coup fatal à la théorie documentaire. § 9 U n e
t h éor i e con t rov e r sé e
Que la Torah ait été composée en réutilisant des documents ou des traditions antérieurs de périodes différentes apparaît clairement à simple lecture, mais cette évidence globale ne suffit cependant pas à légitimer une théorie qui prétendrait être en mesure d’identifier dans la rédaction finale les documents utilisés pour la composer alors qu’aucune trace de ceux-ci ne nous est parvenue. L’attribution de tel texte particulier aux sources yahviste, élohiste, deutéronomiste ou sacerdotale de la Torah, pour être crédible, aurait dû se fonder sur des critères objectifs. Le plus sûr serait évidemment le critère linguistique. Des documents écrits à l’époque de David (1000 avant notre ère) et au retour de l’exil en Babylonie en 500 devraient présenter des particularités orthographiques, morphologiques ou syntaxiques permettant de les distinguer à coup sûr. Or, Joüon le reconnaît, le texte que nous possédons présente, en ce qui concerne la Torah, une homogénéité linguistique parfaite qui interdit de faire appel à ce critère. Les tenants de la théorie documentaire ont donc été contraints de fonder leurs conclusions sur la seule analyse thématique des textes. L’opération était périlleuse car en dernière recours elle devait nécessairement se fonder sur des critères de vocabulaire et postuler que si l’orthographe, la morphologie et la syntaxe du texte avaient été normalisées, le vocabulaire des documents utilisés avait été quant à lui scrupuleusement conservé. L’hypothèse est fragile, mais c’est pourtant sur elle que s’est fondée, dès l’origine, la théorie documentaire, lorsque, à la suite de Jean Astruc, elle a retenu comme critère d’identification des sources yahviste et élohiste, la présence des deux noms divins, Yahvéh et Élohim 25. Depuis les années soixante-dix du siècle dernier, cette théorie documentaire – et ses variantes que sont les théories des fragments ou des compléments – est battue en brèche. On se fait discret sur l’histoire du texte antérieurement à l’exil en Babylonie. Quant à l’histoire de celui-ci à la période du second Temple elle est loin de faire l’objet d’un consensus. Il est difficile de préciser la manière dont s’articulent les interventions d’auteurs sacerdotaux d’une part et deutéronomistes d’autre part après l’exil. Ces auteurs ont-ils travaillé simultanément ou successivement ? Peuton parler de cercles théologiques deutéronomistes et sacerdotaux, ou a-t25. J. A struc , Conjectures sur la Genèse, introduction et notes de P. Gibert, Paris, 1999.
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on affaire à des scribes isolés ? Les opinions divergent à cet égard. Quoi qu’il en soit la mise en forme du Pentateuque comme texte unifié procède à la fois de l’intervention des milieux deutéronomistes et des milieux sacerdotaux et suppose également plusieurs relectures tardives, post-deutéronomistes et post-sacerdotales 26.
Que deviennent le Yahviste et l’Élohiste dans cette nouvelle hypothèse ? Le premier survit encore mais dans un état squelettique, quant au second, il a disparu. Mais le problème n’est pas pour autant réglé car bien que l’hypothèse de sources élohiste et yahviste jadis formulée par Jean Astruc se soit avérée fausse, elle tentait néanmoins de régler un vrai problème, celui de l’emploi des noms divins. Si les rédacteurs de la Torah n’ont pas emprunté les noms divins à leurs sources, pourquoi en ont-ils fait un usage en apparence chaotique ? Toute histoire de la rédaction qui ne rend pas compte de ce fait ne peut qu’être incomplète et inexacte. Comme on l’a dit, il existe pourtant à ce sujet une hypothèse alternative, défendue par Philon d’Alexandrie, et qui explique le choix des noms divins par des considérations d’ordre théologique liées aux fonctions créatrice et royale de Dieu (§ 1). La fragilité de la théorie documentaire étant démontrée, le moment ne serait-il pas venu de vérifier le bien-fondé de cette hypothèse ancienne ? Cette brève évocation des énigmes posées par le texte de la Torah ne pouvait être que simplificatrice. Elle visait seulement à montrer qu’une confrontation des différentes théories relatives tant à la langue du texte, qu’à son histoire ou à son interprétation, faisait apparaître des contradictions en apparence insurmontables. L’hypothèse alternative proposée par l’École d’Aqiba peut-elle permettre de dénouer ce nœud gordien ? Un premier essai sur un sujet aussi complexe ne peut prétendre apporter une réponse satisfaisante, mais – du moins je l’espère – montrer que la question mérite d’être posée 27. Après toutes ces observations, qui ont paru nécessaires, il est temps de laisser la liberté d’examiner l’essai que je propose. Mais je prie ceux qui voudront bien se donner cette peine, de suspendre leur jugement jusqu’après la lecture … Je souhaiterais même qu’on voulût bien ne pas porter un jugement définitif sur une première lecture. Quand il faut se défaire d’un préjugé dans lequel on a été nourri, il faut s’accoutumer peu à peu avec l’opinion contraire et donner le temps d’agir aux raisons qu’on a de l’embrasser, parce que la prévention ne cède jamais qu’avec peine et contrebalance longtemps les plus fortes preuves (J. A struc, op. cit. p. 148). 26. O. A rthus , Le Pentateuque (Cahiers Évangile 106), Paris, 1998, p. 20. A. de P ury, Le Pentateuque en question (Le monde de la Bible 19) Genève, 1989. 27. Les questions posées par le texte hébreu lui-même et par l’histoire de sa transmission ont été réexaminées dans Siméon le Juste, p. 59-104.
Première partie À l’École d’Aqiba
Chapitre 2
L’ enseignement sur le ’ ét § 10 U n e
qu e r e l l e à propos de r i e n
L’un des textes les plus célèbres de la légende d’Aqiba rapporte le débat contradictoire qui l’aurait opposé à Rabbi Ismaël*, le champion de la langue des fils d’Adam. On est au deuxième siècle de notre ère. L’enjeu de ce débat aurait été la particule ’ét qui sert à introduire le complément d’objet direct, une particule vide de sens en apparence et que les traductions modernes négligent faute d’équivalent en français. Voici en quels termes le Midrach Rabba a conservé cette légende : Rabbi Ismaël interrogea Rabbi Aqiba. Il lui dit : « Toi qui, pendant vingt-deux ans, as étudié auprès de Nahum l’homme du Gam-Zu* que les ’ak et les raq ont valeur d’exclusion et les ’ét et les gam valeur d’inclusion, ce ’ét qui est écrit ici dans « Au commencement a créé Élohim le ’ét des cieux et le ’ét de la terre » quelle valeur a-t-il ? Rabbi Aqiba lui dit : « S’il était dit : Au commencement a créé Élohim, cieux et terre, nous dirions que les Cieux et la Terre sont des déesses ! » Puis il dit : « Ce ’ét n’est pas une parole vide (dite) par vous. S’il est vide (quand il est dit) par vous c’est que vous ne savez pas l’interpréter tant que vous ne prenez pas la peine d’y toucher. Mais en fait il est votre vie ! (Deutéronome 32, 46-47). Et quand sera-t-il votre vie ? Quand vous prendrez la peine d’y toucher (en ne disant) rien d’autre que ‘le ’ét des cieux est écrit pour inclure le soleil, la lune et les étoiles et le ’ét de la terre pour inclure les arbres, les herbes et le jardin d’Éden’ (Midrach Rabba sur Genèse 1, 1).
§ 11 R etou r
à l a l et t r e
Pourquoi préciser que les études d’Aqiba durèrent vingt-deux ans ? D’autres épisodes de la légende, sur lesquels nous aurons à revenir, donnent une version différente des faits. Aqiba n’aurait pas étudié vingt-deux mais quarante ans (§ 18). Ces chiffres, l’un comme l’autre, sont évidemment symboliques et doivent être interprétés à la lumière de modèles bibliques. Le nombre quarante renvoie alors aux quarante années du désert comme aux quarante jours et quarante nuits que Moïse passa sur le Sinaï pour y
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CHAPITRE 2
recevoir la Torah. Il est donc l’équivalent numérique d’une connaissance parfaite de la Torah ! La symbolique du nombre vingt-deux est toute aussi évidente, bien que son modèle, à la différence du précédent, ne soit pas donné explicitement dans la Torah. Vingt-deux est le nombre des lettres fondamentales de l’Écriture, les vingt-deux lettres de l’alphabet hébreu, telles qu’on les trouve répertoriées par exemple dans le Psaume 119, un psaume alphabétique composé précisément pour faire l’éloge de la Torah 1. Choisir le modèle des vingt-deux ans plutôt que celui des quarante fait donc toujours référence à la connaissance de la Torah mais attire plus spécialement l’attention sur la Torah écrite, l’Écriture. En étudiant vingt-deux ans, Aqiba a appris l’Écriture de ’alèf à taw, nous dirions de A à Z. Dès lors la question d’Ismaël sur le ’ét prend un relief nouveau. Ce mot réputé vide n’est-il pas précisément composé lui-même au moyen des lettres ’alèf et taw ? Si, comme le pense Aqiba, rien n’est superflu ni contradictoire dans la Torah, cette graphie ne doit-elle pas alors nécessairement cacher une intention divine et cette intention se manifester dans le choix même des lettres ? En fait l’École d’Aqiba pose la question en termes de logique et fait le raisonnement suivant. L’ordre des lettres de l’alphabet a été révélé à David et fixé dans le psaume alphabétique qui fait l’Éloge de la Torah. Selon cet ordre le ’alèf et taw sont les première et dernière lettres de l’Écriture. Toutes les autres lettres de l’alphabet se trouvent donc matériellement inclues entre ces deux lettres extrêmes. Puisque tout est intentionnel dans l’Écriture, puisque rien n’y est superflu ni contradictoire, puisque par ailleurs Dieu a choisi de révéler l’alphabet dans cet ordre, la particule ’ét doit donc nécessairement avoir valeur d’inclusion. Lorsque la première phrase de la Torah place un ’ét devant les mots « cieux » et « terre », elle indique donc par là que les cieux et la terre doivent être considérés dans leur intégralité : 1. À propos de l’origine historique de l’alphabet et de l’ordre de ses lettres on lira M. Hadas-L ebel , Histoire de la langue hébraïque, Paris, 1986, p. 21-32. Pour l’interprète ancien qui pensait que toute connaissance devait se fonder sur l’Écriture, il était capital que les vingt-deux lettres de l’alphabet et leur ordre aient été révélés. Le psaume 119 de David – que la Bible de la Pléiade intitule « Psaume alphabétique sur les avantages de la Loi » – est effectivement composé de vingtdeux strophes de huit stiques chacune, chaque strophe correspondant à une lettre de l’alphabet répétée au début de chacun de ses huit stiques. L’ordre de l’alphabet a donc bien été révélé au roi David, un ordre qui permet d’associer à chaque lettre une valeur numérique et de transformer les mots de l’Écriture en nombres. Le système d’équivalence entre lettres et nombres conservé par le judaïsme rabbinique (la gematria) n’est pas celui de la lecture littérale (Cf. Siméon le Juste, § 8 p. 47). Ce dernier a été occulté lorsque la langue du Sanctuaire a été abandonnée au profit de la langue des fils d’Adam, privant ainsi le lecteur de la clé qui permettait d’accéder au sens caché de l’Écriture (Siméon le Juste, § 82, Tableau 9, p. 195).
L’ENSEIGNEMENT SUR LE ’ÉT
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Le ’ét des cieux est écrit pour inclure le soleil, la lune et les étoiles et le ’ét de la terre pour inclure les arbres, les herbes et le jardin d’Éden.
En choisissant de fonder sa démonstration sur le ’ét, de préférence à tout autre mot, l’École d’Aqiba montre l’importance qu’il faut accorder à l’observation de la lettre de l’Écriture. Dans l’exemple retenu tout se passe en effet comme si le sens devait découler de l’observation matérielle des graphies, comme si la distinction entre signifiant et signifié devait être abolie. Par ailleurs, toujours au nom du principe de non-contradiction, la solution adoptée ici doit avoir valeur exemplaire. Les occurrences du ’ét retenues pour la démonstration n’ont pas été choisies au hasard ; ce sont les deux premières de la Torah. Par ce choix on enseigne que la règle de l’inclusion doit être appliquée de façon systématique. La solution retenue pour les deux premiers ’ét devra s’appliquer aux milliers de ’ét de la Torah. Le récit de la création à lui seul n’en compte pas moins de vingt-huit qu’il conviendra donc d’interpréter en fonction de cette règle. Dans un autre texte de la légende d’Aqiba ses disciples raconteront que Nahum, l’homme du Gam-Zu, le maître d’Aqiba, savait interpréter tous les ’ét de la Torah sauf un. Rabbi Aqiba vint et il l’interpréta. § 12 L a
t h è se d ’I sm a ë l
Aqiba fait une double réponse à la question unique d’Ismaël, montrant par là qu’il existe deux interprétations possibles. Dans la première il entre dans le jeu de son contradicteur : S’il était dit : « Au commencement a créé Élohim, cieux et terre » (sans le ’ét), nous dirions que les Cieux et la Terre sont des déesses.
En d’autres termes, la suppression de la marque du complément d’objet direct permettrait de faire de « cieux et terre » des sujets et de lire « Au commencement, Élohim, Cieux et Terre créèrent ». Une telle solution passe évidemment sous silence l’accord au singulier du verbe, mais, comme l’a noté Joüon, cette anomalie apparente est fréquente surtout lorsque le verbe précède (§ 3). Ne lit-on pas, par exemple, en Nombres 12, 1 : « Et parla (verbe au féminin singulier) Myriam et Aaron contre Moïse », ce qui signifie de toute évidence que « Myriam et Aaron parlèrent contre Moïse ». Dans un premier temps, Aqiba reconnaît donc que la valeur d’accusatif du ’ét suffit ici à expliquer sa présence, puisqu’en interdisant de faire de cieux et terre des sujets, elle permet d’écarter toute interprétation polythéiste. On pourrait s’en tenir là et penser qu’Aqiba, tout en défendant une autre théorie, reconnaît la validité de celle de son adversaire, mais ce serait rester à la surface de la légende. Pour l’École d’Ismaël, comme pour les
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grammairiens et lexicographes actuels, ’ét peut en fait prendre une double valeur selon les contextes. Tantôt, comme on vient de le voir, il peut servir d’introducteur au complément d’objet direct, tantôt être une préposition et signifier « avec ». On peut, par exemple, lire dans l’histoire du patriarche antédiluvien Hénoch : « Hénoch marcha avec (’ét) l’Élohim » (Genèse 5, 24). Dès lors la présence du ’ét dans la première phrase de la Torah ne peut suffire à garantir une interprétation monothéiste ! Qu’un impie s’avise de donner au ’ét sa valeur de préposition, « avec », et les cieux et la terre redeviendront des déesses parèdres d’Élohim : Élohim créa avec (’ét) les Cieux et avec (’ét) la Terre.
En dernière analyse, Aqiba veut faire entendre à Ismaël que son interprétation n’est acceptable que parce qu’elle s’inscrit dans une tradition qui garantit par d’autres voies le monothéisme et que l’Écriture ne peut alors être interprétée sans le contrôle d’une tradition qui en fixe le sens correct. La thèse que défend Ismaël est effectivement celle qui s’imposera au judaïsme rabbinique. Pour celui-ci, la Torah est à la fois Écriture et Parole. Mais c’est la Parole des Maîtres qui doit, en dernier recours, décider du sens de l’Écriture (§ 112). Hors du contrôle de la tradition, l’Écriture, telle « l’arbre de la science », peut conduire à des interprétations contradictoires, à une science bonne ou mauvaise. § 13 L a
t h è se de
N a h u m , l’ hom m e
du
G a m -zu
On avait surnommé Nahum, homme du Gam-Zu, parce qu’il avait coutume de dire, chaque fois qu’il rencontrait un gam (= aussi) dans l’Écriture : « Ce gam (gam zu) est en vue de la bonne (interprétation) », montrant par là que chaque particule de l’Écriture était nécessaire. Pour lui le gam, comme le ’ét, avait valeur d’inclusion, ce qui signifiait, comme le rappelle Aqiba, que « le ’ét des cieux avait été écrit pour inclure le soleil, la lune et les étoiles et le ’ét de la terre pour inclure les arbres, les herbes et le jardin d’Éden ». Comme on l’a dit, cette valeur d’inclusion accordée au ’ét reposait sur l’interprétation de ses lettres. Puisque le ’alèf et le taw étaient la première et la dernière lettre de l’alphabet, le ’ét des cieux devait donc signifier « l’intégralité des cieux », les cieux de A à Z. On doit logiquement conclure d’une telle interprétation que l’emploi du ’ét implique une création achevée, les cieux et la terre avec tout ce qu’ils contiennent. Mais comment concilier cette affirmation avec le principe de non-contradiction ? Une telle lecture ne signifie-t-elle pas que la création intégrale des cieux et de la terre est achevée avant même que ne commence ce que nous appelons la création des six jours ? Dès la première phrase, la création des arbres et des herbes que la terre ne fit pourtant sortir que le troisième jour, serait achevée (Genèse 1, 11-13) de même que celle du jar-
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din d’Éden dont la plantation n’est mentionnée que bien plus tard (Genèse 2, 8-9). En fait l’exégèse de Nahum nous invite à suivre une voie d’interprétation radicalement différente de celle qui nous est familière et à chercher comment conserver au ’ét sa valeur d’inclusion sans remettre en cause la cohérence générale du récit de création. La suite du texte apporte la solution. À propos du deuxième jour, il est écrit : Et Élohim fit le ’ét du firmament … Et Élohim prononça en vue du firmament : « cieux » (Genèse 1, 7-8).
et à propos du troisième jour : Et Élohim prononça en vue de la sèche : « terre » (Genèse 1, 9).
L’histoire des cieux et de la terre s’est donc déroulée en deux temps. Dans un premier temps leur ’ét a été créé, dans un second ils ont été nommés. La solution qui se dessine alors est une fois encore d’ordre philosophique. Pour éliminer la contradiction, il faut donner au ’ét la valeur de « modèle » et comprendre qu’Élohim a d’abord créé le modèle intelligible des cieux et de la terre et qu’il les a nommés « cieux et terre », les deuxième et troisième jours, leur conférant ainsi un statut dans le monde sensible. Une telle interprétation revient à dire que chaque réalité du monde sensible est la manifestation d’un modèle intelligible unique nommé ’ét, qui inclut la totalité de ses manifestations. L’exégèse de l’Homme du GamZu rejoint ici celle de Philon d’Alexandrie (§ 1). § 14 L e
v i de et l a v i e
Pour fonder son enseignement sur le ’ét, Aqiba cite par ailleurs un passage du livre du Deutéronome : Ce ’ét n’est pas une parole vide (dite) par vous … en fait il est votre vie ! (Deutéronome 32, 47).
Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, d’une phrase choisie pour étayer de façon artificielle l’enseignement, mais d’un texte clé de la Torah qui lui confère au contraire toute sa portée. La citation est celle des dernières paroles que Moïse prononça avant de recevoir l’ordre de monter à la montagne des Abarim pour y mourir (Deutéronome 32, 48-52). Ce Testament spirituel de Moïse résume en fait le sens de la révélation du Sinaï : Quand Moïse eut achevé de dire le ’ét de toutes ces paroles (de la Torah) à tout Israël, il leur dit : « Appliquez votre cœur à toutes les paroles que j’atteste aujourd’hui contre vous, celles que vous commanderez à vos fils en vue de veiller à faire le ’ét de toutes les paroles de cette Loi ! Car (ce ’ét) n’est pas une parole vide (dite) par vous, car celui-ci (est) votre vie, et c’est
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par cette parole que vous prolongerez vos jours sur le sol pour la possession duquel vous allez passer le Jourdain » (Deutéronome 32, 45-47).
En appliquant cette citation au ’ét, Aqiba pousse donc le paradoxe à l’extrême et inclut la Torah entière dans ce mot réputé vide. C’est grâce à la juste interprétation du ’ét qu’Israël prolongera ses jours sur son sol ! Le ’ét devient le modèle intelligible de toute révélation, modèle sans la connaissance duquel le croyant ne peut accéder à la vie. § 15 L e s
a r br e s du
Pa r a di s
Aqiba ajoute : Si (ce ’ét) est vide (quand il est dit) par vous, c’est que vous ne savez pas l’interpréter tant que vous ne prenez pas la peine d’y toucher ! Mais en fait il est votre vie !
« Toucher » une parole vide pour qu’elle devienne vie, telle est la clé surprenante de l’exégèse d’Aqiba. En fait ce verbe en apparence incongru est placé là à dessein pour renvoyer le lecteur initié au modèle biblique qui en donne le sens. Toucher renvoie aux récits du Paradis : La femme dit au serpent : « Du fruit des arbres du jardin nous pouvons manger, mais du fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin Élohim a dit : ‘vous n’en mangerez pas et n’y toucherez pas, de peur que vous ne mouriez !’ » Le serpent dit à la femme : « Vous n’en mourrez pas, mais Élohim sait que le jour où vous en mangerez, vos yeux se dessilleront et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal » (Genèse 3, 2-5).
Qui touche au ’ét afin d’accéder à la vie se trouve donc dans la situation de celui qui touche à l’arbre planté au milieu du jardin. Mais de quel arbre s’agit-il ? Deux arbres furent plantés par Yahvéh-Élohim : L’arbre-conseiller des vivants (est) au milieu du jardin et l ’arbre-conseiller de la science (est) bien et mal (Genèse 2, 9).
C’est donc à l’arbre de vie, planté « au milieu du jardin », qu’Aqiba conseille de toucher. Le ’ét est l’arbre de vie. Mais puisque ce ’ét inclut toutes les autres lettres de l’Écriture, lettres au moyen desquelles la Torah entière a été écrite, il inclut donc la Torah entière. Le ’ét devient alors la représentation symbolique de la Torah elle-même. Pour le lecteur du xxi e siècle l’énigme ne fait qu’être déplacée. Pour en percer le sens il faudrait être en mesure de réinterpréter entièrement les récits du Paradis en fonction des règles de l’École d’Aqiba et d’expliquer par ce biais le pourquoi des deux interdits en apparence contradictoires portés sur les arbres. Pourquoi Élohim a-t-il défendu au premier couple de
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manger de l ’arbre-conseiller des vivants, alors que peu auparavant YahvéhÉlohim avait interdit à Adam, encore seul, de manger de l ’arbre-conseiller de la science dont l’enseignement peut faire pencher vers le bien ou le mal (Genèse 2, 16-17) ? L’homme encore unique devrait-il s’abstenir d’une connaissance double, et l’humanité double symbolisée par le premier couple n’aurait-elle plus accès à cet arbre du juste milieu qu’est l’arbre de vie ? Quoi qu’il en soit, en identifiant l’exégèse littérale enseignée par Nahum, l’homme du Gam-Zu, à l’arbre de Vie, Aqiba laisse entendre, par déduction, que l’exégèse d’Ismaël s’identifie quant à elle à l’arbre de la science. Elle peut en effet, suivant que l’on en fait bon ou mauvais usage, conduire à une science bonne ou mauvaise, au monothéisme comme au polythéisme. § 16 L a
t ét r a de , modè l e u n i v e r se l
Si les disciples d’Aqiba ne précisent pas ici que leur maître opéra la synthèse des enseignements antérieurs, ils le feront de façon explicite dans d’autres récits que nous aurons à étudier (§ 28). Mais par quelles voies parvient-il à cette synthèse ? On découvrira au fil des pages qu’à l’époque du second Temple il était de bonne méthode d’inscrire une synthèse dans un schéma tétradique qui seul était censé en garantir la perfection. Dans l’enseignement sur le ’ét ce schéma est constitué par la référence aux arbres du Paradis, des arbres qui, par leur géométrie même, se prêtent à une lecture allégorique à connotation philosophique. L’arbre-conseiller des vivants (est) au milieu du jardin et l ’arbre-conseiller de la science (est) bien et mal (Genèse 2, 9).
Voici, sous toutes réserves 2 , un essai de reconstitution de cette organisation tétradique dont le bien-fondé apparaîtra au fil des pages. Les arbres du Paradis ont une triple fonction ; l’arbre de la science est à la fois « bien et mal » alors que l’arbre de vie est « au milieu ». Que Dieu soit le Bien 3 et qu’il soit aussi l’Un 4 , sont des données fondamentales de la révélation biblique. On en déduira que la connaissance du 2. Cette reconstitution me paraît encore valide mais était peu convaincante dans la mesure où le rôle capital des nombres dans l’interprétation ancienne n’avait pas encore été démontré. Ce rôle des nombres, et particulièrement de la valeur numérique des lettres de l’alphabet, est au centre de la démonstration de mon second livre : Siméon le Juste l ’auteur oublié de la Bible hébraïque. 3. L’identification de Dieu avec le Bien est un leitmotiv des Psaumes « Louez Yahvéh car (il est le) bien » (Psaume 106, 1, etc.). 4. L’identification du Dieu d’Israël avec le « nombre » UN est affirmée dans la formule de foi fondamentale de la Torah : « Entends, Israël, Yahvéh (est) notre Élohim : Yahvéh (est) Un » (Deutéronome 6, 4).
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CHAPITRE 2
bien et du mal s’identifie respectivement à la connaissance du vrai Dieu, l’Un, et des faux dieux, dieux multiples symbolisés par le Deux et identifiés au mal. L’arbre de Vie, qui se trouve « au milieu », doit alors symboliser une démarche qui s’efforce de conjuguer les opposés, à l’imitation du nombre 3 qui résulte de l’addition du 1 et du 2. Cette dernière proposition peut nous paraître surprenante dans la mesure où elle implique une reconnaissance de l’utilité de la connaissance des faux dieux dans l’élaboration de celle du Dieu véritable mais elle était, comme on le verra, conforme à la démarche de l’exégèse la plus ancienne. Jésus ben Sira* par exemple, enseignait que la Sagesse divine était allée s’enrichir en tout peuple et en toute nation avant de planter sa tente en Israël (§ 71-73). La démarche symbolisée par les trois premiers nombres trouve son couronnement dans le quatrième. Mais celui-ci ne peut être obtenu par la simple addition des trois premiers ([bien = 1] + [mal = 2] + [milieu = 3] = 6). De même que la construction du 4 implique nécessairement l’élimination du 2 (1 + 3 = 4), la synthèse symbolisée par les arbres impose de renoncer au mal (2), pour ne retenir que le bien (1) qui conduit à la vie (3). Le seul autre texte de la Torah qui associe les couples antithétiques bien/mal et vie/mort suppose effectivement la référence à un tel modèle tétradique : Vois ! J’ai mis aujourd’hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal. Ce que je te commande aujourd’hui, c’est d’aimer Yahvéh, ton Dieu, de marcher dans ses voies … Alors tu vivras et te multiplieras ; Yahvéh, ton Dieu, te bénira dans le pays où tu entreras, pour le posséder … J’ai mis devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction ! Mais tu choisiras la vie, afin que tu vives, toi et ta race, en aimant Yahvéh, ton Dieu, … car c’est là ta vie, et la prolongation de tes jours, tant que tu habiteras sur le sol que Yahvéh a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob, qu’il leur donnerait ! (Deutéronome 30, 15-20).
Ce texte n’invite qu’à choisir la vie (3e élément) mais laisse entendre qu’à terme c’est le modèle complet (vie + bien) qui sera reconstitué : « Vois, j’ai mis aujourd’hui devant toi, la vie et le bien ». De même, dans la mise en scène opérée par les disciples d’Aqiba, le Maître ne parle explicitement que de la bonne interprétation que permet la langue des fils d’Adam et de la vie qu’apporte une interprétation conforme à la langue du sanctuaire, mais, les reprenant toutes deux à son compte, montre par le fait même qu’il en opère la synthèse. 1 2
Bien ou Mal
Langue des fils d’Adam
: Ismaël
3
Vie
Langue du Sanctuaire
: Nahum
4
Bien + Vie
Synthèse
: Aqiba
L’ENSEIGNEMENT SUR LE ’ÉT
§ 17 D u
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ch a m p sé m a n t iqu e au ch a m p s y m bol iqu e
L’analyse de ce texte nous permet aussi de mieux cerner un autre aspect de la technique d’interprétation de l’École d’Aqiba. Le raisonnement sur le ’ét pose comme principe que toute interprétation doit se fonder sur la matérialité de l’Écriture. Deux graphies identiques, quel que soit leur sens dans la langue naturelle, particule de l’accusatif ou préposition, doivent recevoir une seule et même interprétation en lecture littérale, celle de particule d’inclusion. En se référant au fonctionnement naturel de la langue, on serait tenté de penser a priori que la généralisation d’une telle règle ne peut que conduire au mieux à l’échec, au pire à une lecture totalement subjective et à une dérive mystique. Pourtant un classement mécanique des graphies en fonction de leurs consonnes stables (§ 42) semble, dans les cas illustrés par ce livre, déboucher sur un type d’interprétation dont la cohérence est réelle et à laquelle de nombreux textes anciens répondent en écho. Un exemple suffira à montrer vers quel type de lecture peut conduire l’application systématique de la règle. La graphie stable SM constitue l’armature consonantique stable de plusieurs mots de l’hébreu biblique dont les champs sémantiques sont, au regard de la langue des fils d’Adam, totalement indépendants. SM (chém) signifie le « nom » d’une personne. SM (chém) est le nom d’un des fils de Noé, « Sem ». SM (cham) est un adverbe, « là » opposé à PH (poh) « ici ». SwM SyM (soum, sim) est un verbe dont le sens général est « placer » et dont les consonnes stables sont SM. SM est enfin l’élément stable de la forme du duel SM-YM (chamayim) : les « cieux ».
Comme on l’a vu (§ 13), le substantif « cieux » est le nom qui sert à désigner le firmament. On doit donc considérer que ce qui est écrit du firmament s’applique également aux « cieux ». Or qu’est-il écrit ? Élohim fit donc le firmament et il sépara les eaux qui sont au-dessous du firmament d’avec les eaux qui sont au-dessus du firmament (Genèse 1, 7).
On en conclura que les cieux-firmament remplissent une fonction de séparation entre un en haut et un en bas. Cette première définition suffit déjà à nous dépayser puisqu’en identifiant les cieux au firmament elle contredit l’opposition cieux/terre = haut/bas qui nous est familière et lui substitue celui de cieux/terre = milieu/bas. Lieu de séparation entre le haut et le bas, les « cieux » sont aussi un lieu de médiation. Une lecture littérale du texte précédent permet en effet
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de comprendre que cette séparation des eaux n’est opérée qu’en vue de leur réunification ultérieure. Et Élohim fit le ’ét du firmament et (ce firmament) fit séparation entre les eaux (qui proviennent) du bas en vue du (mitahat le-) firmament et entre les eaux (qui proviennent) du haut en vue du (mé‘al le-) firmament (Genèse 1, 7).
Si la graphie SM des cieux est symbole de « médiation », le principe de non-contradiction enseigné par Aqiba implique nécessairement que les autres éléments du vocabulaire où se rencontre la graphie stable SM le soient également. Il n’est plus à démontrer que dans la religion du second Temple le lieu de médiation par excellence est le Temple. Or, dans le Deutéronome, la formule par laquelle Dieu désigne son Temple est la suivante : Le lieu que choisira Yahvéh votre Élohim … pour placer (SouM) son nom (SeMo) là (SaM) (Deutéronome 12, 5).
Par le biais de cette définition du rôle du Temple, il est aisé de comprendre comment l’École d’Aqiba peut rattacher trois autres graphies de SM à la notion de médiation. « Placer » prend le sens technique de placer en fonction de médiation. Telle est en effet la fonction du Temple. Le « nom » devient cet instrument de médiation qui permet de faire connaître en bas les réalités d’en haut, un instrument de médiation indispensable entre le contemplé et le dit. Quant à l’adverbe « là » il devient un terme technique qui permet de préciser qu’une chose ou une personne associée à cet adverbe se trouve placée dans ce lieu de médiation. Un champ symbolique unifié se substitue progressivement aux champs sémantiques multiples de la langue des fils d’Adam. Pour que la démonstration soit complète il reste encore à préciser en quoi le personnage de Sem (SéM) peut exercer une fonction de médiation. D’Adam à Jacob-Israël vingt-deux générations se succèdent. La onzième est celle des trois fils de Noé, personnages médiateurs qui font passer l’humanité de l’avant à l’après-Déluge. De ces trois lignées, c’est effectivement celle de Sem (SM) qui, par l’engendrement d’Arpaxad et de sa descendance, établira la médiation entre Adam et Jacob-Israël. Cieux, placer, nom, là et Sem concourent donc bien à construire le champ symbolique cohérent de la médiation. * * * Champ symbolique, construction tétradique, discours logique élaboré à partir de l’observation de la lettre de l’Écriture : tous ces modèles d’interprétation nous sont devenus étrangers et doivent être redécouverts. Cette première incursion dans le « Paradis » de l’interprétation ancienne nous projette sans ménagement dans un univers étrange dont les lois nous sont inconnues. Il en est une cependant qui s’impose. La Torah, nous dit Aqiba,
L’ENSEIGNEMENT SUR LE ’ÉT
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est Écriture. Ses lettres doivent être « touchées ». La méthode exégétique qu’il prône relève donc des sciences expérimentales. L’Écriture a été fixée par son Auteur en fonction de règles strictes. Ces règles sont inscrites en filigrane dans le monument qu’est la Torah. Seule une expérimentation tâtonnante, mais imperturbablement logique, doit donc permettre d’en redécouvrir la perfection … et par delà, la perfection de son Auteur.
Chapitre 3
Aqiba et ses modèles § 18 V i v r e
ce n t v i ngt a ns
Selon la tradition, Aqiba vécut cent vingt ans. Un texte des Avot de Rabbi Natan résume ainsi cette vie bien remplie : Fils de quarante ans, il a marché pour lui-même vers la maison du Livre. Fils de quarante ans, il a étudié la totalité Et quarante ans il a enseigné Israël (Avot de Rabbi Natan B 12).
Aqiba aurait donc vécu les quarante premières années de sa vie dans l’ignorance. Puis, pendant les quarante ans de sa formation, de quarante à quatre-vingt ans, il aurait suivi simultanément un double cursus d’études. L’un est symbolisé par sa marche vers « la maison du Livre » où l’on enseigne la Torah écrite, l’autre par son étude de la « totalité », c’est-à-dire des Paroles multiples des maîtres de la Torah orale. Cette vie d’étude et d’enseignement s’inscrit, bien sûr, dans un schéma tétradique : 1 2
Bien et Mal
Étude de la totalité
3
Vie
Étude à la maison du Livre
4
Bien + Vie
Enseignement d’Aqiba
Comme quarante et vingt-deux, les cent vingt ans que dura la vie d’Aqiba ont valeur symbolique et prennent sens par référence au modèle biblique qui les préfigurent. L’expression « cent vingt ans » n’apparaît que trois fois dans la Torah. Avant le déluge Yahvéh dit : Mon esprit ne restera pas toujours dans l’homme, car il est encore chair. Ses jours seront de cent vingt ans (Genèse 6, 3). Le jour même de sa mort, Moïse déclare : Je suis âgé de cent vingt ans aujourd’hui (Deutéronome 31, 2). Moïse était âgé de cent vingt ans quand il mourut (Deutéronome 34, 7).
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CHAPITRE 3
À période ancienne, lorsqu’un Judéen parlait d’un maître ou d’un groupe auquel il attribuait un rôle fondateur, la référence au modèle biblique des cent vingt ans lui venait naturellement à l’esprit. C’est ainsi que l’on fait mourir le maître de l’École pharisienne, Hillel*, à l’âge de cent vingt ans, que Yohanan ben Zaccaï*, fondateur de l’École de Yavnéh, meurt à cent vingt ans, que Rabbi Aqiba meurt à cent vingt ans. La Grande Assemblée* qui, avec Esdras, aurait fondé le judaïsme à la période perse, était, dit-on, composée de cent vingt membres. Dans le livre des Actes des apôtres enfin, les disciples rassemblés la veille de la Pentecôte étaient au nombre de « cent vingt environ » (§ 106). Pour saisir le sens symbolique que les disciples d’Aqiba attachaient à ce nombre, il faut proposer une lecture littérale des textes où il apparaît. Puisque ses occurrences ne renvoient qu’à deux événements, à la décision prise par Yahvéh avant le déluge d’une part et à la mort de Moïse d’autre part, il faut découvrir comment ces deux faits s’inscrivent dans un même plan divin, comment Moïse, à (ou par) sa mort, réalise l’annonce faite par Yahvéh avant le déluge. Cette annonce est faite dans le cadre d’un récit mystérieux que l’on a intitulé « L’union des fils de Dieu et des filles des hommes » (Genèse 6, 1-6) et dont on ne peut comprendre la signification sans revenir à sa lecture littérale intégrale. En effet, si l’on considère avec les anciens qu’il ne peut y avoir de contradictions dans l’Écriture, la traduction « ses jours (de l’homme) seront de cent vingt ans » ne peut être retenue. Comment en effet concilier cette limitation de la durée de vie de l’humanité avec le fait que les patriarches postdiluviens dépassèrent cet âge. Sem, fils de Noé vécut six cents ans, Arpaxad son fils, quatre cent trente-huit ans (Genèse 11, 10-26) et tous les personnages de la Torah dont la durée de vie est chiffrée dépassèrent cette limite, à l’exception de Joseph et de Josué bin Noun* 1 qui moururent à cent dix ans (Genèse 50, 26 ; Josué 24, 29) et de Moïse qui, seul, se conforma au modèle et mourut à cent vingt ans. En fait, alors que le sens traditionnel que reproduit Dhorme reflète celui de la Septante, une lecture littérale respectueuse à la fois de l’ordre des mots et de la syntaxe de l’hébreu permet d’échapper à la contradiction 2 . 1. On notera que dans le texte hébreu Josué n’est pas « le fils de Noun » (bèn noun), mais celui qui a « l’intelligence (bin) du Noun ». Il s’agit là d’un nom-programme. Pour la lecture littérale en effet « Noun » est le nom de la lettre de l’alphabet dont la valeur est 50. Ce nombre étant celui du Jubilé, Josué possède donc la connaissance de l’avenir et particulièrement celle de la fin des temps. Le même type d’interprétation pourrait être envisagé à propos du nom de Jésus qui n’est qu’une variante graphique de Josué. 2. Le but de ce premier livre n’était pas de démontrer que le texte hébreu de la Torah avait été écrit en fonction d’un algorithme qui aurait servi de référence obligée à chaque détail de sa rédaction. Il visait seulement à montrer, à travers un large échantillon de textes de la littérature postbiblique, que ses lecteurs anciens
AQIBA ET SES MODÈLES
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Et Yahvéh parla : « Mon esprit (qui est) dans l ’homme en vue du monde (présent) ne jugera pas. Pendant que les (fils d’Élohim) sont dans l ’égarement, lui (l ’esprit sera) chair, et ses jours (de l ’esprit incarné) auront été (de) cent et vingt an(s avant qu’il ne juge) » (Genèse 6, 3).
Cette traduction littérale a pour double effet d’éliminer la contradiction provoquée par la durée de la vie humaine après le déluge et de conférer à la parole de Yahvéh un sens théologique qui nous est familier. Le nombre cent vingt sert en effet de mesure symbolique à l’action de l’Esprit de Yahvéh dans l’homme. La contradiction provoquée par la lecture traditionnelle se trouvant éliminée, la mort de Moïse prend alors une signification nouvelle, à condition de lire les textes littéralement : Je (suis) fils-bâtisseur de cent vingt (jours d’une) année, le Jour (Deutéronome 31, 2). Moïse (est) fils-bâtisseur de cent vingt (jours d’une) année dans sa mort (Deutéronome 34, 7).
On comprend alors que Moïse, par sa mort, met fin à cette incarnation de l’Esprit de Yahvéh qui durait depuis le déluge. Cette effusion de l’Esprit au moment de sa mort est effectivement évoquée dans la suite du texte : Et Josué bin Noun est rempli de l ’esprit de sagesse, car Moïse a étendu ses mains sur lui (Deutéronome 34, 9).
§ 19 A qiba ,
u n nou v e au
M oï se
Dès lors attribuer à Aqiba une durée de vie de cent vingt ans revient à faire de lui un nouveau Moïse qui met fin à l’incarnation de l’Esprit et transmet à sa mort, voire par sa mort, la plénitude de cet Esprit à ses disciples. On verra qu’une telle lecture littérale du thème des cent vingt ans était également familière à la première génération chrétienne (§ 104). Que je sache, la Torah ne divise pas explicitement les cent vingt ans de la vie de Moïse en trois périodes de quarante ans, mais mentionne seulement son entrée au désert du Sinaï à l’âge de quatre-vingts ans (Exode 7, 7). La division de la vie de Moïse en trois périodes n’est pourtant pas une innovaavaient considéré qu’il fallait l’interpréter de façon systématique au moyen de la règle de l’analogie verbale, c’est-à-dire comme un texte dont les éléments auraient été connectés entre eux par son auteur divin. C’est seulement à propos de cette règle des 120 ans (Genèse 6, 1-6) que j’ai proposé une traduction littérale intégrale du texte hébreu. On en trouvera la justification dans le chapitre consacré au récit de « l’union des fils de Dieu et des fils des hommes » (Cf., Siméon le Juste, p. 339357).
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CHAPITRE 3
tion de l’École d’Aqiba, puisqu’on la retrouve au i er siècle de notre ère dans les Actes des apôtres. Lorsque le diacre Étienne, avant d’être lapidé, récapitule l’histoire d’Israël, il rappelle que pendant la première partie de sa vie Moïse fut formé à toute la sagesse des Égyptiens (Actes 7, 22), qu’à l’âge de quarante ans il s’enfuit et séjourna en terre de Madian où il engendra deux fils et qu’au terme de ces quarante années passées en Madian, il entra au désert du Sinaï et y contempla un ange dans la flamme d’un buisson de feu (Actes 7, 23-30). Faut-il en conclure qu’Aqiba, à l’instar de Moïse formé à toute la sagesse des Égyptiens, passa les quarante premières années de sa vie à étudier les sciences profanes ? La tradition juive est sur ce point discrète, mais rapporte du moins qu’Aqiba fut un fils de prosélyte (gér), de converti. Pour qui cherche le sens des mots dans l’Écriture, le prosélyte (hagér) s’identifie à Hagar (hagar), l’égyptienne qu’Abram prit pour épouse (Genèse 16, 1). Être fils de prosélyte devient alors synonyme d’être l’héritier de la Sagesse de l’Égypte, une sagesse qui, à l’époque du second Temple, s’identifiait naturellement, par actualisation du modèle, avec l’hellénisme. * * * § 20 L e s
ét u de s d ’A qiba
Le récit qui va être analysé maintenant, à la différence du précédent, ne s’intéresse qu’aux études entreprises par Aqiba alors qu’il était âgé de quarante ans. Le modèle cent vingt n’y apparaît pas en clair, mais a probablement été caché dans le texte lui-même puisqu’il suffit d’en compter les mots dans l’édition de Schechter pour retrouver ce nombre 3. La traduction du texte que proposent Les Leçons des Pères du Monde 4 n’est qu’un pâle reflet de l’hébreu. Elle ne s’attache en effet qu’à rendre le sens lu par les commentateurs du Moyen Âge, un sens qui traite très librement les mots et la syntaxe. Ainsi compris, le texte est un récit d’édification. Quels furent les débuts de Rabbi Aqiba ? On dit qu’à l’âge de quarante ans, il n’avait encore rien étudié. Une fois, alors qu’il se tenait près de la bouche d’une source, il demanda : « Qui creusa ainsi cette roche ? » On lui répondit : « C’est l’eau, car elle tombe dessus chaque jour, continûment ». On l’interpella : « Aqiba, n’as-tu pas lu : ‘la pierre est broyée par les eaux ?’ » (Job 14, 19). Aqiba en conclut aussitôt que ce devait être encore plus vrai à son sujet : « Si ce qui est doux écrase ce qui est dur, songea-t-il, c’est donc encore plus vrai des paroles de la Torah qui sont aussi dures que le fer et qui creusent mon cœur de chair et de sang ». Il se tourna sans attendre vers l’étude de la Torah. 3. S. Schechter , Aboth de Rabbi Natan, texte A, Hildesheim, 1979. 4. E. Smilevitch, Les Leçons des Pères du Monde. Pirqé avot et Avot de-Rabbi Natan, version A et B, Lagrasse, 1983, p. 115-116.
AQIBA ET SES MODÈLES
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Il partit avec son fils et ils se présentèrent devant un premier maître. Rabbi Aqiba lui dit : « Maître, enseigne-moi la Torah ». Aqiba prit 1’extrémité d’une tablette d’argile et son fils prit l’autre. Le maître leur y écrivit l’’alèfbét et il l’apprit ; puis l’’alèf-tav et il l’apprit ; le livre du Lévitique et il l’apprit. Il continua à étudier jusqu’à ce qu’il ait appris la Torah entière. Il s’en alla et se présenta devant rabbi Éliézer (ben Hyrkanos)* et rabbi Josué (ben Hananiah)*. « Mes maîtres, leur demanda-t-il, révélez-moi le sens de la Michnah ». Dès qu’ils lui eurent dit une halakah, il sortit pour être seul avec lui-même. « Ce ’alèf, se demanda-t-il, pourquoi a-t-il été écrit ? Ce bét, pourquoi a-t-il été écrit ? Cette chose-là pourquoi a-t-elle été dite ? » Il revint et le leur demanda – et il les réduisit au silence (Avot de Rabbi Natan A 6).
La traduction littérale qui suit est faite, comme celle qui vient d’être citée, sur l’édition de Salomon Schechter 5, mais s’attache à rendre toutes les particularités du texte sans tenter d’en voiler les difficultés. Comment débuta Rabbi Aqiba ? On dit qu’il était fils de quarante an(s) et n’avait rien étudié. Une fois, il se tenait droit sur (la) bouche du puits. Il dit : « Qui a gravé cette pierre ? » Ils lui dirent : « Les eaux qui, régulièrement, tombent sur elle pendant tout (le) jour ! » [On lui dit : « Aqiba ! Ne lis-tu pas : les eaux broient les pierres ? » (Job 14, 19). Aussitôt Aqiba raisonna a fortiori (dan qal wahomer) en lui-même : « Si le doux sculpte le dur, les paroles de la Torah qui sont dures comme le fer graveront à plus forte raison mon cœur qui est chair et sang ! »] 6 Il se tourna aussitôt pour étudier (la) Torah. Il marcha, lui et son fils, et ils s’assirent auprès de ceux qui enseignent (les) nourrissons. Rabbi Aqiba dit à son (fils) : « Mon maître ! Enseigne-moi (la) Torah ! » Rabbi Aqiba saisit une tête de la Table (des dix paroles) et son fils (saisit) une tête de la Table (des dix paroles). (Son fils) écrivit pour lui ’a1èf-bét et il l’étudia, ’alèf-taw et il l’étudia, une Torah de prêtres et il l’étudia. Il fut étudiant. Et marchant jusqu’à ce qu’il ait étudié toute la Torah, totalement, il marcha et s’assit en vue des faces de Rabbi Éliézer et en vue des faces de Rabbi Josué. 5. S. Schechter , op. cit., p. 28-29. 6. Cette interpolation présente un Aqiba en pleine possession de son art, capable de discuter savamment de l’Écriture – alors qu’il ignore encore l’alphabet – et de manier avec virtuosité la deuxième des sept règles d’interprétation conservées sous le nom de Hillel, le raisonnement a fortiori [qal wahomèr]. Elle est cependant intéressante parce qu’elle montre qu’à la période talmudique, peut-être même dès celle de la Michnah (+200), le sens premier de la légende aqibienne avait été oublié ou du moins occulté.
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CHAPITRE 3
Il leur dit : « Mes maîtres ! Ouvrez-moi le goût de (la) Michnah ! » Dès qu’ils lui eurent dit (une) halakah unique, il marcha et s’assit en vue de lui-(même), (mettant) l’intelligence de son (fils) au service de l’intelligence de son os. Il dit : « Ce ’alèf pourquoi a-t-il été écrit ? Ce bét pourquoi a-t-il été écrit ? Cette parole pourquoi a-t-elle été dite ? » Il se tourna (vers les lettres) et il les interrogea. Et il les fit se tenir droites au moyen des paroles. (Avot de Rabbi Natan A 6)
§ 21 A qiba ,
u n nou v e au
J acob
Une fois, il se tenait droit sur (la) bouche du puits. Il dit : « Qui a gravé cette pierre ? » Ils lui dirent : « Les eaux qui, régulièrement, tombent sur elle pendant tout (le) jour ! »
Aqiba ne se tient pas « près de la bouche d’une source », mais « sur la bouche du puits (‘al pi habe’ér) ». Il ne demande pas qui « creusa ainsi cette roche », mais qui « a gravé cette pierre (mi haqaq ’èvèn zu) ? ». Il suffit à l’École d’Aqiba de mentionner la « bouche du puits » et « la pierre » pour que l’auditeur se trouve obligé d’interpréter l’histoire du maître à la lumière d’un modèle de la Torah et d’un seul, celui de Jacob partant prendre épouse chez Laban 1’araméen (Genèse 29). Une traduction littérale du début de cet épisode biblique fait apparaître le sens suivant : Et Jacob leva ses pieds Et il marcha vers la terre des fils de l ’orient Et il vit Et voici (qu’il y a) un puits dans la campagne Et voici (que) là, trois troupeaux de petit bétail (sont) couchés sur cette (campagne), car de ce qui provient de ce puits les troupeaux feront boire Et la pierre (est) grande sur la bouche du puits (Genèse 29, 1-2).
On doit probablement donner aux mots « troupeau » et « petit bétail » (ovins et caprins) le sens métaphorique qu’ils ont couramment à période ancienne et dans les textes bibliques eux-mêmes. Le troupeau désigne l’ensemble de ceux qui suivent un « pasteur » et le petit bétail, chacun des individus composant ce troupeau. Les trois troupeaux représentent alors – et la suite le confirmera – trois groupes religieux, trois « sectes » dont les partisans sont symbolisés par le petit bétail. Lorsque Jacob entre en scène, les trois groupes sont couchés (roveçim). Mais qu’est-ce qu’être couché ? La solution est donnée par la première occurrence du mot dans la Torah : Yahvéh dit à Caïn … : « Si tu ne fais pas le bien, à la porte le péché est couché (rovéç) » (Genèse 4, 7).
AQIBA ET SES MODÈLES
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Ces trois troupeaux sont donc couchés, vautrés dans le péché. À l’imitation de Jacob visitant les trois troupeaux, Aqiba, le nouveau Jacob, visitera au cours de ses études les maîtres qui enseignent ces trois communautés couchées : son fils, Éliézer et Josué. Mais lui, Aqiba, se tiendra droit (‘amad) sur la bouche du puits ! Aqiba se conduira donc en champion de l’orthodoxie face aux interprétations déficientes de ses interlocuteurs. Aussi le récit de ses études est-il conclu par cette phrase : Il fit se tenir droites (hé‘ émidan) les lettres au moyen des paroles.
Au terme de ses études, lorsqu’il aura fondé sa propre École, Aqiba donnera de la Torah écrite (les lettres) une interprétation orale qui fera la synthèse des enseignements de ses prédécesseurs. § 22 U n e
écr i t u r e géom ét r iqu e
Les études d’Aqiba se divisent en trois sessions introduites par les verbes marcher et s’asseoir : Il marcha, lui et son fils, et ils s’assirent auprès de ceux qui enseignent les nourrissons. Il marcha et s’assit en vue des faces de Rabbi Éliézer et en vue des faces de Rabbi Josué. Il marcha et s’assit en vue de lui-(même).
Ces trois sessions s’inscrivent par ailleurs dans un cursus unique ouvert et clos par le verbe se tourner : Il se tourna aussitôt pour étudier (la) Torah. Il se tourna (vers les lettres) et les interrogea.
Les deux premières sessions enfin sont décrites de manière que la seule comparaison de leurs mots donne la clé de leur interprétation. Première session
Deuxième session
auprès de ceux qui enseignent les nourrissons
en vue des faces de Rabbi Éliézer et en vue des faces de Rabbi Josué
Demande faite au fils : « Mon maître, enseigne-moi une Torah ! »
Demande faite à Éliézer et Josué : « Mes maîtres, ouvrez-moi le goût de la Michnah ! »
Le maître écrit.
Les maîtres disent.
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CHAPITRE 3
La troisième session quant à elle, évoque la synthèse opérée par Aqiba entre la Torah (= Écriture) de son fils et la Michnah (= Paroles) des maîtres de Yavnéh. Il décide alors de mettre l’Écriture au service des Paroles vivantes : Et il fit (que les lettres) se tiennent droites au moyen des paroles.
§ 23 M a rch e r
et s ’a s seoi r
Le voyage d’Aqiba vers la connaissance de la Torah commence par une marche. Le verbe marcher (halak) renvoie au mot halakah de la deuxième partie du texte, mot qui désigne l’ensemble des décisions qui règlent la vie religieuse de tout Juif et que seuls les membres du Sanhédrin, représentés ici par Éliézer et Josué, ont pouvoir d’édicter. Aqiba, avant même de s’être adonné à l’étude de la Torah, est donc un Juif fidèle dont chaque acte est conforme à la halakhah édictée par les autorités du judaïsme. Aucune étape de son étude ne le détournera de la pratique. Il marchera lorsqu’il s’assiéra pour apprendre la Torah, continuera à marcher jusqu’à ce qu’il l’ait entièrement étudiée, et pas plus l’audition de la Michnah que la synthèse qu’il fera entre Torah et Michnah n’interrompront sa marche. Pendant toute sa vie Aqiba fut donc fidèle à la pratique du judaïsme et ne s’en laissa pas détourner par ses études. Comme le verbe marcher, le verbe s’asseoir (yachav) a un sens technique. À l’époque d’Aqiba, la yechivah, mot dérivé du verbe yachav, désignait un cursus d’études, une session, et par extension la maison d’étude elle-même. Lorsque Aqiba s’assoit il fait donc session dans une maison d’étude. En classant les verbes dans l’ordre « marcher » et « s’asseoir », le texte prend également position dans un débat qui fut au centre des préoccupations des Juifs et des Chrétiens des premiers siècles de notre ère. Fautil accorder la priorité à la pratique (marcher) ou à l’étude (s’asseoir) ? Le salut vient-il des œuvres ou de la foi ? S’acquiert-il par la pratique ou par la connaissance ? La réponse donnée par le texte est celle que retiendra le judaïsme postérieur : pratique et étude sont indissociables, mais la pratique doit l’emporter sur l’étude. La triple répétition du verbe s’asseoir indique que les études d’Aqiba se déroulèrent successivement dans trois maisons d’étude. Les prépositions qui suivent le verbe s’asseoir montrent par ailleurs que son attitude varia de l’une à l’autre école. Pendant la première session, il s’assied auprès (’éçèl) de ceux qui enseignent les nourrissons, mais sans les prendre pour maîtres. Le savoir de ces enseignants multiples lui est transmis par un maître unique, son fils. Pendant la deuxième session, il s’assied en vue des faces (lifné) de Rabbi Éliézer et en vue des faces (lifné) de Rabbi Josué, pour écouter les paroles enseignées par ces deux maîtres qui, comme on le verra dans un
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autre épisode, s’affrontent dans l’École de Yavnéh (§ 113). Après avoir étudié la Torah écrite et écouté la Michnah orale, Aqiba s’assied enfin en vue de lui-même et fonde sa propre yechivah, afin de proposer un enseignement de synthèse. § 24 L e s
e nse ig na n ts de s nou r r i s sons
Le contexte dans lequel se déroule la première session est volontairement obscur. Qui sont les enseignants des nourrissons ? Qui est ce fils d’Aqiba ? Qu’est cette tête de la Table ? L’interprétation de chaque mot doit être cherchée, conformément à la règle dans un texte biblique. Il marcha, lui et son fils, et ils s’assirent auprès de ceux qui enseignent (les) nourrissons (melamedé tinoqot).
Le mot tinoq (nourrisson) est absent de la Bible mais renvoie de façon discrète à un mot de même racine, yonéq (nourrisson), attesté deux fois dans la Torah (Nombres 11, 12 et Deutéronome 32, 25) : Alors Moïse dit à Yahvéh : « Pourquoi as-tu fait du mal à ton serviteur et pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux lorsque tu m’imposais la charge de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple ? Est-ce moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : Porte-le dans ton sein comme le fidèle (’omén) portera le nourrisson (yonèq) vers le sol que j’ai promis par serment à ses pères ! » (Nombres 11, 12).
Le rôle de Moïse fut donc de concevoir et d’enfanter le peuple jusqu’à ce que celui-ci soit pris en charge par un autre, nommé le fidèle, qui aura pour mission de l’introduire dans la Terre promise. Avant d’entrer en possession de la terre le peuple est donc un nourrisson et ceux qui ont la charge de l’instruire sont les enseignants des nourrissons. Certes Moïse fut le premier d’entre eux, mais comme l’indique la suite du livre des Nombres, il partagea la charge du peuple avec soixante-dix Anciens : Et Yahvéh dit à Moïse : « Rassemble-moi soixante-dix hommes, des anciens d’Israël, … Tu les amèneras à la Tente du rendez-vous et ils se tiendront là avec toi. Alors je descendrai et là je parlerai avec toi ; je reprendrai de l’esprit qui est sur toi et j’en mettrai sur eux, ils porteront la charge du peuple et tu ne la porteras plus à toi seul » (Nombres, 11, 16-17).
En recevant une part de l’esprit de Moïse, ces Anciens reçurent également le don de prophétie : Or, dès que l’esprit se reposa sur eux, ils prophétisèrent mais ils ne recommencèrent pas (Nombres 11, 25).
Enfin, prenant immédiatement leur relais, deux prophètes, Éldad et Meydad, reçurent également l’esprit et prophétisèrent (Nombres 11, 26).
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CHAPITRE 3
Par le biais de l’expression « enseignants des nourrissons », les disciples d’Aqiba nous renvoient en fait à la chaîne des inspirés qui, avec et après Moïse, portèrent la charge du peuple, Josué, les Anciens et les Prophètes, tous dépositaires de l’Esprit (§ 96). À l’époque où Aqiba entreprend ses études, les enseignants des nourrissons se sont tus comme s’est tue l’inspiration. Seule demeure l’Écriture. § 25 L e
f i l s d ’A qiba
Si Aqiba se rend auprès des enseignants des nourrissons, ce n’est pas pour les entendre, mais pour recevoir l’enseignement de son fils. Le fait paraît si insolite que les traducteurs corrigent la syntaxe du texte afin de le passer sous silence. Mais c’est bien à son fils qu’Aqiba donne le titre de « maître », l’identifiant ainsi aux maîtres passés, héritiers des enseignants des nourrissons, donc de l’Écriture. Rabbi Aqiba dit à son (fils) : « Mon Maître ! Enseigne-moi (la) Torah ! » (Son fils) écrivit pour lui ’alèf-bét, et il l’étudia, ’alèf-taw, et il l’étudia, une Torah de prêtres, et il l’étudia.
Ce fils se tait comme se sont tus les enseignants des nourrissons ! Son enseignement est Écriture. Il écrit ’alèf-bét, ’alèf-taw. Comme Nahum, l’homme du Gam-Zu, il enseigne le ’ét ! Son appartenance à la période du Temple et à la caste sacerdotale est par ailleurs confirmée par le fait qu’il enseigne une « Torah de prêtres ». Les trois phases de l’enseignement écrit du fils, ’alèf-bét, ’alèf-taw et la Torah des prêtres, se succèdent sans qu’apparaisse la conjonction de coordination et sans que le verbe écrire ne soit répété. Il s’agit donc d’une Écriture unique soumise à une triple approche. Aqiba ne se laisse pourtant pas séduire par la synthèse splendide que lui propose son fils. Il en distingue soigneusement chacun des enseignements, comme l’indique la triple répétition du verbe étudier. Qui est ce fils 7 mystérieux d’Aqiba qui, à lui seul, symbolise l’enseignement passé du second Temple ? La tradition juive ne gardera que le 7. Comme on l’a exposé à propos de la graphie SM (§ 17), la lecture littérale impose d’interpréter le mot « fils » (BN) en fonction du champ symbolique recouvert par sa graphie. Celle-ci fait la synthèse de plusieurs notions de la langue naturelle. En plus d’être le « fils », BN est le bâtisseur (BNh : banah) qui, par le biais des généalogies construit l’histoire. Il est aussi celui qui possède l’intelligence
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souvenir de son nom : il se nommait Siméon. Était-ce son nom réel ou a-ton choisi de lui donner le nom du deuxième fils de Jacob pour confirmer qu’Aqiba était bien un nouveau Jacob ? On notera que si telle était la raison du choix de ce nom, il aurait été plus indiqué de retenir celui de l’un des fils de Rachel, Joseph ou Benjamin, puisque tel était le nom de l’épouse d’Aqiba. Si l’auteur de la légende retient celui de Siméon, deuxième fils de Léah, c’est parce qu’il considère que ce patriarche est la préfiguration d’un autre Siméon dont l’enseignement portera sur l’Écriture (§ 76). § 26 S i m éon , É l i é z e r
et
J osu é
Il marcha et s’assit en vue des faces de Rabbi Éliézer et en vue des faces de Rabbi Josué.
Comme ceux d’Aqiba-Jacob et de son fils Siméon, les noms d’Éliézer et de Josué correspondent à des modèles bibliques. Le nom de Josué n’est porté que par un personnage, Josué bin Noun, celui qui hérita de la plénitude de l’Esprit de Moïse, un personnage au destin glorieux qui eut pour mission de faire entrer le peuple d’Israël dans le pays de Canaan promis aux patriarches. Dans la lecture traditionnelle de la Torah le nom d’Éliézer désigne quant à lui deux personnages, le serviteur d’Abraham (Genèse 15, 2) et l’un des fils de Moïse (Exode 18, 2-4). À quel Éliézer les disciples d’Aqiba identifient-ils Rabbi Éliézer ? La question ne se pose probablement pas pour eux car le principe de non-contradiction implique que des personnages de même nom correspondent à une même fonction. Il suffira donc de s’intéresser ici à celle du fils de Moïse. Jéthro, le beau-père de Moïse, avait reçu Séphorah, la femme de Moïse, après qu’elle avait été renvoyée, ainsi que ses deux fils, dont l’un avait pour nom Gershom parce qu’il avait dit : « J’ai été un hôte en terre étrangère », et l’autre avait nom Éliézer, « car le Dieu de mon père est venu à mon aide (‘ ézèr) et il m’a délivré de l’épée de Pharaon » (Exode 18, 2-4).
Éliézer, délivrance de l’épée de Pharaon, renvoie donc à la marche d’Israël, échappant à l’épée de Pharaon lors de la sortie d’Égypte et entrant dans le désert du Sinaï. Josué, quant à lui, prend alors le relais d’Éliézer et reçoit pour mission de faire sortir Israël du désert pour le conduire dans la Terre promise. Éliézer et Josué deviennent alors les symboles des pérégrinations d’Israël de l’Égypte au Sinaï et du Sinaï à la terre d’Israël. Dans ces conditions, le fils d’Aqiba, dont l’enseignement est antérieur à (BNh : binah). Ce champ symbolique justifie qu’Aqiba donne à son « fils » le titre de « maître ».
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CHAPITRE 3
ceux d’Éliézer et de Josué doit alors renvoyer symboliquement au séjour du peuple en Égypte. C’est ce que confirme l’histoire du patriarche Siméon qui fut effectivement retenu prisonnier en Égypte par Joseph tandis que ses frères retournaient en paix en Canaan (Genèse 42, 24-38). En poursuivant ses études Aqiba marche donc dans les pas des grands ancêtres qui allèrent de Canaan à l’Égypte (Siméon), de l’Égypte au Désert (Éliézer) et du Désert à la Terre promise (Josué). § 27 O u v r i r
l e g oû t de l a
M ich na h
Il leur dit : « Mes maîtres ! Ouvrez-moi le goût de (la) Michnah ! » Dès qu’ils lui eurent dit (une) halakhah unique, il marcha et s’assit en vue de lui-même.
Siméon « écrivait la Torah », les maîtres de Yavnéh, Éliézer et Josué, « disent la Michnah ». Le terme de Michnah ne désigne pas ici le texte codifié au début du iii e siècle par Juda le Prince*, mais l’enseignement oral des maîtres de Yavnéh. Cette Michnah a un goût. Pendant le premier millénaire de notre ère, un système de signes de ponctuation sera inventé afin de fixer par écrit la lecture exacte du texte consonantique de la Bible. Ces signes dont le rôle est à la fois de définir la syntaxe du texte et la mélodie du chant synagogal portent le nom de goûts (te‘amim). Ouvrir le goût de la Michnah signifie donc transformer l’Écriture en parole, se la mettre en bouche, de façon à la rendre audible à l’ensemble de la communauté juive et, par-delà la métaphore, à faire connaître au peuple l’interprétation exacte de la Torah. Le verbe ouvrir (patah) renvoie également à cette notion de commentaire. Dans le texte biblique on distingue en effet deux types de paragraphes, les uns, fermés (setoumot), ne peuvent être suivis de commentaire, les autres, ouverts (petouhot), peuvent être suivis de commentaire. « Ouvrir le goût de la Michnah » signifie donc commenter les paroles de la Torah orale. Aqiba constate alors qu’Éliézer et Josué enseignent une halakah unique. Pour Aqiba et son École la halakah, la marche, nom dérivé du verbe halak (marcher), désigne, comme on l’a vu, la pratique et non l’étude (§ 23). Il constate donc que ces deux maîtres, qui s’affrontent dans l’École de Yavnéh à propos des techniques d’interprétation (§ 111), se rejoignent lorsqu’il s’agit d’édicter les règles qui doivent régir la pratique. § 28 L a
fon dat ion de l’É col e d ’A qiba
Il marcha et s’assit en vue de lui-(même), (mettant) l’intelligence de son (fils) au service de l’intelligence de son os (béyno lebéyn ‘açmo).
AQIBA ET SES MODÈLES
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Lorsque Aqiba s’assied pour lui-même, fondant sa propre École, il cherche une solution qui puisse mettre fin au conflit entre Écriture et Parole. Il met son savoir au service de l’École de Yavnéh. L’expression choisie par les disciples d’Aqiba pour définir l’attitude de leur maître (yachav béyno lebéyn ‘açmo) est intraduisible. Dans la langue hébraïque moderne cette expression a été lexicalisée et comprise dans le sens de « s’asseoir à part », sens approximativement retenu par l’édition Verdier : « il sortit pour être seul avec lui-même ». Une telle solution est en fait anachronique car elle projette ce sens lexicalisé par un long usage sur le premier emploi attesté d’une formule dont tout porte à croire qu’elle a été forgée de toute pièce par les disciples d’Aqiba. En bonne méthode il faut ici donner à chaque mot et à chaque particularité syntaxique sa pleine valeur. Le plus sage est alors d’interpréter la formule à la lumière de la suite du texte. Puisqu’au terme de sa réflexion Aqiba met l’Écriture enseignée par son fils au service des paroles des maîtres de Yavnéh, l’expression insolite « son byn en vue du byn de son os » doit probablement être interprétée dans le même registre. Comme on l’a vu, le champ symbolique de la graphie bn est complexe (§ 25, note 7). Que l’on comprenne « son fils en vue du fils de son os » ou « la compréhension de son (fils) en vue de la compréhension de son os » le mot « os » doit ici désigner les maîtres de l’École de Yavnéh. Le texte de l’Écriture qui justifie cette comparaison insolite des maîtres avec des « os » est le suivant : Le roi David envoya dire aux prêtres Çadoq et Abiathar : « Parlez aux anciens de Juda, en disant : ‘(c’est pourquoi) vous serez les derniers à faire revenir le Roi vers sa maison … vous (êtes) mes frères, vous (êtes) mon os et ma chair et (c’est) pourquoi vous serez les derniers à faire revenir le Roi’ » (2 Samuel 19, 12-13).
Dans une lecture actualisante, les prêtres Çadoq et Abiathar doivent préfigurer la religion judéenne du Temple et les Anciens de Juda, l’École de Yavnéh composée de soixante-dix membres conformément au modèle des soixante-dix anciens choisis par Dieu pour aider Moïse à porter la charge du peuple. Puisque le roi dit de l’institution des Anciens de Juda : « vous êtes mon os », l’institution de Yavnéh, continuatrice de celle des Anciens, peut recevoir à juste titre ce même titre. Mais le renvoi à ce texte de la Bible viserait avant tout à appliquer à l’École de Yavnéh la parole prophétique prononcée par David et à faire comprendre que conformément au plan divin, les Anciens de Yavnéh ont été choisis pour être les derniers. Ils sont ceux qui feront revenir le Roi (Dieu) dans sa maison (son Temple). Aqiba et ses disciples, on le sait, rêvaient des temps messianiques. Pour eux, le second Temple ayant échoué dans sa mission, c’était à l’École de Yavnéh qu’il reviendrait de faire entrer le judaïsme dans l’ère messianique.
72
CHAPITRE 3
Puisque Aqiba voit dans l’École l’instrument choisi par Dieu pour conduire le judaïsme vers la fin des temps, il ne peut que mettre l’Écriture au service des Paroles des maîtres de Yavnéh et en réactualiser le sens. Il dit : « Ce ’alèf, pourquoi a-t-il été écrit ? Ce bét, pourquoi a-t-il été écrit ? Cette parole pourquoi a-t-elle été dite ? » Il se tourna (vers les lettres) et les interrogea et il les fit se tenir droites au moyen des paroles.
Alors que son fils Siméon lui avait enseigné des couples de lettres ’alèfbét, ’alèf-taw, Aqiba en revient aux lettres isolées. « Ce ’alèf, pourquoi a-t-il été écrit ? Ce bét, pourquoi a-t-il été écrit ? ». Il s’écarte ainsi de l’enseignement de son fils Siméon. Mais par-delà cette image, il faut évidemment comprendre que tout en prêchant une fidélité inconditionnelle à l’Écriture – à l’époque d’Aqiba le texte a été fixé et est devenu intangible – il en reprend l’examen, de première main, afin de l’accorder avec les enseignements des maîtres de Yavnéh. Il donne des lettres de l’Écriture une interprétation conforme à leurs Paroles. * * * Ce texte de cent vingt mots est d’une telle complexité sous sa naïveté apparente qu’il est impossible d’en rendre compte intégralement. Quelques pistes ont été tracées qui s’entrecroisent continuellement et par lesquelles il faut cheminer à de nombreuses reprises avant de saisir l’architecture du monument. Un travail préalable de mémorisation du texte et de réflexion sur sa construction est indispensable ; seul le lecteur peut le faire. Mais ce qu’il faut avant tout retenir, c’est que le sens ne doit pas être cherché dans le récit lui-même, mais dans les modèles auxquels il renvoie. Aqiba, Siméon, Éliézer et Josué ne font que rejouer, en l’actualisant, une pièce dont le scénario et les dialogues ont été dictés par l’Écriture. Ils accomplissent les Écritures.
Chapitre 4
Quatre entrèrent au Paradis Le commentaire précédent, principalement attaché à mettre en lumière les techniques d’écriture de l’École d’Aqiba, s’était contenté d’évoquer les modèles bibliques auxquels le texte renvoyait. On a cependant entrevu que les personnages mis en scène ne faisaient que reprendre, en les adaptant, des rôles joués avant eux par des héros bibliques, Jacob, Siméon, Éliézer ou Josué. L’étude d’un autre récit de la légende d’Aqiba nous permettra d’observer avec plus de précision ce que fut la lecture actualisante de la Bible pratiquée par son École. Elle permettra également de mesurer à quel point le sens des textes écrits par les derniers défenseurs de la langue du Sanctuaire nous est devenu étranger, mais aussi de constater que ce sens oublié est encore accessible. § 29 L’ e n t r é e
de s quat r e au
Pa r a di s
De tous les récits de la légende d’Aqiba « L’entrée des quatre au Paradis » est celui qui a suscité le plus de commentaires. Dans son introduction au Talmud*, A. Cohen en propose la traduction suivante : Quatre hommes sont montés jusqu’au Paradis : ben Azzaï, ben Zoma, Aher et Rabbi Aqiba. Rabbi Aqiba disait à ce propos : « Quand vous arriverez aux marches de marbre, gardez-vous de vous écrier : ‘De l’eau ! De l’eau !’ » Ben Azzaï contempla et mourut ; ben Zoma contempla et devint fou ; Aher coupa les plantes ; Rabbi Aqiba se retira en paix 1.
De l’avis de Cohen : L’interprétation de ce morceau reste incertaine, mais on en aperçoit peutêtre la clef dans l’allusion à l’eau. Les Grecs, et plus tard les gnostiques, faisaient de l’eau l’élément primitif dont procéda la création de l’univers. Cette croyance est mentionnée formellement dans le Talmud. Il se pourrait donc qu’Aqiba ait voulu montrer qu’on doit renoncer à la théorie de l’origine de l’univers due au principe aqueux, lorsqu’on s’approche des
1. A. Cohen, Le Talmud, Paris 1980, p. 71-72.
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CHAPITRE 4
« marches de marbre pur », c’est-à-dire du trône de Dieu, image de la réalité suprême 2 .
Gerschom Scholem, pour sa part, refuse cette interprétation cosmologique et pense que le sujet de l’anecdote est l’expérience des dangers de l’ascension mystique. À l’appui de sa thèse, il cite le commentaire que les Hékalot, un traité mystique du v e siècle, font de ce texte : Si l’un était indigne de voir le Roi dans sa beauté, les anges placés aux portes ont troublé ses sens et l’ont confondu. Et quand les anges lui dirent : « Viens », il est entré ; et instantanément ils l’ont poussé et jeté dans le courant bouillant de lave. À la porte du sixième palais, apparaissaient des centaines de mille et des millions de vagues d’eau qui se jetaient contre lui ; cependant il n’y avait pas une goutte d’eau, mais seulement l’éclat éthéré des plaques de marbre dont le palais était pavé. Mais celui qui était entré se tenait en face des anges et quand il demandait : « Qu’est-ce que signifient ces eaux ? » les anges commençaient par lui jeter des pierres et lui disaient : « Malheureux, ne le vois-tu pas avec tes propres yeux ? Es-tu peut-être un descendant de ceux qui adoraient le Veau d’Or et n’es-tu pas indigne de voir le Roi dans sa beauté ? » … Et il ne s’en allait pas sans que les anges ne l’aient frappé à la tête avec des barres de fer et ne l’aient blessé. Et ce sera un signe pour tous les temps que personne n’errera à la porte du sixième palais et ne verra l’éclat éthéré des plaques et ne posera une question sur elles et ne les prendra pour de l’eau, sans se mettre lui-même en danger 3.
Ces interprétations du voyage des quatre ne font en fait qu’effleurer le sens d’un texte dont elles ne retiennent qu’une phrase : « Ne dites pas : Eaux ! Eaux ! ». Cohen répète une interprétation cosmologique à la mode depuis le xix e siècle. Scholem – la méthode paraît plus sûre – tente de retrouver le sens du texte dans le plus ancien commentaire que l’on connaisse. Les deux cependant, négligent l’étude du texte lui-même. Pour eux, l’organisation des énoncés, le choix des personnages, les thèmes développés sont a priori ininterprétables. Le sens est à chercher hors du texte. Ce récit que Scholem prend pour une anecdote est en réalité une pièce d’orfèvrerie dont chaque détail a été ouvragé avec une précision inégalable. Comme dans le récit des études d’Aqiba, rien n’y est superflu. Chaque mot, chaque omission, est intentionnel. Tout est code, le nombre des personnages, la façon de les nommer, leur ordre d’apparition, les actes symboliques qu’ils posent, le décor dans lequel ils évoluent et, bien évidemment, la mise en garde d’Aqiba : « Ne dites pas : Eaux ! Eaux ! ». Contrairement à ce que pensent Cohen et Scholem, les clés d’interprétation ne sont pas à chercher dans les spéculations cosmologiques des Grecs ou dans la littéra-
2. A. Cohen, op. cit., p. 71-72. 3. G. G. Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Paris, 1968, p. 65.
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
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ture mystique postérieure, mais dans l’architecture même du récit et dans chacun des mots qui le composent. La version que conserve le Talmud de Babylone a été surchargée de citations scripturaires qui sont autant de fausses pistes tracées par des glosateurs qui n’en comprenaient plus, ou ne voulaient plus en comprendre, la portée première. Voici une traduction littérale du texte : Quatre furent introduits au Paradis : ben Azzaï, ben Zoma, un Autre et Rabbi Aqiba. Rabbi Aqiba leur (avait) dit : « Quand vous serez introduits auprès des pierres de marbre pur, soyez avertis (par illumination) que vous ne (devez) pas dire : ‘Eaux ! Eaux !’ » [car il est écrit : « Celui qui profère des mensonges ne demeurera pas en ma présence ! » (Psaume 101, 7)]. Ben Azzaï a fait fleurir et est mort. [C’est à son sujet que l’Écriture dit : « La mort des pieux est chère aux yeux de Yahvéh ! » (Psaume 116, 15)]. Ben Zoma a fait fleurir et a été frappé. [L’Écriture dit de lui : « As-tu trouvé du miel ? Mange ce qui te suffit. Autrement tu serais tellement rassasié que tu le vomirais ! » (Proverbes 25, 16)]. Un Autre a coupé dans les plantations. Rabbi Aqiba [a été introduit en paix et] est sorti en paix. (Talmud de Babylone, Hagigah 14b).
Des trois citations explicites de l’Écriture qui surchargent la légende – elles ont été placées entre crochets dans la traduction – les deux premières sont introduites par une formule araméenne et la troisième par une formule hébraïque, ce qui laisse supposer une insertion par des glosateurs différents qui ont d’ailleurs renoncé à élucider l’histoire des deux derniers voyageurs. Quant à la formule « a été introduit en paix » de la notice sur Aqiba, elle manque dans certains manuscrits. Son caractère redondant – elle ne fait que reprendre la formule d’introduction – et la rupture de symétrie qu’elle provoque dans un texte par ailleurs parfaitement construit, suffisent à convaincre de son caractère de glose.
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CHAPITRE 4
§ 30 U n
voyage à mots com p t é s
Débarrassé de ses oripeaux anachroniques, le texte hébreu de L’entrée des quatre au Paradis se compose de quarante mots, le nombre de la révélation du Sinaï et du séjour au désert : Quatre furent introduits en vue du Paradis :
’arba‘ah niknesou lefardès
ce sont : ben Azzai,
’élou bén ‘aza’i
ben Zoma,
bén zoma’
un Autre
’ahér
et Rabbi Aqiba.
werabi ‘aqiva’
Rabbi Aqiba leur avait dit :
’amar lahém rabi ‘aqiva’
« Quand vous serez introduits
kechétikanesou
auprès des pierres de marbre pur,
’èçèl ’avné chayich tahor
soyez avertis (par illumination)
hizeharou
que vous ne (devrez) pas dire :
chélo’ t’omerou
‘Eaux ! Eaux !’ »
mayim mayim
Ben Azzaï a fait fleurir et est mort.
bén ‘aza’i héçiç wamét
Ben Zoma a fait fleurir et a été frappé.
bén zoma’ héçiç wenifga’
Un Autre a coupé dans les plantations.
’ahér qiçéç baneti’ot
Rabbi Aqiba est sorti en paix.
rabi ‘aqiva’ yaça’ bechalom
§ 31 L e Pa r a di s
de l’ i n t e r pr état ion
« Être introduit » est un terme technique qui désigne l’introduction à l’étude de la Torah (Talmud de Babylone, Sabbat 137b). C’est donc pour étudier la Torah que nos voyageurs entrent au Paradis. Le mot « Paradis » (pardès), quant à lui, renvoie à trois passages de l’Écriture 4 et plus particulièrement au passage du Cantique des Cantiques dans lequel le fiancé dit à la fiancée : Tes envoyés sont un Paradis (chelahayik pardès) (Cantique 4, 13).
La fiancée est Israël et ses envoyés nos quatre voyageurs. Mais pourquoi les identifier au Paradis ? Dans la littérature judéenne antérieure à Aqiba, le Paradis est le jardin d’Éden qu’Adam a reçu mission de cultiver et de garder et d’où coulent les quatre fleuves de la Sagesse. Ce thème sera réin4. Cantique 4, 13 ; Néhémie 2, 8 ; Qohèlèt 2, 5, dont un seul (le Cantique) appartient au canon ancien (§ 78).
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
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terprété dans la littérature juive postérieure et les lettres du mot « Paradis » [PRDS] deviendront les symboles de quatre niveaux d’interprétation de l’Écriture : P
pchat
simple
Interprétation littérale
R
rémèz
allusion
Interprétation allégorique
D
drach
exposition
Commentaire homilétique
S
sod
mystère
Interprétation ésotérique
Le Paradis dans lequel entrent les quatre est donc le Paradis de l’interprétation de l’Écriture. Et puisque les quatre voyageurs symbolisent quatre démarches d’interprétation correspondant aux lettres même du Paradis, c’est donc à juste titre qu’on peut leur appliquer le texte du Cantique des Cantiques : « Tes envoyés sont un Paradis ! ». § 32 N e
di t e s pa s :
« E au x ! E au x ! » 5
Il existe en hébreu une désinence spéciale -ayim pour désigner les parties du corps ou les objets doubles : yad-ayim « les deux mains », ‘en-ayim « les deux yeux ». Cette désinence se rencontre également dans le mot m-ayim « les deux eaux ». Dans ce cas cependant, les grammairiens se refusent à voir dans les eaux une réalité double en se fondant sur l’absence d’une forme du singulier. Il ne s’agirait que d’un duel apparent. En fait la valeur de duel du mot « eaux » est bien réelle et définie comme telle dans le texte biblique, puisqu’on accorde le verbe au pluriel : « que les eaux se rassemblent (yiqawou hamayim) » (Genèse 1, 9). On en conclura que mayim désigne des « eaux doubles » et que sa répétition suppose des « eaux quadruples » réparties entre les voyageurs. Le modèle de ces eaux a été décrit dans le récit de la création : Et Élohim dit : 5. Ce paragraphe est l’un de ceux que j’ai dû corriger car je m’étais laissé influencer par la lecture traditionnelle. Celle-ci considère que les eaux sont statiques et réparties au-dessus (me‘al) et en dessous (mitahat) du firmament. À l’inverse, lorsqu’on donne au mot « au-dessus » (‘al) le sens de « monter » qui est celui du verbe de même racine (‘alah), l’histoire des eaux se trouvent modifiée sur deux points. Il ne s’agit plus d’eaux statiques mais d’eaux en mouvement et dont la localisation par rapport au firmament doit être inversée. Celles que l’on plaçait « audessus » deviennent alors des eaux « en provenance de la montée (me‘al) » donc des eaux inférieures montant vers le firmament. Par déduction celles du « dessous » deviennent des eaux supérieures descendant « en vue du firmament » ce qui laisse entendre que ces eaux de connaissance finiront par se rejoindre dans le firmament où elles feront la synthèse des interprétations des quatre voyageurs.
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CHAPITRE 4
« Un firmament existera dans le milieu des eaux. Et il fera séparation entre des eaux en vue des eaux ». Et Élohim fit le ’ét du firmament. Et (ce firmament) fit séparation entre les eaux doubles qui (proviennent) d’une descente en vue du firmament et entre les eaux doubles qui (proviennent) d’une montée en vue du firmament. Et Élohim prononça en vue du firmament : « cieux ! » (Genèse 1, 6-9).
Cette division tétradique des eaux de l’interprétation n’est donc que provisoire et prélude à leur réunification dans le firmament. Le scénario de celle-ci est décrit dans la suite du texte : Et Élohim dit : « Seront rassemblées les eaux (qui) descendent des cieux vers (un) lieu unique » (Genèse 1, 9).
Alors qu’aucun « rassemblement » préalable n’est prévu pour les eaux montantes avant qu’elles n’atteignent le firmament, les eaux descendantes devront être « rassemblées » avant d’accéder à un lieu unique. Comme on l’a vu, le lieu (maqom) est l’endroit où Yahvéh fera résider son Nom (§ 17). Le Temple de Jérusalem est un lieu unique comme le nom de Yahvéh qui y réside est unique (Deutéronome 6, 4). La collecte des eaux descendantes de la Sagesse devra donc être faite hors du Temple, avant que la synthèse des eaux ne s’opère dans le firmament des cieux, c’est-à-dire dans le Temple de Jérusalem 6. Si telle est bien la lecture littérale du modèle des eaux faite par l’École d’Aqiba, la mise en garde du maître, « ne dites pas : eaux ! eaux ! » devient compréhensible. Que celui qui s’adonne à l’étude de la Torah se garde d’en donner des interprétations partielles et contradictoires ! Aqiba ne fait que rappeler aux trois autres personnages la règle d’or de son École : réunifier l’interprétation. Par ailleurs, que cette admonestation soit faite au moment précis où les quatre sont « introduits auprès des pierres de marbre » s’impose. Ces pierres sont en effet celles où est gravée l’Écriture, pierres qu’Aqiba place logiquement dans le firmament, dans le lieu de médiation entre Dieu et l’homme (§ 17).
6. Dans le livre de l’Ecclésiastique, Jésus Ben Sira fait un double récit des voyages de la Sagesse à travers l’histoire, de la création jusqu’à ce qu’elle trouve « le repos » en Israël (Ecclésiastique 1, 9-10 et 24, 3-11). cf. Siméon le Juste, § 65-66.
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
§ 33 L e s
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pi e r r e s de m a r br e pu r
Bien que le texte mette en scène de nouveaux personnages et brosse un décor original, la pièce qui se joue n’est qu’une reprise de celle qui se jouait dans le récit précédent (§ 20). À la pierre placée sur la bouche du puits correspondent les pierres de marbre pur. Au thème des eaux tombant sur la pierre et de celles puisées au puits, répond le double avertissement d’Aqiba : « ne dites pas : eaux ! eaux ! ». Aux trois maîtres, Siméon, Éliézer et Josué, symbolisés par les trois troupeaux couchés dans la campagne dans l’attente du nouveau Jacob, se substituent ben Azzaï, ben Zoma et un Autre, chacun étant le champion d’une interprétation partielle dont Aqiba fera la synthèse. Si le décor et les fonctions des deux récits se superposent, l’angle de prise de vue est pourtant différent. Dans le premier récit, Aqiba recevait un enseignement de la bouche de trois « maîtres », son fils Siméon, Éliézer et Josué. Dans le récit du voyage des quatre, au contraire, Aqiba est le seul « maître ». Le titre de Rabbi est refusé aux trois autres alors qu’il est répété par trois fois pour lui. C’est afin de prouver que cette primauté d’Aqiba est bien conforme au plan divin prophétisé par l’Écriture que l’allusion aux « pierres de marbre » (’avné chayich) a été introduite dans le texte. L’expression est absente du canon ancien et n’est attestée qu’une seule fois dans l’un des livres ajoutés par les maîtres de Yavnéh : « (Moi, David), j’ai préparé, de toute ma force, ce qu’il faut à la Maison de mon Dieu : de l’or pour l’or, de l’argent pour l’argent, de l’airain pour l’airain, du fer pour le fer, des bois pour le bois, des pierres d’onyx et des pierres à sertir, des pierres de malachite et de couleurs variées, toutes sortes de pierres précieuses et des pierres de marbre en vue du nombreux (’avné chayich larov) » (1 Chroniques 29, 3).
David a donc préparé dix matériaux pour la maison de Dieu, quatre métaux, du bois, et cinq espèces de pierres. Puisque « les pierres de marbre » apparaissent en dixième et dernière position dans la liste, on doit en conclure que c’est grâce à elles que la Maison de Dieu atteindra sa perfection. Mais à qui sont-elles destinées ? Le texte des Chroniques précise que ces pierres sont larov (l-RB). Alors que l’expression est traduite par « des pierres de marbre en quantité », sa graphie signifie également « en vue du maître » (larav : l-RB). Le seul auquel le titre de maître soit donné étant Rabbi Aqiba, ces pierres de marbre, les pierres de l’Écriture, ne peuvent que lui être destinées. Aussi est-il en droit de mettre en garde les trois autres voyageurs et de leur expliquer que l’interprétation de cette Écriture ne doit pas opposer eaux descendantes et eaux montantes, car dans le plan divin elles sont appelées à être réunifiées.
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CHAPITRE 4
§ 34 L e s
t roi s pr e m i e r s voyageu r s
Ben Azzaï a fait fleurir et est mort. Ben Zoma a fait fleurir et a été frappé. Un Autre a coupé dans les plantations. Rabbi Aqiba est sorti en paix.
Les trois premiers personnages ne sont pas des inconnus. On sait que ben Azzaï et ben Zoma se nommaient Siméon ben Azzaï* et Siméon ben Zoma* et que cet Autre, dont on se refuse à prononcer le nom, s’affublait de celui d’Élicha ben Abouyah*. Le nom de Siméon que portent les deux premiers personnages suffit à les désigner comme les héritiers symboliques de Siméon le Juste et de l’enseignement du Temple, cet enseignement de l’Écriture qu’Aqiba avait reçu de son fils Siméon (§ 25). Ils sont par ailleurs présentés comme des hommes du passé, l’un est mort, l’autre a été frappé. Ils renvoient donc à l’histoire passée, celle du second Temple. Cet Autre (’ahér) qu’on se refuse à nommer est un personnage négatif. « Il a taillé dans les plantations » que les deux premiers avaient fait fleurir ! Les lettres qui servent à le désigner,’HR, sont à elles seules tout un programme. Il est celui qui arrête, retarde (’hr), il a partie liée avec les faux dieux (’élohim ’ahérim). En un mot il est l’hérétique (’ahér). Son nom est en fait Élicha ben Abouyah, « Dieu-sauvera fils de son-Père-Dieu ». Il prétend donc être un Dieu sauveur et fils de Dieu. L’allusion est transparente ; l’hérétique est ce Jésus (= salut) que ses adeptes considèrent comme un Dieu, fils de Dieu. Face à ces maîtres du passé qui ont enseigné à la période du Temple, et à cette hérésie qui continue de prospérer par-delà la destruction du Temple, le seul qui mérite de porter le titre de Rabbi est évidemment Rabbi Aqiba, le nouveau Jacob, père de l’Israël véritable. § 35 C eu x
qu i f i r e n t fl eu r i r et ce lu i qu i cou pa
Les cinq verbes choisis pour décrire le rôle des personnages sont autant de codes placés là pour renvoyer le lecteur à des textes de l’Écriture. Les deux premiers personnages « firent fleurir » (heçiç). L’expression n’est attestée qu’une fois dans la Torah : Voici qu’avait fleuri le bâton d’Aaron, pour la maison de Lévi : il avait fait éclore une floraison, et avait fait fleurir une fleur (wayaçéç çiç) (Nombres 17, 23).
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
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Puisque ce texte de la Torah est le seul à utiliser cette expression, c’est donc là qu’il faut chercher la clé d’interprétation de l’histoire de ben Azzaï et de ben Zoma. Lorsqu’on se réfère à ce modèle, une première constatation s’impose : ceux qui firent fleurir appartenaient à la tribu de Lévi, fondateur de la lignée des prêtres et des lévites. C’est en effet pour eux, et eux seuls, que le bâton d’Aaron « a fait fleurir une fleur ». La généalogie de la lignée de Lévi peut être reconstituée à partir de textes de la Torah. Jacob, père des douze ancêtres des tribus d’Israël, naquit à la vingt-deuxième génération de l’humanité. Son troisième fils fut Lévi, ancêtre de la lignée des prêtres et des lévites (Exode 6, 16-25). À la vingt-sixième génération cette lignée se scinda en trois. LA LIGNÉE DE LÉVI 22 e génération 23e 24 e 25e 26 e 27e 28e
MOÏSE Éliézer
Amram AARON Éléazar Pinekhas
Jacob Lévi Quehat
Yiçehar Les LÉVITES dont CORÉ Les fils de Coré
C’est à l’histoire de cette vingt-sixième génération – celle de Moïse, Aaron et Coré – que nous renvoie le verbe « faire fleurir », une histoire rapportée dans les chapitres 16 et 17 du livre des Nombres et qui peut se résumer comme suit. Coré, fils de Yiçehar, contesta l’autorité de Moïse et d’Aaron et décida de constituer son propre groupe. Pour justifier cette attitude antihiérarchique, il avança comme argument que la communauté d’Israël était composée de saints, que Yahvéh était présent au milieu d’elle et qu’en conséquence, la hiérarchie symbolisée par Moïse et Aaron était devenue caduque. Tous les fils de Lévi étaient en droit de revendiquer la prêtrise. Consulté par Moïse, Yahvéh désapprouva l’initiative de Coré et ordonna à la communauté de s’éloigner de sa demeure. Moïse dit alors : À ceci vous saurez que Yahvéh m’a envoyé pour faire toutes ces œuvres, et qu’elles ne sont pas de moi-même : si ceux-là (les partisans de Coré) meurent de la mort de tout homme et s’il leur est infligé le châtiment de tout homme, c’est que Yahvéh ne m’a pas envoyé ! Mais si Yahvéh opère un miracle et que le sol, dilatant sa bouche, les engloutit, avec tout ce qui est à eux, en sorte qu’ils descendent vivants au Shéol, vous saurez que ces hommes ont méprisé Yahvéh (Nombres 16, 28-30).
Le miracle annoncé par Moïse se produisit. Coré et sa bande descendirent vivants aux Enfers, « mais ses fils ne moururent pas » (Nombres
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CHAPITRE 4
26, 11). Ce résumé de l’histoire suffit à faire comprendre que Coré vivait dans un Israël idéal. Yahvéh étant présent au milieu de son peuple, le rôle de médiateur que jouaient Aaron et Moïse devenait inutile. Coré vivait par anticipation dans l’ère messianique. Mais le plan divin était autre et Coré et sa bande descendirent aux Enfers, mais restèrent vivants ! C’est à la suite de cet épisode qui excluait Coré que furent choisis ceux qui feraient fleurir. Yahvéh parla à nouveau à Moïse : « Parle aux fils d’Israël et prends d’eux une verge, une verge par maison paternelle … soit douze verges. Tu écriras le nom de chacun sur sa verge. Quant au nom d’Aaron tu l’écriras sur la verge de Lévi, car il y aura une seule verge pour la tête de leurs maisons paternelles … Or il arrivera que l’homme que j’aurai choisi sera celui dont la verge fleurira et ainsi je ferai disparaître loin de moi les murmures par lesquels les fils d’Israël murmurent contre vous … » Moïse déposa les verges devant Yahvéh dans la Tente du Témoignage. Le lendemain, quand Moïse entra dans la Tente du Témoignage, voici qu’avait fleuri la verge d’Aaron, pour la maison de Lévi : Elle avait fait éclore une floraison, fleurir des fleurs (wayaçéç çiç), mûrir des amandes (Nombres 17, 16-24).
La verge qui fit fleurir des fleurs fut celle d’Aaron, la seule parmi les douze qui ait été attribuée à deux personnages à la fois, Aaron et Lévi. L’autorité des prêtres et des lévites était ainsi confirmée de façon éclatante. Puisque ben Azzaï et ben Zoma « font fleurir », ils s’identifient donc à cette verge d’Aaron et de Lévi qui, seule, en a le pouvoir. Tous deux rejouent l’histoire biblique de la vingt-sixième génération. Conformément à leur ordre d’apparition, le premier, ben Azzaï, s’identifie alors au grand prêtre Aaron, le second, ben Zoma, au lévite. Le lien avec la fonction sacerdotale que suggérait le nom de Siméon, porté par les deux personnages, se voit donc confirmé par la référence scripturaire. Ils occupent tous les deux la charge de grand prêtre. On a vu par ailleurs que la généalogie de Lévi s’était divisée en trois à la 26 e génération (Moïse, Aaron et les lévites) et que Coré avait été exclu du groupe des Lévites après sa descente aux enfers. On en conclura que puisque ben Azzaï et ben Zoma correspondent à la lignée de ceux « qui ont fait fleurir », Aqiba et « l’Autre » doivent correspondre aux deux autres lignées. Dès lors, puisque Rabbi Aqiba qui vécut « cent vingt ans » comme Moïse, doit être identifié à son modèle, l’Autre devient par déduction un nouveau Coré, descendu aux enfers. Moïse Aqiba
Aaron Ben Azzaï
les Lévites Ben Zoma
Qoré L’Autre
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
§ 36 L’ u n
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mou ru t, l’ u n f u t fr a ppé
Les disciples d’Aqiba ne se contentent pas de raconter l’histoire de leur maître à travers les modèles de la Torah. Pour eux en effet les textes des Prophètes qui font suite à cette Torah n’ont été écrits que pour la confirmer. Qu’il s’agisse des livres qui racontent l’histoire biblique de la mort de Moïse à la destruction du premier Temple* (les prophètes antérieurs), ou de ceux qui annoncent l’histoire future d’Israël (les prophètes postérieurs), tous ne font pour eux que développer des modèles de la Torah. « Les prophètes confirment la Torah ! ». C’est donc aussi dans les textes prophétiques – aussi bien ceux des prophètes antérieurs que ceux des prophètes postérieurs – que les disciples d’Aqiba vont puiser les modèles de leur propre histoire. Le verbe « être frappé », choisi pour décrire la fin de ben Zoma, renvoie à un seul épisode de l’histoire du premier Temple rapporté dans le livre de Samuel. On y apprend que Akhimèlèkh fils de Akhitoub et les prêtres du Temple de Nob « furent frappés » par Doëg l’Édomite sur ordre de Saül, pour avoir protégé David en fuite. Et Doëg, l’Édomite, se tourna et il frappa les prêtres. Il mit à mort ce jour-là quatre-vingt-cinq hommes qui portaient l’éphod de lin … Un seul fils d’Akhimèlèkh, fils de Akhitoub, se sauva. Il avait pour nom Abiathar. Il s’enfuit derrière David (1 Samuel 22, 18-23).
Ben Zoma, le prêtre frappé, doit donc être identifié à cette lignée d’Akhimèlèkh qui fut frappée, une lignée à laquelle appartenait le prêtre Abiathar. C’est en fait sur l’histoire de cet Abiathar que les disciples d’Aqiba veulent attirer l’attention, car c’est à travers elle que se construit le modèle. On peut la résumer ainsi. Après le meurtre des prêtres de Nob, Abiathar fut recueilli par le roi David et devint prêtre de Jérusalem avec un autre fils d’Akhitoub, nommé Çadoq (2 Samuel 8, 17). Mais ce partage du sacerdoce entre Çadoq et Abiathar prit fin avec le règne de David. Après la construction du premier Temple, le fils de David, Salomon, destitua en effet Abiathar et l’envoya en exil à Anatot, un village de Samarie (1 Rois 2, 26). Dès lors, la seule lignée sacerdotale légitime de Jérusalem fut celle de Çadoq (1 Rois 2, 35). Cette lignée eut un destin prestigieux et se continua, d’après une version de l’histoire admise, à Yavnéh, jusqu’à la destruction du premier Temple (1 Chroniques 5, 37-41). C’est d’elle que serait sorti le fondateur du second Temple, Josué fils de Yehoçadaq, ou selon une autre version, Esdras, le fondateur du mouvement pharisien (§ 61). Çadoq représente donc le sacerdoce légitime de Jérusalem alors qu’Abiathar s’identifie à un sacerdoce chassé de Jérusalem et exilé à Anatot, en Samarie. La transposition de ce modèle de l’histoire du premier Temple à l’histoire des quatre envoyés se fait naturellement : puisque ben Zoma renvoie
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CHAPITRE 4
au modèle d’Abiathar et de sa famille, ben Azzaï doit par déduction renvoyer à celui de Çadoq. Moïse Aqiba
Aaron Çadoq Ben Azzaï
Les Lévites Abiathar Ben Zoma
Coré L’Autre
§ 37 L’A u t r e Cet Autre, comme on l’a vu, portait le nom d’Élicha ben Abouyah, transposition à peine voilée des nom et titre de Jésus : « Dieu-sauvera, fils de Dieu son Père » 7. Pour décrire son activité d’interprète de l’Écriture, le texte reprend la métaphore végétale déjà utilisée pour les deux premiers. Ils avaient « fait fleurir » la verge d’Aaron ; il « coupe » dans les plantations. À mots couverts, on nous laisse entendre que ces plantations qu’il coupe sont celles que les deux autres avaient fait fleurir. On est alors renvoyés au modèle initial qui opposait les héritiers d’Aaron et des lévites, ceux qui firent fleurir, à celui qui avait prétendu accaparer indûment la prêtrise, le Lévite Coré, descendu vivant aux Enfers. Jésus, nouveau Coré descendu aux Enfers, ou prétendument remonté des Enfers ; le thème n’est pas pour surprendre. À l’époque des disciples d’Aqiba, le mythe de la descente du Christ aux Enfers était un thème familier de l’enseignement chrétien, thème qui s’imposera par la suite comme article de foi. Un texte comme celui des Actes des apôtres : « Dieu l’a délivré des affres de l’Hadès » (Actes 2, 24), pouvait aisément être réinterprété de façon polémique comme la remontée des Enfers du nouveau Coré. Coré ne croyait-il pas vivre les temps messianiques ? (§ 35). Le verbe « couper » (qiçéç : QÇ) qui sert par ailleurs à définir l’activité de l’Autre, renvoie aussi à un seul texte de la Torah : Et il fit l’Éphod (en) or et (en) pourpre violette et (en) pourpre rouge et (en) vermillon cramoisi et en lin fin tordu … Et il coupa (qiçéç) des fils pour faire, au milieu de la pourpre violette et au milieu de la pourpre rouge et au milieu du vermillon cramoisi et au milieu du lin fin, œuvre de penseur (ma’asèh hochév) (Exode 39, 2-4).
L’Éphod est le vêtement du grand prêtre tissé par Betsalel. Accuser l’Autre d’en faire une œuvre de penseur en y prélevant des fils suffit à définir le fonctionnement de la pensée hérétique qui s’approprie en les tissant de façon arbitraire des bribes de l’interprétation sacerdotale passée. L’Autre 7. Pendant les premiers siècles de notre ère les chrétiens utilisaient comme signe de reconnaissance le « poisson » (ΙΧΘΥΣ), acronyme de Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υἱὸς Σωτήρ : « Jésus Christ, fils de Dieu, Sauveur ».
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
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devient un grand prêtre fantoche affublé d’un vêtement fait de pièces et de morceaux dérobés aux maîtres du passé. Peut-être faut-il voir là une réfutation polémique d’ouvrages utilisés par la propagande chrétienne en milieu juif palestinien et qui développaient le thème du Christ, grand prêtre : Tout grand prêtre pris d’entre les hommes est établi, pour les hommes, dans le service de Dieu afin d’offrir des oblations et des sacrifices expiatoires … Or personne ne s’arroge cet honneur, on y est appelé par Dieu comme le fut Aaron. Ainsi ce n’est pas le Christ qui s’est donné lui-même la gloire d’être grand prêtre, c’est celui qui lui a dit : « Tu es mon fils, je t’ai engendré aujourd’hui », comme il dit ailleurs : « Tu es prêtre pour toujours à la manière de Mélchisédek » Lui, les jours de sa chair, il offrit avec grands cris et larmes des demandes et des supplications à celui qui pouvait le sauver de la mort et il en fut exaucé pour sa piété (Épître aux Hébreux 5, 1-7).
Cette racine QÇ qui caractérise la fonction de l’hérétique est aussi liée à la notion de « fin » (qèç), ce qui renvoie en priorité à une prophétie d’Ézéchiel qui établit un rapport chronologique entre l’hérétique et ceux qui « firent fleurir » : Mal unique, voici que vient le Mal. La Fin (qéç) vient, vient la Fin (qéç), elle fait fin (qéç) vers toi, (le Mal) vient. Vers toi vient le dénuement, habitant du Pays … Vient le Jour, voici que survient le dénuement ; la verge a(vait) fleuri (çaç hammatéh). L’insolence est florissante. La violence s’est dressée en vue de la verge de méchanceté … (Ézéchiel 7, 1-11).
Les possibilités d’actualisation du sens d’un tel texte se laissent aisément saisir. Après que la verge d’Aaron aura fleuri (ben Azzaï), fleurira l’insolence et la violence de la verge de méchanceté (l’Autre). Le Christ des chrétiens est l’Antéchrist des Juifs. § 38 J é r é m i e
en
É gyp t e
Des quatre voyageurs, seul Aqiba « sortit en paix ». L’expression a été choisie pour renvoyer à un texte et un seul, tiré des Prophètes postérieurs, à un oracle du prophète Jérémie (Jérémie 43, 8-13). L’histoire personnelle de Jérémie le prédestinait en effet à être l’artisan de la réunification des interprétations enseignées par Çadoq (Jérusalem), Abiathar (Samarie) et les descendants de Coré (les Chrétiens). En renvoyant à l’histoire du prophète, ses disciples font donc d’Aqiba un nouveau Jérémie. Le livre de Jérémie commence ainsi : Paroles de Jérémie, fils de Hilqiyahou, de chez les prêtres qui sont à Anatot (Jérémie 1, 1).
Jérémie est fils de Hilqiyahou. Ce nom est celui du grand prêtre qui découvrit la Torah dans le Temple de Jérusalem et fut à l’origine de la
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CHAPITRE 4
réforme religieuse entreprise par le roi Josias (2 Rois 22). Jérémie appartient donc à la lignée des grands prêtres de Jérusalem, fils de Çadoq et, à ce titre, il est le représentant de l’interprétation dont héritera ben Azzaï. D’où Jérémie prononce-t-il ses oracles ? De chez les prêtres d’Anatot, c’est-à-dire du lieu même où fut exilé Abiathar après qu’il eut été exclu du Temple de Jérusalem par Salomon (§ 36). Jérémie hérite donc aussi du savoir de la lignée d’Abiathar et de l’interprétation dont héritera ben Zoma. Si Jérémie préfigure ben Azzaï et ben Zoma, il préfigure également Rabbi Aqiba, qui « sortit en paix » (§ 40) comme Jérémie avant lui était sorti après avoir été emmené de force en Égypte (Jérémie 43, 8-13). Ce nouveau renvoi à l’histoire du prophète appartient à la section du livre de Jérémie consacrée à l’origine de la Diaspora judéenne d’Égypte (Jérémie 39, 1-43, 7). On peut y lire que les Judéens qui descendirent en Égypte et que Jérémie accompagna, contre sa volonté, le firent sous le commandement d’un certain Yohanan ben Qaréah (qrh) (Jérémie 43, 5), donc d’un descendant de Coré (qrh). Jérémie fut par conséquent enrôlé malgré lui dans la bande de Coré, c’est-à-dire initié à l’interprétation hérétique que diffuseront les adeptes de l’Autre, les chrétiens. Le reproche qui est fait à Yohanan ben Qaréah, et qui vise à travers lui la secte chrétienne, est en dernière analyse d’avoir transgressé le commandement fait au Roi (Messie) que choisirait Yahvéh de « ne pas ramener le peuple en Égypte » (Deutéronome 17, 14-20), (§ 68). L’Égypte que visent les disciples d’Aqiba est celle de la période hellénistique. Ramener le peuple en Égypte c’est alors le faire adhérer à la culture hellénistique et à la langue grecque qui en est le véhicule. On reproche donc à mots couverts aux chrétiens d’avoir abandonné le texte hébreu de la Torah pour la version grecque de la Septante et de diffuser leurs « évangiles » en langue grecque (§ 107). Lors de sa descente en Égypte, Jérémie – et Aqiba à sa suite – sont donc les héritiers du triple patrimoine accumulé à travers l’histoire par les lignées d’Aaron, des Lévites et des fils de Coré. Moïse Jérémie Aqiba
Aaron Çadoq Jérémie fils de Hilqiyahou de Jérusalem Le fils d’Azzaï
§ 39 L a
Les Lévites Abiathar Jérémie exilé à Anatot en Samarie Ben Zoma
Coré Jérémie entraîné en Égypte par Yohanan ben Qaréah L’Autre
mort, l a ca p t i v i t é ou l e gl a i v e
Le texte auquel renvoie l’expression « sortir en paix » met en scène le prophète Jérémie au moment de son arrivée en Égypte, à Takhpankhés.
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QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
La parole de Yahvéh fut adressée à Jérémie, à Takhpankhès, pour dire : « Prends en tes mains de grandes pierres et tu les cacheras dans le ciment, dans le briquetage qui est à l’entrée de la Maison de Pharaon, à Thakhpankhès, sous les yeux des hommes de Juda » (Jérémie 43, 8-9).
Quel sens précis les disciples d’Aqiba donnaient-il à ce texte ? Nous ne le saurons probablement jamais. Mais on peut au moins proposer une simulation de ce que pouvait être cette exégèse actualisante en fonction du contexte politique et religieux de l’époque d’Aqiba. Ces pierres que Jérémie cache sont les pierres de l’Écriture, ces pierres dont il ne faut pas donner d’interprétations contradictoires en disant « Eaux ! Eaux ! ». Leur dépôt dans la maison de Pharaon – l’Égypte hellénistique de la période du second Temple – n’est que provisoire. Une prophétie suit en effet, que Dhorme propose de comprendre comme suit : Ainsi a parlé Yahvéh des armées, Dieu d’Israël : « Voici que, moi, j’envoie prendre Nabuchodonosor, le roi de Babel, mon serviteur, et je placerai son trône au-dessus de ces pierres que j’ai cachées et il étendra son baldaquin sur elles » (Jérémie 43, 10).
Ce nouveau Nabuchodonosor qui viendra est l’empereur romain – qu’il s’agisse de Titus détruisant Jérusalem (en 70 de notre ère) ou de Trajan exterminant les communautés d’Égypte et de Cyrénaïque (en 116). Il viendra et frappera le pays d’Égypte : qui pour la mort, par la mort, qui pour la captivité, par la captivité, qui pour le glaive, par le glaive ! (Jérémie 43, 11).
Mais qu’est ce royaume d’Égypte partagé entre la mort, le captif et le glaive sinon le triple héritage amené en Égypte par Jérémie ? La mort ne représente-t-elle pas ben Azzaï qui « est mort » ? Le captif ne s’identifie-til pas à cet Autre retenu captif aux Enfers ? Et le glaive n’est-il pas destiné à ben Zoma qui, comme les prêtres de la famille d’Abiathar, a été frappé par le glaive ?
Moïse Jérémie Celui qui sortit en paix Aqiba
Aaron Çadoq Jérémie fils de Hilqiyahou de Jérusalem La mort
Les Lévites Abiathar Jérémie exilé à Anatot en Samarie Le glaive
Coré Jérémie entraîné en Égypte par Yohanan ben Qaréah La captivité
Ben Azzaï
Ben Zoma
L’Autre
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CHAPITRE 4
§ 40 C e lu i
qu i sort i t e n pa i x
Jérémie prophétise alors une nouvelle sortie d’Égypte sous la conduite d’un nouveau pasteur : J’allumerai un feu dans les maisons des dieux d’Égypte Et (ce feu) brûlera (la mort, le captif et le glaive) Et il les fera revenir Et il enroulera la terre d’Égypte comme le pasteur enroulera son vêtement Et il sortira de là-bas en paix (Jérémie 43, 12-13).
Aussi incertain que soit le sens du texte lui-même, sa lecture actualisante se laisse cependant entrevoir. Au terme de l’histoire un « feu » providentiel mettra fin à la période du second Temple, purifiera le judaïsme de ses scories et, avec Rabbi Aqiba, nouveau Moïse, à sa tête, fera à nouveau sortir le peuple d’Égypte. Alors s’opérera une synthèse qui saura concilier les interprétations contradictoires symbolisées par les fils d’Azzaï et de Zoma et les folles prétentions messianiques de l’Autre. § 41 F i l s
de l’ étoi l e ou f i l s du m e nsonge ?
Si l’analyse qui précède permet d’entrevoir la complexité des techniques d’Écriture mises en œuvre dans la composition de ce monument, elle est loin de nous en livrer la signification. Si l’Autre symbolise les chrétiens, les fils d’Azzaï et de Zoma demeurent plus mystérieux. Comme on l’a vu (§ 36), les deux s’identifient à des personnages sacerdotaux de la période du second Temple, le premier à Çadoq, grand prêtre du Temple de Jérusalem, et le second à Abiathar, prêtre exilé en Samarie. À la période du premier Temple, cet antagonisme entre Jérusalem et Samarie correspondait à celui qui opposait les Royaumes de Juda (Jérusalem) et d’Israël (Samarie). À la période du second Temple, cet antagonisme entre Judéens et Samaritains* perdurera mais prendra une tournure plus religieuse que politique. Si l’on en croit Flavius Josèphe*, c’est pendant cette période que deux prêtres du Temple de Jérusalem se seraient opposés, comme s’opposèrent Çadoq et Abiathar. L’un se nommait Jaddous et l’autre Manassé. Jaddous l’emporta et Manassé dut s’exiler en Samarie, à Sichem. Et c’est là qu’il aurait fondé la religion samaritaine (§ 81). Les trois composantes dont l’École d’Aqiba entend recueillir l’héritage semblent donc correspondre aux trois branches principales de la religion judéenne de la période du second Temple. Ben Azzaï symboliserait le Temple de Jérusalem et le parti sadducéen qui en a le contrôle, ben Zoma le mouvement dissident des Samaritains et l’Autre le mouvement chrétien.
QUATRE ENTRÈRENT AU PAR ADIS
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Cette tentative de synthèse, fondée sur une approche nouvelle du sens littéral, ne survécut pas à Aqiba. Penser que le temps de la réunification était venu, c’était admettre que les temps messianiques étaient imminents. Telle était bien l’espérance d’Aqiba et de son École. Lorsqu’un certain Siméon bar Kosiva prit la tête d’une nouvelle révolte contre Rome (de 132 à 135 de notre ère), Aqiba reconnut en lui le Messie, fils de l’Étoile (bar kokba’) annoncé par les Écritures (Nombres 24, 17), et cela malgré le scepticisme de certains maîtres de Yavnéh qui surnommaient ce fils de l’Étoile, fils du mensonge (bar koziva’). Rabbi Siméon ben Yohai enseignait : « Aqiba, mon maître, interprétait ‘Une étoile a fait route venant de Jacob ! : Koziva a fait route venant de Jacob !’ » Rabbi Yohanan ben Torta lui dit : « Aqiba ! Les herbes monteront dans tes mâchoires avant que le (Messie) fils de David ne vienne » (Talmud de Jérusalem, Taanit 68d).
Cette révolte messianique s’acheva effectivement dans un bain de sang et Aqiba, dit-on, y perdit la vie. L’École de Yavnéh fut fermée et les maîtres se réfugièrent en Haute Galilée, à Ousha. Le rêve de restauration messianique du royaume de Juda fut placé sous le boisseau et l’accomplissement des modèles de l’histoire gravés dans l’Écriture reporté à la fin des temps. On enseigna alors : Toutes les dates (qéç) (qui ont été calculées pour la venue du Messie) sont passées et la chose ne dépend que de notre repentir et de nos bonnes actions (Talmud de Babylone, Sanhédrin 97b).
L’accomplissement des Écritures devint l’accomplissement par chaque Juif des prescriptions de la Torah. Pour marquer cette nouvelle fondation, Juda le Prince (175 à 217 de notre ère) dota le judaïsme d’une nouvelle Écriture, la Michnah. La Michnah devint l’âme de la Torah. La Torah parla alors comme la langue des fils d’Adam. On oublia la langue du Sanctuaire et le sens caché des légendes écrites en fonction de ses règles.
Chapitre 5
L’analogie verbale appliquée au récit des fleuves du Paradis § 42 L a
r ègl e du h éqèch
Lorsque l’École d’Aqiba se réfère aux modèles bibliques, elle le fait, comme on vient de le voir, en supposant qu’un principe de cohérence existe dans l’Écriture elle-même. Les modèles tétradiques qu’elle débusque aussi bien dans la Torah que dans les Prophètes auraient été placés là par un architecte divin afin de servir de grille de lecture à l’histoire universelle. Pour le spécialiste moderne en revanche, une telle doctrine témoignerait seulement de « cette étonnante liberté créatrice » (§ 10) dont auraient fait preuve les interprètes anciens, une liberté progressivement codifiée en « un ensemble de présuppositions, de méthodes et de techniques » destinées à fonder artificiellement sur le texte leurs innovations exégétiques. Pourtant, après avoir lu – et relu – l’analyse qui vient d’être proposée de « l’Entrée des quatre aux Paradis », on est en droit de se demander si un enchaînement aussi parfait de modèles scripturaires peut s’expliquer par la seule virtuosité des auteurs de la légende. Ne doit-on pas envisager l’hypothèse que de tels modèles aient effectivement été placés intentionnellement dans le texte même de l’Écriture ? Cette hypothèse alternative mérite, me semble-t-il, d’être vérifiée et, pour ce faire, il n’est d’autre voie que de reconstituer le raisonnement au moyen duquel les interprètes anciens prétendaient retrouver ces modèles. Si la Torah est réellement un monument logique, une approche logique guidée par l’emploi des règles de l’interprétation ancienne, devrait pouvoir en faire la preuve. La règle d’interprétation la plus connue de l’École d’Aqiba portait le nom de héqèch, nom que l’on peut traduire par « analogie verbale ». Cette règle se fonde sur le dogme de l’intentionnalité de chaque choix d’écriture. Concernant le vocabulaire, elle pose comme principe que chacune des occurrences d’un mot doit nécessairement participer à la construction d’un sens cohérent qui ne se laisserait pleinement saisir qu’après la mise en relation de chacune des occurrences du mot dispersées dans le texte. De même que le nom d’une personne résume son histoire, chaque nom ou verbe de la Torah coderait une histoire qu’il serait possible de reconstituer en organisant entre elles, de façon logique, chacune de leurs occurrences. De plus, comme on l’a vu (§ 17), la perfection de l’Écriture impliquerait
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CHAPITRE 5
que cette cohérence ne se limite pas aux mots tels qu’ils sont définis dans la langue naturelle, mais imposerait de regrouper dans un même « champ symbolique » toutes les graphies possédant les mêmes lettres stables. Ces mêmes impératifs de cohérence devraient aussi être appliqués à la syntaxe, c’est dire que chaque code syntaxique, où qu’il se rencontre, devrait recevoir une interprétation unique. L’enseignement sur les cent vingt ans illustrait de façon simple ce fonctionnement analogique (§ 18). La mise en corrélation des trois occurrences du nombre cent vingt permettait, à condition de revenir à une lecture littérale, de reconstruire un « champ symbolique » cohérent qui, dans ce cas, nous orientait vers une théologie de l’Esprit bien attestée par la littérature postérieure. Était-ce là un heureux hasard exploité par la tradition, était-ce au contraire une manifestation de cette Écriture à double hauteur dont l’existence est supposée par l’interprétation ancienne ? L’enquête qui suit permettra à chacun de se faire sur le sujet sa propre opinion. Comme je l’ai dit, ce premier essai ne s’est pas fixé comme priorité de vérifier la validité de l’hypothèse de la langue du Sanctuaire mais, avant tout, de décrire l’autre version de l’histoire qui a été conservée dans des textes qui, comme ceux qui viennent d’être étudiés, ont été écrits à double hauteur. Il n’est cependant pas inutile, pour rendre crédible la lecture qui est proposée de ces textes qui prennent l’Écriture comme modèle et la pastiche, de montrer au moyen d’un exemple vers quel type d’interprétation de l’Écriture elle-même oriente l’application systématique de la règle de l’analogie verbale. § 43 P r éci s
de géogr a ph i e
On a vu dans les chapitres précédents l’attention toute particulière que les disciples d’Aqiba portaient au modèle tétradique, comme si un tel modèle était le plus apte à rendre compte de l’histoire universelle. L’étude du premier d’entre eux, celui des quatre fleuves du Paradis (Genèse 2, 10-14), permettra de tester le fonctionnement analogique de la Torah. Qu’on ne s’attende cependant pas à ce que ce texte livre tous ses secrets. La règle d’analogie verbale, en posant comme principe que chaque mot d’un texte doit être interprété à la lumière de chacune de ses occurrences dans l’ensemble de la Torah, provoque inévitablement une réaction en chaîne qui, si l’on n’y prend garde, conduit à papillonner sans fin à travers la Torah entière. Il nous faudra donc nous astreindre à ne suivre que l’un des nombreux parcours possibles tout en évoquant quelques-unes des voies volontairement négligées. Les modernes lisent le texte sur les fleuves de la façon suivante : Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là se divisait pour former quatre têtes. Nom du premier fleuve : Pishon. C’est lui qui contourne
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
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tout le pays de Hawilah où se trouve l’or, et l’or de ce pays est bon. Là se trouve le bdellium et la pierre d’onyx. Nom du deuxième fleuve : Gihon. C’est lui qui contourne tout le pays de Coush. Nom du troisième fleuve : Tigre. C’est lui qui coule à l’orient d’Assour. Le quatrième fleuve, c’est l’Euphrate (Genèse 2, 10-14).
Alors que les commentateurs anciens prêtaient une grande attention aux fleuves du Paradis 1, les modernes les boudent. Pour ces derniers en effet, comme le faisait remarquer von Rad dans son commentaire déjà ancien, mais toujours actuel, sur la Genèse : Cette péricope n’a aucune signification pour l’action en cours, et il n’en sera plus question par la suite ; elle se trouve même en contradiction avec une donnée du récit (Genèse 2, 8) de sorte qu’il faut la considérer comme un élément indépendant à l’origine, qui a subi l’attraction de l’histoire du Paradis sans qu’une fusion totale puisse se produire. Un fleuve arrose le Paradis puis se divise en quatre bras – et nous nous trouvons brusquement dans un monde historique et géographique 2 .
Ce monument erratique échoué dans les récits du Paradis résumerait des connaissances vagues héritées d’une période ancienne : L’auteur esquisse un tableau des grands systèmes fluviaux qui entourent le monde, car ce chiffre 4 décrit le monde entier (voir les 4 cornes désignant les royaumes mondiaux dans Zacharie 2, 1 ss). Le premier fleuve était le plus difficile à situer ; une série de remarques sur l’histoire de la civilisation vient enrichir la conception vague de l’auteur ; s’agit-il de la mer qui entoure la péninsule arabique ou envisage-t-on le lointain Indus ? Le second fleuve ne peut être le Nil, à moins que ce ne soit celui de Nubie, au sud de la première cataracte, que les Égyptiens distinguaient déjà depuis longtemps de leur Nil. Ici, comme dans le reste de l’alinéa, il faut tenir compte des conceptions confuses que l’Antiquité avait des sources et des cours des grands fleuves. Même les géographes anciens appartenant à une époque beaucoup plus récente que celle de notre auteur, se meuvent à cet égard dans un monde de conceptions plus ou moins fantastiques. Le troisième fleuve est le Tigre et le quatrième l’Euphrate. Cet exposé suppose donc qu’Éden et le Paradis se situent quelque part au nord, très haut dans les montagnes (arméniennes ?) d’où viennent les grands fleuves. (ibid.)
1. On trouvera un florilège d’interprétations anciennes relatives aux fleuves du Paradis dans M. A lexandre , Le commencement du Livre, Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception (Christianisme antique 3) Paris, 1988, p. 258266. 2. G. von R ad, La Genèse (Commentaires bibliques) Genève, 1968, p. 77. Edition originale allemande : Das erste Buch Mose, Göttingen, 1949.
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CHAPITRE 5
§ 4 4 D e s
fl eu v e s de sage s se
Une approche qui nie toute possibilité d’intégrer ce passage aux récits du Paradis, et plus largement à l’ensemble de la Torah, ne pouvait évidemment pas être celle des anciens. À en croire le premier commentateur connu de la Torah, Jésus ben Sira, les méandres que décrivaient les fleuves auraient au contraire symbolisé les voyages de la Sagesse divine à travers l’histoire du monde. Ces fleuves auraient charrié les eaux d’une sagesse destinée à l’ensemble de l’humanité et dont la synthèse serait consignée dans la Torah elle-même : Tout cela (ces voyages de la Sagesse), c’est le livre de l’alliance du Dieu TrèsHaut, la Loi que nous a ordonnée Moïse, en héritage pour les assemblées de Jacob. Elle fait déborder la sagesse comme le Phison, comme le Tigre aux jours des fruits nouveaux. Elle répand à flots l’intelligence comme l’Euphrate, comme le Jourdain aux jours de la moisson. Elle fait jaillir l’instruction comme le Fleuve, comme le Gihon au jour de la vendange. Le premier n’a pas encore achevé de la connaître, alors que le dernier ne l’a pas encore découverte, car plus abondante que la mer est sa pensée, son dessein plus vaste que le grand abîme (Ecclésiastique 24, 23-29).
Les fleuves seraient donc la représentation allégorique d’une sagesse divine se révélant à l’humanité par quatre voies qui traverseraient toute l’histoire humaine, de la création du premier homme, Adam, jusqu’à la naissance du dernier. § 45 L a
l et t r e de l’É cr i t u r e
Le texte biblique sur les fleuves du Paradis a le double mérite de constituer un tout parfaitement identifiable et d’être bref, cinquante-trois mots seulement. En voici une traduction littérale : Et un fleuve sort d’Éden en vue d’irriguer le ’ét du jardin. Et à partir de là il sera divisé Et (aur)a auparavant existé en vue de quatre têtes. Le nom de l’unique (est) Pishon (c’est) lui (qui) entoure le ’ét des parties de la terre du Hawilah, là où (se trouve) l’or. Et l’or de cette terre (est) bon : là (est) le bdellium et la pierre d’onyx. Et le nom du deuxième fleuve (est) Gihon (c’est) lui (qui) entoure le ’ét des parties de la terre de Coush. Et le nom du troisième fleuve (est) Tigre (c’est) lui (qui) va (à l’)orient d’Assour. Et le quatrième fleuve, lui, (est) Euphrate.
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
§ 46 Q uat r e
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fl eu v e s et quat r e pays
Quatre fleuves sont nommés, le Pishon, le Gihon, le Tigre et l’Euphrate, et leur modèle tétradique explicitement indiqué au moyen d’un nombre, cardinal d’abord, puis ordinal. Mais il existe aussi dans ce texte un second modèle tétradique, celui des pays arrosés par les fleuves : Éden, Hawilah, Coush et Assour. Alors que trois des fleuves sont mis en rapport explicite avec trois des pays, le fleuve qui sort d’Éden demeure anonyme, ainsi que le pays où coule le dernier des fleuves, l’Euphrate. Puisqu’on se trouve en présence de deux ensembles clos composés chacun de quatre éléments dont trois sont corrélés, les quatrièmes doivent logiquement l’être : le fleuve qui sort d’Éden doit donc être identifié à l’Euphrate. Ne pas l’admettre introduirait une imperfection dans l’Écriture, mais le dire explicitement aurait été superflu puisqu’il est possible de le découvrir par simple déduction. Cette première remarque conduit à une nouvelle cartographie des fleuves (Tableau 1). Alors que la lecture traditionnelle considérait que le fleuve anonyme sorti d’Éden se divisait en quatre, la lecture littérale identifie ce fleuve à l’Euphrate qui, par voie de conséquence, devient un fleuve primordial sorti d’Éden et dont les trois autres ne sont que des dérivations. Les eaux de sagesse qui irriguent les pays de Hawilah, de Coush et d’Assour et leurs habitants proviennent bien d’un fleuve unique venu du Paradis, mais ne représentent que des sagesses partielles et divisées. On rejoint par un biais inattendu la mise en garde faite par Aqiba aux trois autres au moment de leur entrée au Paradis : « Ne dites pas : Eaux ! Eaux ! » Cessez d’enseigner une sagesse partielle et divisée. Tableau 1 Un fleuve (l’EUPHRATE) Sort d’ÉDEN en vue d’arroser le ’èt du jardin Et de là il sera divisé en PISHON GIHON Entourant Entourant HAWILAH COUSH
TIGRE Allant à ASSOUR
Pour préciser la place qu’occupe chacun des fleuves par référence au schéma tétradique des arbres du Paradis (§ 16), il suffit alors d’observer les verbes choisis par l’auteur pour désigner leur itinéraire. La même géométrie s’y retrouve ; à l’image de l’arbre de la science qui était double – bien et mal – deux fleuves « entourent » des pays, le Pishon et le Gihon. Au contraire, un seul fleuve, le Tigre, « va » vers le pays d’Assour, unique comme l’était l’arbre de vie.
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CHAPITRE 5
Tableau 2 1 2 3 4
Bien Mal Vie Bien + Vie
§ 47 L e
Le Pishon entoure Le Gihon entoure Le Tigre va à l’orient d’ L’Euphrate sort d’
Hawilah Coush Assour Éden
fl eu v e prom i s à l a de sce n da nce d ’A br a h a m
Contrairement à ce qu’affirme von Rad, ces fleuves ne sont pas absents de la suite de l’histoire biblique. Trois autres textes soulignent en effet la place éminente occupée par l’Euphrate dans le plan divin et permettent de préciser la fonction de ce fleuve de Sagesse. Il est à nouveau question de l’Euphrate au moment où Yahvéh conclut une alliance avec Abram : À ta race j’ai donné ce pays, depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au Grand Fleuve, le fleuve Euphrate (Genèse 15, 18).
Cette alliance est confirmée par deux fois dans le livre du Deutéronome : Yahvéh, notre Dieu, nous a parlé, à Horeb, en disant : « Vous avez assez résidé dans cette montagne ! Tournez et partez, entrez dans la montagne de l’Amorrhéen et chez tous ses voisins … jusqu’au Grand Fleuve, le fleuve Euphrate. Vois ! J’ai placé le pays devant vous, allez conquérir le pays que Yahvéh a juré à vos pères, Abraham, Isaac et Jacob, de leur donner, ainsi qu’à leur race après eux » (Deutéronome 1, 6-8). Tout lieu que foulera la plante de vos pieds sera à vous : depuis le désert et le Liban, depuis le Fleuve, le fleuve Euphrate, jusqu’à la Mer Occidentale, telle sera votre frontière (Deutéronome 11, 24).
L’Euphrate – toutes les occurrences de la Torah le confirment – est donc le fleuve que Dieu destine à la lignée d’Abraham. Lorsque la race d’Abraham aura conquis toute la terre et atteint les rives du grand fleuve Euphrate, la promesse faite à son ancêtre sera réalisée. Elle aura à nouveau accès en plénitude aux eaux de sagesse du Paradis, symbolisées par ce fleuve. § 48 D e s
fl eu v e s et de s peu pl e s
Alors que l’Euphrate est promis à la race d’Abraham dans un avenir lointain, les trois autres fleuves sont donnés à trois peuples, Hawilah, Coush et Assour. Ces noms réapparaissent dans l’arbre généalogique des soixante-dix descendants des fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. Tou-
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
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jours par le biais de l’analogie verbale, il devient alors possible de mettre le modèle antédiluvien des fleuves en corrélation explicite avec le modèle postdiluvien des peuples. Les informations fournies par « la Table des peuples » (Genèse 10) sont complexes mais peuvent être ainsi résumées : ‒ Hawilah, pays arrosé par le Pishon (Genèse 2, 11), est aussi un nom propre porté par deux personnages : c’est le nom d’un fils de Coush fils de Cham (Genèse 10, 7), mais aussi celui d’un descendant de Sem, Hawilah fils de Yoqtan (Genèse 10, 29). ‒ Coush, pays arrosé par le Gihon (Genèse 2, 13) est aussi, comme on vient de le voir, le nom du fils de Cham, père de Hawilah (Genèse 10, 6-7). ‒ Assour, pays arrosé par le Tigre (Genèse 2, 14), est aussi le nom d’un descendant de Sem (Genèse 10, 11).
L’arbre généalogique des peuples postdiluviens (voir Tableau 3), montre que les trois fleuves divisés ne se répartissent pas harmonieusement entre les trois fils de Noé, Sem, Cham et Japhet. Alors que la lignée de Sem hérite du Tigre et celle de Cham du Pishon et du Gihon, la lignée de Japhet se trouve exclue du partage. Il faut alors en conclure que l’Euphrate, le seul fleuve dont la destination n’est pas précisée, est donné au fils de Noé auquel aucun autre fleuve n’a été explicitement affecté : le Grand Fleuve, le fleuve Euphrate, reviendrait alors à Japhet. Cette attribution qu’impose la logique doit cependant être interprétée en tenant compte du fait que cet Euphrate a été promis à la descendance d’Abraham, donc à la lignée de Sem et non pas à celle de Japhet. La contradiction n’est qu’apparente car la promesse faite à Abraham ne doit prendre effet que lorsque le peuple d’Israël aura intégralement conquis sa terre (§ 47). En attendant cet événement, la Sagesse primordiale symbolisée par l’Euphrate sera donc possédée provisoirement par Japhet et sa lignée. Pour les disciples d’Aqiba, comme pour tous les interprètes de la période hellénistique, la lignée de Japhet – c’est le nom du père de Prométhée – est avant tout connue par deux de ses membres, Yavan, le Ionien, le Grec, et les Kitim, nom donné aux occupants de la Judée, qu’ils soient grecs ou romains (Genèse 10, 2-4). Ce fleuve paradisiaque, destiné au terme de l’histoire à la race des croyants issus d’Abraham, s’identifie donc à la Sagesse des Grecs, possédée provisoirement par les descendants de Japhet, au lendemain du déluge, mais qui au terme de l’histoire, « coulera à flots comme l’intelligence » en Israël.
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CHAPITRE 5
Tableau 3 Noé
10 e génération 11e
Sem
Cham
12 e
Élam Assour Arpaxad (Tigre)
13e
Shélakh
Hawilah (Pishon + Gihon)
Abraham
20 e
§ 49 L a
Coush (Gihon)
Japhet Canaan
(Euphrate)
di v i sion de s fl eu v e s
Cette lecture de l’histoire des fleuves et de leur corrélation avec les peuples postdiluviens se trouve confirmée par un autre biais. À propos du fleuve Euphrate qui sort d’Éden il était écrit : Un fleuve (l’Euphrate) sort d’Éden en vue d’irriguer le ’ét du jardin et à partir de là il sera divisé (yiparéd).
Le verbe « diviser » (prd) qui apparaît ici pour la première fois est repris par deux fois dans la Table des peuples, où il est appliqué aux fils de Noé. On doit donc considérer, conformément à la règle d’analogie, que la division des peuples après le déluge reflète bien la division antédiluvienne des fleuves. La première de ces deux nouvelles occurrences a précisément trait aux descendants de Japhet : À partir de ces (descendants de Japhet) ont été divisées les îles des nations dans leurs terres (Genèse 10, 5).
On notera que le texte ne dit pas que les descendants de Japhet ont été divisés, mais qu’à partir d’eux ont été divisées les « îles des nations ». De même que les trois fleuves ont été divisés à partir de l’Euphrate, les « îles des nations » ont donc été divisées à partir des fils de Japhet. Il est donc bien, comme on l’avait pressenti, le diviseur et non le divisé. Il est bien l’héritier provisoire du fleuve plénier de Sagesse, l’Euphrate qu’il répartit entre les nations. La seconde occurrence du verbe « diviser » confirme cette lecture : Celles-ci sont les familles des fils de Noé … et (c’est) à partir d’elles (qu’)ont été divisées les nations après le déluge (Genèse 10, 32).
Il n’est plus question ici du modèle de division qu’on nommait « îles des nations », mais de la division des nations elles-mêmes, une division qui correspond à celle des « familles des fils de Noé ».
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
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Alors que le lecteur moderne, se fiant à son propre jugement, pense spontanément que ces « familles » dont il est ici question doivent être celles des trois fils de Noé, le lecteur ancien au contraire vérifie la chose, sans a priori, en appliquant la règle de l’analogie au mot « familles » (michpahat). Il constate alors que l’organisation en « familles » ne s’applique qu’aux lignées de Cham et de Sem : Ceux-ci (sont) les fils de Cham en vue de leurs familles (Genèse 10, 20). Ceux-ci (sont) les fils de Sem en vue de leurs familles (Genèse 10, 32).
À la lumière de cet ensemble concordant d’analogies verbales une nouvelle version de l’histoire se dessine. Les familles à partir desquelles ont été divisées les nations après le Déluge sont exclusivement les familles de Sem et de Cham. Quant aux fils de Japhet ils n’ont pas été divisés, mais ont été à l’origine de la division des « îles » des nations. L’étude du verbe « diviser », associée à celle du nom « familles » confirme donc parfaitement le modèle d’organisation géographique de l’humanité reconstitué à partir des noms des peuples et des fleuves. Alors que les fleuves d’une sagesse divisée sont donnés en héritage aux descendants de Sem et Cham, le Grand Fleuve, l’Euphrate, est provisoirement attribué à la lignée de Japhet, jusqu’à ce que la race d’Abraham l’atteigne au terme de son histoire. Tableau 4 Un FLEUVE destiné à la lignée d’Abraham mais possédé provisoirement par les fils de Japhet sort d’Éden en vue d’arroser le ’ét du jardin et de là il sera divisé en Pishon entourant Hawilah famille de Cham
§ 50 V e r s
Gihon entourant Coush famille de Cham
Tigre allant à Assour famille de Sem
u n e r éu n i f icat ion de s fl eu v e s
Si le modèle reconstitué jusqu’ici définit les règles de partage des fleuves de Sagesse entre les fils de Noé, il ne dit rien de l’histoire postérieure des peuples détenteurs de cette sagesse divisée. Pour la connaître il faut faire appel à de nouveaux tests toujours fondés sur l’analogie verbale. On notera d’abord que les membres de la lignée de Cham qui héritent du Pishon et du Gihon – Coush et Hawilah – sont père et fils (Tableau
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CHAPITRE 5
3). Puisque les fleuves de sagesse accompagnent les peuples à travers leur histoire, on admettra que cette sagesse qu’ils symbolisent passe d’une génération à l’autre. Que Hawilah soit fils de Coush implique donc qu’il mêle aux eaux du Pishon qui lui sont propres les eaux du Gihon qu’il a reçues de son père par héritage. Dès la treizième génération, la double sagesse du Pishon et du Gihon devient donc le patrimoine de Hawilah, une sagesse double sur le modèle de celle que symbolise l’arbre bon et mauvais de la connaissance (Tableau 2). Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Hawilah fils de Coush, de la lignée de Cham, réapparaît en effet à la seizième génération dans la lignée de Sem, sous les traits de Hawilah fils de Yoqtan (Genèse 10, 29 ; Tableau 4). Il ne peut être question ici d’homonymie, car ce serait une entorse faite à la règle qui veut que toute graphie semblable appartienne à un même champ symbolique. La seule solution satisfaisante du point de vue de la logique est donc d’admettre qu’il y a eu passage d’un seul et même personnage, Hawilah, d’une lignée à l’autre 3. Il faut alors en tirer les conséquences. En entrant dans la lignée de Sem, Hawilah fait bénéficier celle-ci de la sagesse symbolisée par les deux fleuves qu’il possède. À la seizième génération de l’humanité, en plus de la sagesse qui lui est propre, celle du Tigre, la lignée de Sem s’enrichit donc de la sagesse de Cham symbolisée par le Pishon et le Gihon. Cela ne suffit toutefois pas encore à garantir la réalisation de la promesse faite par Yahvéh à Abraham d’accéder à la sagesse plénière symbolisée par cet Euphrate d’où sont issus ces trois fleuves. En effet, bien que de lignée sémite, ni Assour fils de Sem, possesseur du Tigre, ni Hawilah fils de Yoqtan, possesseur du Pishon et Gihon, ne sont des ancêtres d’Abraham. Ce n’est donc pas par leur lignée que se réalisera la promesse.
3. Les premiers cas d’homonymie de la Bible concernent Hénokh et Lamekh qui apparaissent à la fois dans les généalogies antédiluviennes de Caïn (Genèse 4, 17-24) et de Seth (Genèse 5). L’exégèse traditionnelle explique cette homonymie en faisant l’hypothèse de deux généalogies appartenant à des traditions d’abord indépendantes et qui auraient été intégrées à la rédaction finale sans qu’on ait eu le souci de les harmoniser. Pour les anciens cette homonymie devait au contraire être intentionnelle, ce qu’une analyse fondée sur la lecture littérale suffit à démontrer. En résumé, Hénock et Lamèkh apparaissent d’abord dans la lignée caïnite où ils représentent les deux institutions – royale et sacerdotale – chargées de guider l’humanité à travers son histoire. Lamekh représente le roi (MLK) dont son nom est l’anagramme (LMK). Quant au nom d’Hénock, il signifie « Fais la dédicace (du Temple) (hanok) », une prérogative réservée au grand prêtre. En se « réincarnant » dans la lignée séthite dès avant le Déluge, Lamèkh la dote donc de l’institution royale (Siméon le Juste, § 134141) et Hénokh de l’institution sacerdotale (id. § 154).
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
§ 51 L a
101
t ét r a de de s croya n ts
Pour progresser dans l’enquête il faut maintenant s’intéresser à l’arbre généalogique d’Abraham. Abram-Abraham eut trois épouses Hagar, SaraïSarah et Qetourah. D’Hagar l’égyptienne, une chamite, naquit Ismaël ; de Sarah, une sémite, naquit ensuite Isaac, père d’Ésaü et de Jacob. Une troisième lignée abrahamique, beaucoup plus mystérieuse, apparut enfin lorsque, au seuil de la mort, Abraham prit une troisième épouse, de lignée inconnue, dont le nom était Qetourah (Genèse 25, 1-4). Alors qu’Isaac fils de Sarah est l’héritier de la promesse de l’Euphrate, c’est aux fils de Hagar et de Qetourah qu’il reviendra de collecter la sagesse des fleuves divisés et de la transmettre aux descendants de Sarah pour que se réalise la promesse faite à Abraham de donner à sa descendance l’intégralité des eaux de sagesse de l’Euphrate (Tableau 5). C’est aux descendants d’Ismaël, le fils d’Hagar, qu’il revint dans un premier temps de collecter la sagesse des trois fleuves divisés. Il est en effet écrit à son propos : Et celles-ci (sont) les années des vies d’Ismaël : cent an(s) et trente an(s) et sept ans Et il expira Et il mourut Et il fut réuni vers ses peuples Et (ses peuples) s’installèrent à partir de Hawilah jusqu’ à Shour qui (est) au dessus des faces de l ’Égypte – (c’est) ta venue vers Assour (Genèse 25, 17-18).
En s’installant au pays de Hawilah, les descendants d’Ismaël bénéficièrent donc de la sagesse des eaux du Pishon et du Gihon, mais aussi presque intégralement de celles du Tigre possédée par Assour. Ce ne sont cependant pas les croyants nés d’Hagar l’égyptienne qui feront la synthèse de la sagesse des Fleuves. Leur conquête du pays d’Assour où coule le Tigre sera incomplète. Ils n’annexeront que le pays de Shour [SWR], sans pouvoir atteindre le ’alèf d’Assour [’SWR]. Ils prépareront donc cette synthèse mais sans y parvenir. Comme le précise le texte, « ils viendront vers Assour » (Genèse 25, 18). C’est à la descendance de Qetourah qu’il reviendra de continuer le travail de synthèse. Elle enfanta en effet six fils à Abraham dont Yoqshan qui sera le père de Dedan, l’engendreur des « Assyriens » [’SWR] (Genèse 25, 1-4). C’est donc par Qetourah que la sagesse du Tigre, possédée par Assour, entrera dans le patrimoine de la race d’Abraham.
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CHAPITRE 5
Tableau 5
d’Hagar
Abram-Abraham engendra de Sarah
de Qetourah
Ismaël
Isaac
Yoqshan
Les 12 fils d’Ismaël entrent en possession des fleuves de Hawilah à Sour : (Pishon Gihon + une partie du Tigre)
Jacob
Dedan
12 fils de Jacob
Les Assyriens entrent en possession du Tigre)
Madian
(L’Euphrate promis)
Le parcours de la Sagesse à travers l’histoire de l’humanité n’est encore qu’esquissé mais permet déjà d’apprécier le gouffre qui s’est creusé entre la lecture littérale et l’approche moderne. Pour von Rad (§ 43) la description des fleuves du Paradis était « un élément indépendant à l’origine, qui avait subi l’attraction de l’histoire du Paradis sans qu’une fusion totale puisse se produire ». Pour la lecture littérale au contraire il s’agit d’un texte capital qui introduit au thème central de toute l’histoire biblique, la quête de la Sagesse universelle, détenue par les nations, mais destinée à Israël conformément au plan divin. En partant de la description des fleuves du Paradis et en appliquant de façon mécanique la règle d’analogie on a pu reconstituer par étapes une histoire des voyages de cette Sagesse. Ils commencent au lendemain du Déluge lorsque deux des fils de Noé (Sem et Cham) se la partagent (Tableau 4). Puis le mouvement s’inverse. Suite à l’immigration de personnages chamites, la lignée de Sem redécouvre la sagesse de Cham (Tableau 5). Mais c’est à Abram-Abraham que revient le mérite d’avoir mis l’ensemble de la sagesse divisée à la disposition des « croyants » en prenant pour épouses Hagar et Qetourah. Grâce à leur descendance les eaux de sagesse du Pichon, du Gihon et du Tigre (Tableau 5) deviendront le patrimoine des croyants, mais sans que la synthèse de leur Sagesse, symbolisée par les eaux de l’Euphrate ne soit encore réalisée. L’enquête doit se poursuivre.
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
§ 52 L a
de sce n t e de
J ose ph
en
103
É gyp t e
Jacob, petit-fils d’Abraham, eut douze fils et une fille de quatre femmes différentes. Et c’est à Joseph, fils de Rachel, l’épouse aimée, qu’il revint de poursuivre la quête de la Sagesse des Fleuves après qu’il eut été vendu par ses frères. Les fils et la fille de Jacob selon leur ordre de naissance
Jacob
de Léah (la Haïe)
1
Ruben
2
Siméon
3
Lévi
4
Juda
de Zilpah (servante de Léah)
Rachel (l’Aimée)
Bilhah (servante de Rachel)
5
Dan
6
Nephtali
7
Gad
8
Acher
9
Issachar
10
Zabulon et Dinah
11 12
Joseph Ben Oni-Benjamin
Il advint donc, dès que Joseph arriva vers ses frères … (qu’ils) le prirent et le jetèrent dans la citerne … Ils s’assirent pour prendre un repas, ils levèrent les yeux et virent qu’une caravane d’Ismaélites arrivait de Galaad, leurs chameaux portant de la gomme, de la résine, du ladanum qu’ils allaient transporter en Égypte. Alors Juda dit à ses frères : « … Allons ! Vendons-le aux Ismaélites … ! » Ses frères l’écoutèrent. Vinrent à passer des hommes de Madian, des marchands. Ils retirèrent Joseph et le firent remonter de la citerne, puis ils vendirent Joseph aux Ismaélites pour vingt sicles d’argent et ceux-ci emmenèrent Joseph en Égypte … Les Madianites le vendirent en Égypte à Putiphar, eunuque de Pharaon, chef des gardes (Genèse 37, 23-36).
Lors de cette descente en Égypte, les trois lignées nées d’Abraham se trouvent réunies. Joseph, descendant de Sarah, y est conduit de force
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CHAPITRE 5
par des Ismaélites, descendants de Hagar, et des Madianites, descendants de Qetourah (Tableau 5). À leur contact il acquiert donc la Sagesse des trois fleuves. Ayant ainsi collecté la presque totalité des eaux des fleuves – il manque encore à Joseph le ’alef d’Assour – il peut désormais espérer atteindre cet Euphrate promis à la lignée de Jacob. Lorsque le patriarche Jacob, sur son lit de mort, bénira Joseph, il lui en apportera la confirmation. Il dira : Joseph est fils (bâtisseur) de l ’Euphrate (bn prt) (Genèse 49, 22).
Mais il ne s’agit encore que d’une prophétie visant l’avenir de sa lignée car l’Égypte ne représente encore que l’avant dernière étape des voyages de la Sagesse : À ta race j’ai donné ce pays, depuis le fleuve d’Égypte jusqu’au grand fleuve, le fleuve Euphrate (Genèse 15, 18).
Après avoir bu la Sagesse du « fleuve d’Égypte », que possède Joseph, les autres fils de Jacob devront sortir d’Égypte, renoncer à ce fleuve et parcourir la dernière étape qui les mènera vers l’Euphrate conformément à la promesse faite à Abraham (§ 47). Le renoncement provisoire des fils de Jacob à bénéficier de la sagesse universelle charriée par les fleuves divisés dont les eaux se sont mêlées pour former le « Fleuve d’Égypte » se serait donc produit au moment de leur sortie d’Égypte. Jusque là ils étaient sous le contrôle de l’Esprit d’Élohim dont la mission était de « contrôler la montée des faces des eaux » des fleuves (Genèse 1, 2). Après avoir traversé « à pied sec » la Mer, et être entrés au désert du Sinaï, ils passent sous le contrôle de Yahvéh et de sa Loi, mais sans pour autant perdre l’héritage de Joseph car ses deux fils, Éphraïm et Manassé, accompagneront les autres tribus dans leur marche vers l’Euphrate. Quand l’atteindront-ils ? Lorsque l’auteur de l’histoire biblique met le point final à son œuvre, au moment de l’exil en Babylonie, l’Euphrate n’a toujours pas été atteint ! § 53 L a ngu e
de s f i l s d ’A da m ou l a ngu e du
S a nct ua i r e ?
Tout reste à dire sur les voyages de la Sagesse à travers l’histoire universelle. Il faudrait en effet analyser mots par mots, chacun des textes qui viennent d’être évoqués afin d’en découvrir la lecture littérale. Il faudrait également préciser le rôle symbolique que jouent les douze fils de Jacob et Dinah sa fille dans le plan divin. Le propos de ce chapitre était seulement de montrer que l’application stricte et systématique de la règle de l’analogie verbale à l’interprétation du texte biblique permettait de suivre l’histoire des fleuves du Paradis à travers l’ensemble du corpus, de la création à la sortie d’Égypte. La démons-
L’ANALOGIE VERBALE APPLIQUÉE AU RÉCIT DES FLEUVES
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tration a été poussée assez loin pour que les résultats soient concluants et ne puissent en aucun cas ni être attribués au hasard, ni à ma propre subjectivité. De toute évidence, une telle technique d’interprétation permet de passer d’un sens superficiel à un sens caché dont la cohérence garantit l’authenticité. L’histoire cachée des fleuves qui se dessine au fil des démonstrations par simple recoupement des informations dispersées implique que le rédacteur de la Torah se soit fixé pour but de réinterpréter l’histoire universelle en fonction de ce modèle tétradique des fleuves. Il faut donc admettre, sans tenter ici de préciser davantage, que la théorie de la langue du Sanctuaire a réellement un fondement dans l’Écriture elle-même. Si les interprètes anciens peuvent faire jaillir un sens caché du texte en appliquant à la Torah la règle de l’analogie verbale, c’est parce que son rédacteur a codé le texte de façon à permettre ce fonctionnement analogique. Dès lors la technique utilisée par l’École d’Aqiba pour écrire ses propres textes doit être considérée comme un pastiche de celle utilisée pour la composition de la Torah elle-même. Mais alors que l’auteur de la Torah provoque un fonctionnement analogique interne au texte, l’École d’Aqiba le crée par référence à cette Torah qui est pour elle le modèle de toute histoire. § 54 I l
e n tou r e , i l e n tou r e , i l va , l’E spr i t.
Puisque le texte de la Torah que pastichent les disciples d’Aqiba a atteint sa forme définitive plusieurs siècles avant la fondation de l’École de Yavnéh, il y a tout lieu de supposer que d’autres écrits de la période du second Temple parmi ceux qui ne seront pas intégrés au canon des Ecritures juives (Esdras, Néhémie, Qohèlèt ou Daniel) ont également pu utiliser les mêmes techniques de composition. La maîtrise du fonctionnement analogique dont font encore preuve les auteurs du second siècle de notre ère implique en effet une longue tradition de lecture littérale dont Nahum, l’homme du Gam-Zu (§ 13) ne serait que le représentant symbolique. Pour vérifier cette hypothèse, un nouvel examen de la littérature judéenne s’impose donc, un examen qui devrait s’appliquer à tous les textes extérieurs au canon ancien des trente-deux livres (§ 8) afin d’y découvrir des documents dont l’interprétation repose également sur l’emploi de l’analogie verbale. Un simple exemple permettra d’illustrer le profit que l’on pourrait attendre de l’application systématique de ce test à la littérature ancienne. Le livre de Qohèlèt (l’Ecclésiaste), l’un de ceux qui n’entrèrent dans le canon des Écritures qu’à l’époque d’Aqiba, mais dont une première rédaction remonterait à la période hellénistique, entend démontrer la « vanité » de l’univers en se fondant sur la théorie des quatre éléments (Qohèlèt 1, 3-7). L’univers serait entraîné dans un mouvement
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CHAPITRE 5
circulaire sans fin qui interdirait d’en découvrir la cohérence. Les générations humaines qui ne sont que poussière (terre), viendraient de la terre et y retourneraient en un ballet ininterrompu. Le soleil (feu) serait soumis à un mouvement circulaire sans fin, les eaux des torrents (eaux) remontant vers leur source par des canaux souterrains n’en finiraient pas de couler vers la mer sans jamais la remplir. Le vent enfin (air) ne cessant de tourner, serait condamné à un mouvement perpétuel. Tel est le sens superficiel du texte. Mais il suffit de lui appliquer la règle d’analogie pour comprendre qu’il en cache un autre. Que dit Qohèlèt – ou plutôt que disent les éditeurs de Yavnéh – à propos du vent ? Il entoure, il entoure, il va, le vent ! (swbb sbb hwlk hrwh) (Qohèlèt 1, 6).
Comment ne pas voir là un renvoi aux fleuves divisés, au Pishon entourant (sbb) le pays de Hawilah, au Gihon entourant (swbb) le pays de Coush et au Tigre allant (hlk) à l’orient d’Assour (§ 36). Jusqu’à l’orthographe insolite des verbes est respectée ! Mais puisque ces verbes ont été choisis pour nous renvoyer aux récits du Paradis, ne faut-il pas interpréter le « vent » (rouah) virevoltant dont parle Qohèlèt à la lumière de ces mêmes modèles et l’identifier à « l’Esprit (rouah) qui contrôle la montée des eaux ». (Genèse 1, 2). De proche en proche, de vérification en vérification, une lecture nouvelle de Qohèlèt se dessine, que je laisse au spécialiste le plaisir de découvrir, dans le texte hébreu bien sûr.
Deuxième partie L’histoire du second Temple à l’épreuve de l’analogie La deuxième partie de cet essai plantera les premiers jalons d’une enquête sur l’herméneutique ancienne en testant le fonctionnement analogique de quelques textes clés extérieurs au canon ancien des 32 livres bibliques (§ 8). La diversité de cette littérature et son échelonnement sur près de quatre siècles permettra d’entrevoir à quel point cette règle du héqèch (analogie verbale) qui avait servi à rédiger l’histoire biblique ellemême fut mise à profit par des générations successives de commentateurs et cela jusqu’aux premiers siècles de notre ère.
Chapitre 6
L e livre d’ E sdras - N éhémie et la L ettre d’A ristée L’histoire du second Temple de Jérusalem dura plus d’un demi millénaire. Le premier Temple fut détruit au moment de la prise de la ville de Jérusalem par Nabuchodonosor, roi de Babylone, vers 586 avant notre ère. L’élite de la population judéenne partit alors en exil en Babylonie. Après la prise de Babylone par Cyrus (en 539), un mouvement de retour des exilés vers Jérusalem s’amorça. Les murailles de la ville furent restaurées, le Temple fut reconstruit. L’histoire judéenne, interrompue par « soixantedix ans » d’exil, reprit. Cette histoire vit se succéder plusieurs occupants. Pendant les deux premiers siècles (de 536 à 331) le pays fut sous le contrôle de l’empire perse. Conquis ensuite par Alexandre le Grand, il resta sous la domination grecque, d’abord celle des rois lagides d’Alexandrie, les Ptolémées (de 301 à 200), puis celle des rois grecs séleucides d’Antioche, jusqu’à la révolte conduite par les frères Maccabées (en 167). Le pays retrouva alors pour un temps son indépendance et la royauté fut restaurée au profit de la lignée asmonéenne (de 142 à 63). Survint enfin un troisième occupant, le Romain, qui devait contrôler la Judée jusqu’en 614 de notre ère, date de sa conquête par les Perses sassanides 1. L’histoire politique et religieuse de la Judée à l’époque perse (de 536 à 331) et lagide (de 301 à 200), nous est presque totalement inconnue. Les seuls documents littéraires d’importance concernant ces trois premiers siècles sont le livre d’Esdras-Néhémie, devenu texte sacré par décision des maîtres de Yavnéh vers la fin du premier siècle de notre ère, et la Lettre d’Aristée à Philocrate. Les renseignements relatifs à cette période conservés dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe ont en grande partie été puisés dans les deux documents qui viennent d’être cités. Ces deux écrits revêtent donc une importance capitale et méritent d’être étudiés avec soin. C’est en effet sur eux, et seulement sur eux, que 1. On trouvera un panorama complet de l’histoire politique et religieuse de cette période, ainsi qu’une bibliographie détaillée, dans S. C. M imouni, Le judaïsme ancien du vi e siècle avant notre ère au iii e siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, Paris, 2021, et dans M. Sartre , D’Alexandre à Zénobie. Histoire du Levant antique, iv e siècle avant J.-C.- iii e siècle après J.-C., Paris, 2001 qui replace l’histoire du judaïsme de la période hellénistique dans le cadre général de l’histoire du Proche Orient.
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CHAPITRE 6
repose toute l’argumentation des biblistes en faveur d’une promulgation de la Torah comme loi officielle dès la période perse. Les chapitres sept du livre d’Esdras et huit du livre de Néhémie permettraient de dater cet événement du v e siècle avant notre ère. La Lettre d’Aristée confirmerait quant à elle cette datation haute en attestant que le texte hébreu de la Torah a été traduit en grec dès le règne de Ptolémée II Philadelphe, vers 280 avant notre ère. § 55 L e L i v r e d ’E sdr a s -N é h é m i e Le livre d’Esdras-Néhémie organise l’histoire de la restauration de Jérusalem après le retour de l’exil en quatre tableaux. Le premier, daté de la première année du roi Cyrus (538 avant notre ère), raconte comment un édit du roi permit aux Judéens de retourner à Jérusalem et comment le trésor du Temple, pillé par Nabuchodonosor, fut restitué à Sheshbassar, prince de Juda, et ramené par lui à Jérusalem (Esdras 1). Le deuxième tableau (Esdras 2-6) met en scène les deux personnages qui restaurèrent le culte et menèrent à bien la reconstruction du Temple. Cette entreprise, interrompue à la suite d’interventions hostiles des autorités locales, aurait été achevée la sixième année de Darius (515 avant notre ère). Les deux héros de cette restauration auraient été un grand prêtre de lignée aaronide, Josué fils de Yehoçadaq*, et un prince de Juda, Zorobabel fils de Shealtiël*, personnages également mis en scène, mais sous un tout autre jour, par les prophètes Aggée et Zacharie. Ces derniers prophétisent à Zorobabel un destin messianique : Je vais ébranler les cieux et la terre, je renverserai les trônes des royaumes et je détruirai la force des royaumes des nations. Je renverserai le char et ceux qui le montent, les chevaux et leurs cavaliers seront mis à terre, chacun par l’épée de son frère. En ce jour-là – oracle de Yahvéh des armées – je te prendrai, Zorobabel, fils de Shealtiël, mon serviteur – oracle de Yahvéh – et je ferai de toi comme un cachet, car c’est toi que j’ai élu (Aggée 2, 21-23).
Le livre d’Esdras, au contraire, gomme totalement la dimension messianique du personnage et le relègue au second plan, en laissant au grand prêtre Josué la direction des travaux (Esdras 3, 9). Le troisième tableau nous transporte sans transition sous le règne d’Artaxerxès et met en scène Esdras. Sa venue à Jérusalem est datée de la septième année d’Artaxerxès sans qu’il soit possible de savoir s’il s’agit d’Artaxerxès I (457 avant notre ère) ou d’Artaxerxès II (398). Esdras est présenté comme un « prêtre-scribe, scribe des paroles ordonnées par Yahvéh et de ses lois au sujet d’Israël » (Esdras 7, 11), un scribe qui avait « appliqué son cœur à étudier la loi de Yahvéh, à la mettre en pratique,
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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et à enseigner, en Israël, la loi et le droit » (Esdras 7, 10). Sa mission est officielle, attestée par une lettre d’Artaxerxès : Toi, Esdras, avec la sagesse de ton Dieu qui est dans ta main, établis des juges et des magistrats qui rendent la justice à tout le peuple qui est au-delà du fleuve, à tous ceux qui connaissent la loi de ton Dieu ; et à quiconque ne la connaît pas, tu la lui enseigneras. Et quiconque n’accomplira pas la loi de ton Dieu et la loi du roi, justice rigoureuse sera faite de lui (Esdras 7, 25-26).
La situation que trouve Esdras à son arrivée est catastrophique : le peuple d’Israël, les prêtres et les lévites ne se sont pas séparés des peuples du pays. « Ils ont agi d’après leurs abominations, ont pris de leurs filles pour eux et pour leurs fils, et la race sainte a été mélangée aux peuples des pays ». (Esdras 9, 1-2). Il va donc faire en sorte que ceux qui ont épousé des femmes étrangères les renvoient ainsi que leurs enfants. Le livre d’Esdras publie en conclusion la liste des cent dix Judéens qui renoncèrent à leurs épouses étrangères. Le quatrième tableau enfin met en scène un nouveau personnage, Néhémie, fils de Hakalyah. Nous sommes la vingtième année d’Artaxerxès (en 444 ou en 385). Dans un récit à la première personne que l’on désigne généralement sous le nom de « Mémoires de Néhémie » 2 , l’auteur raconte comment il obtint du roi l’autorisation de reconstruire les remparts de Jérusalem et au terme de quelles vicissitudes il mena à bien son entreprise (Néhémie 1-7). Le récit autobiographique de Néhémie est alors interrompu de façon impromptue par un récit à la troisième personne qui remet Esdras en scène (Néhémie 8-9) et nous fait assister à la première lecture publique de la Torah. Puis on revient à l’autobiographie de Néhémie et à ses interventions en vue de fixer les revenus du Temple et de son clergé (Néhémie 10) et de repeupler Jérusalem (Néhémie 11). Après un séjour auprès d’Artaxerxès (en 432 ou en 373), Néhémie revient à Jérusalem pour une seconde mission et s’efforce de contrôler la gestion du Temple, d’imposer le respect du sabbat et d’interdire les mariages avec des étrangers. § 56 U n e
h i s tor ici t é con t rov e r sé e
Quel crédit accorder aux récits du livre d’Esdras-Néhémie ? La question a été et est toujours débattue. Le sujet le plus brûlant est évidemment celui de l’historicité des récits relatifs à Esdras lui-même. Que l’on date sa venue à Jérusalem de l’an 457 ou de l’an 398 compte peu, l’important est de savoir si la Torah est effectivement devenue le texte officiel de la religion judéenne dès la période perse. 2. « Les Mémoires de Néhémie » sont conservés dans le livre canonique de Néhémie (1-7, 10-13).
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CHAPITRE 6
La position communément adoptée par les biblistes jusque dans les années 1970, a été globalement celle que reprend A. Gelin dans la Bible de Jérusalem : La venue d’Esdras à Jérusalem fut pour la communauté le commencement d’un ordre nouveau. Ce personnage, un prêtre, était à la cour perse, secrétaire chargé des affaires juives qui se règlent par la Loi. Les cercles sacerdotaux de l’Exil – où il occupait certainement une place de premier rang – achevaient alors à Babylone la mise au point de cette Charte en rassemblant et colligeant leurs traditions législatives : si ce n’était pas encore notre Pentateuque (Torah), l’ouvrage s’en approchait fort. Les pleins pouvoirs que sollicite et obtient Esdras pour la juiverie palestinienne et pour les juiveries de la Dispersion auront pour effet d’imposer cette « Loi de Moïse » à tous les Juifs en lui donnant l’autorité d’une loi d’État. Aussi le jour où il la promulgue solennellement à Jérusalem peut-il être appelé le jour de naissance du judaïsme 3.
La naissance du judaïsme, ou plutôt d’une religion judéenne du second Temple tournée vers la Torah, daterait, si l’on suit l’opinion de Gelin, de l’an 427. Mais une telle version de l’histoire devient beaucoup moins évidente dès que l’on tente de replacer Esdras dans l’histoire générale de la Judée à la période perse. Dans un essai composé en 1992, Étienne Nodet a repris l’ensemble du dossier. Voici ses conclusions : Le bilan de l’examen d’Esdras et de Néhémie est décevant : pris séparément ils s’ignorent et chacun peut passer pour le véritable fondateur du judaïsme, mais avec de graves incertitudes chronologiques et politiques. De plus, dès qu’on cherche à les recombiner, ce ne peut être que dans une synthèse assez grossière, assez proche de celle d’Esdras-Néhémie, car tous les événements particuliers, politiques ou religieux, sont comme systématiquement brouillés par des effets de doublet … Le flou persistant qui entoure les faits, suffisamment léger pour ne pas compromettre une vue d’ensemble, mais en même temps assez épais pour empêcher toute vérification précise, ne serait-il pas délibéré ? Que faut-il donc cacher ou rendre invérifiable 4 ?
§ 57 L e s
hom m e s i l lus t r e s du secon d
Te m pl e
Si le livre canonique consacré à Esdras et Néhémie ne permet pas de saisir leur rôle historique, on peut, en interrogeant la littérature non canonique, redécouvrir l’image que conservèrent d’eux les générations postérieures. Pour ce faire, on se tournera vers les auteurs de la période du 3. A. Gelin, La Bible de Jérusalem en fascicules, Le Livre d ’Esdras-Néhémie, Paris, 1953, p. 17. 4. É. Nodet, Essai sur les origines du judaïsme, de Josué aux Pharisiens, Paris, 1992, p. 26.
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second Temple afin de juger de l’importance qu’ils lui accordaient dans l’histoire religieuse de la Judée. Le plus ancien témoignage nous est apporté par Jésus ben Sira qui écrivit un traité de Sagesse, l’Ecclésiastique des Bibles chrétiennes, vers 190 avant J.-C. L’éloge qu’il fait des personnages fondateurs de la religion judéenne du second Temple est ainsi rédigé : Comment célébrer Zorobabel ? Lui qui fut comme le cachet sur la main droite. De même Jésus fils de Yehoçadaq ! En leurs jours ils construisirent la maison, ils élevèrent le Temple consacré au Seigneur, destiné à la gloire éternelle. De Néhémie aussi le souvenir est hors pair, lui qui a relevé nos murs tombés, qui rétablit portes et verrous, qui ressuscita nos demeures (Ecclésiastique 49, 11-13).
Jésus ben Sira reconnaît donc les rôles éminents de Zorobabel et de Josué et reprend à propos du premier l’image messianique du cachet de la prophétie d’Aggée (§ 55). Il décrit également le rôle de Néhémie en distinguant les trois objets de son intervention – murs, portes et demeures – comme le fait le livre d’Esdras-Néhémie. Mais il ne fait en revanche aucune allusion à une promulgation de la Torah à la période perse, pas plus qu’au rôle qu’aurait pu jouer Esdras dans celle-ci. L’omission ne peut être fortuite. Il suffit en effet de lire l’ensemble de l’œuvre de Jésus ben Sira pour se convaincre que la Torah constitue déjà pour lui (en 190 avant notre ère) le fondement de la religion judéenne. Il ne manque pas de préciser les rapports qu’entretinrent les grands ancêtres avec la Loi. Abraham « a observé la Loi du Très-Haut » (Ecclésiastique 44, 20). Dieu a donné à Moïse « les commandements, la Loi de vie et de savoir, pour enseigner à Jacob l’alliance et ses décrets à Israël » (ibid. 45, 5). Il a donné « à Aaron et à sa descendance puissance sur les alliances des décrets pour enseigner à Jacob les témoignages et éclairer Israël sur sa Loi » (ibid. 45, 17). Samuel a jugé l’assemblée « selon la Loi du Seigneur » (ibid. 46, 14). « Hors de David, d’Ézéchias et de Josias, tous les rois furent pervers en leur perversité. Comme ils abandonnèrent la Loi du Très-Haut, les rois de Juda furent abandonnés » (ibid. 49, 4). Il ne fait aucun doute que si Jésus ben Sira avait connu l’histoire d’Esdras, il aurait mentionné son rôle comme il a mentionné ceux de Josué, de Zorobabel et de Néhémie. À s’en tenir strictement au témoignage de Jésus ben Sira, l’histoire judéenne de la période perse aurait donc été celle de la reconstruction du Temple et de Jérusalem, mais ne constituerait pas l’étape décisive pendant laquelle la Torah serait devenue la pierre d’angle de la religion judéenne. Pour lui en effet, comme nous le verrons dans le prochain chapitre (§ 70-75), cet événement ne se serait produit que plus tard, en pleine
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CHAPITRE 6
période hellénistique, sous le pontificat de Siméon fils d’Onias II, Siméon le Juste. Si Jésus ben Sira reconnaît en Néhémie le reconstructeur de Jérusalem après le retour de l’exil, il ne fait aucune allusion à son rôle de réformateur religieux attesté dans le « Mémoire de Néhémie ». Est-ce à dire que Néhémie n’aurait joué aucun rôle religieux dans l’histoire de la période perse ? L’auteur du deuxième livre des Maccabées affirme pour sa part le contraire. À ses yeux Néhémie aurait été le bâtisseur du second Temple et de l’Autel. Le portrait qu’il en trace est certes légendaire, mais s’inspire, dit-il, de documents : Cela était raconté dans les archives et les mémoires du temps de Néhémie, et aussi comment, fondant une bibliothèque, celui-ci rassembla les livres concernant les rois et les prophètes, ceux de David et les lettres des rois relatives aux offrandes (2 Maccabées 2, 13).
Il est difficile de croire que l’auteur ait inventé de toutes pièces ces détails. Néhémie fut-il le reconstructeur du Temple comme le prétend l’auteur ? Fut-il le bibliothécaire qui, au retour de l’exil, rassembla les documents qui devaient servir à composer la rédaction définitive de la Bible ? Nous ne connaîtrons probablement jamais la vérité ! Mais on doit pour le moins admettre qu’à la différence d’Esdras, Néhémie était un personnage connu, avant Jésus ben Sira, et qu’à la période maccabéenne encore circulaient des écrits qu’il n’y a pas lieu de suspecter et qui faisaient de lui un fondateur légendaire. § 58 E sdr a s ,
ch a m pion du pa rt i ph a r i si e n
Le silence qui entoure le personnage d’Esdras ne se dissipe que très tard. Les premiers textes chrétiens le passent encore sous silence. Ce n’est qu’après la destruction du second Temple, vers la fin du premier siècle de notre ère, qu’un livre apocryphe présente Esdras comme un nouveau Moïse recevant une nouvelle révélation de la Torah brûlée par les derniers rois de Juda. Esdras se raconte lui-même ainsi : Je pris alors les cinq hommes avec moi, selon l’ordre reçu, et, étant parti dans le champ, nous y demeurâmes. Le lendemain, la voix m’appela et me dit : « Esdras, ouvre la bouche et bois ce que je te donne à boire ». J’ouvris la bouche et voici : une coupe pleine m’était présentée ; son contenu était comme de l’eau mais sa couleur était semblable au feu. Je pris la coupe et je bus ; et lorsque j’eus bu, mon cœur faisait jaillir l’intelligence, ma poitrine s’enflait de sagesse, mon esprit conservait la mémoire. Alors ma bouche s’ouvrit et ne se ferma plus. Le Très-Haut donna aussi l’intelligence aux cinq hommes et ils écrivirent ce que je disais en ordre, à l’aide de signes qu’ils ne connaissaient pas. Ils restèrent quarante jours ;
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ils écrivaient le jour et mangeaient du pain pendant la nuit. Pour moi, je parlais le jour et je ne me taisais pas la nuit. En quarante jours, ils écrivirent quatre-vingt-quatorze livres. Lorsque les quarante jours furent passés, le Très-Haut me parla et dit : « Les premiers livres que tu as écrits, publie-les ; que les dignes et les indignes les lisent. Quant aux soixante-dix derniers, tu les conserveras pour les livrer aux sages de ton peuple. Car en eux est la source d’intelligence, la fontaine de la sagesse, le fleuve de la connaissance » (IV Esdras 14, 37-48) 5.
Pour l’auteur de cette version de l’histoire, cette « Torah d’Esdras » est donc composée de quatre-vingt-quatorze livres répartis en deux groupes de vingt-quatre et soixante-dix livres. Le groupe des vingt-quatre livres correspond au comput officiel la Bible hébraïque fixé par le judaïsme rabbinique à Yavnéh (§ 117). Que ces vingt-quatre livres soient accessibles aux gens dignes et aux gens indignes n’est pas pour surprendre. À l’époque où écrit notre auteur, probablement à la fin du premier siècle de notre ère, Juifs et Chrétiens lisent en effet ces vingt-quatre livres. Les soixante-dix autres en revanche sont réservés « aux sages » du peuple. Ces soixantedix livres représentent-il une littérature ésotérique réservée à des initiés ? C’est possible ; mais on peut aussi, me semble-t-il, les rapprocher de ce que le judaïsme rabbinique appelle la Torah orale, l’enseignement oral qui sera plus tard fixé par écrit dans la Michnah. Le scénario de révélation de l’Écriture est sur ce point explicite : le scribe Esdras, est un homme de l’oralité : « Ma bouche – dit-il – s’ouvrit et ne se ferma plus. Je parlai le jour et je ne me taisais pas la nuit ». Les cinq scribes qui sont avec lui sont en revanche des hommes de l’oralité aussi bien que de l’Écriture. Leur activité est double : alors qu’Esdras parlait sans discontinuer, eux « écrivaient le jour et mangeaient du pain pendant la nuit ». Ils écrivaient le jour, et écoutaient la nuit les paroles d’Esdras qui, lui, parlait sans discontinuer. Si l’auteur choisit le nombre symbolique de soixante-dix pour mesurer l’enseignement oral d’Esdras, c’est probablement que ceux à qui il est destiné sont les soixante-dix hommes sages qui siègent au Sanhédrin de Yavnéh. Ils puisent à cette tradition orale, comme à « la source d’intelligence, à la fontaine de la sagesse, au fleuve de la connaissance ». Pour sa première apparition dans la littérature extrabiblique, Esdras se présente donc sous les traits d’un champion de la Torah orale. Or une telle importance accordée à la Torah orale – le fait est bien connu – est la caractéristique du parti pharisien qui, précisément en cette fin de premier siècle, est en voie d’obtenir que la direction de l’École de Yavnéh soit attribuée de façon héréditaire à la lignée des descendants du pharisien Hillel. C’est aussi à cette même époque que le corpus biblique hébreu a été définitivement clos et que le livre d’Esdras-Néhémie est entré dans le canon des Écritures. 5. P. Geoltrain, « Quatrième livre d’Esdras », dans La Bible, Ecrits intertestamentaires (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1987, p. 1463-1465.
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CHAPITRE 6
L’ensemble des faits qui viennent d’être évoqués conduit alors à s’interroger sur l’origine des traditions relatives à Esdras. Puisque le personnage n’est mis en valeur qu’avec la prise de pouvoir du parti pharisien et se fait le champion de la Torah orale, ne faut-il pas attribuer aux membres de ce parti sa bonne fortune et la place exceptionnelle qu’il occupe au détriment de Néhémie dans le livre d’Esdras-Néhémie ? § 59 L’ e nse ig n e m e n t
ph a r i si e n
En fait l’image pharisienne que nous a dépeint le Quatrième livre d’Esdras est déjà celle que donne l’auteur de la version canonique d’EsdrasNéhémie, mais pour voir se dessiner une telle image, encore faut-il renoncer aux apparences, soumettre le texte à l’épreuve de l’analogie et accéder par ce procédé à un autre niveau de sens. C’est ce que nous allons faire, mais non sans avoir au préalable rappelé succinctement en quoi le mouvement pharisien se distingue de son concurrent, le mouvement sadducéen. À la différence des Sadducéens*, les Pharisiens* admettent, en plus de la Torah écrite, l’existence d’une autre Torah, également révélée à Moïse sur le Sinaï, mais dont la transmission se serait faite oralement de générations en générations et dont ils seraient les héritiers. Pour eux l’Écriture ne prendrait sens qu’à la lumière de cette Torah orale, ce qu’ils exprimeront au moyen d’une formule à l’emporte-pièce : « La Michnah (= Torah orale) est l’âme de la Torah (écrite) ». Alors que les Sadducéens, majoritairement de lignée sacerdotale, se font les défenseurs inconditionnels du monopole religieux du Temple, les Pharisiens s’affichent comme les champions d’une décentralisation religieuse, multiplient les lieux de culte, les synagogues, et promeuvent une vie religieuse communautaire avant tout fondée sur la lecture, l’interprétation et la pratique de la Torah. Alors que les Sadducéens élitistes auraient été avant tout préoccupés de préserver leurs prérogatives religieuses et politiques, les Pharisiens entendraient promouvoir une vie religieuse adaptée à la totalité du peuple judéen, aussi bien « aux hommes qu’aux femmes, et à tous ceux qui ont l’intelligence pour comprendre » (§ 67). § 60 E sdr a s
à l’ é pr eu v e de l’a na logi e
Dans le livre d’Esdras-Néhémie, Esdras est décrit sous les traits d’un « scribe rapide (sofér mahir) dans la Loi de Moïse » (Esdras 7, 6). Comment interpréter cette expression curieuse ? Pour ce faire Gelin, traducteur du livre d’Esdras dans la Bible de Jérusalem, procède en deux temps. D’abord, par le biais de la traduction, il évacue l’expression « scribe rapide », trop manifestement liée à la fonction de copiste, et lui substitue celle de « scribe versé dans la Loi de Moïse » qui suggère l’étude et l’ensei-
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gnement de la Loi plus que sa copie. Reste alors à expliciter le titre hébreu de « scribe rapide » donné à Esdras, ce que Gelin fait en ces termes : Littéralement « scribe rapide » (sofer mahir). L’expression vise d’abord l’habileté dans l’art d’écrire (Psaume 45, 2). Profession rare qui s’enseignait dans des écoles réputées : la mention de Qiryat Sôphèr (grec), « la ville des scribes » en Josué 15, 5 garde le souvenir de l’une d’elles, en Canaan, à l’époque préisraélite. Ces écoles préparaient les cadres bureaucratiques des cours orientales et les fonctionnaires des différentes administrations. Aussi le titre de « scribe » en vint-il à désigner une charge administrative. C’est bien ainsi qu’il faut entendre le titre du verset 12 : Esdras est une sorte de Secrétaire pour les affaires juives à la cour perse. Mais le Chroniste (auteur supposé des livres d’Esdras et des Chroniques) a commenté ici le titre officiel d’après la conduite d’Esdras à Jérusalem : le scribe est celui qui lit, traduit et explique la Loi au peuple d’Israël. Esdras inaugure ce genre d’activité qui sera si fécond après l’Exil et dont les scribes (grammateïs) du temps du Christ seront les continuateurs 6.
Au terme de son argumentation Gelin en arrive donc à conclure que bien que le terme « scribe rapide » évoque avant tout la fonction de copiste, il renvoie cependant, dans le cas particulier d’Esdras, à un enseignement oral : Esdras est celui qui « lit, traduit et explique la Loi ». Telle est en effet l’image qui est donnée de lui dans le reste du livre d’Esdras-Néhémie et – comme nous venons de le voir – dans la littérature postérieure. Mais alors, pourquoi avoir employé l’expression trompeuse de « scribe rapide » ? Pour découvrir le sens de celle-ci, il faut faire appel aux techniques de lecture littérale que nous avons utilisées pour déchiffrer la légende d’Aqiba et se poser la question : « Où parle-t-on de scribe rapide dans la Bible ? » On se trouve alors renvoyé à un passage, et à un seul, où l’on peut lire : Ma langue est le calame d’un scribe rapide (sofér mahir) (Psaume 45, 2).
On comprend alors que si Esdras se voit décerner le titre de scribe rapide ce n’est pas pour ses talents de copiste mais, bien au contraire, parce qu’il est, comme les Pharisiens, un homme de l’oralité, ne possédant pour tout calame que sa langue. § 61 L a
gu e r r e de s gé n é a logi e s
Ce premier exemple de renvoi à un modèle scripturaire ne peut suffire à la démonstration, mais incite à regarder l’histoire d’Esdras avec un œil nouveau et à la soumettre de façon systématique à l’épreuve de l’analogie. Et de fait, il suffit de s’attacher à sa lecture littérale et de rechercher systématiquement les renvois au texte biblique pour que se dessine, par touches successives, l’image pharisienne d’Esdras. 6. A. Gelin, Le Livre d ’Esdras Néhémie, op. cit., p. 49.
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CHAPITRE 6
Et après ces paroles, pendant la royauté d’Artaxerxès, roi de Perse, Esdras – fils de Sérayah, fils d’Azaryah, fils de Hilqiyah, fils de Chaloum, fils de Çadoq, fils de Akhitoub, fils de Amaryah, fils d’Azaryah, fils de Merayot, fils de Zerahyah, fils de Ouzzi, fils de Bouqqi, fils de Avichoua, fils de Pinekhas, fils d’Éléazar, fils de Aaron – est Prêtre (en) chef. (Esdras 7, 1-5).
Cette généalogie nous apprend qu’Esdras est l’héritier légitime d’une lignée qui aurait exercé le sacerdoce, de père en fils, de façon ininterrompue, depuis Aaron le premier « prêtre ». Certains noms de la généalogie sont effectivement cités dans l’histoire biblique, Aaron, Éléazar et Pinekhas à la période du désert, Çadoq fils de Akhitoub au moment de la construction du premier Temple, Hilqiyah, lors de la réforme entreprise par le roi Josias, et Sérayah comme dernier prêtre du premier Temple. Les autres en revanche sont des inconnus. L’apparente historicité de cette généalogie – qui prévoit une durée moyenne de soixante-dix ans environ pour chaque pontificat – ne peut donc faire illusion. Pour en saisir la logique il faut prendre en compte une autre généalogie qui met Esdras en concurrence avec Josué fils de Yehoçadaq, premier grand prêtre du second Temple (1 Chroniques 5, 30-41). Alors que la généalogie d’Esdras ne cite que dixsept personnages, d’Aaron à Esdras, celle des Chroniques en cite vingttrois parmi lesquels on retrouve les seize premiers prêtres de la généalogie d’Esdras, jusqu’à Sérayah. Mais au lieu d’Esdras, le Chroniste désigne comme fils de Sérayah, Yehoçadaq, le père de Josué, fondateur du second Temple (§ 55 et 57). Sérayah, dernier « grand prêtre » du premier Temple (2 Rois 25, 18) eut donc deux fils, Yehoçadaq et Esdras, qui peuvent légitiment revendiquer l’héritage du premier Temple. 17 16 15 14 13 12 11 10 9 8 7 6 5 4 3 2 1
Aaron Éléazar Pinekhas Avichoua Bouqqi Ouzzi, Zerahyah Merayot, Azariah Amaryah, Akhitoub Çadoq Challum Hilqiyah Azaryah, Sérayah, Esdras
Généalogie montante Esdras 7, 1-5
Généalogie descendante 1 Chroniques 5, 30-41
Aaron Éléazar Pinekhas Avichoua Bouqqi Ouzzi, Zerahyah Merayot, Amaryah Akhitoub Çadoq Akhimaas Azariah Jokhanan Azariah Amaryah, Akhitoub Çadoq Shallum Hilqiyah Azaryah, Sérayah, Yehoçadaq (Josué fils de Yehoçadaq)
1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23
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Il est clair que ces généalogies veulent opposer deux légitimités. D’un côté l’auteur des Chroniques défend celle d’une classe sacerdotale qui se dit l’héritière du fondateur du second Temple, Josué fils de Yehoçadaq, alors que l’auteur d’Esdras met en avant une autre version des faits qui substitue au fondateur « historique » du second Temple le personnage mystérieux d’Esdras 7. Un indice invite par ailleurs à penser que ces généalogies, aussi bien celle d’Esdras que celle du livre des Chroniques, reflètent une idéologie postérieure à Jésus ben Sira (190 avant notre ère). Les deux considèrent en effet que la fonction de grand prêtre s’est transmise sans interruption, de père en fils, depuis Aaron, alors que Jésus ben Sira, en accord avec le modèle biblique, fait dépendre cette fonction d’une élection divine opérée parmi les descendants d’Aaron mais non liée à une transmission de père en fils. C’est en cela que la fonction sacerdotale se distingue pour lui de la fonction royale (§ 75). L’histoire du premier Temple fournit en effet la liste de vingt-deux rois de Juda se succédant, de père en fils, de David à l’Exil, tandis que les grands prêtres de cette même période n’apparaissent que ponctuellement, sans qu’il soit possible d’en dresser la généalogie. Dans la mesure où les versions proposées tant par le Chroniste que par l’auteur du livre d’Esdras contredisent un modèle biblique encore admis à l’époque de Jésus ben Sira, il est légitime de considérer qu’elles reflètent une idéologie postérieure, ce que va confirmer la suite de l’analyse.
7. On se contentera d’indiquer quelques pistes. Le nombre cumulé des générations des deux lignées (17 + 23 = 40) est celui de la révélation faite à Moïse pendant son séjour sur le Sinaï. Par ailleurs ces généalogies sont construites soit dans l’ordre montant (d’Esdras à Aaron) soit dans l’ordre descendant (d’Aaron à Yehoçadaq), ce qui correspond aux parcours montants et descendants des eaux de Sagesse appelées à faire leur synthèse dans le Temple (§ 73). Cela suggère que ces deux généalogies ont été construites de façon concertée, ce qui ferait pencher en faveur d’un auteur unique des deux livres, celui que la critique biblique nomme le « Chroniste ». L’hypothèse est par ailleurs étayée par le fait que ce type de présentation des généalogies (valeur symbolique de la somme des nombres et construction montante et descendante) se retrouve par ailleurs. Jésus ben Sira construit sa généalogie des grands ancêtres de Siméon le Juste en fonction du nombre 32 des signes de l’Écriture et d’un ordre descendant d’Hénock à Siméon et montant d’Hénoch à Adam (Siméon le Juste, op. cit., § 52). De même les deux Évangiles de l’enfance de Jésus présentent les mêmes structures complémentaires. La généalogie de Matthieu 1, 1-16 est descendante (d’Abraham à Jésus en 42 générations) et celle de Luc 3, 23-38, montante (de Jésus à Adam en 77 générations). Leur total de 119 (42 + 77) conduit au seuil de l’entrée dans un monde nouveau symbolisé par le nombre 120 (cf. supra § 18). On notera aussi que la généalogie descendante de Matthieu est donnée au début de son Évangile de l’enfance et la généalogie montante, à la fin de celui de Luc.
120
CHAPITRE 6
§ 62 L a
sort i e de
B a be l
Les dates du voyage d’Esdras – de son départ de Babylone à la lecture publique qu’il fait de la Torah à Jérusalem – peuvent s’interpréter de façon systématique en fonction de leurs modèles bibliques. Cependant, pour faciliter la compréhension de cet exposé complexe, l’enchaînement chronologique des dates ne sera pas respecté au cours de la démonstration, mais restitué au terme de celle-ci (§ 67). Tout commence au moment de la sortie de Babylone : Lui, Esdras, était monté de Babel. Et lui est un scribe rapide dans la Torah de Moïse qu’avait donnée Yahvéh, le Dieu d’Israël (Esdras 7, 6).
On a vu que par le biais de l’analogie « le scribe rapide » devenait l’homme de la tradition orale, dont le seul calame est la langue (Psaume 45, 2) (§ 60). La Torah de Moïse qu’enseigne Esdras est donc la Torah orale caractéristique du parti pharisien. Il vint à Jérusalem dans le cinquième mois : celle-ci est la septième année pour le Roi, car dans le (jour) un du premier mois lui (Esdras) est fondé par la montée hors de Babel et dans le (jour) un du cinquième mois, il est venu vers Jérusalem (Esdras 7, 8-9).
Faut-il accorder une valeur historique à cette date et en conclure que la mission d’Esdras a effectivement débuté la septième année d’Artaxerxès I (en 457 avant notre ère) ou d’Artaxerxès II (398) ? La solution apparaîtra au fil de la démonstration. Lui (Esdras) est le fondé de la montée (yesoud hama‘alah) hors de Babel (Esdras 7, 9).
Alors que cette définition de la mission d’Esdras est occultée dans la traduction de la Pléiade : « Il fixa le voyage depuis Babylone », la lecture littérale impose de lire littéralement « il est le fondé (yesoud) de la montée » et d’interpréter la graphie YSWD en fonction de ses premières occurrences qui désignent la « base de l’autel » (yesod hamizbéah) (Exode 29, 12 ; Lévitique 4, 7, etc.). Par le biais de ce mot crochet qui joue le rôle de nos références chiffrées, c’est à l’ensemble du récit d’institution du sacerdoce aaronide que l’on est renvoyé (Exode 28-29), ce qui vient confirmer la légitimité aaronide d’Esdras et la nature de sa mission. Mais de quelle Babylone vient-il, de la Babylone historique ou de son modèle biblique, décrit dans l’épisode de la Tour de Babel (Genèse 11, 1-9) ? Dans le modèle biblique Babel signifie littéralement « dans la confusion (ba-bél) », une confusion qui est celle des langues et des interprétations. À quel autre épisode de l’histoire biblique pourrait-on rattacher celui dont la réforme va précisément faire sortir le peuple de cette confusion qui dure depuis le lendemain du Déluge, en fixant la juste interprétation de la Torah ?
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Toujours par le biais de l’analogie, « le premier jour du premier mois », date de la « montée de Babel », renvoie à un épisode de l’histoire biblique et à un seul. Au premier mois de la deuxième année, au premier jour du mois, fut érigée la Demeure. Moïse érigea la Demeure et plaça ses bases, il posa ses planches et mit ses traverses, puis il dressa ses colonnes (Exode 40, 17-18).
À la lumière de cette date, on comprend alors que la fondation qui se fait en prévision de la venue d’Esdras est celle d’un Temple qui est la reproduction de la « Demeure » du désert. § 63 E sdr a s ,
l e nou v e l
Éléazar
La date d’arrivée d’Esdras à Jérusalem, « le premier jour du cinquième mois », renvoie également à un texte de la Torah et à un seul : (Les fils d’Israël) partirent de Qadès et campèrent à Hor, la montagne, à la frontière du pays d’Édom. Le prêtre Aaron monta à Hor, la montagne, sur l’ordre de Yahvéh, et il y mourut, en l’an quarante de la sortie des fils d’Israël du pays d’Égypte, au cinquième mois, le premier du mois (Nombres 33, 37-38).
L’arrivée d’Esdras à Jérusalem coïncide donc avec la date de la mort d’Aaron dont il est l’ultime descendant, l’héritier légitime, comme l’a indiqué explicitement sa généalogie (§ 61). D’ailleurs, la Torah n’avait-elle pas prophétisé que l’honneur de faire entrer le peuple dans la Terre promise ne reviendrait ni à Moïse, ni à Aaron ? Yahvéh dit à Moïse et Aaron : « Parce que vous n’avez pas cru en moi pour me déclarer saint aux yeux des fils d’Israël, à cause de cela vous ne ferez pas entrer cette assemblée dans le pays que je leur donne ! » (Nombres 20, 12).
La Torah n’avait-elle pas aussi prophétisé qu’Aaron serait dépouillé de ses vêtements de grand prêtre au profit de son fils Éléazar ? Toute la communauté d’Israël partit de Qadès et ils arrivèrent à Hor, la montagne. Yahvéh parla à Moïse et Aaron, à Hor, la montagne sur la frontière du pays d’Édom, en disant : « Aaron va être réuni à ses aïeux, car il n’entrera pas au pays que je donne aux fils d’Israël. Prends Aaron et son fils, Éléazar, fais-les monter à Hor, la montagne. Dépouille Aaron de ses habits et tu en revêtiras Éléazar, son fils. C’est là qu’Aaron sera réuni et mourra » (Nombres 20, 22-26).
De proche en proche Esdras s’identifie à ses modèles bibliques à tel point qu’on est conduit à comprendre qu’Esdras (‘ezra’ = Aide) n’est qu’un avatar d’Éléazar (’èl‘azar = Dieu-a-aidé). À la lumière de son modèle, Esdras
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CHAPITRE 6
devient alors le personnage providentiel choisi par Dieu pour prendre la relève d’un sacerdoce défaillant symbolisé par Aaron. Par actualisation de ce modèle, Esdras prend alors la relève de la lignée sacerdotale défaillante de Josué fils de Yehoçadaq. Tel est effectivement le rôle que se fixera le mouvement pharisien, face au mouvement sacerdotal sadducéen. § 64 L a
se p t i è m e a n n é e d ’A rta x e r x è s
Peut-on alors se contenter de donner à la date de la sortie de Babylone, « la septième année d’Artaxerxès », son sens apparent ? On doit pour le moins admettre, puisque les autres données chiffrées du texte renvoient à des modèles bibliques, que cette dernière date – sur laquelle on fonde la promulgation de la Torah à la période perse – doit aussi être soumise à l’épreuve de l’analogie. On notera d’abord que la date est répétée à deux reprises dans des constructions dont la syntaxe est pour le moins insolite. La première est construite avec le nombre cardinal : Ils (Les exilés) montèrent vers Jérusalem dans l ’année du sept (bichenat chéva’) en vue d’Artaxerxès le roi (Esdras 7, 7).
La seconde au contraire est construite avec le nombre ordinal : Celle-ci (est) l ’année de la septième (hi’ chenat hachevi‘ it) en vue du roi (Esdras 7, 8).
Par le biais du choix de ces graphies insolites, ces deux dates renvoient chacune à un épisode différent de l’histoire biblique. La première fait écho à un texte du livre des Rois : Dans l ’année du sept (bichenat chéva‘) en vue de Jéhu, Joas devint roi (2 Rois 12, 2).
Par ce renvoi obligé nous sommes invités à voir dans l’histoire de la Judée de la période royale une préfiguration de ce qu’elle sera au moment de la venue d’Esdras (2 Rois 12). Le seul haut fait qui marqua le règne de Joas fut la « réparation des dégâts du Temple » (2 Rois 12, 1-17). Dans cet épisode deux personnages sont d’abord mis en scène : le roi Joas et le grand prêtre (hakohén hagadol) Yehoyada. Puis apparaît un personnage mystérieux portant le titre de « scribe du roi ». Le modèle biblique de la période royale peut alors être appliqué à l’histoire du second Temple de la façon suivante. L’épisode se passe la septième année de Jéhou roi d’Israël (2 Rois 12, 2) qui devient alors une préfiguration d’Artaxerxès. Le roi Joas quant à lui préfigure alors Zorobabel fils de Shealtiël, personnage de lignée royale, et le grand prêtre Yehoyada préfigure Josué fils de Yehoçadaq qui, lui aussi, porte le titre de grand prêtre (hakohén hagadol).
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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Voici un résumé de l’histoire transposée de Joas. Dans un premier temps Joas-Zorobabel charge les prêtres de procéder eux-mêmes à la restauration du Temple, mais, bien qu’ils aient reçu l’argent destiné à celle-ci, ils se montrent incapables de la mener à bien. Alors le roi leur ordonne de cesser cette restauration et Yehoyada-Josué, le grand prêtre, prescrit aux gardiens du seuil de mettre l’argent destiné à la restauration dans une arche placée dans le Temple. La situation reste bloquée jusqu’à ce que se produise un événement nouveau raconté en ces termes : Il arriva, lorsque (les gardiens du seuil) virent que l’argent était nombreux dans l’arche, (que) monta le scribe du roi et le grand prêtre (waya‘al sofér hamèlèk wehakohén hagadol) et ils ramassèrent et comptèrent l’argent qui se trouvait dans la Maison de Yahvéh (2 Rois 12, 11).
À qui d’autre qu’Esdras, « le scribe » (hasofér : Esdras 7, 11), pourrait alors s’identifier « le scribe du roi » ? C’est grâce à l’intervention du scribe Esdras que la restauration du Temple peut alors reprendre (2 Rois, 12, 12-16) 8. § 65 L a
se p t i è m e a n n é e du roi
Alors que l’emploi du nombre cardinal – « Dans l’année du sept (bichenat chéva’) en vue d’Artaxerxès » – renvoyait à l’histoire du roi Joas de Juda, la construction avec le nombre ordinal (chenat hachevi‘ it) ne renvoie pas à un roi particulier, mais « au Roi » : Celle-ci (est) l ’année de la septième (hi’ chenat hachevi‘ it) en vue du Roi (Esdras 7, 8).
Cette mention de la septième année avec le nombre ordinal renvoie par analogie verbale à un thème biblique et un seul, celui de « l’année sabbatique ». Deux passages de la Torah traitent du sujet (Lévitique 25, 4-20 et Deutéronome 15, 12-13). Pour des raisons de commodité on commencera par lire le second texte : Si ton frère hébreu, homme ou femme, se vend à toi, il te servira six ans et, à la septième année (bachanah hachevi‘ it) tu le renverras de chez toi en 8. « Monta le scribe du roi et le grand prêtre (waya‘al sofér hammèlèk wehakohén hagadol) ». Dans la première édition des Arpenteurs, j’avais attribué les deux fonctions à Esdras comme le verbe au singulier semblait le permettre. Je me fondais sur le fait qu’Esdras portait le double titre de « prêtre, scribe de la loi du Dieu des cieux » (Esdras 7, 12). C’était oublier qu’Esdras est « prêtre (en) chef » (hakohen haro’ch) et que le titre de « grand prêtre » (hakohén hagadol) est réservé à Josué fils de Yehoçadaq par les prophètes Zacharie et Malachie. Il faut alors comprendre qu’Esdras et Josué monte(nt) ensemble vers le Temple, mais participent de façon indépendante à sa restauration.
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CHAPITRE 6
liberté. Quand tu le renverras en liberté, tu ne le renverras pas les mains vides (Deutéronome 15, 12-13).
Il suffit de lire l’édit qu’Artaxerxès remet à Esdras pour comprendre que les mesures prises par le roi perse ne font qu’accomplir fidèlement cette prescription du Deutéronome : J’ai donné l’ordre de laisser partir avec toi tous ceux du peuple d’Israël et de ses prêtres et Lévites qui sont dans mon royaume et qui désirent aller à Jérusalem, puisque tu es envoyé de la part du roi et de ses sept conseillers pour faire une enquête au sujet de Juda et de Jérusalem, conformément à la loi de ton Dieu qui est dans ta main, et pour porter l ’argent et l ’or que le roi et ses conseillers veulent bien donner au Dieu d’Israël dont la demeure est à Jérusalem (Esdras 7, 13-15).
Artaxerxès accomplit la prescription du Deutéronome sur trois points : il renvoie le peuple libre, la septième année. Il le renvoie avec de l’or et de l’argent, et donc pas les mains vides. On notera de plus que dans la suite du texte du Deutéronome le départ doit être volontaire et que l’esclave peut choisir de rester avec son maître (Deutéronome 15, 16-17). De la même façon Artaxerxès n’oblige pas tous les Judéens à partir, mais seulement « ceux qui désirent (kol mitnadav) » aller à Jérusalem (Esdras 7, 13). Tout se passe comme si l’auteur du livre d’Esdras n’avait choisi la « septième année » que pour renvoyer au modèle biblique de cette « année sabbatique » qui marquera le retour du peuple exilé au lieu d’où il a été pris. Le deuxième texte biblique relatif à « la septième année » se trouve dans le livre du Lévitique (25, 2-20) : Parle aux fils d’Israël et tu leur diras : « Quand vous entrerez au pays que je vous donne, la terre sabbatisera un sabbat pour Yahvéh : six années durant tu ensemenceras ton champ et six années durant tu tailleras ta vigne, tu en récolteras le produit ; mais à la septième année (bachanah hachevi‘ it), ce sera pour la terre un sabbat sabbatique, un sabbat pour Yahvéh (Lévitique 25, 2-4).
Alors que la première référence mettait le « sabbat sabbatique » en rapport avec la « sortie » de Babel autorisée par le roi Artaxerxès, la seconde renvoie à l’« entrée » dans la Terre promise. Alors « la terre sabbatisera un sabbat pour Yahvéh ». § 66 L e
sa bbat sa bbat iqu e
L’arrivée d’Esdras à Jérusalem est donc une nouvelle entrée dans la Terre promise, une nouvelle institution du « Sabbat sabbatique ». Mais qu’est ce sabbat sabbatique ? Il suffira ici de citer l’un des six textes de la Torah 9 où l’expression apparaît : 9. Exode 31, 15 ; 35, 2 ; Lévitique 16, 31 ; 23, 3, 32 et 25, 4.
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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Au septième mois, au dix du mois, vous vous humilierez et vous ne ferez aucun travail, tant l’indigène que l’hôte qui séjourne au milieu de vous. Car en ce jour, on fera propitiation sur vous pour vous purifier : de tous vos péchés vous serez purs devant Yahvéh. C’est pour vous un Sabbat sabbatique et vous vous humilierez. Rite éternel. Et le prêtre qu’on aura oint et qu’on aura investi pour exercer la prêtrise à la place de son père fera la propitiation : il revêtira les habits de lin, habits de sainteté ; il fera propitiation pour le Sanctuaire de Sainteté et il fera propitiation pour la Tente du rendez-vous et pour l’Autel ; il fera aussi propitiation pour les prêtres et pour tout le peuple de l’assemblée (Lévitique 16, 29-33).
En arrivant la septième année, l’année du Sabbat sabbatique, Esdras accomplit les Écritures. Il s’identifie au « prêtre » annoncé par la Torah, à celui qui « fera la propitiation » (kipér), à celui qui présidera la liturgie du jour des pardons, le jour de Kipour (kipour). Si la première mention de la septième année visait explicitement un roi humain, Artaxerxès (§ 64), la seconde en revanche, dont il est seulement dit qu’elle est « en vue du Roi », ne peut viser un roi humain. En nous renvoyant par l’analogie au thème du Sabbat sabbatique, et à la fête de Kippour au cours de laquelle le nom de Yahvéh était prononcé, on veut nous dire que ce Roi, n’est autre que Yahvéh lui-même. Les remarques qui précèdent montrent de façon convaincante, me semble-t-il, que l’ensemble des indications chronologiques du chapitre sept d’Esdras sont autant de renvois codés à l’Écriture. On se trouve devant un texte « à double hauteur » qui peut donner l’illusion de la vérité historique au sens où nous l’entendons, mais qui, en fait, vise à légitimer une autre histoire qui, au fil des textes, se révèle être celle du fondateur éponyme du mouvement pharisien dont la légitimité serait garantie par ses modèles scripturaires. § 67 L a
prom u lg at ion de l a
Tor a h
L’étude du récit de la promulgation de la Torah par Esdras (Néhémie 8) nous oriente vers la même conclusion. Il suffira pour s’en convaincre d’évoquer quelques-uns des modèles bibliques qui s’y rencontrent et d’abord celui du Sabbat sabbatique. Comme on vient de le lire (Lévitique 16, 29), le « Sabbat sabbatique » qui sert de cadre à la venue d’Esdras tombe « au septième mois, le dix du mois ». Telle est aussi le mois que choisit Esdras pour promulguer la Torah. La convocation de l’assemblée a lieu « le premier jour du septième mois » (Néhémie 8, 2). La lecture de la Torah se fait ce premier jour, et se continue le second (Néhémie 8, 13). C’est pendant cette deuxième lecture que le peuple redécouvre que « les enfants d’Israël doivent vivre dans des huttes pendant la fête du septième
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CHAPITRE 6
mois » (Néhémie 8, 14). On célèbre alors la fête « pendant sept jours » (Néhémie 8, 18), ce qui nous conduit au neuvième jour du septième mois, et « le huitième jour (de la fête) – c’est-à-dire le dixième jour du septième mois – il y a, selon la règle, une assemblée solennelle » (Néhémie 8, 18). La liturgie de promulgation de la Torah s’achève donc le dixième jour du septième mois, le jour de Kippour, conformément à la date du Sabbat sabbatique annoncée en Lévitique. Le scénario même de cette promulgation nous renvoie, par bien des détails, au modèle pharisien. Il suffira ici d’en relever quelques uns : Et tout le peuple se réunit comme un seul homme sur la place qui est en face de la porte des Eaux (Néhémie 8, 1).
Le lieu de rassemblement n’est pas choisi au hasard ! Le peuple ne se réunit pas dans le Temple, mais sur une place située face à la porte des Eaux. Jusqu’à la venue d’Esdras l’enseignement de la Torah était réservé à une élite calfeutrée dans l’enceinte du Temple, désormais il s’adresse à l’ensemble du peuple. Et ils dirent à Esdras, le scribe, d’apporter le livre de la loi de Moïse que Yahvéh avait prescrite à Israël. Et Esdras, le prêtre, apporta la loi en face de l’assemblée (Néhémie 8, 1-2).
Où était retenue cette Torah et par qui ? Le texte l’indique à mots couverts. Celui qui va de la place des Eaux vers le lieu où la Torah est gardée, est Esdras-le-scribe. Celui qui revient de ce lieu est Esdras-le-prêtre. La Torah qui, jusque là, était confisquée par les prêtres dans le Temple est manifestée à tous par Esdras-le-prêtre. Le récit de la mort d’Aaron prévoyait que le fondateur du sacerdoce serait dépouillé de ses habits au profit d’Éléazar, son fils (§ 63). Esdras accomplit les Écritures. Il entre dans le Temple habillé en scribe et en ressort, nouvel Éléazar, habillé en prêtre. Et Esdras, le prêtre, apporta la loi en vue des faces de l’assemblée, de l’homme à la femme et à tout (homme) qui a intelligence pour écouter, dans le jour Un du septième mois (Néhémie 8, 2).
Ces faces de l’assemblée sont au nombre de trois, l’homme, la femme et celui qui « a intelligence pour écouter (mévin lichmoa’) ». La spécificité de cette troisième catégorie ne peut être précisée que par application de la règle d’analogie. Le modèle auquel renvoie l’auteur est en effet celui du roi Salomon qui, après avoir épousé la fille du Pharaon, ne sut plus distinguer le bien du mal et associa dans un même culte Yahvéh et les idoles : Et Salomon aimait Yahvéh, marchant selon les préceptes de David, son père ; mais il sacrifiait et offrait de l’encens sur les hauts lieux (1 Rois 3, 3).
Alors Yahvéh lui apparut en songe lui demandant quel don il désirait recevoir :
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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Donne donc à ton serviteur un cœur qui comprenne, pour juger ton peuple, en discernant entre le bien et le mal … Dieu lui dit : « … puisque tu as demandé pour toi de discerner pour écouter (mévîn lichmoa’) la jurisprudence, voici que j’agis suivant ta parole, voici que je te donne un cœur sage et intelligent » (1 Rois 3, 9-12).
Ceux à qui s’adresse la Torah d’Esdras ne sont donc pas seulement les Judéens fidèles, hommes et femmes, mais aussi ceux qui, après s’être laissé séduire par l’épouse étrangère et ses idoles (l’hellénisme), désirent revenir à l’orthodoxie. En fait Esdras ne fait ici qu’appliquer le programme pharisien qui entend faire sortir la Torah du Temple et l’enseigner à tous les Judéens, sans distinction de sexe, aussi bien à ceux de Judée qu’à ceux de la Diaspora. (Esdras, le prêtre), lut dans (le livre) face à la place. Et les oreilles de tout le peuple sont vers le livre de la Torah. (Puis) Esdras, le scribe, se tint debout sur la tour de bois qu’ils avaient fait en vue de la parole. Et Esdras, le scribe, ouvrit le livre en vue des yeux de tout le peuple et conformément à son ouverture s’est tenu debout tout le peuple (Néhémie 8, 3-5).
Esdras cumule deux fonctions. Prêtre, il lit la Torah ; il est spécialiste de l’Écriture. Scribe, c’est-à-dire spécialiste de l’enseignement oral, il ouvre le livre. Le verbe ouvrir (patah) est un code déjà rencontré. Lorsqu’Aqiba se rendit à l’École de Yavnéh pour y étudier, il dit aux maîtres de l’enseignement oral : « Ouvrez-moi le goût de la Michnah » (§ 27). Ces clés de lecture permettent de comprendre que la Torah enseignée par Esdras est double, à la fois écrite et orale, comme celle des Pharisiens, et que lorsque le peuple « se tient debout conformément à l’ouverture donnée par Esdras » il adhère en fait à la doctrine orale du parti pharisien. Il ne s’agissait ici que d’indiquer quelques pistes d’une lecture littérale qui devrait être étendue à l’ensemble du livre d’Esdras-Néhémie. Elle promet en effet de nous éclairer autant sur la composition du livre d’Esdras-Néhémie lui-même que sur ce que furent effectivement les origines du mouvement pharisien. Qu’il suffise dans l’immédiat de noter que la lecture littérale du livre d’Esdras-Néhémie confirme l’hypothèse formulée après l’examen des témoignages anciens sur Esdras. Tout concourt à en faire le fondateur mythique du mouvement pharisien. L’émergence de ce mouvement ne datant que de la fin du deuxième siècle avant notre ère au plus tôt, il faut en tirer les conséquences et admettre que le témoignage du livre d’Esdras ne peut raisonnablement servir de preuve en faveur d’une promulgation de la Torah à la période perse, une promulgation qui n’était datée – rappelons-le – qu’en accordant crédit à la mention de « la septième année d’Artaxerxès ». Le choix des dates peut en fait s’expliquer par le seul souci de l’auteur de montrer que le parti pharisien a été choisi pour accomplir les Écritures et introduire le peuple judéen dans une ère nouvelle.
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CHAPITRE 6
La chronologie d’Esdras et son modèle biblique 1. Le voyage d’Esdras (Esdras 7) (Esdras 7, 1-5) : Pendant la royauté d ’Artaxerxès, roi de Perse
La mission d’Esdras est datée de « la septième année du règne d’Artaxerxès » (Esdras 7, 7) sans autre précision. Comme deux rois portèrent ce nom, on a le choix entre deux dates (458 ou 398 avant notre ère).
Esdras fils de Sérayah, … fils d ’Éléazar, fils d ’A aron est le prêtre (en) chef (hakohen harosch). (§ 61)
Cette généalogie qui fait d’Esdras l’héritier du sacerdoce aaronide doit être lue en contrepoint de celle du livre des Chroniques qui revendique cet héritage pour Josué fils de Yehoçadaq. (§ 61)
(Esdras 7, 6) : Cet Esdras est monté de Babel
Derrière la Babylone historique, se cache l’ancienne Babel qui fut à l’origine de la confusion des langues (Genèse 11, 1-9). En sortant de Babel, Esdras met fin à cette confusion. (§ 60)
Et il (est) un scribe rapide (sofér mahir) dans la Loi de Moïse … (§ 60)
Contrairement aux apparences, Esdras, le scribe rapide à qui la langue sert de calame (Psaume 45, 2), est un spécialiste de l’enseignement de la Torah orale. Il est celui qui « lit et explique la Loi » (Néhémie 8, 8).
(Esdras 7, 6-7) : Il monta dans l ’année du sept (bichenat chéva‘) en vue d ’Artaxerxès le roi. (§ 64)
La construction insolite « l ’année du sept » renvoie par analogie verbale à la tentative de restauration du premier Temple faite par le Roi Joas, une restauration qui préfigure celle du second Temple. Dans l’année du sept (bichenat chéva’) de Jéhu (= Artaxerxès), Joas (= Zorobabel) devint roi. Il ordonna au grand prêtre Yehoyada (= Josué fils de Yehoçadaq) « de réparer les dégâts subis par le Temple » mais ce dernier n’y parvint pas. Il reçut alors l’ordre de cesser les travaux et de collecter de l’argent en vue d’une réparation future qui commença lors de la venue du « scribe du roi » (= Esdras) (2 Rois 12, 1-19).
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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(Esdras 7, 8) : « Et il vint à Jérusalem dans le mois le cinquième ». (§ 62)
Cette date sera répétée par la suite mais en précisant qu’Esdras arriva « le jour un du cinquième mois » (Esdras 7, 9). Pour éviter que cette première mention du 5e mois ne soit superflue, il faut l’interpréter par référence à la première mention du mot « cinquième », celle du cinquième jour de la création : « Et le matin du jour du cinquième exista … », un jour qui, en lecture littérale, est celui de la réalisation parfaite de la création. La venue d’Esdras à Jérusalem annonce donc une « nouvelle création ».
(Esdras 7, 13-15) : « (Moi Artaxerxès) j’ai donné l ’ordre de laisser partir avec toi (Esdras) tous ceux du peuple d ’Israël et de ses prêtres et Lévites … qui désirent aller à Jérusalem, puisque tu es envoyé de la part du roi … pour porter l ’argent et l ’or que le roi et ses conseillers veulent bien donner au Dieu d ’Israël dont la demeure est à Jérusalem.
La deuxième mention du « cinquième mois » (Deutéronome 15, 12-13) précise le sort qui sera réservé aux esclaves hébreux lors de l’année sabbatique : ils devront être libérés, ne devront pas partir les mains vides et leur libération devra être volontaire (Deutéronome 15, 16-17).
(Esdras 7, 9) « Car dans le (jour) un du premier mois
Le « un du premier mois » renvoie à la construction de la Demeure du désert (modèle du Temple) par Moïse (Exode 40, 17-18). Esdras part donc de Babylone au moment où Zorobabel et Josué entreprennent la reconstruction du Temple.
lui (Esdras est) la base (yswd)
La première occurrence de la graphie yswd (Exode 29, 12) renvoie au récit d’institution du clergé aaronide (Exode 29, 1-14) Esdras est donc bien l’héritier légitime du sacerdoce aaronide.
de la montée hors de Babel ». (§ 62)
C’est lui qui fera sortir le peuple de la confusion qui régnait à Babel.
Et dans le (jour) un du cinquième mois, il est venu vers Jérusalem.
« le (jour) un du cinquième mois » est le jour où Aaron mourut sur ordre de Yahvéh (Nombres 33, 37-38). Yahvéh dit à Moïse : … « Prends Aaron et son fils, Éléazar, fais-les monter à Hor, la montagne. Dépouille Aaron de ses habits et
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CHAPITRE 6
tu en revêtiras Éléazar, son fils. C’est là qu’A aron sera réuni et mourra » (Nombres 20, 22-26). Esdras (= aide) entre en scène le jour même de la mort d’Aaron. Esdras est donc le nouvel Éléazar (= Dieu a aidé) appelé à revêtir les habits sacerdotaux de Josué fils de Yehoçadaq. 2. La promulgation de la Torah (Néhémie 1, 1-18)
(Néhémie 8, 1-2) Le peuple dit à Esdras, le scribe , d ’apporter le livre de la Loi de Moïse. Esdras, le prêtre , apporta la Loi…
Esdras « le scribe » devient effectivement « prêtre » du Temple de Jérusalem et fait sortir du Temple une loi jusqu’ici réservée aux prêtres afin de l’enseigner à tout le peuple judéen.
le premier jour du septième mois.
Cette date est celle du Sabbat sabbatique (Lévitique 23, 24) de la septième année, année qui est celle de la venue d’Esdras.
Les dix jours qui préparent le peuple à la célébration du Jour des Pardons (yôm kipour)
Esdras lut dans ce livre depuis l ’aube jusqu’au milieu du jour.
Le premier jour.
(Néhémie 8, 13). Le deuxième jour … ils se rassemblèrent auprès d ’Esdras, le scribe, pour être attentifs aux paroles de la Loi.
Le deuxième jour.
(Néhémie 8, 18). Institution de la fête des Huttes : « On fit la fête pendant sept jours
Du troisième au neuvième jour.
Et le huitième jour (de la fête des huttes) il y eut, selon la règle, une assemblée.
Le dixième jour du septième mois. Au dixième de ce septième mois, qui est le jour des Pardons (yôm kippour), il y aura pour vous une convocation sainte (Lévitique 23, 27).
*****
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
§ 68 L a L et t r e d ’A r ist é e
et l a t r a duct ion de l a
Tor a h
131
e n gr ec 10
Le deuxième témoignage auquel on fait appel pour attester de l’existence de la Torah dès la période perse est la Lettre d’Aristée à Philocrate 11. D’après ce document une traduction grecque de la Torah aurait été faite sous le règne de Ptolémée II Philadelphe, vers 280 avant notre ère. Alors que le livre d’Esdras renvoyait continuellement à des modèles scripturaires au moyen de mots-clés, pour légitimer l’entreprise pharisienne, celui de la Lettre d’Aristée use d’un procédé différent. Il interprète l’histoire de la traduction en fonction d’un scénario emprunté à la traduction grecque du livre du Deutéronome : Quand tu seras entré dans la terre que le Seigneur, ton Dieu, te donne en héritage, que tu en hériteras et que tu y habiteras : alors tu diras : « j’établirai sur moi un chef (archôn) comme les autres nations qui sont autour de moi ! » Pour l’établir, tu établiras sur toi un chef qu’aura choisi le Seigneur, ton Dieu ; de parmi tes frères tu établiras un chef sur toi : tu ne pourras établir sur toi un homme hostile (allotrios) parce qu’il n’est pas ton frère. C’est pourquoi il ne multipliera pas le cheval pour lui et ne fera pas revenir le peuple en Égypte de façon à multiplier le cheval. Le Seigneur a en effet dit : « Vous ne recommencerez plus à revenir par ce chemin ! » Et il ne multipliera pas pour lui les épouses et ne fera pas dévier son cœur. Et l’or et l’argent il ne multipliera pas pour lui excessivement. Et il arrivera que, lorsque (ce chef) siégera sur son commandement, il écrira pour lui-même cette deuxième loi sur un livre qui provient des prêtres, les lévites. Et (la loi) sera avec lui. Et il lira en elle tous les jours de sa vie afin d’apprendre à craindre le Seigneur son Dieu, à garder toutes ses instructions et à pratiquer ses jugements, afin de ne pas élever son cœur au dessus de ses frères et de ne pas transgresser les instructions, à droite ou à gauche, afin de prolonger ses jours sur son commandement, lui et ses fils, parmi les fils d’Israël (Septante, Deutéronome 17, 14-20) 12 .
10. On trouvera l’état de la question sur la Bible grecque dans le livre collectif La Bible grecque des Septante, M. Harl – G. Dorival – O. Munnich, Paris, 1988. Une traduction du texte grec est actuellement en cours chez le même éditeur : La Bible d ’Alexandrie, Paris (20 volumes parus). L’ébauche d’interprétation de la Lettre d ’Aristée à Philocrate présentée ici a été reprise de façon beaucoup plus argumentée dans B. Barc , Siméon le Juste, § 41-49. 11. Cf. A. Pelletier , Lettre d ’Aristée à Philocrate, Sources chrétiennes 89, Paris, 1962. La date de composition de la Lettre d ’Aristée est discutée. Probablement fautil la situer dans la première moitié du deuxième siècle avant notre ère. 12. C. Dogniez – M. H arl , Le Deutéronome (La Bible d’Alexandrie), Paris, 1992.
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CHAPITRE 6
Conformément à un plan divin préétabli, le chef choisi par Dieu pour traduire la Torah se reconnaîtra donc à cinq signes : ‒ Il ne devra pas ramener le peuple en Égypte, ‒ Il ne devra pas multiplier le cheval, ‒ Il ne devra pas multiplier les femmes, ‒ Il ne devra multiplier ni l’or et l’argent, ‒ Il ne devra pas être hostile au peuple.
Pour montrer que le traducteur de la Torah en grec est bien celui qui a été choisi par Dieu, l’auteur de la Lettre d’Aristée construit un scénario qui atteste que ce chef satisfait aux cinq conditions exigées par l’Écriture. Première condition : ne pas ramener le peuple en Ég ypte Sur les conseils de Démétrios de Phalère, bibliothécaire d’Alexandrie, le roi Ptolémée décide de contacter le grand prêtre des Judéens, Éléazar, afin de faire traduire la Torah en grec (Aristée, § 9-11). Avant que le roi ne mette son projet à exécution, l’auteur de la lettre, Aristée, intervient auprès de lui afin d’obtenir la libération des hommes déportés de Judée par le père du roi. L’argument avancé est le suivant : Puisque le code que nous avons l’intention non seulement de transcrire mais aussi de traduire est écrit pour tous les Juifs, comment justifieronsnous notre mission, pendant qu’il s’en trouve un nombre considérable en esclavage dans ton royaume ? (Aristée, § 15).
Comment le roi Ptolémée pourrait-il en effet prétendre être celui que Dieu a choisi s’il ne se conforme pas à la première condition : « ne pas ramener le peuple en Égypte » ? Qu’il traduise le texte dans lequel cette condition est explicitement posée, et chaque judéen, à simple lecture de sa traduction du Deutéronome, comprendra qu’il est un imposteur. Le roi, convaincu, décrète alors la libération de 100 000 Judéens en précisant que le décret s’applique à tous, à ceux qui étaient venus dans le royaume avec l’armée de son père ainsi qu’à ceux qui étaient déjà là ou y furent amenés plus tard (Aristée, § 20). La première condition est remplie. Deuxième condition : ne pas multiplier le cheval Par voie de conséquence, la deuxième condition, celle qui prévoyait que le roi ne devait pas multiplier le cheval, est également remplie. En effet le texte de la Torah disait : « il ne fera pas revenir le peuple en Égypte de façon à multiplier le cheval ». La libération du peuple rend donc de fait
LE LIVRE D’ESDR AS-NÉHÉMIE ET LA LETTRE D’ARISTÉE
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impossible la multiplication du cheval. Dans la Torah, le cheval (sous) est indissociablement lié à l’Égypte et à Pharaon. Une lecture littérale de l’ensemble des textes traitant de ce thème montrerait que ce cheval symbolise la connaissance possédée par les Égyptiens, connaissance qui, à l’époque d’Aristée, s’identifie à celle des Grecs lagides, la science hellénistique. Le roi que choisira Dieu protégera donc le peuple de toute contamination par l’hellénisme. Troisième condition : ne pas multiplier les femmes Ptolémée envoie alors une lettre au grand prêtre Éléazar pour lui annoncer sa décision de traduire la Torah et sollicite à cet effet l’envoi de soixante-douze anciens, six par tribu, versés dans la connaissance de la Loi (Aristée, § 35-40). La réponse que fait le grand prêtre commence ainsi : Éléazar, grand prêtre, au roi Ptolémée son ami sincère, salut. Bonne santé à toi, à la reine Arsinoé, ta sœur, et à vos enfants (Aristée, § 41).
Comme le note le traducteur de la Lettre d’Aristée, la reine Arsinoé était bel et bien la sœur et l’épouse de Ptolémée II et il y a lieu de « s’étonner que le grand prêtre des Juifs ait l’air de fermer les yeux sur cette situation, abominable selon la législation mosaïque » 13. Dans l’immédiat, il suffira de constater naïvement qu’en épousant sa sœur le roi Ptolémée a rempli la condition fixée par la Torah : « il n’a pas multiplié les femmes » ! Quatrième condition : Ne pas multiplier l ’or et l ’argent Il ne multiplie pas non plus excessivement l’or et l’argent pour son propre usage puisqu’il accorde aux prisonniers libérés une indemnité dont le montant global est de plus de quatre cents talents (8 880 kg d’argent environ) (Aristée, § 20) et fait don au Temple de Jérusalem de cinquante talents d’or (1 110 kg environ) et de soixante-dix talents d’argent (1 554 kg environ) (Aristée, § 33). Cette condition aussi est remplie. Cinquième et dernière condition De parmi tes frères tu établiras un chef sur toi : tu ne pourras établir sur toi un homme hostile (allotrios) parce qu’il n’est pas ton frère (Deutéronome 17, 15). 13. Cf. A. Pelletier , op. cit., p. 127, note 4.
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CHAPITRE 6
Le titre d’« ami sincère » que le grand prêtre décerne à Ptolémée dans sa lettre (cf. troisième condition) montre que le roi remplit, au moins partiellement, cette dernière condition : il n’est pas un homme hostile. Mais peut-il pour autant, comme l’exige la Torah, être considéré comme un frère ? Il semble que oui et que la solution soit à chercher dans le surnom même de Ptolémée II. Il est Philadelphe. Assurément ce surnom lui fut donné à cause de son amour pour sa sœur, mais il peut être interprété dans le sens d’« ami de son frère ». Puisque Éléazar appelle Ptolémée « ami sincère » et puisque d’autre part le roi, comme l’indique son surnom, ne peut être que l’ami d’un frère, Éléazar se reconnaît donc avec le roi des liens fraternels. Le roi égyptien et le grand prêtre judéen sont frères. La cinquième et dernière condition est remplie, au moins en apparence. Les conditions préalables étant remplies – même si le scénario semble relever de la comédie – le roi peut alors légitimement entreprendre la traduction de la Torah en se conformant au modèle décrit dans le Deutéronome : Et il arrivera que, lorsque (le chef siégera) sur son commandement, il écrira pour lui-même cette deuxième loi sur un livre qui provient des prêtres, les Lévites (Deutéronome 17, 18).
Le grand prêtre Éléazar annonce dans sa lettre l’envoi de soixantedouze anciens, six par tribu, qui apportent avec eux la Loi afin de la traduire (Aristée, § 42-51). Le livre de la Loi provient donc bien « des prêtres lévites » de Jérusalem, comme l’annonçait la prophétie du Deutéronome. À leur arrivée à Alexandrie, les soixante-douze sont reçus par Ptolémée (Aristée, § 172-186) et exécutent la traduction de la Torah en soixantedouze jours (§ 301-307). Après quoi Démétrios de Phalère en fait lecture à toute l’assemblée des Judéens (§ 308-311). Enfin, lecture en est faite au roi qui en conçoit une « admiration sans bornes pour le législateur » (§ 312), « se prosterne devant les livres et donne ordre d’en prendre grand soin et de les conserver religieusement ». Ptolémée devient donc un fidèle de la Torah et la conserve religieusement conformément à la prescription du Deutéronome : Et (la Torah) sera avec lui. Et il lira en elle tous les jours de sa vie afin d’apprendre à craindre le Seigneur son Dieu, à garder toutes ses instructions et à pratiquer ses jugements, afin de ne pas élever son cœur au-dessus de ses frères et de ne pas transgresser les instructions, à droite ou à gauche, afin de prolonger ses jours sur son commandement, lui et ses fils, parmi les fils d’Israël (Deutéronome 17, 19).
Comment Ptolémée ne se convertirait-il pas, lui qui peut lire dans la Torah qui vient d’être traduite l’annonce prophétique de ce qu’il a fait « tous les jours de sa vie » passée et qui peut constater qu’il a accompli, sans le savoir, les prophéties !
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Si le récit d’Aristée suit pas à pas le modèle biblique, il semble, en revanche, prendre de grandes libertés avec l’histoire hellénistique. Il est en effet peu probable que le bibliothécaire d’Alexandrie, Démétrios de Phalère, ait pu proposer à Ptolémée Philadelphe d’entreprendre la traduction de la Torah puisqu’il tomba en disgrâce à l’avènement de ce roi et fut banni par lui puis mis à mort. La présence de la reine Arsinoé aux côtés de Ptolémée au moment de l’arrivée des traducteurs est par ailleurs incompatible avec la date supposée de la réception de ceux-ci : Je compte – dit le roi – pour une grande date ce jour de votre arrivée ici et l’anniversaire en sera célébré toute ma vie durant. Il se trouve coïncider, en effet, avec celui de notre victoire navale sur Antigone (Aristée § 180).
Cette victoire sur Antigone, mal attestée par ailleurs, n’a pu être remportée, si elle le fut, qu’en 245 avant notre ère, vingt-quatre ans après la mort de cette reine Arsinoé (269) qui accompagne pourtant le roi sur le débarcadère. Reste le personnage du grand prêtre Éléazar. Mais ce dernier n’a pas plus de consistance historique que les autres. Flavius Josèphe le cite effectivement mais ne le connaît que par la Lettre d’Aristée. Il n’apparaît par ailleurs dans aucune généalogie sacerdotale. Comme le nom d’Esdras dans le livre d’Esdras-Néhémie, le nom d’Éléazar semble n’être ici que la reprise de celui d’Éléazar, fils d’Aaron. D’ailleurs une lecture plus attentive de la Lettre d’Aristée montrerait que la conception religieuse qu’elle décrit présente des similitudes saisissantes avec la conception du livre d’Esdras, à tel point qu’on doit se demander si le mouvement pharisien ne s’est pas inspiré du modèle religieux de la communauté judéenne d’Égypte. Au terme de l’enquête sur l’historicité des personnages et des événements de la Lettre d’Aristée, la seule évidence qui, me semble-t-il, demeure est que le scénario de traduction de la Torah a été emprunté au texte du Deutéronome et que les personnages de l’histoire grecque mis en scène l’ont été dans un cadre fictif. Le choix des noms pourrait d’ailleurs aisément s’expliquer par la symbolique dont ils sont chargés. La salutation à la sœur-épouse du roi Ptolémée, impensable dans la bouche d’un grand prêtre, devient naturelle si l’on donne au nom d’Arsinoé la valeur étymologique qu’il a en hébreu « Mon pays est en repos ! » (’arçi nuah). L’épouse du roi deviendrait alors une représentation de la terre d’Égypte à qui la traduction de la Torah va apporter le repos. Dans une telle perspective d’interprétation, l’allusion à la victoire contre Antigone ne peut que coïncider avec l’arrivée de la Torah à Alexandrie. On verra en effet qu’Antigone « l’antagoniste » sert à personnifier le péril que fait courir l’hellénisme aux fidèles Judéens (§ 97). La venue de la Torah à Alexandrie est donc bien le signe de la victoire contre la personnification de l’hellénisme qu’est Antigone. Le jeu de scène du grand prêtre Éléazar faisant sortir la Torah du Temple et la faisant porter à Alexandrie afin qu’elle y soit tra-
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CHAPITRE 6
duite et lue sur la place publique par un scribe, en présence de l’ensemble du peuple judéen, présente enfin des analogies évidentes avec le jeu de scène d’Esdras, nouvel Éléazar, faisant sortir la Torah du Temple pour la rendre accessible au peuple. Reste alors à savoir si le personnage central de Ptolémée, sur lequel se fonde la date de la traduction de la Septante (en 280 avant notre ère), échappe à cette interprétation symbolique des noms. On notera que dans la traduction grecque du Deutéronome, à la différence du texte hébreu, il n’est pas question d’un roi (basileus) traducteur, mais d’un chef (archôn). Le choix du terme ne doit rien au hasard. En effet, lorsque le mot « roi » (mèlèkh) se rencontre dans le texte hébreu, et particulièrement dans l’expression « roi d’Égypte », la traduction grecque des Septante l’a toujours rendu par le mot basileus. Le seul passage de l’Écriture qui échappe à la règle, et dans lequel le mot mèlèkh ne soit pas traduit par basileus mais par archôn, est précisément celui qui prophétise la traduction de la Torah. Pour l’auteur du texte grec, le traducteur annoncé n’est donc pas le roi d’Égypte, mais un chef choisi parmi ses frères judéens. Il se pourrait donc que le nom de Ptolémée, comme les autres noms, ne soit ici qu’une pure convention destinée à égarer le lecteur non initié. En tout état de cause, sa seule présence ne peut suffire à garantir l’historicité du rôle joué par le pouvoir lagide dans la traduction de la Torah. * * * La valeur historique des textes d’Esdras sur lesquels se fondait l’hypothèse d’une promulgation de la Torah à la période perse ne pouvant être démontrée, pas plus que la confirmation indirecte apportée par la Lettre d’Aristée, le plus ancien témoignage irréfutable dont nous disposions pour dater la promulgation de cette Torah est celui de Jésus ben Sira. Son traité de sagesse, écrit vers 190 avant notre ère, atteste en effet sans aucune équivoque qu’à son époque la Torah était devenue la pièce maîtresse de la religion judéenne (§ 57). Le prologue qui précède la traduction grecque du traité par son petit fils, vers 137 avant notre ère, atteste par ailleurs qu’à cette date la Torah était déjà traduite en grec et qu’existait un corpus biblique grec composé de la Torah, des Prophètes et d’autres Écrits. Nous sommes donc assurés qu’à partir de 190 avant notre ère la Torah était bien le texte sacré de la religion judéenne, mais depuis combien de temps ?
Chapitre 7
Siméon le Juste ,
fondateur de la double hauteur La Judée fut annexée par Alexandre (en 330 avant notre ère) et resta sous domination grecque, d’abord celle des rois lagides d’Alexandrie, puis celle des rois séleucides d’Antioche, jusqu’aux guerres maccabéennes (en 167) et à la restauration de la monarchie judéenne par les rois-prêtres asmonéens (en 142). De l’histoire religieuse de la période lagide nous ne savons pour ainsi dire rien jusqu’au pontificat de Siméon le Juste (de 220 à 195). Avant ces dates, le seul fait rapporté par Flavius Josèphe est qu’à l’époque de l’annexion de la Judée par Alexandre (en -330), Manassé, frère du grand prêtre du Temple de Jérusalem Yadoua, aurait fondé un temple schismatique en Samarie, sur le mont Garizim. Si cette date était retenue, il faudrait en déduire que la Torah a effectivement été écrite à la période perse car le texte de la Torah des « Samaritains » est, à quelques détails près, identique à celui de nos Bibles actuelles. § 69 O n i a de s *
et
Tobi a de s
Le premier document qui permet d’entrer de plain-pied dans l’histoire judéenne des périodes lagide et séleucide met en scène deux familles sacerdotales, les Oniades et les Tobiades. Bien qu’incomplète et d’interprétation difficile, cette version de l’histoire de ces deux familles permet d’entrevoir le contexte politique et social de cette période clé. Voici en résumé comment Peter Schäfer comprend cette histoire à la lumière du document de Flavius Josèphe 1. Depuis les débuts de l’occupation grecque la charge de grand prêtre du Temple de Jérusalem fut remplie de façon héréditaire par la lignée des prêtres oniades. Une famille parente des Oniades, les Tobiades, joua également un rôle important dans la vie judéenne en occupant le poste de représentant du peuple auprès du pouvoir lagide. Les rapports entre Oniades et Tobiades furent conflictuels. Convoitée à la fois par Lagides et Séleucides, la Judée se trouvait prise en étau entre les deux empires grecs. Cette situation provoqua une tension interne entre ceux qui, lassés de l’occupation des Ptolémées, souhaitaient une inter1. P. Schäfer , Histoire des Juifs dans l ’Antiquité, Paris, 1989, p. 27.
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CHAPITRE 7
vention des Séleucides, et ceux qui, profitant de l’occupation lagide, voulaient rester sous contrôle ptoléméen. Le grand prêtre Onias II, qui exerça le pontificat à partir de 250 environ, semble déjà avoir été partisan du rattachement de la Judée au royaume séleucide. Joseph, fils de Tobie et neveu d’Onias II, était en revanche proptoléméen et se fit le porte-parole de l’opposition au grand prêtre, lui enjoignant de renoncer à sa politique antiptoléméenne et de se réconcilier avec le roi d’Égypte. Onias II dut se soumettre et se démettre de la conduite politique du peuple. Il resta certes grand prêtre, mais ne put empêcher que la charge de la prostasia, c’est-àdire la représentation du peuple auprès du roi d’Alexandrie, ne passe entre les mains de Joseph, le Tobiade. Lors d’un voyage à Alexandrie, financé par ses amis de Samarie, Joseph obtint le titre de fermier général pour toute la province de Syrie et Phénicie. La fin de la domination lagide sur la Judée aurait donc été placée sous le signe d’une opposition entre un pouvoir religieux oniade proséleucide et un pouvoir politique tobiade prolagide. Vers 210 avant notre ère, Hyrcan, fils de Joseph le Tobiade, tenta, comme son père l’avait fait avant lui, d’obtenir du roi d’Alexandrie la fonction de fermier général. Il l’obtint, à prix d’or, mais fut accueilli à son retour par ses frères tobiades de Jérusalem, les armes à la main. Une partie des Tobiades sentant la domination séleucide imminente avait en effet renoncé à sa politique proptoléméenne et s’était momentanément ralliée au sacerdoce oniade proséleucide. L’opposition de ses frères contraignit Hyrcan à fuir et à se réfugier en Transjordanie. Le grand prêtre qui devait négocier ce passage délicat de la domination lagide à la domination séleucide fut Siméon fils d’Onias II, surnommé Siméon le Juste (de 220 à 195 environ avant notre ère). Il s’était rangé très tôt du côté des Séleucides et s’était vu confirmé dans sa politique par la victoire d’Antiochus III sur les lagides à Panion. Aussi les édits projudéens promulgués par le roi séleucide après l’annexion de la Judée semblent-ils devoir être mis à son crédit. Le conflit latent entre Oniades et Tobiades s’envenima cependant à nouveau à la suite de cette annexion. Il semble en effet que Siméon le Juste ait pu, par une savante tactique politique, asseoir sa puissance de prévôt en mettant habilement à profit les querelles survenues, chez les Tobiades, parmi les fils de Joseph. Pouvoirs politique et religieux, qui jusque-là avaient été partagés entre les deux familles, se trouvèrent alors réunis entre les mains du grand prêtre Siméon. Selon l’interprétation de Schäfer, Siméon le Juste aurait donc été un homme politique avisé, soucieux de réunir entre ses mains, autant que faire se pouvait, pouvoir politique et pouvoir religieux. M. Sartre se montre avec raison beaucoup plus critique quant à la fiabilité historique des sources de Josèphe mais sans remettre en question l’image qu’il donne de Siméon 2 . 2. M. Sartre , D’Alexandre à Zénobie, Paris, 2001. L’auteur consacre un chapitre à l’histoire des Juifs de cette période : Les Juifs et la Judée d ’Alexandre à l ’avènement d ’Antiochus IV (p. 303 à 332) et propose une critique détaillée du « roman des Tobiades » (p. 324-332).
SIMÉON LE JUSTE, FONDATEUR DE LA DOUBLE HAUTEUR
§ 70 L e
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fon dat eu r de l a dou bl e h au t eu r
Comme on l’a vu (§ 57), Jésus ben Sira, qui écrivait vers 190, quelques années à peine après la mort de Siméon le Juste, ne faisait pas écho à une promulgation de la Torah à la période perse. Il reconnaissait en Josué et Zorobabel les reconstructeurs du Temple, louait Néhémie pour avoir restauré les murailles de Jérusalem, ses portes et ses maisons, mais ignorait le rôle d’Esdras. Pour lui, l’histoire biblique ne s’achevait pas avec la mission de Néhémie, elle continuait à la période hellénistique et trouvait son couronnement en la personne de Siméon le Juste. Si Flavius Josèphe met en lumière l’importance politique de Siméon, il ne souffle mot de son rôle religieux. Les documents relatifs à ce rôle ne manquent pourtant pas, mais écrits dans la langue du sanctuaire, leur pertinence historique n’a pas été perçue. C’est Jésus ben Sira qui, le premier, met l’accent sur son rôle religieux exceptionnel. Dans l’éloge qu’il fait des trente-deux ancêtres qui contribuèrent à construire l’histoire d’Israël (Ecclésiastique 44-50), l’éloge de Siméon (61 stiques) est de même longueur que celui d’Aaron le grand prêtre (63 stiques) et l’emporte de loin sur les autres, même sur Moïse (18 stiques). L’ensemble de l’éloge mériterait d’être cité et commenté, mais les premiers stiques suffiront à nous faire entrevoir le rôle joué par Siméon : Siméon, fils d’Onias, fut le grand prêtre, qui, pendant sa vie, répara la maison, pendant ses jours, affermit le sanctuaire. Par lui fut fondée la double hauteur, soubassement élevé de l’enceinte du Saint. En ses jours fut creusé le réservoir des eaux, bassin semblable à la mer par son étendue. Il prit soin de son peuple pour lui éviter la chute. Il fortifia la cité contre un siège (Ecclésiastique 50, 1-4).
Le style de cet éloge est déroutant mais laisse cependant entrevoir sans ambiguïté que la restauration entreprise par Siméon le Juste n’était pas seulement d’ordre architectural. Il fut aussi un réformateur religieux, « il affermit le sanctuaire ». Soucieux de protéger ses fidèles contre les dangers de l’époque, la séduction que pouvait exercer sur eux l’hellénisme, « il prit soin de son peuple pour lui éviter la chute ». La réparation du Temple peut être mise en relation avec un décret du roi séleucide Antiochus III, daté de 197 environ et cité par Flavius Josèphe : Que l’on achève les travaux du Temple, les portiques et tout ce qui pourrait avoir besoin d’être reconstruit (Antiquités judaïques XII, 138-144).
Cette reconstruction aurait été la récompense accordée au grand prêtre et aux Judéens pour avoir « aidé à chasser la garnison égyptienne installée
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CHAPITRE 7
dans la citadelle et avoir abondamment pourvu à la subsistance des soldats d’Antiochus ». Mais qu’en est-il des autres travaux effectués par Siméon, de « la fondation de la double hauteur » et du « creusement du réservoir des eaux » ? Nous tenterons, dans un premier temps, de préciser la nature réelle de ces travaux énigmatiques à la lumière de l’œuvre même de Jésus ben Sira. § 71 L e s
voyage s de l a
S age s se -Tor a h
Dans trois exposés complémentaires, placés intentionnellement au début (ch. 1), au milieu (ch. 24) et à la fin de son traité (ch. 44-50), Jésus ben Sira raconte les étapes de l’histoire de la rédaction de la Torah. La clé de lecture de ces trois textes est donnée au chapitre 24, lorsque, après avoir raconté les voyages de la Sagesse de sa sortie de la bouche de Dieu à son installation à Jérusalem, l’auteur explique : Tout cela (cette histoire de la Sagesse), c’est le livre de l’alliance du Dieu Très-Haut, la loi que nous a ordonnée Moïse, en héritage pour les assemblées de Jacob (Ecclésiastique 24, 23).
Pour lui, le livre de la Torah est donc un compte-rendu des voyages de la Sagesse à travers l’histoire du monde. En d’autres termes, l’histoire qui se trouve consignée dans la Torah, de la création d’Adam à la mort de Moïse, ne serait qu’une allégorie. Les générations qui construisent cette histoire ne seraient en fait que des porte-parole de cette Sagesse sortie de la bouche du Très-Haut et en marche vers Jérusalem. Cette Sagesse est double, à la fois céleste et terrestre : Toute Sagesse vient du Seigneur, (mais) elle est avec lui pour l’éternité (Ecclésiastique 1, 1).
La Sagesse révélée par la Torah a son origine en Dieu et se manifeste sur terre. Elle appartient aux deux mondes, supérieur et terrestre, et se manifeste dans le second comme messagère de Dieu, sans pour autant se couper de ses origines. Cette manifestation de la Sagesse se fait en cinq étapes qui correspondent à cinq interventions divines : Le Seigneur lui-même a créé (la Sagesse). Il l’a vue. Il l’a comptée. Il l’a répandue sur toutes ses œuvres, sur toute chair selon ses largesses. Il l’a prodiguée à ceux qui l’aiment (Ecclésiastique 1, 9-10).
SIMÉON LE JUSTE, FONDATEUR DE LA DOUBLE HAUTEUR
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Les deux premières interventions divines ont pour cadre le monde d’en haut : Dieu crée et voit la Sagesse. Les deux dernières manifestent celle-ci dans le monde terrestre : Dieu la répand dans l’Univers, puis la prodigue à Israël. À l’intersection du haut et du bas elle est l’objet d’une action divine surprenante : la Sagesse est comptée et devient nombre. Cette métamorphose, comme nous allons le voir, se produit au moment même où elle traverse le firmament, lieu de séparation et de médiation entre le monde divin et la terre. Ce périple de la Sagesse, esquissé en exergue du traité, n’est explicité qu’au milieu de celui-ci. Jésus ben Sira met alors la Sagesse en scène et lui fait conter sa propre histoire, c’est-à-dire une histoire dont le livre de la Torah ne serait que le compte-rendu : Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, comme un nuage je couvris la terre. Dans les hauteurs j’ai dressé ma tente, mon trône fut la colonne de nuée. Le cercle du ciel, seule je l’ai parcouru. Dans les profondeurs des abîmes j’ai marché, dans le flot de la mer, sur toute la terre. En tout peuple, en toute nation, je me suis enrichie. Parmi eux tous j’ai cherché un lieu de repos : « En quel héritage pourrais-je demeurer ? » Alors il me commanda, le Créateur de toutes choses, celui qui m’a créée fit reposer ma tente. Il me dit : « En Jacob dresse ta tente, en Israël sois en héritage » (Ecclésiastique 24, 3-8).
La mise en parallèle des cinq interventions divines du premier chapitre avec les étapes de ce voyage de la Sagesse s’impose :
Chapitre 1
Chapitre 24
1
La SAGESSE CRÉÉE
sort de la bouche du Très-Haut,
2
La SAGESSE CONTEMPLÉE
3
La SAGESSE COMPTÉE
plante sa tente dans les hauteurs et accomplit son ministère en présence de Dieu. parcourt les cercles du ciel.
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La SAGESSE RÉPANDUE sur toutes les œuvres, sur toute chair selon les largesses divines. La SAGESSE PRODIGUÉE
marche dans les flots de la mer et sur toute la terre, s’enrichit en tout peuple, en toute nation. dresse sa tente en Israël.
5
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CHAPITRE 7
On se contentera de noter que l’opposition entre Sagesse d’en haut et Sagesse terrestre les rattache à deux lieux : la Sagesse plante sa tente dans les hauteurs, puis la plante en Israël selon l’ordre de Dieu. Ce thème est repris dans la suite du texte : Dans la Sainte Tente, devant Lui, j’ai accompli le ministère, c’est ainsi qu’en Sion je me suis établie. Dans la cité bien-aimée semblablement il m’a fait reposer, c’est dans Jérusalem qu’est ma puissance. Je me suis enracinée dans le peuple glorifié, dans la part du Seigneur, dans son héritage (Ecclésiastique 24, 10-12).
La Sagesse établie en Sion, la Jérusalem céleste, accomplit son ministère en présence de Dieu. Cette même sagesse trouve le repos dans la Jérusalem terrestre et s’enracine dans le peuple glorifié. Elle séjourne de fait « à une double hauteur » et, présente en Israël sans cesser d’être avec Dieu, remplit la fonction de médiatrice entre Dieu et son peuple. Pour Jésus ben Sira, l’histoire de cette Sagesse est consignée dans « le Livre de l’alliance du Dieu Très-Haut, la Loi que nous a ordonnée Moïse ». La Torah s’identifie donc à l’histoire de cette Sagesse à double hauteur et, par déduction, il devient naturel de considérer que Siméon le Juste, « fondateur de la double hauteur » (§ 70) est le « fondateur » de la Torah elle-même. § 72 C e lu i
qu i cr eusa l e r é se rvoi r de s e au x
L’examen de la deuxième œuvre attribuée par Jésus ben Sira à Siméon le Juste permet à la fois de préciser ce que peut être cette double hauteur mystérieuse et d’entrevoir comment Siméon le Juste a pu en être le fondateur. En ses jours fut creusé le réservoir des eaux, Bassin semblable à la mer par son étendue (Ecclésiastique 50, 3).
Pour Jésus ben Sira, l’eau est la représentation symbolique de l’enseignement délivré par la Sagesse et consigné dans la Torah. Dans l’éloge qu’il fait de celle-ci, il la compare effectivement au Jourdain et aux fleuves du Paradis : Elle (la Torah) fait déborder la Sagesse comme le Phison, Comme le Tigre aux jours des fruits nouveaux. Elle répand à flot l’intelligence comme l’Euphrate, Comme le Jourdain au jour de la moisson.
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Elle fait jaillir l’instruction comme le Fleuve, Comme le Gihon au jour de la vendange. Le premier n’a pas encore achevé de la connaître, Alors que le dernier ne l’a pas encore découverte. Car plus abondante que la Mer est sa pensée, Son destin plus vaste que le grand abîme (Ecclésiastique 24, 25-29).
Pour expliquer sa propre fonction d’instructeur, d’interprète de la Sagesse-Torah, Jésus ben Sira développe la même métaphore : Quant à moi, comme un canal dérivé du fleuve, Comme un cours d’eau je suis sorti vers le Paradis. J’ai dit : « Je vais arroser mon jardin, Je vais saturer mon parterre ». Mais voici que mon canal est devenu fleuve. Puis mon fleuve est devenu mer. Je veux faire briller encore l’instruction comme l’aurore. Je la révélerai le plus loin possible. Je veux répandre encore une doctrine conforme à la prophétie. Je la laisserai pour les générations des siècles (Ecclésiastique 24, 30-33).
Dire que Siméon « a creusé le réservoir des eaux, bassin semblable à la mer par son étendue » revient alors à reconnaître qu’il a fait de Jérusalem et du Temple, un centre mondial de Sagesse, qu’il a collecté, comme Alexandrie avant lui, la Sagesse universelle, et en a fait la synthèse. § 73 L e s
e au x dou bl e s de l a cr é at ion
En fait, les métaphores utilisées par Jésus ben Sira pour décrire la Sagesse-Torah ne sont pas œuvre de poète mais d’interprète de l’Écriture. En comparant l’histoire de la Sagesse à « la double hauteur » et « au réservoir des eaux », il ne fait qu’appliquer la règle d’analogie et renvoyer son lecteur à l’histoire des eaux que l’on peut lire dans le récit de création. La lecture qu’il en fait est déjà celle que fera Aqiba trois siècles plus tard quand il dira à ceux qui s’approchent des pierres de l’Écriture ; « Ne dites
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pas : Eaux ! Eaux ! » (§ 32). En bref, les eaux de la Sagesse sont antérieures à la création. Elles sont uniques mais ont été réparties entre les nations après le Déluge en suivant le cours des fleuves du Paradis (§ 42-54). Au cours de l’histoire certaines de ces nations ont « immigré » dans la lignée de Sem, la faisant bénéficier de leur sagesse (§ 50). Encore fallait-il en faire la synthèse. C’est alors que, sur décision divine, le Temple de Jérusalem – et non la Bibliothèque d’Alexandrie – a été choisi pour « collecter » la Sagesse universelle. On peut alors proposer d’interpréter de la façon suivante l’énigme : « Par lui fut fondée la double hauteur, soubassement élevé de l’enceinte du Saint » (§ 70). Le firmament, lieu de la Sagesse-Torah réunifiée, est la double hauteur. Il est donc exact de dire que ce firmament est élevé par rapport au monde terrestre où nous sommes, mais qu’il constitue en même temps le soubassement du monde supérieur, « l’enceinte du Saint » 3. La seconde partie de l’œuvre de Siméon doit pour sa part être interprétée à la lumière du récit de création. Dire qu’il « a creusé le réservoir des eaux, bassin semblable à la Mer par son étendue » revient alors à lui attribuer le mérite d’avoir accompli l’annonce faite par Élohim au moment de la création, en réalisant dans le Temple la synthèse d’une Sagesse terrestre jusque-là divisée et dispersée parmi les nations : Élohim dit « Que les eaux de dessous les cieux s’amassent en un Lieu unique et qu’apparaisse la Sèche ! » Il en fut ainsi. Élohim appela la sèche Terre et il appela le réservoir (miqwéh) des eaux Mer (Genèse 1, 9-10).
« En creusant le réservoir des eaux » Siméon a fait en sorte que les eaux de la Sagesse universelle véhiculées par les fleuves soient collectées dans le Temple de Jérusalem. En fait, il semble bien – mais le démontrer demandera d’écrire un autre livre – que cette double hauteur fondée par Siméon le Juste n’est rien d’autre qu’un essai de synthèse entre une Sagesse divine révélée à Moïse – celle de la religion judéenne traditionnelle héritée des prophètes – et une Sagesse terrestre profane jusque-là dispersée parmi les nations (ou les communautés judéennes de la Diaspora). Synthèse entre Foi et Raison, entre Révélation et Philosophie ? Probablement. Mais avant de pouvoir répondre à cette question il faudra réapprendre à lire littéralement le texte biblique. Jésus ben Sira en faisait une lecture conforme à la langue du Sanctuaire. Par ce biais il échappait aux apparences et métamorphosait l’histoire 3. L’opposition biblique entre cieux et terre est communément interprétée en identifiant les cieux au monde divin et la terre au monde humain. On fait du « firmament » la frontière entre ces deux mondes. Pour la lecture littérale au contraire les cieux doivent être identifiés au firmament car il est écrit « Et Élohim appela le firmament ‘cieux’ » (Genèse 1, 8). Les cieux ne s’identifient donc pas au monde divin, inconnaissable en lui-même, mais à ce lieu de médiation – cette double hauteur – où ces deux mondes se rejoignent.
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biblique événementielle en une allégorie grandiose. L’histoire biblique était celle d’une humanité en quête de connaissance, d’une connaissance qui, s’étant élaborée progressivement tant en Israël que dans les nations, trouvait sa formulation définitive et inspirée dans son œuvre. § 74 L e
nou v e au
M e l k içé dèq
On a vu que Jésus ben Sira avait placé intentionnellement en début, au milieu et en fin de son traité ses trois enseignements majeurs sur la Sagesse dont les deux premiers, rapportaient les voyages de la Sagesse à travers l’histoire. Le troisième, placé en fin de traité, fait l ’Éloge des Pères qui œuvrèrent pour permettre à Israël d’hériter de cette sagesse au terme de son histoire (Ecclésiastique 44-50). Cet éloge brosse un panorama de l’histoire biblique en choisissant les personnages dont la contribution fut décisive. D’Hénoch à Siméon le Juste, vingt-huit personnages se succédèrent. Ce nombre est aussi celui de la lignée sacerdotale des Aaronides, d’Adam à Pinekhas, le dernier des prêtres aaronides, celui « qui reçut une alliance sacerdotale en vue du monde présent (berit kehounat ‘ ôlam) » (Nombres 25, 10-13) 4 . En prenant comme modèle d’arpentage du temps le nombre de la lignée aaronide, Ben Sira nous invite sans doute à considérer qu’un cycle de l’histoire s’achève et qu’avec la réforme de Siméon commence un cycle nouveau. Alors que la gloire de vingt-huit grands ancêtres « a été créée par le Seigneur (= Yahvéh) » (Ecclésiastique 44, 2), le Dieu du Temple de Jérusalem dont Siméon est le grand prêtre reçoit le titre de Très-Haut. C’est l’épithète de Celui qui est à l’origine de la Sagesse parfaite : « Je suis sortie de la bouche du Très-Haut ! » (Ecclésiastique 24, 3). Au cours de l’histoire, seuls quelques privilégiés – Abraham, Josué, David et Élie – ont eu connaissance de cette Sagesse parfaite 5. Siméon est le cinquième d’entre 4. Dhorme interprète librement l’expression berit kehounat ‘ ôlam dans le sens d’une « Alliance sacerdotale éternelle ». Dans le judaïsme ancien on précisera la double valeur du mot ‘olam (= monde) en distinguant explicitement le monde présent (‘olam hazéh) et le monde futur (‘olam haba’). Cette même distinction est exprimée dans le texte consonantique hébreu au moyen de la lettre W. Dans l’algorithme de la création, cette lettre est associée au sixième jour qui est celui de l’entrée dans un monde divisé entre « les cieux, la terre et leur armée » (Genèse 2, 1 ; voir Siméon le Juste, § 76-80). La graphie ‘WLM de notre texte désigne par conséquent le monde présent, un monde divisé. Pinkhas ne bénéficiera donc de l’Alliance sacerdotale que pour la durée du monde présent. Au seuil du monde futur cette alliance reviendra à une autre lignée, celle de Siméon. Le thème est largement développé dans Siméon le Juste, § 117-122. 5. Abraham a observé la loi du Très-Haut (Ecclésiastique 44, 20). Josué invoqua le Très-Haut Souverain (46, 5), David invoqua le Seigneur, le Très-Haut (47, 5). En toutes ses œuvres, il offrit l’action de grâce au Saint, au Très-Haut (47, 8). Elie fit
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eux. Par ailleurs, dans l’éloge dithyrambique que Jésus ben Sira fait de lui, le nom du Très-Haut est répété à six reprises (Ecclésiastique 50). À sa sortie de « la Maison du voile » le jour des Pardons, il « ordonne l’offrande du Très-Haut tout puissant » et clôt la liturgie en prononçant une bénédiction de la part du Très-Haut. Le titre de Très-Haut (‘ élion) renvoie par analogie verbale, de façon obligée, à un épisode mystérieux de l’histoire d’Abraham : Melkiçédèq, roi de Salem, apporta du pain et du vin. Il était prêtre du Dieu Très-Haut. Il bénit Abram et dit : « Béni soit Abram par le Dieu Très-Haut, créateur des cieux et de la terre ! Béni soit le Dieu Très-Haut qui a livré tes adversaires en ta main ! » Abram lui donna la dîme de tout (Genèse 14, 18-20).
Présenter Siméon le Juste (= haçadiq) comme grand prêtre du Temple du Très-Haut, c’est faire de lui un nouveau Melkiçédèq (malki-çédéq = Mon roi est juste). Comme son modèle, il est « roi de (Jéru)salem » et « prêtre du Très-Haut ». Il est celui qui réunit entre ses mains pouvoir royal et sacerdotal, conformément aux Écritures 6. § 75 L e
modè l e du roi - pr êt r e
Dans le récit de l ’Entrée des quatre au Paradis (§ 29-41) les disciples d’Aqiba choisissaient de construire l’histoire de l’interprétation selon un modèle tétradique : trois tentatives d’interprétation, plus ou moins heureuses – celles du ben Azzaï, de ben Zoma et de l’Autre – préparaient la synthèse opérée par le Maître. C’est déjà le modèle que retenait Jésus ben Sira, trois siècles auparavant, pour montrer que l’histoire biblique entière était tournée vers la venue de Siméon le Juste. lever un cadavre de la mort, de l’Hadès, par la parole du Très-Haut (48, 5). Quant aux rois de Juda, ils abandonnèrent la loi du Très-Haut (49, 4). 6. Dhorme interprète cette rencontre à partir du texte grec qui fait explicitement d’Abram l’interlocuteur de Melkiçédèq en répétant deux fois son nom – « Il bénit Abram » et « Abram lui donna la dîme de tout » – là où l’hébreu n’a que des pronoms – « Il le bénit » et « Il lui donna la dîme de tout » – dont l’antécédent n’est pas Abram, mais le peuple. Au terme d’une lecture littérale du texte (Siméon le Juste, § 59-63) on arrive à la conclusion qu’Abram, à la différence du peuple, refuse de bénir le « Dieu Très-Haut » de Melkiçédèq et ne reconnaît comme seul Dieu que Yahvéh : « J’ai levé ma main vers Yahvéh, le Dieu Très-Haut » (Genèse 14, 22). Pour actualiser le sens de l’épisode, il suffit alors de se rappeler que le « dieu Très-Haut » (théos upsistos) des Grecs est Zeus et que son équivalent hébreu – ‘ élion [‘LYWN] – peut être lu ‘al yawan [‘L YWN] : « Le dieu (qui règne) sur Yavan (la Grèce) ». Le choix de Siméon fils d’Onias, grand prêtre nommé par les rois d’Alexandrie, ne peut être celui d’Abram, il doit faire la synthèse entre la religion judéenne traditionnelle et l’hellénisme, une synthèse qui est accomplie symboliquement au moment de la fête de Kipour.
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S’il est le nouveau Melkiçédèq (§ 74), c’est parce qu’il hérite de trois prêtres et de trois rois de l’histoire biblique. Quand il « creuse le réservoir des eaux, bassin semblable à la mer par son étendue » et « fortifie la cité contre un siège », il marche dans les pas du roi Ézéchias qui « fortifia la cité, amena l’eau au milieu d’elle, avec le fer creusa le rocher et construisit des réservoirs pour les eaux » (Ecclésiastique 48, 17). Quand il « revêt la robe de gloire, quand il se couvre de la perfection d’honneur, pour monter à l’autel saint » (50, 11), il ne fait que marcher sur les traces du grand prêtre Aaron que Moïse « ceignit de la robe de gloire et revêtît de la perfection d’honneur » (45, 7-8). Il est le nouvel Aaron. Siméon est donc à la fois Roi comme Ézéchias et Prêtre comme Aaron. Il est le nouveau RoiPrêtre, le nouveau Melkisédeq. Mais le personnage est plus grandiose encore. Pour montrer qu’il opère cette synthèse des modèles royal et sacerdotal, Jésus ben Sira introduit dans son éloge une digression destinée à aider le lecteur dans la résolution de l’énigme. Après avoir fait l’éloge de Pinekhas, le dernier des grands prêtres de la Torah, Jésus ben Sira énonce une théorie de la transmission de la royauté et du sacerdoce : Pinekhas, fils d’Éléazar, fut le troisième en gloire, Parce qu’il fut zélé dans la crainte du Seigneur, Qu’il tint bon lors de la révolte du peuple. Dans la bonté de son âme généreuse, Et qu’il obtint le pardon pour Israël. C’est pourquoi fut conclue avec lui une alliance de paix, Qui le fit chef des saints et de son peuple, Afin qu’à lui et à sa descendance appartint La souveraineté du sacerdoce du monde (présent). Il y eut aussi une alliance avec David, Fils de Jessé de la tribu de Juda, Héritage de roi qui va seulement de fils en fils, Mais l’héritage d’Aaron passe à sa descendance (Ecclésiastique 45, 23-25).
L’alliance royale se transmet donc de père en fils, alors que l’alliance sacerdotale se fait indépendamment de cette succession 7. 7. On notera qu’en se plaçant sous le patronage de Siméon le patriarche, deuxième fils de Jacob, et non sous celui du troisième fils, Lévi, ancêtre du sacerdoce
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Deux remarques de Jésus ben Sira, en apparence anodines, attirent par ailleurs l’attention sur le fait que modèles royal et sacerdotal sont construits en fonction du nombre trois. D’une part il cite trois prêtres (Aaron, Éléazar et Pinekhas) en précisant à propos de ce dernier qu’il fut « le troisième en gloire » et qu’avec lui fut conclue une alliance de paix qui lui garantit le sacerdoce pour les siècles (Ecclésiastique 45, 6-24). D’autre part il fait l’éloge de trois rois et précise qu’en fin de compte « hors de David, d’Ézéchias et de Josias, tous (y compris Salomon) furent pervers en leur perversité, car ils abandonnèrent la loi du Très-Haut ». (Ecclésiastique 49, 4). Puisque les institutions sacerdotale et royale ont pour mission de préparer l’avènement de Siméon, on doit en conclure que les trois prêtres (Aaron, Éléazar et Pinekhas) et les trois rois (David, Ézéchias et Josias) ont travaillé pendant les six jours ouvrables de la semaine, pour préparer la venue de Siméon, le septième jour, le jour du repos sabbatique. Qui veut connaître les détails de l’histoire de Siméon est alors invité à faire une lecture actualisante de l’éloge qui est fait de ces six personnages prestigieux de l’histoire biblique qui préparèrent sa venue. § 76 L e
nou v e au
S i m éon
Puisque la venue de Siméon a été annoncée par les rois et les prêtres de la période biblique, ne devrait-elle pas a fortiori l’être également par celui dont il porte le nom et revendique le patronage, Siméon le patriarche, deuxième fils de Jacob et de Léah ? Un auteur anonyme de la période du second Temple a développé ce parallélisme en écrivant un « Testament du patriarche Siméon » 8 qui s’inspire de toute évidence de l’éloge que fait Jésus ben Sira du grand prêtre Siméon. Sur le point de mourir, le patriarche prophétise à ses fils l’avenir de leurs descendants : J’ai vu écrit dans le livre d’Hénoch que vos fils seront corrompus par la luxure et qu’ils feront tort aux fils de Lévi par l’épée. Mais ils ne pourront résister à Lévi car son combat est le combat du Seigneur et il écrasera tout votre camp. Ils (les siméonites) ne seront plus que quelques-uns partagés entre Lévi et Juda, et nul d’entre vous n’accédera à la souveraineté, comme notre père l’a prophétisé dans ses bénédictions (Testament de Siméon 5, 4-6)
aaronide, Siméon fils d’Onias ne revendique pas son appartenance à la lignée des grands prêtres aaronides qui ont précédé la prise de contrôle du Temple par les Oniades. 8. M. Philonenko, « Testaments des douze patriarches », dans La Bible, Écrits intertestamentaires (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, 1987, p. 826-833.
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Le patriarche Hénoch a donc vu que la tribu de Siméon serait dispersée dans Lévi, la tribu sacerdotale, et dans Juda, la tribu royale, perdant ainsi son territoire et sa souveraineté, mais se trouvant en revanche en situation de réaliser, le moment venu, le modèle messianique qui implique l’appartenance à ces deux tribus. Cette prophétie d’Hénoch, comme le dit le texte, ne fait qu’expliciter la parole de Jacob prophétisant la dispersion des descendants de Siméon et de Lévi parmi les autres tribus : Maudite leur colère, car elle est puissante, et leur fureur, car elle est dure ! Je les répartirai en Jacob et je les disperserai en Israël (Genèse 49, 7).
Les descendants de Siméon sont donc condamnés à disparaître en tant que tribu autonome et à s’assimiler à la tribu des Prêtres (Lévi) et à celle des Rois (Juda). À la lumière de ce qui vient d’être dit, la prophétie apocryphe du patriarche Siméon sur la fin des temps prend alors un relief tout particulier : Si vous [fils de Siméon] arrachez de vous la jalousie et toute raideur de nuque, comme la rose fleuriront mes os en Israël et comme le lys ma chair en Jacob ; mon odeur sera comme l’odeur de l ’encens, et comme les cèdres les Saints issus de moi se multiplieront à jamais ! Et leurs rameaux s’étendront au loin. (Testament de Siméon 6, 1-2)
Cette résurrection annoncée de la lignée patriarcale des Siméonites emprunte en fait toutes ses images à la description que fait Jésus ben Sira de Siméon le Juste dans toute sa gloire : Qu’il était glorieux, entouré de son peuple ! Comme la fleur des roses au printemps, comme le lys sur le bord des eaux, comme le rameau du Liban au jour de l’été, comme le feu et l ’encens sur l’encensoir. Autour de lui se formait la couronne de ses frères, comme la frondaison des cèdres sur le Liban (Ecclésiastique 50, 5-12).
Pour l’auteur du Testament, cette résurrection de Siméon et de sa lignée à la fin des temps sera le signe du déclenchement de la guerre eschatologique qui verra l’extermination de tous les ennemis d’Israël : Alors périra la race de Canaan, et il n’y aura plus aucun reste en Amaleq. Tous les Philistins périront, et tous les Kittim seront exterminés. Alors le pays de Cham disparaîtra et tout le peuple périra (Testament de Siméon 6, 3-4).
Au terme de cette guerre eschatologique on entrera dans une ère nouvelle : Alors le monde entier se reposera de son agitation et toute la terre qui est sous les cieux se reposera de la guerre. Alors Sem (le Nom de Dieu) sera glorifié, car le Seigneur Dieu, le grand d’Israël, apparaîtra sur la terre
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comme un homme et sauvera par lui (par le Nom) le genre humain (Testament de Siméon 6, 4-5).
Que ce texte soit intégralement l’œuvre d’un judéen de la période du second Temple ou qu’il ait été remanié par un chrétien, comme certains le pensent, à juste titre me semble-t-il, n’interfère pas sur notre propos. Quoi qu’il en soit, il est clair que la résurrection de la lignée de Siméon – c’està-dire la venue historique de la dynastie des Oniades et de Siméon le Juste – annonce pour son auteur l’imminence des temps messianiques. Et le patriarche Siméon de conclure : Et maintenant, mes enfants, obéissez à Lévi et à Juda, et ne vous dressez pas contre ces deux tribus, car c’est d’elles que se lèvera pour nous le salut de Dieu. Car le Seigneur suscitera quelqu’un de Lévi, en tant que grand prêtre, et de Juda, en tant que roi, [Dieu et homme]. C’est lui qui sauvera toutes les nations et la race d’Israël (Testament de Siméon 7, 1-2).
L’expression Dieu et homme peut n’être qu’une actualisation théologique due à un éditeur chrétien du Testament de Siméon mais, même s’il en est ainsi, le scénario décrit mérite d’être pris en considération. Un seul personnage est visé par la prophétie, prêtre parce qu’issu de Lévi et roi parce qu’issu de Juda. On se trouve alors reportés à la phrase introductive qui rappelait que la tribu de Siméon avait été « partagés entre Lévi et Juda ». Qui donc pourrait alors sortir à la fois de ces deux tribus si ce n’est un Siméonite ? Ce Testament mériterait une analyse beaucoup plus fine, mais on peut déjà comprendre que pour son auteur, la fin des temps et l’ère messianique ne surviendront qu’après l’apparition d’un nouveau Siméon, Roi et Prêtre comme l’est le grand prêtre dont Jésus ben Sira fait l’éloge. Le texte du Testament ne dit pas que ce nouveau Siméon est le Messie, mais son précurseur, ce qui laisse entendre que le Messie pourrait être un descendant de Siméon. § 77 L a
v e n u e i m m i n e n t e de s t e m ps m e s si a n iqu e s
Faut-il alors penser que ce Messie attendu a été identifié par les fidèles du Temple à Onias III, fils de Siméon le Juste ? L’impatience que montre Jésus ben Sira quelques années seulement après la mort de Siméon peut le laisser supposer. Il lit en effet dans les Écritures l’imminence des temps messianiques, comme si l’œuvre de Siméon était l’ultime étape d’un plan divin. Aussi conclut-il son traité en appelant de ses vœux la réalisation définitive de ce plan, l’entrée dans une ère nouvelle : Et maintenant bénissez le Dieu de toutes choses, lui qui accomplit partout de grandes œuvres, lui qui a exalté nos jours depuis la matrice et nous a traités selon sa miséricorde. Qu’il nous donne la joie du cœur. Que le salut
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arrive en nos jours, en Israël conformément aux jours du monde ! Que sa miséricorde reste fidèlement avec nous, qu’elle nous rachète en nos jours ! (Ecclésiastique 50, 22-24).
Ben Sira pense vivre les derniers jours d’un monde ! Il est persuadé que sa génération a été choisie « depuis la matrice » pour accomplir ce passage dans une ère nouvelle. Dieu a révélé dans l’Écriture le nombre des jours du monde 9. Jésus ben Sira a arpenté le temps de l’histoire biblique et sait que ce nombre des jours a été atteint en ce début de second siècle avant notre ère. L’entrée dans l’ère messianique ne saurait tarder. Et pourtant il s’impatiente déjà. Quelques années après la mort de Siméon le Juste, les empêcheurs d’entrer dans le monde futur semblent l’emporter : Contre deux nations mon âme est irritée, et la troisième n’est même pas une nation : Ceux qui habitent dans la montagne de Samarie et les Philistins et le peuple insensé qui habite à Sichem (Ecclésiastique 50, 25-26)
Les deux nations sont les Samaritains et les Philistins. Les premiers sont les habitants de la Samarie, que Jésus ben Sira, à la différence des traditions postérieures, n’identifie pas aux schismatiques de Sichem (§ 80). Les seconds, les Philistins, peuple sorti d’Égypte (Genèse 10, 4) représentent probablement les Grecs séleucides qui occupent la Judée et leurs suppôts judéens séduits pas l’hellénisme. Quand « au peuple insensé qui demeure à Sichem et qui n’est pas même une nation », il doit être identifié à ce sacerdoce judéen schismatique qui s’est installé près de Sichem, sur le Mont Garizim (§ 81). Ainsi, quelques années après la mort de Siméon le Juste, l’espoir d’entrer dans une ère nouvelle se trouve-t-il déjà compromis. § 78 L a B ibl e
de
S i m éon
le
J us t e
En quoi consista cette « fondation de la double hauteur » dont parle Jésus ben Sira ? Quelle fut la part exacte prise par Siméon le Juste dans la rédaction de la Torah et des autres livres tels que nous les connaissons ? 9. Siméon a conçu un algorithme en fonction duquel il a rédigé l’histoire biblique. Cet algorithme, caché dans le récit de création, est celui de l’année solaire parfaite de 364 jours et de l’année lunaire de 354 (Siméon le Juste, § 91-92). Et c’est par référence à ce double modèle du temps que les généalogies bibliques sont construites en identifiant leurs personnages à des nombres calculés en fonction des lettres de leurs noms. C’est en étudiant ces généalogies qui constituent des jalons « chronologiques » de l’histoire que Jésus ben Sira a découvert que « le salut devait arriver en ses jours, conformément aux jours du monde ».
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La réponse à cette question fondamentale doit s’efforcer de prendre en compte tous les acquis précédents. Bien que le sujet n’ait été qu’effleuré dans le chapitre consacré à l’analogie verbale, le fonctionnement analogique de la Torah ne peut s’expliquer que s’il est le résultat d’un codage du texte effectué lors de sa rédaction. Compte tenu de la nature de ce codage et de sa complexité, il semble par ailleurs difficilement concevable qu’il ait pu être le produit d’un travail collectif et qu’il est raisonnable d’envisager l’existence d’un rédacteur et d’un seul. Le premier article que j’ai écrit sur le sujet, en 1988, portait le titre : « Le texte de la Torah a-t-il été réécrit ? ». N’ayant à l’époque qu’une connaissance rudimentaire du fonctionnement analogique de la Torah, il me semblait suffisant d’envisager le codage a posteriori d’un texte antérieur. Les analyses que j’ai poursuivies depuis lors, et dont la démonstration sur les « Fleuves du Paradis » ne représente qu’un petit échantillon (chapitre 5) montrent que les codes qui permettent le fonctionnement analogique sont insérés dans la trame même du texte de la Torah et impliquent, non pas une « réécriture » de celle-ci, mais bien sa rédaction par un auteur unique. Cette conception de la rédaction n’exclut évidemment pas l’existence de documents antérieurs dont l’auteur se serait inspiré mais sans les citer explicitement comme le suppose la théorie des sources. Si l’attribution de cette « fondation » à Siméon le Juste est corroborée par de nombreux textes de la période du second Temple, elle l’est aussi par la nature même de l’œuvre réalisée. La conception d’un tel monument logique implique en effet de la part de son auteur une solide culture hellénistique et particulièrement une culture philosophique inspirée de l’Académie. De telles conditions furent effectivement remplies par la lignée des prêtres oniades, une lignée originaire d’Égypte et mise à la tête du Temple par le roi d’Alexandrie. L’hypothèse d’une rédaction de la Torah par Siméon le Juste paraît donc devoir être retenue. Fut-il seulement le rédacteur de la Torah ou faut-il également lui attribuer la définition d’un canon des Écritures ? Je me contenterai ici de formuler une hypothèse sommaire et provisoire quant à l’organisation du canon de la Bible vers -200. Le témoignage le plus précieux et le plus explicite sur le sujet est celui du prologue écrit par le petit-fils de Jésus ben Sira en introduction à la traduction grecque de l’œuvre de son grand-père : De nombreuses et grandes leçons nous ayant été données par la Loi, les Prophètes et les autres livres qui les suivent, il convient à leur sujet de faire l’éloge d’Israël en matière d’instruction et de sagesse. Mon aïeul Jésus (Ben Sira) qui s’était adonné le plus possible à la lecture de la Loi, des Prophètes et des autres livres de nos pères et y avait acquis une grande maîtrise, fut amené lui aussi à écrire quelque chose de ce qui
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concerne l’instruction et la sagesse, pour que les amis du savoir s’en faisant les adeptes progressent davantage encore dans la vie selon la Loi. Vous êtes donc invités à en faire la lecture avec bienveillance et attention et à montrer de l’indulgence, là où nous semblerions, malgré nos laborieux efforts d’interprétation, rendre mal quelques-unes des expressions. Car elles n’ont pas la même force les choses dites en hébreu dans ce livre, quand elles sont traduites dans une autre langue. D’ailleurs non seulement ce volume, mais la Loi elle-même, les Prophètes et les autres livres offrent aussi une différence considérable quant à leur contenu (Ecclésiastique, Prologue).
Lorsque le petit-fils de Jésus ben Sira écrit, vers la fin du deuxième siècle avant notre ère, il existe donc déjà un « canon » des Écritures composé de trois parties : la Torah, les Prophètes, et d’autres Livres. À l’en croire cette tripartition existait déjà du temps de son grand-père (-190), donc depuis l’époque de Siméon le Juste dont celui-ci était le contemporain et le disciple. Si l’on se réfère, par ailleurs, à l’œuvre même de Jésus ben Sira, on peut constater que l’éloge des grands ancêtres qu’il fait à la fin de son traité (Ecclésiastique 44-50) suit fidèlement l’histoire biblique rapportée dans la Torah et les livres historiques (Prophètes antérieurs) et que la liste des prophètes (Prophètes postérieurs) qu’il donne correspond à la liste canonique. Si l’on ajoute à cela que la langue de tous ces textes est parfaitement homogène (§ 8), bien que rebelle à toute analyse syntaxique fondée sur le modèle des langues naturelles, on peut raisonnablement penser que la Bible de Siméon le Juste contenait la Torah et les Prophètes. Pour se faire une idée exacte du contenu de ces deux sections, il faut tenir compte du fait qu’après (ou au moment) de la fixation définitive du canon des Écritures par les rabbins de Yavnéh (§ 116), deux livres qui appartenaient primitivement au corpus prophétique furent rétrogradés dans celui des Écrits (§ 57). Le premier est celui de Ruth qui faisait logiquement suite au livre des Juges, le second celui des Lamentations qui venait en appendice du livre de Jérémie. Torah et Prophètes constituaient donc primitivement un corpus de vingt-huit livres. La troisième partie mentionnée par le petit fils de Jésus ben Sira, « les autres livres » ou « les autres livres de nos pères », peut également être identifiée en recourant au critère de l’homogénéité linguistique. Il s’agit d’abord d’un groupe de trois livres que les rabbins regrouperont sous le titre général de « livres de Vérité » (Job, Proverbes et Psaumes) et d’un livre qui était, pour Rabbi Aqiba, le plus saint de tous, le Cantique des Cantiques. On peut donc admettre, à titre provisoire, que le canon primitif arrêté par Siméon le Juste était composé de trente-deux livres (cf. Tableau infra). Ce canon demeura inchangé pendant trois siècles, jusqu’à la destruction du Temple, puis, pour des raisons qui seront exposées en leur temps
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(§ 116), les maîtres de l’École de Yavnéh le modifièrent et lui adjoignirent sept nouveaux livres 10. Le canon ancien était déjà divisé en trois parties, Torah, Prophètes et Écrits – comme le sera le canon de Yavnéh – mais certains indices permettent de penser qu’à l’origine les quatre premiers livres – le Tétrateuque de la critique moderne – constituaient un ensemble. On sait en effet que sous sa forme originale, celle que conservent encore les rouleaux des synagogues, les livres de la Torah ne portaient aucun titre. Le passage d’un livre à un autre était seulement matérialisé par plusieurs lignes blanches. Il s’agit en effet d’un récit suivi, dont l’enchaînement est clairement indiqué par l’emploi de la conjonction de coordination au début des livres. Alors que le livre de la Genèse n’a pas la conjonction « Au commencement Élohim créa… », les trois livres suivants l’ont. L’Exode commence par la phrase « Et voici les noms des fils d’Israël… », le livre du Lévitique par « Et il appela Moïse… » et celui des Nombres par « Et Yahvéh parla vers Moïse… ». En revanche la conjonction est omise au début du cinquième livre, le Deutéronome : « Voici les paroles que dit Moïse… », ce qui suggère l’entrée dans un nouvel ensemble qui se continue dans les livres suivants. Il suffit en effet de lire la phrase initiale de chacun d’entre eux pour constater que tous commencent par la conjonction de coordination et cela jusqu’au deuxième livre des Rois, c’est-à-dire jusqu’à la fin de l’histoire biblique. Un autre indice va dans le sens de cette autonomie des quatre premiers livres. Il est fourni par le nom même que donnèrent les Judéens d’Égypte au cinquième livre. Pourquoi l’auraient-ils appelé Deutéronome, c’est-à-dire « deuxième Loi » ou « Loi énoncée pour la deuxième fois », sinon parce qu’ils considéraient que les quatre premiers livres constituaient une première Loi ? En fait pour connaître la raison de cette distinction entre les quatre premiers livres et les suivants il suffit de mettre la dernière phrase du livre des Nombres en relation avec la première du Deutéronome : Telles sont les ordonnances et les sentences que Yahvéh ordonna par la main de Moïse, aux fils d’Israël, dans les steppes de Moab, près du Jourdain, face à Jéricho (Nombres 36, 13). Voici les paroles (devarim) que dit Moïse à tous les fils d’Israël, au-delà du Jourdain (Deutéronome 1, 1).
Les quatre premiers livres contiennent donc la Torah écrite par Moïse sous la dictée de Dieu, alors que le cinquième – et les suivants ? – contient une Torah orale dite par Moïse. 10. Ces livres sont : Daniel, Esdras, Néhémie, 1 et 2 Chroniques, Qohèlèt et Esther.
SIMÉON LE JUSTE, FONDATEUR DE LA DOUBLE HAUTEUR
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Il semble bien, qu’en organisant ainsi les trente-deux livres de l’Écriture on ait voulu donner au Canon une structure harmonieuse fondée sur la répétition du nombre 4 : 4 + (4 × 2) + (4 × 4) + 4 = 32 On verra qu’un même souci d’harmonie se retrouvera dans le canon fixé, trois siècles plus tard, par les maîtres de Yavnéh (§ 116). Reconstitution du canon de 200 avant J.-C. Torah écrite Prophètes antérieurs Prophètes postérieurs Autres livres Total
Genèse, Exode, Lévitique, Nombres Deutéronome, Josué, Juges, Ruth, 1 Samuel, 2 Samuel, 1 Rois et 2 Rois. Isaïe, Jérémie, Lamentations, Ézéchiel et les 12 prophètes Job, Proverbes, Cantique des Cantiques. Psaumes
4 livres 8 livres 16 livres 4 livres 32 livres
Chapitre 8
Onias III , l’ héritage dilapidé Comme le reconnaît M. Sartre 1 le scénario qui vient d’être décrit induit une lecture radicalement nouvelle de l’histoire du second Temple. En effet, selon cette hypothèse, les antagonismes et les schismes qui se sont manifestés à l’intérieur de la communauté judéenne, et dont l’enjeu était l’interprétation de la Torah écrite, ne peuvent qu’être postérieurs à la promulgation de celle-ci vers 200 avant notre ère. De même, dans la mesure où la communauté schismatique des « samaritains » fonde sa foi sur le texte de la Torah promulgué par Siméon, sa séparation d’avec Jérusalem ne peut qu’être postérieure à cette date. § 79 O n i a s III,
f i l s de
S i m éon
À la mort de Siméon, son fils Onias III lui succéda. Schäfer résume ainsi l’histoire de ces années. Selon toute apparence, Onias III ne sut pas aussi bien que son père s’affirmer au milieu des intrigues politiques, économiques et religieuses. Un certain Simon, prévôt du Temple, se trouva en désaccord avec lui sur la police des marchés de la ville. Il intrigua contre lui auprès du gouverneur séleucide et Onias III se vit contraint de se rendre en personne à la cour séleucide pour se justifier. Ses adversaires obtinrent alors qu’il soit destitué de sa fonction de grand prêtre, exilé dans une bourgade proche d’Antioche et remplacé par son frère, Jason (vers 175 avant notre ère). Ce dernier décida de donner une nouvelle constitution 1. Bien que M. Sartre conserve la chronologie traditionnelle et attribue à Esdras la promulgation de la Torah, il signale en note que dans l’article « Siméon le Juste, rédacteur de la Torah ? » (B. Barc , Paris, 1993), l’auteur a fortement argumenté, en s’appuyant sur l’Ecclésiastique de Jésus Ben Sira que la Torah telle que nous la connaissons fut rédigée par le grand prêtre Simon (ou Siméon) fils d’Onias II, vers 200. Cette chronologie basse entraîne d’importantes conséquences que l’on ne peut que signaler ici sans prendre parti : le schisme samaritain ne se produirait qu’à cette époque, conséquence logique de la nouvelle Torah ; c’est aussi à ce moment qu’émergeraient les hassidim, mouvement loyaliste qui suivrait Judas Macchabée non seulement parce qu’il est fidèle à la Torah, mais parce qu’il s’oppose à Jason et à Ménélas, usurpateurs du grand pontificat dont le seul titulaire légitime reste Onias III ; ils l’abandonnent lorsque Onias IV, survivant de la lignée, se réfugie en Égypte. C’est aussi après le départ d’Onias IV pour l’Égypte que serait entreprise la traduction de la Bible en grec, entre 163 et 132 (op. cit., p. 304).
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CHAPITRE 8
à Jérusalem et de faire de la ville une cité hellénistique avec gymnase et éphébie, lieux d’éducation corporelle et intellectuelle de la jeunesse dans la cité grecque. Le grand prêtre Jason fut à son tour destitué et remplacé par Ménélas, un helléniste radical. Jason dut alors se réfugier en Transjordanie. Quant à son frère Onias III, qui vivait en exil près d’Antioche, il fut assassiné (vers 172). Jérusalem fut alors gouvernée sans partage par le parti helléniste et la lignée des Oniades fut définitivement écartée du sacerdoce. § 80 L e P eu pl e
i nse nsé qu i h a bi t e
S ich e m
En conclusion de son traité, Jésus ben Sira condamnait ceux qui, par leur attitude, retardaient l’avènement de cette ère de paix annoncée par la Torah (§ 77). Le texte de cette condamnation nous a été conservé en deux versions. Celle de la traduction grecque est : Contre deux nations mon âme est irritée, Et la troisième n’est même pas une nation : Ceux qui habitent dans la montagne de Samarie et les Philistins Et le peuple insensé qui habite à Sichem (Ecclésiastique 50, 25-26).
La version donnée par l’un des manuscrits hébreux de Jésus ben Sira découverts dans la Guéniza qaraïte du Caire remplace « Ceux qui habitent dans la montagne de Samarie » par « Ceux qui habitent dans la montagne de Seïr », c’est-à-dire dans le pays d’Édom. En règle générale les traducteurs préfèrent cette deuxième version et font valoir, à l’appui de ce choix, que Sichem étant l’ancienne capitale de la Samarie, « ceux qui habitent dans la montagne de Samarie » et « le peuple insensé qui habite à Sichem » ne font qu’un, qu’il ne s’agirait là que d’une redondance. Il faudrait en conséquence préférer la version de l’hébreu qui lit Seïr et non Samarie. Le problème posé par ces deux versions du texte de Jésus ben Sira est, en dernière analyse, celui de l’origine de cette secte des « Samaritains » dont le Temple est précisément à Sichem. Si l’on retient la traduction grecque, on doit distinguer « le peuple insensé qui habite à Sichem » et « qui n’est pas même une nation » de « ceux qui habitent dans la montagne de Samarie » qui, eux, sont une nation. La secte doit alors être considérée comme une communauté marginale, étrangère à la nation samaritaine, et réfugiée à Sichem. Au contraire, si l’on préfère la version hébraïque, « le peuple insensé qui habite Sichem » s’identifie alors implicitement aux habitants de Samarie et la secte devient une composante de la nation samaritaine. Pour trancher entre ces deux hypothèses on comparera le témoignage d’un judéen hostile aux « samaritains », Flavius Josèphe, avec la version que les « Samaritains » donnent de leur propre origine.
ONIAS III, L’HÉRITAGE DILAPIDÉ
§ 81 L’O r igi n e
du t e m pl e du
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Gar izim
Flavius Josèphe rapporte, dans ses Antiquités judaïques, une légende relative à l’origine du Temple du Garizim, sanctuaire des Samaritains. Sa construction, projetée dès la fin de l’occupation perse, sous le règne de Darius III, n’aurait été réalisée qu’à l’époque d’Alexandre le Grand. Le schisme qui justifiait cette construction aurait eu pour origine une querelle entre Jaddous (= Yadoua), grand prêtre du Temple de Jérusalem, et son frère Manassès (= Manassé). Après la mort de Jean, son fils Jaddous lui succéda dans la grande prêtrise. Il avait lui aussi un frère, nommé Manassès ; Sanaballétès, le satrape envoyé à Samarie par Darius, le dernier roi, et qui était Choutéen de race, comme le sont aussi les Samaritains, sachant que Jérusalem était une ville florissante, dont les rois avaient jadis donné beaucoup à faire aux Assyriens et aux habitants de Cœlésyrie, s’empressa de marier à Manassès sa fille Nicasô, dans l’espoir que cette union lui serait une garantie des bonnes dispositions du peuple juif tout entier. Cependant les anciens de Jérusalem, ne pouvant souffrir que le frère du grand prêtre Jaddous, marié à une femme de race étrangère, partageât la dignité de grand prêtre, se soulevèrent contre lui. Ils estimaient, en effet, que son mariage servirait de précédent à ceux qui voudraient violer la loi sur le choix des femmes, et marquerait pour eux le commencement du mélange avec l’étranger. Et pourtant la cause de leur première captivité et de leurs malheurs n’avait-elle pas été la faute commise par quelques-uns qui avaient pris des femmes hors du pays ? Ils enjoignirent donc à Manassès ou de se séparer de sa femme ou de ne plus s’approcher du lieu des sacrifices. Le grand prêtre partagea l’indignation du peuple et éloigna son frère de l’autel. Alors Manassès se rendit auprès de son beau-père Sanaballétès, et lui déclara que, bien qu’il aimât Nicasô, il ne voulait pas à cause d’elle être privé de la dignité sacerdotale, qui était la plus haute dans son peuple et héréditaire dans sa famille. Sanaballétès lui promit non seulement qu’il lui conserverait le sacerdoce, mais encore qu’il lui ferait avoir la puissance et la dignité de grand prêtre, qu’il lui donnerait pouvoir sur tous les pays que lui-même commandait, si Manassès voulait continuer à vivre avec sa fille ; il ajouta qu’il construirait un temple semblable à celui de Jérusalem sur la montagne de Garizim, la plus élevée du territoire de Samarie, et qu’il faisait ces promesses avec l’assentiment du roi Darius. Manassès, séduit par ces assurances, demeura auprès de Sanaballétès, pensant obtenir de Darius la charge de grand prêtre ; car Jaddous était alors déjà fort âgé. Bon nombre de prêtres et d’Israélites ayant contracté de semblables unions, les habitants de Jérusalem furent extrêmement troublés ; tous ces hommes, en effet, émigraient auprès de Manassès, et étaient défrayés de tout par Sanaballétès, qui leur distribuait de l’argent, des champs à cultiver, des maisons, favo-
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CHAPITRE 8
risant par tous les moyens l’ambition de son gendre (Antiquités judaïques XI, § 302-312) 2 .
À ce moment du récit, Flavius explique que le gouverneur de Samarie, comprenant que la victoire des Grecs sur Darius III était inéluctable, alla proposer ses services à Alexandre le Grand. Alexandre lui ayant fait bon accueil, Sanaballétès enhardi lui parla de ses projets. Il lui dit qu’il avait pour gendre Manassès, frère de Jaddous, grand prêtre des Juifs, et que nombre de compatriotes de son gendre, qui s’étaient joints à lui, voulaient bâtir un temple dans le pays soumis à son gouvernement. Muni de l’autorisation d’Alexandre, Sanaballétès construisit en toute hâte son temple et installa Manassès comme prêtre, pensant ainsi assurer le plus grand honneur aux enfants qui naîtraient de sa fille (Antiquités judaïques XI, § 321-324). Après la mort d’Alexandre, son empire fut partagé entre ses successeurs ; le temple du mont Garizim subsista. Et chaque fois qu’à Jérusalem quelqu’un était accusé d’avoir mangé des aliments impurs, ou de n’avoir pas observé le sabbat, ou de quelque méfait semblable, il s’enfuyait chez les habitants de Sichem, en prétendant qu’il avait été chassé injustement (Antiquités judaïques XI, § 346).
Cette légende a pour une part été construite à partir de matériaux empruntés aux Mémoires de Néhémie. Le grand prêtre Jaddous (= Yadoua) y figure comme sixième grand prêtre du second Temple : Josué (fils de Yehoçadaq) engendra Yoyaqim, Yoyaqim engendra Élyashib et Élyashib, Yoyada. Yoyada engendra Yonathan et Yonathan engendra Yaddoua (Néhémie 12, 10-11).
Dans ces Mémoires, Néhémie mentionne par ailleurs un conflit qui l’opposa à un fils du grand prêtre Yoyada qui, comme Manassès, avait épousé une fille de Sanballat le Horonite, gouverneur de Samarie : En ces jours-là, je vis également des Juifs qui avaient pris des femmes asdodiennes, ammonites ou moabites, et la moitié de leurs fils parlaient l’asdodien et n’étaient pas capables de parler le juif. Je leur fis des reproches et je les maudis … Je leur fis jurer au nom de Dieu : « Ne donnez pas vos filles à leurs fils et ne prenez pas de leurs filles pour vos fils et pour vous ! » (Néhémie 13, 23-25). Un fils de Yoyada, fils d’Élyashib, le grand prêtre, était le gendre de Sanballat le Horonite. Je le chassai loin de moi (Néhémie 13, 28). 2. Texte cité d’après Flavius Josèphe. Histoire ancienne des Juifs et la Guerre des Juifs contre les Romains (traduit par Arnaud d’Andilly) Paris, 1968. Voir aussi la traduction de É. Nodet, Flavius Josèphe. Les Antiquités juives (livres I à XI), Paris, 1990-2011.
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Ces correspondances entre les Mémoires de Néhémie et la légende de Flavius Josèphe conduisent, s’il en était besoin, à émettre des réserves quant à l’historicité des personnages mis en scène dans cette dernière. Ces réserves se trouvent renforcées par le parti pris anti-samaritain évident du rédacteur de la légende. Un élément du scénario mérite pourtant d’être pris en considération, car il corrobore la version grecque de Jésus ben Sira et permet non seulement de comprendre pourquoi « le peuple insensé qui habite Sichem » est distingué de la nation samaritaine, mais aussi pourquoi le titre de nation lui est refusé. Les auteurs du schisme, de l’aveu concordant de Flavius et de Jésus ben Sira, n’auraient pas été des Samaritains mais un groupe de Judéens qui se serait volontairement exilé à Sichem en Samarie à la suite d’un conflit entre prêtres du Temple de Jérusalem. § 82 L e s G a r di e ns
de l a
L oi
Si l’on retient cette version, le nom de « Samaritains » donné aux schismatiques du Garizim serait impropre et pourrait bien n’être qu’une déformation malveillante du nom que se donnaient, et que se donnent encore, les membres de la communauté du Garizim. Ils prétendent être, non pas des chomeronim, des Samaritains, mais des chomerim, des Gardiens, c’està-dire ceux qui gardent et observent parfaitement la Loi. À les en croire, ils seraient les derniers Judéens à être resté fidèles à la Torah. S’ils sont de nation judéenne – et rien ne permet d’en douter – ils n’ont donc rien à voir, à l’origine au moins, avec la nation samaritaine. Les raisons de leur schisme doivent alors être cherchées dans l’histoire de la nation judéenne elle-même. C’est à cette même conclusion que conduisent l’examen de la religion des « Gardiens de la Loi » et la version qu’ils donnent de leur origine. Loin d’être les héritiers de l’histoire samaritaine, tout les rattache à l’histoire de Juda. Pour comprendre les enjeux du conflit qui les oppose à Jérusalem, un bref rappel de la version de leur histoire que donne la Bible s’impose. À la mort de Salomon le royaume fondé par David aurait éclaté. De là seraient nés deux royaumes ennemis, celui d’Israël, au nord, qui eut pour capitale Sichem, puis Samarie et celui de Juda, au sud, qui conserva l’ancienne capitale, Jérusalem. Chacun vécut sa propre histoire politique et religieuse. Le royaume d’Israël disparut le premier. Conquis par l’Assyrie, il devint province assyrienne (vers 721). Plus tard, le royaume de Juda tomba à son tour sous les coups du roi de Babylone et l’élite judéenne fut exilée en Babylonie (vers 597 ou 587). Après le retour de l’exil, cet antagonisme entre le nord, la Samarie, et le sud, la Judée, se perpétua pendant toute la période perse et la période grecque.
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CHAPITRE 8
À quelle version de l’histoire se rattachent les schismatiques du mont Garizim, à celle d’Israël-Samarie, ou à celle de Juda ? Dans une étude consacrée aux Samaritains J. A. Montgomery tranche clairement, et de façon argumentée, en faveur de la seconde hypothèse : Lorsque j’ai entrepris de m’intéresser à l’origine des Samaritains, je me suis aussitôt appliqué à recenser les différences existant, du point de vue historique, entre les deux portions du peuple hébreu, Israël et Juda – le Nord et le Sud. Et je croyais que les Samaritains, au cours de cet examen, se définiraient tout naturellement comme les héritiers des caractères propres à Israël (au nord) ; je les voyais déjà descendre en droite ligne d’Élie, d’Élisée, d’Osée, voire des enthousiastes de Yahvé, les membres de la famille de Jéhu. Or les résultats auxquels j’ai abouti dans ce domaine, contredisent totalement mon attente première. Les descriptions qui touchent aux Samaritains, les renseignements que nous possédons sur eux, les sources datées de l’ère chrétienne, le Nouveau Testament, les œuvres de Josèphe, les Talmuds, tout, absolument, m’indique que les Samaritains sont une secte juive, et qu’ils ne sont que cela. Seul les distingue des Juifs leur attachement cultuel au Garizim et leur mépris de Sion ; leurs autres traits spécifiques relèvent de points mineurs. Et cette différence essentielle, jointe à ces traits secondaires, nous montre que la secte illustre les stades anciens du développement du judaïsme, qu’elle correspond à la strate sadducéenne (conservatrice), et qu’elle s’oppose enfin aux éléments ayant marqué l’essor – puis le triomphe définitif – des pharisiens 3.
De toutes les caractéristiques qui rapprochent les « Gardiens de la Loi » des Judéens, la première est qu’ils fondent leur pratique religieuse sur le même texte sacré que leurs frères ennemis de Jérusalem. Torah samaritaine et Torah judéenne appartiennent à une même rédaction du texte, la rédaction de Siméon le Juste. La divergence la plus importante observable dans le texte samaritain vise à légitimer le culte du Temple du Garizim au détriment de celui de Jérusalem 4 . 3. Le dossier samaritain est extrêmement complexe. On en trouvera une présentation complète dans S. C. M imouni, Le Judaïsme ancien, p. 623-652. Des thèses contradictoires ont été soutenues quant à l’origine des Samaritains par J. A. Montgomery (The Samaritans, Philadelphia, 1907 : traduction française de B. Dubourg, Les hommes du Garizim : histoire, théologie et littérature des Samaritains, Paris, 1985 et par M. Gaster (The Samaritans, Londres, 1923, également traduit par B. Dubourg, Les Samaritains, leur histoire, leurs doctrines, leur littérature, Paris, 1984). Le dossier a été réouvert par É. Nodet, Essai sur les origines du judaïsme, Paris, 1992, p. 94-163. Voir également J.-D. M acchi, Les Samaritains. Histoire d ’une légende, Israël et la province de Samarie (Le monde de la Bible 30), Genève, 1994. 4. Si le texte de la Torah samaritaine est celui de la Torah de Siméon, son « écriture » s’en distingue sur deux points. Alors que la Torah de Jérusalem est écrite en caractères araméens, celle du Garizim l’est en caractères paléo-hébraïques. Ce retour à l’ancien alphabet peut être interprété comme l’affirmation d’un retour aux
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Cet ensemble de faits permet de dater avec précision le schisme. Si l’on admet que la rédaction de la Torah n’a été faite qu’au moment de la réforme de Siméon le Juste, on ne peut logiquement dater le schisme des Gardiens de la Loi de l’époque d’Alexandre, comme le fait Flavius Josèphe. Le texte de la Torah qu’ils emportent avec eux lorsqu’ils se séparent du Temple de Jérusalem étant celui rédigé par Siméon, leur départ ne peut être que postérieur à 200. Mais il ne peut pas, non plus, intervenir beaucoup plus tard, puisque le schisme est déjà consommé lorsque Jésus ben Sira écrit son traité (vers 190). On en déduira que le schisme des Gardiens de la Loi se produisit, selon toute probabilité, durant les années qui suivirent immédiatement la mort de Siméon le Juste, c’est-à-dire pendant les premières années du pontificat de son fils Onias III, voire même au moment de la mort de Siméon. On peut aussi avancer une hypothèse plausible quant aux raisons du schisme. Celle que donne Flavius, le mariage du fondateur de la secte avec une étrangère, ne peut en aucun cas être retenue. Ces Gardiens de la Loi condamnent en effet tout commerce avec les étrangers. La raison qui paraît la plus probable est qu’ils se sont coupés volontairement du Temple et du sacerdoce oniade pour rester fidèles à une réforme que le successeur de Siméon le Juste, Onias III, n’appliquait pas avec assez de zèle. Une telle hypothèse légitimerait le titre de Gardiens de la Loi qu’ils se donnent et rendrait compte du conservatisme de la religion samaritaine jusqu’à nos jours. § 83 L e s
nou v e au x
Ca ï n
et
A be l
Ce titre de « gardiens de la Torah » que se donnent les schismatiques du Garizim doit probablement être lui-même interprété à la lumière d’un modèle biblique. Lorsque Adam fut placé dans le jardin, il reçut pour double mission de « le servir et de le garder » (Genèse 2, 15). Ces deux origines ; les Samaritains font en effet remonter symboliquement leur fondation à l’époque du prophète Samuel (§ 84). Mais ce choix de revenir au vieil alphabet a une conséquence qu’on ne peut négliger. Dans la Torah de Siméon, les noms de Yahvéh et de Él étaient écrits en caractères paléo-hébraïques (Siméon le Juste, § 83). Le fait revêtait une importance capitale car il faisait de la connaissance des noms divins l’aboutissement même de la lecture littérale. En revenant à l’alphabet paléohébreu cette spécificité graphique des noms divins disparaît. Le deuxième point qui distingue la Torah du Garizim de celle de Jérusalem est la normalisation de l’orthographe des mots, ce qui, comme on l’a vu à propos de la double orthographe de « monde » (‘WLM / ‘LM) (§ 74, note 4), suffit à occulter la lecture littérale. De plus, si l’orthographe des noms propres est normalisée, le modèle du temps qu’ils construisent par le biais de l’arithmologie est alors détruit (voir par exemple, Siméon le Juste, § 104).
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CHAPITRE 8
verbes renvoient à deux aspects complémentaires de la religion judéenne : servir (‘avad) renvoie au « service divin », au culte du Temple, et garder (chamar), à la pratique de la Torah, « garder les commandements ». Cette double mission d’Adam fut transmise à ses fils : Caïn fut « serviteur (‘ovéd) du sol » (Genèse 4, 2), mais n’en devint le « gardien » qu’après avoir assassiné Abel. Tel est en effet le sens de la réponse qu’il fait à Dieu après avoir tué son frère : « Suis-je le gardien (chomér) de mon frère ? (hachomer ’ahi ’anoki) » (Genèse 4, 9) 5. On doit donc considérer qu’en tuant son frère, Caïn s’est approprié cette deuxième fonction qui était celle d’Abel, « le pasteur de petit bétail » (Genèse 4, 2). L’histoire conflictuelle de Jérusalem et de Sichem se laisse aisément lire à travers ce modèle de Caïn et Abel. Pour les « Gardiens de la Loi », ceux de Jérusalem ne sont-ils pas de nouveaux Caïn attachés au service du Temple, tout en préférant la culture hellénistique à la pratique de la Torah ? Quant à eux, ne sont-ils pas, à l’image d’Abel, les gardiens exilés de cette Torah qu’ils mettent en pratique avec une fidélité exemplaire ? § 84 É l i
et se s fi l s
Pour expliquer leur séparation d’avec Jérusalem les Gardiens de la Loi se réfèrent par ailleurs à un autre modèle biblique qui, mieux encore que celui de Caïn et Abel, se prête à une interprétation actualisante. Leur séparation, disent-ils, remonterait au temps du prophète Samuel. En ce temps-là le Temple de Yahvéh des armées se trouvait à Silo. Éli et ses deux fils, Hophni et Pinekhas en étaient les prêtres (1 Samuel 1, 3). Comme ces fils d’Éli « étaient des vauriens et ne connaissaient pas Yahvéh » (1 Samuel 2, 12) un prophète vint annoncer à Éli : Oracle de Yahvéh, Dieu d’Israël, j’avais bien dit de ta maison et de la maison de ton père, qu’elles marcheraient en ma présence à jamais, et maintenant, oracle de Yahvéh, loin de moi ! Car ceux qui m’honorent, je les honorerai et ceux qui me méprisent seront avilis. … Et le signe pour toi, ce sera ce qui arrivera à tes deux fils, Hophni et Pinekhas : ils mourront tous deux 5. Caïn engendrera une lignée (Genèse 4, 17-24) qui hérita de ces deux fonctions : Hénoch, à la troisième génération hérita du sacerdoce, conformément à son nom (hanokh) qui signifie « fais la dédicace (du Temple) » et Lamekh [LMK], dont le nom est l’anagramme de roi (mèlèkh) [MLK] hérita de la royauté à la sixième génération. (Siméon le Juste, § 134-139, p. 291-300). Cela implique que Caïn ait luimême cumulé les deux fonctions, la fonction sacerdotale qui lui était échue de droit et la fonction royale de gardien en tuant Abel à qui elle revenait. C’est ce qu’indique explicitement la phrase qu’il prononce après le meurtre de son frère : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Quoique matériellement fidèle, cette traduction est trompeuse car elle appelle en français une réponse négative, alors qu’en hébreu l’absence de négation appelle logiquement une réponse positive.
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le même jour. Alors je susciterai pour moi un prêtre fidèle : … Je lui bâtirai une maison durable et il marchera en présence de mon oint tous les jours … (1 Samuel 2, 30-36).
La prophétie se réalisa. Les Philistins battirent les Israélites ; « l’Arche d’Élohim fut prise, et les fils d’Éli, Hophni et Pinekhas, moururent ». (1 Samuel 4, 11). C’est à cet événement que les Gardiens de la Loi rattachent symboliquement leur acte de fondation. Le choix d’un tel modèle peut s’expliquer à la lumière de l’histoire oniade. Pour les Gardiens de la Loi, Siméon serait une « réincarnation » du prêtre Éli, trahi par ses vauriens de fils, Onias et Jason, coupables d’avoir livré l’arche d’Alliance (dans laquelle se trouve la Torah) aux Philistins … peuple sorti d’Égypte, incarnation de l’hellénisme. Aussi Yahvéh aurait-il décidé de rompre l’alliance qu’il avait conclue avec la lignée de Siméon, de susciter « un prêtre fidèle », le gardien de la Loi, et de lui « bâtir une maison durable », le Temple du Garizim. § 85 L e
nou v e au
M a na s sé
Chaque détail de la légende rapportée par Flavius Josèphe dépeint les Gardiens de la Loi sous les traits de Judéens corrompus par l’hellénisme. Ils doivent leur Temple à la bienveillance du père de l’hellénisme, Alexandre le Grand, et à son suppôt, le gouverneur de la Samarie hellénisée. Ils sont exclus de la communauté judéenne parce qu’ils transgressent la Loi : comme les païens, ils n’observent ni les règles alimentaires, ni le sabbat ! Ils prennent des épouses étrangères ! Ces épousailles interdites sont certainement symboliques. Derrière la femme étrangère se dessine le spectre de la sagesse étrangère, la sagesse des Grecs. Le nom donné par Flavius au fondateur, Manassé, résume à lui seul le programme de la secte. Ce nom est assurément celui d’une des tribus implantées en Samarie, mais aussi, et surtout, celui du plus impie des rois de Juda. Il suffit de lire les premières phrases de sa biographie pour comprendre qu’il est la préfiguration parfaite du fondateur de secte, séduit par les « abominations des nations », l’hellénisme, et constructeur d’un nouveau « haut lieu », le Temple du Garizim : (Manassé) fit ce qui est mal aux yeux de Yahvéh, suivant les abominations des nations que Yahvéh a dépossédées devant les fils d’Israël. Il recommença à bâtir les hauts lieux que son père Ézéchias avait fait disparaître et à ériger des autels au Baal (2 Rois 21, 2-3).
Mêlée à un tel tissu de calomnies, la reconnaissance par Flavius Josèphe de l’origine judéenne des schismatiques n’en prend que plus de relief et de valeur. Dans les développements postérieurs de la polémique l’origine judéenne de la secte du Garizim sera occultée. Le schismatique sera identifié au
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Samaritain, comme dans la version hébraïque de Jésus ben Sira et son origine sera racontée à travers un autre modèle biblique : En l’an neuf d’Osée (roi d’Israël), le roi d’Assour s’empara de Samarie et il déporta les Israélites en Assyrie (2 Rois 17, 6). Le roi d’Assour fit venir des gens de Babel, de Coutah, d’Awwah, de Hamath et de Sepharwaïm, il les installa dans les villes de Samarie à la place des fils d’Israël, ils occupèrent la Samarie et habitèrent dans ses villes. Or, au début de leur installation dans ce lieu, ils ne révéraient pas Yahvéh et Yahvéh lâcha contre eux des lions qui faisaient un carnage parmi eux. Ils s’adressèrent au roi d’Assour pour dire : « Les nations que tu as déportées et installées dans les villes de Samarie ne connaissent pas le culte du dieu du pays. Aussi a-t-il lâché contre eux des lions et voilà que ceux-ci les mettent à mort, vu qu’ils ne connaissent pas le culte du dieu du pays ». Alors le roi d’Assour donna un ordre en disant : « Faites partir là-bas l’un des prêtres que vous avez déporté de là : qu’il aille s’installer là-bas et qu’il leur apprenne le culte du dieu du pays ». Il vint donc un des prêtres qu’on avait déportés de Samarie et il s’installa à Béthel ; il leur apprit comment on devait révérer Yahvéh (2 Rois 17, 24-28).
La relecture de l’histoire des fidèles du mont Garizim en fonction de ce nouveau modèle prévaudra et s’imposera de façon durable. Le Gardien de la Loi deviendra alors aux yeux des Juifs et des Chrétiens un « samaritain », fossile vivant aux origines et à la foi douteuses. § 86 L a
com m u nau t é de
Da m a s
On a retrouvé, à la fin du dix-neuvième siècle, toujours dans la Guéniza du Caire, un écrit surprenant qui raconte les origines d’une communauté mystérieuse, la Communauté de la Nouvelle Alliance au pays de Damas. Ce texte, communément nommé Écrit de Damas, et dont plusieurs fragments ont également été retrouvés parmi les manuscrits de la Mer Morte, date, semble-t-il, du premier siècle avant notre ère, mais réutilise des documents plus anciens et, de ce fait, reflète plusieurs périodes de l’histoire de la Communauté. La partie du texte qui nous a été conservée commence ainsi : Maintenant donc, écoutez, vous tous qui connaissez la justice, et comprenez les œuvres de Dieu ! Car Il est en procès avec toute chair, et Il exercera le jugement sur tous ceux qui Le méprisent. Car, à cause de leur infidélité, à eux qui L’avaient abandonné, Il cacha Sa face à Israël et à son Sanctuaire, et Il les livra au glaive. Mais, se souvenant de l’Alliance des patriarches, Il laissa un reste à Israël et ne les livra pas à l’extermination. Et au temps de la colère, trois cent quatre-vingt-dix ans après qu’il les eût livrés dans la main de Nabuchodonosor, roi de Babylone, Il les visita, et Il fit pous-
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ser d’Israël et d’Aaron une racine de plantation pour posséder Son pays et pour s’engraisser des biens de Son sol. Et ils comprirent leur iniquité, et ils reconnurent qu’ils étaient des hommes coupables. Mais ils furent comme des aveugles et comme des gens qui cherchent le chemin en tâtonnant durant vingt ans. Et Dieu considéra leurs œuvres, car d’un cœur parfait ils L’avaient cherché. Et Il leur suscita un Maître de justice pour les conduire dans la voie chère à Son cœur et pour faire connaître aux dernières générations ce qu’Il à la dernière génération, à la congrégation des traîtres (Écrit de Damas 1, 1-12). 6
La chronologie de l’histoire du second Temple proposée par l’auteur mérite de retenir l’attention. Elle est certes idéalisée, mais doit correspondre globalement à la réalité. Trois cent quatre-vingt-dix ans se seraient écoulés du départ de Juda pour l’exil jusqu’à ce que Dieu visite son peuple. Puisque soixante-dix années séparent traditionnellement ce départ en exil du retour à Jérusalem (Jérémie 29, 10), la « visite » dont parle l’auteur se serait donc produite trois cent vingt ans après ce retour (390-70). On doit par ailleurs faire coïncider ce retour avec la prophétie d’Aggée sur la reconstruction du Temple (Aggée 2, 1-9), prononcée la deuxième année de Darius (520 avant notre ère). La visite aurait donc eu lieu trois cent vingt ans plus tard, donc vers 200 avant notre ère, ce qui correspond au pontificat de Siméon le Juste. Pour l’auteur de l’Écrit de Damas cependant, cette « visite » n’aurait pas porté ses fruits immédiatement. Vingt ans se seraient encore écoulés, pendant lesquels le peuple serait resté aveugle et aurait tâtonné. Et c’est seulement à ce moment que serait apparu le Maître de justice, vers 180. L’événement associé à l’an 200, donc au pontificat de Siméon, est ainsi défini : Dieu les visita et Il fit pousser d’Israël et d’Aaron une racine de plantation.
L’interprétation que l’on peut proposer de ce texte est la suivante. Siméon serait désigné par les termes « racine de plantation » provenant « d’Israël et d’Aaron ». L’expression est curieuse mais correspond bien à la situation décrite. Comme l’indique la suite du texte, l’œuvre de Siméon, la Torah, n’aurait en effet commencé à être correctement interprétée que vingt ans plus tard, lors de l’avènement du Maître de justice. Siméon n’aurait donc été que la racine d’où serait sorti, vingt ans plus tard, un rameau. L’allusion à la racine renvoie par analogie à un très beau texte d’Isaïe : Un rameau sortira de la souche de Jessé, un rejeton issu de ses racines fructifiera. Sur lui se posera l’Esprit de Yahvéh, esprit de Sagesse et de dis-
6. A. Dupont-Sommer , « Écrit de Damas », La Bible, Écrits intertestamentaires, Paris, 1987.
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cernement, esprit avisé et vaillant, esprit de connaissance et de crainte de Yahvéh ; il l’inspirera dans la crainte de Yahvéh. Il ne jugera pas sur l’apparence et n’arbitrera pas sur un ouï-dire. Il jugera avec justice les faibles et se prononcera avec équité au sujet des humbles du pays. Il frappera le pays avec la férule de son verbe et du souffle de ses lèvres il fera mourir le méchant. La justice sera la ceinture de ses reins et la vérité la ceinture de ses lombes (Isaïe 11, 1-5).
À la lumière de ce modèle biblique Siméon doit donc être identifié à la « racine » d’où jaillira ce « rameau » splendide, le Maître de justice. Que cette racine pousse « d’Israël et d’Aaron » ne fait que confirmer son identification à Siméon. Comme on l’a vu dans le Testament de Siméon le Messie doit sortir à la fois de Lévi et de Juda, les deux tribus au milieu desquelles les descendants de Siméon le patriarche furent dispersés (§ 76). L’Écrit de Damas ne fait ici que transposer la terminologie. À la place de Lévi, il cite Aaron, le premier des prêtres lévitiques. À la place de Juda, il cite Israël. Il suffit en effet de relire le compte rendu qu’il fait de l’histoire passée pour comprendre qu’à ses yeux, Juda, la tribu royale, est le véritable Israël. « La racine de plantation qui sort d’Israël et d’Aaron » s’identifie alors au nouveau Siméon sorti de Juda et de Lévi, roi et prêtre. Pour l’auteur de l’Écrit de Damas, la réforme de Siméon aurait provoqué une prise de conscience de la part du peuple : Et ils comprirent leur iniquité et ils reconnurent qu’ils étaient des hommes coupables.
Mais, en l’absence de guide, les Judéens n’auraient pas pu appliquer cette réforme : Ils furent comme des aveugles et comme des gens qui cherchent le chemin en tâtonnant durant vingt ans.
Nous nous retrouvons alors en 180 environ avant notre ère, c’est-à-dire sous le pontificat du fils de Siméon, Onias III. C’est alors que Dieu leur suscita un Maître de justice, pour les conduire dans la voie chère à son cœur et pour faire connaître aux dernières générations ce qu’il ferait à la dernière génération, à la congrégation des traîtres.
Faut-il en conclure que ce « Maître de justice » est Onias III lui-même et que la « Communauté de la nouvelle alliance » fut constituée par des Judéens restés fidèles à la lignée des prêtres oniades ? Tout porte à le penser 7. On peut même être plus précis et lier la naissance de cette commu7. L’hypothèse d’une identification du « Maître de justice » avec Onias III n’est pas nouvelle, cf. M. Burrows , Les manuscrits de la Mer Morte (Les énigmes de l ’uni-
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nauté à l’exil d’Onias III en Syrie, au « Pays de Damas ». En effet, dans un autre passage du même Écrit de Damas, les membres de la communauté se désignent eux-mêmes comme « les convertis d’Israël, ceux qui sont sortis du pays de Juda et se sont exilés au pays de Damas » c’est-à-dire en Syrie. Le noyau de la communauté pourrait donc avoir été formé par des légitimistes qui, au moment de l’usurpation du pouvoir sacerdotal par Jason, frère d’Onias, auraient suivi le grand prêtre dans son exil (vers 175). Si tel est bien le sens à donner à l’Écrit de Damas, on doit en conclure que le grand prêtre Onias III qui n’avait montré aucun empressement à mettre en œuvre la réforme voulue par son père, ne serait devenu un défenseur zélé la Loi qu’après son éviction du sacerdoce. Cet exil de la Communauté ne fut que temporaire. Probablement s’acheva-t-il avec l’assassinat d’Onias III (en 171). Quelques années plus tard en effet, on retrouvera les partisans de ce mouvement légitimiste en Judée. Sous le nom de « pieux » (hasidim), ils participeront activement, jusqu’en 163 au moins, à la révolte des Maccabées et pourront se venger de la clique du grand prêtre Ménélas et des suppôts de l’hellénisme, « la congrégation des Traîtres ». Après l’éviction d’Onias IV, fils d’Onias III, ce parti légitimiste se divisera. Certains suivront le dernier des Oniades en Égypte, d’autres resteront en Judée. Parmi ces derniers certains continueront probablement à participer à la vie politique et religieuse, d’autres en revanche se marginaliseront, refusant même de participer au culte d’un Temple qui a rejeté la lignée oniade. Ils se consacreront à l’étude de la Torah, marchant sur les traces de Siméon, le « Chercheur de la Loi », et vivront dans l’attente du retour de leur Maître de justice, à la fin des Temps. Dieu s’est souvenu de l’Alliance des patriarches, et Il a suscité d’Aaron des hommes intelligents et d’Israël des sages, et Il leur a fait entendre (Sa voix), et ils ont foré le puits. « Le puits que forèrent des princes, que creusèrent les nobles du peuple avec un bâton » (Nombres 21, 18), ce puits c’est la Loi. Et ceux qui le forèrent, ce sont les convertis d’Israël, ceux qui sont sortis du pays de Juda et se sont exilés au pays de Damas, eux que Dieu a tous nommés princes, car ils l’ont cherché, et leur n’est contestée dans la bouche de personne. Et le bâton (le Législateur), c’est le Chercheur de la Loi, comme Isaïe l’a dit : « Il a fabriqué un outil pour Son œuvre ». Et les nobles du peuple, ce sont ceux qui viennent pour creuser le puits (interpréter la Torah) à l’aide des préceptes qu’a promulgués le Législateur pour vers), Paris, 1968, p. 189-217. Il est par ailleurs avéré, comme en témoignent certains manuscrits de la Mer morte, que ce premier modèle du « Maître de justice » fut par la suite appliqué à d’autres personnages et réactualisé. D’où la polémique qui s’est développée dans les années cinquante autour du thème « Jésus-Christ a-t-il copié le Docteur de justice ? » (cf. J. Carmignac , « Le Docteur de Justice et Jésus-Christ », Autour des manuscrits de la Mer morte, Paris, 1957).
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qu’ils y marchassent durant tout le Temps de l’impiété, et hors desquelles ils ne réussiront pas (à creuser le puits) jusqu’à l’avènement du Maître de justice à la fin des jours (Écrit de Damas 6, 2-11).
On perdra la trace de ces légitimistes nostalgiques au moment de la destruction du second Temple (en 70 de notre ère). Plusieurs de leurs écrits cependant continueront à circuler et d’autres, oubliés, seront retrouvés, en 1948, parmi les manuscrits de la Mer morte. * * * Ainsi, dès 175 avant notre ère, date de la destitution d’Onias III par son frère Jason, vingt ans à peine après la mort de Siméon le Juste, une double fracture s’est déjà produite au sein de la communauté judéenne. Les gardiens inconditionnels de la Torah, les Gardiens de la Loi, se sont définitivement coupés du Temple de Jérusalem. Quelques années plus tard, les partisans d’Onias III, refusant d’admettre l’hellénisation imposée par Jason et Ménélas, s’écartèrent à leur tour du Temple au nom de leur fidélité à l’héritage spirituel de Siméon. La réforme rêvée par Siméon avait tourné court et allait déboucher sur un conflit armé, les guerres maccabéennes.
Chapitre 9
Onias IV, le retour en Égypte Après avoir supplanté Onias III (175 avant notre ère), Jason fut à son tour destitué et remplacé par Ménélas. Ce fut la fin de la lignée des Oniades. C’est sous le pontificat de Ménélas, un inconditionnel de l’hellénisation, que le roi séleucide Antiochus IV Épiphane prit la ville de Jérusalem (en 167). Le Temple de Yahvéh devint alors un Temple païen dédié à Zeus Olympien, avec la complicité du grand prêtre Ménélas. C’est alors que commença la révolte maccabéenne. Après trois ans de guérilla, Jérusalem fut reconquise (164). Le grand prêtre Ménélas fut destitué et exécuté (163). À sa place fut nommé Alcime, un helléniste modéré. C’est alors que les derniers espoirs du dernier des Oniades s’évanouirent. Ulcéré de se voir préférer Alcime, Onias IV, fils d’Onias III, se résigna à l’exil, descendit en Égypte (vers 163) et y bâtit un troisième Temple, le Temple de Léontopolis 1. § 87 L a V i sion
de
Da n i e l
La dernière vision du livre de Daniel (Daniel 10-12) 2 , lue en fonction des règles de la lecture littérale, permet de préciser l’histoire du dernier des Oniades et d’entrevoir le projet qu’il entendait réaliser en quittant Jérusalem pour l’Égypte. Cette vision est postérieure à la restauration du culte 1. Plusieurs hypothèses ont été avancées quant à la date et aux raisons du départ d’Onias IV en Égypte. Celles-ci, ainsi que l’histoire du Temple de Léontopolis, ont été analysées dans J. M élèze Mordrzejewski, op. cit., p. 101-111 et S. C. M imouni, op. cit., 683-686. La lecture littérale de la grande vision de Daniel (10-12) faite dans le présent chapitre permet, me semble-t-il, de préciser à la fois cette date et les motivations de ce départ. 2. Sur le livre de Daniel, son contenu et sa date de composition, voir J. Vermeylen dans Introduction à l ’Ancien Testament, T. Römer , J.-D. M acchi, C. Nihan (éd.), Genève, 2004, p. 573-582. Le texte analysé ici sert de conclusion à la deuxième partie du livre de Daniel (ch. 7-12) dont on date la composition du deuxième siècle avant notre ère (J. Vermeylen, op. cit., p. 576). Ces chapitres qui appliquent les règles de la lecture littérale sont considérés comme les premiers témoins d’un genre littéraire nouveau, « l’apocalypse », qui fleurira dans les siècles suivants. Une meilleure connaissance du fonctionnement de la lecture littérale m’a permis de préciser quelques points que la première édition, avait laissés dans l’ombre, particulièrement dans le § 88.
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du Temple et à l’entrée en fonction du grand prêtre Alcime en 164 avant notre ère. L’écriture en est très complexe. Aussi faudra-t-il se contenter, en attendant une étude plus détaillée, de déchiffrer quelques-uns des nombreux renvois à l’Écriture dont l’auteur a truffé sa composition. Daniel raconte : Le vingt-quatrième jour du premier mois, j’étais moi-même sur le bord du grand fleuve qui est le Tigre. Je levai les yeux et regardai : voici, un homme vêtu de lin (lavouch badim) (Daniel 10, 4-5).
Dans le modèle biblique des fleuves du Paradis (§ 47) le Grand fleuve n’est pas le Tigre, mais l’Euphrate, un fleuve qui a été attribué provisoirement à la lignée de Japhet, l’ancêtre des Grecs, en attendant que ne se réalise la promesse faite à Abraham. En s’asseyant auprès du Tigre et en le désignant comme « le Grand Fleuve », Daniel pose donc un acte politique. Il prend ses distances d’avec l’hellénisme en indiquant par son geste symbolique que la source d’inspiration des croyants judéens ne doit plus être – au moins provisoirement – le fleuve contrôlé par les fils de Japhet, mais le Tigre, le fleuve de Sem (§ 49, Tableau 4). Celui qui apparaît à Daniel est « un homme vêtu de lin ». Son costume permet de l’identifier. Le lin (bad) étant réservé à la lignée des prêtres, fils d’Aaron (Exode 28, 42-43), celui qui apparaît ne peut être qu’un prêtre. Mais quel prêtre ? Par le biais de l’analogie, l’expression « un homme vêtu de lin » apporte la solution en renvoyant de façon impérative à un texte d’Ézéchiel dont le personnage principal est « un homme vêtu de lin ayant une écritoire de scribe à la ceinture » (Ézéchiel 9, 2, etc.). Daniel est alors invité à donner une valeur prophétique au récit d’Ézéchiel et à y lire l’histoire de ce grand prêtre mystérieux, qui, en plus de sa fonction sacerdotale, exercera celle d’un scribe. Voici en résumé le contenu de cette vision d’Ézéchiel. Avant que Dieu n’envoie en mission cet « homme vêtu de lin ayant une écritoire de scribe à la ceinture » la situation religieuse de la Judée était lamentable. Levaiton les yeux vers le Nord (vers la Samarie), on pouvait y voir « l’idole de la Jalousie » sur le point de chasser Yahvéh de son Temple (Ézéchiel 8, 3-6). Que symbolisait cette idole ? Probablement l’hellénisme particulièrement florissant en Samarie et en Galilée au moment de l’apparition de cet homme vêtu de lin. La situation religieuse à l’intérieur même de Jérusalem était tout aussi désespérée : les soixante-dix anciens d’Israël adoraient les idoles (Ézéchiel 8, 11) et les lévites adoraient le soleil, « entre le vestibule et l’autel » (Ézéchiel 8, 16). Pour mettre fin à cette impiété, Dieu ordonna à l’homme vêtu de lin d’inspecter Jérusalem et de « marquer au front de la lettre Tav ceux qui gémissaient et geignaient au sujet de toutes les abominations qui se commettaient au milieu de Jérusalem ». Ceux qui seraient marqués du signe seraient épargnés tandis que les autres seraient exterminés (Ézéchiel 9, 4-7). L’homme vêtu de lin exécuta fidèlement l’ordre divin (Ézéchiel 9, 11).
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Grand prêtre, écrivain, envoyé par Dieu pour réformer la religion judéenne. Pour un fidèle contemporain des débuts de la révolte maccabéenne, l’homme vêtu de lin qui apparaît à Daniel dans cette période critique pour lui révéler l’avenir de son peuple, ne peut être que le grand prêtre Siméon le Juste lui-même. Le message qu’il vient délivrer est le suivant : Je suis venu pour te donner l’intelligence de ce qui arrivera à ton peuple, dans la suite des jours, car (il y aura) encore une vision pour les jours (Daniel 10, 14).
Vingt ans plus tôt, Jésus ben Sira était persuadé de vivre les derniers jours du monde, conformément à un modèle du temps prévu par Dieu dès les origines (§ 77). En cette année 163, un partisan de la réforme de Siméon ne peut alors qu’être désespéré de constater que, depuis trente ans, l’histoire n’a cessé d’opposer des démentis successifs à ses espérances et qu’un dernier coup du sort vient d’écarter définitivement la lignée oniade de la fonction de grand prêtre. Alcime, un helléniste modéré, a été préféré à Onias IV. Siméon en personne, lui qui avait prophétisé l’imminence des temps messianiques, vient alors prophétiser leur report et annoncer à Daniel qu’il bénéficiera d’une nouvelle vision concernant les jours futurs. § 88 R etou r
au t e m ps de s
P e r se s
Bien que « l’homme vêtu de lin » de la vision de Daniel mette en scène le grand prêtre Siméon (220 à 195 avant notre ère) – la suite de l’analyse confirmera sans ambiguïté son identité –, sa venue est datée de « la troisième année de Cyrus » c’est-à-dire de la période perse comme le sera la venue d’Esdras. Ce voyage dans le temps qui fait rétrograder Siméon de la période grecque à la période perse doit être mis en parallèle avec l’attitude de Daniel qui a décidé que le « Grand Fleuve » ne serait plus l’Euphrate, le fleuve de Japhet, mais le Tigre (§ 87). Les deux ont en réalité décidé de renoncer à l’imminence de la réalisation du plan divin dont l’Euphrate et la venue de Yavan (les Grecs) étaient les signes. Avant même de lui révéler le nouveau scénario de l’histoire du peuple judéen, l’homme vêtu de lin dit à Daniel : Sais-tu pourquoi je suis venu vers toi ? Et maintenant je retournerai combattre avec le Chef de la Perse et je sors et voici que le Chef de Yavan vient. Mais je te révèlerai ce qui est inscrit dans le livre de vérité. Personne ne me rend fort contre ceux-là, sinon Micaël, votre Chef 3 (Daniel, 10, 20). 3. Dhorme corrige le texte en traduisant : « je retournerai combattre le chef de Perse », alors que, lu littéralement, cela signifie : « je retournerai combattre avec (‘ im) le chef de Perse », ce qui fait de « chef (sar) de Perse » un synonyme de
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Comme Dhorme le signale en note, l’ordre des énoncés de ce texte « ne semble pas très logique » ; il laisse en effet entendre que l’homme vêtu de lin va retourner chez les Perses avant même d’avoir révélé à Daniel « ce qui est écrit dans le livre de vérité ». Cette difficulté disparaît quand on revient à la lecture littérale et que l’on considère que la tournure interrogative de l’hébreu – « Sais-tu pourquoi je suis venu vers toi ? » – suppose une réponse positive et non négative comme en français (§ 83, note 5). Si Daniel a abandonné l’Euphrate pour le Tigre, c’est qu’il « sait » que le moment est venu de renoncer à l’imminence de la réalisation du plan divin dont les Oniades étaient les garants. Leur mise à l’écart par le Temple de Jérusalem au profit d’Alcime, un grand prêtre acquis à l’hellénisme, ne peut que retarder la réalisation de ce plan. En annonçant qu’il retournera lui-même « combattre avec le Chef de la Perse », l’homme vêtu de lin signifie à Daniel que le choix qu’il a fait de se tenir auprès du Tigre est le bon et qu’il faut renoncer provisoirement à faire la synthèse de la sagesse universelle charriée par les fleuves. Daniel décide alors d’accompagner l’homme vêtu de lin dans son exil au temps des Perses et des Mèdes. Et moi (Daniel), (c’est) dans la première année de Darius le Mède, que je me tiens pour fortifier et soutenir (l’homme vêtu de lin) (Daniel 11, 1).
Cet exil dans un temps antérieur à la conquête d’Alexandre permet d’envisager une nouvelle version de l’histoire : Maintenant je te révèlerai la vérité : Voici, trois rois se lèveront encore pour la Perse, et le quatrième aura des richesses plus grandes que tous. Quand il deviendra fort par sa richesse, il mettra tout en mouvement, avec le royaume de Yavan. Et un vaillant roi se lèvera, exercera une grande domination et agira selon son bon plaisir (Daniel 11, 2).
Comme le montrera la suite du texte de Daniel, son auteur connaît parfaitement l’histoire d’Alexandre et des rois lagides et séleucides qui se partagèrent son royaume. Il est en effet possible, comme le fait Dhorme en note de sa traduction, de mettre chaque détail de la vision en relation avec des événements précis de l’histoire grecque, de l’avènement d’Alexandre jusqu’à la mort d’Antiochus Épiphane en 164 avant notre ère. Si l’auteur maîtrise parfaitement l’histoire grecque, il doit également connaître celle des Perses qui furent leurs ennemis héréditaires. Dès lors rien ne s’oppose à identifier les « trois rois (qui) se lèveront encore pour la Perse, et le « roi (mèlèkh) de Perse ». Cette interprétation est contredite par la suite du texte qui donne à l’archange Micaël ce titre de « chef ». Les chefs de Perse, de Yavan ou d’Israël désignent donc les « anges » qui ont été affectés à chaque nation, un thème qui sera abondamment développé dans la littérature postérieure, mais qu’il reste à étudier dans le texte biblique lui-même en fonction des règles de la lecture littérale.
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quatrième (qui) aura des richesses plus grandes que tous » avec les quatre derniers rois des Perses : Artaxerxès II, Artaxerxès III, Arsès et Darius III Codoman. Par déduction, le roi perse contemporain de la vision doit alors être le prédécesseur d’Artaxerxès II, c’est-à-dire Darius II. Ce roi est mis en scène dans un autre épisode : celui du séjour de Daniel dans « la fosse aux lions ». (Daniel 6, 1-29). Et Darius le Mède reçut la royauté, alors qu’il avait soixante-deux ans. Il parut bon à Darius d’établir sur le royaume cent vingt satrapes, pour être sur tout le royaume. Au-dessus d’eux, trois hauts fonctionnaires – Daniel était l’un d’eux – étaient là pour faire rendre compte à ces satrapes et pour éviter que le roi ne fut lésé. Or ce Daniel surpassait les hauts fonctionnaires et les satrapes parce qu’un esprit supérieur était en lui, et le roi avait l’intention de l’établir sur tout le royaume … (Daniel 6, 1-4).
On ne tentera pas une lecture littérale intégrale de ce texte composé en araméen. On notera seulement qu’en choisissant de nommer « cent vingt satrapes », Darius le « mesureur » 4 espère contrôler l’histoire du monde jusqu’à la fin des temps (§ 18). Le nombre des « hauts fonctionnaires » fait problème. D’après la traduction de Dhorme, au dessus des cent vingt satrapes il y aurait eu « trois hauts fonctionnaires » dont Daniel aurait fait partie, ce que contredit la suite du texte qui précise que Daniel surpassait « les hauts fonctionnaires » et que « le roi avait l’intention de l’établir sur tout le royaume », alors que chacun des trois n’avait autorité que sur un tiers du royaume. Probablement faut-il alors comprendre que Daniel n’est pas l’un d’entre eux, mais « l’Unificateur des trois », « parce qu’un esprit supérieur est en lui ». Cet esprit est « l’Esprit d’Élohim qui contrôle la montée des eaux » (Genèse 1, 2) qui ont irrigué le monde en suivant le cours des fleuves du Paradis. Dans le plan arrêté par Darius, Daniel aurait donc eu pour mission de réunifier en un fleuve Unique les trois fleuves de connaissance divisés entre les nations. Après ce détour par la « fosse aux lions » on peut revenir à la phrase initiale du discours visionnaire de l’homme vêtu de lin, mais en tentant de serrer de plus près sa lecture littérale : Et maintenant je t’annoncerai la vérité : Voici, trois rois se lèvent encore en vue de la Perse, et le quatrième (s)’enrichira d’une grande richesse en provenance de la totalité (des trois). Et quand il deviendra fort par sa richesse, 4. Dhorme note que « l’histoire ne connaît pas de Darius le Mède … Darius était Perse ». Et il en conclut que « le livre de Daniel a pu confondre, après coup, les empires des Mèdes et des Perses ». Il semble préférable de considérer que le titre de « Mède (Mad ’ay) » a été choisi par référence au verbe mesurer (madad) dont la première occurrence se rencontre dans l’épisode de la Manne (Exode 16, 18). Par le biais de ce mot crochet l’initié est renvoyé à la « mesure » intégrale de l’histoire, jusqu’aux derniers jours, telle qu’elle a été révélée dans la Torah (Siméon le Juste, p. 401-411). C’est effectivement ce que Darius « le Mède » tentera de faire.
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(cette) Totalité aveuglera (?) le royaume de Yavan (ya‘ ir hakol ’ét malkhout yavan) (Daniel 11, 2).
Malgré de nombreuses obscurités, on peut comprendre que le rêve de Darius le mède ne se réalisera pas, l’héritier des trois parties de son royaume ne sera pas Daniel, qui devait « (s)’enrichir d’une grande richesse en provenance de la totalité (des trois), mais un roi de Yavan, Alexandre le Grand. En quittant la période grecque pour la période perse, l’homme vêtu de lin et Daniel prennent donc leurs distances d’avec cette synthèse proposée par l’hellénisme. § 89 L e s F i l s
de ba n di ts
L’homme vêtu de lin prophétise alors, à mots couverts mais avec une parfaite précision, l’histoire future du peuple judéen, de la victoire d’Alexandre sur les Perses jusqu’à la mort d’Antiochus IV Épiphane (Daniel 11). Un passage retiendra particulièrement notre l’attention, celui qui se rapporte à l’époque réelle à laquelle vécut le Siméon de l’histoire, sous le règne d’Antiochus III. La prophétie concernant cette période est ainsi formulée : En ces temps (les) nombreux se lèveront contre le roi du Midi (Daniel 11, 14).
On se souvient que Siméon le Juste s’était effectivement rallié aux séleucides, les rois du Nord, les aidant à chasser de Jérusalem les troupes de l’occupant lagide, le roi du Midi (§ 69). C’est à cet épisode que doit faire référence la révolte des « nombreux » contre le roi du Midi. Mais aucune allusion n’est faite au rôle qu’aurait joué Siméon lui-même dans ce ralliement aux rois Séleucides. Ce silence va en fait de soi à partir du moment où l’histoire du grand prêtre a été antidatée de la période perse. La prophétie ajoute : Et (ensuite) les fils de bandits de ton peuple se lèveront pour faire se tenir droite la vision et (auparavant) ils auront trébuché (Daniel 11, 14).
Qui sont « ces fils de bandits (bené pariçim) » qui apparaîtront après Siméon le Juste ? La réponse est une fois encore donnée par application de la règle d’analogie. L’expression « fils de bandit » (ben pariç) n’étant attestée que dans un texte d’Ézéchiel (Ézéchiel 18), c’est là qu’il faut aller lire leur histoire. Commentant le proverbe célèbre : « Les pères ont mangé des raisins verts et les dents des fils ont été agacées », Yahvéh énonce en ces termes la règle de la responsabilité individuelle : Toutes les vies sont à moi, la vie du père et la vie du fils sont à moi. La personne qui pèche, c’est elle qui mourra. Si un homme est juste, pratique
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le droit et la justice, … détourne sa main de l’injustice, pratique une vraie justice d’homme à homme, se conduit selon mes ordonnances, observe mes règles en agissant avec loyauté, cet homme est vraiment un juste, il vivra assurément, oracle d’Adonaï Yahvéh. Mais a-t-il engendré un fils de bandit qui répande le sang … (ce fils de bandit) restera-t-il vivant ? Non il ne vivra pas ! Il a commis toutes ces abominations, il mourra assurément ; son sang sera sur lui. Mais voici que (ce fils de bandit) a engendré un fils qui a vu tous les péchés de son père, péchés que ce dernier a commis ; il les a vus, mais ne fait rien de pareil … Il applique mes règles, se conduit selon mes ordonnances : il ne mourra pas par l’effet de la faute de son père, il vivra assurément (Ézéchiel 18).
On peut lire entre les lignes de cette proclamation de la responsabilité individuelle, l’annonce du destin de la lignée oniade : Ce père qui pratique la justice – le mot est répété quatre fois dans le texte – est Siméon le Juste. Les fils du juste surnommés « fils de bandits » – Daniel met l’expression au pluriel alors qu’elle était au singulier dans le modèle biblique – doivent alors être identifiés aux deux fils de Siméon, Onias III et Jason. Le reproche qui peut leur être fait est d’avoir provoqué la montée de l’hellénisme et la profanation du Temple. Ces deux fils de bandits mourront, mais après eux se lèvera un nouveau juste, Onias IV, qui, comme son grand père Siméon, vivra. Ces fils de bandits « se lèveront pour faire se tenir droite la vision ». La vision est celle qui a été annoncée par l’homme vêtu de lin : « Il y aura encore une vision pour les jours ! », une vision qui sera décrite dans le dernier chapitre de Daniel. En fait Siméon vient annoncer à Daniel que la trahison d’Onias III et de Jason était prévue dans le plan divin, et que cette hellénisation de Jérusalem était un mal voulu par Dieu en vue d’un bien plus grand. § 90 L e Te m ps
de l a f i n
L’annonce prophétique de l’histoire de la période hellénistique continue avec celle de la profanation du Temple par Antiochus IV et l’installation dans le Temple de la statue de Zeus olympien, « l’abomination de la désolation » : (Le roi du Nord = Antiochus IV Épiphane) exercera sa fureur contre l’alliance sainte (= la religion judéenne), mais de nouveau il aura des attentions pour ceux qui abandonneront l’alliance sainte (= le parti des hellénistes). Des troupes se lèveront de sa part, profaneront le sanctuaire forteresse (= le Temple), supprimeront le sacrifice perpétuel (= le culte) et
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établiront l’abomination de la désolation (= la statue de Zeus olympien) (Daniel 11, 30-31).
Alors commencera la révolte maccabéenne : Ceux qui profanent l’alliance, il les fera apostasier par des intrigues, mais le peuple de ceux qui connaissent leur Dieu se fortifiera et agira. Les gens intelligents du peuple (= les partisans des Oniades) instruiront les nombreux, mais ils chancelleront, par l’épée, par la flamme, par l’exil et le pillage, pendant des jours. Lorsqu’ils tomberont, ils recevront un peu d’aide, et des nombreux se joindront à eux par tromperie. Parmi les gens intelligents, certains chancelleront pour que, au milieu d’eux, ils soient éprouvés, purifiés et blanchis jusqu’au temps de la fin, car il y aura encore un temps fixé (Daniel 11, 32-35).
En utilisant le procédé de la prophétie a posteriori, l’auteur veut amener son lecteur à admettre que les événements qui se déroulent sous ses yeux, comme ceux du passé, entrent dans un plan divin qui, jusqu’ici, n’avait été que partiellement dévoilé. L’auteur de la vision doit en effet actualiser ce plan afin d’y intégrer la déchéance des Oniades et la profanation du Temple, tout en préservant la vérité intangible de l’Écriture. Pour y parvenir il se voit contraint d’inventer un nouveau type de lecture du texte révélé. Nous assistons à la naissance de la « littérature apocalyptique ». Cette ère nouvelle de l’interprétation avait été annoncée à Daniel par l’homme vêtu de lin : Je t’annoncerai le sens caché de l’Écriture de vérité (’agid leka ’èt harachum tiktav ’èmèt) (Daniel 10, 21).
Rachum est un terme technique qui désigne, semble-t-il, non pas la « lecture littérale » selon les règles de la langue du Sanctuaire, mais une lecture allégorique capable de renouveler le sens du texte. Ceux qui, à période ancienne, interprétaient le Cantique des Cantiques comme une allégorie des épousailles de Dieu et de son peuple étaient appelés dorché rechumot, « interprètes des sens cachés » 5. Cette initiation à une nouvelle lecture doit nécessairement entraîner l’abandon de la langue du Sanctuaire, c’est-à-dire de la lecture littérale : Toi, Daniel, ferme les paroles et scelle le livre (Daniel 12, 4).
Lorsque Aqiba interrogera les maîtres de Yavnéh sur leur enseignement oral, il leur dira : « Ouvrez pour moi le goût de la Michnah » (§ 27). L’ordre donné ici à Daniel est inverse : « ferme les paroles ! ». Fermer (satam) et ouvrir (patah) sont des codes que l’on emploie pour désigner les divisions en paragraphes du texte biblique. Lorsque l’indication « fermé » 5. La lecture littérale du Cantique des Cantiques en fait au contraire une allégorie des rapports de Siméon avec l’hellénisme (Siméon le juste, p. 413-430).
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suit un paragraphe, il est interdit d’en faire le commentaire. La lecture doit continuer. Lorsque l’homme vêtu de lin dit à Daniel : « ferme les paroles ! » il lui fixe donc pour mission d’occulter l’interprétation littérale des Écritures. Mais là ne s’arrête pas sa mission ! Il doit aussi « sceller le Livre » de la Torah. Un document scellé ne peut pas être lu, mais ne peut pas non plus être modifié. En fait Siméon le Juste revient pour prendre acte de l’échec momentané de sa réforme et du retard qui est survenu dans l’accomplissement des prophéties. Il vient inviter Daniel à engager provisoirement le peuple judéen dans une nouvelle voie tout en lui annonçant les conséquences néfastes d’une telle décision : Jusqu’au temps de la fin les nombreux tâtonneront et la connaissance deviendra nombreuse (Daniel 12, 4).
La lecture littérale de l’Écriture étant occultée, les fidèles de la Torah, les Nombreux, seront condamnés à chercher à tâtons un sens nouveau du texte et leurs interprétations deviendront alors multiples et, comme on le verra, contradictoires. La connaissance (da‘at) deviendra nombreuse et contradictoire, à l’image de « l’arbre de la connaissance » qui est bon et mauvais. § 91 D eu x
gr a n ds pr êt r e s h e l l é n i sé s
La suite de la vision met en scène deux nouveaux personnages : Et moi, Daniel, j’ai vu. Et voici : deux autres (’ahérim) se tiennent debout. L’un de ceux-ci est en vue de la lèvre du fleuve et l ’un de ceux-ci est en vue de la lèvre du fleuve (Daniel 12, 5).
Ces deux « autres » – comme l’Autre de la légende d’Aqiba (§ 37) – représentent des dissidents, dans lesquels Daniel ne se reconnaît pas. Ils se tiennent debout (‘amad) ! Ce même verbe sera répété à la fin du texte pour signifier à Daniel qu’il doit prendre en charge la communauté qui lui est échue par le sort. Ces deux « autres », qui se tiennent debout, sont donc deux chefs de communauté qui selon tout vraisemblance doivent être identifiés avec le grand prêtre du Temple de Jérusalem et celui du Temple du Garizim. L’homme vêtu de lin, Siméon, était apparu à Daniel alors qu’il était assis au bord de l’un des fleuves (nahar) du Paradis, le Tigre (Daniel 10, 4). Les eaux de la Sagesse que boivent ces deux grands prêtres viennent d’un autre fleuve, le fleuve d’Égypte (ye’or). Ils dispensent tous les deux un enseignement identique en tout point et qui est au service « de la lèvre du fleuve d’Égypte » au service de l’hellénisme. L’un des grands prêtres, à moins que le verbe au singulier ne signifie qu’ils parlent tous deux d’une seule voix,
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dit à l’homme vêtu de lin qui (vient) de ce qui (est) d ’en-haut en vue des eaux doubles (le-mey-mey) du fleuve : « Jusqu’ à quand (durera) la fin des prodiges ! » (Daniel 12, 6).
L’écriture de cette phrase est d’une extrême complexité. Probablement faut-il y voir une analyse a posteriori des conséquences de la réforme de Siméon. Ces eaux inférieures de la Sagesse humaine qui avaient été rassemblées dans le Temple par Siméon, conformément au plan de la création, ont donné naissance à des eaux quadruples, les eaux-eaux (mey-mey) du fleuve égyptien (§ 32). En d’autres termes la synthèse de la Sagesse des nations que Siméon avait voulu faire en rédigeant la Torah, loin de détourner la Judée de l’hellénisme, a provoqué hellénisation et schismes. Le reproche en sera fait à Siméon jusqu’au deuxième siècle de notre ère et Aqiba mettra encore en garde ceux qui, étudiant la Torah, seraient tentés de dire : « eaux-eaux ! » (§ 32). Siméon le Juste invite alors Daniel à interrompre tout enseignement oral fondé sur la lecture littérale et à attendre que soit venu le « temps de la fin » : Va, Daniel, car fermées et scellées (sont) les paroles jusqu’au temps de la fin. Les nombreux se purifieront et se blanchiront et seront éprouvés par le feu après que les impies auront commis l ’impiété. Et la totalité des impies ne comprendra pas. Et ceux qui ont l ’intelligence comprendront (Daniel 12, 9-10).
Un scénario réaliste de l’histoire est proposé. Pendant que les impies seront au pouvoir, les nombreux progresseront par étapes vers la connaissance de la Torah. § 92 L a
dat e du dé pa rt
C’est alors que Siméon fixe une double échéance : (À partir) du temps de la cessation du sacrifice perpétuel et du don de l ’abomination de la désolation, (il y aura) 1 290 jours. Heureux celui qui espère et arrivera à 1 335 jours ! (Daniel 12, 11-12).
Depuis la profanation du Temple et l’installation de la statue de Zeus olympien, « l’abomination de la désolation », 1 290 jours s’écouleront. Alors se produira un premier événement. Mais il faudra encore attendre jusqu’à ce que se produise l’événement décisif, le 1 335e jour. Dans la mesure où jusqu’ici le texte a été construit en fonction de la règle d’analogie, on doit supposer que, comme dans le livre d’Esdras, le choix de ces dates mystérieuses a été fait dans le but de renvoyer le lecteur à des modèles bibliques dont l’interprétation implique une conversion préalable du nombre de jours. Le texte biblique date en effet les événements par référence à un calendrier : « le cinquième jour du sixième mois ». Par
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ailleurs le résultat d’une telle conversion du nombre en date dépend du modèle de calendrier retenu, solaire, lunaire ou luni-solaire. Le calendrier de référence qui doit guider les adeptes des Oniades est le « calendrier solaire perpétuel ». Nous possédons deux témoignages anciens relatifs à l’existence d’un tel calendrier en Judée à la période hellénistique. L’un est conservé dans le Livre des Jubilés, un ouvrage qui reflète les thèses des légitimistes demeurés en Judée après le départ d’Onias IV, l’autre dans le Premier livre d’Hénoch. Le modèle décrit par l’auteur des Jubilés est le suivant : Le début du premier mois, le début du quatrième et le début du septième et le début du dixième sont des jours à commémorer, ce sont aussi les jours des saisons dans les quatre divisions de l’année. Ils sont prescrits et institués comme une attestation éternelle. Noé les a institués comme des fêtes pour (toutes) les générations du monde … (Jubilés 6, 23-24). Chaque (saison) compte treize semaines, d’une de ces dates de commémoration à l’autre … Le total des jours institués par ordre forme cinquantedeux semaines et leur tout forme une année complète. C’est ainsi qu’il est gravé sur les tables célestes et institué par elles. Il n’y a aucun dépassement en une année et d’année en année. Et toi [Moïse] ordonne aux enfants d’Israël de garder aux années ce nombre de trois cent soixante-quatre jours (qui) forment une année complète (Jubilés 6, 29-31).
Ce calendrier idéal a pour particularité remarquable d’être immuable pour l’éternité. Composé d’un nombre exact de semaines (52 × 7 = 364), les jours des saisons, les néoménies, les sabbats et les fêtes y tombent, d’année en année, le même quantième du mois et le même jour de la semaine. Il ne peut y exister de fêtes mobiles, comme dans nos calendriers. Les vicissitudes du temps profane sont abolies. L’entrée dans le temps liturgique solaire devient un voyage dans un monde idéal, immuable pour l’éternité. C’est en se référant à ce modèle qu’il devient possible de déchiffrer les nombres mystérieux du Livre de Daniel. Après conversion, les 1 290 jours renvoient au quinzième jour du septième mois 6 et, par analogie, au passage de la Torah qui enseigne : Au quinzième jour de ce septième mois, c’est la fête des Tabernacles durant sept jours pour Yahvéh … Sept jours durant, vous offrirez un sacrifice par le feu à Yahvéh (Lévitique 23, 34-36).
Le jour annoncé par Siméon à Daniel est alors celui de la reprise des sacrifices interrompus depuis la profanation du Temple par Antiochus Épiphane. Le 1 290e jour de la révolte, on offrira à nouveau « un sacrifice par le feu » dans le Temple. Mais qui offrira ce sacrifice ? Non pas Onias IV, 6. 1 290 = Trois ans (364 × 3) + un semestre (182) + un jour des saisons + 15 jours = 15e jour du septième mois.
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héritier légitime de Siméon, mais Alcime ! Le 1 290e jour marquera donc l’éviction définitive de la lignée oniade. Mais cet échec n’est qu’une péripétie et Siméon d’ajouter : « Heureux celui qui espère et arrivera à 1 335 jours ! », c’est-à-dire au 30 e jour du 8e mois 7. L’interprétation de cette nouvelle date est également donnée par l’analogie. Les événements que Daniel revivra à cette date ont été annoncés par le prophète Jérémie. Il avait reçu de Dieu l’ordre de se procurer un rouleau de livre et d’y consigner toutes les paroles dites sur Israël, Juda et les Nations (Jérémie 36). Il chargea Baruch d’écrire sous sa dictée toutes ces paroles et de les lire dans le Temple. La lecture en fut faite au neuvième mois, donc le lendemain de la date fatidique fixée par Siméon le Juste. Le texte fut lu une première fois en présence de tout le peuple, une deuxième en présence des princes de Juda qui furent pris de frayeur, une troisième en présence du roi Joachim. Cette dernière lecture, faite par un Judéen (yehoudi), tourna à la catastrophe : Dès que le Judéen avait lu trois ou quatre colonnes, il les déchirait avec le rasoir du scribe et les jetait dans le feu qui était sur le réchaud, jusqu’à ce que tout le rouleau fût consumé sur le feu qui était sur le réchaud (Jérémie 36, 23).
Jérémie reçut alors un nouvel ordre : Reviens, prends pour toi un rouleau autre (megilah ’ahèrèt) et écris sur lui toutes les premières paroles qui étaient sur le premier rouleau (Jérémie 36, 27).
Jérémie exécuta alors l’ordre de Dieu en dictant à Baruch toutes ces paroles. On a vu, à propos des deux « autres qui se tenaient en vue de la lèvre du fleuve d’Égypte », que le mot « autre » désignait un groupe, soit celui des Judéens, soit celui des Samaritains. Ce rouleau « autre » sur lequel Jérémie doit recopier les paroles du rouleau judéen ne peut donc appartenir qu’à un troisième groupe, celui auquel s’adresse la prophétie de Jérémie, le groupe des Judéens d’Égypte. Après avoir eu révélation de la trahison des Judéens de Jérusalem, lacérant et brûlant le rouleau de l’Écriture, Daniel reçoit alors l’ordre de refaire le voyage qu’avait fait Jérémie avant lui : Toi, Daniel, va en vue de la fin et tu te reposeras et tu te tiendras debout pour ton lot en vue de la fin (Daniel 12, 13).
Les deux autres se tenaient debout à Jérusalem et à Samarie. Daniel se tiendra debout pour son lot, en Égypte, comme le fit avant lui Jérémie. 7. 1 335 = Trois ans (364 × 3) + un semestre (182) + un jour des saisons + 30 jours + 30 jours = 30 e jour du huitième mois.
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Si Daniel, tel un nouveau Jérémie, descend en Égypte, c’est aussi pour y apporter un « rouleau autre » de l’Écriture. Probablement faut-il voir là l’annonce de la traduction de la Torah en grec, une traduction qui, comme le notera le petit fils de Jésus ben Sira, présentera « une différence considérable » avec l’original hébreu. § 93 Da n i e l
et
O n i a s IV
Bien que cette analyse succincte ne permette pas de rendre compte de tous les détails du texte hébreu, le parallélisme d’ensemble entre l’histoire de Daniel et celle d’Onias IV est évident. Nous savions par Flavius Josèphe, qu’après l’exécution du grand prêtre hellénisé Ménélas, l’entrée en fonction du grand prêtre Alcime, préféré à Onias IV, avait marqué l’éviction définitive de la lignée de Siméon le Juste et provoqué l’exil d’Onias IV en Égypte. Nous apprenons par la vision de Daniel qu’Onias IV, évincé par la communauté judéenne de Jérusalem, ne renonça pas pour autant à sa fonction et descendit en Égypte pour y fonder un nouveau centre religieux sur des bases nouvelles. Faut-il en conclure qu’Onias IV, comme le livre de Daniel lui en prête, semble-t-il, l’intention, a joué un rôle dans la traduction de la Septante ? Se cache-t-il derrière le nom du Ptolémée de la Lettre d’Aristée à Philocrate (§ 68) ? Le brouillage des rituels du culte de Jérusalem dans la traduction de la Septante est-il l’une des conséquences de cette intention affichée d’occulter le texte hébreu (§ 5) ? Pour le moins, la lecture analogique de la vision de Daniel invite à rouvrir le débat. Nous sommes en 163 avant notre ère, une quarantaine d’années seulement après la réforme de Siméon le Juste, et déjà l’héritage se trouve disputé par quatre groupes qui, chacun, peut prétendre à la légitimité. Les « Samaritains » tournés vers le Temple du Garizim, continuent à observer strictement cette Torah dont ils se considèrent comme les Gardiens. Les Judéens de Jérusalem, bien qu’ils aient trahi le sacerdoce oniade, peuvent fonder leur légitimité sur leur Temple et sur la Torah hébraïque qu’ils conservent. Les légitimistes restés fidèles aux Oniades se trouvent, quant à eux, divisés en deux groupes. Les uns, à la suite d’Onias IV, rejoignent la communauté judéenne d’Égypte, se tournent vers le nouveau Temple de Léontopolis 8 et lisent une Torah traduite en grec. Les autres, restés fidèles à la terre d’Israël, se referment progressivement sur eux-mêmes dans l’attente du retour de leur Maître de justice (§ 86).
8. S. C. M imouni, Le Judaïsme ancien, p. 744-749.
Chapitre 10
É léazar ou J ésus ? En 163 avant notre ère, après le départ d’Onias IV, la guerre de libération entreprise en Judée continua. La famille sacerdotale des frères Maccabées rendit au pays son indépendance et l’un d’entre eux, Simon, restaura la royauté (en 140). Les rois les plus connus de cette dynastie asmonéenne furent Jean Hyrcan (de 135 à 104) et Alexandre Jannée (de 103 à 76). En 63, le romain Pompée prit Jérusalem. Le dernier des asmonéens, Hyrcan II, réussit encore à conserver sa charge de grand prêtre jusqu’en 40, puis, de 37 à 4, la royauté passa aux mains d’un Ėdomite, Hérode le Grand. La Judée devint ensuite province procuratorienne, de 6 à 41 de notre ère, et enfin une province romaine 1. Quel souvenir conserva-t-on de Siméon le Juste et de son enseignement au terme de ces deux siècles d’histoire ? Un traité de la Michnah, les Pirqé avot, lui attribue un enseignement et un seul. Il aurait dit : Sur trois choses tient le monde, sur la Torah sur le service (du Temple) et sur la pratique des miséricordes (Pirqé avot 1, 2).
La littérature chrétienne du premier siècle, pour sa part, semble l’ignorer totalement. Mais en réalité ce silence n’est pas dans les textes mais seulement dans la lecture qui en est faite actuellement. Pour comprendre à quel point le souvenir de Siméon restait encore vivace au premier siècle de notre ère, il suffira d’esquisser la lecture littérale de deux textes bien connus. Le premier, que j’appellerai l’Acte de fondation de Yavnéh, est l’un des textes fondateurs du judaïsme, probablement faudrait-il même dire le texte fondateur. Le second est une légende conservée dans les récits de l’enfance de Jésus écrits par l’évangéliste Luc. § 94 L’A ct e
de fon dat ion de
Yav n é h
Pendant les années qui précédèrent la destruction du second Temple en 70 de notre ère, l’un des maîtres de l’époque, Yohanan ben Zaccaï, décida d’anticiper sur une issue qu’il jugeait inéluctable et fonda à Yavnéh, une 1. Cf. P. Schäfer , op. cit., p. 60-155.
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CHAPITRE 10
bourgade à l’ouest de Jérusalem, un nouveau centre religieux qui devait devenir le berceau du judaïsme après la destruction du Temple. L’École de Yavnéh fut le creuset dans lequel s’opéra la métamorphose de la religion judéenne du second Temple en la religion juive. C’est là que le canon définitif des Écritures juives fut promulgué. L’École ferma définitivement ses portes après la révolte de Bar Kochba (de 132 à 135), pendant laquelle mourut Rabbi Aqiba 2 . L’Acte de fondation de Yavnéh nous a été conservé en deux versions, dans le traité de la Michnah, Pirqé avot, et dans un commentaire de ce traité, les Avot de Rabbi Natan 3. Les variantes entre les deux textes sont instructives. Dans la version des Avot de Rabbi Natan, l’Acte de fondation décrit les étapes de la transmission de la Torah depuis Moïse jusqu’à Yohanan ben Zaccaï et à ses disciples. Yohanan y est présenté comme l’héritier de deux Écoles antérieures qui fleurirent aux alentours de notre ère, l’École de Hillel et l’École de Chammaï. Cette version de l’histoire, qui est la plus ancienne, a été corrigée au troisième siècle de notre ère par le dernier rédacteur des Pirqé avot. Pour lui l’héritier de Hillel n’est plus Yohanan mais la lignée des descendants directs de Hillel qui, après la mort de Yohanan, présida l’École de Yavnéh et fonda le judaïsme. Les véritables héritiers de la tradition deviennent alors les Hillélites, ceux qui donneront au judaïsme rabbinique son visage définitif. Heureusement, malgré ces brouillages intentionnels, la comparaison des textes permet encore de reconstituer avec sûreté le monument original. Et c’est à son interprétation que s’attachera exclusivement ce chapitre. § 95 V i ngt- deu x
pe r son nage s e n qu êt e de
Tor a h
L’Acte de fondation de Yavnéh a pour fonction de garantir l’authenticité de l’enseignement dispensé par l’École. Dans sa version initiale, il 2. On trouvera une présentation synthétique de cette période et des débats sur le statut de « l’académie de Yavnéh » dans S. C. M imouni, Le judaïsme ancien, p. 507-541. 3. E. Smilévitch et B. Dupuis , Leçons des pères du monde, Pirqé avot et Avot de Rabbi Natan, Paris 1983. Une première version du traité des Pirqé avot (Chapitres des Pères) a été écrite au deuxième siècle de notre ère, c’est celle que commente l’auteur des Avot de Rabbi Natan. Lors de la rédaction finale de la Michnah par Juda le Prince, à la fin du 3e siècle, ces Chapitres des Pères furent remaniés afin de servir de préface à la Michnah. Dans cette nouvelle version le rôle du fondateur de l’École de Yavnéh, Yohanan ben Zaccaï a été relégué au second plan au profit de Juda le Prince descendant de la lignée des hillélites. La prise en compte de ces deux états du texte permet de mieux comprendre les enjeux de cette période de transition entre la religion judéenne du Temple et le judaïsme rabbinique.
ÉLÉAZAR OU JÉSUS ?
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décrit une chaîne de vingt-deux personnages – ou groupes de personnages – bibliques et post-bibliques qui, de Moïse aux disciples de Yohanan ben Zaccaï, se seraient transmis la Torah. Cette chaîne ininterrompue garantirait l’orthodoxie de l’enseignement diffusé par l’École. La Torah, telle qu’elle avait été conçue par Siméon le Juste, était double, Écriture et Parole, à la fois Torah écrite (torah chèbiktav) et Torah orale (torah chèbe‘al péh). Dans la version première de l’Acte de Fondation de Yavnéh ces deux volets de l’enseignement sont nettement distingués. Voici les articulations essentielles de cette version conservée dans les Avot de Rabbi Natan : Moïse a reçu la Torah du Sinaï et il l’a transmise à Josué (bin Noun) et Josué aux Anciens et les Anciens aux Prophètes et les Prophètes l’ont transmise aux hommes de la Grande Assemblée. Ceux-ci ont dit trois paroles : « Soyez simples dans le jugement, formez de nombreux disciples et faites une haie pour la Torah ». Siméon le Juste a fait partie des chantres de la Grande Assemblée. Il dit : « Sur trois choses tient le monde, sur la Torah, sur le service (du Temple) et sur la pratique des miséricordes ». Antigonos, homme de Sokho, a reçu de Siméon le Juste. Il disait : « Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent le maître afin de recevoir un salaire, mais soyez comme des serviteurs qui servent le maître sans attendre aucun salaire, et que la crainte des cieux soit sur vous ». Yosé ben Yoézer, homme de Çerédah, et Yosé ben Yohanan, homme de Jérusalem, ont reçu d’eux (de Siméon et d’Antigonos) …
La chaîne cite alors un enseignement attribué à chacun de ces deux maîtres, puis énumère huit autres maîtres, groupés deux à deux, auxquels un enseignement est également attribué. En voici la liste : Yehochoua ben Perahyah et Nitaï l’Arbélite ont reçu d’eux … Yehoudah ben Tabaï et Siméon ben Chatah ont reçu d’eux … Chemayah et Abtalion ont reçu d’eux … Hillel et Chammaï ont reçu d’eux …
C’est à cet endroit que la version officielle des Pirqé avot brise la chaîne originale pour substituer au fondateur de l’École de Yavnéh, Yohanan ben Zaccaï, la lignée des descendants de Hillel qui n’héritent que de leur fondateur alors que dans la première version Yohanan ben Zaccaï héritait à la fois de Hillel et de Chammaï : Rabban Yohanan ben Zaccaï a reçu de Hillel et de Chammaï … Le texte s’achève alors avec l’énumération de cinq disciples de Yohanan :
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CHAPITRE 10
Rabban Yohanan ben Zaccaï avait cinq disciples : Rabbi Éliézer, Rabbi Yehochoua, Rabbi Yosé, Rabbi Ismaël et Rabbi Ėléazar.
La construction du monument se fonde sur un axiome hérité de Siméon selon lequel l’enseignement doit nécessairement s’inscrire dans un modèle « géométrique » qui, à lui seul, en révèle le sens. Le modèle retenu est celui des vingt-deux lettres de l’alphabet. L’argument sous-jacent à une telle construction peut être formulé ainsi : De même que la Torah écrite, qui est parfaite, a été révélée au moyen de vingt-deux lettres, de même la Torah orale dont on fait la synthèse à l’École de Yavnéh est parfaite parce que transmise par l’intermédiaire de vingt-deux générations. Ces vingt-deux maillons de la transmission écrite et orale sont euxmêmes organisés autour du nombre cinq qui, pour les maîtres de Yavnéh, est celui des livres de la Torah. 5 1 5 5 1 5 1 Moïse 2 Josué 3 Les Anciens 4 Les Prophètes 5 Les Hommes de la Grande Assemblée (dont SIMÉON LE JUSTE) 6 Antigonos (Homme de Sokho) 7 Yosé ben Yoèzer (Homme de Çerédah)
8 Yosé ben Yohanan (Homme de Jérusalem)
9 Josué ben Péréyah
10 Nitaï l’Arbélite
11 Juda ben Tabaï
12 Siméon ben Chatah
13 Chemayah
14 Abtalion
15 Hillel
16 Chammaï 17 YOHANAN BEN ZACCAÏ
18 Rabbi Éliézer 19 Rabbi Josué 20 Rabbi Yosé 21 Rabbi Ismaël 22 Rabbi Éléazar
ÉLÉAZAR OU JÉSUS ?
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D’abord viennent cinq générations d’inspirés qui conduisent l’histoire jusqu’au temps de Siméon le Juste. C’est alors qu’apparaît un personnage portant un nom grec, Antigonos, qui provoque le dédoublement de l’enseignement entre deux lignées parallèles et antagonistes de cinq personnages qui héritent à la fois de son enseignement et de celui de Siméon. Puis vient le réunificateur, fondateur de l’École de Yavnéh, Yohanan ben Zaccaï, qui hérite à la fois des deux lignées et en transmet l’héritage à cinq disciples qui se partagent son enseignement. La chaîne s’achève avec le vingt-deuxième personnage, Éléazar ben Arakh. § 96 R ecevoi r ,
t r a nsm et t r e et pa r l e r
Le rôle respectif des vingt-deux acteurs est défini au moyen de trois verbes. Les uns reçoivent (qibel) la Torah, d’autres la transmettent (masar), d’autres parlent (’amar). Jusqu’à la cinquième génération la transmission se fait en silence : Moïse reçoit la Torah du Sinaï et ses successeurs – Josué, les Anciens, les prophètes et les Hommes de la Grande Assemblée se la transmettent. Ce n’est qu’à la cinquième génération, celle des Hommes de la Grande Assemblée, que cette Torah devient Parole. Ils disent trois paroles : « Soyez simples dans le jugement, formez de nombreux disciples et faites une haie pour la Torah », trois préceptes qui seront les piliers de l’enseignement des maîtres de Yavnéh. Les rapports de Siméon le Juste avec la Grande Assemblée sont décrits dans une phrase obscure que l’on traduit généralement ainsi : « Siméon était l’un des survivants de la Grande Assemblée ». Littéralement pourtant, elle signifie qu’il a fait partie des chantres (micheyaré) de la Grande Assemblée 4 . Avec eux, il a appartenu à la dernière génération des inspirés 4. La traduction traditionnelle donne au mot chayar, « chantre », le sens de che’ar, « reste ». Cette substitution fait partie, semble-t-il, d’un plan concerté de dénigrement du rôle de Siméon le Juste. Une étude du Cantique des Cantiques (chir hachirim) en fonction des règles de la lecture littérale montre en effet que les relations amoureuses du bien-aimé (dod) du Cantique et de sa bien-aimée qu’il nomme « ma Colombe » (Yonah : YWNh) sont une représentation allégorique des rapports du grand prêtre Siméon et de la culture hellénistique (Yavan : YWN) symbolisée par la colombe (Cf. Siméon le Juste, p. 413-428). On sait par ailleurs qu’au moment de la fixation définitive du canon des Écritures juives à Yavnéh, certains rabbins voulurent exclure le « Cantique des Cantiques » du Canon, une exclusion à laquelle Rabbi Aqiba se serait opposé en avançant comme argument que le Cantique des Cantiques (chir hachirim) était « le Saint des Saints » (qodéch haqodachim). Par cette formule sibylline il affirmait, en accord avec la lecture littérale du Cantique, que celui-ci était l’œuvre du grand prêtre Siméon, car le grand prêtre était seul habilité à entrer dans ce « Saint des Saints » et à en connaître les mystères. On mit fin à ce débat contradictoire en coupant la poire en deux. On décida de réinterpréter
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et avec eux il a prononcé le premier enseignement de la Torah orale, un enseignement prononcé en chœur et qui deviendra celui du parti pharisien et de l’École de Yavnéh. Soyez simples dans le jugement, formez de nombreux disciples et faites une haie pour la Torah.
C’est seulement dans un second temps que Siméon se serait fourvoyé en faisant reposer son enseignement sur trois nouveaux piliers : Sur trois choses tient le monde, sur la Torah, sur le service (‘avodah) du Temple et sur la pratique des miséricordes.
Alors que le pilier central du projet de la Grande Assemblée était de diffuser au plus grand nombre l’enseignement de la Torah – « Faites de nombreux disciples » –, celui du projet de Siméon aurait été le culte du Temple. Il aurait en quelque sorte abandonné la doctrine de la Grande Assemblée qui deviendra celle du parti pharisien pour celle du Temple qui sera celle du parti sadducéen. § 97 D e S i m éon
à l a r évolt e m acca bé e n n e
À partir de la cinquième génération, celle de la Grande Assemblée et de Siméon, une « parole » illustre l’enseignement oral de chacun des maîtres. On entre dans l’ère des commentateurs de l’Écriture. Pour la tradition pharisienne, c’est en effet au moment de ce passage de l’Écriture à la Parole que cesse l’inspiration. Les personnages des cinq premières générations bénéficiaient tous du don de prophétie. Moïse fut le plus grand des prophètes (Deutéronome 34, 10), Josué bin Noun hérita de l’Esprit de Moïse (Deutéronome 34, 9), les Anciens prophétisèrent « mais ne continuèrent pas » (Nombres 11, 25-27). La tradition pharisienne enseignera enfin que l’histoire de Siméon à la lumière de celle de Salomon. De même que ce roi avait été fidèle à Yahvéh pendant la première partie de son règne et s’était ensuite perverti en fréquentant les femmes étrangères, de même Siméon avait été fidèle tant qu’il avait parlé d’une seule voix avec les chantres de la Grande Assemblée, mais s’était ensuite fourvoyé en fréquentant les sagesses étrangères. Pour illustrer cette double vie du grand prêtre, on lui attribua – sous le pseudonyme de Salomon –, deux livres du Canon de Yavnéh, le Chant des Chants (chir hachirim) de Salomon et le livre du Qohèlèt (Ecclésiaste) dont les premiers mots sont « Vanité des Vanités » (hévèl havalim) (§ 54).
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les derniers des prophètes furent membres de la Grande Assemblée et que l’inspiration cessa à leur mort. Enfin, après l’entrée de son livre dans le canon juif des Écritures, on compta Esdras au nombre des membres de la Grande Assemblée et de ce fait au nombre des inspirés. Siméon le Juste aurait bénéficié de cette inspiration tant qu’il parla d’une seule voix avec les membres de la Grande Assemblée, tant qu’il fut « un chantre parmi les chantres » mais, lorsqu’il se sépara d’eux son enseignement serait devenu « vanité des vanités » (cf. § 96, note 4). Le disciple de Siméon qui incarna cette « vanité », à la sixième génération, fut Antigonos, l’homme de Sokho. Son nom grec (antigonos-antigonizô) qui a donné en français « antagonisme », correspond à sa fonction. Il symbolise l’antagonisme provoqué par l’hellénisation de la Judée et qui opposera les couples de personnages suivants, partagés entre un double enseignement qu’ils ont reçu à la fois de Siméon et d’Antigone. De façon plus concrète le nom-fonction d’Antigone doit aussi renvoyer à l’antagonisme politique qui opposa les fils de Siméon, Onias III et Jason (§ 79). Les trois héritiers directs de Siméon, à la différence des autres personnages de la chaîne, sont désignés comme les « Hommes » (’ich) d’un lieu, un mot qu’il faudrait en fait traduire par « époux » conformément à son modèle biblique 5. SIMÉON LE JUSTE Antigonos L’époux de Sokho Yosé ben Yoézer L’époux de Çerédah
Yosé ben Yohanan L’époux de Jérusalem
Comme la « ville » de Sokho (SKW) à laquelle est associé Antigonos est inconnue, on doit recourir à l’analogie pour l’identifier. Antigonos devient alors « l’époux de sa cabane » (Soukho SKW), par référence aux cabanes (soukot) que l’on doit construire lors de la fête des Tabernacles (soukot) : 5. Dans un commentaire sur le rôle néfaste de Siméon, l’auteur des Avot de Rabbi Natan met en scène son épouse (’ichah) se lamentant sur la mort prématurée de Siméon, son époux (’ich) (§ 102). Le couple époux-épouse renvoie par analogie au modèle d’Adam et de son épouse. Lorsque Yahvéh-Élohim présenta à Adam l’aide (‘ ézer) qu’il lui avait destinée, celui-ci dit « On l ’appellera épouse (’ichah) car d ’un époux (’ich) elle a été prise » (Genèse 2, 23). Pour l’auteur des Pirqé Avot le couple époux/épouse désigne le grand prêtre et à sa communauté, un thème également repris par les chrétiens qui feront de l’Église l’épouse du Christ. Donner aux trois disciples de Siméon le titre d’époux (’ich) doit en conséquence les désigner comme les chefs de trois communautés.
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Élohim est connu en Juda, son Nom est grand en Israël. Sa cabane (suko) est à Salem (= Jérusalem) et sa demeure à Sion (Psaume 76, 2-3).
Ce passage des Psaumes est construit autour de trois couples antithétiques – Élohim / le Nom (= Yahvéh), Juda / Israël et Salem (= Jérusalem) / Sion – qui suffisent à définir le rôle néfaste d’Antigonos. Il est accusé d’avoir transformé la demeure de Yahvéh (le Nom) en une cabane vouée au culte d’Élohim, un nom de forme plurielle derrière lequel peuvent se cacher les « dieux étrangers » de l’hellénisme. Ce choix aurait privé Jérusalem de l’enseignement de la Torah en lui redonnant le statut de la ville cananéenne de Salem qu’elle portait avant que David ne lui donne un nouveau statut symbolisé par le nom de Jérusalem : « Enseignez (la Torah) à Salem (yerou chalaïm) ». En agissant ainsi, il a contraint le « Nom » du Dieu d’Israël à quitter la « Salem » terrestre pour Sion, la Jérusalem céleste. Les deux autres « époux » qui héritent à la fois de Siméon et d’Antigonos sont Yosé ben Yoézer, homme de Çerédah, et Yosé ben Yohanan, homme de Jérusalem. Ils portent le même nom de Yosé, déformation de Joseph, le fils de Jacob qui fut vendu en Ėgypte et devint égyptien en recevant le nom de Safnat Panéakh. Que le premier soit homme de Çerédah et le second homme de Jérusalem permet par ailleurs de préciser de quelle communauté ils sont les « époux ». Le nom de Çerédah n’étant cité qu’une seule fois dans la Bible, comme lieu de naissance du premier roi d’Israël, Jéroboam, (1 Rois 11, 26), l’homme de Çerédah dont parle l’Acte de fondation devient alors la réincarnation de Jéroboam de Çerédah, celui qui fut à l’origine du schisme entre Israël et Juda. Il suffit alors d’actualiser le modèle pour comprendre que l’opposition entre Çerédah et Jérusalem (royaume d’Israël et royaume de Juda) symbolise le schisme qui opposa les « Gardiens de la Loi », aux Judéens du Temple de Jérusalem. À travers l’homme de Çerédah et l’homme de Jérusalem, l’auteur de l’Acte de fondation de Yavnéh vise en réalité des courants religieux contemporains de la fondation de l’École. L’homme de Çerédah n’est plus le « Gardien de la Torah » mais le samaritain hérétique. Quant à l’homme de Jérusalem il s’identifie à ces sadducéens qui, comme on le verra, continueront à sévir à l’intérieur même de l’École de Yavnéh. § 98 S a dducé e ns
et
P h a r i si e ns
Nous ne tenterons pas de percer l’identité de chacun des cinq couples qui enseignèrent jusqu’à la venue de Yohanan ben Zaccaï, mais seulement de montrer au moyen d’un exemple, comment une lecture littérale des traditions anciennes les concernant peut permettre un retour à l’histoire, une histoire certes idéalisée, mais néanmoins instructive.
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Le commentaire que font les Avot de Rabbi Natan à propos de Juda ben Tabaï et de Siméon ben Chatah (11e et 12e chaînons de la tradition orale) permet de préciser la nature de l’antagonisme qui opposa ces deux maîtres : Antigonos, l’homme de Sokho, eut deux disciples (l’homme de Jérusalem et l’homme de Çerédah) qui répétaient (en les commentant) ses paroles et ils les répétèrent à leurs disciples (Josué ben Perahyah et Nitaï l’Arbélite) et ces disciples (les répétèrent) à leurs disciples (Juda ben Tabaï et Siméon ben Chatah). Ceux-ci (Juda ben Tabaï et Siméon ben Chatah) se mirent à examiner (les paroles d’Antigonos) après leurs prédécesseurs (Avot de Rabbi Natan A 5).
Les paroles d’Antigonos étaient : Ne soyez pas comme des serviteurs qui servent le maître afin de recevoir un salaire, mais soyez comme des serviteurs qui servent le maître sans attendre aucun salaire, et que la crainte des cieux soit sur vous (Pirqé avot 1, 3).
Comme l’enseignait Jésus ben Sira, la génération des disciples de Siméon vivait dans l’espérance d’un salut imminent (§ 77). Elle avait conscience d’assister aux derniers jours d’un monde, d’être au seuil d’une ère de paix et de salut. Dans un tel contexte, l’enseignement prêté à Antigonos prend sens. Ce qu’il conseille à ses disciples c’est de renoncer à ce salaire, c’està-dire à l’imminence d’un monde futur, et de se contenter de servir sans rien attendre, de renoncer à la venue imminente des temps messianiques. Reprenant cet enseignement d’Antigonos, Juda ben Tabaï et Siméon ben Chatah s’interrogent : Que virent nos pères pour dire cette parole ? Est-il possible qu’un travailleur fasse son ouvrage tout le jour et ne prenne pas son salaire le soir ?
Face à cette question qui les divise, chacun se réfère à la Torah afin de trouver la solution : Alors ils se mirent à interpréter à partir de la Torah (pirchou min hatorah) et se brisèrent à partir d’eux deux brisures, les Sadducéens et les Boéthusiens, les Sadducéens d’après le nom de Çadoq et les Boéthusiens d’après le nom de Boéthos (Avot de Rabbi Natan A 5).
À s’en tenir au sens littéral de ce texte, les Sadducéens sont donc les héritiers de Juda ben Tabaï et les Boéthusiens ceux de Siméon ben Chatah. Les fondateurs des deux partis, s’interrogeant sur la tradition orale qu’ils avaient reçue et voyant ses contradictions, seraient revenus à l’interprétation même de la Torah afin de fonder sur elle leurs doctrines respectives. L’indication chronologique donnée par les Avot de Rabbi Natan permet d’avancer une hypothèse plausible quant aux raisons de cette brisure
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entre Sadducéens et Boéthusiens. La naissance des deux partis est datée de l’époque de Siméon ben Chatah, qui est par ailleurs présenté comme le champion du mouvement pharisien sous le règne d’Alexandre Jannée (entre 103 et 76 avant notre ère). Ce roi, s’appuyant sur le parti sadducéen, c’est-à-dire sur la caste sacerdotale au pouvoir depuis l’éviction des Oniades, réprima durement des émeutes populaires fomentées par les Pharisiens. Nombre de ces derniers durent s’exiler. À la mort d’Alexandre Jannée (en 76), la reine Alexandra inversa les alliances et les Pharisiens acquirent pour un temps une influence prépondérante. Pour la tradition rabbinique, qui se veut l’héritière de la tradition pharisienne, Siméon fils de Chatah fut le héros de cette lutte victorieuse du parti pharisien et celui qui lui assura momentanément le contrôle politique du Sanhédrin jusque là à majorité sadducéenne. Dans le texte qui vient d’être cité, Boéthusiens et Pharisiens sont donc synonymes et désignent le parti pharisien fondé par Siméon ben Chatah afin de contrecarrer l’hégémonisme du mouvement sadducéen. Le choix du nom de Boéthusien peut s’expliquer de la façon suivante. De même que le modèle des Sadducéens est le grand prêtre Çadoq – le premier grand prêtre du premier Temple de Jérusalem –, celui des Pharisiens serait Boéthos (= Aide, en grec), c’est-à-dire Esdras (‘ ézra’ = Aide, en araméen). Probablement faut-il rattacher à ces événements et à cette période l’origine du rôle de promulgateur de la Loi que la tradition pharisienne attribuera à Boéthos-Esdras. § 99 H i l l e l
et
Ch a m m a ï
L’antagonisme du cinquième couple, Hillel* et Chammaï*, est bien connu, même si la tradition postérieure en transmet une interprétation actualisée. Hillel est reconnu par les Pharisiens pour être l’auteur de six règles d’interprétation que Rabbi Ismaël, le champion de la « langue des fils d’Adam », développera en treize règles. Hillel est également considéré comme le premier rédacteur de la Michnah. C’est lui qui aurait commencé sa mise en ordre en distinguant ses six sections. Mais il est avant tout l’ancêtre de la lignée hillélite qui, après la mort de Yohanan ben Zaccaï, présidera à titre héréditaire l’École de Yavnéh et le Sanhédrin, et dont le membre le plus illustre sera Juda le Prince*, rédacteur de la Michnah. En bref, le pharisien Hillel est présenté par la tradition rabbinique comme le fondateur du modèle du judaïsme qui s’imposera après la deuxième révolte juive, après la mort d’Aqiba, après que la langue des fils d’Adam aura supplanté celle du Sanctuaire. Il est intéressant de noter que tel n’est pas le point de vue de l’Acte de fondation de Yavnéh dans sa version originale. Avant son remaniement par le rédacteur de la version officielle de la Michnah, Yohanan ben Zac-
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caï n’est pas présenté comme l’héritier de la seule pensée de Hillel, mais comme celui qui fait la synthèse des enseignements de Hillel et Chammaï. Rabban Yohanan ben Zaccaï a reçu de Hillel et de Chammaï …
Que la version conservée dans la Michnah ait brisé la chaîne traditionnelle qui faisait de Yohanan l’héritier légitime de Hillel et de Chammaï pour lui substituer la seule lignée des hillélites qui n’occupera le poste de président qu’après sa mort, ne peut être interprété autrement que comme une volonté de récrire l’histoire afin de reléguer à un second plan l’homme de la synthèse au profit du champion de l’École hillélite. § 100 L e
nou v e l
Éléazar
Yohanan eut cinq disciples 6. Au nom du premier d’entre eux Éliézer (Mon Dieu est aide), répond en écho le nom du cinquième, Éléazar (Dieu a aidé). Le jugement porté sur eux par Yohanan suffit à définir leurs fonctions respectives. Éliézer, dit-il, « est une citerne qui ne laisse perdre aucune goutte » et Éléazar « une source qui va se renforçant ». Le premier est le collecteur des eaux mortes de la tradition passée, le dernier est l’homme des eaux vives qui irrigueront le judaïsme nouveau. Ne doit-on pas en conclure que dans la version originale, même si les personnages historiques se cachent sous des noms symboliques, Éléazar est l’homme de l’avenir, le successeur présomptif, ou déjà en exercice, de Yohanan ? Telle est effectivement la fonction que lui donne l’auteur des Pirqé avot quand il fait dire à Yohanan : Je préfère les paroles d’Éléazar aux vôtres (les paroles des quatre autres), car dans les siennes les vôtres sont incluses (Pirqé avot 2, 9).
Éléazar ben Arakh, vingt-deuxième et dernier personnage de la chaîne traditionnelle, est donc présenté comme celui qui fait la synthèse de tous les enseignements dispensés par les autres disciples de Yohanan. Pourtant la tradition rabbinique ne conservera de lui qu’un souvenir vague. Rabbi Natan justifie ce fait surprenant de la façon suivante. Pendant que les autres disciples se rendaient à Yavnéh, Éléazar se serait retiré à Démosia (que l’on identifie soit à Emmaüs, soit à Damas) pour jouir de l’air pur et des eaux de ce lieu de délice, et sa retraite aurait été préjudiciable à sa science et à son influence (Avot de Rabbi Natan A 14). En prenant le 6. Ces cinq disciples représenteraient les « sectes » de la période du Temple que Yohanan tenterait de réunifier autour de l’École de Yavnéh. Voir B. Barc , « Du Temple aux Palais. De Siméon fils d’Onias à Siméon fils de Yohaï », dans S. C. M imouni, L. Painchaud (éd.) La question de la « sacerdotalisation » dans le judaïsme synagogal, le christianisme et le rabbinisme, Turnhout, 2018, p. 39-59.
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chemin de Damas comme le fit Paul de Tarse (Actes des apôtres 9, 1-22), ou celui d’Emmaüs où deux des disciples eurent la vision de Jésus ressuscité (Luc 24, 13-32), Éléazar ben Arakh va à la rencontre des chrétiens. Il se pourrait alors que cette légende fasse allusion au conflit qui aurait opposé Yohanan ben Zaccaï aux Hillélites, à propos de l’accueil des Judéochrétiens 7. Les interprétations qui viennent d’être présentées devraient être étayées et corrigées à la lumière d’autres textes. On peut cependant, pour le moins, en conclure qu’au premier siècle de notre ère les fondateurs du judaïsme conservaient un souvenir précis de leur histoire passée et savaient encore que Siméon le Juste y avait joué un rôle décisif qu’ils jugeaient au moins partiellement négatif. Homme de la Torah écrite et orale, il avait été à l’origine de schismes et de divisions. Il avait provoqué l’éclatement de la tradition orale et rendu nécessaire une restauration opérée par le mouvement pharisien. Il y a volonté de la part des fondateurs du judaïsme de réinterpréter le rôle de Siméon fils d’Onias. Sa figure est idéalisée à l’extrême et son rôle décisif dans l’histoire du second Temple n’est plus évoqué que par la géométrie de l’Acte de fondation de Yavnéh. Le personnage-fonction qui se substitue à lui est celui d’Éléazar-Esdras-Boéthos, modèle d’un judaïsme qui tentera encore, sous l’impulsion de Yohanan ben Zaccaï, d’opérer la synthèse entre les différents courants religieux nés de la réforme opérée par Siméon le Juste trois siècles auparavant. On se situe encore dans la continuité de l’histoire du Temple. Le personnage d’Esdras est encore présenté comme l’héritier de la période du Temple. Ce n’est que lors de l’introduction du livre d’Esdras dans le canon des Écritures juives que sa fonction sera antidatée de la période perse, et que l’histoire de la religion judéenne de la période hellénistique sera définitivement occultée. 7. La nature des rapports entre Juifs et Chrétiens pendant les premiers siècles de notre ère fait débat (voir S. C. M imouni, « Histoire du judaïsme et du christianisme antiques. Quelques remarques épistémologiques et méthodologiques » dans C. Clivaz – S. C. M imouni – B. Pouderon (éd.) Les judaïsmes dans tous leurs états aux i er- iii e siècles, Turnhout, 2015, p. 13-32). Il semble qu’une lecture littérale des nombreuses « légendes » relatives à cette période pourrait apporter des arguments en faveur d’une cohabitation, souvent houleuse, entre différentes « écoles » judéennes s’opposant avant tout à propos des temps messianiques, réalisés pour les uns (disciples de Jésus), imminents pour d’autres (disciples d’Aqiba), et qui seront repoussés sine die par la tendance qui finira par s’imposer dans le judaïsme rabbinique. L’étude en parallèle de thèmes et de personnages mis en avant par les camps de Jésus et d’Aqiba serait riche d’enseignement. J’en mentionnerai deux exemples : une étude comparée du récit d’Éléazar ben Arakh, abandonnant les eaux mortes de Yavnéh pour les eaux vives d’Emmaüs, et du récit de la mort de Lazare (= Éléazar) et de sa résurrection par Jésus (Jean 11). De façon plus générale, on pourrait aussi s’essayer à une lecture en contrepoint de l’histoire de Yohanan ben Zaccaï avec celle son quasi-homonyme Yohanan ben Zakariah (Jean le Baptiste).
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§ 101 P l a i doy e r
pou r u n e
Tor a h
sa ns fa r d
Que Siméon ait tenté de faire une synthèse entre la tradition religieuse judéenne et la culture hellénistique est le reproche que lui fera le judaïsme rabbinique et en premier lieu l’auteur de l’Acte de fondation de Yavnéh. Pour lui, Siméon fut un personnage double. Il se conforma à la volonté divine tant qu’il parla d’une seule voix avec les cent dix-neuf autres membres de la Grande Assemblée et ordonna de « faire une haie à la Torah ». Mais, lorsqu’il dispensa son propre enseignement auprès des Judéens hellénisés représentés symboliquement par Antigonos l’homme de Sokho, il fut à l’origine du schisme entre Sadducéens et Pharisiens. Du fait de son contact avec l’hellénisme, Siméon est rendu a posteriori responsable de toutes les vicissitudes de l’histoire du second Temple et de sa destruction. Tel est le thème développé par Rabbi Natan dans son commentaire du passage des Pirqé avot relatif à la Grande Assemblée et à Siméon le Juste. Pour illustrer les rapports qu’entretint Siméon avec le peuple judéen, il met en scène un homme (’ich) et son épouse (§ 97, note 5). L’homme est le grand prêtre et son épouse une communauté judéenne qui vit « dans la souillure de l’impureté », du fait de ses contacts permanents avec l’étranger. Rabbi Natan s’interroge : Quelle est la haie dont la Torah entoura ses paroles ? Vois, (Dieu) dit (dans la Torah) : « vers une épouse dans la souillure de son impureté tu ne t’approcheras pas » (Lévitique 18, 19). Peut-on (en conclure que son mari) l’enlacera et l’embrassera et parlera avec elle de paroles oisives (étrangères à la Torah) ? L’enseignement dit : « Tu ne t’approcheras pas » ! Peut-on (en conclure) qu’elle dormira avec lui (en gardant) ses vêtements ? L’enseignement dit : « tu ne t’approcheras pas » ! Peut-on (alors en conclure) qu’elle se lavera le visage et se fardera les yeux ? L’enseignement dit : « Celle qui souffre dans sa souillure, tous les jours de sa souillure elle sera dans sa souillure ». Par celle qui s’enlaidit pendant les jours de son impureté, l’esprit des Sages trouve le repos et par celle qui se pare pendant les jours de son impureté, l’esprit des Sages ne trouve pas le repos (Avot de Rabbi Natan A 2).
Nous sommes à l’époque de Yavnéh, une époque où, selon la doctrine pharisienne, la Torah est à la fois écrite et orale. La haie dont la Torah doit entourer ses paroles symbolise donc le contrôle permanent que les autorités de Yavnéh doivent exercer sur l’interprétation de l’Écriture. Elles doivent d’abord rejeter toute interprétation complaisante qui viserait à attirer au judaïsme les étrangers. Telle est en effet, par analogie verbale, la symbolique de l’épouse qui « se lave le visage et se farde les yeux » dont l’inter-
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prétation est donnée par le texte d’Ézéchiel qui enseigne que celle qui se farde est comparable à Oholah et Oholibah qui ont envoyé des messages à des hommes venus de loin, auxquels un messager avait été dépêché et voici qu’ils sont venus ceux pour lesquels tu t’étais baignée, pour lesquels tu avais fardé tes yeux et revêtu ta parure (Ézéchiel 23, 36-47).
Celle qui « se farde » est celle qui, pour séduire les étrangers, se revêt des atours de l’hellénisme. Mais il s’agit là d’un piège, car l’interprétation qui « se pare pendant les jours de son impureté, l’Esprit des Sages ne trouve pas le repos par elle ». Il faut donc renoncer à tout ce qui, dans l’interprétation passée, a été contaminé par l’hellénisme, renoncer aux beautés de la pensée grecque, car l’interprétation qui « s’enlaidit pendant les jours de son impureté, l’esprit des Sages trouve le repos par elle ». § 102 L’ hom m e
qu i mou ru t au m i l i eu de se s jou r s
Toujours dans le but d’illustrer le risque que représente la contamination par l’hellénisme, Rabbi Natan raconte alors une seconde parabole qui met également en scène Siméon le Juste et son épouse, la communauté judéenne, mais en inversant les rôles. Ce n’est plus l’épouse qui s’est laissé séduire mais le grand prêtre lui-même. Le fait (est illustré) par un homme (’ich) qui avait beaucoup lu, beaucoup interprété, officié (en présence de) nombreux disciples des Sages et (qui est) mort à la moitié de ses jours (Avot de Rabbi Natan A 2).
Siméon est présenté à la fois comme spécialiste de la Torah écrite (lire) et de la Torah orale (interpréter). Ce portrait est conforme au modèle des Pirqé avot dans lequel il est à la fois dernier homme de l’Écriture et premier de l’enseignement oral. De plus, en employant à son propos le verbe « officier » (chimèch), terme technique primitivement réservé à l’office de grand prêtre, la parabole rappelle au lecteur qui n’aurait pas reconnu Siméon, son statut de grand prêtre. L’auteur du Testament de Siméon (§ 76) faisait vivre le grand prêtre centvingt ans, tel un nouveau Moïse. La parabole de Rabbi Natan joue également avec son âge mais en sens inverse. Siméon aurait dû vivre jusqu’à la plénitude de ses jours, mais parce qu’il n’a pas su mettre une haie autour de ses paroles et se protéger des séductions de l’hellénisme, ses jours furent diminués de moitié. La parabole met alors en scène la communauté désorientée par la mort prématurée du grand prêtre. Son épouse prit ses tefilin, tourna dans les maisons d’assemblées (les synagogues) et les maisons d’étude. Elle se lamenta, pleura et dit : « Mes
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maîtres ! Il est écrit dans la Torah : ‘La Torah est ta vie et la prolongation de tes jours’ (Deutéronome 30, 20). Pourquoi mon mari qui avait beaucoup lu, beaucoup interprété et officié (en présence de) nombreux disciples des Sages, est-il mort à la moitié de ses jours ? » Il n’y eut aucun homme (’ich) pour lui répondre (Avot de Rabbi Natan A 2).
Face à la pensée morte du grand prêtre, le peuple juif qui en est l’héritier comme son épouse l’est de ses tefilin, interroge l’ensemble des spécialistes pour savoir pourquoi cet homme qui avait consacré sa vie entière à la Torah, n’avait pas reçu la récompense promise par la Torah elle-même. Mais « il n’y eut aucun homme (’ich) pour lui répondre ». Dans la mesure où le terme d’« homme » désigne à mot couvert le grand prêtre, on doit comprendre que la communauté a été privée de grand prêtre, à la suite de la destruction du Temple et qu’il faudra attendre la restauration du sacerdoce pour avoir la réponse, une restauration reportée jusqu’à la fin des temps, jusqu’au moment où viendra Élie, conformément à la prophétie de Malachie : Voici que, moi, je vous envoie le prophète Élie avant que vienne le jour de Yahvéh, jour grand et terrible (Malachie 3, 23).
Alors, et alors seulement, la communauté comprendra pourquoi les jours de Siméon ont été abrégés, pourquoi l’interprétation qu’il enseignait a dû être abandonnée provisoirement. Une fois, se joignit à elle Élie, dont on se souvient pour le bien. Il lui dit : « Ma fille ! Pourquoi pleures-tu et te lamentes-tu ? » Elle lui dit : « Mon maître ! Pourquoi mon époux qui avait beaucoup lu, beaucoup interprété et officié (en présence de) nombreux disciples des Sages, est-il mort dans le milieu de ses jours ? » Il lui dit : « Quand tu portais ta souillure, la totalité des trois premiers jours, qu’était-il auprès de toi ? » (Elle lui dit) : « Mon Maître ! Indulgence et paix ! Il ne m’a pas touchée, pas même avec son petit doigt, mais au contraire il m’a dit : ‘Ne touche à aucune parole pour qu’elle ne suscite le doute’ ». (Il lui dit) : « La totalité des derniers jours, qu’était-il auprès de toi ? » Elle lui dit : « J’ai mangé avec lui et j’ai bu avec lui et j’ai dormi avec lui sur le lit, dans mes vêtements, et sa chair a touché ma chair, mais il n’a pas pensé à une parole autre (hérétique) ». (Élie) lui dit : « Béni soit le Lieu (= Dieu) qui l’a tué ! Car il est écrit dans la Torah : ‘Vers une femme dans la souillure de son impureté tu ne t’approcheras pas’ » (Lévitique 18, 19) (Avot de Rabbi Natan A 2).
Pendant la première partie de sa vie, tant qu’il était parmi les hommes de la Grande Assemblée, donc inspiré, il a fait une haie autour de ses
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CHAPITRE 10
paroles et ne s’est pas laissé séduire par une sagesse étrangère et impure, mais lorsqu’il a enseigné de sa propre autorité, après que l’inspiration eut cessé, il s’est laissé séduire par l’hellénisme. En agissant ainsi, il ne pensait pas orienter ses disciples vers une « parole autre », celle de l’hérésie et des schismes, mais telle fut pourtant la conséquence de son enseignement. Jusqu’à ce que soit reconstruit le Temple et qu’un nouveau grand prêtre n’entre en fonction, la communauté, guidée par cet « aide » (‘ ézèr) dont Yahvé-Élohim avait annoncé la venue au premier « Homme », devra poursuivre sa route sans Temple et sans grand prêtre, mais avec l’Aide (‘ ézèr) des héritiers du mouvement pharisien dont Esdras est le symbole. § 103 S i m éon ,
v i e i l l a r d e n su rv i e da ns l e
Te m pl e
Le rôle fondateur de Siméon le Juste est également connu de la première génération chrétienne. Il est affirmé en clair dans l’un des récits de l’enfance de Jésus : Et voilà qu’il y avait à Jérusalem un homme appelé Syméon ; cet homme juste et pieux attendait la consolation d’Israël et l’Esprit saint était sur lui ; il avait été averti par l’Esprit saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le christ du Seigneur (Luc 2, 25-26).
Si ce récit n’a pas valeur historique, il présente en revanche une relecture précise, et théologique, de l’histoire. L’ « Homme » Siméon vit dans le Temple, est juste, et l’Esprit saint est sur lui. Il est parfaitement identifiable, tant par son nom et son titre de « juste » que par la fonction d’inspiré que lui reconnaît l’évangéliste Luc. Il est le grand prêtre inspiré dont parlent les disciples de Yohanan ben Zaccaï. Mais Luc inverse la thèse de Rabbi Natan. Siméon le Juste n’est pas « mort à la moitié de ses jours » mais a été averti par l’Esprit qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu l’oint du Seigneur, le Messie. Pour l’évangéliste, la venue du Messie annoncée par l’Esprit à Siméon devait se produire du vivant du grand prêtre, aussi se doit-il de le faire survivre jusqu’au début de notre ère afin qu’il puisse certifier que Jésus est bien le Messie qui lui a été annoncé. C’est ce qu’il fait : L’Esprit fit venir (Siméon) au Temple et, comme les parents amenaient l’enfant Jésus pour le soumettre aux coutumes légales, il le prit dans ses bras, bénit Dieu et dit : « Maintenant, Maître, renvoie ton serviteur en paix, selon ta parole, car mes yeux ont vu le salut que tu as apprêté à la face de tous les peuples, lumière de dévoilement pour les nations et gloire de ton peuple Israël » (Luc 2, 27-32).
Cette ère de paix et de salut dont rêvait déjà Jésus ben Sira, deux siècles auparavant, cette ère de paix dont l’avènement avait été différé au moment
ÉLÉAZAR OU JÉSUS ?
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du départ d’Onias IV pour l’Ėgypte et que les maîtres de Yavnéh repoussaient jusqu’à la fin des temps, se trouvait enfin réalisée par la venue de Jésus ! Siméon pouvait mourir. * * * Si les disciples de Yohanan ben Zaccaï et ceux de Jésus se présentent comme les héritiers de Siméon le Juste, le jugement qu’ils portent sur le grand prêtre fondateur est opposé. Pour Yohanan et son École, Siméon fut à l’origine d’une Torah orale éclatée dont il convient de faire la synthèse. Pour Luc en revanche, l’histoire s’est arrêtée avec Siméon. Il était le prêtreprophète qui avait annoncé les temps messianiques. Les deux siècles qui le séparent de la naissance de Jésus n’ont pas de valeur historique propre. Ils ne sont qu’attente de la réalisation des prophéties. Les liens qui rattachent les disciples de Yohanan et l’évangéliste Luc au Fondateur peuvent être résumés ainsi. Les premiers, les Juifs, le placent à l’origine d’une Torah orale qui, après deux siècles d’interprétations contradictoires, doit être synthétisée. Les seconds, les chrétiens, le considèrent comme un écrivain inspiré, dont les prophéties ont été réalisées par Jésus.
Chapitre 11
De la lettre à l’ E sprit La version chrétienne de la Pentecôte De nombreux récits fondateurs de la première communauté chrétienne, comme de l’École de Yavnéh, s’expriment dans un langage codé qui ne se laisse interpréter que par référence à l’Écriture. Ils sont parfois construits par référence à un algorithme biblique qui en définit la fonction. Dans l’Acte de fondation de Yavnéh, on faisait appel au modèle numérique vingt-deux des lettres qu’on organisait en fonction de nombres intermédiaires. Par ailleurs, les noms des personnages symbolisaient leur fonction dans l’histoire. Ces mêmes procédés d’écriture se retrouvent dans la première littérature chrétienne et particulièrement dans le récit de la Pentecôte (Actes 1-2) 1. § 104 D e
l a r é su r r ect ion à l a
P e n t ecôt e
Ce récit ne s’organise pas en fonction du nombre vingt-deux de l’Écriture mais de quatre nombres symboliques qui doivent être interprétés par référence à la Torah. Deux servent à mesurer le temps, les quarante jours qui séparent la résurrection de l’ascension et les cinquante qui séparent cette même résurrection de la Pentecôte. Les deux autres servent à estimer le nombre de groupes humains. Le premier est donné en clair : avant la Pentecôte les disciples étaient au nombre de « cent vingt environ » (Actes 1, 15). Le second se laisse déduire du texte : le jour de la Pentecôte « il y avait, parmi les Juifs qui séjournaient à Jérusalem, des hommes pieux venus de toutes les nations qui sont sous le ciel » (Actes 2, 5-6). Ces nations étant, dans le modèle biblique, au nombre de soixante-dix (Genèse 10), les hommes pieux venus de toutes ces nations peuvent donc être identifiés à ce nombre soixante-dix. Ces nombres prennent leur signification par référence à l’Écriture. Le nombre quarante est bien connu. Il est le nombre d’or de la révélation. Moïse reste quarante jours et quarante nuits sur le Sinaï afin de recevoir la 1. Le texte grec sera généralement cité en suivant la traduction de la Pléiade, mais quelques particularités de lecture littérale, passées sous silence par le traducteur, seront notées en italique.
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CHAPITRE 11
Torah de la bouche de Dieu. Le peuple d’Israël demeure quarante ans au désert sous la conduite de Moïse. Tel est aussi le sens symbolique de l’histoire des disciples de Jésus entre la résurrection et l’ascension : Après avoir souffert, (Jésus) s’était présenté vivant (aux apôtres) et avec beaucoup de preuves en se faisant voir d’eux quarante jours durant et en leur parlant du règne de Dieu (Actes 1, 3).
Le scénario est celui du Sinaï. Jésus se révèle aux disciples comme Yahvéh s’était révélé à Moïse. Au terme des quarante jours son enseignement sur le « règne de Dieu » est parfait, comme la révélation de la Torah avait été parfaite au terme des quarante jours passés par Moïse au Sinaï. Le nombre cinquante correspond également à un modèle révélé à Moïse par Yahvéh : Tu compteras pour toi sept sabbats d’années, sept années sept fois : les jours des sept sabbats d’années feront pour toi quarante-neuf ans. Tu feras retentir le cor en fanfare au septième mois, le dix du mois. C’est au jour des Pardons que vous ferez retentir le cor dans tout votre pays. En cette année du jubilé vous retournerez chacun à sa propriété. Vous sanctifierez l’année des cinquante ans et vous proclamerez l’affranchissement dans tout le pays pour tous ses habitants. Ce sera pour vous un Jubilé (Lévitique 25, 8-10).
Lorsque Jésus enjoint aux disciples de ne pas quitter Jérusalem avant le cinquantième jour, il ne fait que reprendre le modèle biblique. Si le nombre quarante est celui de la révélation proposée par Dieu au Sinaï, les dix jours qui suivent mesurent symboliquement le temps qui sépare le don de cette révélation d’un nouvel événement, le jour du jubilé, jour des pardons, de l’affranchissement, jour où chacun retourne à sa propriété. Tel est aussi le modèle des Actes des Apôtres. Jésus ordonne aux disciples de rester à Jérusalem pendant ces dix jours et d’y attendre la promesse du Père (Actes 1, 4) qui doit se réaliser le jour de la Pentecôte. Alors chacun pourra aller vers le domaine qui lui sera attribué : (Le cinquantième jour) le Saint Esprit surviendra sur vous et vous en recevrez de la puissance et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout de la terre (Actes 1, 8).
§ 105 L e
r ej et du j us t e f i l s du sa bbat
Après que les disciples eurent reçu un enseignement parfait puisque dispensé sur un cycle de quarante jours, Jésus fut élevé. Il leur avait annoncé : Jean (le baptiste) a immergé dans l’eau, mais vous vous serez immergés dans l’Esprit saint d’ici peu de jours (Actes 1, 5).
DE LA LETTRE À L’ESPRIT
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C’est pendant ces dix jours d’attente qu’eut lieu l’élection de Matthias, choisi afin de compléter le nombre des apôtres réduit à onze par la défection de Juda, le traître. C’est à cette occasion qu’il est noté que la foule assemblée autour de Pierre était de « cent vingt personnes environ » (Actes 1, 15). Ils n’étaient pas exactement cent vingt car, comme l’explique Pierre : Il fallait que soit remplie cette Écriture, que l’Esprit saint avait dite d’avance par la bouche de David, au sujet de Juda qui s’est fait le conducteur de ceux qui ont pris Jésus ; (Juda) qui était compté en nous (Actes 1, 16-17).
La défection de Juda a empêché d’atteindre le « compte parfait », le nombre 120, un nombre qui sert à mesurer le temps de « l’incarnation » de l’Esprit, jusqu’à son effusion (§ 18). La communauté n’ayant plus que onze apôtres et, au plus, cent dix-neuf membres, il lui faut impérativement s’adjoindre un nouvel apôtre pour que puisse se manifester l’Esprit : Il faut donc que, parmi les hommes qui ont été avec nous tout le temps que le seigneur Jésus allait et venait parmi nous … quelqu’un soit, avec nous, témoin de sa résurrection (Actes 1, 21-22).
Ce choix revêt une importance décisive. Deux tendances s’affrontent. Le fait est relaté avec tant de sérénité et de discrétion qu’il peut passer inaperçu, pourtant l’enjeu est capital. Luc se contente de dire : Ils retinrent deux (candidats) : Joseph, appelé Barsabbas (fils du sabbat), qui a été surnommé Justos (le Juste) et Matthias (Actes 1, 23).
Deux candidats sont donc en compétition. Le premier porte le nom hébreu de Joseph, le seul patriarche dont il soit précisé qu’il mourut à cent dix ans (Genèse 50, 26), donc sans avoir atteint ces 120 ans qui auraient fait de lui un nouveau Moïse. Il est aussi appelé Barsabbas, nom araméen qui signifie « fils du sabbat ». Si l’on se réfère au modèle jubilaire révélé par Dieu à Moïse, choisir le modèle du sabbat ne permet d’accéder qu’au seuil des cinquante mais sans pouvoir y entrer. N’est-il pas écrit : Les jours des sept sabbats d’années feront pour toi quarante-neuf ans (Lévitique 15, 8).
Ce Joseph, fils du sabbat, porte de surcroît le surnom latin de « juste », ce qui nous renvoie à l’Évangile de l’enfance du même Luc. Joseph, fils du sabbat, surnommé le Juste, comme le vieillard Siméon le Juste, ne peut être qu’un serviteur dont l’œuvre s’achève avec la venue de Jésus. Face à ce candidat dont le nom change en fonction de la langue de ses interlocuteurs, Joseph pour les hébreux, Barsabbas pour les araméens et Justos pour les gréco-latins, se dresse un candidat au nom unique, Matthias, un nom hébreu grécisé dont le sens annonce la fonction : il est un « Don de Yahvéh » (mattat-yahou).
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CHAPITRE 11
On demanda alors au Seigneur de choisir lui-même entre les deux candidats : Seigneur, toi qui connais tous les cœurs, désigne, de ces deux-là, celui que tu as choisi pour prendre, dans ce service et cette mission, la place que Juda a laissée de côté pour s’en aller à sa propre place (Actes 1, 24-25).
Les disciples de Jésus procèdent alors par tirage au sort et laissent ainsi au Seigneur lui-même le soin de trancher : On les fit tirer au sort et le sort tomba sur Matthias qui fut adjoint aux onze apôtres (Actes 1, 26).
Ainsi fut rejeté le Juste, conformément à une décision divine. Ainsi, grâce à Matthias, « le don de Dieu », la communauté atteignit-elle le nombre cent vingt et la plénitude de l’Esprit 2 . L’apparente sérénité de la scène ne peut tromper. En rejetant le fils du Sabbat la communauté chrétienne prend ses distances par rapport à la communauté de ceux qui pratiquent le sabbat. Le Judéen fidèle au sabbat devient alors le Juif et s’identifie au traître Juda qui s’en est allé à sa propre place. La polémique anti-juive, bien qu’écrite en langage voilé, n’en est pas moins féroce. Pierre l’exprime en ces termes : Juda donc a acquis un domaine avec le salaire de son injustice et, tombé la tête en avant, il a crevé par le milieu et toutes ses entrailles se sont répandues. Tous les habitants de Jérusalem l’ont su, si bien que dans leur dialecte on appelle ce domaine Hakeldamah, c’est-à-dire : domaine du sang (Actes 1, 18-19).
Leur dialecte est l’araméen, et ce « domaine du sang » (haqél dama’) est le domaine (sadéh hébreu = haqla’ araméen) vers lequel Caïn entraîna Abel pour verser son sang : Cela se produisit pendant qu’ils étaient dans le domaine (behaqla’) et Caïn se leva contre Abel son frère et le tua (Targum Onqelos sur Genèse 4, 8).
Ce domaine du sang acquis par Juda fait du Juif un nouveau Caïn, meurtrier de son frère. § 106 L a P l é n i t u de
de l’ e spr i t
Lorsque s’accomplit le jour du cinquantième (jour) ils étaient tous ensemble dans le même lieu (Actes 2, 1).
2. On notera la similitude de destin entre Matthias (le don de Dieu) et Éléazar fils de Arakh (Dieu a aidé) (§ 100). Alors qu’ils sont présentés tous les deux comme les hommes de l’accomplissement du plan divin, ils ne joueront aucun rôle dans la suite de l’histoire.
DE LA LETTRE À L’ESPRIT
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L’entrée dans le jubilé, le cinquantième jour, implique la réunification et ne peut donc se produire qu’au moment où les cent vingt se trouvent réunis tous ensemble. C’est alors seulement que, conformément à l’annonce faite par Yahvéh avant le déluge (§ 18), l’Esprit du Seigneur peut se manifester et s’incarner dans les disciples : Soudain vint du ciel un bruit comme d’un violent coup de vent qui remplit toute la maison où ils étaient assis, et ils virent des langues, comme de feu, se partager et se poser sur chacun d’eux, et tous furent remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler en d’autres langues, selon que l’Esprit leur donnait de les prononcer (Actes 2, 2-4).
Le texte grec est en fait écrit de façon à permettre une double interprétation. À côté de celle qui vient d’être citée et à partir de laquelle s’est développé le thème du don des langues, une autre se laisse lire qui, à mots couverts, parle du problème de la communication auquel s’est trouvé confrontée la première génération chrétienne : Soudain vint du ciel un son comme un souffle violent qui remplit toute la maison où ils étaient assis, et leur apparurent des langues divisées (diamérizoménai glossai), comparables au feu, et (le souffle) se posa sur chacun d’eux, et tous furent remplis de l’Esprit saint et commencèrent à parler aux autres langues (lalein étérais glossais), comme l’Esprit donnait d’énoncer (apophtegesthai) pour elles (Actes 2, 1-4).
Si l’on retient ce second sens, le texte signifie alors que les disciples, face à la pluralité linguistique de ceux qui se trouvent rassemblés à Jérusalem au jour de la Pentecôte, s’adresseraient à eux dans la langue qui leur aurait été soufflée par l’Esprit. § 107 L e
modè l e de
B a be l
La scène qui se joue ici ne fait que reprendre l’histoire biblique de la Tour de Babel, en l’actualisant. Après le Déluge les fils de Noé engendrèrent soixante-dix peuples (Genèse 10). À cette époque : Toute la terre était une lèvre unique (safah ’ahat) et des paroles uniques (devarim ’ahadim) (Genèse 11, 1).
Alors se produisit l’événement qui devait mettre un terme à cette belle unanimité. Or il advint, quand les hommes partirent de l’Orient, qu’ils rencontrèrent une plaine au pays de Shinear et y demeurèrent … Ils dirent : « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour, dont la tête soit dans les cieux et faisons-nous un nom, pour que nous ne soyons pas dispersés sur la surface de toute la terre ! » Yahvéh descendit pour voir la tour et la ville que
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CHAPITRE 11
bâtissaient les fils des hommes, et Yahvéh dit : « Voici que tous forment un seul peuple et ont tous un seul langage. S’ils commencent à faire cela, rien désormais ne leur sera impossible de tout ce qu’ils décideront de faire. Allons ! Descendons et ici même confondons leur langage, en sorte qu’ils ne comprennent plus le langage les uns des autres ». Puis Yahvéh les dispersa de là sur la surface de la terre et ils cessèrent de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela du nom de Babel. Là, en effet, Yahvéh confondit (balal) le langage de toute la terre et de là Yahvéh les dispersa sur la surface de toute la terre (Genèse 11, 1-9).
La fondation du christianisme étant accomplissement des Écritures, Luc se doit d’en faire le récit en se référant à un modèle scripturaire, en l’occurrence, à l’épisode de Babel. Or il y avait, parmi les Juifs qui séjournaient à Jérusalem, des hommes pieux venus de toutes les nations qui sont sous le ciel. Cette voix étant advenue, la foule s’assembla et fut dans la confusion (Actes 2, 5-6).
Ces Juifs venus des soixante-dix nations font de Jérusalem une nouvelle Babel d’avant la dispersion. Le texte le dit explicitement quand il précise qu’ils sont « dans la confusion ». Le verbe employé ici par Luc (sugkheô) renvoie au nom même que les traducteurs grecs donnent à Babel. Voilà pourquoi le nom de la ville fut Confusion (sugkhusis) (La Bible d’Alexandrie, Genèse 11, 9).
Le décor de la Pentecôte étant planté, on peut maintenant revenir au début du récit et justifier la traduction qui en a été proposée. Les « langues divisées » qui apparaissent aux disciples sont les langues que parlent les Juifs venus des soixante-dix nations, des langues multiples qui empêchent les soixante-dix peuples de se comprendre entre eux. Alors, remplis de l’Esprit saint, les disciples commencent à « parler à ces autres langues », c’est-à-dire à ces judéens de la Diaspora qui sont « dans la confusion ». L’enseignement qu’ils leur transmettent n’est plus un enseignement incompréhensible, car ils le disent « comme l’Esprit leur donne de l’énoncer ». Les soixante-dix peuples peuvent alors recevoir le message chrétien. La multitude s’assembla, en grand désarroi de les entendre chacun dans son dialecte. Ils en étaient hors d’eux-mêmes et disaient étonnés : « Tous ceuxlà qui parlent ne sont-ils pas des Galiléens ? Et comment chacun de nous les entend-il dans son dialecte maternel ? Parthes et Mèdes, Élamites et habitants de Mésopotamie, de Judée et de Cappadoce, du Pont et d’Asie, de Phrygie et de Pamphylie, d’Égypte et des provinces de la Lybie cyrénaïque, Romains en résidence, Juifs et prosélytes, Crétois et Arabes, nous les entendons parler, dans nos langues, des grandeurs de Dieu » (Actes 2, 6-11).
Derrière l’image du « don des langues », le lecteur initié peut saisir la véritable nature du prodige qui vient de se produire. Les disciples, nous
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dit-on, se mettent à « parler aux autres langues comme l’Esprit (leur) donnait d’énoncer (apophtégesthai) pour elles ». Le verbe choisi n’est pas attesté dans les autres écrits du Nouveau Testament et n’apparaît que trois fois 3 dans le livre des Actes. Sa deuxième occurrence se rencontre quelques phrases plus loin au moment où Pierre, porte-parole officiel de la communauté, prend la parole face aux habitants de la nouvelle Babel dans la langue que vient d’ordonner l’Esprit : Alors Pierre, debout avec les onze, éleva la voix et énonça (apophtégesthai) : « Juifs, et vous tous qui séjournez à Jérusalem, sachez bien ceci, prêtez l’oreille à mes paroles … C’est bien ce qui a été dit par le prophète Joël : ‘Il adviendra dans les derniers jours, dit Dieu, que je répandrai de mon Esprit sur toute chair : Vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens verront des visions et vos aînés songeront des songes ; et sur mes serviteurs et sur mes servantes, en ces jours-là, je répandrai de mon Esprit et ils prophétiseront’ » (Actes 2, 14-18).
Ce que Pierre « énonce » conformément à la décision de l’Esprit, ce n’est pas l’oracle hébreu du prophète Joël mais sa traduction grecque, sous une forme presque identique à celle de la Septante. En agissant ainsi, il se conforme à la décision de l’Esprit. C’est donc par décision de l’Esprit que l’hébreu est abandonné au profit du grec. Cette interprétation, qui a tout lieu de surprendre, est confirmée par plusieurs autres indices dispersés dans le texte. On l’a noté, les trois noms de « Joseph, fils du Sabbat, surnommé le Juste » celui qui est évincé par tirage au sort, correspondent à trois langues, l’hébreu, l’araméen et le latin. Le nom unique de l’élu, Matthias, est au contraire la forme hellénisée d’un nom hébreu. Interprété de façon littérale, le choix du second candidat, Matthias, symbolise alors le renoncement à cet enseignement multiple imposé par la confusion des langues, en hébreu pour les initiés, en araméen pour le peuple de Judée et en latin (ou plutôt dans la langue grecque parlée par l’élite romaine) pour la diaspora. Mais il existe un autre indice qu’une lecture rapide de la liste des peuples ne permet pas de repérer. Parmi les seize peuples qui s’émerveillent de comprendre ce que dit Pierre figurent les Romains et les Judéens ainsi que l’ensemble des peuples soumis à Rome, mais les Grecs sont passés sous silence, car la citation de Joël d’après le grec de la Septante n’a, bien évidemment, rien de surprenant pour eux ! On pourra objecter que la remarque faite par ceux qui s’émerveillent – « Comment chacun de nous les entend-il dans son dialecte maternel ? » – semble au contraire indiquer que chacun les entend parler dans son propre dialecte et non dans la langue de l’occupant. En fait on est ici encore en présence d’une phrase à double sens. Lue littéralement elle signifie « le dialecte dans lequel nous sommes venus au monde (tè idia dialektô èmôn 3. La troisième citation se trouve en Actes 26, 25.
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CHAPITRE 11
én è égenèthèmen) » et désigne donc la langue vernaculaire de la Diaspora dans laquelle ils sont nés, la langue grecque qui s’est progressivement imposée comme langue internationale à tout l’Orient à partir d’Alexandre le Grand. Au jour de la Pentecôte les disciples se trouvent donc symboliquement ramenés à Jérusalem-Babel. Mais à la différence des premiers visiteurs de Babel qui s’étaient dispersés après que Yahvéh eut « confondu leurs langages », ces seconds visiteurs, de par l’irruption de l’Esprit, se trouvent maintenant en possession de cette « lèvre unique et des paroles uniques » (Genèse 11, 1) qui vont leur permettre d’évangéliser la terre entière, conformément à l’annonce faite par Jésus avant d’être enlevé : Le Saint Esprit surviendra sur vous et vous en recevrez de la puissance et serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’au bout de la terre (Actes 1, 8).
Avec l’irruption de l’Esprit sur les cent vingt, un nouveau cycle de l’histoire commence qui, comme le raconte la suite du livre des Actes, conduira les disciples de Jérusalem en Judée, puis en Samarie, et enfin jusqu’au bout de la terre, à Rome.
Chapitre 12
L’ enfouissement du rouleau de la T orah Au terme de ce voyage trop rapide à travers trois siècles de littérature, nous revenons à l’époque d’Aqiba. On se souvient que lors de ses études, il s’était assis face à deux maîtres, rabbi Éliézer et rabbi Josué, et s’était efforcé, en fondant sa propre École, de faire la synthèse du double enseignement qu’il avait reçu d’eux (§ 26-28). Un autre texte met à nouveau en scène ces trois personnages emblématiques, plus un quatrième qui, comme il se doit, se tient au-dessus de la mêlée, Rabban Gamaliel II*, le hillelite, président de l’École de Yavnéh de 90 de notre ère à 110. § 108 C om p t e
r e n du de sé a nce
Lors de la séance plénière de l’École dans laquelle se décida l’avenir de la religion juive, sous le patriarcat de Rabban Gamaliel II, Rabbi Éliézer ben Hyrkanos se fit le porte-parole des partisans de la langue du Sanctuaire et Rabbi Josué ben Hananiah, celui de la tendance rénovatrice pour qui l’Écriture devait parler la langue des fils d’Adam. Rabbi Aqiba, pour sa part, s’efforça de jouer le rôle de médiateur entre les deux univers de pensée symbolisés par Éliézer et Josué. Ce jour-là Rabbi Éliézer apporta toutes les réponses qui sont dans le monde, et (les maîtres de Yavnéh) n’en reçurent aucune. Il leur dit : « Si la démarche (d’interprétation) (halakah) est comme moi (je l’ai enseignée), ce caroubier le prouvera ! » Le caroubier s’arracha de son lieu (se déplaçant de) cent coudées. Ils lui dirent : « On ne tire pas de preuve du caroubier ! » Il se tourna et leur dit : « Si la démarche est comme moi (je l’ai enseignée), les eaux le prouveront ! » Les eaux se tournèrent (pour se placer) derrière eux. Ils lui dirent : « On ne tire pas de preuve du canal des eaux ! » Il se tourna et leur dit : « Si la démarche est comme moi (je l’ai enseignée), les murs de la maison d’étude le prouveront ! » Les murs de la maison d’étude s’inclinèrent pour tomber. Mais Rabbi Josué s’emporta contre eux. Il leur dit : « Si les disciples des Sages s’affrontent l’un l’autre comme (s’af-
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CHAPITRE 12
fronte) la démarche (d’interprétation), vous, quel bien en tirerez-vous ? » Ils ne tombèrent pas à cause de la gloire de Rabbi Josué et ne se redressèrent pas à cause de la gloire de Rabbi Éliézer. Et maintenant ils sont penchés mais tiennent. (Éliézer) se tourna et leur dit : « Si la démarche est comme moi (je l’ai enseignée), depuis les cieux on le prouvera ! » Une fille de la Voix sortit et dit : « Qu’y a-t-il (de bon) pour vous auprès de Rabbi Éliézer (bien) que la démarche (d’interprétation) soit comme lui (l’a enseignée) dans chaque lieu (scripturaire) ? » Rabbi Josué se tint sur ses pieds et dit : « Celle-ci (la Torah) n’est pas dans les cieux ! Nous n’avons pas à faire cas d’une fille de la Voix puisque tu as écrit au Sinaï de pencher derrière les nombreux » (Exode 23, 2). Ils se comptèrent au sujet (d’Éliézer) et ils le bénirent. Et ils dirent : « Qui ira et lui fera connaître (la décision) ? » Rabbi Aqiba dit : « J’irai de peur que n’y aille un homme qui ne (jouisse) pas de sa considération ». Ils (lui) firent connaître (la décision) et il se trouva dévastant l’univers entier. Que fit Rabbi Aqiba ? Il se vêtit de noir et se drapa de noir. Il s’assit face à (Rabbi Éliézer) à une distance de quatre coudées. Rabbi Éliézer lui dit : « Aqiba, qu’a (de particulier) ce jour parmi les jours ? » Il lui dit : « Maître, c’est en accord avec ce qui me semble convenir que les compagnons se séparent de toi ». Alors (Éliézer) déchira ses vêtements, délaça ses sandales et s’assit sur le sol. Ses yeux laissèrent couler des larmes. Et le monde fut frappé dans un tiers des oliviers, un tiers des orges et un tiers des blés. Lors, Rabban Gamaliel voyageait en bateau. Une tempête se leva sur lui pour son engloutissement. Il dit : « C’est conformément à ce qui me semble convenir que cette (tempête) n’a d’autre cause que Rabbi Éliézer fils d’Hyrkanos ». Il se leva sur ses pieds et il dit : « Maître du monde, il est manifeste et connu devant toi que ce n’est pas pour ma gloire que j’ai agi et que ce n’est pas pour la gloire de ma maison paternelle que j’ai agi, mais pour ta gloire, pour que ne se multiplient pas les dissensions en Israël ». La mer se reposa de sa colère (Talmud de Babylone, Baba metsiah 59b).
§ 109 L e
t é moig nage du ca rou bi e r
Éliézer présenta à la barre quatre témoins, le caroubier, le canal des eaux, les murs de la maison d’étude et la fille de la Voix, afin qu’ils se prononcent sur sa démarche d’interprétation. Mais, comme le précise le compte rendu de séance, les maîtres de Yavnéh ne reçurent aucun de ses arguments. La clé d’interprétation du texte est dans l’identification des témoins. Si le caroubier (harouv) en tant qu’arbre n’est pas attesté dans le corpus biblique, un verbe de même racine (harav), dévaster, est en revanche bien
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attesté et mis en relation explicite avec la dévastation de la ville de Jérusalem et de son Temple (Aggée 1, 4). Le témoignage du Temple est silencieux : Le dévasté s’arracha de son lieu (se déplaçant de) cent coudées.
Le lieu (maqom) est un terme technique qui désigne l’emplacement du Temple, et plus précisément le Lieu où Dieu a choisi de faire résider son Nom : Vous fréquenterez le lieu (maqom) que Yahvéh, votre Dieu, aura choisi, parmi toutes vos tribus, pour y mettre son nom, pour l’habiter, et c’est là que tu viendras ! Là vous amènerez vos holocaustes et vos sacrifices (Deutéronome 12, 5-6).
Dire que le « dévasté » quitte son Lieu signifie alors que le centre de la religion judéenne qui, jusqu’à la destruction du Temple, était Jérusalem, se trouve transporté ailleurs. Où pourrait se rendre le Temple dévasté en se déplaçant de cent coudées si ce n’est à Yavnéh ? Abandonnant le Lieu de l’ancien Temple, le caroubier atteste de la légitimité de l’École. À la maison de Sainteté (bét hamiqdach) de Jérusalem doit se substituer la maison d’étude (bét hamidrach) de Yavnéh. Cette dévastation du Temple en symbolise une autre, celle de l’interprétation enseignée à la période du Temple. En se déplaçant, le caroubier donne donc raison à ceux qui rejettent l’exégèse antérieure. La juste interprétation de la Torah écrite est bien celle qu’enseigne Éliézer – la fille de la Voix viendra l’attester – mais cette Torah écrite est morte avec la destruction du Temple et a besoin de recevoir une nouvelle âme, la Torah orale. On enseignera plus tard, jouant sur les lettres, que la Michnah (MSNH = Torah orale) est l’âme (nechamah : NSMH) de la Torah écrite. Le premier témoin présenté par Éliézer s’est donc retourné contre lui. Par son déplacement symbolique il a montré que l’autorité se trouvait désormais à Yavnéh et que les défenseurs de l’enseignement du Temple devaient se soumettre aux décisions de l’École. La sentence tombe alors comme un couperet : « On ne tire pas de preuve du caroubier ! » § 110 L e
ca na l de s e au x
Comme le caroubier, le canal des eaux (’amat hamayim) est à double sens. De par sa graphie, il signifie aussi bien canal (’amat :’MT) que vérité (’émèt :’MT). Éliézer en appelle donc à un canal des eaux d’où coule la vérité ! Le mot canal n’apparaît pas dans le corpus biblique actuel, mais à l’époque où se passe la scène, ce corpus n’a pas été clos définitivement et certains maîtres reconnaissent encore l’autorité des enseignements de Jésus ben Sira. Celui-ci, on s’en souvient, accordait une place centrale à la sym-
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bolique des eaux et se comparait lui-même à un « canal » par lequel la vérité aurait choisi de passer afin d’illuminer le monde : Quant à moi, comme un canal dérivé du fleuve, comme un cours d’eau je suis sorti vers le Paradis. J’ai dit : « Je vais arroser mon jardin, je vais saturer mon parterre ». Mais voici que mon canal est devenu un fleuve, puis mon fleuve est devenu une mer. Je veux faire briller encore l’instruction comme l’aurore, je la révélerai le plus loin possible. Je veux répandre encore une doctrine conforme à la prophétie, je la laisserai pour les générations des siècles (Ecclésiastique 24, 30-33).
Le propos de Jésus ben Sira était de répandre une doctrine conforme à la prophétie, c’est-à-dire à la doctrine de Siméon, et de la laisser en héritage pour les générations des siècles. Éliézer, fidèle à la lecture littérale, prend donc à témoin Jésus ben Sira qui, à ses yeux, garantit la vérité de l’interprétation ancienne. Mais, comme le caroubier-Temple, les eaux donnent tort à Éliézer : Les eaux se tournèrent (pour se placer) derrière eux.
Le jeu de scène des eaux, comme celui du caroubier, doit être interprété à lumière de la phrase par laquelle Rabbi Josué conclura la séance : Tu as écrit au Sinaï de « pencher derrière les nombreux (rabim) » (Exode 23, 2).
Les eaux de vérité qui jusqu’ici passaient par le canal de Jésus ben Sira, se placent désormais du côté des maîtres de Yavnéh, « pour pencher derrière les nombreux ». Elles se soumettent à la décision de la majorité qui est : On ne tire pas de preuve du canal des eaux !
Le livre de Jésus ben Sira sera rejeté et ne prendra pas place dans le canon des Écritures juives 4 .
4. En accord avec l’Évangile de l’enfance de Luc qui voyait en Siméon celui qui avait prophétisé la venue de Jésus (§ 103), le livre de Ben Sira qui fait l’éloge du Grand prêtre (§ 70) sera accueilli dans le canon de la Bible chrétienne, dans sa version grecque. Son rejet par le judaïsme rabbinique ne sera pas total ; son étude sera réservée aux mystiques. On a en effet retrouvé dans la Genizah qaraïte du vieux Caire plusieurs exemplaires d’une version hébraïque du livre de Ben Sira considérées par certains spécialistes comme le texte original. En fait il s’agit soit d’une édition remaniée, soit d’une rétroversion du texte grec dans laquelle l’éloge de Siméon de la version grecque (Ecclésiastique 50) a été remplacé par celui de Siméon fils de Yohaï, le fondateur de la mystique juive d’après la destruction du Temple. Comme l’annonçait le récit de l’exclusion d’Éliézer, le « canal des eaux » a donc bien « penché derrière les nombreux (les rabbins) ». Voir B. Barc , « Du Temple à la Synagogue », op. cit., p. 55-59.
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§ 111 C e lu i
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qu i e s t de r r i è r e l e m u r
Les murs de la maison d’étude représentent l’École de Yavnéh ellemême, ébranlée par ces querelles exégétiques. Tel est le sens que donne au texte une glose insérée par un rédacteur postérieur : « et maintenant ils sont penchés mais tiennent ». Mais derrière le mur de l’École s’en dessine un autre exprimé par le choix même des mots. Pour désigner les murs, Éliézer emploie ici le mot kotél, un mot qui n’apparaît qu’une seule fois dans le corpus biblique, dans le Cantique des Cantiques. Par ce procédé, le champion de l’interprétation littérale renvoie de façon obligée ses collègues à ce texte de l’Écriture : Voici que celui-ci (le bien-aimé du Cantique) se tient debout derrière nos murs (kotél) regardant par les fenêtres, faisant fleurir (méçiç) par les grillages (Cantique 2, 9).
Ce bien-aimé qui regarde par les fenêtres de l’École est là pour interpeller les maîtres de Yavnéh (la bien-aimée) : Mon bien-aimé a pris la parole et m’a dit : « Lève-toi, ma compagne, ma belle, et viens-t’en, car voici que l’hiver est passé, la pluie a cessé, elle s’en est allée, les fleurs sont apparues dans le pays, le temps de la chanson est arrivé … Lève-toi, ma compagne, ma belle, et viens-t-en … Fais-moi voir ton visage, fais-moi entendre ta voix, car ta voix est douce et ton visage est beau » (Cantique 2, 10-14).
Ce qu’Éliézer dit en renvoyant au Cantique, c’est que le temps de l’union d’Israël et de son Dieu est arrivé. Il donne au thème un sens messianique. Comment n’identifierait-il pas le Bien-aimé (dod : DWD) du Cantique avec David (dawid : DWD), l’ancêtre du Messie ? Ces murs qui empêchent l’entrée dans les temps messianiques « s’inclinèrent pour tomber », donnant raison à Éliézer. Mais Josué intervint : Rabbi Josué s’emporta contre eux. Il leur dit : « Si les disciples des Sages s’affrontent l’un l’autre comme (s’affronte) la démarche (d’interprétation), vous, quel bien en tirerez-vous ? » Ils ne tombèrent pas à cause de la gloire de Rabbi Josué et ne se redressèrent pas à cause de la gloire de Rabbi Éliézer.
Les temps messianiques ne peuvent survenir que lorsque l’unité régnera ! Or, de toute évidence, les maîtres de Yavnéh, comme ces murs, sont partagés sur le sujet. On s’abstient donc de se prononcer sur l’imminence des temps messianiques. § 112 L a
f i l l e de l a
Voi x
Ayant appelé à la barre trois témoins dont deux lui ont donné tort tandis que le troisième, les murs de la maison d’étude, se refusait à trancher, Éliézer joue son va-tout :
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CHAPITRE 12
Il se tourna et leur dit : « Si la démarche est comme moi (je l’ai enseignée), depuis les cieux on le prouvera ! »
Pour Jésus ben Sira, la Torah était à la fois céleste et terrestre. Elle était la double hauteur. C’est le témoignage de cette Torah céleste qu’Éliézer sollicite. Mais contrairement à son espérance les cieux restent silencieux. La réponse n’est pas donnée par une Voix céleste mais par une fille de la Voix sortie des cieux. La pointe du récit est dans la parole prononcée par cette fille de la Voix : Une fille de la Voix [bat qol] sortit et dit : « Qu’y a-t-il (de bon) pour vous auprès de Rabbi Éliézer (bien) que la démarche (d’interprétation) soit comme lui (l’a enseignée) dans chaque lieu (scripturaire) ? »
De toute évidence, comme le comprend Josué, la fille de la Voix refuse de condamner l’interprétation proposée par Éliézer. Il est bien le porte-parole fidèle de l’interprétation ancienne mais, avec la destruction du Temple, la lecture littérale qu’il défend n’est plus adaptée à la situation de la communauté. L’expression « en tout lieu » se prête d’ailleurs à une double interprétation. Le Lieu étant le Temple, elle peut signifier que l’interprétation d’Éliézer était celle qui s’était imposée pendant toute la période du Temple. Mais le lieu peut aussi désigner un « lieu scripturaire » et le texte signifier qu’Éliézer a été en tout point fidèle à l’interprétation authentique. La fille de la Voix étant sortie des cieux, Josué ne fait que prendre acte de cette sortie : Rabbi Josué se tint sur ses pieds et dit : « Celle-ci (la Torah) n’est pas dans les cieux ».
Et il en tire les conséquences. L’interprétation de la Torah céleste proposée par Éliézer était unique, mais celle de la Torah terrestre ne peut qu’être multiple. Il faut donc trancher entre des interprétations contradictoires et se soumettre à la décision de la majorité des nombreux (= les Rabbins), c’est-à-dire des soixante-dix membres de Yavnéh. Il faut, comme l’enseigne l’Écriture, « pencher derrière les nombreux ». Le titre de Rabbi (mon-nombreux) 5 confère aux maîtres de Yavnéh autorité pour décider collectivement de l’interprétation de l’Écriture. Peut-être 5. Cette traduction de Rab (RB) par « nombreux », qui peut paraître surprenante, se fonde sur la lecture littérale de la première occurrence de la graphie RB. Élohim dit à Adam « Fructifiez, devenez nombreux (RB) et remplissez la terre » (Genèse 1, 28). L’histoire de l’humanité se déroulera donc en trois étapes. La première correspondra à son statut paradisiaque initial pendant lequel elle fructifiera (PR) grâce au fruit (peri) de l’arbre du Paradis. La deuxième sera celle de sa traversée de l’histoire qu’elle accomplira en se multipliant (RB). La troisième enfin sera celle de l’accomplissement (ML’), lorsqu’elle atteindra la plénitude (ML’) à la fin des temps. À la lumière de ce modèle, le titre de « Nombreux » indique que celui qui le
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est-ce à cette occasion que fut forgée l’expression « soixante-dix faces sont en vue de la Torah (chive’im panim latorah) ». L’interprétation qu’on en donne généralement est que le sens de l’Écriture est d’une telle richesse que le nombre de ses interprétations est infini. En fait elle devait plutôt signifier à l’origine que cette interprétation devait être décidée d’après l’avis majoritaire des soixante-dix rabbins siégeant à Yavnéh. § 113 L’ e xclusion d ’É l i é z e r Pendant cette séance exemplaire trois décisions auraient donc été prises. L’interprétation de la période du Temple dont Éliézer se faisait le défenseur aurait été officiellement abandonnée. Le livre de Jésus ben Sira, témoin prestigieux de cette interprétation passée, aurait été rejeté du canon des Écritures. On aurait enfin décidé d’interpréter la Torah conformément à la décision majoritaire des membres de l’École, conformément à la langue des fils d’Adam. Éliézer quitta alors l’assemblée et, après son départ : Ils se comptèrent à son sujet et ils le bénirent.
Pour expliquer cette bénédiction insolite qui – la suite du récit le montre – signifie en fait l’exclusion d’Éliézer, on fait généralement appel à la notion d’antiphrase. Bénir signifierait ici maudire ! Mais comment pourrait-on maudire celui dont l’interprétation est conforme en tout point à la lettre de l’Écriture ? Bien au contraire, si les maîtres de Yavnéh bénissent Éliézer, c’est qu’ils ont conscience que la décision qu’ils ont été contraints de prendre les jette dans un monde de malédiction. Comme le dit la suite du texte, une telle décision « dévaste l’univers entier ». L’interprétation d’Éliézer était dans le droit fil de celle de Jésus ben Sira. Pour ce dernier, l’interprète de l’Écriture quittait le monde terrestre et entrait au Paradis chaque fois qu’il s’adonnait à cette activité. Ne disaitil pas de lui-même : « comme un canal dérivé du fleuve je suis sorti vers le Paradis ». Alors qu’Éliézer avait accès au Paradis de l’interprétation, les Rabbis, tel Adam chassé du Paradis, s’en excluent de fait en décidant de renoncer à l’interprétation ancienne. § 114 A qiba , l’ hom m e
du com prom i s
Et ils dirent : « Qui ira et lui fera connaître (la décision) ? » revendique se reconnaît comme appartenant à cette humanité multiple – comme le sont les 70 maîtres de Yavnéh – en marche vers la fin des temps … probablement en opposition à ceux qui pensent que les temps messianiques sont imminents ou réalisés.
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CHAPITRE 12
Rabbi Aqiba dit : « J’irai de peur que n’y aille un homme qui ne (jouisse) pas de sa considération ». Ils (lui) firent connaître (la décision) et il se trouva dévastant l’univers entier.
Aqiba a conscience de « dévaster (harav) l’univers entier », un univers qui n’est autre que celui de l’histoire du second Temple, dont la « dévastation » était symbolisée par le caroubier-Temple (harouv) arraché à son Lieu. (§ 109). Pourtant il s’exécute : Que fit Rabbi Aqiba ? Il se vêtit de noir et se drapa de noir. Il s’assit face à (Rabbi Éliézer) à une distance de quatre coudées. Rabbi Éliézer lui dit : « Aqiba, qu’a (de particulier) ce jour parmi les jours ? » Il lui dit : « Maître, c’est en accord avec ce qui me semble convenir que les compagnons se séparent de toi ». Alors (Éliézer) déchira ses vêtements et délaça ses sandales et s’assit sur le sol. Ses yeux laissèrent couler des larmes. Et le monde fut frappé dans un tiers des oliviers, un tiers des orges et un tiers des blés.
Le costume que choisit Aqiba, comme son jeu de scène, expriment en silence son combat intérieur. Vêtu des ténèbres de cette décision qui rejette la lumière que symbolisait l’interprétation d’Éliézer, il choisit de s’asseoir à quatre coudées de son maître et non auprès de lui. La fille de la Voix n’at-elle pas dit : « Qu’y a-t-il (de bon) pour vous auprès d’Éliézer ? » Mais ce ralliement à la majorité ne signifie pas qu’il approuve sans réserve la décision : « Maître, dit-il, c’est conformément à ce qui me semble convenir (kadouméh li) que les compagnons se séparent de toi » Certes il se rallie à la majorité, mais n’en continue pas moins à reconnaître en Éliézer son « maître ». Il ne prend pas son parti de cette dévastation de l’univers et de la perte d’un tiers des récoltes. Le tiers perdu est ce tiers de l’interprétation qu’enseignait Éliézer, les deux autres tiers se référant probablement aux interprétations de Rabbi Josué et de Rabbi Aqiba lui-même. Comme l’ont montré les premiers chapitres de cet essai, Aqiba fondera sa propre École et tentera de mettre la lettre de l’Écriture dont Éliézer était le défenseur inconditionnel au service des Paroles des maîtres de Yavnéh (§ 28). § 115 L a
t e m pêt e a pa i sé e
Lors, Rabban Gamaliel voyageait en bateau. Une tempête se leva sur lui pour son engloutissement. Il dit : « C’est conformément à ce qui me semble convenir que cette (tempête) n’a d’autre cause que Rabbi Éliézer ben Hyrkanos ». Il se leva sur ses pieds et il dit : « Maître du monde, il est manifeste et connu devant toi que ce n’est pas pour ma gloire que j’ai agi et que ce n’est pas pour la gloire de ma maison paternelle que j’ai agi, mais pour ta gloire,
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pour que ne se multiplient pas les dissensions en Israël ». La mer se reposa de sa colère.
L’absence de Gamaliel lors de l’exclusion d’Éliézer est évidemment diplomatique. Celui qui a pour fonction de mener à bon port la barque du judaïsme naissant à travers la tempête exégétique qu’il traverse, se doit de rester à l’écart. Il n’en est pas moins clair qu’il a organisé de haute main l’exclusion d’Éliézer. Elle lui paraît convenir comme elle paraît convenir à Aqiba, afin d’éviter l’éclatement d’un judaïsme encore fragile. Qu’il prenne Dieu à témoin qu’il n’agit pas pour sa propre gloire ni pour celle de sa famille n’est pas superflu. La prise en main de la destinée du judaïsme par la famille de Hillel ne s’est pas faite dans la sérénité. Aux conflits d’interprétation qui agitaient l’École, s’ajoutaient des conflits de pouvoir. L’éviction d’Éliézer ben Hyrkanos, si elle est la conséquence d’un choix doctrinal, doit aussi être celle d’un choix politique. Lorsque Aqiba annonce à Éliézer : « les compagnons (havèrim) se séparent de toi », il donne probablement au terme compagnon son sens technique. Le havèr est celui qui appartient à une compagnie (havourah), en l’occurrence à celle des pharisiens disciples de Hillel. Éliézer, quant à lui, devait appartenir à une autre compagnie, celle de Chammaï. Avec l’exclusion d’Éliézer, on renonce à la synthèse entre les Écoles de Hillel et de Chamaï dont avait rêvé Yohanan ben Zaccaï (§ 99) Le judaïsme sera officiellement guidé par la seule lignée des hillélites. * * * § 116 L e
nou v e au ca non de s
É cr i t u r e s
L’une des conséquences de cette mutation du judaïsme naissant fut la révision du canon des Écritures. Comme sur bien d’autres points il faudra se contenter ici de quelques remarques. J’ai posé comme hypothèse qu’il existait dès 200 avant notre ère un canon des Écritures fixé par Siméon le Juste et composé de trente-deux livres dont la langue était absolument homogène (§ 78). Pendant les siècles qui suivirent, de nombreux écrits vinrent s’ajouter au patrimoine littéraire et religieux des Judéens de Palestine et de la Diaspora. Certains d’entre eux acquirent une notoriété telle dans certaines communautés qu’ils furent considérés par elles comme inspirés. S’il ne faut pas surestimer le rôle joué par l’École de Yavnéh dans la constitution du canon juif – trente-deux livres étaient déjà reconnus – on doit en revanche lui attribuer sa clôture définitive. Sept livres furent ajoutés par elle au canon ancien de la Bible hébraïque : l’Écclésiaste (= Qohèlèt), Esther, Daniel, les deux livres des Chroniques, Esdras et Néhémie, ce qui porta le nombre total des livres à trente-neuf.
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CHAPITRE 12
Afin de structurer ce nouveau canon, l’École de Yavnéh élabora un montage savant qui ramena symboliquement à vingt-deux le nombre des livres, sans remettre pour autant en question leur nombre réel. Cette mise en forme a été décrite par des auteurs chrétiens et particulièrement par Origène, cité par Eusèbe de Césarée : Il ne faut pas ignorer que les livres testamentaires, selon la tradition hébraïque, sont au nombre de vingt-deux, nombre qui, chez eux, est celui des lettres (de l’alphabet) 6.
Le propos des maîtres de Yavnéh est donc de faire correspondre artificiellement le nombre des livres de l’Écriture – la Torah écrite – avec celui des lettres de l’alphabet. Tel était déjà le modèle qu’ils avaient retenu pour décrire la chaîne ininterrompue des maîtres qui leur avaient transmis l’enseignement de Moïse – la Torah orale (§ 95). Avec l’École de Yavnéh, Torah écrite et Torah orale atteindraient donc leur perfection, elles seraient fixées de alèf à tav. Les vingt-deux livres de l’Écriture, comme les vingt-deux chaînons de la tradition orale, sont organisés harmonieusement en fonction de nombres intermédiaires. On y distingue trois parties hiérarchisées – Torah, Prophètes et Écrits – mais interdépendantes. On enseigne en effet que les Écrits confirment les Prophètes et les Prophètes la Torah, et pour marquer cette hiérarchie on associe aux trois parties des nombres décroissants (5-43) tout en indiquant par le biais de ces nombres que les prophètes (4 × 2) ne font que doubler la Torah alors que les Écrits (3 × 3) la triplent. Le canon hébreu de Yavnéh TORAH 5 livres Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome. antérieurs 4 livres Josué, Juges + Ruth 1 + 2 Samuel, 1 + 2 Rois
PROPHÈTES
postérieurs 4 livres Isaïe, Jérémie + Lamentations Ézéchiel, les 12 prophètes
Livres d’histoire 3 livres
ÉCRITS Livres de vérité 3 livres
Livres de Sagesse 3 livres
Daniel, Esdras + Néhémie 1 + 2 Chroniques
Job, Proverbes et Psaumes
Esther, Qohèlèt Cantique des cantiques
6. G. Bardy, Eusèbe de Césarée. Histoire ecclésiastique, livres V-VII, Paris, 1955, p. 125-126.
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§ 117 D e
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v i ngt- deu x l i v r e s à v i ngt- quat r e
Bien que certains rabbins aient continué à débattre de façon théorique de la canonicité de certains des livres 7, le contenu fixé à Yavnéh ne fut plus modifié. En revanche, probablement sous l’impulsion des hillélites, le regroupement symbolique en vingt-deux livres fut abandonné au profit d’un modèle tout aussi théorique de vingt-quatre livres 8. Cette modification se fit de la façon suivante. Dans le canon de Yavnéh, le livre de Ruth ne faisait encore qu’un avec celui des Juges. De même le livre des Lamentations ne faisait qu’un avec celui de Jérémie. Lorsque l’on constitua en recueil les cinq textes lus lors des grandes fêtes juives, les livres de Ruth (lu à la fête de Chavouot) et des Lamentations (lu le 9 Ab, anniversaire de la destruction du Temple) furent déplacés et constituèrent avec le Cantique (fête de la Pâque), Esther (fête de Pourim) et Qohèlèt (fête de Souccot), le recueil des cinq Rouleaux (megilot), faisant ainsi passer de vingt-deux à vingt-quatre le nombre des livres. Ce changement ne fut pas effectué pour de simples raisons pratiques. En occultant le nombre vingt-deux, marque de perfection, on laissait entendre qu’il y avait place pour de nouveaux livres à côté de l’ancienne Écriture 9. Mais ce déplacement modifiait aussi le statut de ces deux livres. Alors que dans le canon de Yavnéh, Ruth et Lamentations avaient place parmi les textes prophétiques, après la constitution des cinq Rouleaux, ils se trouvèrent relégués parmi les Écrits et perdirent, du fait de ce seul déplacement, le caractère prophétique qui leur était attaché. C’était en effet grâce au livre de Ruth qu’il était possible de reconstituer la généalogie de l’humanité d’Adam jusqu’aux temps messianiques 10. Quant au livre des Lamentations, il entretenait l’espoir d’une rapide reconstruction du Temple, deux attentes que l’histoire avait démenties. * * * 7. Les livres controversés étaient Esther, Ézéchiel les Proverbes, le Cantique des Cantiques et l’Ecclésiaste. 8. Voir Siméon le Juste (§ 3). 9. Pour l’auteur du IVe livre d ’Esdras le corpus était composé de 94 livres, des 24 livres de la Bible lus à son époque par les Juifs et les Chrétiens – « les dignes et les indignes » – et de 70 autres livres réservés « aux sages du peuple » juif. Ces derniers doivent représenter symboliquement l’enseignement oral des 70 maîtres de l’École de Yavnéh qui sera codifié au troisième siècle de notre ère dans la Michnah par Juda le Prince (§ 58). Une biographie des 71 maîtres cités dans les Pirqé avot – Juda le Prince, rédacteur de la Michnah entouré des 70 sages – a été publiée par M. S. Ulmann, Grand rabbin du Consistoire central, en annexe du Dictionnaire de Sander et Trenel (N.-Ph. Sander – I.-L. Trenel , Dictionnaire hébreu-français, Paris, 1859). 10. Siméon le Juste, § 124-125.
222
CHAPITRE 12
Les faits évoqués dans ce chapitre mériteraient d’être analysés de façon plus précise à la lumière de nouveaux textes. Ils sont en effet essentiels pour une meilleure compréhension des conditions dans lesquelles s’opéra la construction du judaïsme rabbinique sur les ruines de la religion du Temple. La séance qui aboutit à l’éviction d’Éliézer montre qu’une telle mutation revêtit un caractère dramatique et fut ressentie comme une trahison nécessaire du passé. Le souvenir de cette exclusion d’Éliézer et les conséquences qui en découlèrent continuèrent à hanter les esprits et furent gravées en une formule lapidaire que conserve le Talmud de Jérusalem : Lorsque Éliézer mourut, le rouleau de la Sagesse fut enfoui ! (Talmud de Jérusalem, Sota 9).
Et le Talmud de Babylone de reprendre en écho : Lorsque Éliézer mourut, le rouleau de la Torah fut enfoui ! (Talmud de Babylone, Sota 49b).
Chapitre 13
De Siméon à E sdras § 118 L e
de r n i e r de s j us t e s
Cette première approche de la littérature du Second Temple à la lumière de l’analogie a attiré l’attention sur un personnage oublié, Siméon le Juste, grand prêtre du Temple de Jérusalem dans les années 220 à 195 avant notre ère, et montré que, pendant les trois siècles qui précédèrent la destruction du Temple en 70 de notre ère, il fut considéré comme l’un des personnages clé de la religion judéenne. Pour Jésus ben Sira qui écrivait vers 190, il avait été à la fois un restaurateur et un fondateur : restaurateur, car c’est lui « qui, pendant sa vie, répara la Maison » et « affermit le Sanctuaire » ; fondateur, car c’est lui aussi qui « fonda la double hauteur » faisant la synthèse entre Sagesse céleste et Sagesse terrestre. En tant que grand prêtre restaurateur du Temple, Jésus ben Sira le présente comme un nouveau Melkiçédèq « prêtre du Dieu Très-Haut » (§ 75). Il est en effet le dernier d’une lignée de grands prêtres bibliques placés sous le signe de la Justice, de Melki-çédèq (= mon roi est juste) à lui même, en passant par Çadoq (= être juste), premier grand prêtre du Temple de Salomon et à Josué fils de Yehoçadaq (= Yahvéh-sauve fils de celui que Yahvéh-a-déclaré-Juste), premier grand prêtre du second Temple 1. Mais il n’est pas seulement restaurateur du Temple, il est aussi fondateur. C’est sous son pontificat que la Sagesse – c’est-à-dire la Torah – « a dressé sa tente en Israël » (§ 71). Avec lui la révélation biblique a atteint sa perfection. Trois siècles plus tard, ceux qui écriront l’Acte de fondation de l’École de Yavnéh passant encore sous silence le rôle d’Esdras enseigneront que, dernier membre de la Grande Assemblée, Siméon fut le dernier des inspirés et le premier à enseigner que « le monde repose sur la Torah » (§ 94).
1. Pour un judéen initié à la culture grecque, l’attribut de « Justice » est celui du roi philosophe tel que le conçoit Platon. Accolé au nom de Siméon, il fait donc de lui un prêtre philosophe. Ben Sira ne lui donne pas explicitement ce titre, il le nomme Siméon fils d’Onias. Deux siècles plus tard, Luc et l’auteur de l’Acte de fondation de Yavnéh lui accoleront cet attribut, mais en y attachant des connotations opposées. Pour Luc, sa justice le fera survivre jusqu’à la naissance du Messie dont il a prophétisé la venue. Pour les Juifs de Yavnéh au contraire cette adhésion à la philosophie causera sa chute et sa mort « à la moitié de ses jours ».
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CHAPITRE 13
Il n’y a pas lieu d’attribuer au hasard le fait que le premier commentaire biblique qui nous ait été conservé, celui de Jésus ben Sira, soit daté des années qui suivirent la mort de Siméon le Juste. En effet, si l’interprétation de l’Écriture avait commencé dès la période perse, lors de la venue de Babylone d’un personnage nommé Esdras, la septième année d’Artaxerxès (398 avant notre ère), on aurait conservé des traces de son enseignement ainsi que de celui dispensé par ses héritiers pendant les deux siècles qui le séparent de Siméon le Juste. Que ces enseignements aient été oraux ne suffirait pas à expliquer leur perte. Dans un milieu tel que le judaïsme pharisien qui fondait sa légitimité sur la tradition orale, on aurait dû au contraire se les transmettre de génération en génération et les consigner par écrit, au moins partiellement, au moment de la fixation de la Torah orale au début de notre ère. Or, force est de constater que, dans la tradition rabbinique comme dans la littérature intertestamentaire, la trace la plus ancienne d’un enseignement oral remonte à Siméon le Juste et pas au delà et que le rôle d’Esdras n’apparaît dans la littérature qu’au début de notre ère. § 119 L e s
m éta mor phose s d ’É l é a z a r
Cette absence de tout écho à l’œuvre supposée d’Esdras se double d’un silence sur l’existence du personnage lui-même. Alors que le souvenir de Siméon le Juste traverse, comme on vient de le voir, toute la période du second Temple, Esdras fait figure de tard venu. Le livre canonique qui lui est consacré n’acquiert autorité qu’à la fin du premier siècle de notre ère et c’est seulement à cette même époque qu’est écrit le quatrième livre d’Esdras dans lequel il apparaît sous les traits d’un docteur pharisien (§ 58). Sous l’apparence d’un personnage historique, Esdras (= Aide) semble n’être en réalité qu’un nom-fonction symbolisant l’aide apportée par Dieu à son peuple 2 . Son modèle biblique est le grand prêtre Éléazar (= Dieu a 2. La première occurrence du mot « aide » renvoie à la réflexion d’Élohim qui, après avoir façonné Adam, déclare : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je ferai pour lui une aide comme son vis-à-vis » (Genèse 2, 18, cf. § 97, note 5). Dans la lecture traditionnelle, cette phrase est interprétée de la création de la femme, mais le mot hébreu est au masculin (‘ézèr) ce qui, pour la lecture littérale, conduit à l’identifier à un personnage masculin. Lue littéralement cette phrase peut être rendue de la façon suivante « (Il n’est) pas bon (qu’) Adam existe en vue de son (vêtement de) lin (le-bad-o), je ferai pour lui un Aide comme le vis-à-vis de celui-ci ». Le vêtement de lin étant réservé aux descendants du grand prêtre Aaron (Exode 28, 39), on doit alors comprendre que le sacerdoce sera incapable de mener l’homme vers le bien sans un Aide envoyé par Élohim. Tel sera le rôle d’Esdras (le pharisien) face au grand prêtre (sadducéen). Selon les règles de la lecture littérale, le choix du nom d’Esdras (‘ezra’ équivalent en araméen de ‘ ézèr) – de préférence à celui d’Éléazar – a dû être dicté par la référence à ce modèle scripturaire.
DE SIMÉON À ESDR AS
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aidé) qui, avec Josué, apporta en Terre promise l’Arche d’alliance où étaient conservées les Tables de la Loi. Nouvel Éléazar, Esdras apporte à son tour la Torah à Jérusalem. C’est également à un grand prêtre nommé Éléazar, inconnu par ailleurs, que l’auteur de la Lettre d’Aristée attribue l’envoi du rouleau de la Torah à Alexandrie en vue de sa traduction (§ 68). C’est encore à un personnage nommé Boéthos (= Aide en grec) que le mouvement pharisien – promulgateur de la Torah orale – attribue l’origine de son mouvement (§ 98). Dans l’Acte de fondation de Yavnéh, enfin, c’est un rabbin nommé Éléazar ben Arakh qui porte à sa perfection la transmission orale de la Torah. Tout concourt donc à faire d’Esdras l’ancêtre éponyme de la secte des pharisiens qui ne se constitua au plus tôt qu’à la fin du deuxième siècle avant notre ère. § 120 L e
t e m ps de s sch i sm e s
Mais pourquoi avoir substitué Esdras à Siméon le Juste ? Pour l’auteur de l’Acte de fondation de Yavnéh – nous sommes au plus tôt vers la fin du premier siècle de notre ère – Siméon a bien été le fondateur de l’interprétation biblique à la période du second Temple. C’est lui qui le premier a enseigné que le monde reposait sur la Torah. C’est lui qui a été à l’origine de tous les commentaires postérieurs, aussi bien ceux de son disciple hellénisé, Antigonos, et du premier couple de maîtres, l’homme de Çerédah et l’homme de Jérusalem et de leurs successeurs (§ 97). Mais alors que le rêve du fondateur avait été de faire entrer la Judée dans cette ère nouvelle qu’attendait Jésus ben Sira – « Que le salut vienne en nos jours conformément aux jours du monde ! » – sa mort marqua le début de schismes multiples, dont il paraît plausible de retracer ainsi la chronologie. Ce fut d’abord le départ de ceux que l’on identifiera de façon polémique aux Samaritains (195 avant J.-C.). Ulcérés par le peu d’empressement que mettait Onias III à faire « reposer le monde sur la Torah » ils décidèrent de se couper de Jérusalem et se proclamèrent les « Gardiens de la Torah ». Ce fut ensuite le schisme de « la Communauté de la nouvelle alliance au pays de Damas », un schisme qu’il faut, me semble-t-il, dater de l’exil d’Onias III à Daphnée (vers 175 avant notre ère) et dont on peut suivre l’histoire jusqu’à la destruction du second Temple. Dans un premier temps, ces « Pieux » (hasidim) furent les défenseurs de la légitimité oniade incarnée par le petit fils de Siméon le Juste, Onias IV. Mais après le retour de celui-ci en Égypte (en 163) le mouvement se scinda. Certains suivirent le prêtre oniade dans son exil à Léontopolis, d’autres, les Esséniens, restèrent en Judée et vécurent en marge du culte du Temple. Quant aux autres fidèles du Temple de Jérusalem, ils se rallièrent à Alcime, puis à la lignée des rois-prêtres Asmonéens autour de laquelle se structura le mouvement
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CHAPITRE 13
des Sadducéens. Ainsi, quarante ans à peine après la mort de Siméon, son héritage se trouva-t-il partagé entre quatre groupes concurrents, les Samaritains, les Esséniens, les Judéens d’Égypte et les Sadducéens. § 121 D u
t r e n t e - deu x i è m e au v i ngt- deu x i è m e
Ce n’est que plus tard, à l’époque de Siméon ben Chatah (§ 98), que les Pharisiens entrèrent dans l’histoire et reprirent à leur compte la phrase qu’ils attribuent à Siméon le Juste : « le monde repose sur la Torah ! » mettant ainsi l’accent sur la pratique de la Torah, sans pour autant rejeter le culte du Temple. Cette refondation qu’entreprend le mouvement pharisien n’atteindra son but que lors de la fondation de l’École de Yavnéh. C’est alors que Boéthos-Éléazar-Esdras, prenant les traits d’Éléazar ben Arakh, se substituera à Siméon le Juste. Comme on l’a vu, cette refondation s’accompagnera d’une redéfinition du canon des Écritures conforme à la réforme opérée par les pharisiens (§ 116-117). Dans la reconstitution qui a été proposée de la Bible de Siméon le Juste, on a vu que le corpus fixé par lui se composait de trente-deux livres homogènes (§ 78). À cette époque, le nombre trente-deux correspondait également au nombre des signes hébraïques utilisés pour l’écriture de la Torah, une écriture composée de vingt-deux lettres fondamentales, de cinq lettres finales et de cinq lettres divines 3. On a vu par ailleurs que Jésus ben Sira faisait apparaître Siméon en trente-deuxième et dernière position 3. Ce modèle oublié des 32 signes de l’Écriture est en fait la clé qui permet d’entrer au Paradis de la lecture littérale. Si l’on considère les graphies qui servent à composer le texte, on constate qu’elles ne sont actuellement qu’au nombre de 27, celles des 22 lettres fondamentales et 5 lettres finales. On sait cependant qu’à la période du second Temple des noms divins étaient écrits en caractères paléo-hébreux dans la Torah. D’après les manuscrits de la Mer morte et d’autres témoignages anciens, on peut considérer que cette écriture archaïque était utilisée pour le Tétragramme (YHWH) et pour El (’L). Ce sont donc cinq « signes divins » (’ H W Y L) qui se seraient ajoutés aux 27 autres portant le total des signes à 22 + 5 + 5 = 32. Le bien fondé d’une telle reconstitution peut être garanti par d’autres voies dont la description dépasserait le cadre de cet essai (Siméon le Juste, § 85-89). Qu’il suffise ici de noter que ce modèle 32 sera le modèle fondateur de la mystique juive postérieure. Le Séfèr Yetsirah (probablement écrit au sixième siècle de notre ère) enseignera que c’est au moyen de « 32 sentiers merveilleux de Sagesse que Dieu a créé et gravé son monde », que ces 32 sentiers correspondent aux « 22 lettres fondamentales et aux 10 sephirot » et que ces sephirot sont « 5 face à 5, profondeur du commencement et profondeur de la fin ». Bien que le modèle original ait été modifié, il est encore reconnaissable. Pour la lecture littérale, ces 32 sentiers de sagesse correspondaient aux 32 signes de l’Écriture, réparties en 22 lettres fondamentales, 5 lettres divines (profondeur du commencement) et 5 lettres finales (profondeur de la fin). (Siméon le Juste, p. 171-209).
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dans l’histoire d’Israël. Derrière cette harmonie des nombres se cache un enseignement que l’on peut ramasser en une formule : De même que la Torah-Écriture a été révélée en plénitude à Israël au moyen de trente-deux signes et en trente-deux livres, de même l’histoire de la Judée a atteint sa plénitude avec son trente-deuxième personnage, Siméon le Juste !
Le même raisonnement est repris trois siècles plus tard par l’Acte de fondation de Yavnéh, mais le nombre est révisé à la baisse. Le modèle n’est plus trente-deux, mais vingt-deux. La formule devient alors la suivante : De même que la Torah a été révélée en plénitude à Israël au moyen des vingt-deux lettres de l’alphabet et en vingt-deux livres, de même l’histoire de son interprétation a atteint sa plénitude avec son vingt-deuxième interprète, Éléazar ben Arakh.
Ce passage du modèle trente-deux au modèle vingt-deux symbolise en fait un autre passage, celui de la Torah écrite à la Torah orale, celui de l’ « Écriture » de Siméon à la « Parole » d’Éléazar ben Arakh et des maîtres de Yavnéh. Les trente-deux signes de la Bible de Siméon avaient une double fonction. Ils étaient écriture et parole. Pour celui qui « voyait » l’Écriture, chacun d’entre eux avait une forme et une fonction spécifiques. Les cinq lettres finales et les cinq lettres divines devaient servir de support à un enseignement mystique qui évoluera au fil des siècles jusqu’à devenir le système des « dix sephirot » de la mystique juive. Mais la spécificité de ces dix signes ne transparaît pas dans la lecture ; celui qui « entend » les paroles de la Torah sans en voir l’Écriture, peut ignorer jusqu’à leur existence. Pour lui la Parole est révélée au moyen des vingt-deux phonèmes fondamentaux. En revenant au modèle vingt-deux, les maîtres de Yavnéh opèrent donc une séparation entre Torah orale et Écriture. L’enseignement sur la « double hauteur » que dispensait Jésus ben Sira est alors censuré : « On ne doit plus tirer de preuve du canal des eaux ! ». On renonce à enseigner la synthèse entre Sagesse céleste et Sagesse terrestre : « La Torah n’est plus dans les cieux ! », tout en tolérant son étude dans les cercles mystiques héritiers de Siméon ben Yohaï 4 . Cette décision aura pour effet de scinder en deux l’enseignement. L’étude de la Torah orale deviendra une obligation pour chaque Juif, alors que l’enseignement mystique sera réservé à une élite et soumis à la règle de l’arcane. Pourtant, comme le montre le Séfèr yetsirah, près de huit cents ans après la mort de Siméon le Juste, on continuera encore à enseigner dans les cercles mystiques que le monde a été créé au moyen de « trentedeux sentiers merveilleux de Sagesse » et non de vingt-deux. 4. B. Barc , « Du Temple aux Palais », op. cit.
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CHAPITRE 13
§ 122 L’or igi n e
du mou v e m e n t ph a r i si e n
Bien qu’Esdras ne se soit imposé comme fondateur officiel qu’à la fin du premier siècle de notre ère, son image est ancienne et on peut suivre les étapes de sa construction à travers la littérature du second Temple. Dès l’année 163 avant notre ère, lorsque Daniel-Onias IV décide de partir pour l’Égypte (ch. 9), « l’homme vêtu de lin » qui le conseille présente déjà des caractères esdraïtes. Il n’est pas encore le « scribe rapide » du livre d’Esdras, mais déjà « celui qui porte une écritoire de scribe à la ceinture ». Par ailleurs cet homme vêtu de lin est déjà antidaté et devient contemporain de la période perse, comme l’Esdras pharisien. Il échappe ainsi à tout soupçon de contamination par l’hellénisme (§ 77). À partir de la révolte maccabéenne en effet l’idée que la religion judéenne ait pu subir l’influence de la culture hellénistique devient insupportable aux défenseurs inconditionnels de la Torah. Revenons à la Lettre d’Aristée. Lorsque le grand prêtre Éléazar fait sortir la Torah du Temple de Jérusalem pour l’envoyer à Alexandrie (§ 68) où elle sera traduite et mise à la portée de tout le peuple, sa démarche préfigure aussi celle de l’Esdras canonique. Comme Esdras, il fait sortir la Torah du Temple afin qu’elle soit lue, traduite et commentée en présence de l’ensemble du peuple. Il serait facile de pousser plus loin la comparaison entre le modèle religieux décrit dans la Lettre d’Aristée et celui qu’institue Esdras (§ 98). On notera seulement ici que la démarche des soixante-douze traducteurs qui décident à la majorité de la traduction à retenir, c’est-à-dire du sens à donner à l’Écriture, est de même nature que celle des soixantedix maîtres de Yavnéh qui décident à la majorité de rejeter Éliézer et son interprétation et d’opter pour la Torah terrestre 5. Cette racine « égyptienne » du modèle d’Esdras est d’ailleurs explicitement reconnue par les maîtres de Yavnéh lorsqu’ils enseignent que le fondateur du mouvement pharisien se nommait « Boéthos » (Aide), un Esdras (Aide) de langue grecque. L’hypothèse que l’on peut alors avancer est que l’image d’Esdras a commencé à se dessiner dès la période maccabéenne, dès que l’on a décidé dans les milieux oniades d’occulter par le biais de la traduction le sens littéral d’une Écriture que l’histoire avait prise en défaut. Le récit de la promulgation de la Torah par Esdras doit alors être rattaché au même milieu que les derniers chapitres de Daniel (§ 90). On peut donc supposer avec vraisemblance que le personnage d’Esdras, bien que conçu en Judée, a d’abord été reçu par la communauté judéenne d’Égypte, ce
5. G. Dorival , « La Bible des Septante : 70 ou 72 traducteurs ? » dans G. J. Norton, S. P isano (éd.), Tradition of the Text. Studies offered to Dominique Barthélemy in Celebration of his 70th Birthday, Fribourg, 1991, p. 45-62.
DE SIMÉON À ESDR AS
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qui aurait par ailleurs l’avantage d’expliquer la parenté évidente qui existe entre les thèmes d’Esdras et ceux de la Lettre d’Aristée 6. À partir du règne de Jean Hyrcan, les rois asmonéens, avec le soutien du parti des Sadducéens, prétendront réaliser le modèle messianique du roi-prêtre qui, dans l’idéologie oniade, revenait de droit à un descendant de Siméon. Une telle prétention n’a pu que provoquer un durcissement de l’opposition pro-oniade d’Égypte et l’inciter à réimporter en Judée le modèle d’Esdras. Boéthos-Esdras serait alors devenu la figure emblématique du mouvement pharisien, face à celle du grand prêtre Çadoq, fondateur du Temple de Salomon, revendiquée par les Sadducéens. Faut-il alors, vu le peu de consistance historique d’Éléazar ben Arakh, voir dans le choix même de son nom un symbole de la victoire du mouvement pharisien sur les autres composantes de la religion judéenne du premier siècle ? L’hypothèse mérite d’être examinée. Il semble bien en effet que les cinq disciples de Yohanan ben Zaccaï (§ 100) personnifient cinq mouvements religieux remontant à la période du Temple et dont le premier et le dernier seraient représentés par Éliézer et Éléazar. Par delà les maîtres qui purent porter ces noms, l’enjeu qu’ils représentent est exemplaire. Il s’agit en fait de choisir entre l’interprétation de la période du second Temple, symbolisée par Éliézer fils d’Hyrcan – allusion à Jean Hyrcan, le roi asmonéen qui gouverna avec l’appui des Sadducéens, et la nouvelle interprétation, celle du parti pharisien symbolisé par Éléazar fils d’Arakh. En fait la signification même des noms des deux protagonistes suffit à faire comprendre la place qu’il faut leur donner : Éliézer signifie « mon Dieu est (un) aide » et Éléazar « Dieu a aidé ». Le premier représente donc une étape indispensable pendant laquelle la communauté a été assistée par Dieu mais divisée, une division qui doit tout naturellement prendre fin lors de l’avènement d’une ère nouvelle symbolisée par Éléazar « Dieu a aidé ». Tel était du moins la lecture de l’histoire que voulait imposer l’Acte de fondation de Yavnéh sous sa forme originale, jusqu’à ce que la lignée des Hillélites en propose une nouvelle qui excluait l’homme de la synthèse que symbolisait Éléazar. § 123 M oï se
et
P l aton
Dater la Torah de la période hellénistique conduit tout naturellement à se poser la question des rapports entre Bible et hellénisme en termes nouveaux. La prise en compte d’une influence de l’hellénisme sur l’œuvre de 6. Si l’on retient les conclusions d’A. Canessa, Étude sur la Bible grecque des Septante, 1 Esdras, thèse non publiée accessible sur le site de l’auteur, la version noncanonique d’Esdras serait de la même main que la traduction de 2 Maccabées qui est explicitement datée de 124 avant notre ère. Cela confirmerait que le personnage d’Esdras était déjà connu dans « le dernier tiers du second siècle avant notre ère ».
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CHAPITRE 13
Siméon s’impose du fait même de l’origine et de l’histoire du grand prêtre. La dynastie des prêtres oniades à laquelle il appartenait avait reçu sa charge des rois grecs d’Alexandrie. Leur fonction à la fois politique et religieuse leur imposait d’appliquer en Judée la politique du pouvoir central qui était d’helléniser la province de Judée tout en respectant ses traditions religieuses propres. Chef politique et religieux nommé par Alexandrie, le grand prêtre devait alors impérativement – sous peine de se voir destitué – promouvoir la synthèse de la culture hellénistique et de la religion yahviste traditionnelle du Temple de Jérusalem. Si la famille des Oniades avait obtenu cette charge à titre héréditaire, c’est qu’elle présentait aux yeux du pouvoir alexandrin toutes les garanties requises pour cette fonction et avait fait sienne la culture hellénistique. Les Oniades avaient en effet été choisis parmi les Judéens d’Égypte et non de Judée. Ils possédaient en Égypte un territoire important qu’ils continueront d’administrer après avoir obtenu leur charge. C’est là qu’Onias IV se réfugiera après avoir été supplanté par Alcime, qu’il y construira un Temple et disposera d’une armée qu’il mettra au service des rois d’Alexandrie 7. Les Oniades appartenaient donc à l’élite de la communauté judéenne d’Égypte pour qui l’hellénisation constituait un progrès. Aussi Siméon décida-t-il d’écrire l’histoire du peuple dont il avait la charge, en inscrivant cette appropriation de la culture hellénistique dans un plan divin arrêté dès les origines du monde. Pour s’en convaincre, il suffit de relire les « Voyages de la Sagesse » de Jésus ben Sira (§ 71) ou de suivre le cours des « fleuves du Paradis » (§ 43-45). Conformément au plan divin, les eaux de la Sagesse symbolisées par l’Euphrate, le fleuve de la synthèse, auraient d’abord été confiées en dépôt à Japhet, l’ancêtre de Yavan (la Grèce puis l’Égypte hellénistique) avant d’être données à la descendance d’Abraham (les Judéens). C’est à partir de cette lignée de Japhet (l’Égypte hellénistique) que la Sagesse se serait répandue sur Cham (Canaan = la Samarie) et sur Sem (la Judée), avant que ces eaux inférieures dispersées ne soient collectées dans le Temple de Jérusalem, et données en plénitude à Israël. Héritier de droit divin de la Sagesse universelle, le croyant judéen pouvait alors s’approprier le patrimoine culturel des Grecs sans avoir à trahir sa foi traditionnelle. Deux siècles plus tard, la destruction du Temple portera un coup fatal aux artisans de la synthèse entre les deux cultures. Le reproche que fera le mouvement pharisien à Siméon le Juste sera précisément d’avoir voulu parer la Torah des beautés de l’hellénisme (§ 101-102) et d’avoir ainsi provoqué les dissensions qui auraient conduit à la destruction du Temple et de la ville. On s’attacha alors à proposer une relecture de l’histoire passée 7. Cf. J. Mélèze Mordrzejewski, Les Juifs d ’Êgypte de Ramsès II à Hadrien, Paris, 1991, p. 101-111 et S. C. M imouni, Le judaïsme ancien, p. 744-746.
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en occultant si possible, ou au moins en relativisant le rôle joué par l’hellénisme dans la religion judéenne. La question centrale – qui est toujours d’actualité – était l’origine du monothéisme. Fallait-il créditer la conception d’un dieu unique aux philosophes grecs ou à Moïse ? Dans le Contre Apion qu’il écrit après la destruction du Temple, Flavius Josèphe, un adepte de la secte des pharisiens, propose l’explication suivante : Quant à Dieu lui-même, Moïse montra qu’il est unique, incréé, éternellement immuable, plus beau que toute forme mortelle, connaissable pour nous par sa puissance, mais inconnaissable en son essence. Que cette conception de Dieu ait été celle des plus sages parmi les Grecs, qui s’inspirèrent des enseignements donnés pour la première fois par Moïse, je n’en dis rien pour le moment ; mais ils ont formellement attesté que cette conception de Dieu est belle et convient à la nature comme à la grandeur divine ; car Pythagore, Anaxagore, Platon, les philosophes du Portique qui vinrent ensuite, tous, peu s’en faut, ont manifestement eu cette conception de la nature divine. Mais tandis que leur philosophie s’adressait à un petit nombre et qu’ils n’osèrent pas apporter parmi le peuple, enchaîné à d’anciennes opinions, la vérité de leur croyance, notre Législateur, en conformant ses actes à son discours, ne persuada pas seulement ses contemporains, mais il mit encore dans l’esprit des générations successives qui devaient descendre d’eux une foi en Dieu innée et immuable (Contre Apion II, 168-169) 8.
L’argumentation de Flavius Josèphe est construite en deux parties. Il affirme d’abord que Moïse est bien le fondateur du monothéisme, et que si l’on retrouve cette « conception de Dieu » chez les philosophes grecs c’est parce qu’ils se sont inspirés « des enseignements donnés pour la première fois par Moïse ». Mais ce qui distingue Grecs et Juifs, c’est le public auquel s’adresse leur enseignement sur le monothéisme. Alors que les philosophes ne s’adressent qu’à un petit nombre, « le Législateur des Juifs ne persuada pas seulement ses contemporains, mais il mit encore dans l’esprit des générations successives qui devaient descendre d’eux une foi en Dieu innée et immuable ». On serait tenté de penser que ce « Législateur » n’est autre que Moïse lui-même. Cependant il suffit de relire sa propre histoire et l’ensemble de l’histoire biblique pour constater qu’il ne réussit à convaincre ni ses contemporains, ni les générations suivantes ! Le législateur auquel fait référence Flavius serait-il alors Siméon ? On doit également répondre par la négative car si Flavius reconnaît le rôle politique du grand prêtre (Antiquités judaïques XII) il ne souffle mot de son rôle religieux. Par déduction, ce « Législateur » doit alors être Esdras auquel Flavius consacre par ailleurs 8. Flavius Josèphe , Contre Apion, Texte établi et annoté par Th. R einach et traduit par L. Blum, Paris, 1930, p. 87, note 1.
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CHAPITRE 13
un chapitre entier (Antiquités judaïques XI, 5). On aurait là, peut-être, la première attestation du rôle officiel d’Esdras. § 124 L a L a ngu e
du
S a nct ua i r e
Bien que cet essai n’ait pas été en priorité consacré à vérifier l’hypothèse de la « langue du Sanctuaire », la question a été abordée à plusieurs reprises et en particulier dans le chapitre consacré à l’analogie verbale. L’enquête menée à propos des fleuves du Paradis ne doit être considérée que comme une simple illustration simplificatrice de la lecture nouvelle à laquelle conduit cette approche ancienne de l’Écriture. Loin d’être un exercice de virtuosité sollicitant les textes pour les plier à une interprétation décidée a priori, elle est un exercice de logique pure fondé sur un principe simple, admis par tous les croyants à époque ancienne, celui de la perfection d’un texte dont l’origine divine est reconnue. Puisque la perfection de Dieu exclut toute contradiction et toute superfluité, un texte écrit de sa main doit nécessairement refléter une telle perfection. Dès lors les obscurités du texte et ses contradictions apparentes ne peuvent être que des énigmes placées là pour inviter l’initié à poursuivre toujours plus loin sa quête jusqu’à ce que la solution logique apparaisse. Et, de fait, la poursuite imperturbable d’une telle quête logique, loin de conduire à l’absurde, met en évidence une cohérence insoupçonnée du monument qui ne peut en aucun cas s’expliquer par le simple jeu du hasard. S’il est possible de suivre les méandres des fleuves du Paradis à travers l’histoire biblique, d’Adam jusqu’à Joseph, et bien au delà, c’est qu’un maître d’œuvre a placé dans le texte, à point nommé, chacun des jalons qui nous ont permis de suivre les méandres de ces fleuves. Si le nombre cent vingt occupe une place aussi importante dans la symbolique judéenne, puis juive et chrétienne, c’est que ce maître d’œuvre de l’histoire biblique l’a choisi comme unité de mesure de l’action de l’Esprit de Yahvéh (§ 18). Et la technique mise en œuvre dans la formule d’annonce de ces cent vingt ans permet d’entrevoir ce qu’est cette « double hauteur » de la Torah dont parle Jésus ben Sira. Lorsque É. Dhorme, à la suite de la Septante, lit : Mon esprit ne restera pas toujours dans l’homme, car il est encore chair. Ses jours seront de cent vingt ans (Pléiade, Genèse 6, 3).
il respecte, probablement sans en avoir conscience, le double sens du texte. Dans une telle traduction, l’expression « ses jours seront de cent vingt ans » peut en effet se rapporter indifféremment à Adam ou à l’Esprit. Le choix est en apparence laissé au lecteur, mais celui-ci, pris par la logique apparente du récit, appliquera naturellement ce nombre à l’homme. Le spécialiste de la Bible devrait au contraire hésiter, car il n’ignore pas que
DE SIMÉON À ESDR AS
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dans la suite de l’histoire biblique les patriarches dépasseront tous cette limite. Mais comment pourrait-il envisager que l’auteur parle ici de « théologie de l’Esprit », alors que, depuis Jean Astruc, ce texte a été attribué au « Yahviste », un contemporain supposé de David et de Salomon (vers 950 avant notre ère). Bien que le sens banal du texte se soit imposé malgré son incohérence, il n’en demeure pas moins possible, actuellement encore, d’en redécouvrir le sens caché. Il suffit pour cela – mais la démarche exige une infinie patience – de s’attacher avant tout à la l’étude de sa syntaxe, sans préjuger en aucune façon du sens qui va apparaître. Cette syntaxe de l’hébreu, dont on est allé jusqu’à nier l’existence, est en fait la clé qui donne accès au sens caché : Yahvéh dit : « Mon esprit (qui est) dans l’homme en vue du monde (présent) ne jugera pas. Pendant que les (fils d’Élohim) sont dans l’égarement, lui (l’esprit sera) chair, et ses jours (de l’esprit incarné) auront été (de) cent et vingt ans (avant qu’il ne juge) » (Genèse, 6, 3).
On pressent qu’une étude portant directement sur l’interprétation de la Bible selon les règles de la Langue du Sanctuaire permettra de rendre compte des contradictions de l’approche traditionnelle. L’hébreu biblique est-il une langue sans syntaxe (§ 2-3) ou une langue dont on a occulté la syntaxe ? Le vocabulaire biblique est-il atteint de « polysémie galopante » (§ 4) ou celle-ci n’est-elle provoquée que par l’oubli de la notion de « champ symbolique » ? Ce texte est-il « corrompu » (§ 6), ou présente-til des aspérités qui sont autant d’énigmes dont la solution commande l’accès au sens caché ? Et s’il n’est pas corrompu, pourquoi aurait-on proclamé son intangibilité, si ce n’est pour en protéger chaque lettre ? * * * Aqiba fut le dernier à être entré au Paradis de l’interprétation ancienne et à en être sorti en paix. Ses compagnons moururent, devinrent fous ou hérétiques, et depuis, les autorités du judaïsme rabbinique décidèrent que les portes du Paradis resteraient fermées et que l’interprétation de la révélation relèverait de la seule autorité des Rabbins. Les chrétiens, de leur côté, sous l’inspiration de l’Esprit, renoncèrent au texte hébreu pour suivre le texte grec, fermant ainsi les portes de la lecture littérale tout en en conservant le sens messianique. Depuis vingt siècles les croyants, tant chrétiens que juifs, ont suivi ces voies nouvelles d’interprétation, mais la règle d’intangibilité de l’Écriture décrétée par l’auteur du texte a été respectée à la lettre. Comme en témoigne encore le texte invariant des rouleaux des synagogues, « pas un yod de la Torah » n’a été retranché ou ajouté. Et bien que Siméon et son système d’interprétation appartiennent maintenant à la préhistoire du
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CHAPITRE 13
judaïsme et du christianisme, le monument qu’il a construit, il y a de cela vingt-trois siècles, a été intégralement conservé. S’il ne peut plus servir de norme aux croyants, il devrait en revanche permettre aux historiens et aux linguistes de redécouvrir sous un jour nouveau le socle sur lequel les deux religions se sont fondées.
Glossaire Aqiba ben Joseph : L’un des fondateurs les plus prestigieux du judaïsme rabbinique. Il aurait commencé à enseigner après la destruction du second Temple de Jérusalem (en 70 de notre ère) et serait mort pendant la révolte de Siméon bar Kosiva contre les Romains entre 132 et 135. Il se serait efforcé de concilier l’interprétation ancienne héritée de la période du second Temple avec la nouvelle approche préconisée par l’École de Yavnéh. Canon : Le canon des livres inspirés de la Bible hébraïque se serait constitué par étapes. Un premier canon de 32 livres, répartis entre Torah, Prophètes et Écrits, aurait été fixé vers 200 avant notre ère par Siméon le Juste (supra § 8 et 78). Ce corpus aurait été complété après la destruction du second Temple, vers l’an 100 de notre ère, par l’ajout de 7 nouveaux livres à l’initiative des maîtres de l’École de Yavnéh, ce qui porta leur nombre réel à 39 (Id. § 116). Toutefois ce nombre fut ramené artificiellement à 22 en regroupant entre eux certains livres, de façon à le faire coïncider avec le nombre des lettres de l’alphabet, symbole de perfection de l’Écriture (Id. § 116). Dans un second temps deux de ces livres (Ruth et Lamentations) qui jusque là appartenaient à la classe des « prophètes » et étaient comptés avec les livres des Juges et de Jérémie furent séparés d’eux et intégrés à un ensemble de cinq « écrits » lus lors des grandes fêtes. Ce déplacement eut une double conséquence. Il fit perdre aux livres de Ruth et des Lamentations leur statut de livres prophétiques et fit par ailleurs passer le nombre des livres de 22 à 24 (Id. § 117), laissant par là entendre qu’au-delà de l’Écriture, il y avait place pour de nouveaux enseignements, ceux de la Torah orale qui seront par la suite compilés dans la Michnah et les deux Talmuds (Id. § 58). Éliézer fils d’Hyrkanos : À la période de Yavnéh, il représente l’aile conservatrice, héritière de l’interprétation de la période du second Temple et plus précisément de celle des prêtres sadducéens qui contrôlèrent le sanhédrin au moment de la restauration de la royauté hasmonéenne* par Jean Hyrkan. Il aurait été l’un des maîtres de Rabbi Aqiba. Sa méthode d’interprétation sera condamnée et il sera exclu de l’École au début du 2e siècle de notre ère (§ 108-115). Flavius Josèphe : (37-38 à 100 environ de notre ère). Après avoir pris une part active dans la guerre des Juifs contre les Romains, il changera de camp et sera accueilli à Rome à la cour les empereurs flaviens. C’est là
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GLOSSAIRE
qu’il composera ses « Antiquités juives » et « la Guerre des Juifs contre les Romains ». Son œuvre sera conservée et citée par les Chrétiens, alors que le judaïsme rabbinique la censurera au même titre que toute la littérature juive de langue grecque (voir S. C. M imouni, Le Judaïsme ancien, p. 145-158). Grande Assemblée : Institution légendaire composée de cent vingt inspirés. L’inspiration scripturaire aurait cessé avec la mort du dernier de ses membres, Siméon le Juste (§ 95). Hasmonéens : La révolte contre l’hellénisation de la Judée fut menée à partir de 167 avant notre ère par la famille sacerdotale des « Maccabées ». Après avoir chassé les occupants grecs ils restaurèrent la royauté et leur dynastie (les Hasmonéens) exerça le pouvoir de 135 à 63, année de la prise de Jérusalem par Pompée. Cette dynastie se compose des souverains suivants : Jean Hyrcan I (de 135 à 104), Aristobule I (de 104 à 103), Alexandre Jannée (de 103 à 76), Salomé-Alexandra (de 76 à 67) et Aristobule II (de 67 à 63) (voir S. C. Mimouni, Le Judaïsme ancien, p. 336-414). Hillel : Fondateur éponyme de la dynastie pharisienne qui prendra le contrôle de l’École de Yavnéh après la mort de Yohanan ben Zaccaï. Il serait venu de Babylone (comme Esdras) et aurait fixé les (nouvelles) règles d’interprétation de l’Écriture (§ 99). Jésus ben Sira : Premier écrivain post-biblique connu, contemporain et disciple de Siméon le Juste. Son traité de sagesse, l’Ecclésiastique ou Siracide, écrit vers 190, sera accueilli dans le canon biblique des Chrétiens dans sa version grecque, mais exclu du canon des Écritures juives par les maîtres de l’École de Yavnéh qui en conserveront cependant une version hébraïque révisée qu’ils attribueront à Siméon ben Yohaï, le fondateur de la mystique juive d’après la destruction du Temple (§ 121). La Michnah de Juda le Prince : Ce nom désigne d’abord l’enseignement oral (Torah orale) dispensé dans les cercles pharisiens puis les Écoles rabbiniques des deux premiers siècles de notre ère. Ces enseignements ont été réunis par Juda le Prince (vers 200-220) dans les 63 traités du corpus de la Michnah (voir S. C. Mimouni, Le judaïsme ancien, p. 585-591). Oniades : Famille sacerdotale originaire d’Égypte qui exerça de façon héréditaire la fonction de grand prêtre, probablement dès le début de la période grecque. Les personnages principaux de cette dynastie sacerdotale furent Siméon le Juste (grand prêtre de 220 à 195), ses fils Onias III (de 195 à 175) et Jason (de 175 à 173), et le fils d’Onias III, Onias IV qui, démis de ses fonctions au profit d’un helléniste modéré, Alcime, s’exila avec ses partisans en Égypte où il construisit un nouveau Temple à Léontopolis (voir S. C. Mimouni, Le judaïsme ancien, p. 744-747).
GLOSSAIRE
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Pharisiens : Groupe religieux qui apparaît vers la fin du ii e siècle avant notre ère et qui jouera un rôle politique important sous le règne de Salomé Alexandra (de 76 à 67). Opposé aux Sadducéens, les Pharisiens seront les défenseurs d’une religion fondée avant tout sur l’étude et la pratique de la Torah. Ce sont les héritiers de ce mouvement qui, après la destruction du second Temple, joueront un rôle déterminant dans la constitution progressive du judaïsme rabbinique et prendront le contrôle de l’École de Yavnéh à partir de 73 de notre ère. Philon d’Alexandrie : Philosophe juif de langue grecque (de 20 avant notre ère à 45 de notre ère) dont l’œuvre principale est un vaste commentaire allégorique de la Torah. Comme tous les écrits de langue grecque, son œuvre a été censurée par le judaïsme rabbinique, mais conservée par les Chrétiens (voir S. C. Mimouni, Le Judaïsme ancien, p. 131-143). Sadducéens : Groupe politique et religieux qui s’est constitué après les guerres maccabéennes autour des rois asmonéens. Essentiellement lié au Temple, le parti sadducéen se désagrégera progressivement au cours du deuxième siècle de notre ère. Samaritains : Nom donné à un groupe religieux judéen, toujours existant, qui se sépara du Temple de Jérusalem, probablement à la mort de Siméon le Juste (195 avant J.-C.). Ils furent par la suite identifiés à tort et de façon polémique avec la nation samaritaine (voir S. C. Mimouni, Le Judaïsme ancien, p. 623-652). Talmud : Commentaire de la Michnah consigné dans deux versions : le Talmud de Jérusalem, dont la rédaction s’acheva avant 425 de notre ère et le Talmud de Babylone rédigé entre 250 et 500 en Babylonie. Temple (périodes des premier et second) : On désigne par ces termes deux périodes de l’histoire judéenne. La première n’est connue pour l’essentiel que par la version qu’en donne la Bible hébraïque dans les livres de Samuel et des Rois. Elle va de l’institution de la royauté – par Saül, David et Salomon, bâtisseur du premier Temple – à la destruction de ce Temple par le roi de Babylone Nabuchodonosor en 587 avant notre ère et à l’exil d’une partie de la population judéenne en Babylonie. La période du second Temple commence avec le retour de l’exil (536 avant notre ère) et s’étend de la reconstruction du Temple (515) à sa destruction par les Romains en 70 de notre ère. L’histoire de cette seconde période, pendant laquelle la Judée fut successivement sous le contrôle de plusieurs nations étrangères, peut se diviser en période perse (de 536 à 333), période grecque (de 333 à 167) – subdivisée elle-même en période lagide (rois grecs d’Alexandrie, de 300 à 198) et séleucide (rois grecs d’Antioche, de 198 à 167) –, période maccabéenne et hasmonéenne (de 167 à 63) et période romaine (de 63 avant notre ère à 70 de notre ère).
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GLOSSAIRE
Torah : Au sens strict ce mot désigne actuellement les cinq premiers livres de la Bible hébraïque (= Pentateuque de la Bible grecque). Dans le milieu pharisien, et à sa suite dans le judaïsme rabbinique, on distinguera la « Torah écrite » – la Bible hébraïque – de la « Torah orale » constituée d’enseignements oraux qui se seraient transmis depuis Moïse et se seraient enrichis au fil des générations, jusqu’à constituer un nouveau corpus d’écriture, la Michna (vers 210) qui sera elle-même développée dans les deux Talmuds. Yavnéh : Bourgade à l’ouest de Jérusalem. C’est là que les autorités religieuses du judaïsme s’installèrent après la destruction du Temple. L’École de Yavnéh ferma ses portes en 135 de notre ère. L’histoire de cette période de transition entre la religion du Temple et le judaïsme rabbinique est mal connue car documentée pour l’essentiel par la seule version partisane des Hillélites qui occulte presque totalement le rôle joué par la classe sacerdotale sadducéenne dans cette transition (voir S. C. Mimouni, Le Judaïsme ancien, p. 507-622). Yohanan ben Zaccaï : Fondateur de l’École de Yavnéh. C’est lui qui, au moment de la destruction du second Temple aurait obtenu de l’empereur Vespasien l’autorisation d’ouvrir à Yavnéh le centre d’étude qui devait permettre au judaïsme rabbinique de survivre à la destruction du Temple (§ 94-103).
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I NDEX DES ŒUVRES ET AUTEURS ANCIENS I. B ibl e Livre de la Genèse Gn 1, 1 Gn 1, 2 Gn 1, 1-6 Gn 1, 3-5 Gn 1, 5 Gn 1, 6-9 Gn 1, 7 Gn 1, 7-8 Gn 1, 8 Gn 1, 9 Gn 1, 9-10 Gn 1, 10 Gn 1, 11-13 Gn 1, 20-21 Gn 2, 1 Gn 2, 1-3 Gn 2, 6 Gn 2, 7 Gn 2, 8-9 Gn 2, 9 Gn 2, 10 Gn 2, 10-14 Gn 2, 11 Gn 2, 13 Gn 2, 14 Gn 2, 15 Gn 2, 16-17 Gn 2, 23 Gn 3, 2-5 Gn 3, 5 Gn 3, 15 Gn 3, 20 Gn 4, 2 Gn 4, 7 Gn 4, 9 Gn 4, 17-24 Gn 5 Gn 5, 24 Gn 6, 1-6 Gn 6, 3 Gn 10 Gn 10, 2-4 Gn 10, 4
12, 33 104, 106, 175 29 28 28 78 55-56 51 144 51, 77-78 144 14 50 34 145 26 32 34 51 52-53 32 93 97 97 97 163 53 191 52 33 35 38 164 64 164 100, 164 100 50 60-61 59, 61 97 97 151
h é br a ïqu e
Gn 10, 5 Gn 10, 6-7 Gn 10, 7 Gn 10, 11 Gn 10, 20 Gn 10, 29 Gn 10, 32 Gn 11, 1-9 Gn 11, 10-26 Gn 14, 18-20 Gn 14, 22 Gn 15, 2 Gn 15, 18 Gn 16, 1 Gn 25, 1-4 Gn 25, 17-18 Gn 25, 18 Gn 29 Gn 29, 1-2 Gn 29, 1-10 Gn 29, 2 Gn 37, 23-36 Gn 42, 24-38 Gn 46, 20 Gn 46, 21 Gn 46, 26-28 Gn 49, 7 Gn 49, 22 Gn 50, 26 Livre de l ’Exode Ex 1, 5 Ex 6, 16-25 Ex 7, 7 Ex 16, 18 Ex 18, 2-4 Ex 23, 2 Ex 28, 42-43 Ex 28-29 Ex 29, 1-14 Ex 29, 12 Ex 31, 15 Ex 35, 2 Ex 39, 2-4 Ex 40, 17-18
98 97 97 97 99 97, 100 98-99 120, 128 60 146 146 69 96, 104 62 101 101 101 64 64 20 19 103 70 39 39 39 149 104 60 39 81 61 175 69 212 172 120 129 120, 129 124 124 84 121, 129
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INDEX DES ŒUVRES ET AUTEURS ANCIENS
Livre du Lévitique Lv 4, 7 Lv 16, 29 Lv 16, 29-33 Lv 16, 31 Lv 18, 19 Lv 23, 3 Lv 23, 24 Lv 23, 27 Lv 23, 32 Lv 23, 34-36 Lv 25, 2-4 Lv 25, 2-20 Lv 25, 4 Lv 25, 4-20 Lv 25, 8-10 Livre des Nombres Nb 11, 12 Nb 11, 16-17 Nb 11, 25 Nb 11, 25-27 Nb 11, 26 Nb 12, 1 Nb 16, 28-30 Nb 16-17 Nb 17, 16-24 Nb 17, 23 Nb 20, 12 Nb 20, 22-26 Nb 21, 18 Nb 24, 17 Nb 25, 10-13 Nb 33, 37-38 Nb 36, 13 Livre du Deutéronome Dt 1, 1 Dt 1, 6-8 Dt 6, 4 Dt 11, 24 Dt 12, 5 Dt 12, 5-6 Dt 15, 12-13 Dt 15, 16-17 Dt 17, 14-20 Dt 17, 15 Dt 17, 18 Dt 17, 19 Dt 30, 15-20 Dt 30, 20 Dt 31, 2
120 125 125 124 197, 199 124 130 130 124 181 124 124 124 123 204 67 67 67 190 67 49 81 81 82 80 121 121, 130 169 89 145 121, 129 154 154 96 53, 78 96 56 213 123-124, 129 124, 129 86 133 134 134 54 199 59, 61
Dt 32, 25 Dt 32, 45-47 Dt 32, 47 Dt 32, 48-52 Dt 34, 7 Dt 34, 9 Dt 34, 10 Livre de Josué Jos 15, 5 Jos 24, 29 Livres 1 et 2 de Samuel 1S 1, 3 1S 2, 12 1S 2, 30-36 1S 4, 11 1S 22, 18-23 2S 8, 17 2S 19, 12-13 Livres 1 et 2 des Rois 1R 2, 26 1R 2, 35 1R 3, 3 1R 3, 9-12 1R 11, 26 2R 12 2R 12, 2 2R 12, 1-17 2R 12, 1-19 2R 12, 2 2R 12, 11 2R 12, 12-16 2R 17, 6 2R 17, 24-28 2R 21, 2-3 2R 22 2R 25, 18 Livre d ’Isaïe Is 11, 1-5 Livre de Jérémie Jr 1, 1 Jr 29, 10 Jr 36 Jr 36, 23 Jr 36, 27 Jr 39, 1-43, 7 Jr 43, 5 Jr 43, 8-9 Jr 43, 8-13 Jr 43, 10 Jr 43, 11
67 52 51 51 59, 61 61, 190 190 117 60 164 164 165 165 83 83 71 83 83 126 127 192 122 122 122 128 122 123 123 166 166 165 86 118 168 85 167 182 182 182 86 86 87 85-86 87 87
INDEX DES ŒUVRES ET AUTEURS ANCIENS
Jr 43, 12-13 88 Livre d ’Ezéchiel Ez 7, 1-11 85 Ez 8, 3-6 172 Ez 8, 11 172 Ez 8, 16 172 Ez 9, 2 172 Ez 9, 4-7 172 Ez 9, 11 172 Ez 18 176-177 Ez 23, 36-47 198 Livre d ’Aggée Ag 2, 1-9 167 Ag 2, 21-23 110 Livre de Malachie Ml 3, 23 199 Livre des Psaumes Ps 45, 2 117, 120, 128 Ps 76, 2-3 192 Ps 101, 7 75 Ps 106, 1 53 Ps 116, 15 75 Ps 119 48 Ps 139, 11 35 Livre de Job Jb 9, 17 35 Jb 14, 19 63 Livre des Proverbes Pr 25, 16 75 Livre du Cantique des cantiques Ct 2, 9 215 Ct 2, 10-14 215 Ct 4, 13 76 Livre de Daniel Dn 6, 1-4 175 Dn 10, 4 179 Dn 10, 4-5 172 Dn 10, 14 173 Dn 10, 20 173 Dn 10, 21 178 Dn 10-12 171 Dn 11 176 Dn 11, 1 174 Dn 11, 2 174, 176 Dn 11, 14 176 Dn 11, 30-31 178 Dn 11, 32-35 178 Dn 12, 4 178-179 Dn 12, 5 179 Dn 12, 6 180
245
Dn 12, 9-10 180 Dn 12, 11-12 180 Dn 12, 13 182 Livre d ’Esdras Esd 1 110 Esd 2-6 110 Esd 3, 9 110 Esd 7 128 Esd 7, 1-5 118, 128 Esd 7, 6 116, 120, 128 Esd 7, 6-7 128 Esd 7, 7 122, 128 Esd 7, 8 122-123, 129 Esd 7, 8-9 120 Esd 7, 9 120, 129 Esd 7, 10 111 Esd 7, 11 110, 123 Esd 7, 12 117, 123 Esd 7, 13 124 Esd 7, 13-15 124, 129 Esd 7, 25-26 111 Esd 9, 1-2 111 Livre de Néhémie Ne 1, 1-18 130 Ne 1-7 111 Ne 2, 8 76 Ne 8, 1 126 Ne 8, 1-2 126, 130 Ne 8, 2 125-126 Ne 8, 3-5 127 Ne 8, 8 128 Ne 8, 13 125, 130 Ne 8, 14 126 Ne 8, 18 126, 130 Ne 8-9 111 Ne 10 111 Ne 10-13 111 Ne 11 111 Ne 12, 10-11 160 Ne 13, 23-25 160 Ne 13, 28 160 Livre I des Chroniques 1Ch 5, 30-41 118 1Ch 5, 37-41 83 1Ch 29, 3 79 Livre de l ’Ecclésiaste (Qohèlèt) Qo 1, 3-7 105 Qo 1, 6 106 Qo 2, 5 76
246
INDEX DES ŒUVRES ET AUTEURS ANCIENS
II. B ibl e Livre de la Genèse Gn 46, 27 39 Livre de l ’Exode Ex 1, 5 39 Livre du Deutéronome Dt 10, 22 39 Dt 17, 14-20 131 Livre II des Maccabées 2Mac 2, 13 114 Livre du Siracide (Ecclésiastique) Si Prologue 153 Si 1 140-141 Si 1, 1 140 Si 1, 9-10 78, 140 Si 24 140-141 Si 24, 3 145 Si 24, 3-8 141 Si 24, 3-11 78 Si 24, 10-12 142 Si 24, 23 140 Si 24, 23-29 10, 94 Si 24, 25-29 143 Si 24, 30-33 143 Si 44, 2 145
gr ecqu e
Si 44, 20 113, 145 Si 44-50 139-140, 145, 153 Si 45, 5 113 Si 45, 6-24 148 Si 45, 7-8 147 Si 45, 17 113 Si 45, 23-25 147 Si 46, 5 145 Si 46, 14 113 Si 47, 5 145 Si 47, 8 145 Si 48, 5 146 Si 48, 17 147 Si 49, 4 113, 146, 148 Si 49, 11-13 113 Si 50 146 Si 50, 1-4 11, 139 Si 50, 3 142 Si 50, 5-12 149 Si 50, 11 147 Si 50, 22-24 151 Si 50, 25-26 151, 158
III. N ou v e au Te s ta m e n t Évangile de Matthieu Mt 1, 1-16 Mt 5, 18 Évangile de Luc Lc 2, 25-26 Lc 2, 27-32 Lc 3, 23-38 Lc 24, 13-32 Évangile de Jean Jn 11 Actes des Apôtres Ac 1, 3 Ac 1, 4 Ac 1, 5 Ac 1, 8 Ac 1, 15 Ac 1, 16-17 Ac 1, 18-19
119 38 200 200 119 196 196 204 204 204 204, 210 203, 205 205 206
Ac 1, 21-22 Ac 1, 23 Ac 1, 24-25 Ac 1, 26 Ac 1-2 Ac 2, 1 Ac 2, 1-4 Ac 2, 2-4 Ac 2, 5-6 Ac 2, 6-11 Ac 2, 14-18 Ac 2, 24 Ac 7, 22 Ac 7, 23-30 Ac 9, 1-22 Ac 26, 25 Épître aux Hébreux He 5, 1-7
205 205 206 206 203 206 207 207 203, 208 208 209 84 62 62 196 209 85
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INDEX DES ŒUVRES ET AUTEURS ANCIENS
IV. L i t t é r at u r e IV Esdras 4Esd 14, 37-48 Jubilés 6, 23-24 6, 29-31 Écrit de Damas 1, 1-12
a pocryph e
6, 2-11 Testament de Siméon 5, 4-6 6, 1-2 6, 3-4 6, 4-5 7, 1-2
115 181 181 167
V. L i t t é r at u r e Avot de Rabbi Natan Texte A 2 197-199 5 193 6 63-64 14 195 Texte B 12 59 Michnah Pirqé avot 1-2 185 1, 3 193 2, 9 195 Midrach Genèse Rabbah 1, 1 47
148 149 149 150 150
r a bbi n iqu e
Talmud de Babylone Baba métsiah 59b Hagigah 14b Menahot 29b Sabbat 137b Sanhedrin 97b Sota 49b Talmud de Jérusalem Sanhedrin 20c Sota 9 Taanit 68d Targum Targum Onqélos Genèse 4, 8
V I. A u t eu r s Aristée À Philocrate 9-11 132 15 132 20 132-133 33 133 35-40 133 41 133 42-51 134 172-186 134 180 135 301-307 134
170
212 75 38 76 89 222 38 222 89 206
gr ec s
308-311 134 312 134 Flavius Josèphe Contre Apion 2, 168-169 231 Antiquités juives 11, 5 232 11, 302-312 160 11, 321-324 160 11, 346 160 12 231 12, 138-144 139
Judaïsme ancien et origines du christianisme 1. Régis Burnet, Les douze apôtres. Histoire de la réception des figures apostoliques dans le christianisme ancien (2014) 2. Thierry Murcia, Jésus dans le Talmud et la littérature rabbinique ancienne (2014) 3. Christian Julien Robin (éd.), Le judaïsme de l ’Arabie antique. Actes du Colloque de Jérusalem (février 2006) (2015) 4. Bernard Barc, Siméon le Juste: l ’auteur oublié de la Bible hébraïque (2015) 5. Claire Clivaz, Simon Mimouni & Bernard Pouderon (éds), Les judaïsmes dans tous leurs états aux Ier-IIIe siècles (les Judéens des synagogues, les chrétiens et les rabbins). Actes du colloque de Lausanne, 12-14 décembre 2012 (2015) 6. Simon Claude Mimouni & Madeleine Scopello (éds), La mystique théorétique et théurgique dans l ’Antiquité gréco-romaine (2016) 7. Pierluigi Piovanelli, Apocryphités. Études sur les textes et les traditions scripturaires du judaïsme et du christianisme anciens (2016) 8. Marie-Anne Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme chez les Pères (2015) 9. Simon Claude Mimouni & Louis Painchaud (éds), La question de la « sacerdotalisation » dans le judaïsme synagogal, le christianisme et le rabbinisme (2018) 10. Adriana Destro & Mauro Pesce (éds), Texts, Practices, and Groups. Multidisciplinary approaches to the history of Jesus’ followers in the first two centuries. First Annual Meeting of Bertinoro (2-5 October 2014) (2017) 11. Eric Crégheur, Julio Cesar Dias Chaves & Steve Johnston (éds), Christianisme des origines. Mélanges en l ’honneur du Professeur Paul-Hubert Poirier (2018) 12. Alessandro Capone (éd.), Cristiani, ebrei e pagani: il dibattito sulla Sacra Scrittura tra III e VI secolo – Christians, Jews and Heathens: the debate on the Holy Scripture between the third and the sixth century (2017) 13. Francisco del Río Sánchez (éd.), Jewish Christianity and the Origins of Islam. Papers presented at the Colloquium held in Washington DC, October 29-31, 2015 (8th ASMEA Conference) (2018) 14. Simon Claude Mimouni, Origines du christianisme. Recherche et enseignement à la Section des sciences religieuses de l ’École Pratique des Hautes Études, 19912017 (2018) 15. Steve Johnston, Du créateur biblique au démiurge gnostique. Trajectoire et réception du motif du blasphème de l ’Archonte (2021) 16. Adriana Destro & Mauro Pesce (éds), From Jesus to Christian Origins. Second Annual Meeting of Bertinoro (1-4 October, 2015) (2019) 17. Marie-Anne Vannier (éd.), Judaïsme et christianisme au Moyen Âge (2019) 18. Pierre de Salis, Autorité et mémoire. Pragmatique et réception de l ’autorité épistolaire de Paul de Tarse du Ier au IIe siècle (2019) 19. Frédéric Chapot (éd.), Les récits de la destruction de Jérusalem (70 ap. J.-C.) : contextes, représentations et enjeux, entre Antiquité et Moyen Âge (2020) 20. Simon Claude Mimouni, Les baptistes du Codex manichéen de Cologne sont-ils des elkasaïtes? (2020)
21. Damien Labadie, L’invention du protomartyr Étienne. Sainteté, pouvoir et controverse dans l ’Antiquité (Ier-VIe s.) (2020) 22. David Hamidović, Simon C. Mimouni & Louis Painchaud (éds), La « sacerdotalisation » dans les premiers écrits mystiques juifs et chrétiens. Actes du colloque international tenu à l ’Université de Lausanne du 26 au 28 octobre 2015 (2021) 23. Bernard Barc, Du sens visible au sens caché de l ’Écriture. Arpenteurs du temps. Essai sur l ’histoire religieuse de la Judée à la période hellénistique. Nouvelle édition (2021)