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French Pages 69 Year 1983
POURQUOI PAS LA PHILOSOPHIE ? CAHIERS ECRITS ET PUBLIES PAR
FRANÇOIS LARUELLE CAHIER 1
DESCARTES, MISSION TERMINEE, RETOUR IMPOSSIBLE.
Sommaire Couverture Page de titre CAHIERS ECRITS ET PUBLIES PAR FRANCOIS LARUELLE CHAPITRE I - Les nouveaux cartésiens sont parmi nous 1 - Sur une découverte selon laquelle toute (nouvelle) critique de la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne 2 - Où l’on nous indique le bon “ retour ” 3 - Descartes, retour impossible 4 - Descartes hors-jeu ? Les aléas de la critique CHAPITRE II - Le conflit Descartes/Kant et sa décision 5 - Du cartésianisme comme carte forcée 6 - Les deux immanences a/La distinction du passé et de l’avenir b/L’identité analytique du dogmatisme et du scepticisme c/La confusion du concept empiriste d’expérience d/Immanence réelle et immanence idéelle e/Cogito ex machina
7/Ni Descartes ni Kant 8/De l’infirmité du Cogito et de son bon usage CHAPITRE III - L’ ALEATOIRE ET LE DUALISME 9) De l’identité de la Raison à l’essence de l’Identité 10) De la contingence de la Raison 11) La “ dualisation ” du principe de raison suffisante 12) Qui est dualiste ? le problème de l’essence de la dualité 13) Le faux dualisme comme “ parallélisme transcendanttranscendantal ” 14) La philosophie et le dualisme Notes Achevé de numériser
CAHIERS ECRITS ET PUBLIES PAR FRANCOIS LARUELLE * On se propose de réactiver le sens de la décision philosophique dans son autonomie, sa pluralité, son irréductibilité aux appareils métaphysiques classiques. La philosophie est à faire : elle n’est pas donnée (dans les textes, les oeuvres, les institutions, “ l’histoire de la philosophie ”). De là l’urgence : entre, d’une part, la normalisation de la pensée par “ l’histoire de la philosophie ”, avec sa suite, l’informatisation des données philosophiques qui prolongent le sommeil académique de la recherche, et, d’autre part, le prêt-àpenser “ culturel ”, y a-t’il encore une place, et laquelle, pour la décision philosophique ? Les lieux et les agents du pouvoir philosophique, de la production et de la consommation de philosophie sont en train de changer. Il y a la philosophieà-l’université, mais aussi une philosophie sauvage, dispersée sur toute l’encyclopédie. Les philosophes doivent expérimenter de nouveaux canaux de diffusion et de distribution et toucher directement leurs lecteurs. De là ces cahiers : des interventions sur des débats, des problématiques ou des livres importants, et surtout leur mise en rapport systématique aux conditions ultimes de toute décision philosophique. François LARUELLE enseigne la philosophie et l’histoire de la philosophie contemporaine à Paris X Nanterre. A publié : Ravaisson (Klincksieck) ; Machines textuelles (Le Seuil) ; Nietzsche contre Heidegger (Payot) ; Le déclin de l’écriture (Aubier-Flammarion) ; Au-delà du principe de pouvoir (Payot) ; Le principe de minorité (Aubier-Montaigne). Les quatre premiers numéros (en abonnement) : 1 - Descartes, mission terminée, retour impossible (avril 83) Une critique
de la “ Critique de la raison aléatoire ” de J.R. Vernes ; le conflit Descartes/kant et sa décision. 2 - Théorie de la décision philosophique 1) L’histoire de la philosophie et l’inhibition de la décision philosophique (octobre 1983) 3 - Théorie de la décision philosophique 2) Les multiplicités de systèmes philosophiques (fév.84) 4 - Introduction critique à Derrida (juin 1984)
DESCARTES, MISSION TERMINEE, RETOUR IMPOSSIBLE
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Ce divertissement polémique a trouvé son occasion, horrifiée, dans la parution d’une certaine “ Critique de la raison aléatoire ” 1 dont l’auteur s’appelle M. Vernes, et dans le soupir de satisfaction qui l’accueillit chez quelques uns, dont la prudence et la crainte d’être piégés ne purent réprimer ce symptôme. Enfin un philosophe qui disait ses vérités à la philosophie contemporaine, qui la trouvait “ inutile et incertaine ”, compliquée et sophistique, et tout cela au nom de Descartes. Enfin l’un de ces “ retours à... ” qui font vibrer la critique en promettant un “ débat nécessaire ”, ici avec Kant, débat auquel, du coup, je me suis senti convié. La simplicité de l’évidence cartésienne venait de faire, très “ après coup ” diraient les contemporains, l’un de ses plus heureux effets chez les désoeuvrés et les fatigués que l’idée d’un “ retour à Descartes ” commence à faire bouger. Qui se souciait encore de la vieille querelle que Leibniz faisait à l’intuition cartésienne, à la facilité et au “ génialisme ” cartésiens ? Ce n’était même plus une question d’école, il n’y avait plus d’école, il n’y avait plus d’école cartésienne. Mais depuis que M. Vernes existe, qu’il philosophe et qu’il y a un nouveau cartésianisme, nous ne pourrons plus regarder avec la même bienveillance amusée les historiens débattre de l’intuitus, de l’evidentia, des vérités premières et de ce lutin merveilleux, le Cogito. Nous savons maintenant que l’évidence cartésienne, aux mains d’un joueur, conduit au désastre intellectuel presque aussi sûrement que la naïveté transcendantale aux mains d’un naïf tout court. Appliquant à mon tour cette méthode de l’évidence intuitive qui était sortie depuis si longtemps de nos moeurs, j’ai énoncé en moi-même les deux règles de la méthode anti-vernésienne dont est issu cet essai très “ provisoire ”, mais qui ne témoigne guère d’une morale par provision à l’égard des plaisanteries néo-cartésiennes : 1 - Descartes revient ? Tant mieux, on va pouvoir dénombrer les philosophes de bon sens ; 2 - Encore un “ retour ” ? Tant mieux, on va pouvoir compter les imbéciles. Faut-il le dire ? On ne discute pas ici des points de la doctrine cartésienne,
on ne prétend pas rivaliser avec l’excellence et encore moins avec l’exactitude des travaux de ses historiens qui, eux, ne font pas une confiance “ de première main ” aux textes et aux idées de Descartes. Ici on met simplement en jeu des problématiques et on problématise des enjeux : on y défend un certain kantisme, mais aussi tout autre chose que le kantisme qui n’est là que stratégiquement. C’est de la pensée que l’on jugera un peu aléatoire, et peut être même plus, si l’on songe au fonds cartésien qui est notre bon sens à nous philosophes, que celle de M. Vernes. Tant pis, je fais moi aussi confiance à mes règles cartésiennes......
CHAPITRE I Les nouveaux cartésiens sont parmi nous
1 - Sur une découverte selon laquelle toute (nouvelle) critique de la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne Il fallait bien que Descartes revînt, et Descartes est revenu. Une périodicité mystérieuse contraint la philosophie à des retours qui sont autant de levers et de baissers de bannière destinés à rassembler les désoeuvrés avant de les disperser. A moins que cette périodicité ne soit le tissu, la vie de l’histoire de la philosophie et ne lui donne cette consistance immobile qui fait sa pérennité, si bien qu’un retour à... serait toujours une opération trop réelle, trop substantielle pour ne pas être vaine dès qu’elle ne se fait pas silencieusement ? Qui peut ainsi à loisir proclamer un geste que son geste annule ? Le joueur, jeteur de dés ou batteur de cartes. Parmi les courtisans de la Raison, on trouve des législateurs comme Kant, des artisans comme Socrate, des artistes et des médecins comme Nietzsche. Il restait à trouver un joueur : Descartes peut-être, M. Vernes sûrement Voici un philosophe passionné par le jeu et qui veut fonder le jeu et l’aléatoire en métaphysique, mais qui se contente, sans le savoir peut-être, de fonder la métaphysique dans le jeu. La philosophie du jeu, la philosophie tout court n’est-elle pas une activité trop sérieuse pour être laissée aux mains aventurières mais nécessairement inexpertes d’un joueur ? et la philosophie du jeu ne doit-elle pas être distinguée de ce qui est seulement la philosophie d’un joueur comme est celle - on le démontrera - que l’on nous propose ? Une philosophie de joueur est toujours une philosophie de tricheur : gardons en réserve cet axiome, jusqu’à plus ample démonstration. M. Vernes a donc découvert, comme le proclame sa “ Critique de la raison aléatoire ”, que la philosophie de Descartes, rénovée par celle de Hume, renferme aussi bien que la kantienne, une critique de la raison, tout en introduisant un matérialisme fondé sur une analyse exacte du Cogito, d’où il suit qu’elle renferme tout ce que la dernière contient de vrai, et même davantage, par une extension fondée du pouvoir du Cogito et une méthode d’évidence plus rigoureuse et sans présuppositions. N’y-a-t-il pas longtemps qu’on aurait dû apercevoir tout cela dans la philosophie du grand homme et
dans celle de Hume, sa fille ? Pourquoi n’en a-t-il rien été ? C’est ce que M. Vernes ne nous explique pas. Mais combien d’interprètes malhabiles voient aujourd’hui avec une parfaite clarté dans les anciens des découvertes prétendues nouvelles depuis qu’on leur a montré ce qu’ils doivent voir ! Bref, M. Vernes est l’Eberhard moderne, cartésien plutôt que leibnizien. Cela ne l’interdit pas de parole, et nous devons l’écouter. Reste à savoir une nouvelle fois, si de rebattre le jeu philosophique comme on bat des cartes, ce qui nous est proposé en guise de critique de la raison aléatoire ne serait pas une simple critique aléatoire de la raison.
2 - Où l’on nous indique le bon “ retour ” Ainsi la critique kantienne est inutile, dans ses principes du moins. Descartes disait : du passé, au nom du présent et de l’avenir, faisons table rase. Son disciple moderne agite le même rasoir du Cogito, sans s’apercevoir que c’est contre son maître qu’il le brandit et que l’histoire est en train de le jouer : du présent et de l’avenir, au nom du passé, faisons table rase. L’usage intempérant de l’évidence cartésienne tourne au suicide. Car, en réalité, qui est cartésien ? Le sectateur qui abstrait deux ou trois thèses dans un mouvement continu de penser, leur faisant perdre leur légitimité, séparant l’évidence de ses fondements, géométrique et théologique, au risque de retomber, on le vérifiera, dans une philosophie du sens interne, décidant que le Cogito est cartésien et que Dieu et la création continuée ne le sont pas ? ou bien Kant et Husserl qui tirent pour leur compte les conséquences d’un certain échec du Cogito et se déplacent sur un autre terrain, celui de la science ? nous tous enfin qui vivons encore des possibilités ouvertes par Descartes et qui ne croyons plus - dans notre pratique philosophique, je ne parle pas de l’usage universitaire de Descartes - que le cartésianisme, devenu la chair de notre chair, soit encore ce livre scellé que seul un intrépide pourrait ré-ouvrir, invalidant trois siècles de philosophie non rigoureuse ? Ah rigueur, que de sophismes... A coup sûr, le style décisoire de M. Vernes et ses appels réitérés - d’autant suspects - à la rigueur, peuvent faire illusion sinon sur son obédience, du moins sur son authenticité cartésienne. Mais la baguette de l’évidence par laquelle il prétend insuffler une vie immédiate à quelques thèses anciennes,
qu’il croit oubliées parce qu’elles n’apparaissent plus thématiquement chez les contemporains, alors qu’elles sont les sédiments qui nourrissent encore secrètement leurs entreprises, ne manque pas d’effet comique et agite d’autant mieux la momie cartésienne de vains soubresauts. Le nouveau cartésien décide que la philosophie contemporaine est trop compliquée pour son goût et qu’elle est donc inutile. Sans la moindre hésitation, - il n’est guère saisi par le doute, lui qui s’installe d’emblée dans le Cogito avec un sansgêne de nouveau venu qui n’était pas tout-à-fait celui de Descartes - il propose les remèdes qu’on n’attendait plus : le retour à la “ simplicité ” (p. 17), à la “ totale naïveté ” (p. 43) - il prend sans doute sa naïveté philosophique pour la naïveté transcendantale des philosophies - ou à “ des propositions si claires et si naturelles ” (p. 17) qu’il s’étonne qu’on ne les aie pas comprises et gardées : mais les avoir comprises aurait marqué d’un sceau tragique l’histoire de la philosophie en nous privant de l’existence de M. Vernes. Enfin il ose le mot d’ordre dont Husserl et Heidegger nous ont montré la complexité, la difficulté aussi pour le mettre en oeuvre : “ se délivrer d’une méditation sur les oeuvres, pour se livrer à une méditation sur les choses ” (p. 16). Le “ bon sens ” lui est donc échu en partage. Mais la situation est plutôt compliquée : car on ne sait si c’est le bon sens qui est “ bien partagé ” d’avoir reçu M. Vernes comme vase d’élection, ou bien, mais c’est sans doute la même chose, si c’est M. Vernes qui est bien partagé parce qu’il a reçu le bon sens pour lui tout seul et qu’il est allé le chercher sans coup férir au fond du Cogito, là où l’aïeul René, auquel on ne connaissait guère ces plaisanteries de laboureur ou de jardinier, l’avait déposé entre deux allers et retours = de sa méditation : le Cogito n’était qu’une histoire de “ petite graine ” et de cette petite graine sont sortis d’abord M. Vernes et ensuite la philosophie aléatoire de M. Vernes. Décidément le Cogito n’est pas un arbre, c’est un rhyzome. Les historiens futurs devront évaluer longuement et patiemment cette mutation vernésienne. Ils mettront une étiquette sur ce bocal : Variété aléatoire ou vernésienne du Cogito. Se feront-ils la guerre comme autour de l’ancien Cogito ? En donneront-ils dix interprétations différentes, y aura-t-il une marée de travaux, thèses et contributions à la science vernésienne ? Quels bonheurs... Pendant ce temps, M. Vernes, croyant promener la main sur le corps
délicieux autant qu’à disposition de la vérité, n’a peut-être fait qu’agiter le fond d’eaux noirâtres qui occupe le puits du sens interne. Quoiqu’il en soit, ce “ bon sens ”, il l’élève à la hauteur d’un slogan qui arrive à point : qui enfin n’est secrètement fatigué des philosophies contemporaines, compliquées, subtiles, sophistiques et “ tordues ” ? Le public et la critique demandent à se soulager et M. Vernes va les soulager. Qui n’a pas perdu la patience à tenter de lire Derrida ? Qui ne sait depuis longtemps que Deleuze est un trop brillant faiseur qui pratique une invention gratuitement provocatrice et qui, de plus, jouit sans se cacher ? Qui ne sait que Serres poursuit dangereusement l’analogie sur toute la surface de l’encyclopédie, à une allure qui dépiste ses suivants ? Oui n’utilise lévinas que comme une caution et un slogan, celui du nécessaire “ retour ” à l’éthique ? Qui a jamais rien compris, mais celui-ci c’est un comble ou un sophiste, aux écrits de Laruelle l’Obscur ? M. Vernes vient de redécouvrir à temps que la rigueur peut être facile, que la vraie rigueur tient même toute entière dans la philosophie facile de M. Descartes. Leibniz, Kant, Husserl étaient donc plus difficiles - à tous les sens du mot - que lui. Souhaitons qu’il trouve occasion d’expliquer sa rigueur cartésienne devant les étranges lucarnes. Son style rafraîchissant, son art de baptiser facile ce qui est difficile, devraient séduire la critique et tous ceux qui cherchent un penseur enfin tranquille, capable, sans bafouiller ou nuancer, de résumer en quelques thèses “ évidentes ” ce qu’il lui reste de pensée. Il est peut-être ce “ miracle philosophique ” que quelques uns cherchent sans avoir encore aperçu son incarnation en M. Vernes. Aux philosophes contemporains, la critique, les médias et maintenant les éditeurs reprochent leur “ surenchère ” dans la subtilité et la “ difficulté ”, leur style “ course à l’étage ”. A M. Vernes, parions qu’ils ne lui reprocheront pas son style “ course à l’étiage ”. Ce n’est pas lui qui s’avance masqué. Il s’installe dans un Cogito fétiche, dans ce qui n’est plus qu’une thèse arbitraire et scolaire et de là il entreprend de faire la leçon à Kant. Décision supportable si elle est théâtrale. Mais il croit très sérieusement avoir découvert chez Hume un argument aussi positif qu’évident et facile pour sortir du Cogito et poser la matière hors la conscience, argument inaperçu de Hume et à plus forte raison de Kant, et dont M. Vernes nous révélera tout à l’heure la facilité.
3 - Descartes, retour impossible
Deux questions sont inséparables : 1) qui est cartésien ou que faire du Cogito ? 2) que veut dire “ faire retour à ” ? La réponse à la première suppose une réponse préalable à la seconde. En dehors d’une question sur son essence et sa possibilité, le retour à... est ce qu’il est chez M. Vernes : un slogan qui ne va pas tarder à montrer sa vanité, parce qu’il reste impensé, efficace tout au plus comme un mot d’ordre apte à rameuter les esprits fatigués, mais aussi abstrait que l’est la thèse d’un Cogito premier commencement (aucun philosophe, même pas Descartes, n’a jamais réellement commencé par un Cogito baptisé “ cartésien ”, mais par des opérations de réduction, de suspension ou de doute qui restent à jamais inscrites en lui). Un prétendu “ retour à ” Descartes s’inscrit dans la ronde infernale des “ retours ” qui font l’écume de la philosophie. Pour qu’un “ retour ” ne soit pas une répétition abstraite elle-même sans principe (est-ce vraiment au nom du cartésianisme que l’on peut revenir à Descartes, au nom, par exemple, du critère de l’évidence intuitive ? est-on cartésien par décision “ cartésienne ” résolue ?...), il convient d’abord de se pénétrer de cet axiome : il est inutile de revenir à Descartes parce que le retour à Descartes, le retour de Descartes, s’est déjà fait, est déjà prononcé, que ce retour est consommé et révolu, et que le cartésien nouvelle manière arrive déjà trop tard. Non seulement il n’est plus possible, mais il est d’une certaine manière inutile de revenir à Descartes parce que Descartes est déjà revenu et qu’il constitue l’une de nos conditions d’existence philosophique - et pas seulement philosophique. Nous sommes nés cartésiens comme nous sommes nés platoniciens, et il faut se faire une idée abstraite et présomptueuse de la répétition pour croire que l’on peut revenir à Descartes d’un pas cavalier. Le Cogito appartient à nos conditions d’existence comme en fait il appartenait déjà à celles de Descartes qui ne savait pas, lui, du moins pas aussi bien que M. Vernes, ce qui était cartésien. Il y a eu des retours féconds, des répétitions créatrices, dans l’histoire de la philosophie. Par exemple les Néo-kantiens qui, eux, ne répétaient pas des thèses, ni ne revenaient “ à ” Kant, mais s’efforçaient de faire revenir ce qui seul peut être répété au sens non stérile du mot : des tendances, des implications, un sens originaire ou une vérité du Kantisme. Husserl aussi, qui agence une vraie répétition, parce que la répétition du cartésianisme est inscrite non pas dans le contenu doctrinal de celui-ci mais dans son eidos au sens où Husserl l’entend. Il répète donc Descartes non depuis celui-ci, mais depuis un certain écart, en fît-il une nouvelle loi, sans se contenter de
découper des thèmes, des moments, des slogans dans un corpus traité de manière indifférente. Pour une autre raison encore, il n’est guère possible de revenir à Descartes. Non pas parce qu’il serait définitivement mort et que le Cogito serait exténué, mais parce que Descartes est l’un des penseurs qui exclut, par le noyau le plus dur de sa pensée, le plus et le mieux (non complètement) la répétition, productrice ou non. D’abord il pratique une dualité, voire une duplicité, entre le bon sens ou l’évidence qui veut exclure toute répétition mais qui n’est qu’une Idée infiniment reproductible, et les aléas d’une reprise de fait de thèses historiques qui ne s’accordent pas toujours bien avec la règle de l’évidence. D’où le dilemme de toute métaphysique future qui se présenterait comme cartésienne : ou bien s’enfermer, comme M. Vernes, exclusivement dans l’unique évidence du Cogito, dans ce qui est l’évidence par excellence, le modèle et le patron de toute évidence, de là cette fétichisation du Cogito abstrait de tout “ environnement ”. Ou bien, comme Husserl, prendre en compte ces contenus doctrinaux plus ou moins hétérogènes, les répéter pour les éliminer, en expurgeant du coup le Cogito lui-même et son évidence au nom d’un résidu transcendantal plus essentiel qu’il aurait manqué pour son compte mais qu’il aurait supposé. Le véritable dilemme toutefois n’est pas là : entre Husserl et M. Vernes. Il est entre Descartes lui-même et Husserl : il n’y a pas de répétition cartésienne, il n’y aura pas de seconde “ métaphysique cartésienne ”. Descartes l’a voulu ainsi, et M. Vernes ferait mieux d’aller voir du côté de la physiologie si la vérité y est. Il y a en revanche une répétition husserlienne. Chez Husserl il y a de l’eidos et du possible, il n’y en a guère chez Descartes. Lorsqu’on a compris Descartes, sa grandeur, sa solitude, l’étrangeté de son pari, on sait qu’on n’a pas le droit d’être cartésien : mais physicien, oui, physiologiste, tireur de cartes ou historien du cartésianisme... Vouloir répéter Descartes, c’est l’idéaliser, c’est faire du Cogito une Idée : Husserl le savait, l’admettait, en faisait même un ressort de sa méditation, mais il n’a jamais réellement retrouvé le sursaut cartésien. Chez lui aussi le Cogito cesse d’être cette décision magnifique et absurde qui n’aurait pas dû avoir une seconde version et encore moins une caricature... Descartes inutile et incertain ? absurde : une unique fois qui n’aurait pas dû être répétée, une “ place unique ”, comme on dit, et très étrange, dans l’histoire de la philosophie.
Descartes lui-même n’est pas répétable, ou bien, comme Husserl l’avait compris et comme M. Vernes ne l’a pas compris, on ne répète que son eidos. Oui, répétons une seconde fois ceci : nous sommes nés cartésiens, donc nous ne pouvons être que les historiens du cartésianisme. Pour le dire autrement : Descartes n’aimait guère l’enfance, mais il est devenu notre enfance...
4 - Descartes hors-jeu ? Les aléas de la critique Ce que l’on nous propose, c’est une reprise de la critique cartésienne et humienne de la Raison. Elle ne rendra inutile sa forme kantienne que si elle parvient à combiner de manière inédite, inédite quoique nécessaire, pré-tracée en quelque sorte dans la pensée de Hume, ces deux doctrines. On examinera plus loin les ressorts de cette opération, la ré-interprétation que donne M. Vernes du Cogito : craignons qu’il n’écrase son oeuf de Colomb sur la tabula rasa empiriste et qu’en guise de Cogito il n’aie à ne nous offrir que la variante cogitative de l’hommelette lacanienne. Pour l’instant il invoque un excellent principe : la critique des principes rationnels, qui ont naturellement tendance à se poser et se légitimer à partir d’eux-mêmes, à constituer le sol et l’espace de toute pensée, ne doit pas être laissée aux principes eux-mêmes. C’est là une règle d’or pour la philosophie contemporaine, qui a cet avantage sur l’ancienne d’entreprendre la “ critique ” et la dérivation de tous les principes sans exception. Ce n’est justement pas ce que fait M. Vernes qui se contente d’honorer ce que Kant appelait le “ dogmatisme vermoulu ”. Il veut bien faire la critique et la genèse du principe de causalité et du principe de raison suffisante, mais il limite là son ambition et préserve le Cogito de toute critique, sans s’apercevoir - nous nous en apercevrons à sa place - qu’il sauve par là rien de moins que le principe d’identité. Il ne donne pas, contrairement à ce qu’il annonce très régulièrement, toute sa portée et sa “ rigueur ” à une critique de la Raison. Il croit pouvoir rayer trois cents ans de philosophie post-cartésienne au nom du Cogito parce qu’il a oublié en cours de route - il est parti d’un si bon pied - qu’à quelques exceptions près ces trois cents ans ont disséqué, anatomisé, critiqué, déplacé et déconstruit le Cogito et qu’ils avaient leur raison, peut-être pas cartésienne mais bien réelle, pour le faire. Toutefois la philosophie post-cartésienne elle-même, dont M. Vernes voit bien la difficulté mais pas la vérité, a-t-elle su conduire “ à terme ” la critique
de la Raison et de ses principes ? Si une tentative aussi “ naïve ” que celle qui nous occupe, et qu’on lit ici comme symptôme, a pu être formulée et reçue comme plausible, c’est le signe que ni Kant (au nom de la physique mathématique se posant comme sujet certain de soi), ni Nietzsche (au nom de cet autre factum, la volonté de puissance comme pluralisation et mise-enchaos du Cogito), ni même Heidegger (avec l’épreuve déconstructrice des expériences d’être qui sont au “ fondement ” secret du Sum cartésien) n’ont pu empêcher ce retour. Encore moins ont-ils posé dans toute son ampleur le problème d’un “ terme ” du Cogito et de la Raison qui ne soit pas simplement un terme in-terminable, ou bien celui d’une “ critique ” de la Raison qui cesserait justement de n’être qu’une critique et d’emprunter encore les procédés traditionnels et usés de la “ limite ”, de la “ délimitation ”. La règle d’une “ critique ” nouvelle -non vicieuse - de la Raison doit être celle-ci : la “ critique ” des principes rationnels ne peut plus être elle-même principielle ou se faire au nom du Cogito et du Principe d’identité, ou d’un factum quelconque comme la science, la volonté de puissance ou l’essence-de-retrait de l’Etre, etc...Mais cette règle est seulement négative, c’est elle qu’honore encore la philosophie contemporaine dans sa “ destruction ” du Cogito. Ce n’est pas seulement M. Vernes - lui ne voit même pas le problème - c’est toute la pensée contemporaine qui revient au vieil habitus vicieux de la “ critique ” et qui n’aperçoit pas la raison positive de cette règle, son sens “ non-critique ”. Pourquoi est-ce justement cette opération de la “ critique ”, y compris tous ses avatars “ différentiels ” ou “ différentiaux ” contemporains, qui nous est maintenant suspecte ? Parce que toute “ critique ” a toujours été une autocritique, menée de manière “ autonome ” par la Raison, mais toujours avec des moyens extérieurs et transcendants. Elle se confie à elle-même sa critique, c’est-à-dire sa délimitation. De là les aléas de la critique, autonome et hétéronome de manière réciproque, voire réversible, dont la critique de M. Vernes nous donne un exemple très “ aléatoire ” en effet, mais significatif. Son échec est l’indice d’un problème insoluble pour la pensée contemporaine elle-même qui a tenté d’atténuer le caractère vicieux ou “ auto-critique ” de la Raison au profit de l’extériorité et de l’hétéronomie, mais qui n’a pu aller plus loin que de jouer de la feinte et de la duplicité (un peu plus loin, donc, que M. Vernes qui, lui, va à la confusion), confiant, une nouvelle fois la délimitation de la Raison à une décision philosophique qui reste rationnelle
ou du moins sur-rationnelle, première ou du moins originaire, principielle ou du moins quasi-principielle. Sans doute le cas Vernes est-il caricatural : il y aurait deux raisons (aléatoire et nécessitante), mais une seule raison ou exigence unitaire rationnelle, on verra par quel procédé de passe-passe (son déjà fameux concept de “ contradiction apparente ”...) il passe de 1 à 2 et repasse de 2 à 1. Mais les penseurs de ce temps sont-ils sortis réellement de ces jeux qui sont ceux de la critique sceptique de la Raison et de son dépassement rationaliste vers l’unité malgré tout de la Raison ? Cette logique de la coupure et de l’unité, ce mixte de la transcendance et de l’immanence ils règnent encore dans la “ Différence ” — permettent toutes les facilités, et pas seulement cartésiennes. On divise à loisir la Raison ou le Cogito sans jamais perdre de vue leur unité qu’il faut sauver malgré tout. C’est là une opération transcendante en vue de l’immanence transcendantale. C’est à peine un paradoxe : l’auto-critique est toujours malgré certaines apparences, une opération externe et transcendante - ce qui la rend douteuse des deux côtés. Il n’y a jamais eu de “ critique ” rien-qu’immanente de la Raison, l’“ autonomie ” n’est jamais réelle dès qu’il s’agit de celle de la Raison. Ce qu’il est possible de substituer à une “ critique ” de la Raison, nous l’appellerons plus tard un “ dualisme ”, strict ou transcendantal - une secondarisation ou une “ dualisation ” de la Raison, plutôt qu’une dérivation ou une genèse. Elle exigera de pouvoir distinguer d’abord un critère positivement non-rationnel de la vérité. Non-rationnel à tous les sens du mot : ni sceptique ni rationaliste, qui ne soit tiré ni de l’expérience du sens interne comme le Cogito, ni de l’expérience du jugement scientifique comme fait a priori de la science (chez Kant). Plus profondément cachée que le Cogito ou la Science comme sujet transcendantal (Kant), que la Différence aussi des contemporains, qui est leur manière de faire une critique qui reste une autocritique, il y a peut-être une instance irréductible à un principe rationnel quel qu’il soit et qui pourrait mener une “ critique ” absolue, à la fois radicalement autonome par soi ou en soi, et hétéronome par rapport cette fois-ci à la Raison à laquelle elle montrerait que sa croyance d’être “ toute réalité ” n’est qu’une croyance et une illusion. S’il y a une “ critique ” nouvelle à faire de la Raison et de ses principes pas “ nouvelle ” au sens où Kant parlait encore de la sienne comme “ nouvelle ” - elle ne peut plus consister à déterminer dans quelle mesure tel
ou tel principe a une origine rationnelle ou non, ni à “ rejeter toute affirmation prématurée selon laquelle tel ou tel principe doit être tenu pour rationnel et déterminer à quel signe irrécusable nous pouvons reconnaître la rationalité ” (p. 55). La Raison n’est plus maîtresse de critique, c’est la totalité des principes ou de la Raison qu’il faut examiner à nouveau. L’idée d’une genèse rationnelle des principes est une idée hypocrite ou duplice. Ce sera, on peut en être sûr, une généalogie fausse ou fabriquée un double jeu où, d’une main, la Raison accorde la critique de certains principes et où, de l’autre, dans l’autre, elle garde des cartes hors jeu. Il y a bien un hors-jeu, au sens d’un hors-rationnel, qui permet une secondarisation ou une dualisation de la Raison. Mais cet hors-jeu doit être déterminé positivement comme n’étant justement plus de l’ordre d’une “ carte ”, c’est-à-dire d’un principe rationnel ou d’une exigence dans tous les cas “ unitaire ”. Cette instance de la vérité en son essence pré-unitaire, c’est ce que nous appelons l’Un, en un sens évidemment non-platonicien, c’est-àdire transcendant, mais comme “ expérience transcendantale irréfléchie ”. D’où le double sens du projet que nous renvoyons à M. Vernes : une critique aléatoire de la raison. Il signifie : d’une part, qu’une “ critique de la raison aléatoire ” est nécessairement une critique rationnelle, par conséquent très aléatoire, de la Raison, trop occupée à sonder les raisons du jeu pour se remettre radicalement en cause et en jeu. La Raison doit sans doute être “ jouée ” à tous les sens du mot, mais ici les raisons du jeu de la Raison sont seulement celles du joueur sous les espèces d’un Cogito lanceur de dés. D’autre part, que les raisons du joueur, si elles restent encore des raisons, si elles ne vont guère plus loin qu’une réduction psychologique et sceptique de la Raison, sont comme le négatif de sa mise en jeu positive et radicale, l’index d’une contingence de la Raison plus radicale que la rationnelle. “ Critique aléatoire de la Raison ” signifie alors que la critique de la Raison doit cesser d’être rationnelle, que l’aléatoire n’est plus un canton de la raison, mais qu’il a son siège dans l’Un plutôt que dans le Cogito, et que ce nouveau siège, strictement transcendantal ou immanent, rend plausible une “ délimitation ” absolue de la Raison et de ses principes, c’est-à-dire de la philosophie. Jamais un coup de dès n’abolira la Raison, c’est évident. Une véritable “ abolition ” de la Raison suppose un autre concept de l’aléatoire que le rationnel.
CHAPITRE II Le conflit Descartes/Kant et sa décision
5 - Du cartésianisme comme carte forcée Revenons au conflit Descartes/Kant et à la solution qui nous en est proposée. Ce qu’il s’agirait d’expliquer, ce serait, paraît-il, la constance des lois, leur reproductibilité, du passé ou du présent, dans l’avenir. Cette constance serait douteuse pour l’avenir, et la philosophie devrait limiter sa tâche générale de “ fondation ” de la science à garantir ce “ saut ”. Ce passage d’une constance passée à une constance future est une forme du problème inépuisable du “ fondement de l’induction ” (Lachelier), dans lequel la philosophie aurait, semble-t-il, identifié son rapport à la science pendant trois ou quatre siècles. Or l’épistémologie française du 20e siècle a abandonné cette tâche, l’empirisme “ anglo-saxon ” seul l’a poursuivie à sa manière. C’est que cette position du problème, que notre auteur voudrait imposer à Kant pour mieux montrer qu’il n’a pas su y répondre, n’est pas innocente : elle ne vaut que de l’empirisme et pour lui, elle ne vaut peut-être plus de Kant. Kant n’est pas lui-même épistémologue au sens des contemporains, mais il est le vrai fondateur de l’épistémologie “ française ” qui ne se pose plus le problème d’une genèse réelle de la science et de la nécessité de ses lois. C’est l’empirisme anglo-saxon qui se le pose, et justement dans la mesure où il appartient à une autre tradition dont nous al Ions suggérer, contre M. Vernes qui mêle un peu tout, que le kantisme lui est tout à fait hétérogène et presque incommensurable. Tl est nécessaire de remonter jusqu’au point crucial, au carrefour où Descartes et Kant se sont séparés, mais à condition d’apercevoir que contrairement aux apparences auxquelles la présentation scolaire comme M. Vernes sacrifient, ce n’est pas sur le terrain de Hume et dans un champ clos qu’ils s’affrontent et se séparent (dans ce cas la victoire revient naturellement à celui qui détermine le champ et les armes). Kant a-t-il réellement rencontré Descartes et Hume, ou bien, dans son style qui est plutôt celui d’un “ révolutionnaire ” que d’un “ gentilhomme ”, n’a-t-il même pas eu le temps de les “ croiser ” ?
Hume étend le doute cartésien au principe de causalité dont Descartes faisait encore, sans le soumettre à l’épreuve sceptique, un usage transcendant qui lui permettait de “ sortir ” du Cogito. La pensée est maintenant strictement limitée à son immanence : du coup la science sa certitude, son objectivité plutôt (universalité et nécessité), sa réalité surtout, paraissent problématiques. La science devient un problème crucial (ce qu’elle n’est pas pour Kant), lorsque l’esprit, privé du principe de causalité, tombe dans cette contradiction : une science dont la certitude de soi apparaît d’autant plus étrange que l’esprit est plus enfermé en soi. C’est seulement le scepticisme, c’est-à-dire les avatars de la certitude, qui s’étend jusqu’à l’objectivité et en fait un problème, et un problème de réalité de la science. Kant, inversement, mais est-ce encore une simple inversion, limite le scepticisme de la raison par l’objectivité de la science qui, au contraire, s’étend jusqu’à la raison. Il y a là deux problématiques tout à fait distinctes. Historiquement sans doute, tout commence avec le scepticisme, avec une prétention subjective à la certitude, qui s’examine et se déclare non remplie. Or les problèmes de certitude sont toujours de problèmes de réalité ou d’existence “ en soi ” : réalité du Cogito, du monde extérieur, de la matière, et le scepticisme est condamné à poser le problème général de la science en termes de réalité de la matière, en soi ou hors de la conscience. Mais Kant : at-il posé le problème de cette manière, et ce problème là, a-t-il répété simplement les termes de la question de Hume ? C’est ce que M. Vernes voudrait nous faire croire : au problème de Hume, Kant aurait alors nécessairement répondu par une solution arbitraire, inadéquate et sans fondement. Mais Kant a peut-être changé de question avant même de répondre, ou formulé une réponse qui contenait en elle un changement des données du problème. Le kantisme est une mutation de problématique et un “ changement de terrain ”, de telle sorte que la réponse de Kant ne peut être mesurée qu’à la problématique kantienne et nullement à la question de Descartes et de Hume. Ceux-ci étendent le scepticisme de la raison jusqu’à la réalité et à l’objectivité de la science, Kant “ répond ” en étendant l’objectivité de la science jusqu’à la raison, repoussant simplement le scepticisme dans une “ partie des connaissances ” de celle-ci, la métaphysique. Autrement dit la solution kantienne consiste à invalider d’emblée la question de Descartes et de Hume, à la fois son substrat
métaphysique (le cogito, son immanence réelle, le doute), et ses effets sur la science (la question d’une fondation ou d’une genèse réelles de la science). C’est le sens de la formule cardinale : le scepticisme quant à l’existence de la science n’est pas “ une opinion sérieuse ”. Pour simplifier : 1/la question de Descartes et Hume, celle d’une fondation réelle de la science n’est pas une chose sérieuse ; 2/la métaphysique à haute teneur sceptique n’est pas davantage une chose sérieuse ; 3/c’est d’elle-même que la métaphysique devrait douter plutôt que de la science. Pour Kant, l’examen sceptique n’est plus l’instrument d’une raison dogmatique qui en conforte son dogmatisme, mais l’instrument d’une raison critique qui dévoile le scepticisme “ intestin ” du dogmatisme. Il intériorise à la raison métaphysique un doute que celle-ci s’efforçait de contenir hors d’elle, et l’expulse de la science dont le dogmatisme prétendait l’en affecter. On ne peut même pas dire qu’“ à la suite de Kant s’est produite une révolution capitale dans la résolution de ce problème : devant les difficultés rencontrées pour prouver l’existence de la matière, on s’est efforcé d’établir la constance des lois sans supposer cette existence ” (36 - 37). C’est encore supposer que Kant reçoit sa problématique de Hume, qu’il y a une continuité de l’un à l’autre et que le dormeur qui s’éveille de son sommeil dogmatique fait du scepticisme son activité diurne jusque dans ses efforts pour le fuir. Kant répondra bien plutôt à Hume par un nouveau “ dogmatisme ” (de la science) et une économie toute différente de la raison dans son oeuvre métaphysique et son oeuvre scientifique. Kant n’est pas l’homme du scepticisme, des échecs longuement ruminés et de la fuite en avant, c’est l’homme des ponts coupés et des révolutions. M. Vernes rebat des cartes anciennes et veut les faire entrer de force dans le jeu kantien (du cartésianisme comme carte forcée) ; mais Kant change de cartes et se retire de ce jeu là. L’erreur de M. Vernes (p. 25) est de croire que le projet de Kant est de reprendre celui de Descartes et de Hume, de vouloir réussir là où ils auraient échoué et d’expliquer réellement la régularité des successions sensibles non plus cette fois-ci à partir de la matière, mais des catégories de l’entendement humain. Mais les catégories ne sont pas du tout le substitut idéaliste d’une matière impossible à démontrer, c’est-à-dire d’une cause réelle. Le projet de Kant est de chercher l’essence transcendantale déterminante de l’expérience,
celle qui “ explique ” son comment plutôt que son existence réelle. Toute autre interprétation (“ une philosophie d’inspiration kantienne, qui situe la nécessité causale dans la forme de l’entendement humain ”, p. 22-23) revient à donner une version “ métaphysique ” et non pas “ transcendantale ” de la Critique. D’une manière générale, c’est la position même du problème de la constance des lois que Kant change, il renonce à opérer de celle-ci une genèse réelle pour limiter la question à celle de son comment ou de son essence déterminante. Même s’il y avait eu chez Hume “ à l’état implicite des éléments positifs fondamentaux ” (p. 24) pour “ sortir ” du Cogito - ce qui est en soi tout à fait douteux - cette “ issue ” heureuse n’aurait pas invalidé la solution kantienne, parce que le problème kantien n’est même plus de “ sortir ” du Cogito. Ce dont Kant “ sort ”, ce n’est pas du Cogito, c’est de cette problématique d’une sortie hors du Cogito, qui est encore celle de la lettre à Marcus Herz de 1772. Il sait qu’il est d’emblée hors du Cogito au sens où ce hors-Cogito n’est plus déterminé par celui-ci, au sens où la Science de Newton n’est pas ordonnée en général à la juridiction d’un Cogito. Kant ne se propose donc pas de “ démontrer ” (p. 33) sa thèse initiale de l’existence de la science, selon laquelle nous pouvons “ dire avec assurance que certaines connaissances synthétiques pures a priori sont réelles et données ” ou, encore, qu’“ ainsi nous possédons quelque connaissance synthétique a priori indiscutée et nous n’avons pas à demander si elle est possible (car elle est réelle), mais uniquement comment elle est possible ” (CRP). Il est particulièrement inadéquat de dire que “ Kant admet des présupposés ” (p. 33) - ce qui n’est vrai que si l’on entend par là l’autoposition de la science comme fait a priori - “ tandis que Descartes n’en admet pas ” (p. 33). Il est vrai que chacun sait maintenant, s’il a lu M. Vernes, que l’évidence intuitive n’est pas un “ présupposé ” : en effet, c’est le type même du présupposé qui se nie, se dissimule ou s’efface lui-même, l’évidence cartésienne étant la forme la plus radicale que prend la dénégation de soi de toute logique. Mais ces problèmes ont-ils encore quelque importance pour nous ? Le conflit Descartes/Kant exige-t-il une décision et laquelle ? La “ Critique de la Raison aléatoire ” nous dit que “ la Science est cartésienne et certainement pas kantienne ” : mais c’est le kantisme qui offre à la Science la plus belle des revanches contre ce que Comte aurait appelé l’esprit de dissolution propre à la métaphysique. On ne peut donc sans précaution parler de “ critique de la
raison ” en général, à propos de Descartes et de Kant, ni mesurer Kant à Hume, mais tout au plus lui objecter un dogmatisme de la science, et d’avoir remplacé un dogmatisme menacé de scepticisme (le métaphysique) par un autre qui ne l’est pas (le scientifique substitution qui aura des conséquences durables sur l’“ épistémologie ”. Par ailleurs les buts et les critères d’une “ critique de la raison ” sont tout à fait distincts et cette distinction devrait éveiller un doute sur les aléas de la critique en général et d’une nouvelle “ critique ” en particulier. Tous ces problèmes sont actuels et de conjoncture. Dans la lutte que nous devons mener désormais contre un certain empirisme anglo-saxon qui tente d’importer ses méthodes et ses préjugés, Kant “ redevient ” un enjeu parce que le cartésianisme peut être un “ allié objectif ” de cet empirisme. A travers la lutte contre ce Descartes là - le philosophe du fondement réel de la science, pas contre Descartes en général, car il y a encore un autre usage du Cogito et de son scepticisme transcendantal - c’est la fonction de la philosophie quant à la science qui est en jeu : doit-elle défendre la réalité de son objectivité (Kant) ou bien l’objectivité de sa réalité (Descartes) ?
6 - Les deux immanences Le projet kantien est donc sui generis, non évaluable depuis le Cogito, la Critique kantienne est une science, sinon directement, du moins par les moyens mis en oeuvre, elle est donc distincte de l’examen sceptique qui est une métaphysique. C’est un premier point. Il reste maintenant à évaluer depuis ses propres critères (en a-t-elle seulement ?) la solution empiriste et sceptique en général, et sa forme rénovée - ou qu’il croit telle - que propose M. Vernes. On devra demander à cet empirisme, désormais orné du label cartésien, s’il parvient réellement, autrement que par un procédé qui pourrait bien être un nid de paralogismes et de raisonnements vicieux, à “ sortir ” du Cogito, si le problème lui-même d’une sortie hors du Cogito n’est pas identiquement le problème d’un enfermement en lui, et si la solution proposée n’est pas la simple répétition du problème, l’une n’apportant rien de plus à l’autre, aucune “ synthèse ”, justement, aurait dit Kant ; bref si le scepticisme qui veut raisonner n’est pas nécessairement vicieux et si, lorsqu’il se met à vouloir argumenter, il ne tombe pas en-deçà même du
principe d’identité et de l’inhérence de type analytique, dans une confusion sans forme et un magma que l’on ne peut que désigner et montrer du doigt : c’est ici que la “ Critique de la raison aléatoire ” montrera qu’elle se tient endessous du niveau où sa critique est possible. L’empirisme a deux distinctions fétiches. Celle du passé et de l’avenir, celle de la perception et de l’imagination. Ces distinctions, Kant les connaît, mais les ordonne, avec tout l’appareil empirico-psychologique de la Déduction subjective, à la Déduction transcendantale objective qui leur donne leur possibilité et leur vérité. L’empiriste les prend comme absolues.
a/La distinction du passé et de l’avenir Qu’est-ce que l’expérience nous apprend ? en un sens, rien, pense Kant. Elle est nécessaire au moins comme “ choc ” actualisant l’apriori, mais elle ne nous apprend rien d’elle-même sur celui-ci : non pas sur la régularité de telle ou telle loi “ empirique ”, mais sur la régularité et la légalité comme telles. Kant radicalise le scepticisme contre l’empirisme lui-même. Celui-ci veut bien se replier sur l’expérience à condition d’y sauver, comme Noé, l’essentiel de la création et de limiter le scepticisme rationnel quant à l’expérience. Les néo-kantiens accentueront le “ dégraissage ” kantien de l’expérience et réduiront l’affection empirique à n’être qu’un index. Mais l’empirisme, lui, ne cesse d’engrosser l’expérience et de limiter son propre scepticisme. Il pose que l’expérience nous montre l’universalité des lois, au moins dans le passé. Il substitue donc à la distinction platonicienne, d’essence logico-mathématisante, de l’expérience empirique et de l’expérience pure a priori, la distinction beaucoup trop restrictive (il a besoin de cette restriction du problème pour avancer la solution qu’il tient déjà toute prête), qu’il laisse infondée et indéterminée, du passé et de l’avenir. D’où tient-il cette distinction passe-partout qui lui paraît évidente, et quel est cet usage apparemment empirique - en fait cette distinction est déjà idéalisée - du passé et de l’avenir ? Le scepticisme lui aussi se donne le fait de la régularité et de la constance des lois : dans le passé seulement, sans doute. Mais que veut dire que les lois pourraient n’être constantes que pour le passé ? en quoi la distinction du passé et du présent a-t-elle quelque pertinence pour déterminer et délimiter la
constance, la régularité ? Ou bien c’est une fausse constance, une simple apparence de régularité (on ne dit même pas une régularité empirique), ou bien cette régularité est réelle, et il y a là une idéalité, une puissance réelle d’idéalisation des lois qui sont d’emblée omni-temporelles. L’empirisme n’existe que de la dénégation de l’idéalité et de sa puissance de répétition ou de reproduction, c’est en quoi il n’est pas “ sérieux ”. De ce point de vue il peut être, lui, évalué par le rationalisme critique et mesuré par la logique transcendantale. Il ne cesse de tirer une traite sur l’idéalité du temps, et c’est ce présupposé caché qui lui permet de poser sans absurdité sa question de “ la généralisation du passé à l’avenir ” (p. 32). En fait je ne prévois ni imagine rien dans l’avenir au-delà du présent ponctuel, ou si je le fais, c’est que je dispose déjà de la dimension idéale de l’avenir, c’est-à-dire de l’apriori du temps. Sur ce terrain, la logique transcendantale est invincible : ou bien l’empirisme prétend tirer son concept de l’avenir de l’expérience présente ou passée qui ne le donnera en fait jamais, ou bien il le tire effectivement d’une source étrangère à l’expérience. L’empirisme se donne toujours subrepticement ce qu’il s’agirait, pour lui, de son point de vue, de “ démontrer ”, il se donne ce dont il s’agit de faire une genèse réelle.
b/L’identité analytique du dogmatisme et du scepticisme Notre auteur, toutefois, semble prévoir la difficulté et entreprend de faire un détour ou d’introduire une médiation : comme il sent que l’empirisme laissé à lui-même ne peut réellement démontrer la constance des lois et risque de laisser la science sombrer - ce qu’il ne voudrait à aucun prix - il appelle le cartésianisme à la rescousse de Hume, et réciproquement, et s’apprête à combiner les efforts de l’un et de l’autre : celui-là pour la matière (horsCogito) dont manque l’empirisme ; celui-ci pour le scepticisme (contre le principe de causalité) dont manque le cartésianisme. De là cette merveilleuse machine : l’association du dogmatisme (et) du scepticisme tels quels, l’examen sceptique mis au service de la thèse centrale du dogmatisme (l’existence en soi du réel comme connu), celui-ci réconfortant celui-là et le tirant de sa mélancolie. Cette machine folle, contre-nature, s’appelle “ le cogito ”, non pas celui que Descartes pratique réellement, mais cet objet qu’il faudrait appeler le “ le-cogito ”. Le but est clair : on ne peut démontrer directement la constance des lois, il
faut passer par la matière et faire d’abord la preuve de son existence. L’empirisme sait maintenant qu’il ne peut rendre justice à la science (même sourd comme l’est M. Vernes, il a entendu le coup de semonce kantien) et le cartésianisme sait maintenant qu’il ne peut user sans critique du principe de causalité (notre sourd avait entendu un autre coup de semonce, celui de Hume) : Unissons-nous donc sous la bénédiction du le-Cogito ! Bien entendu, c’est reculer le problème sans le différer dans sa position même, car la démonstration de l’existence de la matière suppose les mêmes conditions contraignantes et les mêmes alternatives que celle de la constance future des lois. Ou bien une démonstration de l’existence de la matière se fait comme celle de l’objet sous les conditions idéales de l’espace, comme l’a compris Kant, l’extériorité de la matière ne peut être que celle de l’objet dans l’espace par opposition au sens interne ; et dans ce cas, ou la “ matière ” elle aussi exige que l’on tire une traite sur l’immanence idéelle objective, ou l’on se meut dans un cercle vicieux dès que, comme l’empiriste, on dénie cette démarche effective. Ou bien l’empirisme devient “ sérieux ” et renonce réellement à en appeler subrepticement à la constance des lois pour démontrer la matière qui, “ en retour ” (sic) démontrera la constance des lois, et on ne dispose même plus des termes nécessaires pour poser la prétendue contradiction qui nous fera prétenduement sortir du Cogito.
c/La confusion du concept empiriste d’expérience Après celle du passé et de l’avenir, notre empiriste néo-cartésien introduit la distinction de l’imagination et de la perception. “ La méthode de démonstration (de Hume), c’est la méthode cartésienne du recours à l’intuition immédiate : d’une part je perçois un cours bien déterminé des événements ; de l’autre je puis imaginer une infinité de cours différents. Le problème de la causalité naît de l’opposition entre les deux, sans qu’il soit besoin pour cela d’admettre un présupposé quelconque ” (36). D’une part, d’autre part... cette juxtaposition définit le programme de l’empirisme. Il ne peut se limiter aux seules données impressionnelles, il doit adjoindre à cette immanence subjective une immanence transcendantale subreptice. C’est là sa duplicité ou sa mauvaise foi : il ne peut se passer d’un factum a priori, mais il le réduit au datum : tout est donné dans la “ même ” expérience et au nom de la même évidence immédiate, les impressions
contingentes et la constance (“ passée ”) des lois. Les rapports de causalité, exactement comme les impressions, “ ne nous sont enseignés que par l’expérience qui nous montre entre la cause et l’effet une conjonction constante ” (p. 35). Duplicité d’une expérience qui n’ensiene pas et qui enseigne l’idéalité des lois. “ Toutefois l’expérience nous montre que parmi toutes ces perceptions possibles a priori une seule se produit qui est conforme à des lois constantes. Une pareille constance laisse apparaître une coïncidence, qui devient de plus en plus improbable à mesure que l’expérience se prolonge. Il y a contrariété entre la perception et l’imagination ” (p. 45). L’expérience déborde la perception et l’imagination et donne aussi les “ coïncidences ” et les “ constances ”, l’expérience scientifique devient un mode de l’expérience interne, l’idéel devient un avatar du réel, et, de plus, tout cela ensemble est connu “ avec certitude ” (p. 41). A la faveur de l’équivoque de la notion d’“ expérience sensible ”, la constance des lois devient une donnée immédiate et évidente, constatable par un examen sur soi du Cogito. L’empiriste ne fait pas le détail, il a trouvé dans le Cogito à la fois le “ rasoir ” qui lui permet de rendre inutiles les distinctions kantiennes, le sac où il jette ensemble les membres disjoints que Kant séparait soigneusement, la corde pour lier le sac, l’échelle pour sortir du puits du sens interne et poser son pied hardi sur la “ matière ”. Les Marx Brothers ont fait les poches du Cogito... La distinction de la perception et de l’imagination (se représentant une infinité de possibles) peut prendre le relai de celle du passé et de l’avenir, elle ne vaut évidemment pas mieux. L’empirisme n’a pas changé d’essence entre temps malgré tous les miracles d’“ existence ” et de “ matière ” que son concept d’expérience lui permet de produire. Possible a priori est une formule aussi bien humienne que kantienne, mais tandis que dans le premier cas cet a priori métaphysique sombre dans le psychologisme et n’excède pas la perception de l’impression puisqu’il appartient à la même immanence réelle, dans le second il reçoit un sens précisément objectif ou transcendantal qui l’arrache à la confusion de l’imagination reproductrice. Il est donc impossible de rien démontrer contre Kant - et contre la philosophie contemporaine - depuis Descartes et Hume : non seulement parce que Kant, Husserl et d’autres à leur suite se sont installés sur un autre terrain, opérant une “ coupure ” irréversible, mais parce que l’empirisme en général,
celui de Hume, celui aussi qui est inhérent au Cogito et à l’unicité des essences, ne peut rien démontrer sans postuler à son tour ces prétendus “ présupposés ” auxquels Kant aurait, paraît-il, succombé : L’existence non pas de la matière, mais du système omni-temporel des lois. C’est peut-être une reprise du vieil argument rationaliste contre le scepticisme : mais il est invincible tant que l’on en reste à ce problème d’une fondation de la science.
d/Immanence réelle et immanence idéelle Le nerf de l’argumentation empiriste, c’est l’unique concept d’“ expérience ”. L’empirisme fait un usage équivoque et confus de ce mot. Sous le nom d’expérience, il confond expérience empirique et a priori, ou, pour éviter cette terminologie qui est justement en cause, il confond deux types essentiellement distincts d’immanence : l’immanence réelle, celle de la res cogitans, celle aussi d’une intériorité impressionnelle qui est la seule qu’il connaisse réellement ; et l’immanence idéelle, objective ou transcendantale qu’il méconnaît, dont il use constamment dans sa spécificité tout en la réduisant à l’autre. Il se donne subrepticement la constance des lois, alors que la logique transcendantale se la donne thématiquement ou expressément. Il en part pour aller à l’existence de la matière, et revenir de celle-ci à celle-là : c’est un cercle qui a ce désavantage sur le cercle de l’autoposition logique de l’idéalité des lois, de se méconnaître comme tel et de se prendre pour une démonstration alors que c’est simplement un fait à élucider ou à expliquer sous des conditions idéales (et “ réelles ” en un autre sens - transcendantal du mot). Kant, mais surtout Husserl qui est arrivé à la formulation définitive de ces problèmes, ne se sont pas contentés de répondre à Hume, ni même n’ont simplement changé de terrain en passant de l’immanence réelle à l’immanence idéelle ou irréelle. Ils ont montré que l’empirisme était condamné à user de celle-ci tout en la refoulant et que la rigueur exigeait la dissolution du concept empiriste fourre-tout de l’expérience, la distinction nécessaire et universelle de deux types d’expérience, éventuellement leur combinaison ou leur coopération. Kant par exemple redistribue en fait d’autres cartes, propose une autre économie des distinctions et des différences. A la distinction dogmatique et
sceptique (“ réelle ”) de la conscience et de la matière, du sujet et de l’objet, il substitue la distinction critique du phénomène et de la loi, de l’objet déjà connu et conçu et des actes ou conditions de sa connaissance. A la distinction du Cogito et de l’objet-matière, qui tombe toute entière à l’intérieur du sens interne, celle du sens interne et de la conscience transcendantale ou objective. Le problème n’est donc plus celui de la matière et de son existence, puisque l’objet ou l’objectivité de l’expérience est ce qui est d’emblée donné comme extérieur à la conscience cogitative comme rapport à la matière. La Révolution copernicienne suppose en effet (on s’en offusque p. 34) la distinction des objets et de leur connaissance, mais ce n’est plus la distinction dogmatique (où l’objet est mesuré à la conscience) à quoi une fois de plus on voudrait la réduire : l’objet n’est plus un “ en soi ” hors-Cogito, c’est le système des lois scientifiques s’auto-posant ou la science comme sujet rationnel. Il n’y a pas une transcendance réelle de la matière juxtaposable à une immanence réelle du Cogito. Il y a deux immanences (qui sont en même temps, dans ce cadre là, encore des transcendances) de qualités hétérogènes : l’une réelle, l’autre irréelle et objective. Le dilemme où s’enlise l’empirisme est bien connu, et ce n’est pas M. Vernes qui le supprime : ou bien on admet que la science est auto-position, sujet idéel et transcendantal, ou bien on tente de la fonder réellement : mais en vain, il n’y a pas de genèse réelle de la science.
e/Cogito ex machina Comme le passé et l’avenir, comme la contingence des impressions et la constance des lois, la perception et l’imagination sont incluses ensemble dans l’immanence réelle du Cogito. C’est ce qui va permettre ce miracle : toutes ces distinctions sont en même temps des oppositions, voire des contradictions - mais seulement apparentes... Ces contradictions ont deux formes : 1 - perception (les impressions actuelles contingentes) expérience (les lois universelles et constantes) 2 - perception passée (y compris les lois, donc, ici, perception = expérience) : le réel imagination de l’avenir.
Finalement cette merveilleuse “ perception ” fonctionne dans chacun des couples et sert de pivot :
Tous ces termes se retrouvent ensemble, la brouille terminée, sous la bénédiction du Cogito comme perception ou “ constatation immédiate ” (p. 41). Il fallait penser à cette absence de pensée. Comment cette “ contradiction ” n’aurait-elle pas été seulement “ apparente ” puisque le Cogito est là pour poser et annuler cette contradiction ? De la “ la genèse du principe de causalité comme moyen d’expliquer la contradiction apparente entre la contingence de l’imaginaire et la légalité du perçu, c’est-à-dire entre deux catégories d’objets de pensée ” (57). “ Objet de pensée ” est cette catégorie facile et indéterminée, dont le nouvel empiriste avait besoin pour en faire son souffre-douleur. Non seulement l’opposition de l’apriori et du réel est “ dogmatique ” et fïnalement psychologique, mais elle est à son tour “ réelle ” et le Cogito supprime immédiatement toutes ces dualités dans son unité. Du fond de l’abîme du Cogito, l’empiriste clame et réclame et l’imaginaire et l’objectif et c’est le Cogito - citerne sonore - qui lui répond : “ Imbécile, qui m’a vu a vu la matière, ne te suffis-je pas ? ”. C’est non seulement partout la même dualité, qui prend deux ou trois formes, et partout la même unité, c’est partout le règne de l’indifférenciation. Refusant de distinguer entre l’immanence réelle et une immanence irréelle ou intentionnelle, cartésianisme et empirisme replongent immédiatement leurs distinctions dans l’élément dont elles ne sont évidemment jamais sorties. C’est l’un des sens du jugement de Kant : le scepticisme quant aux principes de l’expérience n’est pas “ une opinion sérieuse ”. Tout cela n’était que mise en scène et théâtre : rien ne s’est réellement passé, parce que les contradictions n’étaient qu’apparentes. C’était la vanité de l’empiriste qui s’avançait masquée sous le cartésien. L’empirisme “ monte ” des distinctions et des dualités, il fait passer le grand frisson de la “ contradiction ” (entre perception et imagination), mais ce qui sort de ce chapeau c’est une fois de plus le chapeau lui-même du Cogito qui contient décidément toutes les apparences, et pas seulement les
“ contradictions apparentes ”, dont s’échauffe l’empiriste lorsqu’il se dresse sur ses ergots cartésiens pour chanter la naissance de la matière. Toutes ces dualités, il les laisse indéterminées en fait et ne s’interroge pas effectivement sur leur possibilité, leur irréductibilité, leur aspect synthétique ou non. Le Cogito est ce miracle permanent de simplicité et d’évidence qui laisse le bienheureux à son sommeil empiriste. Comment, d’ailleurs, avec la seule immanence réelle, distinguer l’immanence rationnelle et le hors-raison ? la conscience et le horsconscience, si la conscience doit poser d’elle-même une extériorité ? Ou c’est qu’alors l’empiriste se donne déjà cette extériorité avec la science elle-même. La contradiction “ réelle ” n’est pas entre l’imagination et la perception, mais entre la perception et le fait de la science, entre l’objet senti ou perçu et l’objet connu. C’est là une distinction transcendantale, c’est-à-dire “ effective ”, qui dénonce d’autant mieux l’apparence de contradiction que peut poser et résoudre le Cogito avec son fantasme de “ matière ”. Sortir de soi, c’est la tâche du Cogito, c’est-à-dire d’une finitude purement ontique, finitude d’un étant. Prouver l’existence “ réelle ” de la matière et de la science, c’est la tâche dogmatique ou pré-critique d’un Cogito fondé sur un principe d’identité dont l’usage reste inconditionné ou transcendant, et dont l’élucidation de la “ possibilité réelle ” ou de l’essence n’est pas faite. La philosophie transcendantale véritable commence avec le problème non pas de l’existence du savoir et d’une genèse de l’accord sujet/objet, cogito/matière, mais de l’essence de ce savoir existant. Il faut renverser les apparences : ce n’est pas tant Kant que Descartes, Hume et leur thuriféraire moderne, qui ont besoin d’une preuve du réel comme extériorité à la conscience. Kant ne reprend cette preuve que du point de vue précisément de l’Idéalisme problématique, et de l’objection qu’on lui en fait. C’est une opération stratégique, à distinguer de ce que Kant pense pour son compte : il se place sur le terrain de l’adversaire pour lui répondre, en reprenant son point de vue et en montrant qu’il suppose un certain type d’extériorité - non pas de la matière, mais de l’objet. “ légalisé ”. Kant ne peut le démontrer que parce qu’il a commencé d’emblée par poser une extériorité non pas de la matière au Cogito, mais de l’expérience scientifique à la conscience psychologique (et que tout le travail transcendantal sera de
préserver de son effacement). Ou bien l’extériorité est celle du rationel objectif (a priori) au psychologique ou bien c’est celle de la matière au psychologique : et celle-ci devient indéterminable ou ne peut que s’effacer. Le pathos de l’extériorité est l’ écran de rigueur dont l’empirisme et le dogmatisme dissimulent, la trahissant, la confusion intime, le fatras viscéral de la conscience comme sens intime. Ils ne disposent pas encore - comme Husserl - d’une phénoménologie faisant l’inventaire des a priori du vécu, et encore moins du concept de l’Un comme expérience transcendantale strictement “ irréfléchie ” et tout à fait distincte du sens interne.
7/Ni Descartes ni Kant L’empirisme se trompe et nous ment lorsqu’il estime que son concept de l’expérience est immanent. C’est plutôt l’immanence du fourre-tout, l’expérience comme sac dans laquelle il ne manque jamais d’inclure la transcendance rationnelle et l’idéalité des lois, avec cette réserve de conscience que ce sont celles du passé mais non de l’avenir. Comme souvent, l’exclusion de la transcendance donne lieu à toutes les croyances et illusions de radicalité. L’empirisme n’est jamais aussi empiriste qu’il nous le promet et qu’il le faudrait : c’est un fantasme plutôt qu’une philosophie. Ce n’est pas lui ni le Cogito qui peuvent “ dégraisser ” l’expérience de sa transcendance, la réduire, par exemple comme Kant, allant plus loin que Hume dans ce sens, à la ponctualité et à l’individualité “ atomique ”. Mais ce ne sont plus Kant ni Husserl qui ont pu lever entièrement l’ambiguïté des deux usages de l’expérience ou du fait a priori, et ceci malgré le passage de l’apriori factuel ou métaphysique à l’apriori transcendantal : c’est là l’indice de ce qu’il subsiste d’empirisme au sein de la logique transcendantale. Ils ont dissout, aussi loin que le rationalisme le pouvait, les confusions empiristes. Ils ont compris que l’on ne pouvait que “ se ” donner la constance des lois qui, en tant que constance effective, réelle, n’est pas un problème pour la philosophie, ou n’en est un que du point de vue de son “ comment ”. Mais ils ne donnent pas, et pour cause, les moyens de liquider les hésitations classiques (chez Descartes, Hume) entre les deux immanences, hésitations qui sont celles de la co-appartenance essentielle de l’empirisme au rationalisme comme essences complémentaires l’une de l’autre, et qu’il aurait
fallu détruire ensemble. Le seul moyen est non pas de trancher ce noeud, mais, si c’est possible, de l’abandonner, d’abandonner ce terrain de la lutte entre le Cogito et la Science, entre la psychologie rationnelle et la Critique, et de chercher le noyau transcendantal irréductible qui se cache dans le Cogito. Abandonner les jeux interminables du rationalisme et de l’empirisme qui croient alternativement triompher l’un de l’autre. Même la Critique fait désormais partie des combattants et l’injonction kantienne de se retirer du conflit de la raison avec elle-même doit prendre une autre signification que critique. Nous devons remodeler le concept d’immanence “ réelle ” au-delà de toute intériorité psycho-rationnelle cogitative. Non seulement Husserl, mais Sartre et d’autres sont allés en tâtonnant dans ce sens d’une immanence unaire, irréfléchie et pré-cogitative, mais sans franchir le pas ultime qui consiste à “ comprendre ” qu’il n’y a rien à franchir, aucune réduction préalable. Une critique de la raison enfin radicale devrait exiger un scepticisme plus fort encore que celui de Descartes et que celui de Hume, une expulsion, hors de l’immanence de l’expérience, non seulement de la transcendance des principes ontologiques, mais même de l’universalité des lois, qui est encore un résidu non réduit. La réduction du caractère axiomatique/géométrique du Cogito (évidence intuitive de la déduction ou de la géométrie) par Husserl qui, elle-même, prolongeait la réduction du principe de causalité par Hume, doit être prolongée par la “ réduction ” (?) du factum a priori lui-même qui était “ réducteur ”, ou de l’a priori métaphysique, qui ne serait plus un passage obligé - insistant comme une trace insuppressible - vers le transcendantal. Cette liquidation simultanée de l’empirisme et de la logique transcendantale au nom de l’expérience transcendantale irréfléchie de l’Un est donc encore autre chose qu’une réduction : là où l’immanence transcendantale est une donnée strictement immédiate ou sans aucune transcendance, il n’y a plus de réduction.
8/De l’infirmité du Cogito et de son bon usage Une “ philosophie du Cogito ” n’existe pas et ne peut sans doute exister comme telle. C’est que le Cogito est un grand invalide. S’il est abstrait de son
environnement ontologique et épistémologique, s’il n’est pas soutenu, étayé par des principes transcendants, par Dieu et l’infini, par un modèle géométrique, par un ordre des raisons en un sens plus puissant que lui, la finitude de ses origines le ramène à coup sûr vers l’expérience interne et la psychologie “ rationnelle ”, c’est-à-dire la raison comme psychologie : son type d’immanence le rend infirme et sans autonomie véritable. Ce point d’archimède a besoin d’un levier et d’un agent technique, ce fundamentum inconcussum est instable et fragile, terre seulement natale de la vérité effective. Le conflit de Descartes et de Kant est ici : pour, que la raison soit réellement un fondement inébranlable, pour qu’elle cesse de seulement vouloir l’être tout en sombrant dans la psychologie, la cosmologie et la théologie où elle s’égare, il faut lui donner un autre centre de gravité que le Cogito. Ce sera la Science comme physique mathématique. C’est la science, non le Cogito, qui est “ sujet ”. Kant perçoit cette fragilité du Cogito et, sans abandonner l’idéal plus-que-cartésien d’un fondement inébranlable, il relaie, dans ce but, le Cogito par la physique mathématique qui est la première “ évidence ” de l’ordre kantien des raisons. Il n’y a guère de philosophies aussi peu “ subjectives ” que le kantisme. Si le Cogito - d’ailleurs transformé, objectivé et comme coupé en deux (un résidu phénoménalisé et conditionné comme sens interne, un résidu transcendantal comme Je pense vide de toute intuition de soi) - devient, aussi bien dans sa forme phénoménale que dans sa forme transcendantale, une pièce secondaire du nouvel édifice, c’est que Kant n’a fait qu’entériner une fragilité constitutionnelle à laquelle seule la science moderne pouvait remédier. C’est que la science venait de se constituer, elle, comme maîtresse de soi beaucoup plus sûrement que le Cogito cartésien. Celui-ci d’ailleurs, ceci explique peut-être cela, ne projetait qu’une domination technique, voire ludique, plutôt que scientifique, de la nature. S’il y a un pathos où s’enracine l’assurance de soi propre au Cogito, c’est l’affect d’une domination de type technique (jusque dans son paradigme de l’évidence géométrique et de la scientificité), plutôt que d’une domination de type scientifique. Le Cogito est la philosophie d’un lanceur de dés : mais la science, du moins la mécanique classique, ignore ce geste qui est celui d’un sujet mi-joueur mi-automate, mais certainement pas scientifique. L’histoire de la certitudo, Heidegger n’a peut-être pas assez marqué la rupture que lui impriment, sans en briser le fil, Newton et Kant. Par rapport à cette nouvelle expérience, physico-
mathématique plutôt que ludique, expérimentale et technique, de la certitudo, le projet d’un retour à Descartes ne peut justement pas être, sauf confusion, celui d’une fondation de la science. C’est éventuellement celui de la fondation d’un de ses secteurs particuliers : le calcul des probabilités que l’on ne peut, sans abus, identifier à “ la ” totalité et à la complexité du champ. Sauf à servir de caution à un tireur de cartes qui tente de s’y assurer de luimême au milieu du doute qui l’assaille et de conjurer le sort par ce qui pourrait bien être l’un de ces innombrables fétiches, divinités et êtres de hasard dont les joueurs aiement à s’entourer, le Cogito ne peut servir à rien quant à la science moderne, trop sûre d’elle-même pour s’appuyer sur cette pensée paralytique. Il n’y a pas de “ philosophie du Cogito ” : si le Cogito a encore pour nous une portée, c’est peut être celle que Husserl, par-delà l’idée de “ fondement ” d’une science absolue qu’il honorait encore, commençait à entrevoir : comme index ou symptôme de “ l’Absolu définitif et véritable ” en sa nature radicalement transcendantale. En un sens et si on ne le “ travaille ” pas, le Cogito est encore plus “ incertain et inutile ” que la philosophie cartésienne elle-même. S’il est inutile pour la science, que peut-on en faire, sinon le traiter comme une donnée ou un matériau dont il faut extraire le noyau, noncartésien et peut être non-husserlien, d’immanence absolue à laquelle, sous cette forme là, il n’a évidemment pas satisfait et qu’il se contente de promettre sans la donner ? Il ne s’agirait plus d’un “ retour à Descartes ”, projet stérile et, de toute façon, vain ou inutile. Il s’agirait de l’extraction de l’expérience transcendantale absolue que postule le Cogito sans en reconnaître la rigueur, les exigences, ni même les implications véritables quant au dualisme qu’elle rend inévitable. Plus radicalement encore que ne l’entendait Husserl, il faut réduire ou exclure tout le contenu doctrinal non seulement du cartésianisme, mais du Cogito lui-même. Et d’abord “ étendre ” et “ déplacer ” la distinction classique du transcendantal et du transcendant qui est ce que Kant appelle, avec une justesse dont se souviendra Heidegger, le “ métaphysique ”. Kant distingue l’état “ métaphysique ”, encore subjectif et anthropologique, de l’apriori, et son état “ transcendantal ”, c’est-à-dire, dans le kantisme, sinon ici, objectif. Husserl, lui aussi, distingue une réduction eidétique qui dégage seulement des essences non dénuées de facticité ou de transcendance, et une réduction
proprement transcendantale, c’est-à-dire constitutive du monde dans la conscience pure. Dans les deux cas, la réduction du transcendant, son exclusion hors du transcendantal, est seulement amorcée sans aller à terme, d’autant moins à terme que la couche du métaphysique et de l’eidétique définit une nouvelle forme, essentielle, d’empirie, c’est-à-dire de transcendance qui sert de support au transcendantal. Corrélativement le transcendantal apparaît comme rapport à... ou conscience de... l’expérience. Rapport indivisible,sans doute,mais rapport ou distance, immanence fêlée par opposition à laquelle l’immédiateté cogitative apparaît être seulement celle du sens interne. C’est ce système classique, associant un support (le transcendant) à un rapport (le transcendantal) que nous devons tenter de briser, pour retrouver le résidu transcendantal sous la forme d’une expérience transcendantale irréfléchie qui éliminera à la fois le psychologisme cartésien du sens interne, avec le réalisme de la res cogitans qui en est le fondement, et l’extériorité sans consistance où flotte le transcendantal kantien et husserlien qui ne s’est débarrassé du réalisme du Cogito que pour se confier à l’extériorité accomplie de la science. Ni la res ni le factum : nouns cherchons un transcendantal qui ne repose pas dans une res ni ne se repose sur un factum. Que Descartes commence par une chose et Kant par un fait ne peut que confirmer le style d’imagerie parfois peu exigeant (malgré Descartes : Je ne suis ni un souffle, ni un feu...) et le manque de vraie spiritualité dont s’est contentée la “ grande ” tradition. La tâche est de définir une “ condition ” rien - que - transcendantale, qui ne suppose pas à son tour vicieusement un support réel et transcendant chargé de lui communiquer une certitude inébranlable, idéal auquel le transcendantal authentique est étranger. Il s’agit d’éliminer hors du transcendantal toute forme de transcendance, même “ pure ” et non“ empirique ”. Non seulement toute immanence “ réelle ” au sens de la res, c’est-à-dire toute intériorité psycho-rationnelle (c’est là la “ transcendance ” de cette intériorité), mais toute transcendance scientificorationnelle à la manière kantienne. Dans son ordre ou dans l’ordre de cette position rationaliste des problèmes, il est possible de préférer celle-ci à cellelà pour des raisons que le “ vrai ” Descartes n’aurait pas nécessairement déclarées inutiles. Mais ce n’est plus, pour l’instant du moins, notre problème. ******ebook converter DEMO Watermarks*******
Un transcendantal qui ne suppose pas un support, ni ne soit lui-même un rapport (les deux font système), nous le trouvons dès que nous pensons l’Un, c’est-à-dire l’Indivision, comme absolu ou donné (à) lui-même sur son mode spécifique, c’est-à-dire indivisible. L’interprétation classique du transcendantal, jusqu’à Heidegger compris, jusqu’à Sartre et Merleau-Ponty (malgré les concepts de conscience (de) soi ou irréfléchie, de présence (à) soi pré-réflexive), jusqu’à Derrida et Deleuze (à cause de leur concept, si différent de l’un à l’autre, de la Différence), consiste à respecter le plus ancien invariant grec, à savoir que l’Un est toujours donné par et même avec la division ou l’un de ses modes : l’immanence radicale, absolument indivisible, donnée toujours par et avec la transcendance. Comme rapport supposant un support. A ce transcendantal comme syntaxe, opposons l’essence radicale, absolue, de la veritas transcendentalis. C’est l’immanence, sans doute “ réelle ” et donnée comme une expérience “ interne ” : mais sa réalité, lorsqu’elle est celle de l’Un distinct de l’Unité toujours transcendante, n’est plus celle d’une res, ni celle, à peine moins menaçante malgré ce que croient Kant et Husserl, d’un fait d’essence ou eidétique, ni celle d’une facticité d’origine ontique à la matière heideggerienne. Et son essence “ interne ”, plutôt qu’une intériorité psycho-rationnelle (toujours encore divisible) ou qu’un “ sens interne ”, est celle d’une immanence rigoureusement irréfléchie. Or ce critère rien-que-transcendantal, nous le trouvons avant même toute opération, toujours externe et transcendante, de réduction. Parce que le transcendantal est donné “ en soi ” et “ par soi ” et qu’il exclut toute chose ou fait transcendants, essentiel ou empirique - toute thèse ou position de soi -, parce qu’il n’a pas besoin d’une réduction eidétique préalable, il n’est pas non plus accessible par et avec une réduction transcendantale : l’essence de l’Un comme expérience transcendantale irréfléchie pré-cogitative, signifie que le transcendantal est une donnée immédiate (dans son ordre) et non une réduction. Kant et Husserl sont encore préférables à Descartes du point de vue de la fondation de la Science, mais ils ne sont que les index ou les symptômes d’une dénégation de l’essence purement unaire du transcendantal et de l’essence rien-que-transcendantale de l’Un. Nous devons poursuivre plus loin qu’ils ne l’ont fait la réduction de toute empirie/transcendance possible
(même éidétique et scientifique) pour dégager l’immanence transcendantale véritable. Jusqu’au point où nous comprenons immédiatement que la réduction est en fait inutile et que l’Un est simplement la donation immédiate - non intuitive et non évidente, non-cartésienne et non-husserlienne - qui sert d’élément réel à toute pensée possible et effective. Cette “ distinction ” - si c’en est encore une - est strictement asymétrique ou unilatérale : le transcendant (la raison comme Cogito ou comme Science--sujet) a besoin de l’Un, mais l’Un non seulement n’a pas besoin du transcendant, mais s’éprouve lui-même sur un mode irréfléchi, à partir de lui-même et de sa seule essence, avant même tout refus ou réduction de la sphère de la transcendance. La philosophie est incertaine et inutile dès qu’il s’agit de l’essence de l’Un ou de la vérité transcendantale, qui n’a pas à être élaborée, produite, réfléchie, constituée ou auto-constituée. Mais elle “ commence ” dans cette donnée immédiate de l’Un, ne quittant jamais, en un sens, son immanence pré-cogitative, n’ayant pas besoin de se reposer sur le sol, luimême apparemment suspendu en l’air et quelque peu flottant, de la res ou du factum, se contentant d’explorer les implications de ce “ primat ” d’une immanence irréfléchie sur toutes les formes de la transcendance, de l’Un sur l’Etre. De telle sorte que, loin que l’Un soit encore un mode ou un ingrédient de l’Etre qui lui servirait de support, c’est l’Etre (dont le Cogito entre autres, et le “ Je suis ” cartésien) qui doit être élaboré maintenant comme un mode de “ non-Un ”. Il n’y a pas de “ retour à Descartes ” : non seulement parce qu’un tel retour est déjà consommé et révolu depuis longtemps, mais, plus profondément, parce que la pensée ni la vérité ne peuvent quitter, ni revenir à l’essence précogitative et irréfléchie qui est le peu de réalité dont s’orne le Cogito. Non seulement, comme dit Heidegger, Descartes a laissé impensée ou indéterminée l’essence du sum, du Je suis, mais ce n’est pas véritablement l’être, ou l’essence comme être, du Cogito, qui est maintenant en question. C’est son essence comme unaire ou irréfléchie, non--positionnelle, avant même toute conscience ou présence à soi. Renoncer à la Réduction transcendantale pour poser correctement le problème de l’Un “ au sens transcendantal ”, c’est ce qu’il faut admettre sans plus ou immédiatement quitte à briser le filet de médiations dans lesquelles non seulement Kant et la philosophie contemporaine, mais Descartes et Hume et la pensée grecque en totalité, ont prétendu nous enfermer - pour avoir le droit de parler, sans se
payer de mots comme a fait le rationalisme, de 1’“ Absolu définitif et véritable ”. C’est donc aussi au style cartésien de la “ méditation métaphysique ” (mi-géométrique, mi-spirituel), comme au style husserlien de la “ méditation cartésienne ” (mi-logique, mi-réflexif-égologique) qu’il faut savoir renoncer pour se replacer non pas dans l’être (historial ou non) du Cogito, mais dans son essence comme vécu irréfléchi avant le vécu du sens interne ou bien de l’“ ego ” transcendantal, qui supposent encore tous deux la réflexion.
CHAPITRE III L’ ALEATOIRE ET LE DUALISME
9) De l’identité de la Raison à l’essence de l’Identité Quels résultats produit donc la merveilleuse machine de Mr Vernes ? La combinaison forcée de deux cartes hétérogènes (scepticisme radical + existence “ dogmatique ” de la matière) produit non seulement la “ simplicité ” et la “ naïveté ” cherchées, mais quelque monotonie. Ce que peut démontrer la nouvelle métaphysique critique enfin révélée aux cartésiens, c’est la maigre existence d’un quelque chose = X extérieur à la conscience, capable d’expliquer en général ce fameux cours des perceptions toujours menacé d’errance et de nomadisme (Kant : les sceptiques, gens nomades...), tandis que la variété ou la spécification de celui-ci ne peut être expliquée, elle, que par la science. Mais de quel droit reprocher à Kant la variété de la structure catégoriale de l’entendement ? Kant ne se contente pas de ce qui pourrait passer, à la rigueur, pour l’équivalent de la matière cartésienne, l’objet transcendantal = X et le Je pense. Il ne se contente pas de la science en général, il va chercher une science précise qui est aussi le paradigme de la science. Quant au cartésien nouveau, il est beaucoup moins précis que Descartes lui-même. Soit sa déclaration d’intention : “ La caractéristique d’une théorie matérialiste est tout au contraire d’imaginer que la structure de la matière peut être définie de telle sorte que l’on puisse déduire de cette structure les effets observés ” (p. 48-49). L’intention est donc d’expliquer l’effet singulier, mais sa réalisation en reste à cette intention tout à fait générale : de là la réduction de la tâche scientifique à l’explication de l’identité des phénomènes : “ Je puis dire, au moins approximativement, que le bleu que je perçois est le même que je percevais hier : je le reconnais. Et cette identité s’explique si la longueur d’onde correspondant à ces deux bleus, celui d’hier et celui d’aujourd’hui, est également la même. Sur un plan formel l’analogie est identique entre les deux bleus de ma perception et les deux longueurs d’onde du monde matériel. Mais n’est-ce pas précisément cette identité et cette identité seule qu’explique et qu’a besoin d’expliquer la théorie matérialiste ? Car enfin le seul problème est d’expliquer pourquoi les mêmes effets succèdent aux mêmes antécédants,
alors que je peux imaginer une multiplicité d’effets différents. Sur un plan purement rationnel ce qui exige une explication, c’est la similitude des apparences et non leur qualité spécifique. Or la similitude des apparences traduit celle des structures matérielles, sans qu’il soit peut-être besoin de justifier pourquoi le bleu correspond à telle longueur d’onde et le rouge à telle autre. ” (p. 50-51). Or qui ne voit que cette tâche n’est pas celle de la science, mais précisément celle de la métaphysique ? Expliquer l’identité, M. Vernes assignait cet objectif à la métaphysique, il sera de plus en plus tenté de l’assigner maintenant à la science. Ce glissement est une fuite, l’aveu que le Cogito ne peut réellement, de lui-même, expliquer l’identité des lois. Mais cette fuite est un glissement, car la pensée de M. Vernes n’a jamais quitté un instant le principe d’identité (il sent donc qu’il n’a rien expliqué ni fondé) et il ne fait que le promener du Cogito à la matière et à la science tabula rasa qui ne capte rien si ce n’est la vacuité de M. Vernes. De là la monotonie de cette constance des lois qui est simplement l’une des formes du vieux problème occidental, celui de l’identité des choses, dont on peut douter que ce soit celui de la science. M. Vernes n’a pas l’esprit de complication kantien, et ce n’est pas lui qui distinguerait la Critique, la Science et la Métaphysique de la nature. C’est un dogmatique sceptique, ou un sceptique dogmatique : le principe d’identité est le seul que la métaphysique, réduite au Cogito, lui ait révélé. Et il n’en démords plus : de l’identité du Cogito à l’identité de la perception et de l’imagination, puis à l’identité de la raison, puis à celle de la matière, puis à celle des lois - c’est la roue des fantasmes qui accompagnent d’ordinaire l’usage intempérant de ce principe, le peu de rigueur du cartésianisme rigoureux. Le propre de l’Identité utilisée dogmatiquement, c’est qu’elle provigne sans limite comme l’imaginaire. C’est donc avec la meilleure conscience que, pensant avoir démontré l’existence de la matière en vue d’expliquer la constance des lois, il ajoute comme allant de soi sans apercevoir qu’il ne fait que reculer le problème et en regardant distraitement ailleurs, que la matière est “ supposée ” (p. 51) être la “ même ”, comme le temps physique, lui aussi supposé constant (p. 51), etc... : “ Ainsi définie, l’explication matérialiste du monde permet de justifier la constance des lois par un raisonnement en trois étapes. Dans une première étape il apparaît que l’explication des perceptions passées suppose l’existence d’une réalité cachée qui est précisément la matière. En second lieu les liens dont on suppose
l’existence entre la matière et le temps physique sont tels que la matière continuera à exister avec ses qualités présentes. Enfin la permanence de la matière se traduira à l’avenir par des successsions identiques de perceptions. ” (p. 51). Il limite donc habilement la tâche générale d’expliquer l’identité à celle des lois. Quant à celle de la matière, la physique se charge de la “ (pré)supposer ”. La métaphysique réduit donc ses prétentions à expliquer non pas l’identité, mais le quelque chose hors conscience ; quant à la science, elle se chargera de l’identité... Non seulement il divise la grande tâche de la métaphysique qui est d’élucider l’identité en général, comme trait de l’être et de l’étant (cf. Heidegger, Questions I, le Principe d’identité), mais il tombe dans l’incohérence (la physique tantôt présupposant - présupposition nécessairement métaphysique et non physique tantôt expliquant l’identité de la matière et finalement du “ temps physique ”), puis dans le cercle vicieux, qui consiste à présupposer ce qu’il s’agit d’expliquer. Ce tissu de paralogismes et d’incohérences plaide pour une solution par l’a priori kantien. Mais dans sa perspective et dans le meilleur des cas, la constance de la matière et du temps physique sera fondée dans l’identité du Cogito, dans l’immanence “ rationnelle ” interne, donnée sans plus dans la fameuse “ évidence intuitive ” aussi peu exigeante sur elle-même que peu regardante sur les contenus qu’elle baptise les yeux fermés. Au mieux cette “ matière ” et son identité devraient être aussi évidentes et “ rigoureuses ”, c’est-à-dire aussi indéterminées, que le Cogito lui--même. La vraie rigueur, ici, dans ce cadre rationaliste dans lequel nous nous insérons encore pour un moment, est chez Kant et Husserl : la philosophie n’a pas à expliquer réellement l’identité des lois, mais d’abord à admettre le fait pur de l’auto-position de celles-ci (moins vicieuse, plus franche que la solution qui découpe l’identité en tranches qualitatives réelles), puis à tenter d’élucider l’essence de ce qui est une présupposition universelle des sciences, élucidation qui procédera de manière transcendantale immanente, sans recourir à ce deus ex machina que serait une matière transcendante. On admirera au contraire le “ cercle ”, sans doute dérivé du “ cartésien ”, mais qui n’est que “ vernésien ”, et que Descartes aurait mal supporté (il est fait “ abstraction ”, au moment décisif (p. 51) de la thèse, peut-être discutable, mais essentielle en la matière, de la “ création continuée ”) sur lequel se
fonde la nouvelle solution : 1) on constate la régularité passée des lois ; 2) on s’en sert, comme terme apparemment contradictoire à l’imagination, pour démontrer l’existence de la matière ; puis ou bien on suppose la matière constante ou identique par une supposition transcendante et inexpliquée, si bien que, la métaphysique ayant renoncé à cette tâche d’élucidation de l’identité, toute l’entreprise tombe dans l’incohérence et la vanité, dans un système par coalition (Kant) ou syncrétique puisque c’est maintenant la science qui est chargée de la tâche principale et dans un cercle vicieux puisque le problème initial était d’expliquer cette constance des lois scientifiques ; ou bien cette constance de la matière est elle-même tirée directement de celle des lois, et le cercle vicieux, la pétition de principe, est encore plus rapide. L’auto-position de cette constance “ universelle ” des lois sous la forme d’un factum a priori, aurait été un procédé sans doute peu satisfaisant à la longue pour une méditation transcendantale “ rigoureuse ” c’est-à-dire non-cartésienne, mais moins vicieux que le précédent. Au-delà toutefois de ces péripéties, le conflit Descartes/Kant naît et ne peut naître que du refus d’élucider de manière absolument non vicieuse, c’est-àdire non empiriste, l’essence de l’Identité. Ces deux doctrines n’entrent en conflit qu’à l’intérieur du rationalisme, c’est-à-dire d’un empirisme de l’identité supposée de toute façon donnée de manière transcendante, soit dans le Cogito, soit, encore, dans le factum de la Science. Ce conflit ne peut rien apporter de rigoureux sur cette question, car c’est la question même qui est posée en termes qui impliquent déjà une réponse empiriste et rationaliste. Pas plus Descartes, Hume que Kant ne posent la question radicale, depuis une immanence de la pensée dépourvue de transcendance, de l’essence de l’accord du rationnel et du réel, c’est-à-dire du principe d’identité qui programme cet accord. Celui-ci est toujours supposé donné, non seulement comme terme à élucider, mais comme défini qui entre dans le définissant. Qu’il s’agisse de la constance passée des lois, à la manière empiriste, de l’exigence d’identité d’un Cogito unitaire, d’un factum pur de la raison comme système des lois, toutes ces solutions peuvent plus ou moins varier ou différencier le Principe d’identité, elles usent régulièrement de celui-ci, ou de l’un de ses modes, pour penser l’Essence transcendantale ou immanente de l’Identité et des autres principes. L’empirisme latent de la raison (soit comme unicité, soit comme apriorité) est ce qui interdit à Descartes, Hume, Kant ou Husserl, d’exclure toute donnée transcendante hors de l’expérience
transcendantale irréfléchie et de définir enfin ce concept d’“ immanence ” dont le Cogito, mais aussi le Je pense kantien, l’Ego husserlien, et pas seulement le “ sens interne ”, sont des modes encore marqués de la transcendance. Les efforts de Heidegger pour penser une essence de l’Identité qui ne soit pas seulement un avatar de celle-ci, peuvent déjà faire comprendre que le conflit Descartes/Kant autour de l’enjeu non pas tant de la science que de l’intervention philosophique dans celle-ci, représente un état historique définitivement clos de la pensée occidentale et qui n’est encore agissant que parce qu’il est sédimenté avec nos autres conditions d’existence. A toute tentative de révéler un cartésianisme caché, on peut toujours répondre sans crainte de se tromper : pourquoi pas un retour à Kant ? à Husserl ? à Aristote ? Mais c’est là une réponse encore insuffisante. La tentative de Heidegger d’ordonner l’Identité à l’Etre de la métaphysique, puis celui-ci à une Identité comme Même (cf. Questions I, Le Principe d’identité), reste entravée par le style général de cet auteur, c’est-à-dire par des présuppositions de type ontologique et différential qui sont encore largement celles de “ la ” métaphysique ou de la pensée de l’Etre et qui ne libèrent pas l’Un ou le critère de la vérité transcendantale des sophismes, paralogismes, cercles vicieux ou “ différences ” qui l’encombrent et forment l’ordinaire de toute pensée de l’Etre. Tant que la pensée n’est pas parvenue à l’Un-sansunité, elle ne pourra penser dans cet Un l’essence absolument sans identité de l’Identité.
10) De la contingence de la Raison Un cartésien habité d’un sceptique intempérant peut s’étonner que la Raison ait été comprise dogmatiquement, par confusion avec la science, comme la faculté du nécessaire alors qu’elle est d’abord la faculté du contingent, de l’aléatoire ou des “ possibles a priori ” produits par l’imagination. Mais ce qu’il peut démontrer, c’est, au plus, que la Raison est une faculté du contingent, sans s’interroger sur l’essence de celle-ci qu’il laisse indéterminée. Un kantien démontrera, lui, que la Raison, si on la réduit au Cogito, sombre dans la contingence d’un sens interne, mais ceci suppose déjà une thèse encore très rationaliste sur l’essence de la Raison. Ce que ni
l’un ni l’autre ne pourront démontrer, et c’est là leur résidu rationaliste dogmatique, c’est que la Raison n’est pas seulement une “ faculté du contingent ” (M. Vernes), ni une “ contingence transcendantale ” de l’expérience (Kant) c’est-à-dire un mixte de la contingence empirique (notre sensibilité humaine et les formes de notre intuition, condition nécessaire de notre connaissance) et de sa rationalisation qui procède à l’Aufhebung de l’empirie, qui la “ dépasse ” en l’intériorisant - c’est que la Raison est ellemême de part en part contingente, que son essence peut être transcendantalement déterminée (ce que le cartésien oublie de faire, ce que le kantien et le husserlien font, mais dans l’extériorité et la transcendance d’un factum logico-physique, d’une réduction éidétique) sous les conditions d’une veritas transcendentalis rigoureusement immanente qui rejette la Raison et ses oeuvres à une contingence ou à une “ extériorité ” hors de l’Un. Le rationalisme oscille entre deux solutions complémentaires et vicieuses : ou bien il laisse indéterminée l’essence de cette contigence se contentant de la prendre dans ses formes empiriques (dogmatisme de la contingence empirique de la Raison ou du Cogito comme sens interne ou imagination) ; ou bien il tente de la déterminer mais en se contentant de la rationaliser et de la transférer des conditions sensibles-empiriques, ou de la finitude de notre connaissance, à l’Unité de l’Expérience ou à la Raison. La philosophie se limite d’ordinaire à une contingence soit des représentations (qui ne s’enchaîneraient pas les unes aux autres selon des rapports nécessaires et reproductibles) soit d’une partie (par exemple sensible) de la Raison, sans poser réellement le problème de son essence absolument contingente, ou de sa détermination hétéronome depuis un tout autre point de vue que celui de la Raison sur elle-même. Qu’il s’agisse de la succession des représentations ou de leur association, des règles de l’imagination productrice ou bien des variations imaginaires qui dégagent chez Husserl l’essence de sa gangue individuelle, la contingence reste une folie spécifique du sens interne, un instrument au service de l’identité rationnelle, par exemple un instrument de l’unité catégoriale objective de la Raison. Et même avec le Malin Génie c’est la Raison qui se fait contingente, comme chez Kant elle se fera finie. Il y a un critère sûr pour reconnaître le rationalisme c’est l’usage de cet argument qui est par excellence celui de la violence et de la mauvaise foi : le chaos, le Malin Génie ou la menace de quelque autre hypothèse catastrophique que l’on brandit pour faire admettre la “ nécessité ”, à tous les sens du mot
(nécessité interne et d’application aux individus “ subsumés ”) des règles, des lois et des principes. Entre la folia sceptique qui menace “ de l’intérieur ” un Cogito qui tire d’elle sa certitude prétenduement inébranlable, et la décision kantienne de la science comme vrai sol, certain de soi, pour le Cogito lui-même, décision qui vient d’un coup l’arracher à sa folie tout en donnant des gages à la nature humaine de l’apriori de type métaphysique, l’histoire a donné un coup de barre sans doute “ révolutionnaire ”. Mais la Révolution nous suffit-elle encore ? Plutôt qu’une Aufhebung transcendantale de la folie, de la contingence encore et toujours pensée dans les marges de la folie et comme l’un de ses avatars, de ses modes, de ses risques, nous avons besoin de penser une contingence, une dispersion dont l’absence d’unité et de raison soit positive, un chaos transcendantal qui ne dérive pas de la simple contingence empirique, ni ne soit sa relève, son intériorité /eclusion. Il y a bien une contingence à la fois réelle (mais non empirique) et transcendantale (mais non rationnelle), et elle doit être cherchée dans une sphère d’existence irréfléchie, non seulement anté-prédicative, mais anté-cogitative. La notion de “ possible a priori ” peut être arrachée à son psychologisme et à la sphère sceptique de l’imagination. Il peut être non seulement porté à la puissance kantienne de l’apriori métaphysique, mais conçu à la manière d’un apriori rien-que-transcendantal. Dans l’essence transcendantale de l’imagination elle-même, voire de l’argument du “ Malin Génie ” et du “ chaos ” husserlien, nous identifions, présupposé et dénié par eux qui en sont les avatars transcendants, un chaos transcendantal, une “ dispersivité ” positivement dépourvue, à cause de son immanence, de toute règle, loi ou principe unifiants. Et cette contingence est donnée comme immanence (à) soi ou de manière irréfléchie, antérieurement au Cogito lui-même. Cette essence, la contingence absolue identique à l’Un-sans-unité, se communiquera nécessairement à l’Etre ou à la Raison. Si bien que la nécessité rationnelle (celle de la science, mais celle aussi de la métaphysique, qui en est maintenant, mesurée à la rigueur de l’Un, inséparable) se détachera sur le fond de cette contingence absolue et non-rationalisable. Il faudra donc soutenir que non seulement la Raison la plus “ dure ” est de l’ordre du chaos transcendantal par son essence du moins, mais que sa nécessité apparaît, en tant que nécessité existante, contingente en un second sens du mot, sur le
“ fond ” de la contingence pré-empirique qui est donnée dans une expérience transcendantale irréfléchie. Ce qui est donné sur ce fond dispersif, c’est bien une certaine “ facticité ” non pas anti-rationnelle ou limitant la Raison (thème constant de Leibniz à Heidegger), mais du rationnel (ou du rationnel expérimental) lui-même comme tel. Ce n’est plus une contingence empirique, voire ontique, qui affecterait une Raison retenue “ au-milieu-de l’étant ”, par exemple. C’est plutôt la Raison qui, en totalité et fût-elle considérée dans sa “ pureté ” loin de l’expérience, manifeste une contingence ou une facticité d’un nouveau style par rapport à son essence dispersive elle-même. C’est à une nouvelle distribution du contingent et du nécessaire que l’on assiste : d’une part le “ dispersif ” est l’essence de la contingence radicale, qui contient la libération du possible a priori (encore limité et codé par l’imagination, qui s’appuie sur la perception et imagine des possibles à la suite, par exemple, du choc actuel de deux boules de billard et comme leur effet) ; d’autre part le réel effectif (lois de la science, mais aussi Cogito, Je pense, et tout l’appareil métaphysique) use de sa “ nécessité ” pour dénier cette essence dispersive. Le point ultime d’une “ critique ” hétéronome de la Raison est atteint ici. Il ne s’agit plus seulement, au lieu de laisser la Raison se critiquer elle-même comme chez Kant, de dériver le principe de Raison suffisante du Cogito et de la contradiction (“ apparente ”) où notre cartésien veut l’enfermer pour mieux l’en faire sortir. Car il aboutit seulement à une dérivation psychologique ou une “ physiologie ” (Kant) du principe de Raison suffisante, depuis le sens interne, finalement depuis le principe d’identité qui y trouve son repaire ordinaire. Une nouvelle fois, c’est une partie de la Raison qui sert à en critiquer une autre que l’on a expulsée de celle-ci. Ce jeu est interminable, comme la mauvaise foi, il permettra d’écrire encore n. nouvelles “ critique de... ”. Il nous est devenu indifférent que l’on délimite la validité du principe de raison suffisante au nom du principe d’identité ou réciproquement. Ce dont nous avons besoin, c’est d’une “ critique ” simultanée de tous les principes rationnels, donc encore autre chose que d’une critique et de ses aléas. Toutefois c’est le kantisme qui nous met sur la voie transcendantale rigoureuse : du principe d’identité ou de la raison suffisante, pas plus que de la science ou de la métaphysique (l’“ Etre ”), il n’y a de genèse transcendantale réelle. Si l’on donne toute son extension à cette thèse, on dira qu’ils posent et revendiquent leur autonomie par rapport à l’Un qu’ils
dénient. Mais, désormais, ce qui change tout, ils le font en rapport à cette dispersivité réelle qui est leur essence, que l’on décrira comme leur “ détermination en dernière instance ” seulement. De là une nouvelle économie du “ dualisme ” et la destruction de sa forme cartésienne.
11) La “ dualisation ” du principe de raison suffisante Il n’y a pas de critique positive de la métaphysique sans que le principe de raison suffisante, mais pas seulement lui, ne soit dérivé d’une instance plus originaire qui le réduise à l’état de “ second ” principe. Mais la “ principialité ” peut-elle s’accommoder de la secondarité ? Et s’agit-il d’une simple“ dérivation ”, c’est-à-dire d’une genèse ? Peut-être est-il difficile de parler de deux principes originaires, comme le font des dualismes religieux et métaphysiques et faudrait-il - on ne le fera pas ici - distinguer une dualité avant le dualisme et qui ne soit pas constituée de principes opposés. Du moins la Raison suffisante ou bien doit cesser d’être un principe, ou bien si elle en est un, doit être alors seulement, de notre point de vue, un contenu particulier d’une “ seconde ” région, celle qui est formée de tout ce qu’exclut l’Un en son essence. Pour des raisons déjà énoncées, prises de Kant et de Husserl, mais radicalisées, il n’y a pas (malgré notre auteur : “ Faire une critique de la raison, c’est d’une certaine façon en refaire la genèse ” p. 55), de genèse réelle des Principes et en particulier de la Raison suffisante. Son explication en termes de “ besoin ” exprime seulement le psychologisme latent du Cogito : on veut nous expliquer pourquoi, par quels mécanismes psychorationnels, nous sommes conduits à faire de la science, à quel besoin (“ rationnel ”...) répond le projet scientifique : “ Le problème est de savoir en vertu de quelle justification nous pouvons substituer au monde immédiat de la perception le monde élaboré de la théorie physique. Le passage de l’un à l’autre ne saurait être donné dans aucune expérience. Il est construit par l’esprit, même si d’une certaine façon il est inspiré par l’expérience ” (14/15). “ Nous avons besoin de trouver une explication, quand la nature montre une propriété constante, alors que nous pouvons imaginer des propriétés différentes ” (p. 64). “ Nous avons besoin d’une explication, quand les lois de la nature apparaissent contraires aux lois de la pensée. C’est alors qu’entre en
jeu le principe de raison suffisante. L’explication est donnée, lorsqu’on a montré que, contrairement à l’impression première, les lois de la nature sont conformes aux lois de la pensée ” (p. 59). C’est là un besoin de joueur et la psychologie rationnelle de la science est une philosophie de joueur, ce n’est pas une philosophie de philosophe. Lorsque Kant pose la question en “ que ”.... et en “ comment ”, il ne prétend pas douter de l’existence même de la science (c’est au contraire Descartes, Hume, etc... qui en doutent), mais seulement de l’usage transcendant(al) ou métaphysique des catégories et des connaissances a priori. Entre Descartes et Kant, il y a eu Newton qui a montré par le fait la puissance d’auto-position et d’auto-organisation de la science et rendu problématique non pas la science, comme Descartes, mais la métaphysique. La philosophie ne prendra plus désormais la science que comme enjeu, à savoir qu’elle est une lutte contre les philosophies qui confondent la philosophie et la science, une garde de l’autonomie de la science et une délimitation réciproque de l’une et de l’autre. L’empirisme analyse insuffisamment son concept de l’expérience, avec lequel il se donne ce qui devrait être expliqué. Dans ce vice est fondée l’exigence d’une genèse prétenduement réelle de la science et de la Raison : comme il dénie l’apriori sur lequel il se fonde, il ne voit pas que le travail est déjà fait ou n’est pas à faire, et qu’il n’y a pas de genèse du réel, si ce n’est dans les termes d’une psychologie de la Raison. La Raison suffisante et les autres principes rationnels doivent être secondarisés ou “ dualisés ” plutôt que dérivés, inscrits dans une dualité plutôt qu’exigés une nouvelle fois par une prétendue “ unité ” qui est simplement l’auto--présupposition ou l’autoposition de la Raison. Si bien que la Raison suffisante devient un principe second lorsque la question à laquelle elle répond est suffisamment forte pour ne pas être elle-même issue de la Raison, pour ne pas porter sur la nécessité d’une explication particulière destinée à la satisfaire, mais sur cette nécessité même d’une explication rationnelle. Voici la question cartésienne : “ ce besoin d’explication est lié à la constatation immédiate que nous pouvons imaginer une multitude de représentations différentes (...) Puisque toutes sont possibles, pourquoi celle qui se produit effectivement est-elle toujours l’unique suite de représentations conforme aux lois expérimentales ? ” (p. 58). C’est là un cercle vicieux, nécessaire dès que l’on garde l’adéquation comme fil directeur de l’essence
de la vérité. Il aurait fallu dire seulement : pourquoi cette suite-là des expériences, pourquoi ce choix unique alors qu’une infinité de solutions sont possibles ? Mais on restreint la question : pourquoi celle qui répond aux lois expérimentales ? Or il est évident que tout ce qui se produit dans la nature se produit conformément à des lois, celles-ci doivent être admises comme fait, ainsi que le voit Kant, qui pose une autre question (quid juris ?) parce qu’il ne reste pas sans plus dans la thématique de l’accord ou de l’identité. La question de la contingence radicale de la Raison elle-même est alors celle-ci : pourquoi ceci ou ce choix singulier (cette solution unique, cette loici, ce système-ci des lois, cette science-ci, la singularité du fait qu’il y ait en général des lois, etc...) plutôt qu’une multiplicité ou une dispersivité (de cas, de lois, de systèmes de lois, de sciences, de faits de l’existence en général des lois, etc... ? Ce n’est pas telle série réglée de phénomènes qui est contingente (par sa nécessité même) par rapport aux possibles, c’est le fait même de la régularité ou de la légalité, c’est l’apriori qui, par son universalité et sa nécessité, est contingent par rapport à la dispersivité “ unaire ” réelle. Avec l’Un nous “ disposons ” du critère qui permet de porter la contingence et le chaos dans le sol et les murs “ inébranlables ” de la Raison. Et c’est un critère qui en rend inutiles deux autres. Celui de Heidegger dans sa méditation du Principe de raison, critère indéterminé ou fondé simplement sur une Essence (de l’Etre) qui soit “ retrait ” et in ?détermination ontologique et rationnelle. Celui des cartésiens, critère psychologique au sens de la “ psychologie rationnelle ”. La Raison suffisante n’est ici dérivée ni d’un “ besoin ” rationnel infini qui est simplement une exigence du principe d’identité dont l’essence reste inélucidée, ni d’une finitude ou d’un “ besoin ” affectant la raison. Entre le besoin rationnel au sens dogmatique et le besoin rationnel comme finitude, il y a une complémentarité dont l’Un pourrait libérer la pensée. Kant a trop fait confiance aux oeuvres effectives de la Raison (les jugements d’expérience, de bonne volonté et de goût) pour ne pas suspecter dans l’idée d’un besoin unique (l’accord, l’unité, l’adéquation avec le réel), un simple besoin de la Raison, qui embarrasse celle-ci et la reconduit au dogmatisme. Mais ce qu’il trouve et oppose à ce besoin d’unité rationnelle, qui n’est que le principe d’identité s’exigeant lui-même immédiatement, c’est encore une culture
philosophique du besoin comme finitude, besoin d’une raison qui a des besoins “ dans une partie de ses connaissances ”... Sans doute la Raison, bien que finie, mais parce qu’elle se sait finie, est intéressée à soi. Mais a-t-on réellement, par là, vaincu le règne du principe d’identité ou l’a-t-on seulement limité et intériorisé ? La finitude de la Raison, avec les égarements auxquels elle conduit celle-ci, appartient à son essence qui n’est que la coappartenance délimitante de la métaphysique et de la physique. C’est un “ progrès de la métaphysique ” dirait Kant, depuis l’époque de Descartes et de Vernes. Mais cette thématique du besoin et de la finitude, qui fait corps avec la réduction de la philosophie à la critique, peut être aussi “ positive ” que possible, elle ne fait que “ distendre ”, “ différer ” ou inhiber partiellement le règne arrogant du principe d’identité, le règne animal de la logique. C’est du besoin unitaire comme de ce besoin “ fini ” qu’il faut délivrer le critère de la veritas transcendentalis afin qu’il soit capable de relayer, sans régression, aussi bien le sujet-Cogito que le sujet-Science.
12) Qui est dualiste ? le problème de l’essence de la dualité Le problème de la matière, celui du dualisme en général, se pose chez Descartes sous des conditions restrictives : c’est un dualisme pour le Cogito, à la fois il explicite et il balance le risque de solipsisme qui menace toujours un principe fondé sur le sens interne. L’essence de la dualité reste donc aussi impensée ou indéterminée que celle du Cogito lui-même. Ce n’est pas seulement le cogito sum qui reste inélucidé dans son essence et sa possibilité, c’est tout autant l’espèce de distinction qui identifie deux substances et tolère ensuite leur “ union ”. Plus généralement toute la technique scolasticocartésienne des “ distinctions ” reste indéterminée dans son essence transcendantale “ irréfléchie ”, et ceci d’autant plus qu’elle est ici investie dans l’entreprise d’une raison à la fois dogmatique et sceptique. Par exemple, le problème du dualisme est interprété comme problème d’une “ sortie ” hors du Cogito, sous des conditions psycho-rationnelles qui en limitent la portée et le font immédiatement apparaître comme une contrainte regrettable liée à la doctrine cartésienne. Non seulement ce qui motive la distinction des substances, la technique de distinction et ces questions étonnantes d’une “ sortie ” ou d’un “ retour ”, paraissent aller de soi comme contraintes objectives, mais le “ dualisme ” lui-même n’est jamais interrogé dans son
essence ultime, il est réifié et fixé comme type objectif ou matrice éternelle de certaines philosophies. Il est vrai que la solution de Kant et de Husserl, qui posent la science d’emblée hors-Cogito, comme fundamentum inconcussum véritable, recrée, au moins chez le premier, un dualisme épistémologique et transcendantal (la corrélation de l’Idéalisme transcendantal et du Réalisme empirique) qui n’est pas plus élucidé dans son essence que le dualisme “ métaphysique ”. Cette indétermination de l’essence du dualisme, de sa possibilité, de ses conditions, du type de relation entre les deux principes, de la dualité ellemême de ce “ deux ” qui ne peut plus être une question arithmétique, produit des aberrations dont le cas, sans doute facile, de M. Vernes, est un bon symptôme. Il prouve de toute façon que si le dualisme n’est pas élucidé dans son essence la plus radicale, c’est-à-dire en fonction de la veritas transcendentalis, il n’est qu’un avatar provisoire d’une pensée encore unitaire ou d’un principe d’unité dans lequel il finit par s’annuler. Le problème de la dualité Cogito/matière serait posé et résolu du même geste, par le recours bien compris, sceptiquement compris (refus d’user d’un principe transcendant comme le principe de causalité) à l’immanence du Cogito ou à l’“ exigence ” unitaire de la “ Raison ” : “ Ainsi parvient-on à prouver l’existence la matière en s’appuyant sur un principe transcendant, comme serait le principe de causalité, mais tout au contraire au nom de l’immanence, en invoquant la contradiction entre le perçu et l’imaginaire ” (p. 47). “ L’exigence suprême de la philosophie est de parvenir à une conception unitaire des principes rationnels. Seule une vue synthétique peut permettre de dégager la vraie nature de la raison ” (15). Autre forme de la même unité : celle de l’aspect aléatoire et de l’aspect nécessaire de la Raison. C’est la même raison appliquée à des objects distincts “ réunir dans un même ensemble conceptuel l’explication des phénomènes, telle qu’elle nous est proposée par la théorie physique, et la théorie de la raison, telle qu’elle peut être élaborée à partir de notre intuition immédiate ” (54). On prétend donc que c’est l’unité de la Raison qui pose le dualisme, que c’est son exigence d’immanence qui oblige le Cogito à “ sortir ” de lui-même. M. Vernes vient de réussir le miracle que Descartes n’osait espèrer, c’est-àdire qu’il vient de rationaliser ce qui chez Descartes n’était encore qu’un
miracle. Quelle est cette merveilleuse unité ou immanence rationnelle qui, à force d’être avec soi-même, se retrouve deux ? M. Vernes ne s’assoit jamais à la table de jeu sans avoir une carte “ réservée ” pour ne pas dire “ en réserve ” dans la manche, et ce sont ces petites tricheries qui, autrefois,lui auraient valu la honte ou le lynchage, qui lui valent maintenant le respect de la critique. Après avoir contraint Descartes et Hume à un accouplement forcé, le voilà qui tente la même opération monstrueuse avec Kant : l’immanence du Cogito, c’était l’immanence kantienne... Personne avant M. Vernes, n’avait songé à cette solution très “ vernésienne ”... “ on ne semble guère (sic) avoir songé à utiliser ce principe sous-jacent (sic) de la philosophie kantienne comme principe moteur (sic) de la philosophie cartésienne (sic : vernésienne) ” (p. 47-48). Non, vous n’avez pas rêvé que vous étiez pris dans un carnaval de masques grimaçants, Descartes, Hume ou Kant. Ce n’était que notre magicien aléatoire qui honorait les opérations, décidément essentielles à l’“ intelligence ” humaine, du baptême et de la multiplications des pains. Pas étonnant que le kantisme lui reste un livre scellé : il confond l’immanence psycho-rationnelle réelle et celle de la réalité objective. Mettez donc un moteur transcendantal dans la machine paralytique de votre Cogito, elle bondira jusqu’à la matière. Ou bien M. Vernes reprend sans le savoir tout en le sachant, avec “ naïveté ” et “ simplicité ” mais non moins hypocritement, et pour t i - rer d’affaire, la solution kantienne des conditions transcendant ales, une “ réalité ” des objets de science ou des lois qui soit “ extérieure ” au (ogito ; ou bien il va une fois de plus montrer qu’un redoutable joueur peut n’être qu’un philosophe amateur. C’est ce qu’il fait : son concept de l’immanence fourre-tout fait merveille et contient à la fois la contradiction et son apparence, c’est-à-dire l’unité, si bien que tout devient indifférent, l’immanence du Cogito est aussi bien la dualité, celle-ci est aussi bien l’unité. C’est un sceptique et un empiriste, mais qui, pas plus que Hume ou le scepticisme, n’a réellement posé le problème d’une “ logique ” de l’immédiation positive, des données immédiates et de leur essence paradoxale. Le seul paradoxe que sa simplicité cartésienne ait levé bien involontairement, c’est celui de cette immanence démonique, de cet automate cogitatif capable de tout assumer, la vérité et son contraire, l’intériorité du Cogito et la matière, le dualisme et sa raison unitaire. L’avenir lui rendra justice, il a inventé une nouvelle méthode, la sous-dialectique du sens interne. Kant lui-même n’avait pas su la discerner comme possibilité
d’un cartésianisme bâtard et forcé. Avec M. Vernes, même ce que Kant appelle, après d’autres, l’Idéalisme problématique, voit son caractère “ problématique ” être encore reculé, à la fois annulé dans un Cogito sûr de soi jusqu’à la caricature, et accentué jusqu’à donner lieu à un cartésianisme improbable : seul M. Vernes, lui, est très “ probable ”. Il est vrai que la solution kantienne et husserlienne, qui tente de dissoudre la confusion menaçante du Cogito, en distinguant deux types d’immanences, psycho-réelle et idéelle, doit pourtant les corréler ou les unifier et tombe dans une amphibologie. Mais une amphibologie ou une confusion principiellement établie vaut toujours mieux que la confusion du sens interne par laquelle l’empirisme croit pouvoir poser et régler les problèmes. L’exigence rationnelle d’un accord (du rationnel et du réel, de l’imagination et de la perception, etc...) est simplement l’auto-présupposition de la Raison ou son auto-position. Que la Raison veuille son unité avec le réel, est une tantologie puisqu’elle se sait être le réel. La philosophie non dogmatique commence non pas avec la Raison même, mais avec la question de l’essence de cette coupure du Cogito qui n’en est pas une, qui est une unité apparemment contradictoire au sein d’un réel qui ne tolère aucune contradiction. De là le curieux statut de cette “ contradiction apparente ” : 1. elle n’est pas réelle ou objective comme l’est l’apparence de la raison chez Kant, où c’est en tant qu’apparence qu’elle est objective, à la fois par son efficace indestructible et susceptible d’être seulement limitée, et par son mécanisme en tant qu’elle correspond à un certain usage, “ transcendant ” à l’expérience, de la raison, et au malentendu de celle-ci avec soi ; 2. elle n’est pas réelle au sens hegelien du mot, au sens de l’effectivité, bien que le “ dogmatisme vermoulu ” ait un concept du réel plus proche de l’hégélien que du kantien. 3. elle est “ apparente ” au sens où le dogmatisme peut identifier immédiatement le réel et l’apparence. M. Vernes est à la fois dogmatique (et) empiriste, c’est un dogmatique de l’expérience et un empiriste de la raison. Comme dogmatique, il pose l’existence d’une contradiction, comme sceptique il la supprime, elle n’est qu’une apparence. A moins, car tout cela est réversible, que ce ne soit l’inverse. C’est comme sceptique ou empiriste qu’il en pose une ; c’est comme dogmatique qu’il la nie au nom de l’exigence d’identité de la Raison. Ce mécanisme vient de ce que tout se passe dans un réel, une immanence
réelle de l’expérience dont la structure, le mode d’être, les fondements ontologiques ne sont pas examinés, au nom de cette facilité cartésienne qui s’appelle l’intuition évidente. Cette contradiction est une “ constatation immédiate ”, comme l’est aussi l’unité exigée : donc une intuition évidente. C’est là le dogmatisme (et le scepticisme empirique reste sur son terrain) qui suppose une intuition intellectuelle du principe d’identité et ne s’interroge pas sur son essence et son caractère dérivé, sinon secondarisé.
13) Le faux dualisme comme “ parallélisme transcendanttranscendantal ” Mais laissons de côté la pensée vernésienne et revenons à la question de la possibilité du dualisme. C’est un trait marqué du trièdre Descartes/Hume/Kant, mais qui existe avant lui, après lui aussi jusque chez Nietzsche et même Heidegger qui s’efforce pourtant d’élucider, de questionner et de dé-limiter (End) ce problème : on a toujours réglé le problème de l’accord du réel et du rationnel par une harmonie préétablie ou l’un de ses modes, parce que leur distinction contenait en elle sa solution ou leur unité. Il est même insuffisant de dire, avec Nietzsche, que Kant se contente de reproduire la question dans la solution. Entre le problème et sa solution, il est assez indifférent de commencer par un bout ou par l’autre : il y a une manière de distinguer deux principes, deux substances, deux immanences, etc... qui est identiquement déjà leur unité et réciproquement. Si la distinction entre le problème et sa solution est difficile et finalement plutôt vaine, c’est que l’“ adéquation ”, la vérité comme adéquation, comme “ parallélisme ” où l’unité est plus ou moins retardée et inhibée, est l’élément où se meuvent, entre autres, Descartes, Hume, Kant, Nietzsche, Husserl, etc..., et que ce parallélisme, cette adéquation est ce qui conditionne réellement leur philosopher, comme une loi plus puissante qui poserait et une certaine dualité provisoire, et une certaine unité déjà fêlée. Mesurées à cet invariant, les différences doctrinales perdent de leur pertinence, et il importe peu, dès qu’il s’agit de penser l’essence du dualisme et de sauver, d’extraire du cartésianisme historique sa teneur en dualisme, d’objecter à Descartes le recours au principe transcendant de causalité, ou à
Kant le recours à la structure catégoriale de l’entendement, c’est-à-dire encore à un donné qui n’est qu’apparemment immanent. Chacun sent ce qu’il y a à la fois d’artificiel et de nécessaire dans toutes ces solutions qui ne répondent par une forme de l’harmonie pré-établie que parce que celle-ci a d’emblée été voulue par une nécessité qui excède le penseur. La Révolution copernicienne est un dispositif plus discriminant et rigoureux (la physique constituée systématiquement étant désormais donnée) que le cartésianisme. Pourtant son type spécifique d’immanence, non-cartésien, ne supprime pas toute transcendance, mais en suppose encore une autre, simplement plus plausible ou vraisemblable. A ordonner l’objet à la connaissance comme à une législation, on peut croire un instant avoir échappé à l’harmonie préétablie du sujet et de l’objet, du (ogito et de la matière. Mais un point de vue plus rigoureux dans la définition de l’immanence transcendantale que celui de la Critique, qui pourtant démasquait déjà l’insuffisance de la solution proposée à Marcus Herz, fait apercevoir combien l’immanence de “ l’Unité de l’expérience ” reste fondée en extériorité sur une décision pronewtonienne et pro-physicienne qui est à la fois interne et externe à la philosophie, à la décision philosophique, et qui laisse flotter la Raison hors d’elle-même. Cette décision transcendante en faveur de l’immanence transcendantale n’est évidemment pas propre à Kant ou à Husserl. Elle co-appartient à tout le penser gréco-occidental, à la “ philosophie première ” qui, en guise de dualisme, n’a jamais connu que la seule forme de dualisme qui ne rend justice ni au premier principe ni à l’autonomie du second : le parallélisme de la transcendance et du transcendantal (= immanence), dans lequel, on l’a vu, la première sert de support externe-interne, tandis que le second sombre dans la vacuité et l’inconsistance d’un rapport. Il n’y a jamais eu. dans la “ métaphysique ”, étant donné ses invariants, qu’un dualisme honteux et vite refermé. La raison en est “ simple ”, mais d’une simplicité peu cartésienne puisque ce n’est pas une “ raison ” : la raison du caractère honteux du dualisme c’est que le dualisme a été jusqu’à présent un problème pour la raison. Tant que la pensée ne distingue pas l’Un, en son essence irréfléchie, de l’Unité, elle ne pourra pas libérer l’essence de la dualité. L’Unité (invariant de l’Etre, de la Différence, etc...) est toujours un principe duel-unitaire, la
combinaison plus ou moins immédiate de l’immanence et de la transcendance, leur amphibologie. Le style rationnel est unitaire (soit par le Cogito, soit par le Factum de la Science ou de la Loi morale, soit par la Différence) et limite d’emblée les possibilités d’une dualité, qu’au contraire l’Un libère. Le problème n’est donc pas tant celui de Husserl : faire le vide de la géométrie dans le Cogito, que faire le vide du Cogito dans l’Un et “ réduire ” tous les contenus transcendants de l’immanence. Il “ suffit ” de concevoir l’Un comme donation immédiate ou irréfléchie d’une indivision, pour que non seulement la causalité, l’identité, la raison suffisante et tous les autres principes “ rationnels ”, mais le Cogito lui-même soient “ expulsés ” et passent immédiatement, sans être détruits, niés ou néantisés par l’Un qui n’a plus besoin de ces opérations, à l’état de “ second ” principe. La restitution de la vérité transcendantale à son essence, qui est une immanence unaire ou irréfléchie, est une libération, en effet, non seulement de l’Un, mais de ce qui - science, métaphysique, lois ou principes - peut se présenter maintenant sous la forme d’un second principe. Ainsi se trouve fondé un dualisme rigoureux, non-cartésien, parce qu’au lieu d’être fondé sur l’expérience interne encore transcendante du Cogito et de l’ordre propre des pensées, il l’est sur la seule expérience irréfléchie, sur le requisit minimal de toute pensée. Le dualisme cartésien est plutôt un dualisme par provision, un monisme divisé, un échec du monisme vers lequel il continue de regarder comme vers un horizon ou un foyer virtuel, une simple division sceptique et épistémologique de l’unique substance. Un dualisme qui ne serait que dualiste implique deux “ thèses ” dont ni l’une ni l’autre ne sont réellement cartésiennes : 1/l’autonomie absolue d’un “ premier ” principe (mais ces termes ne sont plus satisfaisants ici) à l’égard de toutes les procédures classiques censées y conduire (doute, réduction). Et c’est nécessairement celle d’une donnée immédiate, identique à l’immanence irréfléchie et préthétique de l’Un ; 2/l’autonomie, radicale elle aussi à sa manière, d’un second principe par rapport au “ premier ” qui est pourtant son essence. Autonomie, par conséquent, de son existence. Si bien que le dualisme véritable n’existe pas, ne doit pas exister pour le “ premier principe ” (ce serait un monisme déguisé ou simplement retardé, inhibé, etc...), mais seulement pour et par le second : la distinction des deux principes, le dualisme, doit
être le fait seulement du second. Un dualisme transcendantalement fondé signifie qu’il n’y a pas (comme dans les dualismes religieux et métaphysiques des premiers siècles chrétiens, qui sont fondés sur la transcendance et non sur l’immanence) de genèse réelle du second principe, de la dualité, qui doit donc se poser elle-même ou être comptable de sa propre facticité indépendamment de l’Un qui est pourtant son essence, mais, justement, en dernière instance seulement. Ce n’est plus une contradiction entre deux termes donnés dans une seule immanence réelle de type cogitatif, mais celle d’une immanence réelle sans contradiction/dualité/différence, et d’une transcendance qui est seule à poser la dualité. Un dualisme rigoureux, c’est-à-dire unilatéral, relaie ainsi le dualisme cartésien ou autre qui est une forme de monisme.
14) La philosophie et le dualisme La défense de Kant contre Descartes, la restitution du sens et de la vérité de son entreprise contre les falsifications du moderne Eberhard, n’aurait guère d’intérêt si elle s’épuisait en elle-même au lieu de nous indiquer une voie pour “ sortir ” de Kant, comme nous cherchions dans le Cogito une voie pour “ sortir ” du Cogito lui-même et de son intertation psycho-rationnelle. Dans un premier temps, la philosophie doit restreindre ses ambitions et déterminer strictement son objet spécifique, son quid proprium, qu’elle distinguera de la science elle-même qu’elle ne prendra même plus comme sol ou factum a priori à la manière kantienne. Ce quid proprium de la philosophie, c’est l’Un comme vécu immanent ou irréfléchi de la veritas transcendentalis. Non seulement elle doit renoncer à engendrer réellement le fait de la science pour chercher seulement l’essence ou la possibilitas de ce fait, mais, plus radicalement encore, il lui faut (pour des raisons d’exigence transcendantale interne que ne connaît pas la Raison) renoncer même à traiter la science comme un fait, un factum de départ pour elle, se rendre indifférente non seulement à l’existence effective, mais à la signification de la science pour elle, et chercher à élaborer l’essence ou la possibilité réelle immédiatement et directement en elle-même sans l’orienter encore sur le fait extérieur et transcendant de la science. L’abandon de la tâche d’une genèse réelle de la science doit maintenant se prolonger par celui de sa genèse idéale opérée par le moyen d’une essence qui reste encore de l’ordre de la
possibilité et de l’idéalité, fût-elle, après coup seulement, posée comme réelle en un sens “ supérieur ” du mot. Ce n’est pas seulement la Déduction subjective de l’entendement et de son pouvoir réel qui est une pièce secondaire, c’est la Déduction objective elle-même qui devient un simple effet de l’Essence dont la détermination en elle-même et par elle-même devient la tâche minimale, irréductible, de la philosophie. Celle-ci cesse donc d’être critique : non par un “ retour ” regressif à Descartes et à l’interprétation pré-critique de la science, mais par la radicalisation transcendantale du problème de la vérité. Elle cesse d’être une critique : critique de la rationalité de la science, ou bien critique de la métaphysique, c’est-à-dire du pouvoir de la raison par lui-même. Elle formule autrement les rapports de son objet, l’Un, à la science et à la métaphysique : moins en termes d’existence ou même d’essence qu’en termes de... “ détermination en dernière instance ”. Cette dernière formule contient un programme philosophique que le marxisme a restreint, sans bien en comprendre la portée “ révolutionnaire ”, à un problème de causalité, et de causalité économique. L’ Un au sens unairedispersif, débarrassé des formes métaphysiques d’unité, est la détermination, en dernière instance seulement, de la rationalité scientifique et métaphysique, de la Raison suffisante elle-même. Ce type nouveau de “ rapport ” est chargé de détruire les unités de l’immanence transcendantale et de la transcendance, de libérer à la fois l’objet de la philosophie, l’Un et ses multiplicités propres (“ minorités ”, “ dispersions ”, “ multiplicités unaires ”), et l’activité de la Science et de la Technologie qui ont toujours été entravées, sous prétexte de “ critique ”, par la philosophie. Aussi bien Descartes avec le Cogito que Kant et Husserl avec la science comme Factum, ont empêché le vrai dualisme de se développer et de tirer toutes ses conséquences. Les différentes formes du rationalisme, au nom d’une exigence unitaire et vite totalitaire de la Raison, ont seulement ébauché des mixtes, des cercles vicieux, des paralogismes et des parallélismes, sous prétexte que le dualisme avait épuisé ses possibilités dans les formes religieuses, en général non purement métaphysiques, qu’il avait prises. Il est vrai que le dualisme a jusqu’à présent échoué : c’est qu’il “ disposait ” bien de l’Un, qui est son concept fondamental, mais qu’il n’en
disposait que sous les formes les plus fantasmatiques et les plus religieuses, justement sous des formes “ transcendantes ”, comme Unité fermée en soi, close et hautaine. Mais le dualisme trouve son essence, la métaphysique et ses avatars rationnels leur destruction, lorsque l’Un est éprouvé en la rigueur de son essence purement immanente ou irréfléchie, et qu’il cesse alors aussi bien d’exclure/intérioriser que d’inclure l’Etre, la Raison, la Science, etc... tout ce qui, désormais, remplit la place d’un “ second principe ”. Renoncer à ces rapports de violence unitaire, ce n’est pas juxtaposer simplement justement à la manière empiriste - deux principes. Au contraire un champ de rapports nouveaux et paradoxaux, fondés sur l’asymétrie, l’unilatéralité et l’irréversibilité comprises rigoureusement, s’ouvre à la philosophie, c’est-àdire à une activité dont l’existence même implique l’affirmation irréductiblement coupée ou duelle de “ la ” réalité. Saluons, pour finir, M. Vernes, Sa “ Critique de la raison aléatoire ” n’avait d’aléatoire que la critique. Une critique est toujours aléatoire, et l’aléatoire véritable, celui que ne tolère pas seulement la Raison ou qu’elle ne décide pas elle-même d’un coup de dès, est ce qui permet la “ critique ” de la Raison. M. Vernes a parfaitement illustré, avec son concept miraculeux de matière, la mythologie privée du joueur telle que la décrit Bergson :“ Fréquentez maintenant les salles de jeu, laissez faire l’accoutumance, votre main renonce bien vite à se mouvoir ; votre volonté se rétracte à l’intérieur d’elle-même ; mais, à mesure qu’elle quitte la place, une entité s’y installe, qui émane d’elle et reçoit d’elle une délégation : c’est la veine, en laquelle le parti pris de gagner se transfigure. La veine n’est pas une personne complète : il faut plus que cela pour faire une divinité. Mais elle en a certains éléments, juste assez pour que vous vous en remettiez à elle 2. Son livre, ambitieux et modeste, fou et naïf comme les espérances de qui s’assoit à une table de jeu, était lui-même une tentative pour agiter quelques philosophèmes dans l’attente du coup qui annulerait 300 ans de philosophie. C’était un pari perdu. M. Vernes n’était pas assez ambitieux ou pas assez modeste, c’est selon : qu’est-ce qu’une philosophie qui ne chercherait pas à annuler d’un coup 2500 ans de philosophie ? Il ne nous a appris qu’une chose : ce n’est pas un coup de dés qui décide qu’il n’y a que des dés. Que le réel soit aléatoire, cela est indécidable.
Notes 1 Editions Aubier-Montaigne, 1982 2 Les deux sources de la morale et de la religion, PUF, 88e édition, p. 147.
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