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French Pages 265 Year 2011
De l'Epopée au Mythe
Analecta Isisiana: Ottoman and Turkish Studies
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A co-publication with The Isis Press, Istanbul, the series consists of collections of thematic essays focused on specific themes of Ottoman and Turkish studies. These scholarly volumes address important issues throughout Turkish history, offering in a single volume the accumulated insights of a single author over a career of research on the subject.
De l'Epopée au Mythe
Itinéraire turcologique
Irene Melikoff
The Isis Press, Istanbul
ptS* 2011
Gorgias Press IXC, 954 River Road, Piscataway, NJ, 08854, USA www.gorgiaspress.com Copyright© 2011 by The Isis Press, Istanbul Originally published in 1995 All rights reserved under International and Pan-American Copyright Conventions. No part of this publication may be reproduced, stored in a retrieval system or transmitted in any form or by any means, electronic, mechanical, photocopying, recording, scanning or otherwise without the prior written permission of The Isis Press, Istanbul. 2011
ISBN 978-1-61143-717-1
Reprinted from the 1995 Istanbul edition.
Printed in the United States of America
Irène Mélikoff est née à Petrograd (St Pétersbourg), le 7 novembre 1917. Obligés d'émigrer, ses parents s'installèrent à Paris en 1919. Elle a fait ses études supérieures à l'Université de Paris : Faculté des Lettres, École Pratique des Hautes Études (Sorbonne) et École Nationale des Langues Orientales Vivantes (diplôme de Turc et de Persan). Après avoir publié un premier livre : Le Destan d'Umur Pacha (1954) elle obtint, en 1957, le titre de Docteur-ès-Lettres avec son ouvrage : La Geste de Melik Daniftnend qui parut, en deux volumes, en 1960. Continuant à étudier la littérature épique turque, elle publia, en 1962, Abu Muslim, le "Porte-Hache" du Khorassan dans la tradition épique turco-iranienne. Ce livre devait éveiller son intérêt pour les thèmes mystiques et religieux et changer le cours de ses recherches. Après avoir publié de nombreux articles consacrés à des thèmes littéraires et symboliques, elle se consacra à l'étude des croyances et pratiques populaires et à la très riche littérature de l'Ordre des Bektachis. Un recueil d'articles sur ce sujet a été publié par les Éditions Isis, Istanbul, sous le titre: Sur les traces du Soufisme turc — recherches sur l'Islam populaire en Anatolie (1992). Une traduction turque a paru la même année, sous le titre: Uyur idik uyardtlar. Après une carrière de dix-sept ans au Centre National de la Recherche Scientifique, à Paris, Irène Mélikoff fut nommée, en 1968, professeur titulaire de l'Université de Strasbourg et directeur des Instituts d'Études Turques et d'Études Persanes. En 1969, elle fonda la revue TURCICA qui est devenue l'une des revues les plus importantes du domaine turcologique. Actuellement, Irène Mélikoff est professeur émérite à l'Université de Strasbourg. Elle a entrepris l'écriture d'un ouvrage d'ensemble sur le sujet auquel elle a consacré plus d'un quart de siècle : la genèse et l'évolution de l'Islam populaire en Turquie.
AVANT-PROPOS
Les articles rassemblés dans ce recueil couvrent près de quarante ans de recherches. Il en va de soi qu'après quatre décennies d'expérience, ce que j'ai écrit au début de mon parcours turcologique, me paraisse aujourd'hui insuffisant, souvent critiquable. Aussi, ai-je écarté beaucoup de mes articles. Parmi les écrits anciens, je n'ai gardé que ceux qui me semblent apporter quelque élément nouveau. Entre mes premiers articles sur la littérature épique, et les derniers qui étudient les aspects multiples qu'ont revêtu l'hétérodoxie musulmane et le Soufisme populaire en Anatolie, en Roumélie et dans les Balkans, mon esprit a mûri et mes conceptions ont évolué. Dans mes premiers travaux, par manque d'expérience, j'ai souvent croisé des détails importants, sans les remarquer. Plus souvent encore, par manque de confiance en mon propre jugement, je n'ai pas osé émettre d'hypothèses personnelles. Beaucoup de mes anciens travaux devraient être revus et approfondis. Mais ce qui m'intéressait il y a quarante ans, a cessé de m'attirer aujourd'hui : mes goûts ont évolué au fur et à mesure de mon développement intellectuel. C'est pourquoi, lorsque mon disciple spirituel, Michel Balivet, m'a dit dernièrement qu'il souhaitait réétudier certains de mes livres, tels Le Destan d'Umur Pacha, et peut-être même aussi La Geste de Melik Danishmend, je m'en suis réjouie, car nul ne pourrait le faire mieux que lui. Nous sommes, je le crois, en parfaite coordination d'esprits et de goûts. Bien que j'aie toujours passionnément aimé mon travail, certains de mes articles m'ont donné, en plus de l'intérêt intellectuel, un véritable plaisir émotionnel. Ce fut le cas, par exemple, pour La Fleur de la Souffrance, où j'ai étudié l'évolution sémantique du terme Lâle. Je crois pouvoir dire que j'y ai participé du plus profond de moi-même. Cet article m'a causé non seulement un plaisir intellectuel intense, mais j'y ai mis toute l'émotivité de mon subconscient. Cela n'avait d'ailleurs pas échappé à Henri Massé qui fut mon maître vénéré et très aimé. Quoi qu'il en soit, les quelques œuvres mineures rassemblées ici, permettent, je crois, de retracer, pendant quarante ans, mon itinéraire intellectuel. Même s'il fut modeste, ces années de recueillement représentent sans doute ce qu'il y a eu de meilleur dans ma vie. I. M.
NOTES TURCO-CAUCASIENNES : BÀBEK LE ÇURRAMl ET SEYYID BATTÂL
Dans la première moitié du I X e siècle, l'Aierbaydjàn, terre de prédilection des ferments religieux iraniens, fut le théâtre d'un drame poignant : l'insurrection de Bàbek le Hurramï. Retranché dans sa forteresse de
Bell,
au milieu de défilés
inaccessibles, soutenu par l'amitié des dekhâns de l'Afcerbaydjàn et de l'Arménie, tenant en échec les armées des Califes Ma'mun et Mu'tasim, Bâbek prêcha la doctrine des Hurramdïnàn. C'est dans ce décor sauvage, à quelques 145 km au N.O. d'Ardebil, que se joua la tragédie dont le dernier acte, celui de la trahison du dehkân arménien Sahl ibn Sunbàt et de la capture du chef, eut lieu sur la rive gauche de l'Araxe, dans la forteresse de Sakki, située dans les montagnes près des rivières BazarÈay et AkaraCay1. Le mouvement de Bâbek est un des anneaux de la longue chaîne de révoltes fomentées en territoire iranien contre le pouvoir du Calife et l'orthodoxie islamique et où la religion servait de couvert à la lutte du peuple iranien pour son autonomie spirituelle et politique 2 . Pourtant, l'insurrection de Bâbek qui se déroula entièrement dans le cadre géographique de l'Aierbaydjân, devait, en entrant dans le domaine de la légende, dépasser largement les frontières de son pays d'origine. Son chef auquel ses contemporains accordaient déjà un pouvoir surnaturel, renaît dans la tradition légendaire, revêtu d'un caractère diabolique qui lui est confirmé par le pacte qu'il signa avec l'Esprit du Mal. C'est sous cet aspect à la fois mystérieux et fascinant, qu'il surgit, de façon assez inattendue, dans la plus populaire des épopées turques : La Geste de Seyyid Battâl.
Les deux places-fortes de Betz et de Sakki, résidences de Bâbek et de Sahl ibn Sunbât, ont été identifiées par Z. M. Bunijatov, 0 mestonacholdenii srednevekovych gorodov-krepostej Bazz i Saki, Kratkie Soobséenija Institua Narodov Azii. XLVII, 1961, 89-93 ; voir aussi V Minorsky Caucasia IV, BSOAS, XV, 1953, 505-514. o •'Cf. G. H. Sadighi, Les mouvements religieux iraniens aux IF et IIIe siècles de l'Hégire, Paris 1938 ; M. Azizi, La domination arabe et l'épanouissement du sentiment national en Iran, Paris f938 ; Ë. M. Wright, "Bâbak of Badhdh and al-Afshïn during the years »16-841 AD — symbote « ï Iranian persistence against Islamic penetration in North Iran", The Muslim World, XXXVIII, 1948, 43-59, 124-131. Voir, ci-dessous, note 24.
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La geste turque de Seyyid Battâl, légendaire champion arabe des guerres 'omeyyado-byzantines, que les Turcs, après leur conquête de l'Anatolie, adoptèrent comme héros national, se cristallisa sous la forme que nous lui connaissons, à l'époque des seldjoucides de Rùm 3 . Cependant, ce roman dont le héros turquisé, transféré à travers le temps jusqu'à l'époque 'abbâsside, ennobli par une ascendance 'alide, se présente comme une mosaïque où se sont amalgamés des éléments d'époques et de provenances différentes. Au canevas initial se sont mêlés des substrats de croyances folkloriques turques, des thèmes tirés des contes de fée iraniens, des motifs de romans historiques à idéologie hétérodoxe, le tout formant un récit confus, parfois même incohérent, évoluant dans un monde fantastique peuplé de démons anthropophages et d'êtres surnaturels. Pourtant, dans ce labyrinthe, il est un morceau qui se détache du reste du roman par son fond historique qui demeure évident sous le merveilleux de la légende : c'est le livre qui relate l'insurrection et la capture de l'hérésiarque, Bàbek le Hurrami 4 . Dans ce récit, le nom de Seyyid Battâl est substitué au véritable héros de cette campagne, Haydar bin Kàvus, afsin de la principauté d'Usrûsana en Transoxiane, connu dans l'histoire sous le nom d ' A f î t n 5 . Originaire d'un pays où régnait une grande liberté de conscience et où Bouddhisme, Nestorianisme, sectes dualistes coexistaient, sans qu'il y ait de religion officielle, Afsin entra au service du Calife et se convertit à l'Islam en apparence, ce qui lui permit de conserver son titre et le gouvernement de sa principauté. Qu'il ait été un Turc de culture iranienne ou un prince iranien travaillant en secret à l'anéantissement de la domination arabe en Iran**, Afsin représente un milieu sogdien encore mal assimilé à l'Islam. Quelles que que soient ses origines, ses rapports avec les Turcs furent très étroits : déjà du vivant de son père, lorsque les Arabes envahirent la principauté d'Usrûsana, c'est aux Turcs Tokuz-Oguz que l'afsln Kàvus fit appel pour les repousser ; plus tard, les principaux auxiliaires d'Afsïn, lors de sa campagne contre Bâbek, furent des Turcs : on trouve à ses côtés Boga le Turc escorté de trois cent soldats turcs, Italj le Turc, Besir le Ferghanien avec mille Turcs du Ferghana, Bohara-Hodà, commandant des troupes de Transoxiane. -'Sur la Geste de Seyyid Battâl, voir, en dernier lieu, E. 1., nouvelle édition, s.v. Banal (articles de M. Canard et I. Mélikoff), et aussi notre Geste de Melik Dânifmend, Paris 1960, I, 44-50, 64, 161-170, etc. 4 L'histoire de Bâbek Hurram KesiS est racontée dans les livres V et VI du Menâkib-i ùazavât-i Seyyid Ba/tâl ùdzï, édition de Kazan 5 Sur AfSin, cf. Tabari, III, 1231-1256, 1302-1318 ; Mas'udi, Us Prairies d'Or, VII, 123-139 ; Makdisi, Le Livre de la Création et de l'Histoire, VI, 112-117 ; W. Barthold, Turkestan down to the Mongol Invasion, Oxford 1928 (2 e éd.), 167-168, 211 ; G. H. Sadighi, op. cit., 287-305 ; M. Azizi, op. cit., 202-217 ; E. M. Wright, op. cit.. loc. cit. ^D'après le témoignage des sources citées à la note précédente, Afiin travaillait en secret à l'anéantissement de la domination arabe en Iran ; conformément à ceci, M. Azizi, G. H. Sadighi et E. M. Wright l'ont rangé parmi les Iraniens qui ont provoqué des soulèvements nationalistes, tandis que W. Muir (cf. The Caliphate, its rise, décliné and fait, from original sources, Oxford 1892, 2 e éd., 510) le classe parmi les « généraux turcs » du calife ; c'est également l'opinion des savants turcs : cf. Zeki Velidi Togan, tslâm Ansikiopedisi, Istanbul 1942 sq„ s.v. Azerbaycan, 100 a.
NOTES
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Lorsque Mu'tasim voulut l'honorer pour sa victoire, il lui accorda, entre autres récompenses, la main de la fille d'ASinas, chef du contingent turc du Calife, qui avait reçu un fief dans la région de Samarrà. C'est encore avec Asinas, Boga et Itah que nous voyons Afsin partir en campagne contre l'empereur Théophile. La capture de Bâbek et la victoire qu'Afsin remporta la même année contre l'empereur Théophile et qui permit la prise et le sac de la célèbre place-forte byzantine d'Amorion, le portèrent au sommet de sa gloire. Le Calife le combla de faveurs et des panégyristes composèrent en son honneur des vers et des ouvrages célébrant sa campagne contre Bàbek. Mais la fortune se détourna brusquement de lui et ceux qui l'avaient glorifié, le laissèrent mourir de faim dans sa prison pour suspendre ensuite son cadavre auprès de celui de son ancienne victime, Bâbek, et de celui du patrice grec, Aetius, pris pendant la campagne d'Amorion. On venait, en effet, de découvrir que, sous le couvert de l'Islam, Afsin était resté fidèle à sa religion 7 et qu'il soutenait des mouvements anti-arabes. Désormais, son nom fut proscrit et les ouvrages écrits en son honneur, disparurent. Mais dans tout naufrage, il y a des épaves et c'est un de ces ouvrages qui a survécu, amalgamé à la Geste de Seyyid Battâl, et qui nous livre le personnage d'Afsin, maquillé en Battâl, mais qui a néanmoins conservé le caractère de cruauté dont il fît preuve dans la chasse impitoyable qu'il livra à Bâbek. En effet, dans tout le livre consacré à Bàbek, le personnage de Battâl-Afsin montre une cruauté implacable qui fait contraste avec la noblesse de caractère et la mansuétude de sa victime. Nous savons, par le témoignage des sources, qu'il existait de nombreux récits contant l'insurrection de Bàbek et sa capture par Afëïn, mais de tous ces Bàbeknàme disparus, il en est un seul dont nous connaissions le nom de l'auteur, un certain Vâkid b. 'Amr at-Tamimî. Son Ahbâr-i Bàbek qui a servi de source à Ibn an-Nadîm et à Makdisi, était une compilation de récits anecdotiques basés sur des faits historiques, où le merveilleux jouait un grand rôle 8 . Nous ne connaissons pas la date de composition de cet Ahbâr-i Bàbek, mais puisque Makdisi écrivait quelques cent vingt ans après la mort de Bâbek et Ibn an-Nadïm une vingtaine d'années plus tard, on peut en déduire que Vàkid a composé son ouvrage dans les cent ans qui suivirent la mort de Bâbek. Contrairement à d'autres traditions qui prêtent à Bàbek une origine noble et, en particulier, à celle
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Au sujet de la religion d'ARïn, les sources ne sont pas explicites : il ressort, d'une part, qu'il entretenait des relations avec Màzyâr, ispahdah du Tabaristân, dans l'intérêt de leur religion commune et de leurs sentiments anti-arabes, d'autre part, on découvrit chez lui des idoles et des livres mazdéens qui furent brûlés devant son cadavre. Il a été supposé à cause des idoles, qu'AfSin était bouddhiste ; c'était l'opinion de Cl. Huait (cf. Makdisi, Le Livre de h Création et de l'Histoire, VI, 117, note 1) et de G. H. Sadighi {op. cit., loc., cit.) ; mais cette hypothèse mettrait en doute sa complicité avec le zoroastrien Mâzyar au sujet de laquelle les sources sont formelles. 8 Les renseignements sur ce texte disparu, se trouvent dans le Kitâb al-Fihrist d'Jbn an-Nadïm, ed. G Fiiigei, 343-344 ; cf. G. Flügel, "Bâbek, seine Abstammung und erstes Auftreten", ZDGM, XXIII, 1869, 531-542 ; E. G. Browne, A Literary History ef Persia, I, Cambridge 1929, 323-336. Voir aussi Makdisi, Le Livre de la Création et l'Histoire, VI, 112, note 1.
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rapportée par Dïnavari qui voit en lui l'arrière-petit-fils d'Abu Muslim 9 , la tradition dont s'est servi Vàkid le décrit comme étant de naissance obscure. C'est la seule qui donne quelques détails sur son enfance et les premières années de sa prédication et c'est cette même tradition qui se retrouve dans le Bàbeknàme qui a été incorporé à la Geste de Seyyid Battâl. De même que dans l'ouvrage de Vâkid, le merveilleux a une grande part dans le Livre de Bâbek de la Geste qui est marqué par la rencontre et le pacte de l'hérésiarque avec Satan. Cependant, contrairement au Dr Faust ou au moine Théophile de nos légendes, qui ont signé délibérément et en pleine connaissance de cause, le pacte avec l'Esprit du Mal en échange de biens terrestres, Bàbek n'a été qu'une victime, car Satan lui est apparu sous la forme de l'Archange Gabriel et jusque dans son martyre, il demeure inconscient de la véritable nature de son maître. C'est le thème universel de la tentation de l'être de prédilection par l'Esprit du Mal qui prend la forme d'un ange pour mieux l'égarer vers une fausse route. Mais le merveilleux de la légende n'exclut pas le fond historique du récit : on peut suivre, dans le Livre de Bàbek de la Geste, les faits racontés par Makdisï, Ibn an-Nadim, Tabarï et Mas'ùdï, depuis son enfance de berger décrite dans les deux premières sources, jusqu'à la trahison de son allié, Sahl ibn Sunbàt qui, alléché par la récompense promise, le livra à Afsïn, et sa mort dans les supplices. Bâbek appartenait à la secte Hurramdïn dont les partisans étaient désignés, par les historiens arabes, sous la dénomination de Hurraml. Le terme provient sans doute de l'adjectif persan fourrant, « prospère, heureux » ; hurramdïn signifierait, par conséquent, « la religieuse heureuse ». C'est dans ce sens que l'entend la tradition populaire et cette hypothèse est confirmée par la Geste de Seyyid Battâl où Babek est surnommé Hurram Kesïs, « le Moine Joyeux ». Cependant, cette forme populaire de l'épopée turque suppose une déformation du terme Hurram kis, P. kis signifiant « doctrine, secte, religion ». Il se pourrait même que la forme Hurram kis soit plus ancienne que Hurramdïn10. La doctrine des Hurramdïnàn est mal connue, car nous n'avons, pour nous documenter, que les descriptions vagues et partiales de leurs antagonistes. D'après le témoignage des sources, les Hurramdïnàn se rattachaient, par leurs croyances, aux Mazdakites de l'époque sassanide, mais ils étaient divisés en sectes entre
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Cf. Dïnavari, Kitàb at-Afrbàr al-Tiwât, ed. V. Guirgass, Leide 1888, 397. Cette même tradition se retrouve dans le Siyàsetnâme de Nizàm-ul-Mulk (cf. trad. Ch. Schefer, 298). 10 Je dois remercier mon collègue et ami Gilbert Lazard qui, à la suite d'une communication que j'ai faite à la Société Asiatique sur « Bâbek le Hurramï dans la Geste de Seyyid Battâl », m'a envoyé, dans une lettre daté du 19/V/57, le renseignement suivant : « . . . la dénomination de Xurram-kiï me pariât évidemment équivalente à Xurram-dm, et comporte le mot Kis que vous avez fort bien identifié, et qui signifie « doctrine, secte, religion ». Le mot est bien connu en pehlevi, et, sous la forme plus archaïque Ikaèsa-, il existe déjà en avestique. Je suppose, sans l'avoir vérifié, que Xurram-din n'est qu'une adaptation de Xurram-kii .. »
NOTES
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lesquelles il ne semble pas y avoir eu d'unité doctrinale 1 1 . Sahrastànï nous apprend qu'ils professaient les doctrines les plus hétérogènes et que les éléments mazdakites, zoroastriens et islamiques s'y trouvaient côté à côté 1 2 . Il semble toutefois qu'il y ait eu entre ces sectes un lien commun d'ordre politique : l'attachement aux croyances et aux traditions iraniennes et la haine de l'envahisseur arabe et de sa religion. Mokanna' et Bàbek en ont fait preuve en proclamant licite le meurtre et le pillage, s'ils étaient dirigés contre les Musulmans. Cependant, la Geste de Seyyid Battàl ignore ce côté sanguinaire de Bâbek et c'est Battâl-Afsin qui, dans son zèle de néophyte, nous apparaît odieux par sa cruauté. La secte à laquelle appartenait Bâbek, se serait d'abord appelée, d'après le témoignage d'Ibn an-Nadim, Hurramiyya-Gâvidâniyya, du nom du maître de Bàbek, â à v i d à n ; mais, après la mort de celui-ci, lorsque l'esprit du maître fut passé dans son disciple, elle fut désignée sous le nom de QurramiyaBâbekiyya. La doctrine de ces sectaires reposait sur le dogme de l'incarnation de la divinité et de la transmigration des âmes. Nous savons également que pendant leurs réunions, ils faisaient usage de boissons alcooliques, que la musique jouait un grand rôle, qu'ils se livraient à des danses rituelles et que les femmes prenaient part aux assemblées. Bâbek naquit dans un village de l'Aierbaydjàn. Son père, d'après la tradition rapportée par Vàkid, aurait été un marchand d'huile de Medâ'în qui avait épousé une servante borgne du propriétaire de ce village. Devenu orphelin de père, Bâbek commença à travailler à l'âge de dix ans en gardant les troupeaux du village. Un berger lui apprit à jouer du luth et il excella bientôt dans la pratique de cet instrument. A l'âge de dix-huit ans, il attira l'attention du chef des Hurramdïnàn de la région, (jàvidàn, qui le prit à son service. Mais Gâvidân qui avait à combattre un chef rival, mourut peu de temps après, des suites d'une blessure, et sa veuve prétendit que sur son lit de mort, il lui avait révélé que son esprit entrerait en Bàbek et que, grâce à lui, les Hurramdïnàn atteindraient la victoire et un pouvoir jamais encore acquis. Les Hurramdïnàn crurent en Bàbek, il augmenta le nombre de ses partisans en prêchant une doctrine qui plaisait au peuple et fit régner la terreur parmi la population musulmane. Établi dans la montagne, dans un lieu fortifié, il défiait les armées que le gouvernement envoyait contre lui. Cette situation dura pendant vingt ans. Il avait gagné l'amitié des dehkâns de l'Azerbaydjàn et de l'Arménie et entretenait une correspondance
Sur les doctrines des Hurramdïnàn, cf. Makdisi, Le Livre de la Création et de l'Histoire, IV, 8, 24, 28-29 ; V, 140-141 ; Mas'udï, Us prairies d'Or, VI, 186-189 ; Nizam-ul-Mulk, Siyâsetnâme, trad. Ch. Schefer, 245-299 ; I. Friedlaender, "The Heterodoxies of the Shiites in the Presentation of Ibn Hazm", Journal of the American Oriental Society, XXV111, 1907, 35-37, 70 ; XXIX, 1908, 18-20, 118-124 ; G. H. Sadighi, op. cit., 187-228 ; E. M. Wright, op. cit., 47-49 ; Henri Laoust, "La classification des sectes dans le Farq d'Al-Baghdadi", Revue des Études Islamiques, XXIX 1961, 40-47, 55-58. 12 Cf. Sahrastànï, Religkmspartheien 219, 221-230 ; II, 408, 415, 419.
und Philosophen Schulen, trad. Th. Haarbriicker, I, 173,
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avec l'empereur Théophile qui s'apprêtait à faire cause commune avec lui contre leurs ennemis, les Arabes. Le Calife Mu'tasim décida de mettre un terme à un mouvement qui, en prenant de l'extension, présentait un danger croissant : tandis que l'Aierbaydjàn était secoué par l'insurrection, en Arménie, les émirs arabes ûahtiafides profitaient de la situation pour essayer de se rendre indépendants13. Le Calife envoya contre Bâbek une armée nombreuse et donna à Afsïn le commandement de l'expédition. Pendant plus d'un an, Afsïn temporisa, épiant son adversaire, détournant de lui ses alliés, les dehkàns locaux, et décimant ses troupes. Il put enfin assiéger Bâbek dans son repaire, à Be22. Le fort fut pris et rasé, ses partisans dispersés et sa famille resta entre les mains du vainqueur, tandis que Bâbek prenait la fuite et gagnait les montagnes, au-delà de l'Araxe, où il se réfugia chez son allié, Sahl ibn Sunbàt14. D'après le témoignage de Tabarï, corroboré par celui de Michel le Syrien et de Bar Hebraeus, son intention aurait été de se rendre à Byzance où s'étaient réfugiés ses partisans et son chef militaire Nàsir, mais Sahl l'aurait détourné de ce projet en lui disant que l'empereur ne tiendrait pas ses engagements quand il le saurait seul et vaincu 13 . Peut-être que Bâbek ne fit que retarder l'exécution de son projet en se laissant emmener dans le chateau-fort de Sahl. Quant à ce dernier, il avait déjà répondu à l'offre d'Afsïn qui avait écrit à tous les dehkàns des montagnes de l'Arménie, promettant cent mille dirhems de récompense à celui qui lui livrerait Bàbek 16 . Sahl viola les lois de l'hospitalité et livra son hôte. Bàbek fut conduit à Samarrà et mis à mort, en l'année 838. À la même époque, l'empereur Théophile attaquait Zibatra. puis Mélitène , il avait avec lui, dans l'armée byzantine, beaucoup de partisans de Bâbek et, d'après Tabarï, cette attaque eut lieu à l'instigation de l'hérésiarque17. Ce sont ces faits que retrace la Geste de Seyyid Battàl, avec l'exagération propre aux ouvrages épiques et l'addition d'éléments légendaires. Le récit est à peu près le même dans les différents manuscrits contenant la Geste, ainsi que dans l'édition de Kazan et la traduction allemande de Hermann Ethé. L'analyse du Livre de Bàbek qui va suivre, a été faite d'après le manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, Ancien Fonds Turc 318, copié en 1504, complété par le récit du manuscrit Ancien Fonds Turc 339, copié en 1609 18 . Dans le deuxième 13 Cf. A. N. Ter-Gevondjan, Arabskie emiraty v Armenti pri Bagratidach, Kratkie Soobsienija Institua Narodov Aziì, XLVII, 1961, 71. 14 Au sujet de Sahl ibn Sunbàt, cf. V. Minorsky, Caucasico IV, 504-514 ; C. J. F. Dowsett, "A neglected passage in the history of Caucasian Albania", BSOAS, XIX, 1957, 456-468. 15 Cf. Tabarï, III, 1222-1226 ; ibid, d'après Bal'ami, trad. Zotenberg, IV, 535-539 ; la mention du chef d'année de Bàbek, Nàçir, qui avait fui à Byzance avec les paitisans de l'hérésiarque et s'était converti au Christianisme, se trouve chez Michel le Syrien, Chronique, trad. J. B. Chabot, III, 88, 90, et Bar Hebraeus, trad. E. W. Budge, Oxford 1932, 135-136. 16 D'après Mosès Kajankatvasts'i (Livre III, ch. 20), il aurait également reçu en récompense la souveraineté sur l'Arménie, la Géorgie et l'Albanie : C. J. F. Dowsett, op. cit., 460, 463. 17 Cf. Tabarï, III, 1234-1235. Cette opinion est corroborée par Michel le Syrien, op. cit., III, 88. 1 ®Dans le manuscrit Ancien Fonds Turc 318, le début de l'histoire de Bàbek manque, le manuscrit comportant une lacune entre les folios 161 v et 162 r. Au folio 162 r, Bâbek s'avance sur le champ
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manuscrit, le récit est attribué au narrateur Abu'l-Muhsin Sàh, le récit du premier est anonyme, mais le contexte est exactement le même. « Battàl apprend la mort du Calife Ma'mûn et l'avènement de Mu'tasim, mais un homme menace la sécurité du Califat en se prétendant prophète. Cet homme est Bâbek, surnommé Hurram Kesïs. Il a le pouvoir des miracles : il peut se rendre invulnérable, il sait lire les pensées, il prédit l'avenir et il sait trouver les trésors enfouis dans le sein de la terre. La religion qu'il professe rend licite l'usage des boissons alcooliques et de la viande de porc et permet les mariages incestueux. Invincible jusqu'à ce jour, il s'est emparé de beaucoup de forteresses, il a ravagé la région de Tabriz, soumis à sa doctrine toute la Perse et s'est attaqué deux fois à la Syrie. Battàl, ému par cette nouvelle, interroge le messager sur les origines de Bâbek : « Son père était un marchand pas trop honnête que le Calife avait chassé de ses territoires et qui avait émigré dans un village de la région de Tabriz où il avait épousé une servante borgne, au service du propriétaire de ce village. Resté orphelin de père et de mère, Bâbek avait commencé à travailler à l'âge de sept ans en gardant les troupeaux du village. Il était très courageux et avait appris à jouer de tous les intruments de musique. Il fit la connaissance de Memlân de Tabriz qui lui apprit à boire du vin et l'initia à toutes sortes de mauvaises pratiques. Puis, les deux hommes se disputèrent, se battirent et Bàbek tua Memlân. Il rassembla une centaine de malchanceux qui crurent en lui et se livrèrent au brigandage. » Le récit de la naissance de Bàbek et de son enfance, est exactement le même que celui rapporté par Makdisî et Ibn an-Nadim et qui provient du Ahbùr-i Bâbek de Vâkid. Le nom de Memlân qui apparaît dans certains manuscrits, a été substitué à celui du chef hurrami ôàvidàn qui fut le maître de Bâbek. Memlân, nom d'un émir qui s'est rendu célèbre dans l'histoire de l'Aierbaydjàn au temps des incursions arabes, est entré, de ce fait, dans la tradition épique 19 ; ceci expliquerait pourquoi ce nom a été substitué, dans la légende, à celui du maître de Bâbek. Cependant, les faits relatant la mort de Gâvidân ont été déformés : le chef hurrami fut tué par un rival nommé 'Imrân à qui Bàbek est ici substitué. De même, la veuve de ôàvidân grâce à laquelle Bàbek a été reconnu chef des champ de bataille et s'apprête à affronter Battàl pour la première fois ; le récit prend fin au folio 175 r. Dans le manuscrit Ancien Fonds Turc 339, le récit commence au folio 180 r ; il est introduit par la rubrique : Hikáyet-i Bâbenk-i la'in. '^Memlân qui, d'après les dictionnaires persans, fut le nom du « premier roi de l'Aierbaydjàn » (cf. les dictionnaires : Ferhenk-i Nafisy, Johnson, Desmaisons, Steingass, s.v.), était un émir de la famille des Ravvàdï qui joua un grand râle dans l'histoire de l'Aie rbaydjân ; c'est notamment au temps de son fils, Vahsudân b. Memlân, qu'eurent lieu les premières incursions seldjoucides : cf. Zeki Velidi Togan, LA., s.v. Azerbaycan, 94 b, 96 b, 101 a. Memlân était le héros de VAterbaygannàme, roman épique inspiré des expéditions arabes au Caucase et qui se trouve mentionné dans un manuscrit de la Bibliothèque Nationale de Paris, Ancien Fonds Turc 60, au ioJio 103 recto : voir notre Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan dans la tradition épique turco-iranienne, Paris 1962, 77 (la forme Mahlàn qui figure dans noue ouvrage, est à corriger en Memlân ; elle est due à une erreur du copiste).
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Hurramï, est complètement omise dans le récit de la Geste. C'est à Satan luimême que le héros doit son initiation : « Un jour, Bàbek vit venir vers lui un vieillard inconnu à qui il demanda qui il était. Le vieillard répondit : "le suis l'Archange Gabriel. Je suis venu t'annoncer une bonne nouvelle : tu es prophète et je vais t'enseigner les fondements de ta doctrine. Si tu m'obéis, tu domineras le monde." "Comment puis-je être prophète, demanda Bàbek, les prophètes ont le pouvoir des miracles et moi, quel miracle puis-je accomplir ?" Le vieillard lui répondit : "Tu seras insensible au fer et au feu. Je vais t'enseigner comment trouver dans la terre les trésors qui ont été enfouis et grâce auxquels tu pourras rassembler des partisans." Bâbek crut en l'Esprit du Mal, il augmenta le nombre de ses partisans et sa renommée s'étendit rapidement de par le monde. Le Calife lui envoya un ambassadeur, Esed-i Kufl, mais Bâbek le gagna à cause et en fit son vizir. Le Calife envoya alors contre lui Noktay le Turc avec vingt mille hommes. Bàbek s'avança seul et sans armure contre Noktay et lui présenta son corps insensible aux coups d'épée. Noktay et ses vingt mille hommes crurent en lui et passèrent de son côté. Maintenant Bâbek qui avait cent mille partisans, avait pris le chemin de Bagdad et le Calife était en fuite. » En apprenant cette nouvelle, Battâl quitta sa ville de Mélitène et se dirigea vers Bagdad. Il se lança contre l'armée des rebelles et tua à lui seul une centaine de personnes. Bàbek s'avança alors sur le champ de bataille. Battàl vit venir vers lui un Guèbre de haute taille et de belle prestance : il avait le teint basané et le visage éclairé par des yeux verts ; son aspect avait quelque chose de repoussant, mais il était à la fois beau et fort. « Battàl, dit-il, pourquoi tuer ces innocents ? Je suis prophète, pourquoi te détourner du chemin de la Vérité ? Je ne veux pas ta mort, mais ton salut. Si tu crois en moi, je te rendrai aussi puissant que l'était ' Ali auprès de Muhammed, car le temps de Muhammed est passé et je suis celui que l'on nomme le Prophète Hurram Kesïs. » Mais Battâl ne crut pas en ses paroles et l'attaqua avec son épée d'abord, puis avec toutes ses armes tour à tour. Bàbek était invulnérable. Cette situation se prolongea pendant plusieurs jours, malgré l'arrivée de l'armée du Calife. Battàl, désespéré, se réfugiait dans la prière. Enfin, une nuit, le Prophète lui apparut en rêve et lui révéla que c'était la présence invisible de Satan qui rendait Bâbek invulnérable ; pour faire fuire le Diable, Battàl devait inscrire sur son épée ce verset du Koran : « Il n'y a de pouvoir et de force qu'en Dieu. » 2 0 Battâl obéit et lorsque, le lendemain, Bàbek s'avança comme d'habitude sur le champ de bataille, il ne vit pas à ses côtés celui qu'il croyait être Gabriel. Le charme était rompu, il perdit la bataille et prit la fuite. Il gagna la région de Zengân, puis son repaire dans les montagnes. Battâl et l'armée du Calife dressèrent leur camp à proximité havl va la kuvva ila billah.
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de Zengân et allèrent mettre le siège au refuge escarpé du rebelle. Le fort fut pris et rasé, ses partisans dispersés et sa famille resta aux mains du vainqueur. Bâbek prit le chemin de la fuite. Battàl s'élança à sa poursuite, le rejoignit et déjà il levait contre lui son épée, lorsqu'il vit apparaître un vieillard qui lui dit : « Surtout ne fais pas grâce, car il est de ceux qui ont tué Hasan et Huseyn ! » En entendant prononcer les noms des fils d"Alï, les yeux de Battàl se remplirent de larmes de sang ; il les essuya, mais entre temps Bâbek avait disparu et Battàl comprit qu'il avait été, lui aussi, victime d'une mystification de Satan. Malgré l'exagération des faits — Bâbek n'a jamais quitté l'Aierbaydjân —, le fond historique du récit est évident : jusqu'à présent, c'est un parallèle romancé de la campagne d'Afsïn, telle qu'on la trouve racontée par Tabari, jusqu'à la prise d'El-Beii, le repaire de Bâbek, lorsque sa famille tomba entre les mains du vainqueur et que lui-même, ayant pris la fuite, fut rattrapé par Afsin qui fit cerner la forêt où il s'était réfugié et d'où il réussit à s'échapper pendant la nuit. Mais l'épisode qui va suivre est purement imaginaire : on y retrouve tous les éléments des contes épiques turco-iraniens où divs et péris prennent part à l'action. « Satan a transporté Bâbek en Chine où il convertit à sa foi le roi et son peuple, tandis que Battàl, jeté à la mer par l'Esprit du Mal, séjourne quelque temps dans un royaume souterrain d'où il revient avec une armée de divs et de péris, inflige à Bâbek une nouvelle défaite et répare le mal qu'il a commis en Chine. Satan transporte alors Bâbek en pays de Rum où il a un allié, le gouverneur d'Istanbul, Nestor, qui professe une religion secrète. Avec son aide, Bâbek rassemble de nouveaux partisans et va dévaster la ville de Mélitène. Battàl surgit de nouveau à Tarsus, avec ses divs et l'armée du Calife. Bâbek, définitivement vaincu, s'enfuit vers la Géorgie où il demanda l'hospitalité de Suheyl b. Sunbât, melik de Kandabâd. Mais Battàl pénètre dans le fort pendant la nuit et s'empare de son adversaire, tandis que Suheyl b. Sunbàt se fait musulman et accompagne jusqu'à Bagdad Battàl et son prisonnier. Mais le malheur ne diminue pas la foi de Bàbek en sa doctrine : même chargé de fers, il continue à prêcher et à se proclamer prophète. Battàl lui fait successivement couper la langue, les deux mains et crever les yeux. En approchant de Bagdad, le Calife sort à la rencontre de Battàl et le traite avec honneur. Bâbek est brûlé devant la ville et ses cendres sont dispersées. » Le fil historique a été retrouvé dans le dernier acte du récit, quand Bâbek demande l'hospitalité à Suheyl b. Sunbàt dans le nom duquel on reconnaît le dehkân arménien Sahl b. Sunbât. Il est intéressant de noter que, dans la légende, il est précisé que Bâbek se réfugia en Géorgie. La mention de la Géorgie est particulièrement digne d'intérêt et impliquerait que les seigneurs géorgiens étaient solidaires de ceux de l'Arménie et de î'Aierbaydjàn dans leur lutte contre les Arabes. II semble, en effet, probable que la Géorgie, étroitement liée, par sa position géographique, au destin des autres peuples caucasiens, et qui n'a pas
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cessé de lutter contre la domination arabe, ne se soit pas tenue à l'écart pendant l'insurrection de Bàbek. Mais c'est Battàl lui-même qui est devenu le bourreau de Bàbek et il lui fait subir en cours de route le supplice qu'il a en réalité subi à Samarrà, par ordre du Calife. L'épisode précédant la mort de Bàbek et qui relate la prise et le sac de la ville de Mélitène, n'est pas dénué de fondement historique : pendant la campagne d'Àfsin, l'empereur Théophile qui, d'après le récit de Tabarï, avait été prévenu par Bâbek du départ pour l'Aierbaydjàn d'une grande partie de l'armée du Calife, attaqua aussitôt le territoire de Tarsus et dévasta la forteresse de Zibatra 2 1 ; d'après le témoignage de Mas'udi, corroboré par celui de Michel le Syrien et de Bar Hebraeus, il dévasta également Mélitène et y fit régner la terreur 2 2 . Après la capture de Bâbek, le Calife dirigea contre Byzance une campagne de représailles qui se termina par la prise d'Amorion et dans laquelle Afsïn acquit de nouveaux titres de gloire. La mention de l'allié de Bâbek en pays de Rûm, le gouverneur d'Istanbul, Nestor qui professait une religion secrète, est particulièrement digne d'intérêt, car elle soulève le problème des rapports de Bâbek avec les différentes sectes chrétiennes, les Nestoriens en particulier. Nous connaissons, par le témoignage de Michel le Syrien et de Bar Hebraeus, la conversion au Christianisme des partisans de Bàbek, réfugiés à Byzance, et de son chef militaire, Nâsir 2 3 . Nous venons de voir, d'autre part, qu'il entretenait des rapports d'amitié avec les seigneurs arméniens et que l'empereur de Byzance avait avec lui des relations diplomatiques. Il reste à savoir quand et comment s'est operée la substitution de Battàl à Afsïn : serait-ce à l'intérieur de la tradition épique arabe, les exploits d'Afsin, entrés de son vivant dans le domaine de la légende, se trouvant attribués, lorsque son nom fut proscrit, à un autre champion des guerres arabo-byzantines ? Cette substitution aurait-elle joué dans le transfert à travers le temps qui a fait de Battàl, héros de l'époque 'omeyyade, un contemporain des Califes Ma'mùn et Mu'tasim ? Ce fait qui rattache le compagnon de Maslama aux ferments religieux iraniens a-t-il été pour quelque chose dans la vénération dont Seyyid Battàl fut l'objet dans certaines sectes de derviches à tendances hétérodoxes, tels les Bektachis ? Serait-ce pour cette raison que la légende d'Abû Muslim de qui Bâbek prétendait descendre, d'après Dïnavarï, et pour qui il avait un véritable culte — ses disciples citaient le nom d'Abû Muslim dans leurs réunions secrètes — 2 4 , trouve sa place dans un chapitre de la Geste de Battàl où celui-ci reprend l'œuvre
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C f . ci-dessus note 17. C f . Mas'udi, Les prairies d'Or, VII, 133 ; Michel le Syrien, op. cit., III, 88-89 ; Bar Hebraeus. op. cit., 132, 135. 23 C f . ci-dessus, note 15. 24 A u sujet du culte professé par Bâbek pour Abu Muslim, voir les sources citées, ci-dessus, note 9, 11 et 12. Durant le siicle qui suivit la mort d'Abû Muslim, les pays iraniens furent agités par une longue série d'insurrections politico-religieuses réclamant le prix de son sang ; une des soussectes des yurremdinàn prit le nom d'Abû Muslimiyya. Cf. Notre Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan, 55-56, 58-59. 22
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de vengeance du Champion des 'Abbàsides en poursuivant les HérétiquesMervanides qui ont échappé à son glaive25 ? L'étude du Livre de Bâbek ne permet pas, à elle seule, d'éclairer les côtés obscurs qui subsistent encore dans la geste turque de Seyyid Battàl, mais c'est certainement un des nœuds qu'il reste à déméler avant d'arriver à la solution du problème. C'est en tout cas un texte que ne saurait ignorer celui qui désire approfondir l'histoire de l'insurrection de Bâbek le Hurrami.
" S u r les rapports entre la légende d'Abü Muslim et la Geste de Seyyid Battàl, cf. notre Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan, 64-65.
GÉORGIENS, TURCOMANS ET TRÉBIZONDE : NOTES SUR LE « LIVRE DE DEDE KORKUT »
À la fin du premier quart du XI e siècle, les rives supérieures de l'Araxe virent déferler les premières hordes des Turcs Oghuz. Devant son pays dévasté, le roi d'Arménie Jean Sénakhérim Ardzrouni en appela à Byzance. La situation critique des princes caucasiens servait les projets d'expansion territoriale de Basile le Bulgaroctone qui en profita pour occuper l'Arménie, offrant en échange au roi un établissement en Cappadoce, dans la région de Sébaste 1 . Il pensait pouvoir en faire autant avec le voisin et l'allié du roi d'Arménie, Georges I de Géorgie. Mais si le royaume d'Arménie, affaibli et victime de la politique byzantine, allait devoir renoncer à son existence caucasienne, il n'en était pas de même pour la Géorgie qui entrait dans sa phase la plus prospère. Georges I résista au Bulgaroctone qui, par deux fois, dévasta son pays 2 , quand la mort du Byzantin, en 1025, allait permettre à la Géorgie en partie unifiée sous le règne précédent 3 , de poursuivre la courbe ascendante de sa fortune. Les Byzantins s'avérèrent incapables d'arrêter le flot croissant des invasions des Turcs Seldjoucides qui occupèrent l'Azerbaïdjan et l'Arménie avant que la victoire de Mantzikert, en 1071, ne leur ouvrît les portes de l'Anatolie. Devant la défection des Arméniens et l'attitude souvent passive des Byzantins, préoccupés par les troubles de leur politique intérieure plus que par la sauvegarde de leurs trop lointaines frontières, c'est principalement aux Géorgiens qu'incomba la tâche difficile de défendre la patrie caucasienne contre l'envahisseur nomade. Ce sont eux les « Mécréants » que les Turcomans rencontreront sans cesse sur leur passage, défendant avec
' En 1021, le roi Jean Sénakhérim Ardzrouni avait cédé le royaume du Vaspourakan à Basile 11 (976-1025), en échange d'un établissement héréditaire en Cappadoce, avec Sébaste pour capitale ; sous le règne de Constantin Monomaque (1042-1054), Kakig d'Ani, dernier roi bagratide d'Arménie, fut dépossédé et transplanté en Cappadoce ; en 1064, ce fut le tour du roi Kakig de Kais ; cf. Th. Uspenskiy, Vydelenie Trapezunta iz sostava Vizantijskoj Imperii, Seminarium Kondakovianum, I, Prague 1927, 21-34 ; W. E. D. Allen, A History of the Georgian People, Londres 1932, 87-88 ; 1. Mélikoff, "Géorgiens et Arméniens dans la littérature épique des Turcs d'Anatolie", Bedi Kartlisa, XI-XH, Paris 1961, 27-28. ^Trouvant les Géorgiens insoumis, Basile II attaqua et dévasta leur pays en 1021 ; il revint en 1022 ; cf. Allen, op. cit., 87-88 ; Th. Uspenskij, op. cit., loc. cit. 3 Bagrat III (1008-1014) unifia les royaumes de Karthlie et d'Abkhazie.
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acharnement leur patrimoine par tous les moyens possibles : tantôt les armes à la main, tantôt au moyen de la diplomatie, telle l'alliance avec Byzance scellée en 1065 par le mariage de Marthe, fille de Bagrat IV (1027-1072), avec Michel, fils de Constantin X Ducas. Si le flot des envahisseurs devenait trop violent, force leur était de s'engager à payer le harâj, comme en 1068 le roi bagratide de Kakhétie, Aghsartan I, devant l'invasion d'Alp Arslan et l'occupation d'Ani, ou même de reconnaître nominalement l'Islam et la suzeraineté de Malikchah, comme en 1080 le roi Georges II (1072-1089) 4 . Luttant, tergiversant, mais résistant toujours, les Géorgiens purent arriver jusqu'au règne heureux de David II le Constructeur (1089-1125) qui, grâce à l'affaiblissement de Byzance et de la puissance seldjoucide après la mort de Malikchah ( t l 0 9 2 ) , put réaliser l'unité totale de la Géorgie en ralliant la Kakhétie et en occupant Tiflis en 1122, après avoir défait les Seldjoucides qui avaient proclamé contre lui la Guerre Sainte ; l'ancienne capitale était restée sous la domination musulmane pendant près de quatre cent ans. Désormais, le roi de Géorgie régnait sur un pays allant de la mer Noire jusqu'au Daghestan et étendait son hégémonie sur la province musulmane de Shirvan dont le souverain était son gendre, et sur l'ancienne Arménie 5 . Si les Seldjoucides reprirent le dessus sous le règne suivant, la Géorgie devait bientôt connaître son apogée sous le règne glorieux de Thamar (1184-1213). Ayant rétabli sa domination sur tout le Caucase, régnant sur des villes de population arménienne et musulmane, comme Kars, Dvin, Gandja et Ani, cette reine au nom devenu légendaire, devait, en fondant l'Empire de Trébizonde où l'influence géorgienne restera prépondérante, faire de son pays une puissance dominant la mer Noire. Nous abordons ici un point culminant de notre exposé, car, outre les relations de guerre ou d'alliance entre Géorgiens et Turcomans au Caucase et en Asie Mineure, l'Empire de Trébizonde formera en quelque sorte un pont où se rencontreront les deux éléments qui nous intéressent. La Géorgie restera l'appui principal de l'Empire de Trébizonde où de tous temps les traditions locales lazes, géorgiennes et arméniennes prévaudront sur l'élément hellénique, malgré tous les efforts entrepris par Constantinople pour helléniser le pays 6 . Dans les derniers siècles de cet état, dont la faiblesse et le relâchement de la situation politique étaient compensés par son importance économique et culturelle 7 , lorsque le royaume de Géorgie ne sera plus en mesure de lui fournir l'appui qui lui était nécessaire pour subsister, ce n'est pas vers Constantinople, mais vers les Turcomans, ses voisins, que se tournera de préférence l'Empire de Trébizonde, nouant avec eux des relations diplomatiques et contractant des unions
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Cf. Allen, op. cti., 88-94. Cf. Allen, op. cil., 95-100. 6 Cf. A. A. Vasiliev, "The empire of Trebizond in history and litterature", Byzantion XV, 19401941, 352-353 ; ibid., "The Foundation of the Empire of Trebizond", Speculum XI, 1936, 3-4. 7 Cf. A. A. Vasiliev, "The empire of Trebizond"..., 318. 5
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matrimoniales. Pour cette raison, nous jugeons utile de nous attarder quelque peu sur les circonstances qui ont déterminé la fondation de cet empire. Les Bagraiides de Géorgie étaient apparentés aux Comnènes et aux Ducas depuis le règne de Romain III Argyre (1028-1034), mais les liens de parenté devaient surtout se resserrer dans la branche cadette des Comnènes, issue d'Isaac, fils d'Alexis I (1081-1118) 8 : Andronic, fils d'Isaac, avait épousé en premières noces la sœur de Georges III (1155-1184) ; réfugié en 1170, sous le règne de l'empereur Manuel Comnène (1143-1180), en Géorgie où il devait d'ailleurs laisser des descendants 9 , il prit part aux expéditions militaires de son beau-frère. Son fils Manuel, issu du mariage avec la princesse royale de Géorgie, avait peut-être également épousé une princesse géorgienne, sœur de Thamar ; quoiqu'il en soit, on voit fréquemment apparaître, dans la descendance d'Andronic, le prénom David, courant dans la famille régnante de Géorgie, et qui se retrouve jusqu'à la fin de l'Empire de Trébizonde dont le dernier souverain, vaincu en 1461, portait ce nom 10 . Andronic usurpa la pourpre impériale en 1183 ; en 1185, il fut renversé et mis à mort dans des conditions qui font frémir d'horreur ; Isaac Ange tua son fils Manuel et extermina toute sa famille, à l'exception toutefois des deux petits garçons de Manuel, Alexis et David, nés en 1182 et 1184, qui purent échapper au massacre et qui furent emmenés — par leur mère ? — en Géorgie où ils furent recueillis par Thamar, leur « tante paternelle », qui les éleva à sa cour 11 . En 1203, Alexis III Ange commit l'imprudence de confisquer de riches caravanes que Thamar envoyait à des monastères géorgiens de la Méditerranée. Devant ce nouvel abus de la dynastie qui s'était déjà rendue coupable du massacre de sa famille, Thamar conçut un plan qui était à la fois une expédition punitive, tout en servant ses visées d'expansion politique : à la tête d'un contingent géorgien, elle envoya son neveu Alexis Comnène à la conquête de Trébizonde. Partie de Tiflis, l'expédition atteignit Trébizonde au bout de huit jours, en passant par Erzerum (Arzen) qui était aux mains de Thamar. La récente prise de Constantinople par les Croisés, le 18 juillet 1203, servit les projets de la reine et Trébizonde tomba aux mains d'Alexis le 13 avril suivant. Le nouvel empire comprenait la Chaldée, une partie du thème des Arméniaques avec Amisos (Samsun)v la Paphlagonie avec Sinope, les Bucellaires avec Héraclée du Pont, et dominait également la Crimée qui, depuis la fin du XII e siècle, dépendait de Trébizonde. Cependant, en 1214, Sinope était prise par le Seldjoucide 'Izzeddïn Key Kàvus I (1210-1219), après un siège où David trouva la mort et où Alexis dut se reconnaître vassal du sultan. Bien que l'armée du nouvel empereur ait été en partie composée de contingents Q
"Voir la liste des mariages entre les Bagratides de Géorgie et Byzance, dans Vasiliev, T h e Foundation of the Empire of Trebizond", 4-5. ' L a famille Andronikov ou Andronikashvili, descend de lui : voir note suivante. 10 Sur les relations étroites d'Andronic Comnène avec la famille royale de Géorgie, voir A. A. Vasiliev, "The Foundation of the Empire of Trebizond", 5-12 ; Prince Cyril Toumanoff, "On the relationship between the founder of the Empire of Trebizond and the Georgian Queen Thamar" Speculum XV, 1940, 299-312. " c f . Vasiliev, ibid., 15-18 ; Toumanoff, op. cit.. toc. cit.
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géorgiens, dans la circonstance, Thamar semble s'être désintéressée de l'empire, sa création 12 . De nouveau, la fortune changea de camp : les Mongols apparurent en Asie Antérieure. Le danger rapprocha les ennemis d'hier ; Seldjoucides et Géorgiens scellèrent leur alliance par un mariage : Thamar, petite-fille de la grande reine, épousa le sultan seldjoucide de Konya, (jiyâseddin Key Husrev II ( f l 2 4 5 ) 1 3 . Mais rien n'arrêta le flot des envahisseurs : l'Empire seldjoucide s'écroula, la Géorgie se morcella. Au XIV e siècle, la chute de la puissance mongole permit une restauration du royaume de Géorgie, sous le règne de Georges V (|1346), tandis qu'en Arménie caucasienne et en Asie Mineure, deux tribus oghuz prenaient de l'importance : celle du Mouton Noir (Kara Koyunlu) au nord du lac Van et celle du Mouton Blanc (Ak Koyunlu) dans le Diyàrbekir (Âmid). Ces deux tribus originairement apparentées, étaient pourtant divisées dans leur croyance : tandis que les Kara Koyunlu étaient des Chiites extrémistes, les Ak Koyunlu professaient une foi plus conforme à l'orthodoxie musulmane. Ce dernier fait devait permettre aux Ak Koyunlu de triompher, à la fin du XIV e siècle, de leurs rivaux jusque là plus heureux, grâce à la faveur de Tamerlan, défenseur ardent du Sunnisme, auquel les Kara Koyunlu avaient commis l'imprudence de s'opposer. Mais si l'invasion de Tamerlan fut bénéfique aux Ak Koyunlu, elle devait mettre fin à la puissance du royaume de Géorgie et à son unité nationale. Malgré ses divisions, la Géorgie parviendra cependant à se maintenir encore, car ni les Turcs, ni les Persans ne seront assez forts pour entreprendre la conquête du Caucase. Pendant les derniers siècles de leur indépendance, ce sont les Turcomans Ak Koyunlu qui se trouveront face à face avec les Géorgiens qui perpétueront la tradition des « mécréants » que leurs ancêtres eurent à combattre depuis le XI e siècle, quand les nomades commencèrent à venir s'installer parmi la population indigène du Caucase. Tantôt les Ak Koyunlu dirigeront leurs razzias contre les riches terres de leurs voisins géorgiens, tantôt ils rechercheront l'alliance de leurs princes régnant désormais sur trois principautés indépendantes : la Karthlie, à l'est, avec, pour capitale, Tiflis ; l'Iméréthie, à l'ouest, avec Kutais ; et le Samtzkhé ou possession des Atabeks d'Akhal-Tzikhé (en turc Afrlska) qui portaient le nom héréditaire de Kwarkware (en turc Korkora) 14 . Mais bientôt les princes géorgiens se trouveront apparentés aux émirs Ak Koyunlu, grâce aux alliances matrimoniales répétées entre ces derniers et les Comnènes de Trébizonde
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Cf. Vasiliev, ibid., 17-30.
Cf. Allen, History of the Georgian People, 113. ,4 C f . V. Minoisky, La Perse au XV*"" siècle entre la Turquie el Venise, Paris 1933 (Publ. de la Soc. des Etudes Iraniennes, N" 8).
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étroitement unis par les liens du sang aux Bagratides de Géorgie et qui étaient restés en rapports constants avec le pays d'où venait leur fortune. Ainsi que nous venons de le voir, l'Empire de Trébizonde, désormais privé de l'aide efficace de la Géorgie et géographiquement isolé par rapport à Constantinople, se trouvait en outre harcelé par les incursions réitérées de ses nouveaux voisins, les Ak Koyunlu, dont l'état, de jour en jour grandissant, était dépourvu d'accès vers la mer. Pour se concilier ces dangereux voisins, l'Empire eut recours une fois de plus à la réputation de beauté attachée à ses princesses et dont il tirait largement parti pour nouer et entretenir de bonnes relations diplomatiques 1 5 . En 1348, l'émir Ak Koyunlu Tur Ali vint mettre le siège devant Trébizonde ; Alexis III chercha à le gagner en offrant sa sœur, la Despina Maria, au fils de l'émir, Kutlu ; le mariage eut lieu au mois d'août 1352. À partir de ce moment, les liens se resserreront entre Turcomans du Mouton Blanc et Comnènes de Trébizonde. L'Empire trouvera dans les émirs Ak Koyunlu ses plus fidèles défenseurs et l'État nomade aura, chez ses alliés, un débouché sur la mer Noire 1 6 . Les mariages se succéderont entre Turcomans et Comnènes : en 1420, Kara Yiiliik, fils de la Despina Maria, épousera une fille d'Alexis IV qui deviendra la grand'mère du plus célèbre des émirs Ak Koyunlu, Uzun Hasan (1453-1478) ; en 1458, Jean IV (Kalo Ioannès), avant de mourir, promettra sa fille, Kyra Katerina, dont la mère est une princesse géorgiene, à ce même Uzun Hasan qui s'engagera à défendre l'Empire contre les Ottomans ; le mariage est célébré aussitôt après la mort de Kalo Ioannès, sous le règne du dernier empereur de Trébizonde, David. Cette princesse gréco-géorgienne connue dans les sources musulmanes sous le nom de Despina Hatun, deviendra la grand' mère d ' i s m a ' i l le Safavide, vainqueur des Ak Koyunlu et du Caucase 17 . Par ce nouveau mariage, Uzun Hasan se trouve entraîné dans les dernières luttes de l'Empire de Trébizonde. La prise de Constantinople par Mehmed II, en 1453, avait causé une vive émotion en Occident où la République de Venise, voyant son commerce menacé, ne fut pas la moins alarmée. Tandis que de Trébizonde et de Géorgie des ambassadeurs étaient envoyés demander l'aide des pays francs, Uzun Hasan se trouva englobé dans l'alliance Trébizonde — Géorgie — Mésopotamie contre la puissance ottomane : une lettre du prince d'Akhal Tzikhé adressée, en 1459, au duc de Bourgogne, fait mention d'Uzun Hasan comme allié de la coalition
15 Cf. V. Minorsky. op. cit., 7-8 (Chalcocondyles, ch. IX, ed. Bonn, 461, énumère les alliances des empereurs de Trébizonde avec les Turcomans). Voir aussi V. M. ¿irmunskij, Oguiskij geroi(eskij epos i » Kniga Korkula », dans Kniga moego Deda Korkula, Moscou-Leningrad 1962 (Publ. de fAcad. des Sciences de l'URSS). 193-196. 16 Cf. ¿irmunskij, op., cit. 194,195. 17 Cf. V. Minorsky, La Perse au XV'""..., 7-8 ; ibid., E. I„ s.v. Uzun Hasan ; Mükrimin Halil Y/nanç, Islam Ansiklopedisi, s.v. Ak Koyunlular ; W. Hinz, Irans Au/stieg zum Nationalstaat im fünfzehnten Jahrhundert, Berlin et Leipzig 1936, 35-49, 73-74 ; Adnan Sadik Erzi, "Ak Koyunlu ve Kara Koyunlu tarihi hakkinda arajtirmalar", Belleten XVIII, Ankara 1954, 187-192.
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chrétienne trébizondo-caucasienne contre les Ottomans 18 . Mais tous ces efforts ne purent empêcher, en 1461, la prise de Trébizonde par Mehmed II. Uzun Hasan envoya sa mère Sarah, une chrétienne de Mésopotamie, parlementer avec le vainqueur et faire valoir les droits de sa belle-fille, la Despina Katerina, à la couronne de Trébizonde ; bien traitée par Mehmed II qui rejeta sa demande, elle obtint cependant pour son fils une partie des trésors impériaux de Trébizonde. Mais l'alliance contre les Ottomans continuait et Venise envoyait, entre 1471 et 1474, auprès d'Uzun Hasan, trois agents diplomatiques parmi lesquels était Caterino Zeno dont la mère était la sœur de la Despina Katerina. La rencontre entre Ottomans et Ak Koyunlu eut lieu le 12 août 1473, à Otluk Beli, sur l'Euphrate ; ce fut un désastre pour les Turcomans. L'armée d'Uzun Hasan comprenait des contingents géorgiens et, parmi les morts, il y avait son chef d'armée géorgien, le serdàr Kàfir Ishâk 19 . Cette défaite déçut les espoirs que les Chrétiens avaient mis en Uzun Hasan. Celui-ci devait cependant remporter encore plusieurs victoires en Géorgie où il intervint cinq fois, profitant des dissentions qui régnaient entre les rois bagratides de Karthlie et d'Iméréthie et l'Atabek d'Akhal Tzikhé. Pendant une de ces incursions, en 1476-1477, il prit Tiflis qu'il remit à Constantin III (1469-1505) roi de Karthlie dont il avait pris le parti contre son rival Bagrat II d'Iméréthie (1455-1478). Le Vénitien G. Barbaro qui accompagnait Uzun Hasan pendant cette expédition, en a laissé la description. Tiflis devait son indépendance à l'égard des Turcomans, en 1478, à la mort d'Uzun Hasan 20 . L'ambiance caractéristique à laquelle ont donné naissance ces événements enchevêtrés, ces peuples entremêlés, trouve son écho dans un monument de la littérature épique des Turcs Oghuz : le Livre de Dede Korkut. Pour l'histoire, l'épopée, même si elle confond et dénature les faits historiques et ne doit être utilisée qu'avec le maximum de sens critique, a cependant l'avantage de présenter une peinture vivante et pittoresque qui est un heureux complément aux sources historiques, la plupart du temps insuffisantes et conventionnelles. La tradition épique oghuz, transmise oralement pendant des siècles, s'est cristallisée, au cours du XV e siècle, en un recueil de douze contes en prose entremêlée de vers. Ces contes sont attribués à l'ozan Dede Korkut qui perpétue la tradition de l'ancien kam-ozan, prêtre-magicien des Turcs Chamanistes qui, après la conversion à l'Islam, continua de vivre sous les traits du baba ou du dede,
,8 C f . V. Minorsky, La Perse au XV'""..., 8 ; W. Hinz, op. cit., 42-43 ; K. Kekelidzé, "Répercussions provoquées en Géorgie par la chute de Constantinople", Bedi Kartlisa, XV-XV1, Paris 1963, 72-77. ,9 lsmail Hakki Uzunçarçih, Anadolu Beylikleri (Tilrk Tarih Kurumu, VIII, 2), Ankara 1937 ; V. Minorsky, La Perse au XV*""..., 22 ; ibid., Uzun Hasan. 20 C f . V. Minorsky, "A civil and military review in Fars in 881/1476", BSOS, X, 1939, 168169 ; ibid., La Perse au XV*"".. ., ibid., Uzun Hasan ; W. Hinz, op. cit.. 137-139 ; M. H. Yinanç, Ak Koyunlular.
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derviche, à tendances hétérodoxes, comme sous ceux du poète populaire, Vozan. À la fois prêtre, sorcier, médecin, poète et musicien, le kam-ozan était aussi le conservateur des vieilles légendes et de la littérature héroïque orale des anciens Turcs 21 . Le Livre de Dede Korkut qui remonte sans doute à la tradition héroïque orale qui s'est formée en Asie Centrale, avant l'invasion du Caucase et de l'Asie Mineure, a été remanié à l'époque des Ak Koyunlu. Le texte a été rédigé à Tabriz qui fut, de 1468 à 1501, la capitale d'Uzun Hasan et de ses successeurs, et la langue est marquée de dialectismes azéri22. C'est une épopée du groupe Bayundur qui est la quatrième tribu des Turcs Oghuz, d'après Mahmûd KaSgàri 23 , et dont le nom remonte au héros éponyme autour duquel sont centrés les récits, Dede Korkut. C'est ce même Bayundur Khan — qui était un des quatre fils de Kôk Khan, lui-même un des six fils du légendaire Oghuz Khan — qui est l'ancêtre des émirs Ak Koyunlu dont le tamga est celui de la tribu Bayundur 24 . L'action du Livre de Dede Korkut se situe dans la nouvelle patrie des Turcomans, au Caucase — en Azerbaidjan et en Arménie — et dans l'Anatolie du N. E. ; l'ambiance historique, c'est la guerre contre les Géorgiens et leurs alliés, les Grecs de Trébizonde. Ces récits, bien que rattachés par tradition à Bayundur Khan et à ses guerriers — à l'exception toutefois des contes V et VI qui se distinguent des autres par le fait qu'il ne mentionnent pas le héros tribal éponyme, qui ont pour sujet les luttes des Turcomans contre Trébizonde et qui ont été amalgamés par la suite au cycle du légendaire conteur Dede Korkut — remontent à l'époque de la domination des Ak Koyunlu, qui, venus du Khorassan au Caucase, en même temps que les Kara Koyunlu, peut-être au cours du XIII e siècle, pénétrèrent en Anatolie et s'installèrent dans la région de l'Euphrate supérieur et du Diyàrbekir, au temps de Pehlivàn Beg, de son fils Tur Ali, puis du fils de ce dernier, Kutlu Beg. D'après la chronique byzantine de Michel Panaretos, composée à Trébizonde au milieu du XV e siècle, lorsque Tur Ali s'attaqua à la capitale de l'Empire, en 1348, les Turcomans étaient déjà maîtres du territoire anatolien depuis Erzindjan jusqu'à Erzerum et Bayburt 25 . Dans le livre de Dede Korkut, les relations avec les Géorgiens et le pays des Abkhazes se situent à la fin du XIV e début du XV e siècle, mais reflètent sans doute aussi la conquête seldjoucide de l'Anatolie au XI e -XII e siècles. Les Turcomans, établis sur le cours inférieur de la Kur et de l'Araxe, luttent avec les « Mécréants » habitant sur le cours moyen de la Kur,
' ' c f . I. Mélikoff, Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan, dans la tradition épique turcoiranienne, Paris 1962, 41. 22
Cf. Ettore Rossi, Il « Kitâb-i Dede Qorqut », Vatican 1952 (Bibl, Apost. Vat., Studi e Testi, N° 159) ; Muharrem Ergin, Dede Korkut Kitabi (Türk Dil Kurum N° i69), Ankara 1958 ; Kniga moego Deda Korkuta, publié sous la direction de V. M. Zirmunskij et A. N. Kononov. Moscou-Leningrad 1962 (Izdatel'stvo Akademii Nauk SSSR). j'i Cf. Mahmud al-KaSgâri, Divan-ii Lügat-it-Türk, trad. Besim Atalay, Ankara 1939-1943,1, SS-
SS.
24 C f . V. Minorsky, "A « Soyurghäl » of Qäsim b. Jahängir Aq Qoyunlu (903/1498)", BSOS, IX 1937-1939, 942-943. 25 Cf. E. Rossi, II « Kitäb-i Dede Qorqut ». 32-33 ; V. M. Zirmunskij, op. cit., 193.
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dans les régions d'Ahiska (Akhal Tzikhé) et de Kutaïs, sur le cours du Coruji, sur les rives orientales de la mer Noire, sur l'Euphrate et l'Araxe supérieur (région de Pasin) et dans la région de NafaCevan26. Il est à remarquer qu'il n'est fait aucune mention des Arméniens et de l'Arménie — contrairement à d'autres épopées turques anatoliennes, notamment de la Geste de Melik Dàniâmend dont l'action se situe en Cappadoce 2 7 —, l'Arménie caucasienne ayant cessé d'exister depuis le XI e siècle ; si les Turcomans eurent à combattre dés Arméniens au Caucase — ce qui est indubitable —, ils les ont confondus avec les « Mécréants » géorgiens. Les Turcomans nomades se déplacent entre les villes et les forts occupés par les autochtones et dirigent contre eux des incursions. À leur tour, les Géorgiens — ou d'autres peuples caucasiens — ne manquent pas d'attaquer le camp des nomades dès que l'occasion s'en présente. Tel est le sujet, à peu près uniforme, de six de ces contes — II, III, IV, VII, IX et XI — dont l'action se déroule sur lés mêmes lieux et les mêmes personnages entrent en scène. Dans le récit II — Comment fut pillé le camp de Salur Kazan —, les Turcomans installés sur les confins de la Géorgie vont chasser dans la région de l'Alàdag — au N. E. du lac Van —, lorsque les Géorgiens, conduits par Sôkli Melik et ses aznavui2*, attaquent le camp des nomades, emmènent les femmes et les enfants, et emportent les 10.000 moutons qui se trouvent en pâturage, dans le défilé de P a s i n 2 9 ; averti, Salur Kazan se dirige contre les Géorgiens, délivre les prisonniers et revient chargé de butin. Dans le récit III — Histoire de Bamsi Beyrekfils de Kam Bure —, les Géorgiens de la forteresse d'Avnik 3 0 attaquent des marchands musulmans dans le dangereux défilé de Pasin ; ils sont libérés par Bamsi Beyrek qui, un peu plus tard, est pris par le Melik de Bayburt ; sa tribu croit qu'il a trouvé la mort dans le terrible défilé de Pasin et sa fiancée, Banu Citek, s'apprête à épouser son rival ; Beyrek s'enfuit du fort avec la complicité de la fille du Melik, il arrive dans sa tribu le jour du mariage et se fait reconnaître . mais avant de célébrer ses noces avec Banu CiCek, il retourne avec ses compagnons au fort de Bayburt, s'en empare, épouse la fille du Melik et revient chargé de butin. Dans le récit IV — Comment Uruz Beg fils de Kazan Beg fut fait prisonnier—, on trouve la mention du fort d'Aksaka, appartenant au prince
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Cf. E. Rossi, Il « Kitib-i Dede Qorqut », 35-41 , M. Ergin, Dede Korkut Kilabi, 51-54. Dans la Geste de Melik DàniSmend, les Arméniens se retrouvent continuellement, soit ennemis, soit alliés des turcs : cf. I. Mélikoff, La Geste de Melik Dànismend, Paris 1960 (Bibl. Archéol, et Hist. de l'Jnst. Fr. d'Istanbul, X et XI). Aznavur, titre géorgien, signifiant « noble, de naissance illustre » : cf. Allen, Hislory of the Georgian Peuple, 225-226. 29 Pasin ou Basiani, c'est l'ancienne Phasiana, en Anatolie orientale, sur le coure supérieur de l'Araxe, là où se resserre la vallée, entre Hasan Kal'esi et Erzerum : cf. E. Rossi, op. cit., 38-39. i0 Avnik se trouve dans la même région, situé sur une colline, à 8 km d'Erzerum : cf. E. Rossi, op. cit., loc. cit. 27
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géorgien Dadian 3 1 ; les Géorgiens de ce fort, conduits par le Tekfùr32 et Sôkli Melik, attaquent les Turcomans et s'emparent de l'adolescent Uruz ; Kazan va délivrer son fils. Dans le récit VII — Histoire de Yigenek fils de Kaztifk Kodja —, le héros va délivrer son père qui a été fait prisonnier au cours d'une razzia et qui se trouve, depuis seize ans, enfermé dans le fort de Dizmerd, au bord de la mer Noire. Dans le récit IX — Histoire d'Emren fils de Begil —, Bayundur Khan reçoit le tribut des neuf fùmen 3 3 de Géorgie ; ce tribut est dérisoire : un cheval, une épée et une massue ; il donne le tout à Begil pour qu'il monte la garde sur les confins de la Géorgie ; celui-ci est attaqué par Sôkli Melik dans le défilé de Pasin et c'est son fils Emren qui est vainqueur des Géorgiens. Dans le récit XI — Comment Salur Kazan fut fait prisonnier et comment son fils Uruz le libéra —, Kazan Khan a reçu du Tekfûr de Trébizonde un faucon qu'il s'apprête à dresser ; l'oiseau s'échappe et descend dans le fort de Tomanin 3 4 ; Kazan, qui le poursuit, est fait prisonnier ; son fils part à sa recherche et pille Kâfirûn Aya Sofyast (la Sainte Sophie des Mécréants), un sanctuaire géorgien situé à proximité du fort 3 5 ; puis il délivre son père. Si dans les contes énumérés, on ne retrouve pas d'événement historique précis, ils reflètent cependant un état de faits permanent : les incursions et les escarmouches continuelles entre Turcomans et Géorgiens, ces derniers formant, à cette époque, en territoire caucasien, l'élement ennemi par excellence ; il ne fait pas de doute que parmi les Géorgiens figuraient également d'autres peuples du Caucase, Chrétiens ou Musulmans, mais la tradition épique ne fait pas, entre les ennemis, de discrimination raciale. Les razzias — dont le butin assurait la subsistance des nomades — et les escarmouches qui s'en suivaient, furent, pendant des siècles, l'ambiance quotidienne du pays ; malgré leur apparence insignifiante, elles devaient prendre avec le temps l'ampleur d'une conquête.
31 Meger BafT Açuk Dadyandan Ah Sakadan Kàfirun casuit geldi. Basi ACuk, « tête découverte », c'est le surnom donné au roi de Géorgie, en particulier au roi d'iméréthie, puis, par extension, aux Géorgiens, et à l'Iméréthie, région de KuUus ; ce surnom est dû à la coiffure portée par les indigènes de ce pays, Dadyan, nom de la famille princière qui régnait en Mingrélie, est également appliqué, par extension, à la Mingrélie. Ak Saka (Afftska), c'est Akhal-Tzikhé, dans la région de Samtzkhé, sur la route de Tiflis à Erzerum, et qui fut peut-être un poste de frontière entre les Turcomans et les Géorgiens. Cf. E. Rossi, op cit., 37-38 , Kniga moego Deda, Korkula, 270. 32 Tekfur, de l'arménien takhavor (> persan moyen takabarâ), « roi », après avoir désigné, chez les historiens arabes, les princes de la Petite Arménie, puis les empereurs de Constantinople et de Trébizonde, ce terme fut appliqué, chez les chroniqueurs turcs, à tout souverain mécréant, depuis le gouverneur d'une citadelle jusqu'à l'empereur de Byzance ; R. Dozy, Supplément aux Dictionnaires Arabes, Paris 1927, s.v. lekfûr.
'Titmen, terme d'ongine mongole, désigne les divisions administratives d'une province, d'après l'unité fiscale. 34 Tomanin, Tomanis ou Tumanian, forteresse en Arménie Soviétique, située sur la rivière Debet, affluent de la rivière Khrami qui se jette dans la Kur ; cf. E. Rossi, op. cit., 39 ; Kniga moego Deda Korkut, 278.
Sainte Sophie, nom d'un sanctuaire géorgien situé près du fort de Tomanin (Tumanian) : Kniga moego Deda Korkuta, 279.
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C'est, en effet, de la même façon que s'accomplit l'occupation et la conquête progressive de l'Asie Mineure par les Turcs. Le V I i m e conte — Histoire de Kan TuraÎÏ fils de Kantî Kodja —, se distingue des autres par le fait que l'événement qui l'a inspiré — mariage de l'émir turcoman avec la princesse de Trébizonde — peut trouver une confirmation historique précise. Kanlî Kodja, beg des Oghuz, veut marier son fils Kan Turafï ; mais celui-ci ne veut pour femme qu'une amazone sachant monter à cheval et manier l'épée. Son père part à la recherche de la fiancée désirée, introuvable dans les tribus oghuz ; il arrive chez le Tekfur de Trébizonde qui a une fille possédant les qualités voulues ; mais pour l'avoir, il faut affronter trois monstres redoutables : un lion royal (kagan aslan), un taureau noir et un chameau noir. Kan Turalî vient à bout des épreuves et obtient la main de la belle Seldjen Hatun qu'il emmène vers sa tribu ; mais le Tekfur, revenant sur sa décision, envoie une armée pour lui ramener sa fille ; Seldjen Hatun, seule avec son fiancé, tire l'épée, fonce sur l'ennemi et les disperse ; puis elle relève Kan Turalî qui a été désarçonné, le fait monter sur la croupe de son destrier et le sort de la mêlée ; cependant Kan Turalî, jaloux de la supériorité de sa femme, la provoque en combat singulier ; les deux jeunes gens, ne pouvant se résoudre à se porter des coups peut-être mortels, finissent par s'étreindre amoureusement et rentrent dans la tribu oghuz pour célébrer leurs noces. Voilà, orné des fioritures habituelles aux romans de chevalerie, un conte qui a été inspiré par des événements historiques pouvant être contrôlés : le mariage, en 1352, de la Despina Maria, sœur d'Alexis III de Trébizonde, avec Kutlu fils de Tur Ali, émir des Ak Koyunlu. Ce sera le premier d'une longue série, entre Turcomans et Comnènes de Trébizonde. Les mariages avec les princesses de Trébizonde, grâce auxquels la branche cadette des Comnènes se trouvait apparentée à tous les souverains chrétiens et musulmans, depuis Constantinople jusqu'à Tiflis et même au delà, ont inspiré de nombreux romans de chevalerie occidentaux 36 . Mais il y a tout lieu de croire que le conte épique turcoman s'est développé indépendemment de toute influence étrangère, néohellénique ou européenne, car les éléments qui le composent sont bien connus de la littérature épique turque : ainsi, la recherche d'une fiancée à l'exterieur de son propre groupe reflète la coutume d'exogamie des anciens Turcs ; et le motif de l'amazone 37 qui se retrouve fréquemment, aussi bien dans la littérature épique des
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C f . J. Ph. Fallmerayer, Geschichte des Kaisertums von Trapeiunt, Munich 1827, 190, 313316 ; Kniga moego Deda Korkuta, 191-192. 37 L'amazone joue un grand rôle dans la plupart des épopées turques d'Anatolie et, en particulier, dans la Geste de Melik DäniSmend dont l'héroïne, Efromiya, est une amazone, également d'origine grecque : cf. I. Mélikoff, La Geste de Melik Dânifmend, I, 129, 164-165.
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Turcs de l'Anatolie que dans celles d'autres peuples turcs, comme les Kirghiz ou les Kara Kalpak38, remonterait sans doute à l'époque du matriarcat. Le cycle oghuz de Dede Korkut s'est cristallisé dans l'ambiance caucasienne, en territoire arméno-azeri, sous la domination des Turcomans Ak Koyunlu, descendants du légendaire Bayundur Khan. Au XIVe siècle, la puissance des Ak Koyunlu s'écroula et leurs états furent partagés entre les Ottomans et les Safavides. Mais c'est au Caucase, qui fut un moment la patrie des Turcomans du Mouton Blanc, que la tradition continua à vivre, et c'est dans une langue marquée par des dialectismes azéri que nous est parvenu le texte du Livre de Dede Korkut. Les siècles de luttes et d'alliances successives avaient fini par créer, entre des peuples que l'histoire avait géographiquement rapprochés et unis, une seule et même ambiance où les discriminations raciales devaient progressivement s'amenuiser au profit d'intérêts communs et d'une façon identique de penser et de vivre.
38 EUe se retrouve notamment dans l'épopée Kirghiz de « Manas » et chez les Kara Kalpak, dans le conte des « Quarante Vierges » : cf. ¿irmunskij, dans Kniga moego Deda Korkuta, 1%.
GAZI MELIK DANISHMEND ET LA CONQUÊTE DE SIVAS
INTRODUCTION Le présent article est une communication faite à Erzurum durant l'été 1971, à l'occasion des festivités consacrées au 900 e anniversaire de la bataille de Malazgird. Mon collègue et ami, le Professeur Faruk Sumer, m'avait demandé de parler des origines de Melik Dani§mend. J'avais auparavant publié un ouvrage sur le Daniçmendnâme (La Geste de Melik Danifmend — étude critique du Danifmendnâme, 2 vol. Paris 1960, Bibliothèque archéologique et historique de l'Institut Français d'Istanbul, tomes X et XI). Certains historiens tardifs ayant faussement mis en doute les origines turques de l'Emir Dani§mend, il me demandait de dissiper les erreurs. Il me semblait que j'avais assez clairement étudié ce problème dans mon livre (cf. vol. I, ch. III, pp. 71-101). Cependant, en revoyant le texte de près, il m'apparut qu'il y avait un point important qui ressortait clairement de l'épopée, mais qui n'avait pas suffisamment attiré l'attention des historiens : c'était le récit de l'occupation de Sivas par l'Emir Danigmend. Nous savions que la ville avait été donnée en établissement héréditaire aux princes arméniens Adom et Abusahl, après la mort de leur père Jean Senakhérim Ardzrouni, roi du Vaspouragan (978-1026), que ceux-ci s'étaent révoltés contre l'Empereur de Byzance qui les avait réduit au rang de simples vassaux, qu'ils faisaient au surplus l'objet de harcèlement religieux de la part des Grecs qui voulaient les obliger à prendre la religion orthodoxe et qu'en désespoir de cause, ils avaient demandé l'aide du Sultan Seldjoucide Melikshah. Pour tes punir, l'Empereur Romain Diogène détruisit la ville de Sivas et en chassa les Arméniens. D'après Matthieu d'Edesse, les princes étaient encore en vie vers 1079, mais ils disparurent mystérieusement vers 1080. L'historien accuse implicitement les Byzantins de les avoir mis à mort. Le récit du Dani§mendnâme, bien que romancé, permet de reconstituer les faits et de remettre
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en place les pièces manquantes du puzzle. C'est ce que nous avons voulu montrer dans cette communication. *
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En 1085, quelques quatorze ans après la bataille de Malazgird, la ville de Sivas fut occupée par l'Emir Daniçmend, selon le témoignage de Michel le Syrien. Le souverain turc de Sivas dont la renommée allait très vite parvenir en Occident, à cause de la capture qu'il fit, quelques années plus tard, du plus valeureux des chefs de la Première Croisade, Bohémond d'Antioche, est connu dans la tradition épique sous le nom de Gazi Melik Dani$mend. Les prouesses de ce prince dont les sources historiques nous vantent la bonté, la générosité, les bienfaits, la miséricorde, ont été consignées par écrit dans un roman de chevalerie célèbre, rédigé pour la première fois vers 1245, à la demande du sultan Seldjoucide Izzeddin Keykavus II, par Ibn ' Ala, puis refait en 1360, par 'Arif 'Ali, commandant de la citadelle de Tokat. Si ce roman de chevalerie ne peut être utilisé comme source historique sans un examen critique approfondi, car ses auteurs se sont avant tout efforcés à rattacher Dani$mend à d'autres héros épiques célèbres, à Seyyid Battal et à Abu Muslim, en lui forgeant des généalogies imaginaires et au prix de la notion du temps et de l'espace, le Daniçmendname reste cependant imprégné de l'atmosphère héroïque de la première conquête de l'Anatolie et de l'ambiance des Gazis dont les Dani§mend furent les prototypes par excellence. Ce roman reste avant tout la peinture d'une organisation sociale nomade, avec ses scènes de la vie quotidienne, le conquérant s'empressant toujours, après avoir pris une ville ou une forteresse, de faire dresser sa tente dans la campagne environnante et de rejoindre ses Gazis. Cependant, si la tradition populaire lui a été fidèle, certains historiens devaient, au cours des siècles, déformer la véritable figure de ce héros Turkmène, au point de mettre en doute jusqu'à ses origines turques qui ressortent pourtant d'une façon tellement nette de son roman épique. Le but de ma communication d'aujourd'hui a été d'abord de passer en revue ces différentes erreurs, d'analyser les raisons qui les ont provoquées pour mieux pouvoir les réfuter. Puis, il m'est apparu qu'une des raisons qui était à l'origine de certaines phrases de chroniqueurs contemporains de l'Emir, qui avaient été mal interprêtées par les historiens postérieurs, était précisément la possession de Sivas et d'autres territoires de la Cappadoce septentrionale, notamment Amasya, Tokat, Komana (Giimenek), qui avaient été, au cours de ce XI e siècle, l'apanage
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de certains rois arméniens qui avaient échangé leurs royaumes en Arménie Byzantine, contre un royaume chimérique en Cappadoce. C'est pour cette raison que j'ai été amenée à centrer ma communication sur l'histoire de la ville de Sivas durant ce XI e siècle. Sivas a eu pour la première fois un souverain turc en 1085, lors de son occupation par l'Emir Dani§mend. L'Emir l'a occupée sans coup férir, car la ville était complètement détruite, abandonnée par ses habitants. Son premier soin fut de la faire reconstruire et d'y établir son quartier général. Ce n'était pas la première fois que les Turcs s'emparaient de Sivas. Elle avait déjà été prise et pillée par d'autres Turcomans qui sillonnaient l'Asie Antérieure à la recherche de butin, depuis l'apparition des premières tribus Oghuz, dans la première moitié du XI e siècle. Le premier sac de Sivas par les nomades turcs eut lieu en 1059. Il a été décrit par Matthieu d'Edesse. La ville avait, à ce moment là, livré un butin énorme. Ce n'est cependant pas ces expéditions passagères de pillage qui avaient mis la ville dans l'état où elle était au moment de l'entrée de Daniçmend. C'étaient les Grecs eux-mêmes qui avaient détruit la ville de Sivas. Nous allons donc passer rapidement en revue les événements historiques qui avaient précédé l'installation de l'Emir Dani§mend de Sivas. Pour cela, nous nous transporterons d'abord au Caucase, à l'époque où les Turcs Seldjoucides, vainqueurs des Ghaznévides et maîtres du Khorassan, poussaient leurs incursions en Azerbaydjan, dans le Vaspouragan et dans ce qui allait devenir l'Arménie Byzantine. Voyant son pays dévasté, le roi d'Arménie Jean Sénakhérim Ardzrouni appela Byzance à son secours. L'Empire Byzantin allait être le principal bénéficiaire de cette situation avant de succomber à son tour aux attaques des Seldjoucides. L'Empereur Basile II le Bulgaroctone (976-1026) obtint du roi Jean Sénakhérim Ardzrouni la cession de son royaume du Vaspouragan, en échange d'un établissement héréditaire en Cappadoce, avec Sivas pour capitale. À sa mort, ses deux fils, Adom et Abusahl, abandonnèrent leur patrie caucasienne pour s'installer dans leur nouvelle capitale. En partant pour ce qu'ils croyaient être leur nouvelle patrie, ils emportèrent avec eux leur relique vénérée, la Sainte Croix conservée au monastère du Mont Varag et pour laquelle ils firent construire, dans leur nouveau royaume, le monastère de la Sainte Croix à Sivas. Lorsque l'Emir Daniçmend eut occupé ce monastère, cette Sainte Croix dut être emportée vers des lieux plus sûrs, à Edesse où les Arméniens jouissaient d'une très grande liberté et de la protection de Melikshah. Ceci eut lieu vers 1092, selon Matthieu d'Edesse. Si je cite ici ce détail, c'est parce qu'il est important pour réfuter les
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prétendues origines arméniennes qui ont été par la suite attribuées à l'Emir Dani§mend ; si elles avaient été vraies, les Arméniens n'auraient pas eu besoin de mettre à l'abri leur relique nationale. L'exemple des Ardzrouni allait être suivi, sous le règne de Constantin Monomaque (1042-1054), par Kakig d'Ani, dernier roi bagratide d'Arménie, qui fut lui aussi dépossédé par les Byzantins et transplanté en Cappadoce. Kakig d'Ani devint le beau-frère des princes Ardzrouni, Adom et Abusahl, dynastes de Sivas. Enfin, en 1064, ce fut le tour de Kakig, roi bagratide de Kars, qui céda son royaume à Constantin Ducas, contre des terres en Cappadoce septentrionale : Amasya, Komana, Tokat, Larissa, Tzamandos et une centaine de villages dans cette région. Là encore, je citerai un détail destiné une fois de plus à réfuter les prétendues origines arméniennes de l'Emir : après la disparition de Kakig de Kars près duquel s'était réfugié le Catholicos Grégoire II, et lorsque la région passa sous la domination turque, après les conquêtes de Daniçmend, le Catholicos trouva plus prudent d'aller terminer ses jours sous la protection de Kogh Vasil — Vasil le Voleur —, chef-bandit arménien qui s'était taillé un fief dans la région de Keysun. Les différents princes arméniens qui avaient quitté leur patrie caucasienne pour un établissement en Cappadoce, se virent bientôt trompés dans leurs espoirs, car ils y perdirent leur indépendance et se trouvèrent réduits au rang de simples vassaux de l'Empire Byzantin. Ils ne tardèrent pas d'ailleurs à être victimes de la politique de prosélytisme religieux tendant à les soumettre au patriarcat de Constantinople. Aussi ne manquèrent-ils pas de se révolter et les persécutions dont ils furent l'objet, ne firent qu'accroître leur haine à l'égard des Grecs par lesquels ils se sentaient frustrés et opprimés. Loin de s'opposer aux progrès des Turcs, ils se sont souvent alliés à eux contre leur ennemi commun et ils n'ont pas hésité à faire appel à eux pour sauvegarder un semblant d'indépendance. C'est donc avec juste raison que des historiens tels Michel le Syrien, Bar Hebraeus et Ekkehard, ont accusé les Arméniens d'avoir appelé les Turcs contre l'Empire. Parmi les nombreux Arméniens qui coopérèrent avec les Turcs, il y eut les deux princes Ardzrouni, dynastes de Sivas, qui prirent, en 1070, le parti de l'émir de la famille d'Alp Arslan, appelé Guedridj par Matthieu d'Edesse et Chiysoskoulos par Nicéphore Brienne, tandis que les sources arabes le nomment Erisgen (?) b. Yunus Yabgu b. Seldjuk. Cet émir qui était le beau-frère d'Alp Arslan, époux de sa sœur, était révolté contre lui et s'était réfugié en Anatolie pour fuir sa colère. En 1070, appelé sans doute par les princes Ardzrouni qui avaient à se plaindre des Grecs, il mettait au pillage la région de Sivas, épargnant sans doute les villages arméniens, lorsqu'il fut attaqué par une armée byzantine commandée par Manuel Comnène. Il le vainquit et le fit prisonnier. Mais en apprenant l'arrivée d'une armée envoyée contre lui par Alp
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Arslan, effrayé, il écouta les conseils de son prisonnier et passa au service de Byzance, recevant le titre de proèdre. Quant aux princes Adom et Abusahl, abandonnés par leur protecteur, ils eurent à subir la vengeance de Romain Diogène qui, pour les punir, détruisit, en 1071, la ville de Sivas et les en chassa. Nous savons par Matthieu d'Edesse que ces deux princes étaient encore en vie en 1078-1079, et qu'ils essayaient d'arracher aux mains des Grecs leur beaufrère, Kakig d'Ani qui, excédé par les vexations dont il était l'objet de la part des Byzantins, avait voulu rejoindre le sultan Seldjoucide Melikshah et reprendre, grâce à lui, le trône d'Arménie. Il est vraisemblable que c'est encore aux Turcs que ces deux princes demandaient des secours. Les deux princes Ardzrouni disparurent mystérieusement vers 1080, à la même époque que Kakig de Kars. Les sources historiques ne disent pas où ils sont allés après que Romain Diogène les eut chassé de Sivas, en 1071. Nous savons seulement qu'ils disparurent avec Kakig de Kars. Nous trouverons peutêtre un complément d'information dans le récit du Dani§mendname, après l'avoir bien entendu épuré de tous les éléments romanesques tendant à le rattacher à la Geste de Seyyid Battal. Voici le récit de l'installation d'Emir Daniçmend à Sivas : « Çiinkim sabah oldi... Islâm çerisi atlandi... Andan Sultan Turasan ile Melik Danifmend siivar olub revane oldilar, Elbis (il faut lire Alis — il s'agit du Halys) suyina degin geldiler... tslâm çerisi geliib ol su kenarinda kondilar, ol gece anda karar kildilar. Çiin subh-i sadik eser kildi... Melik Dani§mend ve Sultan Turasan ve baki Gaziler atlanub biraz ilerii yùrudiler, Sivas'a erdiler. Gôrdiler kim ol kal'e harab olmi§ — Melik sordi : « Buni bôyle kim eylemi§ ? » On lui répondit que la ville avait été détruite par les Grecs et que la population apeurée, s'était réfugiée à Giimenek : ... « Korkub çerisin alub Giimenek'e gider, ol zamandan berii bu çehir bôyle harab yatur. » Plusieurs points méritent notre attention dans le récit romancé de la destruction de Sivas : d'abord la ville a été détruite par les Grecs, ensuite sa destruction n'est pas récente ; il y a assez longtemps que la ville est en ruines et déserte. Enfin, la mention de la population apeurée réfugiée à Giimenek, autrement dit Komana qui appartenait à Kakig de Kars. Il est vraisemblable que les princes Ardzrouni qui ont disparu, d'après le témoignage de Matthieu d'Edesse, en même temps, et probablement de la même façon que Kakig de Kars, se soient réfugiés, avec leur suite, auprès de lui, à Komana, et non pas à Amasya qui était, depuis la bataille de Malazgird, un centre de révolte et d'anarchie : elle servit en effet de refuge d'abord à Romain Diogène qui se défendait contre Michel Vil, puis au mercenaire normand Roussel de Bailleul qui s'y installa. Kakig de Kars semble
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avoir déjà perdu Amasya, nous ne savons pas en quelles circonstances, et s'être retiré à Komana. C'est ce qui ressort du Dani§mendname et qui paraît parfaitement en accord avec ce que nous savons des événements historiques de cette époque trouble. Nous pouvons également faire confiance à ce texte lorsqu'il raconte comment et pourquoi Melik Daniçmend fit reconstruire la citadelle de Sivas : « (Melik Dani§mend) andan buyurdi : « bu Sivas kal'esin yapalum ki bizûm azugumuz yiyecegimiz kamu bu kal'ede ola, biz varalum ol élleri gôriib yine bunda geleliim, bu kal'e bizim sekinemiiz olsun », dedi. Dahî yaranlar maslahat gôrdiler, ol kal'e'i imaret kildilar. » D'après le Dani§mendname, Melik Daniçmend s'empara ensuite de Tokat, de Komana, d'Amasya où il vint résider, puis de Çorum et de Niksar dont il fit sa capitale. La possession de ces villes lui est en effet reconnue par Anne Comnène, Matthieu d'Edesse, Michel le Syrien et les historiens de la Première Croisade. Il les possédait déjà en 1096-1097, lors du siège de Malatya par Kiliç Arslan, expédition qui, d'après Anne Comnène, était surtout destinée à enrayer les visées de Dani§mend sur cette ville. Elle lui fut d'ailleurs livrée, en 1102, par les habitants eux-mêmes, lassés de la tyrannie du gouverneur arménien Gabriel. Emir Daniçmend sut, par sa générosité et le soin qu'il prit pour venir en aide à la population affamée, mériter les louanges des historiens Matthieu d'Edesse et Michel le Syrien. Il n'entre pas dans le cadre de cette communication de faire l'histoire des conquêtes de l'Emir. Si nous savons comment il s'est emparé de Malatya et qu'il a prit la ville de Niksar à Théodore Gabras, duc de Trébizonde, peut-être mis à mort par lui — Théodore Gabras fut pris et mis à mort par les Turcs en 1098 —, nous ne savons par contre pas à qui il prit les anciens territoires de Kakig de Kars. La geste mentionne des combats contre les Grecs. Là aussi, nous pouvons lui faire confiance, car, d'après le témoignage des sources historiques, il semble que les princes arméniens aient tous péri vers 1080, probablement victimes des Grecs contre qui ils se rebellaient, c'est ce que laisse d'ailleurs entendre Matthieu d'Edesse, et que ces régions soient revenues entre les mains de ces derniers. Il est même vraisemblable que c'est pour les punir d'avoir coopéré avec les Turcs que les Grecs exterminèrent les princes arméniens. Et maintenant, examinons les erreurs qui se sont glissées dans l'historiographie au sujet des origines de l'Emir Daniçmend. Une tradition rapportée par certains historiens arméniens d'époques tardives, prête à Dani§mend une origine arménienne, voire même royale, puisqu'elle en fait un prince arsacide. Cette tradition a pour point de départ une phrase, mal interprêtée, de l'historien arménien Matthieu d'Edesse, qui dit que l'émir « perse » Dani§mend était
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« originaire de l'Arménie ». D'autre part, l'historien byzantin du XII e siècle, Cinnamos, dit que l'émir « perse » Dani$mend était venu de « Persarménie ». Dans les deux cas, il convient de donner à ces témoignages une valeur géographique. La « Persarménie » désigne, chez les Byzantins, la partie de l'Arménie appartenant à l'Empire Perse, par opposition à l'Arménie Romaine qui était byzantine. De même, les Byzantins appellent les Turcs des Perses, c'est-àdire l'ennemi séculaire venu d'Iran, quelle que soit son origine. Anne Comnène, contemporaine de l'Emir, précise qu'il était « Perse ». Pour Matthieu d'Edesse qui l'a personnellement connu, il est également « Perse », bien que « originaire de l'Arménie ». S'il fait la louange de Dani§mend, c'est parce que, bien que bon musulman comme il le dit, il sut être bon et généreux envers ses sujets chrétiens, tout comme le grand sultan Melikshah. Mais la situation aurait été bien différente s'il avait été un renégat arménien, tel Philarète ou Gabriel, qui avaient adhéré à l'église grecque et qui sont pour l'historien un objet de mépris et d'aversion. Le témoignage de Matthieu d'Edesse fut répété par l'historien du XIIIe siècle, Vardan, tandis que Nicétas Choniatès, s'inspirant peut-être de Cinnamos, fit de Dani§mend un prince arsacide. Poussant l'exagération plus loin et pensant peut-être au roi Kakig d'Ani qui, excédé par les vexations que lui faisaient subir les Byzantins, avait formé le projet de rejoindre le sultan Melikshah, l'historien du XVIIIe siècle, le Père Tchamitch, a fait de Dani§mend un prince arménien qui, opprimé par les Byzantins, alla implorer la protection de Melikshah et, s'étant converti à l'Islam, avait reçu de lui sa principauté. Accordant trop d'importance à ce témoignage tardif et romancé, certains historiens turcs modernes sont allés jusqu'à enlever à Melik Dani§mend le mérite de ses conquêtes. Là encore, il faut faire confiance à la tradition populaire qui a gardé le souvenir d'un Gazi turc et d'un chef nomade. Nous devons croire Michel le Syrien lorsqu'il dit que Daniçmend, « venu de l'extérieur », avait envahi la Cappadoce. De même, nous devons croire Matthieu d'Edesse et Cinnamos lorsqu'ils disent que Dani§mend était venu d'Arménie ou de « Persarménie », probablement de l'Azerbaydjan et du Vaspouragan, pays qui avaient été morcellés en fiefs donnés à des émirs seldjoucides. Emir Dani§mend a pu être de ceux-là. D'ailleurs, selon une tradition rapportée par les historiens persans du XIVe siècle, notamment Abu Hamid Muhammed Ibn Ibrahim qui fut une des sources de Hafiz-i Abru et de Kerimeddin Mahmud Aksarayi, il aurait été présent à la bataille de Malazgird. Si ce témoignage tardif est sujet à caution, il n'est pas pour cela entièrement négligeable. Les relations rivales certes, mais cependant amicales qu'il entretint avec Kihç Arslan avec qui il combattit les Croisés, seraient plus à l'appui d'une pareille éventualité que de l'hypothèse d'un prince chrétien converti.
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On ne peut passer sous silence un fait assez curieux : l'année 1085 marque une coïncidence de mouvements de Turcs en Anatolie qui semblent, en plusieurs cas, répondre à un appel venant des Arméniens. Ainsi, dans la même année, nous voyons l'occupation d'Antioche par Siileyman, appelé à l'aide par Barsam, fils de l'Arménien Philarète que celui-ci avait emprisonné dans la ville, l'occupation de Malatya par l'oncle maternel du même Siileyman dont la domination se limita au paiement d'un tribut et à l'entretien d'une garnison qui devait permettre à la ville de continuer à mener une existence autonome sous le gouverneur arménien, Gabriel, qui fut sans doute l'instigateur de cette opération dont il semble avoir été le principal bénéficiaire, l'occupation du Djahan, avec Elbistan et Marag, par l'émir Boldaci, également signalée par Matthieu d'Edesse, et enfin, l'occupation de Sivas par l'Emir Dani§mend. Dans deux de ces cas, l'appel des Arméniens paraît certain. Il n'est pas impossible que l'arrivée de Daniçmend à Sivas, ait été, elle aussi, occasionnée par un appel des princes Ardzrouni et de Kakig de Kars. Ceci expliquerait que Danigmend se soit trouvé, dès le début de son intervention, maître de territoires qui avaient appartenu aux princes arméniens, dépossédés et dupés par la politique byzantine. Il y a peut-être une coïncidence entre l'arrivée de Dani§mend et la disparition des princes qui l'avaient sans doute appelé à l'aide. L'intervention de Daniçmend en faveur des Arméniens, justifierait également le panégyrique qu'a fait de lui Matthieu d'Edesse qui dit : « c'est dans l'année 1104-1105, que mourut Dani§mend, grand émir du pays des Romains, homme bon, bienfaiteur des populations, très miséricordieux envers les Chrétiens, et sa perte fut vivement ressentie par tous ceux qui dépendaient de lui ».
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ÉLÉMENTS
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BIBLIOGRAPHIE
Sources Matthieu d'Edesse, Chronique, trad. E. Dulaurier, Paris 1858 (Bibliothèque historique arménienne, CXIX). Anne Comnène, Alexiade, texte et trad. Bernard Leib, 3 vol. Paris 1937-1946 (Collection Byzantine, Guillaume Budé). Michel le Syrien, Chronique, texte et trad. J. B. Chabot, 4 vol. Paris 1899-1910 (vol. III, Paris 1905). Bar Hebraeus (Abu'l Faraj), The Chronography of Gregory Abu'l Faraj, trad. E. W. Budge, London 1932.
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Travaux CL. Cahen, "La première pénétration turque en Asie Mineure", Byzantion XVIII, 5-67. J. Laurent, Byzantins et Turcs Seldjoucides jusqu'en 1081, Nancy 1913. J. Laurent, "Des Grecs aux Croisés, Etude sur l'histoire d'Edesse entre 1071 et 1098", Byzantion I, 1924, 367-449. J. Laurent, "Byzance et les origines du Sultanat de Roum", Mélanges Charles Diehl, I, Paris 1930, 177-182. J. Laurent, "Sur les Emirs Danichmendites jusqu'en 1104", Mélanges Nicolas lorga, Paris 1933,499-506. I. Mélikoff, La Geste de Melik Danigmend — étude critique du Danifmendname, 2 vol. Paris 1960 (Bibliothèque archéologique et historique de l'Institut Français d'Istanbul, tomes X et XI).
ABU MUSLIM, PATRON DES AKHIS
INTRODUCTION Cet article qui constituait une communication au XXIV e Congrès des Orientalistes où il avait reçu un accueil chaleureux de mes collègues de Munich, les regrettés F. Babinger et H. J Kissling, est un des premiers de mes travaux publiés. Je venais de terminer la rédaction d'un ouvrage qui n'avait pas encore été imprimé : Abu Muslim, le "Porte-Hache" du Khorassan, dans la tradition épique turco-iranienne. Cet ouvrage qui me paraît aujourd'hui plein d'imperfections et surtout de lacunes (mais qui fut néanmoins l'objet d'une traduction en persan), a eu une grande importance dans ma vie scientifique. Il a notamment occasionné le changement de direction de mes recherches : de la littérature épique vers l'hagiographie et le Soufisme populaire. J'avais déjà pressenti l'importance du texte étudié, en particulier ses rapports avec la littérature des corporations de métiers. Cette importance, je devais la développer dans les années à venir, au cours de mes recherches. Dans un article suivant, "Le Drame de Kerbela dans la littérature épique turque" {Revue des Études Islamiques 1967, pp. 133-148), la raison du culte d'Abu Muslim prenait pour moi tout son sens : c'était lui le véritable héros du drame de Kerbela, le vengeur de Huseyn qui n'était qu'un martyr dont le sang avait été injustement versé. Abu Muslim, champion désigné par l'Au-delà, était celui qui acquittait le prix de ce sang. Ce rôle de Vengeur de la famille du Prophète, sera repris et remis en valeur plus tard, par Chah Isma'il, et c'est ce qui explique la recrudescence de la popularité d'Abu Muslim dans les milieux populaires turcs favorables aux Kizilbach, surtout chez les Bektachis-Alevis. *
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Il a été démontré, dans des ouvrages consacrés à la Futuvvet, que la littérature turque épique était le principal moyen de propagation de cet idéal parmi les classes illettrées de la population pour lesquelles le héros épique devenait
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l'incarnation de l'Idéal Chevaleresque. Ceci peut se vérifier, en particulier, dans le milieu des corporations de métiers1. Or, parmi les héros épiques célébrés dans ces corporations, il en est un dont les exploits eurent un essor particulièrement grand et dont la légende, cristallisée sous la forme d'un interminable roman épique, est parvenue jusqu'à nous : il s'agit d'Abu Muslim qui, par son double rôle de Champion du peuple et de Défenseur de la religion, devint l'incarnation par excellence de cet idéal dans les milieux artisanaux. La tradition épique et légendaire concernant le Champion des Abbassides, fut rassemblée en Perse, probablement dans la province du Khorassan, en un roman épique qui eut un très grand succès parmi les Akhis. Transportés par ceuxci en Anatolie, ce roman qui existe en version persane, eut plusieurs adaptations en langue turque et Abu Muslim, héros vénéré de la corporation des Akhis, finit par être adopté par les Turcs comme héros national. A partir du Roman d'Abu Muslim, il devait se former tout un cycle épique ayant pour principaux personnages les compagnons du Champion des Abbassides dont les noms se rencontrent souvent dans les ouvrages épiques des Turcs d'Anatolie, ainsi que dans les Futuwetnâme et les Vilâyetnâme de certaines confréries de derviches. Dans un ouvrage que je viens de terminer, intitulé Abu Muslim, le PorteHache du Khorassan dans la tradition épique turco-iranienne2, j'ai consacré de nombreuses pages aux manuscrits de ce roman, turcs et persans, ainsi qu'au narrateur auquel il est attribué, Abu Tahir de Tus, qui fut le prolifique narrateur de contes épiques inspirés du Chahname. Le Roman d'Abu Muslim est une œuvre de la littérature des corporations de métiers. Le récit, à fonds historique, se déroule dans les milieux akhis de Merv et des villes du Khorassan. La conjuration qui fera triompher la cause des Abbassides, se prépare dans le tekye^ des Akhis de Merv, après que le chef de la Revendication Abbasside, Abu Muslim, eût été initié par Muhammed lui-même, comme il convenait à l'être extraordinaire qu'il était. L'initiation a lieu en rêve, comme il est courant dans la littérature épique et hagiographique. Après avoir été revêtu des emblèmes de la Futuvvet, Abu Muslim reçut, toujours en rêve, par l'intermédiaire des trois premiers patrons de la corporation, l'Archange Gabriel, Muhamed et Ali, l'arme qui sera son signe distinctif : la hache. Il reçut encore l'accolade et l'épée du quatrième patron des Akhis, Selman-i
' c f . F. Taeschner, "Der Anteil des Sufismus an der Formung des Futuwwaideals", Der Islam, XXVI, Berlin et Leipzig 1937, 43-74. 2 Paris 1962. •'Tekye désigne un couvent de derviches. Ici, le terme est un anachronisme, car l'organisation des tekye n'apparaît pas avant le XII e siècle. Cf. notre Abu Muslim... pp. 34, 64.
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Farsi. Puis, les quarante Akhis de Merv et leur chef, Akhi Khurdek le Forgeron, vinrent lui prêter serment de fidélité. L'ouvrage a, à la fois, une portée religieuse et sociale : Abu Muslim apparaît d'abord comme le Défenseur de la Religion dans sa lutte contre l'usurpateur. Le récit est empreint de l'idéologie chiite : culte des Douze Imams et croyance en la nature divine d'Ali qu'illustrent plusieurs récits anecdotiques dont un qui est entré dans la tradition bektachie et d'après lequel Ali, après sa mort, serait revenu sur terre pour chercher son propre corps 4 . Du point de vue social, Abu Muslim apparaît comme le champion du peuple dans sa lutte contre les tyrans et contre l'injustice sociale : la conjuration qui mènera à la révolte en faveur de la famille du Prophète, se prépare tout d'abord parmi les gens humbles. Des femmes prennent également part aux réunions des Akhis de Merv, mais ce sont des femmes qui exercent des métiers frappés par un interdit social, des chanteuses ou des danseuses. L'armée contre laquelle Nasr-i Seyyar, le gouverneur de Merv, demande l'aide du Calife Mervan, est composée d'esclaves et de rustres armés de gourdins et combattant à pied. Le champion des pauvres, Abu Muslim, l'est aussi des opprimés, et en particulier des nonmusulmans. Le roman fait à ce sujet preuve d'un admirable esprit de tolérance, ainsi qu'en témoigne la touchante histoire de Mahyar le Juif 5 . Le roman épique qui s'était formé autour du nom d'Abu Muslim et qui fut propagé par les corporations des Akhis parmi les populations turques du Caucase et de l'Anatolie, eut, chez les Turcs, une influence qui ne fut probablement égalée par aucun ouvrage du même genre, pas même par la célèbre Geste de Seyyid Battal. L'influence du Roman d'Abu Muslim se fait sentir dans plusieurs domaines différents dont nous ne citerons ici que deux : la littérature hagiographique et les
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Dans le domaine hagiographique, les vestiges du culte d'Abu Muslim se retrouveront chez les Bektachis. Us sont dûs en partie aux Akhis, en partie à la recrudescence que connut le Roman d'Abu Muslim à l'époque de la propagande safavide. Chah Isma'il, tout comme Abu Muslim, était un champion de la famille du Prophète, c'est-à-dire de l'idéologie chiite 6 . Le Vilâyetnâme de Hadji Bektach contient tout un chapitre du Roman d'Abu Muslim. Ce chapitre a été introduit dans l'histoire traditionnelle de la fondation de l'Ordre dés Bektachis : il y est raconté comment les attributs de derviche furent transmis au fondateur de
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Cf. Abu Muslim... p. 91. Ibid., pp. 104-406. 6 J'avais déjà pressenti le rapprochement à faire entre Abu Muslim et la propagande safavide sous Chah Isma'il : cf. Abu Muslim... p, 79. 5
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l'Ordre, l'un des intermédiaires étant Abu Muslim7. Mais l'influence du Roman d'Abu Muslim ne se manifeste pas seulement dans la littérature des confréries. La vénération dont Abu Muslim fut l'objet, se retrouve jusque dans l'iconographie et les objets symboliques qui ornaient les murs des couvents bektachis : on retrouve ainsi, sur certaines peintures calligraphiques qui ornent les murs du meydarfi et qui sont la représentation calligraphique de la Trinité Divine, Hak-MuhammedAli, une hache symbolique qui encadre le nom de la Divinité. Cette hache dont le sens a été perdu, est la représentation symbolique du teberdâr, du "Porte-Hache", Abu Muslim. La hache qui fut, dans la légende, le signe distinctif d'Abu Muslim, joue dans son roman épique un rôle aussi important que l'épée d'Ali. On retrouve cette même hache parmi les emblèmes bektachis suspendus aux murs des tekye9. Il était évident que le culte d'Abu Muslim, propagé par son roman épique, n'aurait pas manqué d'influencer une autre forme de la littérature des corporations : les Futuvvetnâme. Cette hypothèse se trouve confirmée par l'étude d'un recueil de Futuvvetnâme copiés à Lahore, au XVIIe siècle, et écrits en persan 10 . L'un d'eux, intitulé Zemdjinâme, est un recueil de règles pratiques et morales à l'usage de ceux qui manient le ttifekl\ mot qui désigne, dans le texte, le "mousquet", après avoir désigné la "sarbacane". Le texte nous apprend que le patron de la corporation des tiifekçi, "fabricants de tiifek", était Ahmed-i Zemdji qui fut le compagnon d'Abu Muslim et qui devint le héros d'un roman épique du cycle d'Abu Muslim, le Zemdjinâme12, dont le sujet a été inspiré par les insurrections causées par l'assassinat du Champion des Abbassides. Ce même Futuvvetnâme fait également allusion à Maître Khurdek le Forgeron qui fut, dans le Roman d'Abu Muslim, le chef des Akhis de Merv. Il ressort de ceci que le Champion des Abbasides fut non seulement adopté pour patron des Akhis, mais que le succès de son roman épique fut tel que ses compagnons devinrent à leur tour les patrons de différentes corporations. Le Roman d'Abu Muslim ouvre une porte d'accès à un vaste domaine de recherches auquel devra contribuer tout le cycle épique auquel il a donné naissance et dont plusieurs titres nous ont été révélés. Ouvrages populaires où les héros 7
Cf. E. Gross, Das Vilâyetnâme des Hâggi Beklasch, ein Türkisches Derwisch-Evangelium (Türkische Bibliotek, Band 25). Leipzig 1927, pp. 30 sq. Ce rapprochement entre Abu Muslim et Hadji Bektach semble gêner AbdttkbSki Gölpinarli : Manakíb-i Haci Bekta¡-¡ Veli "VilâyelNâme", Istanbul 1958, pp. 107-108. 8 Meydän, nom donné à la salle de réunion des derviches, dans un tekye. ' c f . Abu Muslim... pp. 66-68. Les images reproduites p. 67 proviennent de l'ouvrage de John K. Birge, The Bektashi Order of Dervishes, London 1937, illustrations 6 et 10. ,0 C e recueil contient trois Futuvvetnâme : cf. Massignon (Louis) et Kassim (H. M.), "Etudes sur les Corporations Musulmanes Indo-Persanes", Revue des Éludes Islamiques, 1972, pp. 264-271. Voir aussi notre Abu Muslim... p. 82. l ' C f . Abu Muslim... pp. 34, 74, 82-83, 12 Ibid., pp. 74-77, 82-83.
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sont l'incarnation d'un idéal religieux et moral, simple et accessible à tous, apportant par leur mystique naïve et touchante, un message susceptible d'être compris du peuple, les romans de chevalerie dont celui d'Abu Muslim est le prototype par excellence, fourniront à l'étude des corporations de métiers, un complément vivant et indispensable.
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DE
BIBLIOGRAPHIE
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LE DRAME DE KERBELÄ DANS LA LITTÉRATURE ÉPIQUE TURQUE»
Il y a quelques années, en étudiant la tradition épique qui s'était cristallisée autour d'Abü Muslim, le Champion des Abbasides 2 , je me suis trouvée devant plusieurs problèmes qui n'ont cessé de me préoccuper depuis. Il y a d'abord celui de la persistance du culte d'Abü Muslim en Anatolie pré-ottomane et ottomane, auquel je n'ai pas encore trouvé de solution satisfaisante : il y a certainement eu une recrudescence de ce culte au temps de la propagande safa vide 3 . Mais Abü Muslim, en sa qualité de Vengeur de la Famille du Prophète, et par là même de « défenseur des faibles » et de « champion du peuple opprimé », incarnait déjà auparavant l'idéal chevaleresque par excellence. Il reste à découvrir ensuite la raison pour laquelle il était particulièrement vénéré dans les corporations de métiers, chez les Ahïs anatoliens, dont ii était devenu un des patrons et grâce auxquels son culte a pénétré dans certaines confréries de derviches, chez les Bektachis, par exemple, ou chez les Qalenderi 4 . Les aventures d'Abü Muslim continuent jusqu'à nos jours à alimenter, en Turquie, une littérature de caractère populaire se rapportant à la « Vengeance de Kerbelâ » et faisant suite à des récits de vulgarisation consacrés au martyre de Huseyn 5 . Le roman épique d'Abü Muslim constitue, en effet, un deuxième épisode au drame de Kerbelâ, et son dénouement. Aussi est-ce surtout dans le but de compléter les recherches sur la signification légendaire d'Abü Muslim, que j'ai entrepris l'étude du texte que je me propose de présenter ici, le Dit du Martyre de Huseyn. J'avais encore une autre raison de m'attacher à l'étude de ce récit épique anatolien, le plus ancien qui nous soit parvenu concernant le martyre de Huseyn : il est dû au même auteur que la version turque du roman d'Abü Muslim, le narrateur Sâdï, qui a vécu au XIV e siècle dans la ville de Qastamonu, et qui semble avoir été un narrateur attitré des milieux ahïs. 'Cette étude a fait l'objet d'une communication à la Société Asiatique de Paris, le 11 mars 1966. Cf. Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan, dans la tradition épique turco-iranienne Paris 1962.
2
3
Cf. Abu Muslim, pp. 73, 79, 93 n. 4. Cf. Abu Muslim, pp. 25-27, 40-41, 63-70, 91, 108, 125, etc. 5 On trouvent quelques titres cités dans Abu Muslim, pp. 25, 70. 4
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En effet, tout comme le Roman d'Abu Muslim, le Dit du Martyre de Huseyn appartient à la littérature des corporations de métiers. Le récit est destiné à être lu devant un auditoire de Aljïs. Le narrateur s'adresse souvent aux Aljis assis devant lui, entrecoupant sa narration d'apostrophes telles que : « O Ahï, écoute-moi Aljï... » 6 . Pour étudier le texte, je me suis servie de deux manuscrits. Le premier, le meilleur et le plus archaïque, est conservé à la bibliothèque de l'Université de Bologne ; il n'est pas daté, et ne porte ni nom d'auteur ni nom de dédicataire7. Les archaïsmes linguistiques m'avaient permis de ramener le texte au XIVe siècle. J'ai reçu, depuis, le microfilm d'un manuscrit récemment découvert et conservé à la bibliothèque de l'Université d'Ankara. Il est beaucoup moins bien écrit que le premier, mais il a l'avantage de contenir un épilogue donnant le nom de l'auteur, la date et le lieu de composition de l'ouvrage8. L'auteur s'appelle Sàdï Meddah. Or, l'auteur de la version turque du roman d'Abu Muslim s'appelle Hàgï Sàdî. Il s'agit bien entendu d'un tahallus, et il y a de fortes chances pour qu'il se réfère au même narrateur9. Le livre a été composé dans la ville de Qastamonu, sous le règne d'Abu Gelâleddin Sâh Beg Bâyezïd, souverain « 'àdil », fils de 'Àdil. Il s'agit de l'émir de Qastamonu, de la famille Gândàrogh, ôelaleddïn Bâyezïd, fils de 'Âdil Beg, connu dans l'histoire ottomane sous le nom de Kôtûriim Bâyezïd, « Bâyezid l'Estropié », qui régna des alentours de 1360 jusqu'à 1385, et qui laissa le souvenir d'un abominable tyran. Sâdi commença son ouvrage au mois de Savvâl 763 et le termina au mois de Zîlhigge de la même année : soit du mois de juillet au mois de septembre 1362. Son ouvrage qui se présente sous la forme d'un mesnevî, en vers remet, contient, d'après l'indication qu'il donne lui-même dans l'épilogue, 3310 vers. Alors que le manuscrit de Bologne n'a point de dédicataire, celui d'Ankara porte, à la place du titre10, la dédicace suivante, en persan : Benàm-i Bàyezid-i babgàyende ve bahgàyij
kerde
« Au nom de Bâyezïd, le donateur dispensant ses faveurs. »
6
Cf. ms. de Bologne ff. 41 v, 61 v, 94 r, 108 r, etc. ; ms. d'Ankara fî. 49 v, 74 r, 85 v, etc. 11 s'agit du manuscrit n° 3325, de la collection Marsigli. Il est composé de 126 folios ; le texte est écrit en neshi vocalisé ; l'écriture est archaïque. ®C'est le manuscrit Ûskildar-Kemankeg n° 528, il est composé de 102 folios ; le texte est écrit en nesta'lik non vocalisé ; l'écriture est assez mauvaise. l-e manuscrit a été copié en 917/1511, par 'Ali ibn Musa. 9 N O U S sommes en droit de supposer que le Dàstàn-i Maqtel-i (iuseyn a été composé avant le roman d'Abu Muslim, à une époque où le narrateur n'était pas encore Hagi. Voir sur Hagi Sàdï, Abu Muslim, pp. 71, 7S-78 ; cependant les éléments de datation que j'ai examinés dans cet ouvrage, doivent être révisés, car je ne connaissais pas encore le Dàstàn-i Maqtel-i Huseyn de Sàdi. 10 Le manuscrit de Bologne a pour titre : Kitàb-i dàstàn-i maqtel-i (Iuseyn ibn 'Ail (f. 1 v) ; dans le manuscrit d'Ankara, ce titre est remplacé par la dédicace à Bâyezid. 7
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Il est cependant probable que cette dédicace, ainsi que l'épilogue, qui ne figurent que dans un seul manuscrit, le moins ancien, ont été ajoutés postérieurement, peut-être à la suite d'une rétribution accordée à l'auteur par l'émir de Qastamonu, car il est à supposer que si Sàdî attendait encore une récompense, il aurait fait précéder son livre d'une préface élogieuse ; or, les quelques vers de louanges, très modérés, ajoutés dans son épilogue, font plutôt penser que Bâyezîd ne s'était pas montré très généreux. Bien que le texte soit écrit en vers, il est probable qu'il s'agit d'une versification d'une première version en prose, car dans les moments de discours pathétiques, des passages en vers sont intercalés aux vers du poème. Ces passages correspondent sans doute aux vers qui ornaient déjà le premier original en prose. Cette hypothèse est corroborée par la rapidité avec laquelle le poète a composé son œuvre. Peut-être est-ce à l'intention ou à la demande de l'émir de Qastamonu que Sàdî a mis son texte en vers ? Peut-être aussi le calcul du nombre de vers auquel il s'est livré dans l'épilogue, fait par ailleurs bien courant, correspondait-il à la rénumération accordée par l'émir, d'après le nombre de vers, selon la tradition dont, du reste, Firdusî eut à souffrir ? Le poème est divisé en dix « séances » destinées à être lues. Il est probable que cette lecture avait lieu pendant les dix premiers jours du mois de Muharrem, au moment de la commémoration du souvenir de Kerbelâ, et que ce sont des narrations analogues qui donnèrent, plus tard, naissance au théâtre religieux, en Perse et dans les pays d'influence iranienne. Sâdi se réfère, tout au long de son récit, à Ibn Munhif ou Munhaf fils de Lut1 qui se serait lui-même servi du récit oral de Yahya12. Il s'agit, sans aucun doute, d'Abû Mihnaf Lut ibn Yahya al-Azdî, mort en 774 de notre ère, qui a composé un des premiers Maqtel-i Huseyn13. Sâdi n'a probablement jamais vu le Maqtel d'Abu Mihnaf dans le nom déformé duquel il voit deux narrateurs différents, mais c'est certainement sur des récits oraux remontant à la tradition d'Abii Mihnaf, que repose son poème. Le poème repose, en effet, sur des événements historiques précis, bien que très romancés et enjolivés de faits miraculeux. Dans la première séance, après les invocations habituelles et les digressions sur la Fatalité du Destin qui est la note dominante du récit, l'auteur I '/fâviii eyle rivâyet eyledi / Ibn-t Munfyif Lùt/ogh sâyledi (ms. Bologne 6 r, 42 v, 51 r, 61 r, 90 v ; ms. Ankara 5 r, 33 v, 41 r, 71 r).
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Ibn Munf/if Ut; ojjh sâyledi / yazdì Yahyadan nvâyet eyledi (ms. Bologne 126 v ; ms. Ankara 3 v, 99 v).
II
Un Maqtel-i Huseyn attribué à Abu Mihnaf a fait l'objet de deux éditions : Bombay 1311 et Nedjef 1343 ; cf. Islam Ansiklopedisi s. v. Huseyin (art. de Ahmed Atej).
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expose les cadres historiques de l'action : tandis que Yezid le Renégat règne à Damas, Huseyn, retiré du monde, demeure à La Mecque, avec sa famille et ses partisans, obéissant ainsi à un ordre du Prophète qui lui avait ordonné de « ne pas tirer son épée dans ce monde ». Pendant ce temps-là, à Kûfa, 72 partisans, réunis dans la maison de Hâni ibn 'Urva 14 , rédigent une lettre invitant Huseyn à venir à Kûfa pour organiser un soulèvement. Huseyn veut partir aussitôt, malgré les conseils de prudence que lui donne son cousin, 'Abdullah ibn 'Abbàs 15 , l'ancêtre des Abbassides. Ce dernier conseille d'envoyer un messager à Kûfa pour se rendre compte de la situation et Huseyn choisit, à cet effet, son cousin, Muslim ibn 'Aqil 16 , qui se met en route, accompagné de ses deux jeunes fils, Muhammed et Ibrahim, deux enfants âgés de dix et de onze ans. La lettre qu'il écrit de Kûfa est un nouveau message d'invitation : une armée de 30.000 hommes, commandée par 72 chefs, attend l'arrivée de Huseyn. Cette fois, Huseyn est décidé à partir, mais 'Abdullah ibn 'Abbâs essaie encore de l'en dissuader : Mon cœur me dit qu'il ne faut pas partir. N'y va pas, prends garde, N'écoute pas ce message : Qui sait ce qu'il en adviendra ! Mais Huseyn lui répond : Nous n'y pouvons rien, ô fils de mon oncle. Nous devons faire face à l'ordre du Destin ! 17 Ici le narrateur interrompt son récit pour rapporter une tradition : un jour, l'Ange Gabriel descendit du ciel et apporta au Prophète, assis dans la Ka'ba, une poignée de terre. « C'est la terre du Paradis, lui dit-il. Mets-la dans un flacon. Elle est maintenant toute blanche, mais lorsqu'elle sera devenue couleur de sang, tu sauras alors avec certitude que le destin de Huseyn doit s'accomplir. » Le Prophète remit ce flacon à Hadïga et lui dit : « Tu donneras ce flacon à Huseyn lorsqu'il te le demandera. »
' 4 U n des notables de Kûfa, partisan des Alides. Arrêté pour avoir caché chez lui Muslim ibn 'Aqil, il fut mis à mort en mËme temps que ce dernier ; cf. E. I. s. v. Hàni b. 'Urwa. '-Vils de l'oncle du Prophète et ancêtre des Abbassides, mort en 687/688 ; les récits le concernant sont sujets à caution, car son nom a été utilisé par la propagande abbasside ; à la mort de 'Ali, il s'était rallié à Mu'àwiya, puis à Yazid ; cf. £. /., s. v. 'Abd Allah b. al-'Abbàs. '^Petit-fils d'Abù Tàlib, oncle du Prophète et père de 'Ali, Muslim fut envoyé par Huseyn à Kufa en éclaiteur, pour s'enquérir de la situation ; découvert dans la maison de Hini ibn 'Urwa, il fut mis à mort ; cf. E. !.. s. v. Muslim ibn 'Aqtt. " C f . ms. de Bologne 8 v ; ms. d'Ankara 7 r.
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Il est assez curieux de voir apparaître ici le nom de Çadïga, et il est plus curieux encore de voir Huseyn, à ce moment-là du récit, aller trouver Qadiga pour lui réclamer la relique que lui avait confiée son aïeul : « elle mit alors le flacon dans la main de Huseyn et il vit que la terre s'était changée en sang ! Il comprit que son heure était venue et se mit à pleurer » 18 . La caravane se met en route, accompagnée par 'Abdullah ibn 'Abbàs. Mais arrivé à la première étape, Huseyn lui dit : « O fils de mon oncle, tu dois retourner dans la ville. » 'Abdullah ibn 'Abbàs proteste et demande à partager le sort de Huseyn, mais celui-ci lui répond : « Nous devons faire face à ce qu'a prescrit la Plume du Destin, Nous n'y pouvons rien... Nous devons être fidèles à notre foi, puisque nous sommes musulmans. » 19 . Et l'ancêtre des Abbassides s'en retourne, malgré lui, vers son destin. Pendant ce temps, Nu'màn, le gouverneur de Kûfa, apprend la présence, dans sa ville, de Muslim ibri 'Aqïl. Il prévient aussitôt Yezïd qui envoie à Kûfa le gouverneur de Basra, 'Ubeydullah ibn Ziyâd20, à la tête d'une armée de 18.000 hommes. 'Ubeydullah pénètre dans la ville par ruse, sous le déguisement de Huseyn, et s'empare ainsi des partisans de ce dernier, parmi lesquels se trouve Muhtàr21 qui est battu et jeté en prison. La deuxième séance est la plus poignante : c'est l'histoire de la mort de Muslim ibn 'Aqil et de ses deux petits garçons. Le narrateur a cherché à créer une ambiance d'épouvante, probablement dans le but de préparer son auditoire à mieux ressentir toute l'intensité du drame qui va se jouer à Kerbelâ. Rien n'a été épargné pour frapper l'imagination d'un public encore primitif. Cependant le narrateur a commis ici une faute du point de vue artistique, car après le récit horrible du meurtre des deux enfants de Muslim, l'histoire des martyrs de Kerbelâ aura perdu de son intensité dramatique. Muslim, découvert par ruse dans la 18 ,9
Cf. ms. de Bologne 9 r.-9 v. b . 11 r ; A. 8 r.
20
En apprenant la présence, à Kufa, de Muslim ibn 'Aqil, le calife Yazîd remplaça le gouverneur de Kûfa, Nu'mân ibn BaSîr al-Ansâri, homme hésitant, par 'Ubaydullah ibn Ziyâd, frère du calife Mu'àwiya et gouverneur de l'Iraq, qui était homme de décision. 21 Mufyâr (622 ?-687) b. Abi 'Ubayd al-Xakafl. partisan des Alides, emprisonné par 'Ubaydullah b. Ziyâd pendant les événements qui causèrent la mort de Muslim ibn 'Aqil, fut le premier à organiser, six ans plus tard, une action vigoureuse pour venger la mort de Husayn ; ayant résisté quatre mois dans la citadelle de Kûfa, il fut tué dans le combat et son corps, mis en pièces, fut suspendu à la grande porte de la mosquée où il demeura jusqu'à l'époque de Haggâg ibn Yùsuf, gouverneur de lïrâk sous k califat de 'Abdal-MaJik (692-705) et de Walïd (705-715). Cf. E. !., s.v. al Muhtàr ; Cl. Cahen ; "Points de vue sur la « Révolution 'àbbfiside »", in Revue Historique, fasc. 468, 1963, pp. 303-306.
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maison de Hânï ibn 'Urva, erre pendant toute une nuit dans les rues de Kufa où il est reconnu et tué, après un rude combat, dans des conditions qui annoncent déjà le martyre de Huseyn et de ses compagnons : assoiffé, il demande à boire à une femme compatissante ; celle-ci lui tend une cruche d'eau, mais son assassin surgit par derrière et brise la cruche avant que Muslim n'ait pu boire. Muslim mourra donc assoiffé, comme le veut le Destin. La femme est lapidée et Hânï ibn 'Urva dans la maison duquel Muslim a été découvert, est mis à mort. Quant aux deux enfants qui ont été massacrés et décapités, leurs têtes ne cessent de réciter le Coran à haute voix, si bien que 'Ubeydullah, glacé d'effroi, ordonne le châtiment du meurtrier ; le corps de celui-ci est jeté dans FEuphrate, mais l'eau n'accepte pas cette malédiction et rejette le cadavre ; on veut alors l'ensevelir, mais la terre indignée rejette le corps ; seul de tous les éléments, le feu accepte de réduire en cendres les restes du lâche assassin. La troisième séance raconte le voyage de Huseyn de La Mecque à Kerbelà. Arrivé dans la plaine de Qâdisiyya, il rencontre une caravane venue de Kufa qui lui apprend les événements qui se sont déroulés : la mort de Muslim et de Hânï ibn 'Urva, l'arrestation de Muhtâr. Pendant ce temps, 'Ubeydullah a envoyé contre Huseyn une armée de 12.000 hommes commandée par IJurr ibn Yezïd 22 qui a reçu l'ordre de lui barrer la route. Par la suite, Hurr passera du côté de Huseyn. Huseyn arrive enfin à Kerbelà : il descend de cheval, ramasse une poignée de terre, la sent et comprend que c'est là l'endroit prédestiné ; il donne l'ordre de dresser le camp. Quand à 'Ubeydullah, il a fait venir le fils de Sa'd-i Vaqqâs, 'Amr 23 , qu'il a comblé d'honneurs et à qui il a donné la province de Rey pour prix de sa trahison ; 'Amr encouragé par son fils aîné qui lui conseille de cueillir les biens que lui offre la fortune, mais contre le gré de son épouse et de son fils cadet qui s'inquiètent du salut de son âme, accepte le commandement de l'armée qui va combattre Huseyn. Il arrive à Kerbelà à la tête de 30.000 hommes et fait occuper les bords du fleuve, afin de couper la route de l'eau à la famille du Prophète : « car si Huseyn venait à s'emparer de l'eau, dit-il, il est certain qu'il mettrait l'armée en déroute ». Huseyn a avec lui 72 hommes, les rebelles sont 55.000 ; ils seront bientôt 85.000. Comprenant qu'il y aura massacre, Huseyn supplie ses compagnons de partir et de le laisser seul : 22 HUIT ibn Yazid, chef arabe qui rencontre Huseyn dans le désert et qui se rallie à lui après lui avoir d'abord barré la route, deviendra, dans les ta'ziye, le premier martyr chiite ; plus tard, dans la légende, il deviendra un personnage de race turque ; cf. Ch. Virolleaud, Le Théâtre Persan ou Le Drame de Kerbelà, Paris 1950, p. 32 pl. I, p. 43 n. 1 ; A. Bombaci, Histoire de la littérature turque, Paris 1968. 23 'Ubaydullah envoya effectivement 'Amr, le fils de Sa'd ibn Waqqâs, à la tête de 4.000 cavaliers, pour arrêter la marche de Huseyn ; selon la tradition, il lui offrit la province de Rey pour lui amener Huseyn mort ou vif ; 'Amr hésita entre le devoir envers le petit-fils du Prophète et l'ambition, mais se laissa tenter par l'appât du gain ; cf. W. Muir, The Caliphate, its Rise, Décliné and Fait. From Original Sources, 2 e éd., Oxford 1892, p. 320.
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« Retournez, mes amis, car mon aïeul m'a dit que je serai tué à Kerbelà... Il faut obéir à l'ordre de Dieu, car c'est de Lui que vient toute chose. Il me faut tenir la promesse que j'ai faite et respecter la dernière volonté du Maître. Car mon grand-père et mon père m'ont »donné de ne pas tirer l'épée dans le dernier combat. Si ce n'avait été leur dernière volonté.. je livrerais aux Rebelles un combat tel que je n'en épargnerais pas un seul ! Mais il nous faut accepter notre destin, O mes amis, Dieu nous a ordonné la patience. » Mais ses compagnons refusent de le quitter et lui répondent : Même si nous avions cent mille âmes, nous les sacrifirions pour la poussière de tes pieds... Nous sommes venus ici pour gouverner, que pouvons-nous, si le sort nous a été contraire ? Nous devons accepter la coupe qui nous vient de Dieu, aussi bien le poison que le sucre ou le miel ! Et si aujourd'hui nous sommes tués en combattant, nous entrerons demain au Paradis24. Dans la quatrième séance, Huseyn fait creuser un fossé autour de son camp ; le fossé est rempli de bois ; Huseyn ordonne d'y mettre le feu. Le combat s'engage dans la nuit, après de nombreuses et vaines palabres entre les deux adversaires. Le premier martyr sera 'Abdullah, le fils de Muslim ibn 'Aqïl, jeune homme de dix-huit ans, qui demande à venger la mort de son père et de ses frères : O Émir, je combattrai jusqu'à ma mort. Le sang versé par mon père et par mes frères, je leur en réclamerai le prix et je les vengerai ! 25 Le premier combat s'engage donc au nom de la vengeance du sang, leitmotiv caractéristique du récit. 'Abdullah succombe, après mille prouesses, torturé par la soif. Comme tous les autres martyrs, il expirera, vaincu par la soif, entre les bras de Huseyn, en réclamant à boire. C'est ensuite le tour de Ziiheyr le héros qui, après mille exploits, vient de s'écrouler près de Huseyn : 24 25
C f . B. 35 V.-36 v. ; a. 27 r.-27 v. C f . B. 46 r. ; A. 36 v.
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« O Ziiheyr, O mon lion, ouvre ton œil, reviens à toi !» Ziiheyr lui dit alors : « O Gloire du monde, on vient de m'apporter de l'eau : je vais pouvoir boire à satiété !» Ce disant, il rendit son âme à Dieu. Personne n'est étemel sur ce monde ! Le Seyyid lui dit : « O martyr de Kerfoelà, as-tu au moins vu ta place dans le Paradis ?» 26 Puis, c'est le combat et la mort de HUIT qui, s'étant repenti, était passé du côté de Huseyn. Le héros expire après une invocation à 'Ali. Huseyn s'écrie : « O Hurr, sur ce monde tu as vécu libre (hurr), dans l'Au-delà, ton nom sera toujours Hurr !» 27 Dans la cinquième séance, sont racontés le combat et la mort du jeune Qâsim, le fils du frère de 'Ali, qui venait d'épouser la fille de Huseyn : le henné du mariage teignait encore ses mains... Les adieux de Huseyn et de Qàsim méritent d'être cités, à cause de leur signification mystique : Le Seyyid lui dit : « O valeureux, tu es pour moi le souvenir de mon oncle. Comment me passerais-je de toi, O mon petit agneau, que dirais-je, dans l'Au-delà, à ton père ? » Il prêta serment à la lumière de Mustafa, au mystère de 'Ali Murta^a. Il découvrit la poitrine de Qâsim, le mystère de 'Alï, il découvrit sa propre poitrine. Il frappa sa poitrine contre la sienne, son visage contre le sien, et ses yeux de narcisse se remplirent de larmes de tristesse 28 . Après Qàsim, c'est son jeune frère de dix-sept ans, Tàlib, qui meurt épuisé par la soif entre les bras de Huseyn :
26
C f . B. 49 r. ; A. 39 r. Ci. B. 50 v. ; A. 40 v. 28 C f . B. 52 r. ; A. 41 v.-42 r.
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« O mon Oncle, dit-il, de l'eau, une gorgée d'eau, O mon Oncle !» Huseyn lui dit en pleurant : « Que puis-je faire, O mon bien-aimé, mes larmes, voilà la seule eau que j'ai à t'offrir !»29 Puis, c'est la mort des fils de Hasan, Qàsim et 'Abdullah, pleurés par leur mère et les femmes. Ensuite, ce sont les frères de Huseyn : 'Avn-i 'Ali, Abu Bekr-i 'Ali, 'Abbàs-i 'Alï. Huseyn, désespéré, implore le ciel de lui envoyer un vengeur, un homme qui sera aussi impitoyable que le sont ses ennemis ! Devant les tortures de ses enfants, il va jusqu'à supplier ses ennemis : il leur offre de s'éloigner à tout jamais, d'aller en Chine, au Turkestan ou en Inde, il offre enfin à ses ennemis de s'interposer, dans l'Au-delà, pour le salut de leur âme, si pour l'amour du Prophète, ils donnent seulement à boire à ses petits enfants ! Mais les ennemis impitoyables vont jusqu'à faire boire un chien devant les yeux des enfants assoiffés30 : « O Dieu, s'écrie encore Huseyn, envoie-leur un vengeur impitoyable qui tuera leurs femmes et leurs enfants, sans leur faire grâce !» La septième séance raconte le combat et la mort des deux fils de Huseyn, 'Alï Akbar et 'Afi Asgar. Enfin, ayant enterré ses fils, Huseyn, dernière victime, revêt ses armes : il prend le bouclier de Hamza, ceint l'épée de 'Ali, 2û'l-Fiqàr, monte sur son cheval, Zû'l-denàh, et s'avance vers la mort. Voyant le cheval revenir sans son cavalier, les femmes comprennent que Huseyn est mort et font entendre leurs lamentations. Seul de toute sa lignée, son fils Zeyn el-'Àbidïn, âgé de sept ans, n'a pas combattu, car son père lui a ordonné de ne pas s'exposer, « afin que notre lignée ne s'éteigne pas » La mort de Huseyn est accompagnée de phénomènes atmosphériques : ténèbres, tremblement de terre, déluge. Le camp de Huseyn est pillé, les femmes sont malmenées, et les ennemis prennent la route de Kûfa, emportant les têtes des victimes et emmenant leurs prisonnières, le visage découvert. Les trois dernières séances racontent les miracles accomplis, sur son passage, par la tête de Huseyn : principalement des conversions de Juifs et de 29
C f . B. 53 V.-54 r. ; A. 43 r.-43 v.
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C f . B. 70 V.-71 v. ; A. 56 r.-56 v.
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Chrétiens éblouis par la lumière qui émane de cette tête et par les apparitions surnaturelles qui l'accompagnent. La tête est enfin présentée à 'Ubeydullah qui est troublé par le regard de colère qu'elle pose sur lui. Il fait venir Mutjtâr, son prisonnier, afin de lui donner la preuve de sa victoire. En voyant la tête de Huseyn, Mufytâr s'évanouit ; il se livre ensuite au désespoir de n'avoir pas été présent à Kerbelâ et jure de ne pas prendre de repos avant d'avoir vengé Huseyn. Cette attitude lui vaut de retourner en prison où il ne cesse d'implorer le Seigneur de le libérer, afin de pouvoir se venger des assassins de Huseyn. Le texte contient ici deux vers significatifs : Il sortit enfin de prison et causa beaucoup de tourments aux Rebelles31. Ces deux vers annoncent, en effet la révolte de Muhtàr, en 687. Il fut le premier à s'insurger pour venger la mort de Huseyn et réclamer le prix du sang de la Famille du Prophète. Il fut aussi le premier à comprendre l'intérêt qu'il y avait à se servir des éléments étrangers, des mawlâ non arabes, et de profiter de leur mécontentement et de leurs revendications sociales pour les entraîner dans son mouvement de révolte. La tête de Huseyn et les prisonnières sont envoyés vers Yezid, à Damas. La tête continue à faire des miracles tout au long du chemin : il y a d'abord la conversion du supérieur d'un grand monastère chrétien, et d'autres faits du même genre. La caravane passe par Mossoul, Nisibin et Alep. Arrivé enfin à Damas, Yezid donne libre cours à sa joie devant la tête de Huseyn et laisse éclater sa haine pour la Famille du Prophète : Je ne laisserai en vie personne de la race de 'Ali et j'anéantirai toute la maison du Prophète... Je me suis maintenant vengé de Muhammed, j'ai tué tous ses fils, j'ai détruit toute sa famille32. Dans sa colère, il frappe la tête avec son sceptre, geste qui remplit d'indignation un envoyé du Qaysar de Rùm qui n'est autre qu'un personnage bien connu de l'épopée de Seyyid Battâl : 'Abdul-Vahhàb. « Il y a, dit-il, dans le pays de Rum, un grand sanctuaire qui est devenu un lieu de pèlerinage parce que, dans sa crypte, est conservé, dans un écrin en or, le 3
' C f . B. 100 r. ; A. 79 r. C f . B. 110 r.-llO v.
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sabot de l'âne qui a servi de monture à Jésus. Les Chrétiens honorent jusqu'au sabot de l'âne qui a porté Jésus, et vous, qui vous dites Musulmans, vous frappez la bouche que le Prophète a tant de fois baisée !»33 Un autre témoin qui manifeste son indignation, est 'Imràn, un « Juif au cœur pur », qui dit à Yezid : « Moi, je descends de David, et depuis soixante-deux générations, les Juifs continuent à m'honorer. Et vous, le Prophète de Dieu est à peine mort que déjà vous tuez ses petits-enfants, avec ruse et tyrannie ! » 34 . Et il appelle des malédictions sur Yezid et annonce, lui aussi, la venue d'un vengeur qui ne fera grâce à personne. Yezid se tourne alors vers les prisonnières, et son regard tombe sur le petit Zeyn el-'Àbidïn que sa mère avait réussi à cacher jusqu'à présent ; il reconnaît en lui un fils de Huseyn. Le petit garçon donne libre cours à ses imprécations. Yezid veut le faire tuer, mais malgré ses sept ans, l'enfant a déjà en lui le pouvoir des miracles et les emblèmes de la sainteté. N'osant porter la main sur lui, Yezid essaie de le gagner et lui dit qu'il peut faire trois vœux qui lui seront accordés : Zeyn el-'Àbidïn demande la tête de son père, le châtiment de son assassin, le maudit Samr, et la permission de lire la hotba le lendemain à la mosquée. À la troisième demande, Yezid éclate de rire. Le récit se termine sur les malédictions lancées par Zeyn el-'Âbidin, le lendemain, du haut de la chaire, pendant la hotba : « l'heure de la vengeance approche, crie-t-il à la population affolée, ce que vous avez fait ne restera pas impuni : Dieu enverra bientôt un vengeur qui anéantira vos femmes et vos enfants et ne fera grâce à personne !» Puis, ce qui reste de la Famille du Prophète se retire à Médine, en attendant que sonne l'heure de la vengeance ! * *
*
Par le fond du sujet, ce récit n'est pas sans rappeler les ta'ziye iraniens auxquels ont sans doute donné naissance des narrations épico-religieuses du même genre 33 . Mais alors que les ta'ziye produisent sur le lecteur, et plus encore probablement sur l'auditeur, l'émotion de la foi naïve et sincère qui les anime, le
33
C f . B. 110 v., 112 1-.-115 r. ; A. 87 V.-90 r. C f . B. 117 r.-117 v. ; A. 91.-92 r. 35 On retrouve, à quelques détails près, tous les éléments du Maqtel de §âdi dans l'ouvrage de Ch. Virolleaud, Le Théâtre persan ou le drame de Kerbela, Paris 1950 ; on en retrouve également les personnages dans l'ouvrage de Ettore Rossi et Alessio Bombaci, Elenco di drammi religiosi persiani (Fondo MSS. Vaticani Cernili), Cité du Vatican 1951. Sur les rapports entre les ta'ziye et les anciennes narrations commémoratives, de caractère épique, cf. Jan Rypka, Iranische Literaturgeschichte, Leipzig 1959, pp. 527-530 ; A. Bombaci, Histoire de la littérature turque, Paris 1968 ; E. Rossi et A. Bombaci, op. cit., X. 34
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récit du martyre de Huseyn de Sâdi est décevant. La raison principale en est que les ta'ziye sont dominés par l'idée iranienne de la rédemption des péchés et que le sacrifice de Huseyn se trouve ainsi justifié et sanctifié. D n'en est pas de même pour le Dit du Martyre de Huseyn qui n'est qu'une longue et pénible lamentation dont le leitmotiv est un cri de vengeance. Ce récit remonte vraisemblablement à une tradition arabe datant de l'époque de la propagande des Abbassides et destinée à justifier les revendications de cette famille. Le récit du martyre de Huseyn, c'est l'histoire d'une fatalité malheureuse qui s'acharne sur le héros, preux chevalier doué de toutes les qualités nécessaires pour triompher facilement de ses ennemis, quel qu'en soit le nombre et les circonstances, mais qui n'a pas le droit de tirer l'épée, à cause d'un ordre venu de l'Au-delà et dont il souffre. Tel qu'il est présenté, son sacrifice n'a pas de sens, si ce n'est d'introduire l'action de celui qui le vengera. Le drame de Kerbelà est par conséquent conçu comme le récit d'une injustice, du sang injustement répandu et qui appelle à la vindicte. Le véritable héros n'est pas Huseyn, victime impuissante devant les coups de la Fatalité, mais son vengeur dont il ne cesse d'évoquer la venue tout au long de son martyre : Si ce n'était l'ordre du Prophète, j'aurais pu les vaincre ; mais puisque nous devons accepter la maie mort, punis-les Toi-même, O Tout-Puissant, envoie-leur un homme qui ne leur montrera aucune pitié, un vengeur qui les exterminera avec leurs femmes et leurs enfants sans leur faire grâce I36 Cette invocation de Huseyn répétée tout au long du récit, c'est le reflet de la haine implacable dont les Abbassides poursuivront leurs ennemis vaincus, aussi bien morts que vivants. D'une part, Huseyn n'apparaît pas comme un héros, parce qu'il a échoué dans son entreprise37, d'autre part, l'action appelle un dénouement : un récit qui se veut héroïque ne peut pas se terminer sur un échec. Les quelques vers concernant Muhtâr, laissent déjà prévoir les actions vengeresses qui vont être entreprises. Mais le véritable héros sera le vengeur victorieux annoncé tout au
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Cf. B. 31 r.-31 v. ; A. 23 r. Cette idée, de même que celle de la vengeance du sang qui anime toute la propagande abbasside, ont ¿té développées dans l'étude de Claude Caben, "Points de vue sur la « Révolution 'abbâside »", Revue Historique, fasc. 468, 1963, pp. 295-338. 37
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long du récit 38 . Et ce héros, c'est Abu Muslim, champion désigné par l'Au-delà pour réclamer le prix du sang injustement versé et poursuivre les coupables du châtiment céleste ; c'est lui qui sera doué d'un pouvoir surnaturel et le roman épique qui lui a été consacré, est animé par un souffle mystique et une puissance qui font défaut dans le Maqtel-i Huseyn. Mais si j'ai été d'abord déçue par la façon dont a été traitée la matière narrative, les problèmes soulevés par le texte ont toutefois fourni une compensation à mes efforts : d'une part, en accentuant le relief de la personnalité légendaire d'Abu Muslim, le texte contribue à expliquer la raison de la faveur exceptionnelle et du culte voué à ce personnage, particulièrement dans l'Anatolie du XIVe siècle, grâce à l'influence de la corporation des Aijis. D'autre part, cette nouvelle œuvre appartenant à la littérature de cette corporation, remet en valeur le problème politique et social des corporations de métiers dans l'Anatolie médiévale. Nous connaissons, d'après le témoignage de sources contemporaines, le rôle important des corporations de métiers dans l'Anatolie du XIV e siècle, principalement durant la période de transition, entre la fin de la dynastie seldjoucide et la prise de pouvoir des différents émirs turcomans, c'est-à-dire à l'époque de la domination ilkhanide. Ibn Battûta nous raconte que là où il n'y avait pas d'autorité centrale, c'étaient les Al)is qui assuraient l'ordre des villes et qui jouaient le rôle d'une police urbaine39. C'était, par exemple, le cas à Ni|de et à Aksaray où les Ahïs détenaient en fait le pouvoir central qui appartenait nominalement aux gouverneurs mongols40. D'après l'hypothèse avancée par Paul Wittek dans son étude sur Ankara au Moyen Âge, l'autorité urbaine exercée par les Ahïs était due au régime mongol qui favorisait les classes marchandes et artisanales dans le but de tirer plus de profit des terres qui leur étaient assujetties 41 . C'est par conséquent la domination ilkhanide qui fut la cause, ou tout au moins une des causes, de l'enrichissement et du développement du mouvement Al}ï en Anatolie. Toujours diaprés Paul Wittek. le grand nombre des Ahïs portant le titre de Seyyid, prouverait qu'il y avait parmi eux une forte majorité d'artisans et de commerçants venus de Syrie et de Mésopotamie42. Cette hypothèse est, dans le cas présent, particulièrement intéressante. Elle est corroborée par le fait que les communautés turques guerrières et encore seminomades ne possédaient pas, comme nous le savons par ailleurs, de classes commerçantes et artisanales. Ce fut même une des principales causes de faiblesse
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C f . B. 31 v„ 59 r„ 66 v„ 85 r . ; A. 23 r„ 47 r„ 53 d„ 66 v„ etc. Cf. Ibn Batüta, i d . Defrimery-Sanguinetti, II, p. 289. 40 C f . Ibn Batüta, loc. eil, p. 286 sq. 41 Cf. Paul Wittek, "Zur Geschichte Angoras im Mittelalter", Festschrift für Georg Jacob Leipzig, 1932, pp. 349-350. 42 C f . Paul Wittek, op. eil., p. 350. 39
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des émirats turcomans. Ceci peut expliquer l'antagonisme manifesté par les émirs turcomans envers cette minorité artisanale et commerçante citadine d'origine étrangère, animosité que nous trouvons reflétée dans les documents de l'époque, tels la Vie des Saints des Derviches Tourneurs de Seyh Eflàkï 43 et, un peu plus tard, la chronique qaramanide de Sikârî 44 . Dans le cas qui nous intéresse, cela expliquerait la persistance, parmi les d'une tradition arabe, provenant sans doute des milieux syriens et mésopotamiens de la Futuwwa auxquels cette corporation était liée. J'ai émis tout à l'heure l'hypothèse que le Maqtel de Sàdï remonterait à une tradition datant de l'époque de la propagande abbasside et aurait appartenu à une littérature narrative populaire destinée à soulever les masses en faveur des revendications de cette dynastie. Cette hypothèse est corroborée par la présence, dans le Maqtel, de l'ancêtre des Abbassides, 'Abdullah-i ' Ahbàs, qui apparaît comme un sage conseiller, hostile au départ de la Famille du Prophète, mais néanmoins désireux de partager son sort dans le drame final : il doit toutefois se soumettre à la Volonté Divine qui est exprimée par la bouche de Huseyn dont les paroles d'adieu laissent déjà présager du Destin réservé à sa descendance. Non moins significative est l'allusion, dans la suite du récit, au mouvement soulevé par Muhtâr. On sait que la propagande abbasside a utilisé plus tard l'èxemple de Muhtâr en s'appuyant sur des mawlà indigènes, de niveau sociàl médiocre, des gens exerçant de petits métiers urbains, des artisans ou de petits commerçants. C'est, en effet, l'ambiance dans laquelle se déroule le roman épique d'Abu Muslim. Cette littérature narrative populaire que l'on voit fleurir chez les Ahïs anatoliens du XIVe siècle, qui l'ont sans doute empruntée aux milieux corporatifs mésopotamiens auxquels ils étaient liés, serait peut-être due à une recrudescence d'une littérature narrative populaire de tradition abbasside, datant de l'époque où le calife Nàsir (1180-1225) réorganisait l'institution de la Futuwwa dans le but de renforcer le pouvoir du califat à son déclin. Les milieux corporatifs ont, en effet, de tous temps, joué le rôle de conservateurs des traditions et c'est sans doute grâce à eux, puis aux confréries de derviches auxquelles ils se sont ensuite amalgamés, que le récit du martyre de Quseyn, tel que l'a exposé le narrateur du XIVe siècle, continue à vivre, en Turquie, jusqu'à nos jours. Tout comme la tradition concernant Abd Muslim, le Maqtel de Sàdî et ses remaniements, alimentent toujours une littérature moderne, de vulgarisation populaire, semi-religieuse,
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Cf. Cl. Huait, Les Saints des Derviches Tourneurs, II, Paris, 1922, pp. 112-114, 238-241. ^Sikâri raconte comment les A|ps de Konya prirent le parti des Mongols contre les Qaramanides et aidèrent les premiers à reprendre ta ville aux seconds ; ailleurs, il raconte comment A()i Murâd, gouverneur d'Antalya, refusa de livrer la ville au Qaramanide Mehmed y an qui vint l'assiéger et fut tué dans le combat : cf. Mes'ud Koman, fikâri'nin Karaman ogullart tarihi, Konya 1946 (Konya Halkevi Tarih ve Mttze Komitesi Yaymlan : Sen I, Sayi 2), pp. 67-68 et 18S.
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semi-épique, accessible dans la plupart des librairies de Turquie4*. Plus encore, le récit a même trouvé sa place dans des travaux de caractère scientifique qui, s'étant servi du Maqtel de Sâdî ou de ses remaniements, vont jusqu'à en reproduire le récit dans ses détails, sans faire de discrimination entre la tradition légendaire populaire et la vérité historique.
On trouvera par exemple, le Maqtel de Sâdi reproduit, dans tous ses détails, dans la partie concernant Huseyn (c'est-à-dire les deux tiers du livre), de l'ouvrage de Hasan tpçi, Menaklb-i Âl-i Resul, Istanbul, 1960. Voir, ci-dessus, n. 5.
QUI ÉTAIT SARI SALTUK ? QUELQUES REMARQUES SUR LES MANUSCRITS DU SALTUKNÂME
Depuis quelques années, on constate un renouveau d'intérêt pour le Saltuknâme, à la suite de l'édition par Fahir Iz, du manuscrit de Topkapi Sarayi1. Dernièrement, une analyse exhaustive de cet écrit romanesque a été faite par Kemal Yiice 2 , mais l'auteur s'est contenté de l'analyser en détails, sans le soumettre à une étude critique. Or, le Saltuknâme est un texte particulièrement touffu et difficile à interpréter, à cause de la multitude d'éléments hétérodoxes qu'il contient et parce que rien, dans cet enchevêtrement, ne laisse apparaître la réalité historique du héros qui a inspiré l'œuvre : le derviche-gazi Sari Saltuk, qui a vécu dans la deuxième moitié du XIIIe siècle. Les légendes le concernant ont été amassées quelques deux cent ans plus tard, par Ebû'l Hayr-i Rûmî, à la demande de Djem Sultan. Ebû'l Hayr-i Rûmî semble avoir été le conteur attitré du prince3. En 1473, pendant sa campagne contre Uzun Hasan Akkoyunlu, Mehmed II nomma Djem Sultan muhafiz (gardien) de la forteresse d'Edirne. Ayant entendu parler de San Saltuk, le prince chargea son conteur de rassembler pour lui le récit de ses aventures. À sa demande, Ebû'l Hayr aurait parcouru la Roumélie pendant sept ans, à la recherche de ces légendes. C'est donc vers 1480 qu'il composa le Saltuknâme, il est certain qu'il y a incorporé nombre de légendes entendues et n'ayant aucun rapport avec le héros principal, son but étant surtout de trouver de la matière pour amuser le prince.
' Saltuknâme, The Legend of Sari Saltuk Collected From Oral Traditions by EbÛ-l-Hayr Rûmî, Text in Fac simile With Critical, and Stylistic Analysis and Index, bv Fahir Iz. Edited by jinasi Tekin, Harvard University, 1974-1976 sq. ^Kemal Yiice, Saltuknâme'de Tarihi, Dint ve Efsanevi Unsurlari, Ankara 1987 (Kiiltiir ve Turizm Bakaniigi Yayinlan). 3
Cf. Manuscrit de Topkapi Sarayi, Hazine 16]2, ff. 616 a-b.
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En 1481, à la mort de Mehmed II, commença la guerre fratricide entre Bayezid II et Djem Sultan. C'est peut-être la raison pour laquelle le manuscrit d'Ebû'l Hayr-i Rûmî a sommeillé pendant un siècle. À la fin du XVIe siècle, on voit apparaître des copies du Saltuknâme, se référant à l'œuvre d'Ebû'l Hayr-i Rûmî. Le seul manuscrit à peu près complet — il ne manque que le premier folio — est daté de 1000/1591. C'est celui de Topkapi Sarayi, Hazine 1612, qui a été édité par Fahiz tz 4 . Entre la compilation d'Ebû'l Hayr et l'apparition des manuscrits du Saltuknâme, plus d'un siècle s'est écoulé. Beaucoup d'événements s'étaient produits. Aussi trouve-t-on nombre d'anachronismes par rapport à l'époque où vivait Ebû'l Hayr. Beaucoup de détails ont été ajoutés par les copistes. On a principalement cherché à revêtir le héros d'un vernis d'orthodoxie sunnite. Il y avait eu, en effet, entre temps, la propagande chiite de Chah Isma'il et la réplique violente de Selim I. La polémique contre les Chiites qu'on appelait "Râfizî" (hérétiques), était entrée dans une phase aiguë après la guerre ottomano-safavide et la bataille de Tchaldiran. C'est aux copistes que sont dûs les détails ajoutés au Saltuknâme où Sari Saltuk fait figure de sunnite militant, proclamant la supériorité du rite hanéfite sur tous les autres et menant une propagande acharnée contre les "Râfizî". Le Prophète lui apparaît en rêve pour lui ordonner de tuer tous les Râfizî. Il les combat à Bagdad et en Iran (folio 218). Il profane le tombeau d'Isma'il, leur chef, et brûle son mausolée (ff. 373-374). Ce n'est certainement pas à Ebû'l Hayr que ces détails d'un autre siècle doivent être attribués. Il en est de même de l'épithète "sunnî" qui apparaît tout au long du texte. Au XV e siècle, sous le règne de Mehmed II, la polémique sunnite-chiite n'était pas entrée dans sa phase critique. Celle-ci n'apparaîtra que lors de la propagande anti-sunnite de Chah Isma'il. Lorsque le Saltuknâme est dépouillé de ces anachronismes dûs aux copistes de la fin du XVI e siècle, Sari Saltuk apparaît sous l'aspect d'un "derviche-colonisateur", ce qu'il fut réellement. Dans le Saltuknâme, on trouve nombre de légendes qui font partie du répertoire des épopées turques en général : combats avec les div et les dragons, symbolisme ornithologique appartenant aux substrats chamaniques encore vivants dans les épopées et les récits hagiographiques. San Saltuk se ^Jusqu'à présent, on connaît trois manuscrits du Saltuknâme : celui de Topkapi Sarayi, Hazine 1612, copié en 1000/1591 par un copiste inconnu ; celui de Bor, Halil Bey KUtiiphanesi, copié en 1576 (989), manuscrit incomplet, mais qui a été complété plus tard, sur le manuscrit précédent, par un copiste inconnu. Tous ces manuscrits se réfirent à la version de Ebû'l-Hayr Rûmî, fait i la demande de Djem Sultan.
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métamorphose en oie sauvage, oiseau migrateur qui joue un grand rôle dans la mythologie des peuples nomades. On trouve également des attributions magiques donnés au kazan (chaudron) qui est un autre élément chamanique. Mais on ne trouve par contre rien, dans l'épopée, qui rappelle les faits historiques auxquels est lié le nom de Sari Saltuk : l'installation des tribus turks en Dobroudja et la première colonisation turque de cette région, en 1263-1264. Ces faits sont relatés dans le Seldjuknâme de Yazidjioghlu Ali, composé en 1424 (827). Ils ont été repris en 1579 par un historien de cour, Seyyid Lokman, dans une chronique abrégée intitulée Oguznâme*. D'après le récit de Yazidjioghlu Ali — qui se réfère à tbn-i Bibi — Izzeddin Keykâvus II, fuyant les méfaits des Hkhanides, s'était réfugié à Byzance. auprès de Michel VIII Paléologue, avec ses fils et une partie de sa cour. Un jour, tzzedin Keykâvus et Ali Bahadur, dirent à Vasilyos, c'est-à-dire au Basileus : "Biz Tiirkiiz, da'ima $ehirde oturamayiz. Bize yaylak ve ki§lak olacak yer versen de Anadolu'dan bize uyanlar gelse"6. (Nous sommes des Tttrks7, nous ne pouvons pas continuellement vivre dans la ville. Donne-nous des paturages et des hivernages, afin que nos sujets qui sont restés en Anatolie puissent nous rejoindre). Le Basileus leur octroya la région de Dobroudja. Les Turks envoyèrent en secret porter le message à ceux de leurs clans. Ceux-ci arrivèrent des montagnes d'îznik et traversèrent la mer à Ûskiidar. À leur tête se trouvait San Saltuk8. Trente ou quarante oba (clans) débarquèrent en Dobroudja, soit, d'après Seyyid Lokman, 10.000 ou 12.000 Turkmens9. Ces faits sont confirmés par les historiens byzantins, Pachymères et Gregoras10. La Dobroudja était un corridor à travers lequel les Tatars de la Horde d'Or, établis en Crimée, passaient pendant leurs incursions dans les Balkans. Michel VIII y installa les Turkmens de façon à ériger un obstacle contre les incursions des Tatars11.
Cf. Paul Wittek, "Yazijioghlu Ali on the Christian Turks of the Dobruja", BSOAS 1952, XIX (3), pp. 639-668 ; Aurel Decei, "Le problème de la colonisation des Turcs Seldjoucides dans le Dobragea au XIIIe siècle", Ankara Oniv. D.T.C. Fakiiilesi, Tarih Arajfirmalan Dergisi, cilt VI, N° 10-11, Ankara 1972, pp. 85-111. 6 Cf. Aurel Decei, op. cit., pp. 87-88. ' A cette époque, le terme "Tttrk" signifiait un nomade, pas encore converti à l'Islam. "Tiirkmen" avait le même sens. 8 Cf. Aurel Decei, op. cit., p. 88. 9 Cf. Franz Babinger, t.A., s. v. San Saitik Dede. ,0 C f . Paul Wittek, op. cit.. pp. 655-664 ; Aurel Decei, op. cit., p. 97. H C f . Paul Wittek, op. cit., p. 654.
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Après le départ des Turkmens, le Sultan tzzeddin Keykâvus fit une tentative pour renverser le Basileus. Ayant échoué, il fut emprisonné dans une forteresse, avec ses deux fils. Délivré par les Tatars de la Horde d'Or, il se réfugia en Crimée avec ses fils. Sari Saltuk qui avait participé à cette expédition avec ses Turkmens, s'installa en Crimée pour un certain temps12. Izzedin Keykâvus mourut en 1280 (679). Son fils Mes'ud qui lui succéda, s'apprêta à retourner en Anatolie. Avec la permission du Khan de la Horde d'Or, San Saltuk revint, avec ses nomades (goçereli) et leur bétail, dans leur pays, c'est-à-dire la Dobroudja. Il y resta jusqu'à sa mort13. Après sa mort autour de 1300, une partie des Turks de la Dobroudja, ayant eu assez de vivre parmi les Mécréants, émigrèrent en pays de Karesi avec, à leur tête, Halil Edje 14 . Ceux qui restèrent, se seraient convertis au Christianisme. Ces faits sont confirmés par les historiens byzantins : Pachymères, parlant des Tourkopoulos, peu après 1300, dit qu'il sont des Chrétiens de fraîche date et qu'ils sont arrivés récemment "de pays situés au nord". Gregoras, en 1307, parle des Tourkopoulos, soldats turks baptisés et enrôlés dans l'armée15. Ce serait là l'origine des Gagaouzes16. D'après le récit des sources turques, nous avons affaire à des tribus nomades dont le but n'était pas de construire des villes, mais de coloniser la Dobroudja qui leur avait été donnée, en continuant à y vivre selon leurs usages. Les deux ou trois villes musulmanes qu'ils sont dits avoir fondées, l'ont probablement été plus tard, lorsqu'ils furent déjà sédentarisés. Kemal Yiice avance une hypothèse intéressante : d'après lui, ce sont les tribus Tchepni qui nomadisaient entre tznik et Sinope, poussant parfois jusqu'à Trébizonde. Les Turkmens qui ont émigré en Dobroudja avec Sari Saltuk, auraient été des Tchepni. Dans ce cas, San Saltuk aurait appartenu à la tribu des Tchepni17.
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Cf. Paul Wittek, op. cit., pp. 648 sq. ; Aurel Decei, op. cit., pp. 88-89. Cf. Paul Wittek, op. cit., p. 649 ; Aurel Decei, op. cit., pp. 89-90 14 Cf. Paul Wittek, op. cit., p. 651 ; Aurel Decei, op. cit., p. 90. 15 Cf. Paul Wittek, op. cit., pp. 655-664. "*Sur le problème des Gagaouzes, voir Kemal H. Karpat, "Gagauzlarin tarihi mençei iizerine ve folklorundan parçalar", /. Uluslararast Tiirk Folklor Kongresi, Bildiriler, I. Cilt, Ankara 1976, pp. 163-171. 17 Cf. Kemal YUce, Saltuk-nâme, pp. 86-88 ; A. Ya$ar Ocak, La révolte de Baba Resul ou la formation de l'hétérodoxie musulmane en Anatolie au XHF siècle, Ankara 1989, p. 67 (Publications du T.T.K., série VII, N° 99). D'après Faruk Sttmer, de nombreuses tribus Tchepni vivaient aux environs de Sinope durant les années 1270-1280 ; une grande partie de ces tribus était hétérodoxe (bâtini). 13
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San Saltuk semble effectivement avoir été un chef tiirkmen qui a conduit plusieurs clans de sa tribu en Dobroudja, où ils se sont installés et qu'ils ont colonisée. Il a dû cumuler les fonctions de chef de tribu et de chef religieux, selon la tradition des "Baba" turkmens, c'est pourquoi il est Saltuk Baba ou Saltuk Dede. *
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Après avoir exposé les événements historiques mêlés au nom de Sari Saltuk, essayons de cerner les caractéristiques du personnage. Voyons d'abord ce que nous apprennent de lui les voyageurs : Ibn Battûta qui a visité les régions où vécut San Saltuk une cinquantaine d'années après sa mort, dit être arrivé, après avoir quitté la Crimée, dans une ville connue sous le nom de "Baba Saltuk". Voici comment il juge San Saltuk : "On dit que Sari Sultak était un mystique extatique, mais on rapporte de lui des choses que réprouve la loi religieuse"18. La plus ancienne source relative à Sari Saltuk, le décrit donc comme un saint personnage, teinté d'hétérodoxie. La tradition donne comme disciple à San Saltuk un curieux personnage. Il s'agit de Barak Baba un derviche hétérodoxe qui fréquenta les cours de Ghazan Khan et d'Oldjaytu, où il faisait des miracles et étonnait ses contemporains par ses pratiques ornithologiques, teintées de Chamanisme. D'après la légende relative à San Saltuk, Barak aurait été un prince seldjoucide qui serait resté à Byzance et y aurait été baptisé. San Saltuk, demanda au Patriarche de lui confier Barak. Le Patriarche, convaincu de la sainteté de San Saltuk, accéda à sa demande. Sous l'influence de San Saltuk, le prince serait redevenu musulman et se serait mis au service du saint qui lui aurait donné comme nom Barak "le chien"19. Mais ce n'est qu'une des multiples légendes concernant Barak Baba et certainement pas la plus plausible. Bien qu'il soit revendiqué par les Bektachis 20 , San Saltuk n'a probablement aucun rapport avec Hadji Bektach, ni avec le mouvement des Baba'is dont Hadji Bektach est issu, autrement son nom aurait été mentionné Ibn Battûta, Travels in Asia and Africa : 1325-1354, translated and edited by H.A.R. Gibb, London 1965 (5 e éd.), pp. 153, 165, 357 ; Ibn Battutâ, Voyages, II : De La Mecque aux Steppes russes, trad. C. Defremery et B. R. Sanguinetti, Paris 1982 (réédition) (Maspéro-Découverte), pp. 238-239. 19 Sur Barak Baba, voir Fuat Kópriilü, Influence du Chamanisme turco-mongo! sur les ordres mystiques musulmans, Istanbul 1929 (Tiirkiyat Enstitilsii Yaymlan) ; Abdiilbâki Gfllpmarli, Yunus Entre ve Tasawuf, Istanbul 1961, pp. 252-279 ; A. Yasar Ocak, La révolte de Baba Resul, pp. 105-110. Cf. Abdiilbâki Gôlpmarli, Manâkib-Haci Bektayi Veli-Vilâyetnâme, Istanbul 1958, pp. 5448.
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L'ÉPOPÉE
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MYTHE
dans le Menâkibnâme que Elvan Djelebi a consacré à son aïeul Baba tlyas-i Horasanî, un des principaux chefs du mouvement21. Evliya Djelebi qui écrit que San Saltuk est allé en Dobroudja par ordre de Hadji Bektach, s'est probablement inspiré du Vilâyetnâme de ce saint. Revenons maintenant au Saltuknâme pour y analyser les éléments hétérodoxes qui y foisonnent et qui sont en contradiction avec l'image d'un Sari Saltuk défenseur acharné du Sunnisme. San Saltuk voit apparaître Hazret-i Ali en rêve, qui lui raconte une tradition très répandue dans les milieux Alevis-Bektachis : "Quand je serai mort, on verra venir un personnage voilé, conduisant un chameau, qui viendra prendre mon cercueil". Ce personnage voilé n'est autre que Ali lui-même (ff. 398-399). On trouve d'autres éléments communs aux Bektachis-Alevis : pendant le mois de Muharrem, San Saltuk fait cuire le ashure22, il se vêt de noir et tient trois jours de jeûne (f. 303). Il s'agit du deuil traditionnel tenu par les Alevis-Bektachis pour commémorer les martyrs de Kerbelâ. Un autre fait caractéristique est la rencontre de San Saltuk avec un derviche Kalenderi (f. 364a) qui a la tête, la barbe, les moustaches et les sourcils rasés. Il devient son Ahiret kardefi, "frère de l'au-delà" (ff. 362-366). La coutume du Ahiret kardefi est obligatoire chez les Alevis. Quant aux Kalenderi, c'était un ordre de derviches errants, hétérodoxes et marginaux23. Fuat Kôpriilii a discerné, avec l'intuition qui le caractérise, les rapports entre les Alevis d'Anatolie et les Baba'is. Il voyait dans les Turkmens qui étaient revenus en Anatolie au temps de Karesioglu Kara Isa, les descendants des Baba'is24. Bien que rien ne nous permette de considérer San Saltuk comme un de ceux-ci, les croyances religieuses des anciens Baba'is n'étaient probablement pas différentes de l'Islam populaire et hétérodoxe professé par les Turkmens qui n'avaient pas encore coupé le cordon ombilical qui les rattachait à leurs anciennes traditions chamaniques. Les légendes de San Saltuk sont surtout dominées par une atmosphère de syncrétisme christiano-musulman. Ce syncrétisme est caractéristique de l'époque à laquelle il vivait. Nous avons vu le Christianisme et l'Islam se côtoyer : San 21
Elvan Celebi, Menâkibû'l-Kudsiyye fi MenâsM'l-Ûnsiyye, édité par Ismail E. Erünsel et A. Yajar Ocak, Istanbul 1984 (Edebiyat Fakiiltesi Matbaasi). 22 Mets rituel prépari par les Alevis-Bektachis en commémoration de la tragédie de Kerbelâ 23 C f . Irène Mélikoff, "Une coutume des Bektachis-Alevis : Musahib ou Ahiret kardeji", dans Irène Mélikoff, Sur les traces du soufisme turc : recherches sur l'Islam hétérodoxe en Anatolie, Istanbul 1992 (Analecta Isisiana III), pp. 95-103. Sur les Kalenderi, cf. A. Yaçar Ocak, Osmanli Imparatorlugunda marjinal säfilik : Katenderfler (XIV.-XV1I. ylizyillar), Ankara 1992 (T T K ) 24 C f . Fuat Kôpriilii, Türk Edebiyatmda ilk Mutasawiflar. Ankara 1966 (2e éd.), pp. 45-48.
QUI
ÉTAIT
SARI
S ALTUK
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Saltuk, tout comme Barak Baba, présente un aspect chrétien et un aspect musulman. San Saltuk est dit être versé en théologie chrétienne et parler toutes les langues à la fois. 11 trompe son entourage en officiant à Sainte Sophie, sans attirer la moindre méfiance. Dans les pays balkaniques où sa mémoire est vénérée, San Saltuk est confondu avec des saints chrétiens tels que St Nicolas, St Spyridon, St Georges (à cause de la légende du dragon), St Elie, St Siméon, St Naum. À Kaliagra, sa tombe est vénérée à la fois par les Musulmans et les Chrétiens. À Okhrid, elle se trouve dans le monastère chrétien de St Naum. D'après Hasluck, Bayezid II aurait fait bâtir le mausolée de San Saltuk, sur l'emplacement de la tombe d'un saint chrétien. Ce savant a étudié les différents sites en pays chrétiens où se trouvent disséminés les tombeaux et les mausolées de San Saltuk 25 . On ne saurait passer sous silence un fait qui a ému certains chercheurs : en 1538, Siileyman le Magnifique, passant par la Dobroudja, pendant sa campagne en Moldavie, visita le mausolée de San Saltuk à Baba Dagi. Désirant se renseigner sur le saint, le Sultan demanda à Ebû's-Su'ud Efendi (1490-1574), bien connu pour son érudition et qui remplit pendant trente ans la dignité de Cheykhiil- Islam : "San Saltuk evliya'ullah'dan mi dur?" "Est-ce que San Saltuk compte par les saints de Dieu?" Ebû's-Su'ud émit le fetva suivant : "Riyazetde kadid olmu$ bir ke§i§", "un moine émacié par l'ascèse" 26 . Cette réponse surprenante a amené certains chercheurs à émettre des doutes sur le jugement du Cheykh-ul-Islam. Or, il me semble que c'est plutôt la personnalité de San Saltuk qui doit être remise en cause : il fut certainement un chef de tribu turkmen, sans doute également un chef religieux. Il fut le premier colonisateur tiirk des Balkans, plus particulièrement de la région de la Dobroudja. Mais il ne faut voir en lui ni un missionnaire, ni un âpôtre. Il professait probablement le même Islam hétérodoxe que les Babaîs qui ont déclenché le mouvement baba?, et qui s'est perpétué dans l'Islam populaire des Alevis-Bektachis. Il a émigré dans des régions où le Christianisme, encore mal enraciné, avait à lutter contre l'hérésie bogomile, venue elle aussi d'Anatolie. Ce facteur a dû favoriser l'expansion de l'Islamisme dans ces régions, mais un Islamisme à couleur hétérodoxe. Le nom de San Saltuk est lié à la propagation de l'Islam parmi les populations slaves. Il doit être considéré comme le symbole d'un syncrétisme islamo-chrétien caractéristique des Balkans. Il demeure également le symbole éloquent de l'esprit de tolérance religieuse qui dominait durant les premiers siècles de la conquête turque. 25 Cf. Franz Babinger, I.A., s. v. Sari Saltik Dede ; F. W. Hasluck, Christianity and Islam under the Sultans, Oxford (Clarendon Press), 2 vol. 1929, pp. 429-439.
Cf. M. Tayyib Okie, "San Saltuk'a ait bir Fetva", Ankara Vniv. ildhiyat Fakiiltesi Mecmuasi, vol. I, N° 1, pp. 48-58.
LA FLEUR DE LA SOUFFRANCE Recherche sur le Sens Symbolique de Lâle Dans la Poésie Mystique Turco-Iranienne1
Depuis que le monde européen s'est intéressé à la littérature orientale, les traducteurs ont rendu familières certaines images conventionnelles de la poésie classique, soit persane soit turque, telles la rose, le rossignol, ou la tulipe à laquelle est comparé l'éclat des joues de l'être aimé. Que ce soit à travers les quatrains de 'Omar Hayyàm ou les gazel de Hàfi?, pour ne citer que les auteurs les plus couramment traduits, ces images sont devenues tellement stéréotypées qu'il ne viendrait pas à l'esprit de mettre en doute le sens des termes habituellement employés. Ainsi, le terme persan lâle est-il toujours traduit par « tulipe ». Voici un exemple, bien connu, tiré de 'Omar Hayyàm : « Je suis beau : mon visage est pareil à la tulipe, ma taille est celle du cyprès, mais je ne comprends pas pourquoi, sur cette terre de perdition, le Peintre Éternel m'a-t-il paré de la sorte ?»2 En voici un autre, tiré de Hâfi? :
*Cet article a fait l'objet d'une communication à la Société Ernest-Renan, le samedi 25 novembre 1967. le tiens à exprimer ma reconnaissance à mon cher maître Henri Massé, pour les précieuses indications qu'il a bien voulu me donner au moment où je travaillais & cette étude ; je remercie également mes collègues et amis, MM. Firouz Bagherzadeh et M. Mokri, pour l'aide qu'ils m'ont apportée dans la recherche des exemples persans. 2 Her çend ke reng o buy zibâ'st mari ço là'le-i roboço serv-i balâ'St mars ma'lûm nejeved ke der tarabbâne-i hâk nakkâ$-ezel behre ço arast mari
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MYTHE
« Lorsque le Soleil tendit, au-dessus de l'horizon, sa coupe de vin, on vit apparaître, sur les joues de l'échanson, des milliers de tulipes » 3 Pourtant, à plusieurs reprises, il m'est arrivé de mettre en doute l'identification du làle avec la « tulipe ». La première fois, c'était à Smyrne, il y a déjà assez longtemps. C'était le début du printemps et toute la campagne était couverte d'anémones d'une très belle couleur écarlate. Et ces anémones étaient appelées làle. Lorsque je manifestais mon étonnement, on me répondait que la tulipe était une « làle de culture » et l'anémone une « làle sauvage ». Cette explication ne me satisfaisait pas, car la tulipe appartient à la famille des Liliacées et l'anémone à celle des Renonculacées. Mais je crus à une explication populaire et je n'y attachai pas trop d'importance. Je me trouvai pour la deuxième fois devant ce problème en lisant l'Histoire de la Littérature turque d'Alessio Bombaci. En commentant l'image évoquée par un poète câgatay du XVe siècle, Lutfî de Hérat : « La tulipe a honte d'avoir pris la couleur de ton visage et n'entre pas dans la ville tant qu'on ne lui a pas lié le cou... » l'auteur italien explique que les tulipes étaient alors considérées en Orient comme des fleurs sauvages, d'où l'usage d'en faire des gerbes et de les apporter dans la ville4 Outre le fait que la tulipe ne peut guère être considérée comme fleur sauvage, même si elle remonte à un prototype de fleur sauvage, la particularité de la tulipe étant d'avoir une corolle qui se dresse rigidement au bout de sa tige, il est difficile d'imaginer une tulipe laissant lamentablement pencher sa tête. Bombaci a dû avoir le même sentiment que moi, puisque, dans son livre, il a éprouvé, à deux reprises, le besoin de mettre une note explicative. La troisième fois où je sentis s'éveiller en moi un doute au sujet de la « tulipe », ce fut en lisant dans les « Mémoires » de Bàbur, le conquérant de l'Inde, le passage suivant : « Sur les coteaux, poussaient des tulipes de toutes espèces et de toutes couleurs. Un jour, je fis compter les espèces, et il en résulta 33 ou 34, toutes
Ço aft&b mey ez ma$rik piyâle bcrâyed 2e bâg-i âru?-i sala hezàr làle berâyed (Cf. A. J. Arberry, Fifty Poems offiafiz. Cambridge, 1947, p. 58,1. 1-2). 4 Alessio Bombaci, Histoire de ia Linirature turque, Paris, 1968, pp. 113, 212.
LE S E N S
SYMBOLIQUE
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différentes. L'une d'elles exhalait un parfum un peu semblable à celui de la rose rouge ; je l'appelai la 'tulipe au parfum de rose' » 5 . N'ayant jamais vu de tulipe odorante, je décidai d'entreprendre des recherches à la fois sur le terme làle et sur l'histoire de la tulipe. Ces recherches devaient bientôt me mener à des résultats que je n'avais pas espérés. Mais je dus cependant écarter presque aussitôt le làle odorant de Bâbur qui pouvait bien être une tulipe : la tulipe suave olens (d'où dériva la tulipe dite du « Duc de Thol »). La tulipe suave olens est une espèce originaire des steppes de la Caspienne, du Don et de la Crimée ; elle est caractérisée par des fleurs blanches et rouges et une courte tige. La tulipe Van Thol, à laquelle elle donna naissance, est de couleur écarlate, avec des bords jaunes 6 . Si l'on se reporte aux dictionnaires persans, et tout d'abord au Burhàn-i Qâti'l, on y trouve la définition suivante : Lâle « fleur qui croît spontanément » (kôd ru rûyende). Il s'agit, par conséquent, d'une fleur sauvage. Cette même définition se retrouve dans le Lexicon persico-latinum Vullers8, au « sens général » : Làle
de
1. sens général : « toute fleur qui croît spontanément » ; 2. fleur rouge à cœur noir : « le coquelicot », lâle-i nu'màn « l'anémone » ; 3. la tulipe.
Le dictionnaire persan-français de Desmaisons9 reprend les définitions de Vullers, sans mentionner cependant le coquelicot. Il cite le lâle-i Saqâyiq « espèce d'anémone ». Saqà'iq est un terme arabe, pluriel saqiqa, qui a, à peu près, le même sens que le persan làle. Saqà 'iq-el-nu 'mân désigne l'anémone rouge des champs, tout comme lâle-i nu'màn. Lâle-i saqà'iq désigne également le coquelicot, comme, par exemple, dans ce vers de Hàfi? :
Le passage est cité d'après A. Bombaci, op. cit.. p. 145 ; l'auteur se réfère à l'édition en facsimilé de A. S. Beveridge, Londres-Leyde, 1905, 136a. Il convient cependant de revoir la traduction de ce passage, car Bâbur n'a certainement pas pris le terme lâle dans le sens de « tulipe », mais dans le sens général de « fleur sauvage » (voir plus loin). 6 Cf. Enciclopedia Italiana, Rome, 1937-1945, t. 34, p. 471, s. v. Tulipano ; Encyclopaedia Britannica, s. v. Tulip. 7 Burhàn-i Qâti', éd, M. Moin, 2 e éd., Téhéran, 1342, s. v. lâle. Q 3. A. Vullers, Lexicon Persico-Latinum etymologicum, Bonn, 1855, s. v. Lâle. ®J.- J. P. Desmaisons, Dictionnaire persan-français, Rome, 1913, s. v. Làle.
DE L ' É P O P É E
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Ey gol tô dus dâ£-è mà àn sâqâ'iqim
subùhi
kè bà dàg
AU
MYTHE
kesîde'i zâde'im10.
« 0 Rose, hier soir, tu as été marquée par la douleur de l'attente [du vin matinal, mais nous, nous sommes le coquelicot qui naît avec la brûlure. » Le cœur noir du coquelicot est comparé à une brûlure. Il symbolise, dans la poésie mystique, le cœur souffrant, le cœur qui brûle par le désir de l'Union avec l'Être Aimé qui est la Divinité. C'est dans le dictionnaire encyclopédique persan de Dehhodâ 11 que l'on trouve le plus de renseignements concernant le terme laie. D'après cet auteur, le terme lâle s'appliquait à plusieurs espèces de fleurs différentes. Pour les distinguer, on était obligé de recourir à des adjectifs : Làle-i
kûhî « làle d e s m o n t a g n e s », le « c o q u e l i c o t » ;
Lâle-i dil-suhte « làlé au cœur brûlé », même sens ; làle-i saqâ'iq, làle-i nu'mân,
le « c o q u e l i c o t » ; « l ' a n é m o n e », e t c .
D'une façon générale, làle désignait une fleur de couleur rouge, en forme de coupe, et plus particulièrement le coquelicot, différentes espèces de pavots, et aussi l'anémone rouge des champs. Il semble y avoir eu, dans la langue parlée, une confusion entre le « coquelicot » (làle-i saqâ'iq) et « l'anémone » (làle-i nu'mân), toutes deux des fleurs sauvages printanières, de couleur rouge, caractérisées par leur cœur noir, ressemblant à une brûlure. Cette confusion pourrait venir d'une influence de l'antiquité classique : le terme arabe nu'mân provient du grec dœntôvrj, qui est la fleur d'Adonis, la fleur qui a poussé du sang d'Adonis. Or, Dehhodâ rapproche le culte d'Adonis de la légende de Siyàvus, tué par ordre d'Afràsiyàb, roi de Turân. Le lâle-i nu'mân serait la « fleur du sang » 12 . D'après Dehhodâ, il y aurait un rapport entre le substantif làle, « fleur sauvage de couleur rouge », et l'adjectif lâl ou la'l qui désigne la « couleur
10
Cf. éd. Qazvinî, p. 251,1. 5-6. 'Ali Ekber Dehhodâ, Lugatnàme. fascicule 14, Téhéran, 1330, pp. 59-65. 12 Cf. Dehhodâ, op. cit., p. 62, col. 3. D'après la tradition, lorsque SiyàvuS fut décapité par Afrâsiyib, une plante naquit aussitôt de son sang : cf. Henri Massé, Firdousi et l'épopée nationale, Paris, 1935, p. 115. 11
LE S E N S S Y M B O L I Q U E
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LÀLE
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rouge », puis le « grenat » et le « rubis », la forme lâl étant plus ancienne que la'l13. Près de la forme laie, on trouve une forme alâle qui se rencontre à la fois dans la langue parlée et dans les dialectes iraniens14. Cette forme appellerait un rapprochement avec âl, mot persan passé au turc, et désignant la couleur « rouge, écarlate » 15 . Toujours d'après Dehfaodä, le lâle n'avait aucun rapport avec la « tulipe ». Lorsque cette dernière qui avait été importée en Europe d'Orient, est revenue en Orient, elle a été d'abord désignée sous le nom de làle-i firengi « fleur européenne », lâle d'Europe16. Les dictionnaires turcs, qui se sont tous servis des dictionnaires persans, donnent, à peu de chose près, les mêmes définitions. Dans le Türkisch-Arabisch-Persisches Handwörterbuch de J. Th. Zenker, sous le mot lâle, on trouve : 1. La tulipe : 2. Làle-i dastî (lâle des campagnes, lâle sauvage) « l'anémone » 17 . Barbier de Meynard mentionne d'abord la « tulipe », puis, parmi d'autres espèces sauvages, une espèce de lâle appelée Girid làlesi « làle de Crète » qui est la « pivoine » 18 . Enfin, dans le Turkish-English Lexicon de Redhouse, on trouve comme définition au mot lâle : 1. La tulipe ;
13 c f . Dehhodà, op. cit., p. 64, col. 2 ; ibid., p. 56, col. 2, s. v. Lâl. Dehfcodà, cite des exemples tirés de Rùdagî, 'Unsuri, etc., contenant la forme lâl. i. Th. Zenker, TUrkisch-Arabisch-Persisches Handwörterbuch, Leipzig, 1866, donne également la forme Lâl, « grenat, rubis * : cf. s. v. lâl. 14 Cf. Dehhodâ, op. cit., p. 61, col. 2. 15 L e mot âl apparaît déjà en pehlevi : cf. E. Benveniste, Le dieu Ohrmazd et le démon Albasti, dans JA, CCXLV1U, 1960, p. 70-71. D'après une hypothèse que M. Henri Massé a bien voulu me communiquer verbalement et qui me semble pleinement justifiée, la forme alâle pourrait provenir d'une contraction de âl lâle « fleur (sauvage) rouge ». 16 Cf. Dehhodâ, op. cit., p. 63, col. 3. i -r 'D'une façon générale, Zenker a confondu 1'« anémone » et le « coquelicot » : il traduit par « anémone » les termes lâle, saqà'iq, nu'man et même gelindjik iiiegi, ce dernier mot étant, en Turquie, l'appellation courante du coquelicot. '"A. C. Barbier de Meynard, Dictionnaire français-turc, Paris, 1886, s. v. Lâle.
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L'ÉPOPÉE
AU
MYTHE
2. Différentes fleurs à couleurs brillantes, tel le coquelicot qui est appelé làle-i saqà'iq
o u làle-i
nu'mân19.
Il ressort de tout ceci que le terme làle a tout d'abord un sens collectif : c'est la « fleur sauvage », par opposition à gol (glil) qui désigne la « fleur de culture », la « fleur des jardins ». Cette opposition de làle « fleur sauvage » et de gol « fleur de culture » se fait bien sentir dans un texte auquel j'aurai souvent à me référer : c'est le roman allégorique de Leylà et de Medjnûn, vieille légende bédouine chantant l'amour idéal, et rendue célèbre, dans la littérature persane, par le poème de Nifàmi, puis, en version turque, par celui de Fuzùlî, écrit dans la première moitié du XVI e siècle. Il raconte l'amour de deux enfants arabes, Leylà, qui symbolise la Divinité, et Medjnûn, l'âme humaine qui erre, rendue folle par la souffrance, dans; le désert de la vie, à la recherche de cette Divinité à laquelle elle ne pourra s'unir qu'après la moit. La folie, ou l'ivresse, de l'Amant, c'est le symbole du rejet de l'Intelligence qui est un obstacle à la Foi et à l'Union. Ainsi, FuzulI dira : « Un seul pétale de Iòle, emporté par le vent, donne la preuve de la fragilité de l'intelligence » Yèlde berg-i làle tek temkin-i dànis bï sebàfi Lorsque les deux amants se retrouvent enfin, dans le désert, à la fin du poème, c'est pour appeler la mort qui leur permet d'atteindre à l'Union. Voici comment est décrite la mort de Leylà, dans le poème de Fuzûlî : « La main dévastatrice de l'hiver mit fin à la floraison de la roseraie... La rose et le làle s'éteignirent, telles des lampes, la tempête enveloppa le jardin de ténèbres. La rose, par peur de la furie de l'orage, enleva du jardin sa robe de fête, le làle, par crainte de l'offensive du vent impétueux, emporta des montagnes sa tunique de rubis » 21 .
" j . W. Redhouse, A Turkish and English Lexicon, Constantinople, 1921, s. v. Làle Contrairement au dictionnaire de Zenker, celui de Redhouse traduit par « compoppy » les différentes espèces de làle, sans mentionner l'anémone. 20 Vasfi Mahir Kocatilrk, Divan $iiri Antolojisi, Istanbul, 1954 (Varlik yaymlan, n° 229), p. 26. 21 Rjzuli, Leylâ ile Mecnun. éd. Necmettin Halil Onan, Istanbul, 1956, p. 279, vers 2824, 28262827.
LE
SENS
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Il y a, dans cet exemple, une opposition nette entre la fleur cultivée du jardin : gol, et celle qui croît spontanément dans la montagne, làle. Cette opposition se fait également sentir dans un vers de Nedjâtî, poète turc du XV e siècle ( t 1509) : « On ne permit pas au làle d'entrer au festin de la rose, car il vient de l'extérieur, il est étranger au royaume du jardin » Tasradan geldi ëemen sahnine bïgàne dèyti devr-i gui fohbetine làleyi iletmediler22. De même que goi est passé du sens général de « fleur cultivée », au sens particulier de « rose », qui est la fleur cultivée par excellence, làle est passé du sens de « fleur sauvage » en général au sens plus particulier de « fleur sauvage de couleur rouge », sans doute à cause des rapports existant entre làle et les adjectifs làl et âl, puis, au sens plus particulier encore de « coquelicot », le coquelicot étant la première fleur qui éclôt au printemps, le précurseur des fleurs : pis rû-è riyâhin, et d'« anémone rouge des champs », autre fleur sauvage printanière, ce dernier sens ayant peut-être un rapport analogique avec le mythe d'Adonis. La couleur rouge du coquelicot, ou de l'anémone sauvage, en a fait le symbole du cœur souffrant. Puis le coquelicot, aussi bien que l'anémone, ayant la forme d'une coupe, làle a pris le sens de « fleur sauvage en forme de coupe » : coquelicot, anémone, pavot, etc. Dans la poésie mystique, la coupe symbolise également le cœur, et surtout le cœur de l'initié qui est le siège de la connaissance mystique. Et enfin, làle vint à désigner, plus particulièrement, la tulipe. C'est en Turquie que ce dernier sens s'est cristallisé, à l'époque de la grande vogue des tulipes qui eut lieu au XVII e siècle en Europe, au XVIII e dans l'Empire Ottoman. Comme les traductions des poètes orientaux, persans ou turcs, en langues européennes, ont été faites à une époque tardive, quand le terme làle servait à désigner presque exclusivement la « tulipe », ce terme a été indifféremment traduit par « tulipe », et dans la traduction la « tulipe » donne l'impression d'être un cliché poétique évoquant en général la couleur et la fraîcheur du teint de l'être aimé. Cependant, si l'on examine le nom de la « tulipe » aussi bien en français que dans les principales langues européennes : ail. tulpe, angl. tulip, it. tulipano, russe tul'pan, on constate qu'il provient du turc liilbend làlesi, mot à mot « fleur en forme de turban ». TUlbend, mot persan passé au turc, désigne, dans l'une et 22
Cf. Divan $iiri : XV.-XVI ytizytllar, éd. Abdiilbaki Gelpinarli, Istanbul, 1954 (Varhk yayinlari, n° 296), pp. 69-70 ; Vasfi Mahir Kocattirk, Divan fiiri Antolojhi, p. 16.
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DE
L'ÉPOPÉE
AU
MYTHE
dans l'autre langue, la mousseline qui sert à fabriquer le turban, d'où le sens qu'il a de « turban », mot auquel il a donné naissance 23 . Ainsi, par exemple, à la cour ottomane, le « tülbend agasi » était le fonctionnaire chargé de veiller aux turbans du sultan 24 . Pau- conséquent, au moment où les botanistes européens se sont intéressés à la tulipe, à la fin du XVI e siècle, cette fleur n'avait pas encore, en turc, de dénomination particulière : c'était une espèce de làle reconnaissable à sa forme qui rappelait le « turban ». D'ailleurs, comme le fait remarquer Dehhodà, elle n'avait pas encore de dénomination propre lorsqu'elle est retournée d'Europe en Orient : on la désignait sous le nom de lâle-i firengl, « làle d'Europe ». C'est au XVI e siècle que la tulipe fut cultivée en Turquie. On la voit, à partir de cette époque, représentée, comme élément décoratif, sur les tissus, sur les carreaux de faïence, sur les poteries25. La tulipe n'a encore qu'un rôle modeste, en rien comparable à celui qu'elle prendra au XVIII e siècle, durant l'époque qui, dans l'histoire de l'Empire Ottoman, porte son nom. Néanmoins, entre 1558 à 1559, elle attira l'attention de l'ambassadeur de l'empereur Ferdinand I e r de Habsbourg (1503-1564) auprès du Sultan, Ogier Ghislen de Busbeck, grâce auquel la culture des tulipes fut introduite en Europe, tout d'abord à Vienne. La diffusion de cette culture eut lieu vers 1570, sous l'impulsion du célèbre botaniste français d'Arras, Charles de l'Escluse (C. Clusius), qui occupait la chaire de botanique à l'Université de Leyde. Mais ce furent surtout les bourgeois d'Amsterdam qui, faisant venir les oignons directement d'Orient, mirent les tulipes à la mode. Au cours du XVII e siècle, la passion des tulipes se propagea avec rapidité. Bien que le centre de culture se maintînt en Hollande, la tulipomanie gagna la France, l'Angleterre et les différents pays d'Europe. Elle fut à l'origine de fortunes colossales, de ruines célèbres, de spéculations effrénées. On dut promulguer des lois, nommer des fonctionnaires pour réglementer ce négoce. La Bruyère a dépeint, dans ses Caractères, le tulipomane. Mais c'est sans doute encore en Turquie que la tulipomanie revêtit ses formes les plus excessives. Venue tout d'abord de Turquie, mais importée une deuxième fois en Turquie de Hollande, au cours du XVII e siècle, par
23
Aii sujet de diUbend, voir Dehhodi, op. cit., p. 64, col. I ; d'après le makadamab Ul-edeb de ZamahSari (composé en 1150-1220 A. D ), cité par Dehhodà, diilbend signifie « turban sans
franges » (destàr bi riie). 24
S u r ce fonctionnaire, voir Mehmed Zeki Pakalm, Osmanli Tarih Deyimleri ve Terimleri
Sôzlugu, IH, Istanbul, 1956, pp. 537-539, s. v. Tulbend Agasi, Tttlbend golàmi et TUIbend oglam. 25
Cf. Feyzullah Dayigil, "Istanbul Çinilerinde Lâle", Vakiflar Dergisi, I, Ankara, 1938, pp. 8390. La tulipe apparaît sur les céramiques dans la première moitié du XVIe siècle. Cependant on trouve la tulipe sauvage comme motif de décoration dès l'époque seldjoucide : ainsi, par exemple, au musée de Akjehir, une céramique seldjoucide du XIII* siècle, & motifs noirs sur fond bleu, représente une jeune cigogne nouvellement sortie de l'oeuf, dans un décor de tulipes.
LE
SENS
SYMBOLIQUE
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l'ambassadeur d'Autriche, Schmidt Hom, cette fleur connut, sous le règne d'Ahmed IH (1703-1730), une véritable frénésie. La première moitié du XVIII e siècle porte le nom d'« époque des Tulipes ». C'est une des époques les plus brillantes de l'Empire Ottoman. La mode des tulipes devait donner naissance à une architecture dont la gracieuse petite mosquée de Làle-Câmi', la « Mosquée des Tulipes », à Istanbul, demeure un délicat spécimen ; à un art, l'art baroque ottoman, inspiré par le « rococo » français, mais qui garde un caractère spécifiquement turc et qui est plein de charme, à une littérature dont le poète Nedim est le prototype. Je ne m'attarderai pas sur les descriptions de cette époque fastueuse entre toutes, où la cité était parée de jardins de tulipes, où la saison de leur floraison donnait lieu à des fêtes nocturnes souvent décrites : promenades en barque le long du Bosphore, jardins illuminés où l'on pouvait voir circuler à travers les plates-bandes de tulipes des tortues portant sur leurs carapaces des veilleuses allumées. Durant ces nuits restées célèbres, on pouvait admirer, dans les jardins du Palais de Ceragan, le « Palais des Chandelles », à l'entrée du Bosphore, des veilleuses ou des chandelles allumées sous chaque tulipe, d'où le nom donné à ce palais. Un des promoteurs de cette frénésie fut le Grand Vizir Ibrahim Pacha qui était également le gendre du Sultan. Elle avait pour but de faire oublier les désastres militaires de l'extérieur, la vie sociale de plus en plus difficile, le déclin rapide de l'Empire. Cette période brillante se termina brusquement, le 28 septembre 1730, par la déposition du Sultan et la mort du Grand Vizir. De cette époque datent de nombreux manuscrits appelés Làlenàme « Livres de Tulipes », qui sont des répertoires des différentes espèces de tulipes, avec la description des fleurs, les noms des propriétaires des oignons ; ces Làlenàme sont souvent ornés de très belles miniatures reproduisant les formes et les couleurs des plus belles espèces de tulipes26. Une explication populaire courante de la faveur exceptionnelle dont jouit la tulipe, est donnée par l'orthographe du mot Iòle qui renferme les lettres composant le nom d'Allah. Lâle est, en effet, un anagramme du nom de la Divinité. C'est la raison pour laquelle on rencontre si souvent cette fleur comme élément décoratif dans les mosquées, sur les fontaines publiques, dans les cimetières. Cette explication se trouve souvent citée, dans les manuels et les encyclopédies turques consacrés à l'art, et même dans les dictionnaires historiques. Il s'agit, bien entendu, d'une interprétation tardive, d'origine populaire. Une autre explication du même ordre est donnée au sujet de la mosquée Selimiye, à Andrinople : dans cette mosquée, les colonnes de marbre qui
On trouve des exemplaires de ces Làlenàme à la Bibliothèque nationale de Vienne (n° 1532, ms. non catalogué), à la Millet KUtilphanesi, à Istanbul (A. E. Tabiiye, n°* 157, 158, 159, 171, 172, 173), etc. Un des plus beaux specimens de ces Làlenàme se trouve à Istanbul, dans la collection privée de M. Ekrem Haklu Ayverdi ; il est daté de 1725 et contient un grand nombre de belles miniatures dont certaines sont signées par des miniaturistes connus du règne d'Ahmed III, dont le plus célèbre fut Levni. le « coloriste » : cf. Ekrem Hakki Ayverdi, XVIII, astrda Laie, Istanbul. 1950.
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soutiennent la chaire du muezzin sont en forme de tulipe ; l'artisan qui a fait ces colonnes aurait expliqué qu'il leur a donné cette forme, parce que si l'on lit à l'envers le mot làle, on obtient hilàl, le « croissant de lune », qui est l'emblème de l'Empire Ottoman27. C'est de l'époque dite des « Tulipes » que datent ces différentes traditions, et c'est également à cette époque que le terme làle passa du sens collectif au sens particulier qu'il garde depuis lors. Mais laissons l'époque des tulipes, et remontons dans le temps, au moment où làle signifiait la « fleur sauvage », puis la « fleur sauvage de couleur rouge », anémone des champs ou coquelicot ; ce dernier est la fleur sauvage par excellence, considéré, dans la littérature persane, comme le précurseur des fleurs, car c'est la première fleur qui éclôt au printemps. Cette qualité de « précurseur des fleurs », de « messager du printemps », explique sans doute le rôle particulier donné au « coquelicot », non seulement dans la littérature, mais également dans le folklore. Ainsi, par exemple, en turc, lorsque le terme làle a été réservé à la tulipe, on s'est servi, pour désigner le « coquelicot », d'un terme très imagé, d'origine populaire, gelindjik, qui signifie la « petite nouvelle mariée ». La couleur rouge du coquelicot, et son cœur noir, comme calciné, en ont fait le symbole de la souffrance. Sa corolle rouge vif est comparée à une plaie écarlate. Le champ de bataille, recouvert de morts, est souvent comparé à un champ de coquelicots. Par exemple, chez Firdousl, dans le Livre des Rois : Biyàbàn (ô deryù-è hùn sod dorost tô goftï zè rùy-è zemin làle rost « Là plaine s'était transformée en un océan de sang : on aurait dit que la surface de la terre était recouverte de coquelicots !» Zemïn ser beser haste u kiiste sod veyâ làle u za'frànriistesoci2* « La terre était recouverte de morts et de blessés, comme si elle avait été recouverte de coquelicots et de safrans ». La couleur rouge du coquelicot a donné naissance à un adjectif : lâlegùn, mot à mot « couleur de làle », « de couleur rouge sang ». trouve ces explications dans l'ouvrage de Celâl Esad Arseven, Sanat Ansiklopedisi, III, Istanbul, 1950, s. v. Làle, p. 1219, et également dans le dictionnaire historique de Mehmed Zeki Pakalin, op. cit., II, Istanbul, 1952, s. v. Laie Devri, p. 355. 28 Cités d'après Dehhodâ, op. cit., p. 60, col. 2.
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Ainsi, par exemple, dans la tradition chiite, la plaine de Kerbelà, rougie par le sang des martyrs, était devenue lâlegûn, « couleur de coquelicot », « écarlate ». La « fleur de la souffrance » est une image courante de la tradition populaire iranienne : Adam, chassé du Paradis, fit, par ses larmes, germer des làle29. Du sang de SiyàvuS, tué par Afrâsiyàb, poussent des /ô/e30. Selon une tradition chiite populaire, le Prophète, regardant du haut des airs, sur la terre, pendant la nuit du Mi'râg, et voyant la plaine de Kerbelà rougie du sang des martyrs, laissa tomber deux larmes : la larme de l'oeil droit tomba sur la terre et devint un làle^K Mais c'est peut-être à cause de l'importance accordée au làle dans le roman allégorique de Leylà et Medjnûn, que ce terme pénétra dans la poésie mystique. Dans ce roman célèbre par tout l'Orient musulman, les larmes de sang versées par Medjnûn sont comparées au coquelicot : ainsi, par exemple, dans la version persane d'Amir-è Hosrau (t 1325), on trouve le vers suivant : Megnûn zè seresk làle mi sàhf32. « Megnun, par ses larmes, faisait germer des coquelicots ». Cette fleur devint la personnification même de Megnun ; dans la poésie mystique, persane et turque, le terme « làle » est souvent associé au souvenir du héros qui représente le prototype de l'Amant mystique. On en trouve un exemple dans un autre vers de la version d'Amïr-è Hosrau où le coquelicot représente Medjnûn qui est allé cacher sa souffrance dans la montagne : Goftâ ki « meriz seyl-è endûh kàn làle hôsast ber ser-è kûh33. « Il lui dit : 'Ne laisse pas couler le torrent de ton chagrin, car ce coquelicot est heureux dans la montagne' ».
29 Cf. Mohammed Mokri, Le Chasseur de Dieu et le mythe du Roi-Aigle (Dawra-y Wiesbaden, 1967, pp. 27-28. 3 ®Voir ci-dessus, note 12.
Dàmyàri),
3 ' C f . Irène Mélikoff, Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan, dans la tradition ¿pique turco-iranienne, Paris, 1962, p. 100. 32
Cf. Amir-è Hosrau-« Delhevï, Megnûn u Leylà, Moscou, 1964, p. 178,1. 1.
33
Cf. Amir-è Hosrau-è Delhevï, Megnûn u Leylà, Moscou, 1964, p. 128,1. 2.
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Voici un passage tiré de la version turque de Fuzûli et où Megnun fait du coquelicot le confident de sa souffrance : « Megnun, le dolent, se leva et sortit dans la campagne... tantôt il racontait sa souffrance à la verdure, tantôt il implorait les coquelicots... Voyant en lui le symbole des amoureux, il couvrait de baisers la tige du coquelicot, il frottait contre ses yeux sa corolle semblable à une plaie écarlate w34. «...Megnun quitta ses vêtements, couleur de coquelicot, et ses larmes de sang lui servirent désormais de vêtements » 35 . Dans la version de Fuzûli, le terme persan làlezâr, qui signifie un « parterre de làle », un « champ de làle », a la signification de « souffrance » : Ne giilden ola bu làlezârun36
« Quelle est donc la rose qui t'a causé cette souffrance ? »; Dâg-i garn i 'asq lâlezâri37
« La souffrance de la blessure de l'Amour ». C'est tout d'abord associé à l'image de Megnun que le coquelicot se trouve évoqué dans la poésie mystique. Voici deux exemples tirés du dïvân de Bàqî (1526-1600) : Bir pàre yaStm tàzeledi vàdi-i derdi Megnun gideli làle-i mihnet sola yazdi™
« Par mes larmes, j'ai fait revivre la vallée de la souffrance, car depuis le départ de Megnun, le coquelicot de la douleur dépérissait ». Gontil gàm-i lebinde sùkiyà avare dusmiisdur... gam-i hàlinle yariib làleler kuhsâre diismiisdur39
« Enivré par la coupe, ô échanson, mon cœur s'est transformé en [derviche errant, Brûlé par la souffrance, comme les coquelicots, il s'est retiré dans [la montagne ». 34
Cf. Cf. 36 Cf. 37 Cf. 35
38
Fuzuli, Leylä ile Mecnun, id. Necmettin Halil Onan, p. 83, vers 813, 815-816. ibid., p. 87, vers 860. ibid.. p. 117, vers 1154. ibid., p. 124, vers 1224.
Ba*i, id. Nevzat Yesirgil, Istanbul, 1953 (Varhlt yayinlan n° 82), p. 125.
39
Cf. ibid.. p. 115.
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Dans ce deuxième exemple, il y a une allusion à Megnûn qui se retire dans la montagne, brûlé par le désir de l'Amour divin. La même idée se retrouve dans les vers d'un poète bektàsi du siècle dernier, 'Àâiq Safderi : Làle-i 'asqî taqïn Megnûn gibi sahrâyl but gel birii Leylà yiiztinden Hazret-i Mevlâyï but40
« Sois comme Megnûn, va dans le désert rechercher le coquelicot [de l'Amour. Efforce-toi de trouver ton Seigneur à partir du visage de Leylà ». Voici, toujours influencé par le roman de Leylà et Megnûn, un autre poème allégorique : Hiisn ii 'Asq « La Beauté et l'Amour », du poète ottoman Cheykh Gàlib (1757-1798) qui appartenait à l'ordre des derviches Mevlevï et fut le cheykh du Mevlevihâne de Galata. Ce poème raconte, sous forme allégorique, le pacte qui unit « ab aeterno » l'âme humaine à la Divinité. Voici comment est décrite une tribu de derviches, appelée Beni Muhabbet, les « Fils de l'Amour ». Amma ne qabile, qtble-i derd... giydikleri àfitâb-i temmuz iôtilde ri su'le-i gihànsuz... dag-i garni giilfesàn sariirlar... devsirdigi làle kendii dàgt.. .4I
« Ce n'était pas une tribu, mais une qibla de souffrance... ; ils avaient pour vêtement le soleil de juillet, ils avaient pour boisson les flammes qui brûlent le monde... leurs fleurs poussaient sur la montagne des souffrances... et les coquelicots qu'ils récoltaient, c'étaient leurs propres [blessures... ». Voici encore un exemple où le coquelicot symbolise le cœur ensanglanté : il contient une allusion à un autre roman célèbre, celui de Ferhàd et de Sirin dont la version la plus connue est celle de 'Ali Sir Neva'ï (1441-1501), poète tagatay qui appartenait à la coniTérie des derviches Naqsbendi. Le vers cité est de Bàqï :
40 41
Cf. M. Tevkik Oytan, Bekta}iligin içy&iU, I, Istanbul, 1956 (4e éd.), p. 117. Cf. Vasfi Mahir KocatUric, Titrk Edebiyatt Antolojisi, Ankara, 1967, pp. 279-280.
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Numüne gonga-i giilsen leb-i rengin-i Sirîne nisàne lâle-i sahrà dil-i hûnïn-i Ferhàde*2 « Le bouton de rose de la roseraie rappelle la couleur des lèvres de [Sïrin, le coquelicot du désert, c'est le cœur ensanglanté de Ferhàd ». D'abord lié à l'image de Megnun, puis à celles d'autres amants mystiques célèbres, le coquelicot demeure dans la littérature turque comme le symbole du cœur blessé par l'amour divin. Voici deux exemples tirés de poètes du XVI e siècle. Tout d'abord, le Cheykh-ül-Islám Yahya : Yahya qo dili parelesin làle sífat yâr giilzâr-i gamin revnaqidur qalb-ifigârtn4^ « ô Yahya, laisse l'Ami déchirer ton cœur, tel le coquelicot, afín qu'il devienne l'ornement de la roseraie de la souffrance ». Puis, Figànï, un poète de l'époque de Siileymân le Magnifique, qui finit tragiquement : Yéle vèrûrse bàd-i egel ger gubàrumuz Haget-geh-i nisàn ola seng-i mezârumuz Bag-i teniimde her bir elifbir nihâl-i serv Bu qanlu qanlu qara diigUn lále-zárumuz** « Lorsque la mort jettera au vent notre poussière, la pierre tombale marquera le souvenir de notre lieu de souffrance. Dans le jardin de mon corps, chaque 'elif est une pousse de cyprès, et ce sombre festin ensanglanté, c'est notre champ de coquelicots. » Dans un autre gazel, le même poète dit : Lâlezâr ètdiim gôziim yaslyla bàg-i
'álemi*s
« Par les larmes de mes yeux, le jardin du monde s'est transformé en [champ de coquelicots ».
4 2 Cf. 4 3 Cf.
4 4 Cf.
Baki, éd. Nevzat Yesirgil, p. 46. Vasfi Mahir KocatOrk, Divan fiiri Antolojisi, p. 54.
Abdülkadir Karahan, Kanunt Sultan Siileymân çagi fairlerinden Figaní ve Divançesi,
Istanbul, 1966 (Istanbul Universitesi Edebiyat Fakiillesi yayinlan, n° 1181), p. 65. 45 Cf.
ibid., p. 122.
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Le cœur noir du coquelicot symbolise le coeur calciné, le coeur brûlé par le feu de l'Amour46. L'image se trouve déjà dans la poésie persane : elle est parfois associée au souvenir de la religion de Zoroastre, comme dans ces vers tirés de Hàfi? : Be bàg tàze kon ayin-è din-è konûn ki làle berâfrûhf ates-è
Zerdusti Nemriufî
« Renouvelle, dans le jardin, le rite de la religion de Zoroastre, maintenant que le coquelicot a allumé le feu de Nemrùd ». ne in zamân
del-è Hâfii der ates-è
ke dàgdàr-è
ezel hemiu
làle-yè
hevesest hôdrûst48
« Ce n'est pas maintenant que le cœur de Hâfï? brûle dans le feu du [désir, il porte, depuis la pré-éternité, une brûlure pareille au coquelicot ». Cette image est passée dans la poésie turque où elle est également associée à la religion du Feu, comme, par exemple, chez RQSenî, poète turc mort à Tabriz en 1487, et qui a fondé un ordre de derviches, apparenté aux Halveti : Làle benzerki giil-i rûyuna indirmedi Mug-i H indu gibi yandt qaraflb ili
bas tast49
« 11 semble que le coquelicot n'ait pas voulu courber la tête devant la [rose, c'est pour cette raison que, tel le Mage indien, il s'est embrasé et son [cœur s'est calciné ». Le coquelicot, fleur de souffrance, est également la fleur funèbre, la fleur qui recouvre la tombe. Ahî, poète mystique turc, mort en 1517, s'écrie : Saélartn
âôzsiin bulutlar
Hasre dek yansun
yaqllsun
ra'd qilsun qabrtm
naleler tizre
làlelet50
^ L e làle, par sa couleur rouge, est comparé au feu ; c'est la « fleur couleur de feu » (aiergûn) : cf. Dehhodâ, op. cit., p. 62, col. 1 ; Atergün est également le nom de l'anémone rouge : cf. J. Th. Zenker, Türkisch-Arabisch-Persisches Wörterbuch, s. v. atergün. 47 C f . éd. Qazvini, p. 149,1. 5-6. 48 C f . éd. Qazvini, p. 42,1. 1-2. 49 50
C f . Divan fiiri XV.-XV1. yüzytllar, éd. Abdülbäki Gölpinarh, p. 94. Cf. ibid., p. 19, 80.
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« Puissent les nuages défaire leur chevelure, puissent les soupirs [retentir comme le tonnerre, et jusqu'au Jour du Jugement dernier, puissent les coquelicots brûler [sur ma tombe ». Figâni qui semble avoir été particulièrement obsédé par l'image de la mort — il fut exécuté par ordre du Grand Vizir Ibrahim Pacha, à l'âge de vingt-sept ans —, se réfère souvent à l'image de la fleur mortuaire : Ey làle gàmun kim yudt qana gôreyim arif qanlu kefende51 « Ô coquelicot, qui donc a lavé ta coupe dans le sang ? Le saurai-je lorsque tu me recouvriras de ton linceul ensanglanté ? ». Ne zibà verd-i ra'nàsln ve ne sïrin dehensin sert Beni Ferhàd çden kùh-i belàlar iCre sens in sen Ôlilrsem hasret-i la'l-i leb-i gànâne ile ger Bana ey làle-i hamrâ 'ageb hiinïn kefensin sen52 « Ô toi dont les joues sont belles comme des pétales, dont la bouche [est si douce. c'est toi qui as fait de moi un Ferhad perdu dans la montagne de la [souffrance. Si je dois mourir de langueur, par le désir des lèvres de rubis de ma [Bien-Aimée. Ô coquelicot écarlate, c'est toi que me couvriras d'un linceul couleur de [sang !» Nous avons vu jusqu'à présent que le coquelicot symbolisait le cœur ensanglanté ou brûlé par la souffrance, que cette fleur était également le symbole de la mort. Or, l'idée de la mort entraîne celle de la renaissance, ou plutôt de naissance mystique, de l'initiation. Comme il est dit dans un hadïth célèbre : Mûtu kabl an tamûtû « Mourez avant que vous ne mouriez !» Je me suis efforcée de relever chez les poètes mystiques turcs les vers se rapportant à l'initiation et contenant le terme làle. Il y en a un très grand nombre, tous tellement éloquents qu'il est difficile de faire un choix. Néanmoins, je n'en 5
'Cf. A. Karahan, Figanî ve Divançesi, p. 117. « C f . ibid.. p. 96.
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citerai que quelques-uns parmi ceux qui me paraissent les plus marquants, afín d'en dégager le sens symbolique de Iòle. Je rappellerai d'abord deux vers que j'ai déjà cités : celui de Nedjàti ( t 1509): « On ne permit pas au làle d'entrer au festin de la rose, car il vient de l'extérieur, il est étranger au royaume du jardin », et celui de Rüseni ( t 1487) : « Il semble que le làle n'ait pas voulu courber la tête devant la rose, c'est pour cette raison que, tel le Mage indien, il s'est embrasé et son [cœur s'est calciné !» Puis deux exemples tirés de Baqi : GUI gibi olmaq dilersen sàd u hurrern ey làle ves elden diisiirme garni bir dem ey
gôniil gôniifi3
« Si tu veux être gai et joyeux, comme la rose, ô mon cœur. Ne fais pas comme le làle : ne laisse pas la coupe retomber de la main, [ô mon cœur !» Nevbahâr aéattm
oidi geliti
gonga-i
qomayíp
'azm-i giilistán
qaltii giil-i ¡¡andan
làle gibi elden ayagl bir
mest olup gonga
slfat iâk-i
èdelim èdelim dem
giribôn
èdelim54
« Voici venir le printemps, allons admirer la roseraie. Laissons notre cœur s'épanouir, telle la rose. Ne soyons pas comme le coquelicot, ne laissons pas retomber la [coupe, mais tel le bouton de rose, enivrons-nous et déchirons nos [vêtements !» Voici enfin un vers de Seyhï, poète de la première moitié du XV e siècle : Getürsefá
ile Éeyhî seràb-i
ki làle gônlii gibi háfíñm
53
Cf. Baki, p. 74. Cf. Baki. p. 78. 55 Cf. Divan $iiri XV.-XVI. yüzyillar, p. 47. 54
gül-güní mukedderdür55
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« Apporte-nous, ô Seyhû la sérénité du vin couleur de rose car notre esprit, tel le làle, se consume dans la souffrance !» Nous voyons apparaître, dans ces exemples, le Vin qui est le symbole de la Foi, la Coupe qui représente le cceur de l'initié — siège de la connaissance mystique —, l'Ivresse qui est la première étape vers cette connaisance, et enfin la Rose. On connaît l'importance de la rose non seulement dans la poésie mystique, mais également dans l'art islamique : la « rose de Muhammed », verd-i Muhammedï, est souvent représentée dans les mosquées, on la trouve sur des peintures et des calligraphies religieuses, dans les tekye. Dans les tekye des ordres à tendance chiite, la « rose de Muhammed » est souvent accompagnée de feuilles portant les noms des « Compagnons du Manteau » : 'Alï, Hasan, Huseyn, Fatma 56 . La rose symbolise le cœur en état de baraka, en état de grâce. Voici un exemple de ce sens, tiré d'un texte hagiographique : le til- 'Ârifin de Cheykh Eflàkï :
Menàqib-
(La femme de Mevlânâ ûelàleddin Rûmï reçoit un bouquet de roses de: Ceylan ; ces roses ont un pouvoir miraculeux. Mevlânâ lui dit :) ... « Conserve ce bouquet bien enfermé et ne le montre pas au profane (à un non-initié), car ceux qui te l'ont apporté en présent, ce sont les Êtres voilés du Paradis, c'est le Jardinier du Jardin enchanté d'Irem, ce sont les Maîtres spirituels de l'Inde (Aqtàb, pl. de qutb). Ces roses donneront de la sérénité à ton esprit et à ton âme, de la lumière à ton œil et à ton corps. Au nom de Dieu, garde les bien, afin qu'elles ne soient pas profanées par le mauvais œil !»57 Dans un manuscrit du musée de Topkapi Sarayi, à Istanbul, on trouve une miniature représentant Eyyûb assis sous un palmier et recevant de la main d'un ange un bouton de rose 58 : le palmier, c'est le symbole de la Terre céleste, c'est la nourriture spirituelle 59 , et la rose représente l'initiation. Ce sens est largement
Malik Aksel, Religious Pictures in Turkish Art, Istanbul, 1967, pp. 145-146. C f . Manàkib-al- 'Ârifin, éd. Tahsin Yazici, Ankara. 1959, I, pp. 91-92 ; Cl. Huait, Les Saints des Derviches Tourneurs, Paris 1918, I, pp. 74. 5 ®Cette miniature se trouve reproduite dans l'ouvrage de Ivan Stchoukine, La peinture turque d'apris les manuscrits illustrés, 1 " partie : de Sulaymàn F à 'Osmàn II, 1520-1622, Paris, 1966 (Bib). Arch, et Hist, de l'Institut français d'archéologie de Beyrouth, t. LXXXIV), pl. LIV (Silsileh-nàme de Loqmân, achevé en 991/1583, ms. de Topkapi Sarayi, Hazine 1321, fol. 24). » C f . Henry Corbin, Terre Céleste et Corps de Résurrection : de l'Iran Mazdéen à l'Iran Shî'ite, Paris, 1960, pp. 213-214. 57
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attesté dans la poésie mystique. Dans le Diván-i Kebïr de Mevlànà âelâleddin Rûmi, on trouve, par exemple, les vers suivants : « Dans le voile ensanglanté de l'Amour, il y a des roses... .. .arrache de ton cœur l'épine de l'existence, afín de découvrir, dans ta propre âme, des roseraies w60. Voici un autre exemple tiré du Divan de Sàh Ismà'ïl le Safavide qui écrivait en turc, sous le pseudonyme de Hatâ'i, des poésies d'un mysticisme ardent : « Une rose s'est épanouie sur le buisson et vint à être la compagne du Shâh ('Ali). Elle était ab aeterno le mystère du Shâh et elle vint à être participante à ce mystère... » 61 . Dans les deux cas, la rose est le symbole de l'initiation. Revenons maintenant au sens du
làle
dans les vers que j'ai cités :
« On ne permit pas au làle d'entrer au festin de la rose, car il vient de l'extérieur, il est étranger au royaume du jardin ». Le festin de la rose représente l'assemblée des initiés. Le làle ne peut y prendre part, car il n'en fait pas partie. Il vient de l'extérieur, du désert, qui est opposé à la Roseraie, au Jardin, qui représente l'assemblée des initiés, qui est peut-être, en l'occurence, le lekye des derviches. « Il semble que le làle n'ait pas voulu courber la tête devant la rose, c'est pour cette raison que, tel le Mage indien, il s'est embrasé et son [cœur s'est calciné !» Le sens de ce vers est assez clair pour se passer de commentaire : le làle représente le non-initié, par opposition à la rose qui symbolise celui qui est dans la Voie de la Vérité. « Si tu veux être gai et joyeux, comme la rose, ô mon cœur ! Ne fais pas comme le làle, ne laisse pas retomber la coupe de ta [main... »
« a . Djelil-ud-din Rûmi, Dtvân-i Shams-è Tabrizi. éd. Forûzânfar, Téhéran 1958-1962, n" 132. ' C i t é d'après A. Bombaci, Histoire de la Littérature turque, p. 201 (l'auteur se réfère à l'édition de T. Gandjéi, Naples, 1959, pp. 33-34).
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Là aussi, la rose symbolise le cœur qui, semblable à la coupe, est rempli du Vin de la Foi, tandis que le làle laisse retomber la coupe : il représente le cœur qui n'a pas été touché par la baraka. « . ..Ne soyons pas comme le làle, ne laissons pas retomber la coupe, mais tel le bouton de rose, enivrons-nous et déchirons nos vêtements ». Nous avons ici la même idée que précédemment. Enfin, dans le dernier vers cité : « Apporte-nous, ô Seyhi, la sérénité du vin couleur de rose, car notre esprit, tel le làle, se consume dans la souffrance !» Le làle représente le coeur de celui qui n'est pas initié, le cœur souffrant, par opposition à la rose qui est le coeur serein de l'initié, le cœur rempli du Vin de la Foi. Le làle, dans la poésie mystique persane et turque, c'est donc le symbole de Megnûn, l'âme humaine souffrante, qui erre dans le désert de la vie, à la recherche de la Divinité. Elle n'a pas encore trouvé cette Divinité, et c'est pourquoi elle souffre. L'étude du terme làle nous permet de suivre l'évolution du sens de ce mot : d'abord le sens général de « fleur qui croît spontanément », de « fleur sauvage » : puis de « fleur sauvage de couleur rouge » : coquelicot ou anémone des champs ; à partir de ce dernier sens, làle est passé dans la littérature mystique, avec une valeur symbolique : la « fleur rouge », la « fleur du sang », devient la « fleur de la souffrance », le symbole du cœur en quête de la Divinité, du cœur qui aspire à l'initiation. Enfin, làle a perdu son sens général et son sens symbolique pour désigner une fleur particulière : la « tulipe », qui a une valeur surtout décorative. Cette dernière évolution s'est faite en Turquie, à l'époque de la grande vogue des tulipes qui est venue d'Europe. Le lâle-tulipe est, par conséquent, d'origine turque. C'est de Turquie que ce sens a gagné la Perse où la tulipe, devenue fleur à la mode, était d'abord appelée làle-ifirengi. En poésie, la tulipe a été alors ravalée au rang d'un cliché poétique, appliqué au teint, aux joues de l'être aimé. Et c'est sous ce dernier sens que làle s'est présente aux traducteurs européens. C'est pourquoi cette fleur qui a une si grande variété de sens dans la littérature classique, soit persane, soit turque, est toujours rendue par l'image stéréotypée de la tulipe.
LE RITUEL DU flELVÂ Recherches sur une coutume des corporations de métiers dans la Turquie médiévale
La coutume de Helvâ Sohbeti, « banque de helvà », remonte à une très ancienne tradition qui demeure encore vivante dans certaines régions de Turquie, mais dont la signification a été oubliée depuis longtemps. Pendant un premier séjour en Turquie, à une époque où je ne prévoyais pas que je serais un jour amenée à utiliser mes souvenirs de voyage pour alimenter mes recherches, j'ai eu l'occasion d'assister à une réunion semblable. Il est probable que ma mémoire n'ait enregistré que les faits les plus frappants, en omettant des détails qui devaient être dignes d'intérêt, néanmoins il me semble intéressant de rappeler ici ces souvenirs. Cela se passait à Smyrne, un premier Mai. Nous sommes partis, en groupe nombreux, dans la campagne environnante, emportant les ustensiles et les denrées nécessaires à la préparation du helvâ. Arrivés dans un endroit ombragé, près d'une source, nous nous sommes arrêtés. Un grand chaudron fut déballé, un feu de bois allumé et le vétéran du groupe se mit à préparer le helvâ. Il fit d'abord revenir de la farine de sésame dans du beurre, puis il y incorpora du sucre, des raisins secs, des pignons, de la canelle, et peut-être encore d'autres épices ; pendant toute la durée de la cuisson, il ne cessa de tourner la préparation avec une grosse cuillère de bois ; lorsque le plat qui avait la consistance d'une bouillie épaisse, fut cuit, il en distribua à tous ceux qui prenaient part à l'excursion. Aucun des personnages présents ne put me donner d'explication au sujet de cette coutume, mais tous avaient conscience de participer à une tradition très ancienne, à un rite de caractère sacré. Il me semble qu'il faut distinguer, dans ce récit trois éléments différents : d'abord, la célébration du Premier Mai qui a été instituée depuis l'adoption du calendrier européen et qui est, dans ce sens, une coutume venant d'Europe, bien que d'autres fêtes, proprement indigènes, soient venues s'y amalgamer. Il y a ensuite le rituel du helvâ proprement dit. Celui-ci, en anticipant sur la suite de notre exposé, remonte aux corporations de métiers du Moyen-Âge. Il y a là un fait fort éloquent en soi que, pour célébrer la fête moderne du Travail, on ait eu
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recours à une ancienne tradition des travailleurs médiévaux. Enfin, l'excursion dans la campagne, à proximité d'une source, semble impliquer une fête du Printemps ; or, comme nous allons le voir, le rituel du helvâ n'a rien de commun avec la célébration du printemps. Bien au contraire, c'est à des réunions d'hiver que fut appliqué, dans l'ancienne Turquie, le nom de « helvâ sohbeti ». Dans son dictionnaire historique de la langue ottomane, Mehmed Zeki Pakalin donne à ce terme l'explication suivante : « Nom donné, dans l'ancien temps, aux réunions d'hiver. Lorsque plusieurs personnes se réunissaient pendant les longues soirées d'hiver et que, les fruits n'étant pas de saison, on servait du helvâ aux invités, on prit l'habitude de désigner ces genres de réunions sous le nom de helvâ sohbeti ; c'est de là que provient ce terme1. » On trouve la description de ces réunions d'hiver dans différents livres consacrés au vieil Istanbul, notamment dans l'ouvrage de Musahip Zade Celai Bey, Eski Istanbul Yaçayifi, et dans celui de Refik Ahmet Sevengil, Istanbul nosil egleniyordu ?2 Le premier de ces auteurs donne la description suivante : « Dans l'ancien temps le principal amusement de la saison d'hiver étaient les banquets de helvâ. Quel que soit le milieu social, on profitait de chaque occasion pour organiser un pareil banquet et inviter ses amis. Dans la haute société, les banquets de helvâ prenaient un aspect très cérémonieux et on y déployait une grande magnificence : on y conviait des poètes, des gens de lettres, des narrateurs, des musiciens, des chanteurs. Dans les classes moyennes, les réunions étaient plus simples, mais plus gaies et plus amicales. Dans chaque milieu social, on s'amusait selon ses goûts et ses moyens et on passait ainsi, dans le plaisir et dans la joie, les soirées les plus rudes de l'hiver. On servait beaucoup de mets et de sucreries, chaque convive apportant sa quote-partmais l'attraction principale demeurait la préparation du helvâ. Pour cela, on apportait un plateau de cuivre sur lequel on plaçait un grand anneau, encore fumant, de sucre fondu et épaissi et, au milieu de cet anneau, on versait de la farine tamisée. Les convives se rassemblaient autour du plateau et — c'est là le point capital, pour nous, de toute cette description — ils commençaient par prononcer un gtilbank à l'adresse de Pir Selmàn-i Pâk. Puis, tandis que les uns procédaient à la préparation du helvâ, les autres entonnaient des chansons rituelles, avec
! Cf. Mehmed Zeki Pakalin, Osmanli Deyimleri ve Terimleri Sôzlu$U, Istanbul 1946-1956, fase IX, s. v. Hetva Sohbeti. 2 Les passages relatifs aux banquets de helvâ, dans ces deux ouvrages, sont cités par Mehmed Zeki Pakalin, op. cit., loc. cit. 3 En anticipant sur la suite de notre exposé, ce détail est à rapprocher du récit dlbn Batata d'après lequel les artisans de chaque corporation apportaient leur quote-part au chef de leur corporation, afin qu'il achetât les mets et les fruits destinés & être servis pendant leurs réunions du soir : Ibn Ba(uta, Voyages, texte arabe et traduction C. Defrémery et B. R. Sanguinetti, t. II, Paris 18S4, 260-265.
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accompagnement de musique ; ces chants continuaient pendant toute la durée de la préparation. » Nous nous trouvons, par conséquent, devant une coutume qui a été ravalée, au cours des siècles, au rang d'un simple passe-temps destiné à faire oublier les intempéries de l'hiver et qui a fini par disparaître complètement devant le progrès4. Cependant, il y a dans la description de ces banquets d'hiver, un point qui attire particulièrement l'attention et qui suffirait à lui seul à déterminer l'origine de cette coutume : c'est la mention de Pir Selmàn-i Pàk qui domine toute la cérémonie, puisqu'avant de procéder à la préparation du helvà, on commence par lui adresser une prière à haute voix et à implorer sa bénédiction. Il s'agit bien entendu de Selmân-i Fârsî, le patron par excellence de toutes les corporations de métiers musulmanes, l'initiateur des 17 compagnons fondateurs des corporations fondamentales5. C'est par conséquent vers la littérature des corporations de métiers qu'il faut se tourner pour avoir plus de renseignements au sujet de cette coutume ancienne. Il existe un fait éloquent : un distique de Djelâleddin Rumi, tiré du Divân-i Sems-i Tebriz6, qui contient la mention du rituel du helvà associé avec les termes techniques des corporations : Futuvvet et Muruvvet :7
— Ey hàdje-i Futuvvet dibâdje-i nubuvvet vey Hiisrev-i Muruvvet pinhàn menus helvà—8 « O Maître de la Futuvvet, O Toi qui es l'Exorde de la Prophétie, Toi qui es le souverain tout-puissant de la Muruvvet, ne mange pas le Helvà en secret !» Par ces paroles, le Maître exhorte l'Initié à ne pas garder pour lui tout seul le secret de l'initiation, mais à le divulguer à ceux qui en sont dignes9. 4
C'est tout au moins la conclusion ì laquelle arrive Mehmed Zeki Pakalin à la fin de son article : voir, ci-dessus, note 1. 5 Cf. Louis Massignon, Salman Pâk et les prémices spirituelles de l'Islam Iranien, Pubi. Soc. Et. Iran., N° 7, Paris 1934.
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Sur les rapports entre l'Ordre des Mevlevïs et la corporation des Ails, cf. Franz Taeschner, "Beiträge zur Geschichte des Achis in Anatolien (14-15 Jht) auf Grand neuer Quellen", Islamica, IV, Leipzig 1929, 16-17, 22 ; ibid., "Futuwa-Studien", Islamica, V, 285 ; ibid., E. I., nouvelle édition, s. v. AkhT n 'Sur la définition des termes Futuwwa et Murawwa, cf. Franz Taeschner, "Die Islamischen Futuwwabiinde", Z D. M. G.. 87, Leipzig 1933, 11-12, 23-32 ; ibid., "Der Anteil des Sufismus an der Formung des Futuwwaideals", Der Islam, XXIV, 1937, 43-74 ; Louis Massignon, "La « Futuwwa », ou « pacte d'honneur artisanal » entre les travailleurs musulmans au Moyen Age", La Nouvelle Clio, IV, Bruxelles 1952, 171. 8
C e vers est cité dans Abdulbâki Gölpinarli, "Isiàm ve Türk tllerinde Ffitiivvet Te$kilâti ve Kaynaklan", Istanbul Üniversitesi Iktisat Fakiiltesi Mecmuasi, XI, Ekim 1949-Temmuz 1950, Istanbul 1953, 31-32. ®Ce sens sera d'ailleurs confirmé par une anecdote concernant Djelâleddin RQmî et racontée par Ibn Batüta ; cf. ci-dessous.
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Le distique de Djelâleddïn Rûmi est corroboré par un autre distique tiré du meinevi attribué au poète anatolien du XIV e siècle, GiilSehri, et composé à la louange du SeyJi Ahi Evren de KirSehir qui fut le patron de la corporation des Tanneurs et dont la mémoire était particulièrement vénérée dans les corporations de métiers de la Turquie médiévale. En parlant de ce saint homme, le poète dit : — Sofraya hallâ ttSiiren ol idi El ile halvà bisiiren ol idi.— 10 «C'est lui qui appelait le peuple à sa table, c'est lui qui préparait le helvâ de ses propres mains... » Les principes du cérémonial initial de la Futuvvet étaient les suivants : boire le serbet ou boisson rituelle ; ceindre le sedd ou ceinture ; revêtir le salvar ou pantalon. Cependant, des additions furent faites plus tard à ces principes essentiels auxquels on ajouta, en particulier, la cuisson du helvâ ou mets rituel ; les autres additions étant le ¿irka ou manteau, le 'alem ou bannière, le tàj ou coiffure et le ieraq ou chandelle11. Si nous nous tournons vers les Futuvvetnàme qui sont des recueils de règles pratiques observées par les différentes corporations, nous trouvons le rituel du helvâ mentionné dans ces recueils à partir du XV e siècle12. Il doit cependant être antérieur à cette époque de deux siècles au moins, et sans doute plus, comme en témoigne le distique de Djelâleddïn Rûmî, ainsi que les récits d'auteurs du XIV e siècle, notamment les relations de voyage d'Ibn Batùta et le recueil hagiographique de Seyh Eflâkï 13 . À cela, il faut également ajouter le témoignage d'un roman de chevalerie particulièrement important pour les corporations de métiers : celui qui s'est formé autour d'Abu Muslim, le champion des Abbasides, et dont l'action se passe dans les milieux ahis de Merv 14 . Prenons, par exemple, le Futuvvetnàme de Seyh Huseyn, composé sous le règne de Mehmed II (1451—1481), qui a l'avantage d'avoir été édité par 10 Cf. Franz Taeschner, Gülschehris Mesnevi auf Achi Evran, den Heiligen von Klrschehir und Patron der türkischen Zünfte. Wiesbaden 1955, 97-98. u C f . AbdülbSki Gölpinarli, "lslâm ve Türk lllerinde FUtüvvet Tejkilâti Kaynaklan" ; 3-335 (résumé en français : "Les Organisations de la Futuwet dans les pays musulmans et turcs et ses origines". Revue de la Faculté des Sciences Economiques de l'Université d'Istanbul, XI, 5-49). Voir aussi Franz Taeschner, "lslâm Ortaçaginda Futuvva (Fiitüvvet Te$kilâti)", Istanbul Üniversitesi Iklisat FakuUesi Mecmuasi, XV, Ekim 1953 - Temmuz 1954, Istanbul 1955, 3-32. 12 C f . Abdillbâki Gölpinarli, op. cit., 32 ; ibid., "§eyh Seyyid Gaybî oglu Çeyh Seyyid Hiiseyin'in « Fiitttvvet-Nâme » si", Istanbul Üniversitesi Iklisat Fakültesi Mecmuasi, XVII, Ekim 1955-Temmuz 1956, Istanbul 1960, 35. n Menäkib al-'Arifin. 2 vol., Ankara, 1959-1961. 14 Cf. Irène Mélikoff, AM Muslim, le « Porte-Hache * du Khorassan, dans la tradition épique turco-iranienne, Paris 1962.
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Abdiilbâki Gôlpinarli. D'après ce savant qui a étudié nombre de Futuvvetnàme, aussi bien arabes que persans et turcs, c'est le plus ancien recueil où se trouve mentionnée cette coutume 1 s . Mais à partir de cette époque, on trouve la description de ce mets rituel dans la plupart des Futuvvetnàme turcs : en particulier, dans le Futuvvetnàme-i Sultani deMolla Hiiseyn Vâ'iz, dans celui de Seyyid Muhammed et dans celui de Seyyid Radavi 16 . Les traditions rapportées dans ces différents textes sont les mêmes que celles contenues dans le Futuvvetnàme de Seyb Hiiseyn, mais dans ce dernier nous avons l'avantage de trouva- une grande abondance de détails. C'est au Prophète Adam que remonte, selon la tradition, la coutume du helvà : après qu'Adam ait été chassé du Paradis Terrestre et qu'il eut passé 373 années à verser des larmes de repentir, Dieu ordonna à l'Archange Gabriel de l'initier à la Futuvvet ; l'Archange coupa les cheveux d'Adam et en fit une ceinture dont il le ceignit ; de cette façon, l'Archange fraternisa avec Adam. Puis, Gabriel apporta du Paradis une écuelle de helvà et en donna une bouchée à Adam, pour l'amour des Anges qui avaient été ses compagnons dans ce Paradis ; ce premier helvà était fait de dattes fraîches, pétries avec du lait. Aussitôt qu'il eut avalé cette première bouchée de helvà, Adam reconnut sa faute et prononça, pour la première fois, la formule sacrée : « Allahu ekber » ; ce premier tekbir est appelé Tekbïr-i Rizà. Puis, Adam mit de côté une partie du helvà pour le donner à Eve, et c'est de là qu'est venue la coutume, dans les corporations, de garder une partie du helvà qui a été préparé pour l'envoyer à ceux qui sont absents17. La deuxième tradition concernant le helvà se rapporte à la cérémonie d'initiation du Calife 'Ali ; c'est une tradition purement chiite : cette cérémonie fait suite à l'acte d'investiture par lequel le Prophète reconnut son gendre pour son successeur et qui eut lieu, d'après la tradition chiite, à òadìr Hurnm, au retour du Pèlerinage de l'Adieu, trois mois avant la mort de Muhammed. Ce même jour, dans la tente de Fatima, devant dix-sept personnes, le Prophète ceignit le Sedd à 'Ali 18 ; puis, par ordre de Muhammed, 'Ali fraternisa de la même manière avec les dix-sept personnes19 présentes à cette cérémonie, la première à qui il ceignit 15
Cf. "Çeyh Seyyid Gaybî oglu Çeyh Seyyid Hüseyn'in « Futûvvet-Nâme »si", 35. Cf. Abdiilbâki Gôlpinarli, "Islâm ve Türic tllerinde Fütüvvet Tejkilâti ve Kaynaklan ", 31-32. 51, 54, 68 ; ibid., "Çeyh Seyyid Hiiseyn'in « FtttBvvet-NSme » si", 34-36, 43 ; ibid., "« FiitUvvetNâme-i Sultânî » ve Fütüvvet hakklnda bazî notlari", Istanbul Universitesi Iktisat Fakältesi Mecmuasi, XVII, 127-155. 16
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Cf. "Çeyh Seyyid Hüseyn'in « Fütüvvet-Näme » si", 34-35, 76.
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Le Prophète fraternisa avec 'Ali en le prenant contre lui, dans sa chemise. L e nombre 17 qui revient avec insistance dans la description de cette cérémonie, est dO i l'influence chiite. L'importance quasi-magique accordée à ce nombre à l'intérieur de la tradition chiite, a pour origine l'antiquité grecque et, plus particulièrement, les théories arithmologiqueS des Pythagoriciens ; cf. Paul Kraus, Jâbir ibn fiayyân : Contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'islam, II, Le Caire 1943 ; Irène Mélikoff, "Nombres symboliques dans la littérature épico-religieuse des Turcs d'Anatolie", Journal Asiatique, année 1962, pp. 435-445. 19
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le sedd étant Selmân-i Fàrsï, le Odile serviteur de la Maison du Prophète. Ensuite, Muhammed prépara le helvà de ses propres mains, avec des dattes fraîches, de l'huile et du peksemet. Le helvà fut préparé dans une grande écuelle en bois appelée Djefhe et c'est pourquoi cette cérémonie est connue sous le nom de Helvà-yi Djefhe ; il est même précisé que cette écuelle était celle dans laquelle on mettait la nourriture du chameau qui servait de monture au Prophète. 'Ali partagea le helvà entre les dix-sept compagnons nouvellement initiés ; puis, il en préleva une partie qu'il donna à Selmân-i Fârsi pour être porté à Hasan et à Hiiseyn, à Médine 20 . La troisième tradition se rapporte au quatrième Imâm, 'Ali Zeynel'Âbidïn, le fils de l'Imâm Hiiseyn, qui échappa au massacre de Kerbelâ. Contrairement aux deux autres traditions dont l'une est islamique et l'autre chiite, celle-ci est purement en rapport avec les corporations de métiers. Dans la ville de Kiifa, Selmân-i Fârsi avait un disciple appelé 'Abdurrahmân-i Kulhân-tâb ; il avait près de lui quarante artisans dont un qui ne le quittait pas et qui s'appelait Ishâk Kiinde-Siken. Un jour, l'Imâm, poursuivi par ses ennemis, les partisans de Yezid, se réfugia chez 'Abdurrahmân-i Kiilhân-tàb ; pour sauver l'Imâm qui était traqué, ' Abdurrahmân jeta son petit garçon dans la chaudière ardente et, lorsque l'ennemi fit irruption chez lui, il présenta le corps calciné en disant que c'était celui de l'Imâm ; l'ennemi se retira satisfait. Alors l'Imâm dit à 'Abdurrahmân : « Pour moi, tu as sacrifié ton fils : ton fils sera mon frère et au Jour du Jugement Dernier, je n'entrerai pas sans lui au Paradis. Et maintenant, pour le repos de son âme, nous allons préparer le Helvà. Appelle tes compagnons : je vais te nommer Patron de ta corporation. » L'Imâm prépara le helvà, il initia les compagnons et leur distribua le mets rituel. 'Abdurrahmân-i Kulhân-tàb devint le patron de la corporation des Chauffeurs et Ishâk Kiinde-Siken celui de la corporation des Bûcherons21. Ce récit, extrêmement curieux, est évoqué pendant la cérémonie de l'initiation 22 . Quant aux deux artisans cités, ils se retrouvent dans la tradition épique des corporations : ils font partie du Roman d'Abù Muslim. Le Champion des Abbassides qui, dans la légende, est devenu le vengeur de la tragédie de Kerbelâ 23 , est un des patrons des corporations de métiers ; nous trouvons son nom cité, en neuvième position, dans YIsnad officiel de la Futuwwa du Calife Nâsir 2 4 ; ses compagnons sont devenus, à leur tour, les patrons de différentes
20 21 22
C f . "Çeyh Seyyid Hliseyn'iii « FUtlivvet-Nâme » si", 35, 56, 79-84. C f . ibld.. 36, 85-86.
Une prière pour le repos de l'âme de 'Abdurrahmân-i KUli)ân-tâb et de Ishâk Kiinde-Siken, doit être prononcée en apportant le bois et en allumant le feu pour la cuisson du hetvà : cf. ci-dessous. 23 Voir notre Abu Muslim, le « Porte-Hache » du Khorassan..., 25,70. 24 C f . Louis Massignon, La » Futuwwa », ou « pacte d'honneur artisanal » entre les travailleurs musulmans au Moyen Age, 197 ; AbdUlbâki GSlpinarli, "Burgâzî ve * Futuvvet-nâme » si",
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corporations. J'ai déjà eu l'occasion de signaler que le patron de la corporation des Tttfekéi était Ahmed-i Zemdjï, le derviche-errant qui combat, dans la légende, aux côtés d'Abû Muslim et qui s'insurge le premier pour venger sa mort 25 . Or, Ishàk Kiinde-Siken que nous rencontrons ici et qui est dit être le patron des Bûcherons, c'est, dans la tradition épique, le premier partisan d'Abu Muslim, le compagnon de la première heure 26 ; tandis que le patron des Chauffeurs, 'Abdurrahmân-i Kulliàn-tàb, c'est le brave artisan qui sauva la vie d'Abu Muslim malade et traqué par les hommes du gouverneur dlsfahân, Sa'Sa'bin Hadjdjàdj, en le cachant dans la chambre de chauffe du hammam où il travaillait27. Un autre fait qui mérite l'attention, c'est le thème du four ardent qui revient fréquemment dans le Roman d'Abu Muslim, notamment au moment de la mort d'Ahmed-i Zemdjï qui personnifie les insurrections de vengeance causées par la mort injuste du Champion des Abbassides 28 . Or, le four ardent évoque un événement particulièrement dramatique des mouvements politico-religieux qui secouèrent le monde iranien durant le siècle qui suivit l'assassinat d'Abu Muslim : la mort de Mukanna' qui, pour échapper à ses enemis, se précipita dans un four ardent. On peut se demander s'il n'y a pas là une reminiscence de faits qui ont dû ébranler l'imagination et dont le souvenir s'est conservé à l'intérieur des corporations de métiers29 ? Il y a encore un troisième fait qui attire l'attention dans le récit concernant l'Imam Zeyn-el-'Âbidïn : c'est la cuisson du helvà pour le repos de l'âme du jeune martyr. Il est souvent question de la cuisson de helvà pour le repos de l'âme d'un
Istanbul Oniversilesi ìktisat Fakiiltesi Mecmmsi, XV, Ekim 1953 - Temmuz 1954, Istanbul 1955, 84, 88, 108, 145, 147. 25 Voir notre Abu Muslim, 82-83 ; dans cet ouvrage, je cite le témoignage d'un Fuluwwet-nâme conservé dans un manuscrit appartenant au Professeur Massignon ; c'est un recueil de règles pratiques et morales à l'usage de ceux qui manient le Tiifek, et qui sont attribuées au patron de la corporation, le compagnon d'Abu Muslim, Ahmed-i Zemdjï ; le Futuwet-nime-i Sultani fait également mention d'Ahmed-i Zemdjï en tant que patron de la corporation des TtifekCi : cf. Abdiilbtki Gôlpmarii, "« Fiïtûvvet-Nâme-i Sultâni » ve FlitUwet hakkinda b&zi notlar", 150. 26 Cf. Abu Muslim. 56, 99, 100, 101, 135. 27 Cf. Abu Muslim, 111-112. Le nom de ce personnage est, selon les manuscrits, 'Amr ou 'Abdurrahm&n-i KUlhân-tib ; lorsque je composais mon ouvrage, l'étude de M. Abdttlbâki Gôlpinarh n'était pas encore publiée, aussi n'ai-je pas accordé à cet artisan l'importance qui lui revient. 2 ®C'est ainsi que mourut Ahmed-i Zemdjï, assommé dans la boutique d'un rôtisseur et précipité dans le four : cf. Abu Muslim, 145. Voir note suivante. ^Ancien artisan — il avait exercé le métier de dégraisseur —, originaire d'un village des environs de Merv, Mulçanna' servit sous Abu Musim avant de s'insurger — après Sunb&d le Mage, Ish&fc le Turc et Ostad-Sïs — pour réclamer le prix de son sang. Dans la légende, c'est Ahmed-i Zemdjï qui personnifie le rebelle-justicier, marchant, précédé du cercueil d'Abû Muslim, dénonçant sur son passage l'injustice commise et exhortant le peuple & la vengeance : Abu Muslim, 57-58, 73-74, 77.
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défunt dans le recueil hagiographique de Seyh Eflàkï 30 . Il semble que cette coutume est encore pratiquée de nos jours dans le monde iranien31. Nous en viendrons maintenant aux renseignements donnés par le Futuwetnâme de Seyh Hiiseyn au sujet des différents degrés de la Futuwet et de la cérémonie de l'initiation. D'après ce document, il y a, dans la Futuwet, trois fois trois degrés. Les adeptes des trois premiers degrés sont appelés Ashâb-i Tarikat. Le degré le plus bas, celui de Nàzil ou Ahbàb, est donné à celui qui n'est pas encore entré dans l'Ordre, mais qui y porte de l'intérêt et qui fréquente les réunions ; le deuxième degré, nïm-tarik, est donné à celui qui a un maître et deux compagnons et qui suit l'enseignement de l'Ordre ; le troisième degré, celui de mttfredï ou miyàn-beste ou sâhib-i tarik, est donné à l'adepte qui a subi la cérémonie de l'initiation, qui a été ceint du sedd et dota on a apprêté et mangé le helvà ou mets rituel32. Arrivé à ce troisième degré d'initiation, Seyh. Hiiseyn s'étend longuement sur la façon de préparer le helvà : « Les sages de l'Irak et du Khorassan, dit-il, nous ont appris que seuls les initiés pouvaient prendre part à la préparation du helvà : le miel doit être apporté par un initié, l'huile par un autre, la farine par un troisième, les dattes par un quatrième, le safran par un cinquième. Celui qui allume le feu, doit être un initié, de même que celui qui procède à la cuisson. Ceux qui apportent le bois et qui allument le feu, doivent commencer par prononcer une prière pour le repos de l'âme de 'Abdurrahmân-i Kiilhân-tàb et de Ishâk Kiinde-Siken. Puis, au moment de verser l'huile, il faut prononcer une prière pour le repos de l'âme de l'Imam Zeyn-el-'Àbidïn, le martyr innocent. En versant la farine, il faut évoquer le nom de Selmân-i Fàrsi ; en versant le miel, il faut évoquer l'Emir des Croyants, 'Ali Murta^a ; et avant d'ajouter les dattes, il faut prononcer une prière à l'adresse du Prophète de Dieu. Ils ont également dit, les sages de l'Irak et du Khorassan, qu'il fallait partager les dattes en douze parts, afin d'honorer chacun des Douze Imàms. Et lorsque le helvà est prêt, il faut le partager d'abord en 17 parts, afín d'honorer les 17 premiers compagnons initiés par 'Ali, puis en 12 parts, puis en 8, en 5, en 3, et enfin en une seule part. Chaque part doit être présentée au Seyji de la corporation qui doit prononcer une prière à laquelle l'assemblée répond par des paroles rituelles. On distribuera ainsi toutes les parts du helvà. Lorsque chacun aura reçu la sienne, on mettra dans un coffret en bois la part de ceux qui sont absents de la réunion et, sur le coffret, on placera, pour l'amour des Douze Imâms, douze dattes ; puis, on tracera un cercle qui est le symbole de la corporation, et on placera au milieu du cercle, une aiguille, car l'aiguille est le
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Cf.
Menâkib al-'Àrifin,
II, Ankara 1961, 580, 990.
'D'après l'information verbale donnée par M. Mokri, dans tout le monde iranien et surtout au Kurdistan, on distribue le fietvâ les jeudis soirs, pour l'âme des morts. 32 C f . Abdülbäki Gölpinarh, "Islfim ve Türk lUerinde FütUvvet Te$kilâti ve Kaynaklan", 37 ; ibid., "Seyb Seyyid Httseyn'in « Ritilwet-Nâme » si", 39, 92.
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symbole de l'Unité de Dieu. Puis, on tracera sur le coffret les lettres alef, lam, mim, 'ayn ce qui signifie que « par ordre d'Allah, Djebrá'il a ceint le §edd à Muhammed qui a initié 'Ali33. Il serait intéressant de comparer les données des Futuwetnàme avec les autres sources d'information et, en particulier, avec le récit de voyage d'Ibn Batüta qui, pendant tout «on séjour en Asie-Mineure, logea dans les corporations des Ahîs et qui a laissé une description détaillée de leur mode de vie et de leur hospitalité34. « Les Afais existent dans toute l'étendue du pays habité par les Turcomans, en Asie-Mineure, raconte-t-il, dans chaque province, dans chaque ville et dans chaque bourgade. ... Les artisans de chaque corporation apportent au chef de leur corporation, alAhï, de l'argent avec lequel ils bâtissent un ermitage, le meublent, achètent des mets et des fruits et se réunissent chaque soir pour festoyer et entretenir des voyageurs. » Dans chaque ville, Ibn Batüta est reçu par les Afris qui lui servent chaque fois « toutes sortes de mets, du helvà et des fruits 35 . » Un passage particulièrement intéressant, dans le récit de voyage d'Ibn Batuta, a trait à son séjour à Konya au sujet duquel il rapporte une curieuse anecdote concernant Mevlànà Djelâleddïn : « Un jour, un homme qui vendait du helvà entra dans la medrese pendant que le Maître,enseignait. Mevlànà l'appela et le marchand lui tendit un morceau de helvà. L'homme s'en alla, mais le Maître le suivit et disparut. On le chercha partout sans pouvoir le trouver. H revint au bout de quelques années, mais son esprit semblait dérangé : il ne parlait plus qu'en poésie persane et disait des choses étranges36. » Ce récit symbolique confirme le sens du distique qui a été cité et dans lequel « manger le helvà » signifie « recevoir l'initiation. »
33
Cf. AbdUlbêki GÔlpmarli, "Çeyh Seyyid Hüseyn'in « Fiitûvvet-Nâme » si ", 43, 106-108. C f . Ibn Ba!û(a, Voyages, texte arabe et traduction C. Defrémery et B. R. Sanguinetti, II, Paris 1854, 260-265, 273-275, 279-280, 281-282, 286-290, 292-294, 295, etc.
34
Il est cependant indispensable de se référer au texte mime de cette relation de voyage, car dans la traduction de C. Defrémery et B. R. Sanguinetti, le terme « helvà » a été invariablement traduit par « pâtisserie » ; Ibn Batuta paraît avoir été gorgé de « pâtisserie », alors qu'on lui présentait chaque fois le mets rituel. 36
Cf. Ibn Barata, Voyages, II, 283.
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DE
L'ÉPOPÉE
AU
MYTHE
On trouve également de nombreuses anecdotes au sujet de la préparation du helvà dans le Menàkib-al• 'Àrifin de Seyh Eflâki, principalement dans la partie concernant la vie de Mevlânà Djelâleddïn Rùmï37. À ces témoignages, il convient d'ajouter encore celui d'un texte épique relatif aux corporations : le Roman d'Abû Muslim. On trouvera dans le récit de la première visite d'Abû Muslim, alors âgé de dix-sept ans, chez le chef des Ahïs de Merv, Ahï Hurdek le Forgeron qui va lui forger la hache qui sera son signe distinctif, des éléments qui corroborent la relation de voyage d'Ibn Batûta : « Ahi Hurdek conduisit Abu Muslim dans un joli tekye autour duquel étaient bâties des maisons. C'est là qu'il habitait avec ses compagnons. Abu Muslim se trouva dans une demeure digne d'un roi. On lui servit des sorbets, des fruits et toutes sortes de mets... Puis, AJii tlurdek se leva, il prépara le helvà de ses propres mains, le versa dans un plateau et le porta à Abu Muslim... 38 » D'après les différentes données qui ont été examinées, il ressort que la préparation du helvà était une coutume rituelle relative aux corporations de métiers. Il resterait pourtant à savoir quelle est la raison dé cette coutume ? Ainsi que nous l'avons vu, le helvà rituel était d'abord préparé avec des dattes fraîches. Dans le premier helvà, celui que l'Archange Gabriel prépara à l'intention d'Adam, il n'entra que des dattes pétries avec du lait. Plus tard, dans le helvà préparé par Muhammed à Gadïr Humm, il entra, en plus des dattes, de l'huile et du peksemet. Dans la composition du mets rituel préparé dans les corporations, on cite, outre les dattes et l'huile, le miel, la farine et le safran. Cependant les dattes occupent toujours la première place : en les ajoutant, il faut prononcer une prière spéciale à l'adresse du Prophète ; en préparant le coffret de bois destiné aux absents, il est indispensable de placer sur le couvercle douze autres dattes, en l'honneur des Douze Imâms. L'insistance avec laquelle revient, dans la description de ce cérémonial, la mention des fruits du palmier, fait naturellement penser à la place exceptionnelle occupée dans la tradition islamique par cette plante qui recèle des secrets extraordinaires comme n'en recèle aucune autre plante. Dans l'ouvrage d'Henry Corbin, Terre Céleste et Corps de Résurrection, il est expliqué que le palmier qui fut créé du surplus de l'argile dont fut constitué l'Homme lui-même, est le symbole de la Terre Céleste et de la Résurrection 39 . Cette place est " C f . Menakib al-'Ârifin, I, 163, 169, 264, 431 ; II, 580, 728, 752, 853, 912. 990. 38 Cf. Abu Muslim..., 98-99. 39 Cf. Terre Céleste et Corps de Résurrection : de l'Iran Mazdéén à l'Iran Shî'ite, Paris I960, 213214.
LE
RITUEL
DU
HELVÀ
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particulièrement importante dans la tradition chiite dans laquelle « le palmier typifie la gnose comme nourriture spirituelle. » D'après un hadis de l'Imâm Dja'fer-i Sàdik, celui-ci aurait répondu à un interlocuteur l'interrogeant sur l'origine du palmier : « Lorsque Dieu fit sortir Adam du Paradis, Il lui ordonna d'emporter avec lui le Palmier. Adam le planta à la Mecque. Tous les palmiers qui en sont la postérité directe, dans les orients et les occidents de la Terre, sont issus des noyau* des dattes produites par ce premier palmier rapporté par Adam40. » Cette tradition semble renfermer en elle la clef du mystère : la datte, fruit du palmier céleste, représente une nourriture spirituelle. Le helvâ fabriqué à partir des dattes, revêt, lui aussi, le caractère d'un mets sacré. Le palmier est le symbole de la Terre céleste et de la Résurrection. Cette phrase paraît justifier à la fois le sens caché du vers de Djelaleddin Rumi qui exhorte le Maître à « ne pas manger le helvâ en secret » c. à. d. « à ne pas garder pour lui tout seul le secret de l'initiation », et elle explique également pourquoi le helvâ, nourriture fabriquée à partir du fruit qui est le symbole de la Résurrection, devient le mets rituel préparé pour l'âme des morts. Quoi qu'il en soit, nous sommes en présence d'une coutume qui a persisté en Turquie jusqu'à une époque récente. Son sens a été oublié. Cependant, il est facile de retrouver dans la description des banquets de helvâ de la Turquie ottomane, passe-temps agréable de la saison d'hiver, des éléments qui les rattachent aux corporations médiévales.
40
Cf. Henry Corbin, Terre Céleste et Corps de Résurrection, 224 note 4, 225 note 5.
NOMBRES SYMBOLIQUES DANS LA LITTÉRATURE ÉPICO-RELIGIEUSE DES TURCS D ANATOLIE
Les nombres symboliques et l'interprétation cryptographique de l'alphabet occupent une grande place dans le domaine de la mystique en général. La présente étude n'a cependant pour but que d'exposer quelques faits observés aux cours de recherches faites dans la discipline de la turcologie dont ils ne dépasseront pas les cadres. Les nombres symboliques ont jdué un grand rôle dans la littérature des corporations de métiers et des confréries turques et, par là même, dans la littérature épique qui était liée à celle des corporations et des confréries. La littérature épique servait, en effet, de moyen de propagation de l'idéal chevaleresque dans les classes illettrées de la population, pour lesquelles le héros épique devenait l'incarnation de cet idéal, et elle fut exploitée dans ce but dans le milieu des corporations de métiers, puis dans celui des confréries religieuses. Les nombres qui se rencontrent le plus fréquemment dans les textes hagiographiques, sont 1, 3, 5, 7, 40, 300 ; nous citerons, comme exemple, le texte d'un hadit, dans la traduction donnée par M. Henry Corbin1, où il est question des différentes catégories des « Hommes de l'Invisible » (ridjâl al-gayb) et de la hiérarchie de ces Initiés2 : « Dieu possède sur la Terre trois cents personnes dont le cœur est conforme au cœur d'Adam ; quarante dont le cœur est conforme au cœur de Moïse ; sept dont le cœur est conforme au cœur d'Abraham ; cinq dont le cœur est conforme au cœur de Gabriel ; trois dont le cœur est conforme au cœur de Michaël ; un dont le cœur est conforme au cœur de Séraphiel. » Il y a cependant encore d'autres nombres symboliques qui reviennent très souvent et, en particulier, 17 et 72 qui se rencontrent continuellement dans la littérature épique où ils ont la priorité sur tous les autres nombres. Pour illustrer l'importance du langage des nombres dans les textes hagiographiques, nous *Cf. Terre Céleste et Corps de Résurrection : de l'Iran mazdéen à l'Iran shi'ile, Paris, 1960, p. 249. Sur la hiérarchie de ces initiés, voir Louis Massignon, Essai sur les origines du lexique technique de la mystique musulmane, Paris, 1922, p. 112.
2
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donnerons la traduction d'un poème bektachî dû à Ilhami, poète du XIXe siècle3. En plus des nombres cités dans le hadit dont nous venons de reproduire le texte, on trouve mentionnés, dans le poème d'Ilhàmi, les nombres 14, 12 et 17. Pour 12, il n'y aucune difficulté, puisqu'il s'agit des Douze Imâms ; 14 correspond aux Quatorze Innocents Très Purs, les 14 enfants de la famille d"Al! qui ont trouvé le martyre dans la plaine de Kerbelà ; quant aux 17, il s'agit ici des Dix sept compagnons initiés par 'Ali et dont le premier fut Selmân-i Fârsî. « Dans le Monde des Esprits, au Banquet de la Création, Resplendit la Lumière de Muhammed-'AH. Celui qui se manifesta, en tuant les Mécréants, Brandissant dans sa main Zû'l-Fikâr, ce fut 'Ali. Les Trois ont atteint l'Unité des Deux Mondes, Les Cinq leur ont tenu le pan de la robe, Les Sept ont goûté au breuvage de l'Unité, Ce sont eux les Maîtres à la robe très pure. Les Quatorze Innocents Très Purs et les Douze Imâms, Les Dix-sept Compagnons Initiés, et aussi les Quarante, C'est pour eux que la Plume de l'Invisible Traça la Ligne de l'Équateur. .. .Et moi, Ilhàmi Abdàl, je suis leur esclave à tous, Et le Seigneur Hadjï BektâS est mon maître »4.
^Le texte de ce poème a été publié par Sadeddin Nttzhet Ergun, Bektafî-KizilbayAlevi gairleri ve nefesleri (cilt 3 : 19'uncu asirdan beri), Istanbul, 1956 (2e éd.), p. 180. Cf. note suivante. "Voici le texte turc de ce poème : Âlem-i ervâhda bczm-i Eleste Muhammed Ali'nin nûrudur vallâh Zuhflr edUb kttffar askerin kiran EUnde Ziilfikar Ali'dir billâh Uçler dit Slemde birlige yetti Bejler de anlann dâmenin tuttu Birlik lokmasini yediler yuttu Dâmeni pSk olan pirier de billâh On dôrt ma'sum pâk U on iki Imam On yedi Kemerbest ciimlesi tamam Anlann vechine çalindi kalem Hatt-i istivfida kurklar da billâh .. .Anlann bendesi Uhâmî Abdal Pîrim Haci Bektag HQnkSr da billSh.
NOMBRES
SYMBOLIQUES
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Ayant eu surtout à étudier les textes épiques, nous avons été frappée par l'importance accordée aux nombres 17 et 72 ; ces deux nombres se rencontrent en général dans les mêmes textes, souvent ensemble, et, en les examinant, on s'aperçoit qu'ils ont, en effet, une relation : ils représentent l'un la somme, l'autre le produit de 9 et de 8. M. Jean Deny s'est intéressé au nombre 72 auquel il a consacré un article 5 . Mais le nombre 17 n'a encore fait l'objet d'aucune étude particulière. Si nous avons été amenée à nous intéresser à ce nombre qui, de prime abord, ne retient pas l'attention, c'est pour des raisons que nous allons exposer. Nous avons eu dernièrement à nous occuper d'un texte auquel nous avons consacré un ouvrage : La Geste de Melik Dânismend6. C'est un roman de chevalerie qui s'est formé autour du conquérant turc de la Cappadoce, contemporain de la Première Croisade ; ce roman épique a fait l'objet de plusieurs rédactions dont la plus ancienne qui nous soit parvenue remonte au XIV e siècle ; l'auteur de cette rédaction, 'Àrif 'Ali, a entrecoupé le texte en prose, de vers dont certains sont fort beaux et dont l'inspiration est mystique et chiite. Dans ce texte, le nombre 17 revient avec une grande insistance : l'auteur a divisé son ouvrage en 17 chapitres, il fait mourir son héros de 17 blessures7. Devant cette insistance, nous avons eu la curiosité de rechercher les valeurs numériques des lettres composant le nom du héros, Dânismend, et de les additionner : D à n s m n d 4 + 1 + 50 + 300 + 40 + 50 + 4 = 449 Nous avons obtenu un total de 449 et, en additionnant les chiffres qui composent ce nombre, nous avons trouvé 17. Nous avons alors essayé d'étendre cette expérience à d'autres romans épiques. Tout d'abord, puisque le nombre 17 a une importance particulière dans la tradition des corporations de métiers qui reconnaissent 17 compagnons initiés par 'Ali, 17 patrons fondateurs des corporations musulmanes initiés par Selmân-i Fàrsï, et 17 corporations majeures, nous nous sommes tournée vers la littérature des corporations. Il a été, en effet, reconnu dans les ouvrages consacrés au problème de la Futuvvet et aux corporations de métiers basées sur cet idéal chevaleresque, que les romans épiques ont servi à la propagation de cet idéal8. Or, parmi les romans de chevalerie, il y en a un dont l'étude est particulièrement importante pour les corporations de métiers : c'est celui qui s'est formée autour
'"70-72 chez les Turcs", dans Mélanges Louis Massignon, I, Damas, 1956, p. 395-416. Cet ouvrage fait partie de la Bibliothèque archéologique el historique de l'Institut français d'archéologie d'Istanbul, X-XI, Paris, 1960. 7 Cf. notre Geste de Melik Dänijmend, I, p. 69-70. 8 Cf. ibid., p. 50. 6
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d'Abû Muslim 9 . Toute l'action de ce roman se passe dans les milieux Afcï de Merv ; c'est dans le tekye des A (lis que se trame la conspiration qui renversera les Omeyyades. Dans la tradition épique, le champion des Abbassides a un rôle bien défini : il est le vengeur de la tragédie de Kerbelâ. Le nombre 17 revient continuellement dans le Roman d'Abû Muslim, de même que 72 : au moment où commence le récit, 72 ans se sont écoulés depuis la mort d"Ali, et pendant ces 72 ans, il y a eu 17 entreprises pour renverser les Omeyyades ; 17 héros se sont soulevés pour venger la mort de Huseyn et ils ont tous été martyrs. Nous avons donc essayé de procéder pour Abu Muslim comme nous l'avions fait pour Dànismend et nous avons additionné les valeurs numériques des lettres qui composent son nom : A b u 1+2 + 6
M s l m + 4 0 + 60 + 30 + 4 0 = 179
Nous avons obtenu un total de 179 et, en additionnant les chiffres de ce nombre, nous avons encore trouvé 17. Mais Abu Muslim est un personnage historique et cette coïncidence a pu être fortuite. Tout au plus, pourrait-on supposer que c'est là une des multiples raisons qui ont incité les Aljis à faire d'Abu Muslim un de leurs patrons : nous trouvons, en effet, son nom dans Yisnàd officiel de la futuwwa du calife Nàsir où il est cité en neuvième position10. Nous nous sommes tournée vers d'autres héros épiques, notamment vers le derviche-gàzi Saru Saltuk dont la mémoire est vénérée chez les Bektachîs ; Sari Saltuk est le héros d'une geste anatolienne dont nous possédons une rédaction faite vers la fin du XVe siècle". Des deux éléments qui composent le nom de ce derviche-gàzi, le premier est un surnom : ?aru signifie « jaune », « blond » ; Saru Saltuk, c'est « Saltuk, le Blond ». En additionnant la valeur numérique des lettres composant le nom Saru Saltuk, nous avons obtenu le nombre 917 dont la somme des chiffres donne encore 17 : S a r u 9 0 + 1 +200 + 6
$ l t k + 90 + 30 + 400+ 100 = 917
Dans ce cas-là, nous sommes en droit de supposer que, dans la tradition, l'affixation de l'épithète saru au nom de Saltuk, a pu être occasionnée par des besoins d'interprétation cryptographique. 9
Voir notre "Abû Muslim patron des A(jîs", dans Akten des Vierundzwanzigsten Internazionalen Orientalisten Kongresses, Munich, 1959, p. 419-421, et surtout notre ouvrage : Abu Muslim, le * Porte-Hache » du Kkorassan dans la tradition épique turco-iranienne, Paris, 1962. ,0 C f . Louis Massignon, "La « Futuwwa », ou « pacte d'honneur artisanal » entre les travailleurs musulmans au Moyen Age", dans La Nouvelle Clio, Bruxelles, 19S2, p. 197. l ' C f . notre Geste de Melik Dänifmend, I, p. 43. 50-51.
NOMBRES
SYMBOLIQUES
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Nous nous sommes alors tournée vers un personnage épique qui a déjà provoqué beaucoup de discussions : Battàl. Ce guerrier arabe de l'époque omeyyade, qui s'est illustré dans des combats arabo-byzantins et dont le prénom historique était 'Abd Allah, a été incorporé dans la tradition épique turque, mais il a subi différentes transformations : il a d'abord été transporté à l'époque abbasside, puis il a reçu une ascendance alide, et enfin son prénom a été changé en celui de ôa'far 1 2 . La mémoire de Battàl est vénérée chez les Bektachîs et dans différentes confréries turques à tendances chiites. Et en effet, le roman turc de Seyyid Baftàl a subi, lui aussi, des influences chiites : en plus de l'ascendance alide du héros, Battàl, en difficulté, est secouru par un lion, symbole au sens explicite, et pendant tout un livre, il est raconté comment un maudit Mervanide échappé au glaive d'Abu Muslim, fut poursuivi et châtié par Battàl. Cette influence chiite peut expliquer pourquoi Battàl a été transporté dans le temps, de l'époque omeyyade à celle des Abbassides, mais il est plus difficile à expliquer pourquoi la tradition épique a changé son prénom d"Abd Allah en celui de ôa'far, bien que ce dernier prénom occupe une place importante dans la tradition chiite. Nous avons donc essayé d'additionner la valeur numérique des lettres composant le nom Battàl : nous avons obtenu un total de SI, nombre qui, tout d'abord, ne nous parut pas digne d'intérêt13, pas plus que 6, somme des chiffres composant 51. Nous avons essayé encore une fois en ajoutant à Battàl son titre de Seyyid, mais cela n'a rien donné. Alors, nous avons pris le prénom légendaire du personnage. ùa'far : cette fois, nous avons obtenu un total de 353 dont la somme des chiffres donnait 11, ce qui, ajouté à 6, nous a permis de retrouver 17 : B
t
t
à
l
2 + 9 + 9 + 1 + 30 = 51
6
1
f
r
3 + 70 + 80 + 200 = 353
Et ce fait pourrait expliquer pourquoi le prénom du personnage a été changé dans la tradition épique. Nous avons essayé d'étendre ces expériences en débordant des cadres de la littérature épique et des études turques, et nous avons examiné les noms de certains personnages particulièrement vénérés dans les confréries chiites : d'abord, le sixième imâm, ùa'far-i Sàdik. En additionnant la valeur numérique des lettres qui composent son nom et son surnom, nous avons obtenu un total de 548, c'est-à-dire toujours 17 :
11
"Voir, en dernier lieu, notre article dans E l., nouvelle edition (I, 1137), s. v. Al-Battâl (Sayyid BaffàlGhâzi). '-'c'était une première impression, mais qui devait, par la suite, se révéler fausse : en effet, SI représente 17x3 et joue un rôle important dans la tradition chiite où 17x3 correspond au nombre de prières accomplies chaque jour par 'Ali chez les Ismaéliens pour qui 51 est le nombre des imams de la race d"AH, etc. Cf. Paul Kraus, Jâbir ibn (tayyân : contribution à l'histoire des idées scientifiques dans l'Islam, Le Caire, 1943, II, p. 221-223.
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1 f r 6 3 + 70 + 80 + 200
AU
MYTHE
S à d k + 90 + 1 + 4 + 100 = 548
Dans le cas présent, ce résultat a une importance particulièrement grande, car selon la tradition chiite, c'est à ôa'far-i Sâdik que remonte la science des lettres ; le sixième imâm en aurait obtenu la connaissance par la révélation d'un livre mystérieux appelé Al-Gafr et qui lui aurait permis de prédire les événements de l'avenir14. Dans le cas de Mansûr al-Hallâg, les résultats ont été également probants, puisque non seulement on obtient le nombre 17 en additionnant les valeurs numériques des lettres composant le nom du célèbre mystique, dans sa forme persane : Hallàg-i Mançùr (on obtient un total de 458, soit 17) : M n s û r 40 + 50 + 90 + 6 + 200
H l l à g + 8 + 30 + 30 + 1 + 3 = 458
mais en additionnant séparément les lettres du nom Mansûr, on obtient un total de 386, soit également 17, et en additionnant les lettres de Hallàg, on obtient 72. Notons en passant, un fait troublant : les nombres représentant les sommes des valeurs numériques des lettres formant les noms de ôa'far-i Sâdik et de Mansûr-i Hallàg (soit 548 et 458), sont composés des mêmes chiffres : 8, 5 et 4 15 . Ce n'est probablement pas par hasard que l'on rencontre, dans un poème bektachî, l'association du nombre 17 et de la fameuse assertion de Mansûr alHallâg : En-el-Hak. Ce poème, dont nous donnerons en traduction les deux premières strophes, est de PeriSàn Baba, poète bektachî du XIXe siècle 16 . L'interprétation de ce poème repose sur le jeu de mots qui revient continuellement, entre hak « la vérité », « c'est vrai », et Hak qui est un des noms de Dieu. «Ma profession de foi, c'est "En-el-Hak", Cette profession de foi, c'est la Vérité. Celui qui est Toute Beauté, Il est la Vérité. Hak-Muhammed-'Ali, voilà la Vérité. Hâgï Bektâs Veli, est la Vérité.
14
Cf. Paul Kraus, op. cit., p. 263-264. '-'On remarquera, en anticipant sur nos conclusions concernant l'origine pythagoricienne des spéculations sur le nombre 17 qui ¿tait étroitement lié i la théorie musicale, que dans ces trois chiffres, g, 5 et 4, on retrouve les trois consonnances (cvfi^avia) musicales des Grecs anciens : octave, quinte et quarte. Cf. Paul Kraus, op. cit.. p. 207-209. l6 L e texte de ce poème a été publié par Sadeddin Niizhet Ergun, op. cit., p. 44-45. Cf. note suivante.
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SYMBOLIQUES
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Connais les Dix-sept Évidences, Connais les versets qui les révèlent, Connais les origines de ces versets. Hak-Muhammed-'AIJ, voilà la Vérité. Hàgî Bektâs Veli, est la Vérité » 17 . Ainsi donc, les Bektachîs reconnaissaient Dix-sept Évidences (Muhkemât) et ces Dix-sept Évidences étaient révélées par des versets (àyàt). Cependant, c'est probablement par les corporations de métiers que le nombre 17 est rentré dans la tradition bektachî : lorsque les corporations des Ahis furent dissoutes à cause de l'attitude hostile qu'ils adoptèrent à l'égard des Ottomans en servant le Chiisme safavide, les Ahis se réfugièrent à l'intérieur des confréries de derviches et, en particulier, chez les Bektachîs. Nous avons vu l'importance de ce nombre 17 dans la tradition des corporations de métiers où il évoque, en particulier, les 17 compagnons fondateurs des 17 corporations majeures, dont le premier et le maître de tous est Selmàn-i Fàrsi. Dans son ouvrage consacré à Selmân-i Pàk, M. Massignon a défini le rôle de Selmân chez les Chiites imamites : conseiller privilégié lègue par le Prophète à 'Alï, Selmân doit apprendre aux Musulmans à reconnaître en ce dernier le chef légitime, l'Imam. Selmân est le lien entre Muhammed et 'Ali ; ils forment, à eux trois, les trois prototypes spirituels symbolisés par les lettres : 'Ayn, pour 'Alï, prototype de l'Imàm ; Mim, pour Muhammed, prototype du Nabi ; Sin, pour Selmân, prototype des Ash&b, instrument de l'initiation, qui attire le croyant vers la Divinité18. Or en faisant la somme des valeurs numériques de ces trois lettres symboliques, 'ayn (70), mïm (40) et sin (60) on obtient un total de 170, soit un décuple de 17.
17
Voici le texte turc de ce poème : Ikranm « enel'hak »tir Bu ikrarim beli haktir Cernali nur celi Haktir Hak Muhammed Ali haktir Haci Bekta$ Veli haktir
(8
Bil on yedi Muhkemâti Okuyanlardan âyâti 01 âyatin iimmehati Hak Muhammed Ali haktir Haci Bekta$ Veli haktir.
lo C f . Louis Massignon, Salmdn Pàk et les prémices spirituelles de l'Islam iranien (« Publication de la Société d'études iraniennes », n° 7), Paris, 1934, pp. 33-36.
104
DE L ' É P O P É E
AU
MYTHE
À l'intérieur des études turques, le nombre 17 ne se limite pas seulement aux corporations, aux confréries et à la littérature épique : ce nombre symbolique se retrouve jusque dans les textes historiques. En étudiant le Seldjuknàme anonyme de la Bibliothèque Nationale, qui est un ouvrage historique rédigé à la fin du XIII e siècle, M. Claude Cahen a remarqué le rôle joué par le nombre 17 dans les batailles décrites par cet ouvrage 19 : « Le 'Sultan de Rùm Kir Mânuil' (il s'agit de Manuel Comnène) envahit la province de Qonya... Accouru de Qaïçariya avec 17 hommes, le Sultan (Mas'ud) tient en haleine l'ennemi jusqu'à l'arrivée, au matin, de l'armée qui, alors victorieuse, ramasse vingt mille prisonniers... » « En 572, nouvelle attaque de Kir Mânuil, avec une armée de six à sept mille hommes... Qonya est atteinte. Le Sultan (Qllîdj-Arslan II) accourt avec 1.700 cavaliers, et tient l'ennemi en haleine toute une nuit. Le gros de l'armée arrive et bat l'ennemi » 2 0 . L'importance accordée au nombre 17 n'est cependant pas un fait turc. Chez les Turcs, de même que l'a montré M. Jean Deny pour le nombre 72 2 1 , son extension est due à l'influence du Chiisme. Nous avons relevé la présence de ce nombre symbolique dans des études consacrées au folklore persan, notamment dans un article de M. Mokri sur « Le symbole de la Perle dans le folklore persan » et qui est intéressant pour l'étude de l'arithmologie musulmane : « ...Le Créateur de l'Univers au moment de la Création, par Sa parfaite puissance, créa une perle dans laquelle II fit apparaître S images de Sa propre Image... puis, par Son pouvoir souverain, elles se fondirent en une seule image qui était Dieu Lui-même et la perle disparut ; Dieu resta, Éternel, Seul et Unique. 70.000 années passèrent et Dieu à nouveau créa une perle dans laquelle II aperçut 7 de Ses images ; puis apparurent 12 images et ensuite 14. La perle disparut alors de nouveau et le Dieu de l'Univers s'aperçut Unique dans le Monde Caché. De nouveau 70.000 années se passèrent. Dieu créa une perle dans laquelle II vit 17 de Ses propres images... Après quoi, la perle disparut et Dieu resta Seul et Unique » 2 2 . Nous avons interrogé M. Mokri et il a eu l'amabilité de nous montrer un ouvrage encore inédit et intitulé Dawra-y Dàmyâri où il note que « le nombre
" c f . Claude Cahen, "Seljukides de Rum, Byzantins et Francs d'après le Seljuknâmeh anonyme", dans Mélanges Henri Grégoire, III (« Annuaire de Philologie et d'Histoire orientales et slaves », XI), Bruxelles, 1951, p. 105. 20 Ibid„ p. 99. 21 22
C f . 70-72 chez les Turcs, pp. 409-414. C f . Journal asiatique, 1960, p. 478.
NOMBRES
SYMBOLIQUES
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symbolique 17 apparaît dans le folklore persan et surtout dans les légendes, notamment dans les 17 conseils murmurés à l'oreille du roi lors de son couronnement (cf. Les Secrets de Hamza) et dans les 17 composantes de l'étendard ». Les faits que nous avons pu observer aux cours de nos études et que nous avons essayé d'exposer ici, nous ont incitée à rechercher ce que représentait ce nombre 17. D'abord, dans la tradition islamique : 17, c'est le nombre des rak'a qui composent les cinq prières journalières ; 17, c'est aussi le nombre des mots qui composent l'appel à la prière. Mais c'est surtout chez les Chiites que ce nombre revient avec insistance. Bien qu'il apparaisse déjà dans la doctrine du gnostique Mugira b. Sa'ïd, exécuté en 119/737, pour qui 17 représentait le nombre de ceux qui seront ressuscités au jour de l'apparition du Mehdi, chacun de ces personnages devant recevoir l'une des 17 lettres de l'alphabet dont se compose le nom suprême de Dieu 23 , c'est pourtant à l'intérieur de la tradition concernant l'imàm ôa'far-i Sàdik ( t 147/765) que nous avons trouvé la solution au problème posé par ce nombre symbolique 24 . Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, c'est à cet imàm que la tradition chiite fait remonter la science des lettres. Cette science se trouve formulée dans le « Livre de la Balance » de ôàbir ibn Hayyàn, alchimiste et sûfi, qui, d'après la tradition, était le disciple de ôa'fari Sàdik. Or, ôàbir prétend, dans ses écrits, avoir reçu de son maître la « science de la Balance » 2S . D'après la théorie de la Balance formulée par ôàbir, « la forme (.sura) de toute chose au monde est 17 » , le nombre 17 représente la « base » (kâ 'ide) même de la théorie de la Balance et doit être considéré comme le « canon de l'équilibre » (kànûn al-i'tidàl) de chaque chose 26 . Or il a été démontré que les origines des théories arithmologiques de ôàbir ibn Hayyàn remontaient à l'antiquité grecque et plus particulièrement aux Pythagoriciens 27 . Pour les Grecs anciens, 17 représente le nombre des consonnes de l'alphabet ; il se divise, à son tour, en 9 (nombre des consonnes muettes) et en 8 (nombre des semi-voyelles ou semi-consonnes) ; ces nombres se retrouvent dans le vers épique (hexamètre) qui est composé de 17 syllabes partagées par la césure en 9 et 8 syllabes ; ils étaient également en rapport étroit avec la théorie musicale et l'harmonie des sphères. Ainsi, les mystiques chiites possédaient, dès une époque ancienne, une vénération pour le nombre 17 ; cette vénération a pour origine les anciennes spéculations pythagoriciennes reposant sur les lettres de l'alphabet grec. Il reste cependant à savoir si le pouvoir quasi magique accordé à ce nombre 17 n'existait pas déjà dans
« C f . Paul Kraus, op. cit., pp. 222, 263. Je tiens à exprimer ici ma reconnaissance à M. Jean Lecerf qui, alors que mes recherches étaient encore en cours, m'a indiqué l'ouvrage de Paul Kraus sans lequel le problème concernant le nombre 17 n'aurait pas pu être résolu. 25 Cf. Paul Kraus, op. cit., XXVI, XL-XLVIII. 26 Ibid„ pp. 195, 199-200, 207, 227-230. 21 Ibid., pp. 207-220, 270, 309. 24
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le folklore persan à une époque pré-islamique, comme c'est le cas pour le nombre 72 avec lequel 17 a une relation28 ? Le nombre 72 était, en effet, vénéré dans le culte zoroastrien : il représente le nombre des chapitres du Yasna ou « Livre des Sacrifices » ; les 72 fils qui composent la ceinture rituelle des Pârsïs ; le nombre des colonnes du vestibule du Palais de Persépolis29. Pour 17, les deux faits relevés dans l'ouvrage de M. Mokri impliquent que ce nombre existait peut-être déjà dans le folklore persan à une époque ancienne. Quoi qu'il en soit, ce problème dépasse largement les cadres que nous nous étions proposés, c'est-à-dire la tradition épico-religieuse des Turcs. En ce qui concerne celle-ci, il ressort de nos recherches que dans la littérature épico-religieuse des Turcs d'Anatolie, une importance quasi magique est accordée au nombre 17. Ce fait est dû à l'expansion du Chiisme et a pour origine l'antiquité grecque.
2 ®Ainsi que nous l'avons déjà fait remarquer, 17 et 72 représentent l'un la somme, l'autre le produit, de 9 et de 8 ; de plus, en faisant la somme des chiffres composant ces deux nombres, on obtient 8 pour 17, 9 pour 72. Le rapport 9 : 8 revient continuellement dans les spéculations arithmologiques des Grecs anciens, que ce soit sur le plan grammatical, musical (où le rapport 9 : 8 est représenté par les cordes médianes de la lyre), métrique ou cosmologique ; ce rapport se retrouve chez âàbir. Cf. Paul Kraus, op. cit., p. 207-220. 29 Cf Jean Deny, "70-72 chez les Turcs", p. 3%.
YUNUS EMRE ET SON ÉPOQUE
Dans un excellent article traitant de la littérature turque médiévale, un savant turc, Hilmi Ziya Ûlken a distingué trois genres : 1. les contes de fée nés de l'imagination syncrétique ; 2. les récits d'amour platonique d'origine arabe et persane ; 3. les légendes héroïques, mêlées d'aventures romanesques, qui gardent les couleurs autochtones de l'Asie Centrale : Destan d'Oguz Khan, Livre de Dede Korkut, À cette énumération, il convient d'ajouter la poésie populaire dont Mahmud al-Ka§gari nous donne de nombreux exemples et qui était chantée, avec accompagnement de kopuz, par le ozan, puis le afik-ozan. Cette poésie populaire faisait également partie de la littérature épique, car nombre d'épopées étaient entrecoupées de poésies destinées à être chantées, avec accompagnement de kopuz. Parmi les œuvres poétiques les plus anciennes, figurent les Hikmet, poèmes d'inspiration religieuse, servant à la propagation de l'Islam. Les plus anciens Hikmet en notre possession, sont ceux qui figurent dans le Divan-î Hikmet, recueil attribué à Ahmed Yesevi. Celui-ci que l'on peut considérer comme le créateur d'un genre littéraire qui lui est particulier, fut le premier Sufi turc. Son enseignement s'est cristallisé dans la Yeseviyye, la plus ancienne Tarikat turque. Elle fut fondée au XII e siècle, en Asie Centrale, et s'étendit rapidement dans les pays turcs avoisinants. Ahmed Yesevi est né à Sayram, dans la région de Çimkent, dans l'actuelle Kazakhstan, à une date que nous ne connaissons pas. Il vécut et mourut à Yesi, actuellement Turkistan, en 1166-67. C'était un homme cultivé, ayant étudié dans un centre de culture islamique aussi prestigieux que Boukhara où il eut pour maître le grand Sufi persan, Yusuf Al-Hamadanî (1049/50-1140). Après avoir quitté Boukhara, il revint à Yesi où il propagea l'Islamisme parmi les tribus turques vivant dans la région du Sir Derya, Il leur récitait ses Hikmet, composés dans un but de prosélytisme.
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Ces Hikmet de Ahmed Yesevi ont influencé une certaine branche de la littérature populaire turque, notamment la poésie populaire mystique dont le plus grand représentant en Anatolie fut Yunus Emre. Les Ilâhi de Yunus Emre continuent la tradition commencée par les Hikmet d'Ahmed Yesevi. La vie de Yunus Emre rappelle, en plusieurs points, celle d'Ahmed Yesevi. Tous deux sont sortis d'un milieu populaire, celui des tribus Turkmènes, mais tous deux ont été éduqués dans des centres urbains de culture islamique ; tous deux étaient versés dans la théologie musulmane de rite sunnite et de dogme hanéfite. Mais tous deux sont revenus vers le peuple dont ils étaient issus et se sont adonnés à l'islamisation des tribus nomades. Tous deux ont composé des poèmes : Hikmet ou Ilâhi, dans une langue populaire, dépourvue d'emprunts lexicographiques savants, qui leur servait de moyen de gagner à leur cause les esprits et les coeurs. Si Ahmed Yesevi peut être considéré comme le premier Sufi turc et la Yeseviyye comme la première tarikat turque par contre, Yunus Emre est le pionnier de la littérature populaire turque d'Anatolie. Yunus Emre vécut dans un siècle de bouleversements et de troubles En effet, au XIIIe siècle, l'invasion mongole fut la cause de l'exode massif des tribus oghuz, venues d'Asie Centrale et du Khorassan, vers l'Anatolie, où régnait la dynastie libérale et tolérante des Seldjoucides de Rum. Cependant, en 1239-1240, l'équilibre de l'Empire Seldjoucide allait être ébranlée par la révolte socioreligieuse des Baba'is. C'est durant ces années agitées que Yunus Emre vint au monde. Pendant les premières années de sa vie, les bouleversements allèrent en augmentant. Le 26 juin 1243, les Mongols envahirent l'Anatolie et écrasèrent l'armée seldjoucide à la bataille de Kôsedag. Un effroyable massacre s'ensuivit. À l'invasion mongole succéda un état d'anarchie. Les catastrophes se multipliaient : révoltes pour le pouvoir, soulèvements populaires, et enfin, en 1299, une terrible famine dûe à la sécheresse. Durant ces années de troubles, la vie humaine était devenue aussi fragile qu'un fil. Personne ne pouvait être sûr de rester en vie le lendemain. Dans une époque aussi désespérée, les hommes ne trouvaient force et consolation que dans l'espoir de l'Au-delà, dans la croyance à une autre vie. Aussi, dans les milieux populaires, les mouvements religieux prenaient-ils de plus en plus d'ampleur. Cependant, cette époque de bouleversements, connut aussi des événements bénéfiques : par exemple, en 1277, l'émir Karamanide Mehmed Beg, après sa
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prise de Konya, déclara que la langue turque devenait langue officielle à la place du persan. La langue turque n'était plus réservée aux milieux populaires et aux villages, elle commença à s'implanter également dans les centres urbains. Durant le XIII e siècle, la littérature en langue turque connut un nouvel essor et se mit à se développer parallèlement à celle en langue persane. Dans cette première littérature turque d'Anatolie, on distingue principalement deux courants : la littérature épique et la littérature mystique. Le chef de file de la littérature mystique populaire et son plus grand représentant, fut Yunus Emre. Durant l'époque des Seldjoucides de Rum, la vie dans les cités était florissante. La population urbaine parlait le persan et la culture iranienne prédominait. La religion officielle était l'Islam sunnite dont les fondements étaient enseignés à la Medrese. En Anatolie, les Medrese étaient célèbres. Elles influençaient la vie culturelle des centres urbains. Le commerce et l'artisanat étaient en grande partie aux mains des Chrétiens et des Juifs. Le gouvernement seldjoucide était tolérant et large d'esprit, aussi Musulmans et Non-Musulmans coexistaient-ils en bonne entente. La vie spirituelle était très développée. Elle était dominée par le grand mystique Djelaleddin Rumi. Muhyi'eddin Arabî (11641241) qui passa de longues années en Anatolie, y répandit sa philosophie du Vahdet-i Vudjud, qui peut être définie comme un panthéisme mystique. Les sultans seldjoucides qui étaient des gens cultivés, protégèrent le développement de la culture et de l'érudition. Mais la situation était toute autre dans les campagnes. L'émigration massive des tribus turkmènes donna naissance à des difficultés matérielles et sociales. Les tribus éprouvaient de la difficulté à trouver des alpages et des hivernages pour leurs troupeaux. Les Turkmènes, encore nomades pour la plupart, ne s'entendaient pas avec la population islamisée et iranisée des centres urbains. Les habitants des villes voyaient d'un mauvais œil les Turkmènes incultes et ne parlant que le turc. En effet, les Turkmènes continuaient à professer les croyances de leurs ancêtres ; même convertis à l'Islam, ils n'en demeuraient pas moins attachés à leurs anciennes traditions et à leurs coutumes ancestrales. Leurs chefs religieux, les Baba, étaient très proches des anciens Kam-ozan, les prêtres-sorciers des anciens Turks. Les Baba cumulaient souvent les fonctions de chefs spirituels et de chefs de tribus. Les Baba furent nombreux ; quelques-uns passèrent à la postérité, mais la plupart furent oubliés. À cause de la terreur provoquée par les Mongols, les groupements mystiques se mirent à proliférer. Dans les campagnes, apparaissaient des courants
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hétérodoxes. Ils étaient propagés par les derviches et les Baba qui avaient quitté l'Asie Centrale, fuyant devant l'envahisseur. Malgré leur nombre, ces groupements ne différaient pas beaucoup les uns des autres : les derviches allaient pieds nus, vêtus de tuniques rapiécées, ils se rasaient la barbe et les moustaches. Ils erraient de région en région, prêchant leurs croyances. Ils pratiquaient la danse extatique (sema'), guérissaient les malades, faisaient des miracles. Même Musulmans, les Baba continuaient à pratiquer leurs anciennes cérémonies. Dans ses vers, Yunus Emre cite les noms de quelques-uns de ces Baba. Parmi eux, Taptuk Emre qui fut son maître et qui joua un grand rôle dans sa vie. Emre était le nom d'un groupement religieux de cette époque ; il n'était pas différent des autres groupements hétérodoxes. Les disciples de Taptuk Emre étaient appelés Taptuklu. On retrouve les noms de Taptuk et d'Emre dans la toponymie de l'Anatolie. * *
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Ayant tracé le panorama du siècle qui vit naître Yunus Emre, nous pouvons maintenant nous pencher sur lui et essayer de le replacer dans le cadre qui fut le sien. Yunus apparaît comme un miroir où se refléterait la vie sociale de l'Anatolie des XIIIe et XIVe siècles. Tout d'abord, nous voyons se refléter dans son œuvre la double culture des centres urbains et des campagnes : d'une part, nous voyons les citadins parlant persan, imbus de culture persane, formés par l'enseignement religieux de la Medrese, d'autre part, il y a le peuple, en particulier les tribus Turkmènes, parlant le turc et vivant dans des conditions très dures. Même si la vie de Yunus Emre ne nous est pas bien connue, il ressort néanmoins de son œuvre qu'il appartenait au milieu de la campagne et que sa langue maternelle était le turc. Mais même s'il a émis la prétention d'avoir été "ùmmî", "inculte", ce terme doit être compris dans son sens mystique : "Dieu seul est savant". Yunus a assimilé la culture de son temps : il connaissait bien les fondements de l'Islam. Il connaissait la littérature et la culture persanes. Il savait assez de persan pour pouvoir lire les œuvres de Sa'adi et de Mevlâna Djelaleddin Rumî. On trouve dans ses poèmes les influences de ces deux auteurs. Il connaissait et utilisait la métrique savante quantitative de Varuz ; mais sa préférence allait vers le mètre syllabique de la poésie populaire turque. Il avait assimilé les différents courants de la mystique, et en particulier la philosophie du Vahdet-i Vudjud, le panthéisme mystique. Cependant, à aucun moment il ne s'est séparé du peuple turc. Même lorsqu'il versifiait en mètre aruz, il utilisait un langage clair, de façon à être compris du peuple. Son but était de se faire entendre du peuple et de lui faire parvenir son message.
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Nous ne connaissons pas le lieu de sa naissance : ce fut peut-être dans la région de Sivrihisar, sur les bords du Porsuk, un affluent de la Sakarya. D'après ses poèmes, nous savons qu'il était marié et père de famille. Mais dans ses œuvres, il mentionne surtout les étapes de sa vie spirituelle. Son maître fut Taptuk Emre qui vécut à l'époque de l'insurrection socio-religieuse des Baba'is. Toutefois, Yunus Emre ne la mentionne pas. Peut-être est-ce dû au fait qu'elle s'est produite avant sa naissance ? Pendant la vie de Yunus, les événements tragiques se sont succédés ; il a connu l'invasion mongole et les désastres qui s'ensuivirent. Dans ses poèmes, il appelle les Mongols "Tatars". Durant ces années de terreur, la peur de la mort était prédominante. Dans la littérature turque, Yunus Emre est un des poètes qui a le plus parlé de la mort. Cependant, il a su trouver, dans la religion et dans la mystique, la force nécessaire pour vaincre sa peur de la mort. Yunus s'attacha à Taptuk et, avec son aide, il trouva la Voie de la Vérité. Afin de faire connaître cette Vérité, il erra de village en village, divulguant le message que lui avait transmis Taptuk. Il dit avoir atteint un âge avancé. Il était devenu Cheykh. Vers la fin de sa vie, il se plaint de sa santé chancelante et de ses forces défaillantes. Yunus a assimilé le système philosophique du Vahdet-i Vudjud élaboré par Muhyi'ddin Arabî. Mais il l'a transposé dans une langue compréhensible au peuple. Selon l'usage du temps, ses poèmes étaient transmis oralement, de bouche à oreille. Il est par conséquent difficile de savoir exactement le nombre et l'authenticité de ses poèmes, car il a été beaucoup imité. Il a fortement influencé la littérature des Ordres de derviches, surtout celle de l'Ordre des Bektachis qui revendiquent Yunus comme un des leurs. Il peut être considéré comme le fondateur de cette littérature. Les poèmes de Yunus, appelés Ilâhi, influencèrent les Nefes des Bektachis. Les poètes bektachis ont assimilé les idées de Yunus et les ont fait vivre jusqu'à nos jours. Les poèmes de Yunus, méprisés à l'époque de l'Empire Ottoman où seule était appréciée la poésie savante du Divan, composée en mètre aruz, a connu une auréole de gloire au XX e siècle. La poésie de Yunus, composée selon la métrique ancienne des peuples turcs et dans une langue dépourvue d'emprunts savants arabo-persans, est considérée comme le reflet du génie national de l'âme turque. Yunus Emre a été traduit beaucoup de fois et en beaucoup de langues. Mais aucune traduction n'a jamais pu rendre la beauté, la profondeur, la sincérité de ses vers. J'ai choisi de citer quelques vers qui illustrent plutôt la morale du poète, son esprit de tolérance et l'amour du prochain :
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"Ce qui fait le derviche, ce n'est ni la robe, ni la coiffure. C'est le cœur qui fait le derviche ; qu'est-il besoin de la robe ? Est-ce la faute de la robe, si tu n'as pas trouvé la Voie ? Marche, suis donc la Voie ; c'est celle de l'Élu, ce n'est pas celle de l'hypocrite." * *
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"Si tu as brisé un cœur, ne fût-ce qu'une seule fois, ta prière ne te servira à rien. Nulle part dans le monde, tu ne pourras t'en laver le visage et les mains." * »
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Pour Yunus, la plus haute perfection de l'homme, c'est l'Amour. Seule la Voie de l'Amour peut mener l'homme vers l'Être Absolu. Il l'exprime ainsi : "À celui qui n'a pas l'Amour, à quoi servent la religion et la foi ?" * *
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Pour terminer, je citerai un poème de Yunus Emre traduit par Sabahattin Eyuboglu et paru dans une édition de l'UNESCO : Pour jeûner et pour prier De vin je me suis enivré Mon chapelet et mon tapis C'est mon kopuz à six cordes. Tu m'accuses de ne pas prier Je prie à ma manière Si je prie ou si je ne prie pas C'est à Dieu de le savoir pas à toi. Personne d'autre que Dieu ne saura Qui est musulman et qui ne l'est pas Je fais ma prière comme il me plaît Dieu peut bien vouloir l'accepter.
LES POÈTES DU SIÈCLE DE SÛLEYMAN LE MAGNIFIQUE : BÂKÎ, FUZÛLÎ, PIR SULTAN ABDAL
Le siècle de Siileyman le Magnifique est considéré, à juste titre, comme l'Âge d'Or de l'Empire Ottoman. En effet, durant les quarante-six années de son règne, l'Empire avait atteint l'apogée de sa puissance et sa plus grande expansion. La domination turque était affirmée sur terre et sur mer. L'organisation militaire et administrative étaient bien structurées. Le pays, enrichi par le butin des conquêtes, s'ornait de magnifiques monuments sociaux et architecturaux. Aussi bien au point de vue artistique que culturel, l'Empire était à son zénith. Dans le domaine littéraire, le règne de Siileyman est considéré comme l'époque du classicisme ottoman. La poésie lyrique surtout, atteint son plein épanouissement. Celle-ci se développe principalement dans le milieu de la cour, encouragée par Siileyman lui-même pour qui la versification était un passe-temps apprécié. Utilisant en poésie le mahlas, "nom de plume" de Muhibbî, il se range dans la lignée des sultans-poètes. L'influence persane, toujours prédominante dans la poésie de Cour, était arrivée à son point culminant : la langue savante était truffée de mots persans, surchargée de persianismes et les poètes se tournaient vers la Perse à la recherche d'images et d'idées, de même que nos littérateurs français du XVII e siècle, puisaient sans vergogne dans le répertoire classique gréco-latin. La langue turque, jugée vulgaire, était abandonnée au domaine de la poésie populaire qui n'avait pas droit de cité dans les milieux cultivés de la capitale et des centres urbains. L'imitation de la littérature persane, donnait à la poésie savante un caractère stéréotypé. Cependant, dans cette uniformité qui entravait l'inspiration créative, raffinement artistique progressif et la maîtrise de plus en plus parfaite de la technique poétique, permettaient aux poètes d'affirmer leur originalité, grâce à la richesse des images utilisées qu'ils déployaient dans le maniement des différentes formes poétiques.
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Pour illustrer le panorama des lettres de cette époque brillante, j'ai choisi donc trois poètes, tous différents, mais tous trois ayant atteint, chacun dans son domaine, le sommet de son art. Les deux premiers appartiennent à la littérature savante, le troisième est un poète populaire dont la gloire a traversé les siècles au point de conquérir une place importante dans l'histoire de la poésie turque. Le premier est un poète de Cour, qui connut la gloire de son vivant : c'est Bâkî, surnommé le "Sultan des poètes", et qui est le plus parfait représentant de la poésie classique ottomane. Le deuxième, Fuzûlî, dépasse les cadres de la littérature ottomane, car il était originaire de Mésopotamie et sa langue maternelle se rapproche de l'Azéri, aussi l'Azerbaïdjan le revendique-t-il comme un de ses poètes nationaux. Il ne connut pas la gloire de son vivant, il mena une existence précaire, il vécut modestement et même pauvrement. Il n'avait pas eu la chance de naître dans la capitale et il avait eu la malchance d'être d'obédience chiite. Mais sa réputation poétique s'étend sur l'ensemble du monde turc. Le troisième est un poète populaire dont la vie est auréolée de légende. Il s'agit de Pir Sultan Abdal qui, pendant des siècles, n'était connu et vénéré que dans les milieux populaires bektachis, mais dont la réputation a émergé depuis quelques décennies, au point de devenir un héros populaire, et aussi un martyr, à cause de sa mort tragique. Bâkî, le plus grand représentant de la poésie lyrique ottomane, naquit à Istanbul en 1526. Il était le fils d'un muezzin de la mosquée de Mehmed II. Il commença sa vie comme artisan (apprenti sellier), mais grâce à ses sacrifices et à sa ténacité, il réussit à faire des études approfondies, Il fréquentait l'échope du vieux poète Zati, qui était le lieu de rendez-vous des artistes. Il se fît connaître dans les milieux de la Cour par une kasîde "panégyrique", adressée au sultan Siileyman, revenant victorieux d'une campagne de Perse. Il entra aussitôt dans les bonnes grâces du sultan et progressa rapidement dans la carrière d'ulemâ. Il jouit de la faveur des grands et occupa des postes de plus en plus importants. Il ne put cependant pas atteindre le grade le plus élevé du corps des Ulemâ, celui de Cheykh-iil-Islâm, ce qui fut le chagrin de ses dernières années. Il mourut en 1600, d'un violent accès de colère. Honoré dans sa vie du titre de "Sultan des poètes", il fut enterré avec faste et solennité. Bâkî était un homme du monde, intelligent, cultivé, à la conversation spirituelle, souvent ironique et mordante, L'art de Bâkî trouve son expression la plus parfaite dans le ghazel, poème d'amour érotico-mystique, mais il a également composé des kasîde, "panégyriques", et une célèbre mersiye, "élégie", sur la mort de Siileyman, survenue dans son camp, pendant le siège de Szigetvar, en Hongrie, en 1566.
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Bâkî représente la perfection de la poésie lyrique ottomane. Même s'il s'inspire de la littérature persane, sa poésie reste vive et personnelle. D'une disposition d'esprit joyeuse, il a su donner une saveur istanbouliote à ses vers. Il définit lui-même sa poésie comme élégante, oisive, gaie et fraîche 1 . Malheureusement, le temps limité d'une conférence sur un sujet assez vaste, ne me permet pas de citer plus de deux ghazel. Cela vaut sans doute mieux ainsi, car la poésie savante, reposant sur la métrique quantitative et surchargée d'images stéréotypées, est difficile à rendre dans une langue étrangère. O mon Aimée ! Depuis la pré-éternité, nous sommes les esclaves obéissants du roi de l'Amour, C'est pourquoi, nous sommes les sultans glorieux du royaume de l'Amour. O mon Aimée ! N'épargne pas l'eau du nuage de ta bienveillance, aux cœurs assoiffés d'Amour, Dans le désert de l'Amour, nous sommes des anémones au cœur calciné. Si le Destin déchire nos cœurs, c'est qu'il a deviné que nous avons en nous un Trésor2, Si nos poitrines sont ensanglantées, c'est parce que nous sommes une mine cachée du trésor de la Connaissance. Puisse la poussière de la douleur ne pas troubler la source pure de notre âme, Car nous sommes, tu le sais bien, la gloire du royaume des Ottomans. O mon Aimée ! La coupe de la poésie de Bâkî, remplie d'un vin enivrant, parcourt le monde, Car c'est nous qui sommes aujourd'hui le Sultan des poètes3. Comme on le voit, la modestie n'était pas le fort de Bâkî. Il était conscient de sa valeur. Il dit, mot à mot : "C'est nous qui sommes aujourd'hui le Djâmi' de notre temps". Le poète persan Djâmi', originaire de Hérat, qui vécut de 1414 à 1492, est considéré comme le dernier grand poète de l'époque classique persane. On le tenait pour le plus grand poète de son temps. Autrement dit, Bâkî n'hésite pas à revendiquer, lui aussi, ce titre. Dans le deuxième ghazel, tous les vers se terminent par le verbe "tourner" : dons un, "qu'il tourne", ou "qu'elle tourne". Ce verbe évoque la coupe qui tourne, en passant de main en main, pendant le festin. C'est aussi l'image des derviches qui tournent, emportés par l'extase, tels des papillons, ivres d'amour,
' c f . Alessio Bombaci, Histoire de la littérature Turque, trad. française par I. Mélikoff, Paris 1968, pp. 284-291. 'Allusion au hadxs-i kudsî, d'après lequel Dieu aurait dit "J'étais un Trésor caché et J'ai désiré être connu". Et c'est ainsi que Dieu créa le monde. ^Mot à mot : "Le Djami' de notre temps". Ce ghazel qui se trouve dans la plupart des anthologies des poètes ottomans, a été tiré de l'ouvrage de KOpriiliizade Mehmet Fuat, Eski }airlerimiz, Divan Edebiyati Antobjisi, Istanbul 1954, pp. 288-289.
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qui tournent autour de la flamme du cierge, et qui symbolisent les âmes, assoiffées d'amour, qui tournent, éperdues, autour de la lumière divine. O Échanson ! Le banquet est prêt : que les coupes tournent ! Que ceux qui sont enivrés par ce banquet d'amour, tournent ! O mon Cœur ! Ce vin qui te vient de la coupe de la bien-aimée, bois-le, Afin que les deux en résonnent et que ta tête, comme dans une taverne, tourne! Laisse le cierge de ta joue se consumer dans la maison du cœur, Afin que, brûlant leurs ailes au feu de ce cierge, les papillons de l'amour, tournent ! O Sultan de mon cœur ! Toi qui sais faire tourner les coupes des étrangers, Permets maintenant que les amoureux qui hantent ces parages, tournent ! O Bâkî ! Que ce banquet qui dilate les cœurs, ne reste pas fermé : Puissent les gens de cœur y venir, mais que les étrangers s'en retournent /4 Bien que Bâkî se présente comme le maître incontesté du ghazel, on ne saurait omettre de citer au moins quelques vers de sa célèbre élégie sur la mort du Sultan Suleyman : O Toi qui es pris dans les filets de l'ambition et de la gloire, Jusqu'à quand couveras-tu ta passion pour les choses de ce monde qui ne connaît pas de répit ? Pense à ce jour quand le printemps de ta vie se terminera et ton visage couleur de tulipe se changera en feuillage d'automne : L'homme doit avoir le cœur clair comme le miroir. Si tu es un homme, pourquoi garder dans ta poitrine la rancune du tigre ? Jusqu'à quand durera le sommeil de l'insouciance dans l'œil de l'expérience ? Est-ce que ce qui vient d'arriver à ce Roi — lion de la guerre — ne te suffit pas ? Ce cavalier du royaume du bonheur, pour le destrier voltigeant duquel, l'espace du monde pùraissait étroit ? Les mécréants hongrois courbèrent la tête devant son épée étincelante ! Et les Francs connaissaient bien le tranchant de son sabre. Il posa son visage dans la terre, doucement, telle un tendre pétale de rose, et le trésorier du temps l'a confié au cercueil, comme une gemme5.
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Cf. Kôpriiliizade, op. cil., pp. 311-312. Cet extrait a été tiré de E. J. Gibb : A History of Ottoman Poetry, vol. VI, Londres 1909, p. 157 sq. Voir la traduction dans Alessio Bombaci, op. cit., pp. 285-286. 5
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Je terminerai ces quelques mots sur Bâkî en citant un distique que j'aime beaucoup. Bien que n'étant pas, à proprement parler, un poète mystique, il savait néanmoins satisfaire au goût de temps. Ce distique a un sens hermétique qui le rend particulièrement intéressant. Trace sur ta poitrine, avec amour, les signes de la lettre "elif, De façon à faire savoir à tous que tu aimes le cyprès 6! Ce distique demande quelque explication : la lettre "elif', première lettre de l'alphabet arabe, est celle qui commence le nom de "Allah". Elle est droite, comme le cyprès, aussi celui-ci devient-il le symbole de la divinité. Le poète invite son lecteur à se déchirer la poitrine avec ses ongles, de façon à y tracer le signe "elif', afin de montrer à tous combien il aime le cyprès, c'est-à-dire la divinité. Contrairement à Bâkî qui connut le succès et la gloire, Fuzûlî eut une existence monotone et une vie sans fortune. Il naquit dans la région de Bagdad, probablement dans la dernière décennie du XVe siècle. Sa vie est assez peu connue. Il appartenait à la tribu oghuz des Bayat et il était d'obédience chiite. Ayant grandi dans une région où l'on parlait les trois langues : turc, persan, arabe, il possédait, dès son enfance, les trois cultures musulmanes. Il fut gardien du tombeau de Alî à Nadjaf. Dans sa jeunesse, il dédia des écrits à Chah Isma'il, notamment un petit poème intitulé Beng u Bâde, "le jusquiame et le vin", qui est un débat entre les deux substances enivrantes. En 1534, Bagdad tomba aux mains de Siileyman le Magnifique et le poète essaya, par ses vers, d'obtenir les faveurs du nouveau maître, mais ne put avoir qu'une pension, à la charge des œuvres pieuses, dont le paiement était très irrégulier. Nous possédons, en effet, une lettre célèbre, où il se plaint du nonpaiement de la pension, avec une ironie fine et satirique. Il décrit la façon désinvolte, voire méprisante, dont il fut reçu par les fonctionnaires chargés du paiement : "Je leur donnais un selam, mais ce n'était pas un "pot-de-vin", ils ne le prirent pas !"7 II ne semble jamais avoir quitté la région de Bagdad où il mourut en 1556, pendant une épidémie de peste. Il fut enterré à Kerbelâ, près du mausolée de Hiiseyn. Son œuvre est abondante et variée : il laissa trois divan, en turc, en persan et en arabe, ainsi qu'une œuvre dédiée aux martyrs de Kerbelâ, Hadïkal-u's-su'adâ, le "Jardin des Bienheureux", inspirée par l'ouvrage du Persan Husayn Vâ'iz Kâshifî et qui est un des livres saints des milieux bektachis. Mais Fuzûlî reste surtout le grand maître du poème romanesque turc. Son chef d'oeuvre est le roman Cf. Bâkî, Divan, 230 (éd. R. Dvorak, Leiden 1908-1911). Voir Alessio Bombaci, op. cit., p. 215. On trouve le texte original de cette lettre ($ikâyetnâme) dans Vasfi Mahir Kocatûric, Tiirk Edebiyati Antolojisi, Ankara 1967, pp. 112-113. 6
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de Leylâ et Medjnûn qu'il termina en 1S3S. C'est un sujet souvent traité dans la littérature islamique, la plus célèbre version étant celle du Persan Nizâmî dont s'est inspiré Fuzûlî. Mais, alors que le poète persan avait composé son poème en moins de quatre mois, en 1188, à la demande du roi de Chirvan, Ahsitan, amoureux de la reine de Géorgie, la belle Thamar, et qu'il reste dans le cadre de "l'amour courtois"8, chez le poète turc, c'est surtout l'inspiration spirituelle qui anime l'œuvre et lui confère une beauté sublime9. Fuzûlî décrit les sentiments humains avec pénétration et subtilité. Le leitmotiv de l'œuvre, c'est une ardente et douloureuse passion, thème préféré du poète. Le Divan turc de Fuzûlî contient environ trois cent ghazel d'inspiration érotico-mystique. Si les thèmes sont conventionnels, le poète fait preuve d'une élégance de forme et d'une suggestion mélodique qui ne furent jamais égalées. Fuzûlî demeure surtout le grand maître du langage fleuri. Contrairement à Bâkî dont la poésie est gaie, légère et insouciante, Fuzûlî excelle dans l'expression de la souffrance. Et pourtant, un de ses anciens biographes le décrit comme un homme de tempérament gai, à la conversation agréable10. Si sa vie fut modeste, sa renommée n'a cessé de grandir et de s'étendre. Sa gloire couvre l'ensemble des pays turcophones : aussi bien en Azerbaïdjan qu'au Turkménistan, il est considéré comme un poète national. Sa statue décore une des principales places de Bakou, ce qui ne l'empêche pas d'avoir aussi une place de choix dans la littérature ottomane. Voici quelques exemples de cette exaltation de la souffrance qui fait la particularité de Fuzûlî : Le cœur qui ne connaît pas la douleur de la séparation, n 'est pas digne du bonheur de l'Union avec l'Aimé. Chaque souffrance a son remède, mais la souffrance de ceux qui n'ont pas de souffrance est sans remède ! L'Amant est celui qui sacrifie son âme à l'Aimé. Qu'il ne recherche pas l'Aimé, celui qui lui refuse son âme. Celui qui aime son âme pour l'Aimé, aime l'Aimé, mais celui qui aime l'Aimé pour sa propre âme, n 'aime que son âme. Si l'Aimé me demande mon âme, c'est une faveur que je Lui dois : qu'est-ce que l'âme pour que je la refuse à l'Aimé ? Puissé-je avoir mille âmes dans ce cœur brisé et puissé-je, avec chacune d'elles, me sacrifier pour Toi /'1 8
Cf. Alessandro Bausani, Storia della Letteratura Persiana, Milan 1960, pp. 661-665. 'c'est l'opinion de Fuat Köprülü ; voir A. Bombaci, op. dr., p. 212. 10 Cf. A. Bombaci, op. cit., pp. 203-215. u C f . Vasfi Mahir Kocatiirk, Türk Edebiyati Àntoìojisi, Ankara 1967. p. 108.
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Voici un ghazel que l'on pourrait intituler : L'Amour est souffrance, car le mot "souffrance" apparaît dans chaque vers. O Dieu ! Fais-moi connaître les souffrances de l'Amour, Ne me prive jamais des souffrances de l'Amour ! Ne m'épargne pas les bienfaits de ceux qui souffrent et permets-moi de connaître toutes leurs souffrances. Tant que je suis vivant, ne me prive pas du désir de souffrir : je désire la souffrance autant qu'elle me désire. N'affaiblis pas ma volonté de souffrir d'Amour, afin que l'Ami ne vienne pas à douter de ma fidélité. Augmente sans cesse la Beauté de l'Aimé, afin qu'augmentent sans cesse mes souffrances. Puisse mon coij>s s'affaiblir par la douleur de la Séparation, afin que la brise suffise à m'emporter vers l'Union ! Ne permets pas que Fuzûlî, emporté par l'orgueil, soit irrémédiablement attaché à lui-même, O mon Dieu ,'12 La finesse ironique de Fuzûlî apparaît dans ce quatrain où il fustige l'hypocrisie du bigot à la foi ostentatoire qui a voulu faire interdire la musique : Tu as dit qu'il fallait interdire le son de la flûte, Ofaux dévôt ! En décriant le contraire du mal, c'est l'honneur de l'Islam que tu as jeté au vent ! C'est avec ce corps que tu veux parler d'extase : puisse ton corps devenir aussi troué que la divine flûte /'3 Notre exposé sur Fuzûlî serait incomplet si nous n'évoquions au moins quelques vers de ses lamentations pour les martyrs de Kerbelâ (Hadîkatu's-su'ada) qui est considéré comme un des livres saints du Bektachisme. Voici une "Imprécation à la Fatalité" : 14 Tu as décrété le massacre de la Famille du Prophète, Fatalité ! Tu as commis une cruelle erreur, Fatalité ! 12
Cf. V. M. Kocatiirk, op. cit., p. 109. Cf. V. M. Kocatiirk, Tiirk Edebiyati Tarihi, Ankara 1964, p. 338. ,4 C f . Necmettin Halil Oman, fzahli Divan giiri Antolojisi, Istanbul 1940, pp. 100-102. 13
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Lorsque les glaives s'abattirent, comme l'éclair, de derrière la nuée des événements, tu en as fait, l'un après l'autre, des martyrs, Fatalité ! Il eût été juste d'épargner le temple de la chasteté, mais tu as permis qu'un ennemi vienne le fouler aux pieds, Fatalité /'5 Sur les lèvres assoiffées des martyrs de la plaine de Kerbelâ, tu as fait couler le flot du malheur, avec le vent des sables, Fatalité /16 La force de la Shari'at ne t'a pas arrêtée, par toi, l'Injustice s'est abattue sur les enfants de (Muhammed) Mustafa, Fatalité! Tu n'as pas eu pitié de ceux dont le sein était ensanglanté, Sur un sol étranger, tu as mis fin à leurs jours, Fatalité /17 Pour clore ces quelques mots sur Fuzûlî, je citerai un vers très célèbre : grâce à la sublimation, le poète parvient à l'apothéose de l'ivresse mystique : Je suis si enivré que je ne comprends plus : qu'est-ce que le monde ? Qui suis-je, qui est l'Échanson, qu'est-ce que le Vin Éternel ? Bien que je supplie l'Aimé d'accorder le bonheur à mon cœur fou. Si l'Aimé me demande quel est le bonheur de mon cœur fou, je ne le sais pas.' 18 Avec Pîr Sultan Abdal, nous entrons dans le domaine de la légende. Pîr Sultân Abdal, de son vrai nom Kodja Haydar, est né dans le village de Banas, dans la province de Sivas, durant le XVI e siècle. Comme son nom l'indique, c'était un personnage religieux populaire. Les Abdal étaient un ordre de derviches errants et mendiants, comme les Kalender en Iran, et le surnom de "Pîr Sultân", "le Sultan vénérable", était un titre honorifique donné à des personnages connus pour leur sainteté. Pîr Sultân était Seyyid, c'est-à-dire un descendant d'Alî. Il appartenait à l'Ordre populaire et hétérodoxe des Bektachis qui sont souvent qualifiés de "chiites extrémistes", car ils croient à la réincarnation et à la divinité de Alî. Mais cette explication est, bien entendu, trop simpliste. Le Bektachisme
y a ici une allusion aux femmes de la Famille du Prophète, emmenées en captivité le visage découvert. '®On sait que les martyrs de KerbelS, privés d'eau, ont souffert de la soif pendant dix jouis.
17 1 'II
y a ici une allusion au massacre des blessés. C f . V. M. Kocaturk, Divan $iiri Anlolojisi, Istanbul 1954, pp. 32-33. Ibid., Titrk Tarihi, p. 336. ,8
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est surtout une forme populaire de l'Islam turc. Il peut être défini comme étant un syncrétisme religieux. Par les vers de Pîr Sultân, transmis de bouche à oreille, comme l'était la tradition populaire, nous savons qu'il vivait au temps de Chah Tahmasp qui succéda, en Iran, à son père. Chah Isma'il, en 1524, et qu'il était par conséquent, contemporain de Siileyman le Magnifique. Nous savons également qu'il dirigea une révolte sociale, à connotation religieuse, antisunnite, et qu'il fut pendu, à l'âge de quarante ans, à Sivas, et que celui qui procéda à l'application de la sentence, fut Hizir Pacha, son ancien derviche devenu vizir. Grâce au nom de Hizir Pacha qui apparaît dans ses poèmes, nous pouvons situer approximativement la date de la mort de Pîr Sultân. Hizir Pacha fut nommé Beyleybey (gouverneur militaire) de Damas en 1554, puis de Bagdad en 1560. Il est mort en 1567. Les événements auxquels fut mêlé Pîr Sultân, ont dû se passer lorsque Hizir Pacha se rendait à Bagdad, en passant par Sivas, en 1560, et en tous cas avant 1567. D'après la légende, Pîr Sultân aurait prédit à Hizir qui partait tenter sa chance à Istanbul : "Hizir, tu seras vizir, mais tu reviendras me faire pendre !" Pîr Sultân Abdal avait le pouvoir des miracles et il possédait le don d'ubiquité, réservé aux saints : ainsi, après sa mort, il apparut en plusieurs endroits à la fois. Les Bektachis le vénèrent comme un saint et le comptent parmi leurs sept plus grands poètes. Ses poèmes, appelés nefes, "hymnes", sont chantés pendant leurs cérémonies religieuses. Comme ils furent transmis oralement, leur nombre est sujet à caution. Leur authenticité a été étudiée dans un travail magistral, dû à Pertev Naili Boratav et Abdiibâki Gôlpmarh 19 . Nous ne prendrons en considération que les poèmes cités dans cet ouvrage. Durant les dernières décennies, Pîr Sultân Abdal est devenu un héros populaire, surtout dans les milieux dits progressistes. On lui attribue notamment un chant de révolte qui est devenu en quelque sorte un hymne révolutionnaire de la jeunesse contestataire. Il s'agit du chant dont le refrain est : Tevekkultu ta'alallah, J'ai mis ma confiance en Dieu". Les paroles en sont modifées, selon les circonstances. On en trouvera le texte exact, reposant sur des manuscrits anciens, dans l'ouvrage de Golpmarli et Boratav20. Les paroles que nous entendons chanter, par lesquelles Pîr Sultân appelle à défendre le droit du pauvre et de l'orphelin, en brandissant le glaive contre le Sultan, ne correspondent pas à l'époque à laquelle il vivait. En ce temps-là, les mouvements sociaux se faisaient au nom de la religion et n'avaient pas un caractère aussi franchement antigouvernemental. Les idées hétérodoxes de Pîr Sultân étaient une raison suffisante pour justifier sa condamnation. 19 20
Abd01bâki Gôlpinarli et Pertev Boratav, Pir Sultan Abdal, Ankara 1943 (T.T.K. Basimevi). C f . pp. 64-65.
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On raconte que, pendant son procès, Hizir Pacha, essayant de sauver la tête de son ancien maître, lui aurait demandé de chanter trois nefes sans prononcer le mot "Chah" qui, chez les Bektachis, désigne Ait qui est le "Roi des hommes", et aussi la divinité. Pîr Sultân aurait demandé qu'on lui apporte son saz et aurait chanté : Avant que Hiàr Pacha ne nous fasse pendre, Ouvrez-vous, O Portes ! Allons trouver le Chah ! Avant que n'arrive le jour de mon exécution, Ouvrez-vous, O Portes ! Allons trouver le Chah f21 Puis, se tournant vers le scribe qui tenait le registre du tribunal, il chanta : O Scribe, je bénis ta main qui tient la plume. Écris ceci, donne de mes nouvelles au Chah... Pour l'amour de Dieu, O Scribe ! écris ainsi : Jour et nuit, j'implore le Chah dans mes prières. Je souhaite que cette ville sanglante de Sivas s'écroule, O Scribe ! écris ceci, donne de mes nouvelles au Chah A..22 Et il termina par un troisième poème : Ces beaux plateaux, là-bas, en face de moi, Je m'en vais sans avoir pu les parcourir. O mon Maître aux yeux pers, accorde-moi ta protection... Â travers ces hauts plateaux, j'irai rejoindre mon Chah...23 Je suis Pîr Sultân Abdal, le cours du monde ne s'arrête pas Et la vie écoulée ne revient pas. Le Chah est devant moi, jamais je ne quitterai sa voie, Â travers ces hauts plateaux, j'irai rejoindre mon Chah /24 Parmi les nombreux poème de Pîr Sultân, j'en ai choisi un que j'aime particulièrement, à cause de son caractère hermétique. Il demande quelques explications. Il y est question de la turna, "grue cendrée", qui joue un grand rôle dans le folklore turc. C'est le symbole de la vie nomade et de l'Éternel Retour, autrement dit, la réincarnation. Chez les Bektachis, la turna est un des symboles de Alî. Il y est également fait mention de ses deux autres symboles, le lion et le 21
Cf. Gôlpinarli et Boratav, op. cit., p. 35. Ibid. p. 36. 2 ^Ali, selon la tradition bektachie, avait les yeux pers : elâ gOzlii. Sans doute parce qu'il était une diviniti céleste : Gôk Tauri. 24 Cf. Gôlpinarli et Boratav, op. cit., p. 37. 22
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bélier, animaux solaires, comme la turna. Alî est avant tout une divinité solaire. Il représente le Gôk Tengri, le "Dieu-Ciel" des anciens Turcs. Dans le poème, il est fait allusion à Moïse, symbolisé par son bâton, au fond du Nil, et la "robe de de derviche" est une allusion à Hadji Bektach. Les Bektachis croient à la réincarnation : Alî est la réincarnation des Prophètes, dont Moïse, et Hadji Bektach n'est autre que Alî lui-même. Il y est également fait mention de Ziilfikâr, l'épée de Alî, et de son cheval, Duldiil. La voix de Sa Majesté le Chah se trouve chez un oiseau qu'on appelle "turna". Son bâton est au fond du Nil Et sa robe est sur un derviche. Le Nil a débordé, Mon teint de rose s'est fané. Son regard se trouve chez le lion et sa combativité chez le bélier. Alî ne connaissait pas le "moi", Son cœur ne connaissait pas la haine. Chaque atome du tranchant de Ziilfikâr se retrouve dans son épée?5 Où est donc Pîr Sultân ? Son corps se balance sur le gibet, Mais quelque part, au-delà du Yemen, Le cheval Duldiil continue son combat,26 Je n'ai malheureusement pu évoquer qu'une toute petite parcelle de ce que furent les lettres pendant cette époque somptueuse. Le soleil de la puissance était à son zénith, mais le zénith entraîne immanquablement le crépuscule. Après le règne de Suleyman le Magnifique, l'Empire Ottoman qui avait atteint son apogée, se mit lentement à décroître vers un long crépuscule. Mais ce crépuscule jeta encore des éclats radieux.
" i l y a ici une opposition entre le prototype pré-éternel de Ziilfikâr et le Ziilfikâr réel. GOlpinarli et Boratav, op. cit.. p. 113.
26Cf.
POÈTES BEKTACHIS MODERNES : SPIRITUALITÉ ET PROGRESSISME
La poésie bektachi fait partie de la poésie turque populaire. Ses racines sont très anciennes : elles se rattachent à la tradition poétique d'Asie Centrale et aux premiers temps de la conversion à l'Islam. Elle perpétue la tradition des Hikmet d'Ahmet Yesevi 1 . Toutefois, au cours des siècles, d'autres éléments sont venus se greffer sur la veine originale. Les principaux, en ce qui concerne les Bektachis, furent les éléments chiites apparus au temps de la propagande politicoreligieuse des premiers Safavides. On voit glorifier la figure de Ali qui se présente comme une manifestation de la divinité. L'idée de la manifestation divine sous forme humaine existait déjà chez les anciens Turcs, de même que la croyance à la réincarnation. Elles se retrouvent dans les différentes religions professées par les peuples turcs : Manichéisme, Bouddhisme, et même dans le Nestorianisme turc. Ali est aussi la manifestation islamisée du dieu-ciel des Turcs Chamanistes : Gôk Tengri. Mais avec la propagande safavide, l'image de la divinité se mêle à celle du héros-roi divinisé : le jeune Chah Ismail qui, dans son Divarfi, se présente comme étant une incarnation de Ali. Si la poésie bektachi a été si vivace et s'est prolongée au cours des siècles sans que sa veine ne se tarisse, c'est qu'elle faisait partie intégrante des cérémonies religieuses. En effet, pendant toutes les cérémonies bektachi, les nefes (psaumes) tiennent un rôle essentiel. Ils constituent le pilier du rituel bektachi et le meilleur moyen d'émouvoir l'assistance. Le talent et le pouvoir
1 Ahmed Yesevi, mystique du Turkestan, originaire de Yesi ; il créa, au XII e siècle, un genre de poésie populaire, destinée à convertir les Turks nomades ì l'Islam. Ses poèmes qui étaient appelés Hikmet "sagesse", furent longtemps transmis oralement. Us furent plus tard réunis en un recueil appelé Divan i Hikmet, mais dont les plus anciens manuscrits ne remontent pas au-delà du XVII e siècle, aussi leur authenticité est-elle sujette à caution. Les Hikmet de Ahmed Yesevi peuvent être comparés aux nefes Bektachi. Voir l'article de Fuat Kôpriilii, dans islam Ansikiopedisi I, Istanbul 1950 sq„ s. v. Ahmed Yesevi ; Irène Mélikoff, "Ahmed Yesevi and Turkic popular Islam", dans Utrecht Paperi on Central Asia, Utrecht Turkologìcal Sériés N° 2, Utrecht 1987, pp. 83-94. 2 Le Divan de Hatayî, nom de plume de Chah Ismail, fondateur de la dynastie des Safavides, a été édité plusieurs fois, à Istanbul et à Bakou, mais la seule édition scientifique est celle de Tourkhan Gandjeï, // Canzoniere di $âh lsmâtl Ha0% Naples 1959.
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spirituel du Achik — aède mystique — permettaient de transporter celle-ci vers des émotions extatiques. Comme toute poésie populaire, la poésie bektachi a été longtemps transmise oralement et c'est ce qui explique le nombre élevé des apocryphes dans les œuvres des principaux poètes. Les sujets traités sont liés au besoin du culte : hyperdulie de Ali, louange des Douze Imams, Mersiye (lamentations) pour les martyrs de Kerbela, avec des accents poignants, et qui s'accompagnent de malédictions à l'égard de ceux qui ont participé, de près ou de loin, au meurtre de la Famille du Prophète. Autrement dit, les Sunnites ne sont pas épargnés. La poésie bektachi est imprégnée par les idées maîtresses du Soufisme, tout d'abord le panthéisme : Dieu est présent partout dans la créature, il est en chacun de nous, il est surtout en Hadji Bektach, le saint éponyme de l'Ordre, qui est la réincarnation par excellence de Ali. Ali est le Soleil, il est le Chah des hommes ($ah-i merdan), mais ce titre prête souvent à confusion, car Ali était confondu avec le premier Chah Safavide, Chah Ismail, et, plus tard, parfois aussi avec ses successeurs, comme c'est le cas dans certains poèmes de Pir Sultan Abdal3. Les poètes bektachis furent très nombreux, certains ont atteint^ des accents sublimes, tels Hatayî, le nom de plume de Chah Ismail, Pir Sultan Abdal, Virânî 4 et, plus près de nous, Hilmi Dede et Harabî, qui ont tous une place de choix dans la littérature turque. L'année 1826 est une date cruciale dans l'histoire des Bektachis : elle marque la suppression du corps des Janissaires dont Hadji Bektach était le patron, et la fermeture des couvents bektachis5. Mais le Bektachisme ne disparut pas pour autant : il entra dans la clandestinité. À partir de cette date, le clivage entre les Bektachis des centres urbains, qui étaient lettrés et cultivés, et ceux des
Pir Sultan Abdal est, avec Hatayi, le plus populaire et le meilleur des poètes bektachis. Il vivait au temps de SUleyman le Magnifique (1520-1566) et de Chah Tahmasp, le fils et successeur de Chah Ismail, (1524-1376). Il fut pendu, pour avoir fomenté une révolte de caractère socioreligieux. Dans certains de ses poèmes, il est fait allusion à Chah Tahmasp, voir Pertev Naili Boratav et Abdfllbâki GOlpinarli, Pir Sultan Abdal. Ankara 1943, pp. 71 sq. ; Cahit Ôztelli, Pir Sultan Abdal, biitiin fiirleri, Istanbul 1971, pp. 131 sq. Il existe de très nombreuses éditions des poèmes de Pir Sultan, celle de Peitev N. Boratav et Abdulbâki Golpinarli est la seule qui soit une édition critique. On peut aussi citer l'ouvrage de Ibrahim Aslanoglu, Pir Sultan Abdallar, Istanbul 1984, qui a poussé les recherches plus loin encore. 4 Vîrânî est compté parmi les sept plus grands poètes bektachis. On ne connaît que très peu de choses de sa vie, il aurait vécu au temps de Chah Abbas (1587-1628). Son Divan a été publié : M. Hâlid Bayri, Apk Virant Divani, Istanbul 1959. Des ne/es de Virinî ont également été publiés par Sadeddin Nilzhet Ergun, Bektafi fairleri ve Nefesteri, vol. 1-2, Istanbul 1954 (2ème éd.), pp. 214 sq. 5 Voir Irène Mélikoff, "L'Ordre des Bekta$i après 1826", Turcica, tome XV, 1983, pp. 155-178.
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campagnes, restés incultes, devient de plus en plus marqué. Les Bektachis des campagnes seront désignés par un vocable différent : on les appellera Alevis. Les Bektachis, rentrés dans la clandestinité, vont se rapprocher des milieux progressistes. Ils vont faire partie de l'intelligentsia ottomane et participent activement à tous les mouvements d'avant-garde. Cela va se faire sentir dans la poésie : au début du siècle, elle sera spéculative et philosophique. De tous temps, les Bektachis ont été persécutés. Ils formaient un courant d'opinion pro-chiite et anti-sunnite. Pendant les nombreuses guerres entre la Turquie et l'Iran, ils ont été parfois jusqu'à embrasser la cause du Chah contre celle du Sultan. Durant toute l'histoire ottomane, ils ont fait figure de nonconformistes en matière de religion. Plus tard, au XIX e siècle, puis au XX e siècle, ce non-conformisme se traduira en termes de libre-pensée et de progressisme. Leurs poètes leur ont toujours servi de porte-parole. La plupart des poètes-musiciens bektachis composaient dans le mètre syllabique de la poésie populaire turque. Cependant quelques-uns ont laissé des divans où le mètre 'aruz6 voisine avec les compositions en mètre syllabique. L'époque moderne n'a pas étouffé la veine populaire des aèdes de village. Ils se comptent par centaines... Ils savent tous jouer du saz et possèdent le don inné de composer et d'improviser. Mais rares sont ceux dont le nom passera à la postérité. J'ai choisi de présenter d'abord deux poètes de la fin du XIX e siècle et du début du XX e siècle, appartenant tous deux au milieu bektachi cultivé et lettré. Us vivaient à une époque de ferment culturel intense : la Turquie se préparait à émerger de l'Empire Ottoman et s'acheminait vers un régime plus moderne. Le premier, Mehmed Ali Hilmi, connu sous le nom de Hilmi Dede, est né à Istanbul en 1843. Il était fils de Nuri Efendi, imam du quartier de Giingôrmez, près de Sultan, Ahmet. Ses parents fréquentaient le tekye1 bektachi de Shah Kulu Sultan, à Merdivenkôy, dont le post-nifin8 s'appelait Hasan Baba. C'est lui qui initia le jeune Hilmi, en 1856. Plus tard, en 1869, Hilmi Dede deviendra à son tour post-nifin du tekye de Merdivenkôy et sa nomination sera confirmée par le
®Mètre quantitatif de la prosodie arabo-persane qui a remplacé, dans la poésie classique turque, le mètre syllabique de la poésie turque ancienne qui se maintient dans la poésie populaire. 'Tekye ou tekke, lieu de réunion des derviches. 8 P. post désigne une peau d'animal employée comme tapis. P. post-nifin, mot à mot "celui qui s'asseoit sur la peau", est le terme technique pour désigner le chef d'un tekye ou couvent de derviches.
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Çelebi9 Feyzullah Efendi, seccade-nifin10 du tekye de Hadji Bektach. Il entreprit alors de restaurer et d'embellir le tekye qui retrouva, grâce à lui, son influence et son rayonnement. C'est là qu'il mourut en 1907, et sa tombe est toujours visible. Hilmi Dede fut un grand poète. Il écrivait à la fois en vers 'aruz et en vers syllabiques. Son divan fut publié pour la première fois en 1909 ; il vient d'être réédité 11 . De tous ses nefes, voici le plus célèbre. Ce poème est empreint de panthéisme : l'homme est un miroir où se reflète la divinité et celle-ci, quand elle prend forme humaine, s'appelle Ali. J'ai tenu un miroir devant mon visage : Ali est apparu à mes yeux. Je me suis regardé moi-même : Ali est apparu à mes yeux : Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû... Dans Adam, notre père, et dans Eve, Dans les noms et les attributs de Dieu, Dans le tournoiement des sphères célestes : Ali est apparu à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû... C'est lui — Noé qui fut sauvé par Dieu, C'est lui — Ibrahim, l'Ami de Dieu, C'est lui — la Parole de Dieu au Sinaï : Ali est apparu à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû... C'est lui — Jésus, l'Esprit de Dieu, C'est lui — le Chah des Deux Mondes, C'est lui — le rejuge des Croyants : Ali est apparu à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû... ®Çelebi est le titre donné aux descendants de Hadji Bektach par les enfants de Kadincik Ana qui aurait enfanté après avoir bu l'eau des ablutions du saint. Les Alevis rejettent cette filiation "par le sperme" et ne reconnaissent que la filiation par initiation. Aussi à Hadji Bektach, près du Çelebi, reconnu par tous les Bektachis, il y avait aussi un Dede qui était le chef reconnu des Alevis. seccade désigne un petit tapis de prière. Seccade-nifin, mot à mot "celui qui s'asseoit sur le tapis", est le mot technique pour désigner le chef d'une congrégation. 11
Mehmet Ali HilntS Deâebaba divani, çeviren ve basima hazirlayan Doç. Dr. Bedri Noyan,
Gûztepe/Istanbul 1988 (Merdiven Kôyfl $ahkulu Sultan KOlliyesini Koruma Onarma ve Yaçatma Demegi - Imam Ramis Tekke Alti Sokak N° 6).
POÈTES
BEKTACHIS
MODERNES
Ali Ali Ali Ali
— c'est le commencement, Ali — c'est la fin, — c'est le Caché, Ali — c'est l'Apparent, est le Beau, Ali est le Pur : est apparu à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû...
Ali Ali Ali Ali
c'est l'Âme, Ali c'est le Bien-Aimé, c'est la religion, Ali c'est la foi, est le Clément, Ali est le Miséricordieux : est apparu à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû...
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Je suis Hilmî, un humble mendiant, Mon œil le voit, ma langue l'appelle, Partout où je regarde : Ali apparaît à mes yeux. Hû mon Ali hû Hû mon Chah hû..}2 Le deuxième poète, Ahmet Edip dit Harabî, est né à Istanbul en 1853, et y est mort en 1917. On connaît très peu de choses sur ses origines. Il était fonctionnaire au Ministère de la Marine. Attiré très tôt par le Soufisme, il fut initié par Hilmî Dede, à l'âge de dix-sept ans. C'était un homme très cultivé et sa poésie dépasse les cadres de la poésie bektachi. Il admirait Nâmik Kemal et il a traduit des extraits de Muhyiddin ibn Arabî et de Mevlâna Djelâleddin Rûmî. Il a laissé un Divan de six cent pages 13 et il est considéré comme un des meilleurs poètes bektachi du dernier siècle. Voici un de ses poèmes les plus célèbres : il y traite de la Création, de l'Unicité du Créateur et de la Créature, avec des allusions à des versets coraniques14 : Avant que le Kâf et le Nûn ne se soient manifestés, nous étions déjà à l'origine de la Créature. Avant que les êtres ne se soient rencontrés, nous nous trouvions dans le degré le plus bas des deux arci 15 . 12 J'ai déjà publié cette traduction, avec l'original du nefes, dans mon article "L'Ordre des Bektaji après 1826", pp. 168-170.
" N o u s nous sommes servi de l'édition suivante : Edib Harabi, Harabi, renseignements concernant son Divan se trouvent pp. 134-135.
Ankara 1959. Les
14 L e poème traduit ici se trouve dans les ouvrages suivants : Harabi, Ankara 1959, p. 124 ; Abdiilbâki Gôlpmarli, Alevî-Beklâ}î nefesleri, Istanbul 1963, pp. 233-234 ; Atilla Ûikinmli, Alevîlik-bektafilik ve edebiyati, Istanbul 1985, p. 304. 15 Coran, LUI, 9.
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Lorsque Adam et Eve n'étaient pas encore sur le monde, nous étions dans le Secret subtil de Dieu avec Dieu. Pendant une nuit, nous fûmes les hôtes de Meryem : aussi sommes-nous le vrai pire de Jésus. Les enfants du Messie nous ont appelé "Père". Moïse s'est écrié : "O Seigneur, manifeste-toi !" Mais ce fûmes nous qui lui dîmes : 'Tu ne peux pas nous voir !" Car c'est nous, la Manifestation du Mont du Sinaï16. Le mystère du Trésor Caché s'est révélé à nous. Nous avons connu avec certitude la Perfection Divine. 0 Hodja, le secret de la Divinité est en nous, car nous sommes les derviches de Hadji Bektach. O Dévôt, la victoire de Dieu est en nous, ne crois pas que Harabî n 'est qu 'un pauvre ignorant, nous sommes les parfaits, parce que nous sommes les disciples de Pir Balim Sultan. Dans les villages alévis, le don de musique, de chant et d'improvisation poétique est inné. L'enfant qui en est doué, n'a pas besoin d'apprendre à lire et à écrire pour se manifester. Mais rares sont les artistes populaires dont la réputation passe à la postérité. Il en est cependant un qui est devenu une gloire nationale : c'est Achik Veysel, le poète aveugle. Né en 1894, dans un village de la province de Sivas, haut-lieu de la poésie alevi, il devint aveugle à l'âge de sept ans, à la suite d'une épidémie de petite vérole. Son père s'efforça de lui faire apprendre les chansons que chantaient les aèdes qui se rassemblaient dans sa maison. Voyant que son fils prenait goût à la musique, il lui acheta un saz et lui fit prendre des leçons. À partir de ce moment, l'enfant se consacrera à son art. Jusqu'en 1933, il vécut dans son village natal, chantant des poèmes composés par d'autres achiks et n'osant pas chanter en public ses propres compositions. Mais cette année-là, un poète célèbre, Ahmet Kutsi Tecer, vint dans le village, attiré par sa renommée, et l'encouragea à chanter ses propres œuvres. Veysel se mit alors à aller de village en village, chantant ses poèmes. II devint bientôt célèbre. En 1965, il reçut une pension mensuelle pour services rendus à la culture populaire. Lorsqu'il mourut, en 1971, sa mort fut un deuil national, car il était devenu le symbole même du peuple anatolien. Cependant, contrairement à beaucoup de poètes bektachi-alevi modernes, qui tirent leur inspiration d'idées progressistes, Achik Veysel ne peut être classé ni parmi les poètes bektachis, ni parmi les poètes progressistes. Du fait de son infirmité, il se trouve au-dessus des orages et des vicissitudes qui secouent les humains et, en particulier, les paysans 16
Coran, VII, 143.
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anatoliens. Au lieu d'être un révolté, il se dégage de lui une immense sérénité. Il chante la vie quotidienne, la chaleur de l'amitié, les accents du terroir, et aussi les peines et les souffrances de la destinée. Son chant le plus célèbre est sans doute celui dédié à la TeiTe : Kara Toprak. Combien j'ai embrassé d'amies, mais ma seule amie fidèle,c'est la terre. Je me suis promené, je me suis fatigué en vain : ma seule amie fidèle, c'est la terre. Je me suis attaché à des belles, Je ne leur ai trouvé ni fidélité, ni utilité. Mais tout ce que j'ai désiré, je l'ai trouvé dans la terre : ma seule amie fidèle, c'est la terre. C'est elle qui m'a donné les moutons, les agneaux, le lait, mes repas, mon pain, ma viande. À peine l'avais-je bêchée, elle m'a rassasié : ma seule amie fidèle, c'est la terre. Si tu as un désir, demande-le à Dieu, mais pour le récolter, ne t'éloigne pas de la terre. C'est à la terre que le Seigneur a donné la générosité : ma seule amie fidèle, c'est la terre. Si tu cherches la vérité, la voici : Dieu est près de la créature, la créature est près de Dieu, Mais le Trésor Caché du Seigneur se trouve dans la terre : ma seule amie fidèle, c'est la terre. C'est la terre qui cache mes défauts, c'est elle qui produit le baume qui guérit mes blessures. Elle m'a ouvert les bras, elle garde mon chemin : ma seule amie fidèle, c'est la terre. Qui que nous soyions, nous connaissons son secret : rien de ce qu'elle produit ne se meurt, un jour viendra, elle prendra Veysel dans son sein : ma seule amie fidèle, c'est la terre.17
17
Voir Ajik Veysel, Dostlar beni Hattrlasm, Istanbul 1973, 3e éd., pp. 149-150.
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Nous terminerons par un poète-musicien populaire qui se produit en Allemagne, en France et dans d'autres pays où il y a des communautés d'ouvriers turcs : Achik Nesimî Çimen. Né en 1931, dans la province d'Adana, il appartient à une famille de Dede, chefs spirituels alevis, aussi a-t-il longtemps chanté le répertoire traditionnel. Puis, marqué par l'aspect rationaliste de cette tradition, il s'est orienté vers la chanson de contestation sociale. H chante ses compositions en s'accompagnant du saz et du djoura, ancêtre du saz. Il est le seul achik à utiliser cet instrument en voie de disparition. Une de ses chansons très populaire, Au pays des Achik, est une âpre — et injuste — critique de Achik Veysel, qu'il compare à un autre Achik de Sivas, le célèbre Pir Sultan Abdal, qui fut pendu, au XVI e siècle, pour s'être opposé au pouvoir du Sultan : Au pays des Achik, dans la ville de Sivas, il y a eu Pir Sultan et il y a eu Veysel. L'un, tu l'as fait pendre de façon inhumaine, à l'autre, tu as érigé un monument. L'un a rugi contre le tyran, l'autre gardait la tête basse devant le lâche. L'un a mené le combat pour le peuple, l'autre a gagné sa pierre en chantant la terre. L'un a dit : "Bey ! Pacha !" et s'en est allé, l'autre s'est écrié : "Ey Chah !" et il a été exécuté. L'un a chanté la pierre, la terre, la rose, l'autre a choisi la prison, pour l'amour du peuple. L'un n'a pas bu l'eau du tyran, l'autre a fait l'éloge du traître. L'un a donné sa tête pour le peuple, l'autre a chanté dans les palais. Si Veysel avait chanté la misère du peuple, depuis belle lurette, il aurait connu la prison. Quel monument ? On n'aurait même pas évoqué son nom ! As-tu compris maintenant pourquoi Pir Sultan est grand ? ...O Nesimî, on ignore ce qu'on ne connaît pas. Les tyrans n'aiment pas les Achik du peuple et le favori du tyran n'est pas celui du peuple. Tout le monde peut être Achik, mais tout le monde n'est pas Pir Sultan!19 18 Cette chanson de Achik Nesimî est tirée de son disque : Le chant des troubadourj de Turquie : Achik Nesimi (Anthologie de la musique des peuples) réalisé par Nil Y alter et Bernard Dupaigne ; la traduction, un peu remaniée, est celle du disque.
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Dans cette chanson, Nesimî définit le devoir du Achik : celui du combat et du sacrifice. Nesimî s'est attaché à un problème d'actualité : celui des souffrances des travailleurs turcs émigrés. Mais en ce faisant, il ne s'est pas pour autant détaché de la tradition : c'est dans l'esprit de la contestation alevi qu'il mène son combat. Cependant, même s'il jouit d'un certain succès, ce succès est limité dans le temps et dans l'espace, car sa veine poétique n'est pas de taille à défier les siècles.
Addenda : Depuis la publication de cet article, un événement tragique nous oblige à revoir le jugement que nous avons porté sur Achik Nesimî Çimen. Le 2 juillet 1993, à Sivas, pendant un festival consacré à la mémoire de Pir Sultan Abdal, une flambée de fanatisme qui aboutit à un incendie criminel, provoqua la mort de trente-sept personnes. Achik Nesimî était parmi les victimes. Nous rendons hommage à sa mémoire. Son nom s'inscrit désormais parmi les poètes martyrs, auprès de celui de son illustre prédécesseur, Pir Sultan Abdal.
ESPRIT DE TOLÉRANCE ET SUPRACONFESSIONNALISME DANS LA POÉSIE POPULAIRE TURQUE
En cette dernière décennie de notre millénaire, nous avons la satisfaction de voir paraître des études s'efforçant de faire ressortir les comportements supraconfessionnels et les essais de dialogue entre Byzantins et Turcs durant l'époque ottomane. L'intérêt pour ce genre de sujet est certainement dû à l'émotion que chacun de nous ressent devant l'actualité cruelle, la guerre le plus souvent fratricide où les atrocités sont toujours imputées à "l'autre", alors que la charité et la bonté peuvent résider dans le cœur d'un chacun, quel qu'il soit, pourvu qu'il ait assez de générosité pour faire place à ces sentiments et assez de courage pour les reconnaître. Parmi ces études, nous mentionnerons tout particulièrement la thèse magistrale soutenue par Michel Balivet le 26 juin 1992 à l'Université de Strasbourg : De Byzance aux Ottomans : attitudes de conciliation et comportements supraconfessionnels '. Dernièrement, j'ai reçu avec plaisir un tirage à part de ma collègue et amie Elisabeth A. Zachariadou, intitulé : Religious dialogue between Byzantines and Turks during the Ottoman expansion.2 C'est dans le même esprit que j'apporte ma contribution aux efforts de mes collègues en parlant de l'esprit de tolérance à travers le monde turc. On a trop souvent tendance à oublier que les Turcs, au cours de leur histoire, se sont convertis à la plupart des religions du globe : ils ont été Manichéens, Bouddhistes et Nestoriens avec les Uyghurs, Chrétiens orthodoxes avec les Gagaouzes et les Karamanlis, Catholiques avec les Comans, sans oublier leur conversion à la religion mosaïque au temps des Khazars. Ils ont pu assimiler toutes ces religions, mais ceci n'a pas empêché les Turcs d'avoir été également, et
'Publiée en deux volumes aux Éditions Isis, Istanbul. ^Cet excellent article a paru dans Religions-Gespràche Studien), pp. 289-304.
in Mittelalter (Wolfenbiitteler
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même surtout, des musulmans fervents, défenseurs du Sunnisme. Mon collègue et ami, le regretté Alessio Bombaci, a défini avec raison l'Empire Ottoman comme étant la dernière phase glorieuse de l'expansion islamique.3 L'esprit de tolérance et le supraconfessionnalisme faisaient partie du climat général durant les premiers siècles de la domination turque en Anatolie. Ce fut la raison du succès des Turcs qui n'étaient alors qu'une minorité et avaient à faire face à une population multiraciale et multiconfessionnelle. Telle était l'ambiance qui régnait dans les villes anatoliennes au temps des Seldjoucides : ambiance de bonne entente où Musulmans, Chrétiens et Juifs se côtoyaient.4 Je citerai comme exemple éloquent, un distique en langue turque du penseur universel Mevlânâ Djelâleddin Rûmî, composé dans des buts de prosélytisme, et qui s'adressait à un auditoire comprenant des gens appartenant à des confessions diverses : Tiens-toi étroitement au berger : nombreux sont les loups. Écoute-moi, mon petit agneau noir : Que tu sois Persan, ou Grec ou Turc, Apprends la langue de ceux qui n'ont pas besoin de langue. (c'est-à-dire "celle des initiés").5 Mevlâna Djelâleddin Rûmî fut le maître qui propagea le Soufisme à travers l'Anatolie Seldjoucide. Il jouissait d'une telle vénération auprès de toutes les couches de la population de Konya, quelles que fussent les croyances, que sa disparition fut un deuil général : les Chrétiens et les Juifs s'associèrent aux Musulmans en prenant part à ses funérailles.6 C'est en effet à travers la pensée soufique que l'on trouve l'esprit de tolérance et le supraconfessionnalisme. C'est une des caractéristiques du Soufisme qui n'est pas limité au monde turc. Mais le Soufisme a profondément imprégné la vie religieuse de l'Anatolie, surtout pendant les XIIIe et XIVe siècles, et c'est la pensée soufie qui a inspiré la première poésie turque anatolienne. L'époque où 3
Voir Histoire de ta Littérature Turque, Paris 1968, p. 32. Voir Claude Cahen, La Turquie Pré-Ottomane, Istanbul-Paris 1988 (Varia Turcica VII), p. 148 sq. (les villes) ; p. 162 sq. (les non-musulmans) ; p. 208 sq. (la vie culturelle et religieuse). 5 Çopani berk dut kuitlar öküjdür I;it benden kara kuzum kara kuz ¡¡gär Tatsen ägär Rumsen Sgär Türk zeban-i bîzebanra biyamuz. Cité d'après Ibrahim Tatarli, Eski Türk Edebiyati, metinler, Sofia 1973, p. 35. Les vers turcs de MevlSnâ ont été publiés par Mecdut Mansuroglu, TDAY, Belleten, Ankara 1954. 6 Aflâkî, Manâqib-ul-Arifin, trad. Ci. Huart (Les Saints des Derviches Tourneurs), 2 vol., Paris 1918, II, 97. AbdUlbtkt Gölpinarli. Mevlânâ Celâleddin —Hayati, Felsefesi, Eserleri. 2 e éd., Istanbul 1952, pp. 127-128.
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elle vit le jour fut une époque de troubles : l'invasion mongole qui mettait à tout instant en évidence la précarité de la vie humaine, la révolte sociale des nomades turcomans contre la population urbaine privilégiée, la sécheresse et la famine qui ont sévi à la fin du XIII e siècle, et enfin les remous et l'anarchie causés par la chute du pouvoir seldjoucide. C'est dans ce climat, aux tendances multiples et variées, qu'apparaît la poésie turque populaire. Si j'ai dû me limiter à la poésie populaire, c'est parce que durant l'époque classique qui se perpétua jusqu'au X I X e siècle, la poésie de la cour et des milieux lettrés, était inspirée et influencée par la littérature classique persane. En voulant apporter un message proprement turc, force me fut de me tourner vers la poésie populaire, et plus particulièrement vers le Soufisme populaire. Dans l'Anatolie du X I I I e siècle, dans un fonds multiracial et multiconfessionnel, mais où dominait néanmoins l'élément turc, on voit apparaître des saints soufis dont une figure se détache nettement : c'est celle de Yunus Emre auquel l'UNESCO a dernièrement rendu hommage en consacrant à sa mémoire l'année 1991, supposée marquer le sept cent cinquantième anniversaire de sa naissance. C'est une date purement symbolique, car on ne connaît pas l'année de sa naissance. On a des raisons de croire qu'il est mort dans la première partie du XIV e siècle, à un âge avancé. Mais ce geste de l'UNESCO a souligné, si besoin était, le caractère universel de Yunus Emre. Toute l'œuvre de Yunus Emre est consacrée à l'Amour, l'Amour divin, le plus haut degré de perfection de l'homme, mais aussi l'amour du prochain. Il l'exprime par ces termes :
À celui qui n'a pas l'Amour, à quoi servent la religion et la foi ? (A$ki olmayana din u iman gerekmez). Yunus appelle à la charité et rejette la foi vaine et ostentatoire ;
Su tuas brisé un coeur, ne fût-ce qu'une seule fois, Ta prière ne te servira à rien. Nulle part, dans le monde. Tu ne pourras t'en laver le visage et les mains. Si tu as réconforté un homme au cœur meurtri, Si tu l'as aidé à se relever, Si tu as fait le bien, ne fût-ce qu'une seule fois, Une fois sur mille, ton bienfait ne sera pas perduP '
Bir kez gônlil yiklinsa Bu kildtgm namai degtl
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Le poète rejette tout sentiment de haine et proclame l'égalité des hommes : Nous n'avons de haine pour personne, L'étranger est aussi notre ami Là où il y a misère et désolation. C'est là notre lieu d'habitat. Notre nom est pauvreté, Notre ennemi, c'est la haine. Nous n'avons de haine pour personne. Tous les hommes sont nos égaux. Notre patrie, c'est le Paradis, Notre compagnon, c'est Dieu, C'est vers Lui que nous allons. Les autres chemins nous sont étroits.8 Yunus Emre a fortement influencé la littérature des Ordres de Derviches, surtout celle des Bektachis qui le revendiquent pour l'un des leurs. Il peut être considéré comme le fondateur de cette littérature. Les poètes bektachis ont assimilé les idées de Yunus et les ont fait vivre jusqu'à nos jours. Les llâhî de Yunus, sont devenus les Nefes des Bektachis. La littérature bektachie est sans doute la branche la plus riche de la littérature turque populaire et elle est encore pleine de vitalité et de dynamisme. Yetmis iki millet dahì Eliti yiizun yumai degil Bir gtinulU yaptin ise Er etegin tuttun ise Bir kez hayir ettin ise Binde bir ise az degil. Cf. A. Gòlpinarli, Alevi-Bekta}i Nefesleri, Istanbul 1963, p. 205 ; Cahit Òztelli, Yunus Emre. biitiin fiirleri, Istanbul 1971, N° 140, p. 217 ; tlhan BaggBz, Yunus Emre : araftirma ve ¡iirlerinden giildeste, Indiana Universitesi Tiirk(e Program Yayinlan, Ekim 1990, p. 156. 8
Biz kimseye kin tutmaziz Agyar dahi dosttur bize Kanda issizlik var ise Mattalie va $ardir bize Adiroiz miskindir bizim Dil$mammiz kindir bizim Bir kimseye kin tutmaziz Kamu fileni birdir bize Vatan bize Cennetdiiriir Yok)a$uniz ol Hak'durur Hak'tan yana yfinelicek Diger yollar dardir bize.
Cf. Cahit Oztelli, Yunus Emre, N° 58, p. 133 ; tlhan Ba^goz, Yunus Emre, p. 117.
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Un des plus anciens poètes bektachis, Kaygusuz Abdal, aurait été le disciple de Abdal Musa, le premier fondateur de l'Ordre des Bektachis dont Hadji Bektach a été l'éponyme. Selon l'historien du XVe siècle, Achikpachazâde à qui l'on doit ce renseignement,9 Abdal Musa vivait au temps de Sultan Orhan (13261360). Le sanctuaire de Abdal Musa se trouve à Elmali près d'Antalya. Kaygusuz Abdal est enterré près de son maître. Ce sanctuaire est un des principaux lieux de pèlerinage des Bektachis.10 Dans les Anthologies des poètes turcs, Kaygusuz Abdal est qualifié de "poète puissant et original". Les idées reflétées dans ses poésies ne sont pas différentes de celles de Yunus, bien que parfois il se montre plus mordant et plus sceptique... Voici, par exemple, un poème de Yunus : Ce qui fait le derviche ce n'est ni sa robe, ni sa coiffure. C'est le cœur qui fait le derviche, Il n'est nul besoin de la robe.11 Voici un poème attribué à Kaygusuz Abdal, qui, partant de la même idée, appelle à la charité et à l'Amour divin : Le derviche se voit à sa robe, pas à sa coiffure. La chaleur est dans le feu, pas dans la tôle... Si tu désires trouver Dieu, cherche-Le dans l'homme : Il n'est ni en Irak, ni à La Mecque, ni au Pèlerinage.12 Ne fais pas de mal à ton frère en lui brisant le cœur, Tes prières et tes prosternations ne te serviraient à rien. Meurs le cœur plein d'amour, Kaygusuz Abdal.
9
C f . Ajikpasazâde, Tevârih-i Al-i Osman, éd. Âli, Istanbul 1332, pp. 199-200, 204-205 ; éd. Çiftçioglu N. Atsiz, Istanbul 1949, pp. 235, 238. ' ° S u r Kaygusuz Abdal, voir Attila Ôzkmmli, Alevîlik-Bektafilik ve edebiyati, Istanbul 1985, pp. 75-85 ; Abdurrahman Gtizel, Kaygusuz Abdal (Aiâeddin Gaybî), Ankara 1981 ; ibid., Kaygusuz Abdal'm mensur Eserleri, Ankara 1983. On trouve ses poésies dans la plupart des anthologies de poètes bektachis et même de poésie populaire. 11 Derviflik dedikleri Hirka ile tac degil Gônltin dervif eyleyen Hirkaya muhtac degil. Cf. tlhan Ba$gôz, Yunus Emre, N' 44, p. 150 ; Sabahattin Eyuboglu, Yunus Emre (Commission Nationale Torque pour l'UNESCO), Ankara 1974, pp. 186-187. '^Parfois "ni à Jérusalem", ce qui nous parait préférable, après l'allusion & Kerbelâ, en Irak, et à La Mecque.
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Si tu ne meurs pas avec amour, c'est que tu n'en étais pas capable,13 Si l'esprit de tolérance et la charité envers l'être humain, quel qu'il soit, inspirent les premiers poètes mystiques anatoliens, le supraconfessionnalisme est présent dans toute la poésie des Bektachis. Il est vrai que le supraconfessionnalisme comme l'esprit de tolérance, forment le fondement de leur doctrine. On ne saurait cependant oublier qu'un grand nombre de ces poètes furent originaires de Thrace, des Balkans, et aussi de Grèce, c'est-à-dire de pays originellement chrétiens. Dans ces régions, comme aussi en Albanie, l'Ordre connut une très grande expansion. Le Bektachisme avait la particularité de s'adapter aux religions locales. Dans les régions balkaniques de l;Empire Ottoman, le Bektachisme a assimilé beaucoup de traits chrétiens. Beaucoup de saints chrétiens étaient vénérés sous la nom de "Hizir". De nombreux sanctuaires furent visités à la fois par les Musulmans et les Chrétiens. Jésus est fréquemment assimilé à Ali qui, pour les Bektachis, représente la Divinité sous forme humaine. Parfois le rapprochement est fait entre Ali et Elie (Ilyas). Voici le témoignage d'un poète du XVIe siècle, Kanberî14 selon lequel Jésus, dans l'Évangile, aurait mentionné "Ali" sous le nom de "Élie" : Ali est le plus grand de tous les saints et des prophètes, C'est pourquoi Jésus, dans son Évangile, l'a appelé "Élie".15 C'est sans doute une allusion aux derniers mots que Jésus a prononcés sur la Croix : "Eli limâ chabactani", interprétés de façon populaire. En tout cas, Kanberî semble avoir connu l'Évangile. Dans la littérature bektachie, la référence à Jésus est constante. Alors que la religion islamique n'admet pas que Jésus ait été crucifié, les poètes bektachis citent fréquemment "Jésus étendu sur la Croix". Voici un poème de Beyhanî,
13
Dervijlik hirlada tacda degildir Isilik oddadir saçta degildir... Hakk'i ister isen âdemde iste Irak'ta Mekke'de Hac'ta degildir Dôgttp bir karde$in hatinn yikma Egiliip kildigin secde degildir A$kile fllegôr Kaygusuz Abdal Ajkile «Imezsen giiçte degildir. Cf. Sadeddin Niizhet Ergun, Bektaji fiairleri ve Nefesleri (19uncu asra kadar), cill 1-2, Istanbul 1955 (2 e éd.), p. 25. 14 S u r Kanberî, nous n'avons que les renseignements succincts donnés par Sadeddin Niizhet Ergun, op. cit., pp. 77-80. 15 01 Ali'dir pîjUvâ-yi evliyâ vii enbiyi anin içiln dedi Isft Incil'inde Ilyâ. Cf. note précédente. Voir aussi Irène Mélikoff, Sur les traces du Soufisme turc : recherches sur l'Islam populaire en Anatolie, Istanbul 1992 (Analecta Isisiana III), p. 69 (L'Islam hétérodoxe en Anatolie).
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T O L É R A N C E ET S UPR AC O N F E S S I O N N ALI S M E poète dont on ne connaît rien, mais dont on chante souvent une lamentation pour les martyrs de Kerbelâ : 1 6
mersiye,
Les plaines de Kerbelâ sont recouvertes de sang vermeil, Le monde entier pleure pour l'Imam Hiiseyn... Un si grand malheur s'est abattu sur les Imams, Personne n'en portera la nouvelle à Ali, leur père ? Nos pleurs se sont élevés jusqu'au trône de Dieu, La terre entière a gémi, le Ciel est en pleurs. Je suis Beyhanî, j'en réfère aux Noms Sacrés (de Dieu), J'en réfère à Jésus, étendu sur la Croix, J'en réfère aux Saintes Écritures. Moïse et le Mont Sinaï sont en pleurs.17 Je terminerai par un poème dont on ne connaît pas l'auteur, car il n'a pas cité son nom, comme le veut la coutume, au début du premier vers du dernier quatrain. La seule chose qu'on puisse dire de lui avec une quasi certitude, c'est qu'il appartenait sans doute à la classe lettrée, probablement aux confréries bektachies des centres urbains. Il semble également probable que le poème appartient à une époque récente, car il exprime le rejet du vocabulaire arabe et persan et proclame l'identité turque. 18 Il reflète l'essence même du Soufisme turc populaire : il contient une condamnation de la foi aveugle et dogmatique, un appel à l'ouverture vers "l'autre" et une exhortation à rechercher l'Amour, la seule voie qui mène à la Divinité. Le poète manifeste aussi sa répugnance à verser le
""Ce Nefes faisait partie du répertoire de A$ik Feyzullah Çinar Nous avons pu l'enregistrer. Kerbelâ çOlleri kizil kan oldi §ah Httseyn'e biitiin diinya agladi...
17
Imamlar dtt$tiiler bôyle belâya Haber veren yok mu Ali Ebâ'ya ? Feryadimiz çikti arç-u àlâya Topraklar inledi semâ agladi. Beyhanfyem bizi Esmâdan sorun Çarmiha gerilmi; Isâ'dan sorun Bin bir kelfim veren Imlâ'dan sorun Hem MOsa hem Tfir-i SinS agladi. '^L'auteur pourrait être Harabî, mais ceci n'est qu'une hypothèse. Harabî est né à Istanbul en 1853 ; il y mourut en 1915 (ou 1917). Son véritable nom était Ahmed Edip. Il était fonctionnaire au Ministère de la Marine. Il devint Bektachi & l'âge de 17 ans et fut initié par Mehmed Ali HilmS Dede Baba, dans le tekke de Merdivenkôy. Son divan a été publié à Ankara en 1959 par Sefer Aytekin, et réédité dernièrement. Harabî fut un des meilleurs poètes bektachis du début du siècle. Voir Sadeddin Niizhet Ergun, Bektap-Kmlbaj Alevi fairleri (19uncu asirdan beri), Istanbul 1956 (2è éd.), pp. 251-267 ; A. Golpinarli, Alevî-Bektafi Nefesleri, p. 12 ; Cahit Ôztelli, Beklaji Giilleri, Istanbul 1973, p. 359 ; Attila Ôzkinmti, Alevîlik-Bektafilik ve edebiyati, pp. 301-309.
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sang en condamnant les sacrifices d'animaux. Il exprime aussi un refus de toute influence étrangère et un appel à employer la langue turque. Depuis la Pré-Eternité, nous sommes enivrés par le Vin de l'Amour, Notre sanctuaire est la Taverne, la Mosquée ne nous convient pas. Nous avons étanché notre soif avec l'Eau du Kevser. Nous avons les versets du Coran, le Commentaire ne nous convient pas. Nous avons découvert les Symboles de la Connaissance spirituelle, Nous avons appris à comprendre le sens de "Bismillah". Nous avons contemplé la Beauté Divine. Les Houris et les Ghilmans du Paradis ne nous conviennent pas. Nous n'avons pas besoin des Fetvâ du Mufti, car nous avons appris à connaître les Gens de l'Amour. Nous adorons Adam, nous ne sommes pas rebelles. Satan qui ne respecte pas l'Homme, rie nous convient pas. Nous cherchons le Seigneur au fond de nous-mêmes, Nous découvrons Dieu dans nos extases. Nous parlons la langue turque dans nos cérémonies. L'arabe et le persan ne nous conviennent pas. Nous sommes venus vers le seuil du Bien-aimé, Nous nous sommes enveloppés avec foi dans le manteau de l'Ami. Nous avons posé nos têtes dans l'arène de l'Amour. Les sacrifices d'animaux ne nous conviennent pas. Si tu n'entends pas mes paroles, n'essaie pas de te rapprocher. Si tu veux comprendre la science de la Sagesse, Attache-toi au monde des initiés. En dehors de l'Amour, la religion et la foi ne nous conviennent pas. Ezelden bâde-i açkile mestiz Yerimiz meyhane mescid gerekmez Saki-i Kevser'den kandik elestiz Kur'an-i natik var samit gerekmez. Cennet irfanindan remzini bildik Bari Bismillah'tan dersimiz aldik Cemal'i dilberi a§ikâr gôrdiik Cennet'teki Huri Gilman gerekmez.
T O L É R A N C E ET S UPR AC ONFES S I O N N ALI S M E
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Bize làzim degil müftii fetvasi Ehl-i A§k olanin var a§inasi Ademi hor gorüp olmayiz asi Insandan ar eden §eytan gerekmez. Aranz Mevlá'yi vicdanimizda Allah á§ikár dir seyrammizda Tiirk dili okunur irfammizda Arabi Farisí lisan gerekmez. Gelmi$iz Cananin ásitanina Sidkile sanldik Dost damamna Cania ba§ koymu§uz a§k meydamna Hayvan kesmek gibi kurban gerekmez. Ibretini almazsan etme iilfeti Anlamak istersen ilm-i hikmeti Ehl-i harabata eyle hizmeti A§ktan ba§ka din ü iman gerekmez.19
,9 C e nefes faisait partie du repertoire de Achik Feyzullah Çinar. Nous en possédons un enregistrement.
UN DOCUMENT AKHI DU XIII« SIÈCLE
Parmi les nombreux apports que Claude Cahen a fait à l'histoire musulmane et plus particulièrement à l'histoire de la Turquie Pré-Ottomane, il y a l'étude de l'organisation de la Futuvvet et des corporations qui s'y rattachaient. Parmi les savants orientalistes, il est celui qui a poussé le plus loin les recherches dans ce domaine. Il a étudié en détail la forme revêtue par la Futuvvet en Anatolie où les membres de ces corporations se donnaient le nom de "Akhi". S'il mettait en doute l'opinion de certains turcologues qui donnent une origine turque à ce mot 1 , bien qu'il fut assez vite compris dans le sens de "mon frère" 2 , il reconnaissait que le Akhisme était la forme adoptée par la Futuvvet en Asie Mineure. Quelle qu'ait été l'origine de cette institution, il y eut chez les Turcs une interpénétration des Akhis et de la Futuvvet. Dans les deux cas, nous voyons se former une fusion de l'action sociale et de la vie mystique 3 , ce qui constitue une des caractéristiques de l'Anatolie seldjoucide aux XIIIe et XIV e siècles, époque de bouleversements pendant laquelle les Akhis ont joué un rôle prépondérant. Durant ces siècles, il y avait des groupements Akhis dans tous les centres urbains, aussi bien les villes que les villages. Ibn Battuta qui parcourut l'Anatolie aux environs de 1333, fut frappé par l'importance de cette organisation qui pratiquait généreusement les vertus d'hospitalité et de solidarité envers les voyageurs étrangers. Selon le voyageur marocain, les Akhis n'étaient pas à proprement parler des organisations professionnelles ; ils ne formaient pas non plus une corporation unique. Dans une même ville, il pouvait y avoir plusieurs groupes, parfois même de tendances opposées. Ces groupes comprenaient des jeunes célibataires, ainsi que des artisans appartenant à divers métiers. Il fait remarquer que les Akhis faisaient remonter leurs origines jusqu'à Ali, ce qui ressort de tous les Futuvvetname et de la littérature orale des Akhis, en particulier Jean Deny, J. A., 1920, 182 sq. ; Franz Taeschner, J. A.. 1960, s.v. Akhi ; Nejet Cagatay, Bir Türk kurumu olan Ahilik, Ankara 1974, 51-54 ; Mikâil Bayram, Aki Evren ve Ahi Tefkilati'mn Kurulufu, Konya 1991, 3-5. n C'est dans ce sens que Ibn Battuta comprend ce terme : Ibn Battuta, Travels in Asia and Africa (1325-54), trad. H. A. R. Gibb, Londres 1963, (5ème ed.), 123-141. Voir aussi Fr. Taeschner, Der Amitotische Dichter Nasiri (um 1300) und sein Futuvvetname, mit Beiträgen von W. Schumacher, Leipzig 1944, 38 : Akhi est compris dans le sens de "biraderim". 3 Claude Cahen, La Turquie Pré-Ottomane, Istanbul-Paris 1988, 153-161.
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du Roman d'Abu Muslim dont nous aurons à reparler4. Ces groupes prenaient surtout de l'importance lorsque l'autorité centrale faisait défaut. Ils pouvaient alors prendre le contrôle de la situation et assumer l'autorité judiciaire5. Au XIVe siècle, en période de carence du pouvoir central, ils semblent avoir établi un gouvernement provisoire à Ankara. D'après l'historien Neshri, Murad I er aurait reçu la ville d'Ankara des mains des Akhis qui la détenaient6. Ils semblent en effet avoir joué un rôle important dans cette ville. Le plus puissant des Akhis d'Ankara fut Akhi Sherefeddin qui se fit construire une mosquée dans la vieille ville : c'est la mosquée Akhi Sherefeddin. Il y a une inscription sur la porte au nom de "Muhammed el-macruf Ahi Çerefeddin". En face de la mosquée, se trouve le tiirbe du même Akhi Sherefeddin, avec l'inscription : "Muhammed b. Ahi Husameddin el-Huseynî, mort en 751" (1350). Le tiirbe fut érigé par Akhi Sherefeddin de son vivant, en 731 (1330). Près du tiirbe, se trouve le tombeau de Akhi Huseyin, fils de Akhi Sherefeddin, et celui de sa fille, Ziilf, morte en 763 (1361/62). Dans son ouvrage La Turquie Pré-Ottomane, Claude Cahen cite le document auquel est dédié le présent article7. C'est le Shedjerè de Muhammed b. Akhi-Hiisameddin el-Hiiseynî dont nous venons de mentionner le nom. Il est daté de 692/1293. Au moment où j'avais parlé de ce document à Claude Cahen, je n'en possédais pas encore le microfilm. C'est la raison pour laquelle je me suis abstenue pendant longtemps de publier son contenu. Aujourd'hui, je considère de mon devoir de revenir sur ce texte et de dédier cet article à celui qui fut mon maître et qui influença le cours de mes recherches.
Le document présenté ici est conservé à Ankara, au Vakifïar Genel Miidurliigii Argivi, sous le numéro 1294. C'est là que j'ai pu l'étudier pour la première fois, en septembre 1967, durant une mission de recherche accomplie en Turquie pour le C.N.R.S. Le document m'avait été signalé par la regrettée Emel Esin qui le connaissait par un article d'Ahmed Tevhid, "Ankara'da Ahiler Hiikùmeti", paru dans Tarih-i Osmani EncUmeni Mecmuasi, t. 119, 1337 (1921), pp. 1200-1204. Cependant, l'auteur ne donnait aucune indication de
^Malgré l'hypothèse de Claude Cahen qui pense que les Akhis n'avaient pas d'appartenance religieuse déterminée (voir La Turquie Pré-Ottomane, 159), il me semble que leur tendance chiite existe toujours, même si elle n'est pas proclamée. D'ailleurs, l'antagonisme sunnite-chiite ne rentrera dans sa phase aiguë qu'au temps de la guerre entre Shah Isma'il et Selim I. 5 Voir Ibn Battuta, op. cit., 131. Et aussi Aflâki, Les Saints des Derviches Tourneurs (Manaqib ul«Arifin), trad. CI. Huart, réédition, Paris 1978, 112-113. 6 Voir Neshri, éd. d'Ankara, 1949, 1, 190-193 ; éd. Taeschner, Leipzig 1951, 52. Voir aussi Fr. Taeschner, E. 1. 1960, s. v. Akhi. 7 Cf. p. 159, note 117.
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provenance. La référence donnée par Ahmed Tevhid avait été répétée par Mubârek Galip dans Ankara Kitabeleri, t. 1, Istanbul 1341 (192S), p. 49, mais sans plus de détails. Grâce à Emel Esin, j'ai pu obtenir la permission de travailler au Département d'Archives dont le directeur était alors Niyazi Bayraktaroglu. Je n'ai pas pu obtenir la permission de photographier le document. Ce n'est que bien plus tard que j'ai pu enfin en obtenir le microfilm, mais j'avais alors d'autres travaux en train et le microfilm a sommeillé au fond d'un tiroir. J'avais pu cependant l'étudier en détail pendant plusieurs jours et, grâce à l'aide de M. §evket Bolu qui était alors professeur au Dil ve Tarih-Cografya Fakiiltesi, à Ankara, j'ai pu le déchiffra- rapidement, car le document est écrit en arabe. C'est un document unique dans son genre, car il nous permet de retracer, pendant plus de cent ans, et pendant onze générations, l'histoire, en partie traditionnelle et légendaire, d'une famille Akhi, depuis son immigration en Anatolie jusqu'à un moment particulièrement important : lorsque le pouvoir à Ankara fut momentanément détenu par les Akhis, par suite de l'affaiblissement de l'autorité centrale. Le Ahi mu'azzcurfi était alors le chef de la famille dont le document reproduit la généalogie. Le Shedjere se présente sous la forme d'un gros rouleau, de plusieurs mètres de long. Il est écrit en neshi vocalisé ; l'écriture est anatolienne. Le texte est en arabe, avec quelques parties en persan. Le document se compose d'une introduction et du Shedjere proprement dit.
ANALYSE DU DOCUMENT I
INTRODUCTION
Après les prières d'usage, énumération des ancêtres du Prophète. Les 99 noms du Prophète. Énumération des différents prophètes. La lignée du Prophète. Les Quatre Califes : les trois premiers sont mentionnés rapidement. Le document s'étend longtemps sur Ali. Exposé des Fazilet "vertus morales" de Hazret-i Ali, divisé en trois parties :
û °C'est le titre qui apparaît sur sa pierre tombale.
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a) Citation des versets du Coran se référant aux Fazilet d'Ali : 20 Ayet9. b) Citation des Hadis se référant à Ali : 12 Hadis. c) Citation des Hikâyet concernant Ali : 5 Hikâyet. — Seule la cinquième histoire présente de l'intérêt, car elle reproduit, sous une forme un peu différente, une tradition Bektachi ; c'est la raison pour laquelle je la reproduis : Le Prophète dit à Ali : "J'ai un secret qui m'a été communiqué par Djebra'il. Noé a construit un bateau ; il reste trois morceaux du bois de ce bateau. Sur l'ordre de Dieu, Noé a fait un cercueil de ce bois qui restait, et l'a enseveli". Le Prophète dit à Ali : "Dis à Hasan et à Hiiseyn que lorsque tu mourras, qu'ils te lavent, te mettent dans un cercueil, qu'ils mettent ce cercueil sur un âne et qu'ils le laissent errer librement, car il aura un devoir à accomplir : il t'emportera vers la tombe où est enterré le cercueil. Deux anges envoyés par Allah, viendront te mettre dans ce cercueil et t'enseveliront dans cette tombe creusée par Noé.". La tradition Bektachi diffère de celle-ci, mais les deux légendes ont la même origine. Ali dit à Hasan et à Hiiseyn : "Lorsque je mourrai, lavez mon corps et mettez-le dans un cercueil. Vous verrez venir une forme voilée conduisant un chameau. Il prendra mon cercueil, ainsi que mon épée, Zu'l-Fikar, et il les emportera. Vous le laisserez faire". Tout se passa comme l'avait prévu Ali, mais lorsque ses fils furent revenus de leur surprise, ils s'élancèrent derrière l'apparition et lui demandèrent qui il était. L'apparition souleva son voile et ils reconnurent leur propre père. Cette tradition a inspiré une iconographie que l'on trouve dans tous les sanctuaires et même dans les maisons des Bektachis. Le corps d'Ali est représenté par une calligraphie dans laquelle on lit : Yà Alt enna medinel-ul-ilm wa Ali bàbuha Ya Ali ! Je suis la cité du savoir, Ali en est la porte Inscription sur le cercueil : Mùtû kablan tamùtû Mourir avant de mourir Inscription sur le corps du chameau (en persan) : Bâ meni pîf-i meni der Yemeni bi meni ptf-è meni der Yemeni
9
1) 11/153 ; 2) X1X/97 ; 3) XXXII/18 ; 4) XXVIII/71 ; 5) VI/90 ; 6) XXXVII/30 ; 7) IX/20 ; 8) LV/19 ; 9) XXXIII/33 ; 10) 111/61 ; 11) XCVIII/7 ; 12) LXXVI/8 ; 13) V/58 ; 14) LVI1I/12 ; 15) 11/207 ; 16) LXIX/12 ; 17) IX/1 ; 18) IX/120 ; 19) XVII/64 ; 20) XXXIII/56.
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Celui qui est avec moi, est avec moi, même s'il est au Yémen. Celui qui n'est pas avec moi, s'il est avec moi, c'est comme s'il était au Yémen. Énumération des enfants d'Ali et de la descendance de Muhammed elHanefiyye. Énumération des Douze Imams (en persan). Énumération des enfants de Hasan. Énumération des enfants de Hasan b. Hasan b. Ali (parmi eux, Abdullah Eshter dont les descendants se trouvent en Égypte et à Trablus). Énumération des enfants de Hûseyn : Ali Ekber, Ali Evset, Ali Asgar. Énumération des enfants de Ali Evset (Zeyn el-Abidin)10. Énumération des enfants de Muhammed el-Bâkir. Énumération des enfants de Ali Eftas (?). Énumération des enfants de Muhammed el-Kebir fils d'Ali Eftas (?). Énumération des enfants de Huseyn b. Zeyn el-Abidin (parmi ses petitsfils : Hasan dit el-Samarkandî). Énumération des enfants de Ômer el-Eshref, petit-fils de Huseyn b. Zeyn el-Abidin. Énumération des enfants de Zeyd el-Mazlum. Énumération des enfants de Yahya b. Hasan b. Zeyd el-Mazlum. Énumération des enfants de Dja'fer es-Sadik. Énumération des enfants de Musa el-Kâzim b. Dja'far es-Sadik.
II
ICI
COMMENCE
LE
SHEDJERE
PROPREMENT
DIT
"Void le Shedjere de Muhammed b. Akhi Husameddin el-Huseynt". — Muhammed b. Akhi Husameddin b. Hiiseyn1' b. Seyyid Shemseddin b. Akhi Yusuf b. Akhi Ishak b. Isma'il b. Seyyid Ali b. Abdullah b. Muhammed b. Hasan el-Dja^feri b. Muhammed b. el-Hiiseyn b. Ali b. Muhammed b. Ali b. Musa er-Riza b. Imam Dja'far es-Sadik b. el-Imam Muhammed el-Bakir b. elImam Zeyn el-Abidin Ali b. el-Emir el-Muminin el-Hiiseyn b. el-Imam elMiislimin ve Emir el-Muminin Ali b. Abu Talib b. Hashim b. Abd el-Menaf b. Kosay b. Kilab b. Murra12.
'°Dans le document, Zeyn el-Abidin est cité panni les enfants de AU Evset, mais cette erreur est rectifiée plus loin, dans le Shedjere. Parmi les enfants de Ali Evset, une fille est citée : Selcine. 11 "b. Hflseyn" doit être une erreur pour el-Hiiseyni. y a une confusion dans les noms des Imams : le VIIe Imam, fils de Dja'fer es-Sadik, est Musa el-Kâzim ; le VIIIe Imam, fils du précédent, est Ali er-Riza ; le IXe, fils du précédent, est Muhammad Taki ; le Xe, Ali el-Naki. Il n'est par conséquent pas clair à quel Imam la généalogie prétend se rattacher.
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Le maître de Akhi HUsameddin fut son père Seyyid Shemseddin b. Akhi Yusuf. Beaucoup de personnes, venant de différentes régions, reçurent de lui la Futuvvet. Il passa toute sa vie dans la voie de la Futuvvet. Il mourut au mois de Shevval de l'an 695 (1295/96). Il avait 72 ans et son surnom était "Efendi 13 , ce qui, en pays de Rûm, signifie "notre grand". Seyyid Shemseddin b. Akhi Yusuf Son surnom était Ebu Takva. Le nom de sa mère était "Emine". Il était connu pour son ascétisme, ses bonnes moeurs et sa droiture. Il jeûnait toute la journée et ne dormait pas la nuit. Il mourut à 82 ans, dans la ville d'Ankara. C'est là que se trouve sa tombe. Akhi Yusuf b. Akhi Ishak Un de ses fils, nommé Hasan, est devenu célèbre sous le nom de Akhi Kemaleddin. Il est connu parmi les gens du pays de Rûm par son surnom qui était Genâki14, ce qui veut dire "notre chef'. Il avait reçu la Futuvvet de son frère, Akhi Hiisameddin Seyyid Huseyn. Il mourut de mort violente : Suleyman 15 le fit exécuter à cause de son amour du commandement. Il était âgé de 66 ans lorsqu'il fut martyr. Akhi Ishak Son surnom fut Akhi Ishak. Il était célèbre pour son sens de la Futuvvet et de la Miiriivvet16, pour son courage, sa patience, sa générosité. Il passait son temps à nourrir les pauvres. Il vécut 54 ans. Sa tombe est près de celle de son
'^Le titre efendi (de grec qféruti(s) pour iuféimp est utilisé en Anatolie dès les Xlll e -XlV e siècles (on le trouve cité par Ibn Battuta et Eflâki) ; il signifie alors "Maître". Il devint ensuite un titre réservé aux gens lettrés, voir Jean Deny, Grammaire de la Langue Turque, Paris 1921, par. 11S8, p. 791 ; id., Sommaire des Archives Turques du Caire, Le Caire 1930, 61, 561. Voir aussi Fuat Kôpriilii, "Bizans Mliesseselerinin Osmanli Muesseselerine Te'siri", Tiirk Hukuk ve fktisat Tarihi Mecmuasi, I, Istanbul 1931. 14 /VKf/JOTs"chef de tribu", "chef de famille". Ce titre correspond probablement à Akhi Baba "Chef des Akhîs". '^Le SUleyman dont il est question ici, est sans doute Mu'ineddin Silleyman connu sous le nom de Pervâne qui est celui de sa fonction. Le Pervâne fut le maître réel du gouvernement entre les années 1258 et 1277, ce qui nous permet de situer à quelques années près, les événements mentionnés dans le Shedjere. Nous nous trouvons â l'époque de la domination mongole : l'Asie Mineure est partagée entre Rukneddin Kilidj Arslan, allié des Mongols, et son frère aîné Izzeddin Keykâvus II, alors en fuite à Constantinople, qui était soutenu par les Turcomans. Après la mort de Rukneddin, en 663/1265, le pouvoir fut détenu par le Pervâne jusqu'en 1277, date de son exécution par Baîbars. Cf. Cl. Cahen, La Turquie Pré-Ottomane, 181-182 (pour la charge de "Pervâne"), 235270. Muruwwa "considération, honorabilité (à l'intérieur du clan)". Muruwwa est l'antithèse de Futuwwa qui est la vertu du héros aventureux en dehors du clan (Feta) : cf. Louis Massignon, "La Futuwwa' ou Pacte d'honneur artisanal' entre les travailleurs musulmans au Moyen-Âge", Opéra Minora I, Beïrut 1963, 396.
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fils, Seyyid Shemseddin Yusuf 17 . Akhi Ishak avait un autre fils nommé Ali. Ali eut trois fils : Muhammed, Ahmed et Musa. Le surnom de Akhi Ishak était Ala'eddin. Sa mère était Habibe, fille de son oncle, Seyyid Ali. Il mourut à Ankara, à 70 ans. Abu Ishak avait un autre fils appelé Hasan, et un autre encore appelé Hiiseyn. Isma'il b. Seyyid Ali Son surnom était Isma'il b. Ali. Sa mère était Meymune, fille de Seyyid Isa. Il mourut à l'âge de 66 ans. Seyyid Ali b. Abdullah Son surnom était Abu Ali. Il était rattaché à la Futuvvet. Il était connu pour sa Miiriivvet et sa générosité. Il mourut à Ankara, à 56 ans. Abdullah b. Muhammed Son surnom était Abu Ali. Il mourut à Ankara, à 55 ans. Muhammed b. Hasan Dja'feri Fils aîné de Hasan Dja'feri. Son surnom était Abu Yackub. Il appartenait à la doctrine de la Shi'a. Il était très versé dans la science du Hadis et du Fikh. Il parcourut le Khorassan et l'Irak pour ses études. Lorsqu'il revint près de son père, il avait 74 ans. Hasan Dja'feri Lorsque Hasan fils de Zeyd fut blessé au Tabaristan, la population du Deylem se soumit à lui. Il s'empara de cette région et ils y restèrent environ deux ans. Les Turcs s'opposèrent à eux et refusèrent de reconnaître Muhammed b. elMuttavekil el-Abbasî. Les Seyyids qui se trouvaient dans ces régions, en furent très attristés et les communautés se dispersèrent. Sur ces entrefaites, Hasan elAskeri devint Imam. Il s'empara de là ville de Hira et resta un certain temps dans ses environs. Il laissa un renom de piété et d'ascétisme. Son fils Muhammed grandit. Il devint versé en sciences et en lettres. Il se joignit à une congrégation d'hommes pieux et se rendit à Bagdad. L'Imam n'ayant pas reconnu Abu'l Abbas, il fut écarté du Califat et El-Mustershid devint Calife. Muhammed fut écarté du Califat pour cause de Chiisme. Il s'était entendu avec El-Mustershid et refusa le Califat à la mort de celui-ci. Après l'assassinat d'El-Miistershid, Rashid devint Calife. Rashid envoya Mescud (le Seldjoucide) pour restreindre la puissance du Kaysar. Il avait pris avec lui seize Seyyids. Ils s'emparèrent des pays des
" i l s'agit probablement de Akhi Yusuf dont le nom complet serait par conséquent "Seyyid Shemseddin dit Akhi Yusuf surnommé Genâki".
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Arméniens et de Mosul, Us restèrent là-bas une dizaine d'années. Il (c.à.d. Mes'ud) commença à faire là-bas des choses mauvaises et qui ne plurent pas 18 . Pendant ce temps-là, Seyyid Hasan el-Djacferi se trouvait dans la ville de Khoy et c'est là que mourut son frère Dja'fer. Il y avait là-bas El-Feta dont le nom était Akhi Ali Battal. Chez les Arabes, cela veut dire "yigit" (preux)19. Cet homme avait revêtu les insignes de la Futuvvet. Dix ans plus tard, le sultan Mes'ud mourut 20 . Son fils Kilidj Arslan projeta la Guerre Sainte. Il envoya vers Seyyid Hasan les notables de l'État et le fit venir vers lui avec beaucoup d'égards et de prévenances. Puis, Kilidj Arslan marcha contre les villes grecques. D détruisit les forteresses, conquit leur pays, vainquit leurs années et s'empara du pays de Rûm. H donna à chacun des émirs et des vizirs qui se trouvaient dans son armée, un endroit du pays de Rûm à son choix 21 . Un de ses émirs les plus éminents s'appelait "Mûni§"22. Il choisit dix guerriers parmi les plus valeureux. Cet homme avait envoyé plusieurs fois des gens vers Hasan pour l'inviter à venir près de lui. Lorsque Hasan vint près de lui, il le reçut avec beaucoup d'égards et lui proposa de partager avec lui son pays et de lui donner en mariage sa fille Hamôde. Hasan accepta cette proposition. Mais quelque temps après, l'émir regretta ce qu'il avait fait et voulu reprendre sa parole. Il chercha un moyen pour se tirer d'affaire et décida d'assassiner Hasan. Mais Hasan était entouré d'Arabes et le peuple avait grande confiance en lui. Pour cette raison, il ne pouvait pas agir ouvertement. Il savait que le cœur de Hasan était pur : il lui raconta l'histoire d'un trésor qu'il aurait trouvé et demanda son aide pour aller détener ce trésor qui leur servirait "dans la voie d'Allah". Hasan le crut. Mûni§ vint le réveiller une nuit pour aller déterrer le trésor et l'emmena vers un puits situé au bord d'un lac appelé B&gân23. Mûni; poussa Hasan dans le puits près du lac, il mit une pierre sur l'ouverture du puits et le laissa pour mort. Mais Hazret-i Ali apparut en rêve à Hasan et le sauva de la mort. Un groupe de Rûmî le trouvèrent en dehors du puits, le reconnurent et le supplièrent de leur raconter
'^11 s'agit de Mes'ud I, fils de Kilidj Arslan, (1116-1 ISS), qui régna 39 ans. 11 avait effectivement occupé les possessions franco-arméniennes de la 1®*® Croisade, Marash, Ayntab, Tell B&shir, car il voulait constituer un apanage au profit de son fils Kilidj Arslan. Il était également intervenu contre le roi arménien Thoros H. Cf. Cl. Cahen, La Turquie Pré-Ottomane, 34-37. 19 Le mot turc Aki signifiait "yigit" (cf. Mahmud al-Kashgarî, DivanS Lûgal-il-Turk, trad. Besim Atalay, I, 90). Ce passage confirmerait l'origine turque du mot "Akhi" : voir ci-dessus, note 1. 2 ®Ces événements auraient par conséquent eu lieu vers 1145. 21 I1 s'agit de Kilidj Arslan II, fils de Mes'ud, (1155-1192). Il mena la guerre contre Manuel Comnine qu'il battit dans le défilé de Myriokephalon (1176). Il divisa ses Etats entre ses dix fils, son frère et le fils de celui-ci. Ankara échut à Muhîeddin Mes'ud Shah. Celui-ci fut tué en 1204 par son frère Rukneddin qui annexa la ville, mais mourut peu après et Giyaseddin Keykhilsrev, héritier de Kilidj Arslan, souverain faible et sans autorité, l'annexa en 1205. Cf. Cl. Cahen, op. cit., 58-
68. 22 2
I1 faut probablement lire : Mûnis. ' l l s'agit du lac MÛgân, actuellement appelé "G81ba$i".
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ce qui lui était arrivé, mais il ne leur raconta rien. La nouvelle se répandit. Mûni§ 24 l'apprit et regretta ce qu'il avait fait. Il lui demanda de lui pardonner. Hasan, prenant pour exemple son aïeul, lui pardonna. Puis, il épousa la fille de l'émir et eut d'elle dix enfants mâles dont les noms sont énumérés dans ce Shedjere. Énumération des ascendants jusqu'à Kosay. Prières pour le Prophète et les Douze Imams. Date du document : 692 Après la date, inscriptions postérieures et prières pour les Imams.
COMMENTAIRE
La première difficulté présentée par le document, est celle de la date qui ne concorde pas avec le contenu. On lit dans le document : "Voici le Shedjere de Muhammed b. Akhi Hiisameddin el-HUseynî". Or, ce même personnage nous est connu par l'inscription sur la porte de la mosquée qu'il a fait construire : "Muhammed el-macruf Akhi Sherefeddin". En face de cette mosquée, se trouve le mausolée du même Akhi Sherefeddin qui porte l'inscription : "Muhammed b. Akhi Hiisameddin el-Hiiseynî, mort en 751" (1350). Sur la pierre tombale, il est désigné sous le titre de Ahi muazzam "le grand Akhi". Or, c'est ce même Muhammed b. Akhi Hiisameddin el-Hiiseynî par lequel se termine la lignée dans le document qui porte la date de 692. Le premier personnage analysé dans le document, est le père de Muhammed dit Akhi Sherefeddin, Akhi Hiisameddin el-Hiiseynî, qui est mort au mois de Shavval de l'an 695 (août 1296). La conclusion qui s'impose, c'est qu'il s'agit de la copie d'un premier document fait en 692, mais remis à jour plus tard, après la mort de Akhi Hiisameddin, probablement du vivant de son fils Muhammed dit Akhi Sherefeddin qui paraît avoir été très soucieux de voir passer son nom à la postérité. L'importance de la famille ayant diminué après que les Ottomans eurent assis leur pouvoir à Ankara, les descendants d'Akhi Sherefeddin n'ont pas éprouvé le besoin de revoir leur arbre généalogique. Nous nous trouvons en présence d'une famille affiliée à la Futuvvet, dont plusieurs membres portaient le titre de "Akhi", ce qui implique qu'ils étaient les chefs d'une corporation. Cette famille a émigré en Anatolie, venant de Khoy, en Azerbaydjan iranien, sous le règne de Kilidj Arslan II (1155-1192). Elle semble 24
Ici ce nom apparaît sous la forme : Kûnis.
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avoir eu un rôle social privilégié et ne pas avoir été dénuée d'ambition, puisqu'un de ses membres a été exécuté par le dictateur du moment, Mu'ineddin Siileyman le Pervâne, à cause de son amour du pouvoir. Aucune précision n'est donnée quant à l'origine ethnique de la famille. L'arbre généalogique la rattache aux Imams des Chiites et sa lignée remonte jusqu'à Ali, mais ceci est conforme à la tradition de la Futuvvet : La Fetâ illa Ali. C'est une famille chiite, mais leur Chiisme n'est plus mentionné après leur installation en Anatolie. Le dernier membre à être qualifié de chiite, est le fils de ce Hasan Dja'feiî qui a émigré de Khoy en Anatolie. Cependant, le document a tous les caractères d'un document chiite : hyperdulie de Ali, vénération des Douze Imams. Leurs membres sont connus pour leur savoir et leur sainteté, mais nulle part il n'est fait mention d'une appartenance artisanale. Par contre, il est bien précisé que c'est une famille de Seyyid. Tous ses membres ne portent pas le titre de Akhi. L'affiliation à la Futuvvet est toujours spécifiée, ainsi que le nom de celui de qui elle a été reçue. H semblerait que lorsqu'un membre devenait Akhi, un surnom venait s'ajouter à son nom : ainsi, Muhammed est connu sous le nom de Akhi Sherefeddin ; un de ses oncles, Hasan, devient célèbre sous le nom de Akhi Kemaleddin ; son grand-père Akhi Yusuf, est dit avoir reçu la Futuvvet de son frère Akhi HQsameddin Seyyid Hiiseyn, ce qui implique que Seyyid Hiiseyin serait devenu Akhi Hüsameddin après avoir reçu la Futuvvet. Les membres de cette famille semblent avoir été en bonnes relations avec la population grecque : deux au moins de ses membres portaient des surnoms grecs, mais dans les deux cas, ce sont des termes qui confirment leur qualité de "chef des Akhis". Le document reflète l'ambiance de la société urbaine dans l'Anatolie seldjoucide : un milieu cultivé, lettré, vivant en bonne entente avec la population grecque. La mention de villes telles qu'Alep, Mosul, Damas, prouverait que la famille entretenait des relations avec les villes syriennes et irakiennes. L'un de ses membres est dit avoir parcouru le Khorassan et l'Irak pour ses études, jusqu'à l'âge de 74 ans. Mais par contre, on ne trouve aucune mention de Turcomans et rien ne reflète le milieu populaire qui donna naissance à l'insurrection Babat à laquelle il n'est fait aucune mention, bien que la famille ait vécu durant ces périodes de trouble. Pourtant, nous savons par le témoignage de Ibn Battuta, qu'une des particularités des corporations Akhis, en plus de leur générosité et de leur hospitalité envers le voyageur venant de l'étranger, était leur opposition à l'injustice et leur lutte contre les tyrans et leurs partisans. Ce côté de justicier et de défenseur de l'opprimé ressort de façon très vivante et très imagée du Roman
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d'Abu Muslim qui faisait partie de la littérature des Akhis. C'était sans doute un des textes qui était narré pendant les réunions qui suivaient leurs banquets, au cours desquelles, selon Ibn Battuta, ils s'adonnaient également aux chants et aux danses. Le Roman d'Abu Muslim est parvenu jusqu'à nous dans des manuscrits du XVI e siècle, mais le récit est attribué à Abu Tahir de Tus, un conteur de l'entourage de Mahmud de Ghazna 25 . Dans le Roman, Abu Muslim apparaît comme un "patron des Akhis" 26 . Il a été initié à la Futuvvet en rêve ; le Prophète lui est apparu et l'a revêtu d'une chemise, lui a ceint la taille d'une ceinture et lui a révélé l'arme qui sera son emblème : la hache. Cette hache sera forgée par Akhi Hurdek le Forgeron, dit Baba Akhi, car il est le chef des Akhis de Merv. Avec l'aide des Akhis de cette ville, et soutenu également par les classes défavorisées de la société telles les danseuses et les chanteuses, Abu Muslim renverse le gouverneur tyrannique Nasr-i Seyyar et établit à Merv un pouvoir provisoire. Les nombreux manuscrits du XVIe siècle, rédigés en turc et en persan, laisseraient supposer que ce roman eut un regain de popularité lors du mouvement kizilbash et de la propagande safavide. Bien que dans la plupart des manuscrits copiés en Turquie, le terme "sunnite" ait remplacé celui de "Musulman", l'exaltation du teberrâ et du tevellâ21, vient renforcer la tendance chiite de l'œuvre. Mais le sujet lui-même : lutte d'une classe sociale défavorisée contre le pouvoir tyrannique, fait plutôt penser à l'insurrection des Babats qu'à la propagande des Safavides. Cette attitude de répression de l'injustice et de lutte contre les tyrans, qui a surgi avec violence durant les années 1239-124028, a dû persister pendant le XIVe siècle, à la faveur de l'instabilité du gouvernement central, jusqu'à l'arrivée au pouvoir des Ottomans.
CONCLUSION
Le document que nous venons d'analyser est d'abord intéressant pour l'histoire d'Ankara à une époque assez mal connue : lors d'un pouvoir provisoire des Akhis. Il renforce le témoignage de Neshri 29 . Il est également intéressant
25
Voir notre Abu Muslim, le "Porte-Hache du Khorassan dans la tradition épique turco-iranienne, Paris 1962. 2< *Louis Massignon avait déjà signalé le rôle d'Abu Muslim dans la tradition de la Futuwwa : cf. "La 'Futuwwa' ou 'Pacte d'honneur artisanal' entre les travailleurs musulmans au Moyen-Âge", loc. cit., 410-412. Teberrâ "action de haïr les ennemis d'Ali et de la Famille". Tevellâ "action d'aimer Ali, sa famille et ses partisans". 2 ®Sur la révolte des Babaf, voir La Turquie Pré-Ottomane, 94-97. Voir aussi, en dernier lieu : A. Yajar Ocak, La Révolte de Baba Resul ou la Formation de l'Hétérodoxie musulmane en Anatolie au XWème siècle, Ankara 1989. 2 ®Voir ci-dessus, note 6.
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pour notre connaissance de l'organisation des Akhis et de son développement dans les villes de l'Asie Mineure pré-ottomane. Nous savions qu'ils avaient joué un rôle important pendant les périodes de faiblesse du gouvernement central, particulièrement après les invasions mongoles. Nous nous trouvons ici, en présence d'une famille Akhi dont plusieurs membres ont été "chefs des Akhis". Nous arrivons enfin à ce Muhammed dit Akhi Sherefeddin qui devint assez important pour faire construire une mosquée à son nom et qui se fît établir une généalogie le rattachant à Ali et à la lignée du Prophète. Le document est également intéressant pour l'étude des relations entre les Akhis et la Futuwet. Les savants qui se sont penchés sur ce problème, ont défini les deux mouvements comme étant d'origine différente, mais s'étant rencontrés et fusionnés en Asie Mineure 30 . Ils ont également reconnu que le mouvement Akhi avait été la forme turque de la Futuwet. On a également supposé que les Akhis avaient d'abord été des mystiques et que, au contact de la Futuwet, ils se seraient organisés en groupements corporatifs. Claude Cahen émet l'hypothèse d'une fusion entre l'action sociale et certaines formes de congrégation mystique. Dans le document que nous venons d'étudier la fusion des Akhis et de la Futuwet avait déjà eu lieu au XIII e siècle. Cependant, il n'est fait aucune allusion aux corporations professionnelles : les Akhis de cette famille semblent avoir été des chefs spirituels que les princes Seldjoucides ont fait venir en raison de leur réputation de sainteté. Ceci confirme le récit d'Ibn Battuta qui dit que les corporations étaient dirigées par des gens menant une vie ascétique. Parfois ces saints pouvaient être également des gens de métier, comme ce cordonnier qui a reçu le voyageur à Antalya et qui était le chef d'une corporation de deux cents hommes appartenant à des métiers différents 31 . Lorsque le gouvernement central se retrouva stabilisé, comme ce fut le cas lorsque Murad I établit son autorité sur la ville d'Ankara, en 1360/61, la puissance morale des Akhis et leurs vélléités d'indépendance devinrent indésirables. On les voit alors peu à peu disparaître de la scène politique. Ils se sont sans doute ralliés un moment à Shah Ismacil, comme le prouve ce vers de Hatayi : Çahuitg evladina ikrar
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Ahiler, Gaziler, Abdallar
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30 Voir La Turquie Pré-Ottomane, 153-161, 316-320. Voir aussi Fr. Taeschner, E. I., 1960, s.v Akhi. 31 Ibn Battuta, op. cit.. 125-126. 32 Cf. Touridian Gandjei, // Canzonitre di Sah Isma'il Hala'i, Naples 1959, p. 15 (poème 13).
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Ceux qui se sont ralliés aux enfants du Shah furent les Akhis, les Gazis, les Abdal. Au XV e siècle, l'historien Ashikpashazade les cite encore parmi les quatre groupes qui formaient les classes sociales sous le règne des premiers sultans ottomans 33 . Mais peu à peu, ils vont se fondre dans le mouvement Bektachi, issu des Babats, avec lequel ils auront une même identité spirituelle. Ils s'y dissolveront définitivement.
33
Cf. Ashikpashazade, ed. Âli, Istanbul 1332, 205 ; ed. Istanbul 1949, 237.
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Cinq Lettres Impériales (Nâme-i Humàyûn) provenant de l'Archivio di Stato di Venezia
INTRODUCTION Les documents présentés ici et qui proviennent de YArchivio di Stato di Venezia, ont été examinés il y a déjà longtemps, lors d'un séjour à Venise, en automne 1953 : j'avais alors étudié une quarantaine de documents turcs, antérieurs au règne de Siileymàn II, presque tous des lettres impériales (nâme-i humàyûn) ou des firmâns accordant des privilèges. J'avais rapporté de ce voyage plusieurs photographies dont celles de six lettres impériales de Bàyezïd II, cinq rédigées en turc et une en grec. Je les avais présentées à la Société Asiatique de Paris, le 12 Février 1954, lors d'une communication que je fis sur les Documents Turcs des Archives de Venise. Puis je reléguai ces documents dans un dossier, me promettant d'y revenir après l'achèvement de mes thèses de Doctorat auxquelles je travaillais à ce moment-là. II est probable que le dossier aurait continué à prendre la poussière, si mon collègue et ami Jean Aubin ne m'avait demandé quelques documents historiques turcs inédits pour contribuer au travail du Centre d'Études Islamiques et Orientales d'Histoire Comparée (Équipe de Recherche Associée au CNRS, n° 206) qu'il dirige. C'est donc en grande partie à lui que ces documents doivent aujourd'hui leur publication. Je remercie également M. N. Beldiceanu, excellent spécialiste des documents d'archives, qui m'a encouragée à publier ces textes et m'a apporté son aide pour les termes techniques, ainsi que le Professeur Tayyib Gôkbilgin à qui j'ai imposé la lecture de ma transcription des documents et mon collègue et ami Alessio Bombaci qui a bien voulu relire mon article. Je remercie tout particulièrement M1™ Hélène Ahrweiler qui a eu l'amabilité de me donner le contenu des documents grecs publiés par Miklosich et Miiller, et qui a bien voulu se charger de publier et de commenter la lettre en grec de Bàyezïd II qui fait partie de la même série de documents. Son article et le mien forment un tout, car ils se réfèrent aux mêmes événements. Je reproduis la description des documents telle que je l'avais présentée à la Société Asiatique en 1954. Avec le temps écoulé, la présentation a pu quelque peu changer. Cependant, le très petit nombre d'articles consacrés depuis lors à
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cette collection unique au monde1, laisse supposer que les choses ont peu évolué depuis l'époque où je les vis. Les documents les plus anciens sont rangés dans des boites. Dans quelques boîtes qui portent une étiquette : Documents turcs, Série Sultan au Doge, les lettres impériales sont rangées par ordre de règne et numérotées. Elles sont souvent, mais pas toujours, précédées d'une brève indication italienne donnant le nom du sultan, la date et quelquefois le contenu du document, ces indications ne sont pas toujours exactes et la date a été souvent mal lue. Quelques lettres sont accompagnées d'une traduction italienne, ancienne, mais dans la majorité des cas, il n'y a pas d'indication. Dans d'autres boîtes, parfois sans aucune étiquette explicative, on trouve des documents entassés pêle-mêle, et dans plusieurs langues orientales : j'ai examiné, entre autres, une boîte sur laquelle il y avait écrit « Mani Morte » et qui contenait des documents relatifs à l'Empire Ottoman, en turc, en grec, en hébreu, en arménien, en arabe, et certains documents chiffrés. À côté des boîtes, il y a des dossiers contenant les dispacei du Senato Secreta relatifs aux affaires commerciales de Venise avec Constantinople. Là, parmi les documents italiens, on trouve des lettres privées d'auteurs turcs adressées au Doge ou au Baile de Venise, des ordres de marchandises, des reconnaissances de dettes, des lettres de dignitaires turcs, des documents relatifs à la délimitation des frontières et aussi des firmans des XVIe et XVIIe siècles accordant des privilèges aux marchands vénitiens. Mais là, j'ai examiné une trentaine de dossiers, demandant toujours à voir les plus anciens, sans trouver aucun document antérieur au règne de Sttleymàn le Magnifique. Les plus anciens documents que j'ai trouvés provenaient de deux boîtes. La première portait le numéro 3 : elle contient une cinquantaine de lettres rédigées en turc, datées des années 1486 à 1S79 et appartenant aux sultans Bâyezid II, Selïm I, Siileymàn II et Selim II. La deuxième boîte, sans étiquette, contient une collection extrêmement intéressante de documents écrits en grec et en italien. Ils appartiennent aux sultans Mehmed II, Bâyezid II, Selim I et Siileymàn II. Sur 33 documents, 6 ont ' Voir sur les documents turcs des Archives de Venise : A. Bombaci, "La collezione di documenti turchi deli' Archivio di Stato di Venezia", dans Rivista degli Studi Orientali, XXIV (1949), 95107 ; ¿bld., "Due clausole del trattato in greco fra Maometto II e Venezia, del 1446", dans Byzantinische Zeitschrift, t. 43, 1950, 267-271 ; ibid., "Nuovi firmani greci di Maometto II", dans Byzantinische Zeitschrift, t. XLVII, 1954 ; 298-319 ; V. L. Ménage, "Seven Ottoman Documents from the reign of Mehemmed II", dans Documents from Islamic Chanceries, éd. S. M. Stein, Oxford 1965, 81- 118 ; Tayyib M. Gòkbilgin, "Venedik Devlet Arçivindeki Vesikatar KUlliyatinda Kanunî Sultan Siileyman Devri Belgeleri", dans Belgeler (Tiirk Tarih Belgeleri Dergisi, édité par Tari: Tarih Kurumu), vol. I, fase. 2, 1964, 119-120 ; A. Bombaci, "Les Toughras enluminés de la collection de Documents turcs des Archives d'État de Venise", dans Atti del Secondo Congresso Internazionale di Arte Turco, Napoli 1965, 41-55.
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été publiés par Miklosich et Miiller2. Cette boite contient également une lettre de la Sultane-mère, écrite en italien et datée du 5 juillet 1488. Je ne me suis pas attardée sur cette boite, car elle a été étudiée par le Professeur A. Bombaci3, ainsi que les documents relatifs au règne de Mehmed II. C'est le règne de Bàyezid II qui est le mieux représenté : il y a 25 documents dont 17 sont rédigés en grec, 5 en turc et 3 en italien. L'étude de ces documents permet de retracer les relations turco-vénitiennes de ce règne : entre les années 1487 et 1502, il n'y a pas de documents ; cette période correspond, en effet, à des années de tension. Les lettres précédentes révèlent une situation politique déjà tendue. De part et d'autre, ce sont des plaintes au sujet de bateaux pillés et coulés. Il ressort des lettres, que les pirates grecs des îles de Skyros, Skiatos, et probablement d'autres îles encore qui ne sont pas nommées, profitaient de la situation politique tendue, pour se livrer à des occupations de brigandage. Si les bateaux coulés étaient turcs, les corsaires s'empressaient de gagner l'île de Crète qui était possession vénitienne, pour y vendre les prisonniers au marché d'esclaves et liquider les marchandises. Un sort analogue était réservé aux bateaux vénitiens. Les relations amicales reprennent le 14 décembre 1502, avec des lettres fréquentes, ayant pour sujet le traité de paix turco-vénitien, la restitution par Venise des biens confisqués aux Musulmans durant son occupation de l'île de Santa Mavra, et de nouveaux privilèges accordés par le sultan aux marchands vénitiens qui retrouvaient le droit de faire du commerce dans l'Empire Ottoman sans payer d'impôts et de taxes pendant trois ans consécutifs. Pour le règne de Selîm I, qui n'a duré que huit ans pendant lesquels le sultan était occupé à guerroyer en Orient et à conquérir l'Égypte, je n'ai vu, aux Archives de Venise, que cinq documents : deux en grec et trois en italien. Selîm I n'eut pas beaucoup de temps pour s'occuper de Venise ; en 1513, après avoir liquidé les querelles dynastiques, il s'empressa de confirmer ses bonnes relations avec Venise. De cette époque date un document en grec et un autre en italien, probablement une copie, daté du 25 octobre 1513. Le deuxième document grec n'est pas daté. En 1517, après sa conquête de l'Égypte, Selîm I reçut une ambassade vénitienne venue pour négocier le paiement du tribut de l'île de Chypre, versé jusqu'alors par l'Égypte. Selîm I confirme les anciens privilèges. De cette époque datent les deux documents italiens rédigés les 8 et 10 septembre. Avec le règne de Sûleymàn le Magnifique, les documents deviennent très fréquents, il y en a plus de quarante dans la seule boîte n° 3, sans mentionner
2
Cf. F. Miklosich et J. Möller, Acta et Diplomata Gratca, t. III, Vienne 1865, 309-359. ' c f . ci-dessus, note 1.
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ceux des Senato Sécréta et des autres boîtes. Mais ils dépassent le cadre de la présente étude. Sans vouloir entrer dans la description générale des documents d'archives turcs 4 , je me contenterai de dire que les lettres publiées ici, comme toutes les lettres impériales précédant le règne de Siileymàn II, époque à laquelle la diplomatique ottomane se met à obéir à des règles qu'elle suivra pendant toute la durée de l'Empire, sont assez étroites et dépassent rarement une longueur de 25-30 cm. Q s'ensuit que la présentation et le style des lettres de cette première époque sont beaucoup plus simples, il n'y a pas de grands espaces vides, les lignes sont plus serrées, l'écriture plus simple et par conséquent plus lisible. Les lettres sont entièrement écrites à l'encre noire. La première partie, VInvocatio ou Da'vet, se réduit à un seul mot : Hû, qui veut dire « Lui » c. à d. Allah. Dans les lettres écrites en grec et en italien, ce mot est omis. Après VInvocatio ou Da'vet et juste au-dessus de la première ligne du texte, se trouve la Tugrà5, c'est-à-dire le chiffre impérial, qui est encore petite, modeste, dessinée à l'encre noire, parfois rehaussée d'or. Dans certains documents, les Tugrà sont très élégantes, surtout dans les lettres de Selim I rédigées en italien, l'encre noire est rehaussée d'or et le dessin est très fin. Les Tugrà des lettres grecques de Mehmed le Conquérant sont également très belles : petites, de dessin délicat, ornées de décorations polychromes. Mais dans la plupart des cas, l'encre noire a traversé le papier et détérioré le document, et c'est sans doute la raison pour laquelle on ne trouve plus de Jugrà dessinées à l'encre après Selim I : celles de Siileymàn le Magnifique, d'assez grandes dimensions, sont dessinées au pinceau, peintes à la peinture bleue, rehaussées d'or et décorées de feuillages stylisés de plusieurs couleurs. Dans les documents de la première époque, l'adresse diffère beaucoup de ce qu'elle deviendra sous le règne de Siileymàn II. L'Empire Ottoman n'a pas encore atteint son apogée et il a besoin de ménager la République de Venise qui est pour lui une puissance redoutable. C'est pourquoi, l'adresse se fait par des formules élogieuses : « Gloire des nations chrétiennes, le plus grand parmi les peuples de Jésus, maître des adversaires des nations musulmanes, fondement de la puissance 4
Voir les ouvrages consacrés à la diplomatique ottomane : F. Kraelitz, Osmotische Urkunden in türkischer Sprache aus der zweiten Hälfte des 15. Jahrhunderts — Ein Beitrag zur osmanischen Diplomatili, Akademie der Wissenschaften in Wien — Philosophische-historische Klasse, Sitzungsberichte, 197. Band, 3. Abhandlung, Wien 1921 ; L. Fekete, Einführung in die Osmanisch-Türtischer Diplomatile der türkischen Botmässigkeit in Ungarn, Budapest 1926 ; A. Zajgczkowski et Jan Reychman, Zarys dyplomatyki osmaitsko tureckie}, Varsovie 1955 ; M. Guboglu, Paleografia fi Diplomatica Turco-Osmana — Studiu fi Album, Bucarest 1958. Voir aussi la bibliographie donnée dans l'aiticie de J. Reychman et A. Zajjczkowski, E. I., nouvelle édition, s. v. Diplomatique : IV Empire Ottoman. 5 Sur la Jugrà, voir la remarquable étude de Paul Wittek, "Notes sur la Tughra Ottomane", dans Byzantion, t. XVIII, 1948, 311-334 ; t. XX, 1950, 267-293 ; et, en dernier lieu, A. Bombaci, "Les Toughras enluminés de la collection de Documents turcs des Archives d'État de Venise", dans Atti del Secondo Congresso Internazionale di Arte Turca, Napoli 1965, 41-55 (pour la bibliographie, cf. p. 41, n. 1).
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des Francs, etc... Cependant, les lettres rédigées en grec ou en italien commencent un peu différemment : peut-être sous l'influence de la diplomatique byzantine, les lettres en grec du sultan Bâyezid II commencent de la façon suivante : « Sultan Bâyezid, par la grâce de Dieu, Roi et Empereur (Basileus et Autokrator) des deux continents d'Asie et d'Europe, à son Altesse et Excellence, le très honoré Duc de la Sérénissime Seigneurie de Venise... 6 ». Puis, vient l'exposé sans phrases pompeuses, dans un style simple et dans un vocabulaire qui n'est pas surchargé de termes arabes et persans, comme aux époques suivantes. Les lettres sont datées soit de l'année et du mois de l'Hégire seulement, soit également du mois et de l'année chrétienne. La date est suivie du lieu d'émission : la capitale est tantôt appelée Kostantiye, tantôt Istanbul. Dans les lettres en grec, c'est Kostantinopolis ; dans les lettres en turc, peut-être par coïncidence, celles qui ont seulement la date de l'Hégire portent la mention « Kostantiye », celles qui sont datées de l'Hégire et de l'année chrétienne portent la mention « Istanbul ». Des documents en grec, probablement sous l'influence de la diplomatique byzantine, ont souvent seulement l'indication du mois et du jour, mais pas de l'année.
I VENEZIA, ARCHIVIO DI STATO : Busta 111 : Documenti Turchi : Serie Sultano al Doge-b. 1 a. — Doc. 1-50. — Dal 1486 al 1579. N° 1 VI-6 n° 45 Lettre de Bâyezid II aux « Seigneurs de Venise », écrite à Kostantiye et datée du mois de Receb 891/juillet 1486. 14 lignes d'écriture. Tugrà noire. Contenu : La Seigneurie s'était plainte dans une lettre que quelques bateaux corsaires turcs avaient attaqué et pillé ses navires. Le sultan fait savoir qu'il a ordonné au Sancakbegi et aux Kâ?îs d'Arnavud Éli de faire une enquête, de punir les coupables et de dédommager les pertes. La Seigneurie est priée d'envoyer un agent pour prendre part à l'enquête. Hù Tugrà : Bâyezid bin Mehmed Hfln muztiffer dà'imà MefâhirU'l-umerâ'i'l-millet-i ï-mesïhiye Venedik begleri — hutimet 'avàkibuhum b'il-hpyr — ma'lûm ola ki ¡imdikihàlde mektûb gonderiib fòyle 6
Cf. H. Ahrweiler, "Une lettre en grec du sultan Bayezid II (1481-1512)", TURCICA I, 1969, pp. 150-151 ; p. 155 note 1.
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esbàbl dati olup bftyli tarar ve ziyàn ¿de riermi} / Imdi siziin ma'lumunuz bunun gibi nesnelere
ben ràzi degUlin ve ma'lumunuz
geliin ve hem 'ahdimtiz
anun UzerinedUr
sebebden
Èli sancagl
fimdi Arnavud
kul gtìnderdiim ve esbàbdan Infà'llah
el-a'azz ol vakt anlarun
zararlarì
yérine
konilur
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buìdurub
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dahf yazìlmifdur.
01
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ferìfve
olanì futùb habs ediib adamdan
ve rìzk
dergàh-i
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mu'allama
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geliniir ve alduklarì
teslim olinur
fdyle bilesiz. Siz dahi bir yarar adamunuzi
emin olub tefiif de bile ola ftìyle bilesiz/
fehr receb-il-miirecceb Bemakàm
ve 'ahdnàmede
begine ve sancak kàzilerine
tefiif èdiib bulub hpyrsuz
her ne ki aldilarsa
ollcak èdeniin
sene ihdà ve tis'in ve
Tahrìren
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gonduresiz fi
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semanmi'e.
Kostantiye.
Lui (Allah) Bàyezid fils de Mehmed
Hân toujours
victorieux
G l o i r e d e s É m i r s des nations chrétiennes, Begs d e V e n i s e — puissent leurs j o u r s se terminer d a n s le b i e n 7 — , d a n s l'état présent vous avez envoyé une lettre où vous avez fait savoir q u e quelques bateaux corsaires appartenant à nos 8 r é g i o n s avaient attaqué v o s bateaux sur mer, les avaient fait couler, s'étaient e m p a r é s des provisions et des objets qu'ils contenaient et avaient fait d e grands d o m m a g e s . Maintenant qu'il vous soit connu q u e ce genre d e choses n e m e plaît pas d u tout. Punissez ceux q u e vous connaîtrez c o m m e coupables c o n f o r m é m e n t à notre traité et à ce qui est écrit d a n s c e traité. P o u r cette raison, j'ai e n v o y é maintenant au sancak begi d'Arnavud Ë l i 9 et aux K â ? ï 1 0 du s a n c a k 1 1 un ordre et
7
Cette formule est un souhait signifiant : « puissent-ils mourir en musulmans » ; cf. F. Kraelitz, Osmotische Urkunden in türkischer Sprache aus der zweiten Hälfe des 15. Jahrhunderts — Ein Beitrag zur osmanischen Diplomatik. Vienne 1921 (Akademie der Wissenschaften in Wien, Philosophisch-historische Klasse, Sitzungsberichte, 197. Band, 3. Abhandhing), p. 24. ^Bu cevänibe : m. à m, « i ces régions ». ®Arnavud Eli : sur les délimitations du sancak d'Arnavud Éli au XIVe siècle, voir Halil inalcik, Hicrt 835 tarihli SÛret-i Defter-i Sancak-i Arvanid (Copie du registre du sancak d'Albanie de l'année 835 de l'Hégire / 1431), Ankara 1954 (Türk Tarih Kurumu yayinlanndan, XIV. sen, n° 1), (avec une carte du sancak en 1431). territoire de l'Empire était divisé en circonscriptions judiciaires (Kâzillk) sous l'autorité d'un Kâzî ; celui-ci exerçait non seulement des fonctions d'ordre juridique, mais il supervisait et contrôlait les agents de l'administration : cf. I. Beldiceanu-Steinherr et N. Beldiceanu, "Études Ottomano-Roumaines", dans Südost-Forschungen, XXIII, München 1964, pp. 96-97, note 32 (voir la bibliographie sur fCázQ. 1 ^Sancäk, divisions territoriales de l'Empire ottoman ; au temps de Mehmed II, la Roumélie était divisée en 17 sancâfc et l'Anatolie en 15 ; cf. Franz Babinger. Die Aufzeichnungen des Genuesen /acopo de Promontorio - de Campis Ober den Osmanenstaat um 1475, München 1957 (Bayerische
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un serviteur. Ils enquêteront, ils appréhenderont les voleurs et les emprisonneront. Ils feront retrouver les hommes, les provisions, les effets et tout ce qu'ils ont pris et ils le feront savoir à ma Sublime Porte. S'il plait à Dieu le Très Glorieux, on punira alors (les coupables) et on restitura ce qu'ils ont pris et les pertes seront dédommagées. Que cela vous soit connu. Envoyez également un de vos hommes capables, qui soit votre homme de confiance, pour qu'il prenne part à l'enquête. Rédigé dans la première décade du mois de Receb de l'année huit cent quatre vingt onze. Lieu d'émission : Kostantiye.
Commentaire historique : Cette lettre a été écrite durant la période de paix relative qui eut lieu entre la première guerre turco-vénitienne (1463-1479) et la reprise des hostilités en 1499. La lettre mentionne, en effet, le traité de paix qui fut signé en 1479 — et renouvelé en 1481, à l'avènement du sultan Bàyezïd II 12 —, par lequel Venise abandonnait aux Turcs des places fortes albanaises dont Durazzo. Cependant les relations demeuraient difficiles, notamment à cause des pirateries turques dont étaient victimes les galères vénitiennes et qui gênaient le commerce vénitien dans la mer Égée. Ces vexations provoquèrent la deuxième guerre turco-vénitienne en 1499' 3 La lettre est adressée non pas au Doge de Venise, mais aux « Seigneurs de Venise », ce qui laisse supposer une période d'inter-règne : en effet, au Doge Marco Barbarigo, succéda, le 28 août 1486, son frère Agostino Barbarigo. Les dates données pour Marco par Kretschmâyer14 sont « du 19 nov. 1485 au 14 août 1486 » ; cependant, il semblerait que dès le mois de juillet 1486, Marco n'ait plus été capable d'assumer ses fonctions. Il est intéressant de noter que l'origine de l'attaque ait été les places-fortes albanaises que Venise avait dû abandonner aux Turcs. Le traité de 1479 ne semble donc pas avoir mis fin à l'atmosphère belliqueuse de ces régions. Akademie des Wissenschaften — Philosophisch-historische Klasse — Sitzungsberichte. 1956, Heft g), pp. 49-55, 56, 61. 12 Voir dans F. Miklosich et J. Müller, Acta et Diplomata Graeca, III, Vienne 1865, deux lettres en grec de Bâyezld II au Doge Giovanni Mocenigo (1478-1485), l'une du 30 mai 1481 annonçant la mort de Mehmed II et renouvelant le traité de 1479 (cf. pp. 309-310), l'autre, du 16 septembre 1481, précisant les conditions de paix (cf. pp. 310-312). 13 Cf. Heinrich Kretschmâyer, Geschichte von Venedig. Il, Gotha 1920, pp. 370 sq., 409 sq. ; S. Romanin, Storia Documentata di Venezia, Venise 1853-1861, t. IV, 1865, pp. 397, 400 ; t. V, 1856. p. 133 ; Sydney Nettieton Fisher, The foreign relations of Turkey (1481-1512), University of Illinois Press, Urbana 1948, 54 sq. ' ' V o i r la liste des Doges dans H. Kretschmâyer, op. cit., pp. 556-557.
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II VENEZIA, ARCHIVIO DE STATO : Busta III : Documenti Turchi : Serie Sultano al Doge-b. l a. — Doc. 1-50. — Dal 1486 al 1579. N" 11 VI-1.3 Lettre de Bâyezid II au Doge, écrite à Istanbul et datée du 24e jour du mois de Cemàdî-'l-ililr/908 et du 14e jour du mois de Dekevris (décembre) 1502. 13 lignes de texte. Tugra noire, anc. dorée, plus grande que la précédente. Indication italienne : Serie n° 14. Data Christiana : 1502 déc. 26. Data musulmana : 908 Gemazi 2° 24. Luogo : Costantinopoli. Autore : Bayezid 2°. Destinano : Doge et Signorìa di Venezia. Natura del documento : lettere. Contenu : Le Sultan fait savoir que l'ambassadeur vénitien est venu à la Sublimé Porte pour conclure le traité de paix. Il déclare lui avoir remis le texte du traité et avoir juré en sa présence d'en respecter les clauses. Il envoie son serviteur 'Ali à qui Sa Seigneurie devra donner un traité parfaitement conforme au présent, en prêtant également serment sur l'Évangile. Si l'envoyé dit des choses contraires à ce qui est contenu dans le traité, il ne faudra pas lui prêter foi. Un délai de soixante jours est accordé pour le retour de l'envoyé.
Hu Tugrà : Bàyezid bin Mehmed Hàn miquffer da'ima Iftihàru'l-milletii'l-Mesihiye,, muhtaru'l-ummetu'l-Ìseviye Venedik Doji ve sà'ir begleri / tevki'i refì'i humàyùn vasìl olicak ma'lùm ola kim / fimdikihàlde aramizda sulh ve salàh iftin dergàh-i mu'allàma élfinuz geliib folki ¡erà'it-i risàlet dur mu'edda ediib 'ahdnàme yazdurub 'ahdnàme'i temàm èdtib élfintiztin eline vértib élfuniiz tìninde 'àdettimtiz Uzerine and ipdtim ki ol 'ahdnàme'i siz kabul edicek olursanuz ben dahi ol 'ahdnàmeniin ¡(inde yazìlan nesneye muhàlefet étmeyem / ifte bu maflahat ifiin kulum 'Aliyi gonderdiim varub size vusùl buldukdan sonra bu 'ahdnàme kabul olunursa bi'aynihi bunun gibi bir 'ahdnàme vertib ki bir harfi artuk ve eksiik olmaya ve àdemtim tìninde siz dahi Incile and iqesiz ki ddstluk ve muhabbet mukarrer ola ve bu beniim àdemtim size varub geliib cèvàb vèrince vèremiiz vèredtir kabul olunursa ddstluk mukarrer dur ve bu varan kulum eger ahdnàmeden ta$ra bir sdz sòyleyecek olursa bunda kabul olunmaz. Siz dahi anun stìzine 'amel étmeyesiz ve mezbùr kuluma altmì$ gtin va'de vèriliib dur. 2ikr olunan tàrìhe dek kuluml eglemeyesiz ve ifbu mektub biziim ulu peygamberimtiz Hazret-i risàlettin — 'aleyhi efyal es-salavàt veékmel et-tahyiyàt — Hicretinun tàrihinden tokuz yuz sekizinci yllun Cernati- 'l-àhlrìnun yègirmi dòrdtinci gUninde ve Hazret-i 'Isanun — 'aleyhi es-selàm — tàrihinden
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bin béf yUz ikinci yïlun Dekevris aylnun on dördttnci giininde Istanbulda yadldi.
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Lui (Allah) BàyezidfUs de Mehmed Uan toujours victorieux Gloire des nations chrétiennes, l'Élu parmi les peuples de Jésus, Doge de Venise et les autres seigneurs. / À l'arrivée de ce haut rescrit impérial qu'il vous soit connu que votre ambassadeur est venu présentement à notre Sublime Porte pour conclure entre nous la paix et l'amitié et qu'il s'est acquitté des clauses de l'ambassade. J'ai fait rédiger le traité, je l'ai remis entre les mains de votre ambassadeur et en sa présence j'ai juré, selon notre usage, que si vous acceptez ce traité, moi non plus je ne manquerai à aucune des clauses qui y sont mentionnées. Pour cette affaire, j'ai envoyé mon serviteur 'Ali qui viendra vous trouver et, si vous acceptez ce traité, vous lui donnerez un traité tout à fait semblable, dans lequel il ne doit y avoir aucun mot de plus ou de moins, et vous aussi, vous jurerez devant mon envoyé, sur l'Évangile, afin que l'amitié et l'affection (entre nous) soient confirmées, Mon envoyé se rendra auprès de vous et jusqu'au moment où votre réponse me parviendra, notre « vère », c'est la « vère » 1S . Si vous l'acceptez, notre amitié sera confirmée. Si mon envoyé dit quelque chose en plus de ce qui est marqué dans le traité, cela ne sera pas accepté ici. Et vous non plus, vous n'en tiendrez pas compte. Il est donné à mon sus-dit serviteur un délai de soixante jours. Ne retenez pas mon serviteur au delà de la date indiquée. Cette lettre a été écrite dans la neuf cent huitième année de l'Hégire de notre grand Prophète — que sur lui soient le salut le plus pieux et les salutations les plus parfaites —, le vingt quatrième jour de Cemàdî-'l-àlilr, et dans la mille cinq cent deuxième année de son excellence Jésus — que la paix soit sur lui —, le quatorzième jour du mois de décembre, dans notre capitale d'Istanbul.
Commentaire : Cette lettre accompagnait le traité de paix rédigé en grec et dont le texte a été publié dans F. Miklosch et J. Millier, Acta et Diplomata Graeca, t. III, Vienne 1865, pp. 344-350. Le traité est également daté du 14 décembre 1502.
^Vère : « capitulation, reddition (avec garantie de vie sauve) » ; ce terme devient synonyme de amàn « garantie de vie sauve » ; cf. V. L. Minage, "Seven Ottoman Documents from the reign of Mehemmed II", dans Documents from Islamic Chanceries, éd. S. M. Stein, Oxford 1965, p. 98, n. 36.
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Le Doge auquel la lettre est adressée, est Leonardo Loredano (2 nov. 150122 juin 1521) qui succéda à Agostino Barbarigo, homme orgueilleux et avare, décédé le 20 sept. 1S01 à l'âge de 82 ans. Le nouveau Doge, âgé de 66 ans, était un homme intelligent, de bonne famille ; il s'empressa de conclure la paix avec les Turcs 16 . Les pourparlers avec les Turcs furent habilement menés par Andrea Gritti, marchand vénitien à Constantinople17. La paix fut difficile à conclure à cause de l'irritation du Sultan due à la perte de Santa Mavra (Leucade) prise par les Vénitiens le 30 août 1502 18 . L'ambassadeur vénitien mentionné dans la lettre, était Zaccaria di Freschi, secrétaire de la Seigneurie, qui avait été envoyé à Constantinople19. Le traité fut établi par le Sultan le 14 décembre 1502. Zaccaria repartit pour Venise accompagné par 'Ali Beg, sUbafï du Sultan, qui a mené plusieurs tractations avec Venise20. La Seigneurie ratifia à son tour le traité le 20 mai 1503.
III VENEZIA, ARCHIVIO DI STATO : Busta III : Documenti Sultano al Doge-b. 1 a. — Doc. 1-50. — Dal 1486 al 1579.
Turchi : Serie
N° 1 bis XIV 1.2. — 11 lignes de texte, Tugrà noire, dorée, comme la précédente. Au verso, en haut et à droite : + Lettre de Bàyezid II au Doge et aux « seigneurs » de Venise, écrite à Istanbul et datée du 24e jour du mois de Cemâdï-'I-âlflr 908 et du 14e jour du mois de décembre 1502. Contenu : lettre concernant l'argent et les effets pris par les Vénitiens à Santa Mavra lors de leur attaque de l'île et que le Sultan évalue à 34.000 florins ; cette somme sera prélevée sur les biens abandonnés par les marchands vénitiens ; si ces biens dépassent la somme indiquée, l'excédent sera restitué aux Vénitiens. 16 Cf. H. Kretschmayer, Geschichte von Venedig, II, pp. 417, 556-557 ; S. Romanin, Storia documentata di Venezia, V, pp. 157-159 ; S. N. Fisher, The foreign relations of Turkey, 14811512, p. 81. Sur Andrea Gritti, voir, ci-dessous, Doc. IV, 18 Cf. H. Kretschmayer, op. cit.. 415 sq. ; S. Romanin, op. cit., 152-153 ; S. N. Fisher, op. cit., 82. Voir, ci-dessous, Doc. 111. 19 Cf. Miklosich-MUller, III, 341, 350-351, 357 ; S. Romanin, op. cit., 152-153 ; S. N. Fisher, op. cit., 81-85, 87-88. 20 Le nom de 'Ali se trouve fréquemment cité dans les tractations turco-vénitiennes de Bàyezid II : cf. Miklosich-Miiller, III, 354 ; S. Romanin, op. cit., 152-153 ; M. Guboglu, Paleograpia ¡i Diplomatien Turco-Osmana, Studiu }i Album, Bucarest 1958, 107 ; S. N. Fisher, op. cit., 85. Voir aussi, Hélène Ahrweiler, "Une lettre en grec du sultan Biyzid II", pp. 156-158.
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m Tugrá: Báyezid bin Mehmed Han muzqffer dá'imá Iftiháru'l-milletü'l-Mesihiye,, muhtáru'l-UmmetU'l-'Iseviye Venedik Doji ve sá'ir begleri / tevki'i refi'i hümáyün vásíl olícak ma'lüm ola kim / hundan evvel Aya Mavrá ka'lesinde alínan hizáne'i 'ámireme muta'alllk oían nakd akgeyigün yigirmi dort bin filürí ve hisár halklnun atinan esbábí ifün dahi on bin filüri verilmek iizre ki cem'an otuz dort bin filüri olur / bunda élfinüzden taleb edicek 'ahdnámede yazilmasun mustakil mektüb yazílub bázirgánlarun rízkíndan ol mlkdár alíkonulsun beglerimiiz kabül eylerler dedigi sebebden bu mektüb ile sizlere tenbih olundl. Eger 'ahdnámede metkür oían ¡era 'it iizre fulh kabül olínursa bununla 'amel olínub bázirgánlarun rízkíndan ol mlkdár alíkonulsun. Beglerimiiz kabül eylerler dedigi sebebden bu mektüb ile sizlere tenbih olundl. Eger ahdnámede metkür oían ¡erá'it üz.re sulh kabül olínursa bununla 'amel olínub bázirgánlarun metrükátlañ deger baháya dufílub mezbür filüriden artuk gelürse verile / ve i¡bu mektüb bizttm ulu Peygamberimiz Hazret-i risáletün — 'aleyhi efyal es-salavát ve ekmel et-tahyiyát — Hicretinün tárihinden tokuz. yüz sekizinci yílun Cémáti-'l-áMfínun yégirmi dordünci güninde ve Hazret-i 'isanun — 'aleyhi es-selám — tárihinden bin bé¡ yüz ikinci yílun Dekevris ayínun on dordünci güninde mahrüse-i Istanbulda yazildí.
Lui Bàyezid fils de Mehmed Han toujours victorieux Gloire des nations chrétiennes, l'élu parmi les peuples de Jésus, Doge de Venise et les autres seigneurs. / À l'arrivée de ce haut rescrit impérial, qu'il vous soit connu que pour les akçe monnayés21 appartenant à mon trésor impérial, qui ont été pris précédemment dans la forteresse de Ayâ Mavrà, vous devez vingt quatre mille florins, et pour les effets pris à la garnison de la forteresse, vous devez également dix mille florins22, soit un total de trente-quatre mille florins. Puisque, quand on a demandé à votre ambassadeur, il a répondu : « que cela ne 21
Nakd akçe, « akçe monnayé » : aspre, monnaie d'argent ottomane dont la valeur changeait selon les émissions : voir, sur la valeur de l'aspre, N. Beldiceanu, Les Actes des Premiers Sultans conservés dans tes manuscrits de la Bibliothèque Nationale de Paris, I, Paris-La Haye 1960, 173174. 22 Filari (< it. fiorino par le néo-grec