Dans la peau d'un acteur 2200617453, 9782200617455


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French Pages 188 [191] Year 2015

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Table of contents :
Remerciements
Sommaire
Préface
Introduction
Au-delà de la réception du jeu et de l’art de l’acteur
« Se mettre dans la peau de… »
Méthodologie de l’enquête
Premières orientations
1. Un souci de l’apparence
Une attention exclusive
Une attention spécifique
L’apparence globale
Une attention limitée
Une attention déniée
Le rasage et l’exigence professionnelle
L’inquiétude de la vieillesse
2. Le maquillage
Les exigences du « plateau »
Les ambiguïtés du maquillage
3. Les effets du costume
Une infl uence directe
La matérialité du costume
La structure
Une « seconde peau » ?
Une infl uence déniée
Les chaussures : un accessoire ?
4. Les effets du rôle
Les ressentis après le jeu
Le jeu au théâtre et au cinéma
Un eff et imperceptible
Les particularités du visage
L’incarnation jusqu’à la possible confusion
Après le jeu, soins et plaisir
L’eff et du jeu sur l’univers sensoriel
5. Les surprises de l’émotion
Les risques de l’artifice
Les aff ects et le jeu
Rien de plus profond que l’enveloppe
Conclusion
Bibliographie
L’Observatoire NIVEA
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Dans la peau d'un acteur
 2200617453, 9782200617455

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Dans la peau d'un acteur

Sylvie Roques

DANS LA PEAU D’UN

ACTEUR Ouvrage publié sous la direction de Georges Vigarello

Collection « Dans la peau de » dirigée par Bernard Andrieu, Gilles Boëtsch, David Le Breton et Georges Vigarello

Conception de la couverture : Ré­mi Balligand/Corps8 Visuel de couverture : Man with Mask © chang / Getty Images Mise en pages : Belle Page

© Armand Colin, 2015 Armand Colin est une marque de Dunod Édi­teur, 5 rue Laromiguière, 75005 Paris

-

Remerciements

M

es remerciements à tous les acteurs qui ont participé à cette enquête et à sa préparation : Jean-­ Pierre Becker, Didier Bezace, Franck Boss, Michel Boujenah, Philippe Carroit, Charles Clément, Laurent Cyr, Jean-­François Derec, Bass Dhem, Bruno Dubois, Jules Doucet, François Ferolato, Pierre Forest, Hippolyte Girardot, Guillaume Gouix, Yves Gourvil, Nicolas Grandadam, Jean-­Marc Jappini, Éric Landrein, Nicolas Malrone, Stanislas Mehrar, Yann de Monterno, Bruno Putzulu, Henri Risz, Fabrice Robert, Vincent Rouquès, Pierre Santini, Alain Tackels, Jérôme Thévenet, Bruno Wolkowitch, Jean Michel, Guy, Pierre… Je remercie également Évelyne Ribert, sociologue, chargée de recherche au CNRS et directrice du Centre Edgar Morin, pour son aide concernant l’élaboration du questionnaire, Georges Vigarello pour sa confiance et Gilles Boëtsch pour son soutien en tant que président de l’Observatoire Nivea.

Sommaire Remerciements

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Préface

9

Introduction Au-­delà de la réception du jeu et de l’art de l’acteur « Se mettre dans la peau de… » Méthodologie de l’enquête Premières orientations

1. Un souci de l’apparence Une attention exclusive Une attention spécifique L’apparence globale Une attention limitée Une attention déniée Le rasage et l’exigence professionnelle L’inquiétude de la vieillesse

2. Le maquillage Les exigences du « plateau » Les ambiguïtés du maquillage

13 14 17 23 24 27 29 31 37 43 45 48 56 65 65 75

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

3. Les effets du costume Une influence directe La matérialité du costume La structure Une « seconde peau » ? Une influence déniée Les chaussures : un accessoire ?

4. Les effets du rôle Les ressentis après le jeu Le jeu au théâtre et au cinéma Un effet imperceptible Les particularités du visage L’incarnation jusqu’à la possible confusion Après le jeu, soins et plaisir L’effet du jeu sur l’univers sensoriel

95 97 99 103 106 108 112 115 118 119 122 124 130 133 137

5. Les surprises de l’émotion

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Les risques de l’artifice

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Les affects et le jeu Rien de plus profond que l’enveloppe

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Conclusion

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Bibliographie

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L’Observatoire NIVEA

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Préface

C

’est le « jeu » qui fait la qualité de l’acteur, l’art de se dédoubler, celui de faire croire et d’illusionner. La valeur de celui-­ci tient à l’« incarnation ». Sa subtilité tient au « naturel ». Sa puissance tient à la faculté d’imposer un tel dédoublement. Le plus brillant des acteurs, le plus convaincant aussi, est celui qui sait entrer « dans la peau » d’un personnage, s’y installer, agir le plus simplement du monde comme s’il devenait tout simplement cet « autre ». Image majeure alors : « entrer dans la peau » c’est habiter l’enveloppe, la faire sienne, la ressentir, comme la montrer, l’exposer. Image pertinente surtout : le fait d’« entrer dans la peau de… » ne saurait mieux correspondre à ce qui est précisément attendu d’une personne, l’acteur, « prenant la place » de quelqu’un d’autre, agissant comme lui, se révélant « être » comme lui. Sylvie Roques a pris au sérieux la métaphore. Elle a interrogé nombre d’acteurs connus ou inconnus. Elle les a questionnés sur ce qu’ils ressentent, sur leurs méthodes, leurs vigilances, leurs tactiques pour se « couler » au mieux dans un rôle, le faire exister, le porter devant un public. Elle a traqué leurs émotions,

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

leurs défaillances possibles, leurs certitudes. Elle a constaté aussi combien le travail, la minutie, les précautions constantes, l’emportent chez la plupart d’entre eux. Elle a constaté surtout combien ce qui peut paraître anodin dans tout comportement, prend ici une importance particulière, la transpiration, le costume, la lumière, le décor, le climat. L’acteur est celui qui ne vibre pas seulement avec un personnage, mais qui vibre aussi avec un milieu, ses entours, ses ambiances. C’est celui qui ressent et qui fait de ce « ressenti » une de ses armes privilégiées. D’où l’apport premier de ce travail : l’importance donnée au sensible manifestée par les interviewés, aux repères venus du dedans comme à ceux venus du dehors. C’est l’effort tout particulier de les désigner qui constitue la valeur initiale de ce texte. Sylvie Roques, pourtant, est allée plus loin. Elle a radicalisé la notion de peau. Elle a pris au sérieux le thème de l’« enveloppe ». Elle en a fait un objet d’étude particulier. Ce qui permet d’obtenir des informations tout à fait originales, non relevées jusqu’ici, sur la manière dont les acteurs investissent leur peau, leur « extérieur », leur surface directement physique, l’entretiennent, la valorisent. Sylvie Roques explore ainsi le rapport au maquillage, au masque, aux messages tégumentaires, à la façon de vivre très concrètement l’enveloppe, assumer ses failles, celles de la couperose ou des boutons, celles de la vieillesse, celle des rondeurs ou des maigreurs non maîtrisées par exemple. Elle montre comment « incarner » c’est d’abord travailler sur son « dehors », le ressentir, l’étudier, l’adapter aussi, quelquefois dans la douleur, c’est tout simplement donner de l’importance à la surface, précisément parce que celle-ci est la première à être montrée, au point 10

Préface

de focaliser le regard ; mais au point aussi de devenir exemplaire, susciter admiration comme imitation. Les entretiens peuvent alors progresser de façon étonnante, conduisant les acteurs à prendre quelquefois mieux conscience de ce qui, dans leur comportement, leur semble si évident qu’ils en oublient de l’expliciter. Reste qu’une originalité supplémentaire de ce texte est  qu’il est exclusivement consacré à des acteurs hommes. Jamais une telle étude n’avait été tentée. Jamais des témoignages masculins aussi circonstanciés n’avaient été collectés. Ils permettent d’abord d’affronter tout autrement un objet de l’apparence généralement abordé sur le versant féminin. Ce qui conduit à des questions relevant du « genre », celles posées par le rasage, ses conditions, les possibles irritations qui en résultent, le maintien ou l’abandon de la barbe, celles posées par le maquillage de l’homme, fut-il référé ici au métier, celles encore posées par la gestion de peaux jugées « rudes », faites de textures différentes, voire altérées. L’étude confirme plus encore, et ce n’est pas un de ses moindres mérites, qu’une attention à la peau concerne aujourd’hui, et plus qu’auparavant, les hommes. C’est que les acteurs savent parler de leur vie en dehors du plateau, celle où ils redeviennent « Monsieur tout le monde ». Et c’est dans ce cadre aussi qu’ils confirment une attention croissante de leur part à l’aspect tégumentaire. Faut-il ajouter qu’une telle attention traduit, point par point, la sensibilité d’aujourd’hui. Elle se fonde, rien de moins, sur la recherche de bien-être, l’approfondissement d’une jouissance de soi. Elle concorde, autrement dit, avec la manière dont les hommes contemporains font de leur sensibilité corporelle un élément de leur identité. 11

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Que l’acteur soit un être exemplaire ne fait aucun doute, l’étude le montre, rappelant le thème du « modèle ». Mais l’étude montre aussi que l’acteur n’épouse rien de moins que les repères culturels du temps. Georges Vigarello Membre de l’Institut universitaire de France

12

Introduction

L

umineux, séduisant, fabuleusement présent, l’acteur est censé attirer le regard. Il sait capter l’attention. Il sait provoquer l’intérêt. Telle semble être sa « valeur » : une puissance mystérieuse mêlant force et fragilité autant que séduction intime. Tel est aussi le critère généralement retenu lorsqu’émerge l’interrogation sur la personnalité de l’acteur, son impact, son mode de conviction. Seule existerait une manière d’imposer, sans y paraître, allure, incarnation du personnage, singularité du jeu. Le corps de l’acteur, son visage, son teint sont généralement observés. Cependant, la manière dont l’acteur « offre » sa peau autant que la manière dont il la perçoit lui-­même sont peu recensées. Ne méritent-­ elles pas d’être davantage interrogées ? Autre négligence traditionnelle, fût-­ elle relative, dans les études sur les acteurs, ce sont les femmes en général qui sont les premières à retenir l’attention. Analystes et biographes s’intéressent sans doute à leur pouvoir traditionnel de charme et de séduction. Or ne faudrait-­il pas aussi se questionner davantage sur ce qui fait la force et l’attirance de l’acteur masculin ? D’autant que, dans un univers plus égalitaire, la notion

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

de « beau sexe » s’efface pour laisser place à une beauté plus partagée. C’est pour surmonter cette double exigence que nous proposons la présente investigation : étudier des acteurs masculins, étudier la manière, sans doute nouvelle, dont ils démontrent un souci de soi et entretiennent un rapport tant avec leur image qu’avec leur corps et sa surface.

Au-delà de la réception du jeu et de l’art de l’acteur Aucun doute : la relation privilégiée que l’acteur entretient avec sa peau a donné lieu à peu d’investigations et de recherches alors qu’est généralement retenu ce qui est de l’ordre de la formation ou du « training » mettant en avant tous les fondements nécessaires au jeu : « souplesse du corps, travail sur la voix mais aussi travail sur l’intériorité1 ». S’y ajoute encore « la quête du personnage et de l’émotion2 ». Ces formations ellesmêmes sont nées d’influences et de courants différents, d’« hybridations ». Car comme Jacques Lassalle l’a rappelé, il n’existe pas réellement une « tradition de jeu » en France mais plutôt une « grande tradition de la diction3 ». La pratique de l’acteur a néanmoins évolué4. 1. Féral Josette, 2000, « Vous avez dit “training”? », in Müller Carol (coord.), Le training de l’acteur, Arles, Actes Sud/CNSAD, p. 17. 2. Regnault François, 2006, « L’acteur aujourd’hui : d’où vient-il ? Où va-t-il ? », Théâtre/Public, n° 182, p. 96. 3. Ertel Evelyne, 2006, « La formation de l’acteur », Théâtre/Public, n° 182, p. 108. 4. Cf. Jeu, « Jouer autrement », n° 129, 2008, notamment l’article de Vaïs Michel, « Le jeu non réaliste : l’approche de Vitez, Régy, Nelkrosieus », p. 80-85.

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Introduction

À ces mutations correspondent aussi au xxie siècle des attentes différentes tant chez l’acteur que chez le spectateur5. Ainsi, une nouvelle disponibilité et curiosité de l’acteur sont relevées par Odette Aslan : l’acteur est « plus au courant de tous les styles, disait déjà Bernard Dort il y a deux décennies. L’enseignement est  de plus  en plus pluridisciplinaire. Les interprètes sont de plus en plus érudits, plus polyvalents6. » L’acteur est devenu « créateur ». Reste que souvent, la formation de l’acteur est interrogée, tout comme son jeu, dans une mise en perspective historique, ou encore dans ce qui relève plutôt de la direction d’acteurs7. Cet oubli est renforcé par les attentes des acteurs professionnels qui ne considèrent pas « leur enveloppe corporelle » à première vue comme véritablement objet d’une préoccupation majeure. On lui préfère par conséquent le travail sur le corps ou bien le travail vocal, ou encore le travail musculaire qui peut, éventuellement, tendre la peau, et tout ce qui est sous la peau et caché comme les circuits émotionnels, que la peau révèle comme un écran tendu aux spectateurs. Des nuances existent bien sûr, et les acteurs savent tous que l’émotion peut révéler un « dessous » de la peau, une « organicité ». Nuances encore, il convient de distinguer les acteurs de cinéma et les acteurs de théâtre. Il convient surtout de distinguer les préoccupations professionnelles et les préoccupations quotidiennes : le nécessaire maquillage de l’acteur par exemple et les soins banals de tous les 5. Namiand Arlette, 1985, « Acteurs. Des héros fragiles », Autrement, n° 70. 6. Aslan Odette, 2006, « L’acteur en devenir », Théâtre/Public, n°  182, p. 102. 7. Lassalle Jacques, 1985, « L’autre regard », Théâtre/Public, n°  64-65, p. 12-17.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

jours. Le travail spécifique et artificiel sur la peau, l’enjeu professionnel autrement dit, est alors d’évidence plus manifeste au cinéma, même s’il n’est pas totalement négligeable au théâtre. On dit d’un acteur qu’il prend bien la lumière, que la caméra l’aime, elle capte sa peau, le « grain de peau » disait John Cassavetes. La caméra agit comme un véritable miroir grossissant, tentateur et scrutateur qui épie et peut tout autant révéler chaque défaut « physique » que tout magnifier. Dans le cadre du métier d’acteur, le regard particulier sur la peau est ainsi incontournable. Un paradoxe s’impose alors très vite : l’apparente négligence envers la peau s’accompagne de l’évidente importance de celle-ci. Une importance que concèdent par ailleurs les acteurs eux-mêmes, une fois interrogés avec attention. Ce qui donne tout son intérêt à une prospection sur ce thème. L’acteur donne à voir, et ce qu’il donne à voir c’est luimême. D’où l’importance centrale de cet « apparaître » et la curiosité toute particulière du regard qui lui est porté. S’interroger sur ce qui se passe « dans la peau de l’acteur » c’est ainsi s’interroger, d’abord et inévitablement, sur son jeu. Ce jeu, de surcroît, a particulièrement changé depuis l’invention du cinématographe. Il a changé aussi sous l’impulsion des avant-gardes du xxe  siècle, tels Artaud, Grotowski ou Meyerhold. Encore faut-il y ajouter, aujourd’hui, des mutations notables, des influences et des courants divergents. Des oppositions fortes existent, notamment au cinéma, entre l’héritage européen marqué par « la rhétorique voire la peinture classique8 » et les États-Unis mettant 8. Frodon Jean-Michel, 2005, « Questions anciennes et nouvelles », Les Cahiers du cinéma, n° 603, p. 11.

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Introduction

en avant « “une présence brute” directement sensuelle, du geste et de la parole efficace9 » ; autant d’écoles de jeu et de formation différentes. S’y ajoutent encore l’essor du cinéma asiatique, depuis une trentaine d’années, et l’émergence du numérique et des nouvelles technologies scéniques qui bouleversent les codes et les enjeux. Des déplacements et des questionnements en résultent, mettant en crise la présence de l’acteur.

« Se mettre dans la peau de… » Nous retiendrons que se mettre dans « la peau de… », au sens classique, s’avère être en tout premier lieu la problématique par excellence du rôle même de l’acteur et de ses paradoxes : l’incarnation. Mais qu’en est-il de cette préoccupation une fois l’acteur revenu à ses préoccupations quotidiennes, lorsqu’il sort de la sphère professionnelle et s’inscrit dans la sphère privée ? C’est également cette interrogation que nous avons voulu conduire. Elle présente plusieurs intérêts. Elle permet d’abord d’évoquer les comportements « génériques » des hommes aujourd’hui. Elle permet aussi d’évoquer la manière dont l’acteur peut éventuellement incarner son image : vivre au quotidien son statut comme possible « modèle » de comportement. Plusieurs interrogations se recoupent dès lors dans cette enquête intitulée Dans la peau d’un acteur : la première porte sur les  préoccupations professionnelles, la seconde sur les préoccupations personnelles, mais le statut même de l’acteur peut conduire à montrer combien ces deux préoccupations peuvent en définitive se croiser. 9. Frodon Jean-Michel, op. cit., p. 11 sq.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Expressions et mots sont importants. Le sens de « dans la peau » est d’abord très générique. Bien des slogans de nos jours s’en font l’écho, tel le film Dans la peau de John Malkovich (1999)10, qui en est l’exemple singulier. Il s’agit ici de se mettre dans la peau du personnage, autrement dit « à la place de ». Pour l’incarner, l’acteur devient autre. Autre que soi pour les autres et pour lui-même dans une mise en abyme perpétuelle. Avec l’image que l’acteur se construit au fil des rôles et des succès, son rapport à autrui est majeur. Jeu de miroir et d’identité qui magnétise le public et sollicite sa curiosité. Mais au-delà des images différentes qu’il incarne, l’acteur a une identité, une personnalité, un être de « sujet » qui peut « magnétiser ». Dans ce cadre, il est évidemment possible de s’interroger sur la manière dont celui-ci se perçoit et prend soin de luimême par exemple. Le thème, en revanche, se resserre dès que la question de l’enveloppe corporelle, de ses ressentis, sont visés plus matériellement. L’enjeu tient à une « valeur » précise, un « outil » censé être particulièrement travaillé. La question pour l’acteur porte, dans ce cas, sur ses pratiques de bien-être, d’attention à soi-même dans une catégorie socioprofessionnelle spécifique et particulièrement révélatrice : celle des artistes offrant leur corps en exemple. Le thème de la surface cutanée, son élasticité, sa mobilité acquiert ainsi un sens immédiatement plus engagé, plus sensible, sinon plus vital. Ce thème se fait plus suggestif aussi, fondé sur un double questionnement, nous l’avons dit, où coïncident les sphères du privé et du public. Il évoque tout autant le 10. Being John Malkovich, film américain de Spike Jonze.

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Introduction

souci de séduction de l’acteur dans sa recherche d’artifices pour aller au plus près d’un personnage, son désir d’incarnation, mais encore et paradoxalement son souhait d’authenticité, d’embellissement, de quête de réussite physique et d’attention à soi au quotidien. Les pratiques mises en jeu sont ainsi de deux types : celles visant d’abord à coller au plus près d’un « apparaître » le plus adapté au rôle, par le maquillage, le costume, la transformation physique visant à l’oubli de soi, par un travail au quotidien, et celles proches et différentes à la fois, plus précisément d’un souci de soi, préoccupation d’autant plus centrale qu’elle est censée accompagner l’acteur dans son quotidien en installant l’image personnelle qu’il a à donner de lui-même. Ces deux types de pratiques spécifiques à l’acteur mettent alors en perspective l’apparence de soi. Elles interagissent dans deux temporalités distinctes : le registre du jeu et de l’éphémère et celui de la temporalité plus habituelle du cycle de vie, suscitant des ressentis différents. Elles font exister tout autant un modèle de paraître. Elles répondent aux préoccupations d’un public et ont un effet sur lui. Elles sont enfin au cœur de nombre d’interrogations et attirances collectives. Dans cette perspective, interroger les ressentis et les pratiques de l’acteur est central. Jamais, par exemple, l’impact des acteurs11, ceux de cinéma surtout, leur utilisation dans le champ de la publicité, voire des médias, n’ont été 11. L’engouement pour les métiers de la scène est particulièrement révélateur au niveau statistique ainsi que l’expansion du secteur des spectacles. On peut lire en ce sens l’article de Menger Pierre-Michel , 2008, « L’emploi dans les spectacles et les paradoxes de sa croissance », Communications, n° 83, p. 77 sq.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

aussi massifs12. Le vocable même d’acteur devenu référentiel est préféré souvent à celui de comédien13 pour désigner tout autant celui qui s’exhibe sur un plateau de théâtre que celui qui joue devant la caméra. Les acteurs sont devenus plus que jamais un repère lié à la consommation et à ses habitudes. Ils sont inévitablement porteurs d’un imaginaire social. Ils incarnent l’esprit du temps. De nombreux témoignages, discours, images, restituent fidèlement leurs comportements et attitudes, depuis les articles de presse, les publicités dans les magazines, les biographies d’artistes, les documentaires, jusqu’aux journaux intimes et mémoires des acteurs, récits de vie et genre littéraire à part entière. En ce sens, il est clair que le rôle de l’acteur ne se limite pas au simple plateau de théâtre ou de cinéma. Il se prolonge, se prépare depuis la loge, véritable « sas14 », jusqu’à l’incarnation complète. Pour le public, il se prolonge et sort du cadre du simple jeu pour rejoindre celui de la réalité et de l’identification. C’est bien pour cette raison que demeurent décisifs les thèmes du ressenti de l’acteur à l’égard de sa peau et des pratiques qui en découlent : les sensations propres, internes, leur prise de conscience, les réactions à leur égard, les stratégies qui en découlent. 12. Cependant, cette utilisation n’est pas récente. Comme le rappelle Catherine Authier, dès le xixe siècle, la publicité s’appuie sur les images de comédiennes illustres : « Devenues mannequins, on les utilise aussi pour promouvoir des chapeaux et des bijoux, pour vanter les mérites des marques » (Authier Catherine, 2010, « La naissance de la star féminine sous le Second Empire », in Yon Jean-Claude, Les spectacles sous le Second Empire, Paris, Armand Colin, p. 280). 13. Triffaux Jean-Pierre, 2008, « Le comédien à l’ère numérique », Communications, n° 83, p. 195. 14. Bouquet Michel, 1999, Catalogue de l’exposition Loges d’acteurs, Paris, Plein cadre, p. 98.

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Introduction

Ces vigilances particulières sont aussi constantes que précises. Elles sont multiples, portées tant au visage qu’au corps. Elles méritent d’autant plus d’attention qu’elles sont entrecroisées. L’intérêt vient de leur pluralité, de leur complexité et, également, de leur ambiguïté : soins du soir après les prises au cinéma ou bien après les représentations, lorsque les acteurs sont livrés aux mains du maquilleur, soins individuels et « trucs » pour la préparation au théâtre, pratiques de la vie quotidienne. Elles se révèlent parfois même intégrées à la stratégie de communication et de cache-cache avec le public. Cette étude n’est donc pas seulement élaborée pour éclairer les pratiques d’un milieu professionnel, elle est faite aussi pour montrer comment fonctionnent les modèles dont un public élargi peut s’inspirer. Elle éclaire encore, au-delà des actes eux-mêmes, la manière dont se construisent et se diffusent les exemples sur les ressentis et les soins de « soi » et de « sa » peau. Nous avons choisi pour les besoins de l’enquête d’utiliser le terme générique « d’acteur » plutôt que celui de « comédien ». Selon l’acception étymologique classique accordée à ces termes, il faut entendre par « comédien » celui qui joue la « comédie » et exerce son métier sur un plateau de théâtre alors que le terme d’« acteur » désigne plutôt « celui qui agit15 ». On sait cependant que les usages ont changé et que, progressivement, le sens de ces deux termes tend à coïncider et, ceux-ci sont employés indistinctement. Toutefois, au xxe siècle, certains récusent de façon radicale cette superposition, 15. Deschamps Youri, 2001, « Le masque de Delon : la présence contre la performance », in Farcy Gérard-Denis, Prédal René (dir.), Brûler les planches, Crever l’écran, Montpellier, L’Entretemps, p. 282.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

affirmant un distinguo qualitatif tel Louis  Jouvet. Il oppose alors le comédien authentique et transcendé par sa vocation à l’acteur, complaisant et truqueur dépourvu de scrupules16. Aujourd’hui, le terme même de « comédien » peut sembler rester prisonnier d’une conception mimétique du jeu. L’acteur, par opposition, induit une dimension performative, dimension qui n’est pas étrangère à la conception anglo-saxonne. L’exemple en est celui de l’acteur américain jugé comme étant « plus physique, plus viscéral, plus instinctif17 ». De plus, au xxie  siècle, les représentations héritées du xixe siècle sont caduques : dans le monde des arts et des spectacles, acteur ou comédien s’insèrent dans le cadre d’une hyperflexibilité – toujours plus tendue – des marchés du travail intermittent18, où les offres d’emploi se succèdent tant au cinéma qu’au théâtre. La cible de notre enquête est bien cette catégorie socioprofessionnelle précise où les artistes interrogés exercent leur métier autant sur les planches des théâtres que sur les plateaux de cinéma. Il nous semble que l’on saisit mieux l’acteur dans sa complexité si l’on examine comment et pourquoi des considérations a priori éloignées, telles ses préoccupations de « peau », se montrent finalement au cœur de ce qui fait sa pratique. Certes, ce thème particulier et très spécifique peut sembler marginal et presque « incongru » aux yeux des professionnels. Cependant l’expertise d’une profession en atteste : la peau n’est sans doute 16. Jouvet Louis, 1954, Le comédien désincarné, Paris, Flammarion, p. 135 sq. 17. Féral Josette, 2011, Théorie et pratique du théâtre, par-delà les limites, Montpellier, L’Entretemps, p. 54. 18. Menger Pierre-Michel, 2002, Portrait de l’artiste en travailleur. Métamorphoses du capitalisme, Paris, Le Seuil, p. 25.

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Introduction

pas suffisante pour expliquer les processus en cause, elle demeure en revanche nécessaire pour en rendre compte, à la fois contenant et contenu, concrète et symbolique. L’archaïque s’y révèle et y dévoile le plus intime.

Méthodologie de l’enquête Il s’agissait de dépasser les partis pris et les stéréotypes concernant la peau et l’enveloppe corporelle et de montrer en quoi questionner de tels objets peut s’avérer finalement pertinent pour les acteurs. Tous les interviewers l’ont d’ailleurs reconnu à l’issue de notre rencontre. C’est ainsi que nous avons effectué, selon le projet spécifique de cette collection, « une suite d’entretiens qualitatifs poussés […] où chaque personne s’exprime sur ce rapport privilégié entretenu avec sa peau, selon sa profession, son âge, son lieu de vie […] ». Cette recherche nous paraissait d’autant plus précieuse qu’elle portait sur les acteurs en se situant au cœur des questions de l’apparence dont ils sont en quelque sorte le symbole. La présente enquête est une étude qualitative basée sur des entretiens semi-directifs en face à face d’une durée moyenne d’une heure trente. Les critères d’inclusion pour participer à cette étude ont été les suivants : (1) être acteur professionnel ; (2) avoir une expérience du jeu devant la caméra ; (3) avoir joué au théâtre et au cinéma. Vingt-cinq acteurs, âgés de 27 à 74 ans, de notoriété différente, avec un niveau d’éducation assez élevé (diplôme égal ou supérieur au BAC, excepté pour deux participants) ont participé à cette recherche. Douze d’entre eux étaient issus d’une double formation à la fois universitaire (2e ou 3e  cycle) et artistique (conservatoire ou école de théâtre). Plus spécifiquement, 23

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

concernant leur formation artistique, sept sortaient du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, deux du Conservatoire et École normale de Musique de Paris, quatorze de cours privés de théâtre, et deux d’entre eux avaient reçu un autre type de formation artistique. Ils habitaient tous Paris et la Région parisienne. Pour l’enquête, les vingt-cinq acteurs ont été recrutés à partir de trois méthodes complémentaires de recrutement : (1) le bouche-à-oreille à partir des connaissances de la chercheure ; (2) une prise de contact via les réseaux sociaux ; (3) l’envoi de courrier au théâtre dans lequel ils jouaient. Cent acteurs ont été contactés au total pour l’enquête, vingt-cinq ont répondu positivement soit un quart ; le contact direct ayant été préféré à l’intervention de l’agent artistique. Pour cette raison, l’échantillon choisi peut être considéré comme aléatoire et assez représentatif. Tous les entretiens se sont déroulés à Paris, dans un endroit choisi par les acteurs, le plus souvent dans un bar/ café de leur choix, dans un théâtre ou plus rarement chez eux. Avant chaque entretien, ils ont reçu généralement par mail, plus rarement par courrier, les informations concernant l’enquête. Ces informations concernant les objectifs de l’étude ont été reprises oralement ainsi que les droits des participants et les devoirs de la chercheure. Après cette prise de contact, les acteurs signaient un formulaire de consentement et une grille sociographique. Avec l’accord des acteurs, les entretiens ont tous été enregistrés.

Premières orientations J’ai été particulièrement attentive aux expressions utilisées par les acteurs. Je les ai trouvés d’une grande richesse. Se juxtaposent dans leurs propos des mots aussi 24

Introduction

différents que « membrane », « pellicule », « interface », « cuir », « habit », « vêtement » voire « revêtement », « apparence », « enveloppe », « frontière », « surface », « premier emballage ». Parfois, de façon surprenante et plus personnelle, la peau est comparée à « un parchemin », « un livre », une « carte géographique » ou encore « une proue de navire ». Elle évoque ainsi ce qui relève tant du voyage littéraire que géographique, l’espace mental et l’étendue terrestre. Mais c’est aussi une dynamique prise en compte. Émergent les expressions suivantes : « la limite qui révèle l’intérieur » ou encore « l’intérieur et l’extérieur sont liés », ce qui montre dans ce dernier cas à quel point le thème de la peau et de l’enveloppe peut receler une profondeur. Il est clair que l’investissement sur l’apparence et l’enveloppe corporelle diffère selon les acteurs. Plusieurs degrés d’intensité ont pu être relevés. Reste que dans ce cadre, la question de la beauté physiquement observée et sa fragilité est d’emblée observée. L’un des acteurs cita la pièce Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès, mettant en avant l’inéluctable injustice de la nature. En ce sens, la beauté semble devoir être entourée de protection. La peau fait partie de ce soin de soi nécessaire pour certains plus que pour d’autres. « Ta belle gueule est déjà bien abîmée. Tu veux donc que les filles ne se retournent plus sur toi ? C’est fragile, une gueule, bébé. On croit qu’on l’a pour toute la vie et tout d’un coup, elle est bousillée par un grand connard qui n’a rien à perdre pour sa gueule à lui. Toi tu as beaucoup à perdre, bébé. Une gueule cassée et toute sa vie est fichue comme si on t’avait coupé la queue. Tu n’y penses pas avant, mais je te jure que tu y penseras après. Ne me regarde pas comme cela ou je vais pleurer ; tu es de la race de ceux qui donnent envie de pleurer rien qu’à les regarder19. » 19. Koltès Bernard-Marie, 1990, Roberto Zucco, Paris © Minuit, p. 46.

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Un souci de l’apparence

I

l faut « changer son look », « trouver son style », « se relooker » pour trouver réussite professionnelle et amour. Telles sont les promesses de nombreux magazines et émissions télévisuelles, tels sont les impératifs de nos sociétés. L’apparence physique est déterminante à bien des égards. Elle semble prédictive de succès1. Elle nous inscrit dans une relation aux autres et à nous-­ mêmes, renforçant positivement ou négativement l’estime de soi2. Les études se sont aujourd’hui multipliées, montrant combien l’investissement concernant l’attention à l’image a nettement gagné en importance. Si ces 1.  Blum Virginia L., 2003, Flesh Wounds. The Culture of Cosmetic Surgery, Berkeley, CA, University of California Press, p. 27. 2.  Ricciardelli Rosemary, Clow K. A., 2009, « Men, appearance, and cosmetic surgery. The role of self-­esteem and confort with the body », Canadian Journal of Sociology, 34 (1), p. 105‑134.

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inquiétudes concernant l’apparence étaient associées de façon stéréotypée aux femmes3, elles relèvent désormais de préoccupations masculines4. Les hommes sont, en effet, de plus en plus concernés par leur allure, leur profil, voire leur teint5 [Gill et al., 2005]. Toutes les recherches, et les plus récentes, celles de Rosemary Ricciardelli, ont montré leur préoccupation pour leur image (« appearance concerns ») avec une prédilection toute particulière pour leur chevelure6. Dans les milieux de la création, l’attention à l’apparence est renforcée et peut conduire à des excès, voire à des paradoxes. Nul n’oublie Zelig (1983), le film de Woody Allen, où l’on voit ce personnage caméléon changer physiquement et psychologiquement, selon le milieu où il se trouve. Il n’est plus qu’apparences changeantes, kaléidoscope vivant, ne cherchant qu’à obtenir reconnaissance et amour. La définition donnée par Emmanuel Plasseraud en atteste : « Il se confond avec ce qui l’entoure, et quand on lui demande qui il est, il répond avec angoisse “personne”7. » Serions-nous tous devenus des « Zelig » en puissance ? Il n’en reste pas moins que l’apparence est plus déterminante encore pour les acteurs, ce qui les conduit à une attention renforcée à l’égard de ce qu’ils montrent. 3. Davis  K., 2002, « “A dubious equality”. Men, women and cosmetic surgery », Body and Society, 8 (1), p. 49-65. 4. Dano Florence, Nyeck Simon, Roux Elyette, 2002, « Les hommes, leur apparence et les cosmétiques : Approche sémiotique », W.P., n° 637, p. 3. 5. Henwood Gill  R., McLean  C., 2005, « Body projects and the regulation of normative masculinity », Body and Society, 11 (1), p. 37-62. 6. Ricciardelli Rosemary, 2011, « Masculinity, consumerism, and appearance. A look at men’s hair », Canadian Review of Sociology, 48 (2). 7. Plasseraud Emmanuel, 2007, Cinéma et imaginaire baroque, Villeneuve d’Ascq, Septentrion, p. 106.

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Cet enjeu croissant implique une multiplicité de facteurs. Visage, silhouette, forme et peau répondent à ces exigences et sont objet de normes8. C’est le milieu d’abord, celui de la profession en particulier, qui porte ces exigences : le métier a ses diktats. Des attentes personnelles ne peuvent manquer d’exister aussi. Restent des différences sans aucun doute : tous les interviewés n’y accordent pas la même importance et même, de façon paradoxale, certains négligent cet apparaître qui ne leur semble pas toujours fondamental.

Une attention exclusive Parmi les spécificités multiples que traduit la relation entre l’acteur et son apparence, l’une d’entre elles est indéniablement originale : dans certains cas, l’exigence professionnelle est si grande qu’elle ne laisse quasiment plus de place à ce qui ressort du privé. La profession perturbe, voire phagocyte, le quotidien au point qu’elle semble l’absorber tout entier. Les frontières s’effacent. L’acteur est comme pris au piège d’une certaine illusion. Plusieurs interviewés perdent leurs propres repères, comme si le personnage l’emportait, à la manière du Saint Genest (1647) de Rotrou9. Peut-être faut-il y voir un investissement narcissique très fort dans le jeu au point d’effacer 8. Amadieu Jean-François, 2002, Le poids des apparences beauté, amour, gloire, Paris, Odile Jacob, p. 31. 9. « Gesnest. Ce n’est plus Adrian, c’est Genest qui s’exprime, Ce n’est plus un jeu, mais une vérité, Où par mon action je suis representé, Où moy-mesme l’objet et l’acteur de moy-mesme » […] de Rotrou Jean, 1647, Le véritable Saint Genest, acte  IV, scène  7, in 1882, Théâtre choisi avec une étude de Louis de Ronchaud, Paris, Librairie des Bibliophiles, p. 227.

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les exigences quotidiennes : « Je est autre. » C’est ce qui fait dire à Vincent (60 ans) : « Je ne sais pas les traits que j’ai dans la vie. » Il pousse au paroxysme cette affirmation en concluant : « Je ne sais pas très bien ce que je suis personnellement », comme si le personnage primait avant tout et que son existence entière en dépendait. Ainsi, pour certains interviewés, l’indifférenciation domine. Elle est telle qu’ils préfèrent n’être qu’un personnage public au détriment de leur propre identité. Sans doute faut-il voir dans l’investissement artistique un renforcement de l’estime de soi. Cette indifférenciation est complexe. Elle est prolongée par les attentes du public qui confond souvent personnage et individu. Aussi, les apparences se mélangent et deviennent indistinctes pour soi et pour les autres. Vincent avoue même : Je préférerais que l’image du personnage prenne le pas sur l’autre, l’emporte sur la réalité. En plus, dès que vous commencez à véhiculer une image publique connue, ça se mélange. (Vincent, 60 ans)

Le public lui-même induit cette confusion et « on vous prend pour l’image que l’on a de vous ». Cette confusion est alors poussée à son paroxysme. Pourtant, ce mélange entre image privée et image publique provoque malentendus et déceptions. Vincent rapporte une anecdote symptomatique : Il n’y a pas très longtemps, j’ai acheté un journal dans un kiosque et le vendeur m’a dit : « Vous êtes plus marrant à la télévision. »

Cette confusion est entretenue par une sorte de facilitation. Il est plus facile de contrôler cette « mise en représentation ». Le personnage public est toujours plus « unidirectionnel », il est moins complexe que la personnalité dans son ensemble. Vincent s’en explique : 30

Un souci de l’apparence

Mon personnage, c’est une sorte d’extrapolation de moi. Il est proche de « la caricature ». Une caricature, c’est en quatre traits rendre la personnalité de quelqu’un.

Cette simplification mise en œuvre avec le personnage public est plus aisée à manier et à maîtriser. Ce que l’on donne à voir est prévisible, moins soumis aux aléas du quotidien.

Une attention spécifique L’acteur s’adapte et choisit de correspondre à ce que l’on attend de lui. C’est l’avis de près de dix-huit interviewés. Cette attention envers son apparence s’allie parfois au désir de séduction et de reconnaissance vis-à-vis d’un public jugé gratifiant. Au point que la notoriété semble devoir jouer un rôle : l’attention à soi devant grandir avec le prestige supposé. Des ambiguïtés demeurent pourtant. Tournant le dos aux préjugés, cette attente peut être précisément déjouée par certains d’entre eux. Nombre d’acteurs indiquent privilégier le fait d’« être bien dans leur peau » plutôt que de paraître ; exercer un métier qui les passionne plutôt qu’être réduit à un physique. Généralement bien sûr, l’acteur souhaite contrôler son image dans le temps du jeu comme dans la vie quotidienne. Dès lors, il met en œuvre nombre de stratégies et de pratiques privilégiant son meilleur profil : celui censé être plus attractif auprès des professionnels ou du public. Il s’agit de correspondre à un « emploi », à un « genre de rôles10 », être au plus près des attentes de ses pairs. Mais il s’agit aussi de répondre aux attentes du public. 10. Rôles dans lequel l’acteur peut particulièrement s’illustrer. Cf. Leveratto Jean-Marc, 2012, « Emploi », in Dictionnaire critique de l’acteur, Rennes, PUR, p. 91.

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L’acteur juge gratifiant de délivrer l’image qu’on attend de lui. Dans tous les cas, cette attention à l’image sollicite des pratiques de soins comme des pratiques de peau. Cette attention passe d’abord par un contrôle sur la peau : avoir une peau saine, paraître en bonne santé semblent être des pré-requis, renforcés pour l’acteur de cinéma. Il s’agit déjà d’être d’emblée convaincant, ce qui suppose d’adopter un profil adéquat lors de l’exercice du casting ou de l’essai, comme dans tout entretien d’embauche11. L’impact de l’apparence physique sur la décision d’embauche a été démontré. Il est même un élément caractéristique de l’emploi à pourvoir lorsqu’il s’agit d’un emploi de mannequin ou de comédien12. Ainsi, Luc revient sur cette attention nécessaire. Remarque importante même si elle demeure « globale » : Si on veut maîtriser ce qu’on veut renvoyer, on est amené à faire attention à notre image. De plus en plus, je fais attention à mon apparence. Avant, j’accordais un peu moins d’importance à mon apparence physique, désormais un peu plus. Et puis, il y a aussi les images que je veux renvoyer, aussi bien dans la vie que dans le travail, quand je vais passer un casting par exemple. Je sais pour quel rôle j’auditionne. J’ai envie que le réalisateur puisse me voir dans ce rôle. Sans non plus arriver déguisé pour autant, je vais faire attention à ce que je porte comme vêtements. (Luc, 27 ans)

Préoccupation globale sans doute, où la préoccupation envers la peau est nécessairement présente, fût-ce sur un mode latent. L’acteur, autrement dit, propose une « ébauche » du rôle à venir. Cette « mise en représentation » correspond 11. Hegel Alain, Normand Éric, 2012, Le Guide du comédien : renseignements pratiques pour la formation de l’acteur et son insertion professionnelle, Héricy, Éditions du Puits Fleuri. 12. Beehr  T.  A., Gilmore  D.  C., 1982, « Applicant attractiveness as a perceived job-relevant variable in selection of management trainees », Academy of Management Journal, 25 (3), p. 607-617.

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à la vision qu’il peut avoir du personnage et dont il fait la proposition au réalisateur ou au metteur en scène. Tout détail, dès lors, est important. L’attention à la peau, à l’enveloppe corporelle, peut se révéler explicite. Elle correspond à un choix assumé d’apparence. Le port de la barbe, souvent cité par exemple, censé vieillir, devient, entre autres, option de jeu : « Sur la barbe aussi par exemple, qu’est-ce que je vais renvoyer comme âge, comme volet de ma personnalité aussi ? Je vais en jouer aussi. » Cette attention à l’apparence influence dès lors, on l’a vu, les pratiques de soins. Telle est l’indication encore apportée par Luc : Je suis un peu poilu, j’ai du poil derrière les épaules que je ne trouve pas très beau. Donc il m’arrive d’épiler et de raser aussi. Quelque part, je le fais parce que moi je n’aime pas trop, mais c’est aussi le regard des gens qui m’amène à faire attention. (Luc, 27 ans)

Rien d’autre qu’une manière de donner de lui-même une image davantage « parfaite » et narcissiquement satisfaisante. L’importance accordée à une apparence soignée est ainsi souvent reprise par les acteurs. Elle correspond aussi à une évolution en ce qui concerne la perception des hommes à l’égard de leur propre image et le recours éventuel à l’épilation pour la parfaire13. Cette question a fait, par ailleurs, les titres de la presse anglo-saxonne en avril 201214, revenant sur la question de l’épilation du maillot au masculin, devenue nouvelle tendance. Pierre insiste sur cet effet de la situation professionnelle : Par la force des choses, j’y suis obligé. Oui, j’y fais un peu attention sans que cela soit une obsession. (Pierre, 43 ans) 13. Cette évolution avait déjà été mise en évidence en Angleterre. Cf.  Eshun Ekow, « Male order. The rise of the metrosexual », The Telegraph, 07/06/2005. 14. www.nytimes.com/2012/04/12/fashion/men-turn-to-bikini-waxing. html ?pagewanted=all&_r=0

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Cet acteur vit d’ailleurs une situation particulière. Souvent distribué dans les rôles de jeune premier dramatique, il doit répondre à nombre d’attentes spécifiques concernant son apparence et sa présentation : Donc je sais que lorsque je suis face à des gens du métier à une première au théâtre ou à une première au cinéma je sais que les rôles dans lesquels ils m’ont eux-mêmes distribué ou dans lesquels ils m’ont vu. Cela correspond un peu à ça. Je suis obligé d’être un peu présentable par rapport à ça. Je ne peux pas arriver sapé n’importe comment ou ayant pris 15 kilos ou coiffé n’importe comment. Je fais un minimum attention mais, ça aussi, c’est une chose dont que j’ai pris conscience au fil des ans. (Pierre, 43 ans)

Le thème de la peau est nécessairement présent ici, même si Pierre prétend ne pas être gêné par la sienne : J’ai la chance de n’avoir pas trop de problèmes de peau donc je ne m’en préoccupe pas plus que ça. Si j’avais des problèmes de peau, je m’en préoccuperais davantage. Je ferais les soins qu’il faut pour améliorer les choses, mais en l’occurrence je n’ai pas à le faire.

Cette attention à l’image de soi, autrement dit, demeure générale pour beaucoup d’interviewés, s’appuyant sur des règles conventionnelles à adopter, des normes globales : vêtements portés en accord avec les circonstances, soins apportés à la coiffure, à l’allure générale. Elle s’appuie sur l’état de la peau, sans doute, et son traitement, mais de manière implicite, convenue. Des hantises existent, par ailleurs, correspondant à des cas particuliers, des symptômes, des difficultés personnelles. C’est une exigence envers le teint par exemple qu’évoque plus explicitement Francis. Cette exigence s’impose si fortement même qu’elle contraint l’acteur à changer des habitudes pour le moins spécifiques : 34

Un souci de l’apparence

À un moment, je buvais tellement que le foie a réagi et je me suis mis à être très bouffi et cela ne m’a pas plu, donc j’ai arrêté de boire de l’alcool. (Francis, 51 ans)

Cette attention à l’image prend une dimension tout aussi particulière pour Mathias. Elle tient d’ailleurs autant à une exigence professionnelle qu’à une peur très personnelle qui le hante : Elle est liée à une hantise du vieillissement et de la mort. Parce que je veux me battre contre le temps, je veux le repousser depuis toujours… Mais un des produits – parce que j’alterne les produits pour la peau –, un des produits que je mets maintenant, je le mets depuis l’âge de 15 ans… (Mathias, 45 ans)

Thème majeur, réitéré, où l’âge n’est autre qu’une menace évoquée par nombre d’interviewés. Ce thème de la jeunesse est si important qu’il mérite d’être spécifié. Lorsque Mathias se réfère aux grands modèles d’acteurs qui l’inspirent, ce sont les ravages du temps qui l’émeuvent : Hier je voyais aussi des photos de Trintignant. Je le revoyais jeune et le voyais actuellement et je me disais : « Quelle injustice. » Ça reste des hommes extraordinaires qui ont vieilli naturellement, qui se sont laissés vieillir. Ils ont été tellement sublimes et leur peau est devenue abîmée. Trintignant disait que son nez s’était complètement déformé. J’ai l’impression que la peau continue à pousser, elle fait des bourrelets. Je suis terrorisé par tout ça. C’est pour ça que je fais très attention à mon physique, je sais que tout ça va vieillir. Je veux avoir le plus longtemps possible une peau qui est agréable à regarder et à toucher. C’est ça de gagné sur la mort.

La peau et ses évolutions sont ici observées avec la plus grande attention. Mathias les scrute jusqu’à la hantise. Reste que le thème de la jeunesse, de l’allant, la volonté d’offrir un modèle où l’âge n’aurait pas de prise tendent à l’emporter, diversement commentés, diversement 35

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concrétisés. Cette attention particulière est déclinée avec précision par Benjamin (35 ans). Elle s’appuie sur l’utilisation de cosmétiques comme l’autobronzant par exemple pour avoir l’air moins pâle, suggérer de la vigueur, une expression mieux dessinée. C’est la coloration de la peau qui est recherchée comme donnant meilleure mine. Cet acteur a alors toute conscience de l’image qu’il véhicule : celle correspondant, en l’occurrence, au stéréotype habituel du « métrosexuel ». Ses propos le confirment : C’est vrai que j’ai toujours véhiculé cette image avec l’apparence, la peau, d’où l’utilisation de l’autobronzant que je mettais. Après, j’ai un côté « métrosexuel15 » mais ça, je l’assume complètement. J’ai plein de produits chez moi, plein de parfums et on peut être parfaitement masculin avec ça. (Benjamin, 35 ans)

Un modèle « viril » particulier se dessine, précisé par l’expression « métrosexuel », terme apparu dans les années 2000 désignant un nouveau comportement des hommes vis-à-vis de la beauté. Ce modèle est devenu courant dans nos sociétés. S’il désignait tout d’abord un « groupe assez spécifique », il s’est étendu « aux zones urbaines et périurbaines ». Finalement, aujourd’hui, des hommes, toutes générations confondues et toutes catégories, tendent à utiliser des produits de soins masculins16. 15. On doit le terme au journaliste anglais Mark Simpson. Il l’utilise pour la première fois dans son article « Here come the Mirror Man. Why the future is metrosexual ? », The Independent, 15/11/1994. Il désigne : « an urban male with a strong aesthetic sense who spends a great deal of time and money on his appearance and lifestyle » [un homme urbain qui possède un grand sens esthétique et qui dépense du temps et de l’argent pour son apparence et son mode de vie] (source : salon.com). 16. Nancy Mills (Consumer practice industry manager chez Kine  & Compagny) citée dans l’article de Gallon Vincent, 2012, « Cosmétiques pour hommes : le marché progresse vite mais les marques doivent s’adapter », Premium Beauty News.

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Une précaution supplémentaire s’impose ici : cette apparence physique et les soins qui l’accompagnent ne sont pas prescrits par la seule exigence professionnelle. Ils correspondent aussi à l’effet de l’humeur « intérieure », l’affirmation d’un tempérament, la signature d’une personnalité. Benjamin ajoute encore : L’apparence, maintenant je m’en fiche comme l’avis des autres, j’essaie d’être plus moi avec mes humeurs du moment. Cette attention, elle fait partie aussi du boulot. On est jugé d’abord sur l’apparence, sur ce que l’on dégage.

Remarque précieuse où choix personnel et exigence professionnelle sont jugés convergents. Benjamin, quoi qu’il en soit, retient très précisément la nécessité de présenter une peau nette et saine : « Cela aussi fait partie de moi, j’aime bien avoir une peau propre sans boutons. » Autant dire que cette attention à une « peau saine » est clairement spécifique à l’acteur. Celui-ci fait d’autant plus attention à la peau que cette attention est finalement implicitement exigée à la fois par l’environnement professionnel et son propre désir personnel « d’embellissement ».

L’apparence globale Beaucoup d’acteurs affirment ainsi faire attention à leur image, mais, faut-il le dire, cette image privilégie d’abord le global. L’attention commence par la maîtrise d’ensemble, celle de l’apparence, de la silhouette. Le surpoids, par exemple, est systématiquement traqué. Sa présence n’est-elle pas sujette à critique sinon à rejet ? Ce qui au bout du compte ne peut manquer d’impliquer l’image de la peau, comme celle du corps. 37

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Un surpoids freine les propositions professionnelles et limite les rôles proposés. Aussi le poids est-il surveillé, voire contrôlé. C’est ce que dit Guillaume entreprenant dès lors un régime. Au « diktat » de la taille s’ajoute le désir d’être en meilleure santé : Par exemple, là, j’ai fait un régime ces derniers temps. J’ai perdu quand même huit ou neuf kilos. Donc là, c’était volontaire, ce n’est pas que pour l’image c’est pour ma santé car je commence à me sentir fatigué, mais c’était aussi pour l’image. Alors anecdote, j’ai envoyé ma « bande démo » à une comédienne connue, que moi j’aime bien depuis que je suis petit. Je lui ai envoyé ma démo et elle m’a renvoyé un retour très élogieux… Elle m’a envoyé un mail disant : « Écoutez, vous êtes très bel homme, vous êtes très bon acteur mais perdez du poids. » Elle me l’a dit beaucoup plus élégamment. Elle m’a dit : « Perdez du poids »… Mais j’ai trouvé ça bien qu’elle se permette de me le dire car c’était un conseil professionnel. (Guillaume, 45 ans)

Cet impératif relate l’importance de l’image globale. Être svelte par exemple est plus prôné qu’être rond ou avoir du ventre. La peau peut alors y trouver un nouveau rôle. Elle n’est plus simple signe esthétique : affaissement, bouffissures. C’est son fléchissement qui est ici concerné. Elle devient indicatrice de bonne ou mauvaise santé : Pour moi, la peau ça indique plus que ça. Ça indique l’état de santé de la personne et donc si ma peau ou si j’ai des défauts de peau ce n’est pas seulement mon image qui est différente… Les gens ne vont pas se dire : « Il n’a pas une bonne image » mais : « Il n’est pas tellement en bonne santé. » Donc, pour moi, la peau c’est plus que l’image. Cela fait partie de l’image mais c’est l’état de santé, comme les dents par exemple. Quelqu’un qui a les dents très jaunes, c’est bête, on pense qu’il est en moins bonne santé que quelqu’un qui a les dents très blanches.

Le poids de l’acteur, son « épaisseur », est un repère pour lui-même mais joue aussi dans les attentes des 38

Un souci de l’apparence

professionnels. La corpulence est alors synonyme de force et de puissance. L’exemple inévitable d’acteurs connus en est la preuve. Les propos de Marc en témoignent : Le rapport à l’image il est aussi en rapport de ce que la nature vous a donné. Il y a déjà de grandes baraques qui jouent très bien, il y a Depardieu bien évidemment, il y a aussi Jacques Weber. Ce sont des grands costauds, c’est autre chose. (Marc, 60 ans)

Pour Marc, il faut rester dans une « grosseur acceptable » : Moi, j’ai de toute façon un problème de poids. Je suis fait comme ça, je ne peux pas faire autrement. Cela fait depuis très longtemps, depuis l’âge de 30 ans. Et je suis monté à 120 kilos et là je pèse environ 100 kilos… Donc là j’ai fait un régime extrêmement sévère pour rester un fort mais pas un gros.

S’il fait état de son problème de poids, il ne peut radicalement en changer et devenir maigre. Son image en serait trop brouillée selon ce même acteur : Parce qu’il y a deux types de gros : le gros sans muscles, c’est Jacques Charron par exemple, précieux, charmant mais moi pas du tout. Si je deviens gros alors que j’étais fort, l’image se perd donc il faut bien savoir d’où l’on part et de garder cette image. Un fort qui reste fort, qui reste puissant, en adéquation avec son psychisme, on peut en faire quelque chose. Mais je ne serai jamais un fluet, ce que j’ai bien regretté.

Aussi, si l’acteur a été fort toute sa vie, il a véhiculé cette image d’un acteur fort. Celle-ci demeure chez les professionnels comme pour le public. Le changement de taille ne peut être radical car ses formes correspondent à un type de rôle qui lui est habituellement proposé. Pourtant, ces variations mineures de poids ont un retentissement direct sur la peau. Des changements sont apparus pour Marc : « Ma peau a pris des libertés avec mon corps et s’est 39

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un peu étendue à des endroits disgracieux. » Aussi, peau et corps se distendent-ils à l’envie dans un même mouvement. La peau devient alors « première manifestation de la graisse et du surpoids » (Dominique, 74 ans). D’où cette vigilance ici très ciblée. Cette attention à l’image s’intensifie lorsque l’acteur atteint la notoriété. Les pressions à son encontre deviennent encore plus fortes, conjuguant les attentes des professionnels et les attentes du public. Ainsi, Jacques reprend cette question de la célébrité semblant induire un contrôle de l’image de soi encore plus aiguisé dans la sphère publique : Je suis quand même obligé de faire attention à mon image. À partir du moment où on a une certaine notoriété, c’est même quelque chose que l’on est obligé de faire dans la vie quotidienne. Pourquoi ? Parce qu’on se dit : « Les gens vont me voir, ils me reconnaissent. » ( Jacques, 66 ans)

Un choix s’opère alors pour l’acteur : Les gens ont une image de vous, vous pouvez décider de la modifier, de la changer, mais il y en aura toujours une. Alors que l’anonymat justement c’est la non-image.

L’aspect professionnel reste dès lors primordial. C’est l’analyse faite par Guy : Surtout pour le métier. L’image au sens figuré du terme, oui. Vous êtes obligé de faire attention car sans arrêt on vous renvoie des trucs en fonction de votre image. (Guy, 50 ans)

Et aucune surprise à ce que cette exigence se dise d’abord sur le mode de l’allure générale : Je fais donc attention à la façon dont je m’habille, je ne mettrai pas un tee-shirt avec des rayures, un truc qui me dérange, donc je suis certainement sensible à l’image. 40

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Cette image échappe cependant à l’acteur lui-même, pris de vertige, dans une sorte de multiplication des images : « On est purement de l’image, donc même si on ne joue pas devant un miroir, forcément ça compte. » Pourtant, cette image que l’acteur renvoie atteint ses propres limites. C’est ici que peuvent basculer des points de vue différents. Ce miroitement incessant n’est pas toujours jugé essentiel. L’exception existe. Plusieurs acteurs, comme l’explique Guy, ont pour objectif d’être bien avec soi-même : Mais encore une fois, je pense plus énergie qu’image. Je pense encore une fois que ça vient de l’intérieur… C’est comme la peau justement. C’est plus important d’être bien et heureux, ce n’est pas la peine de se faire des soins avec des crèmes à 80 euros les 10 millilitres.

Remarque originale : elle n’est plus liée à une exigence professionnelle plus ou moins lointaine. Elle obéit à un choix délibérément personnel. Ce qui correspond d’ailleurs à une des particularités de la société individualiste où le sujet a d’abord à répondre de lui-même et de lui seul. Il n’en demeure pas moins que pour les acteurs les plus reconnus la gestion de l’image peut adopter des accents très particuliers. Elle touche, par exemple, à tous les supports médiatiques. Ceux que l’acteur tente de surveiller sinon de scruter pour mieux les gérer. Francis multiplie, à cet égard, les contrôles. Il choisit les photographies qui seront publiées ou pas. Il exerce, autrement dit, une surveillance à distance sur son image. Une manière de confirmer cette attention croissante, en la liant directement au métier d’acteur : 41

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Alors un acteur qui répondrait non à cela est un menteur. Après cela je vous réponds non, mais je mens. C’est-à-dire que oui, forcément, mais après pas tant que ça, par rapport à plein de mes confrères. Comme je suis photographe à la base je vais déjà contrôler mes photos pour avoir les meilleures photos. (Francis, 51 ans)

Ou encore Julien : Si je fais une séance photo pour un magazine, si on m’envoie les photos, je les regarde. ( Julien, 41 ans)

Attention constante autrement dit, attention continue. Ce qui n’est pas au passage sans poser quelques problèmes. Éric souligne les limites d’une telle pratique : Prenez le programme de la Comédie-Française, il y avait des photos datées d’il y a 15 ou 20 ans… Les acteurs ne se ressemblaient plus du tout, ça m’a toujours étonné. Les gens sont bizarres, ils pensent que, comme on les voit comme ça dans le programme, on les verra dans la rue comme sur la photo. (Éric, 45 ans)

La tentation de choisir une image idéale, et pour ainsi dire inchangeable, peut se révéler ambiguë. La distance peut même se faire plus grande encore entre ce que l’acteur souhaite projeter et les attentes du public. L’ambiguïté peut s’accroître encore. La photographie peut se révéler trompeuse et générer une réelle confusion. La crainte de Sébastien (44  ans) est palpable : il redoute le « principe de réalité ». Le thème de la peau se retrouve ici. Cette peur par exemple est fixée notamment sur les imperfections tégumentaires, celles qui vont être révélées alors qu’elles sont cachées sur la photographie : 42

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Souvent je suis pris sans casting, on me dit : « On a vu ta photo on t’a vu… » Et ma seule crainte c’est qu’entre ce qu’ils ont vu sur Internet et quand ils me voient, ils peuvent avoir une déception par rapport au gars. Car ils vont voir ma peau de près ils vont voir mes défauts, ils vont voir mes kilos. La seule chose que je me dis c’est : « Est-ce qu’ils ne regrettent pas leur choix ? » Mais une fois qu’ils me prennent ils savent ce qu’ils ont choisi. (Sébastien, 44 ans)

L’image autrement dit peut trahir le modèle en le sublimant. Elle peut, très paradoxalement, tromper le professionnel comme tromper le public.

Une attention limitée C’est bien la majorité des acteurs qui marquent une véritable attention à l’image pour des raisons tant professionnelles que personnelles. Elle accompagne des soins précis accordés à la peau, jusqu’à surveiller quelquefois étroitement le reflet proposé, celui des médias, celui de la photographie. Une autre partie des interviewés demeurent en revanche plus hésitants. Non que l’image proposée soit d’emblée dépréciée, mais elle est jugée pesante, voire porteuse de contraintes sur la vie quotidienne, d’où la tentative de s’en éloigner. L’image autrement dit est autant subie que partiellement refusée. Certains acteurs préféreraient l’anonymat d’un pays étranger pour ne plus être dérangés et devenir plus libres de leur apparence. C’est ce qu’avance Antoine : Je pense que c’est important, mais je ne m’en rends pas compte. Je n’y fais pas attention. La paresse me gagne et voilà. Je pense que les autres font attention et ça me gêne, ça m’agace. Je suis obligé d’une certaine manière de ne pas sortir en pyjama avec le cheveu en pétard. Mais ça me gêne. J’aime bien être à l’étranger pour cela, 43

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

pour être plus libre. Là par exemple, je me dis que je ne fais pas attention. Je pense qu’à partir du moment où on est regardé plus que nécessaire, on fait attention à son image. C’est un peu désagréable. (Antoine, 57 ans)

Certes, la pesanteur professionnelle et ce qu’elle implique sont donc insidieux. Les acteurs ne peuvent y échapper. Mais quelques-uns d’entre eux la fuient délibérément pour prétendre vivre avec moins d’attention à soi. D’autres avouent leur hésitation et les alternatives possibles à la pression subie. Il n’y a pas d’obligation mais des fluctuations en fonction des situations et du moment. L’acteur s’adapte. Il peut choisir de répondre positivement et se calquer par rapport à cette image subie qui est gratifiante ou bien au contraire vouloir s’en dégager. C’est ce que montre Dominique : Souvent, dans le métier, plus on est connu, reconnu, plus on attend quelque chose de vous. Plus on avance dans le métier, plus les gens ont une image de vous. Soit on veut répondre à cette image, soit on veut en véhiculer une autre. Moi il m’est arrivé de vouloir ressembler à mon image parce que j’étais populaire sur un feuilleton, une série, etc. J’avais plaisir à ressembler à l’image qu’ils avaient de moi parce qu’elle était gratifiante et j’avais de la sympathie pour ça. À d’autres moments, on prend le contre-pied de cela complètement, quand tout à coup vous avez fini de tourner un rôle ; mais là aussi c’est un petit peu différent selon les situations, les moments, etc. (Dominique, 74 ans)

Si cette pression semble inexorable pour tous les acteurs, certains montrent une certaine ambiguïté dans le détachement. Attitude importante, parce qu’elle permet de distinguer les situations de jeu et celles de la vie quotidienne. Éric est l’un des premiers interviewés à montrer une distance, voire une indifférence envers son image. Tout en nuançant, il ménage des restrictions : 44

Un souci de l’apparence

Oui, vous dire non ce serait mentir mais pas plus que les gens dans la rue. Moi par exemple, je m’en fous des photos, ça ne me concerne presque pas. Moi c’est le jeu qui m’intéresse… Alors si je fais une émission de télé oui, je vais me regarder dans le miroir, mais comme si j’étais invité à manger chez quelqu’un, normalement. (Éric, 45 ans)

Éric distingue très bien deux situations qui méritent effectivement d’être nuancées : l’attention à l’image dans la vie et celle donnée dans le jeu véritable. La préoccupation quotidienne peut être équivalente à une forme de politesse : Moi je suis un peu comme un petit garçon, je me regarde dans la glace et je suis comme avec les parents ; j’essaie d’être bien mis, c’est pas plus que ça. J’essaie d’être poli, d’être correct, voilà.

L’acteur, on le voit, tente ici difficilement de concilier la banalité de tous les jours et l’exceptionnalité de son jeu. Éric semble même quelquefois oublier cette auto-surveillance dont il vient de parler. Pour lui, l’intérêt est ailleurs : Moi, ça ne me concerne pas. Je trouve qu’il y a tellement de choses qui m’inquiètent, qui sont insoutenables dans la vie que ça c’est un détail. La mort ce n’est pas un détail. Les gens qu’on aime, qu’on perd, ce n’est pas un détail.

Rien d’autre qu’une affirmation ambiguë où semblent conjointement présentes exigence et négligence. Sans doute est-ce l’accord avec soi-même qui l’emporte. La gravité de l’existence est bien plus forte et davantage éprouvée que la simple apparence.

Une attention déniée Reste une plus forte minorité d’acteurs qui disent refuser la contrainte. Ils sont rares sans doute mais déterminés. 45

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Toute pression est déniée, seul l’emporte le manque délibéré d’apprêt. C’est même ce manque qui ferait l’empreinte personnelle de l’acteur. L’image, dans ce cas, ne saurait être travaillée. Philippe l’affirme délibérément jusqu’à en jouer : Oui, même si la manière d’y faire attention c’est de dire que je n’y fais pas attention. Ça fait partie de mon cirque à moi. Je suis plutôt ours mais c’est une marque de fabrique évidemment. Tout ce qui contribue à fabriquer cette image-là rentre dans mon jeu, pas forcément consciemment tout le temps. C’est une vieille habitude depuis 30 ans. (Philippe, 54 ans)

Cette image spontanée l’identifie, elle ne nécessite aucun artifice de sa part. C’est ce que l’acteur explique : On m’engage pour la gueule que j’ai et non pour ce que je crois du monde, pas même pour ma manière de savoir jouer bien ou mal la comédie… Je n’ai aucune imagination. À  partir du moment où je sais qu’ils viennent me chercher pour tel rôle, je leur propose d’entrée la gueule qu’ils cherchent.

Nul besoin de séduction. Ce qu’il est, et seulement ce qu’il est, doit s’imposer. Le facteur esthétique n’est plus avancé. Mais c’est une pâte toute personnelle qui le constitue. Elle en est son signe distinctif. Sa manière d’être doit l’emporter sur une quelconque recherche de séduction. André revient sur ce déni, sur ce refus à se soumettre à cette loi de l’apparence imposée par la profession : À ma manière, spontanément, je pourrais dire que non c’est une formule dans laquelle je ne me retrouve pas. En même temps, j’ai passé des années à être dans le refus de ça pour d’excellentes et de très mauvaises raisons… Je suis allergique à la culture du look. On est dans une époque où il y a des diktats. Avant, 46

Un souci de l’apparence

il y avait des seconds rôles, maintenant il n’y a que des passemurailles. (André, 60 ans)

Il prend ses distances avec les modes actuelles. Pour lui, les impératifs sont autres. Les exigences sont liées avant tout à son « savoir-jouer » et à son savoir-faire. Parfois, même ceux qui ont le plus de notoriété disent négliger leur image, contrairement à ce que l’on peut attendre d’eux. Ils détournent le cliché et le renversent même. Ainsi, Laurent avoue ne pas savoir « artificialiser » son apparence : Pas assez. Je suis très content quand on me dit : « Ah, je t’ai vu à la télé je t’ai trouvé très beau », ça me fait plaisir, mais comme en général je ne fais pas attention à la façon de m’habiller… Je ne prends pas de risque ; si je fais des efforts, je suis ridicule en général. Je ne sais pas m’habiller et je déteste qu’on m’habille et qu’on me dise : « Ça, ça va t’aller. » Je mets un jean. Il faut que je me sente bien. Ce qui est important, c’est ce qu’on a à l’intérieur. (Laurent, 60 ans)

Le look n’est pas une règle absolue. L’important est ailleurs. Ce n’est pas l’apparence qui est visée mais bien plutôt le bien-être au niveau personnel et l’émotion au niveau professionnel. Laurent ajoute en ce sens : Être bien dans sa peau, c’est une expression. Encore une expression qui est jolie. Parce que la peau c’est le costume numéro un. C’est ce qu’on porte à vie. Quand on dit qu’on est mal dans sa peau, ça veut dire tellement de choses. Ma seule obsession c’est l’émotion. Il faut arriver à toucher, à exprimer l’émotion la plus juste… Trouver, comme disait Modigliani, « le jeu absolu ».

Une façon autrement dit de faire exister la peau mais sur un mode très particulier qui se défie de toute recherche artificielle, au bénéfice de la seule recherche de l’émotion. 47

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Le rasage et l’exigence professionnelle Les remarques majeures concernent d’emblée le visage, sur un mode inattendu. Si l’on s’intéresse aux premières impressions ou indications, les repères se focalisent de prime abord sur le rasage. La réaction est presque un réflexe. Le rasage peut être perçu comme pseudoagression. C’est aussi un choix concernant la peau. Beaucoup d’acteurs n’aiment pas le rasage au quotidien, jugé trop agressif pour la peau. Ils préfèrent se raser une fois par semaine et laisser ainsi une barbe de deux ou trois jours. D’autres, moins nombreux, préfèrent être rasés de près car ils n’aiment pas sentir la sensation désagréable des poils pousser sur leur peau. Tous s’accordent à dire que ces choix sont souvent faits en fonction de leur actualité et des rôles à venir. Tous, quoi qu’il en soit, confirment l’importance du thème. Tous en parlent. Ainsi, beaucoup préfèrent alterner selon leurs obligations professionnelles. D’emblée, Dominique évoque l’épreuve du rasage quotidien, les éventuels « feux du rasoir » : Pour l’homme, l’un des problèmes importants de la peau c’est le rasage, l’entretien de la barbe ; c’est important parce que le rasoir a des avantages mais aussi des inconvénients, il irrite… Porter la barbe, on ne la sent pas la barbe. Et puis, en plus de cela, la peau est moins malmenée que par le rasoir quotidien. (Dominique, 74 ans)

Christian partage ce choix de ne pas se raser quotidiennement : Si je n’ai pas d’obligations professionnelles, je ne me rase pas tous les jours. (Christian, 40 ans) 48

Un souci de l’apparence

L’esthétique n’est évidemment pas négligée. Un nouveau modèle de virilité apparaît qui tranche avec les dernières décennies. C’est le « mieux-être » qui est privilégié, et d’autres pratiques de rasage plus discontinues sont investies. Quatorze interviewés préfèrent adopter la barbe de quelques jours, qui semble un bon compromis entre le rasage quotidien et se laisser pousser la barbe. Ils s’inscrivent ici dans ce nouveau comportement désormais admis et en nette évolution depuis cinq  ans17, puisque « moins d’un Français sur deux se rase tous les jours, sans pour autant négliger sa pilosité18 ». Cette pratique s’accompagne de la mise en place d’un nouveau modèle de la virilité contemporaine : l’« übersexuel19 », désignant un homme à l’apparence macho ou virile20. Son apparence est soigneusement entretenue avec le choix notamment d’une barbe de trois jours, juste compromis entre le trop lisse, socialement acceptable, et une pilosité trop agressive et excluante. C’est la hantise de l’irritation de la peau et autres démangeaisons qui poussent un certain nombre d’acteurs à adopter le rasage irrégulier. Damien explique ce choix pragmatique. Laisser davantage pousser la barbe entraîne, en revanche, des grattages : 17. « Aujourd’hui 60 % des Français se rasent tous les deux jours alors qu’ils n’étaient que 37 % il y a encore 5 ans », Catherine Lewi, directrice marketing de Williams, citée par Girard Laura, Morio Joël, « La barbe, nouvel attribut de séduction », Le Monde, 01/12/2010, p. 28. 18. Ibid. 19. Ce terme est inventé par la publicitaire allemande Maria Salzman et signifie « au-dessus de ». 20. Andrieu Bernard, 2009, « Se donner un genre viril », Cahiers de l’Observatoire NIVEA, « De nouveaux hommes ? », n° 9, p. 10.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

J’aime porter la barbe, enfin, quand je dis la barbe cela dépend. Je parle de la barbe de quelques jours. Il n’y a pas de problème, mais quand je commence à la laisser pour un rôle un truc comme ça, ça commence à me gratter. (Damien, 30 ans)

La zone située sous le nez devient plus sensible : Quand je laisse un petit peu, ça commence à me gratter… Quand je touche là ici (geste) quand j’ai la moustache, ça peut me faire très mal… Entre le nez et la lèvre supérieure.

D’autres acteurs reviennent sur ce grattage tel Francis qui a trouvé à y remédier : Tout ce qui est capillaire et poils n’est qu’en fonction de mon travail. Si je ne travaille pas je ne m’en occupe pas du tout. Là c’est pour un rôle que je tourne dans 10 jours. Quand ça pousse, il y a un moment de grattage qui se solutionne très bien. Vous savez avec quoi ? Avec les pommades contre les crevasses des mamelons parce qu’elles dilatent les pores pour les crevasses. (Francis, 51 ans)

Julien reprend ce même choix du rasage irrégulier. Il ajoute encore qu’il n’aime pas être rasé de près à la fois par choix esthétique mais surtout en raison de la grande sensibilité de sa peau : La peau de mon visage, je ne la touche pas, je ne me suis jamais rasé à la main. Je me rase avec un rasoir électrique… Je n’ai jamais touché à mon visage et je trouve que ça me va… Je me sens moins bien bizarrement quand je suis rasé de très près. Je ne connais pas. ( Julien, 41 ans)

Le thème de l’« irritation » liée au rasage finit par être évoqué avec insistance chez ceux qui jugeaient la peau « peu importante ». Cette sensation désagréable –  on le sait – est liée à l’élimination des cellules superficielles 50

Un souci de l’apparence

de la peau avec le passage du rasoir21. Ici, cette barbe de quelques jours n’est pas synonyme de négligence mais nécessite un véritable entretien. Ainsi, d’autres acteurs font le choix du rasage irrégulier, plus clairement par respect pour leur peau et éviter les désagréments du rasage quotidien. Pierre s’en explique : Oui, la peau est moins irritée quand je ne me rase pas. C’est comme une espèce de protection qui fait que déjà il n’y a pas cette agression du rasoir quotidien. Souvent, je porte une barbe de trois-quatre jours, souvent on me l’a demandé pour des rôles et donc du coup, entre deux films ou deux pièces, je l’ai conservée. (Pierre, 43 ans)

Parfois, les réactions sont plus tranchées : certains acteurs vont jusqu’à détester le rasage pour ces mêmes raisons. Paul le rapporte : Là je viens de finir un film où je devais être imberbe. Je n’aime pas trop cette sensation et la maquilleuse me disait qu’aujourd’hui les gens de ma génération ne savent plus se raser… Un peu d’eau chaude – moi je rase comme ça –, cela me file des boutons parce que je ne le fais pas bien en fait. Cela me file des réactions parce que je ne le fais pas souvent. Des rougeurs, des boutons… (Paul, 29 ans)

Les effets sont notables et jugés désagréables. Cette hantise du rasage peut aussi être liée à une inexpérience, à un manque de pratique pour les jeunes générations. Ne plus raser son visage est alors vécu comme un véritable 21. Cela entraîne également « la détérioration du film hydrolipidique qui la protège de la déshydratation. En conséquence, la peau devient plus vulnérable aux infections microbiennes, se sensibilise et se déshydrate davantage », in Allègre Virginie, 2008, La peau de l’homme et les soins cosmétiques masculins, thèse de doctorat en pharmacie, Faculté de pharmacie, Université Montpellier I, p. 59.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

repos, une pause pour la peau, entre deux rôles. C’est ce qu’affirme Henri : Oui j’ai le poil dur donc là je me repose. Je repose ma peau, c’est agréable d’ailleurs. Par contre, quand vous jouez tous les jours vous vous rasez tous les jours, tous les jours une lame ça agresse quand même. (Henri, 43 ans)

Un changement de mentalité s’opère également car ce « mal rasé », qui était préalablement assimilé au négligé et à la marginalité – dont le prototype était Serge Gainsbourg dans les années 1980 –, véhicule désormais une autre image plus « cool », synonyme de détente. Des acteurs tels Clint Eastwood ou George Clooney l’ont adopté et la mode s’est étendue en France, avec notamment l’acteur Romain Duris. L’homme non rasé est devenu ainsi modèle de séduction. D’où le nouvel enjeu esthétique. Ce choix du « mal rasé » correspond alors davantage au choix d’une nouvelle élégance. En revanche, il est clair que cette attitude, de manière contradictoire, peut être l’effet d’une histoire ou d’une rencontre avec le public. C’est un type de personnage qui l’emporte alors dans ce cas, fût-il celui d’un être hors norme ou d’un déclassé. Tel est le cas de Philippe : Je suis plutôt mal rasé depuis très longtemps, depuis que j’ai commencé à perdre mes cheveux. C’est une passation, une transmission, ça correspondait aussi à des choix de personnages. Les réalisateurs d’images ont un imaginaire excessivement restreint. Il faut leur apporter d’entrée la gueule qu’ils veulent voir. Comme j’étais plutôt abonné aux méchants, j’ai fait surtout du voyou ou du flic, ce qui revient exactement à la même chose à l’écran. Il fallait que j’aie un peu la gueule de l’emploi : être mal rasé, avoir les cheveux très rasés, avoir une sale gueule. Il me faisait vivre et ça me fait toujours vivre. Donc j’entretiens cette sale gueule, donc chez moi ça passe par le mauvais rasage. C’est pour cela que 52

Un souci de l’apparence

les marques de vieillissement, les marques de coups sur la gueule contribuent à ça. La peau, plus elle en ramasse, plus c’est payant. (Philippe, 54 ans)

L’image du « bad  boy », du rebelle, demeure néanmoins présente dans les esprits avec cette barbe de trois jours. Les acteurs jouent de ce code et l’utilisent, en toute connaissance. Reste une spécificité plus étroite du « mal rasé ». Ce choix est parfois préféré à la barbe car celle-ci est perçue comme vieillissant l’acteur. C’est ce que ressent Jacques lorsqu’on lui demande de garder la barbe pour un rôle : L’acteur, il est quand même soumis à ce qu’on fait de lui donc, si je dois me laisser pousser la barbe pour un rôle, ça veut dire que j’interprète un personnage peut-être plus vieux. En fait, ce n’est pas la même chose et moi, je change beaucoup en fonction de ça. C’est-à-dire, si je suis barbu, je fais beaucoup plus vieux et d’ailleurs ma barbe est maintenant largement poivre et sel. ( Jacques, 66 ans)

Porter une barbe peut être vécu comme une expérience très désagréable. Elle transforme, elle gêne, elle vieillit le visage. Laurent le rapporte : Je n’aime pas me raser, mais je n’aime pas avoir la barbe. L’année dernière, j’ai eu la barbe pendant des mois pour un travail et je détestais cela. Je disais souvent : « Je ne sens pas l’eau sur ma peau. » Indépendamment du regard que j’ai sur moi et que je ne me reconnais pas, je n’aime pas la barbe. Ce n’est pas agréable… (Laurent, 60 ans)

Autant dire que le thème est complexe, ce qui souligne sa diversité et ses enjeux. À l’inverse, par exemple, se raser complètement est souvent ressenti comme rajeunissant l’apparence de l’acteur, comme lui apportant un « coup de jeune ». Philippe revient sur cet effet : 53

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Il arrive que l’on me demande de ne pas avoir de barbe, d’être bien rasé et très propre et je me sens très exactement glabre, le petit masque perso que je me suis fabriqué, tout à coup je joue avec autre chose et avec un « autre chose » qui ne me plaît pas terriblement. Dans ces cas-là, j’ai tendance à enlever ce qu’il me reste de cheveux également. Je me sens redevenir un peu garçonnet sans ma fausse barbe. Je n’aime pas plus que ça. (Philippe, 54 ans)

Ces effets du port de la barbe ou son absence sont très bien analysés par Luc : Si je me laisse pousser la barbe dix jours, deux semaines, et bien ça me vieillit pas mal, alors que quand je me rase, je suis en train de prendre un coup de jeune, je me redécouvre un peu dans le miroir. Je sais que j’ai 27 ans, mais je sais que je peux faire plus à la caméra… Si je me laisse pousser la barbe, je peux facilement arriver à 35. (Luc, 27 ans)

Ce coup de jeune est retenu également par Éric : Je ne me rase pas tous les jours. J’ai un rasoir qui rase au minimum. Par exemple, aujourd’hui, je me suis rasé ; oui, on se sent différent parce qu’il y a un changement mais c’est comme quand on sort de chez le coiffeur. Il y a comme un truc de jeunesse. C’est différent l’air sur la peau, ce n’est pas désagréable. De là à le faire tous les jours… (Éric, 45 ans)

Cette fraîcheur sur la peau liée au rasage est à plusieurs reprises évoquée, par Sébastien (44  ans) : « Quand je viens de me raser juste à l’instant, j’ai un sentiment de fraîcheur », ou par Luc (27 ans) : « Le fait d’être bien rasé ça me donne un peu plus de fraîcheur. » Ce qui montre bien que la barbe peut jouer sur la forme comme sur la sensation de la peau. Ce sont ces deux versants qu’il faut combiner. Coup de jeune sans doute mais ces acteurs sont aussi ceux qui disent tolérer une barbe de quelques jours. 54

Un souci de l’apparence

Un second groupe d’acteurs, plus minoritaire, se détache très nettement, préférant le rasage de près. Le rasage quotidien est perçu alors comme plus « hygiénique » et, dès lors, améliorant le contact avec la peau. Ce qui rejoint, à sa manière, le thème de la sensibilité. Comme Guy sait le dire clairement : Oui, je crois que la peau, elle préfère que l’on soit rasé. Comme pour tous les comédiens, la mode c’est de n’être pas rasé, alors je mets un point d’honneur à me raser parce que je déteste les modes. […] Je pense que la peau aime bien être propre et protégée, on la nettoie c’est comme les cheveux, il ne faut pas se faire des shampooings tous les jours. On a plus de contact avec la peau quand on est rasé car le poil c’est un élément extérieur sur lequel on n’a pas de sensation parce que la kératine ce n’est pas innervé. Et donc ça fait un petit tapis qui coupe les sensations de l’air, de la température du contact. Je me sens mieux quand je suis rasé… Bon, je ne me rase pas forcément tous les jours, je  préfère en tout cas. Je sens que mon contact à la peau est meilleur. (Guy, 50 ans)

Guillaume revient sur cette sensation liée au rasage et affirme sa préférence en insistant sur le « glabre » : Être rasé, oui, j’aime beaucoup. Et quand je disais tout à l’heure qu’avec l’eau, le visage en particulier pouvait se régénérer, c’est particulièrement agréable après le rasage. (Guillaume, 45 ans)

L’effet rajeunissant lié au rasage est encore amplifié : Là j’ai huit ans. Là je me rase et j’ai huit ans… Sinon je n’aime pas spécialement me raser, mais assez vite quand je ne me rase pas, je sais que j’ai l’air plus fatigué – tout le monde me le dit –, que mon état a changé mais c’est juste que je suis moins bien rasé.

Ce qui rejoint clairement la combinaison entre la forme et la sensation. Être bien rasé peut être lié plus 55

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

rarement à de l’affect, à un rituel, comme le montre Laurent : J’aime bien être rasé de près, c’est agréable. Et puis c’est des souvenirs aussi de mon grand-père qui était coiffeur et qui rasait les gens avec le vieux rasoir, la serviette chaude. Il me l’a fait ça très peu parce que je n’avais pas beaucoup de poils quand il est parti. Il y a des pays où il y a ça encore. En Grèce… Quand je vois un barbier, j’y vais. C’est le souvenir aussi de mon grandpère. Mais je n’aime pas la barbe. (Laurent, 60 ans)

Les pratiques des interviewés sont comparables à celles que l’on note actuellement chez les Français : apparition d’un rasage irrégulier jugé moins irritant pour la peau, éloignement du rasage quotidien. Ceux qui prônent le rasage quotidien sont moins nombreux. La peau est bien, dès lors, systématiquement évoquée. Cependant, ces préoccupations des acteurs concernant le rasage, si elles s’inscrivent initialement dans le quotidien et dans la sphère privée, ont à l’évidence des retentissements dans la sphère professionnelle. Choisir de se raser ou pas est aussi dicté par le rôle à venir et ses exigences.

L’inquiétude de la vieillesse Au-delà d’une attention globale à l’apparence et à sa surface, au-delà d’une attention plus spécifique à la peau, le thème de la vieillesse ne peut manquer d’être évoqué : même les plus négligents perçoivent des changements personnels, une sensibilité à l’âge. La peau se transforme avec le temps qui passe et elle affecte le sujet. Les sensibilités diffèrent, les préoccupations aussi ; un critère cependant est important, celui des premiers 56

Un souci de l’apparence

signes de la vieillesse. Ils sont scrutés avec beaucoup d’attention par dix-sept des interviewés. Attention aiguisée dans une société où domine le jeunisme et où l’impératif de la beauté et de la forme est prépondérant22. Les signes physiques ont changé de sens : la ride devenant « l’aveu d’un manque radical, indice d’impuissance et de stérilité23 ». Autre critère important : la différence faite selon les parties du corps. La majorité des acteurs attribuent une sensibilité plus grande à la peau du visage – celle qui est plus « exposée » – qu’à la peau du corps. Si ces préoccupations et réflexions s’inscrivent dans le temps du hors-jeu, elles ont cependant des retentissements dans la sphère professionnelle. Il faut sauvegarder une image, maintenir son potentiel de « séduction », accepter d’autres types de rôles, explorer d’autres registres. Il faut être, autrement dit, vigilant aux différences d’espace et de temps. Dix-sept des interviewés s’attardent plus particulièrement sur les marques du temps : leur peau est clairement perçue comme changeant avec l’âge. Partant de simples constats et de l’observation de l’état actuel de leur peau, la plupart s’en inquiètent et évaluent son évolution. Antoine (57 ans), par exemple, pose avec acuité son regard sur le vieillissement de la peau. Il montre la spécificité de ce regard lorsqu’il concerne l’acteur. Celui-ci, plus que quiconque, observe sur lui-même l’évolution 22. Huret Marie, Olivier Vincent, « La tyrannie de la jeunesse », L’Express, 09/03/2000. 23. Vigarello Georges, 2006, « Corps âgé corps esthétisé. Réflexions historiques », Cahiers de l’Observatoire Nivea, « Les nouveaux miroirs de l’âge », n° 2, p. 7.

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du temps qui passe. L’acteur ne peut oublier ce qu’il a été et ce qu’il n’est plus. N’est-il pas sans cesse confronté à son image, à des films anciens comme autant de mémoires vives ? Il vieillit ainsi à la vue des publics qui l’accompagnent dans son parcours professionnel. La peau devient alors un signe « documentaire », un signe presque morbide. Aussi, ce vieillissement touche-t-il l’acteur dans sa vie personnelle tout autant et plus encore que dans sa vie professionnelle. Antoine précise : Ce que je vois le plus, c’est le vieillissement de la peau. Le corps, voilà, ça vacille, il se flétrit. Ça se voit. Donc le problème par rapport aux acteurs c’est qu’ils ont une mémoire qui n’est pas la leur mais qui est une mémoire de leur corps, de la vivacité et donc de leur peau aussi qui est extrêmement présente. (Antoine, 57 ans)

Le visionnage des films dans lequel il a joué peut aller jusqu’à provoquer chez l’acteur une véritable sidération. C’est ce que décrit ce même acteur : Il suffit qu’il y ait un film qui repasse et c’est à nouveau là. C’est très présent. C’est immédiat, il suffit de se revoir même 10 secondes dans un film au hasard du zapping comme ça et ça saute à la figure, beaucoup plus que l’histoire, plus que le rôle. Ce qui saute à la figure, c’est qu’on n’avait pas l’impression que ça faisait aussi longtemps, on n’avait pas l’impression qu’on était aussi en forme, qu’on était aussi jeune en fait, et donc ça allait avec le corps, la peau. Ça, c’est un choc qui est à mon avis très particulier, que les autres personnes n’ont pas. D’autant que les corps au cinéma, comme les visages, c’est apprêté, c’est maquillé, « magnifié »… C’est comme si, implacablement, un film de 1984 ou 1996 disait comment vous étiez à cette époque-là, alors que vous n’en aviez aucun souvenir intime de comment vous étiez en 1996. Et là ça vous le montre, comme c’est votre propre corps vous y êtes très sensible. C’est aussi rapide que de se brûler. C’est aussi immédiat que ça. 58

Un souci de l’apparence

Cette expérience est d’évidence caractéristique et spécifique à l’acteur. Antoine ajoute encore : La peau, ça a un aspect documentaire. On adore tous ces acteurs que l’on a vu vieillir. Mastroianni qui était jeune… Ils nous ont accompagnés, ils ont continué à vieillir. C’est des compagnons de route, c’est intéressant.

Ce vieillissement à l’œuvre, tant pour les autres que pour soi-même, prend une valeur universelle et symbolique. Onze des interviewés retiennent les premiers signaux. Parmi les signes qui indiquent l’évolution de la peau, son vieillissement, certains s’arrêtent avec une certaine angoisse à la peau de leurs mains en particulier. Ils s’attardent et notent les premiers signes de relâchement, les taches, les fissures, les marbrures vécus comme autant de préliminaires au vieillissement général. C’est ce que retient Nicolas (46 ans) : « Je la vois actuellement se distendre un peu. C’est la quarantaine qui s’exprime là. » Éric en fait le constat : Mon entraîneur de boxe me disait l’autre jour : « Lorsque je regarde dans le miroir, je commence à avoir la peau du cou qui est plus lâche. » Je me suis dit : « Moi aussi, merde… » (Éric, 45 ans)

Cette observation s’accompagne d’une certaine crainte, menace obscure et déjà marquante, comme en témoigne Laurent : Je n’aime pas voir ma peau vieillir, parce que le temps qui passe m’angoisse. Ça ne m’angoissait pas avant mais maintenant, ça m’angoisse. Je n’aime pas ma peau… Enfin j’aime bien ma peau, mais je n’aime pas qu’elle vieillisse. C’est les mains surtout, je le vois au niveau des mains. (Laurent, 60 ans)

Les mains semblent les premières révélatrices des marques inéluctables du temps. Les propos de Mathias 59

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

(45 ans) en témoignent : « D’ailleurs je commence à déplorer que la peau sur mes mains commence à avoir moins d’élasticité. » Ce relâchement est perceptible également pour Philippe. Il évoque également cette référence aux premiers signes de vieillissement sur les mains : Mais les mains non, on les voit en permanence. Je les vois vieillir par exemple, je vois les taches qui se forment, je vois ces rides, ces crevasses. Là j’ai le sentiment que c’est en train de passer, de passage, de vieillissement. Je distingue bien la peau des mains jusqu’au début de l’avant-bras. Le dessus où ça commence à parcheminer, où la peau ne revient plus, elle n’a plus l’élasticité de 15 ans avant. (Philippe, 54 ans)

Ce signe précis, il le reconnaît bien, pour l’avoir déjà repéré chez ses proches : C’est une chose qui m’a toujours frappé chez les autres, chez mon père, la peau à cet endroit-là qui marque terriblement. Je pense qu’elle est simplement un tout petit peu en avance sur le reste.

Les mains « surgissent » au cours de l’entretien, de manière inattendue, alors qu’elles n’étaient pas évoquées au début : objet, une fois encore, devenu explicite alors qu’il demeurait latent. Objet que l’entretien provoque et permet de préciser. Parfois, d’autres manifestations traduisent également le vieillissement tant chez l’acteur que chez les proches qu’il observe. Ce sont des taches diverses, des relâchements, des boursouflures, des effets d’affaiblissement de santé aussi. Comme le rapporte Claude : Je vois, c’est des détails, le fait de vieillir aussi – par exemple j’ai noté là –, nous arrivons dans l’intime qu’il y a des petites boules rouges qui sont apparues à deux-trois endroits comme ça, ce sont des petites boules de sang que je n’avais pas avant. Ça, c’est parce que je vieillis, des petites taches là par exemple (gestes). 60

Un souci de l’apparence

Ça, je ne l’avais pas avant. Des petits trucs comme ça… Parce que la peau parle aussi de l’état intérieur de la personne, ce qui me paraît tout à fait logique. Et une peau qui s’écarte ; j’avais remarqué ça toujours chez le même oncle, comme d’ailleurs en vieillissant, peut-être qu’il n’allait pas très bien et puis sa peau se dilatait. Vous savez, elle s’écarte, quelque part elle se dissout, elle se détend. C’est normal quand on vieillit. (Claude, 41 ans)

Cette perte de tonicité est aussi évoquée par Sébastien (44 ans) qui, lui, dit l’accepter, voire l’assumer : « En vieillissant, l’élasticité des tissus… je fais avec. » Cette hantise du vieillissement peut commencer très tôt et s’accompagner de la recherche d’antidotes, comme Christian : Plus jeune, je voulais rester très jeune. Donc j’utilisais des crèmes antirides et je pense que certaines peuvent retarder un peu le vieillissement de la peau. Après, je pense que c’est plus l’intérieur, le fait que la peau reste jeune. (Christian, 40 ans)

Psychologie ici encore, ce qui n’est pas négligeable, mais qui laisse dominer une angoisse plus fondamentale. Cette quête effrénée de l’arrêt du temps est reprise maintes fois avec les références à l’usage de la chirurgie esthétique et au danger du Botox qui finalement donnent lieu à des visages lisses et sans aspérités. C’est ce qu’explique Éric : D’ailleurs les images à la télévision et au cinéma sont lisses, il y a un éclairage plein pot sur TF1 comme si, au fond, la mort n’existait pas. Comme si on chassait la mort à grand coup, et la peau indique la mort qui s’approche tout compte fait. (Éric, 45 ans)

D’où la critique envers l’intervention artificielle. D’autres, plus rares, s’interrogent, tel Vincent : 61

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Mais je commence à me dire qu’il faudrait peut-être que je fasse du Botox, des choses comme ça. Je commence à me le dire. Ce n’est pas moi qui me dis : « Tiens, il m’en faudrait. » C’est tellement dans les mœurs, dans l’air du temps. En même temps je n’ai pas très envie. Je regarde souvent la peau et le visage des gens en général, il y a des peaux qui tombent plus ou moins. (Vincent, 60 ans)

Vincent évoque davantage une pression sociale ambiante qu’un réel souhait personnel. Il ajoute : Moi je pense que j’ai la chance d’avoir la peau assez fine, ce qui fait qu’elle tombe moins. Peut-être, mais ça c’est une hypothèse que je fais : le fait de faire souvent des grimaces au niveau du visage ça l’anime.

La gymnastique faciale ici, mobilisant tous les muscles, semble retarder le relâchement de la peau. Pratique discrète néanmoins, même si elle figure en bonne place dans les livres de santé et beauté. Enfin, pour quelques rares acteurs, le vieillissement est vécu dans une apparente félicité. C’est le cas de Dominique : L’âge amenant les rides, amenant un vieillissement naturel de tous les organes à commencer par la peau, alors il y a des gens qui portent très bien l’âge et d’autres au contraire font avec, les hommes peut-être plus que les femmes d’ailleurs. (Dominique, 74 ans)

De la même façon, pour Henri, cette évolution est naturelle et assumée avec simplicité : Je sens que je suis tout le temps en transformation au niveau de la peau. Ma peau elle change, je vieillis. Alors moi je suis jeune mais j’aime tellement rire (il montre des rides), j’aime bien, c’est un livre, je suis vivant je ne suis pas lisse. (Henri, 43 ans) 62

Un souci de l’apparence

Une manière assez marquante au fond, même si elle demeure peu partagée, de s’accommoder du temps et de ses effets. Pour Francis et Damien, deux des interviewés, la référence en matière de vieillissement assumé et viril est l’acteur américain Clint  Eastwood, conçu comme modèle d’autant plus absolu qu’il a 80 ans, ce qui différencierait d’ailleurs hommes et femmes. Francis le souligne : Je sais que prendre de l’âge, c’est très difficile… J’ai conscience depuis longtemps de l’injustice qu’il y a entre les hommes et les femmes actrices. Plus les femmes vieillissent, plus ça les dessert, plus les hommes vieillissent, plus ça leur sert. Je fume, je bois et je laisse les rides venir avec une tranquillité absolue. C’est déjà un travail tellement narcissique et puis j’ai vu le délire arriver, le collagène, le silicone, le Botox. Je me suis dit, ça commence avec les gonzesses, ça va finir avec les hommes aussi. Moi, je me mets en dehors de ça. Je trouve que Clint Eastwood a une gueule magnifique à 80 ans. (Francis, 51 ans)

Ce même modèle est repris avec Damien : Je pense que je ne vieillis pas très bien. Je prends vite des rides, etc., mais à part ça… C’est vrai que quand je vois un acteur comme Clint  Eastwood, qui est tout marqué, je trouve ça pas mal, ça lui donne un certain charisme, moi j’aime beaucoup. Par exemple, je vais pouvoir l’utiliser ça, donc c’est vrai que d’avoir des rides, avoir des taches ou prendre de l’âge tout simplement, ça fait partie du métier, donc autant s’en servir… (Damien, 30 ans)

Julien et Guy perçoivent, quant à eux, le vieillissement comme le signe d’une maturité physique, l’image d’un physique moins lisse et plus intéressant à exploiter. L’évolution de la peau est alors perçue comme positive et permettant une évolution dans le domaine professionnel, avec la proposition d’autres rôles à investir, d’autres 63

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

registres. Ainsi, Julien (41 ans) regrette presque que les marques du temps ne viennent pas assez vite et d’avoir gardé un air trop juvénile : « J’ai une peau assez costaud et fine et puis, je ne vieillis pas beaucoup, pas vite. » De même pour Guy, l’évolution de sa peau n’est pas un problème mais un gage d’enrichissement, d’épanouissement : Parce que la peau, moi, les petites marques que j’ai me font du bien. J’ai longtemps été estampillé « belle gueule », alors on me disait : « Tu ne peux pas jouer un plombier. » Donc moi, quand j’ai eu la quarantaine et que j’ai commencé à avoir des marques, j’ai été content. (Guy, 50 ans)

Pourtant sous l’apparente sérénité, on sent poindre chez ce même acteur une certaine inquiétude : Mais si un jour je deviens complètement flasque, là ça sera plus l’image que la peau. Enfin les liftings que se font beaucoup de comédiens à  60  ans, je parle des comédiens parce qu’en général c’est mieux fait que les comédiennes, pour le moment je suis contre. Je pense qu’il faut afficher, assurer ce qu’on est et puis, mon mode de vie. Je suis plutôt favorisé par la nature. J’ai tous mes cheveux, j’en ai beaucoup et je ne vieillis pas trop vite physiquement et je reste sur cette ligne. Maintenant peut-être qu’un jour, à 60 ou 65 ans, je me dis un petit lifting là pour les trucs qui sont ramollis… Je le ferai peut-être…

L’inquiétude continue à sourdre de façon imperceptible dans les paroles des acteurs même si le vieillissement semble ajourné comme déplacé. Avec le temps, c’est surtout la fermeté qui est recherchée et le maintien d’une apparence satisfaisante pour soi.

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Le maquillage

L

’acteur doit aussi se plier aux apparences, aux allures et aux sensibilités qui sont celles du personnage qu’il incarne. Un déplacement par rapport à lui-­même est alors nécessaire. Une contrainte s’exerce. Elle peut s’appliquer à son être psychologique. Elle peut s’appliquer aussi à son être physique, ses membres, sa morphologie ou tout simplement sa peau. Ce sont de telles pressions dont les acteurs nous ont parlé. Ils l’ont fait avec délicatesse. Ils l’ont fait aussi en montrant qu’une inquiétude peut quelquefois devenir perceptible sur ce point.

Les exigences du « plateau » Sans doute, le maquillage répond initialement à une nécessité. Se maquiller est encore au xixe  siècle synonyme de « faire sa figure » et correspond à une obligation pour les comédiens d’utiliser des couleurs sur le plateau de théâtre en raison de l’éclairage trop blafard

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

utilisé. C’est bien ce que reprend Arthur Pougin dans le Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent. Les comédiens étaient alors obligés « sous peine de paraître livides et horribles en paraissant sous les feux combinés de la rampe et du lustre, de s’enduire le visage de blanc et de rouge placés d’une certaine façon, afin de donner à leur teint l’aspect de la nature et de lui rendre la vivacité que lui ferait perdre l’éclat des lumières qui convergent de tous côtés sur eux1 ». Sans nul doute les conditions d’éclairage se sont améliorées de nos jours. Reste que se maquiller demeure un art de métamorphose. Une des premières exigences du plateau est que l’acteur puisse se « grimer », voire quelquefois physiquement se transformer. Nombre de pratiques tégumentaires sont dès lors imposées à l’acteur. Reste que, pour beaucoup d’entre eux, la majorité sans doute, il n’y a pas de préparation réelle et spécifique de la peau avant de jouer. Seule est concédée l’application d’une base avant le maquillage. Cette pratique de soin au niveau professionnel a un rôle essentiel : elle passe aussi par des conseils, des expériences, des apprentissages. Les propos de Pierre en témoignent : Je ne prenais pas spécialement soin de ma peau, et puis en me faisant maquiller, en parlant avec les maquilleuses, sur les films, sur les tournages, sur les pièces, j’ai compris que j’avais une peau dont il fallait que je fasse un peu attention. (Pierre, 43 ans)

Les maquilleuses ou maquilleurs guident en ce sens les acteurs, servant de révélateurs. Ils aident à prendre conscience, indiquent la nature de la peau, suggèrent des soins particuliers. Ils sont dès lors autant « orienteurs », que conseillers. 1. Pougin Arthur, 1885, Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, Paris, Firmin-Didot et Cie, p. 356.

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Le maquillage

Impossible alors d’ignorer la pratique des maquilleurs, lesquels posent d’abord une « base » ou « base de teint », cosmétique incontournable avant le maquillage. Celle-ci peut être neutre ou avoir une coloration. Elle a pour fonction d’atténuer les imperfections, lisser les traits, unifier le teint. Elle est surtout utilisée pour permettre au maquillage de tenir plus longtemps. Elle est jugée protectrice, aussi censée créer une sorte « barrière » à la surface de la peau, ce qui la protégerait notamment des méfaits d’un maquillage répété. Une crème hydratante est parfois jugée suffisante pour jouer ce rôle, mais l’acteur n’en demeure pas moins guidé dans sa pratique, ses gestes, ses produits. Cette pratique professionnelle, aussi caractéristique qu’utile pour chaque acteur, est signalée par de nombreux interviewés, dont Pierre (43 ans) : « La maquilleuse me met une base de maquillage mais c’est tout » ; ou encore Sébastien (44 ans) : « C’est la maquilleuse qui mettra une base éventuellement et tout ça. » Il y a peu d’appréciation ou d’évaluation de cette habitude considérée comme admise. Ce que reprend encore Jacques (66  ans) : « En général, les maquilleuses elles vous mettent une espèce de base. C’est la seule pratique préparatoire que je connaisse. Une base avant le maquillage. » Parfois, la demande est plus explicite, plus précise aussi, supposant expérience, maturité. Elle vient directement de l’acteur plus confirmé. Telle est l’exigence de Dominique (74 ans) : « Souvent avant de tourner, avant de me maquiller, je demande à la maquilleuse de me mettre une lotion préparatoire au maquillage. » Jacques ne reprend pas le terme de base. Il évoque davantage une lotion qui est posée avant le maquillage. Ce qui suppose le recourt à un produit plus spécifique, plus travaillé. Mais cette pratique ne fait pas l’unanimité : cette base toute particulière est suspectée de provoquer des boutons. 67

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

C’est ce que souligne Henri (43 ans). Il n’en demeure pas moins que la véritable crainte est ailleurs et porte sur le manque d’hygiène. Cette crainte est lors plus fréquemment citée : « C’est une base que l’on met avant le maquillage. Parfois il est mauvais ce produit car, lorsque je tourne j’ai des boutons. Certaines fois oui… ou ils n’ont pas été nettoyés leurs pinceaux. » Les « manipulations » des maquilleurs ne peuvent manquer de susciter, chez certains, craintes et appréhensions. D’où ces appréciations diverses sur la base, alors qu’elle n’est pas réellement remise en question. Un certain nombre d’acteurs indiquent plutôt qu’il existe d’autres types de préparations, plus personnelles. Elles s’effectuent, par exemple, avec un « automassage » du visage afin de rendre celui-ci plus souple et plus apte à livrer ses expressions. Pratiques personnelles, gestes intimes, produits attentivement choisis, ils demeurent rares tout en révélant la spécificité du travail d’acteur. Pratiques que décrit très bien Luc (27 ans) : J’aime bien me masser, donc forcément ça touche aussi la peau. Je me masse un peu le visage, je l’étire pour la diction par exemple, sentir également qu’on peut évacuer certaines tensions en massant. Je me masse un peu le contour des yeux pour avoir les yeux grands ouverts, allumer son regard avant d’entrer en scène. Le reste du corps aussi, pour évacuer les tensions et pour canaliser toutes les parties de mon corps, pour qu’elles soient bien actives, bien présentes. Donc cette préparation c’est plutôt pour le théâtre ; au cinéma ça dépend un peu des conditions, si j’ai un peu de temps pour me préparer. (Luc, 27 ans)

Pratiques personnelles ou mise en condition utilisées davantage au théâtre. De la même façon, Christophe rapporte cet « échauffement » particulier sur le visage : Travail du masque, j’ai fait ça longtemps. C’est juste en termes de training le matin, avant de répéter et avant de jouer. 68

Le maquillage

Je tapotais mon visage de bas en haut pour réveiller la capillarité. (Christophe, 51 ans)

Pour d’autres, plus rarement, c’est plutôt le corps qui est « frictionné ». C’est le cas de Nicolas qui évoque une pratique occasionnelle : Il peut m’arriver de faire des exercices respiratoires de mise en forme ou de préparation, ou à un moment donné il peut arriver que je me frictionne un peu. J’ai fait un spectacle chez moi un peu stressant car j’étais le seul en scène, je l’ai repris à Avignon. Je sais que je prenais une douche à chaque représentation, ça me permettait de me mettre les idées un peu au clair. Le fait d’avoir une sensation de frais, de prendre une douche bien chaude et après bien froide, j’avais l’impression que ça me vivifiait, que ça me raffermissait un peu et après je mettais un peu de maquillage. (Nicolas, 46 ans)

Ce qui est visé dans les pratiques évoquées, c’est une sorte de réveil « musculaire », de tonification et de mobilisation de chaque muscle avant le jeu. Les soins réparateurs viennent ensuite, nombreux, diversifiés, tout aussi importants sinon fortement soulignés. Ce qui prime, c’est la fraîcheur retrouvée, la protection de la peau contre la nocivité d’un maquillage trop fréquent. Les acteurs veulent retrouver leur peau intacte et préserver ses qualités. Il s’agit d’annuler toute trace. Geste spécifique ici encore, comme si le jeu avait laissé ses marques sinon ses stigmates. Le geste plébiscité par tous, c’est le démaquillage au sortir du tournage ou du plateau de théâtre. Dominique insiste sur ce point : Alors pour le comédien, il faut être attentif à la peau de son visage. Pourquoi ? Parce qu’il se maquille et se démaquille, surtout au théâtre, au cinéma aussi il est maquillé. Ce n’est pas évident d’avoir une couche de maquillage sur le visage toute la journée. Il faut vivre avec. D’abord, il ne faut pas l’abîmer, sinon 69

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ça fait des taches, des rayures et ensuite parce que ce n’est pas votre peau, elle ne respire pas naturellement l’air extérieur. Il y a une couche de produits cosmétiques qui s’interpose entre vous. Ce n’est pas une chose évidente. (Dominique, 74 ans)

Démaquiller, c’est redonner alors de l’oxygène à la peau, la sortir de la gangue du maquillage. Philippe peut même aller jusqu’à dire que ces moments sont décisifs, ceux très précis, les seuls peut-être, où il prend spécifiquement en compte sa peau : Les rares moments où je m’en suis préoccupé de l’entretien de ma peau c’était justement des périodes de maquillage intensifs, ceux où la peau souffre beaucoup. (Philippe, 54 ans)

Autant le dire, les plus fortes habitudes de soins de peau pour les acteurs passent par le démaquillage, phase incontournable. Les soins varient en revanche d’un acteur à un autre : démaquillant, savon, lotion micellaire. Chacun a une habitude de soin liée à son type de peau, ce qui montre bien la conscience constante de cette particularité personnelle. Pour Francis, qui ne souffre pas de problèmes de peau, c’est le minimum. Il ne manque d’ailleurs ni d’expérience ni d’exigence. Il utilise un savon, le plus basique, pour nettoyer et applique ensuite une crème pour hydrater : Je demande du savon de Marseille rien d’autre. Après, je mets une crème hydratante. Je ne veux pas des lingettes, je ne veux pas tous ces machins. (Francis, 51 ans)

De même, Dominique préfère aller à l’essentiel pour mieux, dit-il, entretenir et préserver : Après le démaquillage aussi, une lotion pour apaiser pour que la peau retrouve son naturel très vite. Mais dans la vie, non. (Dominique, 74 ans) 70

Le maquillage

Cette attention portée à la peau semble liée à l’activité professionnelle et s’efface dans la vie quotidienne. Le geste se complique pour d’autres acteurs, plus nombreux. La pratique du démaquillage est très souvent suivie pour eux d’une hydratation spécifique de la peau, soin supplémentaire, soin particulier. Guy, par exemple, dit avoir une peau sans problème. Pourtant, il renforce d’autant cette pratique d’hydratation lorsqu’il joue quotidiennement : Je fais attention effectivement quand je joue tous les jours, avec le maquillage tous les jours, de bien nourrir ma peau, de bien me nettoyer, de bien me démaquiller et de retirer ce toxique qu’est pour moi le maquillage quel qu’il soit, et de nourrir après avec une crème. (Guy, 50 ans)

Parfois les pratiques de soins réparateurs évoluent avec la vie de l’acteur, son expérience. Effet générationnel ici encore. En cause, notamment, l’utilisation de l’eau pour le démaquillage, jugée trop calcaire et remplacée par un produit jugé plus doux. Les effets provoqués sont cités, l’impression sensible évoquée. Ainsi, Pierre qui a une peau « délicate » et plutôt fine, utilise une solution moins agressive. Il applique ensuite une crème. Cette habitude est devenue systématique : C’est pareil, crème hydratante réparatrice après m’être démaquillé avec des produits genre « lotion micellaire » qui ne sont pas trop agressifs pour la peau. Je mets une crème hydratante systématiquement une fois que je suis démaquillé. Je fais ça aussi bien pour le cinéma que le théâtre. (Pierre, 43 ans)

Pierre indique de surcroît que les modifications de sa pratique sont liées à un apprentissage : C’est quelque chose que je ne faisais pas du tout au début, je ne savais pas. Je me lavais à l’eau et au savon. J’ai arrêté tout ça. 71

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Maintenant, il faut utiliser des choses un petit peu plus douces. Il faut mettre une crème après. Ça fait typiquement partie des choses que j’ai apprises. Ça apaise, ça hydrate quand j’ai fait une grosse journée de tournage. Ça calme.

L’utilisation d’une crème est très appréciée, fréquemment citée. Sont mis en avant ses effets ressentis comme calmants et apaisants, au point que certains acteurs savent s’épancher sur leur sensibilité, évoquer les situations, les produits. Parfois, d’autres types de soins plus spécifiques et jugés plus agréables sont utilisés après un tournage, confirmant une individualisation des pratiques. Ainsi, Claude a une autre habitude. Il place le gel hydratant au préalable dans le réfrigérateur : De manière générale au quotidien non, mais quand j’ai eu un tournage je me mets ça oui. C’est un soin quotidien avant de dormir parce qu’en plus je le laisse au frigidaire donc le froid c’est très agréable… C’est du gel 100 % aloe  vera, c’est de la pulpe de la plante. Elle hydrate, elle cicatrise, et qui est naturelle. (Claude, 41 ans)

Ce gel ici est utilisé autant dans la vie quotidienne qu’après un tournage. Il rafraîchit, et est jugé plus naturel et « bio ». L’utilisation de produits « bio » est aussi pour certains un critère de confiance. C’est bien le quotidien qui est ainsi concerné, les espaces intimes, le  frigidaire, l’achat de gel. Le tournage pénètre alors les instants les plus privés. La recherche du rafraîchissement est citée par une minorité. Pour y parvenir, certains utilisent le brumisateur, soin jugé apaisant et reposant après le démaquillage. C’est ce que préfère Philippe : 72

Le maquillage

Le seul truc que je mets systématiquement, surtout en été, c’est un brumisateur après la journée de travail. Je trouve que c’est un vrai cadeau des dieux quand il a fait très chaud en journée et qu’en plus on a eu la gentillesse de la mettre au frigo, c’est un cadeau de Dieu. Cela me repose aussi sec. Ce geste-là qui me repose complètement, la peau réagit. (Philippe, 54 ans)

Il faut voir l’émergence ici de soins qui ne sont pas absolument nécessaires mais jugés comme plaisants et agréables. Le jeu impose ses contraintes. La manière d’éprouver la peau et de la traiter en est un des effets. Au-delà des soins qui réclament l’hydratation ou des situations particulières de jeu, il est un phénomène physique auquel les acteurs sont particulièrement attentifs : la transpiration, surtout lorsque, pour certains, elle est toujours jugée excessive. Circonstance professionnelle ici encore, avec ses exigences et ses aléas, la transpiration revient régulièrement avec insistance dans les propos des interviewés, comme une gêne constante, gêne toujours citée. Cette transpiration est pour beaucoup d’entre eux liée au jeu sur un plateau de théâtre plus que sur un plateau de cinéma. Elle devient pour une minorité une quasi-obsession. Six des acteurs s’en plaignent plus particulièrement. Cette transpiration peut être tout simplement due au jeu lui-même. L’agitation, les mouvements y contribuent. L’émotionnel, toujours latent, toujours présent, peut l’induire également. Mais cette transpiration peut être due à bien d’autres causes. Elle devient alors un « fardeau ». Parfois son origine est d’une toute autre nature. Elle peut être provoquée par le port d’un vêtement particulier ou d’une prothèse. Gêne importante, gêne contrariante. D’où les recherches nombreuses pour en atténuer les effets. 73

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Des progrès sont ici à noter, dans le domaine du maquillage et des effets spéciaux. C’est ce que rapporte Jacques. Il prend pour exemple un rôle qui a nécessité le port d’une prothèse entre-collant à la fois le front et les cheveux. Il cite les techniques, les efforts pour protéger l’afflux de moiteur. Les moyens mis en œuvre croisent les effets mécaniques et les processus chimiques. Tout d’abord, la prothèse est percée pour permettre à l’eau suintant sur la peau de s’évaporer : D’abord, ils nous collent les cheveux avec de la colle. C’est comme une pellicule sur les cheveux, de manière à ce que la prothèse puisse bien adhérer. Mais leur problème c’est ça, la transpiration. Quand ça commence à venir, c’est très difficile à arrêter. Donc ça risque de décoller la prothèse. Ça fait des plis, donc ils font des tout petits trous et ils évacuent la flotte comme ça. ( Jacques, 66 ans)

C’est ensuite un produit cosmétique « anti-transpirant » qui est appliqué. Jacques le souligne : Mais ils m’ont expliqué que depuis Harry Potter, il y avait eu des produits d’inventés qui étaient extraordinaires. Il y en a un qu’ils ont utilisé pour moi, un anti-transpirant qui était incroyable. Ils le mettaient sur le front, ça faisait une barrière anti-transpiration. Les cosmétiques ont beaucoup progressé en matière de maîtrise des réactions naturelles de la peau.

Ce qui est mis en avant ce sont les progrès en matière de cosmétologie pour pallier l’inconfort et la gêne provoqués par la transpiration. Il ne s’agit pas de soigner mais d’empêcher ce phénomène pour que le tournage se passe dans les meilleures conditions pour l’acteur. D’où l’originalité du cinéma, ses accessoires, ses envahissements d’appareils, ses truquages tous susceptibles 74

Le maquillage

d’« atteindre » la peau, tous susceptibles d’engager des précautions particulières.

Les ambiguïtés du maquillage Il faut insister ici sur les manières très différentes d’éprouver le maquillage selon les interviewés. Cette pratique a priori évidente est l’objet d’avis divergents. Dans l’argot théâtral au xixe siècle, cet art de la métamorphose particulier à l’acteur est désigné par l’expression « faire sa figure2 », synonyme de « se maquiller », qui permet de modifier son visage. Cet art de se vieillir, de se rajeunir, de s’enlaidir ou celui de s’embellir fait partie intégrante du métier d’acteur. Il donne accès au personnage, aide à préparer le rôle. Il s’inscrit dans une pratique classique du jeu occidental et de l’appréhension de ses signes. Jean-Louis Barrault en relevait déjà la nécessité, tout particulièrement au théâtre : « L’art du maquillage ne consiste donc pas seulement à se mettre du fond de teint, du rose sur les joues, du rouge sur les lèvres, du bistre sur les yeux et de la poudre, pour s’embellir soi-même, mais à peindre véritablement sur sa propre figure un second visage qui est celui du personnage3. » Cet usage des fards est cependant très diversement apprécié par les acteurs aujourd’hui. Lorsque ceux-ci parlent de cet aspect de leur travail, les avis divergents. Sans doute faut-il évoquer des écoles de théâtre différentes, des formations, des influences, des courants divergents. Deux catégories d’acteurs se distinguent principalement et quel que soit l’âge : ceux 2. Pougin Arthur, 1885, op. cit., p. 495. 3. Barrault Jean-Louis, Préface, in Baisse Guy, Robin Jean (dir.), 1954, Maquillages et perruques au théâtre, Paris, Librairie Théâtrale, p. 5.

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pour qui le maquillage est un « moment privilégié », un moment renvoyant à un « rituel » traditionnel, celui permettant un « passage ». Ils y voient un « sas », une « mise en condition » qui passe par la peau. Et ceux pour qui le maquillage est une « contrainte » : ils le considèrent comme un élément « nocif », un dispositif « empêchant la peau de respirer » ou tout simplement, comme « un mal nécessaire ». Tous, en revanche, s’accordent à dire que le maquillage au cinéma n’est pas le même que le maquillage sur un plateau de théâtre car enjeux et contraintes, tant au niveau de la lumière que de la caméra, diffèrent. Une transmission Pour quinze des interviewés, le maquillage reste un exercice apprécié. Un certain nombre d’entre eux, fidèles à la tradition, contraints sans doute aussi par les restrictions budgétaires propres au théâtre, le pratiquent eux-mêmes. Ils évoquent une compétence acquise par l’expérience personnelle. Une transmission s’exerce. L’art du maquillage se communique. Ce savoir-faire a pu s’acquérir lors de la formation initiale dans une école de théâtre ou bien « sur le tas », au contact d’autres acteurs ou de maquilleurs professionnels. Francis revient sur cette pratique : La maquilleuse vient et conçoit le maquillage trois ou quatre jours et après, vous le faites vous-même, et j’adore ça aussi. (Francis, 51 ans)

Guy évoque des savoirs acquis « ailleurs », des influences venues de loin : Il fait partie du travail d’acteur. Dans les grandes traditions d’acteurs japonais, tous font ça. J’étais au Théâtre du Soleil, on apprenait à se maquiller. (Guy, 50 ans) 76

Le maquillage

C’est bien le Théâtre du Soleil qui a joué pour Guy un rôle décisif, un lieu où l’on permet aux spectateurs d’assister au maquillage « à vue » des acteurs, sous les gradins. Marc, associe également la pratique du maquillage aux bases de la formation d’acteur : On m’a appris lorsque j’étais à la rue Blanche… On nous apprenait à nous maquiller, non pas pour nous grimer, mais pour que la peau puisse attirer la lumière. (Marc, 60 ans)

Dominique dévoilant sa boîte à maquillage, s’inscrit dans ce même courant, justifie l’empirisme et le commente : Le maquillage, ce n’est pas seulement des couleurs différentes, c’est aussi des pâtes, il y a des pâtes à modeler, il y a du latex pour transformer les traits et les vieillir… Et puis, chaque théâtre, chaque école théâtrale a ses habitudes, ses produits, c’est un tout petit peu empirique tout ça, au hasard des partenaires en présence. Moi, j’ai une boîte de maquillage qui me permet de me maquiller les yeux avec des dominantes du noir ou brun ou vert ou bleu. J’ai des petites pâtes sèches pour foncer, creuser les traits si j’ai besoin. (Dominique, 74 ans)

Il dévoile alors un savoir-faire comparable à celui du peintre, qui semble inhérent à sa pratique d’acteur : Si ce n’est pas un personnage de composition, je m’arrange pour mettre en valeur un certain nombre de choses sur l’œil, affiner un peu le nez, mais ça je le fais moi-même. C’est un travail de l’ombre, de la lumière, qui fait partie aussi du métier d’acteur, qui est picturale, mais qui fait partie de notre métier.

Cette connaissance pragmatique des fards conduit à une meilleure évaluation de sa propre carnation et de ses coloris. Elle côtoie la compétence artistique, la sensibilité visuelle, comme le révèle Benjamin : 77

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Je connais à peu près les techniques, je connais à peu près mes teintes de peau. Je sais que les maquilleuses se plantent toujours au début, elles prennent toujours des teintes plus claires pour ma peau. Elles ne se rendent pas compte, même si je suis blond, j’ai un teint un peu plus bronzé. (Benjamin, 35 ans)

Une perception plus aiguisée de son teint, de sa texture et de ses couleurs en émerge. Un rituel La séance de maquillage qui se déroule dans l’espace clos de la loge est perçue par l’acteur comme un moment préparatoire privilégié, avec ses codes, ses rituels spécifiques. C’est ce qui peut différencier l’acteur de toute autre personne. Se faire maquiller ou se maquiller soimême devient un évènement très particulier pour ces interviewés. Dès lors, l’acte n’est pas seulement « fonctionnel » mais il intervient à part entière dans le métier d’acteur. Pour Christophe (51  ans), le maquillage fait « partie des conventions du rituel… c’est un des codes », comme le confirme encore Luc (27  ans) : « Ça fait partie du rituel de préparation avant de jouer, avant de devenir quelqu’un d’autre. » Il y a comme un moment tout spécial d’incarnation. Philippe adhère pleinement à cette idée. Mais il sépare très nettement le maquillage au cinéma jugé plus lourd et le maquillage au théâtre, le plus souvent réalisé par l’acteur lui-même. L’objectif étant d’oublier le maquillage pour jouer : Au cinéma, à l’image, on est terriblement maquillé même quand on ne l’est pas du tout, on l’est terriblement, beaucoup plus qu’au théâtre. Au théâtre, à part un maquillage spécifique, je ne me maquille pratiquement jamais. De temps en 78

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temps, j’agrandis mes yeux mais ce n’est pas systématique. Au cinéma, on vous en met une couche énorme, on joue avec un masque soi-disant naturel, en réalité pas du tout. Les tournages, on explose à la fin, la peau, elle en a marre. Mais le but du jeu dans un tournage, c’est d’oublier très vite… (Philippe, 54 ans)

Ce même acteur rapporte l’importance de ces instants privilégiés consacrés au maquillage : C’est un moment privilégié de la vie d’un acteur de cinéma d’arriver le matin… c’est une mise en condition… cette manière de se faire caresser avant d’aller au taf ça rentre par la peau donc ça commence par la peau. C’est un moment charnière de rentrer là-dedans et en même temps on vous fait croire que l’on va au naturel et on doit le croire car après il va falloir être naturel. Il y a un jeu de dupes qui se passe là et souvent de manière très intelligente, de façon intuitive.

L’artificialité de la situation ne trompe guère, la loge devient lieu de métamorphoses attendues. Mais le maquillage ne renvoie pas à de simples sensations tégumentaires mais s’inscrit d’emblée aussi dans le dispositif du jeu. Plus encore, au-delà de l’« imprégnation », il est aussi « défensif ». Ce passage très spécifique que constitue le moment du maquillage est ainsi perçu comme celui de la mise en place d’une protection, d’une armure : Ça fait partie du rituel, ça fait plaisir entre le passage de la vie au jeu, c’est une des portes importantes… Plaisir ce n’est pas le mot, c’est un rituel, un passage, une manière de s’armer, ça fout toujours la trouille d’y aller [sur le plateau]. Comme le soldat – je suppose – révise son fusil avant d’aller cogner, le scientifique regarde si ses flacons sont au bon endroit. C’est un rituel de mise en jeu, il vaut mieux le prendre comme un moment agréable. (Philippe, 54 ans) 79

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Le maquillage ainsi conçu s’inscrit dans une tradition qu’il convient de respecter, un passage obligé et nécessaire, sorte de cérémonie inaliénable. Cette vision du maquillage est encore défendue avec beaucoup de conviction par Julien : C’est un plaisir, c’est très féminin, peut-être que ça ne l’était pas il y a plusieurs siècles. Cela a disparu et j’ai l’impression que cela revient. C’est un plaisir non pas personnel mais pour le regard de l’autre. Et puis le moment du maquillage, c’est un moment de grâce, que je sois au cinéma ou au théâtre c’est un moment privilégié parce que c’est respectueux. Il y a quelque chose de cet ordre, quand on passe au maquillage avant une journée de tournage, c’est un vrai rituel. Ça serait très bizarre de passer une journée de tournage sans passer par le maquillage, absurde, même s’il n’y a pas grand-chose à faire, même si les filles n’ont pas beaucoup de moyens, même s’il n’y a pas de maquillage. Je pense que pour tous les acteurs c’est pareil. Celui qui vous dit qu’il s’en fout et bien il faut qu’il fasse un autre métier. Je pense que ça passe par-là. Je serais curieux de voir un acteur ou une actrice dire : « Je ne passe pas au maquillage. » C’est ne plus rien respecter. ( Julien, 41 ans)

Idéalement, comme le rappelle Alain Resnais : « Un comédien doit pouvoir se glisser dans un maquillage comme dans la peau d’un rôle. Et s’y sentir heureux4. » C’est bien cette harmonie qui est recherchée, ce confort essentiel pour l’acteur. L’aspect agréable du maquillage est repris par de nombreux acteurs. Il offre déjà la possibilité de mettre en valeur ou d’enlaidir l’acteur en harmonie avec la vision que l’on se fait du personnage. Au cinéma, ce maquillage est spécifiquement le fruit d’un travail collectif, issu de concertations et de débats 4. Vorges (de) Dominique, 1990, « Le maquillage vu par Alain Resnais, entrevue », Le maquillage, cinéma, télévision, théâtre, Paris, Éditions du Jarric, p. 13-14.

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entre l’acteur, le maquilleur ou la maquilleuse, le chef opérateur, avec la direction donnée par le réalisateur. Comme l’explique Didier Lavergne5, le chef maquilleur, au préalable, « dialogue avec le réalisateur pour savoir ce qu’il imagine6 », avant de se mettre au service de l’acteur ou de l’actrice. C’est ce qu’en retient Francis : J’adore ça, ça me passionne. C’est même un métier que j’aurais pu faire, je crois. Rendre beau ou laid les autres pour un film ou pour une pièce, ça me passionne. Je discute vraiment avec chaque maquilleuse, comment on fait le personnage mais je ne la regarde pas le faire. Je ne regarde pas le résultat parce que si elle est bonne, il faut faire confiance et si elle est mauvaise, je l’ai fait pendant tout le film et il vaut mieux ne pas le savoir. (Francis, 51 ans)

Jacques évoque à son tour la spécificité et l’importance que revêt au cinéma la séance de maquillage : C’est un moment de concentration le maquillage, tout d’un coup vous êtes devant une glace, on s’occupe de vous… Ça permet de passer par un « sas ». On est obligé de s’asseoir un moment et voilà. Au cinéma, ça joue encore plus sans doute, parce qu’au cinéma on va vite, il y a une grande division du travail… Il y a des acteurs, des actrices qui ont leur maquilleur, ça veut dire que ce sont des maquilleurs qui connaissent très bien leur peau, les produits qu’il faut. Moi par exemple, tout le temps, les maquilleurs demandent : « Vous n’avez pas d’allergies ? » Mais il y a une relation intime quand même, parce qu’ils vous voient tous les matins : vous êtes plus ou moins fatigué, vous avez mal dormi. Tout ça, le maquilleur ou la maquilleuse le prend en charge. Et c’est un temps que je trouve assez agréable. ( Jacques, 66 ans) 5. Chef maquilleur oscarisé en 2008 pour la transformation de Marion Cotillard en Édith Piaf dans La Môme. 6. Pétry Valentine, « Secrets de maquilleurs au cinéma », L’Express, 23/05/2005.

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D’où ce moment très particulier où l’acteur a le sentiment d’être secondé, assisté. Cette conception du maquillage est encore partagée par Henri, pour qui la séance de maquillage constitue un moment essentiel de concentration pour l’acteur : C’est la tradition, ça fait partie aussi de la préparation. C’est comme les clowns qui s’applaudissent. C’est un moment de concentration et puis c’est comme on a appris… Moi je m’en sers pour me concentrer. Parce que les maquilleuses, parfois les maquilleurs… ça me pose car je ne dois pas bouger, je les laisse faire leur travail. Elles font leur petit truc. L’image, en fonction de la focale, soit c’est proche, c’est serré donc, tout ce qui est petite aspérité, cela peut devenir énorme. Nous, quand on le voit tous les jours on ne le voit plus mais à l’image, le moindre petit vaisseau… Moi, je sais, avec mon accident il y a des petits vaisseaux, des cicatrices… (Henri, 43 ans)

D’un témoignage à l’autre, les nuances s’ajoutent : de simple rituel, le maquillage devient, pour ces acteurs qui lui accordent une véritable importance, une étape à part entière d’appropriation du rôle, le moment d’une recherche de perfection. Ainsi le maquillage révèle la recherche du « zéro défaut ». La perfection est alors recherchée au niveau du teint de l’acteur comme elle peut l’être également dans son jeu. Toutes les imperfections doivent disparaître car la caméra agit comme une véritable loupe, soulignant le moindre défaut. Mais est souligné aussi la manière dont l’acteur est au cœur d’un travail collectif. Les spécificités Un maquillage très spécifique est parfois utilisé pour dissimuler cicatrices ou tatouages. Il unifie la peau et 82

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ses accidents. Paul évoque la texture particulière et la composition des maquillages utilisés pour masquer les tatouages : J’ai un tatouage donc il faut le cacher. C’est très long mais cela ne me dérange pas. C’est un maquillage à l’alcool, ça ne s’enlève qu’à l’alcool. C’est un maquillage qui ne part pas, on peut se baigner avec. Cela ressemble à du fond de teint, de la gouache. (Paul, 29 ans)

Ce même acteur évoque le démaquillage exigeant qui s’ensuit : C’est épais, ça ne s’enlève pas à l’eau, il faut frotter avec de l’alcool. Après ça dépend des maquilleurs. Parfois, ils font la chose gentiment, avec d’autres c’est plus brutal, ils ont vite envie de rentrer chez eux.

La responsabilité des maquilleurs, dans tous les cas, est très forte. C’est qu’au-delà du masquage évoqué lorsqu’il s’agit d’atténuer cicatrice ou « défaut » de peau, ils créent ou recréent des visages. Ils sont aussi « inventeurs ». Ils peuvent changer l’allure de l’acteur de façon spectaculaire et lui donner « l’apparence d’un personnage historique, changer son âge, son sexe ou son espèce7 ». Comme l’explique Claudine Mulard, « les maquilleurs de cinéma ne griment plus, ils transforment8 ». Il est un rôle traditionnel où le maquillage est encore plus exacerbé : celui du travesti, lorsque l’homme devient femme et change de genre. Nul n’a oublié Tootsie (1982), le film de Sydney Pollack et la performance de Dustin Hoffman. Trois des interviewés 7. Mulard Claudine, « L’Oscar du fard », Cahier Culture, Le Monde, 18/02/2012, p. 8. 8. Ibid.

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évoquent cette transformation bouleversante. Francis appréhende ainsi un prochain rôle où il devra se travestir avec enthousiasme : J’ai un projet où je dois jouer un travesti au théâtre, j’ai déjà parlé avec ma maquilleuse, ça me passionne… Là je vais être fou de tout ce qui va être peau et maquillage parce que je vais être une femme. (Francis, 51 ans)

Dans cet exemple, le maquillage est fortement genré et associé à l’univers féminin dans ses excès, ses exubérances, son côté kitsch. Pour Julien, cette expérience de traversée des genres est primordiale : Ma première scène de tournage, j’ai eu deux heures et demie de maquillage parce que j’étais en travesti… J’étais complètement maquillé, déguisé, habillé en femme. ( Julien, 41 ans)

Le maquillage devient l’un des éléments indispensables de la transformation physique : C’était assez vertigineux de faire ses premiers pas mais, quelque part, il y avait une sensation de protection parce que j’étais une femme… Il y avait ce masque parce que c’était vraiment un masque.

Le vertige de Julien s’accompagne de cette impression rassurante de porter « un bouclier » devant soi, de protéger l’intérieur alors que l’extérieur est incandescent. Cette même admiration à l’égard du travail des maquilleurs transparaît dans les propos de Damien alors même qu’il apprécie peu habituellement le maquillage : J’ai fait un spectacle, je jouais un travesti et là j’étais peint de la tête aux pieds… Vous pouvez voir les photos dans mon Facebook, vous allez voir je suis en femme. Là oui, la maquilleuse ou le maquilleur, c’est vraiment un travail d’artiste. (Damien, 30 ans) 84

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Cet attrait intime et psychologique pour le maquillage est poussé plus loin par quelques acteurs : ils avouent l’utiliser dans leur vie quotidienne pour dissimuler quelques imperfections, en cas de casting impromptu par exemple. Le maquillage sert alors à dissimuler des boutons ou des cernes. Le recours au maquillage peut ainsi déborder le cadre de la pratique professionnelle. Mathias se dit même prêt à l’utiliser à titre personnel : C’est un plaisir. Cela dit si cela devenait à la mode de se maquiller dans la vie je le ferais. Non pas que je sois accro à la mode, là si je m’étais maquillé, le regard des autres dans le métro m’agacerait, sinon j’adore. Lorsque je me maquille pour le théâtre avec le maquillage simple dont je parlais tout à l’heure, simplement un peu de poudre, du noir et du mascara, j’aime vraiment la tête que ça me fait. C’est un peu comme certains hommes d’Afrique du Nord qui ont les yeux avec du khôl, etc. Je trouve cela sublime. (Mathias, 45 ans)

Son engouement est sincère, développé, argumenté : Si c’était tendance, j’aurais du khôl dans la vie. Je trouve ça magnifique. En tout cas c’est un plaisir de le faire, non seulement parce que je trouve ça beau, que ça embellit, mais aussi parce que c’est un vrai rituel qui est très apaisant ainsi.

Remarque importante qui suggère un pont possible entre le travail de l’acteur et son quotidien, un avenir possible aussi au maquillage dans le quotidien des hommes en général. Les contraintes du maquillage En opposition à cette conception d’un maquillage « agréable », recours « idéal », dix interviewés partagent un avis totalement contraire. Ils conçoivent le maquillage 85

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comme une contrainte absolue. Ce constat plus négatif a été déjà posé par Pierre Arditi, la maturité venue dans les années 1990 : « Je crois que je n’aime plus le maquillage. Au début de ma carrière, je l’aimais bien parce qu’il enjolive les traits et fait disparaître les imperfections. Maintenant cette espèce de désir du joli de mon visage [sic] m’est absolument égal. Au cinéma, il faut se maquiller, c’est une réalité technique, mais pour moi ce n’est pas un plaisir, plutôt une contrainte9. » Ce même écho est repris  23  ans plus tard par ce groupe d’interviewés. Ils soulignent les désagréments du maquillage comme « traitement » de la peau et jugent le fard étouffant. Ils, y voient même un masque asphyxiant la surface cutanée. C’est bien le thème de l’aliénation qui domine dans l’argumentaire de ces dix interviewés. C’est ce que soutient Christian : « Je n’aime pas le maquillage et j’évite, c’est une petite contrainte. » Il ajoute encore : Le maquillage, je sais que j’évite quand c’est possible ; je demande souvent le moins possible de maquillage et j’apprécie les réalisateurs qui utilisent peu de maquillage, parce que sur une journée de tournage, on a vraiment la peau qui est tirée avec ce maquillage. Donc j’essaie d’échapper autant que faire se peut à ce maquillage, de réduire les raccords de maquillage. (Christian, 40 ans)

Cet avis est partagé par Antoine : Je déteste me faire maquiller, je n’aime pas du tout ça. À moins que ce soit pour se déguiser, pour faire un personnage, pour accentuer un caractère, sinon moi je n’aime pas ça. (Antoine, 57 ans) 9. de Vorges Dominique, entretien avec Pierre Arditi, comédien, op. cit., p. 62, p. 23.

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Critique des contraintes, critique des effets jugés désagréables. Éric va sans doute plus loin en évoquant l’effet ressenti durant le jeu lui-même : Je n’aime pas être maquillé, je ne suis pas à l’aise quand je suis maquillé. D’ailleurs au théâtre je ne me maquille jamais. Je dis oui, oui je vais le faire… et puis je ne me maquille pas. Très vite au théâtre on est en sueur, ça dégouline partout, ça ne ressemble à rien et au cinéma je n’aime pas beaucoup non plus. J’aime bien tourner avec des gens comme Jean-Luc Godard parce qu’il n’y a pas de maquillage. (Éric, 45 ans)

Autre malaise, d’un autre genre, celui provoqué par le « contact » avec la maquilleuse, proximité mal acceptée : Le maquillage, c’est une contrainte. Parce qu’on met des Kleenex pour ne pas tacher les cols de chemise. Ce que je n’aime pas, ce sont les maquilleuses qui maquillent avec leurs mains… les mains des maquilleuses quand elles ont maquillé machin… elles viennent, elles ont fumé, j’ai horreur de ça. J’aime mieux avec les éponges. Elles font des retouches du matin au soir, à un moment on a des couches avec la poudre… J’ai l’impression qu’on m’empêche de respirer quand ma peau est maquillée. J’ai l’impression que je respire mal. J’ai l’impression d’être sans oxygène, d’être claustro. Je n’aime pas ça. (Éric, 45 ans)

Le déplaisir est accentué par les rajouts et raccords de maquillage dans la journée, la répétition de l’acte, les retours de l’application de produits : ils donnent l’impression de superposer sur la peau de trop nombreuses couches, créant une épaisseur qui obstrue les pores, altère la libre circulation de l’air, la respiration du tégument. Guy exprime avec précision ce sentiment. Il évoque quelque « respiration » des pores, son importance, sa nécessité : 87

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Moi par exemple, je déteste le maquillage. Autant j’aime bien mettre une crème, autant je n’aime pas être maquillé. Dès que je peux me démaquiller, je fonce sur le lait démaquillant et je sens ma peau, elle respire. Je pense que les maquillages, même les plus légers, occultent la peau. Donc je ne sais pas comment font les femmes qui se maquillent tout le temps, je ne parle pas d’un trait sur les yeux mais celles qui se maquillent toujours, elles supportent. Moi je sens que c’est toxique pour la peau, même les maquillages les meilleurs avec les meilleurs produits. (Guy, 50 ans)

L’intimité qui s’instaure avec les maquilleuses peut ajouter au déplaisir : Il y a quelque chose que je n’aime facilement pas, c’est qu’il faut une grande intimité avec la maquilleuse ou le maquilleur. Il m’est arrivé d’avoir des aversions physiologiques comme un chat… Tu arrives le matin, pas beaucoup dormi, ça arrive sur la longueur d’un tournage et il y a quelqu’un qui va te tripoter… celui que tu n’aimes pas, qui fume, qui sent la clope ou qui mâche du chewing-gum. Il y a un rapport hyper intime avec la maquilleuse, plus encore que le coiffeur car les cheveux c’est moins intime que la peau du visage. C’est très intime de toucher la peau du visage. C’est votre amoureux qui peut toucher la peau de votre visage ou votre enfant.

L’aspect contraignant du maquillage est encore souligné par Claude : Moi je n’aime pas trop… Quand je regarde à la télé ou au cinéma je vois tout de suite quand les acteurs sont maquillés et je trouve ça dommage. Très très peu de maquillage. Ou alors vraiment dans un spectacle… mais le maquillage ce n’est pas mon univers. Pour moi, c’est vraiment une contrainte, c’est une manière de se cacher un peu oui… C’est un moyen de se cacher. Les grands acteurs sont rarement maquillés… (Claude, 41 ans) 88

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Affirmation qui peut sembler surprenante mais qui n’est pas nouvelle. Déjà Meyerhold10 en indique très clairement les limites dans les années  1940, lorsqu’il tente de réformer l’art dramatique. Sa position s’appuyait alors sur un refus absolu de tout jeu psychologique et de tout naturalisme. Il rendait d’ailleurs compte d’un parcours personnel, une évolution intime : Je n’aime pas le maquillage. Je l’ai aimé dans ma jeunesse, et puis ça m’a passé. Maintenant, je ne peux plus le supporter… Tous les grands acteurs se maquillaient peu : le fard ne faisait que les gêner. L’amour du maquillage, c’est la maladie infantile de l’acteur11.

La position défendue est radicale. Elle concerne alors plus directement le jeu et son contenu : se dégager de l’emprise du maquillage c’est aussi accepter de jouer différemment, c’est tourner le dos aux conventions habituelles. Au-delà de ces appréciations positives ou de ces rejets, certains acteurs nuancent davantage leurs propos. Ils n’apprécient pas le maquillage mais celui-ci est vécu comme une contrainte inhérente au travail devant la caméra. C’est un « mal nécessaire ». Il est alors subi avec 10. Meyerhold Vsevolod (1874-1940). En 1898 Meyerhold travaille comme acteur au Théâtre d’Art de Moscou dirigé par Stanislavski avant de créer sa propre compagnie et réaliser ses spectacles. Il refuse alors l’approche naturaliste et le jeu psychologique prônés par Stanislavski et va alors chercher à renouveler le jeu de l’acteur en explorant des univers scéniques très différents comme ceux de la commedia dell’arte, de la danse, du cirque, du cabaret, des théâtres japonais et chinois… (cf.  le site du CNRS consacré au colloque Meyerhold : http://dapertutto.free.fr/meyer/ meyerholdfrfl/meyerhold_index.html). 11. Meyerhold Vsevolod, 1992, « Meyerhold parle. Réflexions de Meyerhold notées par A.  Gladkov », trad., Préface et notes de Béatrice Picon-Vallin, Écrits sur le théâtre, vol.  4 (1936-1940), Lausanne, L’Âge d’Homme, p. 316.

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patience, sinon adhésion, malgré ses possibles désagréments. Ce ressenti est évoqué par Sébastien : C’est un mal nécessaire. Je comprends très bien qu’ils essaient de lisser tous les effets par rapport à la caméra. Je suis un bon client ; on me dit : « Tu regardes là-haut », je regarde là-haut, on me dit : « Tu ne bouges pas », je ne bouge pas… Je suis vraiment le bon client… La seule chose que je demande par contre… j’ai   déjà fait des allergies au maquillage, c’est souvent parce que les pinceaux ne sont pas forcément nettoyés, ça dépend des maquilleurs. (Sébastien, 44 ans)

Le maquillage mobilise un incontournable investissement : il crée des sensations qui peuvent être bien au mal acceptées, il nécessite l’intervention d’un tiers qui peut être, lui-même, bien ou mal accepté. De la même façon, Laurent avoue son aversion pour le maquillage, tout en reconnaissant sa nécessité face à la caméra pour éviter la brillance. D’où la critique en même temps que l’acceptation : Je ne supporte pas les crèmes qu’on met pour se maquiller. Quand on fait des interviews, je demande à ce qu’on mette de la poudre et puis c’est tout, pour ne pas briller. Mais je déteste être maquillé. J’ai le souvenir d’un film que j’ai fait où j’avais cinq heures de maquillage par jour. C’était un enfer, mais ça valait le coup. Mais dans mon boulot c’est important. (Laurent, 60 ans)

Comme en conclut Marc : L’art n’est fait que de contraintes, c’en est une de plus. Il y a le texte, il y a les mots, il y a le maquillage… Il y a des lumières et qui dit lumières dit maquillage… L’art est un plaisir, c’est aussi une douleur. (Marc, 60 ans)

Toute l’ambivalence de la création est bien résumée dans ses propos. 90

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Les pratiques de soins elles-mêmes changent, elles évoluent. Elles indiquent de nouveaux comportements et manières d’être. Ce qui transforme les appréciations des acteurs eux-mêmes. Cette évolution est perceptible sur les plateaux de théâtre où le maquillage semble être moins fréquent. Ce changement gagne aussi le cinéma, parfois il y est prescrit par les contraintes budgétaires. Les révolutions technologiques et cosmétiques sont aussi sensibles. L’une des premières règles habituelles au théâtre est d’être vu et entendu par toute la salle y compris par le dernier rang des spectateurs. D’où la nécessité de souligner fortement les couleurs et les traits. Cela implique des exigences vis-à-vis de l’acteur qui diffèrent de celles existant au cinéma. Dominique l’explique : Au théâtre, c’est différent encore, parce que le maquillage est beaucoup plus prononcé : il modifie les traits, les pâtes ne sont pas les mêmes. Le maquillage de cinéma ne se voit pas en principe : il se voit à l’œil nu mais il ne se voit pas à la caméra. Le maquillage de théâtre se voit beaucoup, il est plus poussé, accentue les traits pour qu’ils soient visibles de loin. (Dominique, 74 ans)

Ces spécificités pourtant ne sont pas toujours « reconnues ». Elles semblent, par exemple, être remises en question par huit des interviewés qui disent délaisser totalement le maquillage au théâtre. Cette tendance était déjà présente, il y a quelques années, lorsque Pierre Arditi avouait : « Depuis des années, au théâtre, je ne me maquille plus12. » Il ajoutait encore : « Beaucoup d’acteurs au théâtre ne se maquillent plus. Ils n’en ont plus besoin, juste un petit peu de fond de teint13. » 12. Vorges (de) Dominique, entretien avec Pierre Arditi, comédien, op. cit., p. 63, p. 23. 13. Ibid.

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Francis (51 ans) confirme cette affirmation sans trop l’expliquer : « Au théâtre maintenant, j’essaye d’éviter d’avoir du maquillage à moins que le personnage l’exige. » Ici, la présence ou l’absence du maquillage est déterminée par les seules caractéristiques du personnage. Cet avis est partagé par Philippe (54 ans) encore : « Au théâtre à part un maquillage spécifique je ne me maquille pratiquement jamais. » D’autres interviewés vont plus loin, prônant l’absence totale de maquillage. C’est ce qu’explique Vincent, explicitant davantage la gêne attribuée aux produits : Sur scène comme on transpire, je ne me maquille pas. Au théâtre c’est de moins en moins utilisé… un peu pour les sourcils mais pas de fond de teint. (Vincent, 60 ans)

Henri partage la même opinion : Au théâtre, je n’ai même pas le temps, ça n’est pas la peine, ça ne tient pas, je transpire de suite. Je crois que je ne me suis jamais maquillé. (Henri, 43 ans)

C’est la transpiration massive qui est encore à l’origine de ce choix comme l’assure Laurent (60  ans) : « Sur scène je ne me maquille jamais. D’abord je transpire tellement que cela ne sert à rien », ou Vincent (60 ans) : « Moi sur scène je ne me maquille pas. » Théâtre et cinéma La scène et le plateau sont aussi questionnés dans leurs différences. Les maquillages au théâtre et au cinéma ne sont pas de même nature et l’attention se porte davantage à ces pratiques jugées indispensables au cinéma, comme l’indique Éric : 92

Le maquillage

Au théâtre souvent je ne me maquille pas. Au cinéma on est forcément plus attentif à ça parce qu’il y a des gros plans. Il y a des gens qui ont beaucoup de mal à se voir par exemple, qui ont beaucoup de mal à voir leur peau. (Éric, 45 ans)

Pourtant, les choses commencent à changer, les technologies évoluent et les différences entre théâtre et cinéma sont de moins en moins accentuées en ce qui concerne le maquillage. L’utilisation de fards plus discrets s’impose aussi au cinéma. Trois des interviewés en témoignent. Pour Antoine, « on se maquille moins au cinéma parce qu’on éclaire moins pour des raisons financières, pour des raisons de temps aussi », ce qui entraîne insensiblement des contradictions dans les propos : l’exigence technique est aussi exigence de maquillage. Le nouveau matériel impose ses contraintes. Impossible d’y échapper : Maintenant, il y a un autre problème, c’est la numérisation des caméras. Toutes ces caméras numériques ont tendance à extrêmement détailler, elles apportent une précision quasiment d’ordre microscopique, donc là pour le coup, tout se voit. Si tout se voit, les défauts aussi. Il faut donc les masquer mais si on les masque, on voit très bien que c’est masqué. On voit encore plus le maquillage qu’on ne le voyait dans les années 1980-1990. Ça, c’est un problème qui n’est pas résolu. On est en train de passer à quelque chose de différent. (Antoine, 57 ans)

Cette évolution des techniques est encore rapportée par Guy : Maintenant on est maquillé très léger au cinéma. Les pellicules sont très sensibles donc le maquillage c’est juste pour ne pas briller, pour bien prendre la lumière et enlever les rougeurs que l’on a toujours. (Guy, 50 ans)

Une esthétique s’en dégage : 93

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Le cinéma naturaliste qu’on fait en général, on a l’impression que c’est de la vraie peau même si elle est maquillée. (Guy, 50 ans)

La subtilité plus grande du fard s’allie à un perfectionnement des matériaux utilisés, laissant la peau apparemment plus libre. C’est l’impression ressentie par Vincent : Beaucoup de films et d’émissions sont tournés en HD.  Les poudres qu’on utilisait avant, ce n’est plus possible parce qu’on les voit trop… Maintenant il y a des poudres ultrafines qu’on ne sent quasiment pas, c’est extraordinaire. Il y a peut-être des nanoparticules dedans… Elles sont d’une finesse incroyable. La première fois que l’on m’en a mis, j’ai trouvé ça hallucinant. Je ne sentais rien du tout. Alors qu’avant, on avait un masque comme un masque de beauté. (Vincent, 60 ans)

Le changement de poudre, jugée plus aérienne, s’accompagne de nouvelles sensations tégumentaires plus appréciées. C’est une impression de légèreté et de confort qui est notamment évoquée. Autant dire que la question du maquillage s’avère très vite plus importante qu’elle ne pouvait apparaître en début d’entretien. Aux problèmes relationnels qu’elle pose, s’ajoutent les problèmes relancés par les nouvelles technologies.

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Les effets du costume

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’artifice tient à ce qui s’applique sur la peau, il tient aussi à ce qui enveloppe le corps. Le vêtement, dans ce cas joue un rôle plus « intime » qu’on ne le croit. Le costume de scène est un « objet de croyance » qui mobilise fortement les investissements charnels dans la fabrique du personnage. Il s’inscrit aussi dans l’approche du rôle et son appropriation ou sa mise à distance. Le corps de l’acteur l’expérimente au moment des essayages et l’artiste l’intègre dès lors à sa partition de jeu. C’est par la vue et le toucher que l’acteur appréhende initialement le costume de scène et, dès lors, qu’il l’endosse, c’est via sa peau et son corps qu’il le perçoit. Il s’en empare aussi. Comme le remarque Christian Bi­et, le costume est suffisamment fusionnel pour garder « la trace de la propriété de l’acteur ne serait-­ce que par son intimité ouvertement portée, projetée, sous les

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yeux du public1 ». Ce contact supposé entre la peau et le costume, comme avec le corps, donne lieu chez les interviewés des appréciations contrastées. Pour une minorité d’acteurs (3) il n’y a pas d’effet du costume sur la peau car c’est bien l’acteur qui domine la situation par sa seule volonté, le costume étant façonné par et pour l’interprétation. Pour une majorité d’entre eux, au contraire, cet effet devient évidence. On sait que la peau est concernée par tous les types de rapports au monde extérieur qui peuvent être de l’ordre de pressions, frottements, adhérences ou autres contacts divers. En ce sens, le tissu crée un contact immédiat : un effet « psycho-physiologique2 ». Cette adhésion ou proximité de la peau avec le costume met en place des interactions, tout comme le fait également le mouvement du corps sur le textile. Les perceptions du costume sont alors modifiées. Ce contact permanent de la peau avec le textile crée généralement des frottements qui peuvent induire des phénomènes comme la rétention calorique, l’humidité… Aussi, les interactions avec le costume semblent très marquantes 1. Biet Christian, 2007, « Des propriétés du costume et de la manière de s’en défaire », in Verdier Anne, Goetz Olivier, Doumergue Didier (dir.), Art et usages du costume de scène, Vijon, Lampsaque, p. 12. 2. On peut lire en ce sens nombre d’études concernant les effets du frottement du tissu sur la peau et la perception qui en résulte : Wei Li, Qiang Pang, Yshi Jiang et al., 2012, « Study of physiological parameters and comfort sensations during friction contacts of the human skin », Tribology Letters ; Gwosdow  A.  R., Stevens  J.  C., Berglund  L.  G., Stolwijk J. A. J., 1986, « Skin friction and fabric sensations in neutral and warm environments », Textile Research Journal, 56, p.  574-580 ; Strese Helene, Kuck Monika, Benken Rainer et al., 2013, « Influence of finishing textile materials on the reduction of skin irritations », Skin Research and Technology, 19, p.  409-416 ; Ramalho  A., Szekeres  P., Fernades E., 2012, « Friction and tactile perception of textile fabrics », Tribology International, 1-5.

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Les effets du costume

et de plusieurs natures, pour une majorité d’acteurs. Il agit par l’intermédiaire de variables comme sa forme, sa texture et sa matière. Impossible d’échapper à cette influence qui peut infléchir comportements, attitudes, gestes, pensées et manières d’être.

Une influence directe Lorsque l’on interroge les acteurs au sujet du contact entre la peau et le vêtement dans la vie quotidienne, ils avouent pour la plupart avoir des aversions pour certains textiles particuliers comme le nylon, ne pas aimer porter de la laine à même la peau et préférer généralement le coton dont le contact est jugé plus doux et plus agréable, tout comme le lin. Ce qui montre bien qu’ils sont sensibles à la sensation que le vêtement exerce sur la peau, même si lorsqu’ils évoquent les situations de jeu ils sont plus hésitants voire plus flous. C’est ainsi que l’on peut lire les propos de Christian :

Une fois que je suis dans mon personnage, j’oublie un peu tout ça, on n’est pas dans l’épiderme, pas trop dans l’extérieur. À moins que je puisse m’en servir, cela peut être un appui aussi. (Christian, 40 ans)

Il faut sans doute dégager deux moments très spécifiques et deux étapes essentielles pour l’acteur : celui de la préparation au rôle et celui de son incarnation. Il est clair que le jeu nécessite l’oubli d’un certain nombre de paramètres comme celui du costume endossé : la perception de l’étoffe s’efface dans le jeu. À  l’opposé pourtant, le travail préparatoire – celui de la rencontre avec le personnage et sa composition  – peut faire du costume un élément constitutif de l’appropriation du rôle, tout comme l’est le maquillage à certains égards. 97

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

En ce sens, le costume peut être appréhendé comme point d’ancrage de cette recherche, un « appui ». L’effet jugé positif du costume, autrement dit son influence, a un sens. Il participe du mouvement allant du costume à l’épiderme, c’est-à-dire de l’extériorité vers l’intériorité, du monde au corps et à son intériorité. La peau étant le point de contact. Si le costume imprime un mouvement à la sensibilité, il affecte aussi les manières de sentir et de penser. Claude en atteste : Ça permet de s’oublier aussi. En fonction du costume qu’on a, du tissu qu’on a, ça change aussi la posture, ça change donc l’intériorité. Je ne pense plus pareil. Je pense que ma peau agit, elle aussi. Je ne pense plus de la même façon. (Claude, 41 ans)

Cette influence du costume se transmet : modifiant tant les postures que les pensées ou les pratiques. Mais c’est bien d’« intériorité » qu’il s’agit ici, de sentiment intime. Pour d’autres interviewés, cette influence du costume sur le jeu est tout aussi évidente. Il s’inscrit dans un système de mouvements allant de l’extérieur vers l’intérieur et vice versa, s’appuyant sur des « récepteurscapteurs ». Comme l’indique Éric : Oui ça joue. Ça joue parce que c’est comme s’il y avait plein de petits capteurs. Ça fait un tout encore une fois. La peau a cette fonction-là, les yeux en ont une autre… (Éric, 45 ans)

Cet acteur fait référence alors à une expérience très concrète : Si on a des pantalons très larges, par exemple quand je jouais En attendant Godot, ça flottait quoi, et la peau elle ressentait ça. Il y a certainement des choses dans le jeu comme ça. Quand on 98

Les effets du costume

est comédien, on est à la fois en dedans et en dehors. Un rôle, je le construis avec le dedans et puis le dehors aussi. Je ne sais pas, si on joue certaines pièces de Marivaux par exemple, ou de Molière, on est un peu corseté, ça donne un maintien, une façon de marcher, tout est un peu tendu… Il détermine une ligne, une façon de marcher, une façon de penser ; il y a des costumes de scène dans lesquels on ne sera pas très à l’aise au début mais qui sont nécessaires. Les chemises amidonnées qui font des marques sur le cou, c’est un maintien.

La tonalité demeure ici « générale ». Le costume aurait une influence globale. Cette influence pourtant peut être plus précise.

La matérialité du costume Un « effet primauté » s’impose quoi qu’il en soit, celui de sa texture. C’est l’influence de cette première impression qui est déterminante Celle-ci est perçue dès que le costume est enfilé. Aussi, pour certains acteurs, l’apprêt, voire l’étude du costume sont absolument indispensables. La préparation d’un costume de scène devient quasi scientifique pour Laurent et nécessite une grande rigueur. Il évoque notamment ce contact immédiat avec le tissu, primordial dans son travail d’acteur : Oui ça peut influencer. Mais ça n’existe pas parce que je ne porte jamais sur scène quelque chose que je ne supporte pas. Je ne peux pas. Les vêtements sur scène je les prépare, c’est scientifique à tous les niveaux, la solidité, la texture, le rapport à la peau, comment je me sens. Il m’arrive de faire faire un pantalon pour jouer et de ne le mettre qu’une fois. Je ne joue même pas avec, je répète et je ne me sens pas bien et je dis celui-là non je ne peux pas le mettre. Je ne me sens pas bien. Ça, c’est très important. Comme je suis très sensible, il y a un rapport au plaisir dans le contact du tissu. Il y a des tissus que j’adore toucher. 99

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Par exemple, le « grain de poudre » : mon premier pantalon de scène identifié c’était un pantalon en « grain de poudre ». C’était un vieux pantalon de smoking que j’avais trouvé et qui datait de  1900, que j’avais volé dans une malle à costume dans un théâtre. J’avais touché le tissu et j’avais tellement aimé la sensation que j’avais volé le pantalon. Je l’ai gardé pendant des années jusqu’à ce que je ne puisse plus le mettre. Après, c’était très difficile de retrouver un tissu identique parce que ça n’existe plus. On ne fabrique plus de tissu aussi lourd qui est agréable, qui est doux, qui est fort, qui est protecteur. C’est très important. (Laurent, 60 ans)

Ce contact au tissu et par-là même au costume de scène est évoqué comme étant essentiel, affectant directement la sensibilité de l’acteur. En ce sens, les qualités que l’acteur attend d’un costume allient douceur, lourdeur et protection. La matérialité tient d’abord à la texture de l’étoffe et, dans ce cas, le costume peut faire naître d’emblée des sensations tégumentaires. Il a alors un impact direct. Une relation tactile s’établit avec la matière qui réagit. Son contact éveille des émotions pour l’acteur. L’effet en est psychologique autant que physique. Il « oriente » des attitudes, des manières. Ainsi, pour Luc : Oui, je pense que les vêtements influent sur le jeu. Ça peut créer des sensations intérieures qui vous donnent certaines émotions… Ça va peut-être procurer quelques sensations différentes : plus ou moins chaud, plus ou moins agréables, me sentir plus ou moins bien à certains moments. Mais en tant que comédien, on peut parfois se baser sur ces sensations, sur ce que l’on ressent. Si on doit jouer un sentiment d’amour, par exemple, quelque chose de plutôt agréable, pour le trouver on peut se baser aussi sur ces sensations très physiques : ça peut être comme un vêtement agréable à porter. On peut porter son attention là-dessus pour faire naître quelque chose au niveau 100

Les effets du costume

du jeu. Du coup, ça peut être déclencheur, ça peut être un outil. Ça peut déclencher quelque chose au niveau du jeu. Le confort ou l’inconfort aussi ça peut jouer, ça peut créer une petite tension, une nervosité qui peut amener quelque chose dans le jeu. (Luc, 27 ans)

Le costume, exerçant une influence directe sur le jeu, devient, dans ce cas précis, source d’inspiration. Il « oriente », devenant milieu de référence, facteur d’intuition, voire d’invention. L’acteur s’appuie sur les sensations procurées par le vêtement qui l’enveloppe. Celles-ci peuvent se révéler sources de plaisir ou de déplaisir, permettant la création d’une émotion particulière utilisée dans le jeu de l’acteur. Ce contact entre costume et peau a donc une influence directe dans la fabrique organique de l’acteur : texture, moiteur, température agissent à la surface de la peau, s’associant à des émotions. Cet effet médiateur du costume, servant de tremplin au jeu de l’acteur, est maintes fois évoqué dans les témoignages des acteurs. Et il l’est sous des formes différentes. Il peut être lié non plus à la texture particulière du tissu qui le constitue mais également à l’état particulier et matériel du costume, son usure, sa propreté. C’est, dès lors, le cas lorsque le costume est perçu comme « sale » et particulièrement repoussant. Il peut générer alors l’adhésion à un état tout particulier, convoquant chez l’acteur une immersion dans l’objet, jugé absolument nécessaire au personnage à composer. De plus, si à cette saleté du costume s’ajoute une hygiène corporelle négligée, son effet est d’autant plus facilitateur : il ne nécessite plus un jeu particulier, une composition spécifique, mais tout simplement impose une sorte de « laisser-aller » naturel. Il suffit de s’y fondre. Il suffit 101

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juste de ressentir et ne pas fabriquer. C’est l’exemple que donne très explicitement Guy : Oui c’est vrai que si je joue un personnage, si je joue un bagnard, un type qui est dans un costume rêche ou crade… J’ai joué un SDF et j’ai dit à la costumière, à l’habilleuse : « Tu ne me nettoies pas ces costumes. » D’un seul coup, les costumes se chargent d’une sorte de… Ce n’est pas très agréable… Et bien, porter des costumes sales qui puent – j’avais prévenu l’équipe et leur avais dit « excusez-moi » mais on tournait beaucoup dehors l’hiver, donc ça sentait pas trop. Et bien, ça m’a aidé à me faire comprendre des choses : la réalité de la vie de ces types dans la rue. Ça m’a un peu amené vers eux, davantage que si j’avais été super-propre avec du maquillage, des faux trucs. (Guy, 50 ans)

Ici, l’effet du costume est réel, il permet d’être au plus près du rôle, épouser son exigence tégumentaire. L’acteur évite le trucage qui consisterait à fabriquer de la « fausse saleté ». Il suffit de suspendre tout entretien, laisser agir le sale et l’abandon. L’effet « facilitateur » du costume est d’autant mieux démontré que ce type de choix est préféré par l’acteur. Il constitue un point d’appui réel à sa composition du personnage et à son jeu : Nous, on doit reproduire des personnages qui ne sont pas nous, dans des situations qu’on ne connaît pas, ou qu’on n’a pas vécues, ou qu’on a vécues différemment, d’où la tentation de se laisser guider par les sensations que nous éprouvons.

Guy propose un autre exemple : Si vous devez jouer que vous mourrez de chaud et qu’il fait déjà  40  degrés, ça, déjà, vous n’aurez plus besoin de le jouer. Vous allez transpirer, vous allez très bien jouer que vous avez chaud parce que vous avez chaud.

Il fait encore un parallèle avec le costume « historique », indiquant son « effet facilitateur » pour entrer 102

Les effets du costume

dans un rôle. Une manière de ressentir immédiatement la bonne posture, l’état du corps, la démarche : C’est comme avec les costumes d’époque, vous mettez le costume de l’époque et boum vous avez la démarche, donc ça aide beaucoup. Et donc sûrement, suivant le contact du costume un peu rêche ou du treillis militaire sur vous, c’est un des petits micros signaux qui vont vous donner la crédibilité de notre travail.

La structure À  la sensation résultant du contact entre le tissu et la peau s’ajoute l’effet de la forme même du costume. La  structure formelle a ses effets propres. Elle dresse le corps, elle l’oriente, elle l’emprisonne même. C’est ce que relève Dominique qui précise ces deux modalités effectives du costume : Ce qui peut m’influencer, c’est la sensation du vêtement, des costumes dans lesquels on se sent à l’étroit, étriqué ou trop large, comment on sent le tissu sur sa peau, ça se transmet sur la peau. (Dominique, 74 ans)

Ici le corps est contraint par la taille du costume, sa forme autrement dit. Les costumiers sont eux-mêmes conscients de cet effet. La forme est, par ailleurs, choisie en ce sens. Marc le souligne : Si vous voulez qu’un personnage soit plus gros en scène, prenez un vêtement plus petit. Si vous voulez qu’un personnage paraisse pauvre et démuni, mettez un vêtement plus grand. (Marc, 60 ans)

L’effet du costume a alors un retentissement tant au niveau de la réception du spectacle qu’au niveau des positions et des gestes mêmes de l’acteur, l’effet sur 103

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

la peau étant considéré comme latent, invisible mais marquant. Marc évoque ainsi l’effet engendré par la taille du costume pour un rôle particulier qu’il a interprété dans Le Roi se meurt d’Eugène Ionesco : Nécessairement, la taille du vêtement est importante. Là, on a opté pour la première solution pour le vêtement du médecin. Je suis complètement à l’étroit dans mon costume pour paraître encore plus énorme. Il explose dans son costume le personnage. Ça, c’est un choix de la costumière, ce qui fait que je suis horriblement mal à l’aise dans mon costume, mais ça fait partie du jeu. Ça fait partie du personnage. Il est toujours en train de se refringuer, il est débraillé. Il n’est pas habillé. C’est un personnage débraillé, il a trop d’activités ; il est à la fois médecin, il est aussi astrologue, il est aussi bactériologue, il est aussi bourreau, donc il faut jouer ces quatre faces-là.

Autant dire que la taille du costume participe directement du choix du personnage à interpréter. Elle reflète une décision collective autant qu’elle facilite et oriente le jeu. Une particularité s’impose pour les films d’époque où la contrainte exercée par le costume peut directement dicter comportement et sensibilité. Antoine le relève : Les rôles les plus intéressants au niveau du costume, c’est les rôles où il y a un budget costumes. Ce sont les films d’époque. Même les contraintes deviennent des indications sur le personnage. Donc là, effectivement, le costume c’est un caractère, c’est comme si on était dans, vous savez, ces descriptions dans des romans où on décrit la figure, les traits du visage, l’attitude, puis le costume. (Antoine, 57 ans)

Faut-il dire que s’impose là encore un effet de « ressenti » ? Cette même contrainte peut se révéler uniquement négative lorsque le modèle du costume est 104

Les effets du costume

mal conçu et mal pensé. D’où une possible exaspération de l’acteur encore très bien décrite par Antoine : Si le costume, le tissu ce n’est pas le même – toi acteur – et bien, tu ne bouges pas pareil. Tu le sens justement sur ta peau, si la veste elle n’est pas vraiment sur une épaule. C’est des choses que tu sens. C’est quelque chose qui peut te gêner, c’est la chose qui va t’agacer. Le costume, il est en contact avec ton intimité, avec ta peau. Là ça peut devenir grave… Moi je suis très épidermique, je ne supporte pas ces trucs. Là, c’est plus essentiel que de savoir ce qu’on va manger à midi à la cantine.

Ce qui prouve à quel point le contact joue un rôle central. L’effet sur la peau est manifeste. Il est perceptible autant grâce au textile utilisé que grâce à la forme même endossée par le costume. Cet impact est d’ordre physique autant que psychologique : il sculpte le corps de l’acteur et lui permet de trouver le personnage à incarner. Cet effet enfin n’est plus simplement global ou générique, il est précis, porte sur des zones délimitées du corps avec ce qu’elles mobilisent d’émotion et de sensibilité. Impossible dès lors d’échapper à la manière dont le costume peut « suggérer », exprimer et montrer : « Le costume vous donne tout de suite une attitude, bien sûr il y a le jeu… une attitude déjà au corps donc à la peau », explique Henri (43 ans). Au-delà de la forme, étroitesse ou ampleur, le type même du costume, la culture qu’il révèle, ses références à un milieu engendrent nécessairement des attitudes, des comportements. C’est ce que rapporte Dominique : On ne se comporte pas dans la vie en jeans de la même manière qu’en smoking. Si vous avez un smoking, vous n’aurez pas les mêmes gestes que si vous êtes en jeans ou en short… Le frac, 105

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

le  chapeau haut de forme, cela ne se porte pas de la même manière que le melon ou la redingote… Forcément, ça joue sur votre comportement, ça donne déjà une image du personnage dont vous êtes comptable et il faut être en harmonie avec. La peau là-dedans joue son rôle. (Dominique, 74 ans)

En ce sens, endosser un costume particulier, historique ou non, engendre nécessairement des attitudes et des comportements spécifiques liés à la culture qu’il est censé révéler. Cela passe par un ressenti immédiat sur la peau. C’est une silhouette qui est mise en évidence et qui profile le personnage par la structure dont le costume est porteur.

Une « seconde peau » ? Le registre lexical à lui seul révèle, malgré sa diversité, de constantes et continues références à la peau. Les acteurs, en parlant du costume, évoquent régulièrement les termes suivants : armure, enveloppe, peau. Un thème traverse l’ensemble de ces références. Il est traditionnel : le costume serait d’abord une autre peau. Comme l’indique Ariane Mnouchkine, c’est même la « deuxième peau de l’acteur » : « la peau du personnage3 ». Laurent explicite davantage encore cette relation si intime qui s’établit entre tissu et peau : On dit souvent, c’est ma deuxième peau. Oui, bien sûr, c’est une seconde peau… J’ai accordé beaucoup d’importance à la silhouette que cela donne, à l’histoire que cela raconte et après dans une relation plus intime à ce que je ressens, au contact du tissu sur ma peau. Je ne peux pas bouger dans un tissu que je 3. Mnouchkine Ariane, 1998, « La seconde peau de l’acteur », in Féral Josette (dir.), Mise en scène et jeu de l’acteur (Le corps en scène), tome 2, Paris, Jeu/Éditions Lansman, p. 221.

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Les effets du costume

n’aime pas. Je vais le faire s’il le faut mais je serai malheureux. Cela fait partie de tous les éléments qui rentrent en ligne de compte dans la fabrication d’un spectacle ou dans la représentation d’un spectacle. (Laurent, 60 ans)

Cette définition du costume conçu comme « seconde peau » est partagée par la majorité des acteurs, tel Claude : C’est Poelvoorde qui vient de dire ça, j’ai trouvé ça super juste. Je ne sais pas si vous avez vu Le Grand soir, qui est super. Il joue un vieux punk. J’ai lu une interview on lui demandait : « Comment vous faites pour qu’on y croie autant ? » et il disait : « J’ai juste à mettre le costume, je fais la crête, le tee-shirt et puis voilà c’est une seconde peau, notre peau quoi. » Et ça c’est génial, juste en rentrant dans cette peau-là qui est le costume… (Claude, 41 ans)

Vision que partage encore, entre autres, Éric : Comme une seconde peau oui… Quand je jouais dans cette pièce de Camus, par exemple, il me semblait tout compte fait avant d’arriver au théâtre, j’arrivais tôt au théâtre, je mettais ensuite mon costume et puis j’éteignais la lumière et je restais ainsi comme ça à me concentrer. Il me semblait là que j’étais prêt comme un boxeur qui met ses gants de boxe, ses chaussures et là il est prêt. (Éric, 45 ans)

Éric va même plus loin et propose une définition qui lui semble plus adéquate et plus juste : Le costume, oui, c’est une seconde peau, il me semble qu’il faudrait trouver quelque chose de plus fin que cela pour dire les choses. Ça appartient trop au langage commun et c’est peutêtre pour ça que cela ne convient pas vraiment. Si on y réfléchit, on ne peut pas dire une seconde peau. Vous vous rendez compte quand on vous enlève votre peau vous avez mal. Quand vous enlevez le costume vous êtes même quelquefois soulagé. Donc ce n’est pas tout à fait une seconde peau, il faut faire attention aux 107

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

choses communes comme ça. C’est utile à ma peau, ça complote avec ma peau pour le rôle. Beckett disait : « On a beau se démener, on reste ce que l’on est. » On a beau se tortiller, le fond ne change pas. Il y a de ça dans la peau. En pastichant Beckett, on pourrait l’appliquer à la peau. On a beau se démener, ma peau reste ce qu’elle est. On a beau faire tout ce qu’on veut, ça se voit.

Nuance centrale qui montre à quel point le costume peut être créateur, incitateur, alors que le sujet demeure ce qu’il est. Le costume permet plutôt un dialogue entre soi et l’autre, une manière de créer une complicité où le sujet ne s’efface jamais, alors même que le personnage « parle » en lui Le costume est bien un « objet-outil » permettant d’inventer une nouvelle peau sans que soit annulée celle de l’acteur.

Une influence déniée Au-delà de ces évidences sur la « seconde peau », nombre de résistances peuvent exister. Celles en particulier mises en avant par des interviewés affirmant davantage la dominance de la rationalité ou de la technique. Dès lors ce n’est plus « l’être intuitif » qui est privilégié mais davantage la « tête froide », ou encore la « tête de fer4 » selon les mots de Diderot. Ces mêmes interviewés dénient l’effet sensible du costume sur la peau. Ils disent « maîtriser » leur interprétation, privilégier la raison, celle qui domine le jeu, sans se laisser influencer par les instruments ou la matérialité du vêtement. Ces acteurs semblent piloter entièrement le jeu de manière décisionnelle et construite, dessinant en toute conscience, comme par un acte de volonté distan4. Diderot Denis, 1773, Paradoxe sur le comédien, Paris, Gallimard, 1994, p. 52.

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ciée, l’univers dans lequel le costume –  objet-outil  – au même titre que les autres accessoires, s’inscrit. Ils illustrent alors les propos mêmes de Diderot selon lesquels : « Les grands acteurs sont les êtres les moins sensibles5. » Si cette minorité d’interviewés réfute l’idée d’un « effet » du costume, c’est bien qu’ils rejettent avant tout l’idée que le costume puisse s’imposer de lui-même. Comme l’indique Damien (30 ans), insistant sur l’enjeu de l’emprise volontaire, celui de la maîtrise du sensible : « Ça s’appelle l’interprétation. Ce n’est pas le costume qui fait le truc, ça peut aider, ça fait partie du truc. » Julien va même plus loin : La question est « Est-ce que c’est le tissu qui est bon ou bien est-ce que c’est l’acteur ? » En allant à la Réunion au mois de juillet, je n’avais pas fait les essais costumes, c’est un film qui se passait en 1900. Quand je suis arrivé à l’hôtel, le réalisateur est arrivé avec la costumière et deux habilleurs et tout m’allait, tout était parfait. Et quand je mets un costume, quelle que soit l’époque, ça marche. Ça, on l’a ou on ne l’a pas. C’est-à-dire, je ne fais aucune distinction si je suis habillé, même en Gaulois. Donc le contact des matières avec la peau n’est jamais un problème… On a besoin du costume parce qu’on n’existe pas sans lui, mais un costume ne doit pas jouer la comédie je ne pense pas mais, on ne peut pas jouer sans lui. ( Julien, 41 ans)

Nuance décisive, qui, sans nier l’importance des contacts éprouvés par la peau, place clairement au premier plan la manière dont le rôle est « mentalisé ». En ce sens, un déplacement s’opère vers la conscience, le contrôle du sensible : le costume ne saurait faire le jeu, disent avec insistance de tels acteurs. C’est bien leur présence, toute à eux, qui prime, leur manière d’évaluer 5. Ibid., p. 43.

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le rôle et de l’appliquer. Le vrai défi c’est de ne pas se laisser gagner par les sensations internes mais de les dominer. Reste que les particularismes individuels sont nombreux, renforcés par des formations différentes6, et d’autres styles de jeu. Si certains interviewés nient l’influence sensible du costume sur la peau c’est aussi pour affirmer davantage leur distance face à une école de jeu. En effet, penser qu’un contact entre costume et peau puisse déterminer l’interprétation c’est prendre appui sur la seule sensibilité, voire l’intuition. C’est penser que l’acteur puise dans son univers sensible (« sa mémoire affective »), réveillé par les impressions actuelles, dont celles du costume, pour provoquer un enchaînement psycho-physiques d’actions et de réactions. C’est implicitement s’appuyer sur la Méthode inspirée par Stanislavski et développée par Lee Strasberg7 : il faut retrouver le souvenir de cette émotion et l’expression du corps qui en émane car celui-ci en a gardé mémoire. En faire émerger le souvenir, c’est retrouver les gestes qui y sont associés. Rien d’autre qu’une « introspection complaisante8 » à partir du ressenti actuel. Autant dire que pour de tels acteurs il en va autrement. D’autres codes apparaissent et d’autres conventions. Il faut savoir « tricher », en particulier au cinéma. Puisqu’au cinéma, pratique que ces acteurs citent ici le plus souvent, tout est truqué. Le jeu et son action volontaire priment sur le milieu, l’ambiance, le décor. 6. Cours privés, Conservatoire national dramatique, Conservatoire supérieur de Musique, Comédie-Française. 7. Pavis Patrice, 1993, « Vers une théorie du jeu de l’acteur », Degrés [Émotions et complexité], n° 75-76, d. 2 sq. 8. Dusigne Jean-François, 2005, « La formation de l’acteur au texte », Alternatives Théâtrales [Stanislavski Tchekhov], n° 87, p. 34.

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Une distance doit nécessairement se prendre à l’égard de toute identification immédiate. Ce qui importe pour l’acteur, dans ce cas précis, n’est pas de ressentir mais plutôt de montrer, en dehors même de tout contexte. Peut-être faut-il alors voir ces acteurs non plus comme de simples « machines à émotions9 » mais plutôt comme les artisans d’un savoir-faire, d’une technique, d’une pratique où dominent conscience et volonté. C’est ce que reprend Francis, niant l’influence du costume sur la peau. Il en évoque les raisons : Non, [c’est] trop Actor’s Studio pour moi. Et puis, en plus, tout est toujours truqué. On joue qu’il fait chaud et en fait, il fait froid. J’ai un Damart planqué en dessous, ce qui est vraiment très désagréable à cause de l’électricité statique avec des collants sous le pantalon. Un micro planqué dans le slip avec un fil avec du scotch collé à même la peau, c’est beaucoup moins glamour que ça… (Francis, 51 ans)

Impossible bien sûr d’échapper aux nuances. L’importance du costume n’est jamais totalement remise en cause. Pour Francis, par exemple, malgré ses réserves précédentes clairement exprimées, le costume reste « important ». Cet acteur est même étonnant dans ses affirmations : « Sur une échelle de  1 à  10, c’est  10. » Le costume garde ainsi tout son poids. Il préfigure la silhouette à endosser. Il participe d’un choix d’interprétation : Après, c’est pareil, si la costumière est con, je ne me bats plus pour un rôle de trois jours. Si c’est pour jouer six mois au théâtre, je peux lui pourrir la vie et je gagnerai parce qu’à un moment 9. Whyman Rose, 2009, « L’acteur comme machine émotionnelle », Autant-Mathieu Marie-Christine (dir.), Mikhaïl Tchekhov/Michael Chekhov, de Moscou à Hollywood du théâtre au cinéma, Montpellier, Éditions L’Entretemps, p. 222.

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je vais lui dire c’est moi… Je voulais m’enlaidir le corps donc j’ai demandé une chemise trop grande et un pantalon trop court et la costumière ne voulait pas m’écouter, alors j’ai gueulé.

Ici l’acteur, confronté à l’avis de la costumière, impose sa propre vision du personnage qu’il défend. Mais, autant le dire, dans ce dernier cas c’est bien l’influence globale qui est maintenue plus que l’influence directe sur la peau. Ambiguïté bien sûr, le rôle du costume demeure souligné. Au-delà de cette reconnaissance, pourtant il ne reste bien qu’un accessoire pour ces mêmes acteurs dans une pratique où sont largement privilégiées la maîtrise et la conscience de l’exécutant.

Les chaussures : un accessoire ? Thème relativement inattendu et pourtant notable : le rôle attribué aux chaussures, leur relation possible avec la peau. Huit des acteurs retenant ou non l’effet sensible du costume sur la peau notent une influence majeure des chaussures, considérées comme accessoire primordial. Cette évaluation n’est pas sans ambiguïté : le port des chaussures influence directement l’acteur au sens où celles-ci induisent une dynamique ou une démarche différentes. L’ancrage au sol change avec le type de chaussures, la verticalité s’en trouve modifiée. Par conséquent, ce qui émerge avec l’appui au sol c’est déjà la forme du personnage, sa silhouette. C’est ce que rapporte Guy : Pour moi, l’élément fondamental dans le costume c’est les chaussures. Des grosses chaussures… des chaussures fines, ça donne toute la verticalité du personnage, sa démarche hésitante. Et moi je passe beaucoup de temps à réfléchir justement 112

Les effets du costume

aux chaussures, même pour les films qui semblent quotidiens comme ça, d’aujourd’hui. (Guy, 50 ans)

Les chaussures vont jusqu’à dessiner le personnage pour Philippe, elles créent de la pose, induisent un maintien : Les chaussures, c’est vachement important. Être bien dans ses baskets ce n’est pas forcément mes pieds à moi, c’est le personnage qui est bien dans ses baskets : il a des chaussures trop petites, il a des chaussures trop grandes, il a des chaussures trop lourdes, il a des chaussures un peu trop fines comme un danseur alors qu’il n’est pas taillé pour… On fabrique un personnage un peu comme ça. Tout ça joue. (Philippe, 54 ans)

C’est ce que reprend également, Luc avec d’identiques arguments : Les chaussures sont quelque chose d’important aussi, parce que les chaussures donnent une démarche plus ou moins droite… (Luc, 27 ans)

C’est d’ailleurs souvent un lent apprentissage, une expérience répétée qui conduisent à de telles affirmations. Pour Mathias, changer de chaussures c’est trouver l’amorce du personnage, ses manières, son style : J’ai appris ça dans les écoles de théâtre : pour jouer, en fonction des rôles, il faut changer de chaussures. Effectivement, ça change tout de mettre des chaussures, des baskets ou de mettre des chaussures avec des talons, ça change tout. (Mathias, 45 ans)

Guillaume va jusqu’à donner aux chaussures un effet psychologique. Elles font le caractère, l’attitude, pour ainsi dire le versant personnel : L’allure, les gestes et alors le plus important c’est les chaussures. Je change de chaussures et je ne suis plus la même personne. (Guillaume, 45 ans) 113

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Ainsi, pour cet acteur, changer de chaussures équivaut presque à changer de personnalité, effectuer un déplacement tant physique que mental. Guillaume ajoute encore : La démarche et même l’impression de force ou pas… Je me sens plus beau, on déborde un peu… Mais vraiment les chaussures très nettement influencent la démarche… Alors là, oui, parce que je n’ai pas de chaussettes, mais là ce n’est pas forcément le contact entre la peau et la chaussure. Mais la chaussure influence énormément la démarche.

Faut-il dire que cet acteur semble pointer les limites et l’ambiguïté liées à cette référence faite aux chaussures ? Ce qui est important et renvoie à des distinctions déjà rencontrées dans cette enquête. Ce n’est d’ailleurs pas l’effet immédiat du frottement de la chaussure sur la peau par exemple qui est évoqué, mais plutôt l’impact réel qu’elle occasionne sur l’allure et le corps de l’acteur, comme imprimant une autre dynamique. Non l’enjeu tégumentaire, mais l’enjeu global.

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Les effets du rôle

A

rtifices, vêtements, sont autant de contraintes matérielles et concrètes appliquées sur le corps. Reste encore le fait de se « mettre dans la peau de », le fait de jouer un rôle et d’occuper la place d’un autre. Le rôle lui-­même aurait-­il une influence sur l’enveloppe et l’apparence ? Le fait de jouer tel ou tel  personnage ? Le fait d’« incarner » ? Impossible per à  cette question face à des professiond’échap­­ nels évoquant leur jeu. L’acteur met généralement en pratique un apprentissage, un savoir-­faire acquis par l’expérience du jeu dramatique et de ses techniques, une expertise liée à un métier. Il engage sa sensibilité, son corps. Sans doute les attentes entre théâtre et cinéma ne sont pas identiques mais le but recher­ché est bien toujours de livrer une interprétation crédible et vraisemblable. Traditionnellement, il y a nécessairement un texte à restituer, une silhouette à trouver, un costume à endosser, des indications de jeu à suivre,

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

une direction donnée par le réalisateur ou le metteur en scène. Tous ces paramètres interviennent dans la composition même du personnage ou sa « décomposition » et guident l’acteur. La pratique du jeu est alors conçue comme moyen de maîtriser l’interprétation, mieux encore, de s’éprouver. La dimension personnelle y est prépondérante : l’acteur apporte sa propre empreinte au rôle, conçu comme partition. Empreinte identitaire tant rythmique, énergétique qu’acoustique1. Or, les démarches mises en œuvre par l’acteur sont complexes, sous-tendues par des processus tant cognitifs qu’émotionnels, tant visuels, auditifs, qu’olfactifs et tactiles. L’acteur joue avec son corps dans son ensemble, il agit. Sa présence y est marquante comme sa manière d’exister et de sentir. On dit habituellement qu’il entre « dans la peau du personnage », suggérant implicitement qu’il joue avec « ses tripes », même si ce n’est pas concrètement sa peau qui est mise au premier plan2. Ce choix s’inscrit dans une tradition du « théâtre d’art » héritée du xviie siècle, mettant en valeur les profondeurs d’un être plutôt que la surface. Certes, la « chair vivante » dans le jeu est sollicitée jusque dans sa plus infime dimension. Des modifications neurobiologiques en attestent. La peau est bien présente même si elle n’est pas explicitement citée. Des études ont permis de vérifier ce point : à la maîtrise de l’émotion3 1. Banu Georges, 2012, Les voyages du comédien, Paris, Gallimard, p. 23 sq. 2. Pradier Jean-Marie, 2007, « La peau en action », Actes du Colloque La peau est ce qu’il y a de plus profond, Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, p. 127 sq. 3. Une différence est constatée, par exemple, entre un groupe de comédiennes, sujets « habitués à jouer avec les émotions » et des sujets « naïfs », cf. Brown Walter A. et al., « Endocrine correlates of Sadness and elation », Degrés, n° 75-76, p. d-d28.

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Les effets du rôle

chez les acteurs s’ajoute aussi le contrôle de la conductance de la peau, « Galvanic Skin Responses4 » (GSRs). Cette activité électrique est enregistrée à la surface de la peau. Lors d’un stress par exemple, la transpiration est plus forte et la peau moite devient un meilleur conducteur qu’une peau sèche. Autant dire un phénomène infime, mesurable, mais non ressenti. D’où la nécessité d’interroger le praticien sur la manière dont il peut mettre en rapport le « vécu » d’un rôle et celui de la peau : la manière dont une conscience peut à cet égard émerger. Autant dire alors que les avis sur ce point sont contrastés. Rien d’autre d’abord qu’un débat théorique : l’acteur doit-il « sentir » pour jouer et dès lors mobiliser consciemment son tégument ? Il faut, en tout premier lieu, relever l’opinion de  seize des interviewés pour qui incarner un autre que soi n’affecte pas la peau, ni de façon déterminante, ni de façon directe. Pour eux, le jeu influence davantage la perception que l’on peut avoir de son corps et aiguise dès lors nombre de sensations qui se prolongent au-delà du jeu. Si l’effet du rôle n’est pas réellement tangible sur la surface cutanée, si cet effet n’est pas direct, quelquesuns dans ce même groupe déclarent en revanche qu’une influence possible et indirecte peut intervenir. Celle-ci se manifesterait selon la nature même du rôle et selon l’intérêt porté par le personnage à sa propre peau.

4. Stern Robert M., Lewis Nancy L., 1968, « Ability of actors to control their GSRs and express emotions », Psychophysiology, vol. 4, n° 3, p. 294-299.

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Les ressentis après le jeu C’est surtout l’après-coup qui est particulièrement significatif pour cinq de ces seize interviewés. Une fois que l’acteur cesse de jouer et retourne à la vie quotidienne, son corps est plus investi et ressenti. Comme si le fait d’avoir à endosser le corps du personnage amenait une prise de conscience. Autant dire que c’est plus le corps en entier et moins la peau en particulier qui est en jeu. Mais il s’agit bien d’un effet aussi physique que global. Antoine relate cette expérience. Il souligne – comme d’autres acteurs le feront également – la difficulté extrême à dissocier peau et corps dans leur globalité :

Non, la difficulté dans votre questionnaire c’est que la peau c’est un élément du corps. Cela n’existe pas en tant que telle la peau. (Antoine, 57 ans)

Antoine, citant un exemple particulier, indique qu’interpréter un type de rôle précis comme un paralysé peut avoir un impact sur le corps :

Au niveau du corps, oui, quand je fais ce rôle du mari ; c’est vrai que vivre – en plus le tournage était assez long – dans un fauteuil, ça change le rapport au corps vraiment. Il y a vraiment un plaisir à pouvoir animer ses jambes… Mais la peau en ellemême non, il n’y a pas de changement. Ressentir de ne plus avoir ses jambes mobiles, quelle dinguerie.

C’est bien l’effet global qui est en jeu : la privation des membres inférieurs a pour conséquence d’aiguiser les sensations et le ressenti du corps, avec l’inévitable implicite d’un « ressenti » du tégument. Cette expérience en fauteuil est reprise aussi par Guy. Il aboutit aux mêmes conclusions : J’ai pris conscience de mes jambes au printemps dernier avec le rôle. Parce que c’était la problématique du type qui est dans un

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Les effets du rôle

fauteuil roulant depuis huit mois, qui est paraplégique depuis huit mois et qui ne s’en sort pas. Ce n’était pas comme dans Intouchables où le type il est comme ça depuis très longtemps. C’est vraiment la rage car en plus c’est un type très sportif, très séducteur, et d’un coup il est forcément impuissant… Je me suis rendu compte que je ne tenais pas compte de mes jambes. De temps en temps, quand je m’abîmais un genou, je râlais. Mais j’ai un rapport à mes jambes qui a changé avec ce rôle. Il y a une prise de conscience. (Guy, 50 ans)

Lorsqu’il y a privation motrice ou sensible, l’acteur en garde la mémoire après le jeu. Il en éprouve même un surcroît d’attention : prise de conscience avivée, sensations aiguisées. Comme si une modification du schéma corporel imposé par le jeu, induisait un sursaut de conscience, un surcroît de sensibilité refluant dans les zones « lésées » au moment du jeu. Dans ce registre réactif et particulier, c’est bien le corps qui est mis en avant et moins la peau. Comme le confirme encore Sébastien (44 ans) : « Non, c’est l’intérieur… C’est dans les attitudes. » Le corps est ainsi affecté de diverses manières dans sa globalité. Ce qu’évoque Claude (41 ans) tout aussi spécifiquement : « C’est difficile de voir ou de sentir ça par rapport à la peau… C’est plus dans le corps que dans la peau. » S’il y a un effet du rôle, c’est bien d’une action globale sur le corps qu’il s’agit. Elle affecte l’acteur de l’intérieur. L’expérience de l’action avec le fauteuil roulant par exemple, devient révélatrice et permet de développer une sensibilité corporelle particulière.

Le jeu au théâtre et au cinéma En revanche, des différences plus subtiles interviennent, qui sont évoquées par deux interviewés parmi les seize précédents. Celles, entre autres, conduisant à distinguer le jeu au cinéma et le jeu au théâtre. Très 119

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curieusement, pour certains, une proximité entre l’acteur et le rôle s’instaure plus facilement au cinéma alors que la distance avec le rôle serait plus grande au théâtre. C’est ce que souligne Philippe, prenant l’exemple du rôle d’un boulanger joué soit au théâtre, soit au cinéma. La préparation au rôle nécessite l’apprentissage des gestes du boulanger qu’il doit s’approprier, alors que le processus mis en œuvre varie selon le médium concerné : Au théâtre, je ne vais jamais me prendre pour un boulanger ; au cinéma, je vais très vite me prendre pour un boulanger, croire que je suis un boulanger. Je viens de penser à cette chose-là que je croyais plus à mes personnages au cinéma qu’au théâtre. J’ai besoin d’y croire plus, j’y crois plus. Au théâtre, ce n’est pas ça qui joue. (Philippe, 54 ans)

Pour ce même Philippe, l’identification est ainsi beaucoup plus forte au cinéma. Il se décrit totalement immergé par la situation et son milieu. Il précise encore que dans un cas, il y a un personnage auquel il croit et dans l’autre cas, un personnage auquel il ne cherche pas vraiment à croire. Ce qui fait surgir davantage une sensibilité précise : « La peau faisant partie évidemment du personnage, il y a un endroit où je vais croire à la peau du personnage et un endroit où ce n’est pas ça le sujet. » Interpréter un rôle au cinéma nécessiterait une implication physique plus précise, plus prenante, sollicitant du coup plus fortement la surface cutanée. C’est sans doute que la caméra n’en finit pas de s’approcher jusqu’à scruter le visage au plus près. Le contexte du jeu a donc son importance dans la prise de conscience de la peau : le cinéma, dans ce cas, aurait un effet « facilitateur » même si quelques nuances peuvent s’imposer. 120

Les effets du rôle

D’autres acteurs, plus rares à vrai dire, insistent sur le fait que certains personnages existent par leur rapport particulier à la peau. Ces investissements dépendent cette fois clairement du type de figure à incarner, son physique, son profil, son tégument. Ce qui ne peut manquer d’avoir une influence sur l’acteur lui-même. Ce sont bien les particularités du rôle, les circonstances qui l’entourent, les gestes qu’il mobilise, qui sont alors clairement en jeu. Ce que démontre Francis : Des ressentis de peau non, mais des attentions oui. Je vais dire à une maquilleuse : « Ce personnage se soigne la peau. » Là j’ai eu un rôle, j’ai été dans un institut pour la première fois de ma vie faire un soin de peau que j’exècre parce que le personnage, il n’a pas un comédon, il n’a pas un point noir. Je disais à la maquilleuse : « Lui, il fait tellement attention à sa peau. Vas-y à fond sur l’anticerne et sur le teint, pour qu’on voie quelqu’un qui se soigne. » (Francis, 51 ans)

Pour un autre rôle, les attentions peuvent varier tout en demeurant centrées sur la peau : Mais le personnage suivant, je lui dirais : « Tu le fais destroy. Tu  me rajoutes des cernes, tu creuses. » J’ai déjà fait rajouter des  points noirs, mais c’est assez par rapport aux rôles, c’est complètement autre chose.

Aussi, l’attention à la peau est-elle différente selon le rôle. Elle est dès lors implicitement dictée par les codes liés à l’apparence imposés par le personnage. L’acteur est engagé à les observer. Il ne s’agit pas pour lui d’éprouver mais bien plutôt d’être attentif à la manière dont le personnage fait émerger un type de peau. 121

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Un effet imperceptible Restent sans aucun doute des changements plus discrets, des effets plus obscurs, des influences quasi neurophysiologiques, qui échappent à l’acteur lui-même et à son contrôle. Ainsi, Francis relève des « marqueurs » demeurés inexistants pour lui-même mais observés par ses proches : Moi non, mais il y a des changements qui se sont produits. J’ai joué au théâtre longtemps un alcoolique, j’étais tout vert. Et je ne buvais pas plus que d’habitude… Je viens de jouer au théâtre un mec qui est complètement destroy avec injection de morphine et qui boit aussi. Ma femme m’a dit que j’avais changé d’odeur. Si bien qu’il se passe quelque chose mais moi, je ne le ressens pas.

Ainsi, une part d’indéfinissable affecte l’acteur, un effet produit presque à son insu : modification de son teint ou de son odeur par exemple, tous phénomènes qu’il ne perçoit pas lui-même. L’autre seul perçoit le déplacement alors même que lui conserve une perception inchangée. Francis (51  ans) encore : « Moi je ne sens jamais rien par rapport à ma peau… Je suis un fou de peau, mais des autres. » Cet impact, si discret et imperceptible soit-il, est souligné par quelques-uns de ce groupe de seize interviewés sensibles à une action indirecte sur la peau. Ils insistent sur cet « indéfinissable ». C’est ce que reprend Henri (43 ans) : « Je ne me rends pas compte » et encore « la peau varie obligatoirement. Si on tourne en fonction du réalisateur, on est dans l’ordre de la photo, de la prise de vue… Mais mon ressenti, c’est possible mais je n’en ai pas conscience. » Aussi, en fonction des conditions extérieures de travail, des lieux, du personnage à interpréter, 122

Les effets du rôle

une variabilité de réactions physiques existent alors même qu’elles ne sont pas perçues. Faut-il en conclure qu’elles sont trop faibles pour être verbalisées, trop ténues pour être ressenties ? Vincent souligne encore l’aspect très discret du phénomène qui échappe à sa conscience. Il pressent qu’une influence existe, tout en jugeant que celle-ci n’est pas pleinement manifeste : Souvent, dès que j’ai le costume, j’ai le personnage. La peau elle-même, je n’en ai pas l’impression. C’est un ressenti psychologique donc c’est sûr que ça doit rejaillir sur la peau. Ça peut tirer un peu la peau mais c’est inconscient. C’est une conséquence secondaire. (Vincent, 60 ans)

Dans ce dernier groupe, incarner un personnage induit un bouleversement si profond que celui-ci ne peut pas ne pas affecter la peau même si cet impact demeure périphérique, même s’il demeure aux marges de la conscience et n’est pas perçu. L’explication en est donnée très précisément par Guy :

Non, ça n’a pas atteint ma peau, je n’ai pas de souvenir que c’est particulièrement marqué. Mais je suis sûr que oui, comme tout fonctionne avec les émotions, qui dit émotion dit chimie. Forcément, quand il y a de la chimie avec l’émotion, ça se traduit par des bouleversements biochimiques à l’intérieur du corps, donc forcément ça atteint la peau. C’est pour ça que ça fait du bien dans notre métier quand vous devez jouer une scène de colère, c’est dur d’aller chercher de temps en temps, et puis après ça fait du bien. C’est bien de se mettre en colère de temps en temps, donc forcément cela imprime forcément un peu la peau. Mais moi je n’ai pas particulièrement remarqué. (Guy, 50 ans)

Ici le corps est sollicité dans son ensemble et traversé de microphénomènes biochimiques ou physiologiques qui échappent tant à l’œil qu’à la perception de l’acteur 123

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

tout en accompagnant son investissement. Devenir un « autre » impliquerait en ce sens, un ensemble de manifestations qui échapperaient au sujet, tout en s’imposant. Guy renforce encore cette impression avec un exemple. Jouer, pour lui, signifie aller chercher au fond de soi des zones correspondant au caractère du personnage. Ainsi, pour jouer un être colérique ou stressé, il faut aller vers ses propres zones de colère ou de stress. Le corps est donc sollicité et cela s’imprime aussi sur la peau, sans même que la perception soit en jeu : Si je me stresse vraiment, forcément, ça va s’imprimer sur mon corps. Je vais secréter toutes les catégories, toutes les enzymes du stress, mais aussi sur la peau forcément dont bien sûr qu’un personnage vous imprègne et s’imprime.

Rien d’autre ici qu’une technique consistant à s’appuyer sur des émotions déjà expérimentées afin de les réutiliser dans la situation de jeu. Une telle méthode peut faire penser à un travail sur la « mémoire affective5 » de type stanislavskien : chercher à revivre des sentiments déjà éprouvés et ressentis, et les convoquer ensuite par le jeu.

Les particularités du visage Pour neuf des interviewés, plus minoritaires à vrai dire, mais à l’opposé du groupe précédent, l’impact du jeu est d’emblée plus caractérisé, sollicitant une claire conscience tégumentaire ou tactile. Un effet provoqué par le « personnage » est davantage perceptible notamment au niveau du visage. L’idée d’une mobilité toute 5. Stanislavski Constantin, 1963, La formation de l’acteur, Paris, Payot, p. 196.

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Les effets du rôle

particulière de ce visage est évoquée en ce sens. Elle implique sensations et volonté. L’effet sur la surface cutanée, jeu d’expression et physionomie, intervient bien au-delà de ce que provoquent le maquillage et ses tensions. Il s’agit d’une conscience toute particulière, clairement rapportée par Marc : Le ressenti du visage, le ressenti de quelque chose qui se passe à la fois à l’intérieur et à l’extérieur, c’est le confluent, la frontière expressive entre un intérieur et un extérieur. Il y a des choses qui se passent. (Marc, 60 ans)

Là encore, une imprécision peut demeurer, même si la perception existe. Il se passe quelque chose qu’il est difficile de définir ou de verbaliser, alors même que ce quelque chose mobilise indiscutablement la conscience et la volonté. Le thème du visage, avec ses particularités tégumentaires, l’emporte ici. Lui-même devient commandé, dirigé, clairement perçu. Quelques-uns parmi ces neuf interviewés avancent l’idée d’un visage instrument. C’est que celui-ci est très directement sollicité par le travail conscient sur l’expression, autant que l’est le corps. Il devient masque organique s’appuyant sur la mobilisation des divers muscles faciaux. Il contribue alors à la « fabrication » de physionomies délibérément construites. En ce sens, la mobilité du visage et les ressentis cutanés qui l’accompagnent participent à la surexpressivité ou à l’impassibilité. Les expériences citées peuvent être différentes mais toutes sont mises en liaison avec le thème du « visage-instrument ». Luc développe très clairement cette idée : Effectivement, il y a des personnages pour lesquels j’ai fait un travail de masque, pour lesquels j’ai adopté des façons de regarder, de parler, de poser ma tête de façon différente de ma façon 125

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

naturelle à moi. Encore une fois je n’ai pas vraiment observé sur la peau et ce que cela pouvait faire. (Luc, 27 ans)

C’est l’expressivité et sa maîtrise qui sont suggérées, même si les éventuelles tensions générées sur le visage ne sont pas explicitement évaluées. Jouer est alors mettre en place des attitudes, une gestuelle, des mimiques et expressions différentes, un corps repensé et réélaboré. C’est bien un travail tout particulier de maîtrise qui est ici engagé, un travail de sensibilité, même si Luc résiste à y voir une conscience claire. De même, Claude rapporte cette idée d’un visageinstrument et va plus loin dans le témoignage. Les impressions sont plus précises et quasi métaphysiques : Je vais sentir des fois… il y a quelque chose qui va envahir mon visage comme un masque… un masque très beau en forme de chaleur… ça va me grandir. C’est très chamanique, un truc comme ça. Quelque chose qui va remplir. J’ai cette image-là, de densité, de sentir que sa peau devient de plus en plus épaisse, elle grossit. C’est des choses que j’ai vécues, j’ai ressenti déjà. (Claude, 41 ans)

Claude fait implicitement référence à une pratique différente et originale. Il s’inspire de la démarche de Grotowski6 qu’il évoque dans l’entretien, incitant l’acteur à suivre une voie négative7, à se dépouiller et à anéantir les résistances de son propre corps dans une mise à nu. C’est à partir de cet anéantissement que peut émerger cette impression de chaleur ou de densité sur 6. Jerzy Grotowski (1933-1999) est un metteur en scène polonais. Théoricien du théâtre, il joua un rôle fondamental dans l’histoire du théâtre. En 1962, il créa le Théâtre Laboratoire de Wroclaw. Il développa notamment la notion de théâtre pauvre et renouvela la pratique de l’acteur (cf. www.imec-archives.com/fonds/grotowski-jerzy/). 7. Féral Josette, « Vous avez dit training ? », op. cit., p. 8 et 18.

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la peau dont parle l’interviewé. Mais une action volontaire porte bien sur le visage. Marc reprend à nouveau cette référence au « visageinstrument » en diversifiant les zones concernées. Il le définit davantage aussi comme signe : Donc on utilise son visage, on utilise ses yeux. Attention, je ne suis pas un danseur balinais mais je sais qu’à un moment donné on utilise ses yeux, on utilise son regard, on utilise les directions de regard, on utilise son visage et à ce moment-là, on peut varier à l’intérieur. On peut faire jouer un visage indépendamment d’un tissu d’émotion. Donc le rapport à la peau, il existe puisque c’est un rapport au masque, on voit le masque de l’acteur qui commence à grandir. (Marc, 60 ans)

Rien d’autre que la recherche d’une maîtrise, la tentative de montrer, démarche consciente et délibérée. Pour Marc, le visage est signe, mais cette volonté de signifier ne correspond pas forcément à une émotion réelle de l’acteur. Il s’agit seulement de sensations provoquées et contrôlées. Le jeu est simulacre. La référence au « danseur balinais » peut implicitement faire référence à Antonin Artaud, et à sa conception des acteurs du théâtre balinais, pour lesquels les jeux d’expressions, les mimiques et gestes sont autant de « signes efficaces8 » dont les effets sont calculés. Ce sont bien des manières différentes d’évoquer le volontaire. Toutes, en revanche, sont bien centrées sur le thème du « visage-instrument ». À plusieurs reprises est évoqué le rôle du SDF, conçu comme référentiel et prescripteur de modifications conscientes et de ressentis différents. Un paradoxe tout 8. Artaud Antonin, 1964, « Sur le théâtre balinais », Le théâtre et son double, Paris, Gallimard, p. 84.

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particulier mérite ici d’être noté. C’est qu’à première vue, dans une approche tout intuitive, l’investissement de ce rôle ne nécessite nulle précaution ni apprêt. Il faut apparemment « se laisser aller » et donc salir, abîmer, voire vieillir la peau. Il suffit de glisser sans contrainte vers le vulgaire et le sale. Très vite pourtant, l’exigence du rôle montre que le travail de construction et de modification très volontaire s’avère incontournable. Le traitement imposé va bien au-delà du maquillage d’ailleurs, devenu ici « carapace ». C’est qu’il ne suffit pas de « salir » le visage. Pour certains, l’exigence est même extrême et réclame des modifications organiques et fonctionnelles. Il faut aussi savoir jouer avec l’abattement, la fatigue, le dénuement que le visage du SDF est censé montrer. Le but : révéler l’épuisement, la peur, l’insurmontable accablement. D’où cet effort délibéré de mettre sa propre peau à distance pour mieux jouer ce qui s’approche de l’innommable. Ainsi, pour Guillaume, l’investissement est total et s’accompagne de sensations où se mêlent le psychologique et le tégumentaire : J’ai joué récemment le rôle d’un SDF dans un film ; alors j’avais beaucoup de maquillage, mais c’était très intéressant parce qu’il y avait à la fois une carapace, j’avais l’impression que je m’éloignais de mon propre extérieur. Je rentrais à l’intérieur de moi. Ma peau devenait très périphérique, pas morte mais moins habitée. (Guillaume, 45 ans)

Cette distance par rapport à sa propre peau paraît spécifique et assez singulière dans le cas de ce rôle très particulier : la peau semblant moins active, comme étrangère, tout en étant clairement investie. 128

Les effets du rôle

Aux indications de jeu données par le réalisateur, Guillaume apporte une autre réponse. Il s’attache au sale de manière très travaillée, attentive, sinon subtile. Ce qui déborde une fois encore le thème du maquillage : Il fallait que la peau ait l’air sale, il fallait que la peau ait l’air vieille, malade… Peut-être que personne ne faisait une différence mais j’essayais de jouer ça.

Guillaume va plus loin, travaillant laborieusement son regard pour mieux traduire fatigue et peurs. Il choisit de modifier également le rythme de battement de l’œil, autrement dit ce qui reste habituellement de l’ordre du micro-mouvement et qui n’est pas visible : Par exemple, j’ai changé la vitesse de clignement des yeux, c’est atrocement difficile mais j’étais persuadé qu’il fallait que je le fasse… Je suis passé par une sensation de fatigue, d’une peau plus fragile peut-être aussi et la surface de l’œil était différente.

Modifier les clignements des yeux va beaucoup plus loin que modifier simplement l’apparence externe. L’acteur pousse à l’extrême son investissement : phénomène apparemment intime et pourtant décisif, des paupières au visage, tout en viendrait à être modifié. Il est des cas où l’investissement tient à la particularité du rôle. Il y tient d’autant plus que ce rôle met en jeu directement la peau. Marc évoque ce cas de figure pour une pièce de théâtre où il joue le rôle d’un médecin : Par contre, tout dépend du théâtre qu’on joue. Par exemple, la peau dans cette pièce est extrêmement impliquée parce que moi, je parle de la peau. Je dis : « Voilà… les rides sont là. » Ça commence un peu, ça bouillonne. Il y a une espèce de rapport à la surface, je regarde les cheveux, ça s’affaisse. Je fais un descriptif clinique de la peau, c’est mon intérêt parce que c’est l’intérêt 129

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du médecin de s’intéresser à la peau de l’intérieur mais de voir aussi et de dire : « Regardez un peu, il y a un truc qui ne va pas. Vous allez crever. » (Marc, 60 ans)

La surface cutanée devient, alors, dans ce cas précis, essentielle. Elle se fait miroir : signe tangible de l’évolution de la maladie, signe de morbidité. C’est ce que semble dire encore Marc : « Donc nécessairement c’est à la surface qu’on voit ça. On le voit, on le détecte à la surface. » Le personnage a, en ce sens, un effet sur l’acteur. Il opère une implication totale et réclame « d’être impliqué dans son jeu, d’être impliqué dans sa peau et dans sa chair ».

L’incarnation jusqu’à la possible confusion Mais c’est bien cette possible influence du jeu sur la vie quotidienne qui est révélatrice à plus d’un titre. N’est-il pas évident par exemple que le réel du personnage dépasse quelquefois le plateau de cinéma ou celui du théâtre ? Il y a alors une rencontre toute particulière entre un personnage et l’acteur, phénomène si fort, si radical, qu’il pénètre la vie quotidienne. On peut se rappeler les anecdotes de Bertrand Tavernier évoquant son film La mort en direct (1980) avec Harvey Keitel et Romy Schneider9. Cette dernière devait incarner le personnage de Katherine Morthenhoe, journaliste atteinte d’un mal incurable, filmée à son insu grâce à une caméra implantée dans son cerveau pour une sorte d’émission de téléréalité. L’actrice écrivit pendant le tournage de ce film au réalisateur des dizaines de lettres. Avant même que 9. France Inter, émission du 25  janvier 2013 (disponible sur : www. franceinter.fr/emission-le-grand-entretien-bertrand-tavernier-0).

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le tournage ne débute, Romy Schneider lui adressa quelques mots révélateurs de son engagement : « Je serai ta Katherine, sans apitoiement. » Pour Bertrand Tavernier, tout était dit : « Rien à ajouter, elle cernait le personnage. » L’ensemble des lettres de l’actrice qui suivirent étaient signées Katherine. Signe extrême de fusion au personnage. Cette identification totale est reprise par trois des interviewés. Elle s’affirme comme une présence qui hante l’un d’entre eux, par exemple au cours de toute une journée. Une confusion des repères se produit même, conduisant à une perte de maîtrise, à une saisie d’étrangeté, jusqu’à la confusion possible. Rien d’autre qu’un piège d’ailleurs dénoncé par Henri : Je crois que des rôles peuvent marquer plus que d’autres. On est des schizophrènes inconscients parce qu’il faut se trouver, il faut être en forme. Si on s’en sert comme thérapie, ça c’est le piège. Mais je comprends, il y a des acteurs au cinéma, par exemple, l’actrice qui a fait Édith Piaf, elle a mis six-sept mois à sortir du rôle. Vous parlez comme elle, vous mangez comme elle, tous les jours à parler comme ça. Vous chantez du Piaf tous les jours, il faut faire gaffe. (Henri, 43 ans)

L’acteur peut sombrer dans cette « schizophrénie », qui n’est pas l’effet d’une pathologie mais plutôt « le fruit d’un travail intense, presque d’une ascèse10 ». C’est une contamination sournoise qui est aussi évoquée par Philippe : une « pénétration » de l’intérieur. Le personnage semble même affecter l’acteur au-dedans de lui. Lorsqu’il est question d’alcool, l’effet est d’autant plus saisissant, comme il l’indique : 10. Bouquet Michel, 2010, La leçon de comédie (entretiens avec JeanJacques Vincensini), Paris, Archimbaud/Kincksieck, p. 38.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Je bois ce que boivent mes personnages également, surtout quand ce sont des personnages très alcooliques, par exemple dans Tchekhov. Ça peut devenir dangereux de boire ce que boivent ses personnages, mais je suis un peu leur cadence. (Philippe, 54 ans)

Cet envahissement inopiné du personnage a d’autres effets. Il perturbe aussi les cycles de sommeil : « Je suis leur cadence de vie aussi. Si le personnage ne dort pas, je dors moins, et après ça s’arrête avec le rôle. » D’où l’effet particulier de cette succession de « désappropriations ». Cette confusion entre soi et l’autre est choisie et non plus subie. Elle permet de se sentir au plus près du personnage, de sa peau : Oui, moins maintenant… Plus jeune, je me levais le matin avec mon personnage, je pensais que c’était nécessaire, je me couchais le soir dans le personnage.

La maturité arrivée, les rôles semblent tenus davantage à distance qu’auparavant. Une différenciation s’instaure pour Philippe : J’ai compris que c’était totalement nuisible et qu’il y avait un moment pour chaque chose, mais quand même, ça déteint un peu dans la vie…

Des nuances surgissent : Donc oui pour la boisson, mais plus du tout pour l’habillement. Jeune, je m’habillais comme mes personnages. Quand je dis jeune, c’est sorti du conservatoire ou juste avant, j’avais moins de  25  ans là, je m’habillais comme eux. Cela pouvait prendre des proportions, ça ne choquait personne, mais plus maintenant, c’est fini ça. Pour les habits, c’est vraiment fini.

La mise à distance s’instaure avec la « deuxième peau », celle que symbolise le fait de ne plus porter le costume du personnage dans la vie quotidienne. 132

Les effets du rôle

Le trouble demeure pourtant pour quelques-uns et mérite d’être précisé. Il est bien évoqué par Dominique sur le mode d’un envahissement : Lorsque l’on joue un personnage important, on vit toute la journée avec, 24 heures sur 24 on vit avec. On vit avec, ça ne veut pas dire qu’on s’identifie complètement, mais la présentation s’approche ou s’éloigne selon qu’on est avant ou après, donc le personnage est présent, celui qu’on doit représenter reste là toute la journée comme une présence qu’il va falloir réendosser à 100 % au moment de la représentation. (Dominique, 74 ans)

Cette identification très forte avec le personnage implique dès lors la découverte d’un autre « tégument », l’exploration d’un contact différent à la surface cutanée. C’est ce que reprend Dominique : J’ai fait il y a quelques années Rodin le sculpteur. Le rapport à la peau, à la terre glaise, à la pierre, le rapport aux éléments naturels qu’un sculpteur peut approcher, le rapport à la peau de la femme qui vient poser, ça m’a appris des choses, ça m’a forcé à aller chercher au fond de moi des choses. Ça jouait sûrement sur mon ressenti.

Après le jeu, soins et plaisir La situation de jeu, dans toutes ses dimensions, a donc un effet sur la manière dont l’acteur s’éprouve. Il sait le dire et l’évoquer. Il peut être troublé, ému, ressentir les scènes jusqu’au plus profond de son corps. Reste évidemment la question portant sur les moments qui suivent le jeu. Quelles sont les pratiques auxquelles l’acteur a recours après le spectacle ? Comment tente-t-il de se reprendre lui-même ? Comment tente-t-il de se retrouver ? Autant de questions incontournables, autant de questions qui traversent inévitablement son corps. 133

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

La peau ici encore fait partie de ses préoccupations. Elle est souvent l’objet de gestes hédonistes témoignant d’une sensibilité que notre modernité voit grandir. Un  tel investissement est décrit et expérimenté par plusieurs acteurs au quotidien. L’aspect ludique l’emporte. Ainsi, Jacques (66 ans) parle avec drôlerie du réveil du matin : « J’aime bien me fiche un coup d’eau de toilette sur la figure le matin parce que ça me réveille un peu, c’est à peu près tout. » Stimulation sans doute, mais aussi attention à une pratique de l’eau s’imposant au-delà du lavage. Parfois ces soins sont rapportés de voyage. Leur aspect sensoriel est cité, détaillé. Ils constituent des explorations de pratiques jugées plaisantes pour Marc. La recherche de la fraîcheur par exemple, ou celle de la découverte de fragrances particulières : J’étais parti en Inde dans un ashram pour travailler la respiration et j’ai trouvé qu’ils vendaient des choses formidables à base de concombre. J’en ai ramené plusieurs pots et j’ai trouvé ça absolument délicieux de se démaquiller et surtout de se reposer la peau avec le concombre. J’aime beaucoup les shampooings. J’ai trouvé un shampooing il n’y a pas longtemps qui était à base de papyrus et j’ai retrouvé la fraîcheur du concombre. J’aime beaucoup cette odeur-là, j’ai trouvé que le soin de peau qui ne soit pas trop gras c’est super-sympa. Ça tonifie et c’est agréable. Un coup de parfum là-dessus, plutôt fruité car je suis plus Hermès orange verte. Je suis plutôt parfum eau de Cologne. (Marc, 60 ans)

Les hommes n’hésitent plus à évoquer leurs goûts en matière d’odeur, de texture, de sensations recherchées avec des soins. Ils savent ce qui leur plaît davantage. C’est un thème majeur, cité ici en dehors de tout repère professionnel et confirmant l’apparition de pratiques masculines nouvelles, centrées sur le bien-être, le plaisir, les effluves, les stimulations. 134

Les effets du rôle

Ce thème de la sensibilité est repris encore par douze interviewés qui en multiplient les références. Ce qui en fait un thème dominant. Tous évoquent clairement le « sensible », tous en varient les pratiques : massages, jacuzzi, relaxations diverses. Ces références signifient-elles qu’elles concernent le seul souci professionnel des acteurs, même si elles semblent partagées par des acteurs dont la notoriété est plus grande ? Réponse difficile sans doute : tout semble montrer qu’elles sont partagées aujourd’hui par une part croissante des populations de la classe moyenne. Ainsi, Éric a expérimenté ces soins offerts dans les hôtels lors de tournées ou festivals : Les trucs comme les gommages ça m’est arrivé. J’ai déjà fait ça quand on va dans les hôtels, on a des trucs. C’est plutôt agréable, là encore, comme tout ce que vous faites pas souvent, parce que ça change. On est autrement et cet autrement-là, puisque ce n’est pas désagréable, on le rend agréable. C’est juste un changement. On vous a mis une sorte de petite caillasse, vous revenez de là : « Ah, c’est bien. » Peut-être que ça fait pas du bien du tout. Vous vous tranquillisez en disant que cela fait du bien. (Éric, 45 ans)

On sent la perplexité de l’acteur, mais ce qui compte c’est le changement et la nouveauté explorés. Ce même type de soins occasionnels est repris et développé par Dominique : Je me lave, je me douche, me shampouine presque tous les jours, mais les soins plaisir ça peut être une thalassothérapie, ça peut être un jacuzzi, ça peut être – je l’ai fait mais je ne le fais plus maintenant – des rayons ultraviolets pour bronzer un petit peu, des soins comme ça. C’est toujours exceptionnel… Vous êtes invité dans un festival, on vous dit : « Tiens, il y a des soins gratuits dans tel hôtel », et on les fait. Il y a une belle piscine avec un bon jacuzzi et des hammams on y va, il y a des massages et tout. (Dominique, 74 ans) 135

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Constat marquant : la notoriété de l’acteur semble favoriser le recours à de telles pratiques, ce qui confirme néanmoins leur appartenance aux classes moyennes supérieures. Rien d’autre aussi que des indices de changement et d’extension des pratiques de soins masculines. Parmi les soins « plaisir », le massage est très souvent cité comme pratique de détente musculaire et de « lâcher prise » par neuf des interviewés. C’est le bienêtre qui est visé. Francis l’explique : Les massages, ça j’adore. Je me fais masser régulièrement, toujours par la même masseuse. Mais le massage pour moi ce n’est pas du tout lié à la peau, c’est lié aux muscles, c’est lié à l’état psychique. Après, comme elle est jolie et qu’elle a les mains douces, il y a un plaisir – ce n’est pas sensuel parce qu’il n’y a pas de séduction –, il y a un plaisir physique, mais ce n’est pas pour ça que je me fais masser. Si c’est son mari qui est masseur qui me fait le massage, j’y vais aussi. La relaxation pour moi ce n’est pas par la peau qu’elle passe, c’est par le muscle et un lâcher prise mental. Ce n’est pas la peau. Ça m’arrive souvent de revenir et que ma femme me dise : « Tu as vu le masseur ? Tu as la peau douce. » (Francis, 51 ans)

Indice supplémentaire d’une extension des pratiques hédonistes, de leur partage croissant par les hommes. Indice aussi d’un discours toujours plus présent sur le sensible, sa dimension individuelle, la diversité de ses références. Cette même recherche de la relaxation est reprise par Antoine (57  ans) avec des références à d’autres lieux comme l’évocation de la pratique du hammam ou des bains onsen. L’imaginaire est en œuvre. D’autres pratiques du monde sont partagées et découvertes. C’est l’attrait de l’ailleurs qui prime ici, le dépaysement : 136

Les effets du rôle

Ça m’arrive d’aller au hammam, le but du hammam c’est d’être nu ou presque dans un environnement assez chaud. On est un peu dans la nuit, la jungle. Je trouve ça beau tous ces corps avachis. C’est quelque chose qui me relaxe. Ça j’aime beaucoup. Le sauna j’aime moins, c’est un peu l’enfer. Le mieux c’est quand j’étais au Japon, ce qu’on appelle les bains onsen, j’ai trouvé que c’était le truc le plus magique. (Antoine, 57 ans)

L’aspect relaxant et convivial aussi des bains est fréquemment évoqué : C’était à la montagne. On se lave avant dans des douches assises, c’est mieux. Une fois que l’on est bien propre, on rentre dans le bain très chaud. Là on attend, on discute. On a une petite serviette sur sa tête. On est assis dans l’eau. C’est comme un jacuzzi mais plus grand. On est séparé des femmes car il y a deux bassins et une vitre au milieu et on les entend, les rires… C’est magique… C’est la méditation par le corps, on n’a rien à faire. On sort, on prend une douche et après il y avait un grand bar, on prend un thé. Ça fatigue et ça relaxe, en fait les deux.

C’est bien l’ensemble de ces dernières pratiques qui semblent apporter une double confirmation, au-delà de la situation spécifique des acteurs : une transformation en profondeur des pratiques de soin, orientées toujours davantage vers l’hédonisme, une transformation des pratiques masculines, toujours plus attentives au bienêtre comme au sensible.

L’effet du jeu sur l’univers sensoriel Impossible d’ignorer que l’acteur existe au-delà du rôle. Une expérience s’établit. Une durée s’installe. Cette lente maturation agit inévitablement aussi sur la manière dont l’acteur s’éprouve et dont il s’en sert pour vivre les rôles à venir. Autrement dit, l’habitude de se mettre 137

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

« dans la peau de » ne peut, à coup sûr, manquer d’effets. Les acteurs possédant une maturité sont ceux qui en parlent le mieux. Les 1 000 situations traversées, les 1 000  expériences éprouvées ont inévitablement laissé des traces particulières. Elles ont stimulé la sensibilité tout en transformant la personne. L’essentiel de la vie d’un acteur est fait de la « matière de ses rôles11 ». Non plus un rôle circonstanciel mais une succession de rôles multiples aux effets inattendus. Ces ombres en devenir qu’il a portées peuvent l’envahir, à la manière de l’acteur au crépuscule de sa vie, hanté par ses personnages dans L’Habilleur de Ronald Harwood (1980). L’incarnation et sa multiplicité demeurent une expérience primordiale. La vie de l’acteur peut être écornée, voire bouleversée par le fait « qu’il y a toujours quelqu’un d’autre en lui et qu’il doit passer l’essentiel de son temps à trouver ce qu’il y a en lui de cet autre12 ». Cette influence tangible des rôles peut revêtir plusieurs aspects. Un effet perturbateur est quelquefois sensible : franchissement des limites, excès, fuite en avant. D’où la tentative de mettre à mal la peau et ses frontières pour mieux s’éprouver, avoir des sensations plus intenses. Mais traverser des rôles peut être vécu, à l’opposé, comme une expérience de vie enrichissante, aiguisant à l’extrême la sensibilité, confrontant à l’inhabituel et à l’inaccoutumé. Pour d’autres interviewés, plus minoritaires, rôles et interprétation restent sans effet au niveau sensoriel. Ce n’est pas le métier d’acteur qui les enrichit mais plutôt leur propre curiosité qui les anime. 11. Banu Georges, op. cit., p. 89 et 151. 12. Bouquet Michel, op. cit., p. 101 et 35.

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Les effets du rôle

Pour sept des interviewés, il y a un effet tangible de la profession : celle de repousser les seuils de la sensibilité émoussés par le jeu. C’est aller toujours plus loin et prendre des risques supplémentaires, élargir son champ d’horizon afin d’explorer les limites, des horizons inconnus. La traversée de rôles a un impact sur l’univers sensoriel qui s’en trouve modifié. Quelques-uns d’entre eux disent bien qu’être acteur n’est pas sans conséquence. C’est pousser au maximum le ressenti corporel, chair et peau confondues. Attitude extrême, voire de brûlure, confrontée à une perspective négative. Jouer peut être conçu comme expérience limite ayant permis d’atteindre un certain seuil de tolérance. Seuil alors remis en question constamment dans la vie comme s’il fallait s’affranchir de cette limite, aller au-delà. Jouer avec le danger en tant qu’acteur implique alors de vivre au quotidien avec la recherche de cette même décharge d’adrénaline. C’est l’hypothèse convoquée par Francis (51  ans) : « À  travers le jeu il y a eu des moments de risque et de danger. » Aussi, ce jeu avec l’extrême estil également recherché dans la vie, quelquefois jusqu’à l’exaspération : « Cela a peut-être accentué mon goût de la violence, mon goût du sensoriel. » Francis pense d’ailleurs que le facteur « âge » participe encore de cette fuite en avant : En vieillissant, je prends des bains de plus en plus brûlants et je me baigne dans de l’eau de plus en plus froide, comme s’il fallait aller plus loin. Avant je plongeais des ponts, maintenant je fais du saut à l’élastique en chute libre. Cela participe à la même chose parce que la mort s’approche, je commence à être vieux. Les sensations fortes, c’est ce qui m’ancre le plus, n’ayant pas une spiritualité trop développée. (Francis, 51 ans) 139

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

C’est sans doute les expériences multiples imposées par la succession des rôles qui poussent à les poursuivre, voire à les accentuer. Ainsi les limites sont- elles aussi repoussées dans la vie et l’éprouvé s’en trouve modifié. Parmi ces sept interviewés reconnaissant une influence laissée par la succession des rôles, certains ont une position plus originale. Ils attribuent à cette influence un sens différent. Elle serait non plus stimulante mais anesthésiante. Elle provoquerait comme un émoussement des sens. Jouer régulièrement avec ses limites conduirait à être moins sensible, moins réceptif. C’est ne plus rien sentir, être indifférent aux caresses sur la peau. Julien revient sur cette mise à distance : Pour en revenir à la peau, je suis moins sensible qu’auparavant. Et le métier d’acteur et ma vie privée m’ont endurci. Je suis moins sensible. C’est d’une tristesse infinie parce que ce qui est merveilleux c’était à 14 ans ces sensations-là qui ne reviennent jamais, que beaucoup de femmes recherchent. Je le vis ainsi mais sans une peine particulière. ( Julien, 41 ans)

Cette perte de la sensibilité est reprise par Benjamin. Elle envahit le moment même du jeu : Parfois cela enlève toute substance. Plein de fois ça m’est arrivé d’embrasser quelqu’un mais, c’est comme de lui serrer la main. Ça provoque zéro réaction parce que je suis dans le rôle. Par exemple, embrasser avec la langue ça m’est arrivé dans un film et je n’ai pas ressenti de choses personnelles. C’était presque mécanique. Il y a une sorte de perte de sensibilité sur certaines choses. (Benjamin, 35 ans)

La répétition entraîne ici le dépassement d’un seuil, celui de la sensibilité habituelle. 140

Les effets du rôle

L’acteur prête sa vie à des fictions. Porter ces personnages et leurs ombres peut aussi enrichir, à l’opposé, l’expérience personnelle et non l’exaspérer ou l’« amoindrir ». Chaque rôle implique alors l’exploration de sensations nouvelles tant sensibles qu’émotionnelles. Les propos de Jacques en attestent : Faisant des expériences, forcément, votre univers sensoriel en est contaminé, en est touché et vous découvrez des sensations que peut-être vous n’auriez pas découvertes dans votre vie. On peut explorer d’autres sensations. ( Jacques, 66 ans)

C’est également l’addition d’expériences que retient Dominique qui indique que toute interprétation va s’ajouter aux autres déjà réalisées et s’appuyer sur des émotions internes déjà éprouvées. Un phénomène nouveau s’opère alors, souligné par quelquesuns évoquant une sédimentation propre à la création et particulière aux artistes. C’est le « cumul » des rôles qui est ici au cœur du propos : Tout s’additionne, je joue Rodin, je joue Cyrano, je joue Henri  VIII de Shakespeare, j’éprouve des sensations énormes, quelquefois Le Roi Lear de Shakespeare. Il faut aller chercher loin, au fond de soi la folie, l’autorité, la douleur, la fragilité. On va chercher dans sa mémoire sensorielle, dans ses souvenirs personnels, dans son imaginaire, on va chercher des choses. Et puis, il y a la réalité du texte, la réalité du partenaire, la réalité de la scène, du décor, du costume et tout ça laisse des traces au fond de nous-même, tout s’additionne. Si je dois chercher un personnage, ça sera aussi la somme de  50  ans de travail, 50  ans de recherches personnelles parce que c’est une addition de sensations, de souvenirs, de moment, de rencontres avec d’autres. Notre art est un art vivant, on additionne sans arrêt le vécu, l’expérience, les ressentis, les trouvailles qu’on peut avoir. (Dominique, 74 ans) 141

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Remarque magnifique évoquant chez l’acteur une mémoire sensorielle où la peau ne saurait être oubliée. La singularité d’un tel métier est soulignée encore par Laurent. L’attrait de la nouveauté l’emporte : Vous vous entraînez tout le temps à découvrir de nouvelles émotions que vous n’auriez pas si on ne vous avait pas mis dans cette situation-là. Quand on vous demande de courir dans l’eau en Bretagne, quand l’eau est à 14 degrés et il faut faire semblant que c’est l’été, oui vous découvrez des choses. Quand on vous demande de prendre dans les bras une femme et que vous ne l’auriez jamais prise dans vos bras autrement que comme ça, vous découvrez des choses… Il y a des tas de moments qu’un comédien vit, que celui qui ne ferait pas ce métier n’aurait pas vécu parce que son activité ne l’amène pas à découvrir ça. Bien sûr, tout le temps. Et ça marche à tous les niveaux de nos sensations, à l’intérieur et à l’extérieur évidemment. Les acteurs vivent des aventures particulières. (Laurent, 60 ans)

Jouer, c’est alors découvrir une sensorialité spécifique et jusque-là impensée. D’autres vont encore plus loin assurant que c’est bien pour cette raison qu’ils ont choisi ce métier. Ce que dit excellemment Christian : C’est plutôt parce que j’aime bien ressentir que je suis devenu comédien, que je ressens plus les gens, l’espace… C’est parce que j’avais cette sensibilité que je voulais faire quelque chose de physique, que j’ai choisi ce métier. (Christian, 40 ans)

La question de l’influence globale du métier d’acteur et l’évolution de l’univers sensoriel sont complexes. Dix des interviewés hésitent à répondre mais refusent de considérer que la succession des rôles aurait une influence sur leur sensibilité. Pour cinq d’entre eux, la raison principale évoquée tient au choix du métier lui-même. Ils ont le sentiment qu’ils n’ont pas d’autres expériences professionnelles 142

Les effets du rôle

et qu’ils ne peuvent du coup évaluer clairement l’influence de leur propre activité. Le choix de cette profession s’est imposé à eux. Pour Vincent, sa pratique s’imposait : J’ai choisi ce métier parce que je ne pouvais faire autrement… C’est un peu une obligation, une nécessité, comme je pense beaucoup de gens qui font ce métier-là. (Vincent, 60 ans)

Cette même impression est encore reprise, par exemple, par André : Je ne saurai pas dire… Je ne pourrais rien être d’autre. (André, 60 ans)

Comme le rappelle André, Tania Balachova disait : « Ne faites du théâtre que si vous ne pouvez rien faire d’autre »13. Même écho chez Mathias : J’ai toujours été comédien, c’est donc difficile de répondre. J’ai commencé à 15 ans. Cela fait 30 ans, donc je ne sais pas ce que c’est que de ne pas être comédien. Ma vie est étroitement liée à mon métier, il n’y a pas de schizophrénie là-dedans. (Mathias, 45 ans)

Parmi les dix interviewés estimant qu’il n’existe pas d’influence de la succession des rôles sur leur propre vie, trois d’entre eux l’expliquent par une démarche déjà rencontrée à plusieurs reprises dans ces entretiens : l’exercice d’un jeu volontaire dominant l’univers sensoriel d’où le refus de toute idée d’un débordement ou d’une contagion à partir du jeu. La séparation est très clairement établie : un clivage nécessaire entre les 13. Tania Balachova (1902-1973), comédienne, enseigna l’art dramatique et créa son cours dont une pléiade d’acteurs sont issus. Elle s’inspirait de la méthode de travail de Constantin Stanislavski.

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sphères professionnelle et personnelle. Ainsi, pour Paul, son identité profonde n’est pas ébranlée : Ça ouvre une écoute, mais les rôles ne changent pas ce que je suis. Ça ne me change pas dans la vie. On découvre d’autres sensations mais par le jeu. Ça m’enrichit comme chaque expérience. J’espère être de mieux en mieux, mais ça ne me change pas profondément. (Paul, 29 ans)

Julien, reprend également cette mise à distance. Ainsi les sentiments joués sont sans effet réel : Je ne suis jamais tombé amoureux au cinéma, jamais, jamais. Il y a vraiment une distance. ( Julien, 41 ans)

L’influence des rôles passés est plus nuancée pour Antoine. La séparation est vécue comme moins tranchée : Je ne crois pas. Mais en même temps, c’est difficile de répondre précisément parce que c’est global. Expérimenter un rôle, c’est expérimenter une nouvelle part de soi-même, donc évidemment on bouge partout, dedans dehors… C’est comme rencontrer quelqu’un, on change. (Antoine, 57 ans)

L’effet demeure imperceptible. Cette impression est également reprise par Guillaume : Pas vraiment… Je dirais quand même que petit à petit, ça enrichit un peu, ça enrichit quand même la palette. Mais c’est des petites touches à chaque fois, de même que la vie enrichit aussi la palette… (Guillaume, 45 ans)

L’effet des rôles n’est pas jugé concluant. Il enrichit au même titre qu’un voyage par exemple. Il est préférable d’évoquer un enrichissement personnel qu’une influence réelle.

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Les surprises de l’émotion

L

e jeu est quelquefois fait de défis, de situations conduisant l’acteur au plus loin de ses habitudes et de sa sensibilité. Toutes ces circonstances créent aussi bien de la surprise que de l’inattendu. Autant de chocs qui ne sauraient être sans conséquences sur la manière de s’éprouver. Autant de chocs qui conduisent à d’étonnantes prises de conscience et à un inégalable travail sur soi.

Les risques de l’artifice L’acteur éprouve davantage son enveloppe, corps et surface, lorsqu’il est confronté à des expériences extrêmes, notamment lors de certaines situations de jeu. Une prise de conscience émerge, par exemple, lorsque,

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pour les besoins d’un rôle, il doit porter une prothèse (un masque, une balafre, une blessure). La prothèse est ici un objet particulier, conçu comme type de maquillage « à effets spéciaux », nécessitant une longue et difficile préparation. Le thème n’est plus simplement celui du maquillage – procédant par simples aplats de couleurs ou de textures différentes – ou du masque, mais celui d’une véritable « reconstruction » du visage, d’une mobilisation de la surface tégumentaire tout entière. Cette expérience est rapportée dans notre enquête par huit des acteurs, avec des nuances, sans doute, dans chaque cas. L’impression de désagrément est cependant partagée par tous : adhérences, frictions avec la peau sont fréquemment évoquées. S’y ajoute souvent la sensation d’étouffement, d’étrange contrainte sur la peau. Un fait le montre : la douleur ou la gêne occasionnées entraînent brusquement une réaction très particulière à même la peau, plus aiguisée même, une fois la prothèse enlevée. Celle-ci induit par conséquent une variation de la sensibilité lors de l’exercice professionnel. Portées à même la peau, les prothèses en modifient l’aspect et nécessitent l’emploi de produits particuliers comme le latex, la cire ou le plastique qui créent des effets « tridimensionnels ». Ces prothèses sont placées notamment pour simuler soit le vieillissement, soit des cicatrices, soit des plaies diverses. On les utilise encore pour accentuer une ressemblance, tel fut le cas lorsque Meryl Streep interpréta Margaret Thatcher en 20111. Considérées comme formes de maquillage particulier, « prosthetic makeup », elles sont très largement utili1. La Dame de fer de Phyllida Lloyd sorti en février 2012.

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sées aux États-Unis, notamment dans les films fantastiques, films d’horreur ou d’épouvante en liaison avec le développement d’effets spéciaux sophistiqués2. Ce type de prothèses s’impose plus fréquemment en France aujourd’hui. Elles ne sont pas récentes pourtant. Le cinéma français ne manque pas d’exemples de leur utilisation depuis Les yeux sans visage (1960) de Georges Franju jusqu’à la série des Fantômas plébiscitée par le public. Nul n’oublie le « masque » de Jean Marais dans La Belle et la Bête (1946) réalisée par Jean Cocteau. Cet acteur revient, par ailleurs, dans ses souvenirs sur les souffrances endurées pour le maquillage de la bête : Ce maquillage durait cinq heures –  trois pour le visage, une pour chaque main. Il était fait comme une perruque, chaque poil monté sur tulle, en trois parties que l’on collait. Certaines de mes dents étaient recouvertes de vernis noir afin de paraître pointues ; les canines étaient pourvues de crocs tenus par des crochets d’or. Cette bête carnivore ne mangeait que des purées ou des compotes3…

Ce masque fabriqué en trois parties distinctes4 et associé au maquillage déclencha des allergies très douloureuses pour le comédien qui les a longuement évoquées. Ces formes de maquillages très particuliers, dits à « effets spéciaux », demeurent en revanche plus rares au théâtre. On peut songer cependant à la prothèse 2. Menegaldo Gilles, 2001, « Cinéma fantastique : échanges critiques France/États-Unis », Revue française d’études américaines, n° 88, p. 63. 3. Marais Jean, 1975, Histoires de ma vie, Paris, Albin Michel, p. 176. 4. Sur le savoir-faire concernant l’élaboration de ce masque on peut lire : Pérault Sylvie (dir.), 2011, « La beauté cachée. Jean Marais et le personnage de la Bête dans le film de Jean Cocteau La Belle et la Bête », in  L’Homme en animal sur scène et au cinéma, CERPCOS-MSH Paris Nord, Les Éditions du Jongleur, p. 116-117.

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emblématique de « nez », celle de Cyrano de Bergerac5 maintes fois adaptée et évoquée par Dominique : Un postiche, ça tire, ça se décolle… Prenez le nez de Cyrano, il est collé sur mon nez et ensuite avec du mastic il est déguisé pour qu’on ne voie plus la différence. (Dominique, 74 ans)

D’où les gênes et désagréments. Les sensations de tiraillement de la peau restent manifestes. Ce que retiennent d’emblée les interviewés, ce sont les souffrances générées par la fabrication de la prothèse, les essais, les ajustements, avant même que la prothèse ne trouve sa place. C’est le moulage sur le vif du visage de l’acteur qui est longuement évoqué. L’appréhension qu’il génère est bien connue des maquilleurs : c’est la crainte de voir son visage recouvert de plâtre, durci, étouffant. Le processus, généralement identique dans la plupart des cas, commence par une application de « l’alginate » sur la peau de l’acteur pour effectuer l’empreinte du visage, lequel est ensuite recouvert de bandes de plâtre. Une longue attente s’ensuit. Il faut que le moule « prenne ». Une fois le moule en plâtre sec, on démoule l’empreinte6. Trois des acteurs interviewés reviennent sur ce phénomène, évoquant très précisément les phases d’élaboration, les essais, les ajustements. C’est l’expérience éprouvante de la suffocation qu’ils retiennent. Philippe, par exemple, relate une expérience de tournage récente : J’ai tourné dans un film qui se passait sous l’Inquisition. Je devais cramer sur une croix. Ils ont quand même mis un mannequin 5. Salino Brigitte, « Un nez sans fin », Le Monde, 04/04/2013. 6. Delamar Penny, 2002, Le maquillage artistique. Cinéma, télévision, théâtre, Paris, Vigot, p. 185 sq.

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à mon effigie. Donc il a fallu faire mon effigie, et pour cela, on m’a fait un masque au latex. (Philippe, 54 ans)

Il analyse avec acuité la douleur et ses origines : C’était particulièrement douloureux parce que ça a duré très longtemps. Je suis resté sous le masque pendant une demiheure avec deux petits trous dans le nez et un tout petit trou dans la bouche. J’avais une impression d’étouffement terrible. C’est là que l’on voit que la peau respire presque autant que les poumons.

Le sentiment de l’enveloppe, du tégument, est alors transformé, aiguisé, presque exaspéré : La peau ne respirait plus du tout à cause du latex. Ce n’est pas du tout agréable. Après que l’on m’ait enlevé tout ça quand je suis revenu chez moi, j’ai eu besoin de me laver profondément la peau. En ce sens, je voulais enlever cette impression que le plastique m’était rentré dedans. Je voulais enlever tout cela mais c’est plus l’idée de l’étouffement que je voulais enlever.

Exemple remarquable qui montre combien un rôle avec ses contraintes et ses particularités peut rappeler à l’acteur les particularités de cette existence souvent souterraine et latente de la peau. Son existence émerge brusquement et plus que jamais à la conscience, s’imposant avec acuité une fois les contraintes imposées. Cette même expérience liée au latex est reprise par d’autres encore, presque avec les mêmes mots. Gêne identique à la fabrication pour Vincent, gêne identique durant l’action. Il évoque même une angoisse particulière, sa peau semblant se rétrécir sous l’effet du contact étranger : Une fois, on avait fait un moule de mon visage en latex pour un rôle, ça c’est désagréable, pour avoir l’empreinte en plâtre, c’est limite angoissant. Le visage est complètement pris et il ne 149

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peut pas bouger, le temps que le plâtre prenne. Il prend, il se contracte, on a l’impression que la peau se rétrécit car vous vous rendez compte que vous bougez sans arrêt, même les palpitations des joues et des veines on les sent. C’est très désagréable. Le mec m’avait donné une poire que je puisse appeler si j’étais trop angoissé pour qu’on casse le truc. (Vincent, 60 ans)

Un sentiment de vulnérabilité extrême et d’impuissance en résulte, qui est palpable dans les propos de l’acteur. Cette prise d’empreinte pour un masque du visage peut s’étendre aussi au corps pour la préparation d’un film fantastique. C’est ce qu’explique Vincent : Une autre fois, on avait pris le moule du corps pour un autre personnage, un truc de science-fiction. J’étais habillé en larve… On n’avait fait un moule du corps. J’étais écartelé bras et jambes attachés avec des bandelettes partout. C’est très désagréable.

C’est bien la « prise d’empreinte » qui est d’emblée difficile, bien soulignée entre autres par Sébastien : J’ai eu une séquence prothèse pour un tournage qui n’a pas encore eu lieu. Et bien, rien que la prise d’empreinte du visage, c’était quelque chose. C’était la moitié du visage recouvert de latex et le front en partie, c’est pour faire un moule de mon visage. (Sébastien, 44 ans)

Autant dire que ce sont les procédés permettant de fixer la prothèse qui sont les plus pénibles, les colles, les plastiques divers, la manière dont ils s’appliquent et sont censés adhérer, les produits nécessaires mais particulièrement irritants. En ce sens, un acteur ne prêtant habituellement aucune considération pour la peau se voit obligé d’y prêter davantage attention, d’écouter ses sensations, d’alléger douleurs et crispations. C’est le cas évoqué par Francis : 150

Les surprises de l’émotion

Et puis, j’ai fait un rôle très long avec des prothèses, donc là il a fallu faire vraiment gaffe à la peau parce que c’est collé à la colle chirurgicale et c’était pendant la canicule de 2003 au Portugal. C’était pénible, et là j’avais un maquilleur d’effets spéciaux qui était responsable de tout. C’est-à-dire qu’une fois qu’il avait tout enlevé, il me faisait des masques hydratant. (Francis, 51 ans)

Le port même de la prothèse portée à même la peau peut aller jusqu’à de fortes sensations de brûlure. L’irritation est aussi causée par la pousse de la barbe qui vient contrarier la prothèse. Comme l’explique encore Francis : Quand vous avez une prothèse nez, joue, front et menton, ça veut dire que tout le visage est complètement irrité avec la barbe qui a poussé dans la journée… Lorsque la peau est brûlée, c’est nécessaire de réparer après.

Expérience comparable rapportée encore par Paul, soulignant comme d’autres, douleurs et étouffements : J’ai eu des blessures, des prothèses. Moi je ne fais pas très attention, je me démaquille à la lingette, non je ne fais pas attention. Les prothèses au niveau de la peau, ce n’est pas trop agréable, c’est plein de colle. C’est de la colle pour la peau. J’ai eu des prothèses un peu partout sur les yeux, la bouche, le nez. Des balafres, des fois c’était vraiment la moitié du visage. C’est un peu étouffant. Avant, il y avait eu une empreinte, moi je suis un peu claustrophobe donc je n’aime pas ça. (Paul, 29 ans)

Au-delà de la colle utilisée et de ses inconvénients, c’est le port répété de la prothèse qui provoque des irritations pour Sébastien : Le soir je l’ai décollé, j’ai enlevé la cicatrice initiale… Ça m’a fait une irritation. (Sébastien, 44 ans) 151

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

Le lendemain, le port réitéré de la prothèse déclencha une brûlure. D’où la nécessité pour lui d’accorder un grand soin au décollement de la prothèse susceptible de créer « non pas une allergie mais des microirritations ». Trois phases du jeu avec la prothèse existent ainsi : les essais, le port, les sensations ultérieures. L’« après » de la prothèse est dès lors inévitablement évoqué : peau devenue plus présente, plus fragile, plus sensible. C’est ce que semble déduire Henri : Une fois, j’ai fait un film, un moyen-métrage, on m’avait mis une prothèse. J’avais un œil crevé. J’étais souvent comme ça (il se cache un œil de la main). Naturellement, là, je sentais, je sentais cette zone-là où ils avaient collé la prothèse… (Henri, 43 ans)

La zone de la peau affectée par la prothèse est inévitablement alertée. Une gêne prédomine. L’acteur précise encore : Je jouais un personnage qui s’est crevé l’œil. Il réparait des pianos, il était accordeur et une corde du piano a sauté. Il s’est ouvert l’œil avec. J’ai joué ce personnage-là alors c’est sur cette zone-là quand je parlais, je sentais que c’était différent avec l’articulation.

Henri poursuit encore, insistant sur l’aspect tout particulier d’une telle situation : Il y avait une prothèse en plus, alors là, on a un ressenti différent. Il y a une zone contrariée, c’est normal. J’avais un élément extérieur imposé qui m’a aidé à ressentir. Cette prothèse m’a aidé à percevoir ça, c’est le rôle qui a voulu ça. Alors les mecs qui ont joué des films sur la guerre de 14-18 avec les gueules cassées, là ils ont dû avoir des attitudes où ils devaient vraiment sentir.

Les rapprochements possibles avec la vie réelle s’avèrent alors saisissants : 152

Les surprises de l’émotion

Ça aurait été intéressant de parler avec une comédienne que je  connais, qui a une tumeur au cerveau. Pour elle, vraiment, il y a une partie morte et une partie vivante au niveau du visage. C’est incroyable… C’est vrai, je pense à elle. (Henri, 43 ans)

Restent les cas où la prothèse concerne l’ensemble du corps. Le latex et autres matériaux sont à nouveau stigmatisés, au point de faire apparaître la fin du tournage comme un retour à la vie. Pour Philippe, cette fin se fait délivrance, « redécouverte » de sa vraie peau : Quand je brûlais sur ma croix, on m’a fait aussi un maquillage total. On m’a fait un maquillage carbonisé. C’était une expérience douloureuse dans ma vie dans ce genre de choses, c’était en latex du haut du crâne jusque sous les pieds. J’étais recouvert de latex peint. Ils mettaient des kleenex qu’ils froissaient pour faire la peau. Quatre heures de maquillage accroché à une barre sans bouger, c’est long. (Philippe, 54 ans)

C’est le moment où le latex est ôté qui est tout simplement le plus pénible. Comme en témoigne à nouveau Philippe : Mais ce n’était rien par rapport au démaquillage, elle m’a arraché à peu près la moitié des poils de mon corps, elle mettait de la crème mais ça n’a pas vraiment marché. Ça faisait comme des tenues de scaphandriers. Elle a essayé d’infiltrer de l’eau ; là ça a été plus rapide quand même, ça n’a duré que 2  heures  30 le démaquillage, mais c’était une grande jouissance. J’ai cru mourir 3 000 fois, c’était à hurler de rire rétrospectivement. Elles étaient quatre autour de moi à enlever le latex millimètre par millimètre. Quatre sublimes jeunes femmes recrutées pour faire ça et je les haïssais. C’était abominable. J’ai détesté ça, c’était très douloureux et très long. Je n’avais jamais fait pire en matière de maquillage. Pour un résultat, l’image elle doit durer trois secondes.

D’où cet étonnant contraste : à la durée relativement brève des effets spéciaux répond une contrainte 153

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

relativement durable ressentie sur la peau. La douleur y est même souvent persistante : après la pénible fabrication de la prothèse, son port, elle persiste avec le démaquillage tout aussi douloureux alors même que la durée de l’effet spécial à l’écran est très courte et n’excède pas quelques minutes. Il faut insister sur cette expérience globale et souvent citée, alors même que la durée sur l’écran peut être brève. Cette expérience est toujours relatée comme marquante pour les interviewés. Mathias sait le dire avec clarté : J’ai joué aussi dans un film fantastique où j’étais le roi d’espèces de vampires. Je ne sais pas si vous voyez cette série Buffy, c’était Buffy version au cinéma… J’avais 4 heures de maquillage, chaque jour, couvert de latex, c’était un cauchemar. C’était super et c’était un cauchemar parce que ça permettait d’être dans la peau de cet envoyé du diable parce que je me disais vraiment, quand la peau ne respire pas, quand on est coincé comme ça avec cette peau épaisse et vilaine comme tout, et bien on n’a pas envie d’être gentil. (Mathias, 45 ans)

Le port de cette fausse peau en latex vécue comme asphyxiante a même un retentissement au niveau psychologique. La violence semble sous-jacente, au point que le thème du traumatisme est même quelquefois évoqué. Mathias en conclut : « Ça rend agressif… C’était très très violent. » Il ajoute encore : Oui parce que j’avais une peau qui n’était plus ma peau. Ce latex était collé sur ma peau. C’était horrible. Le masque bougeait avec mon visage, j’avais de la colle partout. Ça a duré trois ou quatre jours, 4 heures par jour. C’était du bon produit parce que je n’ai pas eu de boutons ou quoi que ce soit après. Je n’aurais jamais pu faire ça pendant un mois. Il y a de quoi devenir fou. 154

Les surprises de l’émotion

Cette sur-peau qui est le latex conduit à une sorte d’enfermement. Le comportement change et les humeurs s’en trouvent modifiées. Impossible dès lors de ne pas prendre en compte ces expériences de jeu où la présence de la peau semble se « réveiller » de façon presque traumatique pour l’acteur.

Les affects et le jeu Au-delà des traitements divers de la peau, au-delà des instruments et de leurs dispositifs, reste l’émotion et ses effets. On connaît la complexité des mécanismes émotionnels mis en place impliquant notamment l’activation du système nerveux végétatif. Des marqueurs physiologiques spécifiques les accompagnent. De nombreuses études ont mesuré ces mêmes marqueurs, mettant en évidence notamment l’augmentation de la fréquence cardiaque et la variation de l’activité électrodermale (AED7) en présence de stimuli émotionnels plus spécifiques comme dans les situations de « peur » et de « colère8 ». Toutefois, ces marqueurs sont eux-mêmes sujets à variation et ne sont pas systématiquement 7. L’activité de l’AED repose sur la variation de conductance cutanée. Celle-ci est liée à l’existence de courants électriques cutanés associés à la sudation, résultant plus précisément de l’activité des glandes sudoripares eccrines. 8. Stemmler Gerhard, Heldmann Marcus, Pauls Cornelia A., Scherer Thomas, 2001, « Constraints for emotion specificity in fear and anger. The context counts », Psychophysiology, 38, p.  275-291 ; Collet Christian, Vernet-Maury Évelyne, Delhomme Georges, Dittmar André, 1997, « Autonomic nervous system response patterns specific to basic emotions », Journal of the Autonomic Nervous System, 62, p.  45-57 ; Bloch Susana, Lemeignan Madeleine, Aguilera  Tarifeño Nancy, 1991, « Specific respiratory patterns distinguish among human basic emotions », International Journal of Psychophysiology, 11, p. 141-154.

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DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

observés9. Les acteurs savent parler des émotions qu’ils ressentent et de leurs effets sur la peau. Ils les lient spontanément à la situation de jeu, à l’inquiétude qu’elle provoque, à leurs tensions personnelles. Des manifestations cutanées, quoi qu’il en soit, sont bien tangibles et perçues. Le fait de jouer un rôle réclame généralement la prise en compte d’une logique interne, consistant à recenser le « répertoire des émotions10 » qui lui sont liées. Or l’émotion peut souvent déborder, sortir du strict cadre professionnel et gagner l’intime. Ces émotions jugées « fortes » atteignent parfois l’acteur à son insu, elles le traversent sans qu’il ne les ait convoquées, surgissent à des moments inattendus et l’affectent dans tout son être, l’envahissent. Comme le remarque David Le Breton : « Ce n’est pas le corps qui est ému, mais le sujet11. » Rien de mesurable cependant, mais des ressentis très spécifiques qui accompagnent l’apparition soudaine et brutale d’une émotion, devenue incontrôlable pour l’acteur. Incontestablement, ces effets peuvent « rythmer » l’état de la peau. Il reste que certains d’entre eux font état non plus d’inquiétudes ou de crispations mais plutôt d’une exaltation. Quelques-uns parlent même d’un épanouissement ressenti au moment du spectacle dont les effets sur la peau seront à envisager. 9. Philippot Pierre, Rimé Bernard, 1997, « The perception of bodily sensation during emotion. A cross-cultural perspective », Polish Journal of Social Psychology ; Clochard Midoli, 2010-2011, L’activité électromodale, technique pertinente pour l’évaluation des émotions ? mémoire de Master 2 Biologie gestion, Université Rennes 1 et CHU de Rennes. 10. Busnel François, « Le grand entretien. François Cluzet », France Inter, émission du 01/04/2013 (disponible sur : www.franceinter.fr/emission-legrand-entretien-francois-cluzet). 11. Le Breton David, 1998, Les passions ordinaires, Paris, Armand Colin, p. 102.

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Les surprises de l’émotion

Le stress La peur est au cœur des propos chez nombre d’interviewés, celle-là même qui est considérée par les chercheurs comme émotion primaire12. Régulièrement évoquée, elle est désignée par six des interviewés comme « centrale ». Elle est assimilée au « stress » pour six autres. Elle précède pour eux le spectacle : crée une agitation, un état. Les manifestations physiologiques qu’elle suscite retiennent d’ailleurs toute leur attention. Autant dire que ces effets sont nombreux et différents : micro-contractions musculaires, frissons, « chair de poule », réactions-neurovégétatives, rougissement, pâleur. La peur, autrement dit, c’est déjà le trac pour un acteur. Le frisson est l’une des manifestations cutanées les plus fréquemment annonciatrices. C’est ce que d’emblée retient André (60 ans) : « Je suis quelqu’un de très émotif, quelque chose me vient facilement à l’esprit c’est le frisson. » C’est l’amorce du jeu qui l’inquiète, la présence du plateau, la situation où il se sent attendu et jugé. C’est ce moment précis souvent associé à l’avantjeu, à l’attente en coulisses avant d’entrer en scène et d’affronter le public. Denis Podalydès en a évoqué les violentes attaques : « Ventre dur. Viscères fondues. Muscles noués dans la nuit interminable de la coulisse… Rien à faire de soi, hors cette perpétuité d’attente. Les tempes comprimées, les yeux me piquent. Coulée de la sueur – d’un seul trait – de la paupière 12. Ekman  P., 1992, « Are there basic emotions ? », Psychology Review, 99, p. 550-553 ; Izard C. E., 1977, Human Emotions, New York, Plenum Press.

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à la bouche… L’eau froide de la scène un jour de première. Et la chaleur du ventre aux trempes. Les veines rampent sous ma peau, font un vacarme de sang13. »

Certains peuvent faire clairement référence à la peau. Des exceptions demeurent, bien sûr, tel avec Éric. Celui-ci détaille cette émotion, il souligne son versant tégumentaire, son contexte sensoriel. Il compare l’acteur au boxeur, sa tension éprouvée au moment d’aborder le ring : Le trac comme ça, avant de jouer, quand la peau tout à coup peut être chaude, rouge, sans que l’on fasse rien. C’est une sorte de peur… Mais j’ai fait un peu de boxe et c’est un peu comparable. C’est comme quand on est dans le vestiaire en boxe, on dit : « Ça va être à toi », alors c’est terrible. C’est comme au théâtre, on entend les retours dans les loges : « Dix minutes, cinq minutes », on se dit c’est terrible… (Éric, 45 ans)

Le malaise s’insinue. Il se traduit par un mal-être, une sorte de fièvre, une emprise particulière et précise. Les réactions physiologiques sont manifestes : Il peut y avoir rougissements, sueur ou alors ça peut être blanchir, ça dépend. Il y a des frissons, la sensation de ne pas être bien, d’être un peu comme si on venait d’attraper une grippe, comme si toucher un peu à la peau ça peut faire mal.

Ce malaise et ses ressentis cutanés sont ici bien traduits par Éric, reprenant les propos de Caligula de Camus (1944) : « Ma peau me fait mal, ma poitrine, mes membres. J’ai la tête creuse et le cœur soulevé. » Ces paroles résonnent comme un étourdissement, un blanc, une absence. 13. Podalydès Denis, 2006, Scènes de la vie d’acteur, Paris, Le  Seuil/ Archimbaud, p. 41-42.

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Les surprises de l’émotion

Des réactions physiologiques symptomatiques autres que le frisson accompagnent les émotions. Elles constituent un « état », une manière d’être au sens large. Elles débordent aussi le phénomène du trac, peuvent concerner le casting, les rencontres, les démarches préalables au jeu. Ensemble inévitablement multiple, cette diversité de réactions comme de situations doit être prise en compte. Quatre des interviewés retiennent la transpiration comme phénomène particulièrement gênant et incontrôlable, quatre autres évoquent le rougissement. Ces réactions s’insinuent dans un large contexte, bien avant le jeu. Autant de manifestations d’une peur qui échappe à la maîtrise. Ainsi, Nicolas évoque l’apparition de la transpiration, phénomène interne éprouvé comme un envahissement non maîtrisé : Quand j’ai peur, je me mets à transpirer donc, ça s’est nouveau. C’est un peu gênant. Je me rends bien compte qu’il y a une émotion qui passe par la peau, qui n’est pas spécifiquement la peau. (Nicolas, 46 ans)

Nicolas en identifie les causes : Ça se passe en dessous, c’est les glandes, je ne sais pas lesquelles. Ça c’est souvent quand j’ai un tournage ou un casting, c’est quelque chose qui me gêne un peu.

Le biochimique et ses processus sous-jacents sont ici à l’évidence présents. Reste que pour les interviewés, les manifestations cutanées liées aux émotions sont variées. Aux frissons et à la transpiration s’ajoute la rougeur pour sept des acteurs. C’est ce que précise Claude : Quand on a des émotions, on a tout de suite des petites rougeurs, par ici, au niveau du cou… Ça va être aussi les oreilles quand 159

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

je suis en casting, donc il y a la peau qui rougit. Des émotions qui peuvent être liées au trac, à la tension, au stress… Oui, tout ce qui est émotion, il y a une réaction chimique donc ça se recycle par la peau. Mais je ne sais pas comment. (Claude, 41 ans)

Le rougissement s’explique par un afflux sanguin. Celui-ci est encore plus visible chez des personnes au teint clair. Ce phénomène est rapporté par Pierre : Il m’arrive de rougir encore. Comme j’ai une peau très fine ça se voit tout de suite. Quand je me mets en colère c’est la même chose, je deviens très rouge, je suis très sanguin. Donc ça, je sais que même à l’écran et même sur scène, ça se voit. Suivant les émotions que j’ai à jouer, je sais que souvent les maquilleuses me disent : « Donc toi ça se voit vraiment très fort et c’est bien. » Il faut garder ça, donc il ne faut pas trop me maquiller. (Pierre, 43 ans)

Paradoxe bien sûr : une manière de retourner l’émotion perturbatrice en faveur du jeu. On peut retenir dans la grande richesse de ces propos quelques traits majeurs et préoccupations qui animent les acteurs dans leur ensemble. La sphère professionnelle a un impact important et incontournable. Elle ne cesse d’être présente dans leurs propos. Les émotions « jouées » Au-delà du trac, effectivement peu cité par les interviewés, alors que sont plus largement citées les émotions situées dans les castings ou les contacts, viennent encore les émotions « jouées », celles imposées par le rôle. L’enjeu est ici de créer un état, une manière de ressentir et de montrer. Ces émotions convoquées appartiennent à différents registres : peur colère, tristesse. Toutes ne peuvent manquer d’alerter la peau, appeler des effets de 160

Les surprises de l’émotion

mémoire, aiguiser le contexte sensoriel. Elles peuvent aussi être simplement ressenties, de manière fugitive, par l’acteur, dans l’instant présent. L’enjeu est bien ici de faire exister « le faux » comme étant du vrai : éprouver en donnant à croire. Toute la difficulté est bien de provoquer un « comme si » selon l’expression de Stanislavski. André rappelle Claudel et son mot dans L’échange (1951) : « Il arrive quelque chose sur la scène “quelque chose de pas vrai, comme si c’était vrai”14. » L’émotion dans le jeu est de cet ordre souligne ce même acteur : Des états émotionnels « de pas vrai comme si c’était vrai », des états de colère, de tristesse, de peur. La peau joue, la peau est active. (André, 60 ans)

Ces mêmes émotions peuvent être en quelque sorte « recyclées », réactualisées dans le jeu. C’est ce que rapporte Benjamin : Par exemple, un jour j’ai été triste, je me suis mis à pleurer beaucoup et j’ai senti des frissons dans mon corps. J’essaie de me rappeler de l’état pour revivre ça mais, ce n’est pas vraiment la peau, c’est un ensemble de plein de choses. (Benjamin, 35 ans)

Une confirmation s’il en était besoin : le contexte émotif mobilise sans doute l’univers tégumentaire, mais il le fait sur un mode sourd et confus. Non plus voulue, mais inattendue, saisissante, l’émotion peut inévitablement surgir comme « partie 14. « Lechy Elbernon. Ils regardent le rideau de la scène Et ce qu’il y a derrière lorsqu’il est levé. Attention ! Attention ! Il va arriver quelque chose ! Quelque chose de pas vrai comme si c’était vrai ! » Claudel Paul, 1951, L’échange (deuxième version), acte  I, Mercure de France, p. 165.

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prenante » du jeu pour huit des interviewés. Les manifestations en sont discrètes : elles font partie de la situation, participent du « métier ». Seul l’acteur en a conscience, le trouble échappe à la vue du spectateur. Elle est latente, imperceptible. La peau, dès lors, peut presque ne plus être concernée. Un « silence » est acquis, lié à un savoir-faire, une expérience. C’est ce que décrit Philippe : Ma peau ne marque pas au niveau des émotions. Comment dire… Rougir, verdir, je ne fais pas tout ça. Je ne fais jamais tout  ça. Elle tremble légèrement dans l’émotion, c’est tout. (Philippe, 54 ans)

Ce léger frémissement de la peau quasi invisible est aussi lié à la mise en place d’un contrôle explicite et patiemment acquis pour ce même acteur : C’est peut-être un peu lié à mes très vieux débuts de théâtre où je faisais beaucoup de commedia dell’arte, masqué, et où la peau n’existait pas. C’était le cuir d’un autre, que j’avais fabriqué généralement. (Philippe, 54 ans)

C’est bien le port du masque, le fait d’avoir travaillé avec lui, le fait de l’avoir « intégré », qui est fondamental ici. Il génère cette impassibilité. Ceux qui ont été ainsi formés en parlent avec pertinence. Le masque habitue à jouer autrement. Il conduit à sensibiliser l’ensemble du corps, jouer avec lui et non plus jouer avec la seule expressivité du visage. Il apprend surtout à mieux contrôler le contexte sensoriel. C’est l’explication donnée par Philippe : Ma peau n’existait pas, elle était cachée par cette autre peau. J’ai fait longtemps ça et quand j’enlevais le masque de ma propre peau, ça continuait à ne pas bouger. 162

Les surprises de l’émotion

Remarque majeure soulignant le type d’alerte mobilisée par certains acteurs : cette façon de jouer masqué habitue apparemment à moins mobiliser sa peau. Seuls quelques tremblements seraient sollicités. Ces frémissements à même la peau existent en revanche plus explicitement pour d’autres interviewés. Ils deviennent des indices, voire des indicateurs : ceux de la justesse du jeu. Ainsi, chaleur, sudation, frissons se succèdent marquant une gradation dans « la transe » provoquée par le jeu. Ce qui semble importer ici c’est la montée de l’énergie. Cette progression est saisie par Claude : Si c’est la colère, si c’est la tristesse, si c’est la joie, quand je sens beaucoup, c’est quand je suis en niveau 2. Si c’est les moments de sudation, je sais que je suis au bon niveau. Il y a une chaleur qui partout monte : du gros doigt de pied, aux cheveux, dans les mains et c’est très agréable. C’est lié à différentes émotions. Les frissons sont très importants. (Claude, 41 ans)

Une exaltation en émane. La joie du jeu, disent certains. Elle aussi, faut-il le dire, concerne alors la peau. C’est un envahissement progressif et imprévisible qui est repris avec précision par Nicolas : L’émotion qui me gagne quand je joue, elle est sous la peau. J’ai des sensations de fourmillement. J’ai une émotion et je me mets à rougir. Ça apparaît sous la peau, mais c’est plutôt une sensation interne… Je sens des frissonnements sur la colonne vertébrale, sur la partie supérieure du corps… (Nicolas, 46 ans)

Tout bascule dans ce cas, du négatif au positif, de la perturbation à l’exaltation. L’émotion s’accompagne ici d’une cohorte de réactions physiologiques, indicatrices de la bonne marche du spectacle. La mécanique du jeu est en place. Ces 163

DANS LA PEAU D’UN ACTEUR

indices sécurisent ici l’acteur du bon fonctionnement : « Je sais que c’est un indicateur pour moi aussi et là c’est une sensation, c’est vraiment la peau qui frissonne. » Cette trace à même la peau manifeste aussi la satisfaction : une manière toute particulière de s’éprouver, de sentir l’effet à produire en ressentant l’effet intime. C’est le cas notamment pour Vincent. L’émotion conduit à un bouleversement qui submerge, sans doute, mais différemment, induisant un frisson, mais un frisson d‘épanouissement. Cet acteur nous livre son expérience d’un spectacle : J’étais très content de la fin de mon film… Pendant des mois, j’avais des frissons lorsque je jouais cette fin. Une émotion comme ça c’est rare, ça vous saisit. C’est comme quand on écoute des chansons ou des films. Par exemple, la fin du film de Charlie Chaplin Les Lumières de la ville (1931) avec l’aveugle15… Pour moi, c’est un repère, c’est comme l’Everest pour les montagnards. (Vincent, 60 ans)

Dans cette perspective, le frisson à même la peau est garant d’une certaine réussite. Il est l’expression d’une perfection esthétique à atteindre. Simultanément, il est encore indication d’un plaisir, d’une satisfaction qui envahit le corps. Reste un problème particulier, celui de l’émotion envahissante, inattendue, non souhaitée, celle que l’acteur doit faire taire et cacher. Interminable travail de contrôle, il s’agit bien d’une conduite pas à pas du contexte émotionnel. Le tout résulte davantage d’un apprentissage, celui d’un corps « extra-quotidien ». 15. Les lumières de la ville (City Lights), comédie dramatique réalisée en  1931 par Charlie Chaplin. La jeune fleuriste aveugle est jouée par Virginia Cherill.

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Les surprises de l’émotion

Julien sait parler avec précisions de ses perturbations émotionnelles : Chacun ses codes, mais dans les miens, ça provoque cette sorte de sensation de fourmillement dans tout le corps. Ce n’est pas seulement les bras, c’est tout le corps. Ce frisson, moi je le contrôle, je le maîtrise. Dans mon travail d’acteur, c’est quelque chose de différent. C’est quelque chose qui s’apprend, qui se maîtrise avec les années. ( Julien, 41 ans)

C’est le travail de l’interprète. Ce frisson à même la peau est laissé à la discrétion de l’acteur dans ce qu’il a de plus intime mais n’est pas montré. Une distance est nécessaire. L’interprétation réclame une maîtrise de l’ensemble de son corps, corps conçu comme un instrument au service d’un texte. Cette mise à distance des émotions est très bien consignée par Jean-François Dusigne : « Les émotions se “peignent” ou se “gravent sur le visage”, dit-on. Personnellement, je ne m’en soucie peu : je les laisse seulement affleurer. Car moins je cherche à imprimer de sensations sur mon visage, et plus je parviens à les faire passer au travail du corps, par le mouvement16. » Comme le rappelle encore Julien : Oui mais dans l’interprétation, c’est-à-dire dire un texte, ce frisson, personne ne le voit et encore moins au cinéma. C’est tout l’art de ne pas penser. Il ne faut pas être ému par soi-même, ça c’est une règle. Mais même chez un musicien, il faut être détaché de soi, il faut être en dehors de soi. Ce qui est beau, ce sont les notes que l’on joue, le texte que l’on dit, pas soi avec son passé.

Cela requiert une connaissance presque organique de l’acteur qui s’étend jusqu’à ses propres muscles, 16. Dusigne Jean-François, 2008, L’acteur naissant, Paris, Éditions Théâtrales, p. 74.

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sous-tendant la surface cutanée. Selon les mots de Valère Novarina, le jeu n’est pas une « gesticulation de surface17 ». C’est plutôt le dessous qui importe, l’implicite. Julien l’affirme : Ce qui est très important – et ça, ça regarde la peau –, c’est ce qu’il y a sous la peau, ce sont les muscles, les tendons. Et à la moindre contraction, je ne le maîtrise pas encore complètement, c’est comme un sportif. C’est vraiment de l’ordre de la performance.

L’acteur se fait athlète performeur, il ne joue pas, il est. De la qualité de sa présence naît la qualité de son interprétation. La peau toujours sans doute, mais maîtrisée, dominée. Au quotidien Impossible enfin d’échapper à la vie quotidienne et à son contexte émotionnel. Les acteurs l’évoquent sur le mode des banalités, mais aussi des intensités. C’est que, loin de leur métier, les acteurs sont à nouveau des personnes « comme toutes les autres ». Ils tranchent sans doute par leur sensibilité, leur attention toute physique aiguisée par le jeu, le contrôle des gestes, la maîtrise « réactionnelle » : ensemble de références patiemment acquises qui les aident à analyser les effets émotionnels avec une précision inégalée. Les émotions primaires comme la peur, la joie, le dégoût, l’émotion amoureuse en particulier, sont indiquées par 15 interviewés comme s’inscrivant dans le temps du hors-jeu, loin du plateau ou de la caméra. Les sensations, du quotidien surtout, 17. Novarina Valère, 1989, « Lettre aux acteurs », Le Théâtre des paroles, Paris, POL, p. 22.

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Les surprises de l’émotion

sont presque traquées, révélant une évidente conscience « physique ». Des points communs, par exemple, apparaissent au niveau des réactions physiologiques affectant la peau. Dominique énumère, précisément, les conditions d’apparition du frisson dans la vie quotidienne : Des peurs, on les ressent dans la peau, les frissons, la peur, le froid, la chaleur quand elles sont violentes, un feu qui vous brûle, un vent glacial, la peau le ressent très fort. Et puis des émotions qui viennent du quotidien, vous sentez sur votre peau les poils qui se hérissent, la chair de poule, les tremblements ; tout cela est très sensible au niveau de la peau. (Dominique, 74 ans)

Au quotidien, dans le temps du hors-jeu, le répertoire émotionnel s’élargit convoquant également la sphère privée et amoureuse. Les tremblements, réaction fréquemment citée, correspondent à une sorte de modèle de comportement, des « patterns » physiologiques. Ils accompagnent parfois des émotions à valence négative comme la répulsion. C’est ce qu’expérimente Mathias à la vue du sang : J’ai remarqué une sensation très désagréable sur tout mon corps. Quand je vois du sang, j’ai presque l’impression d’un tremblement sur toute la peau et qui va avec une sensation de brûlure. (Mathias, 45 ans)

Autant souligner que les acteurs savent sans doute mieux que d’autres évoquer les nombreuses situations provoquant quelque effet tégumentaire. Ces mêmes frissons sont liés à nombre d’émotions expérimentées au quotidien, émotions à valence positive, comme la joie. C’est le cas évoqué par Laurent. Il y souligne l’importance de la peau : 167

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Ah oui bien sûr les frissons, l’émotion bien sûr à plein de moments. C’est important, c’est très important et puis tout le reste dont je ne parle pas mais qui fait partie de la vie d’un être humain. La peau, c’est la peau des autres, sa propre peau. C’est très important. (Laurent, 60 ans)

Ce qui prime pour cet acteur, c’est la sensation de plaisir qui peut accompagner le frisson : Ce que j’aime, par exemple, c’est ce que je ressens quand je viens de manger à l’ombre et que je me mets au soleil. La sensation que j’ai sur la peau à ce moment-là, c’est très agréable. C’est un truc d’enfance qui me reste. Et puis tout le reste c’est très important. Tout ce qui touche à la sensualité et à la relation à la sensualité avec la peau, c’est très important pour moi.

La réaction de l’acteur devient celle de « Monsieur tout le monde », avec une acuité supplémentaire pourtant, touchant à des émotions répandues et à des réactions jugées comme universelles et communes. La peau est pensée par plusieurs acteurs comme zone d’échange. Plus spécifiquement, comme l’indique Antoine (57  ans), elle devient même « zone d’échanges amoureux ». Ce sentiment est aussi retenu par Christophe (51 ans), car « il y a quelque chose d’un peu fébrile, d’actif au niveau de la peau ». C’est également « un vecteur de sensualité et de sexualité très fort » selon Dominique (74 ans). Pour Mathias, l’émotion liée davantage à la peau est justement le plaisir sexuel : Évidemment, la volupté c’est un sentiment oui, par exemple, dans l’acte sexuel. Oui, c’est sûrement le moment où la peau est plus présente, plus sensible. (Mathias, 45 ans)

Cet avis est partagé encore par Francis (51  ans) : « C’est la seule partie intéressante d’ailleurs de la peau », ou encore évoqué par Guy : 168

Les surprises de l’émotion

Alors attention, si on entre dans le domaine de la sensualité, bien entendu, le contact de la peau quand on rencontre quelqu’un qui vous attire, on dit toujours qu’il faut que les peaux se plaisent ; donc bien sûr il y a une charge émotionnelle affective, sensuelle, voire sexuelle du contact de la peau à l’autre. Quelqu’un qui vous serre la main, qui a une peau qui vous déplaît, ou même moite, cela peut être répulsif. C’est comme l’odeur. (Guy, 50 ans)

La peau est alors associée aux caresses, « le summum de ce qui est agréable ». C’est le domaine du plus intime qui est approché : « Quand ma femme me caresse, je suis tout émotion » (Marc, 60 ans). La peau « est une odeur, une proximité, un son ».

Rien de plus profond que l’enveloppe La fin de l’entretien peut souvent s’avérer décisive, sinon centrale. Nombre d’interviewés, au moment où l’échange s’achève, laissent brusquement émerger des remarques, des notes, des allusions, révélant une prise de conscience accentuée sur l’importance des problèmes précédemment abordés. Une maturation semble s’être opérée : la peau, évoquée de façon banale au début de l’entretien, acquiert une profondeur qu’elle n’avait pas. Il faut séjourner dans un tel questionnement, en discuter, s’interroger, pour mieux en mesurer l’enjeu. Ce sont ces notes, de fait, qui méritent une attention toute particulière, qu’il faut analyser en dernier lieu. Dévoiler la peau c’est faire émerger le plus archaïque, mêlant identité et filiation. C’est reprendre l’« équation paradoxale18 » posée par Paul Valéry entre l’apparente superficialité de la peau et ses profondeurs. 18. Cognini Séverine, « Peau : surfaces et profondeurs », in Actes du Colloque La peau est ce qu’il y a de plus profond, op. cit., p. 90 et 55.

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La majorité des acteurs interviewés, bien qu’intéressés par le sujet de l’enquête, se montrent assez dubitatifs au début de l’entretien quant à leurs possibles réponses autour de ce sujet. Au fur et à mesure de son déroulement, beaucoup se prennent au jeu et se livrent davantage. Finalement, c’est toute une réflexion qui s’élabore sous nos yeux et parfois même, quelques remises en question interviennent. Beaucoup m’ont dit qu’ils penseraient désormais davantage à toutes ces questions autour de la peau, autour de leur peau, lorsqu’ils joueraient. Mais, plus fondamentalement, parler de la peau fait aussi émerger le plus profond, tant au niveau professionnel que personnel. Parler de sa peau, c’est aussi parler de soi. Peu à peu, au fil des entretiens et des rencontres avec ces acteurs, le thème même de l’enquête semble agir comme un révélateur. Interroger sa peau, c’est aller encore plus loin dans son questionnement personnel et intime. C’est toucher l’être au plus profond. La peau englobe le tout, la peau, c’est l’être dans son entier. Comme le suggère, non sans humour, Henri (43 ans), évoquant sa sensibilité extrême qui affleure : « Il m’arrive d’être à fleur de peau. » Jacques reprend quant à lui toutes ses expressions synecdoques, citant la peau comme symbolisant la vie, une partie pour le tout : J’ai été frappé… La sauver, la risquer, être bien dedans, changer de peau, c’est quand même curieux comme la peau apparaît comme un attribut, soit comme un vêtement, quand on dit être bien dedans, en changer, soit comme, alors qu’elle est extérieure, le plus intime de votre être. Risquer sa peau, c’est quoi ? Ce n’est pas seulement risquer la surface, c’est bien risquer l’ensemble. C’est étrange : le vocabulaire en fait en dit beaucoup. Sauver sa peau ce n’est pas simplement sauver l’épiderme, c’est 170

Les surprises de l’émotion

bien sauver le tout. Tout l’être donc. La peau vaut à un certain moment la totalité de l’être et à d’autres moments, elle est un vêtement, un masque. ( Jacques, 66 ans)

Au-delà des expressions liées à la peau, c’est « l’archaïque » qui est convoqué, interpellant l’être dans son intimité la plus forte. Ce qui est particulièrement frappant c’est que beaucoup d’acteurs, à l’issue de l’entretien, évoquent la mémoire familiale. Parents, enfants participent à ce dévoilement de l’intime. La fin de l’enquête a pu même faire alors ressurgir les drames personnels, les « secrets de famille » au moment même où l’entretien s’achevait, alors que le magnétophone allait être coupé, ou après qu’il ait été coupé. Parler de la peau c’est en un sens toucher aux limites de son existence. L’acteur réagit ici comme personne et moins comme professionnel. Il est brusquement investi par une prise de conscience qui le concerne comme sujet. Tel acteur m’avoue, une fois le magnétophone coupé, que parler de sa peau était pour lui finalement assez difficile. Il évoque, avec une grande émotion, la marque indélébile faite à même la peau que certains de ses parents ont subie, victimes des camps. Pour d’autres, ce sont des souvenirs archaïques qui ont sans doute cheminé pendant l’entretien et qui s’imposent brusquement, dans une sorte de mise à nu. Claude en est l’exemple, en évoquant son enfance : J’avais un oncle quand j’étais petit qui était assez gros. Quand je lui disais bonjour, cette sensation-là est restée en moi. Il suffit que j’en parle et que je m’en souvienne pour sentir sa peau, pour sentir sa peau contre la mienne et cette chaleur aussi, parce qu’il avait cette peau assez grosse et très agréable au toucher. C’est vraiment ce sentiment-là, un sentiment d’amour. (Claude, 41 ans) 171

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Pour Laurent, l’enfance ressurgit aussi à l’évocation de la peau : La peau, j’ai le souvenir de la peau de ma grand-mère – elle était d’une douceur – j’adorais, elle me disait : « Arrête. » J’adorais, je passais ma main sur sa peau. (Laurent, 60 ans)

La famille aussi s’impose sous des modes divers. Pour Julien, c’est le fait de voir sur la peau de sa mère une image qui le concerne au plus profond : Ma mère, elle a les bronches malades et je fume comme un pompier. Là ce n’est pas les poumons, c’est la peau qui me fait le plus peur. L’air respiré, comme l’acteur qui s’étouffe s’il n’est pas convaincu de ce qu’il fait, donc il n’a plus d’air. Ma mère s’étouffe, ça me fait beaucoup de mal. Je pense que la qualité de la peau, elle dépend de la qualité de l’air. Nous, on n’habite pas dans les Vosges. Là c’est ma préoccupation principale, la seule chose qui me soutient c’est le Bricanyl et les aérosols. J’observe souvent la peau de ma mère ; vous allez me dire ce mec, il est fou amoureux de sa mère, mais j’ai une mère extraordinaire. Ma  mère c’est Elsa Triolet, mais je l’assume entièrement. Il n’y a rien d’incestueux. J’ai toujours admiré ma mère, mais sa peau je la surveille, je surveille encore plus ses poumons, et souvent sa peau me raconte son état. Je regarde sa peau parce qu’elle va bientôt avoir 78 ans. Et d’ailleurs, ça ne se voit pas, elle a très peu de rides, mais quand elle est pâle là je suis par terre. ( Julien, 41 ans)

La famille peut suggérer la peur. Elle peut suggérer aussi espoir et plaisir, en particulier lorsque la filiation est en jeu. Henri le montre en parlant de sa fille, avec un accent particulièrement sensible : Oui, par exemple, quand je touche ma fille, je sens que c’est une part de ma peau. Ce n’est pas la mienne parce qu’elle existe en tant que telle, mais on sent que la génétique… oui, à la texture. Là elle a 15 ans, 1,74 m, c’est un engin, mais elle a une texture 172

Les surprises de l’émotion

que j’avais à son âge. Et puis après, ça s’affine. Là, elle est encore entre jeune femme et encore bébé… Sa peau, je sens qu’il y a une partie de moi et ce n’est pas moi. C’est génétique, on sent les enfants, on sent que c’est notre peau, notre truc… (Henri, 43 ans)

Voir la peau, la sentir, la toucher c’est aussi mettre en perspective toute notre humanité, nos désirs, nos fragilités, le présent et le passé. Parler de la peau c’est aussi prendre conscience de traces sensorielles et tactiles marquantes. On voit alors très clairement deux dimensions coexister dans l’acteur : le professionnel et le sujet privé. Si le métier est convoqué très longuement au cours des entretiens, avec ce qui peut apparaître comme la « petite cuisine intérieure », selon les termes de Francis (51 ans), l’homme privé ne peut manquer de surgir dans un registre plus confidentiel. C’est l’existence même, dans toute sa complexité, qui est interpellée et convoquée avec cette thématique de la peau.

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Conclusion

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ans le film L’Atalante (1934) de Jean Vigo, Michel Simon excelle dans son rôle du père Jules, un vieil original. Ce film fournit quelques éléments de réponse à notre investigation. Michel Simon fait oublier par sa prestation, au public de l’époque, sa stature d’athlète. Il compose un « autre corps », s’affuble d’un autre visage, d’une « autre peau  ». Comme l’indique Myriam Tsikounas  : « Il balafre son visage et tatoue son tronc pour en changer les fonctions vitales : pour faire fumer son nombril devenu bouche et transplanter son cœur –  percé d’une flèche  – dans le dos1. » Pour ce rôle, Michel Simon met son corps tout entier à l’ouvrage. Comme le remarque très justement Éric (45 ans) : Je ne crois pas que Michel Simon aurait demandé à se regarder dans le miroir dans L’Atalante, je ne crois pas qu’il aurait demandé le miroir pour se regarder. Les choses se placent ailleurs. (Éric, 45 ans)

1.  Tsikounas Myriam, 1995, « Comment faire carrière avec une “gueule d’empeigne” ? Michel Simon à l’écran (1924‑1949) », Communications, n° 60, p. 111.

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Au-delà de la surface tégumentaire, c’est une forme qui est exhibée, une forme en transformation, en métamorphose. D’où la difficulté de spécifier la seule peau dans son travail très spécial de mutation de soi. L’acteur échappe ainsi à la saisie rationnelle, son exercice reste énigmatique, unique, déroutant. Si l’on cherche à le capter, il est imprévisible. Il reste énigme et défi permanent. La relation à la peau n’en mérite pas moins d’être interrogée. Elle révèle des particularités qui font l’essence du jeu. Elles sont à cet égard complexes, nombreuses, inattendues. Elle révèle encore des particularités installant l’acteur comme modèle. Elle révèle surtout des aspects tout à fait singuliers révélant les gestes marquants que les hommes d’aujourd’hui adressent à leur peau. Parvenu au terme de cette étude, il nous semble que la peau ne soit pas sans importance. On ne peut la négliger. Son rôle reste cependant difficile à saisir. Il ne fait pas de doute que la réflexion qui s’établit autour de la surface cutanée vient, en quelque sorte, compléter la perception que l’acteur a de sa pratique, l’interroger. Parler de sa peau n’a rien d’anodin et devient même révélateur à plus d’un titre. C’est probablement une expérience toute singulière qui en émerge, un rendezvous avec soi-même qui s’établit. Il faut le redire, ce questionnement qui ne répondait pas initialement aux attentes de ces praticiens, a trouvé un écho favorable et a suscité même leur intérêt, voire leur enthousiasme. Des apports indéniables en surgissent : « Ce sont des questions que l’on ne se pose jamais… j’y penserai » (Francis, 51  ans). Beaucoup s’en étonnent presque : « Je n’ai jamais parlé autant de ma peau que là depuis une heure » (Pierre, 43 ans). L’enquête engendre parfois un constat 176

Conclusion

plus négatif, plus nuancé : « J’aime bien la peau chez les autres mais pas chez moi » (Sébastien, 44 ans). Il importe d’ajouter que tous les acteurs qui ont accepté de répondre à l’enquête avaient sans doute un profil particulier, une écoute, une ouverture. Il faut encore noter que cinq d’entre eux partagent un même goût pour l’écriture : ils s’y sont essayés même, produisant roman autobiographique, entretiens, scénario, adaptation. D’autres, tout en partageant un goût pour la littérature, s’intéressent tout autant aux autres arts, croisant les genres entre arts plastiques, photographie ou musique. Cette curiosité initiale est sans doute un point commun partagé par la quasitotalité des interviewés. Il n’en reste pas moins que l’obstacle majeur rencontré était de pouvoir saisir la peau en elle-même et de pouvoir en cerner les impressions ténues et fugitives qu’elle provoque. Pour beaucoup d’interviewés, cette surface tégumentaire demeure indissociable d’un tout, au quotidien et plus encore au niveau professionnel. Vouloir évoquer seulement la peau demeure difficile sinon paradoxal tant le tégument semble appartenir à un ensemble fait de gestes, de sensibilité, d’attitude globale. Comment, dans ce cas, « scinder » ? Comme le résume très bien Éric : Ça fait partie d’un tout la peau. C’est comme la voix. Il y a des écoles de théâtre où l’on travaille la voix. Moi, j’ai trouvé toujours ces pratiques vaines… Quelqu’un qui est en train de se noyer ne va pas se dire comment faire pour être entendu… (Éric, 45 ans)

Ce même acteur, comme d’autres encore, souligne combien une telle segmentation semble dérisoire et inappropriée. La peau est rattachée aux os, aux muscles, à des expressions faciales et émotionnelles, à des gestes. 177

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Elle est tant surface qu’interface. En ce sens, bien que la peau ne soit pas dénuée d’intérêt, elle ne paraît pas être un composant majeur du métier d’acteur. Beaucoup préfèrent évoquer l’énergie ou le travail musculaire. Ce corps à l’ouvrage n’est pas sans rappeler ce qu’en dit Novarina. Il n’est plus question d’enveloppe mais plutôt de la chair elle-même : « L’acteur n’exécute pas mais s’exécute, n’interprète pas mais se pénètre, ne résonne pas mais fait tout son corps résonner […] C’est la chair véritable de l’acteur qui doit apparaître2. » Le cours des entretiens a permis toutefois des prises de conscience jusqu’à l’émergence de détails insensiblement enrichis. Aucun doute, le « global » l’a d’abord emporté. Bien que la question de l’apparence ne soit pas négligée au quotidien, c’est surtout un souci de soi plus aiguisé qui surgit et s’accompagne de la recherche d’un bien-être personnel. Mais très vite, la barbe, sa relation à la peau, est devenue un thème majeur. Quatorze des acteurs, par exemple, ont adopté le look « barbe de trois jours » par commodité, pour laisser leur peau se reposer. Ils véhiculent alors ce nouveau modèle de virilité, laissant paraître un négligé, mais élégant et savamment travaillé. Les soins de peau existent aussi. Ils sont régulièrement cités et prennent part également au contrôle de l’apparence tégumentaire passant par l’image d’une peau saine et en bonne santé. Les qualités de la peau, en particulier, sont évoquées. Treize des interviewés accordent de l’importance à l’hydratation quotidienne du visage. Ces soins ne sont pas considérés de manière identique par tous : leur usage peut être plus ponctuel voire inexistant. Deux groupes se distinguent plus 2. Novarina Valère, Lettre aux acteurs, op. cit., p. 126, p. 24.

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Conclusion

nettement à cet égard pour leurs pratiques de soins quotidiens. D’une part, les acteurs mettant en avant l’harmonie personnelle : ce qui compte c’est d’être bien dans sa peau. D’autre part, les acteurs plus « rebelles » qui se créent une image en décalage avec les normes habituelles. Il faut néanmoins faire une distinction précise entre période de repos et période de jeu. Impossible d’ignorer les exigences du jeu, les soins et apprêts qu’il implique, toutes exigences pouvant nous éloigner de la vie quotidienne. Les « produits » nécessités par le jeu, ceux du maquillage surtout, sont alors décisifs. Ils nécessitent le plus souvent un recours à des techniques spéciales, des applications complexes. Dans ce cas, le produit utilisé, les retouches, les ajustements répétés, peuvent être perçus comme autant de principes irritants et gênants pour la peau. Ils la révèlent autant qu’ils la « perturbent ». Le maquillage est alors conçu de manière ambivalente. Les acteurs en parlent longuement et volontiers. Pour les plus traditionnels, il est perçu comme rituel obligé, passage vers le rôle. Pour dix des interviewés, au contraire, cette étape obligatoire est conçue comme contrainte, asphyxie de la peau. On ne peut ici encore négliger l’évocation complémentaire des prothèses, conçues comme « maquillages à effets spéciaux » et vécues par huit interviewés comme expérience-limite mettant à mal la surface tégumentaire, rien d’autre en définitive qu’une véritable agression. Seul un soin fait l’unanimité : celui effectué à la sortie du plateau de cinéma ou de théâtre : le démaquillage, vécu par beaucoup comme une délivrance. L’ensemble de ces gestes et de ces références montrent bien qu’il s’agit de soins de peau spécifiques à l’acteur et à son métier. Ils ne sont pas expérimentés par d’autres. 179

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Tout n’est pas « perturbation ». En revanche, des avancées demeurent et des modifications de pratiques sont confortées : celles mettant en œuvre un recul du maquillage au théâtre et l’emploi de nouveaux cosmétiques plus subtiles au cinéma avec l’utilisation de la caméra numérique et de la haute définition. Nombre de considérations ont porté sur les différences entre les types de « scènes ». D’évidence, le jeu cinématographique diffère du jeu théâtral. Comme l’explique Francis, deux processus distincts sont sollicités : Je prépare de moins en moins pour essayer d’être le plus à l’affût de ce qui va se passer au moment du tournage et je prépare de plus en plus au théâtre parce que l’on sait ce qui va se passer et à quelle heure. (Francis, 50 ans)

Il faut, en ce sens garder, la possibilité de l’accident au cinéma alors que la responsabilité est plus quotidienne au théâtre, l’investissement est tout autre. Sans doute faut-il également relever des écoles de jeu, des courants et des formations qui s’affrontent. Certains se situent davantage dans la réaction impulsive, la réaction émotive, les ressentis tégumentaires immédiats. Plusieurs marquent la distance, le contrôle, la tête froide. Un point commun demeure lorsqu’il est question de théâtre. Pour la plupart des interviewés, l’usage même du mot rituel est lié plutôt à la pratique théâtrale, à une tradition établie, aux répétitions, aux attentes dans les coulisses, derrière le rideau. La préparation au rôle n’est pas la même au théâtre et au cinéma car il faut jouer chaque soir, émouvoir de la même façon le public. Comme le précise encore Francis : 180

Conclusion

Au théâtre, je me fais des rituels ; au cinéma, je me fais des antirituels… Au théâtre j’ai des manies, il y a des rôles où je me frappe avant. Il y a des rôles où je fais des pompes avant d’entrer en scène. Le dernier rôle que j’ai fait, c’était dégueulasse, je crachais. Je faisais 10 minutes à cracher. Je me faisais une sorte de remontée de bile pour arriver en colère.

L’émotion sollicite ici le corps dans son ensemble, toutes les sécrétions organiques, mais nulle question de peau ou de surface. Francis conclut sur la singularité de sa préparation, de « sa petite cuisine intérieure » : Je crois qu’il y a une concentration par acteur et une concentration par rôle. Il faut réinventer à chaque fois. D’autres acteurs vont vous répondre le contraire de ce que j’ai répondu.

Les réponses des acteurs sont révélatrices de nouvelles pratiques d’attention et de soins. Sans doute leur position est-elle complexe : ils représentent d’abord un groupe particulier, socialement cultivé, par leur métier, ensuite ils sont conduits à être plus conscients des types possibles de soins, leur régularité, leur nécessité. Mais c’est bien cette position qui fait tout l’intérêt de leur témoignage. Celui-ci a une valeur exemplaire. Il montre combien la sensibilité aux soins est présente chez eux. Leur constat d’une accentuation de ces soins ces dernières années est également important. Il a une valeur générale. Il laisse entendre une progression concernant d’autres hommes dans la même culture, dans le même milieu, celui des classes moyennes. Faut-il retenir aussi que ces acteurs adoptent une approche assez « rationnelle » vis-à-vis de la consommation de cosmétiques. C’est l’utilitaire des produits qui est mis en avant par eux, leur rôle esthétique sans doute, mais tout autant fonctionnel. Plus encore, leur sensibilité l’emporte, il faut y insister : crainte des 181

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maquillages excessifs et des irritations répétées du rasoir en particulier, crainte des produits mal contrôlés ou mal appliqués. L’utilisation de crèmes est encore évoquée pour enlever les désagréments des tiraillements de la peau. S’y ajoute enfin le recours à des produits protecteurs où la préoccupation écologique n’est pas absente. Peu d’acteurs, en revanche, reconnaissent une approche passionnelle ou « addictive » aux cosmétiques. C’est bien, enfin, ce qui conduit à noter, comme l’ensemble des interviewés le rappellent, une véritable évolution culturelle. Les soins de peau sont adoptés aujourd’hui en dehors de toute stigmatisation, alors qu’il y a 30 ans, utiliser de tels soins indiquait un signe de féminité, voire un signe d’homosexualité. Faut-il conclure, comme l’un des acteurs, que notre société est en voie de « démachisation » ? Faut-il dire que ces soins quotidiens sont plutôt caractéristiques d’un niveau social relativement élevé, de même qu’ils représentent les références de l’univers urbain, comme celles des pays développés ? Reste que cette enquête révèle, à travers le souci spécifique de la peau, un investissement bien particulier sur le corps et son image. Elle éclaire les pratiques personnelles de l’acteur. Elle révèle plus encore, par leur exemple même, le souci nouveau que les hommes peuvent porter à leur enveloppe tégumentaire, sa surface, ses « tensions » possibles, ses défauts. L’intime y est approché et rejoint des préoccupations toutes contemporaines.

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L’Observatoire NIVEA

L

’Observatoire NIVEA, né en 2006, étudie les cultures du corps et du paraître comme enjeux de société. Il a pour vocation de faire progresser et diffuser la connaissance sur ces sujets. Cette problématique est au cœur des préoccupations de chacun : quête de l’image renvoyée à son entourage, recherche d’épanouissement de soi, modifications environnementales et technologiques, métissage culturel… C’est pourquoi il a initié la collection « Dans la peau de » pour apporter un éclairage sur le vécu et les expériences humaines à travers le ressenti du corps et de la peau. Cette collection est née d’une suite d’enquêtes et d’entretiens qualitatifs poussés, réalisés par de jeunes cher­cheurs où chaque personne s’est exprimée sur ce rapport privilégié entretenu avec sa peau selon sa profession, son âge, son lieu de vie, etc. L’Observatoire NIVEA est placé sous l’égide d’un comité scientifique pluridisciplinaire : –  Gilles Boëtsch, Président du comité, Directeur de recherche au CNRS en anthropo­biologie ; –  Bernard Andrieu, Professeur en épistémologie et philosophie du corps ; – David Le  Breton, Professeur en sociologie et anthropologie ;

–  Nadine Pomarède, dermatologue ; –  Georges Vigarello, historien, Directeur d’études à l’EHESS. L’Observatoire NIVEA espère que les lecteurs de cette belle collection d’ouvrages pourront mieux comprendre la singularité des expériences humaines qui leur seront racontées.