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French Pages [246] Year 2003
CULTURES D’EUROPE CENTRALE NO 3
LE VOYAGE DANS LES CONFINS Textes réunis par Delphine Bechtel et Xavier Galmiche Réalisation technique Benoît Meunier
Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes Université de Paris - Sorbonne (Paris IV) 2003
SOMMAIRE
Introduction ......................................................................................
p. 7
Andrei CORBEA-HOISIE : « Le voyage colonisateur de Karl Emil Franzos en Semi-Asie » ......................................................... p. 23 Markéta THEINHARDT : « Jaroslav Čermák, un peintre tchèque entre Paris et les Balkans » ............................................... p. 43 Delphine BECHTEL : « D’Images d'un voyage en province (1891) de Peretz à La Destruction de la Galicie (1921) d’An-Ski : représentation des confins juifs entre expédition statistique et littérature » ........................................................................................ p. 57 Thomas SERRIER : « L’Est commence au plus tard à la gare de Silésie de Berlin : Voyages allemands dans la ‘Marche orientale’ autour de 1900 » ............................................................................... p. 77 Wolfgang SABLER : « Le Chemin solitaire (1904) de Schnitzler et les traces des expéditions archéologiques en Bactriane » ........... p. 97 Catherine SERVANT : « Présences slovaques dans l’œuvre de Miloš Jiránek » .................................................................................. p. 115
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Sommaire
Xavier GALMICHE : « Europe centrale et patries personnelles chez William Ritter » ........................................................................ p. 137 Marek TOMASZEWSKI : « Le voyage nostalgique dans les confins ou la mémoire des lieux des romanciers polonais des années 1920 et 1930 » ...................................................................... p. 153 Roman DZIERGWA : «Voyages, visites et confrontations littéraires avec les confins orientaux de la Pologne de l’Entredeux-guerres chez les auteurs allemands » ................................. p. 175 Luba JURGENSON : « Sigismund Krzyzanowski et le voyage imaginaire de Münchhausen » ........................................................ p. 189 György TVERDOTA : « La ‘fraternité de lait’ des peuples d’Europe centrale dans le récit de voyage en Roumanie (1935) de László Németh » ......................................................................... p. 207 Boris CZERNY : « Confins et envers des confins dans l’Europe des années trente chez Georges Simenon » ................ p. 225 Note des éditeurs .............................................................................
p. 243
LE VOYAGE DANS LES CONFINS : INTRODUCTION
Confins centre-européens L’attrait du mot « confins », sa puissance d’évocation fantasmatique doivent sans doute beaucoup à son ampleur sémantique, pour ne pas dire son imprécision. Le terme « confins » désigne, selon le Littré, les « parties d’un territoire placées à l’extrémité de ce territoire et à la frontière d’un autre ». Plus que « frontière », dont la réalité peut se réduire à une ligne abstraite, les confins se caractérisent par l’épaisseur du territoire qu’ils englobent, la réalité de son terroir, de ses cultures – le mot « confins » n’existe d’ailleurs en bon français qu’au pluriel. Ces acceptions sont bien présentes dans les équivalents du terme en allemand, Grenzgebiet ou Grenzlandschaft (ou, en hongrois, határvidék) : ces pays ou paysages « à la frontière » ont en effet des formes et des couleurs, ils s’imposent par leur réalité concrète, leur particularité exotique et tout autant leur « européanité », car ils sont tout à la fois « à la frontière », et pourtant encore « en dedans » de l’espace centreeuropéen1. Ainsi, les confins de l’Europe centrale ne sont pas un Voir par exemple le chapitre « Kresy i Europa », in Eugenius Czaplejewicz et Edward Kasperski, Literatura i różnorodność: Kresy i pogranicza, Varsovie, DiG, 1996, p. 3-12. En polonais, kres au singulier signifie « frontière, limite », tandis que le même terme au pluriel, kresy, désigne « la partie du pays située près de cette frontière, en particulier les anciens territoires polonais de l’est », cf. Słownik języka polskiego, t. 1, Varsovie, PWN, 1978, p. 1044.
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© Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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Introduction
« ailleurs » exotique, que ce soit l’Orient ou l’Amérique, mais le lointain « proche », car encore uni par un lien géographique, historique, culturel, identitaire et même existentiel, au « centre ». Une analyse semblable pourrait être menée autour du mot « marche », emprunté en français au XIe siècle au germanique marka, province frontière d’un État, souvent dit « marche-frontière ». « Historiquement, il était appliqué au district militaire en marge d’un pays, ayant à sa tête un margrave ou un marquis. Par extension, il se rapporte à toute région en marge d’une région ou d’un pays voisin »2. La coloration militaire qui reste attachée en français au terme « marches » ne doit pas occulter la discrète relation lexicale et sémantique avec le mot « marge », issu (au XIIIe siècle) du même marka germanique, non plus que celui, encore plus lointain, qu’il entretient avec le verbe « marcher »3. Il semble donc que soit inscrit dans l’histoire étymologique le lien par lequel les mots, de « confins » à « marche », semblent découler l’un de l’autre : pays limitrophe, surveillance militaire à la frontière, et voyage d’inspection jusqu’à la borne décisive… Bon nombre d’éléments de la sémiotique des confins, telle que nous la verrons ici s’élaborer sous l’œil des voyageurs dans l’Europe centrale de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, trouvent ici une sorte de forme matricielle. Les reflets de l’Histoire Qu’en est-il de l’Europe centrale, et d’abord qu’entend-on sous ce terme, alors que tant de définitions se sont succédé ou opposées : la Mitteleuropa réduite à la petite Allemagne bismarckienne ou bien l’autre, pan-germanique, incluant l’Autriche de Friedrich Naumann4 ; l’Europe
Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1992, t. II, p. 1189. « Issu du francique markon, marquer, imposer, attesté par l’ancien haut-allemand marcôn, limiter, fixer, mettre des bornes », ibid., p. 1190 et 1191. 4 Voir Henry C. Meyer, Mitteleuropa in German Thought and Action 1915-1945, La Haye, Nijhoff, 1955 ; Robert A. Kann, The Multinational Empire, New York, Columbia 2 3
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centrale des « petits peuples slaves » d’un Kundera ou d’un Miłosz, soucieux d’ancrer à nouveau dans l’Europe ce qu’à partir de l’occupation soviétique on était convenu d’appeler les « pays de l’Est » ; ou encore l’expression d’apparition récente « Europe médiane »5. Nous retiendrons ici la notion d’un ensemble uni par une « histoire partagée », un pont entre l’Est et l’Ouest et lieu de passage entre cultures germaniques, slaves et juive6. Cette instabilité historique renvoie aussi au flou géographique du concept «centre-européen », « utopie passagère » qui se caractériserait par « l’imprécision et les fluctuations de [ses] contours »7. C’est, au sens strict, la « définition » de l’Europe centrale qui est aussi flottante que le statut de ses marches, et elle achoppe sur la question épineuse de ses « contours ». Où se termine-t-elle ? En Slovénie au sud ? En Ukraine, en Moldavie à l’est ? Les confins, c’est là où l’Europe centrale se heurte à la mystérieuse et asiatique Russie, au monde ottoman, à l’altérité, à la fin de l’« Europe ». Le lien de l’Europe centrale à ses confins a donc pris historiquement une importance primordiale. Tout d’abord, la prégnance des images des confins dans une culture est proportionnelle à la vivacité de sa vocation impériale8. Ce lien est tout d’abord défini par le monde « romain », que ce soit celui de l’Antiquité (le limes de l’Empire traverse l’Europe centrale, et semble y préfigurer les futures frontières de University Press, 1950 ; Jacques Droz, L’Europe centrale : évolution historique de l’idée de « Mitteleuropa », Paris, Payot, 1960. 5 Définie comme l’espace situé entre l’Allemagne et la Russie, avec trois sous-ensembles (polono-baltique, centre-européen « historique » correspondant à l’Empire habsbourgeois, et balkanique), cf. Antoine Marès, « Les Français face au concept d’Europe centrale et orientale », Cahiers du Centre d’études des civilisations de l’Europe centrale et du Sud-est, 1983, p. 11-21, et « La vision française en Europe centrale – d’un prisme à l’autre », Cahiers de Varsovie, no 22, 1991, p. 377-390. 6 Voir aussi notre introduction à « Figures du marginal dans les littératures centreeuropéennes », Cultures d’Europe centrale, no 1 (2001), p. 8 sq. 7 Michael Rutschky, « Mitteleuropa, eine kurzfristige Utopie », Merkur, no 516, mars 1992, p. 183-199, cité par Jacques Le Rider, Mitteleuropa, Paris, PUF, (coll. « Que sais-je ? »), 1994, p. 3. 8 Voir Maurice Duverger, introduction à Le Concept d’Empire, Paris, PUF, 1980.
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civilisations) ou celui qui « continue » jusqu’à l’âge moderne par l’intermédiaire du Saint Empire romain germanique et de ses avatars : au XVIe siècle, l’empire d’Autriche se dote d’une division politique et administrative propre intitulée « confins militaires » (militärische Grenze), courant sur toute la frontière Sud menacée par la force ottomane : une longue zone de territoire qui s’étend de l’Adriatique à la Transylvanie, le long de la Drave et du Danube, divisée en quatre généralats (Agram/Zagreb ; Petervaradin/Peterswarden ; Temésvar/Timişoara ; Hermannstadt/Sibiu), puis dirigée depuis Karlstadt (Kralovac en Croatie). S’il n’est naturellement pas question ici de limiter le large sens du mot « confins » à ce cas particulier de l’histoire militaire orchestrée depuis Vienne, qui ne survit pas au compromis de 1867, nous pouvons en retenir la tradition de régions liées au centre de l’Empire9 par un rapport à la fois strict (ordre guerrier oblige) et relâché (par le fait de l’éloignement). Si les confins ont à travers les siècles conservé l’aspect de remparts de l’Occident contre les envahisseurs (tatares, ottomans, russes), ils ont cependant pris une coloration particulière dans chacune des cultures qui composent la mosaïque centre-européenne, et se déplacent en même temps que le point central à partir duquel on les considère. Les « confins » ne sont pas les mêmes à Vienne, à Prague ou à Cracovie – on en voudra pour preuve l’importance très inégale des discours politiques et des analyses critiques qu’ils ont suscités. Les confins revêtent une signification historique et politique propre à chaque État, notamment pour les nations qui ont pu se constituer des « empires », le plus souvent d’ailleurs vers l’Est qui prend là toute sa coloration mythique : marches orientales de l’Allemagne, territoire « colonisé » et christianisé par les chevaliers teutoniques et les colons souabes ou palatins, vastes territoires orientaux du Royaume de Pologne et de Lituanie à son époque d’extension maximale, donc marges orientales En tchèque, la seule traduction qui semble convenir au terme de confins est celle de okraje říše, « provinces périphérique de l’Empire ».
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(kresy) de la Respublica nobiliaire polonaise. La Hongrie semble faire ici notablement exception, puisqu’elle s’étend vers tous les points cardinaux, à l’exception de l’Ouest autrichien, dans des provinces dont l’incorporation à la Hongrie proprement dite est d’ailleurs toujours spécifique10. Le grand public occidental connaît surtout de l’Europe centrale ses capitales, Vienne, Prague, ou Cracovie, célébrées pour leurs éminents auteurs, peintres et architectes « fin de siècle » et leur modernité décadente au parfum légèrement suranné11. Mais il y a plus : ces différentes entités étatiques centre-européennes se sont souvent déterminées elles-mêmes par un lien organique à leurs confins. Les Hongrois cultivent un rapport particulièrement fervent aux pays orientaux, en Transylvanie, notamment, où une magyarité particulière s’est maintenue à l’avant-poste du pays lui-même, incarnée avant tout par les Sicules, héritiers de l’une des tribus d’Asie centrale et longtemps chargés de défendre le territoire d’incursions venues de l’Est. Mais l’Histoire du Royaume de Hongrie présente aussi une autre particularité : chassé de Buda en 1541 par les Turcs et en moins bonne posture que la Principauté de Transylvanie elle-même, il assura sa continuité par un repli au Nord (l’actuelle Slovaquie), en transférant sa capitale à Pozsony (Presbourg, actuelle Bratislava). L’instabilité des frontières, dont les partages de la Pologne sont peut-être l’exemple le plus marquant en Europe, ancre l’expérience d’une identité à géographie variable, où la marge peut devenir centre de gravité alternatif. Pour la Pologne en effet, les kresy représentent les provinces successivement acquises par la Pologne lors de son extension à l’est La Transylvanie reste indépendante puis autonome, alors que Budapest traite et désigne le Nord comme une province (felföld, en slovaque : horná zem – la « Terre-Haute ») et le Sud par le titre des anciens gouverneurs (Voïvodine, et Banat sont d’abord des noms communs – provinces du voïvode et du ban). 11 Voir Petr Wittlich, Prague - Fin de siècle, Paris, Flammarion, 1992 ; rééd. Cologne, Taschen (Evergreen), 1999. 10
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initiée par Casimir le Grand, consacrée par l’Union de la Pologne et de la Lituanie (1386), qui connut son Age d’or au XVIe siècle : l’emblème en sera l’Union de Lublin en 1569. A la résurrection de l’État polonais en 1918, plus d’un siècle après les partages, les kresy désignèrent toute la bande des provinces orientales du pays (Galicie orientale, Volhynie, Polésie), majoritairement peuplées d’Ukrainiens, de Biélorusses, de Lituaniens et de Juifs, pour laquelle, persuadée de devoir maintenir ses frontières d’avant 1772, la Pologne reconstituée dut livrer de rudes batailles contre l’Armée rouge. Ces territoires sont donc liés à des siècles de guerre contre les Tatares, les Turcs, les Russes, puis l’avancée du communisme, représentant le rempart de la civilisation polonaise et de la catholicité, et certains lieux centraux de la « polonité » (Wilno, Lwów) sont situés justement dans cette zone12. Dans certains cas, les capitales impériales se retrouvent à la fois dans le rôle de puissance conquérante et de « centre », soumis à la nécessité de « justifier » sa conquête lointaine par un lien d’élection avec lui. L’Autriche établit ainsi avec ses provinces orientales un rapport paternaliste, symbolisé de façon ultime par la figure de l’Empereur François-Joseph, souverain pieusement adoré par l’ensemble des petites gens de toutes origines de la Double Monarchie, comme le simple serviteur ukrainien Onufrij dans La Marche de Radetzky de Joseph Roth, que celui-ci oppose à l’intelligentsia nationaliste tchèque ou polonaise, facteur d’explosion de l’Empire. Ce sera encore le cas du jeune État tchécoslovaque, « héritant » - pour vingt ans – de la Russie subcarpathique et confronté brusquement à des prérogatives régaliennes en termes d’économie, d’éducation, etc. Cette tâche ravive 12 Cf. Daniel Beauvois (dir.), Les Confins de l’ancienne Pologne : Ukraine, Lituanie, Biélorussie XVIe-XXe siècles, Lille, Presses de l’Université de Lille, 1988 ; Kresy polnocno-wschodnie Drugiej Rzeczypospolitej : stan badan, Bialystok, Instytut Historii Filii Uniwersytetu Warszawskiego w Bialymstoku, 1993 ; Jacek Kolbuszewski, Kresy, Wrocław, Wydawnictwo Dolnośląskie, coll. « A to Polska właśnie », 1996; Kresy w literaturze polskiej XX wieku [Les Confins dans la littérature polonaise du XXe], Szczecin, Ottonianum, 1993, p. 25-35.
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l’attrait qu’au XIXe siècle des individus plutôt isolés, souvent imprégnés d’un amour vague pour les « frères slaves » ruthènes, avaient auparavant nourri pour les Carpates et la Galicie : mission institutionnelle et attachement subjectif se confortent mutuellement13. Réalités affectives Car la dimension passionnelle est tout aussi fondatrice du rapport aux confins que les réalités historiques, et elle aussi dépend des traditions nationales qui l’ont retravaillée, chacune à sa manière. C’est ainsi que les romantiques polonais exilés à Paris autour de Mickiewicz inventent avec succès le mythe de la « lituanisation » de l’identité polonaise, la déplaçant sur les rives du Niémen et de l’Issa, qui seront chantées jusqu’au XXe siècle encore par Miłosz, Konwicki ou Rymkiewicz14. Consécutive aux traités d’après 1918, la balkanisation de l’Europe centrale, en aliénant de leurs provinces périphériques les anciens centres (Vienne mais peut-être surtout Budapest), fait naître la nostalgie d’une unité perdue qui ne s’épanche pas seulement dans des projets politiques de reconquête, mais aussi et surtout dans des constructions mentales où le fantasme le dispute au souvenir, et que les différentes expressions artistiques cristallisent. La monarchie austro-hongroise n’a-t-elle pas été célébrée par Joseph Roth, chantre de l’ « austro-slavisme », sous les traits de héros nés dans les confins slovènes ou galiciens, et à travers ses paysages-frontières peuplés de contrebandiers, de passeurs et de médiateurs entre les cultures ? Les Juifs assimilés de Berlin, Prague ou Vienne n’ont-ils pas cherché à renouer avec les terres d’origine de leurs parents ou grandsparents immigrés de Lemberg ou de Brody, et plus encore avec toute la 13 Il serait à cet égard intéressant de comparer les rapports qui unissent les Tchèques d’une part aux Ruthènes et d’autre part aux Sorabes. 14 Voir Jan Błonski, « Les Confins, ‘Paradis polonais’, de Mickiewicz à Rymkiewicz », in Les Confins de l’ancienne Pologne, dir. Daniel Beauvois, op. cit.
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culture juive hassidique encore plus lointaine de Podolie et de Volhynie ou encore de Szatmar ? Car dans l’histoire juive ashkénaze, ces confins orientaux jouent tout autant un rôle matriciel. A partir des XIIIe et XIVe siècles, les Juifs, persécutés et expulsés des villes allemandes, commencent une migration vers l’est qui va se prolonger durant les siècles suivants. Ils sont en particulier invités par les rois polonais, qui souhaitent développer l’artisanat et le commerce et leur octroient des chartes et des privilèges pour s’installer en Pologne, puis dans ses marches orientales, Ukraine, Biélorussie, Lituanie. C’est sur ces terres que la culture juive ashkénaze connaîtra son apogée et en même temps son « centre ». Reléguée dans la marginalité, longtemps ignorée par les Juifs assimilés des capitales occidentales, elle fera l’objet d’une fertile redécouverte au début du XXe siècle, en particulier grâce aux voyages d’écrivains juifs de langue allemande comme Arnold Zweig et Alfred Döblin15, et à l’œuvre de Joseph Roth, Soma Morgenstern ou Martin Buber. Les confins se trouvent donc parés de significations ambivalentes : ils représentent tantôt la frontière comme limite d’une culture, d’une civilisation qu’il faut défendre à tout prix, tantôt leur paysage se présente à la vie affective comme espace ouvert, sauvage, royaume de la nature qui s’oppose à la civilisation urbaine des métropoles du XIXe siècle16. C’est dans ce paysage que se situe la source de l’identité du peuple, dans ce paradis perdu ou détruit de l’enfance, et surtout de l’innocence. Source d’authenticité individuelle et nationale, elle apparaît comme le lieu d’un pèlerinage aux origines ou celui de la projection d’une identité insaisissable. Czesław Miłosz, vilnois exilé en Californie, explique que sa ville natale est au centre de ses écrits, non pas parce qu’il souhaiterait y retourner, mais parce que cette évocation Sur ce phénomène, voir Delphine Bechtel, La Renaissance culturelle juive en Europe centrale et orientale : Langue, littérature et construction nationale 1897-1930, Paris, Belin, 2002. 16 Pour une liste détaillée du point de vue polonais par exemple, voir Kresy w literaturze : Twórcy dwudziestowieczni, dir. Eugeniusz Czaplejewicz et Edward Kasperski, Varsovie, Wiedza Powszechna, 1996, p. 15-16. 15
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correspond à la « recherche d’une réalité purifiée par l’écoulement du temps », celle d’une adolescence à laquelle aurait pu succéder une « existence normale possible », mais qui fut bouleversée par l’exil. Les confins vilnois deviennent pour lui, comme pour l’auteur Stanisław Vincenz, qui célébra les Carpates, une « petite patrie » dans laquelle l’enracinement fut encore possible, par opposition à des « patriesÉtats » sans âme17. Le voyage dans les confins Nous avons retenu ici comme critère d’approche des confins le genre (ou plutôt les genres) de l’écriture du voyage, de 1880 aux années 1930. Il n’est pas question d’en entreprendre ici une définition exhaustive18 ; nous nous contenterons peut-être de souligner l’hétérogénéité du corpus ici considéré et de tenter de le classer en fonction de l’identité des voyageurs. En effet, tout comme l’horizon, les confins n’existent qu’à la faveur du regard qui se pose sur eux, ils sont une réalité phénoménologique par excellence, dépendant, pour être, de la subjectivité qui les reconnaît. Deux grands types s’opposent : le premier, de loin de plus massivement représenté ici, est celui, interne à l’Europe centrale, des voyageurs partis de ses « centres » urbains (Vienne, Budapest, Prague, Varsovie), pour se rendre au « bord » de leur aire culturelle, là où l’évidence qui caractérise la centralité des capitales se perd dans les marges arriérées des grands Empires. Il s’agit parfois d’originaires de 17 Czesław Miłosz, Zaczynająć od moich ulic, Paris, Institut Littéraire, 1985 ; trad. fr. De la Baltique au Pacifique, Paris, Fayard, 1990, p. 13-14 ; Jerzy Bartmiński, « Grandes et petites patries européennes », Identité(s) de l’Europe centrale, Cultures et sociétés de l’est, no 21, Paris, Institut d’Études slaves, 1995, p. 55-64 ; Nina Taylor-Terlecka, « Le mythe de la petite patrie », in Mythes et symboles politiques en Europe centrale, éd. Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Novicki, Paris, PUF, 2002, p. 429-446. 18 Renvoyons à Miroirs de textes : Récits de voyage et intertextualité, études réunies et présentées par Sophie Linon-Chipon, Véronique Magri-Mourgues et Sarga Moussa, Publications de la Faculté des Lettres, Arts et Sciences Humaines de Nice, nouvelle série no 49, 1998, et à sa riche bibliographie.
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retour sur les lieux de leur passé : ceux de leurs ancêtres ou le leur, comme les écrivains polonais nostalgiques du charme originaire des maisons de famille et grands domaines féodaux d’autrefois. Parfois le voyageur de retour ne peut que constater l’abîme qui le sépare de son pays retrouvé, et adopter, comme l’explique ici Andrei Corbea-Hoisie, inspiré de Homi Bhabha, à propos de Franzos, une attitude critique, reflet d’une « imagination coloniale ». Le deuxième type de voyageurs serait représenté par les étrangers de passage. Mais cette catégorie est sans doute encore trop vaste : il faudrait en effet différencier leurs origines et prendre en considération la familiarité que donne à ces voyageurs avec les pays qu’ils visitent la proximité de leur propre patrie, ou éventuellement la mémoire familiale. Depuis le Moyen Age, ces voyageurs sont des « pèlerins, Croisés, gens d’Eglise, artistes, diplomates, politiciens, savants, écrivains, journalistes »19 et l’Europe centrale n’est pour eux souvent qu’une étape, la porta orientalis : diplomates et militaires du XVIIIe siècle n’y sont que de passage vers un empire (russe, ottoman…) dont ils ont mission soit de négocier les bonnes grâces soit d’épier les dispositions. « Le moyen le plus fréquent pour connaître cette contrée reste, jusqu’au début du XIXe siècle, la guerre. Les guerres avec les Turcs, la guerre de Trente ans, puis les guerres de Succession d’Espagne suivies par celles de Succession d’Autriche ; un demi-siècle après, le visage de l’Europe centrale est maqué par les guerres napoléoniennes. Ces conflits attribuent la première vision élaborée par les Français sur l’Europe centrale : vision d’un endroit de confusions et de catastrophe, d’un monde sombre et malheureux.20 » Mais les circonstances guerrières n’expliquent pas tout : c’est la qualité ou plutôt la faiblesse de perception qui frappe, chez ces « visiteurs » qui, de fait, ne distinguent Géza Birkás, Francia utazók Magyarországon, Szeged, Universitas szegediensis, 1948, p. 220. 20 Milena Lenderová, « Deux siècles de voyages ou la Bohême vue par les visiteurs français », Scientific papers of the University of Pardubice, no 4 (1998), p. 171-195, cité ici p. 172. 19
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guère les régions qu’ils traversent et, très longtemps, n’en gardent qu’une impression détestable. Des campagnes, notamment, ils ne retiennent souvent, quand seulement ils en notent l’impression, que la grand’misère et la crasse : « tout se réduit à de très misérables auberges où l’on mange mal & où l’on couche encore pis », écrit un français du XVIIIe siècle21 ; à tel point qu’un voyageur anglais du XIXe siècle, repris par Czesław Miłosz dans un livre sur la « petite patrie » de son enfance, pouvait les opposer terme à terme aux Irlandais de son époque en relevant qu’« à la minute où ils ouvrent la bouche, la comparaison s’arrête, et tandis que l’on entend de la bouche des uns (les Irlandais) des plaisanteries exprimées de manière variée, de l’esprit et de la passion, si caractéristiques d’eux, nous ne percevons des seconds (les habitants de la région de Nowogrodek) rien que la langue de la vilenie ; au lieu de l’hospitalité accueillante et l’esprit ouvert des premiers, nous remarquons la flatterie basse et servile ; au lieu de la générosité spontanée et rapide, survient la ruse froide et calculatrice : au lieu de l’esprit et de l’imagination, la fourberie et l’étroitesse.22 »
Ce n’est que lentement que croît la perception du paysage, avec sa dimension humaine, processus plus ou moins contemporain des progrès d’une sensibilité romantique attentive à associer les couleurs locales à des « génies » nationaux. Il est intéressant par exemple de suivre la fixation des stéréotypes sur la Hongrie par les récits de voyage : de 1860, les Scènes de la vie hongroise de Gustave de La Tour (Français mais officier de l’armée austro-hongroise) évoquent les charmes de la plaine hongroise ; Victor Tissot, avec son Voyage au Pays
21 Casimir Freschot, Remarques historiques et critiques faites dans un voyage d’Italie en Hollande dans l’année 1704, Cologne, Jacques Le Sincère, 1704, p. 141 ; cité par Milena Lenderová, art. cit., p. 179. 22 Robert Johnston, Travels Through Part of the Russian Empire And The Country of Poland Along The Suthern Shores Of the Baltic, Londres, 1815, cité par Czesław Milosz, Szukanie ojczyzna, Cracovie, Znak, 1996, p. 87-88.
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des Tsiganes23, remporta un succès proportionnel au caractère fantaisiste de son « témoignage »… et au scandale qu’il provoqua en Hongrie. Non que l’image du paysage misérable et déprimant s’atténue : mais cette caractérisation fait naître la délectation subtile et un peu trouble ressentie à un spectacle peu séduisant. C’est l’invention de paysages « sinistres et beaux », et de scènes de genre pathétiques mais saisissantes, qu’illustre Berlioz jubilant à Prague dans ces mêmes petites auberges crasseuses « qu’on appelle en français guinguettes, où de mauvais musiciens font d’excellente musique en plein air, où des filles et des garçons de mauvaise vie se livrent à leurs danses de mauvais caractère, pendant que des oisifs fument du mauvais tabac en buvant de la bière qui ne vaut pas mieux, et que de mauvaises ménagères tricotent en donnant carrière à leur mauvaise langue.24 »
On comprend dans ce contexte qu’il ait fallu attendre l’éclosion du goût pour la « beauté bizarre » et surtout le triomphe de la Décadence littéraire pour qu’apparaissent de nouveaux voyageurs : dandys « à la Pierre Loti » et friands d’impressions décalées, ils se mettent à jouir des combinaisons spécifiques de la séduction et de la répulsion ressentie au spectacle d’une Europe centrale où l’authentique se mêle au frelaté et l’exaltation à l’ironie. Les confins centre-européens : la sémiotique des « différences discrètes » Sans doute cette nécessaire attention à l’identité du voyageur nous incite-t-elle à nous confronter aux perspectives méthodologiques de l’ « itérologie » initiée par Michel Butor, liant l’anthropologie de la
Voyage au pays des tziganes (la Hongrie inconnue), 3e éd., Paris, E. Dentu, 1880, III-536 p. Mémoires de Hector Berlioz comprenant ses voyages en Italie, en Allemagne, en Russie et en Angleterre, 1803-1865, 3e ed, t. II, Paris, Calmann-Lévy, 1887, p. 221-22. Cité par Milena Lenderová, art. cit., p. 186. 23 24
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culture à la narratologie25 : car, circonscrits au territoire de l’Europe centrale, ces divers « récits » souvent si peu diégétiques mettent en cause la légitimité de la quête d’exotisme communément prêtée à ce genre. Ces voyages ont un « statut paradoxal », car ils impliquent la plupart du temps une immersion dans un autre temps, une tentative d’échapper au quotidien, mais surtout un moyen d’écrire sur soi, sur ses propres obsessions, en les confrontant à l’autre26. Bien plutôt qu’une altérité radicale, c’est par leurs discrètes différences que les confins déconcertent et séduisent. Sans doute la question existentielle qu’ils suscitent provient-elle de l’impression que le voyage, précisément, n’a rien d’une odyssée, et, au terme de quelques heures de train, s’est contenté de conduire un passager qui n’a franchi aucune mer à la limite extrême de sa réalité familière, dans un espace à peine voilé d’une teinte pittoresque. De cette expérience, la puissance déstabilisatrice en est comme démultipliée, car cette métamorphose déconcertante a parfois l’aspect fantastique d’un rêve éveillé. C’est peut-être la raison pour laquelle l’attention se concentre sur une multitude de contingences rassurantes, dont la trame constitue une sémiotique dont il est tentant, faute de risquer une définition, de dresser l’inventaire. Des catégories spatiales, d’une part : des campagnes comme sorties d’un livre de contes, dans le registre de l’idylle (étendues sauvages chez Buczkowski ou Zofia Kossak-Szczucka) ou de la terreur (vallées ténébreuses et forêts profondes du Golet ou du Šuhaj, le brigand populaire dont la légende est reprise par Ivan Olbracht) semblent côtoyer sans transition des bourgs endormis (celui de Drohobycz, où vit Bruno Schulz). La magie aléatoire des confins est d’autant plus sensible qu’elle est menacée par leur désenclavement progressif et il est plaisant de constater la constance avec laquelle les voyageurs Biblio Michel Butor, « Le Voyage et l’écriture », Romantisme, no 4, 1972 ; James Clifford, Traveling Theories, Traveling Theorists, Santa Cruz, Group for the Critical Study of Colonial Discourse & the Center for Cultural Studies, U.C.S.C., 1989. 26 Voir l’article de Wojciech J. Burszta, « Kilka tez z zakresu iterologii », Borussia, no 24/25 (2001) : Podróżowanie, p. 5-16, ainsi que l’ensemble du numéro. 25
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apprécient, entre l’arriération et le progrès, la qualité des moyens de locomotion : randonnée pédestre ou à cheval, qui permettent la flânerie chez Ritter, la descente du Danube en bateau chez Németh, jusqu’à l’expérience décisive du train, qu’il serve de plate-forme à une sorte de panopticum chez Franzos ou permette une traversée nocturne du continent en couchettes chez Simenon, et qui nourrit toujours une réflexion sur l’organicité du lien unissant les contrées traversées27. Ces détails constituent les « lieux communs » à la fois attendus et surprenants d’une expédition dans les confins, que le passager accomplit lentement, comme un voyage initiatique l’exige. Celui-ci peut prendre différentes formes, celle de l’errance sans but, du transit, de la flânerie, du voyage d’artiste ou d’écrivain avide de croquer l’exotisme et la nature inaltérée. Certains voyageurs circulent sans cesse, d’autres s’installent à demeure pour un temps. Là encore, l’identité du voyageur est lourde de conséquence : selon qu’il est reporter, journaliste, enquêteur, ethnographe, dessinateur ou écrivain, son rapport change à la population autochtone, à l’interlocuteur local qui deviendra son informateur privilégié sur la région : il peut être « assimilateur », comme Karl Emil Franzos, homme d’affaires, touriste, « impressionniste » (et dans ce cas, recherchant à collectionner au gré du temps des impressions personnelles), immigrant ou encore recherchant l’exotisme, chassé de son pays ou encore « allégoriste », désenchanté ou bien philosophe28. Dans ce face à face, l’apparence et l’accoutrement des deux parties seront l’occasion d’un dépaysement mutuel. Les costumes folkloriques des habitants des confins, ornés de leurs broderies chatoyantes célébrées par les mouvements nationalistes, contrastent alors avec les vêtements de l’étranger, que celui-ci a bien entendu savamment mis au point comme Claude Pichois, Littérature et progrès : Vitesse et vision du monde, Neuchâtel, Éditions de la Baconnière, 1973. 28 Ces « types » sont discutés par Tzvetan Todorov, Nous et les autres : la réflexion française sur la diversité humaine, Paris, Seuil, 1989. 27
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c’est le cas pour Peretz et An-Ski, Juifs émancipés qui voyagent chez leurs coreligionnaires d’Ukraine profonde. La confrontation vestimentaire ne fait que souligner le choc des cultures et le dialogue impossible entre les deux mondes. Nous nous sommes attachés ici aux échos des voyages dans les confins de 1880 à 1930 et les analyses présentées ici ont trouvé leur objet dans des textes relevant de l’ « écriture du voyage » au sens large. Ils vont d’essais journalistiques au roman populaire, des récits anthropologiques aux œuvres explicitement littéraires, parfois vecteurs d’une vision idéologique ou impérialiste. La variation sémantique peut être considérable : il peut s’agir des échos critiques d’images et stéréotypes présentés sur les confins balkaniques au public bourgeois (parisien plus que praguois, d’ailleurs) par le peintre tchèque Čermák ; parfois, le voyage n’est qu’une métaphore utilisée par certains auteurs pour explorer leur propre « confinement », comme chez Krzyzanowski, ou pour s’évader plus loin que les confins, comme pour Schnitzler. Certes, certains textes répondent aux critères génériques de la « relation de voyage », mais la plupart des autres s’en écartent : l’ambition première de donner à l’« équipée » un caractère scientifique cède le pas à un registre apologétique, voire élégiaque (chez Peretz et An-Ski) ; ou bien c’est le discours esthétique, pour ne pas dire la critique d’art qui s’impose (Miloš Jiránek). A travers leur diversité, le point commun de tous ces textes, de ces tableaux, de ces récits de voyage, est d’avoir cristallisé le rêve, les projections, les fantasmes, d’avoir fait voyager au moins en imagination, et d’avoir, chacun à sa manière, transporté les Occidentaux vers les bords mythiques et obscurs de l’Europe.
Delphine Bechtel et Xavier Galmiche
LE VOYAGE COLONISATEUR DE KARL EMIL FRANZOS (1848-1904) EN « SEMI-ASIE » Andrei CORBEA-HOISIE (Université de Iaşi)
Parmi les traits distinctifs du discours colonial comme stratégie du pouvoir de l’homme occidental, Homi Bhaba a cru pouvoir identifier ce qu’il appelait la mimicry1. « Ce tournant comique des idéaux supérieurs de l’imagination coloniale vers ses effets littéraires mimétiques inférieurs » - c’est ainsi qu’il définit le concept lacanien de camouflage supposerait chez l’auteur d’un tel discours un penchant pour la simulation, complémentaire à la pulsion du pouvoir ; il en résulterait ainsi un double langage qui s’érige en médiateur entre la vision statique et synchronique de la domination et de la volonté identitaire, d’une part, et, d’autre part, la pression de la diachronie, de l’histoire, avec tous les phénomènes contigus : l’évolution, le changement, la différenciation2. En d’autres termes, c’est ainsi que se manifeste la disposition tolérante, issue des Lumières, à construire l’Autre comme entité reconnaissable à travers les marques de sa différence. En s’investissant de manière simulatrice et imitative dans le discours d’identification, cette stratégie discursive ouverte à la reconnaissance de Texte original. Homi Bhabha, The Location of Culture, Londres/New York, Routledge, 1994, p. 85 ff. 2 Bhabha se rapporte explicitement aux ouvrages de Edward Saïd, Orientalism, London, Penguin, 1978 ; et Culture and Imperialism, Londres, Chatto & Windus, 1993. 1
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la différence préconise en même temps une action régulatrice et disciplinaire sur l’Autre, aboutissant en dernière instance à l’appropriation et à l’annulation de celui-ci en tant que tel. Dans la mesure où la re-présentation de la différence a lieu comme un geste autoritaire, la littérature produite sous le signe de la mimicry émerge dans un registre plutôt répétitif que représentatif, se positionnant sur la ligne de démarcation entre la permissivité et l’interdiction, « contre les règles et à l’intérieur d’elles »3. La représentation de l’Autre soumis à la colonisation se fait selon l’instrumentaire littéraire réaliste, donnant l’impression que l’auteur prend acte de la différence, en même temps qu’il en prend possession (comme si elle était directement visible et accessible), selon le principe de Foucault « savoir = pouvoir »4. Derrière la simulation de ce appétit de vérité, prétention métonymique parce que tentative d’illustrer le tout par la partie, ne se cacherait cependant qu’une collection très large et complexe de clichés textuels : rêves, images, fantasmes, mythes, obsessions et désirs ; ils constituent un système statique, semblable à un dictionnaire, de signes stables, bien qu’apparaissant comme la mise en scène diachronique et narrative d’une histoire5. Un tel fixisme idéologique de la vision de l’Autre semble lui-même ambivalent et paradoxal, car il désignerait non seulement l’ordre figé de la contradiction entre le modèle occidental et tous les autres modèles, mais aussi un « désordre » répétitif, « diabolique et dégénérescent » qui réclamerait nécessairement l’initiative correctrice et réformatrice du messager de la culture occidentale. Derrière ce stéréotype colonial et bourgeois agiraient en conséquence deux attitudes fondamentales de l’identification : la substitution (la métaphore) et / ou l’absence (la métonymie), les deux conduisant à des réactions psychosociales spécifiques, la reconnaissance/le narcissisme ou/et l’aliénation/l’agressivité. L’autre visage de la mimicry (« une différence Bhabha, op. cit., p. 94. Ibid., p. 72. 5 Ibid., p. 90 et p. 71 (où Bhabha cite à nouveau Saïd). 3 4
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qui est presque nulle, mais pas tout à fait ») coïnciderait ainsi avec une menace non-dissimulée (« une différence qui est presque totale, mais pas tout à fait »), et chacune d’entre elles peut se transformer à tout moment en l’autre, par exemple, l’histoire en farce et le narcissisme en paranoïa - ou vice versa6. Au-delà de ce préambule théorique, dont l’argumentation spéculative et risquée est étayée par une littérature explicitement coloniale, comme celle de Kipling, Conrad, Fanon ou Forster, les raisons pour lesquelles l’œuvre de Karl Emil Franzos peut, elle aussi, être lue dans ce registre, sont assez évidentes7. Un court épisode relaté dans son journal de jeunesse se passe dans le train, durant le trajet de Lemberg à Cracovie8 ; il annonce un motif important chez cet écrivain bourgeois, car le nouveau moyen de transport moderne dans lequel il place des scènes emblématiques de ses textes journalistiques et littéraires le fascine non seulement en tant que signe du progrès triomphant, mais aussi en tant que symbole de l’irrévocable colonisation de l’Est patriarcal par le monde occidental - un mécanisme du contrôle et de répression permanente accomplie avec sang froid. Dans ce même décor ferroviaire, une conséquence de cette vision pourrait être la soumission enchantée du contrôleur de wagons-lits, Ibid., p. 66 et 91. Karl Emil Franzos (1848-1904), né à Czortkow, en Galicie, près de la frontière russe, dans une famille juive germanophone ; après la mort subite de son père, le docteur en médecine Heinrich Franzos, sa mère s’installe à Czernowitz, en Bucovine, où le fils se retrouve parmi les élèves du lycée allemand de la capitale du Kronland. Entre 1867-1871, il entreprend des études de droit à Vienne et à Graz; il devient membre de la corporation nationaliste d’étudiants Teutonia. En 1870, il édite à Czernowitz la revue littéraire Buchenblätter, où il publie la nouvelle David der Bocher, qui constitue son début littéraire. Il écrit des feuilletons pour les journaux de Budapest (Ungarischer Lloyd) et Vienne (Neue Freie Presse) ; ces textes sont réunis dans une série de trois volumes : HalbAsien (1876), Von Don zur Donau (1878), Aus der grossen Ebene (1888). Dans les années 1880, il dirige la rédaction de la Wiener Illustrierte Zeitung et il se trouve parmi les confidents du prince héritier Rodolphe. De 1887 jusqu’à sa mort il vit à Berlin, où il dirige la revue Deutsche Dichtung et la maison d’éditions Concordia. 8 Voir le manuscrit du journal de Franzos de septembre 1868, dans les archives Franzos de la Bibliothèque municipale de Vienne, notes du 2 septembre 1868. 6 7
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d’ailleurs né à Vienne, mais vivant dans le train, « entre Cracovie et Podwoloczyska », prêt (rien que ça !) à enlever lui-même les bottes du voyageur Franzos, dont il s’était procuré les livres et avait fini par s’identifier à leur message culturel9. Celui qui, à sa mort, serait honoré comme le créateur de la « Semi-Asie »10, n’avait jamais tenu secrète sa croyance au progrès, au nom duquel il s’était cru autorisé à apprécier les mœurs des autochtones de Galicie, de Bucovine, du sud de la Russie, de Roumanie et des autres pays balkaniques, en les comparant aux pays « éclairés par le soleil de la culture »11, comme asiatiques et barbares. Il recommandait tout bonnement, comme remède universel pour apporter l’instruction là où « presque tout, non seulement les routes en automne, est un bourbier », et où « ni l’art, ni la science, et surtout aucune nappe blanche ou visage débarbouillé n’osent se montrer »12, « l’influence accrue de l’esprit allemand à l’Est »13. Le fils du médecin de Czortkow, Juif et ancien membre d’une corporation d’étudiants, qui avait nourri l’idéal « d’une Autriche germanisée et libérale, base d’une future Allemagne unifiée », s’était approprié le credo du nationallibéralisme de l’époque, avec toutes ses contradictions et son réservoir de clichés. Le récit de sa propre naissance au beau milieu de l’année Ludwig Geiger, Die deutsche Literatur und die Juden, Berlin, Verlag Georg Keimer, 1910, p. 276. 10 Cf. l’article publié à la mort de Franzos dans la Vossische Zeitung, le 30 Janvier 1904 ; Franzos semble avoir été très fier de l’effet produit par l’expression « Semi-Asie » : « Depuis que je l’ai inventée, il y a quinze ans, la formule s’est enracinée dans notre langue », dans Karl Emil Franzos, Von Don zur Donau, t. 2, 2e édition, Stuttgart, Bonz & Co, 1889, p. 278. Peut-être fut-il inspiré par la formule inventée par Ferdinand Kürnberger dans le feuilleton Asiatisch und Selbstlos publié dans le Berliner Börsen-Zeitung du 16 novembre 1871, où l’auteur avait lancé l’adage : « L’Europe c’est la loi, l’Asie l’arbitraire », cité par Hildegard Kernmayer, Judentum im Wiener Feuilleton (1848-1903), Tübingen, Max Niemeyer, 1998, p. 250. 11 Karl Emil Franzos, Aus Halb-Asien : Culturbilder aus Galizien, der Bukowina, Südrußland und Rumänien, Leipzig, Duncker & Humblot, 1876, p. IV. 12 Karl Emil Franzos, « Von Wien nach Czernowitz », in ibid., p. 94. 13 Cf. la préface de Franzos à l’édition intégrale des Culturbilder, Aus Halb-Asien : Land und Leute des östlichen Europa, t. 1, Berlin, Concordia, 1901, cité in K. E. Franzos, Kritik und Dichtung [eine Auswahl], New York, Fred Sommer, Peter Lang, 1992, p. 39. 9
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révolutionnaire 1848, lorsque son père, partisan déclaré des bouleversements démocratiques à l’intérieur de la monarchie habsbourgeoise, se sentit à tel point menacé par les volontaires polonais - qui rêvaient d’ailleurs à leur tour de restaurer leur propre État - qu’il envoya sa famille de l’autre côté de la frontière, en Russie, pour la mettre à l’abri14, coïncida, et ce ne fut pas un pur hasard, avec ces nombreuses voix anti-polonaises et anti-slaves qui se firent entendre jusque dans l’Assemblée nationale de Francfort15 ; le cadre propice aux réformes politiques désirées par la bourgeoisie allemande semblait être l’État national unitaire, dont les supposés ennemis extérieurs, même si eux-mêmes poursuivaient des idéaux nationaux, passaient pour les alliés naturels de la réaction interne. L’exemple favori de Franzos a toujours été la collaboration secrète du régime absolutiste autrichien de Bach d’après 1849 ou des fédéralistes conservateurs du gouvernement de Hohenwart avec l’aristocratie polonaise, opposée aux Allemands, mais aussi aux Ruthènes et aux Juifs de Galicie16. Mais lorsqu’il s’agissait du destin de la patrie, même incarnée par ses adversaires politiques, il n’y avait pas de place pour la moindre hésitation : malgré leur sympathie pour la Prusse, à laquelle se rattachaient les espoirs des nationalistes allemands dans la guerre victorieuse contre la monarchie multinationale et autoritaire des Habsbourg, Franzos et ses camarades du lycée de Czernowitz se déclarèrent prêts à s’enrôler comme volontaires lorsque, après la bataille de Sadowa, des rumeurs se mirent à circuler concernant une possible invasion des troupes roumaines en Transylvanie et en Bucovine17. 14 Karl Emil Franzos, « Mein Erstlingswerk », in Karl Emil Franzos (dir.), Die Geschichte des Erstlingswerks, Leipzig, Tietze, 1894, p. 220 et 221. 15 Cf. Fred Sommer, « Halb-Asien » : German Nationalism and the Eastern European Works of Emil Franzos, Stuttgart, Akademischer Verlag Hans Dieter Heinz, 1984, p. 9. 16 Franzos, Aus Halb-Asien, 1876, op. cit., p. XI, XIV. 17 Romuald Wurzer, Geschichte des K.K.I. Staatsgymnasiums in Czernowitz, Czernowitz, Eckhardt (J. Mucha), 1909, p. 119 ; cf. Blanka Kohn, Karl Emil Franzos. Écrivain, journaliste, éditeur et critique, Thèse non publiée, Université Paris 8, 1994, p. 608.
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L’opposition irréductible - et, avec le passage du temps, de plus en plus idéologique - entre sa propre identité nationale et l’identité nationale de l’Autre semble indépassable dans le discours de Franzos : « J’ai versé des larmes pour les souffrances de tous les malheureux qui nous environnent, mais personne ne s’est soucié de nos souffrances à nous, et lorsque nous avons refusé d’être destinés à l’oppression, nous sommes devenus la nation la plus haïe de toute l’Europe, et c’est ce que nous resterons. D’autre part, nous demeurerons ce que nous avons toujours été : les précurseurs désintéressés de la culture et de l’humanisme.18 »
L’attachement aux valeurs bourgeoises et aux vertus morales est automatiquement attribué au « caractère national », celui-ci étant en même temps dénié aux Autres - Polonais, Roumains ou même Français19 ; concernant l’Europe de l’Est, Franzos confirme d’ailleurs le schéma du discours colonial, où le corrélat du mécanisme narcissique de l’identité serait la différence débouchant finalement sur l’agression. La « mission » allemande ou autrichienne en Europe de l’Est ayant comme but « le réveil et le soutien de l’aspiration à la culture de ces peuples, le support auquel ils peuvent raccrocher leur culture nationale » devrait procéder de façon que l’Empire allemand se transforme envers ce « conglomérat des peuples de l’Est » en une sorte
Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. IX. Les préjugés de Franzos contre la France s’expliquent par le cliché de « l’ennemi » français, courant dans l’opinion allemande, surtout lorsqu’il s’agit de la guerre francoprussienne de 1870-1871 et de ses conséquences. La même ardeur « patriotique » qui l’avait animé lors de ses études à Graz, lorsqu’il avait fait de l’agitation en faveur de la Prusse, le pousse à saluer dans la Neue Freie Presse de 1872 l’ouverture de l’université allemande de Strasbourg « am Rhein », cf. Karl Emil Franzos, « Ein Culturfest », in Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. 191. Dans plusieurs textes, comme par exemple dans ceux où il parle de l’influence française sur la Roumanie moderne - influence « jusqu’à présent sans fruits » (ibid., p. VIII), on retrouve ses opinions sur la vraie « nature » des Français ou sur « le manque de discipline et de scrupules du deuxième Empire », cf. Karl Emil Franzos, « Rumänische Sprichwörter », in Franzos, Von Don zur Donau, op. cit., t. 2, p. 300. 18 19
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de « montagne aimantée »20 ; par la suite, lorsqu’il deviendra l’un des proches du prince héritier Rodolphe21, il lui arrivera de s’entretenir avec celui-ci du « patriotisme déficitaire » des diverses nationalités de la monarchie, n’oubliant pas de laisser à la postérité une phrase programmatique du malheureux fils de l’empereur François-Joseph : pour gouverner l’Autriche, il faut « être intelligent et en même temps avoir une poigne de fer »22. La description très connue du trajet en train de Vienne à Czernowitz, où l’on rencontre pour la première fois l’expression « Semi-Asie » contient aussi un hommage peu pacifique à l’adresse « de ces chers et courageux Allemands » de la ville galicienne de Biala, avantposte de la germanité en butte à « l’insolence polonaise », et à la lutte que ceux-ci se devraient de déclencher pour sauvegarder « l’honneur des Bürger allemands » et de leur « ethnie »23. Franzos attribuera l’échec du « travail culturel » désintéressé des Allemands au sein de l’inculture de l’Orient peuplé de « créatures qu’il serait difficile d’appeler hommes »24 au principe des nationalités, qui, « de par son exagération et sa radicalisation, aboutit trop facilement à élever la barbarie originelle, parce que nationale, au rang de culture et, en plus, beaucoup plus admirable que n’importe quelle autre » - principe qui lui semble néanmoins légitime dès lors qu’il est placé « sous l’égide de l’esprit
Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. XI. D’après Robert A. Kann, le libéralisme incarné par Rodolphe manifestait « une fracture… entre la pensée rationaliste et humanitaire et le désir de provoquer un changement positif du monde d’une part et l’impérialisme agressif de l’autre », in Robert A. Kann, Das Nationalitätenproblem der Habsburgermonarchie, Graz/Köln, Böhlau, 1964, t. 2, p. 186. 22 Karl Emil Franzos, « Gespräche mit Kronprinz Rudolf », annexe à Heinrich Benedikt, « Kronprinz Rudolf und Karl Emil Franzos », in Österreich in Geschichte und Literatur, no 16, 1972, p. 316. 23 « Von Wien nach Czernowitz », in Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. 103. 24 Ibid., p. 108. Le prince héritier Rodolphe aurait déclaré à propos des Slaves qu’ils « sont en train de devenir des hommes », cité par Kann, Das Nationalitätenproblem der Habsburgermonarchie, op. cit., p. 188. 20 21
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allemand »25. Dès que l’action réformatrice agissant dans la diachronie échappe à tout contrôle sur le territoire colonisé, incapable de garantir par la mimicry la stabilité de la domination différentielle, le détachement sage des Lumières est couvert par les sonorités stridentes d’un esprit de revanche nourri de stéréotypes : « Vae Victoribus »26. Les controverses des années 1980 à propos du nationalisme germanique de Karl Emil Franzos ont visé, entre autres, la question de la compatibilité idéologique et même littéraire entre la sympathie de l’écrivain pour le pluralisme ethnique de l’Europe de l’Est et du Sud-Est, d’une part, et le penchant germanisant de l’Allemand national-libéral, d’autre part27. Ses stratégies narratives se caractérisent par l’omniscience et l’omnipotence du narrateur ; celui-ci manipule en souverain les destinées de ses personnages, il en connaît parfaitement les pensées et il peut à l’intention de son lecteur en détailler les mots et les gestes28. Le style du « feuilleton » viennois, combinaison d’un subjectivisme outrancier et d’un désir de satisfaire les attentes d’un public ciblé, où l’auteur fait preuve non seulement de capacité à maîtriser la langue, mais aussi d’érudition, de sens de l’humour et d’une sensibilité raffinée29, s’est transmis en ligne droite des « Kulturbilder » (« scènes typiques ») de Franzos à ses textes de fiction : un ensemble schématique de personnages et d’intrigues, une démonstration des thèses frisant la clarté excessive, la dissociation stéréotypée du Bien et du Mal constituent les garants de l’autosatisfaction et de la justesse d’un Franzos, cité par Sommer, « Halb-Asien », op. cit., p. 42 et p. 39. Bhabha, The Location of Culture, op. cit. , p. 83 et p. 44. 27 Cf. par exemple Egon Schwarz et Russel A. Bermann, « Karl Emil Franzos : Der Pojaz, 1905. Aufklärung, Assimilation und ihre realistischen Grenzen », in Horst Denkler (dir.), Romane und Erzählungen des bürgerlichen Realismus. Neue Interpretationen, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1980, p. 378-392 ; Mark H. Gelber, « Ethnic Pluralism and Germanization in the Work of Karl Emil Franzos », in The German Quarterly, no 3, 1983, p. 378. 28 Dieter Kessler, Ich bin vielleicht kein genügend moderner Mensch. Notizen zu Karl Emil Franzos, München, Verlag des Südostdeutschen Kulturwerks, 1984, p. 17. 29 Karlheinz Rossbacher, Literatur und Liberalismus, Vienne, J&V, 1992, p. 82 sq. 25 26
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jugement jamais mis en doute dans la vision du monde d’un public bourgeois qui s’identifie avec les buts de la politique officielle habsbourgeoise30. Les œuvres de fiction reprendront ces représentations ou « idées » que Franzos tient à rendre « visibles » par l’intermédiaire de certains personnages31, preuves de l’emprise des préjugés sur une pensée qui dissocie de façon artificielle et arbitraire les attributs du Soi et les attributs de l’Autre et fourmille de jugements de valeur à l’emporte-pièce, comme par exemple l’opposition « la lumière de la culture allemande face à la nuit de la vanité égoïste des petites nationalités »32. D’aucuns formuleront même l’opinion que, par sa vision simplificatrice des choses, cet auteur « doué d’un étrange sentiment national allemand » « violentait sa propre matière »33. Dans le même esprit que son contemporain Hippolyte Taine, qui avait élevé la race, le milieu et le moment au rang de facteurs déterminants dans la culture, Franzos a construit les destinées de la plupart de ses héros en les faisant dépendre directement des données nationales (ethniques, raciales ?), tandis que, dans son scénario narratif, le narrateur moraliste, porte-parole de la culture allemande, s’arrogeait le droit de porter des jugements sur la moralité ou l’immoralité des Autres. « J’ai peint des types » : telle est la profession de foi esthétique de Franzos dans son recueil de feuilletons de 1876, et il ajoutait : « même s’il y a sans doute quelques exceptions, elles ne font que confirmer la
Franzos refusera la sollicitation qui lui sera faite de poser sa candidature aux élections de 1880 pour le Reichsrat et par conséquent de faire ainsi son entrée dans la vie politique, cf. la lettre à Wilhelm Fischer du 31 décembre 1880, citée par Lim Jong-dae, Das Leben und Werk des Schriftstellers Karl Emil Franzos, thèse non publiée, Université de Vienne, 1982, p. 172. 31 Dieter Kessler, Ich bin vielleicht kein genügend moderner Mensch, op. cit., p. 17. 32 « Martin der Rubel », in Franzos, Von Don zur Donau , t. 1, p. 42. 33 Cf. le chapitre « Die Realisten. Leopold von Sacher-Masoch und Karl Emil Franzos », in Eduard Castle (dir.), Deutsch-Österreichische Kulturgeschichte, t. 3, Vienne, Carl Fromme, 1937, p. 989. 30
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règle »34. Les prosateurs réalistes, un Gottfried Keller ou un Gustav Freytag (ce dernier comptant d’ailleurs au nombre des idoles littéraires du jeune Franzos), prétendent transcender l’hypostase purement reproductive de la mimesis et procéder selon la formule de l’historien de la littérature Wilhelm Scherer (qui, dès la période de son professorat à l’université de Vienne, devint un autre repère essentiel pour Franzos) selon laquelle la réussite en matière d’écriture dépendait de la capacité à construire intentionnellement des « types généraux », et non pas à décrire des personnages « copies d’après nature » des individualités, même lorsqu’il s’agit d’individus réels, immédiatement identifiables35. Cette doctrine d’inspiration goethéenne et « classique » a été reçue par Franzos à travers la filière romantique, dans le sens d’un Volksgeist qui allait être théorisé par l’ethnopsychologie très en vogue dans les années 1860 et 1870. C’est ce qui ressort pleinement de son discours sur les Roumains36 (moins présents dans son œuvre que les Polonais ou les Ruthènes de Galicie), discours dans lequel les normes esthétiques s’enchevêtrent de façon symptomatique avec ses opinions idéologiques. La sympathie de Franzos pour les Roumains, peuple qui se trouve, selon lui, à l’état « naturel », et surtout pour les silhouettes « souvent très belles et fragiles » des paysannes de Bucovine aux « traits romains »37, est chargée d’une admiration romantique située, dans la lignée qui va de Rousseau à Herder, pour le « noble sauvage » et pour son aspiration à la liberté. Mais elle s’accompagne immédiatement de l’impitoyable critique du bourgeois nourri des Lumières à l’adresse de la « barbarie », des mœurs
« Rumänische Frauen », in Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. 220. Voir Wilhelm Scherer, Poetik, Tübingen, Max Niemeyer, 1977, p. 141, 142. 36 Friedrich Tabak, « Rumänien und die Rumänen im Werk von Karl Emil Franzos », Neue Literatur, no 9, 1978, p. 21-28. 37 Cf. la première version du chapitre « Rumänische Frauen » parue sous le titre « Rumänische Frau » dans le journal Tagespost de Graz les 10, 15 et 16 janvier 1869. 34 35
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encore très cruelles, du mysticisme et de la paresse38, dont l’éradication patiente dépendra de la mission « civilisatrice » des Allemands dans la « Semi-Asie ». Ces dissociations semblent néanmoins, surtout dans le cas roumain, plus complexes car, selon Franzos, la « culture » ne s’oppose pas ici seulement à la nature, en principe transformable, mais à une sorte de « civilisation » qui déplaît viscéralement à son côté nationalisteallemand, puisqu’elle serait importée de France. Le libéral Franzos la récuse d’autant plus qu’il la croit illustrée par des « boyards » héritiers de l’ordre féodal attardé de la « Semi-Asie » et de surcroît inspirateurs, tant dans les Principautés danubiennes qu’en Bucovine, d’une résistance réactionnaire anti-bourgeoise masquée en zèle nationaliste : grâce à l’influence de la culture allemande, la situation serait « de loin meilleure » dans le pays de la couronne (Kronland) autrichien39. Malgré la protection habsbourgeoise, les explosions irrédentistes et « chauvines », visant en premier lieu la civilisation urbaine incarnée par les « nonautochtones », ne furent pas entièrement absentes, y compris en Bucovine ; dès ses années de lycée, Franzos avait vécu un pareil épisode, lorsque, pendant les élections à la Diète de la province, les élèves roumains appelèrent au boycott des candidats « étrangers à notre peuple » (Allemands et Juifs)40. Par l’image emblématique de la joyeuse « fête culturelle » qui eut lieu à Czernowitz en 1875, avec sa parade dansante des nationalités de Bucovine étalant, assagies, une différence tout au plus folklorique, et célébrant avec une gaieté bruyante l’anniversaire de l’annexion de la province par l’Autriche, Franzos illustre le mélange de sympathie 38 Cf. la métamorphose littéraire de ces motifs dans plusieurs fragments de prose, dont l’action est située dans les milieux roumains dans « Iancu der Richter », in Halb-Asien, op. cit., « Thodika » in Von Don zur Donau, op. cit., « Der Geistertöter » in Aus der großen Ebene, Stuttgart, Bonz & Co, 1888, t. 1. 39 Franzos, « Gespräche mit Kronprinz Rudolf », op. cit., p. 314. 40 Erich Prokopowitsch, Die rumänische Nationalbewegung in der Bukowina und der DakoRomanismus, Graz/Cologne, Böhlau, 1965, p. 112.
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contrefaite et de dépaysement craintif, malgré tout agrémenté d’accents méprisants et agressifs, spécifique au traitement réservé à l’Autre et, de ce fait, toute la stratégie simulatrice en tant que rhétorique coloniale de la bourgeoisie centre-européenne s’identifiant, à l’Est de la Monarchie, avec le « germanisme ». Cette même bourgeoisie se retranche, dans des enclaves urbaines comme Czernowitz, derrière le traditionalisme autarcique du monde environnant pour soutenir sa propre expansion politique et économique par des arguments culturels : la prétendue harmonie nationale de la Bucovine ne se maintiendrait selon lui que dans les limites étroites d’une rationalité sans cesse menacée, qu’il évoque à propos des Roumains, « fils élancés et dynamiques du Sud, au teint basané et aux yeux noirs et brillants », dont il loue la fierté et la dignité naturelle, « tant qu’ils sont sobres » (sobre aussi au sens figuré de lucide, de tout ce qui se rapporte à la raison en général) ; « ici, on en trouve encore » - ajoute Franzos, recommandant une fois de plus la comparaison entre la Bucovine et la Roumanie voisine, pour mettre en valeur les avantages découlant du « travail culturel » des Allemands. Car de l’autre côté de la frontière, dans cette « malheureuse construction de l’État »41, exploitée par une « bande de boyards, d’avocats et de journalistes » instruits « sur les bords de la Seine », l’irrationalité aveugle règne sur « les péchés de la civilisation » : « même le plus paisible lecteur de journaux sent le sang lui monter à la tête en lisant le récit des odieuses persécutions dont sont victimes les Juifs et qui sont organisées dans ce pays comme un passe-temps, pareil aux courses de chevaux ou aux chasses au renard dans d’autres contrées.42 »
Une fois devenu collaborateur de la Neue Freie Presse, les accents du discours colonial de Franzos, tel qu’il le mettra en œuvre dans ses descriptions de la « Semi-Asie » et des peuples de l’Est, commenceront
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Franzos, Aus Halb-Asien, op. cit., p. 172 et p. 155. « Rumänische Sprichwörter », in Franzos, Von Don zur Donau, op. cit., p. 297 ff.
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à se redistribuer, une vision statique et « impériale » remplaçant celle, dynamique, d’une histoire « productive », et englobant les critères d’ordre social, et la formule, qu’il attribue à un paysan de Bucovine : « Nous, les Roumains, on est tous comme ça », pourrait passer pour celle par laquelle il rend lui-même ses caractères « typiques »43. La célèbre conversation au sujet des Roumains entre Franzos et le prince héritier Rodolphe se développe selon les mêmes lignes : les propos de Rodolphe, tout en assurant néanmoins à notre auteur qu’il allait veiller « à ce qu’on ne fasse aux Roumains non plus quelque injustice », ont une tonalité dévastatrice : « Mesurés à l’aune de leur utilité pour l’État, […] ils ne valent pas grandchose, c’est un peuple de voleurs, les hommes sont oisifs, les femmes plus immorales que chez n’importe quel autre peuple de l’Est et, en échange, le plus insignifiant d’entre eux est plus vaniteux que le plus cultivé chez les autres peuples44. »
Franzos, qui se positionne à présent comme défenseur des Roumains, surtout des Roumains de Transylvanie contre les « pressions des Hongrois », se contente de constater leur « pseudo-culture », limitée à « singer les usages européens », et de regretter « qu’ils n’aient pas choisi le juste chemin dans leur culture »45 ; il avait prononcé ailleurs des jugements tout aussi impitoyables : victimes de leurs « instincts innés », les Roumains seraient cruels, barbares, « bêtes, oisifs, incapables de penser et de travailler » - bien que doués d’une sorte de « sens poétique originel » - et « bigots, très bigots », quoique enclins à l’alcoolisme, puisqu’un pope rencontré par l’auteur « se trouvait dans un colossal état d’ébriété »46. Même insérée dans des récits, cette configuration de signes destinée à définir l’Altérité des Roumains se fixe dans les textes de « Rumänische Frauen », op. cit., p. 196. Franzos, « Gespräche mit Kronprinz Rudolf », op. cit., p. 313. 45 Ibid., p. 314. 46 « Rumänische Frauen », op. cit., p. 198, 199, 208, 209 et 204. 43 44
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Franzos47 ; la preuve la plus éclatante en est la nouvelle « Le Voyage vers le destin », dont la toile de fond spatio-temporelle a été modifiée à deux reprises (et en même temps les recettes fournissant le coloris local adéquat à chacune d’entre elles), de Podolie en Gorizzia et ensuite en Bucovine48. Franzos réussit à intégrer une intrigue relativement compliquée et le profil des personnages dans un réseau de « formations discursives »49, correspondant en gros à sa projection « en images » de la « nature » des Roumains. La figure répugnante d’un moine perfide assoiffé de pouvoir, coupable de tout le malheur des personnages principaux, n’est pas sans rappeler le côté « barbare » d’un mysticisme (orthodoxe) assumé par tout un peuple, « un égoïsme dénué de tout scrupule… et un fanatisme rigide, terrifiant », qui « se sert lâchement des sentiments les plus sacrés »50. Son combat malhonnête pour s’approprier l’âme et la fortune du jeune propriétaire roumain Barletta reflète l’affrontement des forces obscures nourries des traditions médiévales contre les germes du Renouveau : le jeune homme hésitant, apte au travail physique et assez réticent à toute idée d’instruction, se laisse conquérir, malgré sa nature assez frustre, par le progrès technique, qu’il introduit sur ses terres, servant ainsi d’exemple aux paysans. Mais le véritable antonyme du moine est le personnage du narrateur, Tarbescu, celui qui écoute la confession de Barletta dans un compartiment du train de Czernowitz à Vienne, et qui est présenté comme le modèle du Roumain de Bucovine rééduqué par la culture allemande. Descendant d’une famille noble en pleine décadence 47 Voir Manfred Fischer, « Komparatistische Imagologie : Für eine interdisziplinäre Erforschung national-imagotyper Systeme », Zeitschrift für Sozialpsychologie, no 10, 1979, p. 30-44 ; voir aussi Hugo Dyserinck, Komparatistik, Bonn, Bouvier, 1977. 48 « Die Reise nach dem Schicksal », dans la Neue Freie Presse en 1884, version remaniée de la nouvelle, Stuttgart, Bonz & Co, 1885. Franzos s'explique quant à la genèse de cette nouvelle dans Eigenhändige Bibliographie, cité par Lim, Das Leben und Werk des Schriftstellers Karl Emil Franzos, op. cit., p. 162 sq. 49 Cf. ce concept chez Michel Foucault, L’Archéologie du Savoir, Paris, Gallimard, 1969. 50 Die Reise nach dem Schicksal, citations d'après la deuxième édition, Berlin, Concordia Deutsche Verlags-Anstalt, 1895, p. 83 et 90.
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économique et morale, il choisit une profession lucrative - à l’encontre de ses parents adonnés à l’alcoolisme et aux jeux de hasard, mais aussi sous l’influence d’un certain Dr. Hussinger, l’avocat de son père Allemand (ou Juif), évidemment - grâce auquel il découvre, entre autres, le comportement « rationnel » : il commence par être apprenti chez un serrurier, puis élève dans un lycée technique, étudie les machines-outils à Vienne, en Allemagne et en Suisse, pour atteindre enfin, suite à l’invention d’un nouveau type de moteur, « la chance et la gloire », représentées par la fonction de directeur d’une usine de machines de Meidling et le mariage avec une Allemande blonde. La transparence de l’implant idéologique est accentuée par la phrase sans cesse répétée par Hussinger : « Instruis-toi et travaille ! » ; dans la filiation de Wilhelm Meister de Goethe, Tarbescu trouve dans cette exhortation la voie ouverte par la culture permettant de valoriser l’application bourgeoise contre la creuse grandeur aristocratique, la croyance occidentale au progrès mu par la technique contre le conservatisme réactionnaire des « Semi-asiatiques », le sens rationnel du devoir accompli contre l’affectivité passionnelle. Même le chantier, invoqué comme par hasard, de la nouvelle résidence du métropolite orthodoxe de Bucovine à Czernowitz, où Tarbescu aurait travaillé comme serrurier, évoque l’intégration de l’ancienne Eglise « de l’Est » dans les structures de l’État et de la société moderne de la monarchie « occidentale ». Ainsi est suggérée au lecteur une représentation festive de différences maîtrisables, identique à la fameuse parade des nationalités de Bucovine lors de la « fête culturelle » de 1875 ; la figure du Roumain « à succès » de Vienne, avec sa famille germanisée et sa maisonnette avec jardin à Hinterbrühl symbolise finalement l’idéal de la colonisation « harmonieuse » de la « Semi-Asie » par l’Occident. Selon une recette similaire, Franzos réfléchit dans un article non publié à la condition des « poètes bucoviniens » de langue allemande en
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relation avec cette espèce d’Altérité51 ; il y évoque un « ami berlinois » qui, jusqu’alors incapable d’associer le nom de la ville de Czernowitz avec autre chose qu’un alliage du « knout russe, de la barbarie turque et de l’art roumain de rosser les Juifs », aurait réagi à la vue d’un recueil de poèmes lyriques qui venait d’y être publié en allemand en disant : « Heureuse Allemagne ! La sonorité de ton idiome résonne non seulement sur les bords du Rhin et de la Spree, ses rythmes si joliment mélodieux ondoient aussi sur les bords du Prut ! » Entourée de l’immoralité autochtone, suggérant, par les défaillances déjà mentionnées, des péchés encore plus terribles, la « culture » sera donc représentée exclusivement par « l’élément allemand », celui-là même qui « a commencé, il y a quatre-vingt-dix ans, à se manifester dans notre pays ». Selon Franzos, l’extension de la « nation culturelle » allemande aurait triomphé en Bucovine justement parce que « la langue allemande n’a eu à se mesurer ici avec aucune autre langue littéraire », raison pour laquelle, au contact des « poètes allemands de Bucovine », les « natures poétiques » locales « sont devenues, grâce à l’influence germanique, des poètes allemands ». Cette conversion des « barbares » à une civilisation occidentale projetée en pleine ère libérale a un caractère incontestablement rituel, bien qu’elle se passe non pas sous le signe de la religion, mais sur le terrain, très précieux à la bourgeoisie cultivée, de la création de l’esprit ultra individualiste ; on aurait là la preuve éclatante des vertus éducatives du « verbe allemand » - celui-là même qui aurait accompli en Bucovine la « mission autrichienne » en Europe de l’Est, conçue par Joseph II comme une « exhortation à la diffusion de la culture et à l’entente et non comme un cri de guerre exigeant l’asservissement d’une nationalité plus faible ». Grâce à une manipulation habile de la dialectique du « tant… que » (pluralisme ethnique et germanisation), Franzos réussit à produire un petit chef51 Cf. son journal du 3 septembre 1868. Franzos pense probablement à la première anthologie poétique parue en 1864 à Czernowitz sous le titre Buchenblätter sous la direction de Wilhelm Capilleri.
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d’œuvre de discours colonial, en ceci que l’apologie narcissique de la mimicry, autrement dit l’invitation explicitement adressée à l’Autre de sacrifier et d’annihiler sa propre altérité (aboutissant ainsi à la consolidation du pouvoir colonial et au maintien du déséquilibre entre la métropole et la périphérie, entre le Soi et l’Autre) se donne pour une tentative de conciliation des deux pôles, une sorte de point culminant de l’histoire, qui ne pourra être suivi que d’une post-histoire dépourvue d’histoire, inspirée du modèle occidental (allemand) et mise en œuvre par une politique intelligente, nourrie des idéaux progressistes issus des Lumières bourgeoises et libérales. La brèche thématique découverte par Franzos dans les années 187052, et qu’il fut tenté de combler par ses Kulturbilder, s’ajustait à ce type de discours à thèse, agréé par les cercles officiels viennois, et s’agrémentait de l’engagement rhétorique en faveur d’un national-libéralisme adouci, lorsqu’il n’était pas orchestré par la tentation d’enraciner dans le Kronland du nord de la Moldavie une alternative idéale au « désert semi-asiatique » comme véritable modèle de réussite du travail culturel des Allemands à l’Est de l’Europe. Le terminus du voyage du journaliste aisé de Vienne, envoyé par la Neue Freie Presse pour rendre compte des fêtes consacrées au jubilé de l’annexion de la Bucovine par l’Autriche et à l’inauguration, à Czernowitz, de l’Université François-Joseph, lui apparaît dans le lever triomphal du soleil, après la traversée du paysage « semi-asiatique » de la « plaine désertique » parsemée de « chaumières pitoyables », paysage de l’absence totale de « toute industrie et toute culture » ; Czernowitz est la ville vouée à symboliser la victoire de l’Europe centrale urbanisée sur l’Est figé dans les mentalités rurales : « Chaleureuse et somptueuse, la ville s’étale sur une colline altière. Dans sa proximité, le voyageur est envahi par un étrange sentiment : comme s’il se 52 Après avoir publié le récit « Christusbild » dans Westermanns Monatshefte, no 28, 1870, Franzos se rappelle avoir été invité par la rédaction à produire d’autres travaux portant sur cette « thématique intéressante », cf. Karl Emil Franzos, « Mein Erstlingswerk », op. cit, p. 237.
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Andrei Corbea-Hoisie trouvait déjà en Occident, là où l’on peut accéder à l’éducation, aux mœurs raffinées et aux nappes d’un blanc éclatant. Et s’il cherchait une explication à cette merveille, il n’aurait qu’à prêter l’oreille à la langue parlée par ses habitants : l’allemand. Il lui faut aussi observer la fête à laquelle ils se préparent : c’est une fête de l’esprit allemand. L’esprit allemand, le plus puissant et le plus bienveillant mage qui soit - lui, encore lui ! - a placé ce florissant coin d’Europe au milieu du désert culturel semi-asiatique !53 »
Le mythe de Czernowitz, l’autre visage du mythe de la Semi-Asie, vient ainsi de commencer sa carrière dans la mémoire collective de l’Europe centrale. Le soupçon que cette ville pourrait n’être en fin de compte elle aussi qu’un artefact et que l’enchantement provoqué par « cette oasis au beau milieu de l’inculture orientale »54 contiendrait un gros pourcentage de zèle simulateur, ce soupçon même se trouve renforcé jusque dans le journal intime de Franzos. Les voyages répétés dans la zone « semiasiatique », avec Czernowitz comme point de départ, lui auront sans doute permis de comparer la capitale bucovinienne non seulement avec Vienne, mais aussi avec les autres villes de la région, et les « vieilles rues de chez nous » finissent ainsi par se parer d’une lumière plus favorable : « quiconque parcourt systématiquement les territoires avoisinants…, qui a visité Stanislav ou Jassy, Moghilev ou Bistritz, pénétrera avec un sincère enchantement dans cette oasis de culture. Il verra ici une ville et non pas un enchevêtrement désordonné de maisons et de masures ; des rues et non pas des terrains vagues qui s’entrecroisent chaotiquement et où s’entassent les ordures ménagères des habitations qui les côtoient ; il verra de belles maisons habitables, et de temps à autre ses yeux se régaleront à la vue de quelque édifice luxueux, moderne et stylé ; il verra de nouveau des rues et des marchés pavés, illuminés et nettoyés55. »
« Von Wien nach Czernowitz », op. cit., p. 113. « Zwischen Dniestr und Bistrizza », in Aus Halb-Asien, op. cit. , p. 120. 55 « Ein Culturfest », op. cit., p. 159. 53 54
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D’autre part, le jeune homme, fasciné par la métropole « diablement belle » des bords du Danube qui le faisait rêver à une carrière rapide, semblait supporter difficilement l’exiguïté « ennuyeuse, crasseuse » de la ville de province, caractérisée par « le grouillement des jeunes gens de la haute société », « heureux de descendre, remonter, traverser dans tous les sens » la Russische Gasse et la Herrengasse ; les « poètes bucoviniens » pouvaient d’autant moins lui offrir une consolation intellectuelle - il parle avec un mépris à peine masqué de la « force épidémique, élémentaire » de la « versification de masse » ou du « dilettantisme qui hante les cercles poétiques de chez nous »56. Longtemps après avoir quitté pour toujours la ville de ses années de lycée, Franzos réglera définitivement ses comptes avec le mythe de Czernowitz de la façon la plus cruelle que l’on puisse imaginer : dans un texte relatant une conversation avec Theodor Mommsen, Czernowitz sera désigné comme « un recoin éloigné de l’Empire autrichien » et l’université à laquelle Franzos avait dédié lors de son inauguration un article si enthousiaste, en anticipant son avenir de « Strasbourg de l’Est », n’est plus qu’une « colonie pénitentiaire académique cacanienne »57. A Czernowitz, que Franzos n’avait plus visitée depuis 1891, et dont il s’était définitivement distancé, en alléguant que « dans ce petit pays, qui était encore en 1876 un Eldorado de la tolérance inconditionnelle, les religions commencent à se bagarrer », et l’université, « traitée par le gouvernement comme un enfant mal aimé, [...] mène une existence pitoyable »58, les réactions à la brutalité de ce fils respecté de la ville qui, tout d’un coup, ne voyait plus que la « farce » cachée sous l’histoire officielle, furent plutôt résignées qu’indignées : le feuilletoniste du Czernowitzer Tagblatt avait d’ailleurs donné raison à ce jugement sévère, présageant notamment que la Bucovine serait une Journal, notations des 9, 2, 3 et 4 septembre 1868. Karl Emil Franzos, « Erinnerungen an Mommsen », Neue Freie Presse, no 14095, 22 novembre 1903. 58 Franzos, in Sommer, op. cit., p. 40. 56 57
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partie de la « Semi-Asie », en s’efforçant ainsi de mettre en évidence, dans un registre masochiste-provocateur, la différence (paranoïaque), d’ailleurs masquée par son narcissisme simulateur, face à l’Europe : « Nous sommes un pays plongé dans l’obscurité, un marais dans l’Europe éclairée, un pays que l’on n’aime ni ne hait, un pays sans avenir, une sorte de honte »59. Lorsqu’en 1895, il rejeta catégoriquement l’idée de faire déménager ses sœurs de Czernowitz à Berlin, Franzos luimême tint le même langage, dont la franchise avait de quoi choquer : « Elles appartiennent à un autre monde, qu’iraient-elles faire dans le nôtre ? »60 La prétention orgueilleuse de Franzos à mettre en œuvre une poétique des « types » dans la lignée de Goethe et des romantiques qui, eux, l’avaient attribuée aux caractères nationaux, ne se vérifie donc pas, puisqu’il inverse l’ordre de succession goethéen du concret individuel à partir duquel se décante naturellement « la forme essentielle » du « type » (« la plante originelle »). En contrepartie, les « artefacts » de Franzos égalisent le Vivant, tout comme, selon Homi Bhabha, le facteur répétitif déloge le facteur représentatif dans le « discours colonial ». Les « types » de Franzos ne sont, tout compte fait, que des « stéréo-types »61.
H. M., « Halb-Asien », Czernowitzer Tagblatt, no 274, 25 décembre 1903. Cf. la lettre de Franzos à Wilhelm Tittinger, in Lim, op. cit., p. 524. 61 Cf. l’analyse détaillée du concept dans Joachim Ritter, Karlfried Gründer (dir.), Historisches Wörterbuch der Philosophie, Basel, Schwabe, 1989, t. 10, p. 135-139. 59 60
JAROSLAV ČERMÁK, UN PEINTRE TCHÈQUE ENTRE PARIS ET LES BALKANS
Markéta THEINHARDT (Université Paris IV - UFR d’Etudes slaves)
C’est en octobre 1928 qu’Alfons Mucha remet officiellement à la Ville de Prague son cycle monumental L’Epopée slave, qui sera exposé dans le grand hall du nouveau Palais des foires et des expositions de Prague, chef-d’œuvre de l’architecture fonctionnaliste. Dix-huit tableaux de grand format de ce cycle qui en compte dix-neuf au total, aboutissement de ses ambitions tant artistiques qu’idéologiques, seront donc présentés au public dans un cadre plus qu’anachronique, comme si deux chapitres de la culture tchèque s’y rencontraient : l’un issu de la longue lignée de la slavophilie du XIXe siècle, l’autre radicalement tourné vers la modernité cosmopolite. Fortement critiqué par les représentants de l’avant-garde, l’œuvre de Mucha est finalement montrée du doigt comme l’exemple par excellence du conservatisme artistique, comme expression d’idées révolues. La lignée slavophile, voire folklorique, de l’art tchèque du XIXe siècle, qui s’inscrit dans la recherche plus générale et actuelle à son époque d’un « art national », a pourtant produit des œuvres remarquables : artefacts complexes qui, tout en étant guidés par la téléologie d’un renouveau prochain des nations slaves, arrivèrent en même temps à une expression artistique © Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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originale. C’est pour cette raison qu’en dépit de toutes les réticences, les « Slaves » tardifs de Mucha eux-mêmes sont reconsidérés et à nouveau appréciés. Dès la lignée romantique du renouveau national, la Bohême est un pays considéré comme trop occidentalisé, voire « corrompu » par l’histoire. De façon symptomatique, ce n’est déjà plus là que les artistes tchèques en quête de thèmes slaves vont chercher leur inspiration pour y trouver l’archétype de la beauté slave : ils se tournent toujours plus vers l’est, vers la Moravie puis la Slovaquie, et finalement vers le sud-est et les Balkans. L’arbre généalogique d’une telle « iconographie slave », dont les débuts sont à situer dès le Moyen Âge, serait bien long. Contentons-nous ici de rappeler quelques exemples qui, de toute évidence, ont servi de modèle aux artistes du XIXe siècle, plongés dans une situation historique et culturelle qui donnait à cette recherche une valeur essentielle, à commencer par les bois gravés de la très populaire Chronique de Bohême de Václav Hájek, composés autour de 1540, qui présentent l’aspect imaginaire des princes de la Bohême, coiffés avec des couvre-chefs très orientaux. Cet orientalisme est, bien entendu, issu de l’imaginaire encore médiéval, et est lié à celui qui avait cours dans les représentations des scènes bibliques. Le souci d’exactitude historique mènera plus tard le dessinateur et graveur F. Saltzer à copier à Vienne les scènes du codex de Hasenburg, un manuscrit illuminé originaire de Bohême, et à en illustrer l’édition critique de la Chronique de Hájek (1763). Ces images serviront à leur tour de modèle pour la représentation de l’histoire antique de la Bohême - en témoignent les premières feuilles du cycle lithographique L’Histoire des Tchèques en images, réalisées par le peintre et graveur Antonín Machek (1775 -1844) à partir de 1820, et éditées en cahiers ou en feuilles. Cet essai de reconstruction de l’aspect des premiers Tchèques et de leur costume, même s’il correspond tout à fait au mot d’ordre de la fin du XVIIIe siècle - ex oriente lux -, est à l’origine de la première critique artistique moderne écrite en tchèque, dans la revue Krok : la critique s’arrête tout
Jaroslav Čermák, un peintre tchèque entre Paris et les Balkans
Antonín Machek, l'École de Budeč, lithographie, Histoire de Bohême en images, 2e cahier, Prague, 1822, coll.part.
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particulièrement sur la question de ces costumes, qu’elle considère comme abjects, car trop fantaisistes. Suivant les idées de Herder, elle recommande à l’auteur de chercher ses modèles parmi le peuple où il trouvera, dans le costume national, le reflet de ces temps mythiques et légendaires1. Terriblement déçu par cette critique, mais dorénavant à l’affût de ces sources nouvelles, Machek fera un effort pour les feuilles suivantes : en témoigne la lithographie où il représente l’école de Budeč, lieu d’enseignement légendaire des premiers Tchèques, imaginé comme une sorte de gymnase de l’Antiquité grecque. Les costumes sont devenus plus classiques et l’on remarque quelques détails empruntés aux costumes populaires de la campagne de la Bohême. Le modèle grec antique va rester dans la théorie tout comme dans la pratique artistique un motif fort dans la recherche d’un art national, ou, plus largement, d’un art slave. Dans le domaine tant pratique que théorique des arts plastiques, cette tendance s’exprimera fortement à partir des années 1840, avant tout dans l’œuvre de Josef Mánes (1820-1871). L’argumentaire théorique en a été formulé par Ludvík Rittersberg dans son essai Idées sur la peinture slave, publié en 18482. Dans ce traité, Rittersberg dépeint, en rappelant en arrière-plan les conditions naturelles et historiques qui forment selon lui le caractère et la destinée des peuples, le principe sélectif de la naissance de la beauté idéale dans l’art grec, et il essaie d’apprendre aux artistes slaves à s’en servir comme modèle pour constituer ou re-constituer un art classique spécifiquement slave. Afin de parvenir à l’idéal de la beauté et de la vérité, il recommande aux artistes d’aller à la campagne, à l’église le dimanche, mais avant tout en Moravie et en Slovaquie, pour y trouver des exemples de « beauté tchécoslave » : figures sculpturales, traits réguliers, et une certaine rondeur gracieuse. Les Slaves du Sud, par leur proximité avec la Grèce, Krok, 1822, p. 153-160, cité d’après Luděk Novák, Antonín Machek, Prague, Československá akademie věd, 1962, p. 160. 2 Ludvík Rittersberg, « Myšlénky o slowanském malířství », Kwěty a plody. Týdenník pro wzdělané obecenstwo, n° 3, 22 juin 1848, p. 57-146. 1
Jaroslav Čermák, un peintre tchèque entre Paris et les Balkans
Josef Mánes, frontispice du Manuscrit de Dvůr Králové, bois gravé, 1859, coll. part.
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vivant dans un paysage qui offre des conditions naturelles identiques à celles de cette Terre promise de l’art, et certainement aussi le reflet de la culture grecque, sont des modèles particulièrement recommandables. Leurs statures et leurs têtes nobles, des enfants aux vieillards, ont préservé, selon Rittersberg, ce qu’il y a de plus pur et de plus fier. Aussi, parmi les costumes nationaux populaires, les costumes des Slaves du Sud sont-ils les plus remarquables : « Vivent les Illyres vigoureux ! Qu’ils soient loués d’avoir conservé les costumes de leurs pères, donnant ainsi le bon exemple à tous les Slaves ! Peintres slaves, n’hésitez pas à décorer vos tableaux des beaux et nobles costumes des Croates, Dalmates et Serbes. Chez nous, grâce à la civilisation européenne ! le costume n’a donné que coups durs au sens esthétique. Je ne veux pas nier les bienfaits de la civilisation cosmopolite, mais pourquoi nous avoir soumis également à ces mœurs vestimentaires - de la sorte, nous ne habillons que comme des fous complets. En fait, ce n’est pas le mérite de cette civilisation si l’on trouve par-ci, par-là, de beaux costumes tchécoslaves, avant tout en Slovaquie ou en Moravie.3 »
Josef Mánes, considéré, pour des raisons diverses, comme un classique de l’art tchèque, ne s’engagea pourtant pas aussi loin dans cette voie, à la recherche des types et costumes slaves : il se contentera de la Moravie, la Silésie et la Slovaquie. C’est lui qui, à partir d’études individuelles effectuées in situ, mais aussi de recherches iconographiques d’archives (et grâce à la maîtrise des principes académiques, acquise lors de ses longues études dans les Écoles des beaux-arts), produira le modèle tant attendu par le cercle patriotique tchèque, spécifique et classique à la fois, de la beauté plastique slave. Jaroslav Čermák (1830-1878), lui aussi considéré comme l’un des classiques de l’art tchèque, représente, dans la lignée des recherches artistiques mentionnées, un modèle bien différent de celui de Josef Mánes. Non seulement parce qu’il est, contrairement à Mánes, le prototype même du succès international consacré par Paris, mais aussi 3Ibid.,
p. 89-90.
Jaroslav Čermák, un peintre tchèque entre Paris et les Balkans
Jaroslav Čermák, Mère slovaque avec son enfant, lithographie, Lemercier, Paris, 1859, coll.part.
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parce que son œuvre s’inscrit dans une autre tendance artistique, qu’on pourrait, avec beaucoup de prudence, définir comme réaliste. Issu d’une famille patriotique praguoise aisée, il n’a pas connu la misère de dépendre des mécènes, dont Mánes souffrit de façon quasi absolue. Il quitte Prague en 1849, toujours accompagné de sa mère et de sa sœur Marie, future épouse du prince George Constantin Czartoryski, pour effectuer ses études à l’étranger : à Anvers, puis chez Louis Gallait à Bruxelles. Il a donc pu pleinement profiter de l’âge d’or de la peinture historique belge, dont Louis Gallait fut l’un des grands maîtres. L’œuvre de Čermák, peintre historique par excellence, oscille entre deux grands thèmes : l’histoire tchèque, où dominent des scènes clés de la vision patriotique (guerres hussites, Contre-Réforme) et des représentations souvent monumentales ou tirées de la situation contemporaine des Slaves des Balkans. Dans le cas de Mánes, l’historiographie traditionnelle tchèque a eu tendance à le sacraliser comme un artiste prophète, qui aurait créé quasiment ex nihilo, puisant uniquement dans les sources populaires et historiques ; elle se méfia, pour des raisons bien compréhensibles, du contexte esthétique qui lui était propre, à savoir le romantisme allemand, suspect aux yeux des historiens patriotiques tchèques. Selon un schéma très similaire, Čermák, lui aussi, n’aurait été amené à sa conception artistique que par amour et par compassion pour les frères slaves des Balkans, un schéma qui confond raisons idéologiques et personnelles avec le projet artistique. Ce schéma réducteur apparaît clairement dès la première présentation importante du jeune artiste au Salon de Bruxelles en 1851. Il y expose avec succès son tableau connu sous le titre Famille des exilés slovaques : le roi Léopold en personne en aurait été charmé et l’aurait acheté pour sa collection privée (on peut confirmer au moins ce dernier point). Le tableau n’est pas né d’une expérience personnelle, car Čermák n’entreprendra son premier voyage vers l’est qu’en 1858. De plus, le titre de ce tableau varie symptomatiquement selon les
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Jaroslav Čermák, Portrait de la princesse Darinka de Monténégro, huile sur toile, 77 x 62 cm, 1862, Musée de Cetinje
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circonstances des diverses expositions, où il sera présenté tour à tour comme dépeignant des Bohémiens, des Hongrois, etc. En réalité, il s’inscrit dans la lignée romantique des représentations des déshérités brigands, bohémiens ou bien artistes. En ce qui concerne cette thématique spécifique, Čermák doit beaucoup à l’œuvre de son maître Louis Gallait. Ce n’est qu’en 1858 que, déjà installé à Paris, Čermák va entreprendre via Prague son premier voyage dans les pays slaves. A son ami le peintre Soběslav Pinkas, il décrit ce voyage comme un « pèlerinage » vers une lumière éclatante et des couleurs plus fortes, vers l’Orient slave, pays d’une gloire héroïque et épique4. Son voyage dans les pays slaves semble avoir rencontré un écho soupçonneux, car il confie à son ami Dušan Lambl : « La gendarmerie doit rédiger des rapports à mon sujet, cela s’est passé dans les Tatras. C’est ridicule, moi qui avais tant de travail pour voir toutes ces beautés, m’occuper de politique ?! - Les Slovaques sont vraiment le meilleur peuple que je connaisse...5 »
C’est sur la base d’études rapportées de ce voyage qu’il effectuera par exemple le tableau Le Berger slovaque avec son chien (1859, vraisemblablement au musée des Beaux-arts de Leipzig), connu aussi sous le titre Le Porcher hongrois. Son ami Soběslav Pinkas, peintre à l’époque radicalement réaliste qui appartenait à la communauté artistique de Marlotte près de Barbizon, affirme que Čermák réalisa ce tableau chez lui, à Vaux-de-Cernay. En effet, il s’agit d’une œuvre décidément réaliste, pas tout à fait dans le sens de Courbet, mais quand même d’un réalisme caractéristique des artistes de l’entourage de l’école de Barbizon. Une autre retombée de ce voyage est probablement aussi le tableau Mère slovaque avec son enfant (1859, Musée Fodor, Amsterdam). František Xaver Jiřík, Soběslav Pinkas, Prague, Štenc, 1925. Cité dans V. Černý, F. V. Mokrý, V. Náprstek, Život a dílo Jaroslava Čermáka, Prague, Umělecká beseda, 1930, p. 38. 4 5
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La suite de l’itinéraire de ce premier voyage de Čermák reste encore à établir, car les témoignages divergent. Il est sûr qu’il est resté pendant un moment à Dubrovnik, et il est plus que probable qu’il soit allé en Herzégovine, peut-être même au Monténégro. En revanche, il est certain qu’il exposa à Paris au Salon de 1861 les tableaux suivants : Razzia des bachi-bouzouks dans un village chrétien en Herzégovine (Turquie), Étude de Raïa Slave (Herzégovine), Jeune paysanne avec son enfant (Croatie)6. Le deuxième séjour dans les Balkans daterait de 1862 : il va en Dalmatie, à Dubrovnik et passe quelques mois avec son élève Josef Huttary au Monténégro comme invité de la famille princière, où il obtint de Nicolas Ier une médaille pour avoir assisté aux combats contre les Turcs. Entre 1863 et 1865, il vit avec l’épouse de son maître Louis Gallait en Dalmatie. Cet attrait pour les pays slaves des Balkans a certainement été inspiré à Čermák par des motivations idéologiques et personnelles (romantiques) : il est issu d’une famille patriotique tchèque, imbue de convictions politiques nationales-libérales, et il a toujours entretenu d’étroites relations avec ses compatriotes - et pas seulement avec ceux qui étaient des artistes. On y trouve le « quarante-huitard » Josef Václav Frič, démocrate radical émigré à Paris et actif dans les cercles révolutionnaires polonais ou slaves du sud. Après le Congrès de Paris, organisé en 1856 suite à la guerre de Crimée, le prince monténégrin Danilo arrive à Paris pour mener des négociations avec Napoléon III ; à cette occasion Danilo fait connaissance avec le Tchèque Jan Vaclík, auteur du livre La Souveraineté du Monténégro et le droit des gens modernes de l’Europe, et qui deviendra en 1858 secrétaire d’État du Monténégro. Čermák a probablement connu Vaclík. L’influence diplomatique de la France ne cesse de croître, même après l’assassinat du prince Danilo et sous le règne de son successeur, le jeune prince Nicolas et de sa mère la princesse Darinka. 6
Titres cités d’après le catalogue du Salon.
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Comme on l’a déjà dit, lors de son deuxième séjour dans les Balkans, Čermák est l’invité personnel du prince monténégrin Nicolas. En fait l’Empire Ottoman, soutenu par la Grande-Bretagne, s’était engagé dès 1856 à respecter les droits des Chrétiens sur son territoire, mais les entorses systématiques à cet engagement rendent la situation dans cette partie de l’Empire explosive. Après sa défaite en Crimée, la Russie, rival politique de la Grande-Bretagne, justifiera ses interventions par la défense des Slaves des Balkans orthodoxes. La France de Napoléon III, en concurrence avec la Grande-Bretagne, a donc favorisé le camp anti-turc, non sans rivaliser avec la Russie pour étendre son influence dans les Balkans. La lutte acharnée des montagnards de Herzégovine et du Monténégro contre l’Empire ottoman a eu pour arrière-plan les intérêts des grandes puissances. Plusieurs éléments sont donc réunis pour que les tableaux de Čermák représentant les Slaves des Balkans suscitent un grand intérêt lors des Salons de Paris. Après le succès de 1861, il présente en 1863 les portraits de la famille princière du Monténégro ; sa prochaine apparition au Salon date de 1868, lorsqu’il expose le tableau Jeunes filles chrétiennes de l’Herzégovine enlevées par des bachi-bouzouks et conduites à Adrianopole pour y être vendues ; en 1873 c’est l’Épisode de la guerre du Monténégro, en 1877 Les Herzégovines, de retour dans leur village pillé par les bachi-bouzouks, trouvent le cimetière ravagé et l’église détruite et, enfin, lors de l’Exposition universelle à Paris, en 1878, et date de sa mort, Le Monténégrin blessé, qui apparaît comme le point d’orgue de cette grande aventure. Son succès à Paris s’exprimera par exemple par une grande fortune critique de ses tableaux exposés aux Salons, mais elle n’est cependant pas due seulement à une thématique bien choisie, en phase avec l’actualité. Son œuvre sera discutée par la critique parisienne (avec admiration ou d’un point de vue critique) parce qu’elle touche à certaines problématiques artistiques bien contemporaines. Thématiquement, elle manifeste un engagement personnel de l’artiste
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pour la cause qu’il dépeint, et en même temps elle ajoute à la peinture orientaliste internationale une touche originale. Čermák, premier peintre tchèque dont le nom figure (en 1853) parmi les artistes ayant séjourné à Barbizon, s’oriente vers le réalisme (dans son orientalisme réaliste, il se rapproche en France par exemple d’un Alfred Dehodencq, mais il est très éloigné du réalisme de Courbet). Du point de vue de la critique française, Čermák est un artiste du « juste milieu », représentant d’une modernité modérée, et apprécié comme tel par Théophile Gautier : « Une razzia de bachi-bouzouks […] de M. Čermák, attire impérieusement le regard par une certaine brutalité puissante et lumineuse. […] C’est un beau morceau que le corps plein de force, de jeunesse et de santé, grassement féminin et satiné de lumière.7 »
Maxime du Camp, défendant plutôt la peinture idéaliste, exprime par contre sa désapprobation : « Comme couleur c’est du mauvais Schnetz ; comme dessin ça me semble conçu dans un système trapu et ramassé que je ne m’explique pas bien ; comme composition c’est fort grossier, et ces lourds bonshommes costumés en marchands de dattes, qui enlèvent cette forte cuisinière toute nue, n’est rien que déplaisant. Il faut croire cependant qu’il y a des gens dont l’épiderme peu délicat est fort sensible à ce genre d’exhibition, car j’ai toujours rencontré beaucoup de monde en contemplation devant cette toile, qui par sa brutalité et par une certaine réalité trop positive, réussit à émoustiller le goût du public.8 »
Albert de la Fizelière oppose à Čermák le réalisme de Courbet, considérant la position du peintre tchèque comme dangereusement idéaliste et d’un réalisme seulement prétendu :
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Cf. Théophile Gautier, Abécédaire du Salon de 1861, Paris, 1861, p. 66. Maxime du Camp, Le Salon de 1861, Paris, 1861, p. 63-64.
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Markéta Theinhardt « Un amateur ayant affaire à M. Courbet, monte un jour l’escalier du n° 32 de la rue Hautefeuille ; il frappe à une porte, un peintre vient d’ouvrir, la palette à la main. - Monsieur Courbet, s’il vous plaît ? - Je ne connais pas ça, répond l’artiste ; qu’est-ce qu’il fait, ce monsieur ? Monsieur Čermák serait en droit de faire la même réponse, car s’il connaît la peinture, il ne connaît certes pas cette peinture franche, ferme, puissante, énergique sans effort et savante avec simplicité qui fait le succès du peintre d’Ornans.9 »
Ainsi, ces trois critiques défendant des courants artistiques différents, prennent l’œuvre de Čermák pour illustrer, de manière positive ou négative, une opinion déjà fixée au préalable. Devant une même œuvre, on trouve ainsi une position de la tendance qu’on appelait le « juste milieu », une position « idéaliste » et une position qui défend un réalisme radical. Peintre d’histoire, élève attentif des Écoles des beaux-arts, Čermák connaît bien la composition académique et peut l’appliquer aux figures tirées de la réalité des Balkans, les élevant sur le piédestal de héros grecs, tout à fait dans le sens de l’article de Ludvík Rittersberg, mentionné plus haut. La personnalité « byronesque », la conception et la position artistique spécifique de Jaroslav Čermák font de son œuvre un chapitre fort intéressant. Čermák avait donc trouvé son Iliade, comme le remarquait l’écrivain et critique tchèque Jan Neruda : « C’est l’Iliade de Čermák. Il est tombé amoureux de ce peuple des montagnes et falaises noires. Il est descendu jusqu’au fond de son âme et nous a rendu son essence qui est : la force. Force morale et physique. 10 »
Albert de la Fizelière, A-Z ou le Salon en miniature, Paris, Poulet-Malassis et de Broie, 1861, p. 17-18. Les trois critiques cités à titre indicatif se réfèrent au tableau Razzia des bachi-bouzouks dans un village chrétien en Herzégovine (Turquie) exposé au Salon de 1861. Le tableau se trouve aujourd’hui dans une collection aux Etats-Unis. La Galerie nationale de Prague en possède une réplique. 10 Jan Neruda, « Nová výstava Umělecké Besedy », Kritické spisy Jana Nerudy VIII : Umění. Úvahy, životopisy, kritiky, Prague, Topič, 1911, p. 394. 9
D’IMAGES D’UN VOYAGE EN PROVINCE (1891) DE PERETZ À LA DESTRUCTION DE LA GALICIE (1921) D’AN-SKI : REPRÉSENTATION DES CONFINS JUIFS ENTRE EXPÉDITION STATISTIQUE ET LITTÉRATURE
Delphine BECHTEL (Université Paris IV Sorbonne - UFR d’Études germaniques)
Le genre du récit de voyage à caractère ethnographique apparaît dans des circonstances particulières dans le monde juif d’Europe de l’Est. En effet, il présuppose le regard de l’ethnographe, du savant, de l’écrivain sur l’autochtone, et l’intérêt « rétrospectif » du lettré pour sa propre culture d’origine, qu’il ressent non plus comme le monde étroit d’où il avait autrefois voulu s’arracher, mais comme un berceau nourricier dont il s’est coupé un temps, mais auquel il retourne parce qu’il en comprend a posteriori différemment la valeur et redoute les menaces qui pèsent sur sa pérennité. Pour cette raison, les premiers « récits de voyage » chez les Juifs d’Europe de l’Est sont nés sous la plume de Juifs allemands qui, émancipés précocement, s'étaient déjà acculturés au monde germanique dominant. Le premier exemple en est le très spirituel Voyage en Pologne de Heinrich Heine, suivi durant tout le XIXe siècle par une foison de « nouvelles du ghetto » qui, si elles ne constituent pas des narrations de voyage à proprement parler, déplacent néanmoins le lecteur germanophone assimilé dans le monde à la fois archaïque et exotique © Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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du shtetl et de la communauté juive traditionnelle1. Mais pour la plupart des Juifs germanisés, le monde du shtetl, stylisé et idéalisé par la littérature, version juive de la Heimat patriarcale et communautaire, permettait surtout de mesurer le chemin parcouru depuis l’Émancipation, un chemin que l’on n’était pas prêt à rebrousser. L’apparition du récit ethnographique à proprement parler se fit donc dans un cadre différent en Europe centrale (Allemagne, Autriche) et en Europe orientale (Empire russe). Pour les chercheurs juifs allemands de la mouvance de la « Science du Judaïsme », le monde du shtetl constituait un domaine marginal, presque une survivance honteuse du passé, et l’intérêt pour son folklore était plus que restreint. Font exception les travaux de Friedrich Salomon Krauss, secrétaire de l’Alliance Israélite de Vienne et sa revue Der Urquell (La source originelle), et ceux du Rabbin de Hambourg Max Grunwald, qui fonde en 1898 la Société d’ethnographie juive. Ne voyageant pas eux-mêmes vers l’est de l’Europe, vers le grand vivier du judaïsme traditionnel que constituaient l’Empire russe et les confins orientaux de l’Empire austro-hongrois, ils faisaient appel à des informateurs et contributeurs locaux. En Europe de l’Est, les études d’anthropologie culturelle ou de folklore apparaissent à la fin du XIXe siècle, également dans les milieux polonisés ou russisés, à Varsovie avec les recherches des parémiologistes Samuel Adalbert et Ignacy Bernstein, en Russie avec le folkloriste Yehudah Leyb Kahan. Ce n’est que vers la fin du XIXe siècle qu’apparaîtra la configuration où un « savant » juif d’Europe de l’est entreprend un voyage chez ses coreligionnaires. En 1890, l’écrivain yiddish polonais Isaac Leybush Peretz (1852-1915) se joint à une « expédition
Heinrich Heine, « De la Pologne », trad. fr. Revue germanique internationale, no 4 (1995), p. 257-278. Voir aussi Gabriele von Glasenapp, Aus der Judengasse: Zur Entstehung und Ausprägung deutschsprachiger Ghettoliteratur im 19. Jahrhundert, Tübingen, Niemeyer, 1996. 1
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statistique » auprès des Juifs des bourgades de la province polonaise, dont il tire un an après une série de vingt-deux esquisses qu’il intitule, en référence aux Reisebilder de Heine, Images d’un voyage en province (Bilder fun a provints-rayze). Plus de vingt ans plus tard, l’écrivain et homme politique juif russe Salomon Zanvil Rappoport, dit An-Ski (1863-1920) participe à son tour à la grande « expédition ethnographique » qui durera trois ans, de 1912 à 1914, dans l’ouest de l’Ukraine tsariste, et qui sera prolongée en 1914-1917, durant la Première Guerre mondiale, par ses récits d’envoyé spécial sur le front de la Galicie2. Il s’agit donc de deux hommes, deux époques, deux voyages, deux investigations, bien différentes l’une de l’autre, d’où sont issues deux œuvres de caractère hybride, deux « récits de voyage » qui oscillent entre le documentaire, le témoignage et l’œuvre littéraire. Si la « littérarité » du récit ethnographique a bien été mise en évidence par l’école américaine « fictionnaliste » issue du Séminaire de Santa Fé, les récits de Peretz et d’An-Ski sont certainement à considérer comme une « fiction » de la réalité, mettant en scène, dans une tension entre poétique et politique, leurs initiateurs tout comme le monde qu’ils visitent et décrivent3.
Les notes d’An-Ski sur l’expédition ethnographique ne furent jamais publiées (les fonds de l’expédition se trouvent aujourd’hui à Saint-Petersburg et à Kiev). C’est donc aux notes d’un co-participant à l’expédition, Abraham Rekhtman, qui les publia en yiddish à Buenos Aires en 1958, qu’on doit se reporter. Par contre, le journal qu’An-Ski a tenu de ses pérégrinations durant la Première Guerre mondiale occupe trois tomes de ses œuvres complètes, souvent désigné par le titre court de La Destruction de la Galicie, publié en 1921, juste après la mort de l’auteur. An-Ski, Der yidisher khurbn fun Poyln, Galitsye un Bukovine (fun tog-bikh TRED-TREZ -1914-1917), [La Destruction du monde juif de Pologne, Galicie et Bucovine (extraits du journal 1914-1917)], Wilno/Varsovie/New York, Farlag An-Ski, 1921. 3 Pour une approche théorique du lien entre récit ethnographique et « fiction », voir Writing Culture : The Poetics and Politics of Ethnography, dir. James Clifford et George E. Marcus, Berkeley, University of California Press, 1986. 2
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Deux hommes, deux époques Peretz, qui deviendra au tournant du siècle l’un des trois grands classiques de la littérature yiddish et le mentor de la jeune littérature yiddish polonaise, n’est encore, dans les années 1880, qu’un débutant dans les lettres yiddish. Il s’est mis à cette langue en 1886, après s’être essayé au polonais et à l’hébreu. Dans les années 1870, il était encore un jeune avocat polonophone, parfaitement intégré dans les milieux assimilationnistes de Zamość, sa ville natale. Comme pour tous ses contemporains, la vague de pogromes qui s’abat sur la Russie tsariste à partir de 1881 marque un tournant, et il va progressivement s’investir dans la vie juive et le renouveau de la littérature yiddish. An-Ski est également un transfuge. Né près de Vitebsk, en Biélorussie, dans une famille traditionnaliste, il rompt brutalement avec la pratique de la religion et la communauté juive. Jeune intellectuel russifié, proche des Narodniki, il décide d’aller « au peuple » (ce par quoi il entend le peuple russe). Conformément aux idéaux socialistes, il apprend un « métier artisanal », travaille chez un forgeron, puis un relieur, entreprend un périple en Russie centrale, puis méridionale, errant de par les villages et les zones industrielles, fréquentant des paysans, des ouvriers des fabriques, des mineurs, des déclassés. En 1892, il quitte la Russie, voyage en Allemagne et en Suisse avant de s’installer à Paris, comme secrétaire du penseur socialiste russe Piotr Lavrov. Exilé dans la capitale parisienne (l’« ailleurs » complet), il ne revient en Russie qu’en 1905, pour y découvrir une jeune culture juive en plein essor, un mouvement ouvrier juif actif. Il décide alors de s’y investir à son tour, en partie sous l’influence de son ami d’enfance Khayim Zhitlovski, chef de file des Socialistes Révolutionnaires et théoricien du yiddishisme. L’ « expédition statistique » à laquelle participe Peretz est la résultante des circonstances particulières aux relations judéo-polonaises du XIXe siècle. L’arrière-plan historique en est le courant positiviste
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polonais d’une part, et l’apparition de la statistique dans les administrations russes d’autre part. Les positivistes polonais, qui prônaient une modernisation de la Pologne par le progrès économique, industriel et par l’éducation, avaient offert aux Juifs les perspectives d’une intégration dans le creuset de la nation, reconstituée autour de la formation d’une bourgeoisie économique laïque, mais au prix d’un abandon des particularismes et d’une assimilation à la culture polonaise. Mais la violence des pogromes de 1881 en Russie et à Varsovie démontre les limites de l’intégration (que ce soit au sein de l’État tsariste ou de la société polonaise), et marquent la naissance d’un antisémitisme brutal, fondé sur une propagande à la fois politique et économique, qui bat en brèche le projet positiviste. Les antisémites accusent les Juifs de former « un État dans l’État », voire une caste économique séparée qui viserait à un enrichissement des Juifs « aux dépens » des Polonais. On leur impute tantôt l’ « oisiveté » et le « parasitisme », tantôt la collusion et le « monopole » au sein de la fragile construction économique de la Pologne. Pour Peretz, qui était issu de ce positivisme au départ favorable aux Juifs, il fallait répondre au défi lancé4. D’autre part, les années 1880 voient l’apparition d’une classe nouvelle d’intellectuels en Russie, les « statisticiens des zemstva », qui recueillent et traitent pour les administrations tsaristes des informations chiffrées permettant de mesurer les progrès et les manques de l’économie d’une manière scientifique5. Face à la montée de l’antisémitisme économique, le banquier et philanthrope d’origine juive (converti) Jan Bloch fonde en 1884 un bureau de recherche statistique à Varsovie, pendant de celui déjà ouvert à Saint-Pétersbourg. Ce bureau Voir Mark W. Kiel, « Vox populi, vox dei : The Centrality of Peretz in Jewish Folkloristics », POLIN : A Journal of Polish-Jewish Studies, vol. 7, 1992, p. 88-120. 5 Martine Mespoulet, « Statisticiens des zemstva : Formation d’une nouvelle profession intellectuelle en Russie à la fin de la période pré-révolutionnaire 1880-1917 », Les Cahiers du monde russe, vol. 40, no 4, octobre-décembre 1999, p. 573-624. 4
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est chargé de recueillir des données sur le rôle économique des Juifs (productivité, occupations, métiers, revenus), afin de répondre aux accusations des antisémites. Y participent un certain nombre d’intellectuels (dont Peretz et Nahum Sokolov) assistés par des étudiants et des relais locaux. Cette expédition statistique a donc un but économique, sociologique et apologétique : enquêter auprès du « peuple », qui ne peut être que sain et travailleur, détenteur de la vérité, qui inscrira en faux les accusations antisémites, comme le souligne Peretz : « Nous étions tout de même inquiets. De toutes parts, se déversaient les calomnies [contre les Juifs]. On en arriva à la conclusion qu’il fallait aller voir la vie des Juifs au quotidien, voir ce qui se passait dans les petites bourgades, ce qu’on y espérait, de quoi on vivait, comment on s’y occupait… aller voir ce que disait le peuple.6 »
Vingt ans plus tard, l’expédition ethnographique d’An-Ski répond à un tout autre objectif. Après s’être intéressé au peuple et à la culture populaire russe, puis française, lorsqu’An-Ski revient en Russie, il « revient » également vers « soi » et « les siens »7. Il se met à écrire, en yiddish, des nouvelles inspirées du folklore juif, et se lie à la Société d’Histoire et d’Ethnographie juive, fondée en 1908 à Saint-Pétersbourg. En 1912, il lance sous l’égide de cette société, une vaste expédition « scientifique », nommée à la mémoire du Baron Horace Guinzburg (le grand philanthrope et banquier, dont la famille finance le projet). Le but est de collecter les trésors du folklore juif. Avant le départ, An-Ski prépare un modèle d’enquête de plus de 2000 questions sur tous les 6 Yitskhok Leybush Perets, Ale verk [Œuvres complètes], New York, CYCO, 1947, t. II, p. 119. 7 Pour une analyse de ce paradigme du « retour » chez An-Ski et les intellectuels juifs de son époque en général, voir David G. Roskies, « S. Ansky and the Paradigm of Return », in Jack Wertheimer (dir.), The Uses of Tradition : Jewish Continuity in the Modern Era, New York, Jewish Theological Seminary, 1993, p. 243-260.
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aspects de la vie quotidienne des habitants des shtetlekh d’Ukraine. Si la visée de l’expédition est scientifique, elle répond aussi à un projet de « conservation » du patrimoine culturel juif (on rapporte 500 cylindres phonographiques, 1000 chansons populaires, 1500 chants religieux, 1800 contes, légendes et proverbes, des manuscrits, documents d’archives, des vieux livres etc.), et à son corollaire de « muséalisation » : les objets rapportés formeront la collection initiale du « Musée Ethnographique Juif » qui ouvrira ses portes en 1916, sur l’île Vasilevsky à Saint-Pétersbourg, une fois ramenés vers la capitale. Les collaborateurs de l’expédition sont arrêtés par l’irruption de la Première Guerre mondiale. Mais An-Ski est cette fois dépêché sur le front, en Galicie, pour apporter un soutien matériel et moral aux victimes de guerre, sous la protection de la Douma (gosudarstvenna Duma). Au cours de ces pérégrinations, il continuera de rassembler des matériaux, des légendes et des documents, même s’il s’agit de documents d’une bien autre nature. Deux itinéraires différents de la centralité vers les confins Parallèlement aux « itinéraires intellectuels » qui ont mené les deux initiateurs de ces expéditions de l’assimilation au retour au peuple, le parcours géographique que tracent leurs expéditions respectives mérite d’être commenté. Peretz, qui en 1890 venait de s’installer à Varsovie, au numéro 1 de la Rue Ceglana, une adresse qui deviendra le lieu de rassemblement de la jeune intelligentsia yiddish, effectue son expédition statistique dans l’arrière-pays de sa ville natale, Zamość. Il s’agit de la région de Tomaszów, plus précisément d’un circuit qui relie les bourgades juives de Tishevits, Lashtsiov et Yartsiev (Tyszowce, Łaszczów et Jarczów). C’est donc un « retour » à plus d’un titre, de l’intellectuel polonisé vers sa région natale, du Varsovien vers la province, de la capitale vers les marges excentrées et attardées du pays, de la centralité polonaise vers l’ex-centricité du monde juif. An-Ski, lui, est originaire de Vitebsk, en Biélorussie. Après avoir
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vécu à Paris, il s’est installé pour son travail à Saint-Pétersbourg, la capitale de l’Empire russe, ville située hors de la « Zone de résidence » où étaient cantonnés les Juifs, et où ces derniers ne pouvaient résider qu’à condition d’obtenir un « permis de résidence » (provozhitelstvo) qu’An-Ski n’a jamais pu acquérir, pour ne pas avoir accepté d’en payer le prix, qui était, à défaut d’argent, la conversion. « An-Ski pour sa part, se souciait assez peu de son confort personnel. Toutes ses années à Saint-Pétersbourg, il les passa dans l’illégalité. Il n’avait pas de permis de séjour. Il n'avait pas le moindre coin à lui ; son travail littéraire, il l’accomplissait dans les restaurants ou les hôtels ; pour dormir, il s'invitait chez un ami. Il ne possédait rien d’autre que le costume et le manteau qu'il avait sur le dos. Et si on le voyait se trimballer avec des coffres et des paquets, ils étaient toujours bourrés de matériel ethnographique.8 »
« Sans papiers » dans la capitale des Tsars, confiné d’une certaine manière à un bout de l’Empire, loin des masses juives qu’il défend, AnSki dirige son expédition ethnographique, non pas vers sa province natale mais vers les régions archétypiques du monde juif traditionnel : la Volhynie et la Podolie, ces terres hassidiques d’Ukraine profonde où les superstitions sont encore les plus vivaces et où il espère trouver encore la quintessence de la culture juive populaire. Il est clair que son voyage dessine aussi une opération de « dé-centrement » et de « re-centrement » de l’intellectuel vers le peuple. A l’éclatement de la Première Guerre mondiale, An-Ski se retrouve dans de nouveaux confins : il est envoyé dans la zone des conflits armés entre l’Autriche-Hongrie et la Russie, dans les territoires récemment Avrom Rekhtman, Yidishe etnografye un folklor : Zikhroynes vegn der etnografisher ekspeditsye, ongefirt fun Sh. An-Ski, [Ethnographie et folklore yiddish : Mémoires de l’expédition ethnographique dirigée par Sh. An-Ski], Buenos Aires, Yidisher visnshaftlekher institut, 1958, p. 17, trad. fr. non publiée de Batia Baum. Quelques passages sont traduits en anglais dans Tracing An-Sky : Jewish Collections from the State Ethnographic Museum in St Petersburg, catalogue d’exposition, Zwolle/Amsterdam/St Petersbourg, Waanders Uitgevers/Joods Historisch Museum/State Ethnographic Museum, 1992.
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Peretz à son bureau à Varsovie (photo tirée de Y. L. Peretz, Ale verk, t. VIII, New York, CYCO, 1947, s. p., page suivant le titre)
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conquis sur l’Autriche, c’est à dire la Galicie et la Bucovine. Ces terres frontalières, théâtre de combats horribles, comportent une importante population juive. Coincée entre les deux puissances en guerre, cette population minoritaire va jouer le rôle, des deux côtés, d’otage et de bouc émissaire, de traître et de souffre-douleur. Les Juifs déjà au banc de la société, se retrouvent des « sans droits » repoussés dans les marges invivables d’une existence déjà précarisée par la guerre. La figure de l’enquêteur : Peretz et An-Ski se mettent en scène Les deux enquêteurs arborent consciemment un accoutrement extrêmement symbolique, qui les démarque fortement de la population locale et les classe immédiatement parmi les « assimilationnistes » aux yeux de cette dernière. Tandis que les Juifs traditionnels portent la barbe, les papillotes et le caftan long, Peretz ne porte pas la barbe mais une imposante moustache, et il s’habille comme un noble polonais ou presque un dandy urbain : « les moustaches de Peretz, un peu à la Nietzsche et un peu à la Taras Boulba, effrayaient et choquaient les gens, malgré le sourire bon, serein et intelligent qui animait ses lèvres charnues….. A part les moustaches, qui semaient la panique chez les Juifs, Peretz portait une courte pèlerine qui reposait sur ses épaules et ne tenait que par une agrafe qui la fermait au cou. Je le suppliai « Pitié : les gens du shtetl ne comprendront jamais cet accoutrement, tu nous mets des bâtons dans les roues, tu vas faire échouer toute notre mission ».9 »
Nokhem Sokolov, écrivain hébraïque, co-participant de l’expédition, dans son récit Yosl ha-meshuga [Yosl le fou], publié dans la revue Ha-tekufah [L’époque] en 1930, cité par Nakhmen Mayzil in Y. L. Perets : zayn lebn un shafn [Y. L. Peretz, sa vie et son œuvre], New York, YKUF, 1945, p. 112, traduit par Marie Schumacher-Brunhes, Yitskhok Leybush Peretz : Bilder fun a provints-rayze, Mémoire de maîtrise non publié, Université Paris IV Sorbonne, 2000, p. 37-38.
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An-Ski, représentant du Comité d'aide aux victimes de la guerre, 1914-1917 (photo tirée de Avrom Rekhtman, Yidishe etnografye un folklor, Buenos Aires, YIVO, 1958, p. 31).
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De même, les célèbres photographies prises durant l’expédition d’An-Ski le montrent soit en veste et pantalon de cuir, avec des bottes (tenue habituelle des Révolutionnaires), soit avec le manteau militaire de l’armée tsariste, une toque en astrakan et l’épée au côté (il est en mission officielle pour l’armée, une armée redoutée par les Juifs pour ses pogromes, mais envers laquelle An-Ski et Rekhtman font preuve de loyauté totale). En voyageant dans les confins reculés du monde juif dans ces tenues exotiques (« à l’allemande », « à la française », comme on les nomme en yiddish), en apparaissant comme des « taupes » (en apparence des étrangers, mais qui comprennent chaque mot de ce qui se dit), Peretz et An-Ski réitèrent un topos très connu de la littérature yiddish classique. Il s’agit de thème du « voyageur déguisé », leitmotiv de la littérature de la Haskalah (les Lumières, dans le monde juif), en particulier l’œuvre du grand classique yiddish Mendele Moykher Seforim10. Dans son grand roman d’éducation L’Anneau magique (Dos vintshfingerl, 1889), Mendele avait mis en scène un jeune juif, Hershele, qui rêve d’un « anneau magique » qui lui permettrait de s’échapper à l’enfermement et à la pauvreté du shtetl. Il croit l’entrevoir dans les Lumières, et part étudier en Allemagne, se former aux sciences et à la culture occidentale. Après ce premier déplacement, vers l’ouest, à Leipzig, il revient au shtetl « déguisé », c’est à dire vêtu « à l’allemande », sans barbe et en veste courte. Mais le shtetl est dévasté par les pogromes. La scène de reconnaissance, caractéristique des romans de la Haskalah (mais aussi la scène d’anagnorèse qui apparaît déjà dans l’Odyssée : Ulysse après un long voyage formateur, revient déguisé, puis se révèle), où le héros se dévoile et fait découvrir à la communauté le vrai savoir, n’a pas lieu. Hershele se retrouve au cimetière, où la communauté pleure ses morts. Toute sa famille a péri. Il part, sans se faire Voir Dan Miron, A Traveler Disguised: A Study in the Rise of Modern Yiddish Fiction in the Nineteenth Century, New York, Schocken, 1973.
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reconnaître, avec le sentiment que sa mission est maintenant politique et non pas éducative : ce n’est pas de livres dont les Juifs ont besoin, mais de pain. Ce modèle du « voyageur déguisé » qui revient vers le shtetl est évidemment présent dans les esprits de Peretz et d’An-Ski, qui y font parfois référence de manière ironique, notant le « décalage » et l’effet d’étrangeté qu’ils produisent. Ils jouent volontiers sur cette théâtralité du « costume » dans leurs récits, tout comme dans l’iconographie photographique qui les accompagne, et sur l’artificialité de la rencontre induite par leur apparence. L’objet de l’enquête : des données chiffrées à la tradition légendaire Peretz, en accord avec l’école positiviste, commence son enquête muni d’un questionnaire précis, fourni par le bureau de statistique de Varsovie. Il doit s’enquérir du nom et du prénom du maître de maison, du nombre d’enfants, de son occupation, du nombre de pièces de son habitation, ou encore de savoir s’il a chez lui du plancher ou de la terre battue. Très rapidement, il se rend compte qu’il n’obtiendra aucun renseignement s’il adhère au protocole du sondage. En effet, les Juifs du shtetl se dérobent à tout interrogatoire démographique (par peur de la conscription), commercial (par peur qu’on exige de montrer leur patente). Le dialogue entre l’enquêteur et l’enquêté est souvent un dialogue de sourds : « - Reprenons, quel est votre métier ? - Qui a donc un métier ? - Mais de quoi vivez-vous ? - Ah, c’est de cela dont vous parlez ? Et bien, on vit… - Mais de quoi ? - De l’aide de Dieu ! Quand il donne, on a ! - Mais enfin, il ne vous envoie rien du ciel ! - Si, si, il envoie !11 » 11
Bilder fun a provints-rayze, op. cit., p. 160-161, cité par Marie Schumacher-Brunhes, op.
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La réalité du shtetl reste insaisissable, ou du moins, Peretz s’aperçoit rapidement qu’elle ne tient pas à des chiffres, mais s’exprime bien autrement. La paupérisation des masses juives et leur impuissance économique est alarmante : un peuple entier est pratiquement réduit à la misère et maintenu dans l’arriération, faute de débouchés économiques. Les scènes de misère sociale parlent d’elles-mêmes, c’est du reportage dans les bas-fonds, pris sur le vif, dans ces confins de l’humanité, où toute une famille se partage à même le sol en terre une écuelle de lait fermenté. Mais la statistique est bien impuissante à parler de ce qui relève de l’injustice sociale et de l’oppression : « Et la statistique, dans tout ça ? Peut-elle seulement apporter une réponse à la question : combien de ventres vides, combien de mâchoires affamées, combien de pauvres gens aux yeux exorbités à la seule vue d’un morceau de pain, combien d’hommes sont véritablement morts de faim. […] L’érudite science de la médecine a inventé un appareil qui mesure la tension, les battements du cœur. La statistique imbécile joue avec des chiffres.12 »
La mise en évidence de cette paupérisation extrême contraste fortement avec la richesse des contes, des légendes, et des traditions que Peretz transcrit fidèlement dans son récit de voyage, au milieu des interrogatoires manqués qui ne lui apprennent rien de chiffrable. La Pologne, qui est pour ces Juifs une terre de misère, est glorifiée à travers le mythe de l’installation des Juifs dans les forêts polonaises, où leurs ancêtres auraient gravé les traités du Talmud sur les troncs des arbres et où le chef de la diaspora aurait décrété en hébreu : « Poh-lin » (« demeurez ici »), donnant ainsi son nom à la Pologne, terre d’élection de la diaspora. Le mythe, dans les récits de Peretz, domine la réalité
cit., p. 63, traduction remaniée. 12 Ibid., p. 171 ; cité par Marie Schumacher-Brunhes, op. cit., p. 107, traduction remaniée.
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quotidienne invivable et confère à cette population qui vit dans les limbes sa force et son identité. Rekhtman, coéquipier d’An-Ski, explique très bien cette fascination des intellectuels assimilés de sa génération pour les contes et légendes et leur besoin de les recueillir, une activité d’ailleurs commune en Europe centrale à tous les mouvements de Renaissance culturelle et nationale : « Ce n’est qu’à l’aube de ce siècle, lorsque la vie juive s’est mise à changer de formes, à se dépouiller de ses anciens habits pour se vêtir de neuf, que l’on a cessé d’observer et de pratiquer les vieilles coutumes reçues, que les belles légendes populaires ne furent plus contées que rarement, que tout notre passé a commencé à s’oublier et à disparaître peu à peu — alors seulement certains de nos meilleurs littérateurs ont senti l’urgence de se consacrer à l’ethnographie yiddish. Ils se sont aperçus que la majeure partie des coutumes et rites qui pour nos aïeux et nos parents étaient le fondement même de leur vie n'étaient plus pour nous que de pâles souvenirs du temps jadis, plus ténus et délavés dans nos mémoires de génération en génération. Ils ont compris que si nous ne nous hâtions pas de sauver ce qu’il était encore possible de sauver, si nous ne collections pas à temps tous ces souvenirs et ces survivances — ces vestiges de notre passé allaient se perdre et disparaître à jamais.13 »
Fait significatif, à la fois Peretz et An-Ski sont fascinés par les légendes les plus improbables et les plus étranges. Il y a une dimension fantastique très importante dans leurs œuvres. An-Ski, surtout, est captivé par les phénomènes les marginaux et les plus irrationnels de la tradition. Son comparse Rekhtman note à nouveau : « Partout [l’expédition] rassembla des trésors, des vestiges de notre passé ; elle recueillit de la bouche d’hommes ou de femmes des contes, légendes, récits d'événements historiques, formules de conjuration, de guérison, amulettes et talismans ; des histoires de dibbouks, de démons et de mauvais
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Avrom Rekhtman, op. cit., p. 13-14, trad. fr. de Batia Baum.
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Delphine Bechtel esprits ; des chansons, fables, proverbes et dictons ; elle enregistra sur phonographe de vieilles mélodies, des prières et des chansons populaires ; elle photographia de vieilles synagogues, des lieux historiques, des stèles funéraires, des mausolées de tsaddikim, des types et des scènes rituelles.14 »
Cette longue énumération évoque tout l’opposé du rationalisme occidental. En effet, ce qui séduit An-Ski au plus haut point relève de deux catégories : tout d’abord les « vestiges », les survivances, tout ce qui va échapper à la mémoire individuelle et collective pour bientôt s’évanouir avec le temps qui passe. An-Ski prend donc place dans une tradition de la mémoire, « rassemblant les étincelles de l’âme du peuple, consignant par écrit sa Torah orale »15. Ensuite, An-Ski est fasciné par les superstitions, les amulettes, les formules de conjuration des esprits et la démonologie. Il s’inspirera très largement de ses recherches ethnographiques lorsqu’il écrira, après la guerre, sa célèbre pièce de théâtre Le Dibbouk, qui a pour thème central un cas de possession et d’exorcisme. La quête d’An-Ski porte donc sur les marges, les bords de la culture occidentale, tout ce que, dans sa marche inéluctable vers le progrès et la civilisation, elle va laisser de côté et reléguer aux oubliettes ces bizarreries d’antan pour lesquelles la modernité n’a que dédain. Enfin, dans ses dernières pérégrinations, lorsqu’An-Ski œuvrera comme représentant du Comité d’aide aux victimes de la guerre sur le front en Galicie, il continuera à rassembler des témoignages, mais cette fois d’une autre nature. Il s’agit d’une part des témoignages de l’horreur, de la destruction, de l’inhumanité des Autrichiens, des Cosaques et des Polonais tour à tour. Il écrit dans son journal de guerre :
Ibid., p. 15. Ibid., p. 14. On notera la conjonction du vocabulaire herdéen et de celui issu de la mystique juive. La Torah orale correspond au Talmud, qui a été consigné par écrit après la destruction du Temple, afin d’assurer sa transmission après le désastre. 14 15
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« L’une des périodes les plus sombres de l’histoire juive se profilait. Plus de 250 000 Juifs se trouvaient au beau milieu du champ de bataille, et le désastre économique qui avait été entraîné par la guerre avait ruiné des milliers de foyers juifs. Des centaines de villes et de bourgades étaient détruites par le feu des âpres combats. Et là, se déversa encore sur les Juifs toute une série de calamités : calomnies, pogromes et persécutions. Des dizaines de milliers de réfugiés qui avaient fui les horreurs de la guerre, des centaines de milliers de personnes déplacées, déportées, sans abri.16 »
On le voit, An-Ski retrace les chroniques de la destruction, prenant exemple sur toute la tradition de la littérature mémorielle juive17. La catastrophe humaine devient nationale, et le voyage est un périple au pays de la folie et de la mort. Au milieu des flammes, la collecte des objets et des légendes populaires prend une tout autre dimension. En fait de légendes et de croyances, ce sont les ignobles calomnies antisémites qu’il consigne (les Juifs communiqueraient avec l’ennemi par des signaux, ils aurait des lignes téléphoniques directes vers l’Allemagne, dont ils dissimuleraient les fils dans leurs barbes, il livreraient à l’ennemi de l’or cousu dans le ventre des oies ou même des cadavres transportés dans des cercueils, etc.). Et pour ce qui est des objets, des vestiges du passé, An-Ski combat plus encore qu’avant pour les sauver de l’anéantissement : « Il traînait ses guêtres jusque dans le feu, allant visiter des ruines de synagogues et autres lieux saints, et s’entretenir avec des rabbins et chefs de communautés. Et quand de temps à autre, exténué, il retournait à Pétersbourg pour un bref congé, il rapportait toujours de pleines caisses d'inestimables trésors de matériel historique et ethnographique, tels que des
An-Ski, Der yidisher khurbn, op. cit., p. 11. Pour une analyse de cette tradition, voir David G. Roskies, Against the Apocalypse: Responses to Catastrophe in Modern Jewish Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1984, et son anthologie The Literature of Destruction: Jewish Responses to Catastrophe, Philadelphia, David G. Roskies, Jewish Publication Society, 1988. 16 17
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Delphine Bechtel ordonnances imprimées concernant l’expulsion des populations juives, des décrets confidentiels, des documents sur d’effroyables calomnies et fausses accusations, des rouleaux de Torah déchirés, des parchemins ensanglantés, des tentures de l'Arche et des mantelets de rouleaux de Torah plongés dans le sang juif, des tableaux du mur de l'Est, des sceaux, etc. Une fois, je me souviens qu’il avait rapporté entre autres objets un recueil intégral de prières, écrit sur parchemin, qu’il avait trouvé traînant dans les ruines d’une maison de prière abandonnée, dans une petite bourgade sur le front de Galicie.18 »
Les fragments de la Torah profanés, les parchemins et les objets de culte tachés du sang des victimes, les tissus ensanglantés, sont désormais pour An-Ski, autant de témoignages objectivisés de la souffrance juive, de reliques du martyrologe, de témoins du dépassement des limites de la raison et de l’idéal même d’humanité. Rekhtman rappelle l’un des moments les plus forts de ce voyage au « pays du pogrome »19 : « Le shtetl était entièrement vide et détruit, il n’y avait plus trace de Juifs. Quand An-Ski pénétra dans la maison de prière en ruine, il trouva l’intérieur saccagé, tout était brisé et fracassé. Sur le sol traînaient des bouteilles vides et des lambeaux de vêtements féminins — témoins muets de tout ce qui avait été commis en ce lieu — et sous les débris de bois, de verre et de chiffons, il avait vu pointer des bouts de parchemin d’un rouleau de Torah déchiré. Quand il avait tiré du tas de décombres un fragment de parchemin, il était resté comme pétrifié. C’était le morceau de parchemin portant les Dix Commandements, déchiré en deux. Sur une moitié était écrit : Tirtzakh, Tin’af, Tignov : Tue, Viole, Vole, et sur l’autre moitié, tous les ‘ne pas’ »20.
Avrom Rekhtman, op. cit., p. 16. J’emprunte l’expression à Carole Ksiazenicer-Matheron, qui a tenu une série de séminaires sur la littérature du pogrome au Collège International de Philosophie en juin 1999. 20 Avrom Rekhtman, op. cit., p. 16. 18 19
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Cette déchirure, cette fracture entre la sacralité des commandements divins et l’affranchissement barbare de tous les interdits, symbolisée par ce morceau des Dix Commandements scindé en deux, nous fait entrer dans un monde « hors la Loi », un ailleurs monstrueux, un « dehors » mythique du monde civilisé.
Peretz et An-Ski sont de la même génération, ce sont deux intellectuels assimilés, qui après avoir quitté l’atmosphère confinée du monde juif et découvert les vastes horizons des capitales, reviennent à la « centralité » du « milieu » juif d’antan, qui s’est trouvé, par la marche du temps, rejeté sur les marges du monde occidental. Leur quête de l’authenticité du peuple les amène vers les périphéries de l’Empire, où eux-mêmes, les enquêteurs, se retrouvent dans une position décalée et ex-centrée (voire ex-centrique). Déchirés entre la centralité étouffante du shtetl et celle, purement administrative, des capitales, ils cherchent dans les confins à corroborer leur expérience propre de l’être « entre deux mondes » (sous-titre qu’An-Ski donne à sa pièce Le Dibbouk), et à retrouver une créativité populaire authentique, repoussée à la lisière du patrimoine culturel occidental. Les récits qui en sont issus sont également des « textes-frontières », jouant sur une « mise en récit » et une « fiction » du monde qu’ils repèrent, en analysant par une poétique à chaque fois particulière, l’esthétique liminale qui va de pair avec leur objet, de l’exclusion sociale à l’anéantissement. Les deux expéditions sont autant d’expériences des limites, des frontières entre les cultures, les époques et les peuples, avec une gradation qui correspond à l’évolution tragique de l’histoire : l’expédition de Peretz avec ses objectifs positivistes (qu’elle doit abandonner en cours de route), la première expédition d’An-Ski avec son but de muséalisation d’un patrimoine jusque là marginal, et enfin la dernière, au cœur du champ de bataille, qui se meut en commémoration
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du désastre et en tentative tragique de préserver le récit de la destruction d’un monde, condamné pour la seule raison qu’il était situé toujours trop au « bord » et « à la limite ».
« L’EST COMMENCE AU PLUS TARD »: VOYAGES ALLEMANDS DANS LA « MARCHE ORIENTALE » AUTOUR DE 1900 À LA GARE DE SILÉSIE DE BERLIN
Thomas SERRIER (Université Paris VIII)
« Der Reisekaiser », « l’Empereur voyageur » : le surnom donné à Guillaume II par ses contemporains présente un rapport évident avec la problématique du voyage dans les confins, surtout si l’on se rappelle la prédilection du souverain allemand pour les déplacements aux limites de la Prusse et de l’Empire. Dans les pérégrinations de Guillaume II à l’intérieur de ses territoires, les villes-frontières comme Strasbourg, Dantzig ou Königsberg occupaient une place de choix, et les visites impériales sur les sites historiques liés à la mythologie frontalière revêtaient un caractère volontairement ostentatoire, qu’il s’agisse du château du Haut-Koenigsbourg dans les Vosges ou de l’ancienne forteresse des Chevaliers teutoniques à Marienbourg en Prusse orientale1. Mode primaire d’appréhension des lieux, le voyage aux Marie-Noëlle Denis, « Vivre à Strasbourg », in Stéphane Jonas (dir.), Strasbourg, capitale du Reichsland Alsace-Lorraine et sa nouvelle université 1871-1918, Strasbourg, Oberlin, 1995, p. 84.
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frontières sert également à l’affirmation de la souveraineté, de la possession du sol. Les confins d’un pays, les « marches » d’un royaume constituent à cet égard un champ privilégié. Dans la genèse des territoires modernes, les déplacements du souverain ont joué un rôle fondamental, qui a logiquement fait l’objet de plusieurs études classiques, notamment dans le cas de la France2. En réactivant ainsi autour de 1900 le modèle médiéval du nomadisme princier, Guillaume II témoignait sans aucun doute de la fragilité des liens entre le centre et certaines des périphéries orientales et occidentales de l’Allemagne récemment unifiée3. Le fait que « l’Empereur voyageur » se soit rendu plusieurs fois en Posnanie ne doit donc pas surprendre. Cette province orientale, communément désignée sous les termes révélateurs de « Pologne prussienne » ou de « Marche orientale de l’Empire », semblant justifier une attention soutenue de la part du souverain. Tournées d’inspection Province issue des annexions prussiennes réalisées lors des Partages de la Pologne à la fin du XVIIIe siècle, la Posnanie avait pour caractéristique principale d’être la seule province du royaume de Prusse où la population allemande fût clairement minoritaire. Les proportions entre les différentes nationalités y restèrent globalement stables, L’abondance de la littérature exclut évidemment toute prétention à l’exhaustivité. Citons la somme de Daniel Nordmann, Frontières de la France : De l’espace au territoire, XVIe-XIXe siècle, Paris, Gallimard, 1998 et les articles de Bernard Guénée et Daniel Nordmann dans Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, t. 2 : La Nation, Paris, Gallimard, 1986. 3 Dans la littérature consacrée à la problématique des frontières politiques de l’Allemagne, citons Alexander Demandt (dir.), Deutschlands Grenzen in der Geschichte, Munich, Beck, 1993, 3e éd. Voir également dans une perspective plus littéraire Daniel Azuélos, Eric Leroy du Cardonnoy (dir.), Seuil(s), limite(s) et marge(s) : Actes du colloque international de l’Association des Germanistes de l’Enseignement supérieur, Paris, L’Harmattan, 2001. Pour l’Europe centrale, Hans Lemberg (dir.), Grenzen in Ostmitteleuropa im 19. und 20. Jahrhundert: Aktuelle Forschungsprobleme, Marbourg, Herder-Institut, 2000. 2
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oscillant autour d’un tiers d’Allemands entre 1815 et 1918. Indéniablement marquée au sceau du prestigieux passé polonais de la région, la Grande-Pologne, qui avait vu naître la dynastie polonaise des Piast au Moyen Age, la Posnanie demeura tout au long du XIXe siècle l’un des principaux foyers de crise nationale dans tout l’Empire. Les tensions germano-polonaises gagnèrent en virulence après 1871, lorsque la province, restée jusque-là en dehors de la Confédération germanique, fut incorporée dans le Reich bismarckien et que l’administration prussienne s’engagea plus résolument qu’auparavant dans une politique de germanisation étendue successivement à la langue, à la possession du sol, enfin au « marquage symbolique » des paysages. Après l’affrontement scolaire entamé autour de l’enseignement de la langue et de la religion dans les années 1870, le « combat pour la terre » fut engagé en 1886 par l’établissement d’une Commission de Colonisation créée à Posen et chargée de favoriser l’établissement de colons allemands par le biais du rachat par l’Etat des grands domaines de la province. La perception coloniale du « Grand Est » prussien, compensatoire à l’époque des empires d’outre-mer britannique et français, faisait l’objet d’un large consensus théorique dans l’opinion publique allemande. La rubrique spécialement consacrée à la « colonisation intérieure » du très populaire Meyers Conversations-Lexikon présentait la Posnanie comme « la colonie de peuplement qui fait défaut à l’Allemagne dans le monde »4. Rassemblement polonophobe fondé en 1894 dans la province, l’Association allemande des Marches orientales (Deutscher Ostmarkenverein), dont la revue Die Ostmark compta 50 000 abonnés avant 1914, fit de l’entreprise coloniale à l’Est son principal cheval de bataille.
Voir Das Problem des deutschen Ostens : Reisestudien für die « Frankfurter Zeitung » von ihrem Spezialkorrespondenten A. F., tiré à part, Francfort/Main, Frankfurter Societäts-Druckerei, 1911.
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Reste que la théorie peinait à se concrétiser, étant donné le peu d’attraction sociale, économique, culturelle et nationale de la province, communément perçue comme un hinterland agraire et arriéré. Lié à l’industrialisation dans les régions occidentales, le vaste phénomène d’émigration hors des provinces orientales de la Prusse, connu sous le terme de « fuite vers l’Ouest » (Ostflucht), avait, aux yeux des observateurs nationalistes, pris des proportions inquiétantes en Posnanie, puisqu’il touchait proportionnellement davantage la partie allemande et juive de la population qu’une population polonaise qu’il s’agissait pourtant de « supplanter ». L’extension au territoire du domaine de la lutte germano-polonaise déboucha donc sur une troisième étape, le conflit des images. Il s’agissait de produire, face à la marque polonaise des lieux, une contreidentité allemande moderne et avenante, susceptible de fixer les populations allemandes autochtones et d’encourager les candidats colons à venir s’installer en Posnanie. Les évolutions politiques et sociales ainsi que l’engagement gouvernemental dans la région attirèrent l’attention publique sur la province. A partir des années 1880, la Posnanie devint un laboratoire fréquemment visité par des ténors de la science et de la politique. Max Weber, qui avait effectué en Posnanie une partie de son service militaire entre 1888 et 1891, s’intéressa de près à la situation posnanienne jusqu’à devenir membre de l’ultranationaliste Association allemande des Marches orientales déjà évoquée. Il publia sur la question agraire ses premières études - qui lui assurèrent sa renommée - où il se proposait, en imposant l’idée d’expropriation et de parcellisation des grands domaines, de fixer les paysans à la terre, de lutter contre l’immigration galicienne et polono-russe et ainsi de régler en même temps le problème agraire, l’exode vers l’Ouest et la question
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polonaise5. Maximilian Harden, le plus célèbre journaliste de l’époque wilhelminienne, connu pour ses procès à répétition en lèse-majesté, « se mit en route pour Posen » en 1892, motivé par la conviction que « le futur s’est donné comme but de faire tomber les préjugés réciproques entre les nations » et que « pour vraiment comprendre un peuple, il faut commencer par aller dans le pays qu’il habite » - preuve que dans sa vision des choses, l’identité polonaise de la région n’était pas mise en doute6. Harden est suivi en 1894 par Hans Delbrück, le directeur des très réputés Preussische Jahrbücher, qui tira de son séjour à Posen une critique qui fit date sur les excès de l’antipolonisme7. Rosa Luxemburg, originaire de Pologne russe, effectua également le voyage de Berlin à Posen et publia entre 1898 et 1902 de courtes analyses de la question nationale, qui lui valurent d’être attaquée en justice. En 1904, c’est au tour de Friedrich Naumann, le célèbre avocat d’un libéralisme chrétiensocial, qui s’exprimait souvent sur la question polonaise dans les colonnes de sa revue Die Hilfe (L’Aide), de venir « voir sur place » à Posen, où il est reçu par le pasteur Greulich, ami de son beau-frère et collègue, le théologien et homme politique Martin Rade8. Comme ces exemples le montrent, la nation allemande se pencha fébrilement au chevet de la « germanité » posnanienne autour de 1900. Cette brusque « centralité politique » de la Posnanie était directement liée à la « surchauffe » de l’État national dans cette zone frontalière
Max Weber, « Entwicklungstendenzen in der Lage der ostelbischen Landarbeiter », in Archiv für Soziale Gesetzgebung und Statistik 7, 1894, no 1-2 ; idem, in Preußische Jahrbücher 77, 1894, p. 437-473. 6 Maximilian Harden, « Erzbischof von Stablewski über die Polenfrage », in Die Zukunft 1, 1892, no 3, 1.10.1892. Harden, issu du judaïsme assimilé de la province, était le frère du bourgmestre de Posen Richard Witting. 7 Hans Delbrück, Die Polenfrage, Berlin, Walther, 1894. 8 Wolfgang Engeldinger, « Die Beziehungen zwischen der deutschen und polnischen Intelligenz und dem Bürgertum in Posen vor 1914 », in Helga Schultz (dir.), Preußens Osten - Polens Westen : Das Zerbrechen einer Nachbarschaft, Berlin, Verlag Arno Spitz, 2001, p. 74. 5
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pluriculturelle9. La province focalisa d’ailleurs les attentions bien au-delà des frontières de l’Allemagne ou de l’ancienne Pologne. Durant son voyage à travers le Reich, dont il tira le récit En Allemagne : De Hambourg aux marches de la Pologne publié en 1908, le célèbre journaliste français Jules Huret s’attarda longuement en Posnanie. Souhaitant sinon dépasser les antagonismes, du moins présenter la complexité des différentes situations, il y mena une enquête approfondie auprès de divers notables et responsables politiques allemands et polonais de la province10. Une terre de bannissement Cette focalisation soudaine contrastait avec l’habituelle perception de la région comme périphérie culturellement marginale. Plus que les autres régions frontalières, les provinces « polonaises » de la Prusse, à en juger d’après leur méchante réputation de « Sibérie prussienne », se voyaient stigmatisées par l’idée de périphérie11. Être muté à Posen ou à Bromberg (aujourd’hui Poznań et Bydgoszcz en Pologne) équivalait à un limogeage aux yeux des fonctionnaires prussiens. Cette réalité constituait un phénomène bien connu. « Une nomination à Polajewo équivalait à une punition », est-il dit au début d’un roman posnanien du début du XXe siècle12. L’opposition entre tropisme occidental et bannissement oriental traverse ainsi l’œuvre classique de Theodor Fontane, réputée pour son tableau de la société prussienne à l’époque bismarckienne. Son roman posthume Mathilde Möhring, où un fonctionnaire médiocre mais persévérant commence sa carrière au bas Theodor Schieder, Das Deutsche Kaiserreich als Nationalstaat, Göttingen, Kleine Vandenhoeck-Reihe, 1992, p. 44. 10 Jules Huret, En Allemagne : De Hambourg aux marches de la Pologne, Paris, Fasquelle, 1908. On remarquera la désignation favorable à la cause polonaise choisie par le journaliste français. 11 Wilfried Gerke, « Das Identitätsbewußtsein der Deutschen im Posener Lande », in Czabas J. Kenéz, Helmut Neubach, Joachim Rogall (éd.), Beiträge zur deutsch-polnischen Nachbarschaft, Berlin/Bonn, Westkreuz-Verlag, 1992, p. 19. 12 Carl Busse, Die Schüler von Polajewo, Leipzig, Quelle & Meyer, 1901, p. 6. 9
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de l’échelon dans une petite ville des bords de la Vistule pour se rapprocher de la capitale à mesure qu’il s’élève dans la hiérarchie, use donc d’un archétype social conforme à la réalité. Fontane l’évoquait déjà dans l’un de ses romans les plus célèbres, Effi Briest : « Schrimm/ est terrible,/ Rogasen/ à devenir fou,/ mais malheur à toi,/ si tu es condamné à Samter !13 » La vision de la Posnanie comme terre de bannissement est d’ailleurs loin d’être une simple élucubration littéraire et les exemples tirés de la réalité pourraient être multipliés indéfiniment. La carrière judiciaire d’Otto Mittelstädt, l’un des magistrats prussiens les plus connus de son temps, né à Schneidemühl, scolarisé à Posen, étudiant à Breslau, et remarqué en Posnanie lors des « procès polonais » qui suivirent l’insurrection polonaise de 1863 dans l’Empire russe, fournit un cas paradigmatique. Mittelstädt se dépêcha de se servir de ce tremplin pour poursuivre sa carrière à Hambourg et Berlin14. Pour beaucoup d’universitaires nommés à la nouvelle Académie royale de Posen, ouverte en 1903, la Posnanie constitua avant tout un tremplin. Le même constat vaut pour le responsable des coopératives provinciales allemandes, Alfred Hugenberg, qui deviendra comme on sait le grand magnat de la presse nationaliste allemande durant la république de Weimar. Les réticences ressenties initialement lors d’une installation en Posnanie constituent un thème systématiquement évoqué dans les autobiographies. L’archiviste Adolf Warschauer, qui deviendra par la suite un amoureux de la province et le principal animateur de l’historiographie régionale, se souvient de l’impression « funèbre » qu’il éprouva, lui le natif de la province, à sa première arrivée à Posen en 13 « Schrimm/ Ist schlimm,/ Rogasen,/ Zum Rasen/ Aber weh dir nach Samter/ Verdammter! », in Theodor Fontane, Effi Briest. Romane und Erzählungen in 8 Bd., Berlin, Aufbau, 1973, t. 7, p. 232. [trad. T. S.] 14 Hans Hattenhauer, « Justizkarriere durch die Provinzen: Das Beispiel Otto Mittelstädt (1834-1899) », in : Peter Nitsche, Preußen in der Provinz, Francfort/Main, Peter Lang, 1991, p. 99.
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1882. Il est vrai qu’il venait de finir ses études dans la « métropole » qu’était Breslau. Le Berlinois Bernhard Endrulat, son directeur, muté depuis Strasbourg, partageait cette même inquiétude d’avoir été nommé dans un « Extrême Orient prussien », à demi polonais15 - un cliché équivalent à la « Semi-Asie » galicienne dépeinte par Karl Emil Franzos16. De fait, les cas inverses, de par leur rareté même, ne valent que comme exceptions confirmant la règle. Le Berlinois Georg MindePouet, ancien assistant du directeur des musées de Berlin Wilhelm Bode, futur directeur de la bibliothèque de Bromberg, et futur directeur de la Deutsche Bücherei à Leipzig après la Première Guerre mondiale, occupa ainsi un poste d’assistant au nouveau Musée de l’Empereur Frédéric de Posen qui avait ouvert ses portes en 1898. Mais son choix de partir à Posen, « attiré par l’idée de participer à la construction d’un pays neuf », s’était heurté à l’incompréhension de ses collègues berlinois qui y avaient vu un bannissement volontaire17. Notons que par l’inversion radicale des stéréotypes négatifs qu’ils supposent, ces départs volontaires pour les « marches orientales » préfigurent sur un mode plus ou moins pacifique la quête souvent guerrière de l’identité allemande aux frontières « amputées » du Reich après 1918 : « Où était l’Allemagne ? », écrira l’écrivain des Corps francs Ernst von Salomon dans son roman Les Réprouvés publié en 1929 : « L’Allemagne se trouvait là où l’on combattait pour elle. [...] L’Allemagne était à la frontière.18 » Pour une très large part, la mauvaise réputation des provinces orientales annexées par la Prusse entre 1772 et 1795 leur venait de leur Adolf Warschauer, Deutsche Kulturarbeit in der Ostmark: Erinnerungen aus vier Jahrzehnten, Berlin, Reimar Hobbing, 1926, 1er chapitre. 16 Voir l’étude d’Andrea Corbea-Hoisie dans ce volume. Cf. également Maria Kłańska, Problemfeld Galizien: Zur Thematisierung eines nationalen und politisch-sozialen Phänomens in deutschsprachiger Prosa zwischen 1846 und 1914, Cracovie, Nakład Uniwersytetu Jagiełłońskiego, 1985, p. 126-144. 17 Georg Minde-Pouet, « Von der Ostdeutschen Kulturpolitik in der Provinz Posen 1898 bis 1914 », in : Eine politische Tafelrunde, Berlin, édité par l’auteur, 1927. 18 Ernst von Salomon, Les Réprouvés, Paris, Plon, 1962. 15
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passé polonais, sur lequel pesait la légende noire de l’ancienne Pologne. Celle-ci s’était largement cristallisée au XVIIIe siècle. A l’époque de l’Aufklärung, la comparaison des peuples et des systèmes politiques se structura en effet autour de l’idée de modernité. Encore absent des descriptiones gentium antérieures, le terme de « gabegie polonaise » (polnische Wirtschaft), qui renvoie à la fameuse « anarchie » politique de la Pologne, devint bientôt omniprésent. Sa première occurrence connue est révélatrice du contexte idéologique général, puisque le terme apparaît en 1784 sous la plume du célèbre voyageur Georg Forster, archétype de l’Aufklärer cosmopolite et polyglotte - Forster parlait l’anglais et le français, et comprenait le russe et le polonais19. Rapidement, l’emploi automatique et polyvalent de l’expression devint une caractéristique du discours de la « supériorité » culturelle allemande en Europe centrale20. L’époque des Partages, qui fut suivie d’un grand nombre de voyages, notamment d’administrateurs, fut très propice à la propagation du cliché. Citons le récit de Johann Friedrich Baumann, futur président supérieur de région dans le Grand-Duché de Posnanie, qui rédige une « esquisse sur les mœurs et le caractère national des anciens Polonais » alors qu’il est en poste en Prusse orientale autour de 180021. Il ne faudrait cependant pas accentuer la singularité du cas germano-polonais au sein d’un discours bien plus général sur la modernité occidentale, opposée à l’arriération et à la « barbarie » des confins orientaux. L’arsenal de stéréotypes antipolonais était en fait conventionnel et transnational, comme l’indiquent la locution « auberge espagnole », qui daterait du XVIIe siècle, ou encore l’expression 19 Hans-Jürgen Bömelburg, « Johann Georg Forster und das negative deutsche Polenbild: Ein Aufklärer und Kosmopolit als Architekt eines nationales Feindbildes? », Mainzer Geschichtsblätter, no 8, 1993, p. 79-90. 20 Hubert Orlowski, Polnische Wirtschaft: Zum deutschen Polendiskurs der Neuzeit, Wiesbaden, Harrassowitz, 1996. 21 Johann Friedrich von Baumann, Darstellungen nach dem Leben : Aus einer Skizze der Sitten und des Nationalcharakters der ehemaligen Pohlen, Königsberg, Goebbels & Unzer, 1803. Voir aussi Joachim Christoph Friedrich Schulz, Reise nach Warschau : eine Schilderung aus den Jahren 1791-1793, éd. Klaus Zernack, Francfort/Main, Suhrkamp, 1982.
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« administration turque » (turecké hospodařství ) qui apparaît en tchèque à la même époque22. Par ailleurs les perceptions de la Pologne peuvent présenter des similitudes bien au-delà des pays germaniques. L’Encyclopédie renferme ainsi plusieurs notes très critiques sur la Pologne. Louis Philippe comte de Ségur, qui y passe en 1784-85 sur le chemin de Saint-Pétersbourg, a lui aussi le sentiment de traverser une immense contrée peuplée de Huns et de Sarmates, et parsemée de pauvres chaumières groupées dans des villages crasseux, images d’un « recul de dix siècles » que compense à peine l’éblouissement éprouvé à la vue de palais magnifiques23. Le pédagogue anglais William Coxe consigne une impression pareillement négative lors de son voyage en 177824. Dans le cas de la Posnanie, un texte en particulier avait largement contribué au dénigrement de ces contrées orientales, le récit de voyage de Heinrich Heine, De la Pologne, publié en janvier 1823, fruit littéraire de la villégiature de l’écrivain chez son ami polonais Eugeniusz Breza25. Dans ce texte bref et incisif, la description des paysages, classiquement placée en début du récit, laisse place à une enquête ethnographique détaillée des différents groupes nationaux de la région, qui débouche elle-même sur une caractérisation mordante de la vacuité culturelle du pays. L’apparente hétérogénéité des différents aspects abordés fait
22 Hans-Jürgen Bömelburg, « ‚Polnische Wirtschaft’: Zur internationalen Genese und zur Realitätshaltigkeit der Stereotypie der Aufklärung », in Hans-Jürgen Bömelburg, Beate Eschment (dir.), « Der Fremde im Dorf » Überlegungen zum Eigenen und zum Fremden in der Geschichte, Lüneburg, Institut Nordostdeutsches Kulturwerk, 1998, p. 236 sq. 23 Sur les images françaises de la Pologne, cf. François Rosset, L’Arbre de Cracovie : Le mythe polonais dans la littérature française, Paris, Imago, 1996. 24 Comte de Ségur, Mémoires ou souvenirs et anecdotes, vol. 2, Paris, 1829, 2e éd., p. 153 ; et William Coxe, Travels into Poland, Russia, Sweden and Denmark, Londres, 1785 : « few manufactures, scarcely any commerce, a king almost without authority » ; cités d’après Bömelburg, « Polnische Wirtschaft », art. cit., p. 236. 25 Heinrich Heine, « De la Pologne », trad. Jean-Pierre Mathieu, in Le Miroir allemand, Revue germanique internationale, n°4, 1995, p. 257.
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paradoxalement ressortir l’unité de l’ensemble, organisée autour de la coïncidence entre l’intérieur et l’extérieur : « Sur l’aspect extérieur du pays, je ne saurais dire grand-chose de bien attrayant. Il n’y a nulle part ici de groupes de rochers remarquables, de chutes d’eau romantiques, de halliers où chantent les rossignols, etc. ; on ne trouve que de vastes étendues de terres arables, le plus souvent fertiles, et d’épaisses et lugubres forêts de pins. »
Description d’un pays « bien peu attrayant », à « l’aspect sombre et rébarbatif » qui annonçait littéralement l’ennui profond de la vie désespérément provinciale de Posen. L’activité théâtrale, malgré la construction d’un « beau bâtiment que les habitants d’ici ont réservé à l’habitation des muses », s’était attiré les flèches les plus empoisonnées de l’ironie heinéenne : « les divines créatures n’y ont pas emménagé, elles n’ont envoyé à Posen que leurs femmes de chambre, qui se déguisent, en empruntant les vêtements de leurs maîtresses, pour monter sur ces planches qui ont la patience de les supporter », constatait l’écrivain26. Alors même que les responsables culturels cherchaient à mettre en valeur tout lien pouvant rattacher la Posnanie à la « haute » culture allemande, l’accueil très mitigé réservé à ce texte par la population allemande de la province durant tout le siècle montre on ne peut mieux les complexes d’infériorité que Heine avait mis à nu27. De la colonie à la « petite patrie » L’identité allemande régionale qui émergea au tournant du XXe siècle dans le contexte de conflit national, fut le résultat d’une « fabrication de l’identité » opérée largement du dehors. Parmi la soixantaine d’ouvrages répertoriés et classés sous l’étiquette « littérature des Marches orientales » (Ostmarkenliteratur), la moitié des auteurs n’étaient pas issus des provinces orientales de la Prusse, mais 26 27
Ibid., p. 257, 273. Cf. Adolf Warschauer, Heinrich Heine in Posen, Posen, Jolowicz, 1911.
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d’Allemagne centrale ou occidentale28. Le cas illustre la projection vers la périphérie des programmes nationalistes, dont un roman de la moitié du siècle, l’un des plus grands best-sellers de la littérature allemande au XIXe siècle, fournit l’exemple paradigmatique. Il s’agit du roman Doit et avoir (Soll und Haben), publié en trois volumes en 1855, et dont l’action est située dans le Grand-Duché de Posnanie. Son auteur, Gustav Freytag, publiciste national-libéral directeur de la fameuse revue Die Grenzboten, y présentait le roman de formation d’un héros des classes moyennes, Anton Wohlfahrt, dont le nom programmatique - qui renvoie aux notions de providence, de prospérité et de salut public indiquait déjà la mission supérieure : celle d’apporter la culture matérielle et spirituelle dans les contrées arriérées de l’Est. L’illustration de cette tâche de civilisation de l’espace est-européen incombant aux Allemands s’opérait à l’aide de forts contrastes, le livre de Freytag abondant en mâles assertions sur la race slave, la « gabegie polonaise » et la perfection germanique29. Il n’est pas inintéressant de souligner que ce roman de Freytag reposait encore très clairement sur l’exclusion symbolique de ce territoire oriental, rejeté hors de l’espace germanique en raison de sa trop grande « polonité », alors même que la Posnanie était rattachée depuis près de cinquante ans à la Prusse. Freytag évoque toujours la « Pologne », au lieu du « Grand Duché », exprimant consciemment ou inconsciemment l’opinion, dans ce livre empreint d’antislavisme et d’antisémitisme, que le but n’était pas tant d’incorporer la « Marche orientale » à la confédération germanique que de maintenir au contraire à distance un territoire à coloniser et à exploiter.
28 Il s’agit d’un sous-genre nationaliste plus ou moins ouvertement polonophobe de la « littérature de la petite patrie » (Heimatliteratur) apparu dans les années 1890. Cf. Maria Wojtczak, Literatur der Ostmark : Posener Heimatliteratur (1890-1918), Poznań, UAM, 1998. 29 Jacques Le Rider, « Soll und Haben de Gustav Freytag, un bréviaire de l’identité allemande », in Michel Espagne, Michael Werner, La notion de la littérature nationale dans l’espace franco-allemand, Paris, EHESS, 1994.
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On comprend dès lors le problème que posera un demi-siècle plus tard ce modèle littéraire devenu quasiment incontournable aux « romans des Marches orientales », alors que leurs auteurs s’efforçaient à l’inverse de souligner l’appartenance allemande de la province frontière. Glissement significatif, l’instituteur prussien se substitue à la figure du commerçant allemand comme héros typique de la « littérature des Marches orientales ». Les titres des romans de Carl Busse, Les Écoliers de Polajewo (1901) ou Le Lycée de Lengowo, en sont le meilleur exemple30. De Doit et Avoir, cette « épopée de l’épicerie en gros » selon Michel Tournier31, au Roman scolaire de la Marche orientale, pour reprendre le sous-titre du Lycée de Lengowo, le rapport du centre à la périphérie évolue visiblement durant la seconde moitié du XIXe siècle, passant d’une vision purement coloniale à une relation plus patrimoniale, au terme d’une longue et difficile appropriation mentale de cette province « étrangère » par ses habitants allemands. Pour citer une réflexion d’Anne-Marie Thiesse à propos de la nation, la naissance d’une région, ce pourrait être « le moment où une poignée d’individus déclare qu’elle existe et entreprend de le prouver »32. S’il reste difficile d’évaluer la réelle profondeur de l’attachement à la Posnanie derrière un volontarisme fréquemment ostentatoire, les progrès de son intériorisation comme « patrie privée » semblent incontestables à la fin du XIXe siècle. Le phénomène peut évidemment s’interpréter comme le résultat d’une sédimentation sur une longue durée ; plusieurs générations se sont écoulées depuis les Partages, une ou deux depuis l’intégration administrative de la province dans l’Empire. Mais il peut aussi être lu à la lumière du vaste effort de promotion - au sens quasi publicitaire - de la province engagé au milieu 30 Carl Busse, Die Schüler, op. cit. ; idem, Das Gymnasium zu Lengowo : Ein Schulroman aus der Ostmark, Stuttgart, Engelhorn, 1907. 31 Michel Tournier, préface de Sebastian Haffner, Wolfgang Vehnohr, Profils prussiens, Paris, Gallimard, 1983, p. 8. 32 Anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales : Europe XVIIIe-XXe siècles, Paris, Seuil, 1999, p. 11.
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des années 1890 dans le cadre du programme gouvernemental de « relèvement culturel de la Marche orientale ». La transformation architecturale et urbanistique de Posen, l’un des plus gros chantiers du Reich avec Berlin, fournit un exemple particulièrement impressionnant. En l’espace d’une décennie (1898-1910), tout un nouveau quartier administratif vient déplacer vers l’ouest le centre de gravité de la ville, dont l’aspect se « germanise » au fur et à mesure que viennent s’aligner, entre la gare et la place du vieux marché, le Musée de l’Empereur Frédéric (1898) et la Bibliothèque de l’Empereur Guillaume (1902), néoclassiques, les bâtiments néo-Renaissance de l’Académie royale (1905), la masse imposante, de style néo-baroque, de la Commission de Colonisation (1908), avant la construction du château néo-roman inauguré en grande pompe par Guillaume II en 191033. Ni la perception des confins ni la pratique même du voyage dans la « Marche orientale » ne restèrent inchangées par ces transformations. Cette germanisation spectaculaire - au sens propre - n’avait d’autre objectif que d’administrer la preuve de l’éclatante réussite de « l’œuvre culturelle allemande » dans les régions orientales. Elle se voulait une invitation à visiter ces provinces, visites qui devaient favoriser la colonisation et qui - faute d’un engouement spontané décidément impossible - furent souvent orchestrées par les cercles nationalistes. L’Association allemande des Marches orientales mit ainsi sur pied des « Tours des Marches orientales » (Ostmarkenfahrten) pour des observateurs du Sud ou de l’Ouest de l’Allemagne. Conçus comme de véritables leurres à la Potemkine, ces tours organisés se concentraient sur les localités et les itinéraires les plus « présentables », c’est-à-dire les plus adéquats à la haute idée qu’un Allemand pouvait se faire de tout territoire sous administration prussienne. 33 Wolfgang Hofmann, « Reichshauptstadt und Hauptstadt der ‘Ostmarken’: Staatlicher Städtebau in Berlin und Posen im Deutschen Kaiserreich 1871-1914 », in : Jerzy Topolski, Witold Molik, Krzysztof Makowski (dir.), Ideologie, poglądy, mity w dziejach Polski i Europy XIX i XX wieku, Poznań, UAM, 1991, p. 26.
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Frontières, passages, initiations L’impact psychologique que promettaient ces transformations architecturales semble avoir été très attendu, puisque ces dernières font une entrée triomphale dans l’univers de la fiction romanesque. Dans les « romans de la Marche orientale », l’excursion dans la capitale provinciale « embellie » par la culture allemande, devient un topos difficile à éviter. La description du nouveau Posen compensait visiblement l’image agaçante du vieux centre où tous les « codes visuels » renvoyaient à la polonité et à la catholicité de la ville, comme dans ce roman d’Ernst Below, Marche orientale et crosse épiscopale (Ostmark und Krummstab), où l’auteur s’étonne non sans ressentiment que les « grandes églises » catholiques écrasent de leur masse sa « petite église » protestante, pourtant fréquentée par les plus hauts représentants de l’État34. Le glissement est évident ; entre les années 1880 et les années 1910, la ville décrite n’est plus la même. Dans Le Vieux Marché de Posen, un roman de Max Berg, l’action se situe durant les années 1886-1893, avant les grands travaux. Si le tableau général présente une cohabitation souvent conflictuelle, le pittoresque de la ville reste dû à son cosmopolitisme ; la vie se déroule autour du vieux marché où se rencontrent les trois communautés allemande, polonaise et juive. Ecrit au début de la Première Guerre mondiale, L’Histoire de Lena Kalinska illustre en revanche une vision dominatrice et triomphante des relations germano-slaves en recourant ad nauseam à la symbolique architecturale. Le message central du roman - « l’ordre » germanique face à la « gabegie » polonaise - est tout entier condensé dans l’excursion à Posen. La visite de la ville, entreprise d’est en ouest, de « l’île de la cathédrale » aux abords du château impérial, y apparaît d’abord comme une délivrance, ensuite comme une marche triomphale de la « germanité ». Quel contraste entre le quartier tortueux de l’évêché, 34
Ernst Below, Ostmark und Krummstab, Berlin, Otto Janke, s. d., p. 21 sq.
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symbole du catholicisme polonais, et les avenues spacieuses et régulières des nouveaux quartiers de l’administration prussienne !35 Mais plus que de contraste abondamment souligné, c’est de cécité volontaire qu’il faut parler ici. Même sur le trajet emprunté par ses personnages, les bâtiments polonais sont comme effacés chez Burg ; l’église paroissiale résonnant de chants polonais et la statue de Mickiewicz sont les seuls vestiges, appelés à disparaître, d’une vaine opposition à l’esprit allemand. Cette dénégation, voire cette liquidation du caractère pluriculturel ou étranger de l’environnement posnanien, rappelle les mécanismes de défense psychiques que les psychanalystes appellent forclusion. Il faut évidemment se garder de généraliser. Les excursions annuelles organisées par les Allemands de la Société historique provinciale prenaient tout à fait en compte le patrimoine polonais, la ville historique de Gnesen (Gniezno), berceau du catholicisme polonais et siège de l’archevêché, faisant l’objet de plusieurs visites rapprochées36. La mise à distance de l’altérité polonaise est cependant récurrente. Le procédé littéraire de l’omission entretient sans aucun doute un lien de parenté avec l’entreprise de conquête et d’appropriation colonisatrice37. La spécificité de la situation posnanienne réside dans la formation de frontières fluctuantes et évolutives, susceptibles d’être repoussées toujours plus à l’Est - ce qu’exprime précisément l’idée de « marches ». Cette situation particulière se reflétait dans une perception des confins également spécifique, qui s’éclaire par la comparaison avec l’image de Lemberg chez Karl Emil Franzos, analysée par Andrei 35 Max Berg, Am alten Markt zu Posen, sans lieu, 1907 ; Paul Burg, Die Geschichten der Lena Kalinska: Ein Roman aus der deutschen Ostmark, Leipzig, Staackmann, 1915, p. 232 sq. 36 Thomas Serrier, « Die Posener ‚Historische’ Schule: Zur Geschichte der Historischen Gesellschaft für die Provinz Posen im Kaiserreich (1885-1918) », in Schultz, Preußens Osten - Polens Westen, op. cit., p. 91-111. 37 Karl Wagner, « Joseph Roths Galizienbeschreibung im Kontext », in Andrei CorbeaHoisie, Jacques Le Rider (dir.), Metropole und Provinzen in Altösterreich (1880-1918), Vienne/Cologne /Weimar, Böhlau, 1996, p. 231.
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Corbea-Hoisie dans le présent ouvrage. Sous le regard « colonisateur » de Franzos, Lemberg apparaissait comme un îlot de civilisation au milieu d’un océan d’inculture slave. Le voyageur arrivant à Lemberg pouvait s’y sentir « à nouveau en Occident, là où l’on trouve éducation, savoir-vivre et nappes blanches »38. On trouve la même opposition germano-slave dans le cas posnanien, à cette différence près que la vision « insulaire » de Lemberg fait place ici à la vision des provinces germano-polonaises de la Prusse comme « Marches orientales de l’Empire », selon un dégradé du plus allemand au plus polonais, qui correspondait d’ailleurs approximativement à la répartition géographique fortement imbriquée des populations. Les historiens ont souvent relevé les contradictions que comportait le recours anachronique, à la fin du XIXe siècle, à la notion médiévale de « marches », terminologie tout à fait inadéquate si l’on veut rendre compte des objectifs d’homogénéisation territoriale des États nationaux. Mais son emploi paradoxal soulignait justement les limites du modèle de l’État-nation plus ou moins revendiqué par l’Empire bismarckien après l’unification allemande de 1871. La présence de frontières nationales « imparfaites » stimula les imaginaires, la perfection des frontières imaginées compensant le décalage entre l’idéal d’homogénéité et une réalité bien plus complexe. Une étude de la presse posnanienne révèle ainsi qu’une partie des stéréotypes antipolonais, de l’analphabétisme à l’alcoolisme en passant par la superstition, fut, à la fin du XIXe siècle, appliquée de préférence à la Galicie voisine, de l’autre côté de la frontière prussienne - manière de disqualifier à la fois le modèle plurinational de l’Empire habsbourgeois et la gestion polonaise de la province depuis l’accession de cette dernière au statut d’autonomie en 186739. Un tel phénomène semble 38 Karl Emil Franzos, « Von Wien nach Czernowitz », in Aus Halb-Asien: Culturbilder aus Galizien, der Bukowina, Südrußland und Rumänien, t. 1, Leipzig, 1876, p. 112 [trad. T.S]. 39 Thomas Serrier, Entre Allemagne et Pologne : Nations et identités frontalières 1848-1914, Paris, Belin, 2002, chap. : « L’exutoire galicien ».
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indiquer que des processus de cristallisation mentale de la frontière politique, à l’est, étaient en cours, signe d’une intégration relative de la province dans la géographie imaginaire des pays allemands. Quoi qu’il en soit, si la Posnanie joue le rôle de rivage ultime de la civilisation, tout son territoire se présente déjà comme une préfiguration de l’autre rive. Ce qui frappe finalement, c’est la persistance d’une vision de la Posnanie comme corps étranger, comme espace stigmatisé par l’altérité polonaise. La province apparaît comme un champ polarisé soumis aux tensions du connu et de l’inconnu, et le voyage dans la « Marche orientale » participe d’une expérience de la frontière comme passage du familier vers l’étrange et l’étranger. La localisation de ce basculement reste diffuse et indéterminée, fortement subjective et fonction du message politique qu’un auteur souhaite véhiculer, à moins qu’il ne laisse le lecteur juger. « Pour un peu, on nous rangerait en Russie », confie un personnage au début du Lycée de Lengowo, le roman déjà cité de Carl Busse. « Je m’étais imaginé la Pologne (Polackei) bien différemment. On se croirait presque en Allemagne », répond son interlocutrice. « L’Est commence au plus tard à la gare de Silésie de Berlin », avec sa faune bigarrée et bruyante en partance pour Königsberg, Varsovie ou Saint-Pétersbourg. Cette description faite en 1911 par un journaliste du Frankfurter Zeitung qui publie en feuilletons son récit de voyage en Posnanie et en Prusse orientale se retrouverait aisément dans de nombreux textes de l’époque40. La formule même est une anticipation visuelle de la destination, d’ailleurs transposable plus à l’ouest. Dans le feuilleton du Frankfurter Zeitung, le journaliste, qui voyage en train des bords du Main aux rives du Niémen, subsume sous l’étiquette « Allemagne orientale » toute la partie de l’Allemagne située à l’est de l’Elbe. Notons au passage que cette localisation rien moins qu’originale reprend le clivage traditionnel opposant une Allemagne rhénane, L’image est reprise par Karl Schlögel, Berlin Ostbahnhof Europas: Russen und Deutsche in ihrem Jahrhundert, Berlin, Siedler, 1998.
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industrielle, moderne et démocratique à une Allemagne orientale prussienne, agraire et dominée par la caste des junkers. Le paysage délivre un message éminemment politique. On comprend dès lors que le voyage en voie ferrée, qui permet une entrée idéalement progressive, linéaire et visuelle dans la terra incognita, soit un topos récurrent non seulement dans les récits de voyages41, et dans les guides touristiques (qui calquent les itinéraires proposés sur les tracés ferroviaires42), mais aussi dans la « littérature de la Marche orientale ». On sait que Joseph Roth, voulant se démarquer d’un procédé cher à Franzos, rejettera expressément la technique littéraire consistant en une description des choses vues par la fenêtre d’un train43. Mais ce procédé encombre encore les premières pages des romans posnaniens du tournant du siècle, dont l’ouverture traditionnelle consiste en l’arrivée de colons allemands dans leur nouvelle « patrie ». Dans Le Lycée de Lengowo, un instituteur posnanien, nationaliste désabusé, rentre au pays en compagnie du nouveau directeur de son école et de sa fille, encore pleins d’idéalisme et d’illusions ; il les initie durant le trajet en train à la dure réalité du conflit national, rythmant sa leçon par les observations faites à travers la vitre du compartiment. Johannes Höffner recourt au même schéma dans Le Sens de la vie pour présenter la province et diffuser dès les pages liminaires un sentiment d’inquiétante étrangeté bien rendu par l’allure du train, qui ralentit après chaque arrêt44. Dans L’Histoire de Lena Kalinska de Paul Burg, le wagon lui-même ne remplit plus sa fonction d’univers-refuge, cloisonné et séparé du dehors. Tandis que le train ou bien longe des chemins de Problem des deutschen Ostens, op. cit. Meyers Reisebücher, Nord-Deutschland. Östlicher Theil, Leipzig, Bibliographisches Institut, 1878, 3e éd. ; Baedeker, Mittel-und Nord-Deutschland. Handbuch für Reisende, Coblence, 1872, 15e éd. 43 Joseph Roth, Werke, t. 2, Das journalistische Werk 1924-1928, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1990, p. 285. 44 Johannes Höffner, Der Sinn des Lebens, Berlin, Fontane, 1908. 41 42
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terre jalonnés de statues mariales ou bien glisse comme inexorablement à travers des forêts de bouleaux, la forêt slave par excellence, de plus en plus de voyageurs bizarrement accoutrés et de femmes portant des fichus colorés prennent place dans le wagon, l’emplissant de sonorités étrangères45. L’écrivain polonais contemporain Paweł Huelle proposait d’appliquer respectivement à l’Europe centrale et à la Russie l’opposition faite par Thucydide entre le monde grec, défini par un maximum de différenciation sur un tout petit espace, et l’empire perse, défini par la plus grande indifférenciation sur un espace très étendu46. Laissons de côté ici la question de la validité scientifique d’une telle opposition morphologique entre l’Europe centrale et l’Europe orientale. La formule nous semble fournir en fait une assez bonne définition de la vision des confins, particulièrement propice à des vues indifférenciées et à la libération de fantasmes grossissants. Le voyage allemand dans les provinces germano-polonaises de la Prusse autour de 1900 prend sans aucun doute l’aspect d’une initiation à l’altérité, mais celle-ci reste grandement conditionnée par la réduction folklorique des scènes observées, instrumentalisée au service d’un discours de légitimation de la domination, la prolifération d’amalgames rapides et de stéréotypes collectifs interdisant toute analyse nuancée. Avant 1914, la vision allemande de la Pologne ne se départit qu’exceptionnellement de ce regard colonisateur.
Burg, op. cit., p. 34. Lors d’une lecture-conférence-débat à l’Institut culturel polonais de Paris, le 26 mars 2002.
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LE VOYAGE EN BACTRIANE : RÉFLEXIONS SUR LA GÉOGRAPHIE IMAGINAIRE D’ARTHUR SCHNITZLER
Wolfgang SABLER (Université d’Amiens)
La Bactriane, pays de la Haute Antiquité bordant l’Oxus, l’Amoudaria d’aujourd’hui1, fut un temps le centre de l’Empire kushan égalant Rome et la Chine, mais que l’on ne sait dater avec précision2. C’est à Bactres, sa capitale, qu’Alexandre le Grand prit pour épouse la princesse Roxane, c’est là encore qu’un prince aurait accordé l’asile à Zoroastre. Le nom de Bactriane évoque ainsi ces territoires limitrophes du connu et de l’inconnu, dans l’espace comme dans le temps. Rudyard Kipling y situe son Kafiristan imaginaire, pays inaccessible au-delà des montagnes, où un escroc, suivant les traces d’Alexandre, devient roi, un temps, avant que ses épousailles avec une nouvelle Roxane conduisent à sa perte3. Mythe et histoire y convergent et s’y fondent. Dans Le Chemin solitaire d’Arthur Schnitzler, Stephan von Sala, un des personnages La Bactriane se situe à cheval sur l’Afghanistan, le Turkménistan et l’Ouzbékistan actuels. 2 Cf. Boris Jakovlevich Staviskij, La Bactriane sous les Kushans : Problèmes d’histoire et de culture, trad. du russe, Paris, Jean Maisonneuve, 1986. 3 Rudyard Kipling, The Man Who Would Be King (1888), trad. fr. L’Homme qui voulut être roi, in Rudyard Kipling, Œuvres, t. 1, Paris, Gallimard, 1988. Ce récit a inspiré le film homonyme de John Huston (1975). Il ne semble pas que Schnitzler ait connu ce texte. 1
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principaux, rêve de s’y rendre lors d’une expédition archéologique qui doit bientôt prendre son départ4. Les confins de l’Autriche-Hongrie, autre Empire disparu, exercent une fascination non moins intense. Dans ses paysages sans frontières naturelles, dans ses villes presque ignorées par le Centre, se sont développées jadis de riches cultures particulières dont certaines ont été emportées par la barbarie. Lemberg (Lvov, Lviv), Czernowitz (Tchernovtsy, Cernăuţi), ces noms résonnent aujourd’hui de ce passé magnifique. Schnitzler aurait pu y trouver matière à inspiration. Il ne l’a pas fait. Le présent article analysera la fonction des confins bactrians dans Le Chemin solitaire, puis tentera de cerner les raisons qui font préférer à Schnitzler la Bactriane à la Transylvanie. Il abordera successivement plusieurs strates du monde imaginaire et personnel de Schnitzler, l’archéologie du voyage en Bactriane, l’anthropologie de types humains, la cartographie fictionnelle de l’œuvre schnitzlérienne. L’archéologie du voyage en Bactriane Le Chemin solitaire, drame existentiel, est sans doute la pièce la plus tchékhovienne de Schnitzler5. Solitaire est le chemin de ceux qui ont tout sacrifié à leur vision intellectuelle ou artistique. Au bout du périple, ils se retrouvent isolés et sont confrontés à la stérilité de leurs conceptions. Julian Fichner, le peintre, et Sala, l’auteur, ne laissent ni descendance ni même, pour le premier, d’œuvre reconnue. Toute paternité, fût-elle réelle, leur est refusée par ceux-là même qui sont leurs fils. Les traces qu’ont laissées leurs génies sont chimériques. La pièce décrit un double retour vers le passé permettant de dévoiler 4 Arthur Schnitzler, Der einsame Weg, Schauspiel in fünf Akten (1904), in Die dramatischen Werke (2 vol.), Francfort/Main, S. Fischer, 1962, t. 1, p. 759 sq. Dans les prochaines notes, cette édition sera désignée par le sigle DW 1 pour le premier tome et DW 2 pour le deuxième ; trad. fr. Le Chemin solitaire, adaptation de Michel Butel, Paris, Actes SudPapiers, 1989. Créé le 10 octobre 1989, Théâtre Renaud-Barrault, mise en scène Luc Bondy. 5 Comparable, dans son questionnement, à La Mouette d’Anton Tchekhov.
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progressivement la vérité. Julian Fichner, le peintre, a parcouru les routes du monde à la poursuite d’une liberté qui semble avoir perdu désormais son éclat. Ayant galvaudé son génie, il tente de revendiquer un rôle de père qu’il n’a jamais voulu jouer auparavant et que son fils lui refusera. Stephan von Sala, l’auteur et l’esthète, s’est réfugié tel un autre Hugo von Hofmannsthal, dans une tour d’ivoire qui l’isole du goût profane et des valeurs morales communes6. La pièce entière est déterminée par l’antagonisme entre étroitesse et étendue ; elle oppose l’immensité des horizons que les personnages tentent en vain d’atteindre et la clôture de l’espace, figurée par un minuscule jardin, dont la vue est presque entièrement bornée, où vivent certains des personnages. Elle interroge le rapport du présent au passé, la nature indélébile des fautes commises, l’impossibilité de retourner et encore moins de faire revivre ce qui est révolu et se penche sur la question omniprésente de la mort7. C’est dans ce cadre symbolique que Schnitzler situe les projets archéologiques de Stephan von Sala. Fasciné par le compte-rendu paru en 1892 d’une expédition archéologique conduite par un certain Rolston dans l’ancienne capitale mède d’Ecbatane et en Bactriane, Sala rêve de participer à une nouvelle campagne de fouilles qui doit partir en novembre 1899. Sala relate les découvertes de 1892, une ville gigantesque d’étendue comparable à celle de la Londres contemporaine, des palais aux fresques magnifiques, et surtout un escalier mystérieux fait d’un marbre trouvé nulle part ailleurs et dont les marches, étincelantes comme des opales, conduisent dans des profondeurs inconnues. « Inconnues », s’exclame Sala face à Julian, « car ils ont Jusqu’à un certain point, l’opposition entre les deux personnages ressemble à celle, bien réelle, entre Arthur Schnitzler et Hugo von Hofmannsthal. Ce rapprochement a été fréquemment établi par les travaux sur cette pièce. Hofmannsthal lui-même souligne, non sans ironie, cette proximité dans une lettre à Schnitzler in Hugo von Hofmannsthal. Arthur Schnitzler: Briefwechsel, Francfort/Main, S. Fischer, 1983, p. 246. 7 « Sala: Gibt es einen anständigen Menschen, der in irgendeiner guten Stunde in tiefster Seele an etwas anderes denkt? », DW 1, p. 765. 6
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arrêté de fouiller lorsqu’ils ont atteint la trois cent douzième marche, Dieu sait pourquoi ! Je ne saurais vous dire combien ces marches m’intriguent.8 » L’expédition mentionnée par Sala aura duré trois ans et a coûté la vie aux deux tiers des Européens qui y ont participé, emportés par les fièvres ou victimes d’une attaque kurde. La nouvelle expédition, apparemment une entreprise austro-russe excluant les Anglais, maîtres d’œuvre des fouilles de 1892, s’annonce mieux préparée, protégée par des détachements militaires russes et autrichiens9. Malgré la rareté des indications fournies par la pièce10, il est possible de dégager un certain nombre d’éléments objectifs en comparant ces données au cadre historique, en particulier en ce qui concerne l’état de la recherche archéologique, les périls auxquels étaient confrontées certaines campagnes de fouilles et l’aspect militaire. La deuxième moitié du XIXe siècle marque la naissance de l’archéologie scientifique. De nouvelles méthodes s’imposent graduellement, avec le dégagement systématique des sites pour comprendre leur logique11. Il est significatif que Sala s’enthousiasme pour ce dernier point en décrivant l’aspect du palais déblayé. D’autre part, les multiples dangers des expéditions archéologiques alimentent l’intérêt passionné du public. Des journaux comme Daily Telegraph et Daily News, cités par Schnitzler12, relatent régulièrement les nouvelles découvertes, mais aussi des dangers physiques tout à fait réels. De 1851 à 1855, la France organise « l’expédition scientifique et artistique de Mésopotamie et de Médie ». Pendant le voyage de retour, les radeaux chargés d’inestimables trésors sombrent lors d’une attaque par des « Ich kann Ihnen gar nicht sagen, wie mich diese Stufen intriguieren. », DW 1, p. 782. Cf. DW 1, p. 782 et 800. 10 Les précisions sur les deux expéditions ne couvrent au total qu’environ deux pages (sur 78 dans l’édition de la pièce dans les Dramatische Werke). 11 Cf. Eve Gran-Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne 1798-1945, Paris, CNRS, 1998. 12 Sala mentionne un article du Daily News, repris par la Tagespost, DW 1, p. 820. Dans Terre étrangère, Friedrich Hofreiter cite un article du Daily Telegraph sur de nouvelles fouilles en Crète, cf. Arthur Schnitzler, Das weite Land, DW 2, p. 232. 8 9
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pillards sur l’Euphrate. En 1888, l’expédition Wolf se termine par un autre désastre, lorsque ses membres sont chassés par des tribus hostiles13. Jacques de Morgan construit à Suse un véritable fort pour protéger les archéologues des fréquentes attaques à main armée de la part de nomades14. Parallèlement, les découvertes géographiques mais aussi archéologiques précèdent l’avancée du colonialisme. L’on sait la fulgurante expansion de l’Empire russe au dix-neuvième siècle, occupant ce que l’on appelait alors le Turkestan, c’est-à-dire l’ensemble des pays à l’Est de la mer Caspienne. En Perse, en Afghanistan, comme au Tibet15, les intérêts russes et anglais se confrontent. Le rôle joué par les Anglais et les Russes dans les deux expéditions de la pièce rend compte de ce conflit objectif. Les conflits impérialistes se sont répercutés à l’époque sur l’attitude des archéologues. Sala se réfère à ces tensions en récusant les nouvelles concernant l’insécurité qui régnerait dans certaines contrées près de la mer Caspienne. Il n’y voit qu’une désinformation qui trouverait son origine dans les petites jalousies des chercheurs anglais. Enfin, la pièce donne un reflet correct du rôle modeste mais réel de l’Autriche dans ces domaines. La marine autrichienne a organisé une multitude d’expéditions outre-mer, souvent scientifiques, mais dont certaines avaient des visées dépassant ces objectifs. Schnitzler s’y réfère dans Terre Étrangère, où le jeune lieutenant Otto doit partir pour un tour du monde, à nouveau d’une durée de trois ans16. La remarque de Sala selon laquelle on voulait donner en haut lieu à l’expédition en Bactriane Une expédition américaine, voir Gran-Aymerich, Naissance de l’archéologie moderne, op. cit., p. 189 et 258. 14 L’Illustration, 1er février 1902, no 3075, p. 68-69. 15 Pays mentionné par le docteur Reumann lorsqu’il conseille à Felix d’accepter l’offre de Sala de participer à l’expédition. « Ergreifen Sie diese einzige Gelegenheit und reisen Sie nach Genua, Kleinasien, Tibet, Baktrien. », DW 1, p. 802. Toutefois, le docteur Reumann fait preuve ici de cette même culture approximative, résultat de lectures journalistiques, qui caractérise Sala. 16 Arthur Schnitzler, Das weite Land, op. cit. 13
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une dimension politico-militaire peut être comprise dans le contexte d’un impérialisme à petite échelle17. Par ailleurs, la recherche autrichienne et hongroise publie des textes de qualité sur la Bactriane. Tomaschek par exemple est un des premiers à soutenir l’hypothèse d’un puissant royaume dans la Bactriane pré-achéménide18. D’un point de vue historique, Le Chemin solitaire utilise également des références brèves mais pour la plupart tout à fait exactes : Ecbatane fut effectivement la capitale de l’Empire des Mèdes. La Bactriane a véritablement possédé une civilisation néolithique de haut niveau, avec une urbanisation importante, dont témoignent les traces de très vastes agglomérations. Elle a ensuite connu une existence plus ou moins autonome sous les Achéménides, sous Alexandre, avant de devenir le centre de royaumes grecs, puis de l’Empire kushan. Toutefois, il n’a pas été possible de retrouver la trace du chef d’expédition Rolston, dont le nom n’est mentionné par aucune source disponible. La nouvelle expédition à laquelle Sala souhaite participer n’a pas davantage pu être identifiée. Il faut noter également que malgré la véritable explosion des recherches archéologiques durant la deuxième moitié du XIXe siècle, la Bactriane et même Ecbatane restent en marge, sinon de l’intérêt scientifique, du moins des campagnes de fouilles organisées. En revanche, ces deux lieux sont unis par une sonorité suggérant le mystère : Ekbatana et Baktrien, en allemand. Un même souci d’effet sonore pourrait expliquer une contradiction du texte : Sala, en racontant à Julian l’expédition Rolston, évoque d’abord une attaque kurde, puis, face à Felix, mentionne une véritable bataille rangée dans la plaine de 17 « Auch hier gedenkt man der Sache einen politisch-militärischen Anstrich zu geben. », DW 1, p. 782-783. 18 Cf. W. Tomaschek, Centralasiatische Studien, t. 1 : Sogdiana, Vienne, Sitzungsberichte der Akademie der Wissenschaften, 1877. Staviskij (La Bactriane sous les Kushans, cf. note 2) mentionne encore ce texte. La Sogdiane se situe au Nord de la Bactriane. Tomaschek est aussi l’auteur des articles « Bactra », « Baktriane », « Baktrianoi » et « Baktros » dans Pauly’s Real-Encyclopädie der Klassischen Altertumswissenschaften, t. 2, Stuttgart, Alfred Druckenmüller, 1896, col. 2804-2814.
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Kara Kum. Ecbatane se situe effectivement en territoire kurde, mais ce peuple n’habite pas le désert à l’Est de la Caspienne. Y aurait-il eu deux combats meurtriers différents ? Il paraît plus plausible que ce soit le pouvoir évocateur de dangers exotiques des noms « kurde » et « Kara Kum » qui ait conduit l’auteur à les juxtaposer. En somme, il semblerait que Schnitzler ait procédé à une sorte de syncrétisme à partir d’éléments à la fois connus - d’où le caractère vraisemblable de l’ensemble - et propres à fasciner. D’autre part, la durée de l’expédition de Rolston - trois ans ! - paraît tout à fait inhabituelle pour des fouilles, qui se déroulent, y compris à l’époque, généralement par campagnes, parfois à rythme annuel. Le parcours emprunté peut également paraître curieux. Il ne prend pas le chemin le plus court à travers la Perse, mais préfère remonter la Caspienne pour traverser le désert de Kara Kum, décrivant un crochet improbable. Enfin, le texte n’établit pas de distinction nette entre les fouilles d’Ecbatane et celles effectuées en Bactriane, ce qui rend difficile d’identifier le palais à l’escalier mystérieux. Cependant, il existe en Bactriane sur une colline assez haute, dans un endroit nommé Surkh Kotal, un sanctuaire kushan anciennement entouré de murailles, construit, selon une inscription, sous Kanishka le Victorieux, fondateur de l’Empire kushan. Un escalier vaste et majestueux descend la pente vers l’eau. Schnitzler a-t-il eu connaissance de ce sanctuaire ? Si tel est le cas, il a procédé à une transformation significative : en situant l’escalier à l’intérieur du palais et non sur une colline, il confère à la description une dimension différente, comme si la recherche de ruines enfouies équivalait à la découverte de secrets profonds, tout à fait en accord du reste avec les propos de Sala cités plus haut. Archéologie et anthropologie Faits et données imaginaires se mêlent en effet dans les voyages en Bactriane du Chemin solitaire. La Bactriane, miroir symbolique de Sala, se situe de la sorte aux marges du réel. La quête d’un lointain inaccessible -
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et qui le restera - est un des thèmes de la pièce, unissant les personnages. Dans la deuxième scène du premier acte, Johanna, personnage rêveur, proche, par certains traits, de la future Mademoiselle Else, et naïve adepte de la métempsycose, relate à Sala, son futur amant, un souvenir fantasmagorique d’un autre temps où, esclave lydienne, elle dansait au milieu d’hommes, dont Sala. À cet instant précis du dialogue, Sala lui révèle le but de son voyage et ajoute, qu’il s’agit là d’un « pays étrange, et le plus étrange est qu’il n’existe plus ». Même le marbre dans lequel sont taillées les marches du palais mystérieux provient - peutêtre - d’une île depuis longtemps engloutie par la mer19. Les éléments objectifs analysés précédemment se transforment de la sorte sous la plume de Schnitzler en données littéraires. Dans cette pièce, comme dans de nombreux autres textes de l’auteur, le voyage, l’aventure, le danger représentent des motifs par rapport auxquels se définissent les personnages. Une grande distance par rapport à autrui caractérise Sala, une froideur doublée d’un détachement par rapport aux valeurs communes : « Si vous habitiez au centre de la terre, vous sauriez que toutes les choses ont un poids égal […], qu’elles se valent toutes », déclare Sala au docteur Reumann, étonné de voir l’auteur, tant d’années plus tard, en vouloir toujours à une actrice qui n’a pas su dire ses vers20. Futile ou non, la quête du beau motive Sala, dans la conception de son nouvel hôtel comme dans son désir de découvrir cet énigmatique palais aux marches étincelantes. Sa volonté de savoir équivaut à la découverte de vérités esthétiquement parfaites. Pourtant, Sala, victime d’une maladie cardiaque, n’atteindra pas la Bactriane. Son « manque de cœur » est aussi directement responsable du suicide de Johanna. Sala est-il pour autant, avec Julian, un exemple caractéristique de « l’homme impressionniste », sorte de monade égocentrique capable de se saisir uniquement de reliques d’un passé mort depuis longtemps, 19 20
DW 1, p. 764 et 782. DW 1, p. 769.
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témoin d’une société mortifère à la veille de la catastrophe de la Première Guerre mondiale, selon une vision convenue de l’œuvre de Schnitzler ? Plutôt que de condamner la société dans son ensemble, Schnitzler, dans la perspective de la comédie de mœurs, examine avec scepticisme les fausses postures. Il confronte ainsi le spectateur à ses propres errements, sans pour autant indiquer le chemin à suivre. Pourtant, il y a des raisons qui conduisent à l’échec. À la géographie réelle et imaginaire du voyage, il convient en effet d’apposer un autre système de répartition spatiale, le schéma anthropologique esquissé par l’auteur. Paru en 1927, quelques années avant sa mort, le texte intitulé L’Esprit dans la parole et l’esprit dans l’acte établit une typologie déterministe et immuable de « constitutions spirituelles » fondamentales, allant du principe négatif, appelé Diable, autrement dit le mensonge, au versant positif, Dieu, c’est-à-dire la vérité. Un diagramme joint visualise cette cartographie anthropologique21. On y découvre entre autres, du côté positif, le navigateur, aussi appelé découvreur et sur le versant négatif, l’aventurier. L’historien ou « continualiste » (Kontinualist) s’oppose au journaliste ou « actualiste ». L’historien, dit Schnitzler - il ne s’agit pas nécessairement d’un historien de métier - possède l’intuition du devenir des choses, de leur rapport profond, il sait au plus haut degré la continuité du monde. Ce texte de vieillesse ne peut pas être appliqué sans précaution à l’œuvre littéraire. Toutefois, sans pouvoir les identifier aux constitutions spirituelles du diagramme, les personnages schnitzlériens semblent posséder une certaine familiarité avec ces types fondamentaux. Prenons l’archéologue. Idéalement, l’archéologue devrait être un continualiste, puisque précisément, il remonte aux sources du passé et aide ainsi à comprendre les courants du devenir humain. Son activité « Geistesverfassungen », Arthur Schnitzler, « Der Geist im Wort und der Geist in der Tat », in Aphorismen und Betrachtungen, dir. Robert O. Weiss, Francfort/Main, S. Fischer, 1967, p. 135 sq. 21
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serait une métaphore de la capacité de comprendre les mouvements psychiques les plus enfouis, dégagés par un patient travail de déblayage. La pièce tardive Comédie des séductions reprend l’emploi métaphorique de l’archéologie dans le sens d’une connaissance profonde, et précise cette interprétation22. Ulrich de Falkenir se distingue par son travail archéologique remarqué sur le Palatin. Lorsque la princesse Aurélie de Merkenstein choisit parmi trois prétendants Ulrich de Falkenir comme futur époux, ce dernier refuse, motivé par un « savoir profond et douloureux »23, acquis grâce au don qu’il dit posséder « de percevoir la rumeur des courants éternels - les courants sombres et éternels qui se dirigent de l'homme vers la femme et de la femme vers l'homme, de génération en génération »24, en l’occurrence l’impossibilité de demander à une femme d’être fidèle. Malgré les dénégations d’Aurélie, il pressent en son cœur des désirs obscurs, des penchants qu’il ne saurait interdire, même s'il le voulait. La qualité d’archéologue symbolise ici la capacité de mettre au jour les mouvements du cœur les plus profondément enfouis dans le subconscient, mais que des lois immuables orientent infailliblement. Ces dernières semblent se référer à la psychanalyse et à une perception essentialiste du sexe féminin comme étant déterminé par la sexualité. Rapprochant plus nettement encore que dans Le Chemin solitaire l’archéologie de l’analyse de la psyché, Schnitzler se contente d’indications lapidaires concernant la localisation des fouilles réelles entreprises par Falkenir, remplaçant le voyage aux confins du monde par une exploration des confins de l’âme.
Arthur Schnitzler, Komödie der Verführung, DW 2, p. 845-974 ; Comédie des séductions, trad. fr. Henri Christophe, Paris, Actes Sud-Papiers, 1995. 23 « Das ist nicht Mißtrauen, Aurelie - es ist Wissen. Ein schmerzlich-tieferes Wissen », Ibid., p. 871. 24 « Nein, Aurelie, aber mir ist es gegeben, die ewigen Ströme rauschen zu hören - die dunklen, ewigen Ströme, die unaufhörlich fließen von Mann zu Weib und von Weib zu Mann, zwischen Geschlecht und Geschlecht. » Ibid., p. 872. Cette lucidité se situe à michemin entre une forme de voyance, proche de l’occultisme, et une conception pessimiste et déterministe. 22
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L’archéologie comme symbole d’un savoir profond et douloureux peut de son côté se trouver remplacée par l’astronomie, autre science aux implications multiples et potentiellement mystérieuses25. Dans La Flûte du pâtre, un récit écrit en 1909, un astronome répondant au nom d’Érasme, découvrant qu’il lui est impossible de savoir si la fidélité de sa femme est réelle ou simplement un reflet de l’habitude, l’envoie accomplir ce qu’il croit être son destin26. Mais il se trompe comme Falkenir. L’intuition, la perception des liens profonds qui caractérisent l’historien dans le diagramme, si elles permettent d’approcher la vérité, ne sont, au fond, d’aucun secours. Un net pessimisme se dégage de ces textes : on ne peut véritablement aboutir au fond, à la vérité. L’échec de l’expédition archéologique s’explique peut-être par cette aporie. La déclinaison des motifs obéit à une logique de symbolisation où chaque élément, le lieu, l’activité ou le métier, remplit sa fonction seulement dans la situation particulière de chaque récit sans jamais se figer définitivement. La Bactriane ne peut jouer son rôle que dans Le Chemin solitaire. Dans La Comédie des séductions, d’autres lieux la remplacent, comme cette étrange plage au Danemark plantée de palmiers et bordée d’une mer, que les didascalies qualifient de « modérément tropicale », où se termine tragiquement le drame, le premier août 1914, date emblématique s’il en est, par le double suicide de Falkenir et d’Aurélie. Ces éléments symboliques forment un ensemble de coordonnées et d’oppositions permettant de définir les personnages. Tel est le cas dans Terre étrangère, où le jeune lieutenant Otto s’apprête à effectuer son voyage autour du monde, tandis que le héros de la pièce, l’industriel Hofreiter projette un voyage d’affaires en Amérique : le découvreur, si l’on veut, c’est-à-dire aussi le savant, le scientifique, contre l’aventurier qu’est réellement Hofreiter, personnage Notons à nouveau le caractère « prophétique » ou occultiste. Arthur Schnitzler, Die Hirtenflöte, Vienne, Deutsch-Österreichischer Verlag, 1912 ; La Flûte de Pan, trad. fr. Pierre Gallissaires, in Arthur Schnitzler, Romans et nouvelles, t. II : 1909-1931, éd. Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent, Paris, Le Livre de poche, 1996, p. 1 sq. 25 26
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qu’aucun scrupule ne retient d’accomplir un acte correspondant à son désir. L’archéologue détenteur d’un savoir profond ? Voilà ce que Stephan von Sala n’est justement pas. Grand lecteur de journaux27, il s’enflamme pour les découvertes d’autrui, qui l’intriguent, pour reprendre son expression, terme qui dit davantage une curiosité quelque peu superficielle qu’un intérêt véritable. Il confond du reste diverses fouilles et périodes et ne semble pas porté à affiner ses connaissances. Ainsi, il situe Ecbatane au quatrième millénaire avant notre ère : la ville n’a été fondée qu’à la fin du VIIIe siècle28. Suivant l’actualité journalistique, il se laisse porter par ses lubies. Si la ressemblance entre Hofmannsthal et Sala a souvent été notée, ce qui entraîne généralement l’interprète à souligner - à juste titre - la critique de l’esthétisme, l’aspect journalistique a moins été mis en avant. Il se trouve qu’un des plus grands journalistes anglais du XIXe siècle s’appelle George Augustus Sala, personnage doué et excentrique, s’enorgueillissant de pouvoir écrire des articles sur n’importe quel sujet - ce qu’il a fait du reste pour le compte du Daily Telegraph - et envoyé comme correspondant dans toutes les parties du monde29. Si Le Chemin solitaire ne se réfère pas au Daily Telegraph, mais au Daily News, Friedrich Hofreiter, personnage principal anglophile de Terre Étrangère citera ce premier quotidien à propos de… fouilles archéologiques justement30. Le journaliste, métier ou constitution spirituelle, est constamment l’objet chez Schnitzler de remarques négatives, frisant bien souvent le préjugé. Ainsi Sala réunit deux types anthropologiques en apparence incompatibles, l’actualiste, pour reprendre les termes du schéma, et le continualiste. L’auteur Sala ne cesse de se référer à des journaux, par exemple DW 1, p. 764 et 820. L’actuel Hamadan en Iran, fondée en 708 avant notre ère, capitale de l’empire mède de 612 à 550 avant de devenir résidence de rois perses. 29 Cf. Peterborough Court, The Story of The Daily Telegraph, by Lord Edward Frederick Lawson Burnham, Londres, Cassel & Company, 1955. [George August Sala, 18571893.] 30 Il s’agit de fouilles archéologiques en Crète, cf. note 12. 27 28
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esthète n’est peut-être qu’un littérateur, semblable à Alberthus Rhon31, la profondeur à laquelle aspire Sala une figure de style vaine. Il est simplement un archéologue dilettante. La métaphore archéologique révèle sa vaine prétention. Ainsi, chaque personnage concerné se voit attribuer un lieu qui lui correspond. La mappemonde schnitzlérienne redéfinit les paysages selon des affinités intérieures. La relation que ces personnages entretiennent avec les lieux nommés reflète leur essence et les voyages équivalent à des explorations de la psyché. Reste la question de savoir pourquoi, dans le choix des lieux symboliques, Schnitzler préfère la Bactriane à la Galicie et l’Amérique à la Bucovine. Cartographie fictionnelle Le personnage schnitzlérien ne serait pas fondamentalement le résultat d’une observation du réel, mais sa situation géographique et historique dépendrait de sa propre nature. C’est du moins ce qu’affirme l’auteur lui-même dans un texte intitulé Remarques sur la physiologie de la création32. Schnitzler y décrit comment différents personnages se métamorphosent, changeant allègrement de siècles et de pays avant de trouver la forme qui exprime leur vérité. Toutefois, cette affirmation doit être nuancée. Dans son œuvre, on distingue deux grands versants, un ensemble réaliste où l’auteur envisage différents aspects de la comédie humaine à l’exemple de cas concrets tels qu’ils auraient pu exister vraiment, du moins en principe. On pourrait comprendre l’autre groupe de textes comme allégorique, dans la mesure où les interrogations sous-jacentes des drames et récits réalistes sont élevées à une portée plus générale, et reflètent plus directement les questions éternelles que Schnitzler aimait opposer au présent politique et social qu’il jugeait de peu d’intérêt artistique. Pour les pièces réalistes, le Auteur prétentieux et risible dans Interlude et dans Terre étrangère. Arthur Schnitzler, Zwischenspiel. Komödie 3A, Berlin, Fischer, 1906 ; Interlude, trad. fr. Caroline Alexander et Henri Christophe, Paris, Actes-Sud-Papiers, 1991 ; Das weite Land, op. cit. 32 Arthur Schnitzler, « Zur Physiologie des Schaffens », in Aphorismen und Betrachtungen, op. cit., p. 380 sq. 31
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déplacement des personnages à travers les époques et les lieux semble moins aisé. Puisés dans le concret, ils y restent attachés. Rien cependant n’aurait interdit de déplacer l’action du Chemin solitaire, qui fait indubitablement partie de cette dernière catégorie, vers les lieux symboliques, en Bactriane donc, ou sur le chemin d’une expédition. Pourtant, cette transposition n’a pas lieu. Si l’on prend l’ensemble des textes de Schnitzler, aussi bien dramatiques que narratifs, l’on est frappé par l’absence de diversité dans le choix des lieux d’action. Leur topographie offre une vision très réduite du monde : une chambre, ou un salon, un jardin, un café ou un cimetière, généralement situés à Vienne ou dans ses environs, parfois dans des lieux de villégiature. Rarement, la fable se déplace ailleurs. Ses œuvres qualifiées ici de réalistes dessinent une carte très particulière, et, si l’on veut, très viennoise. « Vienne - à notre époque », la plupart des pièces comportent cette indication. Schnitzler n’est pourtant pas un poète du « local », on le sait. Son univers est pour l’essentiel la société de son temps, dans sa variante concrète autrichienne. Les autres théâtres européens de l’époque esquissent une cartographie semblable, chacun avec sa tonalité locale, mais avec une échelle tout à fait comparable. La géographie théâtrale de Schnitzler est celle de la comédie de société. Pour cette raison, la perspective y est fondamentalement occidentale, européenne. Dans ce type de dramaturgie, qui domine alors la vie théâtrale, on assiste dans les années 1890, sous l’influence prépondérante du discours réaliste, à une quasi-disparition des voies historisantes (et ubiquistes) d’un Sardou ou d’un Wilbrandt et par conséquent à un rétrécissement certain de la scénographie. En revanche, les pièces - et récits - de Schnitzler, mentionnent un certain nombre de lieux extérieurs, par exemple la Bactriane, ou l’Amérique. Ces endroits recouvrent de vastes territoires, bien plus importants en tous les cas que les lieux d’action proprement dits. Toutefois, la partie non germanophone de la monarchie austrohongroise n’en fait que très exceptionnellement partie. De rares
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personnages en proviennent, d’autres, comme Sala, notent brièvement qu’ils ont fait leur service militaire dans des endroits reculés de l’Empire. Hormis ces exceptions, l’Est de l’Empire austro-hongrois forme, en particulier chez Schnitzler, une carte quasiment blanche, un espace aussi ignoré que le continent noir au XIXe siècle. L’explication réside dans la concomitance de plusieurs phénomènes qui ne peuvent être approfondis faute de place. Je me contenterai ici de brosser à grands traits les liens qui unissent géographie et sociologie théâtrales33. Le théâtre est alors une institution fondamentalement bourgeoise, dans le sens où le discours qui sous-tend sa production se définit par rapport aux valeurs qui sont celles de la bourgeoisie. En Autriche, cette dernière, prise dans l’ensemble, appartient ou se réfère à la culture de langue allemande ou encore aux œuvres d’autres ensembles linguistiques, mais qui font l’objet d’une réception dans l’espace culturel germanophone. En revanche, tandis qu’existaient alors de nombreuses salles de langue allemande dans les villes de l’Empire, les auteurs tchèques ou hongrois ne trouvent qu’occasionnellement accès aux grands théâtres. Il en va de même pour les personnages originaires des différentes parties de la Monarchie, victimes du désintérêt du théâtre pour les couches populaires. En effet, les trois quarts des pièces jouées avec succès autour de 1900 donnent la préférence aux sphères supérieures. Malgré l’impact du naturalisme, les pièces où dominent les couches socialement inférieures, y compris petites-bourgeoises, ne constituent même pas un dixième de la dramaturgie des années autour de 1900. Quand on feuillette l’album de famille de la dramaturgie schnitzlérienne, la parenté avec la société dramatique se manifeste clairement. Cette distorsion se trouve liée au type de conflits représentés au théâtre. L’obligation primordiale de la vraisemblance s’applique plus particulièrement aux comportements et attitudes, de sorte que le souci 33 Pour plus de détails, cf. Wolfgang Sabler, Arthur Schnitzler, Écriture dramatique et conventions théâtrales, Berne, Peter Lang, 2002.
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Wolfgang Sabler
de réalisme se traduit par une place prépondérante donnée à l’analyse psychologique. Cependant, la crédibilité de l’analyse psychologique dépend fortement de la liberté de choix supposée du personnage. Or, le choix d’un milieu comme cadre d’une action apparaît fortement limité par une vision déterministe des couches socialement inférieures. De façon générale, on considère qu’une chute dans l’échelle sociale équivaut à une perte graduelle de la possibilité d’opérer des choix éthiques. Cette exclusivité sociale dans la représentation du réel diminue la capacité de ce théâtre à s’intéresser aux personnages originaires de l’Est de la Monarchie en raison de la réalité politique et culturelle de l’État multinational où les peuples qui le composent ne se trouvent pas dans des positions égales. C’est pourquoi la population de la majeure partie des régions de l’Empire reste pour l’essentiel invisible au regard du théâtre. Dans le cas contraire, la production théâtrale reflète le plus souvent une attitude de dédain. Prenons l’exemple des rares personnages juifs pauvres issus de l’Est. Ces figures sont le plus souvent risibles ou méprisables en raison de leur façon de s’exprimer, leur accent yiddish, et par leur adhésion prétendument insuffisante aux valeurs censées être communes, c’est-àdire précisément les traits des personnages d’origine inférieure. Schnitzler, comme la bourgeoisie juive de l’époque, partage ce point de vue. Si l’origine juive d’un personnage est chez Schnitzler le plus souvent allusive, elle détermine, lorsqu’elle est liée à la pauvreté, une caractérisation négative ou ridicule34. L’adhésion à certains préjugés n’empêche naturellement pas Schnitzler de combattre, comme on le
34 Comme c’est le cas par exemple dans Fink und Fliederbusch, comédie sur le journalisme. Avec une ironie cinglante, deux journalistes rappellent la façon dont Leuchter, rédacteur en chef, a fait quarante ans plus tôt à pied et en chaussures déchirées le chemin de Temesvár (allusion indirecte à son origine juive) à Vienne. Fink und Fliederbusch, Komödie in drei Akten, in Die dramatischen Werke, t. 2, p. 560 ; Les Journalistes Merle et Mimosas, trad. fr. Caroline Alexander, Paris, Actes Sud-Papiers, 1991.
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sait, avec vigueur et constance l’antisémitisme35. Quoi qu’il en soit, il apparaît que les conditions objectives de la production culturelle, le discours social qui la sous-tend et le regard social jeté par le théâtre diminuent de concert l’intérêt pour les régions orientales de l’Empire. Ces territoires se trouvent également hors de l’horizon personnel de Schnitzler. Aucun lien ne l’attache à la ville hongroise dont est originaire son père (Groß-Kanizsa, Nagy Kanizsa en hongrois), un endroit où il n’aurait pu que se sentir étranger s’il avait été obligé d’y séjourner. Schnitzler s’identifie, comme la majeure partie de la bourgeoisie juive de Vienne, à la nation allemande, comprise comme un ensemble culturel et linguistique. Écrivain, il fait partie objectivement de la culture européenne dominante de son temps qui le fait s’intéresser aux créations originaires de nombreuses nations, à condition qu’ils appartiennent au même horizon culturel. Juif assimilé - dans la mesure où ce terme est juste -, il regarde en revanche avec mépris, circonspection ou indifférence l’univers souvent misérable des Juifs de l’Est. Homme de son temps et bourgeois aisé, il ne cesse de voyager, de Taormine au Cap Nord, mais hésite à franchir la petite Leitha qui constitue alors la frontière avec la Transleithanie, autrement dit la Hongrie. Ainsi, la Transylvanie lui reste inaccessible. Il préfère s’évader dans les confins imaginaires de la Bactriane.
Cf. Professor Bernhardi, Komödie in fünf Akten, Berlin, S. Fischer, 1912 ; Le Professeur Bernhardi, trad. fr. Henri Christophe, Paris, Actes Sud-Papiers, 1994.
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PRÉSENCES SLOVAQUES DANS L’ŒUVRE DE MILOŠ JIRÁNEK Catherine SERVANT (INALCO)
Les séjours effectués par Miloš Jiránek (1875-1911), de 1904 à 1906, en Slovaquie hongroise, principalement à Detva et dans la région de Zvolen, trouvent bien des évocations et remémorations tant dans son œuvre picturale que dans ses écrits - tout spécialement dans son ouvrage Impressions et flâneries1, de 1908. Peintre, prosateur et critique d’art, animateur de la vie culturelle et intellectuelle pragoise de son temps, Miloš Jiránek compte parmi les artisans discrets, mais incontournables, de l’avènement de la modernité
Miloš Jiránek, Dojmy a potulky (1901-1908) [Impressions et flâneries (1901-1908)], in Literární dílo [Œuvre littéraire], texte établi et présenté par Ladislav Jiránek, Prague, František Borový (coll. « Pantheon »), 1936, p. 269-385 [1ère éd. 1908]. « Notes en marge de la vie », que l’histoire littéraire tchèque a retenues sous le label indécis de « prose impressionniste » et que leur caractère délibérément disparate et fragmentaire rend inclassables - feuilletons, esquisses, essais critiques, confessions -, mais aussi carnet de voyage à travers l’espace (du Paris à la mode aux fins fonds de la Slovaquie) et les œuvres d’art (du peintre tchèque Mikoláš Aleš à Van Gogh, en passant par Goya, Whistler, Rodin...), les Impressions et flâneries de Miloš Jiránek mêlent à la recherche de « l’art de tout-à-l’heure » une quête profondément individuelle.
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tchèque à la charnière des XIXe et XXe siècles2. En un temps où l’art tchèque fait retour sur ses traditions nationales et ses assises populaires en s’orientant vers les confins géographiques de cet ensemble « tchécoslovaque » dont l’idée, pour le moins culturelle et intellectuelle - sinon encore réellement politique -, prend une consistance grandissante, les expériences slovaques de Miloš Jiránek semblent relever au premier chef d’une investigation des racines tchèques et slaves. Or, le parcours qui mène Jiránek de la Slovaquie morave jusqu’à Detva coïncide surtout avec une exploration des conceptions et traitements artistiques de cet héritage populaire. Comme le montrent les chapitres slovaques des Impressions et flâneries, il s’agit moins ici de la recherche extensive d’un « autre soi-même » qu’il soit plus originel ou plus exotique... - que de la rencontre, en profondeur, avec un monde où se réalise analogiquement, dans la vie et la tradition vivante, la visée première de la modernité en art pour Jiránek : l’articulation réussie entre l’intégrité individuelle et l’appartenance nationale. Cette forme tout autre de confins intérieurs, Jiránek la découvre en Slovaquie, pays dont l’authenticité humaine lui donne d’apercevoir la pertinence de la formule clef des modernes tchèques, ligne de conduite et objectif suprême : « Sois toi-même, tu seras tchèque »3.
Élève de l’Académie des Beaux-arts de Prague de 1894 à 1899, Miloš Jiránek fréquente les classes de Max Pirner et Vojtěch Hynais tout en suivant à la faculté des lettres des cours d’histoire de l’art, d’esthétique et de philosophie. Dans les années 1900, il se consacre à la peinture, la traduction et la critique d’art pour Volné směry. Grand voyageur, Jiránek visite aussi, au fil des années 1900, la France, l’Italie, la Suisse, la Moravie slovaque, et surtout la Slovaquie où il séjourne fréquemment, entre autres dans la région de Detva. Tous ces voyages trouvent un écho dans son ouvrage Dojmy a potulky (1901-1908), op. cit., paru en 1908. Jiránek disparaît prématurément en 1911. 3 Mot d’ordre du manifeste « Česká Moderna », signé en octobre 1895 par des écrivains, journalistes et critiques tchèques (Rozhledy, no 5, 1895-96, p. 1). Sur le plan artistique, « Česká Moderna » prône l’absolue liberté de création, le refus du patriotisme stérile, l’individualisme et le rejet de toute étiquette d’école. 2
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En retraçant les débuts de l’association « Mánes » et de la revue Volné směry (Les Tendances libres)4, Roman Prahl résume ainsi la spécificité et, en quelque sorte, le décalage du modernisme tchèque : « Les premiers arguments des sécessionnistes tchèques étaient fondamentalement ceuxlà même que d’autres mouvements de sécession, dans les centres artistiques développés, refusaient alors : la revendication d’un soutien à la tradition de l’art national, local, et sa défense face à l’art étranger.5 » Si cette orientation initiale - avant tout motivée par la difficulté des artistes tchèques à résister à la prééminence allemande et à se faire exposer à Prague - se trouve bientôt contrebalancée par des contacts toujours plus directs, intenses et diversifiés avec l’art européen, le motif national n’en disparaît pas pour autant des convictions et aspirations de l’association « Mánes » ; il restera même l’un de ses signes distinctifs. À l’instar de ces passeurs dont la figure emblématique, dans la critique et le monde de l’art tchèque d’alors, a pour nom František Xaver Šalda, Miloš Jiránek œuvre à un rapprochement accru avec l’art étranger, notamment en participant à l’organisation d’expositions qui marquent profondément la première décennie du XXe siècle - surtout Rodin (1902) et Munch (1905)6. En même temps, le parcours de Jiránek 4 Mensuel artistique de l’association des artistes plasticiens « Mánes » (créée en 1887 par des étudiants), Volné směry voit le jour en 1896. Miloš Jiránek compte parmi ses collaborateurs dès 1897 - il en assurera ultérieurement, à deux reprises (1905-06, puis 1908-10), la rédaction en chef. Ouverte à toutes les tendances modernes (décadence, symbolisme, art nouveau), s’efforçant d’associer art et littérature en offrant une place importante à l’essai et à la critique d’art tchèque, Volné směry devient bientôt le premier périodique tchèque d’art contemporain. 5 Roman Prahl, « Praha : spolek Mánes » [Prague : l’association « Mánes »], in Lenka Bydžovská et Roman Prahl, Volné Směry : Časopis pražské Secese a Moderny [Volné Směry : Revue de la Sécession et du Moderne pragois], Prague, Torst, 1993, p. 13. 6 Avant la Grande Guerre, le pavillon de « Mánes » accueille aussi d’autres expositions capitales à la faveur desquelles les Tchèques se familiarisent peu à peu avec les grandes tendances européennes : entre autres, à l’automne 1902, « L’Art moderne français », présentant des œuvres de Degas, Monet, Renoir, Sisley ou Pissarro ; en 1907,
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reste intimement lié à l’autre versant de l’entreprise moderniste tchèque : l’éclaircissement et la « mise en œuvre » de la notion d’art national, indissociable de l’établissement d’une tradition nationale offrant aux créateurs contemporains cette « perspective vers l’arrière » que le critique juge déterminante. Les études et ouvrages, le plus souvent monographiques, où Jiránek se fait l’interprète de la peinture tchèque du XIXe siècle à travers ses représentants marquants - Josef Navrátil, Josef Mánes, Jaroslav Čermák, Mikoláš Aleš, Hanuš Schwaiger etc. jusqu’aux contemporains, tel le peintre impressionniste Antonín Slavíček - semblent ainsi s’employer à abstraire, pour l’avenir, les étais et les lignes de permanence de la création tchèque. Or, au-delà de la jonction entre caractère national (národnost) et « mondialité » (světovost) - avec, pour fin ultime, la possibilité de « créer avec l’Europe » en lui offrant sa contribution singulière -, Jiránek peintre et critique cherche à saisir l’articulation artistique entre l’appartenance nationale et ce primat de la modernité qu’est l’individualisme. Telle que la formule son petit traité de 1909 La Peinture tchèque moderne7, tentative de bilan sur le XIXe siècle tchèque, l’ambition des artistes de sa génération doit essentiellement consister à trouver au sentiment national une expression moderne et individuelle. Autrement dit - principe instauré par le célèbre manifeste « Česká Moderna » de 1895, et généralement admis à l’époque de Jiránek -, cette originalité de l’art tchèque ne se mesure plus autrement qu’à l’aune de l’individu créateur : l’expression du sujet - ses sentiments et idées, sa vérité interne, ses expériences intimes aussi bien que sociales - étant, seule, susceptible de mener à bien « cette tâche colossale, donner un art à la nation »8.
l’exposition des « Impressionnistes français », où le public pragois découvre des œuvres de Van Gogh et Gauguin ; en 1910, l’exposition Bourdelle, puis celle des « Indépendants » (Braque, Derain, Matisse, Redon, Vlaminck, Vallotton...). 7 Miloš Jiránek, O českém malířství moderním, Prague, Zdeněk Jeřábek, 1934 [1ère parution dans Volné směry, vol. XIII, 1909]. 8 Ibid., p. 56.
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Cependant, en s’attachant à restituer une tradition artistique susceptible de fonder la création individuelle qu’il appelle de ses vœux, Jiránek ne peut occulter son caractère fragmentaire et sa précarité : « Vous ne trouverez pas ici l’évolution logique et solide qui caractérise l’art français », écrit-il dans La Peinture tchèque moderne9. En guise de substitut à ces soubassements fragiles, Jiránek ne propose pas tant à ses contemporains de regarder par delà les frontières que de revenir aux sources de la culture populaire. Ainsi les invite-t-il, en conclusion de son opuscule, à visiter le petit musée ethnographique pragois du jardin Kinský, « un lieu qui pourrait être pour nous celui d’une saine interrogation sur ce que nous sommes, et, dans une certaine mesure, se substituer à ce Louvre que nous n’avons pas.10 » À la fin du XIXe siècle, l’ethnographie, conçue comme une voie d’accès privilégiée à la « substance » tchèque et slave - auprès des deux autres grands vecteurs d’identification que sont, depuis la Renaissance nationale, l’histoire et la philologie -, jouit d’une fortune spectaculaire en Pays tchèques11. En 1895, la monumentale Exposition ethnographique tchéco-slave de Prague, censée illustrer la vivacité culturelle, économique et surtout politique des Tchèques (face à une germanité pourtant déjà en perte de vitesse), montre aussi à quel point la thésaurisation de cet héritage culturel peut faire l’objet d’une instrumentalisation effrénée. La promotion du folklore, des dialectes chantants, costumes bariolés, boissons fortes, broderies délicates, et chaumières en bois, doublée de prétentions nouvelles à l’exactitude et à Ibid., p. 11. Ibid., p. 58. 11 Il faut toutefois noter que si les offensives intellectuelles réalistes des années 1880 malmènent sérieusement le philologisme et l’historicisme tchèque (par exemple lors de la dénonciation iconoclaste des faux Manuscrits tchèques, entreprise par l’équipe de Tomáš Garrigue Masaryk en 1886), le folklore demeure un domaine relativement protégé, en partie grâce aux prétentions scientifiques dont il s’accompagne. Bien entendu, les Pays tchèques ne sont pas les seuls touchés par un tel engouement à la fin du XIXe siècle, en Europe centrale : il n’est que d’évoquer l’Exposition Internationale du Millénaire de Budapest en 1896. 9
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la scientificité dans l’approche de ce vaste champ, occultent bien mal des mobiles proprement politiques. Néanmoins, la culture populaire demeure, pour les créateurs comme pour le public, un réservoir symbolique et axiologique unique, legs d’un imaginaire hors d’âge où puiser vertus, valeurs, mythes et garanties infaillibles de l’immortalité de la nation ; un territoire à part, fût-il le plus souvent stéréotypé, déformé, et idéalisé. Tandis que l’Exposition ethnographique de 1895 se prévaut d’une rigueur toute scientifique, la célèbre affiche réalisée pour l’occasion par Vojtěch Hynais - l’un des professeurs de Jiránek à l’Académie des beaux-arts - offre une illustration édifiante des relations troubles entretenues par les Tchèques avec cet héritage populaire, pourtant objet de toutes les convoitises et idolâtries. Les trois autochtones indéfinissables de Hynais, conviant les visiteurs à l’exposition dans des costumes bigarrés, déclenchent en effet des gloses bien perplexes dans la presse - a-t-on affaire à un villageois de Slovaquie morave, à un berger de Valachie, à une paysanne des Chodes, ou à un gaillard des Tatras12 ? Nul ne saurait se prononcer sur « l’origine » des trois personnages. Au-delà de sa stylisation, la représentation indéchiffrable de Hynais semble trahir la méconnaissance caractérisée du monde slave rural et la fragilité de ce « retour aux sources », révélateur d’un malaise qui outrepasse largement la problématique artistique. Comme le montre l’invitation au musée ethnographique qui clôt sa Peinture tchèque moderne de 1909, Jiránek prend très au sérieux la voie qui mène, via la culture populaire, vers l’expression artistique contemporaine13 - puisqu’il s’agit de permettre à un art tchèque nourri 12 Voir « Kdo je na výstavním plakátě ? » [Qui est sur l’affiche de l’exposition ?], in Jan Pargač (dir.), Mýtus českého národa, anebo Národopisná výstava českoslovanská [Le Mythe national, ou l’Exposition ethnographique tchéco-slave], Prague, Littera Bohemica, 1996, p. 49-50. 13 « Je n’ai jamais compté parmi ceux qui croient sans détour à une résurrection et à une utilisation de l’art populaire [...]. Mais ce matériau mort donné par l’ethnographie pourrait être pour nous quelque chose d’autre, d’infiniment plus grand : un rappel, un
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de culture occidentale de présenter au monde « ce que nous avons de différent, ou plutôt ce que nous avons de meilleur et de plus profond »14. Or, Jiránek, lui-même ébloui à vingt ans par l’Exposition ethnographique, n’ignore pas à quel point les emprunts considérables à ce trésor thématique et stylistique peuvent fréquemment déboucher sur l’éclectisme ethnographique et le « folklorisme » le plus factice. Dans un autre article de 1909, intitulé « D’un matériau mort », Jiránek dénonce deux attitudes aussi courantes que répréhensibles à l’endroit de la culture populaire : d’une part, la vénération insensée de tout ce qui est folklore, d’autre part, sa sous-estimation générale - en tant que « valeur culturelle de second ordre ». Avec le recul, le critique insiste sur la stérilité et le ridicule de cette quête de la quintessence nationale qui battait son plein à ses débuts, dans les années 1890 : « Nous avons vu des “fêtes nationales”, des cortèges et des “costumes nationaux” tout droit sortis des ateliers de couture pragois et dont le souvenir fait froid dans le dos aujourd’hui ; des “salles populaires” dans les maisons patriciennes, avec broderies peintes dans des cadres vernis. On parlait tant à cette époque d’art national, de conservation des traditions anciennes, que l’esprit des jeunes s’est rebellé contre une telle pression morale. Cet art populaire qu’on nous donnait en exemple nous semblait une chose fermée, finie, révolue.15 »
L’artificialité du rapport à la culture populaire a suffi à transformer cette dernière en « matériau mort » - et en argument artistique d’une parfaite inanité. Face aux deux attitudes abstraites et distantes que sont le dénigrement et l’adoration, Miloš Jiránek aspire à un contact plus intime et créatif avec la culture populaire. Dans ses Impressions et flâneries, où il semble avoir voulu constituer un véritable « dossier » sur l’impossibilité lien, sans doute même une directive », Miloš Jiránek, O českém malířství moderním, op. cit., p. 58. 14 Ibid., p. 57. 15 Miloš Jiránek, « O mrtvém materiálu » [D’un Matériau mort], in Styl, no 1, 1909, p. 81.
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de dissocier le questionnement artistique du questionnement de l’homme, la « rébellion » contre l’ethnographisme dans l’approche de la culture populaire consistera, pour l’essentiel, à s’efforcer de peindre la vie, porteuse de tradition et susceptible de nourrir la création - pour autant que l’on sache abstraire ce qu’elle a d’artistique -, et de la peindre pour ainsi dire sur le motif. C’est ici que la Slovaquie joue un rôle très particulier dans l’œuvre littéraire et picturale de Jiránek : en lui offrant de rencontrer, au quotidien, celui qu’il nomme à bien des reprises « l’homme entier » (celý člověk) - forgeron, paysan, ancien révolutionnaire, bandit vivant ou de légende... -, riche de cette épaisseur nationale qui ne peut émaner que des individualités fortes16. Dans les premiers jours de juillet 1902, Miloš Jiránek franchit la rivière Morava pour se rendre en Slovaquie morave17, à la faveur d’un court voyage resté dans les annales des relations artistiques francotchèques : celui qui mène Auguste Rodin, escorté d’une délégation d’artistes tchèques, à Hodonín - où il visite la première « exposition d’art slovaque » - puis à Hroznová Lhota, dans la famille du peintre Joža Úprka18. Le détour d’un hôte aussi prestigieux, en route pour Vienne, 16 Une idée que Jiránek, dans la lignée de « Česká Moderna », expose et défend dans le domaine de la création artistique depuis un certain temps, voir Miloš Jiránek, « Českost našeho umění » [La Tchéquité de notre art], Radilkální listy, vol. 7, no 4, 1900, p. 2 : « Lorsque nous aurons un certain nombre d’individualités qui réussiront à se livrer et à s’exprimer pleinement par l’art, ce qui leur est commun du point de vue de la race ne pourra qu’apparaître, et ce sera la tchéquité de notre art à venir. » 17 Le Dictionnaire encyclopédique Otto donne de la « Slovaquie » la définition suivante : « Au sens large du terme, territoire où vivent les Slovaques, à savoir une partie de la Moravie orientale, appelée Slovaquie morave ou Slovácko, et une partie de la Hongrie, appelée Slovaquie hongroise ou Slovaquie au sens étroit du terme », cf. « Slovensko » [Slovaquie], in Ottův Slovník naučný [Dictionnaire encyclopédique Otto], vol. XXIII, 1905, p. 454. 18 Miloš Jiránek, Alfons Mucha, Zdenka Braunerová, Josef Mařatka et Stanislav Sucharda participent à cette expédition au terme de laquelle Rodin fait halte chez Joža Úprka (1861-1940), chef de file du mouvement artistique régionaliste qui émerge en Moravie dans la dernière décennie du XIXe siècle.
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par la Slovaquie morave, ou « Slovácko », semble couronner la popularité de cette région frontalière, véritable terre promise de la jeune peinture ethnographique tchèque, tout particulièrement grâce à l’œuvre et à la personnalité de Joža Úprka. Comme l’explique Petr Wittlich, le culte voué au Slovácko par les artistes comme par le public pragois se trouve précisément au croisement du regain de conscience nationale de la fin du XIXe siècle (« il rénove le mythe romantique de l’amour de la patrie ») et de l’intérêt esthétique nouveau qui anime la jeune génération gravitant autour de l’association « Mánes » : cette « région oubliée où les gens sont préservés des maux de la civilisation et vivent une vie pleine dans l’harmonie naturelle et la grandeur humaine » apparaît en effet comme l’un des premiers foyers du primitivisme à la source de l’art moderne tchèque19. Enthousiasmé par son voyage, Jiránek décide de séjourner plus longuement en Slovaquie morave et gagne quelques semaines plus tard, cette fois-ci pour deux mois et demi, le village de Velká, situé à quelques kilomètres de Hroznová Lhota, le fief d’Úprka. L’année suivante, du printemps à la fin de l’été 1903, il s’installe à nouveau dans la région où il peint, partage la vie des paysans, sillonne la zone montagneuse séparant la Moravie de la Hongrie, revit les émotions musicales inoubliables éprouvées lors de la visite de Rodin20. Pendant ce deuxième séjour prolongé en Slovaquie morave, Jiránek franchit pour la première fois, au début du mois de juin 1903, la frontière moravohongroise, et se rend « en repérage » dans la petite ville de Myjava, l’un des hauts lieux de la résistance slovaque contre les Hongrois en 184821. 19 Voir Petr Wittlich, Prague Fin de Siècle, Paris, Flammarion, 1992, chap. « Le Mythe national », p. 183 et passim. 20 Dans le chapitre XII des Impressions et flâneries, intitulé « Slovácké noci » [Les Nuits de Slovaquie morave], Jiránek évoque longuement sa passion des chants moraves et slovaques, et surtout la fascination qu’exerce sur lui la beauté envoûtante de la musique tsigane - voir « Slovácké noci », in Literární dílo, op. cit., p. 341-344. 21 Dans la région de Myjava (à proximité de la frontière avec la Moravie), une armée de volontaires slovaques a tenu tête aux armées hongroises en septembre 1848.
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Dès lors, Jiránek ne s’intéressera presque plus qu’à la Slovaquie hongroise, à laquelle seront consacrés les trois étés suivants (19041906). Pourquoi ce « passage » du côté hongrois ? Malgré un réel plaisir à vivre parmi les Moraves, plaisir dont témoignent ses écrits divers lettres, notes, chapitres des Impressions et flâneries -, il semble que Jiránek ne tarde pas à percevoir le Slovácko comme un centre de ce « folklorisme » qu’il cherche à éviter. Selon son frère Ladislav Jiránek, évoquant le séjour de 1903, « [Miloš] passe l’été à Velká, mais les Slovaques de Moravie boivent de la bière, ils ne sont qu’une promesse de ce que l’on peut connaître en Hongrie. L’année est ratée, le regard s’étiole à la surface des choses, il prend les costumes pour les gens. Il a jeté un œil sur Myjava ; le voici sur un chemin neuf.22 » La Slovaquie morave ne propose à Jiránek que des choses connues - et à bien des égards, les séjours de 1902 et 1903 ressemblent à une visite en second de l’Exposition ethnographique. Jiránek y rencontre des personnages présentés à Prague en 1895 - la famille Trn, à la tête d’un groupe de musiciens de grand renom, ou encore Jožka le tsigane, forgeron et violoniste -, il y retrouve aussi des férus d’art populaire venus de Prague (telle Zdenka Braunerová23, familière des lieux depuis 1894), qu’il est obligé de côtoyer, à son grand dam (« Il y a beaucoup de représentants de ce qu’on appelle “l’intelligence” ici, mais je les évite »24). Ensuite, Ladislav Jiránek, « In memoriam », in Miloš Jiránek, Literární dílo, op. cit., p. 50. La passion de Zdenka Braunerová pour la culture populaire - en particulier pour l’artisanat de Moravie - a été décrite par Milena Lenderová dans le chapitre « Folklor » [Le Folklore] de sa biographie de Zdenka Braunerová, Prague, Mladá fronta, 2000, p. 120-134. Lorsque Jiránek, séjournant à Velká en 1902, apprend que mademoiselle Braunerová doit faire son apparition dans la région, il n’est pas enthousiaste à l’idée de devoir côtoyer cette « représentante du monde féminin civilisé » - et déclare lui préférer, de loin, la compagnie de la veuve Hudečková, mère de six enfants, la femme la plus sage qu’il ait jamais connue, cf. la lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Velká u Strážnice, 10 septembre 1902, in Literární dílo, op. cit., p. 138-139. 24 Lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Velká u Strážnice, 19 août 1902, in Literární dílo, op. cit., p. 131. 22 23
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malgré une attention très réaliste à la vie quotidienne du village, le peintre a du mal à sortir des scènes convenues - coutumes villageoises, paysans endimanchés, vieillards chenus et paysages pittoresques. La proximité d’Úprka, avec lequel Jiránek entretient une relation amicale, est sans doute pour beaucoup dans cette limitation. S’il ne critique jamais ouvertement Úprka, le jeune peintre, très influencé par ce dernier, cherche à se distancier de lui, au prix de bien des tâtonnements : Jiří Kotalík souligne ainsi combien le gaillard qui domine la composition du Saint-Antoine de Jiránek (peint à Velká en 1903) « témoigne de l’incertitude du peintre, refusant délibérément d’être tributaire de la pompe et de l’ornementation des motifs d’Úprka et cherchant un regard plus intègre et global, un regard qui ne fût pas émietté en détails décoratifs.25 » Le Slovácko, prisé des élites pragoises avides de « vie naturelle » et de mœurs villageoises, sorte de paradis perdu que Rodin compare à la Grèce antique, ne comble pas les aspirations de Miloš Jiránek. Son insatisfaction fait indiscutablement écho à la situation de déséquilibre née du processus de transformation accéléré de la culture traditionnelle au tournant du XIXe et du XXe siècles : « Sous l’influence des classes intellectuelles, conscientes de l’agonie des valeurs traditionnelles, on insistait toujours plus sur la nécessité de conserver, voire de rendre à la campagne des formes culturelles en voie de disparition. Ainsi assiste-ton, dans le contexte tchèque de la fin du XIXe siècle, à une situation où se côtoient, dans le milieu d’origine, des manifestations anciennes et nouvelles de la culture populaire, résultant tout autant d’une évolution propre que d’influx extérieurs ; cependant, nombre de ces manifestations sont maintenues artificiellement, occasionnellement et
Jiří Kotalík, « Malířské dílo Miloše Jiránka » [L’Œuvre picturale de Miloš Jiránek], p. 18, in Miloš Jiránek (1875-1911), catalogue de l’exposition de Litoměřice, Brno et Prague (1995-1996), Litoměřice, Oswald, 1995.
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individuellement.26 » Très en vogue, le Slovácko n’échappe pas à ce processus, qui conduit du folklore au « folklorisme ». En revanche, ainsi qu’en témoignent ses lettres de l’époque, Jiránek découvre dès sa première approche de la Haute-Hongrie des charmes authentiques qu’il n’a pas trouvés en deçà de la frontière : il aime d’emblée la région de Myjava, où « les gens sont plus beaux et ont plus de tempérament que les Slovaques de Moravie27 » ; paradoxalement, malgré l’austérité des costumes de cette région protestante - des costumes presque monochromes, très éloignés du bariolage vestimentaire du Slovácko -, le peintre rompt avec les tonalités sombres de sa période morave : « du point de vue de la couleur, j’en arrive enfin à cette clarté véritable qu’exigent les motifs d’ici.28 » Dans une lettre de la mi-juillet 1903, tandis qu’il a réussi à s’installer pour quelques semaines à Myjava et vient d’assister à une fête locale, Jiránek donne de ses impressions un résumé explicite : « Les Slovaques de Moravie, qui plus est ceux que nous avons connus à Prague, ne peuvent se comparer, loin s’en faut, à ceux d’ici : des parvenus - face à des chevaliers.29 » Les futures incursions de Miloš Jiránek en Haute-Hongrie n’atténueront pas la sévérité de ce jugement. L’année suivante, Jiránek décide de pousser encore plus loin son aventure slovaque, cette fois-ci jusqu’au cœur de la Slovaquie hongroise, à Detva, où il passera trois étés consécutifs (1904-1906). De prime abord, ce choix pourrait s’expliquer une fois de plus par l’influence de l’Exposition ethnographique, où Detva était amplement représentée30. Martina Pavlicová et Lucie Uhlíková, Od folkloru k folklorismu : Slovník folklorného hnutí na Moravě a ve Slezsku [Du Folklore au folklorisme : Dictionnaire du mouvement folklorique en Moravie et Silésie], Strážnice, Ústav lidové kultury, 1997, p. 6. 27 Lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Velká, 5 juin 1903, in Literární dílo, op. cit., p. 149. 28 Lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Myjava, 15 juillet 1903, ibid., p. 151. 29 Lettre de Miloš Jiránek à sa famille, 22 août 1903, ibid. 30 À l’Exposition ethnographique tchéco-slave de 1895, on pouvait voir une chaumière de Detva (intégrée au « village ethnographique ») et une croix sculptée du cimetière de Detva ; lors des deux « journées slovaques » du début octobre 1895, les chants et les 26
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Or, en 1895, une telle mise à l’honneur ne faisait que traduire l’irrésistible ascension symbolique de la petite ville depuis le milieu du XIXe siècle. Ainsi que l’explique Ivan Kusý31, le mythe de Detva doit beaucoup, du côté slovaque, au grand poème lyrico-épique d’Andrej Sládkovič Detvan (Le Detvan) (1853), et du côté tchèque, pour l’essentiel, aux récits de Božena Němcová. Sous la plume de Sládkovič, Detva, fief idéalisé d’une culture populaire slovaque encore vivante, peuplée de héros fiers, vaillants et droits - à la consistance plus fabuleuse que réelle -, qui évoluaient dans une atmosphère de liberté et d’harmonie avec la nature, représentait tout bonnement le salut de la nation. Cette image a été en partie transmise en Pays tchèques par Božena Němcová, laquelle, tout en portant un regard plutôt documentaire sur la population du centre de la Slovaquie, ne manquait pas d’évoquer les hommes de Detva comme des sortes de demi-dieux : « Un peintre ne trouverait pas plus beaux modèles. Un corps d’acier, des visages expressifs, mats, et sous d’épais sourcils, leurs yeux noirs respirent l’audace et la bravoure.32 » Cette petite ville récente (fondée au XVIIe siècle), en laquelle on ne cherchait pas tant un fondement historique que « des phénomènes et particularités tenus pour révélateurs, typiques des Slovaques et de leur caractère national »33, ce territoire à part où il semblait encore possible de croiser des héros parmi les vivants, est peu à peu devenu un emblème central de la Slovaquie, combattant pour la reconnaissance de son individualité dans le cadre du royaume de Hongrie. À la fin du XIXe siècle, cet emblème est si puissant que lorsqu’une poignée de Slovaques installés à Prague décide en 1882 de danses des « Detvanci » ont charmé le public tchèque. Cf. le chap. « Slovenské dny » [Les Journées slovaques], in Mýtus českého národa, op. cit., p. 77. 31 Voir Ivan Kusý, « Národná symbolika Detvy v umení » [La Symbolique nationale de Detva dans les arts], p. 289-298, in Ján Zemko (dir.), Detva, Martin, Osveta, 1988, p. 289-298. 32 Ivan Kusý, op. cit., p. 292, citant Božena Němcová, Kraje a lesy na Zvolensku [Contrées et forêts de la région de Zvolen], 1ère édition 1859. 33 Ivan Kusý, ibid., p. 290-291.
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fonder une association étudiante, elle la nomme tout naturellement le « Detvan » ; creuset d’écrivains, d’intellectuels et de futurs politiciens slovaques - tel Milan Rastislav Štefánik, avec lequel Jiránek se lie d’amitié vers 1900 -, le « Detvan » formera une passerelle culturelle de premier ordre entre Tchèques et Slovaques avant le travail de leur État commun en 1918. En partant pour Detva, « symbole de la slovaquité », Miloš Jiránek est indéniablement attiré par cet univers à la fois légendaire et bien tangible, susceptible d’imprimer un nouveau souffle à sa peinture. Quelques années auparavant, d’autres ont eu la même idée, et l’on peut penser que Jiránek connaît dès avant son départ l’existence de la petite colonie de peintres qui s’est constituée depuis 1901 à Detva. Ses fondateurs, Jaroslav Augusta et Emil Pacovský, jeunes peintres d’origine tchèque alors étudiants à Munich, ont été séduits par l’endroit tant pour son capital ethnographique que pour la valeur nationale attachée à la ville. En août 1903, ils fondent le « Groupe des peintres slovaques de Hongrie »34, que rejoindront bientôt d’autres Tchèques (Ludvík Strimpl et Otokar Vaňáč), puis les Slovaques Gustáv Mallý, Karol Miloslav Lehotský, Jozef Hanula. Soupçonné de « panslavisme » et très surveillé par les autorités hongroises, le Groupe ne pourra organiser qu’une seule de ses douze expositions en Slovaquie hongroise - les autres auront lieu en Pays tchèques. Le départ de Pacovský entraînera sa dissolution en 1907. Malgré un intérêt ethnographique prépondérant35, les jeunes peintres du Groupe ont de 34 [Grupa uhorsko-slovenských maliarov]. Il s’agit d’une création sans document, sans date ni statut, restée orale pour ne pas risquer d’être interdite par les autorités hongroises. 35 Tout en côtoyant les peintres installés à Detva, en participant même à l’une de leurs expositions - Prostějov (Moravie du Sud), septembre 1905 -, Jiránek reste en marge du « Groupe des peintres slovaques de Hongrie », chez lesquels il décèle malgré tout certains travers de la peinture ethnographique : « Les gens d’ici sont assez apprivoisés, puisque des peintres ont séjourné ici ces dernières années - les Slovaques Augusta et Pacovský, ainsi que Strimpl et Vaňáč. Mais les uns (les Slovaques) peignaient des costumes, les autres (Strimpl et Vaňáč) des vieux et des vieilles “caractéristiques” »,
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leur travail une approche assez différente de leurs aînés. En premier lieu, leur démarche tend immédiatement à s’inscrire dans le courant européen de la promotion du plein air - suivant l’exemple, le plus souvent cité par les membres du Groupe, de la colonie de peintres allemands de Worpswede, fondée en 1895. Ensuite, les thèmes traités dans un esprit plutôt réaliste - la vie au village slovaque, le paysan, les costumes - débordent fréquemment sur une critique sociale l’exploitation, la misère, les mœurs arriérées : « Ces problèmes [sociaux] étaient inconnus et surprenants pour les visiteurs des expositions du Groupe. Ainsi ce dernier essuyait-il souvent des critiques reprochant aux œuvres exposées d’être tristes, noires, de ne pas présenter assez de couleur. Pareilles remarques émanaient assurément d’une comparaison involontaire avec le genre populaire de l’époque, qu’il fût allemand d’Autriche, massivement diffusé à travers les reproductions, ou tchèque, tel que le représentait alors la création de Joža Úprka et de ses adeptes. Sans nul doute, dans les tableaux de Augusta, Pacovský, Mallý et des autres artistes qui exposaient occasionnellement avec le Groupe, il y avait beaucoup moins de fêtes du dimanche, de sourires et de couleurs bariolées.36 »
Ce « sociologisme » presque documentaire forme donc la réponse donnée par le Groupe aux divers excès de « l’ethnographisme » pictural. Quant à Miloš Jiránek, il ne choisit pas de privilégier les aspects sociaux de la vie slovaque ; et si son regard se détourne du costume traditionnel, c’est pour mieux se concentrer sur les hommes37.
lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Detva, 18 juillet 1904, in Literární dílo, op. cit., p. 173-174. 36 Marian Váross, Výtvarný život na Slovensku začiatkom 20. storočia : Maliartsvo a grafika rokov 1900-1918 [La Vie artistique en Slovaquie au début du XXe siècle : Peinture et gravure dans les années 1900-1918], Bratislava, Univerzita Komenského, 1971, p. 15. 37 Jiránek constate au demeurant qu’il se fait de moins en moins courant à Detva : « Les habitants de Detva même (de la petite ville) m’ont plutôt déçu sur un point : ils sont assez urbanisés ; peu d’entre eux sortent avec la taille découverte, [...] la pelisse courte ne se rencontre que le dimanche, et encore, seulement chez les habitants des lazy, et
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Depuis le séjour morave de 1902, Miloš Jiránek s’est pris de passion pour un thème qui, sans être exclusif, servira de fil conducteur à sa création plusieurs années durant : celui des rebelles (zbojníci), sujet de la plus longue prose de ses Impressions et flâneries, de multiples esquisses et aquarelles, et même d’un cycle graphique inachevé. À la fois « bandits d’honneur », maquisards et cousins éloignés de Robin des Bois, ces rebelles peuplent l’imaginaire des Slovaques tout en sillonnant encore très concrètement - leurs forêts et leurs montagnes jusqu’au milieu du XIXe siècle. Le plus illustre d’entre eux, personnage historique condamné à mort dans les années 1710 après quelques années de brigandage, a pour nom Jánošík : chef de bande et champion de la cause de son peuple, Jánošík est devenu un héros mythique, immortalisé par la tradition orale avant que les poètes de l’éveil national slovaque ne le transforment en symbole du refus de la domination hongroise38. La préface de La Mort de Jánošík, poème de Ján Botto, donne une idée de la valeur patriotique et affective attachée au grand rebelle : « Il est évident que le peuple slovaque, tourmenté depuis tant de siècles, est tombé amoureux de ce gaillard audacieux et, selon sa coutume, l’a adopté sous l’habit fabuleux d’un “héros de la liberté” et idéalisé au point de lui offrir l’immortalité. Certes, il a été condamné à mort, mais il a survécu dans la mémoire des hommes sous un jour d’autant plus lumineux ; mieux, la mort n’a fait que le laver de ses fautes et il s’est mis à briller de tout l’éclat de ses vertus comme l’idéal du combattant pour la liberté du peuple. Mais que racontait le peuple et que raconte-t-il encore sur lui ? Que Jánošík défendait la vérité et combattait les injustices. Qu’il donnait aux pauvres et prenait aux riches [...]. Notre bon peuple le faisait peindre entouré de ses douze compagnons et ce portrait sur verre ne non chez les citadins », lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Detva, 18 juillet 1904, op. cit., p. 174.
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devait manquer dans aucune chaumière slovaque, auprès des images pieuses.39 » Inspiré de récits populaires et empreint du messianisme romantique de son époque, le poème de Botto fait de Jánošík un champion de la cause nationale - en un temps où elle n’a que très peu voix au chapitre40. Le long chapitre consacré aux « Rebelles »41 dans les Impressions et flâneries de Miloš Jiránek atteste la culture livresque importante qui soustend son approche du sujet : la seconde partie du texte, centrée sur Jánošík, est ponctuée de citations du poème de Botto ; une longue note, restituant l’histoire du vrai Juraj Jánošík - insignifiante face aux hauts faits que la légende attribue au bandit -, montre aussi que Jiránek s’est bien documenté sur son personnage. Mais sa passion des rebelles lui vient au moins autant de ses longues sorties en forêt ou en montagne, des soirées passées à la belle étoile autour d’un feu, ou encore des nuits d’ivresse dans les auberges rustiques où résonne la musique tsigane et où se nouent les amitiés viriles... Pour l’homme comme pour l’artiste, elle correspond sans conteste à un sentiment de liberté sans précédent « une vie aux horizons plus larges et un soleil à l’éclat plus vif m’étaient choses nouvelles42. » Contrairement aux autres peintres présents à Detva, Jiránek n’hésite pas à explorer les zones réputées peu fréquentables qui environnent la ville : il s’aventure sur le mont Polana43, terre sauvage où il lui semble qu’un rebelle pourrait surgir à 38 Les œuvres inspirées du mythe de Jánošík - nées après 1848 sous la plume de Samo Chalupka, Ján Botto, Janko Kráľ - étaient intimement liées aux retombées politiques du soulèvement anti-hongrois de 1848-1849, désastreuses pour les Slovaques. 39 Ján Botto, préface de Smrť Jánošíkova [La Mort de Jánošík, 1862], reproduite dans l’anthologie Slovenská poesie XIX. století [La poésie slovaque du XIXe siècle], éditée par František Frýdecký, Prague, Jan Otto, 1920, p. 378. 40 « L’histoire récente des Slovaques est celle d’une puissante magyarisation imposée par le gouvernement à toutes les sphères de la vie publique, et contraignant les Slovaques à la passivité politique », cf. « Slovensko », in Ottův Slovník naučný, op. cit., p. 461. 41 « Zbojníci » [Les Rebelles], in Literární dílo, op. cit., p. 351-368. 42 « Slovácké noci » [Nuits de Slovaquie morave], ibid., p. 341. 43 À cet égard, Jiránek se montre beaucoup moins prudent que ses collègues peintres. Emil Pacovský écrit par exemple dans ses mémoires : « Pendant longtemps, je n’allais
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tout instant de derrière les broussailles, ou bien encore, autour de la montagne, dans ce vaste ensemble assez désertique, alternance de cultures à flancs de coteaux et d’habitations éparses, que l’on appelle en slovaque « lazy »... Instantanément, Jiránek fait le lien entre les bandits mythiques et la région de Detva. Une telle association ne tient pas vraiment au fait que Detva et les rebelles comptent parmi les symboles nationaux les plus mobilisateurs en Slovaquie. Pour Jiránek, il y va avant tout d’une parenté naturelle, de qualités humaines communes aux rebelles - à la représentation qu’il en a - et aux habitants des lieux : beauté, simplicité, fierté, énergie débordant souvent sur la violence, force de caractère, sens de la justice. Le peintre avise dans la région des modèles susceptibles de donner corps aux rebelles, surtout parmi les jeunes gens des lazy et des villages entourant Detva : « Ce qu’il y a de plus beau ici, les jeunes garçons, est terriblement difficile à obtenir. Hier, j’en ai vu un, vingt ans, robuste, un garçon magnifique (il venait des lazy et se rendait à l’église) - pour rien au monde il n’aurait accepté de poser pour moi ; il était déjà ivre et ne cherchait pas à gagner de l’argent. Je l’attraperai sans doute dimanche prochain44. »
En 1909, dans une lettre à Jiří Mahen - lequel écrit alors son drame Jánošík45-, Jiránek se souvient encore d’un grand gars originaire d’un village voisin de Detva (Očová), aperçu au marché de Zvolen, et qui aurait pu faire un parfait Jánošík : un géant de vingt-cinq ans, les nattes
jamais dans la direction de Polana tout seul sans être accompagné de mon ami Augusta. Et gravir Polana - vous n’y songez pas ! », Emil Pacovský, « Na Detve » [À Detva], in Slovenské dielo, no 1, 1929, p. 359. 44 Lettre de Miloš Jiránek à sa famille, Detva, 18 juillet 1904, in Literární dílo, loc. cit., p. 174. 45 Pendant l’année 1909, Jiránek sert véritablement de conseiller à l’écrivain Jiří Mahen (1882-1939) pour la préparation de son drame Jánošík, dont la première aura lieu au Théâtre national de Prague en 1910.
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retombant jusqu’à la taille46. S’il est vrai que des légendes de Jánošík existaient dans toutes les régions de Slovaquie, et jusqu’en Moravie et en Pologne47, Jiránek impose cette image de Jánošík en Detvan, qui fera école - surtout parmi les artistes tchèques, précise Ivan Kusý48. En tout état de cause, Jiránek ne conçoit absolument pas les rebelles comme un phénomène extravagant et « exotique ». Dans ses Impressions et flâneries, il insiste au contraire sur l’intégration naturelle des bandits à leur société : « L’été, on vivait sous un toit de verdure épaisse, l’hiver, on se faisait oublier quelque part dans un hameau perdu - qui eût fermé sa porte à un rebelle ? -, ou encore, tout simplement, chez soi, auprès de sa femme, pour un repos bien mérité devant le poêle, après le labeur estival ; et il ne m’étonnerait pas que les voisins aient considéré leur travail comme n’importe quel autre métier honorable qui commence avec le printemps.49 »
Au fond, les rebelles n’étaient que les plus nobles des travailleurs saisonniers. Enfin, il semble que Jiránek entrevoie en chaque Slovaque quelque chose du rebelle, ne serait-ce que dans la spontanéité et la promptitude à la violence que le peintre rencontre en permanence50. Une violence sur laquelle Jiránek s’attarde volontiers et qu’il n’est pas loin de sublimer en lui conférant la portée héroïque et dramatique de la rébellion. Certes, il n’y a pas seulement la lutte, la résistance, ou l’insoumission. Jiránek observe aussi, par exemple chez les forgerons de Detva, cet engagement 46 Lettre de Miloš Jiránek à Jiří Mahen, Prague, 27 septembre 1909, in Literární dílo, op. cit., p. 220. 47 Voir Jánošík - Junošík : Lidové pověsti o Juraji Jánošíkovi [Jánošík - Junošík : Légendes populaires de Juraj Jánošík], dir. Andrej Melicherčík, Prague, Odeon, 1974. 48 Voir Ivan Kusý, op. cit., p. 296. 49 Miloš Jiránek, « Zbojníci » [Les Rebelles], op. cit., p. 356. 50 Dans Impressions et flâneries, voir le chapitre « Morálka z kovárny » [Morale de la forge], in Literární dílo, op. cit., p. 347 : « Ils ne connaissaient rien des passions écrites, mais vous approchiez-vous de l’un d’eux par derrière pour poser inopinément une main sur son épaule qu’il se retournait en un éclair, vous saisissant à la gorge. »
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total qui fait toute la beauté du travail humain - et qui le rapproche de la création artistique. Il estime également la simplicité des gestes, la sincérité des sentiments, la justesse des émotions. Et puis, il comprend à quel point les Slovaques continuent de s’identifier profondément à cette rébellion ancestrale - une identification bien éloignée de la symbolique sage du paysan, la plus courante en Europe centrale. Dans le chapitre des Impressions et flâneries consacré à un « vieux monsieur » rencontré non loin de Detva, Samuel Štefanovič, ancien volontaire des combats de 1848 dans la région de Myjava et agitateur politique infatigable - malgré son grand âge -, Jiránek fait le portrait d’un homme qui, s’il le compare à Don Quichotte, tient avant tout d’un descendant des rebelles51. Sur le plan pictural, la Slovaquie enrichit considérablement la palette de l’artiste et lui apporte une luminosité sans précédent. À travers les aventures des rebelles, auxquelles Jiránek s’efforce d’offrir un traitement plutôt narratif, le mouvement et la « sensation forte » prennent le pas sur les portraits posés. Toutefois, ces années 1904 à 1906 ne se concrétisent pas par des toiles d’envergure, la recherche de Jiránek trouve principalement son lieu dans les carnets de croquis, les ébauches, les aquarelles et les dessins52. Finalement, aucun des projets associés à la thématique des rebelles n’aboutira véritablement : depuis son premier séjour en Slovaquie morave, Jiránek retravaille inlassablement la composition d’une toile ambitieuse, Le Chemin des rebelles, qui restera inachevée ; à partir de 1905, il adopte une autre visée et entreprend sur le thème des rebelles un cycle graphique qui doit s’achever par un Jánošík pendu - mais l’ouvrage auquel il est destiné ne verra pas le jour53. 51 Voir le chapitre des Impressions et flâneries « Starý pán » [Le Vieux monsieur], in Literární dílo, op. cit., p. 369-380. 52 Voir Jiří Kotalík, op. cit., p. 19. 53 La scène de la mort cruelle et sublime de Jánošík - dont nombre d’études ont été conservées - aurait dû représenter le sommet du cycle des rebelles projeté par Miloš Jiránek : torturé par le feu, puis pendu par une côte à un crochet, Jánošík fume sa pipe, le regard perdu dans les montagnes et les forêts qu’il a tant parcourues. La légende dit encore qu’après plusieurs jours d’agonie, lorsque arrive la grâce impériale qui doit le
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De sorte que « plusieurs années de travail partent en fumée, dispersées dans un pêle-mêle d’études et esquisses préparatoires dont très peu ont atteint à un véritable accomplissement.54 » Le motif des rebelles semble échapper au peintre comme lui échappent ces jeunes fortes têtes qui refusent de poser pour lui plus d’une demi-heure - à peine le temps d’une aquarelle55 -, laissant inachevée cette confrontation de l’art avec la vie que Jiránek a tant cherché à intensifier lors de sa « période slovaque ». Le passage par la culture populaire joue indiscutablement un rôle de premier ordre dans la réflexion incessante menée par Miloš Jiránek, peintre et critique, sur le moyen d’articuler tradition et modernité pour accéder à une expression artistique moderne et individuelle. Cette réflexion le porte à entreprendre un itinéraire géographique qui se confond avec un questionnement intérieur : comment s’approprier cet héritage culturel populaire, et surtout, comment restituer artistiquement cette appropriation ? Le voyage de Jiránek vers l’Est du monde « tchéco-slovaque », visant en somme à authentifier sa propre conception de la modernité artistique, lui permet de tirer peu à peu un trait sur un certain « regard ethnographique », qui reste à la surface des choses et des êtres et les tient irrémédiablement à distance. Detva, où il rencontre des « hommes entiers », de ceux qui ne transigent pas avec la vie, signifie pour lui tant une retrempe dans le sens profond de l’humanité qu’une réorientation artistique radicale. Tels que les aborde Jiránek, ces hommes appartenant à l’ordre du visible et du tangible se trouvent « reliés » aux figures mythiques des soustraire à son tourment, Jánošík prononce sa plus célèbre sentence : « Maintenant que vous m’avez fait rôtir, mangez-moi ! » 54 Jiří Kotalík, op. cit., p. 20. 55 Ainsi du parfait Jánošík rencontré à la foire de Zvolen : « ... nous nous sommes rendus chez lui à deux reprises avec le docteur Medvedcký de Zvolen, son père nous a servi du vin, j’ai eu le droit de dessiner sa femme, mais le jeune homme ne s’est jamais montré », lettre de Miloš Jiránek à Jiří Mahen, Prague, 27 septembre 1909, op. cit.
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rebelles. Ils donnent ainsi à Jiránek d’appréhender un autre visage de la tradition, celle qui se vit hic et nunc et assure la jonction entre le passé et le présent, la légende et la réalité quotidienne. Ces hommes sont euxmêmes, tout en conservant une portée symbolique qui signale et certifie leur appartenance nationale. Jiránek peut alors découvrir en eux la réalisation analogique, dans la vie, de la visée créatrice des modernes, scellée par la formule « Sois toi-même, tu seras tchèque ». Aussi le traitement de cette question nationale qui traverse son temps ne tient-il pas, pour l’artiste, à un développement géographique et historique, mais bien à la façon moderne dont il pose la question : dans l’exploration de confins intérieurs où se rejoignent intégrité individuelle et appartenance nationale. En créant le personnage pictural du rebelle, n’est-ce pas lui-même que Jiránek cherche à transposer dans cette figure ? Suivant un processus métaphorique en deux étapes - du Detvan au rebelle (du vivant à la figure symbolique), puis du rebelle à l’artiste (du personnage pictural au créateur moderne) -, le portrait du rebelle ne finit-il pas par devenir celui de l’artiste... même si cette tentative singulière d’autoportrait doit s’arrêter à mi-chemin ?
EUROPE CENTRALE ET PATRIES PERSONNELLES CHEZ WILLIAM RITTER Xavier GALMICHE (Université Paris IV-Sorbonne - UFR d’Études slaves)
Un amateur d’Europe centrale William Ritter (1867-1955) est l’un des rares francophones de la « fin de siècle » à s’être défini comme un amateur des cultures de l’Europe centrale : dans un constant mouvement d’aller-retour avec sa Suisse natale, il y a voyagé pendant près de soixante ans - de 1889 à 1947, il y a séjourné, travaillé et écrit. Il a un rôle essentiel dans la divulgation dans les pays francophones de la culture (l’art avant tout, mais aussi la musique et la littérature) de la Hongrie, de la Roumanie, des Pays tchèques et slovaques et de la Pologne, mais il a aussi joué un rôle non négligeable dans la connaissance mutuelle des milieux culturels et intellectuels de ces différents pays. Souvent déçu, d’un caractère difficile, d’un antisémitisme franc et massif, incarnant à partir des années 1900 une figure d’esthète réactionnaire, détestant la modernité des avant-gardes au profit de l’art « fin de siècle », Ritter représente un type d’insatisfait qui, non content d’y voyager, change souvent de domicile d’un bout à l’autre de l’Europe centrale. Cette errance le pousse à méditer un lien à l’espace centre-européen qui repose précisément sur le fantasme des confins. © Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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A défaut d’une chronologie exhaustive, ici impossible1, tentons de caractériser les grandes époques de cette longue relation : en 1888, Ritter s’en va à Prague dans l’idée d’y apprendre l’allemand, en revient un peu déconfit et s’installe à Vienne, où il s’inscrit à l’Université (il suit les cours d’harmonie de Bruckner) et surtout d’où il se lance dans de longues équipées : en 1989 vers Cracovie et l’Italie du Nord, mais surtout à Bucarest, sur l’invitation de son ami Léon Bachelin - s’ouvre alors, pour près de dix ans, une période de voyages répétés dans l’Europe centrale et balkanique. Avec le peintre Grigorescu qu’il a rencontré à Bucarest de même que Pierre Loti, il séjourne en Transylvanie en 1890 (de 1895 à 1894, il y passera tous les ans de longues semaines), traverse la Valachie en 1891 ; en 1893, avec son ami Marcel Montandon, il fait depuis Venise un « grand tour » dans les Balkans, traverse à cheval l’Albanie et gagne Salonique. Un long voyage à pied dans les Carpates en 1898 clôt cette période car, depuis 1895 où il a visité l’exposition tchécoslovaque de Prague, c’est vers le cœur de l’Europe centrale qu’il se sent attiré : il séjourne à Prague en 1999, s’installe à Munich en 1901, et surtout traverse à pied en 1903 Bohême, Moravie et Slovaquie, où il rencontre Janko Cádra, un jeune homme qui deviendra son compagnon jusqu’à sa mort prématurée en 1927. Jusqu’en 1914, le couple se partage entre Prague, Munich (pendant quatre ans Ritter sera répétiteur du prince et de la princesse Rupprecht, héritiers du trône de Bavière), Monruz en Suisse, la Slovaquie et toujours la Roumanie. La guerre les surprend, William rentre précipitamment en Suisse et s’arrange pour que Janko, pourtant mobilisable, le suive. L’après-guerre, au début duquel Ritter fait plusieurs séjours dans la Tchécoslovaquie nouvellement née, est une période de désenchantement progressif : homosexuel esthète et catholique, fidèle à un idéal symboliste et impressionniste, Ritter ne peut se reconnaître dans la culture moderne et démocratique des États Renvoyons à celle établie par Claude Meylan dans William, Ritter, chevalier de Gustav Mahler : Écrits, correspondances, documents, Berne, Peter Lang, 2000, p. 433 sq.
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successeurs de l’Empire, dont pourtant il avait souhaité l’indépendance. Finissant sa vie avec un autre garçon slovaque, Josef Červ, Ritter tente de renouveler le rapport privilégié avec la Bohême-Moravie en devenant lecteur de français à l’Université de Brno (en 1930-31). Le dernier « grand tour » est un voyage en 1947, dont Ritter dictera une relation sous forme de deux manuscrits séparés (« La Tchéquie », « La Slovaquie ») où l’on retrouve les qualités contradictoires qui caractérisent en somme toute sa production écrite : vivacité de l’observation, originalité d’une analyse toujours décalée, mais aussi tendance à la superficialité brillante du chroniqueur et de l’essayiste, et surtout une prolixité parfois embarrassante2. Car, graphomane, Ritter a publié de nombreux écrits mais a laissé, bien plus nombreux encore, d’innombrables inédits dont il est bien difficile de spécifier le type. Chez lui, il existe une certaine condensation des genres du journal, de la relation de voyage et du récit : en 1895 par exemple, il publie un article, « Récentes sensations de Prague »3, qu’il reprend en grande partie dans un texte à ambition littéraire, Prague nocturne4, un tableau symboliste d’une ville morte qui s’inscrit à la fois parmi les textes précoces écrits sur la Prague magique et dans la littérature européenne reflétant le mythe de la ville fantôme. En réalité malgré son activité de romancier5, c’est surtout dans la critique d’art (qu’il comprend dans un sens large - plastique et musical) que Ritter, incapable de se fixer professionnellement, trouvera le mieux à s’employer : il se fait remarquer notamment par une tumultueuse production de journaliste dans de nombreuses revues (Le Mercure de France, La Plume, etc.) mais aussi par des recueils et des études, pionnières dans le domaine français, sur la musique tchèque, Smetana et Tapuscrits déposés dans quelques fonds d’archives suisses, notamment Archives littéraires suisses, Berne. 3 Bruxelles, Revue générale de la société belge de librairie. 4 Gand, Imprimerie A. Siffer, 1896. 5 Fillette slovaque, Paris, Mercure de France, 1902 ; Leurs lys et leur roses, Paris, Mercure de France, 1903. 2
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surtout Mahler6. Sans être un écrivain de talent, Ritter pratique l’écriture journalistique d’une façon très personnelle : son œuvre est pleine de l’intimisme et de l’impressionnisme des journaux et des récits de voyage (son recueil intitulé La Passion de l’art en Moravie est significativement sous-titré « Notes de voyage (été 1908) »7) mais aussi d’un certain principe de variation, dont l’ambition musicale n’est pas absente, et qui le font ressembler à son ami tchèque Miloš Jiránek8 (il notera ainsi, dans sa relation du voyage de 1947 : « je voudrais varier les paysages et les visites d’artistes »9). Le principal intérêt de l’œuvre de Ritter, outre les contacts privilégiés que, seul francophone à le faire, il noue avec nombre de grands créateurs d’Europe centrale, repose sans doute sur la place qu’il occupe dans l’histoire de la culture - celle d’une existence qui se confond progressivement avec la signification spirituelle et morale des contrées qu’il visite - mais aussi sur l’effort d’inventer une écriture qui soit taillée à la mesure de cette soif de découverte. C’est cet affinement de la notion de confins que nous voudrions suivre, d’abord en en retraçant l’évolution chronologique, des années 1890 aux années 1900. « Élucubrations bulgaro-péladanesques » : un exotisme symboliste La passion des voyages cultivée par le jeune Ritter est marquée par la fin de siècle, par le besoin d’héroïsme empreint d’une pose néoÉtudes d’art étranger, Paris, Mercure de France, 1906 ; Smetana, Paris, F. Alcan, 1907 ; sur Mahler voir l’ouvrage de Claude Meylan, op cit. 7 Bibliothèque universelle et Revue suisse, janvier 1912. Voir aussi « Pages tchèques. Impressions de Voyage en Tchécoslovaquie », Gazette de Lausanne, 21 juillet 1921. 8 Sur la relation entre les deux hommes, voir aussi l’article de Catherine Servant figurant dans ce volume. 9 La Tchéquie, op. cit., p. 68. Les archives conservent encore trace de nombreux manuscrits de relations de voyage : En Roumanie 1889-1890 ; Sur le grand chemin du monde (Monténégro second voyage / Lac de Scutari 1893 / Chevauchée d’Albanie, en partie inédit) ; Itinéraire de 1910 : Moravie valaque et slovaque (inédit) ; Portrait de villes (1922-1926) (inédit) ; Portrait de villes (dalmates) 1949 (inédit). 6
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romantique mais aussi par la puissance esthétique admirée chez Nietzsche et Wagner. En allant à Bucarest et au Monténégro, Ritter découvre l’exotisme d’un Orient « proche », assez semblable à l’Istanbul de Loti, mais aussi un lointain chargé de mystère et donc d’une sagesse dont n’est pas absente une dimension ésotérique, apprise dans les milieux décadents parisiens, de Montesquiou et surtout du Sâr Péladan, dont l’œuvre littéraire se croise avec la sienne. Cette association de l’image des confins balkaniques avec les doctrines ésotériques de la décadence trouve une bonne illustration quand l’un des farouches adversaires que Ritter compte parmi les chroniqueurs suisses traite ses théories sur l’art d’« élucubrations bulgaro-péladanesques »10, expression qui confond dans un même mépris les délires d’un mysticisme débridé et la passion suspecte de vaguer dans des contrées perdues. Car Ritter trouve bel et bien une douce excitation à se trouver à la porte des civilisations barbares ; en 1896, il écrit : « je suis un sauvage, bourru, brutal et misanthrope au possible ; j’ai quitté Paris et suis venu à Vienne afin d’y travailler sans voir personne et afin d’être plus près de mes chers roumains et yougoslaves.11 »
Il faudrait suivre en détail la constitution des correspondances entre plusieurs formes de refus revendiquées par Ritter (sexuel, social, géographique, esthétique), menant à un complexe que les psychologues traiteraient peut-être de border-line : Ritter trouve toujours la tangente, le 10 C’est d’ailleurs en raison de son éducation viennoise à l’esthétique et notamment de la passion qu’il y a contractée pour Böcklin (son compatriote !) qu’il intervient en étranger dans le débat qui fait rage, par journaux interposés, dans la Suisse romande - autour de Léopold Robert à Neuchâtel et Ferdinand Hodler à Genève. Philippe Godet répondra aux chroniques que Ritter donne au National suisse (La Suisse libérale, 28 avril 1894). Cité par Philippe Kaenel, « William Ritter (1867-1955). Un critique cosmopolite, böcklinien et anti-holdérien », Revue suisse d’Histoire, vol. 48, 1998, p. 73 sq. 11 W. Ritter à Zucari, Anna Radius, 6 décembre 1896, in Segantini. Trent’anni di vita artistica europea nei carteggi inediti dell’artista e dei suoi mecenati, Lecco-Cattaneo, Oggiono, 1985, p. 730 ; cité par Philippe Kaenel, art. cit.
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moyen de prendre position sur le seuil d’un monde où se diluent les certitudes de celui dont il vient. On peut aussi voir dans les personnages de ses romans une incarnation de la même quête compulsive : Gisèle de Donatschin Hlinsko Stopanow (!), l’héroïne du roman échevelé qu’il écrit à l’époque, Leurs lys et leurs roses, est une jeune comtesse qui, elle aussi, vit à Vienne mais qui, issue de la noblesse cosmopolite et pourtant « d’un type tchèque très accusé » (p. 14), vit tragiquement les conflits de sa nature, hésitant entre le beau et magnanime Tzigane hongrois Sándor et un fragile marquis de Bohême, Zdenko de Caméral Moravitz, représentants respectifs de la loyauté à la détermination du sang et de l’attrait de l’altérité. La leçon de Grigorescu : la frontière douce Très vite cependant, cette perception caricaturale va céder la place à une perception plus fine de l’Europe centrale, en tant que région faite de frontières, et c’est le peintre Grigorescu qui va y initier Ritter. C’est en sa compagnie, on l’a dit, que Ritter visite à plusieurs reprises une grande partie de la Roumanie12. Il faut souligner le fait que Grigorescu, durant les mêmes années, grâce à ses contacts liés notamment avec l’école de Barbizon, visite en parallèle des régions françaises qui peuvent apparaître comme les reflets inverses des confins orientaux de l’Europe, à savoir les régions préservées et rudes de la France encore rurale, Bretagne et Normandie. La fascination de certains Centreeuropéens pour tous les « Finistères » - Normandie, Bretagne, ou Galice
12 La correspondance documente par ailleurs un autre projet, manifestement non réalisé, qui aurait d’une certaine façon parachevé cette perception nuancée de l’espace roumain : « je continue à être surchargé de travail. Mais j’ai toujours trop de temps pour regretter le beau rêve Galicie-Bucovine-Roumanie. » Lettre de William Ritter à Grigorescu du 16 septembre 1901 depuis Vienne, Archives littéraires suisses, Berne ; citée par Remus Niculescu, « W. Ritter despre N. Grigorescu. Aspecte ale periodadei finale al pictorului » in Studii şi cercetări de istoria artei, seria artă plastică, 31, 1984, p. 31 sq. Niculescu reproduit un tableau de Grigorescu représentant Ritter peignant sur les bords de la Prahova (William Ritter pictînd pe malul Prahovei), 1896, Paris, collection particulière.
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espagnole, ne constitue-t-elle pas un pendant au désir des Occidentaux d’être « loin du centre » ? Or ce que Grigorescu apprend à Ritter, c’est précisément un regard différencié sur le paysage, que Ritter tentera de caractériser dans l’évocation qu’il donne de la patte du peintre dans Études d’art étranger : « Ni grands cris ni gestes forcés : seulement de grands horizons, des campagnes infinies et une population passive et douce, rêveuse et contemplative le long des grandes routes. Il ne veut rien savoir des Carpates de caractère alpestre, des sauvages Boutchèches ou des Négoï ; mais la silencieuse Campina où Monsieur André Bellerot a si bien raison de trouver que « les collines meurent si doucement à l’horizon » reste sa résidence préférée et le décor de la majeure partie de ses scènes populaires.13 »
La Roumanie de Grigorescu est un pays de passage, le Piémont des alpes transylvaines, où une contrée est toujours ressentie comme « l’arrière-pays » d’une autre, et sa peinture se conçoit aux yeux de Ritter comme art de capter le mystère de ce que j’appellerais la « frontière douce ». La qualité de l’impressionnisme est précisément l’art de saisir cette articulation subtile exprimée par la peinture, dont Ritter tente de donner un équivalent verbal. La motivation exotique et folklorique du voyage, si jamais elle a existé, cède donc vite le pas à un autre désir, motivé par un certain malaise existentiel. La plupart des commentateurs de William Ritter, essentiellement des historiens de l’art, se sont étonnés de le voir dès les années 1900 passer d’une défense de ce qui, dans les années 1890, constitue l’avant-garde esthétique, notamment du symbolisme, à une attitude hostile aux innovations, et franchement réactionnaire contre la déferlante expressionniste et cubiste14 ; Philippe Knaebel met sans
La Passion de l’art en Moravie, op. cit., p. 200. Lenka Bydžovská, « Wiliam Ritter, slavjanofil ze západu » in Čechy a Evropa v kultuře 19. století, Prague, Národní galerie v Praze / Ústav pro českou a světovou literaturu ČSAV, 1993, p. 74-78 ; Karolína Fábelová, « Camille Mauclair a české moderní umění » 13 14
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doute le doigt sur la cause déterminante de ce retournement quand il déclare que « Ritter vit un dilemme constant, car le privilège de [la] communion artistique [qu’il recherche] […] est menacé par son rôle même de critique d’art, c’est-à-dire d’apôtre, de divulgateur, de vulgarisateur : Ritter critique d’art déclare ainsi que le choix des créateurs qu’il défend peut changer, « surtout comme si comme les Préraphaélites ils tombaient trop dans le domaine de l’admiration publique »15. L’une des retombées de cette aversion pour les artistes reconnus, les valeurs sûres, est le relatif dédain dans lequel Ritter tient les artistes qui ont fait le chemin inverse au sien, notamment les peintres d’Europe centrale installés à Paris : dans une « Tribune libre » de la revue La Plume, où, avec son acrimonie coutumière, Ritter s’en prend à « Monsieur Deschamps » qui avait eu l’audace d’écrire que « l’art […] en Bohème [était] en état d’enfance », il réplique ceci : « lorsque Monsieur de la Sizeranne donne au début de son livre sur la peinture anglaise le Tchèque M. Brozik pour le représentant de l’art autrichien ou hongrois (je ne sais plus lequel) il va sans dire que l’éminent critique est moins convaincu que nous de la nullité actuelle du tout-puissant professeur de Prague, mais qu’il le juge sur certaines œuvres qui ont fait quelque bruit en leur temps et qui font que malgré tout M. Brozik existe. La gloriole parisienne de Marold qui a créé un type d’illustration est peut-être plus solide qu’on ne le croit et devrait être une belle et bonne gloire si l’on avait vu à Paris les expositions posthumes révélatrices qui ont eu lieu à Prague. Un coloriste ethnographe comme Uprka, des statuaires comme Myslbeck [sic], Sucharda, Bilek, un fantaisiste comme Schwaiger ou comme Orlik (ce dernier Allemand) porteraient haut l’honneur artistique de la Bohème à l’étranger s’ils voulaient s’en donner la peine.16» in Komunikace a izolace v české kultuře 19. století, Sborník přispěvků k 21. plzeňského sympozia, Prague, KLP, 2002, p. 404-411. 15 In Arnold Böcklin, Gand, Siffer, 1895, p. 81. 16 La Plume, juillet 1899, no 246, p. 478. Václav Brožík (1851-1901) et Luděk Marold (1965-1897) sont les exemples par excellence de peintres tchèques qui, installés à Paris, réussirent à s’y faire un nom. Représentatifs de la « véritable » tchèquité, quoique bien différents voire opposés, les autres artistes énumérés par Ritter - le peintre folkloriste Joža Úprka (1861-1940), le sculpteur Josef V. Myslbek (1848-1922), les peintres Hanuš
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Le raisonnement de Ritter est simple : les vieux maîtres de la peinture tchèque ont édulcoré leur talent en rejoignant la capitale occidentale de l’art et sa « gloriole », alors que Prague prend le temps de découvrir, fût-ce après coup, le caractère novateur de leur œuvre : inversement, ceux qui ne prennent pas « la peine » de s’y faire connaître sont pour ainsi dire protégés par cet éloignement, par le contact direct avec leur matière qui parfois leur est essentielle (notamment dans le cas de la peinture « ethnographique » d’Uprka). Le rapport de Ritter à ses patries d’élection ne repose-t-il pas sur le même mécanisme ? L’attirance exercée par les contrées lointaines serait d’autant plus grande que celles-ci sont plus ignorées, voire méprisées ; il s’agit donc d’une attirance réversible, susceptible d’être ruinée par la faveur publique dont ces pays peuvent profiter, en partie du fait des confidences que l’initié aura faites à leur sujet. La valeur des confins est différentielle, apprenant au voyageur qui les traverse l’art d’une « géographie relative ». Le monde centre-européen propose un espace idéal pour un investissement affectif contrasté, relatif à des passions qui plus est susceptibles de changement, et c’est la Roumanie qui l’a révélé à Ritter, comme il ressort de cette page d’un recueil de souvenirs : « Cela a toujours été la souffrance de mon âme inquiète, cette sorte de mal d'un pays vague pourvu que ce fût celui où je n'étais pas. Plus tard, à Neuchâtel, je devais repenser aux paysages, fribourgeois et gruériens avec la même acuité souffrante d'aspiration, et j'ai aimé du même amour fou la Hongrie depuis l’Autriche, la Roumanie et la Dalmatie depuis la Hongrie, Vienne depuis Paris, et, Dieu me pardonne, peut-être même Paris depuis Vienne. Enfin toujours, partout, j'ai aimé tout ce qui n'était pas l’endroit présent, tout ce qui était ailleurs et au plus lointain ailleurs possible. Les légendes roumaines racontent que meurent bientôt les exilés atteints du dor, et ce mot, inintelligible pour ceux qui ignorent les mirages de la steppe, Schwaiger (1854-1912) et Emil Orlik (1870-1932), le sculpteur et graveur František Bílek (1872-1941) - y restent pratiquement inconnus, même Stanislav Sucharda (18661916) qui fut pourtant l’élève de Rodin.
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Xavier Galmiche les levers et les couchers de soleil de la Pouzta et de l’Olténie, est le nom du mal qui me ronge. J’ai la passion de la planète et le dor d’être ailleurs… 17 »
Les plaines cernant le paysage transylvain, puszta du côté hongrois et Olténie du côté roumain - constituent un dispositif de doubles confins réversible, assurant une sorte de machine infinie de la nostalgie - et c’est cette qualité que Ritter requiert dorénavant des pays auxquels il s’attache. La Tchécoslovaquie, paradigme de la géographie relative L’intérêt de Ritter se déplace à partir de 1895 et progressivement à l’ensemble de l’espace « tchécoslovaque » et l’on peut penser que cet espace capte la logique de la « frontière douce » expérimentée en Transylvanie et de la « géographie relative » décrite ci-dessus ; car si Prague en est l’aimant, le pôle magnétique, ce monde vaut par les arrière-pays qui s’y succèdent vers l’Est, notamment vers la Moravie puis la Slovaquie. Ceux-ci se signalent par la qualité de la « barbarie » découverte dans l’œuvre de certains artistes « authentiques », notamment à Joža Úprka (1861-1940), ce peintre aux sujets folkloriques, dont, bien loin des « menus succès frelatés obtenus à Paris », les tableaux atteignent un « bariolage aux harmonies savantes » : « décrire ses tableaux, c’est raconter par le menu l’existence virgilienne des Slovaques de Moravie. Que cette épithète de virgilienne ne laisse pas oublier qu’il s’agit toujours de Slaves, et que si le geste et la composition sont classiques, le costume est si l’on veut d’une barbarie superbe, car le tout est de s’entendre sur le sens du mot barbare. Je n’en trouve point d’autre pour exprimer la surprise que la vue ressent, mais je n’ignore rien de tout ce que ces dehors de prétendue barbarie recouvrent de culture et de santé morale.18 » D’Autrefois, Neuchâtel, Attinger, 1914, p. 21. Le dictionnaire traduit dor par « nostalgie », « mal du pays ». 18 La Passion de l’art en Moravie, art cit., p. 17. 17
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Comme souvent chez les personnalités attirés par les confins, nous assistons donc à une polarisation, où, opposée à la barbarie revigorante de la périphérie, s’impose un centre négatif : mais il faut être sensible au fait que Ritter ne cesse jamais de voir en cette négativité un élément essentiel. Ainsi Prague, ville noire (déjà évoquée dix ans auparavant comme « ma ville entre toutes bien aimée, Prague la tragique, la toute noire et monumentale »19) est maudite, détestable - mais, en dépit ou même à cause de sa nocivité, indispensable à l’espace oriental dont elle devient le centre de gravité : « Les Carpates Hongroises (= la Slovaquie) […] sont roumaines au Sud, ruthènes au Nord, slovaques à l’Ouest, et tous les regards sont portés vers la ville qu’ils appellent dans leur langue Praha, le nombril géographique et le centre d’attraction de tout ce qui se fait, se désire et se rêve. 20 »
Cette façon subtile de polariser l’espace tchécoslovaque n’est pas spécifique à Ritter, elle est reconnaissable chez la plupart des artistes « impressionnistes » du début du siècle, par exemple chez Zdenka Braunerová (1858-1934), peintre et initiatrice incontournable des Français en visite à Prague, qui, se plaignant du snobisme de Prague, déclare dans une lettre à Ritter : « Heureusement qu’il y a encore de belles petites chaumières en Slovaquie, ou [sic] les gens vivent en paix et partagent leur pain noir avec qui entre chez eux. Et je crois que ce serait doux de finir sa vie chez ces parias-poëtes [sic], en vérité les seuls braves gens de ces pays ci, et les seuls véritablement intéressants à connaître. Vous comprenez ce paradoxe si je dis : plus les gens me deviennent ici odieux, plus mon cœur devient national.21 »
« Heures de Prague et de Vienne », in La Plume, no 166, mars 1896, p. 197. Ibidem. 21 Lettre de Zdenka Braunerová à William Ritter, 7 novembre 1905, Archives littéraires suisses, Berne. 19 20
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Braunerová, qui cultive elle aussi un rapport néo-romantique à la Slovaquie, saisit le système de valeurs de la géographie relative, où les confins à la fois fondent le nationalisme et le démentent : pour s’exclure mutuellement, ils ont besoin l’un de l’autre, dans un rapport identitaire complexe et contradictoire. Un inéluctable rapport avec la part négative de Prague est donc essentiel à la subtilité de l’équation existentielle que représente la Tchécoslovaquie. Dans La Slovaquie, texte déjà évoqué, ce « testament » qu’il écrit après son dernier voyage à Prague, Ritter saura trouver les mots pour le dire : « Ce que la demi-mythique forêt des Ardennes est pour Shakespeare et pour l’ancienne poésie des trouvères et des fabliaux, la Slovaquie l’est pour le monde des artistes et des musiciens tchèques et pour tous les Tchèques susceptibles à un degré quelconque de poésie ou de sentiments poétiques. […] Ce que l’Alpe est au Suisse et la mer au Breton, la Slovaquie l’est au Slave du Nord. Il en a la nostalgie avant d’y être allé, il en a encore bien davantage la nostalgie après en être revenu. […] Toutes les belles légendes ne sont pas slovaques, mais le décor qu’on leur imagine l’est toujours. Même les mieux localisées dans le site de Prague, à Šarka, au Říp, sont placés dans ces sites autochtones mais modifiées dans un sens slovaque. […] Et pour moi-même, petit Suisse de toutes les minorités et de toutes les oppositions, né catholique au pays protestant, cru slavophile et amoureux de Prague à Vienne et à Munich, amoureux aujourd’hui de la Vienne impériale à Prague de la dictature socialisante, judaïsante des Masaryk et Beneš et Švehla, et qui sans doute mourra chrétien libéré en pays catholique tessinois, le pays slovaque m’a été depuis l’enfance un beau Rêve lointain. 22 »
Les deux points de vue, celui de la géographie mutuellement nuancée de l’arrière-pays et du centre et celui de la contradiction constitutive de l'identité que cette géographie reflète, sont d'ailleurs réunis dans le paragraphe qui clôt l'introduction du premier récit de voyage, La Tchéquie, où Prague est désignée, à travers une belle Cité par Joseph M. Rydlo , « William Ritter et la Slovaquie », XIe congrès international des slavisants de Bratislava (septembre 1993), Lausanne, Ch. Boissonnet 81, p. 8-9.
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métaphore florale, comme le centre où viennent se fondre les forces contraires de la terre entière: « Et pour nous, dès lors, qui avons pris en amitié grande ce peuple et en amour ce qu'il nous a offert de meilleur, sa plus grande séduction provient justement de toutes ces incohérences, résolues sur un seul point du territoire et concourant à faire de la ville de Prague une sorte de grande fleur inouïe, comme un tournesol toujours tourné du côté du même point moteur et vital ; compliquée plus qu’une passiflore, et prenant presque à certain moment l'allure d’une fleur tout à fait exotique ; alors qu'à certaines autres minutes, d'un charme et d'une tendresse à part, exhalant les plus délicieuses et suaves odeurs des verveines de chez nous. 23 »
Une poétique des confins Au-delà de l’histoire culturelle, l’écriture de Ritter propose un exemple d’ajustement littéraire de la thématique des confins : la qualité impressionniste du type d’espace expérimenté dans les arrières-pays d’Europe centrale, notamment par la « frontière douce », semble en effet générer une stylistique particulière. D’abord parce qu’elle détermine l’incertitude générique, déjà évoquée, des textes de Ritter, elle-même reflet d’une pratique du voyage qui est expérience à la fois incertaine et spontanée : Ritter vit ses équipées sur un mode néo-romantique - « à la Friedrich », « à la Stifter ». Il voyage à pied le plus souvent possible, le carnet de notes dans une poche et celui de croquis dans l’autre, il « croque » les scènes aperçues sur la route24, et l’on ne peut s’empêcher de penser que la pérégrination est vécue de façon seconde, comme la réalisation dans l’expérience de l’émerveillement et de l’imagination jadis essayées devant des livres de voyages et autres illustrés lus dans l’enfance, ces Cité par nous dans « L’arrière-pays d’une terre incertaine : L’image de la Bohême et de la Moravie dans l’œuvre de William Ritter », contribution au colloque L’image de la Bohême dans les lettres françaises, à paraître, Paris, PUPS, 2003. 24 L’un de ses carnets de dessins s’intitule Croqueteries, mouvements et paysages (3 carnets de dessin, 1938). Archives littéraires suisses, Berne. 23
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Xavier Galmiche « livraisons vertes à gravures sur acier que je regarde encore quelquefois Ungarn und Siebenbürgen de János Unfalvy avec illustrations de Ludwig Rehbock, […], cet « album de Hongrie », comme nous disions enfants, tout plein de sites slovaques, châteaux du Vah et de la Hornad, villes minières et villes privilégiées allemandes… 25 »
La déambulation est donc pratiquée dans la double attente d’un ressourcement spirituel et d’une chasse ethnographique26, même si c’est des livres et non pas de la bouche même des conteurs traditionnels qu’il les a recueillis. Le voyage traverse un espace à la fois aléatoire et libre, les pérégrinations vont en « zigzags » et les relations leur ressemblent27. Les voyages de Ritter sont aussi l’effet d’une quête compulsive de nouveauté, qui a une motivation érotique : l’expédition se confond avec la déambulation d’un aventurier qui va courir la gueuse - ou le gueux dans l’attente vague de bonnes fortunes. Le journal de voyage (analogue à celui de certains de ses contemporains, avec lesquels il partage d’ailleurs d’autres traits, comme André Gide ou Julien Green) rejoint le journal (très) intime : « Retour à pied [...], sans plus rencontrer certain petit apprenti jeunet, au tablier bleu, idéalement bouton de rose, frais et élégant, auquel mes yeux sourirent déjà trois fois sur cette même route [...] Un « pater » et un « ave » pour lui, pour le remercier d’être joli, de m’avoir ému et donné le désir de l’embrasser... Un bout de prière, comme je fais toujours quand je ne peux rien faire d’autre pour qui m’inspire une fugitive et mélancolique sympathie... 28 »
La Slovaquie, art. cit. Le marcheur en ramène souvent des contes populaires (comme La Jeunesse inaltérable et la vie éternelle, légende roumaine, Illustrations de l'imagier Andhré des Gachons, Paris, Bibliothèque du livre des légendes, 1895). 27 Avec Zigzags de 1926 (1926-27) (Italie France Suisse), Ritter reprend le terme imposé par son illustre compatriote, Rodolphe Töpffer (1799-1846) auteur des Voyages en zigzags, 1844, et de Nouveaux zigzags, 1886. 28 Journal, 19 mai 1911. Archives littéraires suisses, Berne. 25
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Mais l’inscription poétique de la frontière s’inscrit aussi à l’intérieur même du texte dans un style ambivalent, hésitant entre les registres de la relation de voyage et de la critique d’art : l’identification du pays lointain comme source vertueuse et bienfaisante repose sur une suspension du registre descriptif au profit d’une écriture schématisante, à un registre de la dénomination où les personnages sont identifiés à des figures de contes - et où l’écrivain « entre dans l’image ». C’est ce que j’appellerais le « moment lyrique » chez Ritter, qui se caractérise par un brusque changement de registre dans l’écriture : on peut citer un passage dans son introduction à l’œuvre de Mikolaš Aleš : « Pour nous étranger qui avons appris à aimer la Bohême […], ce qui nous fait tant apprécier Aleš, c’est de retrouver chez lui nos propres impressions exprimées en toute simplicité, comme dans le langage des enfants. Voici d’abord des paysages si simples, qu’ils soient héroïques ou légendaires : tels le Říp, la contrée de Karlův-Týn ou de Tábor, - ou qu’ils soient tirés de la vie de tous les jours : un clocher sortant d’un horizon de terres de labour, un vol de corbeaux montant des sillons vers les lourds nuages de novembre, quelques saules ou quelques bouleaux pleurant leurs feuilles au vent ! Si simples et si vrais, et si suggestifs, remplis d’un tel navrement ou d’une telle gaieté voilée. Quand il s’agit de silhouettes monumentales […], quelle puissance évocatrice de tout le passé en quelques traits ! Ces silhouettes deviennent alors presque des symboles ; leur héraldisme brutal acquiert par je ne sais quelle magique une sans pareille éloquence. 29 »
Cette écriture se concentre sur des motifs légendaires, naturels (« un clocher, un vol de corbeaux… ») ou des scènes de genre. Ils sont goûtés pour leur simplicité, leur caractère enfantin, et pour leur propension à devenir des symboles. Très caractéristiques du « passage lyrique », les « chutes » des phrases - qui sont souvent des périodes sont constituées d’expressions précieuses, ressortissant au style de la décadence et du symbolisme, et déclenchant une évocation lyrique. 29 « Prague et les Tchèques », publié avec le concours d’écrivains français et tchèques, par Charles Hipman, La Nation tchèque, tome II, Genève, sans mention d’éditeur, 1897, p. 48. C’est moi qui souligne.
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On est frappé par la réticence que le thème des confins suscite chez les Tchèques contemporains. C’est un mythe qui paraît beaucoup moins fécond que chez leurs voisins (Autriche, Hongrie et Pologne), à quelques exceptions près (l’attachement pour la Russie subcarpathique est plutôt passager et la passion pour la Galicie juive proférée par Jiří Langer passe pour une curiosité intéressante mais incongrue30). Tout se passe donc comme si, dans ce contexte, la question des confins avait été identifiée à la Slovaquie, effectivement conçue comme un double meilleur de la Bohême - et s’y soit réduite. Le concept de la « réciprocité tchécoslovaque » - dont la formulation même indique qu’elle se mélange avec le slavisme -, cette union de deux nations fondée davantage sur une connivence sentimentale que sur l’Histoire, mais aboutissant à un changement historique majeur, la création de la Tchécoslovaquie, est dans un premier temps un aboutissement parfait de l’idée des confins dans la réalité politique, mais aussi, dans un deuxième temps, selon un schéma hégélien, une forme de son épuisement : la Slovaquie aurait absorbé le désir des confins, et le naufrage public de l’idée tchécoslovaque, lié à la répudiation du slavisme comme idéologie, en a aussi emporté les images fondatrices. C’est dans cette mesure que doit être apprécié le « cas » Ritter, dont l’œuvre littéraire, en tant qu’œuvre étrangère, rend plus manifeste le premier temps de ce processus.
Jiří Langer, Devĕt bran. Tajemství chasidů, Prague, Elk, 1937. Les Neuf portes du ciel, tr. fr. Jacqueline et Cécile Rastoin et Lena Korba-Novotná, Paris, Albin Michel, 1997. Voir notre article « Le mythe des confins comme patrie personnelle » [à propos de Les Neuf portes du ciel de Jiří Langer] in Mythes et symboles politiques en Europe centrale, dir. Chantal Delsol, Michel Maslowski, Joanna Nowicki, Paris, PUF, 2002. 30
LE VOYAGE NOSTALGIQUE DANS LES CONFINS OU LA MÉMOIRE DES LIEUX DES ROMANCIERS POLONAIS DES ANNÉES 1920 ET 1930
Marek TOMASZEWSKI (Université Charles de Gaulle Lille III)
Il est intéressant de survoler la période de l’entre-deux guerres pour voir comment le thème de l’espace des confins évolue dans le contexte géographique et politique de la prose polonaise et quelles en sont les conséquences sur le plan de la composition et des procédés narratifs. Il s’agit d’un corpus représentatif couvrant deux grandes périodes historiques : la Première Guerre mondiale avec, comme prolongement, le conflit militaire polono-soviétique et celle de la Pologne de la sanacja (« assainissement moral »). Il s’agit donc d’un ensemble textuel hétéroclite englobant le documentaire, la fiction narrative, la relation de voyage, voire le reportage journalistique. On dit habituellement que chaque moment de l’histoire mouvementée de la Pologne du XXe siècle se dote d’un éclairage spécifique, d’une justification idéologique qui engage la conscience des écrivains et mobilise leurs « stratégies littéraires ». On peut recourir ici à une notion forgée par Krystyna Jakubowska, celle du roman persuasif (powieść perswazyjna) qui se distingue par l’attitude manipulatrice de © Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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Marek Tomaszewski
l’auteur à l’égard de son lecteur chaque fois qu’il s’agit de faire passer un message, de convaincre son interlocuteur, de lui communiquer sa conviction profonde. Dans la rhétorique, on utilise le terme de « fonction impressive » du discours littéraire1. Par ailleurs, tout pays possède des régions dont la géographie politique paraît précaire et dont le statut est celui des marches indéterminées. C’est dans cet esprit, par exemple, que Pierre Nora forge le nom de « mémoire-frontière » à propos de l’Alsace2. Dans le contexte polonais, les confins orientaux furent toujours considérés comme les ultimae sedes du monde occidental, ce qui en fit pour des Polonais majoritairement catholiques une terre privilégiée de combats et d’enjeux culturels. Lieux de mémoire ou mémoire des lieux ? Bolesław Hadaczek distingue dans la prose polonaise de l’entre-deux-guerres un courant, peu étudié jusqu’à présent, qui est celui du « roman-souvenir » issu des confins orientaux qui exhibe différentes formes narratologiques (nouvelles, récits, journaux de guerre, reportages), courant qui acquiert avec le temps une véritable dimension épique et constitue « un ensemble significatif de textes disposant d’une perspective idéologique et littéraire sans laquelle l’image de la littérature de cette période eût été incomplète et tronquée »3. Ce critique a classé sous la même rubrique un nombre impressionnant de textes (environ une cinquantaine pour la seule Ukraine), de valeur artistique inégale. Il serait impossible d’analyser tous ces textes ; aussi avons-nous établi un choix de plusieurs romans-mémoires et de reportages qui ont particulièrement marqué Cf. Krystyna Jakubowska, Międzywojenna powieść perswazyjna [Le roman persuasif de la période de l’entre-deux-guerres], Varsovie, PWN, 1992, p. 5. Sauf mention contraire, les traductions figurant dans cet article sont de nous. 2 Pierre Nora, Les Lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992. 3 Bolesław Hadaczek, « Proza kresów w dwudziestoleciu międzywojennym (rekonesans) » [La Prose des confins dans l’entre-deux-guerres polonais (première approche)], in Kresy w literaturze polskiej XX wieku [Les Confins dans la littérature polonaise du XXe siècle], Szczecin, Ottonianum, 1993, p. 25-35. 1
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leur temps et suscité un débat passionné dans le milieu de la critique littéraire. Il s’agit en premier lieu de L’Incendie de Zofia KossakSzczucka, L’Orage venu de l’Est de Maria Dunin-Kozicka et Le Cheval sur la colline d’Eugieniusz Małaczewski. Ces trois ouvrages peuvent être complétés par d’autres dont l’audience fut un peu plus restreinte : ceux de Elżbieta Dorożyńska-Zaleska, Helena Zakrzewska, Maria Obertyńska etc. Toutes ces œuvres, qui témoignent de la rencontre d’une certaine poétique « persuasive » avec la géographie des confins, se rapportent à l’attaque des domaines polonais en Ukraine, Biélorussie et Lituanie, qui s’achève par leur destruction systématique entre 1917 et 1920. Elles contribuent ainsi à conforter le concept d’une « patrie personnelle » perdue. Les auteurs de ces textes, propriétaires terriens des confins pour la plupart, vouent généralement un culte invétéré à la nature, parfois investie de la mission de traduire, en termes symboliques, leurs aspirations et leurs craintes. Daniel Beauvois, pour caractériser l’œuvre des mémorialistes polonais originaires de l’Est, a mis l’accent sur le « topos de l’île heureuse » : « Presque tous se livrent à la poétisation de leur monde, de son cadre naturel et des rapports patriarcaux qui régissaient la vie des domaines seigneuriaux. Cet esthétisme assimile souvent le beau au bon [...]. Tous s’attardent à souligner nostalgiquement le charme des résidences familiales et celles du voisinage.4 »
Dans la majorité des cas, le voyage dans les confins n’est donc paradoxalement rien d’autre qu’un retour chez soi. En ce qui concerne la construction des récits en question, c’est souvent le même schéma narratif qui prédomine, fondé sur quatre étapes successives de la vie du héros : bonheur idyllique, catastrophe, exil forcé (et provisoire), retour
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en Arcadie. La figuration de la nature est un des procédés favoris dont se sert le narrateur pour amplifier son discours et imprimer de cette façon le stéréotype du paradis dérobé. La petite maison de Nowosielica, en Volhynie, dans laquelle Zofia Kossak-Szczucka a passé les meilleures années de sa vie, était, à en croire l’auteur elle-même, un exemple de simplicité. C’était une construction en argile qui rappelait une chaumière, située dans un immense parc, un des plus beaux de la région, dont les paysages resplendissaient de charme « depuis l’éclosion des premiers boutons printaniers jusqu’au bruissement des dernières feuilles d’automne » : « Nous avons vécu au fond de cette maison comme dans les profondeurs d’un étang, dans un gouffre vert et fier de sa liberté, entourés de beauté de toutes parts.5 »
La résidence de Lemieszówka (près de Kiev) que décrit Maria Dunin-Kozicka ne prétend pas non plus au faste d’un palais. Ce modeste manoir, cerné d’un parc se prolongeant en bois, est empreint de sobriété et de bon goût. L’orangerie, le verger, la terrasse, les platesbandes de fleurs, les gazons ornés de sapins et de bouleaux, tout cet
4 Daniel Beauvois, « Eux et les autres : les mémorialistes polonais des confins de l’Est au XXe siècle », in Pologne singulière et plurielle, dir. Marek Tomaszewski, Lille, PUL, 1994, p. 129-130. 5 Zofia Kossak-Szczucka, Pożoga [L’Incendie], Łódź, Artus, 1990, p. 6 (première éd. 1922). A propos de la beauté anéantie dans ce roman, Stanisław Uliasz souligne l’anthropomorphisation de la rose « Maréchal Niel » qui apparaît au début du texte comme un signe prémonitoire du proche martyre [uznakowienie rzeczywistości], « Wspólnota cierpiących wygnańców », in Literatura kresów, kresy literatury : fenomen Kresów Wschodnich w literaturze polskiej okresu miedzywojennego [La Littérature des confins, les confins de la littérature : le phénomène des confins orientaux dans la littérature polonaise de la période de l’entredeux-guerres], Rzeszów, Wyższa Szkoła Pedagogiczna, 1994, p. 93-95.
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ensemble harmonieux est protégé par la forêt qui « montait la garde contre les élans insidieux des bourrasques glaciales. »6 Pourtant cette harmonie radieuse entre l’homme et la nature bienveillante se trouve brisée à cause de la révolte des paysans ukrainiens et de l’assaut de l’armée soviétique. Arrive alors le moment de la cassure, de l’inévitable départ, de la fuite désespérée devant le danger, et enfin, de l’abandon de ce lieux privilégié qui incarne le bonheur paisible. L’héroïne jette d’habitude un dernier regard sur ses terres qu’elle craint de ne plus jamais revoir. Zofia Kossak-Szczucka raconte comment elle quitte Nowosielica sous la protection d’un régiment de maquisards polonais qui s’efforcent in extremis de la sauver. Face à la menace extérieure, Maria Dunin-Kozicka décide, quant à elle, de partir seule avec ses enfants en laissant son mari à Lemieszówka. Elle a du mal à accepter l’inflexible verdict du destin: « nous poursuivions nos rêves au bord de cet étang, nous voulions rendre l’humanité heureuse... Je fais mes adieux à chaque petit caillou, chaque petite motte de terre.7 »
Certes, les bribes du paysage sont toujours vus par une personne particulière, depuis un lieu particulier : le paysage dévoile un horizon. Ce dernier ouvre une profondeur qui nous garantit une présence durable dans le monde. C’est chaque fois autant de morceaux de pays restitués par la mémoire et arrachés du regard à la terre. « Si le regard du créateur est attiré par l’horizon, note Michel Collot, c’est que celui-ci symbolise, en marge du paysage, le « pays perdu » dont il a la nostalgie, cet objet que toute sublimation a pour fonction de restaurer.8 » Maria Dunin-Kozicka, Burza od Wschodu [L’orage venu de l’Est], Łódź, Artus, 1990, p. 21 (première éd. 1925) ; Elżbieta Dorożynska z Zaleskich, Na ostatniej placówce [Le dernier poste], Varsovie, Wrota, 1925, p. 279. Helena Zakrzewska, Dzieci Lwowa [Les Enfants de Lvov], Cracovie, Szczerbiec, 1919, p. 25. 7 Burza od Wschodu, op. cit., p. 107. 6
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Au milieu de la barbarie provoquée par l’invasion ukrainienne, le petit Lulu, fils des propriétaires du château dévasté, fait la connaissance d’une chevrette entourée de faons. Le garçon rencontre en outre un petit lièvre qui, assis sur ses pattes postérieures, lui fait cadeau d’un aimable sourire. Renouer avec le paysage idyllique peuplé de papillons et de lièvres est une manière d’esquiver l’adversité du monde. Car une dure et longue épreuve d’errance attend les victimes des agressions soviéto-ukrainiennes. Les demeures seigneuriales sont généralement détruites, les beaux parcs saccagés. En dépit de la vigilance de l’envahisseur, certains propriétaires bannis arrivent à s’introduire dans leur maison abandonnée. En cachette, comme le fait Zofia KossakSzczucka, ou bien en rêve, comme cela arrive à Maria Dunin-Kozicka. Sous les auspices d’un directeur de sucrerie bien vu par les Soviétiques, la dame de Nowosielica se rend à cheval dans sa résidence restée sous le contrôle de l’ennemi. Lorsqu’une profusion de verdure s’étale à ses yeux, l’héroïne se sent presque rassurée de voir que la nature suit son cours, indépendamment du régime politique qui gouverne le monde : « c’est toujours aussi beau avec ou sans nous »9. Dans une situation semblable, Maria Dunin-Kozicka fait preuve d’une nostalgie plus marquée. Fuyant dans un train les soldats de l’Armée Rouge, elle réalise que les wagons s’arrêtent à Biała Cerkiew, station la plus proche de Lemieszówka. Tributaire de la logique du rêve, elle perd complètement le sens du temps et du lieu. Elle s’imagine voyager en carrosse jusqu’à la « maison blanche » qu’elle compare à un nid d’oiseaux posé au milieu de la steppe :
8 9
Michel Collot, La Poésie moderne et la structure d’horizon, Paris, PUF, 1989, p. 144. Pożoga, op. cit., p. 208.
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« La forêt dénudée garde le silence. [...] On n’entend aucun bruit, aucune voix humaine. [...] La lune qui vient de se montrer semble être l’unique gardienne de ce royaume des êtres endormis ou morts.10 »
Le tableau hivernal brossé de manière onirique par Maria DuninKozicka révèle cependant une tonalité pessimiste. La steppe, couverte de neige, attend patiemment l’arrivée du printemps. Le froid durcit la terre, le vent souffle à travers la plaine et les brumes traînent tout au long des champs. Un tel horizon n’apporte à l’héroïne aucun réconfort et anéantit toutes les chances de son prompt retour au pays. Les périssables images de la contrée adorée ne prennent sens pour elle qu’à s’y défaire. Mais la menace discrète de la nostalgie et le besoin d’y parer poussent l’écrivain dans sa recherche, dans son travail recréateur. Le paysage ainsi retrouvé devient par excellence espace symbolique jouissant d’un privilège esthétique. Dans le langage psychanalytique, il traduit le désir de récupérer l’objet perdu, de réparer le corps maternel détruit par les agressions barbares. D’aucuns renouent, quant à eux, avec le glorieux passé national. Pour ces derniers, l’Ukraine constitue un réservoir de légendes, de chants, de contes à caractère féerique et funèbre. Parmi les auteurs qui puisent dans le folklore ukrainien ainsi que dans les légendes liées à ce pays, il faut citer Julian Wołoszynowski, né en 1898 en Podolie. Jeune homme, il prit part à la guerre polono-soviétique de 1920 et, une fois la guerre finie, il se tourna vers l’activité littéraire et débuta comme romancier en 1923 avec L’Année 1863, où il retrace la vie d’un jeune héros de l’insurrection de janvier 1863, Jan Worobijowski. C’est une prose qui use judicieusement de l’allusion littéraire. L’action de ce roman se déroule dans la deuxième moitié du XIXe siècle, au milieu des paysages variés de la campagne podolienne. Le héros adolescent qui ne connaît que jardin, champ et steppe, prend les armes et trouve aussitôt
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Burza od Wschodu, op. cit., p. 318.
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la mort au cours d’une lutte inégale qui l’oppose alors à l’occupant russe.11 Dans ce concert mélancolique et morose, on arrive cependant à déceler une fausse note. Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler, par exemple, le roman nobiliaire inachevé de Stanisław Brzozowski, intitulé Seul parmi les hommes (1911), centré sur son passé ukrainien, diptyque qui a fait l’objet d’une analyse détaillée de Marta Wyka. La définition qu’elle en donne ne prête guère à confusion : « L’Ukraine est une terre ouverte, vaste, une terre de steppes infinies, comme dans Marie de Malchewski ou dans Beniowski de Słowacki ; cette terre est coupée de lignes historiques qui la différencient, lignes des rivières, montagnes et plaines, mais Brzozowski ne met à profit aucune des versions idylliques de son Ukraine natale. Bien au contraire, sa Podolie est une plaine boueuse, parfois franchement repoussant, un marécage au sens propre et symbolique, capable de noyer l’homme dans ses eaux, comme dans un récit d’Edgar Poe ou de Conan Doyle.12 »
Ce qui se montre au sein d’un horizon, apparaît souvent riche de sens, porteue de significations étonnantes. Dans la multitude de textes, c’est le roman de Małaczewski qui surprend peut-être le plus par la cruauté des images qu’il met en scène. Le héros du Cheval sur la colline est un officier de l’armée polonaise qui, au cours des combats avec les Soviétiques, réussit à se rapprocher de sa gentilhommière. Il trouve sa maison saccagée, pillée, anéantie. Il apprend que sa sœur, harcelée par les soldats russes, a sauté dans un puits artésien dans l’espoir de préserver sa vertu et son honneur. Le souffle effrayant de la mort s’exhale du fond du puits :
Julian Wołoszynowski, Rok 1863 [L’Année 1863], Poznań, R. Wegner, 1931. Marta Wyka, « L’Image des confins orientaux de la Pologne dans le roman de Stanisław Brzozowski Seul parmi les hommes », in Les Confins de l’ancienne Pologne : Ukraine. Lituanie. Biélorussie, dir. Daniel Beauvois, Lille, P.U.L., 1988, p. 175. 11 12
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« Ce souffle se mélangeait avec mon sang, se raidissait dans mon corps et s’infiltrait dans chacune de ses cellules tout en grossissant à l’intérieur des os et des veines sous la forme d’un buisson épineux.13 »
Cette métaphore, à la fois végétale et anatomique, illustre parfaitement l’état d’effondrement psychique du héros qui ne songe dorénavant qu’à venger sa sœur martyre. Pour cela, il quitte sa propriété de Jaskroniec et reconduit ses soldats sur le champ de bataille. C’est alors que ses yeux sont frappés par une forme étrange qui se profile à l’horizon à l’endroit précis où se couche le soleil, à l’instar d’une boule de pourpre. Cet objet noirâtre, à force de bouger, se détache lentement de la surface du ciel écarlate. Stupéfaits, les soldats reconnaissent en lui un cheval écorché, gémissant d’une voix humaine. Ils se demandent comment cette « charogne vivante » a trouvé la force de grimper au sommet de la colline : « Qu’il était odieux, ce tas de viande agité, dépouillé de sa peau, hormis la tête qui pendait vers le bas sous un poids insupportable.14 » Cette image expressionniste, essentielle pour la composition du récit, doit accréditer la thèse de la barbarie extrême des soldats soviétiques. Lorsqu’un cheval se casse la jambe, ces derniers n’hésitent pas à le dépouiller de sa peau. Quelquefois l’agonie atroce d’un animal peut avoir plus d’impact psychologique que celle d’un homme. Un tel spectacle de souffrance physique relève de la stylistique du grand théâtre de guerre. La ligne d’horizon figurée par le romancier signale le passage de l’univers objectif à celui de la mise en scène, conforme aux règles d’une certaine dramaturgie. On voit bien que toutes ces images associées à l’espace des confins polonais sont comme des pièces d’accusation présentées au tribunal de la conscience nationale. Les protagonistes, en déplacements incessants Eugeniusz Małaczewski, Koń na wzgórzu [Le Cheval sur la colline], Varsovie, Alfa, 1991, p. 162 (première éd. 1921). 14 Koń na wzgórzu, op. cit., p. 164. 13
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et variés, ne se réfugient pas seulement dans les paysages de leurs domaines dans un réflexe de mélancolie, comme tend à le prouver Bolesław Hadaczek. Ces paysages apparaissent dans le texte comme une arme dans la panoplie d’un guerrier qui pense frapper avec des mots comme on frappe avec une épée. Ce genre de témoignages arrive souvent a posteriori car la guerre est déjà gagnée (la victoire polonaise est officiellement confirmée par les accords de Riga en 1921). Subsiste toutefois la question épineuse de territoires autrefois dominés par la Pologne qui passent définitivement dans la zone d’influence soviétique. Cela explique en partie le ton élégiaque de certains récits, dont les auteurs se sentent coupés de leurs racines et de leur environnement familier. La déception politique suscite quelquefois des attitudes belliqueuses. Une note d’irrédentisme se fait entendre par exemple dans le roman-reportage de Wanda Dobaczewska intitulé La Victoire de Józef Żołędź dont l’action se déroule aux environs de Vilnius, dans le quartier général du commandant des Gardes Frontières de l’armée polonaise. C’est un va-et-vient perpétuel sur la ligne de démarcation dans ces terres paludéennes, truffées de mines et de pièges, où les soldats polonais affrontent vaillamment les bandes lituaniennes d’obédience bolchevique, tout en professant une philosophie de forteresse assiégée15. Ajoutons qu’à la même époque paraissent, de Stanisław Rembek, deux œuvres marquantes en prose qui relèvent du genre narratif de batailles : Le revolver Naguan (1928) et Sur le champ de bataille (1937). Certes, le gros des opérations militaires entre les Polonais et les Soviétiques s’y effectuent dans les parties orientales, limitrophes de la République, mais toutes ces images du front, qui font surtout valoir le héros collectif et se plient à un certain réalisme social doublé de
Wanda Dobaczewska, Zwycięstwo Józefa Żołędzia, [La victoire de Józef Zołędź], Wilno, Józef Zawadzki, 1931. 15
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réalisme psychologique, repoussent plutôt au second plan la véritable magie des lieux. Quant au grand théâtre des combats occasionnés par la Première Guerre mondiale, celui-ci est particulièrement bien décrit par Józef Wittlin, dans son célèbre roman intitulé Le Sel de la terre, de 1935. A cette différence près que les événements évoqués par le narrateur se déroulent dans le pays Houtsoul, qui présente une facette particulière de cet espace montagneux des confins, situé entre les régions de Pokucie, Czarnohora et Bucovine. Alors que les terrains vierges de la Houtsoulie idyllique se trouvent défigurés par le chemin de fer nouvellement construit, le jeune conscrit appelé sous les drapeaux de la Monarchie austro-hongroise, Piotr Niewiadomski, fait la douloureuse expérience du déracinement moral, dans une ambiance tragi-comique qui débouche inéluctablement sur une sorte du pacifisme salutaire. Les années passent cependant et les souvenirs de la guerre polonosoviético-lituano-ukrainienne et, à plus forte raison, ceux de la Première Guerre mondiale, tendent à s’effacer de plus en plus dans la mémoire collective en raison de nouveaux problèmes qui se manifestent dans les marches orientales de la IIe République. La négligence de l’administration polonaise, fraîchement installée dans cette partie de l’Europe, est souvent à l’origine de l’obscurantisme de ces régions à laquelle on donne l’appellation malheureuse de « Pologne B ». Le recueil de reportages de Józef Mackiewicz, intitulé La Révolte des marécages, en apporte une preuve éclatante16. Ce cycle de onze enquêtes sur le terrain, sorte d’expéditions ethnographiques qui oscillent entre le documentaire et la relation de voyage, effectuées à pied, en train, en chariot de ferme où même à bicyclette, à travers de vastes régions de Biélorussie et de Polésie, constituent un document précieux de géographie locale où Józef Mackiewicz, Bunt rojstów [La Révolte des marécages], Wilno, ED, 1938. A ce sujet voir Marek Tomaszewski, « Peut-on être Lituanien et Polonais à la fois ? Le cas de Józef Mackiewicz », in Pologne singulière et plurielle, op. cit., p. 219-232.
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s’entremêlent observations, entretiens, statistiques, paysages. Il s’agit d’abord de dresser, à force d’arguments poignants, un violent réquisitoire contre le pouvoir varsovien, profondément ignorant des réalités du terrain. A côté des spécificités ethniques qui défraient la chronique varsovienne, se dessinent les conflits politiques, religieux et sociaux propres à ces contrées reculées de l’Est européen. Mackiewicz met en garde les gouvernants polonais contre le danger de marginalisation de la population multiethnique des confins. Volontairement provocateur, il construit certaines parties dialoguées de ses reportages en russe et en biélorusse, aux dépens du polonais. La liste des doléances qu’il dresse à l’égard des autorités politiques est longue et minutieuse (indifférence, discrimination culturelle des minorités, exploitation économique des autochtones, intolérance religieuse etc.). C’est alors que le centre de gravité des récits axés sur les confins se déplace du revanchisme politique vers un certain réalisme social. Du coup, le courant « conservateur », tourné vers les vieux modèles sienkiewiczéens, cède la place aux poétiques nouvelles qui frisent le néo-naturalisme, notamment dans sa variante populaire et plébéienne. Les romans tels que Le Labourage de la jachère de Jan Wiktor (1935) ou bien La Grippe sévit à Naprawa de Jalu Kurek (1934) peuvent être considérés avant tout comme des monographies naturalistes d’une communauté rurale donnée. Or ce type d’activité littéraire qui se répand en Pologne centrale trouve son inestimable équivalent en Galicie orientale avec le roman de Leopold Buczkowski Le Chemin défoncé. Ce roman, qui se place dans la lignée avant-gardiste teintée d’un certain radicalisme social, ne bascule pas pour autant dans le discours idéologique. Buczkowski n’adhère à aucun courant, aucun programme littéraire définis. Malgré cela, Le Chemin défoncé, terminé en 1937, est interdit de publication : manifestement, le censeur de la Pologne des colonels n’accepte pas cette sombre vision d’une communauté rurale
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des confins, à l’encontre de la propagande du succès entretenue par le gouvernement de Varsovie. Voilà sans doute pourquoi ce roman n’a parut qu’après la guerre, en 194717. Leopold Buczkowski est né en 1905 en Podolie. Il se signala d’abord comme peintre et lithographe travaillant dans l’atelier de Julian Fałat, où il peignait les paysages de sa terre natale18. Le Chemin défoncé constitue une sorte de reportage ethnographique remodelé à travers la fiction, la « vivisection » d’une société de paysans vivant dans trois villages respectifs (Dolinoszczęsna, Zaserecie, Hrynianki), situés à la frontière de la Podolie et de la Volhynie. Jusqu’à 1914, cette région limitrophe séparait l’Autriche-Hongrie de la Russie des tsars. Après la Première Guerre mondiale, ce territoire fut incorporé à la IIe République et placé sous le contrôle de l’administration centrale. C’est aussi le point où prennent naissance les principales rivières qui traversaient la majeure partie des confins orientaux de l’ancienne Pologne : Bug, Seret, Ikwa, Horyn. Le village natal de Nekwasza ainsi que la vallée de la Seret étaient des lieux que Buczkowski connaissait très bien, pour y avoir passé toute son enfance. Son père était sculpteur-ciseleur et s’occupait de la conservation des monuments du pays. Avant de commencer ses études supérieures, le futur romancier passa son baccalauréat à Brody, situé à 11 Km de Nekwasza, son village natal. L’action du roman se déroule en 1936 au milieu d’un paysage de ravins et de prés que traversent les rivières Seret, Siorla, Ikwa et Horyn, dans un « vaste pays qui sent l’absinthe et la chicorée sauvage ». L’auteur y confond volontairement biologie et éthique. Le critique polonais Kazimierz Wyka a relevé dès le départ la contradiction majeure qui caractérise Le Chemin défoncé : raffinement des images de la 17 Leopold Buczkowski, Wertepy [Le Chemin défoncé], Varsovie, Gebethner et Wolff, 1947. On peut signaler également deux autres rééditions de ce roman : Varsovie, PIW, 1957 ; et Cracovie, WL, 1973. 18 Julian Fałat (1853-1929), peintre polonais d’inspiration réaliste, connu pour ses tableaux ukrainiens et ses scènes de chasse.
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nature et bestialité des comportements humains. La nature y est autant estimée par un artiste que les hommes y sont jugés par un hypocondriaque, résumait en substance le critique19. Le caractère sensoriel et visuel de la prose de Buczkowski favorise l’approche impressionniste de la nature. Les parfums de printemps à Dolinoszczęsna révèlent une densité tangible. La campagne vibre d’une gamme de couleurs et de sons qui surprend le lecteur. Pourtant le roman s’ouvre sur la description d’un paysage hivernal qui, par sa tonalité lugubre, introduit le lecteur dans un monde figé par le froid, privé de signes extérieurs de la vie. Le lieu dit Dolinoszczęsna s’enfonce dans l’hiver comme dans un « gouffre blanc et immense ». Aucune frontière distincte ne sépare le monde des hommes de celui des bêtes : « Les dures journées d’hiver s’écoulaient, entrelacées de neige et de paille. Une épidémie de typhus et de grippe se déclara à Dolinoszczęsna. Couchés sur des poêles, les enfants malades s’étouffaient en réchauffant de leur fièvre les petits chiots et les agneaux.20 »
On pourrait s’attendre à ce que le rythme de la vie des hommes s’harmonise avec celui de la nature et que la vision pessimiste du monde disparaisse avec l’arrivée du printemps. Il n’en est rien cependant. Le dégel n’apporte aucun espoir à la population des deux villages. Celle-ci subit au contraire une dégradation progressive sur le plan moral et physique. Les formes pathologiques de la vie se développent toujours tout au long du roman si bien qu’à la fin le village est comparé à un « misérable cimetière ». L’histoire peut être résumée en quelques mots. Un homme inconnu, originaire d’une famille de palefreniers, arrive à Dolinoszczęsna à la recherche d’un travail. Łukasz Szeremeta s’attelle à différents métiers en 19 Kazimierz Wyka, Pogranicze powieści [Aux limites du roman], Varsovie, Czytelnik, 1989, p. 318. 20 Leopold Buczkowski, Wertepy, op. cit., p. 7.
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attendant le retour de son fils Tomasz qui, après avoir échoué dans les forges, veut tenter sa chance chez les marchands de chevaux. Le père et le fils rêvent d’acheter un lopin de terre pour le cultiver et prendre racine dans le pays. Ils se heurtent cependant à un mur d’hostilité et de malveillance de la part des autochtones qui donnent libre cours à leurs instincts sordides. Des scènes de grande brutalité et de violence se succèdent. Szeremeta est malmené et trompé dans les affaires. Tadeusz Błażewski, qui a consacré une longue étude au Chemin défoncé, souligne les comparaisons renforçant la confusion entre ordre humain et ordre animal : « Czaplij est assommé comme un chat », « le cœur du héros monte au larynx comme une souris traquée », « la vie de Szeremeta ressemble au supplice d’un chien attaché à la chaîne de l’écurie », etc.21 La métaphore animale constitue en effet le fondement logique du livre. Lorsque Tomasz Szeremeta étudie les principes de l’élevage de poissons, il apprend de quelle manière la souris aquatique mange les œufs de poisson, comment elle dévore les yeux et la cervelle de sa victime. A tout moment, la cruauté de la nature rivalise avec celle de l’homme. Finalement, le vieux Szeremeta est fusillé par hasard, lors d’une partie de chasse, à la place d’un canard. Sa mort absurde coïncide avec l’arrivée de l’automne, peu après la fameuse « nuit des moineaux » qui marque la fin de l’été. Au moment du dernier soupir du héros, « un arc-en-ciel jaune apparut, les jardins exhalaient le parfum de la citrouille et des haricots, les feuilles humides sentaient le tabac. »22 A la faveur de procédés naturalistes très marqués, le roman donne l’image d’une société de vrais laissés-pour-compte, égarés aux confins de la civilisation moderne. Dans ce sens, l’emplacement géographique, l’immersion de tout un groupe social dans la nature sauvage et primitive, sont des facteurs qui contribuent à étayer la thèse de l’abandon des territoires orientaux par le pouvoir central. Toutefois, Tadeusz Błażejewski, Przemoc świata : Pisarstwo Leopolda Buczkowskiego [La Violence du monde : L’écriture de Leopold Buczkowski], Łódź, Acta Universitatis Lodziensis, 1991, p. 25. 22 Wertepy, op. cit., p. 211. 21
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l’objectif vers lequel tend Buczkowski n’est pas d’ordre social ni politique. Il serait difficile de tirer de ce livre un enseignement quelconque. Krystyna Jakubowska observe non sans raison que le « néonaturalisme » de Buczkowski, désintéressé, non assujetti à un parti pris idéologique, se détache clairement de la formule du roman persuasif. Le « biologisme » de la prose de Buczkowski traduit plutôt la fascination authentique pour chaque détail concret de la vie. L’auteur, venu à la littérature par le biais de l’art plastique, n’a pas seulement voulu fixer le paysage, la nature morte, mais aussi le parfum, le son, la parole. En revanche, on n’y trouve pas de commentaire philosophique comme on a pu l’observer dans d’autres « romans phares » naturalistes comme Les Noces de la vie d’Adolf Dygasinski ou bien dans Les Paysans de Władysław Reymont. « On est étonné de voir que dans la catégorie de notre roman paysan, accablé de militantisme social et de théories philosophiques variées, il existe un livre tel que Le Chemin défoncé.23 »
Toutefois, l’absence de préoccupation sociale et politique chez le romancier n’interdit en aucune manière la glose idéologique que peut en faire le lecteur lui-même. Vu sous cet angle, ce livre constitue à lui seul un témoignage sociologique précieux dans la mesure où il dénonce à son corps défendant les tares et les insuffisances du « régime des colonels » polonais. La date de sa publication, repoussée aux calendes grecques, ne peut que confirmer le bien-fondé de notre suggestion. En dépit de ce qui vient d’être dit, il ne faudrait pas non plus abonder dans le sens inverse qui privilégie essentiellement le choix esthétique, surtout lorsqu’on considère le caractère franchement propagandiste de nombreux romans de cette époque.
Henryk Bereza, « Powieść o potędze życia » [Un roman sur la puissance de la vie], Varsovie, Nowe Ksiązki, 1957, no 10, p. 588.
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Dans un registre plus poétique, évoquons pour finir l’œuvre de Kazimierz Truchanowski. La place qu’occupe cet écrivain dans la littérature polonaise n’est pas comparable à celle de Bruno Schulz, en dépit du volume important de ses œuvres. Un fait biographique reste cependant à souligner, celui de la collaboration amicale de Kazimierz Truchanowski et de Bruno Schulz dans les années trente. « La seule véritable amitié que semble avoir nouée Truchanowski est celle qui le lie à un autre provincial, Bruno Schulz, observe Maryla Laurent. Tous deux sont les traducteurs de Kafka en Pologne, Schulz pour Le Procès, Truchanowski pour Le Château. Ils échangent un courrier important et vont jusqu’à s’envoyer mutuellement les textes qu’ils écrivent.24 »
Penchons-nous dans un premier temps sur le côté « provincial » de Truchanowski, originaire, lui aussi, des confins orientaux de la Pologne. Son village natal, Romanów, situé près de Żytomierz en Volhynie, témoigne d’une histoire qui ne ressemble guère à celle de la Galicie orientale. A l’inverse de la région de Drohobycz, qui jouissait d’une autonomie relative par rapport à l’Autriche bien avant la naissance de Schulz, la région de Romanów, où est né Truchanowski, n’est plus jamais redevenue polonaise après son annexion par la Russie des tsars, en 1795. Le jeune homme de 19 ans, qui se croyait toujours polonais, fut arrêté par la Tcheka en 1923 ; il passa plus d’un an au goulag et ne réussit pas à terminer ses études à la faculté de Kiev. Il arriva en 1925 en Pologne, se fit embaucher pour l’Office National des Forêts, et se résigna enfin à ne plus retourner en Volhynie. Son parcours n’est donc pas comparable à celui de l’écrivain de Drohobycz qui mena, dans sa province natale, une vie stable et équilibrée, tout au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Nous savons à quel point les récits de Schulz explorent la spécificité d’un lieu 24 Maryla Laurent, « Kazimierz Truchanowski ou le souci de soi », in Pologne singulière et plurielle, op. cit., p. 285-303.
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géographique précis, la ville de Drohobycz, plongée dans les miasmes d’un art baroque dégénérescent. Il faut reconnaître que cette tendance n’apparaît pas d’une manière aussi nette dans l’activité littéraire de Truchanowski, qui, tout au moins en apparence, n’accorde pas une place essentielle aux représentations nostalgiques de son pays perdu. Toutefois, si l’on se plonge dans la lecture de son roman autobiographique La Rue de Tous-les-saints, publié en 1936, on peut se poser sérieusement la question des affinités de ce texte avec les récits de Schulz, composés à peu près à la même époque (entre 1934 et 1937). D’emblée, une chose paraît surprenante dans la composition de ce roman qui semble construit dans la logique d’un songe, totalement englouti dans la « confinitude ». Le récit s’ouvre sur la description d’un orage, vu comme phénomène à la fois atmosphérique et cosmique. L’impact d’une petite ville de province (fort éloignée du centre de la Pologne) sur l’œuvre de Truchanowski ne laisse aucun doute : c’est chaque fois la réplique fictive de son Romanów natal transposé dans « un no man’s land » fantastique. D’ailleurs, l’auteur nous rappelle volontiers que son sentiment aigu de la nature prend naissance en Ukraine, dans ce berceau des rêves qui possède à son avis un enracinement topographique précis. Dans son « Prologue à un ami » qui précède le texte de Les Cloches de l’enfer, Truchanowski nous fait part d’une soudaine illumination qu’il a jadis connue dans le lointain paysage de son enfance : « il y a bien des années dans ma terre natale où le ciel gardait, nuit et jour, des couleurs intenses, je connus un grand éblouissement qui me fit tressaillir. Je devais avoir à l’époque sept ou huit ans environ. Il faisait sombre un soir de novembre. Le ciel était noir, presque sans nuages [...] Au-dessus de nos têtes se déchaînait la folie des étoiles ; la voie lactée clignotait, miroitait, flamboyait, tandis que moi, séduit par cette éblouissante magie, je restais à la fois effrayé et ensorcelé face à l’immensité des cieux. Pendant tout ce temps, ne perdant
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pas de mes yeux la lumineuse voie lactée, je sentais dans mon cœur une sorte de frémissement doublé d’angoisse.25 »
L’attitude euphorique à l’égard du ciel et de l’univers s’accompagne d’une prédilection pour les phénomènes atmosphériques, cosmiques, voire fantastiques. Comme chez Schulz, les sensations et les événements enracinés dans le cadre émotionnel de la province natale acquièrent, dans la prose de Truchanowski, un caractère mi-réel, misymbolique. L’espace du roman ne possède pas de localisation géographique précise et renvoie plutôt, conformément à la définition de Cassirer, à la catégorie des sens et des valeurs26. Une série d’événements insolites ouvre l’action de La Rue de Tous-lessaints : calamités naturelles, incendies, invasion des rats. Lorsque le jeune héros réalise que les peaux qui tentent les clients d’un magasin de fourrure appartenaient autrefois à des êtres vivants, celles-ci aussitôt reprennent vie et tous les animaux s’enfuient en semant la panique dans la ville : « peu après, toute une partie du ciel grouilla de multiples sortes d’étranges créatures : chinchillas, hermines, ichneumons, castors, loutres, renards et d’autres animaux d’outre-mer qui se dirigeaient vers le petit parc boisé de la ville. Le spectacle fut tellement inattendu que la foule s’arrêta net, comme pétrifiée, pour suivre de ses yeux pleins de surprise et de frayeur ces phantasmes qui s’évanouissaient au loin.27 »
25 Kazimierz Truchanowski, Dzwony piekieł [Les Cloches de l’enfer], Varsovie, PIW, 1977, p. 7-8. 26 Ernst Cassirer, An Essay on Man [Essai sur l’homme], traduit de l’anglais par Norbert Massa, Paris, Minuit, 1975. (Dans l’édition polonaise, Esej o człowieku, Varsovie, Czytelnik, 1977, p. 144 : « Le mode des mythes possède un caractère dramatique. C’est celui de la confrontation des forces diverses. Dans chaque phénomène de la nature on observe la collision de ces forces ».) 27 Kazimierz Truchanowski, Ulica Wszystkich Świętych [La Rue de Tous-les-saints], Varsovie, F. Hoesick, 1936, p. 29.
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Tous ces animaux s’affrontent dans une bataille sanglante. D’autres effets contribuent d’ailleurs à rendre le paysage de la ville plus insolite encore : les feuilles noires d’acacias qui tombent sur le trottoir ne sont en fait que de petits morceaux de suie, une tempête violente attise les flammes jaunes, des grues bizarres envahissent le ciel en masse. Selon la formule de Tzvetan Todorov, « l’incrédulité totale nous mènerait hors du fantastique ; c’est l’hésitation qui lui donne vie »28. On voit bien que c’est justement cette hésitation qui définit l’imaginaire du roman de Truchanowski. Au cours d’un rêve, le héros survole le pays et lorsqu’il ouvre les yeux, il aperçoit le « grand livre de la région », dont les pages sont remplies d’images illusoires. Ce « Livre » occupe une place essentielle dans l’économie du roman. Dans l’une des dernières scènes, le héros est en train de feuilleter le « Livre du Père ». Le texte imprimé devient à la fois catalyseur des émotions et guide des connaissances humaines. Comme dans la prose de Schulz, le père commente le Livre et s’éloigne. Lorsque le garçon reste seul et que « le vent traverse les pages », des images étranges se lèvent. Les analogies avec l’univers fantasmagorique de l’écrivain de Drohobycz sont si frappantes qu’elles peuvent dérouter plus d’un lecteur averti. Ces analogies (caractère fantastique et onirique du monde représenté, réalités provinciales, mythologie familiale, père mystificateur) ont été soulignées à un moment donné par la critique, puis oubliées. Quoi qu’il en soit, il serait certainement injuste d’y voir seulement une plate imitation de la prose de Schulz. « L’onirisme de Truchanowski, remarque Jerzy Kwiatkowski, possède, contrairement à celui de Schulz, un caractère plus expressionniste que surréaliste : il s’accorde du reste plus franchement avec le catastrophisme de l’époque.29 »
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil 1970, p. 35. Jerzy Kwiatkowski, Literatura dwudziestolecia [La Littérature de l’entre-deux-guerres], Varsovie, PWN, 1990, p. 286-287. Au sujet des affinités avec la prose de Schulz voir K.
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La construction à la fois fantastique et grotesque de l’œuvre de Truchanowski est le résultat d’un sentiment de révolte face à la réalité antihumaine, réifiée, standardisée qui est devenue le lot de l’homme moderne déshérité. Le retour au temps mythique de l’imagination et au temps cyclique de la nature y apparaît comme une réponse à la crise de la culture et au caractère « sombre » de l’Histoire dont les images funéraires guettent le lecteur dans la plupart de romans dits « citadins » de Truchanowski, lesquels portent en eux des signes éloquents de la folie humaine. On peut y voir, omniprésent, le contraste entre la nature authentique du monde fondateur (celui de l’Ukraine généreuse) et la civilisation matérialiste qui, tel Léviathan, détruit les réserves spirituelles de l’homme. Ce rapport nature - paysage n’est jamais articulé d’une manière réaliste, pleinement respectueuse des détails géographiques. On peut toutefois constater que le roman quasi-fantastique de Truchanowski respire du même souffle d’infini, où l’on peut reconnaître le souvenir ineffaçable d’une terre ukrainienne abandonnée, féconde et génératrice d’images. Par la faille entrouverte entre ciel et terre qui déploie les plans en perspective, une orientation se dessine en toute transparence. Un sens émerge alors et c’est ainsi que le lieu devient paysage. Plusieurs motifs communs régissent l’œuvre de Schulz et celle de Truchanowski : le symbolisme du Ciel, la fascination de la province qui vient du fond de l’enfance, le rayonnement mystérieux de la bourgade somnolente située au bout du monde, la figuration des lieux à travers les images de la nature (un signe, un objet qui renvoie à un autre, Truchanowski, « Czy naśladownictwo ? » [Est-ce de l’imitation ?], Varsovie, Studio, 1936, no 5/6, p. 189-190 (à propos de La Rue de Tous-les-saints) ; Tadeusz Bereza, « Pisarz, którego dręczy sobowtór » [L’écrivain tourmenté par son sosie], Kurier Poranny, 1936, no 357. Cf. également : Ryszard Chodźko, « Miejsce na ziemi - Pejzaże nostalgii w prozie Kazimierza Truchanowskiego » [Un lieu sur la terre - Les paysages de la nostalgie dans la prose de Kazimierz Truchanowski], in Kresy w literaturze, op. cit., p. 292.
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hypothétique), le mélange du réel et de l’imaginaire et, pour finir, l’obsession du « Livre » capable de renfermer toute la complexité du monde à la manière d’un mythe. La quête identitaire qui met en jeu l’espace périphérique des confins orientaux de la Pologne revêt, dans la prose de l’entre-deux guerres, des formes différentes. Elle engage de multiples procédés narratologiques relevant du roman autobiographique, du reportage, du roman néonaturaliste, des comptes-rendus de voyage, des souvenirs de combats et d’invasions militaires ou même, dans des cas exceptionnels, des fictions poétiques à fortes connotations topographiques. Dans ce battement du proche et du lointain, le paysage reconstruit par la mémoire, fixé par la ligne d’un horizon qui est la pulsation même de notre existence, permet de pressentir la vraie mesure du monde. Ce paysage possède toujours un horizon dont les contours sont définis par l’œil de l’écrivain à la différence de l’espace cartographique objectivement tracé par la main du savant. Il ne faut donc pas s’étonner que les lieux dont on parle dans ces textes dévoilent parfois leur caractère incertain, voire éphémère sur les cartes de l’Europe. La littérature ne procède pas toujours par idées simples et claires ; les itinéraires qu’elle nous propose nous mènent la plupart de temps du sens de l’espace à l’espace du sens. Elle est une sorte de laboratoire de l’imaginaire nous permettant de mesurer la distance qui sépare le discours enfermé dans une grille purement idéologique et mimétique de celui qui s’éloigne volontairement du réel pour établir avec lui une relation plus complexe et sans doute aussi plus authentique.
VOYAGES, VISITES ET CONFRONTATIONS LITTÉRAIRES AVEC LES CONFINS ORIENTAUX DE LA POLOGNE DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES CHEZ LES AUTEURS ALLEMANDS Roman DZIERGWA (Université de Poznań)
L’écrivain suisse Hans Zbinden, qui voyageait en Pologne au début des années 1920, avait apprécié le caractère singulier des confins orientaux de la Pologne et souligné leurs valeurs civilisatrices et culturelles. Dans son article intitulé « Aspects de la culture polonaise », de 1934, il constatait : « [...] En traversant la Pologne, particulièrement les parties des marches de l’Est et les Carpathes, on retrouve côte-à-côte dans les mœurs, l’agriculture, les arts et les métiers toute une série d’étapes de l’évolution, comme un tableau synchronique des phases de la culture humaine. De même que dans ma patrie suisse, les Alpes contiennent toutes les couches géologiques, des plus anciennes aux plus récentes, la Pologne présente à notre regard comme un raccourci de l’histoire de la civilisation.1 »
Aussi à la mode qu’ils fussent parmi les hommes de lettres allemands, les voyages n’étaient pas très aisés, en raison de la situation politique et économique à cette époque-là ; on ne s’en étonnera pas : 1
Pologne Littéraire, no 91, 15 avril 1934. © Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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Roman Dziergwa « Hélas ! Les conditions actuelles ne favorisent pas la connaissance réciproque des peuples. Douanes, passeports, vises, préjugés nationaux, stupide orgueil et jalousie des races etc., empoisonnent les relations internationales plus que jamais. Il y a là un danger imminent, danger que nous nous devons de conjurer par tous les moyens. Et quels moyens seraient plus propices qu’une connaissance approfondie des valeurs les plus hautes, les plus humaines que possède chaque peuple.2 »
La Pologne de l’Entre-deux-guerres a été choisie sporadiquement comme destination de voyage par des auteurs et artistes allemands. Le voyage d’Alfred Döblin a été d’une importance bien spécifique ; son produit littéraire - Voyage en Pologne (Reise in Polen), a été d’ailleurs immédiatement éreinté par un autre écrivain de langue allemande pérégrinant en Pologne, Joseph Roth. Dans son livre, Döblin a décrit minutieusement son séjour à Wilno et à Lwów. Dans sa description, l’auteur allemand prend soin d’éviter les animosités nationales. Par exemple, quand une dame bien cultivée qu’il rencontre à Wilno constate que les Polonais sont polis, sentimentaux et faux, alors que les Russes ont une nature libre tout en étant honnêtes et gentils, l’auteur allemand proteste: « Oh, elle ne me comprend pas. Je suis un ami du peuple polonais »3. La spécificité de la relation de Döblin est due au fait qu’il était venu en Pologne sans avoir une connaissance élémentaire de la langue polonaise. Dans la partie concernant les confins orientaux de la Pologne, l’auteur manifeste toujours son envie de connaître tout ce qui était spécifiquement polonais, lituanien, ukrainien et russe, mais l’ignorance des langues lui rend la tâche très difficile. Ses contacts avec les Juifs polonais ont été plus fructueux, et sans leur aide, il ne serait pas parvenu à apprendre grand-chose pendant son séjour en Pologne. C’est grâce à leurs services Ibid. Oh, sie missversteht mich. Ich bin ein Freund des polnischen Volkes, Alfred Döblin, Reise in Polen, Berlin, S. Fischer, 1926, p. 131. Sauf mention contraire, les traductions figurant dans cet article sont de nous.
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de guides et d’interprètes qu’il a pu décrire en détail le quartier juif. Döblin s’est référé à la définition de Wilno comme « Jérusalem de Lituanie » et il a consacré une place relativement importante aux descriptions d’autres minorités nationales, y compris de la secte de Karaïtes. Dès la phrase introductrice du chapitre dédié à Lwów, Döblin constate que les Etats contemporains sont les « tombeaux des nations » et des « bêtes collectives »4. Dans toute la Galicie de l’Est, l’auteur repère des influences autrichiennes bien évidentes ; la ville se trouve entre les mains de deux antagonistes qui, pour la conquérir, se sont livrés une bataille acharnée ; telle une taupe son souterrain, la haine et la violence rongent les coulisses. La province dans son ensemble est peu peuplée de Polonais, mais fonctionnaires et militaires sont polonais, le peuple est d’origine ukrainienne et les Juifs habitent tant les campagnes que les villes. Le gouvernement polonais a envoyé à Lwów des colons divers, anciens soldats et invalides de guerre, fonctionnaires, dont la tâche principale consistait à poloniser les confins ; pour autant, le nombre de Polonais restait peu élevé et ces derniers, éloignés de leurs foyers, s’y sentaient malheureux. Döblin écrit que les Polonais refusent l’ouverture d’une université ukrainienne par peur de voir les éléments ukrainiens submerger la ville : à ses yeux, c’est une guerre à la fois cachée et ouverte, bien pire que celle de l’Irlande contre l’Angleterre, qui se déroule à Lwów. On ne pouvait pas séparer le pays galicien de la nation, tant leur sort et leur histoire étaient liés5. L’écrivain allemand note le vrai renouvellement de la conscience nationale ukrainienne ; malgré un faible pourcentage d’intellectuels, nombreux sont les jeunes paysans ukrainiens qui aspirent à l’éducation. Döblin estime que les projets de Piłsudski destinés à dénouer l’inextricable question nationale ont échoué : la Pologne est incapable d’assimiler les Ukrainiens, Biélorusses, Lituaniens, Juifs et Allemands 4 5
Ibid., p. 191. Ibid., p. 205-206.
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parce que les Polonais « n’ont pas les dents assez solides »6 ; la tâche est plus facile à réaliser dans le « bassin ouvert » (« offenes Becken ») qu’est l’Amérique à la civilisation grandiose et séduisante, et où des masses ne cessent d’affluer. À Lwów, Döblin est frappé par l’analphabétisme, le caractère rudimentaire d’une formation scolaire très empreinte de nationalisme et de dogmatisme catholique : ce qui manque, c’est une symbiose nouvelle entre les nations, amendée sous une forme plus légère7. Les contacts entre PEN-Clubs nationaux aboutirent en 1927 à l’organisation d’une spectaculaire visite de Thomas Mann à Varsovie. Par la suite, d’autres auteurs allemands - Erich Ebermayer et Theodor Däubler, alors président du PEN-Club allemand, et grand ami de la Pologne et des Polonais - sont aussi venus en Pologne. Quant à Erich Ebermayer, son séjour à Varsovie lui inspirera, un an après son retour de Pologne, une nouvelle intitulée Une nuit à Varsovie (Eine Nacht in Warschau), dans laquelle la capitale de la Pologne, théâtre de l’action, a une fonction assez stéréotypée. Un critique affirma que le choix de Varsovie résultait d’un simple calcul : autrefois, affirmait-il, les histoires de ce genre - celles qui avaient des traits démoniaques ou sensuels, voire libertins - étaient situées à Paris, la « Babylone pécheresse » ; mais la guerre avait rapproché les grandes villes l’une de l’autre, si bien que cette fable était devenue impossible. A la recherche d’une arène crédible pour ces événements, l’auteur aurait donc choisi une ville authentique, dans un voisinage civilisé pas trop éloigné. Cependant, la vie de cette ville était si peu connue de l’auteur allemand que même les choses les plus invraisemblables y semblaient possibles8. Pour Theodor Däubler, passionné de littérature polonaise, le voyage en Pologne constituait la réalisation d’un rêve de longue date : c’est lors de la fête de Pâques de 1929 qu’il visita à son tour la Pologne du Sud - y compris Cracovie et la mine de sel de Wieliczka, qu’il décrira dans ses Souvenirs de Pologne9. « Dafür fehlt den Polen das Gebiss », ibid., p. 211. Ibid., p. 215. 8 J. H. Mischel, « Noc w Warszawie », Wiadomości Literackie, no 39, 1930. 9 Theodor Däubler, « Wspomnienia z Polski », Wiadomości Literackie, no 288, 1929. 6 7
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Grâce à ces contacts et rencontres aux congrès des PEN-Clubs, les écrivains polonais purent rendre visite à leurs collègues de plume en Allemagne. A titre d’exemple, on pourrait mentionner le séjour simultané de Juliusz Kaden-Bandrowski et du professeur Tadeusz Zieliński à Berlin en 1928, ainsi que le voyage de Ferdynand Goetel un peu plus tard. Juste avant la Deuxième Guerre mondiale encore deux écrivains autrichiens, Arthur Ernst Rutra et Franz Theodor Csokor, se rendirent également en Pologne. Le voyage de ce dernier aboutit d’ailleurs en 1938 par la décision de rester définitivement en Pologne, en exil politique10. C’est sûrement dans la littérature documentaire destinée aux lecteurs de langue allemande qu’il est le plus facile de trouver une description valable de la Pologne de l’Entre-deux-guerres ainsi que de ses confins orientaux : cette production était le fruit de voyages plus longs et d’études plus détaillées, de sympathies spéciales ou même de l’envoûtement exercé par la Pologne. Elle jouissait de tirages très importants, était attentivement enregistrée et analysée par les critiques littéraires dans la presse polonaise, car elle contribuait directement à la propagation à l’Ouest de l’Europe de l’image positive ou négative du jeune Etat polonais renaissant. En effet, les auteurs allemands suivaient très attentivement les nombreuses difficultés que l’Etat polonais reconstitué avait à surmonter, avant tout liées à l’intégration de toutes les couches sociales au sein d’une nation de citoyens ainsi qu’au rôle important d’autres nationalités dans le nouvel Etat. Dans les récits de voyage et les souvenirs des auteurs allemands qui voyagent en Pologne immédiatement après la Première Guerre mondiale, la question concernant les chances et les possibilités de consolidation du jeune Etat polonais occupe une place incontournable. Une chose ne faisait aucun 10 Cf. Stefan H. Kaszyński, « Ein Österreicher im Exil : Csokors polnische Odyssee », in Stefan H. Kaszyński Identität, Mythisierung, Poetik : Beiträge zur österreichischen Literatur im 20. Jahrhundert, Poznań, Wydawnictwo Naukowe UAM, 1991, p. 100.
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doute : l’attitude individuelle des Polonais à l’égard de leur Etat restitué était déterminée à un haut degré par les modèles de luttes insurrectionnelles et les activités de conspiration de la période des partages, modèles propagés par la littérature, alors que manquait bien souvent le travail préparatoire concret orienté sur la création d’un Etat souverain. Ce fait a attiré l’attention de Friedrich Sieburg, journaliste allemand et excellent connaisseur des affaires européennes, surtout de la culture française. Dans son récit de voyage en Pologne, Pologne légende et réalité, il constate entre autres que : « l’autocréation d’une nation est un acte beaucoup plus important qu’une victoire même la plus glorieuse sur le champ de bataille, mais elle dure toutefois beaucoup plus longtemps que l’action sanguinaire des armes et sa lumière n’est pas tellement radieuse.11 »
Un autre obstacle que les constructeurs de la nouvelle République Polonaise avait à dépasser était lié à la nécessité de réunir et de réintégrer dans un seul Etat les trois territoires polonais de l’époque des partages, tout à fait différents du point de vue politique, économique, culturel et social. En outre, les Polonais avaient une tendance à interpréter l’histoire comme un processus moral selon le principe que si une injustice avait été commise envers la Pologne, c’était maintenant aux autres nations de la réparer. Le fait historique des partages de la Pologne était considéré comme une « injustice classique » de l’histoire mondiale12. C’est grâce à cette légende nationale que la Pologne avait pu réapparaître sur la carte du monde : le résultat de la Première Guerre mondiale devait signifier que la conscience du monde s’était réveillée13. Parmi les intellectuels allemands qui s’intéressaient vivement à la culture polonaise et qui aspiraient à resserrer les liens d’amitié entre la Friedrich Sieburg, Polen : Legende und Wirklichkeit, Francfort-sur-le-Main, SocietätsVerlag, 1934, p. 10-11. 12 Cf. le chapitre « Das klassische Unrecht », ibid., p. 13-15. 13 Ibid. 11
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Pologne et l’Allemagne, il faut mentionner également une femme écrivain, très active aussi dans le mouvement pacifiste allemand, Elga Kern. Paru dans les premiers jours de janvier 1931, son livre De la Pologne ancienne et nouvelle avait un caractère bien singulier14. Elga Kern était sensibilisée à la question polonaise dès son enfance par tradition familiale. Son ouvrage, qui contient des réflexions très intimes, constituait aussi un compendium inestimable du savoir d’un auteur occidental sur la Pologne. Le critique polonais Izydor Berman a mis en relief les qualités de cette publication. D’après lui, tandis qu’Alfred Döblin ne savait presque rien de la Pologne en se mettant en route et s’était contenté, en poète qu’il était, de ses réminiscences de voyage, Elga Kern était venue en Pologne largement informée, ce qui lui avait permis de juger le pays d’une manière beaucoup plus critique, plus profonde et plus fructueuse15. Le bref aperçu de l’histoire de la Pologne qui ouvre son livre est capital : l’auteur y caractérisait entre autres la période glorieuse de l’histoire polonaise sous les dynasties des Piast et des Jagellons, les temps sombres des partages et les réformateurs polonais de la deuxième moitié du XVIIIe siècle ; dans un autre développement, elle consacrait beaucoup de place aux difficultés dues au sous-développement de la Pologne à l’époque des partages. Elle se concentrait aussi sur la dévastation du pays après la Première Guerre mondiale et s’intéressait à la reconstruction de l’économie nationale polonaise dans les années vingt. Dans un chapitre consacré à l’accès de la Pologne à la mer, elle appréciait les efforts des Polonais qui avaient bâti non seulement un port maritime moderne à Gdynia mais également une voie ferrée importante pour relier la Pologne avec la mer Baltique, par laquelle elle pouvait transporter la houille de Silésie jusqu’à la mer. Il est intéressant de trouver chez Kern, au-delà de ses observations faites pendant son voyage, le recours à la littérature spécialisée (y compris celle en langue 14 15
Elga Kern, Vom alten und neuen Polen, Zürich/Stuttgart/Leipzig, Rascher & Cie., 1930. Izydor Berman, « Niemka o Polsce », in Wiadomości Literackie, no 47, 1931.
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polonaise) ainsi que les mémoires de célèbres hommes d’Etat des XIXe et XXe siècles. D’une valeur cognitive évidente, la publication d’Elga Kern présentait aux lecteurs allemands le passé et le présent du pays voisin d’une façon accessible et nuancée. Elle provoqua cependant quelques remarques critiques chez le consul général allemand de Poznań, qui craignait que ce livre, écrit avec beaucoup de talent mais d’un point de vue plutôt polonais qu’allemand, ne fût accueilli par le lecteur allemand comme une image authentique de son voisin oriental. La description de la situation et du rôle de la minorité nationale allemande dans la deuxième République polonaise l’inquiétait particulièrement. Sur ses conseils, le Ministère des affaires étrangères allemand recommanda l’interdiction de sa diffusion sur tout le territoire de l’Allemagne. Conformément à ces directives, la presse allemande publia quelques comptes rendus peu favorables, par exemple le compte rendu très critique du professeur Manfred Laubert de l’université de Breslau16. Par la suite, durant les mois de novembre et de décembre de l’année 1931, Elga Kern séjourna à Wilno, travaillant à la rédaction d’un guide volumineux sur la ville, commandé par les éditions Klinkhardt et Biermann de Berlin. Quelques années plus tard, en 1935, son livre sur la mère du maréchal Piłsudski parut à Varsovie17. Dans le livre De la Pologne ancienne et nouvelle, on trouvait déjà une brève description de la ville de Wilno18. Dès son voyage en wagon-lit, Elga Kern fut hantée par les réminiscences de son court séjour à Wilno à la fin de la guerre - au cœur d’un chaos absolu - dans le désordre à la gare, sur la boue et le pavé cahoteux des rues. Descendue du train d’humeur morose (missmutig), craignant que la ville ne dévoile ses tares et ses vices, elle fut détrompée : Wilno, à la physionomie typique, se 16 Bogusław Drewniak, Polen und Deutschland 1919-1939, Düsseldorf, Droste, 1999, p. 6, 154 et 411. 17 Elga Kern, Maria Piłsudska, Matka marszałka : Wizerunek życia, Varsovie, Główna Księgarnia Wojskowa, 1935. Elga Kern a dédié ce livre à son père Axel Smith. Il a connu deux tirages jusqu’en 1939. 18 Elga Kern, Vom alten und neuen Polen, op. cit., p. 91-101.
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caractérisait par son histoire très spécifique, toujours extraordinairement turbulente et pleine d’énigmes difficiles à résoudre19. C’est le lieu où les prérogatives de deux Etats - la Pologne et de Lituanie s’étaient croisées au cours des siècles, le berceau de héros polonais, d’artistes et d’hommes de science éminents (Kościuszko, Mierosławski, Piłsudski, etc.). L’auteur décrit le phénomène religieux singulier d’Ostra Brama, tout en notant, chose intéressante, la tristesse que lui inspire le spectacle de la foule qui se rassemblait là pendant les cérémonies religieuses : Kern voit les visages des hommes se transformer en masques effrayants, elle observe « la misère, les bras ballants, les mains enlacées, amaigries et impuissantes »20. Quittant au plus vite cet endroit déprimant, elle découvre le reste de la ville, visitant l’université et de nombreuses églises (notamment l’église St.-Pierre-et-Paul, qu’elle trouve « unique en son genre »), se réaccoutumant au pavé incommode des rues et surtout notant les nouveautés marquant la ville, sa propreté, les travaux (voirie, réseau d’égouts, construction d’écoles et modernisation des anciennes). L’autorité de l’Etat et la bonne volonté s’arrêtaient cependant aux portes du ghetto juif21. Lors du séjour de l’auteur, Wilno comptait environ 200 000 habitants dont un tiers étaient Juifs ; huit confessions différentes étaient représentées ; Kern mentionne en outre la communauté religieuse des Karaïtes, qui n’avaient adopté le judaïsme qu’au Ve siècle tout en fondant leurs rites sur l’Ancien Testament. A ses yeux, Wilno reste une ville tournée vers le passé, mais en même temps moderne. C’est « un pays reculé de conte de fée, éloigné de l’activité essoufflée et précipitée des machines, encore sous le signe de l’ordre pré-capitaliste ; l’artisanat, l’art domestique, et une cohabitation tolérante des religions, des nationalités, des corps de métier, une certaine quiétude bienfaisante, qui est bien sûr trop Ibid., p. 92-93. Ibid., p. 96. 21 Ibid., p. 96-97. 19 20
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Roman Dziergwa souvent étouffée par l’indifférence obtuse des masses, des gens trop pauvres. L’homme se montre ici soumis comme un animal, la pauvreté des masses l’efface.22 »
Une autre personnalité, Heinrich Koitz de Breslau, fut pour sa part un propagateur de la culture polonaise et ce, aux dires d’un critique, « indépendamment de l’état de la conjoncture »23. Il est devenu populaire en Pologne grâce à la publication de son ouvrage L’Entourage de Piłsudski (Männer um Piłsudski, 1934), où il s’employait à caractériser les collaborateurs les plus proches du maréchal. Le même critique y vit un ouvrage « honnête et fondamental »24. Certains lecteurs polonais estimèrent qu’il n’existait pas, même en polonais, d’étude caractérologique comparable à celle de Koitz. En 1935, Koitz publia une traduction des écrits choisis de Piłsudski intitulée La Loi et l’honneur. La même année, on publia son récit de voyage en Pologne intitulé Au bord de l’Europe (Am Rande Europas), dont les dernières pages commentaient déjà les échos de presse consécutifs à la mort du maréchal Piłsudski. Dans cette relation, Koitz décrivit minutieusement la Galicie de l’Est et Lwów. Il souligne « la beauté irréelle »25 de cette ville ainsi que la diversité des religions : nulle autre ville au monde ne conserve si bien les « rudiments de toutes les potentialités politiques » ; les Ukrainiens forment une nation d’avenir et la Pologne a une obligation envers eux ainsi qu’à l’égard du reste de l’Europe ; conformément à la vision du maréchal Piłsudski, Lwów est un endroit idéal pour édifier les ponts 22 « ein [...] in Fernen gerücktes Märchenland, abseits von dem atemlos-hastenden Treiben der Maschine, noch im Zeichen der vorkapitalistischen Ordnung; Handwerk, Hauskunst, dabei ein duldendes Nebeneinander der Religionen, der Nationalitäten, der Arbeitszweige, manche wohltuende Beschaulichkeit, die freilich allzu oft von der dumpfen Gleichgültigkeit der Vielzuvielen, der Allzuarmen erdrückt wird. Tierhaft ergeben der Mensch, auslöschend zeigt sich hier das Elend der Masse », ibid., p. 101. 23 Zbigniew Grabowski, «Poza koniunkturą », in Wiadomości Literackie, no 13, 1938. 24 Ibid. 25 Heinrich Koitz, Am Rande Europas, Breslau, Paul Kupfer, 1935, p. 49.
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qui conduiraient au siècle futur : Koitz qualifie la politique orientale anticipatrice de Piłsudski « un grand coup » (ein grosser Wurf27), en la rapprochant de l’activité civilisatrice de Frédéric le Grand. L’auteur allemand avait visité la Volhynie puis les rivages de Styr, avait passé les jours d’été près de la frontière russe, avec quelques détours sporadiques à Łuck, Krzemieniec, Pińsk jusque dans les marais avoisinants. Il décrit la vie des paysans-colons allemands de Volhynie, quasi en marge, souligne les efforts et les mérites civilisateurs de Joseph Conrad. Dans ses œuvres, la jeunesse allemande trouvait « la source inépuisable d’un déchiffrage romantique et tragique de la vie »28. Il avait visité Krzemieniec - le berceau de la culture polonaise, non sans souligner la fascination de Juliusz Słowacki, ancien élève du gymnase de l’endroit, pour les œuvres de Herder et de Byron. Koitz soulignait les nombreuses possibilités de collaboration multinationale dans le domaine de la culture en constatant que c’était de la tradition nationale ukrainienne que Słowacki s’était inspiré, ce qu’exemplifiait le personnage de Wernyhora. L’auteur allemand avait aussi visité les territoires habités par la minorité biélorusse (Pińsk). Il considère que la culture nationale biélorusse commence tout juste à montrer ses premiers bourgeons et qu’à cet égard les Biélorusses avaient été dépassés par les Ukrainiens. Tandis que les Ukrainiens utilisent déjà la radio, cette dernière reste un prodige technologique énigmatique pour les Biélorusses. Si Koitz admire l’influence de la civilisation polonaise aux confins orientaux du pays, il note néanmoins que les habitants de la Polésie considèrent toujours la houille comme une marchandise de luxe, de même que les chaussures en cuir ou les livres, les campagnards continuant de porter leurs souliers d’écorce.
27 28
Ibid., p. 52. Ibid., p. 75.
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Heinrich Koitz avait également visité Wilno, qu’il qualifie de « l’un des joyaux de la couronne des citoyens polonais »29 : là-bas, le cœur et la conscience de la Pologne battent plus fort qu’ailleurs ; Wilno constitue pour les Lituaniens un problème existentiel, qu’ils sont à jamais incapables de résoudre. Koitz affirme cela malgré les racines lituaniennes de Piłsudski, d’autant plus que pendant son séjour à Wilno, il n’existe pas de rapports diplomatiques normaux entre la Pologne et la Lituanie30. Il souligne à chaque pas les liens spirituels unissant à la Lituanie les éminents créateurs de la culture polonaise - comme Adam Mickiewicz, Wincenty Pol, Józef Ignacy Kraszewski et Joachim Lelewel, et conclut sur une question rhétorique - que serait la Pologne sans Wilno ? Koitz estime que l’Europe se terminait aux confins orientaux de la Pologne : un autre monde, entièrement différent, y commençait, avec des notions de base tout à fait différentes et d’autres principes de vie. Cette conception d’une appartenance de la Pologne au cercle de la culture occidentale, opposée à l’appartenance de la Russie à la civilisation asiatique, n’était pas nouvelle. Elle permettait aux penseurs allemands de considérer l’Est de l’Europe dans une perspective systématisante capable de mieux pénétrer le monde de l’Asie russe. Et il se réfère à la phrase bien connue de Moeller van den Bruck « les terres prussiennes se trouvent toujours sous un ciel indécis ». Pour Koitz, les obligations européennes de la Pologne aux confins orientaux de l’Europe vont dans deux directions - tout d’abord, dans le cadre de son propre Etat, la quête d’une solution à tous les conflits sociaux européens. C’est en Pologne qu’on pouvait réduire le conflit entre classe ouvrière et paysannerie, entre la nécessité de développer l’industrie et de satisfaire aux besoins des paysans, harmonie que toute l’Europe était en train de chercher. Grâce à son système agricole, la Pologne devait, en tant que « porte-parole de l’Europe » (« Wortführer 29 30
Ibid., p. 116. Ibid., p. 118.
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Europas ») servir de modèle et d’exemple à un Orient asiatique qui écrivait l’histoire à l’instar des Mongols, à travers les cadavres humains31. La deuxième obligation de la Pologne d’après Koitz équivalait à son devoir chrétien, reposant sur la nécessité de reconstruire un jour toutes les valeurs de religion et d’humanité anéanties par la révolution communiste en Russie. La Pologne devait former un bastion au bord de l’Europe contre le bolchevisme asiatique. Selon l’auteur, la Pologne y était spécialement prédisposée et plus l’organisme de l’Etat polonais se rapprochait dans la meilleure tradition occidentale, plus les Eglises chrétiennes polonaises pourraient accomplir leur devoir. Il est donc nécessaire de faire valoir le mieux possible la force du groupe national allemand et ukrainien. La décision de Piłsudski de s’allier à l’Allemagne et à l’Autriche est une anticipation du destin futur des Polonais. La Pologne ne peut accomplir ses devoirs historiques qu’en s’appuyant sur des principes européens qui n’étaient qu’en train de se former, ils se fondaient quand même sur des sources nationales accumulées depuis des siècles. Dans son livre postérieur L’Europe en tant qu’aventure (Europa als Abenteuer), Koitz décrira « l’invasion de l’Est dans le cercle de la vie européenne » en s’inspirant des ouvrages de Herder du XVIIIe siècle ainsi que de son rôle du « Praeceptor Slavorum »32. C’était « l’un des événements les plus plaisants et les plus instructifs de l’histoire contemporaine, un échange permanent, qui a transformé véritablement notre perception et notre façon de penser. 33 »
En lisant les travaux des auteurs allemands consacrés à la Pologne de l’Entre-deux-guerres, une chose saute aux yeux : l’image fort positive Ibid., p. 92. Heinrich Koitz, Europa als Abenteuer, Stuttgart, Union Deutsche Verlagsgesellschaft, 1937, p. 15-19. 33 « einer der reizvollsten und lehrreichsten Vorgänge der neueren Geschichte, ein unaufhörliches Geben und Nehmen, das in der Tat unser Gesicht und unser Denken umgewandelt hat », Ibid., p.17. 31 32
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des transformations politiques et sociales dans la Seconde République polonaise. Elle est accompagnée d’une glorification spécifique ou même d’un culte du chef d’Etat puissant, personnifié par le maréchal Piłsudski. Les réflexions de nature géopolitique liées à la position de la Pologne dans le futur ordre européen sont particulièrement précieuses. Par rapport aux options culturelles traditionnelles, la Pologne est résolument située du côté des valeurs traditionnelles de la culture occidentale, symbolisées par le christianisme. La Pologne doit jouer dans l’Europe future pacifique un rôle de médiateur créateur et de ferment d’intégration. Il a fallu attendre soixante-dix longues années pour que ces paroles quasi prophétiques puissent devenir réalité.
SIGISMUND KRZYZANOWSKI (1887-1950) ET LE VOYAGE IMAGINAIRE DE MÜNCHHAUSEN (1927) Luba JURGENSON (Université Paris IV - UFR d’Études slaves)
Dans les récits de voyage, une place importante revient aux périples imaginaires. Ceux de Gulliver et du baron de Münchhausen1, popularisés par la plume de Gottfried August Bürger, connurent notamment une grande résonance en Russie. Sigismund Krzyzanowski2 choisit l’un de ces deux personnages3 afin de montrer la Moscou des années 1920 dans Le Retour de Münchhausen, un texte conçu 1 Karl Friedrich Hieronymus, baron de Münchhausen (1720-1797), officier allemand à la solde des Russes, combattit les Turcs en 1740. Le récit de ses aventures, enrichi de détails extraordinaires qui lui assurèrent une réputation de fabulateur hors pair, donna lieu, encore de son vivant, à un texte écrit en anglais par un nommé Rudolf Erich Raspe, compatriote du baron, vivant à Londres. Un an plus tard, les Aventures, traduites en allemand, furent publiées sous la signature de Gottfried August Bürger, professeur de belles-lettres à l’Université de Göttingen, et c’est cette version qui atteindra une grande popularité. En français : Les Aventures du baron de Münchhausen de Gottfried August Bürger, trad. de l’allemand par Théophile Gautier fils, illustrations par Gustave Doré, Paris, José Corti, 1998. 2 Né à Kiev en 1887, mort en 1950 à Moscou. De langue maternelle polonaise, il décida d’écrire en russe après s’être approprié l’allemand à travers ses lectures, un voyage à Heidelberg et l’étude de la philosophie. 3 L’autre étant implicitement présent dans bien de ses récits où l’infinitésimal se trouve agrandi.
© Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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initialement comme un scénario et dont il fit par la suite un livre4. Vadim Perelmuter, à qui l’on doit la découverte de Krzyzanowski, interprète le succès de Gulliver et de Münchhausen au XXe siècle et, tout spécialement, dans la littérature russe des années 1920, comme un des aspects de la tentative générale de « désaxer » le monde en le privant de ses coordonnées spatio-temporelles habituelles, en opérant des changements d’échelle qui modifient le chronotope5. En effet, on trouve chez Krzyzanowski une lecture nouvelle, qui renverse les catégories euclidiennes du temps et de l’espace6. Krzyzanowski prend appui sur des faits historiques : en mars 1921, moins de quatre ans après la prise du pouvoir par les bolcheviks, une révolte éclate à Kronstadt, une ville fortifiée sur une petite île près de Saint-Pétersbourg. Les initiateurs en sont les marins, ceux-là même dont
4 Vozvraščenie Mjunhauzena, écrit en 1927, n’a été publié qu’en 1990. Le scénario ne s’est pas conservé. Krzyzanowski, dont aucune œuvre ne fut publiée de son vivant, avait espéré que ce texte aurait plus de chance que les autres auprès de la censure et l’avait spécialement adapté dans ce but. 5 Littéralement « espace-temps », terme utilisé par Bakhtine pour définir les coordonnées spatio-temporelles dans lesquelles se réalisent les moments importants d’une œuvre. 6 Nouvelle par rapport aux courants littéraires qui l’ont précédée, au roman du XIXe siècle et aux symbolistes. Il la partage en revanche avec certains contemporains, notamment avec les écrivains et les poètes du groupe Obériou (Ob’edinenie edinstvenno real’nogo iskusstva, Union de l’unique art réel) connu sous le nom des Obérioutes, notamment Daniil Kharms (Iouvatchev) (1905-1942), Alexandre Vvedenski (19041941), Nikolaï Zabolotski (1903-1958), dont la poésie explore une vision absurde du monde. Pour reprendre la formule d’Igor Smirnov, ce mouvement était né d’une « volonté commune de réviser les principes constitutifs de l’art de la première avantgarde (avant tout de l’art futuriste) ». Cf. l’article « l’Obériou », trad. du russe par Marc Weinstein, in Histoire de la littérature russe, XXe siècle : La Révolution et les années vingt, Paris, Fayard, 1988, p. 670-710. Dans les années 1930, les artistes furent persécutés par le régime et arrêtés. Zabolotski fut le seul des trois à revenir du Goulag. Dans son ouvrage consacré à Kharms, Bespamjatstvo kak istok [L’Amnésie comme genèse], Moscou, NLO, 2001, Mikhaïl Iampolski cite des visions similaires du temps et de l’espace sous la plume de Krzyzanowski et de ces auteurs. Par ailleurs, certaines intuitions sur la nature du temps chez Krzyzanowski rejoignent celles de Velimir Khlebnikov (poète futuriste, 1885-1922).
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le rôle a été décisif pour la victoire des Soviets en 19177. Ils dénoncent la dictature du parti et appellent le peuple à une nouvelle Révolution8. La riposte de l’Armée Rouge est immédiate - et sanglante. C’est ce moment de l’histoire que choisit Krzyzanowski pour faire entrer en scène Münchhausen. Les gouvernements des pays occidentaux, dont certains ont déjà reconnu la jeune République soviétique, sont perplexes. Les événements de Kronstadt dépassent la capacité d’analyse des politiciens. Dans les hautes sphères, on se demande à qui confier la délicate mission d’enquêter sur ce qui se passe au pays des Soviets. Le choix tombe sur le baron de Münchhausen, qui quitte alors la page du livre de Bürger où sa silhouette demeurait immobile depuis plus d’un siècle. Il se rend à Londres, puis à Moscou. De son voyage, il rapportera, comme il se doit, un récit riche en aventures extraordinaires, qu’il lira devant une assemblée ébahie. Fidèle à son mythe de fabulateur, il a consigné dans sa chronique des événements qui défient l’imagination (et qui sont, à y regarder de plus près, des non-événements9). Et, apprend-t-on à la fin, fidèle à son mythe une fois de plus, Münchhausen n’est jamais allé en Union soviétique. Ses récits étaient pure fiction, ce qui ne surprendra pas le lecteur. Ce dernier sera en revanche étonné d’apprendre que la réalité, elle, est bien plus incroyable que tout ce que le baron a pu imaginer. Pour la première fois de sa longue vie littéraire, Münchhausen est
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les équipages du « Petropavlovsk » et du « Sébastopol », qui avaient prêté main-forte aux bolcheviks en octobre 1917. 8 Il s’agit en fait d’une des nombreuses révoltes qui éclatent, dans les villes et dans les campagnes, en réaction à la politique du communisme de guerre, mais c’est celle qui paraît la plus dangereuse à Lénine, à cause du prestige dont jouissent les marins auprès du peuple. Cette révolte ne sera pas étrangère au changement de politique qui s’amorce à ce moment-là et aboutit bientôt à la NEP (« Nouvelle politique économique », autorisant le commerce privé). 9 On pourrait parler de voyage « au pays des nons », paraphrasant le titre d’un autre texte de Krzyzanowski.
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dépassé par le réel. Désormais, il ne lui reste plus qu’à regagner les pages du livre et à refermer le volume derrière lui. Il est impossible d’analyser, dans le cadre de cette étude, tous les aspects de la problématique du voyage que recèle le Retour de Münchhausen. L’un des plus fascinants est sans doute la représentation de la frontière comme lieu de réalisation d’une dimension invisible du monde. L’image de la frontière apparaît à Münchhausen en rêve, lorsqu’il se trouve dans sa maison à Londres. Il se voit d’abord poursuivi par la cathédrale Saint-Paul qui a quitté son emplacement et avance à toute allure à travers les rues de Londres. En tentant de contrer le danger, il provoque un désastre. « A toute allure, la voiture vire dans une des rues étroites de l’East End. La cathédrale tente de se faufiler derrière, s’efforçant d’insinuer l’angle droit de son épaule de pierre dans la fente de la rue. C’est alors que Münchhausen, bondissant sur son siège, hurle aux centaines d’yeux carrés s’étirant à droite et à gauche : « Hé, vous autres ! Allez-vous rester à zyeuter ? Empêchez-la de passer ! » Et les maisons, au premier appel, rapprochant docilement leurs fenêtres de part et d’autre, barrent la route à la cathédrale. [...] les pouilleuses maisons de l’East End, à touche-touche, sont à présent soudées les unes aux autres, brique contre brique, ne formant plus qu’une masse et ne se distinguant plus que par leurs numéros ; [...] la rue resserre donc lentement ses murs, menaçant d’écraser par la même occasion l’automobile lancée à pleine vitesse ainsi que ses passagers.10 »
Pour échapper à cette nouvelle menace, Münchhausen abandonne la voiture, bondit à travers une fenêtre, dans une pièce dont le sol carré se révèle être la case d’un échiquier ; il enfourche un cheval noir et s’enfuit à travers des espaces infinis. Au bout d’un moment, le voilà au milieu d’une plaine recouverte de neige.
Le Retour de Münchhausen, trad. fr. Anne Coldefy-Faucard, Paris, Verdier 2002, p. 29-30.
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« Le froid est tel que toute immobilité est fatale ; alors, se frictionnant les oreilles, il marche d’un bon pas, - en avant, en avant toute, puis un pas de côté, et de nouveau en avant, en avant toute, et de côté, à la recherche ne fûtce que d’une minuscule tache sur la nappe d’un blanc immaculé recouvrant soigneusement, sans le plus petit pli, la gigantesque table ayant l’horizon pour limite. Et soudain, il voit : là-bas, droit devant, glissant, ombre légère, un long mille-pattes de lettres gothiques, hérissé et agile. Münchhausen capture des yeux la noire file de lettres et lit... son propre nom. La stupéfaction fige le baron sur place. Cependant, le dix-huit-lettres BARONDEMUNCHHAUSEN ne perd pas de temps : arquant ses syllabes, il file soudain, d’une glissade, vers une borne frontière surgissant de terre ; sur la borne un panneau, sur le panneau des signes. Détachant difficilement du sol ses semelles gelées, Münchhausen se lance aux trousses de son nom qui détale. Mais ce dernier, déjà, a rampé jusqu’au poteau, il a atteint la barrière qui suspend au-dessus de la plaine immaculée ses rayures rouges et blanches, et il se retourne pour jeter un coup d’oeil à son poursuivant : est-il encore loin ? A cet instant, Münchhausen voit nettement la barrière s’abaisser : les rayures blanc-rouge heurtent la septième lettre et son nom, tel un serpent sectionné au couteau, arque douloureusement ses syllabes séparées les uns des autres : MUNCHHAUSEN de l’autre côté de la barrière, BARONDE de celui-ci. [...] Les yeux de Münchhausen vont des lettres sur la neige aux signes de la borne frontière : URSS.11 »
Que s’est-il passé entre ces deux fragments? Dans un premier temps, le monde - en l’occurrence, la rue londonienne - a été débarrassé de tous ses vides, fusionnant en un bloc monolithe. Le lieu où Münchhausen se retrouve par la suite - une étendue de neige sans limite - n’est en revanche que du vide. Une telle redistribution « anormale » des espaces vides et pleins met à nu la structure noncontinue du monde qui, lorsqu’elle n’est pas déréglée, se présente comme une suite discrète de « vides » et de « pleins ». C’est parce que le monde est fragmenté que toute la matière peut s’agglutiner en un lieu de la planète, dénudant complètement un autre lieu. Le rêve de Münchhausen dévoile la structure discrète du réel. 11 Ibid.
p. 32-33.
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Dans un petit récit de Krzyzanowski intitulé « Le collectionneur de fentes » (1922), le lecteur assiste justement à la découverte, par l’un des personnages, de la nature discrète du monde. Celui-ci la déduit à partir d’une propriété de l’œil exploitée dans le cinéma : l’image en mouvement qui nous apparaît comme continue est en réalité entrecoupée de « blancs » ou de pauses lumineuses. L’illusion d’un continuum vient de ce que notre rétine est capable de mémoriser l’image pendant 1/7 de seconde : « et voilà : on peut retirer le soleil de l’orbite pendant les quatre-vingt dix-neuf centièmes de la journée et nous, qui vivons sous le soleil, nous ne nous en apercevrons même pas, vous comprenez, même pas et, précipités dans les ténèbres, nous continuerons à nous délecter d’un soleil fictif et d’un jour fictif. »12 Ainsi, nous ne percevons pas les intervalles qui fracturent invisiblement l’être du monde et menacent à tout moment de l’engloutir. Inutile d’ajouter que le héros de l’histoire finira justement happé par l’une de ces béances par lui découvertes. La temporalité trouée du « Collectionneur des fentes » nous éclaire quant à l’espace troué du Münchhausen. L’image du champ blanc illimité est composée des vides du monde mis bout à bout. Mais dans le rêve de Münchhausen, le blanc, tout en demeurant infini, n’est pas illimité : on voit apparaître en son milieu une borne frontière qui le découpe en deux infinis, ainsi que le zéro le fait avec la suite des nombres. La barrière à rayures rouges et blanches qui surmonte la borne frontière représente une série d’instants entrecoupée d’intervalles. Son surgissement soudain au milieu de la plaine neigeuse a pour effet de créer un « ici » et un « là-bas » ou plutôt, deux espaces dont chacun est un « ailleurs », placés en miroir et séparés par un point-limite. L’assimilation de la frontière à un zéro a pour effet de rappeler que l’indéterminé et l’informe (la plaine enneigée) n’est qu’une métamorphose singulière d’un espace gradué : si on lit les rayures 12 « Sobiratel’ ščelej », in Sigizmund Kržižanovskij, Skazki dlja vunderkindov [Contes pour enfants-prodiges], Moscou, Gudial-press, 2000, p. 77.
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blanches et rouges de la borne comme une représentation des moments du temps, l’infini neigeux peut apparaître comme la réalisation spatiale d’un de ces intervalles13 : tous les vides agglutinés sont égaux à un vide agrandi à l’infini. L’infinitésimal et l’immense se rejoignent. La graduation de l’espace est ainsi obtenue par la projection de l’axe du temps sur une surface bi-dimensionnelle. De manière générale, chez Krzyzanowski, les catégories d’espace et de temps ne peuvent pas être envisagés séparément : la discontinuité affecte l’un et l’autre et fragmente le monde en « unités d’être » qui affectent chaque fraction d’espace-temps et englobent ainsi la totalité du chronotope. L’image de la frontière au milieu d’une étendue blanche figure, certes, la fin des choses, mais aussi, le vide fécond, originel où quelque chose devient possible. On peut l’appeler « un zéro fécond ». Cette image est proche de celle de la fenêtre, transportée hors de l’espace citadin et réduite à l’expression pure d’un ailleurs14 qui, chez Krzyzanowski, est toujours chargé d’une possibilité d’être (tandis que « ici », ancré dans une apparente matérialité, est entraîné vers la disparition). L’espace situé de l’autre côté - l’espace virtuel, donné comme une potentialité - apparaît comme positif, comme un espace +, à l’inverse de celui qui est présent, qui se trouve de ce côté-ci, donné comme une réalité. En 1922 - peu de temps après les événements de Kronstadt -, Krzyzanowski s’installe à Moscou, dans le quartier de l’Arbat, où il habite une chambre de huit mètres carrés. Cette minuscule parcelle de la 13 On peut noter que le temps possède une couleur, tandis que l’espace est figuré par le noir et le blanc de l’échiquier, réduit désormais au seul blanc. Le rouge renvoie probablement à une dimension supplémentaire du temps, son historicité. 14 A propos de l’espace et du symbolisme de la fenêtre chez Krzyzanowski, cf. Vladimir Toporov, « Minus prostranstvo Sigizmunda Kržyžanovskogo », in Mif, Ritual, Simvol, Obraz, issledovanija v oblasti mifopoetičeskogo [Mythe, rituel, symbole, image, recherches dans le domaine de la mytho-poétique], Moscou, Progress - Kul’tura, 1995. À propos de certaines analogies dans l’utilisation de l’image de la fenêtre chez Kharms et chez Krzyzanowski, cf. Mikhaïl Iampolski, op. cit.
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ville devient un personnage important de ses récits. On n’a jamais autant parlé de « surfaces habitables » que dans la Moscou des années 1920, où le citoyen n’a droit qu’à six mètres carrés. La chambre devient une variante en trois dimensions de l’intervalle, le troisième terme de la série point-surface-volume. La problématique du vide s’incarne dans un espace concret. On assiste alors à l’éviction progressive de l’espace + au profit de l’espace -. Le néant qui fuse de partout (et qui, à mesure que l’on approche des années 1930, devient de plus en plus palpable15) envahit jusqu’au potentiel, jusqu’au fictif. Ainsi, dans le récit « La Quadraturine », on assiste à une expansion du vide : après avoir badigeonné sa chambre minuscule « comme une boîte d’allumettes » d’un produit miracle, le héros ne peut plus en arrêter l’agrandissement. Le produit ayant manqué pour le plafond, la chambre gonfle par le sol, formant une sorte de pyramide monstrueuse que son locataire cache désormais aux voisins par peur de sanctions du comité de logement. Cette métamorphose n’est pas sans rappeler celle qui a lieu dans Münchhausen : l’espace étriqué finit par s’élargir au point de devenir illimité et d’engloutir le héros. Cela confirme l’idée qu’à la base de la vastitude il y a une figure géométrique, un carré ou un rectangle, une surface bi-dimensionnelle qui peut être ramenée à une idée d’intervalle16, explicitement signalée dans « La Quadraturine » par sa place au milieu des autres chambres de l’appartement :
En vérité, c’est dès 1928 que prend fin la relative liberté des lettres soviétiques, notamment après la résolution du Comité Central du 28 décembre 1928, assignant à la littérature des tâches de propagande. V. à ce sujet : « Les années trente » de Michel Heller in Histoire de la littérature russe : le XXe siècle, Gels et dégels, Paris, Fayard, 1990. 16 Dans un autre récit de Krzyzanovski, une image semblable offre une synthèse de la borne frontière et de la surface géométrique qui renvoie au sol d’une pièce ou à l’échiquier : « ...un champ blanc, lisse, qui s’étire bien au-delà de l’horizon ; ce champ est divisé en carrés réguliers par des bornes. Des flocons de neige veules, paresseux. Et, à chaque carré, au croisement des diagonales, ça : six dixièmes d’homme, voûtés, malingres, courbés vers un sol indigent, gelé. » (Sigizmund Kržižanovskij, « Avtobiografija trupa » [« L’autobiographie d’un cadavre »], in Vozvraščenie Mjunhauzena [le Retour de Münchhausen], Leningrad, Xudlit, 1990, p. 29. 15
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« A moins d’un mètre de son oreille gauche, quelqu’un enfonçait dans le mur une cheville métallique, le bruit du marteau, qui tombait sans cesse à côté, semblait viser la tête de Soutouline. [...] A droite, dans la cuisine, le loquet de la porte cliqueta.17 ».
Dans sa remarquable étude sur Krzyzanowski, intitulée Minusprostranstvo (Le « moins-espace »), Vladimir Toporov postule un espace négatif, quelque chose qui, recroquevillé en un zéro, s’oppose à l’espace et le tue. Il ne s’agit pas d’une construction de l’esprit mais d’une réalité que l’écrivain Krzyzanowski a éprouvée au moment de la création de son œuvre. Selon Toporov, ce non-espace a triomphé de lui, tout comme dans ses textes il triomphe de ses personnages. A l’appui de sa thèse, Toporov cite un passage du texte « Cicatrice » dont le héros affirme être un habitant de moins-Moscou. « Ceux que la capitale juge dans ses tribunaux et condamne à l’ex-moscovisation, à l’expulsion hors de ses frontières, on les appelle les moins-un. Mon verdict 0-1 n’a pas encore été prononcé. Je demeure parmi les bigarrures et les bruits de la capitale. J’ai cependant tout à fait compris que j’étais définitivement et irrémédiablement expulsé hors de toutes les choses, de toutes les joies et de toutes les vérités ; j’ai beau marcher, regarder et entendre aux côtés des autres qui sont, eux, domiciliés dans la capitale, je sais : eux, ils habitent Moscou, et moi, moins-Moscou. »18 L’espace précédé du signe moins apparaît comme retranché de l’espace vital. Il s’agit d’une réalité bien palpable, transcrite sur les passeports des relégués.19 On obtient ainsi le nombre -1, qui, chez les futuristes (notamment chez 17 « Kvadraturin », in Sigizmund Kržižanovskij, Skazki dlja vunderkindov, op. cit., p. 61 ; trad. fr. Catherine Perrel et Elena Rolland-Maïski, « La superficine », in Le Marque-page, Paris, Verdier, 1992, p. 63-64. Nous préférons cependant conserver le titre de « Quadraturine » qui renvoie au carré de l’échiquier, au « Quadrangle » de Malevitch et, d’une manière plus générale, à un espace géométrique. 18 Sigismund Krzyzanowski, « Cicatrice » (1927-28), cité in Vladimir Toporov, op. cit., p. 499. 19 Moscou était interdite à ceux qui revenaient des camps.
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Khlebnikov20) et les membres du mouvement Obériou renvoie, lorsqu’il s’abrite sous le petit toit de la racine carrée, à l’irrationnel, à l’absurde, à l’inexprimable21. En 1927, l’année où est écrit Le Retour de Münchhausen, Krzyzanowski ne peut ignorer cette symbolique. Le -1 est le nombre situé immédiatement derrière le zéro, il débute la suite des nombres négatifs, il est le reflet en miroir de l’homme - le 1, qui se dresse de ce côté-ci de la frontière -, son unité négative. Tout se tient : la surface sur laquelle l’homme se meut dans son quotidien est celle d’une chambre qui s’ouvre sur le vide. Le carré vu comme un intervalle qui a « enflé » renvoie à la problématique initiale, celle d’un espace gradué composé de vides et de pleins ou de noirs et de blancs. Cela nous rappelle que l’aventure de Münchhausen a débuté sur un échiquier. « Le baron, comme si un nouveau mur s’avançait sur lui, recule jusqu’à la porte, [...] puis s’engage dans l’escalier : un carré de maison exigu, entre quatre murs. « Et si, là aussi ? » Mieux vaut prendre la petite porte : mais, là encore, un carré entre quatre murs rapprochés. « Maudit échiquier », murmure Münchhausen, effrayé, et aussitôt il voit : au milieu du carré, perché sur une énorme patte ronde, un cheval d’échecs.22 »
L’échiquier apparaît souvent dans les textes de Krzyzanowski et participe généralement aux métamorphoses de l’espace, à la réduction ou à l’agrandissement de l’échelle23. Là aussi, on s’aperçoit que lorsque Dans plusieurs textes, dont par exemple « La Nef de Razine » [« Ustiug Razina »], in Poèmes du Je et du Monde, trad. fr. Jean-Claude Lanne, LGF, 1999. 21 On trouve également ce sens (mais marqué positivement) chez Zamiatine, dans My [Nous autres], où la racine carré de -1 devient le symbole de la révolte contre le rationnel totalitaire imposé par l’État unique. 22 Sigismund Krzyzanowski, Le Retour de Münchhausen, op. cit., p. 31. 23 Par exemple, dans « Le joueur perdu », où un joueur se transforme en pion. Dans cette nouvelle, le plancher de la salle où se déroule le tournoi est lui-même composé de carreaux noirs et blancs : ainsi apparaît le lien entre la surface d’une pièce et la case de l’échiquier qui va devenir l’espace vital (ou la surface habitable) d’un joueur. (« Proigrannyj igrok », in Sigizmund Kržižanovskij, Skazki dlja vunderkindov, op. cit., p. 166-171.) On trouve une préfiguration de ce genre de métamorphoses dans certains 20
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l’espace se resserre ne laissant plus qu’un carré, celui-ci se trouve simultanément agrandi, comme par magie (la métaphore « maudit échiquier » prend alors le sens d’une formule incantatoire). Dans son livre L’Objet du siècle24, Gérard Wajcman cite, parmi les objets qui ont marqué le cours du siècle, le carré noir de Malevitch, qu’il propose de lire comme une fenêtre donnant sur le néant. Il se peut que les cases de l’échiquier dans l’œuvre de Krzyzanovski soient justement de telles fenêtres négatives. La plaine enneigée où se retrouve Münchhausen n’est alors qu’une case blanche devenue infinie. Dans une structure poreuse, chaque case peut apparaître tour à tour comme un trou ou comme la surface qui entoure ce trou. Chaque case en ellemême n’est que néant, elle ne s’alourdit d’être que par rapport à celles qui l’entourent. Quelle que soit la façon dont on tourne l’échiquier, chaque case blanche est prise entre deux noires et inversement, à la manière de deux fenêtres. Par la fenêtre blanche, on voit l’extérieur : à contre-jour, le mur autour de la fenêtre paraît sombre. La fenêtre noire est celle que l’on voit de l’extérieur : on ne peut distinguer ce qui se trouve dans la pièce, mais on voit le mur blanc. En réalité, on est dans les deux cas confronté à une absence d’image25 ; les deux fenêtres sont aveugles. Chacune apparaît comme le négatif parfait de l’autre ou comme une image inversée obtenue en fermant les yeux. Le spectateur
textes du XIXe où il est question de jeux de hasard, par exemple dans « Le Coup de pistolet » de Pouchkine : la plancher de la salle dans laquelle se déroule le dernier acte du duel est recouverte d’un tapis vert, telle une table de jeu. 24 Gérard Wajcman, L’Objet du siècle, Paris, Verdier, 1998. 25 Jean-Claude Marcadé parle de « l’éclipse totale des objets » chez Malevitch, explicitant ainsi son monde sans-objet (mir kak besperdmetnost’). Selon lui, dans le quadrangle noir Malevitch atteint le zéro. Mais c’est le « Rien comme ‘essence des diversités’ », c’est à dire, ce que nous avons appelé le zéro fécond. Cf. Jean-Claude Marcadé, « Le suprématisme de K S. Malevič ou l’art comme réalisation de la vie », in Revue des Études slaves, Paris, 1984, t. 56, fascicule 1, p. 65-66.
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se trouve ainsi véritablement « défenestré » dans cette expérience de la vision de l’ombre26. Si tout fragment du réel laisse émerger une pointe de néant découpant son flux en deux infinis, alors la frontière peut figurer cet intervalle infinitésimal entre deux abîmes où le sujet s’identifie comme un « moi », ici et maintenant. Le monde se met alors à graviter autour de ce zéro fécond, de cette béance apparue en un point-limite. Mais ce point où le sujet se réalise est également celui où il se perd, où son moi est projeté au-dehors, dédoublé en un moi-objet et un moi-sujet se contemplant lui-même. Ce dédoublement découle nécessairement de la notion même de limite où deux états de l’individu tendent à se confondre : celui de la réalisation maximum et celui de la disparition, celui d’une totale fusion avec soi-même et celui d’une étrangeté absolue à soi-même27. Cet état est représenté par Münchhausen contemplant son propre nom. On en vient à un autre aspect important du rêve : l’image du nom s’enfuyant vers la borne frontière et sectionné par celle-ci. La mutilation du nom est attachée à l’idée de frontière et d’entrée en URSS, faisant pendant à la légende du prince Mos et de la princesse Kva dont les noms, en fusionnant, ont formé le nom Moskva - Moscou, entendue par Münchhausen au moment où il quitte la ville. Quelque chose s’est ouvert devant Münchhausen pour le laisser passer et s’est refermé derrière lui : les noms du visiteur et de la ville qui l’accueille apparaissent successivement comme une porte qui s’ouvre et se referme. On reste, là encore, dans un jeu d’intervalles, de fentes et de césures. Les événements sont reliés de la façon suivante : la cathédrale Saint-Paul 26 D’ailleurs, dans « Le Collectionneur de fentes », la bien-aimée, abandonnée par lui, se tue en se jetant d’une fenêtre, autrement dit, périt justement engloutie par l’une des fentes qui s’est ainsi révélée dans le tissu de l’existence. 27 Il faut noter que, dans la plupart des textes de Krzyzanowski, il est question d’un aller-retour entre deux états de l’être : par exemple, une mouche se transforme en éléphant, un musicien est abandonné par ses doigts, qui à la fin lui reviennent sans qu’il retrouve son génie, un crapaud échappé du Styx arrache à un ingénieur le projet de construire un pont entre le monde des vivants et celui des morts.
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poursuit Münchhausen, il s’enfuit et perd son nom, qui s’enfuit à son tour. Münchhausen, du pourchassé, devient le poursuivant. Cet enchaînement renvoie à l’épisode de Saul sur le chemin de Damas, terrassé par la lumière du Christ et resté aveugle28. A l’issue de trois jours passés à Damas sans boire ni manger, il recouvre la vue et devient un fervent adepte du Christ, qu’il avait auparavant persécuté. Cette métamorphose s’accompagne d’un changement de nom : il s’appellera désormais Paul. La perte du nom est l’empreinte d’une mort provisoire suivie d’une renaissance29. L’arrivée à la frontière de l’URSS est manifestement vécue comme une descente au tombeau. Mais cette mort n’est autre qu’une chute dans un des intervalles entre les fragments de l’être. Dans la conception krzyzanowskienne du monde, la mort, suivie d’une renaissance, intervient à chaque instant, à chaque suspension momentanée de la continuité du monde30. L’être et le néant articulés ainsi en un seul corps qui prend l’apparence du monde sont à la fois également vrais et également fictifs. Là prend corps une problématique de la fiction, interrogée à travers tous les écrits de Krzyzanowski. Cette notion renvoie à deux termes distincts en russe : vymysel, imagination créatrice, et fikcija, ce qui n’existe pas. Ainsi, dans le récit « Fantôme » :
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des Apôtres, IX (1 à 9). Cf. Iurij Lotman, « Istorija sužeta » [L’histoire du « sujet »], in Izbrannye stat’i, Tallinn, Alexandra, 1993. Dans cet article, où est analysé le mythe archaïque de la descente au tombeau (de la mort et de la renaissance du dieu) et son rôle dans la formation des sujets littéraires, Lotman cite l’épisode de la conversion de Saint-Paul comme un exemple de mort provisoire. 30 On trouve chez d’autres auteurs de cette époque l’image du nom coupé en deux : notamment, chez Kharms et chez Khlebnikov, qui utilisent également cette brisure métaphorique pour mettre à nu une césure entre deux plans de l’existence. 29
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Luba Jurgenson « La prétendue réalité est faite de fiction sur laquelle tout repose. Or rien ne peut tenir sur une fiction, par conséquent, rien n’existe.31 »
On voit là, renouvelée par le regard moderne, la question posée déjà par Dostoïevski, par exemple dans Le Rêve d’un homme ridicule32, dont le héros parvient, par une série de spéculations à partir de son propre état, à l’idée que rien n’existe. L’idée que le réel n’est que fiction est intrinsèquement liée à celle de sa structure discrète. Dans le texte cité, Dostoïevski pose la question suivante : si j’ai commis un crime sur une autre planète, et si je suis certain que sur la Terre, on ne le saura jamais, peut-on considérer que je suis encore responsable de ce crime ? Krzyzanowski répond à cette question de façon radicale, dans « Le Collectionneur de fentes », en interprétant la problématique de la responsabilité en termes d’identité personnelle et de celle du monde33 : « Si le fil unique de la vie n’existe pas, si l’être n’est pas continu, si « le monde n’est pas un », mais que des fentes le morcellent en fragments étrangers les uns aux autres, alors, toutes ces éthiques livresques basées sur le principe de la responsabilité, sur le lien de mon lendemain avec mon hier, sont caduques ; on doit les remplacer par une seule, que j’appellerai l’éthique de la béance.34 »
Ainsi, les deux sens du mot fiction fusionnent. Cette notion apparaît comme pure possibilité d’être, comme jaillissement de toutes les choses possibles à partir du zéro marqué par la frontière. Dans Münchhausen, cette notion est mise en abyme. Présentée comme la capacité même de la littérature à générer son objet, qui est le réel, à l’intérieur d’une fable empruntée à la littérature, dont le héros est lui-même un grand fabulateur, un fabriquant de fictions, elle se trouve en plus, dans la Mais là encore, comme ailleurs, le rien peut se muer en ce zéro générateur de toutes choses. Ainsi, Münchhausen définit Dieu comme « l’inexistence même ». 32 Fedor Dostoïevski, Le Rêve d’un homme ridicule, trad. fr. Boris de Schloezer et Jacques Schiffrin, Paris, Maren Sell, 1991. 33 La responsabilité apparaît alors comme l’expression naturelle du lien entre deux états d’un même individu. 34 « Sobiratel’ ščelej », op. cit., p. 82. 31
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scène décrite ici, doublée par un autre type de fiction, celle du rêve. Krzyzanowski fixe son attention sur le processus de l’élaboration du fictionnel. Le néant fécond de la frontière engendre de l’être - la fiction de Moscou imaginée par Münchhausen - mais à y regarder de plus près, ce ne sont que des formes vides. Dans les notes de Münchhausen, la ville apparaît comme une encyclopédie de manques ou d’inexistences : des bâtons à un seul bout, de la neige de l’année dernière, une comtesse qui fond devant sa cheminée et dont il ne reste qu’une petite flaque ; des livres jetés dans le four d’une locomotive, mais pas avant d’avoir été lus du début à la fin par le machiniste, ce qui explique la lenteur des trains russes. L’unicité cesse d’être l’expression de l’absolu, elle annule les alternatives en tant que possibilités d’être : nous avons de tout, mais en un seul exemplaire, raconte un Moscovite, c’est pour cela que nous n’avons qu’un seul parti. La réalité, en URSS, a conservé son organisation sérielle, mais l’énumération recouvre un ensemble vide ou sur le point de s’effacer. Les choses amputées d’une dimension, qui renvoient à un monde monstrueux, ne sont pas sans rappeler les hommes tronqués de Daniil Kharms. Tout comme ce dernier, Krzyzanowski expose dans Münchhausen, sous la forme d’une farcepastiche, une vision de la disparition de l’histoire. Münchhausen se trouve ici dans la position d’un observateur face à son objet : comme le réel et sa vérité nous échappent, la fiction en est probablement l’unique forme compréhensible. Elle offre un angle d’observation optimal. La fiction devient ici le domaine exclusif de ce qui est et, partant, le laboratoire parfait pour un observateur du réel. Cette configuration est illustrée de façon remarquable dans le passage où Münchhausen retrouve la journée d’hier, ce qui est pour lui l’unique moyen de quitter l’URSS après qu’il eut raté son train. Tout comme chez Kharms, l’observateur se laisse gagner par l’inexistence qui grandit au sein de l’objet, pour finalement disparaître avec lui35. Mais la situation se 35 Ce
thème est développé chez Iampolski, op. cit.
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complique dans Münchhausen du fait que son personnage est issu d’une fiction et ne peut donc subir qu’une disparition fictive. Condamné à une mort conditionnelle, fusillé avec des jets d’eau, il devient un cadavre conditionnel et à ce titre seulement obtient l’autorisation de quitter Moscou, refusée aux vivants. Il voyage dans un compartiment plombé sur lequel il est écrit : « transport de cercueils »36. La frontière entre la vie et la mort devient flottante. Les strates de néant forment comme des cercles concentriques : l’objet, l’histoire, l’observateur, le voyage n’en sont que les différentes représentations. Moscou apparaît comme un monde inintelligible dont la fiction créatrice de Münchhausen n’est pas parvenu à saisir l’essence. Dans son enquête sur l’histoire russe ce dernier échoue pour la simple raison que celle-ci n’a plus de sens : c’est l’aboutissement logique de l’éclosion des vides sur l’axe du temps, de la rupture de la continuité du monde. La notion même d’histoire repose sur le lien identitaire : si la chaîne de la responsabilité est rompue, l’histoire cesse d’exister. Finalement, le temps historique subit le même sort que l’espace géographique : au lieu que les intervalles entre les instants donnent sens à toute la suite, ils acquièrent une autonomie de plus en plus grande, devenant des noyaux de néant à l’intérieur du flux temporel. Or, l’histoire ne peut advenir que si les « blancs » participent à la création du sens, tels les silences dans une suite musicale. La série d’« événements » à laquelle assiste Münchhausen est dépourvue de dimension téléologique. La fragmentation du monde n’affecte pas seulement le passé - la responsabilité - mais aussi le futur : l’utopie. La ville de Moscou dans le Retour de Münchhausen n’est appelée à nulle mission, et faute de s’agglutiner en un destin, les instants se désagrègent. Dès lors, l’agencement des « événements » se fait d’après une logique en apparence ludique, derrière laquelle on voit poindre la logique de la 36 On peut voir là un dialogue avec Gogol. La situation de Münchhausen est à l’opposé de celle des moujiks achetés par Tchitchikov, le personnage des Âmes mortes : vivants sur le papier, ils sont en réalité morts ; lui, il est mort sur le papier, et pourtant vivant, cf. Nicolas Gogol, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « coll. la Pléiade », 1980.
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béance. Reléguer dans les confins Moscou qui est, pour Krzyzanowski, le centre de sa vie et de son espace, faire de Moscou le bout du monde revient à créer, au sein même du pensable, un noyau vide, un noyau de non-sens. La frontière géographique, réelle ou imaginaire, apparaît alors comme la matérialisation de la limite du représentable.
LA « FRATERNITÉ DE LAIT » DES PEUPLES D’EUROPE CENTRALE DANS LE RÉCIT DE VOYAGE EN ROUMANIE DE LÁSZLÓ NÉMETH (1935)
György TVERDOTA (Institut d’Études littéraires de l’Académie des Sciences de Hongrie, Budapest)
L’analyse du récit de voyage Hongrois en Roumanie1 (1935) de l’écrivain hongrois László Németh peut être menée sous les trois grands angles sous lesquels apparaît le voyage dans les confins : il mérite sa place dans le cadre de l’« enquête » ethnographique, ses perspectives littéraires ne sont pas non plus négligeables ; mais l’œuvre de László Németh garde également son intérêt politique et idéologique. Ce texte a eu en effet une profonde résonance dans la vie publique de la Hongrie de même que dans les milieux de l’intelligentsia de la minorité hongroise en Transylvanie ; il a de plus suscité un notable écho dans la presse roumaine de l’époque2.
Magyarok Romániában [Hongrois de Roumanie] in Tanú [Témoin], no 3-4, 1935. Un livre a été publié sous le même titre, édité et préfacé par Pál Nagy aux Éditions Mentor, à Marosvásárhely/Tîrgu Mureş (Roumanie), en 2001 ; il contient le récit de voyage de László Németh, une sélection abondante de comptes-rendus, articles polémiques et mémoires concernant sa première publication. 1 2
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Németh a abordé un sujet politique extrêmement délicat. Les historiens du siècle passé savent que la Paix de Versailles, plus précisément le Traité de Trianon de 1920, ont entraîné, pour la Hongrie historique, la perte des deux tiers de son ancien territoire, avec notamment le rattachement de la Transylvanie à la Roumanie. Toute la période de l’entre-deux-guerres a vu la politique extérieure de la Hongrie dominée par le révisionnisme, et marquée, par conséquent, par l’hostilité à l’égard des pays voisins. Les dirigeants politiques hongrois estimaient que le statu quo n’était pas viable et attendaient le moment opportun pour récupérer les territoires perdus. La politique officielle de Budapest aggrava la situation des représentants des communautés hongroises de Roumanie, de Tchécoslovaquie, de Yougoslavie : le gouvernement hongrois les incitait à résister à la pression de leur propre État, à en boycotter la vie sociale et culturelle et à suivre en revanche les directives des dirigeants de leur pays d’origine. Toute manifestation d’amitié, d’estime, voire de curiosité à l’égard des valeurs des civilisations non-hongroises du bassin des Carpates était considérée comme une trahison. Par ailleurs, les autorités de ces pays voisins ne voyaient pas forcément d’un bon œil les tentatives de rapprochement de certains intellectuels hongrois. C’est dans ces conditions qu’au début de 1935 une vingtaine d’intellectuels hongrois décida de faire un voyage d’études en Roumanie. Précisons : il ne s’agissait pas de visiter la Transylvanie, ancienne province de Hongrie, mais de découvrir la Transylvanie roumaine d’après-guerre. Le fait même de chercher le contact avec les intellectuels roumains constituait un défi aux yeux des autorités hongroises. Initialement, Németh ne faisait pas partie de l’équipe. C’était un écrivain connu, un essayiste de renom, chef de file d’une génération d’écrivains3, alors que les autres appartenaient à la jeune Les deux romans les plus importants de László Németh sont traduits en français. Gyász (1935) a paru sous le titre Le Destin de Sophie Kurátor, trad. fr. Chantal Philippe,
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La « fraternité de lait » des peuples d’Europe Centrale
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génération, celle des débutants. Après bien de vicissitudes, l’équipe se réduisit à trois personnes : Dezső Keresztury, lecteur de hongrois à l’Université de Berlin, Iván Boldizsár et Zoltán Szabó, journalistes au début de leur carrière. C’est à ce moment que László Németh rejoignit le groupe. Quelle était la raison de leur entreprise ? S’agissait-il d’un geste juvénile de protestation contre le pouvoir, d’une aventure un peu irréfléchie, ou tout simplement de la manifestation d’une curiosité touristique ? Ni l’un ni l’autre. Les quatre intellectuels hongrois avaient un point commun (ce qui exige, tout en restant sur le plan politique, de faire une incursion dans le domaine de l’ethnographie et de la sociologie) : leur admiration pour le sociologue roumain Dimitrie Gusti, ancien disciple de Dilthey et de Durkheim, professeur à l’Université de Bucarest, membre de l’Académie Roumaine et directeur de la Fondation Royale chargée d’enquêter sur la vie rurale en Roumanie. Chef d’une équipe de recherche, Gusti avait invité, par l’intermédiaire de l’un de ses disciples Anton Golopenţia, les jeunes spécialistes hongrois, futurs auteurs des monographies sociographiques en Hongrie, pour leur faire connaître sa théorie et pour présenter les méthodes de travail de terrain, dans un village roumain concret. La motivation de Németh était plus complexe. Quelques années plus tôt, en 1932, dans sa revue « mono-personnelle » Tanú (Témoin), il avait développé l’idée de la « fraternité de lait » des peuples d’Europe Centrale. Selon cette thèse, les peuples de la région située entre l’Allemagne et l’Union Soviétique étaient menacés par les deux puissances européennes. Le danger s’était aggravé par l’accession au pouvoir du nazisme et du stalinisme. Et ce ne sont pas seulement les préface Bertrand Boiron, Paris, Éditions In fine, 1993 ; Iszony (1949), sous le titre Une Possédée, trad. fr. Paul Eugène Régnier, préface Gyula Illyés, Paris, Gallimard, 1964. Sur László Németh en français, cf. Bertrand Boiron, « Le personnage du ‘revenant’ dans
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intérêts politiques du moment qui relient les petits pays vivant dans la zone entre les deux grands agresseurs, mais aussi les caractéristiques essentielles de leurs cultures respectives, coincées entre la barbarie et la civilisation hellénique. « Nous, les peuples du bassin du Danube, nous partageons le même destin, sans le savoir, et sans nous fréquenter. Il est temps de connaître enfin nos frères de lait, nourris comme nous par les seins desséchés d’un même sort.4 » Bien que la postérité attribue cette idée à Németh et bien que celle-ci lui fût chère, il ne peut pas vraiment en revendiquer la paternité puisqu’elle avait germé vers la fin des années 20 au sein d’une association de jeunes intellectuels hongrois qui rêvaient d’un État Paysan Turano-Slave, grande famille réunissant les « frères de lait » de l’Europe de l’Est. Németh est l’héritier de cette utopie, avatar du projet de la Confédération Danubienne des peuples du bassin de Danube, que Lajos Kossuth, en émigration, avait opposé à la Monarchie autrichienne. Cette utopie est développée par Németh en 1933 dans sa Lettre sur l’Europe Danubienne, où il reprend également l’initiative d’une revue plurilingue, animée de cet esprit, sous le titre Europe Centrale5. Il faut pourtant admettre que Németh n’est pas tout a fait impartial dans l’élaboration de ses projets. Il cherche, en premier lieu, la vocation de la Hongrie dans la réalisation de cette Europe Centrale Unie. Et c’est sur ce point que ses critiques roumains lui reprochent de s’être identifié avec l’idée fixe traditionnelle de l’élite hongroise sur la supériorité culturelle de la Hongrie par rapport aux autres peuples de la région tout en reconnaissant l’intention sincère de Németh de chercher également les modalités réelles de la coopération. Németh, en effet, Miséricorde de László Németh », in Écrire le voyage, dir. György Tverdota, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994, p. 247-252. 4 László Németh, Tejtestvérek [Frères de lait], in László Németh, A minőség forradalma, Kisebbségben, [La révolution de la qualité, En minorité], t. I, Budapest, Püski, 1992. 5 Sur ce projet avorté, voir l’article de László Németh, Levél Duna-Európáról [Lettre sur l’Europe danubienne], in A minőség forradalma, op. cit., p. 515-516.
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revendique pour les Hongrois le rôle organisateur dans cette alliance. Cette ambition lui permet en tout cas de repenser la fonction historique des minorités hongroises, notamment en Transylvanie. Il approuve le fait que les Hongrois de Roumanie ne refusent pas de participer activement à la vie culturelle et sociale de leur pays. Ils peuvent, dit-il, jouer un rôle de pont entre deux nations (hongroise et roumaine) proches par leurs intérêts et leur statut culturel, mais qui s’ignorent mutuellement. Il est indéniable que Németh offre par là une alternative plus séduisante pour les intellectuels minoritaires que la politique officielle de la Hongrie de l’époque. Cela nous amène à revenir à notre point de départ, ethnographique et sociologique. Cette nouvelle conception utopique est basée sur la critique, d’esprit populiste, de la culture et la vie sociale de la Hongrie. Németh juge la « haute culture » de son pays trop occidentaliste, trop attachée à singer la culture des grandes nations de l’Ouest, étrangère à la culture populaire autochtone et authentique du pays. Il exige une réforme profonde, tenant compte des intérêts des villageois, le partage des grandes propriétés terriennes parmi les paysans qui « portent sur leur dos » le poids de toute la Hongrie. Un journaliste contemporain appellera cette tendance politico-culturelle « socialisme ethnographique »6. La prise en compte de cet engagement dans le mouvement « populiste » permet de poser le fondement du terme confins dans le sens
Le mouvement idéologique et politique « populiste », qui se reflètera très fortement dans les milieux littéraires, s’organisa dans les années trente en Hongrie pour défendre les intérêts des paysans, des traditions populaires, et pour sauvegarder l’identité nationale. Ce mouvement a, en hongrois, le nom „népi mozgalom”, qu’on peut en effet traduire en français, faute de mieux, « mouvement populiste », bien que ce terme ait peu de choses en commun avec l’acception actuelle de ce terme. La meilleure approche en langue étrangère de ce mouvement est le livre de Gyula Borbándi, Der ungarische Populismus, Munich, Schriften des Ungarischen Instituts, 1976. Le chef de file du populisme politico-littéraire fut, aux côtés de László Németh, Gyula Illyés.
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où nous l’entendons. Dans une nouvelle intitulée Barbares7, Zsigmond Móricz, l’un des pères spirituels de ce mouvement, attire l’attention de l’opinion publique sur une couche de la société hongroise moderne, qui, n’étant jamais entrée dans l’Histoire, est restée telle qu’elle était au moment de la conquête du pays, mille ans auparavant ; la communauté des bergers ambulants qui font paître leurs troupeaux de moutons sur la Grande Plaine Hongroise et ont gardé leurs coutumes barbares au cœur même de la civilisation historique. Suivant les traces de Móricz, la nouvelle génération des écrivains et intellectuels découvre tour à tour d’autres couches archaïques, vierges de toute influence de la culture moderne. Le plus connu parmi eux est le livre de l’allié le plus proche de Németh, Ceux des Pusztas de Gyula Illyés8. Les auteurs populistes, cherchant le centre de gravité du caractère national, découvrent un monde radicalement différent du nôtre, mais recelant en même temps des éléments du patrimoine hongrois. Le paradoxe de cette conception est que les traits les plus typiques du caractère national sont ceux qui semblent les plus étrangers à notre image de l’esprit moderne. Ce monde à la fois exotique et familier recèle des richesses qu’il faut exploiter et s’approprier. Et il est également porteur des dangers et maladies jusqu’ici inconnus qu’il faut affronter. La première tâche de l’écrivain, de l’intellectuel, est de découvrir cette dimension inconnue, à la fois étrangère et proche, qui est l’inconscient collectif du peuple hongrois, attendant ceux qui seront capables de le faire naître à la conscience : tel pourrait être le contenu de la métaphore topographique des « confins ». On peut formuler l’hypothèse, et les populistes hongrois ne tarderont pas le faire, qu’au cours de leur histoire les pays occidentaux ont perdu cet héritage archaïque. À l’Ouest il n’y a pas de confins, il n’y 7 Zsigmond Móricz, Barbárok [Barbares], trad. fr. Georges Kassai, Panorama de la littérature hongroise du XXe siècle, t. I, Budapest, Corvina, 1965, p. 49-60. 8 Gyula Illyés, Ceux des Pusztas, trad. fr. Paul-Eugène Régnier, Paris, Gallimard, 1943.
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a pas d’exotisme propre, pas de survivance d’atavismes culturels. Certains auteurs populistes hongrois chercheront certes avec ténacité des analogies avec l’Ouest et des alliés dans les pays de l’Europe occidentale, comme par exemple Giono, dont la popularité dans les années trente et quarante est exceptionnellement large en Hongrie9, mais les populistes savent sûrement que la situation culturelle des pays voisins de l’Europe Centrale et de l’Europe de l’Est est bien semblable à celle de leur pays. Or, dans ce cas, on peut supposer que ces peuples (les Roumains, les Bulgares, les Slovaques, etc.) gardent dans les tréfonds de leur culture nationale des richesses de ce genre. Ils peuvent supposer et sont même en droit d’exiger que les intellectuels de ces pays élaborent un programme d’exploration identique à celle des écrivains et des intellectuels hongrois. Dans les milieux intellectuels des pays voisins, il y a donc une chance de trouver des alliés, des chercheurs de trésors avec lesquels les chercheurs hongrois peuvent s’entendre. C’est sur cette base que les populistes entendent fonder l’autodéfense de ces peuples en proie aux dictatures rouges et brunes, et plus généralement l’autodéfense contre les revendications culturelles, civilisatrices, économiques des pays développés de l’Occident. Tel pourrait être le dénominateur commun, l’axe de l’entente entre Roumains et Hongrois, différents par la structure de leurs « élites », mais unis par la culture populaire. Il leur faut donc s’éloigner de la culture importée de l’Occident et fonder l’alliance des « frères de lait » sur la culture ethnographique commune de leurs peuples, encourager la minorité hongroise de Transylvanie à œuvrer à une meilleure entente avec les intellectuels roumains proches du peuple. Voilà pourquoi László Németh s’intéresse au travail sociologique et ethnographique de
Par exemple Gyula Illyés, Préface du roman Le chant du monde de Jean Giono, in Gyula Illyés, Útirajzok, esszék, tanulmányok [Notes de voyages, essais, études], Budapest, Szépirodalmi, 1982, p. 626-631. 9
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l’équipe de Dimitrie Gusti et tient à participer au voyage d’études de ces jeunes confrères. Le but de cette expédition apparaît ainsi avec évidence, Németh se proposant de confronter sa vision utopique à la réalité. Un dessein aussi ambitieux demande un projet solide, bien établi, avec une description précise de l’itinéraire. Le voyage débute par la visite de l’ancienne Roumanie et de la capitale : à l’aller, la petite équipe hongroise contournera donc la Transylvanie. En revanche, soucieuse de confronter les expériences recueillies au-delà des Carpates à celles collectées auprès de la minorité hongroise, elle retournera à Budapest en passant par la Transylvanie. Mais cet itinéraire sert également un autre but : découvrir en Roumanie le même élément antérieurement révélé en Hongrie (les traditions archaïques de la culture roumaine), tout en cherchant, bien sûr, à nouer des contacts avec les intellectuels roumains qui sont sur la même longueur d’ondes, avec qui « conspirer » dans l’intérêt des deux peuples voisins. À Bucarest, le principal « point de chute » sera évidemment la Fondation du professeur Gusti. Profitant de son aide, les voyageurs hongrois comptent étudier le travail de l’équipe dans un village roumain. La connaissance de la vie rurale roumaine incite les intellectuels hongrois à visiter par la suite un village sicule en Transylvanie. Németh cherche à mettre en parallèle les attitudes des intellectuels roumains et des Hongrois minoritaires. Cependant, un voyage comporte, malgré tout, une aventure, des péripéties - dont quelques rencontres fort enrichissantes - qui viennent perturber les projets initiaux. Par ailleurs, n’oublions pas que l’équipe « essuie les plâtres » : c’est leur tout premier voyage en Roumanie. Quittant Budapest au début d’août 1935 en bateau à vapeur sur le Danube, l’équipe restera quatre semaines en Roumanie. La voie fluviale comporte plusieurs éléments symboliques : le bateau à vapeur est l’héritage de l’Autriche-Hongrie, le personnel est d’origine autrichienne et le capitaine qui leur sert de guide commente en allemand, par haut-
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parleur, les curiosités touristiques. Nos voyageurs débattent de la Confédération Danubienne, qui inclurait les Roumains, mais écarterait naturellement l’Autriche et les Allemands. Le Danube, et surtout son cours inférieur, avec les « Portes de Fer », retiennent tout particulièrement l’attention de nos amis. Ils cherchent les traces de la régularisation du fleuve, telle que l’avait réalisée le comte István Széchenyi, ce charismatique homme politique hongrois, et les vestiges du fameux pont de Trajan, l’empereur romain qui combattait les Daces. Sur le Danube, Németh a l’impression d’avoir quitté la civilisation moderne, en s’éloignant des centres (Vienne et Budapest), et en abordant les confins, il confie : « Le Danube préfère les temps préhistoriques, et se cache, dès qu’il peut, dans les bois de peupliers, dans les roseaux, fuyant les hommes qui cherchent à le dominer. Il reste toujours le vieux Ister, le fleuve mal connu qu’Hérodote oppose au Nil mystérieux, le fleuve au lointain Nord, où les « marges » sont peuplées par les Scythes, comme elles le sont, au Sud, par les Éthiopiens.10 »
Les voyageurs hongrois débarquent à Giurgiu, ville de province dont le marché leur donne l’occasion d’une première rencontre avec le peuple roumain. Németh, qui a acquis sur le bateau quelques rudiments de conversation roumaine, langue néo-latine dont il avait étudié la grammaire et le vocabulaire, s’étonne de la prononciation « gutturale » de ses interlocuteurs, vestiges, croit-il, d’un substrat archaïque prélatin. « Dans ces tréfonds de la langue roumaine, dans cette position de la bouche, je retrouve l’inébranlable fermeté d’un peuple ancien, depuis longtemps disparu. »11 Hypothèse vraisemblablement fantaisiste, mais qui en dit long sur les attentes de Németh concernant la manifestation de son caractère national.
10 11
László Németh, Magyarok Romániában [Hongrois en Roumanie], op. cit., p. 19-20. Ibid., p. 25.
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C’est de ce même caractère national qu’il cherche les traces à Bucarest. Les boulevards, l’architecture moderne lui rappellent Budapest, construite et reconstruite dans la deuxième moitié du XIXe siècle, mais cette modernité « de parvenus » ne l’éblouit pas. En revanche, l’intégration spontanée de la population de la campagne à la vie urbaine, la fidélité des anciens paysans à leurs coutumes rurales, cette absence de distance entre les différentes couches sociales, qui n’existe pas en Hongrie, le séduisent. Citons à titre d’exemple un petit extrait de la relation d’une soirée passée dans un restaurant de Bucarest avec un jeune diplomate roumain et un folkloriste : « Ce même sourire brille autour de la bouche du chanteur roumain, se mêlant à une petite peine de cœur paysanne. Il n’est pas ici simplement un esclave chargé de divertir les clients, mais un maître de chant primitif qui fait asseoir son auditeur à son côté pour le faire bénéficier de l’élément humain de la chanson. Recevoir ses honoraires est une nécessité, mais ce qui est vraiment important, c’est la chanson.12 »
Mais ce sont les collections du Musée Ethnographique et les disques folkloriques entendus à l’Association de Compositeurs qui exercent sur lui l’impression la plus profonde. Ils rappellent à Németh la description donnée par Frobenius dans son traité des anciennes cultures africaines, Kulturgeschichte Afrikas. La culture populaire roumaine est, pour Németh, plus proche de celle des tribus africaines que du folklore hongrois (et par là, elle est plus authentique). « J’entends dans ces chants les documents d’une véritable culture historique, à moitié intacte, dans lesquels l’extase des rites portés au théâtre ne s’est pas encore tout à fait éteinte.13 »
12 13
Ibid., p. 32. Ibid., p. 37.
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Les quatre voyageurs passent quelques jours à Constanţa, la Côte d’Azur roumaine. Németh retrouve ici aussi son sujet préféré : le contraste de la modernité à l’occidentale et de l’ancienneté orientale de la culture populaire autochtone. Nous pouvons illustrer cette recherche obstinée des paradoxes roumains de l’auteur hongrois par une citation assez amusante où le nudisme traditionnel est opposé au nudisme moderne. Les gens modestes se baignent dans un lac d’eau douce, près de la mer : « Les femmes et les hommes nus se baignaient ici ensemble, dans une communauté corporelle, tout en oubliant leurs corps, suivant les mœurs archaïques, à la fois innocentes et impudiques des peuples de la Mer Noire. » Sur la côte élégante de la mer Németh découvre une autre plage nudiste, pour les touristes plus aisés : « Ce qui, dans l’eau douce, est une coutume orientale, devient dans l’eau salée une acquisition empruntée du Nord. S’affrontent ici la nudité douce des pauvres en tant que tradition remontant au passé lointain et la nudité salée des riches en tant que programme psychologique.14 »
Tous ces éléments, et encore une foule d’autres détails, montrent à quel point Németh a emporté dans ses valises ses préjugés sur les confins. Il les recherche, pareils à ceux qu’il a découverts déjà dans son propre pays, ou même plus authentiques que ceux de la Hongrie : plus authentiques parce que la civilisation roumaine est une civilisation étrangère, et la rencontre avec l’altérité fait partie, par définition, de l’expérience de la découverte des confins. Mais le véritable critère de l’appartenance aux confins est géographique, les Roumains, peuple vivant à l’Est et au Sud de la Hongrie, appartiennent déjà aux Balkans, région exotique mais arriérée par rapport aux autres pays de l’Europe conformément à une idée répandue dans les milieux hongrois selon
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Ibid., p. 43.
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laquelle les limites de l’Europe se trouvent à la frontière séparant la Hongrie de la Yougoslavie et de la Roumanie. Pour assouvir davantage leur passion pour les confins, nos Hongrois, après leur retour à Bucarest, rencontrent le professeur Gusti à la Fondation Royale et préparent ensemble leur voyage dans le village le plus haut placé en altitude de Roumanie, Şanţu, village de montagne dans la Hargita, pour y étudier le travail de l’équipe sociologique de Gusti. Si pour l’équipe hongroise, le Bas-Danube représentait les « confins », ce village de haute montagne apparaît comme « le bout du monde ». Cet épisode du voyage des Hongrois est certes une véritable aventure (égarement, rencontre fortuite et heureuse avec les hôtes, voyage en chariot, hébergement dans une maison privée), mais ce qui fait de cette excursion le point culminant du récit de Németh est l’examen docile et en même temps rigoureux du travail de l’équipe de Gusti. Németh analyse avec minutie, de façon impartiale, comment les explorateurs roumains redécouvrent leur propre peuple, et comment ils enseignent aux villageois, en retour, l’hygiène, la construction, la culture nationale, réduisant ainsi les différences induites par la modernisation du pays entre couches sociales et régions. En d’autres termes, ils relient les confins au centre. La leçon que Németh tire de cette expérience et de tout son voyage en Roumanie est très amère et ce pour deux raisons. D’abord, parce qu’au fond, la Roumanie lui est cause de déception, au point le plus sensible ; en effet, malgré les efforts de Gusti et de son équipe, malgré les aspirations des intellectuels d’esprit « populiste », les classes dirigeantes ne gèrent pas bien l’héritage du passé, ne sauvegardant pas avec l’efficacité nécessaire la base identitaire du peuple roumain. Il apprécie l’élan, l’énergie de l’élite de ce pays qu’il voit « jeune », fait l’éloge des jeunes diplomates, et en général, des intellectuels roumains qu’il a eu l’occasion de rencontrer, compétents, sûrs d’eux-mêmes et pleins d’énergie Il approuve le fonctionnement des organismes officiels, les subventions accordées par le pouvoir à des initiatives que les
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autorités hongroises accueillent avec animosité ou avec une indifférence cynique, mais il ne manque pas pour autant de critiquer l’influence de l’esprit nazi ou fasciste sur la jeune génération. Si son bilan, sur le plan « diplomatique », est « globalement positif », il est obligé d’admettre qu’il n’a pas trouvé d’alliés véritables parmi ses partenaires et interlocuteurs roumains, notamment en ce qui concerne sa conception de « la fraternité de lait », la Confédération Danubienne, la défense de valeurs communes face à l’esprit et la pratique du bolchevisme et du nazisme, et - n’oublions pas - face aux valeurs de la civilisation qu’il considère comme cosmopolites et occidentales. Bien rares sont en Roumanie les intellectuels prêts à partager son enthousiasme pour les richesses culturelles et morales découvertes dans les confins. Or, dans son esprit, sans alliance et sans concentration des énergies spirituelles communes, tous les pays de l’Europe centrale et orientale sont en danger mortel. La nouvelle Roumanie est trop jeune, trop bouillante, trop aveuglée par ses succès dans la modernisation pour écouter les mises en garde contre l’aventurisme, trop confiante pour déchiffrer les mauvais présages de la politique européenne : les alliés potentiels de Németh ne sont pas conscients des dangers qui menacent l’une et l’autre nation. Et c’est un Németh plutôt résigné et assez pessimiste concernant l’avenir des deux pays qui repasse les Carpates et quitte les confins roumains. C’est dans cet état d’esprit qu’il affronte la situation de la minorité hongroise en Transylvanie, et c’est la deuxième raison de son pessimisme. Sa visite au village natal de son ami, le grand écrivain hongrois d’origine sicule, Áron Tamási, à Farkaslaka, lui révèle l’isolement total, l’abandon du « petit peuple » des villages de la terre sicule et de la région de Kalotaszeg. Il découvre, en Roumanie, les confins de la Hongrie, et, appliqué à la minorité hongroise en Roumanie, ce terme fait naître un troisième sens du concept. Les confins hongrois de Transylvanie, si on les confronte avec les confins roumains (Giurgiu, Constanţa, Şanţu), signifient le délaissement, une
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décadence totale. Un critique hongrois compare le parallélisme fait par Németh entre les confins roumains et hongrois à celui de Tacite, dans la Germanie. De même que les éloges que Tacite adresse aux tribus germaniques ne constituent qu’une critique indirecte de l’Empire Romain, Németh s’en prend à la politique sociale et culturelle de la Hongrie en la comparant avec l’évolution du pays voisin. C’est donc ainsi qu’il décrit la terre sicule : « Quelle espèce de désert s’offre à la vue du voyageur ? Mal informé qu’il était, ce voyageur s’enflammerait à l’idée d’organiser une expédition pour découvrir ce pays isolé, inconnu… La terre sicule est en effet le coin le plus perdu de l’Europe... comme si le train s’approchait de son terminus, au-delà duquel on ne trouve que des forêts, pauvres même en gibier. ‘Quand je reviens ici - dit un de mes amis qui connaît bien cette région -, c’est comme si j’arrivais au terminus de l’humanité.’ »
Plus tard Németh radicalise cette évocation désolée en comparant sa petite équipe à celle d’un moine hongrois du Moyen Âge partant pour la Magna Hungaria, au delà de la Volga, pour retrouver les Hongrois restés sur leur terre d’origine : « Nous sommes les Juliens fatigués de ce peuple hongrois d’Outre-Volga.15 » Retrouvant sa profession d’origine (il était au départ médecin), Németh établit un diagnostic impitoyable. Complexées, souffrant de la « névrose des minorités », les classes dirigeantes des Hongrois de 15 Tanú, op. cit., p. 67 et 69. Julianus était un moine dominicain hongrois parti en mission en 1235 aux frais du dauphin, le futur Béla IV, via Constantinople, la Mer Noire, pour reprendre contacts avec les Hongrois, restés dans leur pays d’origine, dans la région de l’outre-Volga, appelée par eux « Magna Hungaria ». Lors d’une autre expédition, il devait être averti de la défaite des troupes hongroises et bulgares de la Volga contre les Tartares, dont l’invasion commença en 1241. En 1938, le romancier János Kodolányi écrira un roman inspiré par la figure de « Julien », Juliánus barát.
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Transylvanie portent la plus lourde responsabilité de leur situation désespérée. De leur côté, les autorités hongroises mènent, à l’égard des Hongrois de l’extérieur, une politique incohérente. Organiser des meetings pour réclamer le retour des territoires perdus, se plaindre auprès de la Société des Nations, poursuivre une politique de récriminations, n’est d’aucun secours pour la population hongroise des pays voisins, mais conduit sûrement à une impasse historique. Ce médecin, cependant, ne propose aucune thérapie. Si, dans la conception de Németh, la minorité hongroise a pour vocation de jeter un pont entre le peuple roumain et le peuple hongrois, ce pont n’atteint pas vraiment l’autre rive. Il n’atteint même pas la première rive : les deux têtes de pont étant abandonnées, la minorité hongroise est réduite à l’inaction. Abandonnée à son triste sort par les deux gouvernements, elle souffre d’un chômage endémique. Cette politique est suicidaire, et les pronostics sont extrêmement pessimistes : les maux dont souffre la minorité hongroise frapperont bientôt la « mère-patrie » et, avec elle, toute la région, y compris les Roumains et les peuples slaves. C’est par cette prophétie que se termine le récit de voyage. Il faudrait consacrer un autre exposé à l’accueil qui lui a été fait. La consternation des milieux intellectuels virera bientôt à la haine. Certains auteurs, des deux côtés de la frontière, refusèrent ce texte, tant dans les prémisses que dans les conclusions. Leurs contre-attaques visèrent aussi bien Németh que le jeune journaliste Iván Boldizsár, son compagnon de route, qui publia ses réflexions dans un essai intitulé Le Deuxième Trianon de Transylvanie. D’autres se contentent de réclamer des « correctifs » à leurs conclusions « exagérément défavorables ». Certains porte-parole de l’intelligentsia minoritaire font leur autocritique. Naturellement, c’est avant tout la deuxième partie, celle consacrée à la Transylvanie, qui retient l’attention des lecteurs. C’est à travers cette dispute que l’aspect proprement littéraire du récit de voyage surgit irrésistiblement.
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À la première lecture, Hongrois en Roumanie apparaît comme un pamphlet ou une étude politique, une analyse politologique, dirionsnous aujourd’hui. Dans cette perspective, il est très facile de montrer le caractère hâtif, peu fondé de ses conclusions, qui s’appuient souvent sur des renseignements peu fiables. Les analyses manquent de profondeur et sont entachées de parti pris. Retenons toutefois la critique de Lajos Gogolák, lui-même auteur d’un récit de voyage sur Prague, qui reproche à Németh de traiter la situation de la Hongrie en Europe Centrale en philologue, ethnographe, linguiste et homme de lettres, tout en négligeant la réalité historique et surtout les points de vue politiques proprement dits. Pour être émouvantes, les visions et les utopies de Németh témoignent en effet d’un grand dilettantisme politique. Aucun pays au monde ne pourrait suivre, dans sa diplomatie et sa politique étrangère, la voie préconisée par les textes de Németh. Mais alors une question se pose : l’œuvre de Németh est-elle inutile ? Pour y répondre, c’est sur son aspect littéraire qu’il conviendrait de s’étendre. Il est intéressant de lire à cet égard l’avis du troisième membre de l’équipe de voyageurs, Zoltán Szabó, qui a rendu compte, lui aussi, de son expérience personnelle sur leur voyage sur le Bas-Danube, dans un récit de voyage intitulé Au-delà des Portes de Fer (1937). Szabó donne un aperçu, dans un essai sur la vague de récits de voyage, écrits dans les années 1930 par les membres de la génération de Németh László : Passage à Douvre de Cs. Szabó, Suomi, le pays du silence de János Kodolányi, Patrouille dans l’Empire du Coucher du Soleil de Sándor Márai, Un voyage à Prague de Lajos Gogolák, Dans les confins de deux mondes de László Makkai, Voyage sentimental de Ferenc Fejtő. On peut y ajouter La Russie de Gyula Illyés et Mille kilomètres sur la terre de la Russie de Lajos Nagy. Il ressort de cette liste que le livre de Németh n’a rien d’une entreprise solitaire. Szabó indique deux raisons à la naissance de cette vague : d’une part, la nouvelle génération d’intellectuels a perdu confiance dans sa perception de la situation de la Hongrie dans le contexte (centre-)européen, imposée sur la jeunesse par l’idéologie
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officielle. Ils essaient donc, d’autre part, de trouver des nouveaux points d’orientation. De ce nouveau courant, les récits de voyage (et parmi eux celui de Németh) sont les manifestations. L’unique zone libre, non contrôlable par l’Académie, par l’Université, par les centres scientifiques et politiques, c’est la littérature. C’est dans cette zone que la pensée réformiste peut parvenir à sa maturité, sans être trop gênée par la critique rigoureuse. La génération des jeunes réformateurs cultive donc les genres semi-littéraires - la sociographie, la biographie et le récit de voyage. L’intuition, forme de connaissance touchant à l’essentiel sans être soumise au contrôle de la raison, le transport et l’emportement de l’auteur, les états émotionnellement excessifs, la généralisation à partir d’un seul cas, le hasard révélateur, les pressentiments, prophéties, espérances et déceptions, etc. : toute la machinerie de la connaissance littéraire du monde pénètre dans les genres du journalisme et de la description scientifique. Pour convaincre et pour séduire le lecteur, il est permis de faire usage de ses capacités littéraires, de son style. Le récit de voyage en lui-même est ou peut être un genre littéraire « pur ». Mais le livre de László Németh représente une variante particulière du récit de voyage que j’appellerais, faute de mieux : récit de voyage appliqué. Ses détracteurs lui reprochent la fausseté de ses jugements, le manque de fondement de sa prophétie pessimiste, ses apologistes insistent sur son caractère littéraire. Malgré le bien-fondé de la critique des détails, il faut, avec le recul de plusieurs décennies, rendre justice à son talent littéraire. Le récit de voyage sert à Németh d’alibi pour exprimer librement, sans retenue, sa critique impitoyable, exercée sur l’esprit officiel du pays et pour formuler sans entraves son programme réformiste. Il est évident que Németh ne tire pas, dans son récit, de conclusions qu’il n’aurait eu en tête au préalable. Il arrive en Roumanie plein de préjugés, avec des idées toutes faites sur les confins qu’il confronte, c’est vrai, avec la réalité du pays visité, qu’il vérifie au cours de son voyage. Mais sa préconception est si forte que les contre-
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arguments ne résisteraient pas face à ses convictions. Or le récit de voyage est le genre littéraire par excellence qui permet à l’auteur de rester subjectif, tout en feignant de se tenir aux règles du jeu de l’objectivité. On peut donc considérer le Voyage en Roumanie comme un effort hors du commun d’un intellectuel hongrois de l’époque d’atteindre le nœud des problèmes graves qui se posent aux nations de l’Europe Centrale, et comme un effort héroïque (et naïf à la fois) de trouver une solution à ces problèmes, par l’intermédiaire du schéma de la « découverte des confins ».
LES VOYAGES DE MONSIEUR SIMENON : CONFINS ET INVERSIONS DES CONFINS DANS L’EUROPE DES ANNÉES TRENTE SELON GEORGES SIMENON
Boris CZERNY (Université de Caen)
L’étude de l’œuvre de Simenon, rendue célèbre par les enquêtes du commissaire Maigret, relègue apparemment le chercheur aux confins de la création littéraire, dans un espace occupé par la littérature policière bas de gamme et les collections à bon marché. Cette position peu avantageuse permet de délaisser la problématique esthétique et d’aborder la question de la « société »1 d’un texte à la limite entre le roman réaliste-psychologique et le reportage. Si les investigations sociales à partir des fictions romanesques sont rarement concluantes, les débuts de Simenon en tant que journaliste à Liège de 1919 à 1922, puis sa transition progressive de l’activité journalistique à l’écriture romanesque entre 1931 et 1937, incitent à une définition globale de son univers de représentation. Au début des années trente, l’écrivain belge, qui a déjà écrit un nombre impressionnant de feuilletons, publiés pour la plupart dans la
Claudine Gothot-Mersch, « Le travail de l’écrivain » in Lire Simenon : Réalité, fiction, écriture, Bruxelles, Labor, 1980, p. 72.
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© Cultures d’Europe centrale no 3 (2003)
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presse populaire2, rêve d’un grand destin. Il ne se satisfait plus de ces voyages immobiles qui le menaient, lors de la rédaction de romans d’aventure, en Asie, en Afrique, sur les plages du Pacifique ou dans les bouges de Chicago. Il lui suffisait alors d’ouvrir un atlas et de consulter une encyclopédie sur la faune et la flore pour créer artificiellement un climat propre à répondre aux attentes d’un public émergent, semicultivé, avide de trouver dans des objets de consommation faciles un peu de ces couleurs et de cette vie qui faisaient défaut dans la France de l’après Première Guerre mondiale3. Au lendemain du Congrès de Versailles et de la recomposition de l’Europe, ce désir d’exotisme s’accompagne d’un intérêt inédit pour l’actualité internationale qui occupe désormais une place importante dans la presse française. Joseph Kessel, Helsey, Albert Londres, Henri Béraud, Bernard Lazare et André Gide sont parmi les plus fameux représentants d’une littérature orientée vers une redécouverte du monde à laquelle espère bien participer Simenon4. Initié en 1928 par la visite, par les canaux et les rivières, de la France profonde, le voyage se poursuit en 1932 par une traversée de l’Afrique, de l’Égypte à l’équateur, une croisière en Méditerranée en 1934. La même année un tour du monde en cinq mois qui le conduit du Havre aux Indes, en passant par New York, Panama, la Colombie, les îles Galápagos, Tahiti, la Nouvelle-Zélande et l’Australie. En 1945, son attitude ambiguë lors de l’Occupation l’incite à changer d’air et à quitter la France. Il trouve refuge aux USA qu’il parcourt du Nord au Sud, du Maine à la Floride. Chacun de ces voyages, ainsi que ceux qu’il effectua en 1931 de la Meuse à la Laponie finlandaise et, en 1933, en Europe centrale et orientale, firent tous l’objet d’articles dans différentes revues dont Voilà, « l’hebdomadaire du reportage », qui eut un temps Joseph Les titres des journaux auxquels collaborait Simenon à cette époque sont très évocateurs, entre autres : Frou-Frou, Sans gêne. 3 Eugène Weber, La France des années 30 : Tourments et perplexités, trad. fr. P. Dauzat, Paris, Fayard, 1995. 4 Georges Simenon, Mes Apprentissages, Paris, Omnibus, 2001, p. 354. 2
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Kessel pour rédacteur en chef5. La valorisation dans ses écrits journalistiques de détails prosaïques comme, par exemple, la liste des prix de certains produits d’alimentation6 et la description très simpliste des modes d’habitation, la prédilection pour un ton proche de celui de la conversation, semblent opposer un démenti permanent à l’Histoire qui n’est que très rarement évoquée. La vision de Simenon est celle d’un « monsieur tout le monde »7 confiné à l’intérieur de ses certitudes, en somme un homme moyen, socialement, culturellement, qui fait le choix d’être en marge des grands mouvements qui secouent les masses et les États. Si l’immobilité est privilégiée, la sortie hors du quotidien est rendue indispensable par la nécessité de prouver la validité de sa position, car « à voyager on se casse le nez ; on effeuille ses illusions. On pourrait même dire sans trop exagérer qu’on voyage pour faire le compte des pays où l’on n’aura plus envie de mettre les pieds.8 »
Le périple dans l’Europe de 1933 menacée par la montée du nazisme en Allemagne commence par une visite prudente des frontières de la France. Simenon se dit anarchiste9 et humaniste, il recherche l’homme authentique, débarrassé des pesanteurs de la civilisation et des conventions dans la neutralité des espaces ouverts. Aux premiers jours Pour les différents journaux et revues, les titres des reportages et leur date de publication, voir Mes Apprentissages, op. cit., p. 1042-1053. 6 C’est une de ses préoccupations essentielles lors de la visite d’Odessa, Mes Apprentissages, op. cit., p. 888. 7 Référence au titre d’un roman de Simenon, La Fuite de Monsieur Monde (1944) qui évoque le départ précipité de l’écrivain aux USA après la Libération. 8 « Tahiti ou les gangsters dans l’archipel des amours », Mes Apprentissages, op. cit., p. 519. 9 Pierre Assouline, Simenon : Biographie, Paris, Julliard, 1992, p. 270 et E. L. Shraiber, Zhorzh Simenon [Georges Simenon], Leningrad, 1983, p. 51. Nous avons adopté le système anglo-américain de translittération des noms propres. Mais nous avons conservé les graphies habituelles pour les personnes célèbres, comme pour Dostoïevski ou Ehrenbourg. De même les noms des personnages « russes » cités par Simenon sont repris tels qu’ils sont présents dans les différents textes. 5
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de son voyage aux limites de la France, puis de l’Europe septentrionale, jusqu’au port de Kirkenes où se rejoignent la Finlande, la Norvège et l’Union soviétique, les frontières ne sont pour le journaliste que des lignes fictives qui divisent artificiellement des espaces indistincts, des villes, des familles. Les barrières douanières infèrent un morcellement de l’espace et du temps, une absence d’harmonie qui confine à l’immobilité. Wilno est un territoire polonais isolé du reste de la Lituanie par une barrière de sapins et des cordons de militaires qui ne communiquent que par coups de fusils. Les trains ne traversent plus certains espaces et doivent décrire de fantastiques détours pour aller d’un point à un autre. Des destinations ont été rayées, comme si les villes avaient mystérieusement disparu. Près de Kowno, note le journaliste, « une voie de chemin de fer qui a été coupée ne mène plus nulle part »10. Simenon glisse dans le monde de l’absurde. Toute une constellation de petits États nés au lendemain du Congrès de Versailles ont des prétentions démesurées et entretiennent des armées d’opérette. Partout, à Budapest, Varsovie ou Bucarest, quelques privilégiés jouent à imiter la vie « à la française » sans en avoir les moyens. La Pologne est symbolisée par des semi-mondaines qui dansent le soir dans des habits luxueux avant de regagner au matin leur logement crasseux. Au cours de son voyage dans l’Europe de 1933, Simenon semble perdre un certain nombre de ses illusions. Ses affirmations sur l’unité du monde se font plus rares. Il cède à l’agacement devant les exigences territoriales de ces États du fin fond de l’Europe qui vivent du souvenir d’un passé glorieux désormais trop lourd à porter pour eux. Après la Pologne, les États baltes, la Roumanie, Simenon, navigant sur des bateaux soviétiques et italiens, visite l’URSS et, avant de gagner la Turquie, fait halte à Odessa, Sébastopol, Yalta, Sotchi, Batoum en Géorgie. Dans les années soixante-dix, il déclarera que lors de ses
10
Mes Apprentissages, op. cit., p. 772.
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voyages la Russie était entrée en lui, étrange, originale et lumineuse11. Ces propos ne coïncident pas avec ses impressions de route rassemblées sous le titre Le Sixième Continent. En franchissant, très difficilement, la frontière soviétique, l’écrivain atteint ce point extrême où la réalité bascule pour devenir un spectacle carnavalesque effrayant, dont l’illustration la plus anodine est la présence sur la scène d’un théâtre d’acteurs qui portent des fausses joues pour paraître en meilleure santé. Le mensonge rejoint l’indétermination d’un espace où les êtres et les choses perdent leur consistance et disparaissent dans une masse inerte. Ce n’est pas l’absence de magasins ou de voitures qui fait le vide, « ce sont les gens. Le fond de ma pensée, c’est qu’ils ont l’air d’aller nulle part. Une rue ou une autre ça leur est égal. Ce qui est hallucinant [...], c’est l’absence de toute base solide, de toute réponse directe, de tout regard limpide.12 »
L’écrivain belge ne découvre pas un pays. Il traverse un décor où le temps est aboli au prix de l’anéantissement décrété du passé et de ceux qui le représentent, les koulaks et leurs enfants, qu’il retrouve sur le pont d’un navire où l’on attend qu’ils meurent. S’il est des lieux que l’on parcourt, d’autres que l’on visite, la Russie est un chronotope vide d’où Simenon, malgré les tracasseries administratives, essaie de s’échapper le plus rapidement possible. « Partir ! Jamais je n’ai si bien compris le sens de ce mot... Je ne regarde même plus du côté de la ville. [...] Partir, être n’importe où, mais ailleurs.13 »
Les vingt-trois articles consacrés au voyage en URSS s’achèvent par un hymne à la France, terre de traditions et d’histoire, amoureusement façonnée et entretenue par un vieux jardinier. L’« anarchiste » qui dénonçait au début de son périple européen l’ineptie des frontières, E. L. Shraiber, Zhorzh Simenon, op. cit., p. 4. Ibid., p. 898. 13 Ibid., p. 903 et p. 923. 11
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emprunte désormais un ton volontiers conservateur. Certes la France est un « vieux jardin entouré de murs pas toujours très solides, [...], mais il ne faudrait pas venir marcher sur ses plates-bandes [...] parce que le vieux jardinier deviendrait enragé.14 »
Simenon reste très elliptique sur l’identité des perturbateurs de la quiétude édénique, mais l’indétermination dissimule mal cette évidence qu’il a su forger aux cours de son périple. Le danger vient de l’Est. L’auteur des Maigret revint de Pologne, de Lituanie et de Russie sans avoir rien vu des mystères et des beautés cachées que, selon l’historien Czesław Miłosz, recelaient les confins polyphoniques de l’Autre Europe15. Ses descriptions des villes sont des plus succinctes. Odessa n’est qu’un port avec des cheminées d’usine et quelques bateaux. À une vision qu’il juge superficielle, il oppose un univers de sensations, une atmosphère le plus souvent morne et grise. A Wilno, cité à laquelle il consacre les plus nombreuses pages, il note la déréliction morale et le délabrement général. « Il y a des grandes maisons tristes où l’on remplace les vitres par du carton à mesure qu’elles cassent, des rues neigeuses où filent des traîneaux puants, et des pauvres, des pauvres tous les dix mètres […].16 »
Il se rend dans un village proche de l’ancienne capitale lithuanienne et ne rencontre que des silhouettes difformes et des jeunes filles juives prêtes à s’expatrier et à se prostituer pour permettre à leur famille de survivre. Partout il se sent assailli par des odeurs inconnues, des effluves nauséabondes qui montent d’une masse en décomposition.
Ibid., p. 805. Czeslaw Milosz, Empereur de la Terre, trad. fr. Laurence Dyèvre, Paris, Fayard, 1987. 16 Mes Apprentissages, p. 776. 14 15
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« Des hommes me suivent, d’autres me précèdent. Je n’ai pas fait dix pas dans le couloir [de l’asile de nuit de Varsovie] que déjà je voudrais m’en aller. D’abord, il y a l’odeur. J’ai pénétré dans les huttes des Pygmées, au Congo. J’ai visité les égouts de Paris. Cette odeur-là est plus terrible. C’est une buée. Il fait froid dehors, surchauffé à l’intérieur, et ça vous prend à la gorge, âcre, nauséabond.17 »
Le voyage dans l’espace se double d’une projection dans le passé barbare des civilisations peuplées d’êtres primitifs qui se déplacent en hordes. Empruntant, sans doute involontairement à la symbolique juive des persécutions et des pogromes, l’image des plumes des duvets qui s’éparpillent au vent, Simenon décrit la foule des émigrants humiliés qui attendent un visa pour partir d’URSS. Il ne distingue aucun visage, aucune forme précise. « Leur passeport est russe, mais les soviets n’en veulent pas. Ils sont là sur le quai, avec des matelas, des lits de fer [...], des choses sans nom qu’ils ont traînées avec eux depuis des semaines avant d’atteindre le port. Il y a des hommes, des femmes et des bébés. Et dans le poste de douane on commence par faire découdre les matelas et les vêtements. »
Tous se retrouvent sur les ponts des navires qui parcourent le monde. Ils forment un univers en suspension entre ciel et terre, qui « vient de l’infini et retourne dans l’infini »18. La symbolique du lieu confine à une représentation universelle de la perte d’identité suggérée également par le destin de Trotski. L’ancien chef de l’Armée rouge, que Simenon fut un des rares journalistes occidentaux à pouvoir interviewer lors de son exil en Turquie, en juin 1933, vit au large de Constantinople, sur l’île de Prinkipo, là où une rive s’appelle l’Europe et l’autre l’Asie. La situation spatiale de Trotski est peu différente de celle des habitants de Wilno et de quatre Juifs polonais devenus rois de la confection à New York que
17 18
Ibid., p. 862. Ibid., p. 368 et p. 366.
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l’écrivain belge rencontrera sur un yacht au beau milieu du Pacifique19. Ils sont tous isolés, détachés de continents qui ne les acceptent pas. Le révolutionnaire russe est cantonné sur une langue de terre et, comme une projection de sa propre destinée, il lit Le Voyage au bout de la nuit de Céline dont une édition fatiguée traîne sur son bureau20. Trotski, à la fin de son entretien, se livre à une analyse de la situation mondiale et prophétise une explosion guerrière inévitable en Allemagne. A Berlin, Simenon fait le constat de la déliquescence morale et économique qui ronge le pays. Des étrangers se livrent à la spéculation, les cabarets offrent des spectacles malsains, des « pédérastes » s’embrassent en pleine rue. Le chaos règne et la venue au pouvoir de Hitler, que l’on redoute en France, paraît, selon le journaliste belge, tout à fait justifiée. Il est celui qui remettra de l’ordre en Allemagne et redonnera sa dignité à un peuple humilié par la défaite de 1918. En se dirigeant vers l’Est, la Pologne et la Lituanie en particulier, l’origine du danger qui menace l’Europe et qui, selon Simenon, a failli détruire l’Allemagne, se précise. Le nouveau tracé des frontières a créé des zones de tensions entre des États prêts à tout pour gagner quelques mètres de terre. Les Lituaniens réclament Wilno, les Allemands revendiquent Memel. Les Polonais affirment leur droit sur la Silésie et l’Ukraine occidentale. Loin d’unir, les confins divisent des peuples qui cohabitent sans se rencontrer. Le grouillement cosmopolite provoque l’irritation du journaliste qui s’adresse à un interlocuteur que l’on imagine plein de bon sens. « Rendez-vous compte qu’on leur a dit, à tous tant qu’ils sont, à des millions et des millions de gens qui vivaient sans trop savoir où étaient les frontières, que les peuples […] ont le droit de disposer d’eux-mêmes. Ils essaient [...], mais ce n’est pas facile ! Même dans un seul village, n’importe lequel, où l’on
19 20
Ibid., p. 512. Ibid., p. 833.
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parle deux ou trois langues et où il y un pope, un curé, un rabbin, un pasteur et deux sorcières.21 »
Simenon, qui est originaire de Liège, ville aux points de rencontre des frontières, allemandes, belges et hollandaises, et de trois cultures, française, saxonne et batave, reste solidement attaché à la régularité et à l’ordre. Au paysage ouest-européen, où chaque pierre témoigne de la lente édification de l’Histoire, il oppose le destin de ces êtres qui ne connaissent pas leur origine ou qui la dissimulent, surtout quand ils sont Juifs. A Vienne, puis, quelques jours après, à Prague, il rencontre un journaliste juif polyglotte qui se présente alternativement comme étant allemand, autrichien et tchèque. Cet apatride né est le représentant d’une invasion barbare qui déferle de l’Est et menace l’intégrité culturelle des vieilles nations. Comparant les vagues successives d’émigration à un vaste cross au cours duquel les éléments les plus faibles sont petits à petit éliminés et les plus endurants sont purifiés dans les eaux du Rhin, Simenon arrive au constat, effrayant pour lui, que la polarité des confins, en 1933, a été inversée. « Les Français ont pris l’habitude de croire que l’Europe commence en France, alors qu’elle y finit. [...] Elle commence, en réalité, du côté de l’Oural, du Caucase, enfin quelque part par-là, où il est difficile de dire si c’est l’Asie ou si ça ne l’est plus.22 »
Mis à part le roman Les Gens d’en face (1932) inspiré doublement par son séjour à Batoum et par la nouvelle Le Joyeux Paolo (Vesjolyj Paolo, 1926) d’Ilya Ehrenburg23, aucune autre œuvre de Simenon ne se déroule en URSS ou dans un des pays de l’Est européen qu’il a visités. Ibid., p. 792. Ibid., p. 789. 23 Sur les relations entre Ehrenbourg et Simenon, voir B. Frezinsky, « Piat’ siuzhetov iz istorii franko-sovetskikh sviazei : Chert menia dernul vliubit’sia v chuzhuiu stranu... » [Cinq sujets sur l’histoire des relations franco-soviétiques. Qu’est-ce qui m’a pris de tomber amoureux d’un pays étranger…], Mezhdunarodnyi zhurnal, Vsemirnoe slovo [La lettre internationale], no 13, 2000, p. 73. 21 22
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L’écrivain juif russe qu’il rencontre à Montparnasse servira, semble-t-il, de modèle au père de Maigret pour le personnage de Radek dans La Tête d’un homme (1930)24. Ehrenbourg, qui craint d’être filé par les agents du GPU et qui est fiché par la police française en tant que propagandiste bolchevique, incarne l’intellectuel étranger en exil à Paris, travailleur, sérieux, mais inquiétant. De nombreux étudiants russes et polonais séjournaient dans la pension que tenait à Liège la mère du futur écrivain. Il affirmera plus tard qu’ils l’initièrent à la littérature russe, à Dostoïevski, Tolstoï, Tchekhov et Gogol qui devinrent ses modèles25. « A leur contact, il apprendra également à distinguer M. Chechelowski qui est un vrai russe de Mlle Pauline Feinstein qui est juive polonaise. » 26 Les Polonais et les Russes ne sont présents que dans un nombre limité d’œuvres de Simenon, dont La Tête d’un homme, Le Chemin sans issue (1936) et la nouvelle Stan le tueur (1938) dans laquelle Maigret est aux prises avec une bande sanguinaire d’hideux criminels qui vivent à six ou sept dans une seule pièce en se partageant la même femme. Par contre, de très nombreuses nouvelles et de romans écrits dans les années trente qui se passent en France, comportent des personnages juifs originaires le plus souvent de Wilno ou d’Odessa. Ils constituent cette « élite » de l’émigration qui a su se « débarrasser de ses bottes molles et de ses lévites avant d’atteindre Paris27 ». L’arrivée de Pietr-le-Letton est annoncée par un chapelet de télégrammes envoyés par toutes les polices du Nord et de l’Est de
24 Ewa Bérard, La Vie tumultueuse d’Ilia Ehrenbourg, Paris, Ramsay, 1991, p. 168 et I. Erenburg, Liudi, gody, zhizn’ [Les Gens, les années et la vie], t. 8, Moscou, 1966, p. 536-542. 25 Pol Vandromme, Georges Simenon romancier russe de langue française, Lausanne, l’Âge d’Homme, 2000, et E. L. Shraiber, Zhorzh Simenon, op. cit., p. 16. 26 Les citations des œuvres sont données d’après la collection en vingt-cinq volumes Tout Simenon [dorénavant TS], Paris, Presses de la Cité, 1988-1992. Ici Pedigree, TS 2, p. 678. 27 Mes Apprentissages, p. 789.
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l’Europe qui permettent de reconstituer l’itinéraire du bandit jusqu’à la gare du Nord où va l’attendre le commissaire Maigret. « Comme ses coreligionnaires, il porte sur lui les stigmates des grands voyageurs habillés de ces costumes qui dégagent une véritable odeur de train et proclament que l’Homme vient de traverser l’Europe de bout en bout.28 »
En traversant la limite ténue entre la réalité journalistique et la fiction, ces vagabonds internationaux ont acquis de la chair et une identité. Les troupes affamées sur les bateaux ont cédé leur place à des êtres replets et gras qui voyagent en autos-couchettes. Les cinquante et une minutes d’arrêt d’un train à Jeumont, à la frontière franco-belge29 ne sont qu’un sursis dû à un crime perpétré par une belle autrichienne sur un très riche banquier au « type israélite prononcé » qui, après avoir collaboré avec le parti nazi, a décidé de fuir l’Allemagne. L’invasion a commencé. Des millions de Juifs venus de Pologne et de Lituanie ont déjà pénétré la France profonde où ils se cachent sous de fausses identités, quand ils ne livrent pas à des crimes sordides. Dans le Fou de Bergerac, avant de devenir un pervers sexuel, un dénommé Samuel Meyer, né en Pologne ou en Yougoslavie, tenait un magasin de timbres à Alger qui dissimulait un trafic de faux papiers. Il entretenait tout un réseau et avait des ramifications dans le monde entier. Son fils officie à Bergerac comme médecin sous le nom de Rivaud. Pour établir le lien de parenté entre les deux hommes, le commissaire s’appuie sur des données physiques. La charge devient violente et haineuse. Le ton est celui d’un propagandiste. Il se livre sur deux pages à une longue digression sur les capacités d’adaptation des ces étrangers au nom imprononçable qui se tiennent à la limite de la légalité et corrompent les sociétés par les marges avant d’en ronger le cœur30. Selon un procédé particulièrement utilisé dans la littérature et la presse française de l’entre-deux guerres, Simenon s’arrête en détails sur Georges Simenon, Deuxième Bureau, 1933, cité par Pierre Assouline, op. cit., p. 57. Jeumont, 51 minutes d’arrêt, TS 24. (Première publication, 1936). 30 Le Fou de Bergerac, op.cit., p. 500-501. 28 29
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les caractéristiques morphologiques de ses personnages juifs. Dans Un Monsieur libidineux (1927), Monsieur Gallet décédé (1931), L’Aîné des Ferchaux (1934), La Jeune Fille aux perles (1932), Lili sourire (1930), Deuxième bureau (1933), Pietr-le-Letton (1931), Les trois Rembrandt (1929), Jeumont, 51 minutes d’arrêt (1944), les portraits des israélites et des émigrés en provenance de Wilno regorgent de stéréotypes racialistes31. S’appuyant sur une onomastique primaire pour signifier l’origine de ses personnages, Simenon reprend les poncifs de la vulgate antisémite sur les rapports privilégiés entre l’argent et les Juifs. Maîtres chanteurs, marchands, trafiquants, avocats marrons, tous sont mus par un amour immodéré de la spéculation et du mensonge. Dans le contexte déliquescent de la France des années trente, de l’affaire Stavisky, qui était un magnifique exemple de ces métèques dangereux qui affluaient de l’est, les caricatures présentes dans les romans de Simenon ne détonnaient pas de celles de l’ensemble de la production littéraire française de l’époque. Les descriptions de ces « producteurs moldovaques, illyriens, hongrois ou transylvaniens » dans toute une série de reportages sur la situation en France en 1933 dont Inventaire de la France, Quand la crise sera finie et un bon nombre de nouvelles, Maigret et son mort (1948), Les Volets verts (1950), Le Testament Donadieu (1937) faisaient chorus aux propos d’artistes aussi célèbres que Raimu ou Fernandel qui demandaient que l’on débarrassât le cinéma français des étrangers. La même année dans France la Doulce, Paul Morand dénonçait la colonisation des tableaux de tournage par toute une population 31 Pour la question de l’antisémitisme de Simenon voir, entre autres, Jean Christophe Camus, Simenon avant Simenon, les années du journalisme, 1919-1922, Bruxelles, DidierHatier, 1989. Du même auteur, Simenon avant Simenon, 1923-1931, Bruxelles, DidierHatier, 1990. Charlotte Wardi, Le Juif dans le roman français, 1933-1948, Paris, Nizet, 1973. Du même auteur, « Les ‘petits juifs’ de Georges Simenon », Travaux de linguistique et de littérature, Centre de philologie et de littératures romanes, Université de Strasbourg, XII, no 2, 1974. Raphaël Chaïm, « Simenon on the Jews », in Midstream, vol. XXVII, no 1, New York, Janvier 1981. Florianne Wild, « L’histoire ressuscitée : Jewishness and Scapegoating in Julien Duvivier’s Panique », in Identity Papers, University of Minnesota Press, 1996.
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interlope. Sans tomber dans les excès verbaux de Drieu La Rochelle et Robert Brasillach, dont il célébra la mémoire dans les années soixante32, et tout en se gardant, contrairement aux thèses racialistes d’une tentative de rationalisation scientifique pour justifier sa xénophobie, l’antisémitisme de Simenon manifeste le refus d’une expérience en profondeur. La transgression refusée dont procède l’utilisation de clichés est remplacée par une adhésion à une sorte de terrorisme frileux auquel le lecteur adhère avec d’autant plus de bonne volonté qu’il se sent conforté dans ses peurs et ses angoisses. En s’installant durant l’Occupation dans les confins d’une normalité, Simenon s’interdisait de franchir les frontières d’une norme lâche. Des journaux très engagés comme La Gerbe, Je suis partout et Gringoire publièrent ses nouvelles, et le cinéma adapta à l’écran un grand nombre de ses romans. Il ne connut de la guerre qu’un exil tranquille dans un petit village perdu aux confins de la Vendée et des Deux-Sèvres. Par sa position à la frontière de la compromission active et de la collaboration, Simenon fit preuve d’un opportunisme dont s’accommoda facilement aussi bien la France de Vichy que celle de la Libération. S’il fut condamné en 1949 par le Comité d’épuration des gens de lettres à deux ans d’interdiction de publication, la question de son attitude ambiguë entre 1940-1944 ne fut que très rarement abordée par la suite. En somme, il n’avait fait que reproduire le sentiment général d’une nation effrayée par l’afflux d’une population venue d’Europe de l’est dont la seule dispersion supposée sur l’ensemble du territoire suffisait à nourrir tous les fantasmes. Déstabilisé par l’annonce de l’arrivée de Pietr-le-Letton, Maigret cherche à recomposer l’itinéraire du bandit international en dépliant une vaste carte de l’Europe. Le commissaire ne retrouvera son équilibre que dans la contemplation du paysage parisien rassurant par sa stabilité intemporelle. « Au mur derrière le bureau se déployait une carte immense devant laquelle Maigret se campa, large et pesant. [...] son regard alla du point qui figurait 32
Georges Simenon, « Hommage à Robert Brasillach », in Cahiers des amis de Robert
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Boris Czerny Cracovie à cet autre point désignant le port de Brême, puis de là à Amsterdam et à Bruxelles. On était en novembre. La nuit tombait. Par la fenêtre, il aperçut un bras de la seine, la place Saint-Michel ; un bateaulavoir.33 »
De façon analogue, dans Le Fou de Bergerac, l’intrusion violente d’un émigré dément qui assassine des jeunes femmes suscite chez le héros de Simenon un regard plein de nostalgie pour la place de la petite ville de Bergerac. Sa quiétude hiératique demeure le seul point d’ancrage d’une réalité qui se dérobe de plus en plus. « La nuit, maintenant, était toute bleue. Les maisons se découpaient en blanc nacré. En bas, c’était la rumeur habituelle de l’apéritif. [...] Ce qu’il trouvait curieux, c’était de voir aboutir à Bergerac des fils tendus jadis entre Varsovie et Alger. [...] C’était là, devant la place idéalement paisible de Bergerac, l’évocation d’un monde effrayant par sa force, sa multitude et par le tragique de son destin.34 »
Deux mondes que tout sépare se rejoignent brutalement en un point focal où les différences s’exacerbent. Comme le souligne l’historien Eugène Weber, bien qu’elle soit l’œuvre d’un écrivain belge, la série des Maigret offre un trésor de petits détails sur les conditions et l’atmosphère des années trente en France. Ancré dans le culte des disparus de la guerre de 1914-1918, enlisé dans le pacifisme jusqu’à refuser de « mourir pour Dantzig », le pays se refusait au modernisme qu’il interprétait comme l’expression d’une agression extérieure. Campagnard resté près de la terre, Maigret a conservé à Paris un mode de vie paysan fait de rites et d’habitudes. Au cours de ses voyages dans la France profonde, il retrouve des impressions et des atmosphères de son enfance. Le monde est lourd, corseté de règles et de servitudes. Il
Brasillach, no 11-12, Lausanne, 1965. 33 Pietr-le-Letton, op. cit., TS 16, p. 366. 34 Le Fou de Bergerac, op. cit., TS 17, p. 499.
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est aussi un lieu de mesure dont l’organisation s’inscrit dans une histoire séculaire. Les intrus, les émigrés modifient la structure de l’espace et dévoilent l’infini là où l’on ne voulait voir que la limite apaisante des êtres et des choses. Dans Pedigree, la présence des jeunes étudiantes juives polonaises est vécue par la mère de famille comme une spoliation de son territoire. « Tout à l’heure on se couchera dans la chambre du rez-de-chaussée dont la porte vitrée à deux battants donne sur la cour. Ce n’est pas une vraie chambre. C’est l’ancienne salle à manger. Il faut s’habituer. [...] Désiré [le père] ne soupçonne pas que cette chambre elle-même sera un jour abandonnée à un étudiant en médecine venu de Vilna.35 »
Les sorties forcées hors de son chronotope amènent bien souvent Maigret, pour la période qui nous intéresse, dans un univers inconnu, celui de l’émigration juive russe. Dans Pietr-le-Letton, il pénètre dans le quartier du Marais. Les instances narratives du personnage et du narrateur se confondent dans la même expression spontanée et violente d’un sentiment de répulsion. Comme une excroissance honteuse, les confins de Wilno ont été reproduits à l’identique au cœur même de la capitale. « Il atteignit le ghetto de Paris, dont le noyau est constitué par la rue des Rosiers, frôla des boutiques aux inscriptions en yiddish, des boucheries cachères, des étalages de pain azyme. (...) Enfin il échoua dans la rue du Roi de Sicile, irrégulière, bordée d’impasses, de ruelles, de cours grouillantes, miquartier juif, mi-colonie polonaise déjà, et après deux cents mètres il fonça dans le corridor d’un hôtel. »
Plus loin, le contraste entre les deux mondes est précisé. « Dans tous les coins, dans les moindres taches d’ombre, dans les impasses, dans les couloirs, on devinait un grouillement humain, une vie sournoise, honteuse. Des ombres rasaient les murs. Les boutiquiers vendaient des
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Pedigree, op. cit., TS 2, p. 636.
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Boris Czerny produits dont le nom même est inconnu des Français. A moins de cent mètres, la rue de Rivoli et le rue Saint-Antoine, larges, claires, avec leur tramway, leurs étalages, leurs sergents de ville...36 »
L’ « odeur nauséabonde des victuailles » apportées par Pauline Feinstein dans Pedigree, celle de la « rue juive » à Paris, est en fait le seul élément culturel du monde juif tel que le perçoit Simenon, le plus insupportable aussi. Chez Simenon, le Juif ne se laisse ni reconnaître, ni définir. A peine repéré, il se dédouble comme dans Pietr-le-Letton, roman dans lequel le commissaire Maigret est confronté aux jumeaux Yourovitch, qui, à l’instar de M. Hire, de son vrai nom Hirovitch, se dissimulent sous de fausses identités. L’art du déguisement et du subterfuge leur permet de franchir les limites là où se joignent et se distinguent normalement les espaces de souveraineté. La transgression spatiale est facilitée par un permanent état d’apesanteur. Tous les Samuel Meyer, dans Le Fou de Bergerac37, qui entretiennent des réseaux dans le monde entier et remplissent ces milliers de trains qui se dirigent inexorablement sur la France, sont des « hommes de l’air » (luftmentshn) d’un genre particulier. Ils ne sont ni d’authentiques vagabonds, ni des mendiants, mais des êtres délestés de leur univers symbolique et de toute judéité. Ce sont des Juifs par défaut qui n’ont gardé de leur histoire que la seule malédiction d’une ubiquité coupable. Le déplacement dans l’espace a inféré chez les émigrés de Wilno et d’Odessa la perte de leur généalogie. Les photos de famille présentes dans la chambre de Frida Stavistkaïa, celle qui permet à Maigret d’identifier l’existence du jumeau de Pietr-le-Letton, plus tard, Pietr-le-Letton, op. cit., TS 16, p. 992 et 995. « Chicago compte plus de Polonais que d’Américains... La France en a absorbé des trains et des trains et les secrétaires de Mairie, dans les villages, doivent se faire épeler les noms que les habitants viennent décliner lors des naissances ou des décès… Il y a tous ceux qui s’exilent officiellement, avec des papiers en règle... Il y a les autres, qui n’ont pas la patience d’attendre leur tour, ou qui ne peuvent pas obtenir de visa... Et alors ce sont des Samuel qui interviennent ! Des Samuel qui connaissent toutes les 36 37
Les voyages de Monsieur Simenon
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la collection de timbres russes de Jonas Milk dans Le Petit Homme d’Arkhangelsk, ne sont que les témoignages figés d’un univers confiné et destiné à disparaître. Aucun de ses personnages ne parle le russe, le polonais ou le yiddish. Ils sont des « bâtards »38, des enfants d’une transgression nationale, géographique, et à ce titre ils doivent être purifiés par la ségrégation et la mort. M. Hire, né d’un père tailleur, originaire de Wilno, est un célibataire sans âge. Il a échoué au bout du monde, au dernier étage d’un immeuble situé à Villejuif. « A cent mètres à gauche, c’était le carrefour, avec son bistrot de chaque côté, son agent au milieu, des rues animées jusqu’aux portes de Paris. Mais à droite, deux maisons plus loin, tout de suite après le dernier garage, c’était déjà la grand-route, la campagne, des arbres et des champs blancs de neige.39 »
Après la découverte du corps d’une femme dans un terrain vague, il sera spontanément soupçonné du crime par ses voisins, parce qu’il est différent des autres. Au cours d’un interrogatoire, le commissaire chargé de l’enquête détaillera les éléments qui le rendent suspect. M. Hire, malgré sa solide constitution n’a pas fait la guerre. Il a déjà été condamné à quelques mois de prison pour la vente de livres grivois, enfin, et surtout, il est resté un étranger. Lapidé par la foule qui le croit coupable, il essaye de s’échapper par les toits et meurt d’une crise cardiaque. La banlieue parisienne, les confins inversés selon Simenon, est pour M. Hire le point de rencontre de deux extrémités temporelles et spatiales : la mort. Le destin tragique du personnage n’attire pas pour autant la compassion, car son passé est trop équivoque40. Dans l’Europe des années trente, les frontières, selon Simenon, ne pouvaient pas être villes-réservoirs et toutes les destinations, tous les timbres des consulats et les signatures des fonctionnaires. » in Le Fou de Bergerac, TS 17, p. 500. 38 Louis Lanoix, « Les bâtards littéraires : problèmes politiques », in Marches, bordures, limites, confins, Cahiers Charles V, no 4, Littérature britannique, 1983, Institut d’anglais Charles V et Université Paris VII, p. 133. 39 M. Hire, TS 18, p. 176. 40 Charlotte Wardi, Le Juif dans le roman français, 1933-1948, op. cit., p. 57.
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Boris Czerny
franchies en toute impunité. La conclusion est donnée par Alice, la petite bonne dont était amoureux M. Hire. A sa patronne qui la presse de se remettre au travail après le drame, elle répond par une phrase sans équivoque : « Je ne peux pas être des deux côtés à la fois »41.
41
M. Hire, op. cit., p. 259.
Le Centre Interdisciplinaire de Recherches Centre-Européennes (CIRCE)
Par son statut intermédiaire de région de passage, l’Europe centrale constitue un objet d’études parfois difficile à saisir. Son analyse est souvent entravée par une conception strictement linguistique des aires culturelles, et notamment par une démarcation étanche des zones germanophone et slavophone. L’idée d’« Europe centrale » est apparue au XIXe siècle pour désigner tout d’abord la « Mitteleuropa » germanique, soit réduite à la petite Allemagne bismarckienne, soit étendue à la sphère d’influence germanique de l’Empire austro-hongrois. Après la Seconde Guerre mondiale, l’Europe centrale désignait plutôt les « petits peuples slaves », qui ont longtemps été considérés sous l’angle strict de leurs frontières nationales, et l’on s’est résigné à ne voir en eux que la pointe la plus proche du « glacis communiste » : c’était, pour reprendre l’expression de Milan Kundera », l’époque de « l’Occident kidnappé ». Depuis 1989, et avec l’adhésion prochaine de nombreux pays de cette zone à l’Union Européenne, il est devenu évident qu’il convient de dépasser ces clivages obsolètes et de susciter une réflexion transversale qui interroge sous le signe d’une « histoire partagée » la cohérence et les divergences d’une région multiculturelle. Cette conviction est à l’origine du Centre interdisciplinaire de recherches centre-européennes (CIRCE), qui, tout en prenant en compte les apports de l’histoire et des sciences sociales, s’attache plus particulièrement à l’étude des phénomènes esthétiques (littéraires et artistiques). Ces études s’organisent autour de projets pluriannuels, parmi lesquels figure le programme « Loin du centre : Mythes des confins, quête identitaire et poétiques périphériques dans les cultures centre-européennes à partir de 1880 ». Le présent volume constitue l’édition de son premier volet, regroupant les communications prononcées lors du colloque international « Le Voyage dans les confins » qui s’est tenu à l'Université de Paris IV - Sorbonne (Centre
Malesherbes) les 1er et 2 février 2002. La seconde partie sera consacrée aux « mythes des confins » (colloque des 31 janvier-1er février 2003). Enfin, en 2004, cet ensemble sera complété par un dernier colloque sur un thème élargi : « La Destruction des confins : bouleversements historiques, nostalgies, esthétiques périphériques des années 1930 à nos jours ». Un autre programme pluriannuel consacré à « L’Illustration en Europe centrale » sera initié en 2004. La revue Culture d’Europe Centrale a pour vocation de publier en numéros thématiques les travaux des colloques et journées d’études ou des ouvrages « hors série » consacrées à une culture particulière. Partie prenante de l´École doctorale « Civilisations, cultures, littératures et sociétés » de l’Université ParisIV, le CIRCE s’associe à l’organisation de journées doctorales. Il a initié une tribune des livres parus en français sur l’Europe centrale et a aussi vocation à collaborer avec d’autres centres dont l’orientation recouvre ou recoupe l’Europe centrale, et à favoriser la compréhension en profondeur de cette région.
Delphine Bechtel (UFR d’Études germaniques), Xavier Galmiche (UFR d’Études slaves).
Remerciements La publication de ce volume a été rendue possible grâce au soutien des institutions et personnes suivantes : - Le Centre de recherches « Mondes germaniques » et son directeur, M. Gérard Schneilin - L’Ambassade de la République tchèque en France et Son Excellence, M. Petr Janyška, - Le Forum culturel autrichien et son directeur, M. Stephan Vavrik Les éditeurs remercient ici toutes les personnes et institutions qui avaient soutenu le colloque des 1er et 2 février 2002 : - L’UFR d’Études germaniques et son directeur, M. le Professeur Gérard Schneilin - L’UFR d’Études slaves et son directeur, M. le Professeur Francis Conte - L’École Doctorale IV (Civilisations, Cultures, Littératures et Sociétés), et de sa directrice, Mlle le Professeur Marie-Madeleine Martinet - Le Conseil scientifique de l’Université de Paris IV - Sorbonne, son Président M. Le Professeur Georges Molinié, et son vice-président, M. le Professeur Jean-François Courtine - Le Centre de recherches sur les littératures et civilisations slaves et son directeur, M. le Professeur Michel Aucouturier (et son successeur, Mme Le Professeur Nora Buhks) - Le Ministère de l’Éducation nationale (programme Accès) Pour toute information sur les études centre-européennes, contacter Aurélie Rouget-Garma Université Paris IV Sorbonne Centre Universitaire Malesherbes 108, boulevard Malesherbes 75850 Paris cedex 17 [email protected]
Revue Cultures d’Europe Centrale, publiée par le CIRCE
Numéros parus : N° 1: « Figures du marginal dans les littératures centre-européennes » (2001), 104 p., 6 Euros Numéro hors série : « Poésie latine de Bohême, Renaissance et maniérisme : anthologie » (2002), 130 p., 6 Euros N° 2 : « Merveilleux et fantastique dans les littératures centreeuropéennes » (2002), 186p. N° 3 : « Le Voyage dans les confins » (2003), 246 p. Numéros à paraître : Numéro hors-série : « Que cache la Carinthie ? » (2003). N° 4 : « Le Mythe des confins » (2004) N° 5 : « La Destruction des confins ».
La revue Cultures d’Europe centrale est distribuée par les PUPS (Presses de l’Université Paris IV -Sorbonne) : 1 Rue Victor Cousin, 75230 Paris Cedex O5 Tel : 01 40 46 27 20, Fax : 01 40 46 33 08 Email : [email protected], Contact : Mme Brigitte Taillebois Numéro ISSN : 1633-7452 Périodicité : 1 ou 2 par an, Année de première publication : 2001 Langue : Français ; Sujets : Europe centrale et orientale, littérature, culture et histoire (domaines autrichien, tchèque, polonais, yiddish, slovaque, ukrainien, hongrois…) Tarif : selon les numéros, de 6 à 20 Euros, frais de port en sus.