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French Pages [484] Year 1971
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COURANTS LITTERAIRES GRECS DES II' ET III' SIECLES APRES J.-C.
ANNALES
LITTERAIRES
DE
L'UNIVERSITE
DE
NANTES Fascicule 3
B. P. REARDON M. A. (Glasgow), B. A. (Cantab.), Doctear de I'Universite de Nantes Professeur a Trent University, Canada
COURANTS LITTERAIRES GRECS DBS IF ET IIP SIECLES APRES J.-C.
LES BELLES LETTRES 95,
BOULEVARD RASPAIL PARIS - VP
1971
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A MA FEMME
AVANT-PROPOS
Nous nous proposons d’etudier la litterature grecque des II® et IIP siecles ; c’est-a-dire, les diverses manifestations de la renaissance litteraire qui, se formant deja vers la fin du I®"^ siecle, devient distincte sous Hadrien, s’anime sous les Antonins, se prolonge a la cour ou Julia Domna tient salon — et ou cette renaissance trouve son historien partiel en Philostrate — et s’affaiblit lorsque, vers le milieu du IIP siecle, d’une part im demi-siecle de luttes internes succede a la paix continue de
I’empire
remain,
et
d’autre
part
le
christianisme
commence
a
I’emporter sur la culture paienne. C’est une periode complexe. En gene¬ ral, Ton s’est penche sur le christianisme bien plus que sur la civi¬ lisation grecque qui I’a vu croitre, et la litterature de cette civilisation s’est souvent vu ecarter comme decadente. Cependant, elle a son interet ; et depuis 1920 environ, d’importants progres ont ete realises a son egard. Les travaux de Boulanger sur Aristide, de Caster et de Bompaire sur Lucien, et de plusieurs savants sur le roman grec ■— pour
ne
nommer
que
quelques
etudes
majeures
—•
ont
ouvert
la
voie a la discussion ; et les contributions importantes de Jaeger et de Marrou au sujet de la tradition et de la civilisation grecques, ainsi que les decouvertes de papyrus gnostiques, ont donne d’autres dimen¬ sions aux problemes que pose cette epoque. II nous semble qu’il y a avantage a voir la periode dans son ensemble et a essayer de faire, en ce qui concerne sa litterature, une mise au point. Celle-ci ne sera pas une histoire litteraire ; une histoire litteraire aurait de tout autres proportions que n’en aura la presente etude, ou I’aspect biographique
et
historique
n’entrera
que
par
preterition
et
sporadiquement, pour orienter le lecteur et pour eclaircir certains cas particuliers. Cette etude tentera de faire ressortir les aspects les plus interessants de la litterature de ces siecles, et surtout de voir cette litterature
comme
un
tout.
Nous
nous
appuyons
sur
I’autorite
de
Wilamowitz, qui, ecrivant sur Aelius Aristide en 1925, parle de notre
X
AVANT-PROPOS
periode
comme
« einer
Zeit
und
Umgebung,
deutlich werden wird, wenn einmal auch die Jahrhunderts herausgearbeitet werden,
Arrian
und
in
wenn
die
Wissenschaft
geistigen
nicht
Wecbselwirkung
Strdmungen
nur
verfolgt
im
einzelnen,
sind,
die
als
Ganzes
Gestalten z.
B.,
erst
des zweiten
Oppian,
Galen,
Philosophie,
Religion
und
sondern
Gegen -
und
verwirrende
und
andererseits
in
die
ungeordnete Masse der Inschriften samt den monumentalen Ueberresten zu
Gescbichten
der
Stadte
und
der
Provinzen
verarbeitet
ist ».
Notre programme est bien entendu moins charge : il ne sera pas ques¬ tion de I’histoire sociale strictement concue, et I’archeologie n’y figurera pas du tout ; d’ailleurs, les courants philosopbiques et religieux de la periode ne seront evoques que dans la mesure ou cela se montrera essentiel pour la comprehension de la production litteraire. II ne s’agit done ici que de la litterature ; mais nous concevons cet essai surtout comme une contribution a I’etude comprehensive mowitz.
II
convient
d’ajouter
que
cette
qu’envisagea Wila-
litterature
n’est
pas
sans
valeur : « Es ist zwar kein echter Glanz, der iiber dieser Zeit liegt... aber Glanz liegt doch iiber allem ». Et quelques grandes lignes sont visibles ; e’est ceUes-ci que nous voudrions degager. Quelques remarques sur la methode (qu’on trouvera expliquee de fagon plus detaillee dans I. 2). II faut admettre que la litterature de cette periode ne figure guere dans les programmes scolaires, et n’occupe pas les loisirs de beaucoup
de
personnes
connaissant
pourtant
bien
I’epoque classique ; certains auteurs, cependant, tels Lucien et Longus, sont assez bien connus. Nous avons suppose une connaissance
gene-
rale de la periode telle qu’on I’acquiert en pratiquant les histoires de la litterature, et, partant de la, nous avons multiplie analyses, les citations — surtout pour les
les
auteurs peu
resumes,
les
connus.
Les
proportions sans doute particulieres de cette etude — ou sont examines dans le detail les sermons sophistiques de Maxime de Tyr et le traite onirocritique Lucien
d’Artemidore,
mais
non
les
dialogues
menippeens
de
s expliquent en partie par cette metbode ; mais plus perti-
nemment encore par le fait qu’elles decoulent de notre intention generale, qui est de de'gager des courants, et non pas forcement d’etudier ebaque auteur a fond. II va de soi que nous avons beaucoup utilise les travaux anterieurs. Sans tenter de citer tout ce qui a ete ecrit sur chaque sujet, nous nous sommes
efforce
d’indiquer
les
contributions
les
plus
importantes
a
1 etude de la periode. Nous n’avons pu, en general, tenir compte dans le texte des travaux parus depuis 1966, la premiere redaction de cet essai ayant ete terminee peu apres cette date ; mais la ou nous avons pu en prendre connaissance, ils sont signales dans les notes. Les abreviations sont en general celles de UAnnee Philologique. Est entendue
AVANT-PROPOS
la
reference
a
la
Griechische
XI
Literaturgeschichte
de
Christ-Schmid-
Stahlin (2.2, Miinchen, 1924), et a Pauly-Wissowa. Nous signalerons ici que, pour des raisons d’ordre technique, il a fallu en general imprimer les mots et les noms slaves sans aucun signe diacritique. Plusieurs personnes m’ont aide dans
ce travail. Je
tiens
a
dire
d’abord combien je dois a Pencouragement et aux conseils de Monsieur J. Bompaire, dont I’ouvrage sur Lucien m’a plus qu’aucun autre revele I’interet que possede cette periode, et qui par la suite a mis genereusement ses connaissances et son jugement a ma disposition. Monsieur Y. Azema m’a egalement apporte un concours precieux,
surtout en
ce qui concerne la litterature chretienne. Je dois beaucoup a Madame Gaikowsky et a ses coUegues de la Bibliotheque Universitaire de Nantes, ainsi qu’a Monsieur Sansen de la Bibliotheque Universitaire de Ren¬ nes ; vaste.
sans leur aide, je n’aurais pas pu entreprendre un travail Madame
J.
Langlois
I’ouvrage entier d’un
et
Mademoiselle
ceil critique, a
diverses
N.
Martin
etapes ;
a
si
ont
relu
elles
aussi
j’exprime ma reconnaissance. Mais ma dette principale est reconnue dans la dedicace.
Get ouvrage a ete pubHe avec I’aide de deux subventions : I’une accordee par le Conseil Canadien de Recherches sur les Humanites et provenant de fonds fournis par le Conseil des Arts du Canada, I’autre accord^ par la Faculte des Lettres et Sciences Humaines de I’Universite de Nantes.
Premiere
partie
LE CADRE
1.
Que penser
de
la
PAIDEIA ET MIMESIS
Grece
a
Fepoque
Plusieurs opinions sont possibles :
de
sa
renaissance
tardive ?
elles se partagent entre celles
qui
regrettent le passe grec, et par consequent soulignent le manque de valeur de cette epoque, quelques exceptions faites pour un Plutarque et un Lucien, et celles qui voient dans cette periode quelque chose de positif, quelque chose qui ne soit pas seulement un echo affaibli des
et IV' siecles. En general, les histoires litteraires ont opte pour la premiere de ces
reponses. W. Schmid ecrit que « der aussere Glanz, den diese Sophistik um sich verbreitet... darf iiher die geistige Armut und Unfruchtbarkeit der Periode nicht tauschen... hatte offenbar das Griechentum nun wirklich
den
Kreis
der ihm
mbglichen
Kulturleistungen
volls-
tandig durchlaufen »(1). Plus recemment, M. B.A. van Groningen a affirme que la litterature grecque du IP siecle est « the work of a powerless community... it is a neglected
[literature]
in
a neglected
century, and, generally speaking, it deserves this neglect »
(2).
Cela
se comprend. II s’agit bien de petits esprits, par rapport aux grands dramaturges,
historiens
et
philosophes ;
aucun ecrivain, a I’exception peut-etre
on de
ne
trouve
Plutarque,
la
guere,
chez
largeur
de
vue des siecles de la polis. On pent admettre nombre de litterateurs habiles, mais c’est plutot I’absence de grandes qualites qui frappe. On trouve une litterature oratoire artificielle et froide ; de savantes etudes litteraires
caracterisees
surtout
par
la
secheresse
et
le
pedantisme ;
et une litterature narrative qui se borne au naif, au pueril meme. Et partout il y a une absence
marquee
d’interet
pour
la
vie
contem-
(1) Geschichte der griechischen Literatur, 6* 6d., Miinchen, 1924, 2.2 (cit^e ci-apres comme « Christ-Schmid » simplement), p. 667, v. pp. 663-671, Charakteristik und Uebersicht. (2) Literary Tendencies in the Second Century A.D., dans Mn. 18, 1965, p. 56 (article pp. 41-56). Cf. aussi p. 13 n. 1 infr.
LE
4
poraine,
comme
I’illustre
CADRE
notamment
un
Lucien,
surcharge,
comme
d’ailleurs n’importe lequel de ses confreres, de souvenirs litteraires. D’un certain point de vue, tout cela est vrai. Le plus sou vent, les nations europeennes aspect
politique ;
ont
etudie les
influencees
civilisations
sans
doute
par
anciennes leurs
sous
propres
leur
interets
imperiaux, elles ont juge ces civilisations d’apres la structure imperiale que
ehacune
d’elles
monolithique,
et
a
su
creer.
repandre
ainsi
Rome une
a
paix
su et
batir un
La
croissance
de
cet
empire
structure
ordre
On a done mis au premier plan le fait politique remain.
une
universels.
qu’etait
constituerait
la
I’empire
plus
grande
aventure de I’antiquite, et cet empire aurait atteint son point culmi¬ nant
au
antique ;
IF
siecle
e’etait
—
deja
epoque, I’avis
de
ainsi,
la
plus
Gibbon.
Les
heureuse
du
programmes
monde scolaires
de nos jours, en ignorant la Grece post-classique, semblent se fonder sur
une
vue
semblable.
Or,
si
Grece fait assez pauvre figure
Ton sous
adopte les
ce
point
Antonins,
de
meme
vue,
avec
la
tout
I’appui que les empereurs philhellenes lui ont apporte ; elle n’est qu’une voix qui crie de chagrin, un pays regrettant un passe glorieux mais desormais incapable de construire quoi que ce soit, ou meme d’evoquer autre chose qu’un fantome defigure de sa propre histoire. Mais, sans remettre en question la valeur tres reelle de ce
que
Rome a accompli, il importe qu’un certain equihbre soit etabli. defaite
de I’empire
remain
d’Occident,
en
quelque
annee
qu’on
La la
place, n’etait point la fin du monde greco-romain. Meme du point de vue politique, I’empire remain dura jusqu’en
1453 ;
mais
pour
les
mille dernieres annees de sa vie, tout ce qui avait de la valeur dans cet empire n’etait pas remain mais grec. C’est qu’il y a une autre fagon de definir I’importance historique :
si on la mesure
non
pas
par la puissance politique, mais par la capacite de concevoir et de disseminer des idees de fond, le monde antique prend un aspect bien different de
celui
que nous venons
de
considerer.
II
se
voit
alors
domine pendant plus de deux mille ans par une civilisation egeenne, grecque, et pour I’essentiel homogene ; et I’empire remain n’est dans cette longue periode qu’un episode passablement href, qui dura trois ou quatre siecles seulement.
Sur le plan politique
cette
civilisation
grecque ne I’emportait que par moments ; et cela marque bien la diffe¬ rence entre les Grecs et les Remains, car les Remains n’auraient jamais manque une occasion de s’imposer comme ceRe qu’Athenes a eue au V" siecle. Mais pour I’esprit grec I’essentiel n’etait pas le pouvoir ; e’etait la civilisation. Et trice,
ce monde jusqu’a
souvent
dans
sa des
grec fin.
etait La
civilise,
et
civilisation
conditions
tres
garda
sa
byzantine
difficiles ;
et
puissance dura elle
civilisa-
resolument, continua
la
5
PAIDEIA EX MIMESIS
tradition
grecque
—
laquelle,
pour
etre
considerablement
changee,
n’est pourtant pas meconnaissable. Elle eduqua ses adversaires, comme la Grece avait eduque les siens. Par I’intermediaire des Arabes d’une part, et par le trafic savant avec FOuest de Fautre (et bien avant la chute
de
Constantinople),
elle
a
assure
a
FEurope
occidentale
la
survie des idees les plus fondamentales de Fesprit grec. Byzance est loin d’etre hors du courant de la civilisation europeenne, comme nos programmes scolaires le feraient croire ; bien plutot, elle en est une artere vitale. A Fere byzantine on continuait a lire les maitres de la Grece classique (3) et a les copier — combien de nos manuscrits nous viennent
du
commenter
IX%
du
Platon
et
XII"
siecle ?
Aristote ;
On
sans
continuait
Byzance,
ou
a
etudier
en
et
serait
a
notre
connaissance de ces auteurs ? On continuait a enseigner et a pratiquer la rhetorique ; c’etaient les classes de lettres de Fepoque, et il n’y a pas cent ans que ce nom a disparu de notre propre systeme d’education.
On
s’efforgait
toujours
de
cc purifier »
sa
langue,
tout
comme dans Fere romaine. Qui plus est, on constate la survie de ce dernier phenomene en pleine force apres la liberation de la Grece au XIX" siecle. Si nous rappelons ici ce souvenir tenace de la tradition, ce n’est pas pour en exagerer Fimportance, mais pour mieux encadrer Fepoque que nous allons etudier. Done,
la
Grece
a
Fepoque
romaine,
si
elle
est
(et
cela
meme
consciemment) en quelque sorte un objet de musee (4), offre un autre aspect. Elle n’est pas du tout a la fin de ses jours, mais plutot au beau milieu d’une tres longue d’une importance
tradition
capitale pour le
qui pendant toute monde
sa
mediterraneen,
vie et
a
ete
par
la
pour FEurope occidentale. On le dit apres coup, il est vrai ;
mais
il n’y a pas de siecle qui soit plus conscient de la tradition que ne Fest le deuxieme, et Fon ne devrait Fetudier autrement qu’en fonction de cette conscience. C’est meme le respect pour la tradition qui le caracterise. Et c’est precisement cela qu’on reproche aux Grecs de Fepoque, en supposant qu’il n’y a pas d’autre marque de la grandeur que Foriginalite ; les Grecs de la periode post-classique n’auraient pas eu d’autre but que de faire comme leurs ancetres illustres, et ils echouerent. Or, cela n’est pas vrai, et le jugement que cette idee est censee autoriser est mal congu. L’epoque classique — et a cet egard il faut y inclure la
periode
hellenistique,
avec
ses
decouvertes
seientifiques
et
toute
(3) V. ici G. Buckler, Byzantine Education, dans N.H. Baynes et H. St. L. B. Moss, Byzantium, Oxford, 1948. (4) Cf. van Groningen, op. cit., p. 52 : « reading the bulk of second century literature, that is to say such writings as reflect general tendencies, one is not transported into a real world, but into a sham one, in a museum of fossils ». COURANTS
LITTfiRAIRES GRECS
2
6
LE
la
gamme
de
pionniers.
Later
de
Greek
ses F. A.
etudes
CADRE
critiques
Wright,
Literature (5),
dans adopte
fondamentales Fintroduction cette
— de
etait son
perspective.
une
ere
History
La
of
grandeur
de la reussite n’en change pas la nature. En fonction de cette originalite c’est, hien sur, une periode dramatique et passionnante.
Mais
les pionniers frayent des chemins ; il va de soi qu’ils ne peuvent pas aussi coloniser et cultiver les regions frontalieres. C’est la un travail pour les generations qui suivent, et c’est un travail qui, pour etre moins attrayant, n’en est pas moins necessaire a I’etablissement d’un regime qui soit stable, civilise et productif — c’est-a-dire, si Ton ne veut pas que I’entreprise originale s’epuise sans aboutir a rien. Done, ces siecles tardifs ne font pas que respecter la tradition ; ils la consolident ; et, quel qu’ait pu etre le motif qui a pousse les Remains a se lancer sur la voie de I’empire, la valeur pour nous de leur reussite eclatante consiste dans le fait qu’elle a rendu possible cette consoli¬ dation d’une tradition grecque, car « il n’y a pas eu de civilisation romaine » (6). Ce sent des colons, en somme, les hommes de cette epoque ;
ils
disseminent la graine pour cultiver des plantes, ils mettent en valeur les terres que leurs devanciers
avaient
decouvertes.
oblige d employer la metaphore agricole, car le mot-cle
On
est
presque
TraiSeia signifie,
precisement, la culture dans tons les sens de ce mot (7). On I’emploie d’une fagon toute naturelle de la culture d’un arbre, et aussi naturellement de la culture d un enfant ou de n’importe quel etre humain, c est-a-dire de son education ou du niveau de ses connaissances. Les Grecs font la classe au monde romain ; d’abord en ce sens que Sophocle et Platon sont eux-memes des maitres, et aussi dans le sens plus quotidien de I’interpretation et de I’explication de la philosophic, des sciences,
des
concepts
liberaux
de
la
pensee
grecque.
Pour
toutes
leurs techniques les Remains etaient redevables aux Grecs, autant a cette epoque-ci qu’aux siecles pre'ce'dents. Ils le reconnaissaient bien ; et peut-etre, grace a cette reconnaissance prompte, a-t-on tendance
a
(5) London, 1932 (de 323 k 365 : 1. Alexandria, 2. Rome, 3. Byzantium ; v. p. 2). (6) Nous condensons une expression d’H.-I. Marrou, Histoire de Vdducation dans I’antiquite, 6® 6d., Pans, 1965, p. 152; au meme endroit il qualifie la locution « hellenistichromische Kultur » de « commode pddantisme allemand ». (7) En ce qui concerne la paideia, il faut renvoyer ici avant tout au grand ouvrage de W. Jaeger, Paideia : die Formung der griechischen Menschen, 3 w., 1. 3» ed. 1954 2-3 2- 1955, Berlin ; trad. angl. de G. Highet, Oxford (Blackwell), 1939-44, sous le titre de Paideia : the Ideals of Greek Culture : trad, frang. d’A. et S. Devyver du v. 1, Paris, 1964 ; quoique ce livre ne soit pas une histoire littdraire dans le sens habituel du terme, et s’arrete au IV= siecle av. J.-C., il montre 1'importance de ce concept de paideia qui va dominer pendant plusieurs siecles, et qui est d’une importance fondamentale pour la periode qui nous intdresse ici. Ajouter aussi Marrou, op. cit., pp. 151-336, Tableau de Veducation classtque a Vdpoque helldmstique.
7
PAIDEIA ET MIMESIS
oublier Fimportance de la dette. Pourtant elle est grande. Enseigner est un travail createur ;
et c’est le vrai travail de
ces siecles,
non
moins important parce que silencieux et le plus souvent invisible (8). C’est done le concept de la paideia dans cet aspect, celui du service rendu par la Grece au monde, qu’il faut mettre
au
premier plan.
Nous avons cru bon de eommencer cet essai en esquissant cette idee, pour situer la litterature du deuxieme siecle sur le fond plus general de la large tradition philosophique et culturelle de la Grece, sans toutefois entreprendre une etude detaillee de celle-ci. Mais le concept a un autre
aspect.
Les
Grecs
de
I’empire
ont
du
evaluer
cette
tradition
pour eux-memes ; et nous aurons largement a nous occuper de cette evaluation, car Factivite litteraire de Fepoque en depend en
grande
partie. Et la aussi il importe de se mefier d’une attitude moderne. L’expression strictement litteraire du concept de la paideia, c’est la doctrine de la Mimesis, de F cc imitation ». Or, c’est la une doc¬ trine peu sympathique au gout moderne.
Pourtant
ce
n’est
en fait
qu’une question de gout, de point de vue ; ou meme de simple terminologie, car le mot Mimesis, suspect a nos oreilles, le serait peut-etre moins si Fon etait moins prompt a le traduire par « imitation ». On entend par Mimesis non point « pastiche » (quoiqu’il ne manque pas d’exemples d’imitation assez etroitement congue) rence...
au
d’oeuvre (9).
patrimoine C’est
comprehension
de
litteraire »
un la
concept litterature
avant tout livresque. Nous
represente
d’une de
mais plutot
par
les
importance
cette
epoque
croyons bien faire
grands
capitale surtout,
en retenant
« refe¬ chefs-
pour
la
litterature quelques
propos de Fetude recente, tres complete et reflechie, de M. J. Bompaire, qui vient d’etre citee. Mais tout d’abord — c’est un point dont il ne parle pas — notons Fimportance
qu’a
eue
le
fait
de
Fexistence,
au
commencement
de
Fhistoire de la litterature grecque ecrite, du geant qu’etait Homere. C’est un fait fortuit de Fhistoire ; il n’etait point fatal qu’un geant naquit a ce moment-la ; mais il semble avoir eu un effet tres profond, au moins sur Fesprit grec et son sur
Fhistoire
politique
meme (10).
Le
expression respect
artistique,
pour
Fautorite
sinon des
(8) Les portraits que font Juvenal et Lucien du Grec cultivd de leur dpoque ne sont guere favorables, il est vrai. Mais la caricature ne devrait pas cacher la reality ; ce sont bien des hommes cultives, et I’aspect qu’ils pr^sentent au monde n’y change rien. (9) J. Bompaire, Lucien ecrivain : imitation et criation, Paris, 1958, p. 63 ; la L" Partie de cet ouvrage. La doctrine de la mimisis, est une 6tude fondamentale du sujet. (10) Theorie inadmissible pour certaines ideologies modernes ; pourtant on a I’exemple du XVII® siecle en Angleterre pour I’effet sur la vie politique et quotidienne d’un livre, la Bible — un ensemble d’idees rendues vivantes par une superbe expression artistique, dans VAuthorized Version de 1611. Le cas est exactement le meme pour Homfere. Notamment, on se demande quel effet, au juste, le concept du heros exprimd par Homfere a eu sur
8
LE
Anciens —
« pente naturelle
CADRE
et
douce
de
I’esprit
antique »(H)
—
s’il n’a pas pris son depart chez Homere, a du moins regu de I’existence des poemes homeriques, Vlliade surtout, le plus fort de son essor et de sa justification ; un tel modye doit fatalement etre objet d’admiration et, dans un sens large, d’emulation. Ainsi, des le debut, les ecrivains avaient deja cette tendance a
c( imiter », etaient conscients de
poursuivre leur activite dans une ambiance ou existait deja un coneurrent dont il fallait absolument tenir compte, un mod^e qu’ils ne pouvaient qu’admirer. Et c’est la un processus
cumulatif ;
cbacun
des
grands ecrivains suivants, en ajoutant son ecot a la chose litter air e, ne faisait que renforcer la
tradition.
On
sait
qu’Homere
lui-meme
vint a la fin d’une tradition, qu’il existait deja pour lui une « chose litteraire »
ainsi
qu’un
heritage
d’histoire
(ou
de
quasi-histoire)
et
de mythe ; la vaste masse de mythe et legende constitue deja pour Homere un corpus locorum inepuisable ; au debut meme de la litterature on a deja tout vu ! Neanmoins, I’impression est nette qu’il a donne lui-meme a ce processus plus d’impulsion qu’il n’en a regu. Bref, il serait difficile, croyons-nous, d’exagerer I’effet sur I’esprit grec de ce genie ;
la litterature s’est trouvee dans son ombre des
le
debut.
Sans lui, il aurait pu en etre autrement. Il semblerait done que eet accident d’histoire ait fortement contribue a une tendance que Ton ne pent que constater chez les Grecs. Dans une societe ou « I’enseignement... repose sur le livre » (12), surtout sur I’etude intensive d’un Homere, la Mimesis — la reference a ce patrimoine,
repetons-le
—
devient
inevitable :
« I’ame
du
lecteur
contracte, par I’attention assidue, identite de caractere » avec le chefd’oeuvre
admire (13).
Et
croissance de I’habitude, que naturelle.
c’est et
la
I’essentiel ;
eventuellement
la sa
suite,
c’est-a-dire
codification (14),
la
n’est
Le corollaire de cette attitude est plus choquant pour nous modernes : il n’y a pas de merite a I’originalite : « il est tres rare que la
Alexandre, et par consequent sur toute I’histoire du monde mediterraneen — et, en fin de compte, sur le monde occidental. Plus gendralement, I’histoire de la litterature anglaise presente k cet egard un parallelisme frappant avec le cas dont nous parlons : car non seulement la Bible mais aussi Shakespeare, g^nie de la meme taille qu’Homere, sont venus presque au debut d’une longue tradition littdraire sim laquelle leur influence a dt6 tout k fait extraordinaire. A-t-on le droit de parler d’une Mimesis anglaise ? Pas au meme degre, sans doute ; mais il existe de fortes ressemblances avec le phenomene grec. (11) Bompaire, op. cit., p. 56. (12) Id., op. cit., p. 39. (13) Denys d’Halicarnasse, Sur limitation,
fr. 6 (B.T., Usener-Radermacher,
Opuscula
2.1, 1904, p. 202), cite par Bompaire, op. cit., p. 42 : f) ydp yuxi) toO ccvoyivcbaKovTos Otto Trjs ow6)(ous uapcnT|pf|ascos Tfiv opoioiriTa tou xotpotKTfipos eip^AKSTai. (14) Par Denys ? V. Bompaire, op. cit., p. 60.
9
PAIDEIA ET MIMESIS
critique fasse merite de leur originalite aux ecrivains, meme aux plus grands. Elle hesite a la reconnaitre » (15). H semble bien, a premiere vue,
qu’il
y
ait
la
quelque
chose
d’arbitraire,
de
voulu,
d’agressif
meme : on est done limite, il faut continuer a fouiller dans les vieilles histoires de Troie et de Thebes ? Mais en fait I’agressivite est notre. C’est qu’il n’est pas question d’originalite, et en effet, il n’existe pas de mot grec qui rende ce concept (16). Car dans celui-ci I’accent est mis sur le fait que « personne n’a jamais dit ce que je vais dire » ; a vrai dire, c’est une reclame. Or, nous venous de voir combien une telle idee aurait paru mal congue aux Grecs doues d’un respect naturel
envers
leurs
predecesseurs.
Aristote
dit,
a
propos
de
VAntheus
d’Agathon, que les incidents et les personnages en sont egalement fictifs, (c et [la piece] n’en donne pas moins de plaisir », Kai ou5ev f)TTov EucppaivEi (17). Pas « mais » ; Aristote ne s’etonne pas, ne proteste pas ; et en fait il continue en qualifiant de « ridicule » I’id^ qu’un auteur se limite aux pu6oi TrapaSESoiiEvoi. Mais cela implique precisement que e’etait
la
qu’avaient
une a
habitude
I’epoque
courante ;
classique
d’ailleurs,
les
matieres
on
connait
I’emprise
traditionnelles (18).
Du
moins, I’invention n’a pas forcement de merite en soi. L’originalite est une consideration secondaire, mineure meme, pour la critique
grec-
que. Elle cherche plutot Part. Si bien que la litterature devient
« une sorte
de jeu
superieur,
d’art pour Part » (19). Et la aussi se pose un probleme pour le moderne. Car, encore une fois, on aurait bien du mal a traduire en grec cette expression de « Part pour Part ». Rien ne montre mieux Pabime qui separe notre theorie litteraire de celle des Grecs. On est bien oblige d’utiliser de tels termes ; ce n’est pas que notre analyse soit fautive, c’est que les termes de reference ne correspondent pas ; s’il n’y a pas d’equivalent moderne pour le terme
cc Mimesis », il n’y
a pas
non
plus de mot grec qui signifie « Part », tout court. Au fond, il y a en fait
une
certaine
correspondance
entre
ces
deux notions. La Mimesis preconise Pattention a la chose litteraire, la theorie du XIX*" siecle preconise Pattention a la forme ; et les deux se rencontrent dans « le principe de Pindifference du sujet » (20). Car une
fois
adoptee
Pattitude
qu’il
n’existe
rien
de
nouveau
sous
le
soleil — par quelque voie qu’on arrive a cette attitude — il en resulte
(15) Id., op. cit., p. 62. (16) Id., op. cit., p. 61. (17) Arist. Poitique 1451 b. (18) V. Bompaire, op. cit., p. 66 : Isocrate « a donn6 au choix de sujets dprouves la valeur d’un principe absolu » ; cependant (n. 6) « on essaiera de mettre I'accent sur ce qui n’a pas 6t6 dit ». (19) Id., op. cit., p. 73. (20) Id., op. cit., p. 66.
10
LE CADRE
dans un bref delai « une fete de la forme pure » (21), dont « le but se resume dans une [deuxieme] formule : ” mieux dire ” » (22). Mais reconnaitre la proximite entre ces deux notions, c’est en meme temps souligner la difference entre les points de vue. Pour les Grecs, « Part pour Fart » est moins le produit d’une doctrine esthetique que Faboutissement naturel d’une fidelite a la tradition litteraire.
En
caracte-
risant la litterature du deuxieme siecle d’ « artificielle », il faut preciser le sens de cet adjectif
que Fon
veut
d’habitude
pejoratif,
et
faire la part belle a la pratique de la Mimesis. Revenons finalement sur une suggestion fructueuse paire, utilisee plus haut :
de
M. Bom-
« N’a-t-on pas le droit d’elargir la notion
de Mimesis et d’y voir la reference a Fensemble de Fheritage intellectuel, a ce
qui const!tue la culture
philosophique, voire scientifique ? »
generale,
(23).
litteraire,
artistique,
La Mimesis, dans le sens de
Fimitation des ecrivains classiques, ne serait que
« le point d’inser-
tion dans la doctrine litteraire d’un ensemble d’aspirations beaucoup plus vaste, celles de la culture »(24) ; cas
particulier
de
la
culture »
(25).
en somme, elle
Non
seulement
« n’est qu’un
on
a
le
droit
d’etendre la notion ainsi ; on y est oblige, si toutefois on veut se Fexpliquer, si Fon ne se contente pas d’accepter, en tant que phenomene etrange qui a pese sur Fantiquite, cette obligation que ressentaient les ecrivains antiques, presque sans exception, de se referer a leurs devanciers. II s’agit bien de « point d’insertion » ; notre expose est revenu a son point de depart, a la conception generale de la paideia, ou, plus exactement, a la fagon dont Fepoque tardive a compris la tradition grecque. Or, toutes reserves faites, on ne saurait pretendre, en fin de compte, qu’elle ait reconnu a cette
tradition
sa
vraie
valeur.
Dans
la vieille querelle entre la philosophic et la rhetorique, c’est la rhetorique qui Femporte. Si les porte-parole de la rhetorique avaient ete de la taille d’un Protagoras ou d’un Isocrate, on n’aurait peut-etre pas a se plaindre ; mais on ne trouve, au deuxieme siecle, qu’un Aelius Aristide ; et on ne trouve point de Socrate ni de Platon — au mieux peut-on avancer le nom de
Plutarque ou
de
Dion
Chrysostome,
et
derriere eux arrive Maxime de Tyr. Ce n’est pas, notons-le bien, une debacle totale ; on verra qu’il en est autrement ; c’est une baisse de niveau, phenomene moins dramatique. La nature litteraire — apres ce qu’on vient de dire on emploiera plus volontiers les mots (21) (22) (23) (24) (25)
Id., Id., Id., Id., Id.,
op. op. op. op. op.
cit., cit., cit., cit., cit.,
p. p. p. p. p.
« livresque »,
73. 72. 93. 93. 94.
« artificielle »
—
de
la
Deuxieme
PAIDEIA EX MIMESIS
Sophistique
est
elle-meme
une
11
expression
de
la
vie
de
Page.
Qu’il existe dans la litterature de I’epoque d’autres expressions pour d’autres aspects de cette vie, en particulier pour la vie populaire, c’est ce qu’on verra surtout dans notre IIP Partie. II est interessant
de
comparer avec I’attitude de van Groningen, decrite plus haut, celle de B. E. Perry dans un article recent (26). S’engageant sur la meme voie que le savant hollandais — c’est-a-dire, essayant de earacteriser la litte¬ rature du II' siecle — il aboutit a des conclusions assez differentes et plus vraisemblables. Le trait earacteristique de cette periode serait un « romantisme », qui s’exprime surtout dans la recherche de Pinconnu : « there
is everywhere
a
great yearning on
the
part
of
men,
even
among those of the most diverse dispositions, for a revelation of some jdnd » (27).
L’homme
hellenistique
TToXiTris, et par consequent ne
avait
savait plus
perdu
son
comment
identite
diriger
sa
de vie ;
il etait devenu « a spiritual wanderer who seldom knew where to go or what to do, v/ith the result that he went almost everywhere
in
mind and body and thought all kinds of thoughts » (28). Aux cotes de ce mouvement universel il existait bien un courant academique, mais ce courant etait function de la direction generale de la vie de I’epoque ; cc if a man was not so engaged [a reehercher Pinconnu, par la voie de la philosophie ou de la religion] well as he could according to his
he amused himself as
understanding and temperament.
The intellectual man retreated into the
ivory tower
and lulled
his
soul to peace by devoting himself to learning, or to art fort art’s sake ; but the great majority of men lived with the world and made what they could of it » (29). Nous nous rangeons a Pavis de Perry ;
notre essai s’occupera
a
la fois de la rhetorique et de la religion, de Pancien et du nouveau. On ne pent guere les separer : Dion Chrysostome, rheteur, parle aux foules, Aelius Aristide est en meme temps un ecrivain des plus cultives et le plus naif des superstitieux, et en revanche le roman, tout primitif qu’il est par sa matiere et sa forme, use d’un style sophis¬ tique qui va parfois jusqu’a Poutrance. Ce sera la la matiere de notre essai. Abordons
maintenant,
tout
en
restant
au
stade
des
generalites,
cette litterature dont il va desormais etre question (30). (26) Literature in the Second Century, C.J. 50, 1955, pp. 295-298. (27) P. 297 ; pour I’id^e de « romantisme » cf. M.B. Ogle, Romantic
Movements
in
Antiquity, T.A.Ph.A. 1943, pp. 1-18. (28) P. 296. (29) Ibid. (30) Alors que le present ouvrage etait ddja sous presse, nous avons pris connaissance d’un excellent article traitant du sujet meme de notre essai. Il s’agit de E.L. Bowie, Greeks and their Past in the Second Sophistic, Past and Present 46, 1970, pp. 1-41. Nous renvoyons le lecteur k cet article.
2.
LA
LITTERATURE :
VUE
D’ENSEMBLE
Au II' siecle le monde changeait. Nous nous proposons d’etudier la litterature grecque de ce siecle et du siecle suivant en fonction de ce changement. C’est une transition fondamentale
de
Fancien
au
nouveau.
Elle
se presente sous deux aspects. D’abord, la tradition culturelle paienne se developpe. A partir de bases qui avaient ete jetees classique et
hellenistique,
et
qu’on
pent
resumer
aux epoques
sous
Fappellation
« tradition rhetorique », il se construit une nouvelle sorte de littera¬ ture : c’est une litterature de circonstance, en prose, dont les principaux
representants
sont
Aristide,
Lucien,
Alciphron,
Philostrate,
Arrien, et on pent y inclure, a certains egards, les romanciers. Aux mains de ces ecrivains la litterature subit une metamorphose ; cependant, la tradition litteraire reste un element important de la compo¬ sition.
C’est
ce
cbangement
que
nous
voulons
decrire.
En
meme
temps, la societe grecque subit a cette epoque une metamorphose bien plus profonde : les bases philosophiques meme de la societe, done tout I’aspect de la civilisation, sont en train de changer. En Foccurrence, c’est la civilisation chretienne qui emerge. Mais elle reste
grecque ;
malgre toutes les difficultes que le christianisme eprouva a absorber le paganisme grec, il ne rompit pas
avec Fhellenisme,
il le
trans¬
forma. C’est la un phenomene tres important ; et ce mouvement religieux se trouve reflete dans la litterature, depuis la simple paradoxographie jusqu’aux professions de foi manifestes ; ici aussi on tiendra compte du roman, dont le contenu comprend un fort element religieux. Nous nous proposons done d’esquisser Faspect litteraire de ce mouvement (U.
(1) L’ouvrage de fond sur cette p^riode reste celui de W. Schmid, Der Atticismus in seinen Hauptvertretern, Stuttgart, 1887-96, 4 vv., reed. Hildesheim, 1964. On aura I’occasion de signaler quelques modifications a sa theorie g6n6rale et aux details de ses recherches
LA
LITTERATURE :
13
VUE d’enSEMBLE
Si cette etude ne va pas au-dela de 250 apres J.-C. environ, c’est la une date plus commode que significative. Le processus de trans¬ formation continue bien au-dela de cette date, mais les ultimes efforts du monde paien n’ont pas paru assez importants, dans ce contexte, pour qu’on elargisse I’essai afin de les inclure. Survecurent,
de
I’ancienne
paideia,
notamment
la
doctrine
de
Platon, dans la mesure ou elle fut integree dans le neoplatonisme et la
theologie
chretienne,
et
la
teleologie
aristotelicienne,
comme
la
transforma finalement Thomas d’Aquin. Les techniques de rhetorique survecurent
aussi,
et
furent
utilisees
par
le
christianisme
—
non
sans hesitation parfois, et en se soumettant a la theologie. Mais certaines choses deperirent ; on renonga au monde, du moins dans quelques-uns de ses aspects, pendant mille ans (2). La perte la plus consi¬ derable fut celle de Tesprit scientifique grec. Et la litterature perdit
linguistiques. Pour cette theorie generate, on pent renvoyer au v. 4, pp. 577 sqq., et au petit ouvrage du meme auteur Ueber den kulturgeschichtlichen Zusammenhang und die Bedeutung der griechischen Renaissance in der Romerzeit, Leipzig, 1898 (discours d'inauguration prononce a Tiibingen). V. aussi Particle de K. Gerth, 2. Oder neue Sophistik, dans P.W. Suppl. 8, 1956. Panni les histoires Utteraires, il faut rappeler ici celle citee au ch. precedent de F.A. Wright. Nous ne connaissons aucun autre ouvrage important consacre exclusivement a cette periode prise dans son ensemble. Cependant, trois ouvrages traitant d’auteurs ou de sujets particuliers seront indiques ici : ce sont ceux de J. Bompaire, Lucien ecrivain (v. I. 1) ; d'A. Boulanger, Aelius Aristide et la sophistique dans la province d’Asie au IB siecle de notre &re, Paris, 1923 ; et d’E. Rohde, Der griechische Roman und seine Vorldufer, Leipzig, 1876, generalement, comme dans le present ouvrage, citd d’apres la 3® 6d. de W. Schmid, Leipzig, 1914 (rdimp. Hildesheim, 1960). Ces travaux sont indispensables pour quiconque s’intdresse a cette periode. Signalons aussi les chapitres 6 et 7 de I’ouvrage d'A.S.L. Farquharson, Marcus Aurelius : His Life and His World, ed. D.A. Rees, Oxford, 1951; ils forment un essai (pp. 89-121, Literature of the Age) de toute premifere qualitd, qui commu¬ nique, avec une profondeur et une lucidite admirables, I’esprit general de la litterature de cette dpoque, et en meme temps analyse avec penetration les oeuvres de plusieurs ecrivains individuels, tel Lucien. II est dommage que I'auteur se soit limite au II® siecle. H. Piot, Les procides littiraires de la seconde sophistique chez Lucien, Rennes, 1914, adopte dans son premier chapitre. Conception litteraire de la seconde sophistique, une attitude semblable h celles de Schmid et de van Groningen citees au debut du chapitre pr&ddent : p. ex. pp. 12-13 « k I’apport ancien, il s’ajouta, dans la seconde sophistique, un Element nouveau : Limitation systematique et maladroite du passe... dans cette littdrature tout devint artificiel : la langue, les themes, la maniere de les developper, le style» ; cf. p. 24 « la sophistique menait done k une conception tout artificielle de la litterature ». Par centre, M.J. Higgins, dans The Renaissance of the First Century and the Origins of Standard Late Greek, Traditio 3, 1945, pp. 49-100, se fondant sur une reevaluation de la langue littdraire de I'epoque, plaide en faveur d’un jugement bien plus favorable que ceux qu’on porte d’habitude sur la II® Sophistique ; v. ce ch. infra et 1.4. Pour le christianisme et sa littdrature, nous citerons ici seulement W. Jaeger, Early Christianity and Greek Paideia, Cambridge (Mass.), 1962 ; notre ch. III. 2 traitera de la bibliographie d’une fagon plus detaillde. En gdndral, nos indications sur la litterature savante pour les auteurs individuels seront dgalement r6serv6es pour les chapitres suivants. Finalement, pour I’aspect social du mouvement sophistique, I’on dispose maintenant de I’excellente dtude de G.W. Bowersock, Greek Sophists in the Roman Empire, Oxford, 1969. (2) « A millennium of European civilization whose originality was confined to other activities of the human spirit », comme I’exprime R. Walzer, New Light on Galen's Moral Philosophy, C.Q. 1949, p. 96.
14
LE
elle aussi le plus grand de son
CADRE
essor.
Bien
entendu,
quelques-unes
d’entre les formes les plus reussies de la litterature grecque, tels le drame et la poesie lyrique, etaient, au deuxieme siecle, mortes depuis des centaines d’annees deja ; mais il fleurissait alors une litterature de circonstance
et
un
art
narratif
qui
pendant
I’epoque
byzantine
ne
vecurent qu’au ralenti (3). La culture isocrateenne, si triomphante au deuxieme siecle, perdit progressivement sa
suprematie,
pour
devenir
le premier pas seulement dans une serie de disciplines dans laquelle la
philosophie
elle-meme
est
reduite
au
rang
d’une
propaideia
a
I’etude de la theologie. Mais les auteurs classiques, dont le deuxieme siecle avait dr esse les canons, continuerent a etre lus et etudies assidument jusqu’a la fin de I’empire byzantin. Pendant
notre
periode,
c’est
vites des conferenciers itinerants
la ont
rhetorique
qui
ete bien
brille.
decrites,
Les
acti-
d’abord
par
Philostrate dans ses Vies des sophistes, et de nos jours par Rohde et Boulanger
notamment (4) ;
nous
n’avons
pas
ici
a
reproduire
leurs
analyses, mais simplement a situer le mouvement sophistique dans la production litteraire de Pepoque. On a tendance a penser immediatement a son aspect technique, a sa Teyvii
en somme,
a ses
arran¬
gements et a ses effets etudies, a tout ce qu’il y a de factice et de facheux
dans
Part
de
la
parole
tel
que
le
pratiquaient
les
inter-
pretes de la doctrine de la Persuasion. Et en fait cette litterature est souvent marquee par ces defauts. Mais si les vices de cet art se font plus remarquer que
ses vertus, les
vertus
n’en
sent
pas
absentes ;
Part qui cache Part ne manque pas. Aux exces d’un Polemon il faut opposer la clarte d’un Lucien, servant d’exemple de la vraie rheto¬ rique, qui n’est autre que le style. L’existence des Vies des sophistes de Philostrate, seul temoin contemporain important de Phistoire litte¬ raire de Pepoque, nous donne peut-etre une fausse impression. L’appellation (c Deuxieme Sophistique » qu’il a inventee ne vise que le mou-
(3) Il y a de quoi avoir de forts soupgons sur I’arbitraire avec lequel I’age byzantin faisait le tri de la litterature paienne : cf. H. Doerrie, Die griechischen Romane und das Christentum, Ph. 1938, pp. ITi-Xlb, oil la survie des romans d’Achille Tatius et d'Heliodore est attribute a leur preservation k I'epoque chretienne non point pour leurs merites litteraires, mais pour les relations qu’ils etaient censes avoir avec des personnages religieux. A noter qu'ii I’epoque de la Renaissance, les formes litt^raires dont il est ici question auront vite fait de prendre place au premier rang; Lucien et les romanciers trouveront leurs admirateurs, leurs traducteurs, leurs remanieurs dans toutes les langues de I’Europe. Parmi I’abondante litterature sur ce chapitre de Phistoire litteraire, on pent citer par exemple S.L. Wolff, The Greek Romances in Elizabethan Prose Fiction, New York, 1912, pour le roman, et pour Lucien F. Baldensperger & W.P. Friederich, Bibliography of Comparative Literature, Chapel Hill, Univ. of North Carolina, 1950, pp. 267-268 et F.G. Allinson, Lucian Satirist and Artist, Boston, 1926, pp. 140 sqq. D’autres renvois seront donnes dans notre chapitre sur le roman (III. 3). (4) Gr. Rom. a, pp, 310-387, Die gr. Sophistik der Kaiserzeit; A. A. F® Partie, surtout pp. 20-57, Le public et la litterature. Cf. aussi Bowersock, op. cit., passim.
15
LA LITTERATURE : VUE d’eNSEMBLE
vement oratoire (5). Or, ce mouvement incarne certes Tune des idees litteraires centrales de ce sieele, et colore toute sa production, comme on vient de le dire ; mais il ne la comprend pas entierement. On s’est souvent demande pourquoi Philostrate ne fait pas mention de Lucien. La raison parait assez simple : il parle des Aelius Aristide, non pas des Lucien, comme il ne parle pas des Arrien, des Pausanias, des Alciphron (6). Il parle de ceux qui n’existaient, comme ecrivains, qu’en fonction de la rhetorique « pure ». Il existait d’autres ecrivains pour lesquels la rhetorique n’etait qu’un vernis. En fait, dans le cas du plus grand des ecrivains tardifs, Plutarque, il n’est meme pas question d’un vernis de rhetorique. Bien qu’il se situe presque dans la periode que nous considerons, hien qu’il soit le
contemporain
des
premiers
representants de la renaissance sophistique, il n’est pas representatif de leur epoque. Il est au-dessus d’eux ;
pour I’essentiel, il est hors
du temps (7). D’autres aussi ont leur interet legitime. Par exemple les historians, Arrien, Appien, Dion Cassius, Herodien — Arrien surtout fait montre d’une personnalite
litteraire
vraiment
interessante,
meme
sans
tenir
compte de la grande valeur de sa contribution a nos connaissances historiques. Puis les « antiquaires », Pausanias le hien-aime des archeologues, Athenee, Diogene Laerte, qui nous ont preserve tant d’informations sur le monde, deja antique pour eux-memes, de Page classique, et, ce faisant, representent I’esprit de leur propre epoque ;
et
les litterateurs — Lucien en tete, Philostrate vedette d’un cercle litte¬ raire imperial, Alciphron I’epistolier — avec une conception presque nouvelle
de leur
metier.
En
outre,
les
compilateurs
(que
d’ailleurs
on ne pent guere distinguer de fagon tres nette des « antiquaires »), tels Elien et Polyen, avec leur gout du baroque ; egalement difficile a classer de ce point de vue, et egalement d’un grand interet ne fut-ce
(5) Vies 481 ti 6e hex' teivtiv (sc. /’dp/aia aocpiCTTiKi^), f|v oOxi viav, dpxoda ydp, Seux^pav 6^ poTvXov -rrpoapTiTtev. Ici, nous nous bornons k une decision assez arbitraire sur cette ques¬ tion ; les reserves qu’il convient d'y apporter formeront en fait la deuxieme partie de cel essai. Mais notons que la question n’est pas sans importance, puisque de telles appellations ont souvent I’effet de nous prddisposer contre les phdnomenes qu’elles pretendent rdsumer. (6) Dans I’introduction de I’edition Loeb, W.C. Wright, par exemple, suggere que « in ignoring the sophistic works of Lucian in the second century, Philostratus observes the sophistic convention of silence as to one who so excelled and satirized them all. He was a renegade not to be named » {Philostratus and Eunapius, London, 1921, p. xiv) ; cf. deja Schmid Att. 1, p. 127 « dass [Ph.] den Renegaten Lucian nicht nennt, mag seine Griinde haben » ; cf. Christ-Schmid, p. 710. Pour M. Croiset, La vie et les ceuvres de Lucien, Paris, 1882, p. 389,