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French Pages [157] Year 2023
Comment devenir un bon médecin
Les clés de l'apprentissage et de l'exercice de la médecine
Chez le même éditeur Du même auteur : Guide de l'examen clinique et du diagnostic en dermatologie, livre + site internet, de D. Lipsker. 2020, 400 pages Dermatologie et infections sexuellement transmissibles, 6e édition, de J.-H. Saurat, D. Lipsker, L. Thomas, L. Borradori et J.-M. Lachapelle, 2017, 1288 pages. Dans la collection Dermatologie, dirigée par Dan Lipsker : Dermatologie de la diversité, par A. Mahé, O. Faye. 2021, 256 pages. Dermatologie génitale, par J.-N. Dauendorffer, S. Ly. 2021, 360 pages. Dermatologie esthétique, de S Dahan. 2020, 392 pages. Chirurgie dermatologique, 2e édition, de J.-M. Amici, 2017, 416 pages. Dermatologie. De la clinique à la microscopie, par B. Cribier, 2015, 464 pages. Dermatologie infectieuse, de M. Mokni, N. Dupin et P. Del Giudice, 2014, 360 pages. Lupus érythémateux, par D. Lipsker et J. Sibilia. 2013, 316 pages.
Comment devenir un bon médecin Les clés de l'apprentissage et de l'exercice de la médecine Dan Lipsker
Professeur des universités-praticien hospitalier, Faculté de Médecine et Hôpitaux Universitaires, Strasbourg 1 Préface de
Jean Sibilia
Elsevier Masson SAS, 65, rue Camille-Desmoulins, 92442 Issy-les-Moulineaux cedex, France Comment devenir un bon médecin. Les clés de l'apprentissage et de l'exercice de la médecine, 1re édition, de Dan Lipsker. © 2023 Elsevier Masson SAS ISBN : 978-2-294-78085-1 e-ISBN : 978-2-294-78109-4 Tous droits réservés. Les praticiens et chercheurs doivent toujours se baser sur leur propre expérience et connaissances pour évaluer et utiliser toute information, méthodes, composés ou expériences décrits ici. Du fait de l'avancement rapide des sciences médicales, en particulier, une vérification indépendante des diagnostics et dosages des médicaments doit être effectuée. Dans toute la mesure permise par la loi, Elsevier, les auteurs, collaborateurs ou autres contributeurs déclinent toute responsabilité pour ce qui concerne la traduction ou pour tout préjudice et/ou dommages aux personnes ou aux biens, que cela résulte de la responsabilité du fait des produits, d'une négligence ou autre, ou de l'utilisation ou de l'application de toutes les méthodes, les produits, les instructions ou les idées contenus dans la présente publication. Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction par tous procédés, réservés pour tous pays. Toute reproduction ou représentation intégrale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, des pages publiées dans le présent ouvrage, faite sans l'autorisation de l'éditeur est illicite et constitue une contrefaçon. Seules sont autorisées, d'une part, les reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d'autre part, les courtes citations justifiées par le caractère scientifique ou d'information de l'œuvre dans laquelle elles sont incorporées (art. L. 122-4, L. 122-5 et L. 335-2 du Code de la propriété intellectuelle).
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CHAPITRE
1 Les attentes du malade PLAN DU CHAPITRE ■■ Être bien accueilli, vite pris en charge et rapidement rétabli ■■ Le malade veut un professionnel compétent, qui prend
le temps et en qui placer toute sa confiance ■■ Les malades veulent des explications en termes simples
et compréhensibles ■■ Le secret professionnel est un élément crucial de la relation
médecin-malade
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La pratique médicale
Je ne suis pas certain que tous les médecins se soient suffisamment penchés sur la question des attentes des malades. Cette question est pourtant cruciale. Les attentes des patients sont très nombreuses et pourraient faire l'objet d'un ouvrage entier. Je me contente d'en commenter rapidement certaines. Ce sont des attentes auxquelles chaque médecin devrait se confronter, car elles me paraissent essentielles. Le fait de se confronter à ces attentes doit impacter sa pratique médicale. Je ne me rappelle pas que les attentes des malades aient été abordées au cours de mes études de médecine. Pourtant, il est difficile d'être ou de devenir un bon médecin sans se poser la question de ce qui est attendu de vous. Chacun peut essayer d'y répondre, car nous avons presque tous déjà eu affaire, pour nousmême ou pour nos proches, à des médecins. Nous avons donc déjà été patient ou proche de patient. Il faut d'ailleurs souvent étendre ce point des attentes aux proches du malade, qui sont également, et légitimement, demandeurs d'informations. Ils souhaitent que la prise en charge se fasse sans failles. Par ailleurs, dans une équipe hospitalière, les autres soignants ont aussi des attentes. Il peut s'agir des étudiants en médecine, des internes et des infirmières, notamment lorsqu'il s'agit de la prise en charge d'un patient avec une maladie grave et/ou incurable, car des objectifs clairs doivent alors être déterminés.
Être bien accueilli, vite pris en charge et rapidement rétabli La plupart des individus malades souhaitent en premier lieu une guérison rapide. Ils espèrent donc qu'un diagnostic soit rapidement établi et un traitement efficace mis en place. Ils souhaitent que cela se fasse dans les meilleures conditions possibles, avec un rendez-vous rapide chez le médecin, un passage à l'heure, un accueil chaleureux, si possible dans un endroit agréable, une prise en charge efficace, avec le moins d'examens possibles, puis une guérison rapide. La prise en charge efficace doit être effectuée par un médecin humain, empathique et compétent. Les patients veulent être rapidement libérés de leur souffrance, en particulier la douleur. Ils veulent être soulagés. Ils souhaitent aussi pouvoir joindre facilement le médecin en cas de question. Cette séquence a l'air simple et elle est tout à fait légitime. Elle constitue une série d'objectifs que les médecins doivent essayer d'atteindre, surtout ceux qui veulent s'installer en libéral. Mais le cahier des charges qu'elle impose n'est pas toujours facile à respecter. Donner un rendez-vous rapide n'est pas toujours possible, lorsque l'agenda est déjà surchargé. La plupart des médecins trouvent des créneaux pour les urgences. Mais ce qui est ressenti comme une urgence par le malade ne l'est pas nécessairement par le médecin. Ce dernier va raisonner selon d'autres critères. Il doit tenir compte des autres demandes en cours, dont certaines sont prioritaires en termes de gravité.
Les attentes du malade
Par ailleurs, être accueilli dans un endroit agréable est indiscutablement un atout. Un secrétariat accueillant et une belle salle d'attente avec des sièges confortables mettent directement à l'aise. Mais ce n'est pas toujours le cas, et cela est même plutôt rare dans les hôpitaux publics français. Si ces points de logistique et de conditions d'accueil en particulier ne peuvent pas être respectés, le médecin peut en revanche faire au mieux pour répondre aux attentes des malades. Par son attitude et son professionnalisme, il peut largement compenser un local de consultation qui mériterait un coup de peinture, ou un rendez-vous tardif. Quant aux jeunes médecins qui s'installent, c'est indiscutablement un atout que de pouvoir disposer d'un secrétariat humain et agréable et de conditions d'accueil et de consultations agréables.
Le malade veut un professionnel compétent, qui prend le temps et en qui placer toute sa confiance En ce qui concerne plus particulièrement le médecin, le malade cherche avant tout un professionnel compétent en qui il peut placer toute sa confiance. Cette confiance qui est accordée est une lourde responsabilité pour le médecin. Il ne doit pas en abuser et il doit s'efforcer d'être à la hauteur des attentes du patient. Dès lors que le contact avec le médecin est établi, le malade souhaite être rassuré ou guidé pas à pas à travers sa maladie, vers la guérison dans le meilleur des cas. Il ne souhaite pas avoir à vérifier si la prise en charge est adaptée. Il veut pouvoir « s'abandonner » et être pris en charge. Il cherche aussi des réponses à ses questions. Il souhaite des explications simples et compréhensibles. La compétence, l'investissement et la conscience professionnelle sont les piliers sur lesquels le médecin doit construire sa relation avec le malade et qui lui permettent d'être à la hauteur des attentes des patients. Malheureusement, tous les médecins ne sont pas des professionnels consciencieux et compétents. Le malade ou son entourage doivent donc garder une certaine vigilance, ou alors trouver le « bon médecin », mais ce n'est pas toujours simple. Pour le trouver, il existe quelques règles qui sont relativement fiables dans mon expérience. Le bon médecin se prend le temps qu'il faut. Il est disponible lorsque nécessaire. Il adresse le patient à des collègues plus compétents ou plus spécialisés quand la situation l'impose ; il a donc un bon carnet d'adresses. Il maîtrise parfaitement ce qu'il fait et il ne fait pas le reste : c'est ce qui caractérise le professionnalisme. En plus de la compétence, du professionnalisme et de la disponibilité, voici une liste de conduites et de qualités qui caractérisent le bon médecin et que les patients savent en général reconnaître. La courtoisie, le tact, l'humilité, la gentillesse, la bienveillance sont des qualités importantes, appréciées par les patients.
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La pratique médicale
Mais ce qui est essentiel, ce sont le véritable investissement et le vrai intérêt que le médecin porte à son malade ; cela n'échappe en général pas aux patients. Un malade est très sensible au fait de pouvoir s'exprimer, d'être entendu et écouté, de ne pas avoir l'impression d'avoir face à lui un individu pressé « qui veut en finir avec la consultation ». Entendre est une chose, écouter, en étant pleinement concentré sur les propos du patient, en est une autre. Le malade apprécie le médecin qui prend le temps qu'il faut lors d'un échange. Un médecin a souvent du retard, car les imprévus sont fréquents lorsque l'on pratique la médecine. L'erreur à ne pas commettre alors est de vouloir à tout prix rattraper ce retard. En effet, si un patient a attendu plus d'une heure dans une salle d'attente, il sera légitimement déçu s'il est ensuite pris en charge de façon trop superficielle et trop rapide. Alors que si le médecin l'accueille chaleureusement et qu'il lui consacre le temps qu'il faut pour essayer de régler son problème, il aura vite oublié le retard et aura compris qu'avec ce type de pratique de la médecine un retard peut se produire. Voici quelques signaux d'alerte qui incitent à être prudent avec le choix du médecin. Un médecin qui passe beaucoup de temps à communiquer sur ces compétences et à être présent dans les médias passe autant de temps en moins à voir des malades et à se former. Il faut s'en méfier, surtout s'il le fait dès un jeune âge. Un médecin qui fait des gros efforts de communication sur les réseaux sociaux et sur d'autres supports a le temps et la volonté de le faire et, dans mon expérience, ce ne sont pas les meilleurs, loin de là. Il faut également de la méfiance envers un médecin qui siège en permanence dans des commissions ordinales, hospitalières, facultaires, etc., même si cette règle est moins stricte. Le bon médecin n'a pas besoin d'un réseau pour se forger une patientèle. Il est recommandé par les patients qu'il a soignés. En d'autres termes, plus un médecin s'affiche en dehors de son lieu d'exercice, plus il faut s'en méfier. Le bon médecin est en général humble et discret. Il considère que la publicité, quelle que soit sa forme, est peu déontologique. Il estime que les médias ne sont pas son terrain. Au fond, le meilleur indicateur du « bon » médecin reste la rumeur, le bouche à oreille, surtout lorsqu'il est véhiculé par des personnes malades. Le médecin de famille, s'il ne fonctionne pas en réseau clos avec des correspondants fixes, peut également être de bon conseil. En effet, le patient veut rencontrer un médecin polyvalent qui pratique une bonne médecine clinique. Il ne veut pas rencontrer un médecin-chercheur qui a beaucoup publié. Ce serait un critère facilement vérifiable, par la mesure des index bibliométriques, mais malheureusement pas un gage de qualité. Des médecins qui pratiquent aussi de la recherche en laboratoire manquent souvent d'expérience clinique, même s'il existe de rares exceptions. Le patient ne cherche pas non plus un médecin renommé pour l'excellence de son enseignement ou la qualité de ses présentations. Il souhaite rencontrer un homme ou une femme « de terrain » qui l'écoute et qui le prend en charge efficacement.
Les attentes du malade
La rigueur est une qualité pas toujours appréciée à sa juste valeur par les patients, surtout si la démarche rigoureuse n'est pas expliquée. Certains malades apprécieront ainsi le médecin qui effectue un examen relativement complet et minutieux, même pour un problème qui paraît assez banal, comme une rhinite, une angine ou un renouvellement d'ordonnance pour une hypertension artérielle. De la même façon, beaucoup de malades apprécieront le dermatologue qui propose un examen de toute la peau alors qu'ils ne voulaient montrer qu'« un bouton du visage ». D'autres, en revanche, seront irrités et ne comprendront pas pourquoi on leur demande de se déshabiller, alors « qu'ils venaient pour autre chose ». Cependant, si le médecin explique qu'il s'agit d'un examen de dépistage pour ne pas méconnaître un éventuel problème de santé autre ou une éventuelle tumeur cutanée, la plupart des sujets l'accepteront. Au bout du compte, ils seront même contents d'avoir été bien examinés, surtout si l'examen a été conduit avec tact et délicatesse. Les éventuels examens complémentaires doivent être prescrits s'ils sont indiqués, et que s'ils sont indiqués. Certains malades se sentent rassurés lorsqu'on leur prescrit « des bilans » ou « des radios ». Mais la plupart préfèrent éviter le passage au laboratoire où une ponction veineuse les attend et ils n'apprécient guère l'attente chez le radiologue. Un examen, et nous le verrons encore ailleurs dans l'ouvrage, n'est jamais anodin. Il doit être prescrit uniquement s'il est strictement nécessaire et les malades sont généralement reconnaissants envers les médecins qui agissent ainsi. Il existe d'ailleurs une règle très générale : le plus souvent, plus un médecin est compétent, moins il est prescripteur d'examens et de bilans.
Les malades veulent des explications en termes simples et compréhensibles La plupart des malades veulent savoir ce qu'il en est de leur état de santé. Ils souhaitent la transparence. La transparence consiste à expliquer au patient ce qu'il a et comment il sera pris en charge. Elle consiste aussi à dire exactement la même chose aux autres personnes impliquées dans les soins. Une façon simple, efficace et très appréciée de le faire est de dicter le courrier de consultation en présence du patient et de lui adresser une copie du rapport. Il voit alors que le médecin fait ce qu'il dit et qu'il dit ce qu'il fait, aussi vis-à-vis de ses collègues. Le malade veut connaître le diagnostic, le pronostic, le traitement, la nature des examens qui vont être pratiqués, le type de gestes interventionnels qui vont être réalisés, les effets indésirables des médicaments qu'il devra prendre, les risques d'une chirurgie qu'il devra subir, le délai de cicatrisation, etc. Les explications doivent toujours être données en termes simples et compréhensibles. Cela est toujours possible, quelle que soit la complexité du problème, dès lors que le sujet est maîtrisé par le médecin. Cet effort d'explication est crucial.
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La pratique médicale
Le secret professionnel est un élément crucial de la relation médecin-malade Le malade s'attend à ce que toutes les règles déontologiques soient respectées. Ces règles ne font pas l'objet de cet ouvrage, mais je citerai néanmoins le secret professionnel qui doit être respecté en toutes circonstances. Cela nous amène directement aux proches du patient. Souvent, la proche famille du patient veut savoir. Tout naturellement, les parents sont l'interlocuteur du médecin, avec leur enfant. Mais une des particularités de la relation entre le médecin et le malade est qu'elle est strictement confidentielle. Tout ce qui y est échangé reste confidentiel. Cela est absolument indispensable ; c'est un des fondements essentiels de cette relation tellement singulière. Il ne faut jamais oublier que le secret professionnel s'applique même vis-à-vis de la plus proche famille. Donc, c'est seulement avec l'accord explicite du patient adulte, et idéalement en sa présence, que des informations seront communiquées à ses proches. Si cet échange avec les proches est souhaité par le patient, et c'est en général préférable, surtout pour les personnes âgées ou en cas de maladie grave, il faut également les informer. Ils peuvent alors devenir des partenaires pour la prise en charge. Il faut alors leur fournir les explications avec la même clarté et la même simplicité que celles données aux patients. Lorsque plusieurs médecins interviennent ou lorsqu'un malade est hospitalisé, la circulation de l'information est aussi un point très important. La transmission de l'information d'un médecin à un autre est un élément essentiel de la continuité des soins. Il faut donc, dans la mesure du possible, que les différents intervenants échangent régulièrement afin d'être au courant de l'évolution du malade, et afin de tenir le même discours. En effet, des propos différents au sujet d'un même problème médical sont très anxiogènes pour le malade et son entourage. Les objectifs de la prise en charge doivent être définis entre le malade et ses médecins, puis communiqués aux éventuels autres intervenants. Lorsque la prise en charge se fait dans un service hospitalier ou hospitalo-universitaire, les infirmières, les étudiants en médecine et en soins infirmiers doivent aussi être informés pour que toute l'équipe ait une ligne de conduite cohérente. Cela ne concerne bien entendu que les soignants qui, de toute façon, s'occupent du malade et accèdent à son dossier, toujours pour le même motif du secret professionnel qu'il ne faut jamais – et en aucune circonstance – transgresser. Parfois, un malade peut demander que même certaines personnes impliquées dans la prise en charge ne soient pas informées de certains diagnostics ; dans ce cas, il faut respecter ce souhait du malade dans la mesure du possible. Le médecin qui a les qualités qui viennent d'être évoquées et qui pratique en âme et conscience se verra récompensé par quelque chose qui n'a pas de prix : la gratitude et le respect de ses patients, sources d'une satisfaction profonde. Il a par
Les attentes du malade
ailleurs la chance d'exercer une profession qui a profondément un sens, car elle place l'être humain au centre de la pratique. Cela évite des remises en question de son activité professionnelle, comme on les voit fréquemment dans les métiers du tertiaire chez les sujets de la quarantaine. Le malade qui est pris en charge par de tels médecins peut placer toute sa confiance dans le corps médical. Il pourra affronter plus sereinement la maladie, car il sait qu'il sera pris en charge correctement.
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CHAPITRE
2 Les conséquences des études de médecine et de la pratique médicale sur la vie personnelle PLAN DU CHAPITRE ■■ L'intérêt et la motivation, moteurs de la réussite d'études longues
et difficiles ■■ Une organisation et une discipline implacables ■■ Les autres facettes de la transformation intellectuelle : une mémoire
plus sélective et une personnalité plus exigeante ■■ L'internat : la reprise d'une vie sociale et la prise de responsabilités ■■ L'importance de la gestion du temps ■■ La nécessité de trouver un équilibre et l'importance de se ménager
du temps libre
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La pratique médicale
Disons-le d'emblée, les études de médecine sont longues et difficiles, et la pratique de la médecine impacte fortement la vie personnelle. Mais cet investissement personnel considérable est récompensé par la satisfaction profonde de pratiquer un métier humain qui a beaucoup de sens.
L'intérêt et la motivation, moteurs de la réussite d'études longues et difficiles Le devoir d'être compétent et de mener une vie normale Le médecin doit aux personnes qu'il prend en charge d'être compétent. Cette compétence impose beaucoup de travail. Il faut régulièrement travailler, se former et se tenir à jour pour être en accord avec sa conscience professionnelle afin de prendre en charge les patients dans les meilleures conditions. Car le malade qui se confie au médecin et qui lui fait confiance attend cette compétence. Mais ce travail constant empiète forcément sur la vie personnelle. Il est donc essentiel de trouver un équilibre, et cela d'autant plus que le médecin doit mener une vie aussi normale que possible pour rester en phase avec les individus qu'il soigne et la société dans laquelle il évolue. Il ne doit pas non plus exiger de ses collègues un sacrifice de la vie personnelle au-delà d'un certain degré, même si certains médecins, extrêmement investis dans leur profession, consacrent presque toute leur vie à la pratique de la médecine.
Des connaissances colossales à acquérir Il est difficile de faire comprendre à quelqu'un qui n'a pas fait des études de médecine l'étendue du savoir qu'il faut acquérir pour devenir médecin. Le futur médecin doit en effet être en mesure de comprendre le fonctionnement normal de l'organisme humain et les nombreux dysfonctionnements qui peuvent l'affecter. Les causes de ces dysfonctionnements sont extrêmement nombreuses : ils peuvent faire suite à des anomalies du développement lors de la grossesse, ils peuvent être consécutifs à un traumatisme, à une maladie, à une intoxication, etc. Le coupable peut être une substance chimique, un aliment, une bactérie, un virus, un champignon, une algue, un végétal, etc. Il faut donc acquérir une base solide en biologie générale, en biochimie, en anatomie, en histologie et en physiologie ; mais aussi en mathématiques, en physique, en chimie, etc. Et il faut connaître toutes les maladies, les signes par lesquels elles se manifestent, leur évolution, leur traitement, la gestion des traitements, la maîtrise de gestes techniques, etc. La somme des connaissances qu'il faut acquérir est donc colossale. Autant dire que le meilleur moteur pour apprendre autant de connaissances est la motivation guidée par l'intérêt et idéalement même une passion.
Les conséquences des études de médecine et de la pratique médicale...
Sans compter que la lingua franca de la médecine, la langue qui véhicule la connaissance, est l'anglais, qu'il faut donc maîtriser. En France, on peut réussir les études de médecine sans maîtriser l'anglais. Mais cela devient un handicap important dès l'internat, puis pendant tout le reste de la carrière. En plus des lectures médicales, il est bon de lire le journal, ou d'écouter la radio tous les jours pour comprendre les allusions des malades au sujet d'une élection ou du résultat d'un match de foot. Un intérêt pour l'être humain et pour les sciences est essentiel pour devenir un « grand » médecin. L'étudiant qui s'apprête à débuter des études de médecine et même le jeune interne ne se posent généralement pas la question s'ils disposent des qualités comme la motivation, l'intérêt pour les sciences et l'humanisme. En revanche, le « vieux patron », le professeur qui enseigne la médecine au lit du malade depuis des années, repère très rapidement ces qualités chez l'étudiant et l'interne. Il identifie ainsi l'étudiant qui sort du lot, celui qui naturellement possède les qualités qui font les grands médecins.
Des études longues Selon les pays, les études de médecine durent en général 10 à 12 ans. Les premières années sont surtout dévolues à l'apprentissage théorique et les suivantes consistent en une « mise en exercice » de ce savoir, sous forme d'une pratique médicale supervisée. Cela se fait au cours de l'internat en France, qui dure, selon les spécialités, 4 à 6 années supplémentaires. C'est pendant cette période cruciale, l'internat, que les connaissances théoriques acquises pendant les premières années d'études sont véritablement mises en pratique, sous le regard vigilant, et idéalement bienveillant, de médecins plus expérimentés. Ce compagnonnage reste la base de la transmission du savoir en médecine. À l'issue de ces 10 à 12 années de formation, l'individu qui a décidé de s'engager dans cette voie est jugé apte et peut commencer à exercer en tant que médecin ou chirurgien. C'est à partir de ce moment qu'il va véritablement commencer à apprendre le métier qu'il va exercer en le pratiquant de façon responsable quotidiennement. Un mot sur la particularité des études de médecine en France est utile ici : les étudiants de médecine en France, contrairement à de nombreux autres pays, ont la chance et le privilège d'être confrontés aux malades très tôt, dès la deuxième année d'étude. Dès la quatrième année d'étude, ils vont tous les jours à l'hôpital et font partie des équipes médicales qui prennent en charge les malades. Ils sont donc familiarisés très jeunes avec l'examen clinique et découvrent tôt la réalité de l'exercice médical. Ils sont donc aussi précocement confrontés à la souffrance, à la misère et à la mort. Ils verront ainsi tôt dans leur apprentissage des malades extrêmement amaigris, des plaies malodorantes, des individus délirants ou parfois agressifs, des familles en deuil au chevet d'un malade qui vient de mourir, des annonces de maladies graves, autant de situations qu'il faut savoir appréhender
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La pratique médicale
de façon humaine et professionnelle. Et qu'il faut apprendre à gérer sur le plan personnel. Ce contact précoce avec la médecine clinique est une des qualités essentielles du système français de formation des médecins. Au vu de l'étendue des connaissances qu'il faut acquérir, il ne paraît pas possible de prévoir un enseignement théorique de moins de 5 ans. Pendant ces années, l'étudiant devra se consacrer pleinement à ses études, en travaillant presque tous les jours, car il devra maîtriser et connaître par cœur des connaissances très vastes. S'il y a toujours eu des réflexions sur la façon d'enseigner plus « intelligemment » la médecine en essayant d'éviter un apprentissage de plusieurs années, l'expérience montre que cela n'est malheureusement guère possible. Il faut tout simplement savoir énormément de choses et plus elles sont acquises tôt, mieux cela vaut. En effet, c'est uniquement muni de ces connaissances que l'on peut acquérir une pratique rationnelle et, secondairement, une vraie expérience. Il faut en permanence rester capable de porter un regard critique sur l'expérience acquise par la pratique, donc un regard intelligent et savant. Ces années d'apprentissage peuvent être très difficiles pour certains. Il faut consacrer presque tout son temps à comprendre et à apprendre par cœur les cours. Cet apprentissage se fait majoritairement seul, face à ses cours, et pas dans les amphithéâtres des facultés. Cette solitude imposée n'est pas simple pour tout le monde. Cela se fait souvent aux dépens du temps passé avec sa famille et ses amis, et il devient difficile de trouver des moments pour faire du sport ou se consacrer à ses loisirs. Ce temps ne se rattrape pas. Ces périodes peuvent aussi être difficiles pour l'entourage, notamment les parents, qui voient que leur enfant « ne fait plus rien d'autre que d'apprendre ». Comme l'apprentissage de la médecine devient prépondérant et quasi envahissant, sans beaucoup de distractions à côté, on peut devenir irritable, prendre du poids. La moindre contrariété et les échecs à un examen peuvent être très mal vécus. Beaucoup de choses peuvent être remises en question, car on devient entièrement focalisé sur un seul objectif, qui devient donc disproportionnellement important. Il est essentiel que l'entourage, surtout la famille proche, comprenne cette situation. Cela n'est pas simple si l'on n'a pas soi-même traversé une telle épreuve. Parfois, avec beaucoup de tact et de bienveillance, et sans remettre quoi que ce soit en cause, un proche peut aider en allégeant la charge psychologique. Il peut manifester son amour, son soutien, sa compréhension, et il peut alors offrir une autre perspective en expliquant qu'une vie ne se résume ni aux études, ni à la médecine ; que la bonne santé est plus importante que le reste ; qu'il existe de nombreuses façons de vivre heureux et de réussir sa vie. En expliquant calmement ces vérités, tout en apportant son soutien sans faille à l'implication actuelle de l'étudiant, il permet d'ouvrir d'autres perspectives et d'autres chemins. C'est une bouffée d'oxygène lorsque l'étudiant est engouffré à 100 % dans les difficiles études médicales.
Les conséquences des études de médecine et de la pratique médicale...
Une organisation et une discipline implacables Quand la charge de travail est aussi importante, et qu'il existe si peu de temps pour faire autre chose que d'apprendre la médecine, les clés du succès sont l'organisation et la discipline. On ne peut pas assez insister sur l'importance d'organiser sa vie et son travail en médecine. Cela est vrai aussi bien pendant les études que plus tard, lors de sa pratique. En effet, des progrès sont heureusement régulièrement faits dans tous les domaines de la médecine. Il faut trouver le temps de se maintenir à jour. Sans vouloir rentrer dans les détails, pendant les études de médecine, la quantité des connaissances à acquérir oblige à organiser son temps, jour par jour, semaine par semaine et mois par mois. Car les cours doivent être connus sur le bout des doigts, jusqu'aux moindres détails, ce qui impose beaucoup de temps pour l'apprentissage et la compréhension. Ensuite, il faut prévoir du temps pour des révisions régulières. Tout cela s'organise en faisant des plannings. Il faut travailler presque tous les jours, y compris les week-ends, tout en se maintenant des créneaux pour « faire autre chose » et pour récupérer ou rattraper du retard.
Quand le cerveau est à saturation Il arrive qu'on se réveille un jour et qu'on n'arrive tout simplement pas à travailler de façon concentrée. Il est impossible de lire un cours, de se concentrer, d'enregistrer ou de comprendre quoi que ce soit. Le cerveau est à saturation. Il est alors important d'apprendre à reconnaître cet « état mental de saturation » et de profiter de ces journées pour faire autre chose. Il est inutile d'insister, car cela ne servirait à rien. Au début, lorsque l'étudiant est confronté les premières fois à ces situations de saturation mentale, il insiste, il essaie d'apprendre néanmoins, il culpabilise de ne pas y arriver, ce qui aggrave la fatigue mentale. C'est très déroutant et éprouvant. Souvent, une journée de repos, c'est-à-dire non passée à apprendre, suffit pour se remettre, mais parfois deux ou trois journées sont nécessaires.
Une transformation intellectuelle nécessaire : de l'apprentissage au raisonnement Ces années d'apprentissage théorique sont assez éprouvantes, mais au bout du compte également enrichissantes. Elles permettent d'apprendre une quantité absolument impressionnante de savoir médical. Au fur et à mesure, l'étudiant fait des synthèses, établit des liens entre différentes matières, élabore des concepts unificateurs entre différents signes, différentes maladies et différents mécanismes. Une véritable opération de maturité médicale s'opère, partiellement de façon consciente et partiellement de façon inconsciente. L'étudiant finit par comprendre que ce sont très souvent des mécanismes très similaires qui sont à l'origine de nombreuses maladies différentes. Il arrive à classer l'ensemble du savoir en
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quelques catégories, après avoir véritablement internalisé et « digéré » un savoir absolument colossal. Au bout du compte, il aura compris qu'il y avait un avant et un après, qu'il n'est plus pareil, qu'il a acquis les outils nécessaires pour raisonner, et raisonner seul. En effet, à l'instar du musicien qui doit d'abord apprendre à jouer un instrument avant de pouvoir composer de la musique, le médecin doit ingurgiter un savoir énorme avant de pouvoir raisonner face à un malade et pratiquer la médecine. Au passage, il aura compris que cela est vrai dans tous les domaines, que ce soit l'artisanat ou le savoir exclusivement théorique. Mais il faut avoir été assez loin dans l'apprentissage pour que les boucles de la connaissance s'activent et que cette vision synthétique se mette en place. Cette étape où l'on passe de l'apprentissage au raisonnement est cruciale. Lorsqu'elle ne s'opère pas, la pratique médicale ne peut guère s'envisager dans des conditions sereines.
Les autres facettes de la transformation intellectuelle : une mémoire plus sélective et une personnalité plus exigeante Ces années d'apprentissage peuvent parfois laisser quelques séquelles. Il peut par exemple être difficile de lire pour son plaisir pendant des années. En effet, comme chaque lecture a été apprise par cœur pendant plusieurs années, la lecture détente, pour le plaisir, est parfois impossible pendant un temps plus ou moins long. On se surprend ainsi à relire une dizaine de fois la première ligne d'un roman, en essayant de l'apprendre par cœur, inconsciemment, par reflexe. Pendant plusieurs années, il n'y a alors plus de plaisir à lire. Puis, peu à peu, ce plaisir revient. De la même façon, on peut perdre de façon définitive certaines aptitudes. Il existe ainsi des individus munis d'une excellente mémoire qui se souviennent de façon très précise de lectures qu'ils ont faites ou de films qu'ils ont vus, et cela pendant des années. Au point parfois d'être en mesure, après des années, de se souvenir d'une réplique faite par un acteur. J'ai connu plusieurs collègues munis d'une telle mémoire mais qui, après les études, n'en étaient plus capables. Comme si le cerveau avait appris à conserver de façon durable uniquement des informations « utiles ». Enfin, pendant ces années d'apprentissage, on a également appris à vivre énormément seul et à avoir peu de moments de loisirs. Le temps est alors extrêmement précieux et on apprend à choisir très soigneusement les moments de détente, ceux où on ne travaille pas. Il y a des moments où l'on a besoin d'être seul, mais sans « bosser », tout en ayant bonne conscience de ne pas le faire, car c'était « prévu au programme ». Et il y a les moments où on a besoin de voir d'autres personnes. On devient très exigeant dans le contact avec les autres, car on ne souhaite pas
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« perdre son temps » dans les rares moments de détente. On s'ennuie rapidement. Les échanges avec la famille, les amis de promotion qui vivent le même calvaire, le partenaire et quelques rares personnes privilégiées, dont on continue à apprécier le contact, sont cruciaux. Après plusieurs années passées ainsi, il peut être difficile de retrouver une vie sociale normale, car l'ennui guette. Après avoir fait l'expérience de la vraie profondeur dans un domaine, en l'occurrence la médecine, certains deviennent très sensibles aux discours des autres. On reconnaît vite celui qui sait vraiment et celui qui parle sans vraiment savoir. Car les mécanismes pour acquérir la connaissance sont les mêmes dans tous les domaines et on sait maintenant reconnaître ceux qui ont fait l'effort de vraiment savoir. Et il peut devenir insupportable d'entendre – de supporter – le discours de ceux qui ne savent pas dans un domaine scientifique ou technique. Entendons-nous bien : pour les choses communes de la vie, chacun est capable de « savoir ». Mais même ici, il y a ceux qui répètent le discours ambiant, sans avoir réfléchi, sans l'avoir internalisé et il y a ceux qui ont réfléchi et qui se sont forgés leur propre opinion. D'une façon ou d'une autre, chez certains, mais de loin pas chez tous, les démarches cognitives acquises pendant les études peuvent les rendre réfractaires aux discours superficiels et convenus, ce qui peut conduire à un certain isolement social, qui peut durer des années, voire être définitif.
L'internat : la reprise d'une vie sociale et la prise de responsabilités Après plusieurs années d'études théoriques vient ensuite le moment où l'apprentissage théorique s'arrête soudainement pour être remplacé par l'internat. Il n'y a plus d'examens tous les 4 à 6 mois, examens pour lesquels il fallait apprendre par cœur l'équivalent d'un annuaire téléphonique d'une petite ville ; et il n'y a pas plus un examen final pour lequel il fallait tout savoir et que l'on a préparé, jour après jour, pendant en moyenne deux années. On est enfin libéré de ces contraintes et on peut mettre en application, avec de vrais patients, toutes ces connaissances que l'on a acquises pendant de longues années et de longs moments de solitude. Du jour au lendemain, on est immergé dans la vraie vie. On redécouvre la vie sociale avec des échanges quotidiens avec des patients, des médecins, des infirmières, des étudiants, etc. La vie recommence. À mon époque, ce moment était vécu majoritairement comme une libération. Nous étions contents de ne plus avoir à nous imposer des bachotages sans fin en vue de passer avec succès des examens. Mais surtout, nous étions encore beaucoup plus contents de pouvoir prendre en charge des malades. Nous étions contents de nous voir confier une responsabilité pour laquelle nous nous étions préparés pendant des années. Et nous assumions pleinement cette responsabilité. Nous ne comptions pas les heures passées au lit des malades et dans les services
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hospitaliers. Nous avions beaucoup de gardes à l'hôpital, la nuit et les week-ends, où nous étions seuls, comme des « vrais docteurs ». Nous prenions des décisions seuls : est-ce que ce malade doit être hospitalisé ou pas ? Comment le traiter ? Quel antibiotique choisir et comment le prescrire ? Faut-il transférer ce malade en réanimation ? Faut-il faire une ponction lombaire ? Et nous avions appris à faire des ponctions lombaires, des ponctions de moelle sanguine, des ponctions pleurales, etc. pendant nos années d'externat. Les années d'internat étaient intenses, mais enrichissantes et plutôt joyeuses. J'ai l'impression que cela a changé. Si le début de l'internat marque toujours la fin des examens et du bachotage, il me semble que les internes actuels ne vivent plus aussi sereinement cette période. Ils ne paraissent plus aussi contents d'être enfin responsables. Au contraire, beaucoup d'entre eux ont du mal à assumer la responsabilité, rencontrent des difficultés, sont en souffrance, parfois même en dépression, du moins en début d'internat. Il est alors important de bien les encadrer et les accompagner pour leur donner l'assurance nécessaire afin de bien s'acquitter de leurs tâches d'une part, et d'y prendre plaisir d'autre part. Car la pratique de la médecine, qui commence avec l'internat, est magnifique tant sur le plan humain que sur le plan cognitif, même si c'est un métier parfois difficile. Il l'est, là encore, parfois sur le plan humain – par exemple lors de l'accompagnement d'un malade en fin de vie – ; sur le plan cognitif, lorsqu'on n'arrive pas à établir un diagnostic et à assembler de façon satisfaisante les différents signes d'un malade, qui s'apparentent à un vrai puzzle ; et sur le plan physique lorsqu'on enchaîne une garde après une journée de travail. Mais le plus difficile de tout est de se concentrer pleinement tous les jours sur l'autre, le patient, en l'entendant et en l'écoutant, alors que les malades se succèdent au fil de la journée. Rien ne doit s'interposer entre le malade, son récit, et le médecin. Le médecin ne doit pas être brouillé par ses propres problèmes ou ses propres réflexions au moment de ces échanges. Cela est usant et très fatigant. Il peut arriver qu'en fin de journée le médecin soit « vidé ». C'est notamment le cas lorsqu'il a été confronté à des histoires compliquées, souvent d'ailleurs plus sur le plan humain et personnel que médical à proprement parler. En général, heureusement, la plupart des internes, aujourd'hui, sont satisfaits du choix de leur métier en fin d'internat. Ils ont appris à prendre des décisions et à assumer des responsabilités. Seule la mise en responsabilité permet un vrai apprentissage et une vraie autonomie, et donc une vraie satisfaction. Cette satisfaction, le médecin l'a par exemple lorsqu'un malade va mieux, ou lorsque le patient le remercie pour la prise en charge et l'accompagnement qui ont été faits. Après l'internat, les jeunes médecins peuvent donc assez sereinement débuter leur carrière professionnelle à proprement parler.
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L'importance de la gestion du temps La formation médicale continue Au fur et à mesure des années de pratique, le médecin acquiert de plus en plus d'expérience, que ce soit dans le cadre d'une activité hospitalière ou dans un cabinet. À l'hôpital, le médecin n'est en général jamais seul et peut régulièrement échanger avec ses collègues. En cabinet, le médecin est souvent seul. Dans un cas comme dans l'autre, deux choses sont importantes : d'une part, maintenir à jour ses connaissances, ce qui oblige à adopter une certaine discipline, en consacrant un certain temps chaque semaine à la lecture ou à la vision de podcasts ou toute autre forme de formation médicale continue ; d'autre part, s'imposer un regard critique sur sa pratique, un exercice difficile, en vue de l'améliorer en permanence. Cela peut être fait assez simplement, par exemple en lisant une fois par semaine une revue récente sur un sujet banal, routinier, que l'on gère sans même plus réfléchir. Il s'agit du type de lecture que l'on n'aurait naturellement pas tendance à faire, pensant maîtriser le sujet. Cette mise à niveau permanente, qui ne devrait pas s'arrêter tant que l'on pratique, prend du temps. Comme au cours des études, une bonne organisation est indispensable. Cette organisation n'est pas simple, car entre-temps, beaucoup de médecins ont fondé une famille et ont des enfants. Ils ont un foyer à gérer et il leur reste très peu de temps libre. Mais l'investissement dans son travail est très valorisant. Une bonne pratique de la médecine est source d'une satisfaction profonde, au quotidien, avec beaucoup de reconnaissance de la part des patients que l'on prend en charge. Cette satisfaction contribue au bonheur d'une vie, et c'est un métier où la question cruciale du sens ne se pose généralement pas, car aider les autres a toujours du sens.
Les relations personnelles Cela n'est pas toujours simple pour l'entourage, notamment le partenaire, s'il a une profession moins valorisante. Souvent, le médecin, malgré lui, se trouve au centre de l'intérêt lors des échanges sociaux et cette place qui lui est accordée peut contribuer à hypertrophier son ego. Déjà, naturellement, beaucoup de médecins ont une tendance à un ego bien affirmé, pour avoir réussi des études longues et difficiles d'une part, et pour prendre quotidiennement des décisions importantes, impactant fortement la vie d'autrui, d'autre part. Il faut donc une intelligence et une attention importantes dans la vie de tous les jours pour rester simple et respectueux envers ses proches, ses amis et de façon générale les autres. Sinon, la vie pour le partenaire en particulier peut devenir très difficile, car son ego pourrait se trouver régulièrement mis à mal, étant souvent réduit au statut de partenaire « du docteur ». Pour les enfants, voir un parent totalement épanoui dans son travail donne en revanche une image valorisante du
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travail et souligne l'importance de faire le bon choix professionnel. Encore faut-il savoir consacrer aussi beaucoup de temps à ses enfants qui, en aucun cas, ne devraient faire les frais d'un investissement professionnel exagéré.
La nécessité de trouver un équilibre et l'importance de se ménager du temps libre Le métier de médecin impacte souvent fortement la vie personnelle. Un temps considérable doit être consacré au travail pour voir les malades et se maintenir à niveau. Les journées sont parfois usantes et une disponibilité permanente est nécessaire. Il faut être en mesure de contenir son ego. Il est alors très important de trouver un équilibre, seul garant d'une vie heureuse, en compensant l'activité médicale intense. Il est souhaitable de mener une vie aussi normale que possible, avec de multiples activités, afin de rester en phase avec les individus qu'on soigne et la société dans laquelle on évolue. Il est nécessaire de passer du temps avec ceux qu'on aime et où on se sent bien. La pratique régulière d'une activité qui permette de se détendre et de se ressourcer, afin d'être épanoui et opérationnel dans sa vie personnelle, familiale et professionnelle, est importante. Il peut s'agir d'activités intellectuelles, physiques, sportives, artistiques, créatives ou spirituelles. Elles doivent aider à maintenir une ouverture d'esprit qui est essentielle, aussi pour la pratique médicale. Il est essentiel de garder une distance par rapport à ce que l'on fait, pour ne pas s'investir de façon excessive, ce qui serait préjudiciable sur le plan personnel et professionnel, comme chaque excès. Enfin, savoir porter un regard distant sur son métier, être conscient en permanence que personne n'est indispensable ou irremplaçable contribue à l'humilité et à la modestie. Même si cela n'est pas simple dans un métier qui impose, pour être bien fait, un investissement considérable, savoir trouver le bon équilibre entre l'investissement professionnel et la vie personnelle est certainement la clé d'une vie heureuse pour un médecin. C'est d'ailleurs aussi vrai pour de nombreuses autres professions. Il est important d'avoir des échanges sociaux extraprofessionnels et de voir des personnes dans des contextes autres que professionnels. Il est aussi important de protéger sa vie privée. Il y a ainsi la question parfois délicate de la réponse à apporter à des sollicitations médicales par son entourage pendant le « temps libre ». Je ne parle pas ici de la famille et des amis proches pour qui on est toujours disponibles. Je pense par exemple à une sollicitation sur son téléphone portable un dimanche par le parent d'un camarade de classe de son enfant, une personne que l'on a croisée quelques fois devant l'école. Chacun est bien sûr libre de gérer ces situations comme il l'entend. Si le problème est urgent et sérieux, cette démarche me paraît d'ailleurs tout à fait compréhensible, même s'il existe un service d'urgence médicale accessible 24 heures/24. Mais souvent, la sollicitation concerne un problème trivial. C'est juste « plus simple » d'appeler sur le portable du parent
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d'un camarade de classe que de se rendre aux urgences. Je crois qu'il est préférable de fixer clairement des limites. Le médecin ne doit pas accepter ce type de sollicitation en dehors de son temps de travail. Son temps de travail inclut d'ailleurs souvent déjà des gardes et/ou des astreintes certains week-ends. Le médecin doit se préserver du temps libre, c'est vital. Il est clair aussi que la part de temps consacrée au travail, à la famille et aux loisirs évolue avec l'âge, et chacun doit s'efforcer en permanence d'adapter le partage du temps au mieux pour sa famille, ses patients et lui-même. Il y a par exemple un moment où il faut choisir entre continuer « à tout savoir » au prix d'efforts de formation considérables, ou trouver plus de sérénité en se formant un peu moins en médecine, et en consacrant plus de temps à faire autre chose. Ce second choix, qui a pour conséquence d'être un peu moins savant, permet souvent de mieux se concentrer sur son malade lors de la consultation, par la sérénité qu'il apporte. Aussi, l'un peut compenser l'autre en termes de service rendu au patient. Il n'y a, à ma connaissance, pas beaucoup de témoignages de personnes âgées qui font le bilan de leur vie et qui disent : « J'aurais dû davantage m'investir dans ma vie professionnelle ». In fine, la médecine ne reste qu'un métier, pratiqué par un être humain, même si la dimension fondamentalement humaine et humaniste de cette profession en fait un métier très particulier.
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CHAPITRE
3 Généralités sur la pratique médicale PLAN DU CHAPITRE ■■ La pratique médicale : une combinaison d'art et de science ■■ Constamment se former et se maintenir à niveau ■■ Le médecin doit rester moderne et intégrer les nouveautés dans sa pratique ■■ Apprendre à voir de ses propres yeux : un exercice particulièrement difficile
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La pratique médicale : une combinaison d'art et de science La pratique de la médecine est avant tout un art. Mais c'est un art dont l'exercice doit reposer sur une base scientifique solide. L'art et la science médicale méritent un commentaire. L'art, c'est la façon de se présenter au malade, de l'interroger, de l'entendre et de l'écouter, de lui manifester son intérêt, de le comprendre, de lui expliquer clairement et simplement les choses. C'est la façon d'improviser, d'apaiser, de consoler, de motiver. L'art, c'est aussi la facilité avec laquelle on recueille les signes et la façon dont on fait la part entre ceux qui relèvent d'une maladie organique et ceux qui relèvent d'une somatisation. La cause organique, c'est par exemple une douleur liée à l'inflammation d'une articulation au cours d'une une crise de goutte. La somatisation, c'est lorsque la douleur n'est pas due à une maladie organique, mais qu'elle est l'expression « d'autre chose », comme une dépression. L'art, c'est aussi la manière dont on met à l'aise, la façon dont on annonce une mauvaise nouvelle, comme une maladie grave ou un échec à un traitement, en disant la vérité, sans heurter, sans blesser, et en ouvrant une porte à d'autres perspectives. C'est enfin la capacité de discerner, derrière des êtres humains – enfants, femmes, hommes – qui ont des personnalités multiples, avec des accents, des origines et des niveaux d'éducation très différents, la façon d'exprimer les signes d'une même maladie. Puis, c'est la capacité de trouver le langage adapté à chacun d'eux pour expliquer ce qui se passe. Beaucoup de ces qualités peuvent être innées ; d'autres s'apprennent et se travaillent, principalement par le compagnonnage en observant d'autres, plus expérimentés, pratiquer. La science, c'est la façon dont l'ensemble des données recueillies chez un malade sont analysées. Il faut d'une part une démarche rationnelle fondée en grande partie sur la logique et, d'autre part, une connaissance très solide des maladies, de leurs causes, de leurs signes, des mécanismes à l'origine des troubles – qu'est-ce qui ne fonctionne pas –, de leur pronostic et de leur traitement. Il faut pour cela, entres autres, une connaissance en sciences plus fondamentales comme l'anatomie, l'embryologie, l'histologie, la physiologie, la biochimie et la génétique. La science, c'est aussi la connaissance de la façon dont le savoir a été établi. C'est comprendre comment la signification d'un signe ou l'efficacité d'un traitement ont été appréhendées et évaluées. Il ne suffit pas de savoir que tel signe a telle signification, ou que tel traitement a telle efficacité. Il faut aussi savoir comment ces conclusions ont été établies, afin d'en connaître les limites et donc la « solidité » de l'affirmation. C'est ce qui distingue celui qui a quelques notions superficielles de celui qui sait. Il faut donc connaître les études qui ont permis d'établir les conclusions, analyser leurs méthodologies et leurs résultats. Il faut analyser dans quelle mesure les conclusions d'une étude sont extrapolables aux malades soignés
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dans sa propre pratique. Toutes ces connaissances imposent beaucoup de travail et une mise à jour régulière. Le fondement de la démarche scientifique est un raisonnement qui doit être logique. En médecine, il ne suffit pas de savoir. La connaissance, dissociée du raisonnement, est un piège dans lequel tombent beaucoup de jeunes, et parfois moins jeunes, praticiens. Lorsqu'ils ne comprennent pas, ils pensent que c'est un manque de savoir, alors qu'il s'agit souvent d'un manque de raisonnement ou parfois juste de bon sens. Il faut être capable de raisonner sur la signification d'un signe, une réponse ou un échec à un traitement, une indication d'examen complémentaire ou de traitement. ■ Pour être en mesure de raisonner sur la signification d'un signe, il faut en avoir compris la physiopathologie, c'est-à-dire qu'est-ce qui induit le signe. ■ Pour raisonner sur une réponse à un traitement, il faut avoir compris la physiopathologie de la maladie, c'est-à-dire avoir compris le dysfonctionnement à l'origine des troubles. Il faut aussi avoir compris le mécanisme d'action du traitement et tout ce qui peut interférer avec son action. Les facteurs pouvant interférer avec son action sont très nombreux. Il peut s'agir tout simplement de la nonobservance d'une prise médicamenteuse, car le patient ne prend pas le traitement prescrit. Il peut aussi s'agir d'une mauvaise indication, parce que le médicament prescrit ne cible pas le mécanisme en cause dans la maladie. ■ Pour raisonner sur l'intérêt d'un examen complémentaire, il faut en connaître les principes et les résultats escomptés. Il faut aussi se poser la question des conséquences éventuelles de ce que l'examen pourrait révéler. Il est en effet inutile de chercher des métastases d'un cancer chez un malade qui en refuserait le traitement, ou lorsque l'âge ou les maladies associées (comorbidités) contre-indiqueraient le traitement. Chaque décision en médecine impose donc à la fois une analyse logique et rationnelle de la situation, et une bonne connaissance théorique de la maladie, des examens complémentaires, des traitements, etc. En toute situation, il faut se donner les moyens de disposer des connaissances théoriques nécessaires pour être en mesure de raisonner face à une situation donnée. Il peut exister des situations où l'état des connaissances scientifiques est insuffisant pour porter un choix purement rationnel. Cela n'est pas exceptionnel. Dans ce cas, il faut en discuter avec le patient pour lui expliquer ce que l'on sait et ce que l'on ne sait pas, puis recueillir sa préférence vis-à-vis d'un examen ou d'un traitement par exemple.
Constamment se former et se maintenir à niveau Après les études de médecine, le praticien doit compléter et constamment maintenir à jour ses connaissances théoriques. Voici quelques conseils simples qui permettent d'atteindre ces objectifs : la lecture de certains ouvrages et de
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certaines revues de médecine d'une part, et des recherches bibliographiques ciblées sur des sujets auxquels on est régulièrement confronté dans sa pratique médicale d'autre part. Je ne parlerai pas des apprentissages techniques, notamment chirurgicaux, qui sont complètement hors de mon champ de compétence. Je serai bref et je n'entrerai pas dans les détails : mon propos dans cet ouvrage est la pratique médicale, un sujet assez intemporel. Exprimer qu'il faut une formation complète et régulièrement mise à jour cadre tout à fait avec cet objectif ; en revanche, la façon d'y parvenir est un peu hors sujet et dépend beaucoup de la période dans laquelle on vit. Voici quelques recommandations pour se maintenir à jour actuellement, mais l'évolution des techniques de communication ouvre de nouvelles perspectives de formation continue aux générations futures.
Lire un ouvrage de sémiologie et un traité de sa discipline en totalité D'une part, je recommande à tous les étudiants de médecine la lecture complète d'un ouvrage de sémiologie pendant leurs études de médecine ou, au plus tard, pendant leur internat. Je trouve notamment que les ouvrages de Talley et O'Connor et/ou de Swartz sont particulièrement bien adaptés à l'apprentissage de l'examen clinique. D'autre part, je conseille à chaque médecin de lire un traité consacré à sa spécialité. Il faut le lire de la première à la dernière page, quelle que soit sa spécialité. Que ce soit un traité de médecine générale, de médecine interne, d'une spécialité médicale comme la cardiologie ou la dermatologie, ou d'une spécialité mixte ou chirurgicale comme l'urologie, la lecture complète d'un traité est un garant de connaissance. En effet, c'est la seule façon d'obtenir une bonne vision d'ensemble avec une vraie connaissance approfondie de la matière. Il existe en effet beaucoup de sujets que le médecin a appris par « imbibition » en voyant faire les autres et en reproduisant ce qu'ils font. C'est notamment souvent le cas pour des affections très communes, que l'on ne maîtrise donc jamais vraiment du point de vue théorique. Grâce à l'étude théorique de tels sujets, on passe de l'approximatif au travail de précision. Et surtout, on acquiert la possibilité de raisonner. D'une décision fondée uniquement sur le « recopiage », on passe à une décision fondée sur le raisonnement, car on a appris les bases théoriques pour le faire. Il peut par exemple s'agir de la connaissance des agents infectieux en cause dans un syndrome donné, du mécanisme à l'origine d'un signe et des outils pharmacologiques pour le bloquer, ou encore de l'épidémiologie d'une affection expliquant certaines mesures hygiéniques. On sait non seulement ce qu'il faut faire, mais aussi pourquoi il le faut le faire. Cela facilite l'échange avec le patient et permet de lui donner des explications convaincantes.
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Par ailleurs, la lecture d'un traité dans sa totalité, s'il est relativement complet, permet d'apprendre de nombreuses entités qui n'ont pas été enseignées, mais que le médecin peut néanmoins rencontrer au cours de sa pratique. Même s'il ne se souvient pas de tout ce qu'il a lu, le jour où il rencontrera un malade avec certains signes, il se rappellera que cette situation pouvait traduire quelque chose de particulier, même s'il a oublié de quoi il s'agit. Il aura le réflexe d'aller vérifier, là où le moins savant ne se poserait même pas de question. Il est vrai toutefois que la lecture la plus efficace n'est pas la lecture systématique d'un traité. La lecture la plus efficace est celle que l'on fait pour résoudre un problème rencontré dans sa pratique. On lit alors de façon très ciblée, pour résoudre un ou des problèmes précis d'un malade que l'on vient de voir ; un malade qui a un nom, un âge, une famille et un visage. Cela explique pourquoi on retient beaucoup plus durablement ces informations. Néanmoins, seule la lecture complète d'un ouvrage permet d'obtenir les connaissances et la sérénité nécessaires pour pratiquer une médecine très raisonnable. Cette lecture permet de mettre en place les systèmes d'alerte du type : « Dans cette situation, il y avait quelque chose », alertes indispensables pour une bonne pratique. Les exemples sont très nombreux. Je me rappelle par exemple avoir été sollicité pour un malade sudaméricain qui avait des tuméfactions très évocatrices de chéloïdes, qui sont des cicatrices exubérantes. Je me souvenais qu'au cours de ma lecture d'un traité de dermatologie « il y avait quelque chose » à ce sujet. En effet, un parasite endémique dans certaines régions d'Amérique du Sud peut induire des lésions qui ressemblent à des chéloïdes. Si je n'avais pas lu cela un jour, je ne me serais pas posé de question et j'aurais probablement validé le diagnostic de chéloïde. Mais l'ayant lu un jour, j'ai eu le réflexe d'y penser et de vérifier. J'avais vite retrouvé qu'il s'agissait de la lobomycose, diagnostic qui avait alors pu être établi. Il faut bien sélectionner l'ouvrage que l'on choisit de lire en totalité. Il s'agit d'un investissement personnel considérable en temps et en concentration, et il n'existe pas une vérité unique en médecine. Autant apprendre avec « les meilleurs » et choisir un ouvrage qui fait référence dans le domaine. Généralement, les ouvrages de référence sont rédigés en anglais. Même s'ils sont traduits, la traduction aura souvent une édition de retard et la lecture en langue anglaise est alors préférable. Bien entendu, cette suggestion de lecture peut être étendue selon la motivation, la spécialité et l'intérêt. Mais la lecture complète de seulement deux ouvrages, un livre de sémiologie et un traité complet de la discipline que l'on souhaite exercer, donne déjà une connaissance de base suffisamment solide pour exercer une très bonne médecine. Car pour exercer une bonne médecine, au-delà des qualités personnelles évoquées plus haut et sur lesquelles je reviendrai encore, il faut surtout deux choses : des malades que l'on prend en charge et des bons livres, ou des bons articles, qui guident nos raisonnements et nos choix. S'il existe un encadrement et un compagnonnage compétents et bienveillants, cela permet d'accélérer
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considérablement l'apprentissage, de le rendre nettement plus agréable, et de faire gagner des années en maturité clinique en profitant de l'expérience des autres.
Bien choisir sa ou ses revues et comment les lire La lecture régulière de revues médicales est l'autre élément important de l'apprentissage et du maintien d'un niveau médical constamment « à jour ». Je lis régulièrement de nombreuses revues et je pense aujourd'hui, avec du recul, que la lecture régulière de trois revues est suffisante pour accéder à un très bon niveau hospitalo-universitaire (professoral). Et pour un praticien très occupé, même la lecture régulière d'une revue est déjà très bénéfique. Je conseille la lecture d'une revue généraliste et de deux revues spécialisées. Pour la revue généraliste, ma préférence va clairement au New England Journal of Medicine. Cette revue publie des articles importants concernant tous les domaines de la médecine. Le rythme de parution de la revue est soutenu : un numéro toutes les semaines, avec en général quatre ou cinq études originales, une revue générale sur une question et une discussion de cas. Les discussions de cas sont extrêmement pertinentes. La démarche diagnostique et la prise en charge d'une affection y sont abordées. Il existe aussi trois articles introductifs, qui fournissent une réflexion sur des sujets divers ou variés comme la politique de santé, une question éthique, une épidémie en cours, une date anniversaire d'un événement médical important, etc., ainsi que des éditoriaux sur les articles importants parus dans le numéro de la semaine. Il n'est pas possible – et ce ne serait pas utile – de lire en totalité la centaine de pages chaque semaine. Voici la façon dont je lis cette revue. Je m'efforce chaque semaine de lire les résumés des quatre ou cinq articles originaux, quel que soit le sujet, pour rester plus ou moins à jour en médecine en général. Lorsque je ne connais pas bien un sujet, ou lorsqu'il m'intéresse particulièrement, je lis en général également l'introduction de l'article. Je lis en totalité uniquement les articles directement en lien avec ma pratique, sur lesquels je dois être en mesure de porter un regard plus critique. J'essaie de lire chaque discussion de cas, car j'y apprends toujours quelque chose, même dans mon domaine et après de nombreuses années de pratique. Je lis les revues générales lorsqu'elles concernent de près ou de loin ma pratique, ou que le sujet m'intéresse particulièrement. C'est la lecture que je m'impose pour rester à jour. Enfin, je lis selon l'intérêt que j'y porte les articles introductifs et les éditoriaux. C'est un exercice qu'il faut planifier, car même avec l'habitude, cela prend environ 1 heure 30 à 2 heures par semaine. Enfin, je parcours plusieurs revues dans ma spécialité, la dermatologie, chaque semaine. Lorsqu'un article m'intéresse, je ne lis pas le résumé, mais je lis l'article dans sa totalité. Pour les autres, je regarde les données originales : photographies cliniques et histopathologiques, matériel et méthodes, et résultats. Dans le cadre
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de mon activité universitaire, je continue à regarder les sommaires d'assez nombreuses revues, mais je suis convaincu que, pour une excellente pratique médicale, la lecture systématique de deux revues spécialisées est suffisante. La plupart des revues spécialisées paraissent de façon mensuelle et il faut donc planifier 4 à 6 heures de lecture par mois, soit 1 heure à 1 heure 30 par semaine, ce qui n'est pas énorme au vu du bénéfice escompté pour sa pratique.
Les articles dans les revues médicales Sans être exhaustif, il faut dire un mot sur les différents articles médicaux et la façon de les aborder. Il existe des articles originaux qui, s'ils sont bien faits, essaient de répondre à une question. Il peut par exemple s'agir de la question suivante : est-ce que l'allaitement maternel protège du cancer du sein ? Ces articles suivent toujours le même plan. C'est aussi le plan qu'il faudra adopter si l'on souhaite soi-même faire une publication scientifique un jour. Ce plan est le suivant : ■ une introduction, dans laquelle on explique le rationnel de l'étude : quelle question est posée (exemple : est-ce qu'allaiter protège du cancer du sein ?) ; on place cette question dans le contexte actuel des connaissances scientifiques, qu'il faut brièvement synthétiser ; ■ une partie matériel et méthode, dans laquelle on explique la façon dont on veut procéder pour répondre à la question posée. L'explication doit être claire et complète pour permettre à quelqu'un qui voudrait refaire la même étude de disposer de tous les éléments pour le faire. Il existe de nombreux types d'études, que je ne détaillerai pas, car ce n'est pas l'objectif de cet ouvrage. Ils ont une fiabilité variable pour répondre de façon univoque à une question. Mais il faut être familiarisé avec ces différents types d'études, parmi lesquels il y a l'étude randomisée en double aveugle, la cohorte prospective, l'étude rétrospective, la série de cas, etc. Prospectif veut dire que l'on suit des groupes (dans l'exemple choisi, des femmes qui ont allaité) et on attend que l'événement recherché se produise (dans l'exemple choisi, le cancer du sein). Dans les études rétrospectives, l'événement s'est déjà produit et on regarde si le facteur de variation d'intérêt (dans l'exemple choisi, l'allaitement) était réparti de la même façon dans les deux groupes (femmes avec et sans cancer du sein). Une étude prospective fournit en général des résultats plus fiables qu'une étude rétrospective. Dans l'exemple choisi, la réponse la plus fiable viendrait d'une étude prospective randomisée qui inclurait plusieurs milliers de femmes consécutives qui viennent d'accoucher. On tirerait au sort celles qui allaiteront et celles qui n'allaiteront pas. On les suivrait ensuite pendant de nombreuses années pour vérifier si le nombre de cancers du sein est le même dans chaque groupe. Pour des raisons éthiques évidentes, une telle étude n'est pas envisageable, le choix d'allaiter ou pas relevant de la mère, et il ne peut pas être imposé ou interdit
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par un tirage au sort. L'avantage théorique d'une randomisation, c'est-à-dire d'un tirage au sort, est que l'on peut espérer que les facteurs de confusion, c'est-àdire les facteurs qui risquent de fausser le résultat, soient équitablement répartis dans les deux groupes. Par exemple, il existe des familles où les cancers du sein sont fréquents, car liés à une prédisposition génétique. Or, si des femmes issues de telles familles étaient trop représentées dans un des deux groupes, le résultat serait probablement faussé. On parle alors d'un biais. Le tirage au sort permet d'espérer que la répartition de femmes avec une histoire familiale de cancer du sein se fera de façon équilibrée dans les deux groupes. De toute façon, dans une étude bien menée, il faut s'assurer que les principaux facteurs de confusion sont répartis de façon équivalente dans les deux groupes. Au vu de la question posée ici, seuls le suivi de cohorte ou l'étude rétrospective seraient envisageables. Une randomisation n'est pas envisageable pour des raisons humaines et éthiques ; ■ une partie résultat, où doivent figurer uniquement des données recueillies dans le cadre de ce qui était prévu dans la partie matériel et méthode, ni plus ni moins. Il ne faut pas commenter, ni discuter les résultats, mais simplement les exposer de façon factuelle ; ■ une partie discussion, dont la première phrase devrait toujours résumer le principal résultat de l'étude, c'est-à-dire préciser dans quelle mesure cette étude répond à la question initialement posée. Le reste de la discussion est consacré à commenter les résultats : leurs limites, les biais éventuels, leurs apports, leurs conséquences dans le contexte des connaissances actuelles. Les autres types d'articles sont principalement les revues générales sur une question, les cas et les séries de cas. Les cas cliniques sont souvent décriés, car ils ne traduisent qu'une situation particulière et ils ne permettent pas de généralisation. À mon avis, ils sont critiqués à tort, car leur lecture attentive permet de beaucoup apprendre. Un cas clinique bien rédigé retrace l'examen clinique, en mettant en exergue ce qui caractérise une affection donnée. Les auteurs y discutent les affections proches, et ils abordent l'exploration et la prise en charge d'un malade, en expliquant le raisonnement qui sous-tend la démarche. Ils placent cette démarche dans le contexte des connaissances actuelles. Cela permet ainsi au lecteur de se familiariser avec une affection d'une façon qui est proche de sa propre pratique en vie réelle. En effet, illustré par une belle iconographie, comme des photographies cliniques, des tracés d'électrocardiogramme (ECG) et des reproductions de l'imagerie, le cas clinique permet d'enseigner la médecine de façon très pragmatique.
Le médecin doit rester moderne et intégrer les nouveautés dans sa pratique Le médecin doit continuer de se former pendant toute sa vie professionnelle. Il doit rester intéressé par les nouveautés. Il doit s'intéresser aussi bien aux progrès
Généralités sur la pratique médicale
faits en biologie moléculaire qu'en imagerie et dans tous les autres domaines qui peuvent impacter la prise en charge des malades. Il doit suivre avec intérêt les applications médicales de l'intelligence artificielle. Il doit évaluer avec intérêt et curiosité toute nouvelle technologie. S'il la juge pertinente, il doit définir la place qu'elle pourrait prendre dans la pratique. Le médecin doit être résolument moderne tant qu'il pratique.
Apprendre à voir de ses propres yeux : un exercice particulièrement difficile En médecine, il faut apprendre, savoir comment d'autres décrivent, interprètent, diagnostiquent et traitent les maladies. Il faut acquérir une connaissance solide. Si on ne le fait pas, on est un charlatan. Toutefois, dès lors qu'on maîtrise assez bien le savoir, il ne faut pas se laisser enfermer dans des concepts figés. Il faut apprendre à voir de ses propres yeux ; voir ce qui est vraiment là et pas ce que nous avons appris à voir. Car, parfois, la réalité est très différente des descriptions faites dans les cours et les ouvrages de référence. C'est en écoutant attentivement le patient pour savoir ce qui s'est réellement produit, et en l'observant pour voir ce qui est réellement présent, que l'on peut découvrir des choses originales. Cela est réservé aux plus grands médecins. Cela permet d'enrichir sa pratique par une vraie expérience au bénéfice des malades, et parfois de partager ses propres constatations, originales, avec ses collègues. Une carrière de médecin, c'est jongler toute sa vie professionnelle entre les malades, les livres et les revues, et d'autres méthodes de formation. Le cœur du métier est de soigner les gens. Pour bien le faire, il faut en permanence se former. Et il ne faut jamais omettre de voir la réalité – le malade, son histoire, ses signes – telle qu'elle est vraiment.
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CHAPITRE
4 Les grands principes de la pratique médicale PLAN DU CHAPITRE ■■ Toujours penser à l'intérêt du malade d'abord – primum
non nocere
■■ Ne pas juger les patients que l'on prend en charge ■■ Se sentir complètement responsable du patient ■■ Une prise en charge globale ■■ Le patient ne doit pas faire les frais de la mauvaise humeur du médecin ■■ Ne pas médire ■■ La nécessité de concevoir l'hôpital comme un endroit dangereux
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Toujours penser à l'intérêt du malade d'abord – primum non nocere Le principe premier de la pratique médicale est que tout ce que l'on fait doit être fait au profit du malade. Il faut toujours penser à l'intérêt du malade en premier. Le malade d'abord doit être le guide du médecin. On ne peut pas assez le souligner. C'est dans ce contexte que s'inscrit l'aphorisme hippocratique « primum non nocere » qui veut dire « en premier, ne pas nuire » ; et auquel on peut rajouter : et si possible, aider. Cela fait partie de ces choses essentielles de la médecine, qui ne sont pourtant que rarement abordées de manière formelle dans les enseignements. Pour certains, ce dogme central est intuitif ; d'autres peuvent l'apprendre en observant des médecins chevronnés pratiquer ; d'autres encore, malheureusement, ne le comprendront jamais. Autant comprendre l'idée est simple, autant la translater dans sa pratique n'est pas aussi simple qu'il y paraît. En effet, pour placer en permanence le bien-être du malade au sein de ses préoccupations, il y a des choses qui relèvent de qualités humaines, comme l'attitude, la bienveillance, la disponibilité, le bon sens, et d'autres qui relèvent de la compétence et du savoir. Il faut par exemple avoir conscience que, dans beaucoup d'hôpitaux, adresser un malade faire un scanner implique de longues attentes dans des couloirs, où il y a des courants d'air et où il est seul. Il faut alors se poser la question si le bénéfice de l'information apportée par cet examen dépasse ces inconvénients, en particulier chez une personne âgée et fragile. Il ne faut pas oublier que même une simple ponction veineuse pour une prise de sang est un examen désagréable. Or, combien de malades sont ponctionnés plusieurs jours successifs, simplement parce que le médecin a oublié tel ou tel élément dans le bilan ! Il faut en avoir conscience lorsqu'on prescrit un bilan initial, afin de ne pas être obligé de « piquer » une nouvelle fois autrui simplement pour un oubli. Ce dogme central de la médecine est donc à la croisée de la conscience professionnelle et de la compétence. La conscience professionnelle a pour avantage de pouvoir compenser le manque de connaissance. En effet, elle incite à toujours être conscient de ses limites et à orienter un malade qui en a besoin vers quelqu'un de plus compétent ; à toujours faire ce qu'il faut faire et à le faire au mieux ; et à se limiter à faire ce que l'on sait faire – c'est une des caractéristiques du professionnalisme. Il faut cependant déjà une compétence certaine pour se rendre compte de ses limites et de la complexité du problème de certains malades. Les clés d'une pratique médicale sérieuse et professionnelle sont ainsi de bien faire ce que l'on sait faire, d'une part ; d'être conscient de ses limites et de disposer d'un bon carnet d'adresse, c'est-à-dire d'un réseau de collègues très compétents dans leurs domaines respectifs, vers qui on peut orienter les malades qui en ont besoin, d'autre part. Aucun de ces points ne doit être négligé. La constitution d'un réseau
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de collègues très compétents n'est pas simple. Le choix des correspondants doit en effet être fondé avant tout sur leurs compétences et leur humanité, et pas sur d'éventuels liens amicaux ou d'autres intérêts communs. S'il faut toujours agir pour le bien du malade, il faut tout autant respecter sa volonté et ses choix. Il peut arriver qu'un malade, conscient et lucide, ne souhaite pas donner suite à ce qui représenterait certainement la meilleure prise en charge pour lui. Dans ce cas, il faut s'assurer qu'il a bien compris les enjeux. Si le malade a des proches et qu'il est d'accord que l'information soit partagée avec eux, il faut le faire. En effet, si le médecin est convaincu que telle action est la meilleure pour un malade, il doit essayer de le convaincre. En revanche, si le malade reste opposé, il faut respecter son choix et continuer de le suivre, sans lui en vouloir. Tant que le médecin reste convaincu qu'une autre prise en charge serait plus adaptée, il peut épisodiquement en reparler au patient, mais en continuant de respecter sa volonté. En toute circonstance, agir en âme et conscience pour le bien du malade est le fil conducteur de toute prise en charge médicale.
Ne pas juger les patients que l'on prend en charge Un autre principe clé de la pratique médicale est qu'il ne faut jamais juger les patients. Chaque être humain a une tendance naturelle à juger autrui : son apparence, son accent, son intelligence, son odeur corporelle, son hygiène, son entourage, etc. Dès lors que le médecin franchit le seuil de son cabinet ou les portes de l'hôpital, il doit arrêter de juger. Car il ne faut jamais juger un malade. Qu'il soit grand ou petit, poli ou insolent, propre ou sale, qu'il ait les cheveux teintés en violet ou rasés, qu'il soit tatoué ou percé, tout cela ne joue aucun rôle dans la démarche que l'on va adopter pour porter un diagnostic et la prise en charge que l'on va proposer. Qu'il ait un casier judiciaire rempli ou vierge, cela ne doit jouer aucun rôle dans la relation médecin-malade. Peu importe son appartenance ethnique, son orientation sexuelle, le genre avec lequel il s'identifie, la couleur de sa peau, sa croyance, qu'il soit juif, chrétien, musulman, bouddhiste, athée ou autre. Il faut tenir compte de certaines croyances et les respecter, car elles peuvent impacter des choix et des décisions médicales. Par exemple, le devenir des œufs fécondés après fécondation in vitro peut poser problème aux catholiques pratiquants, et les témoins de Jéhovah refusent les transfusions sanguines. Ce sont des points qu'il faut aborder avec les patients. Que le patient suive les prescriptions et les recommandations à la lettre, ou qu'il « n'en fasse qu'à sa tête », cela ne doit pas se traduire en jugement. On peut essayer d'éduquer un patient, si on estime que c'est pour son bien, mais pas le juger. Quelle que soit la façon dont le malade se présente à lui, le médecin ne doit jamais porter de jugement. Si la situation fait que le médecin estime que, pour un malade donné, ce n'est pas possible, il ne doit pas le prendre en charge et l'orienter vers un collègue.
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L'absence de jugement est un autre dogme absolument central de la pratique médicale. Il faut y travailler, s'efforcer d'en faire un élément clé de sa pratique et cela devient naturel avec le temps. Il y a l'individu, le citoyen, qui a le droit de penser des autres ce qu'il veut, de les juger sur l'apparence si cela lui fait plaisir, mais dès lors qu'il enfile sa blouse pour pratiquer la médecine, cela doit cesser immédiatement. Il n'y a rien de schizophrène là-dedans, et c'est en réalité assez simple. Mais c'est essentiel et certainement, là encore, pas, ou en tout cas pas assez enseigné. Mais attention, cela ne veut pas dire que l'on accepte tout de la part d'un patient. Le médecin est en droit d'exiger que le malade se comporte convenablement avec lui et qu'il le respecte. Exiger du respect de la part d'autrui et ne pas le juger sont des choses très différentes. Un manquement à un de ces deux principes, toujours agir au profit du malade et ne pas juger, serait une faute.
Se sentir complètement responsable du patient Un autre principe capital est le suivant : le médecin est – et doit se sentir – totalement responsable du malade qu'il prend en charge. Cette sensation de « je suis responsable » devrait intervenir le plus tôt possible. Si elle intervient déjà pendant les études, c'est une bonne chose, bien qu'à ce niveau l'étudiant n'ait pas encore les moyens de donner suite à cette prise de responsabilité par des actions concrètes. La prise de responsabilité, en revanche, doit pleinement intervenir dès le premier jour de l'internat, dans la tête et dans les actes. L'interne doit se sentir pleinement responsable des malades qu'il prend en charge. Il est responsable du diagnostic qu'il évoque, des examens et des traitements qu'il prescrit, et des erreurs qu'il pourrait commettre. Bien entendu, il doit être aidé et accompagné par des médecins plus âgés, et il doit définir le « seuil » à partir duquel il préfère sous-traiter certaines décisions en cherchant l'aide de ses aînés. Il y a des internes qui, très vite, deviennent assez autonomes et assument leur responsabilité ; c'est une excellente chose. Mais il ne faut pas confondre assumer ses responsabilités avec un excès de confiance et pratiquer au-dessus de son niveau. Se sentir responsable veut aussi dire passer une nuit blanche, car l'on est hanté par la culpabilité d'avoir oublié un élément dans la prise en charge. L'interne ne doit en aucun cas se sentir comme un simple exécutant des prescriptions faites par des médecins plus expérimentés. Certains internes ont beaucoup de mal à se sentir pleinement responsables des malades dont ils s'occupent. Il faut alors un encadrement par des médecins plus expérimentés qui, progressivement, apprennent à l'interne à prendre ses responsabilités d'une part, et à gérer ses éventuelles angoisses d'autre part. C'est un dur apprentissage, aussi bien pour l'interne que pour le médecin plus âgé. Ce dernier
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doit à la fois veiller à ce que le malade soit parfaitement pris en charge et à former l'interne. Le médecin plus âgé ne doit pas faire le travail à la place de l'interne, mais lui expliquer quoi et comment faire. Il doit le laisser prendre seul de plus en plus de décisions. Idéalement, c'est le médecin du niveau hiérarchique supérieur immédiat qui est le mieux placé pour jouer ce rôle. En France, il s'agit du chef de clinique ou de l'assistant. Il a lui-même occupé cette fonction il y a peu de temps et il y a peu de différence d'âge entre lui et l'interne. Mais ne nous trompons pas. Beaucoup plus d'erreurs médicales sont liées à un manque de prise de responsabilité et/ou à un défaut d'investissement personnel qu'à un manque d'expérience ou un défaut de connaissances. Rentrer dans le rôle du médecin pleinement responsable, doté d'une conscience professionnelle, est donc absolument crucial.
Une prise en charge globale Idéalement, cette sensation de responsabilité envers le malade doit être globale. Elle ne doit pas être restreinte à son domaine de compétence ou au problème aigu. Ainsi, qu'il s'agisse d'un médecin généraliste ou spécialiste, il doit se sentir responsable de la prise en charge globale et pas seulement d'un aspect ou d'un autre de la maladie. Cela ne veut pas dire qu'il s'occupe de tout, puisqu'il ne faut jamais faire ce que l'on ne maîtrise pas. Mais il doit veiller à ce que tout soit pris en charge, en expliquant au patient les différents problèmes et en l'orientant vers des collègues compétents. Cette approche que l'on peut qualifier d'holistique est le garant d'une bonne médecine.
Le patient ne doit pas faire les frais de la mauvaise humeur du médecin Il existe un autre principe important de la pratique médicale, bien difficile à mettre en œuvre tous les jours. Il est heureusement moins important que les précédents, car il est bien plus difficile à respecter. Il faut essayer d'être d'humeur constante, égale, et agréable avec les malades. Un patient ne vient en général pas voir le médecin parce qu'il a envie de le faire. Il le fait parce qu'il a un problème – une maladie – et il a besoin d'aide. Le médecin devrait toujours lui réserver un accueil chaleureux, bienveillant et empathique. Or, le médecin n'est lui-même qu'un être humain, avec des bonnes et des mauvaises journées, des nuits de sommeil récupérateur et des insomnies, des joies et des soucis, etc., autant d'éléments et d'aléas qui impactent son humeur et son attitude. Dans le meilleur des cas, les malades qu'il prend en charge ne devraient pas subir les conséquences de son humeur personnelle. Ce n'est pas
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toujours possible. Mais beaucoup de médecins s'efforcent d'être d'une humeur aussi constante et agréable que possible avec les malades. C'est alors malheureusement parfois leur entourage familial et amical qui en subit les conséquences, avec des rages ou des déceptions contenues pendant toute une journée de consultation qui éclatent le soir… Chaque médecin doit apprendre à gérer au mieux ses propres sentiments, sans en faire pâtir les malades, et en se protégeant et en protégeant ses proches autant que possible.
Ne pas médire Il convient d'évoquer ici aussi la règle suivante : il est préférable qu'un médecin ne médise jamais, notamment sur les autres personnes impliquées dans les soins. Il est inévitable au cours d'une carrière médicale d'être confronté à des situations où l'on est fondamentalement en désaccord avec les prises en charge proposées par d'autres médecins. On peut même être amené à penser qu'un autre médecin a porté un grand tort à un malade, qu'il a été responsable, voire coupable, d'un dégât définitif. Il peut arriver de penser que les torts causés au patient le sont par incompétence ou par une pratique davantage vénale que fondée sur la science. Pour autant, il est préférable, tout en remettant le patient dans le droit chemin, de ne pas critiquer les autres soignants, et cela absolument pas pour des raisons corporatistes, mais pour les motifs suivants. D'une part, on ne connaît jamais toute l'histoire avec tous les détails et on ne peut donc pas porter de jugement valide. D'autre part, et c'est la principale raison, critiquer un médecin entraîne une perte de confiance envers le corps médical en général. En effet, si on évoque une erreur ou une faute, le malade est en général perdu. Il ne sait pas quel médecin croire, qui a raison. Il risque de perdre confiance dans le corps médical en général, ce qui est extrêmement préjudiciable pour la suite de la prise en charge. Lorsqu'un malade est manifestement mal pris en charge, il faut agir avec beaucoup de tact et de bienveillance. Il faut expliquer au malade pourquoi on proposerait plutôt telle prise en charge qu'une autre, sans toutefois dénigrer celle qui lui a été proposée jusque-là. On peut expliquer pourquoi on considère une autre prise en charge plus adaptée à la situation du malade, par des arguments rationnels, tout en expliquant qu'il n'existe pas une seule vérité en médecine. Cela est important pour maintenir une relation de confiance du malade envers le corps médical.
La nécessité de concevoir l'hôpital comme un endroit dangereux Il faut bien comprendre qu'un hôpital peut être un endroit extrêmement dangereux. S'il existe une indication formelle d'hospitalisation, le malade sera en général bien pris en charge et en sécurité. Ces malades seront d'ailleurs bien plus
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en sécurité à l'hôpital qu'à domicile. Mais il arrive régulièrement qu'un malade soit hospitalisé sans que cela ne s'impose. Il est très important de comprendre qu'hospitaliser un tel malade est le mettre en danger. Chaque médecin doit en être conscient. Si un médecin se sent démuni ou mal à l'aise avec un malade, et qu'il a peur pour lui, l'hospitaliser n'est pas une option judicieuse si le malade n'en a pas besoin. Demander conseil ou l'adresser à un médecin plus expérimenté est alors la bonne décision. En effet, à l'hôpital, ce malade risque de transiter par un service d'urgences qui est souvent débordé et où l'attente peut être longue. Un bilan sanguin risque d'être prélevé par une infirmière avant même qu'un médecin ne l'ait examiné, même si ce bilan n'est pas nécessaire. Or, nous l'avons vu, chaque geste comporte des risques. Le malade se trouvera dans un endroit où les surinfections, même banales, comme celles qui peuvent compliquer une ponction veineuse, se feront parfois à des germes multirésistants. Il finira dans un lit où il sera d'abord examiné par un étudiant, puis par interne. Cet interne ne sera pas nécessairement très expérimenté. Moins il sera expérimenté, plus il prescrira des examens, souvent inutiles. Ces examens, par exemple radiologiques, sont parfois interprétés à tort comme anormaux par un autre médecin inexpérimenté. Ces « anomalies » seront alors explorées davantage, parfois par des examens invasifs qui risquent de se compliquer. Ces complications pourront finir par rendre le patient gravement malade, au point que l'hospitalisation devient alors vraiment indispensable. Cette séquence que je viens de décrire n'est malheureusement ni ironique, ni exceptionnelle. Cela devrait inciter autant les malades que les médecins à toujours bien peser la nécessité d'une admission dans un hôpital.
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CHAPITRE
5 L'examen clinique PLAN DU CHAPITRE ■■ La maîtrise de l'examen clinique : un élément indispensable
pour devenir un bon médecin ■■ Toujours se faire sa propre idée du malade, sans être influencé par les avis
préalablement formulés ■■ Même lorsque le malade ne peut pas être interrogé, se donner les moyens
de se forger sa propre opinion ■■ À chaque fois que possible, se déplacer pour aller voir le malade ■■ L'art d'écouter et d'interroger : la caractéristique des grands médecins ■■ On prend en charge un malade et pas une maladie ■■ L'importance du suivi
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L'objectif de cet ouvrage n'est pas d'enseigner l'examen clinique ; cela est très bien fait dans les livres de sémiologie dont j'ai conseillé la lecture. En revanche, je souhaite formuler quelques remarques concernant cet examen.
La maîtrise de l'examen clinique : un élément indispensable pour devenir un bon médecin Il faut une maîtrise approfondie de l'examen clinique pour devenir un bon médecin. C'est l'élément le plus important de toute la pratique médicale. Il permet d'établir un contact avec le patient, de cerner le problème, de poser un diagnostic, de l'expliquer au patient et d'initier un traitement. Un bon examen clinique relève de l'art et de la science. Il commence par un accueil, si possible chaleureux du patient, qui doit être mis à l'aise. Il se déroule classiquement en deux étapes. D'abord a lieu un échange verbal entre le patient et le médecin, appelé l'interrogatoire. Puis, le malade se lève et/ou se couche et il est examiné à proprement parler au cours de ce que l'on nomme l'examen physique. Lorsque l'examen clinique est terminé, il faut le rédiger dans le dossier du patient : cela s'appelle l'observation. On y résume notamment les principales données d'état civil du patient, son mode de vie, sa profession, ses médecins, ses allergies, ses antécédents, son histoire et les données de l'examen physique. Il faut toujours faire une conclusion à la fin de l'observation, où l'on émet une ou des hypothèses diagnostiques et où l'on propose une démarche diagnostique et thérapeutique. Il faut faire cette conclusion quel que soit le niveau des études médicales, selon sa réflexion et ses connaissances. Formuler une conclusion impose un effort de synthèse, une qualité indispensable si l'on souhaite devenir un bon médecin. L'observation est datée et signée. Un examen clinique peut être très complet ou ciblé sur le problème du patient. Il devrait toujours être complet lors des études médicales et pendant l'internat pour apprendre à bien le maîtriser. Cela permet notamment de se familiariser avec le normal et ainsi de mieux reconnaître le pathologique. Un examen clinique complet, qui comporte un interrogatoire détaillé et un examen physique de tous les appareils, est long. Il peut durer plus d'une heure. L'examen ciblé sur le problème du malade est plus rapide, mais il doit être réservé aux médecins déjà expérimentés. C'est ce dernier toutefois que l'on pratiquera le plus souvent pendant sa carrière. Mais dans certaines situations, un examen plus complet reste indispensable ; il faut donc le maîtriser.
Toujours se faire sa propre idée du malade, sans être influencé par les avis préalablement formulés Il est toujours préférable d'interroger et d'examiner le malade sans lire au préalable les courriers déjà rédigés antérieurement par d'autres médecins à son sujet. Il est donc souhaitable d'aborder le patient sans avoir connaissance de son dos-
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sier médical. Il faut en effet toujours se forger sa propre opinion du patient. Pour cela, il faut une approche naïve. Aucun élément extérieur ne doit flouter l'impression, l'analyse et l'idée qu'on se fait du patient à l'issue de l'examen clinique. Cette impression ne doit donc pas être influencée par les avis préalablement formulés. Malheureusement, beaucoup de jeunes médecins s'empressent de lire le dossier médical d'un malade qu'ils vont voir en consultation ou admettre dans le service, avant de l'avoir examiné. À mon avis, il ne faut jamais faire cela. Il faut d'abord examiner le malade, puis rédiger l'observation médicale et formuler une conclusion. C'est seulement après que l'on devrait se plonger dans les éléments du dossier du malade, pour compléter des informations qui manquent ou pour revoir telle ou telle question avec le patient. Je suis toujours consterné par le nombre d'étudiants et d'internes qui recopient systématiquement des antécédents et des histoires fausses, qu'ils trouvent consignés dans les dossiers. Ils reproduisent ainsi des erreurs qu'il serait simple de rectifier juste en écoutant le patient.
Même lorsque le malade ne peut pas être interrogé, se donner les moyens de se forger sa propre opinion Rien ne remplace une observation médicale dans laquelle on a soi-même recueilli toutes les informations, directement auprès du malade. Il existe bien sûr des exceptions à cette règle, par exemple le malade qui a des troubles de la mémoire et qui n'est plus en mesure de raconter son histoire, ou le malade comateux. L'interrogatoire de l'entourage devient alors essentiel. Mais là encore, directement interroger l'entourage, le partenaire, les enfants, les voisins n'est pas la même chose que recopier des informations que l'on va trouver dans la lettre du médecin de famille. Ces informations sont complémentaires. Il est vrai aussi que le monde devient de plus en plus cosmopolite. Entre migrants forcés et expatriés volontaires, les consultations deviennent de plus en plus internationales, ce qui peut poser des problèmes de communication d'une part, et d'incompréhension culturelle d'autre part. Lorsque l'interrogatoire n'est pas possible en raison d'une non-compréhension de la langue, la pratique médicale est difficile. Il faut essayer de trouver de l'aide, recruter quelqu'un qui peut jouer l'interprète, que ce soit dans l'entourage familial, amical ou, idéalement, dans l'équipe médicale. Même en présence d'un interprète, je pense qu'il est préférable de toujours s'adresser directement au malade lorsqu'on pose des questions. On peut essayer d'expliquer, par des gestes, le sens des questions, lorsque cela est possible. Il faut ensuite se tourner vers l'interprète, qui mérite remerciements et respect, pour lui demander s'il peut traduire, et parfois, pour s'assurer que lui-même a bien compris les questions et/ou les explications. Avec volonté et investissement, on arrive toujours à un échange, même s'il reste parfois limité.
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Un autre point qui mérite un commentaire est le suivant. Chaque culture a sa vision des maladies et des soins. Cela dépasse le cadre de cet ouvrage, mais il peut être important d'avoir une idée de ces ancrages culturels pour bien soigner un individu et comprendre certaines de ses pratiques.
À chaque fois que possible, se déplacer pour aller voir le malade Nous venons de le voir, il n'est pas possible d'avoir une idée claire d'un patient sans l'avoir examiné. Lorsque mes collègues me sollicitent pour des avis, j'essaie de toujours aller voir le malade lorsqu'il est en consultation ou hospitalisé dans notre service, plutôt que de donner un avis « sur dossier ». L'idée que l'on peut se faire directement au chevet du malade est primordiale. Car trop souvent on prend les mauvaises décisions sur la base d'informations communiquées par d'autres, même s'il s'agit de médecins compétents et consciencieux. Nous avons chacun notre façon de recueillir et d'interpréter les informations et rien ne remplace l'échange face à face avec le patient. Cela illustre aussi les limites de la télé-expertise et de la téléconsultation. Voici une anecdote qui souligne pourquoi il est toujours utile qu'un médecin se déplace pour voir le malade lorsqu'il est sollicité pour un avis, par exemple en garde, et qu'il évite la simple prescription « téléphonique ». Lors de mon premier stage d'interne, je prenais en charge une adolescente pour une maladie de Still, une affection inflammatoire fébrile potentiellement grave. Du fait des épisodes de fièvre élevée avant l'hospitalisation, ses parents l'avaient traitée par des doses excessives de paracétamol, ce qui avait entraîné une hépatite gravissime, une des complications notoires de cette molécule. Cela aurait pu la conduire en insuffisance hépatocellulaire avec nécessité de transplantation hépatique en urgence. Ce traitement a bien entendu été suspendu dès l'hospitalisation. Après quelques jours à l'hôpital, la fièvre est réapparue et un interne avait été sollicité la nuit pour ce motif. Sans se déplacer, sans interroger la patiente qui était parfaitement au courant de la nécessité d'éviter le paracétamol, sans consulter le dossier médical où était clairement consigné qu'il fallait éviter le paracétamol, l'interne a fait une prescription téléphonique de paracétamol intraveineux. Comme souvent dans ces situations, il y a eu enchaînement d'erreurs. En effet, l'infirmière de nuit revenait de congé et ne connaissait pas non plus le dossier de la malade et elle administra le produit. Lorsque je découvris cette prescription le matin, j'étais très inquiet, mais heureusement il n'y a pas eu de conséquence grave, le foie de cette adolescente ayant déjà récupéré à ce moment. Mais j'avais bien retenu cette leçon pour toutes mes gardes et je n'avais jamais fait de prescription téléphonique à un malade sans aller le voir.
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L'art d'écouter et d'interroger : la caractéristique des grands médecins On ne peut pas assez insister sur l'importance de l'interrogatoire. Plus de 80 % des diagnostics se font dès l'interrogatoire, avant même d'avoir déshabillé et examiné le malade. Si, à l'issue de l'interrogatoire, le médecin n'a pas une idée assez précise du diagnostic, il est rare que les examens prescrits soient contributifs et qu'un diagnostic puisse être établi. Au cours de l'interrogatoire, le médecin doit s'efforcer de comprendre ce qui pousse le malade à consulter, « ce qui ne va pas ». Réellement s'intéresser au patient et vouloir comprendre dans le détail ce qui le pousse à consulter, telles sont les clés d'un bon interrogatoire. À l'issue de l'interrogatoire, il faut impérativement avoir une idée claire du problème qui a conduit le malade à consulter. Pour cela, il faut se donner les moyens de comprendre son histoire, en écoutant d'abord attentivement, sans l'interrompre, puis en faisant préciser certains éléments que l'on n'a pas bien compris. Mais cela n'est pas suffisant, car il faut aussi avoir une idée de l'environnement personnel, social et professionnel du patient, des problèmes médicaux qu'il a déjà eus (« antécédents ») et de ses habitudes, comme la consommation de cigarettes par exemple. Il faut aussi l'interroger sur les éventuels autres problèmes de santé, qui ne motivent pas la consultation, mais qui entraînent des symptômes. C'est pour cette raison que le médecin doit systématiquement interroger le patient s'il a certains signes. La liste de ces signes est assez longue. Il s'agit par exemple d'une gêne respiratoire ou d'une douleur. Si un symptôme est présent, il faut faire préciser ses caractéristiques. Le fait de passer en revue un certain nombre de signes en demandant au patient s'il les a déjà eus s'appelle l'anamnèse systématique. L'anamnèse systématique permet non seulement de dépister d'éventuelles autres maladies, mais aussi de recueillir des signes non exprimés spontanément par le malade et qui font partie du tableau actuel. L'un des aspects les plus importants – si ce n'est le plus important – de l'art médical est la maîtrise de l'interrogatoire. C'est là que l'on reconnaît le « grand » médecin : il écoute attentivement le patient et lui pose quelques questions claires, permettant de rapidement poser un diagnostic compliqué. La démarche et les questions posées sont tellement pertinentes que même les jeunes étudiants assistant à la consultation peuvent évoquer le diagnostic, qui avait pourtant échappé à tous les médecins consultés jusque-là. Une histoire complexe devient soudainement limpide et transparente, au travers d'une écoute attentive et de quelques questions extrêmement ciblées. Les quelques clés d'un bon interrogatoire sont les suivantes, avec certainement, en premier lieu, une écoute attentive, sous-tendue par un vrai intérêt. Il ne s'agit pas seulement d'entendre, mais d'écouter, de s'intéresser et de vouloir comprendre. Il faut manifester son intérêt au patient par des regards et des acquiescements.
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Parfois, il faut savoir interrompre brièvement certains malades, pour les remettre sur le chemin de l'histoire de leur maladie, d'où ils se sont égarés. Parfois, au contraire, c'est lorsqu'ils parlent d'autres choses qu'un signe important de la maladie pointe son nez (par exemple : « Lorsque je joue avec ma petite-fille et que je la soulève j'ai comme un serrement dans la poitrine »). Autant dire qu'il faut une concentration de tous les instants lors de l'interrogatoire du patient et ce n'est pas une chose simple. C'est même une des choses les plus difficiles. Enfin, les quelques questions clés que le médecin va poser pour compléter le récit du malade sont capitales. Certaines répondent à la logique pure et sont nécessaires pour la compréhension de l'histoire. Il s'agit par exemple de faire préciser pourquoi un malade a attendu tellement de temps avant de consulter. Qu'est-ce qui a changé ou qu'est-ce qui l'a finalement poussé à venir ? D'autres questions impliquent de parfaitement connaître les maladies (la nosographie). Ainsi, par exemple, il faut de la connaissance et du savoir pour poser les questions suivantes à un malade qui consulte pour des douleurs articulaires. ■ Est-ce qu'il a été piqué par une tique ? Cela oriente vers une borréliose de Lyme, une maladie transmise par les tiques. ■ Est-ce qu'il a eu des rapports sexuels non protégés ? Cela oriente vers une arthrite réactionnelle ou une gonococcémie, des affections transmises par voie sexuelle. ■ Est-ce qu'il a eu des diarrhées ? Cela oriente également vers une arthrite réactionnelle ou alors vers une maladie inflammatoire du tube digestif, des entités qui peuvent aussi s'accompagner de douleurs articulaires. ■ Est-ce qu'il a eu un contact avec des rats ? Cela oriente vers une streptobacillose transmise par ces rongeurs. La liste de questions pertinentes dans ce contexte pourrait encore être prolongée.
On prend en charge un malade et pas une maladie Mener ainsi l'interrogatoire a l'air simple, mais ce type de démarche est réservé aux plus grands médecins. L'étudiant et le jeune interne qui observent un médecin expérimenté mener un tel interrogatoire sont admiratifs de la facilité avec laquelle, au travers de quelques questions, il les conduit vers un diagnostic qu'ils n'avaient pas évoqué. Cela est d'autant plus impressionnant lorsque, dès la première consultation, le praticien va ensuite tenir compte des antécédents (du passé médical), du contexte familial et professionnel qu'il vient de recueillir, pour proposer une prise en charge et un traitement sur mesure, adaptés à l'individu en face d'eux ; pas juste un traitement de la maladie, mais un traitement du malade. En effet, on ne soigne pas « une maladie », mais un malade, avec son histoire, son passé médical, ses particularités, ses envies et ses choix. C'est cela la vraie médecine. Un tel interrogatoire, fondamentalement le pilier de l'art médical, nécessite donc une
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écoute attentive, un intérêt vrai pour le malade, des connaissances approfondies de la médecine et une capacité de synthèse très importante. Béni est le malade qui croise un tel médecin, et béni est le médecin qui a les qualités humaines et cognitives pour pratiquer ainsi la médecine. Mais c'est à cela que chaque médecin devrait aspirer. Sans compter qu'à l'issue d'un tel échange, au cours duquel le malade voit un médecin qui l'écoute et qui le comprend vraiment, le processus de soin est déjà bien entamé. Car le médecin est certainement le meilleur de tous les placebos. Une relation est tissée ; la prise en charge a débuté, avant même la moindre prescription.
L'importance du suivi Il arrive que le médecin n'ait pas d'idée diagnostique à l'issue d'un interrogatoire bien mené, ni après l'examen physique qui le complète. Il est alors important de ne pas lâcher l'affaire. S'il s'agit d'une affection impactant l'état général ou que le médecin sent – l'intuition est importante – qu'il pourrait s'agir d'une maladie grave, il doit immédiatement confier le malade à un collègue plus expérimenté ou l'hospitaliser. Dans toutes les autres situations, il doit régulièrement revoir le patient. En attendant, il doit lire, chercher des informations supplémentaires, échanger avec des collègues pour pouvoir proposer la meilleure prise en charge. Il faut parfois plusieurs heures de lecture et de recherches pour trouver une explication aux signes rapportés par un patient ou pour trouver un traitement adapté à sa situation. C'est important, dès le début de sa carrière, de prendre l'habitude de passer ce temps de recherche, de l'intégrer dans sa pratique. Cela permet, d'une part, d'aider les malades, ce qui est le cœur du métier, et d'autre part, de progresser continuellement. Cette recherche dans les livres, les articles et les banques de données est donc guidée idéalement à la fois par la volonté d'aider le patient et par la curiosité intellectuelle et l'envie de résoudre le cas, qu'il s'agisse d'une difficulté diagnostique ou thérapeutique. Parfois, c'est seulement le suivi au long cours qui permet de résoudre le cas d'un malade et de trouver une solution thérapeutique. L'importance du suivi ne peut pas être assez soulignée. Le suivi permet de renforcer le lien de confiance et de montrer au malade qu'on ne l'abandonne pas. C'est la preuve que le médecin souhaite se donner les moyens d'aider, même s'il n'est pas en mesure de le faire d'emblée. Il est d'ailleurs tout à fait possible d'adresser à la fois le malade à un ou plusieurs collègues pour recueillir des avis complémentaires et de continuer à le suivre pour s'assurer que la prise en charge soit correctement assurée. J'ai remarqué que certains médecins n'aiment pas suivre des malades lorsqu'ils n'ont pas réussi à établir un diagnostic. Pourtant, seul un suivi au long cours permet alors de
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montrer au malade qu'on ne l'abandonne pas pour autant, d'une part, et de progresser, d'autre part. Le suivi au long cours permet de se familiariser avec l'histoire naturelle des maladies lorsqu'on les a diagnostiquées et de poser certains diagnostics lorsqu'on bute initialement. Il est important de comprendre que le suivi a souvent plus d'importance et de pertinence pour poser certains diagnostics que des bilans complémentaires à outrance. En tout cas, en aucun cas il ne faut lâcher un malade tant que ses problèmes ne sont pas résolus. Car à défaut de les résoudre, il faut être présent et l'accompagner. Lorsqu'il n'existe pas de solution médicale aux problèmes du patient, parce qu'ils sont liés par exemple à des conflits familiaux, personnels ou professionnels, il faut au moins l'expliquer.
CHAPITRE
6 Les explications données au patient PLAN DU CHAPITRE ■■ Le patient a besoin d'explications claires, de transparence
et d'objectifs ■■ Dicter le compte-rendu de consultation devant le malade : une preuve
de transparence
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Le patient a besoin d'explications claires, de transparence et d'objectifs Il est essentiel d'expliquer en termes simples au patient « ce qu'il en est ». Il s'agit généralement du diagnostic, du pronostic et du traitement. Parfois, il faudra expliquer l'absence de diagnostic. Pour l'énorme majorité des problèmes courants, du « rhume » à la mononucléose infectieuse, il faudra heureusement expliquer la guérison spontanée et l'absence de nécessité de traitement. Il est également important de partager avec le patient l'analyse qu'on fait de sa situation. C'est aussi bien vrai pour annoncer un diagnostic grave, comme certains cancers, que pour expliquer une somatisation, où le symptôme physique n'est que l'expression d'un mal-être. L'art ici est de trouver, avec beaucoup d'intelligence et de bienveillance, les termes simples, accessibles et compréhensibles qui expliquent la situation au malade sans le blesser. Il faut enchaîner par la proposition d'une prise en charge et d'un suivi. Il ne peut pas s'agir d'un discours stéréotypé, car, je le répète encore une fois ici, même s'il s'agit d'une même maladie avec le même pronostic et le même traite ment, il ne s'agit pas du même malade. L'encadrement familial, une enfance heureuse ou malheureuse, le niveau d'éducation, le passé médical, l'anxiété, l'appréhension ou l'indifférence et l'âge du patient ne sont que quelques éléments qui impacteront la façon dont il faudra adapter le discours. Il faut tout expliquer : le diagnostic, les conséquences du diagnostic, le pronostic, les actions et les potentiels effets indésirables du traitement.
Ne pas oublier d'expliquer la chronicité d'une affection et de fixer des objectifs thérapeutiques Lorsqu'une maladie peut être soignée mais pas guérie, il faut l'expliquer. De la même façon, il faut expliquer que certaines affections sont chroniques, c'est-à-dire constamment présentes, et d'autres récurrentes, c'est-à-dire qu'elles ont tendance à revenir. Il est important d'expliquer la vitesse avec laquelle un traitement va agir et si son action est complète ou partielle. Enfin, il faut expliquer les objectifs du traitement et ce que l'on est en droit de raisonnablement espérer. Toutes ces choses paraissent évidentes au médecin qui les a apprises pendant de nombreuses années. Mais elles ne le sont pas pour le patient. Lorsque des malades ont eu un traitement adapté à leur situation et que celui-ci a eu l'effet escompté, certains s'estiment en échec de traitement simplement parce qu'ils n'avaient pas reçu les explications nécessaires. Par exemple, une dermatite séborrhéique est une affection tout à fait bénigne se manifestant par des rougeurs et des squames du visage. Elle est traitée efficacement par une crème, mais le patient peut être déçu parce qu'elle récidive. Il pense que c'est un échec du
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traitement. Or, il s'agit en réalité de l'histoire naturelle de cette affection. Il aurait fallu expliquer qu'on pouvait soigner cette affection, mais pas la guérir et qu'il convenait donc de traiter à chaque nouvelle poussée. Cela est vrai pour toutes les affections chroniques ou récurrentes que l'on ne peut pas guérir. Il est indispensable de l'expliquer. La nécessité d'explication est tout aussi vraie pour le sujet qui a une urticaire aiguë. Il s'agit d'une affection caractérisée par une éruption soudaine de plaques rouges sur tout le corps, responsable de démangeaisons très importantes, pouvant se compliquer d'un gonflement (œdèmes), notamment sur les lèvres et les paupières. Pour l'individu qui en est atteint, c'est très spectaculaire, gênant et parfois anxiogène. Pour beaucoup de médecins, c'est une affection banale et commune, au point qu'ils omettent souvent d'expliquer au malade ce qu'il en est. Ils omettent notamment de préciser que le traitement par antihistaminiques mis en place n'agit pas de façon complète et immédiate, que d'autres poussées risquent encore de survenir. Cela a pour conséquence que les malades pensent à un échec lorsqu'ils développent une nouvelle poussée après 2 jours de traitement. Il faut aussi expliquer qu'il existe un risque d'avoir un phénomène de rebond si l'urticaire a été traitée par des corticoïdes. Dans ce cas, il existe une réponse assez rapide et complète, mais lorsque l'effet des corticoïdes s'estompe, cela peut se solder par une nouvelle poussée plus intense que la précédente. Non prévenu, le patient ainsi traité va légitimement s'inquiéter, chercher à consulter voire se rendre aux urgences, craignant une aggravation spontanée de sa maladie. Une autre situation concerne les objectifs escomptés du traitement. C'est par exemple le sujet qui a une alopécie (perte de cheveux) liée à une maladie appelée lichen plan. Il s'agit d'une maladie inflammatoire de cause inconnue qui peut toucher le cuir chevelu, les ongles, la peau et les muqueuses. Lorsqu'il touche le cuir chevelu, il peut progressivement entraîner une destruction des follicules pileux évoluant vers un aspect cicatriciel, responsable d'une aire, de taille variable, définitivement dépourvue de cheveux. Cette alopécie cicatricielle n'est plus accessible à un traitement. Il existe des traitements efficaces du lichen à sa phase initiale, avant qu'il ne détruise de façon définitive les cheveux. Mais chez un individu qui a déjà des aires d'alopécie cicatricielle, ces traitements éviteront uniquement la progression, l'extension de l'affection. Ils ne feront pas repousser les cheveux dans les aires déjà alopéciques. Aussi, si on n'explique pas clairement cela au patient, il sera forcément déçu, puisqu'il espère une repousse dans les zones dégarnies. Il est donc important de définir avec le malade l'objectif du traitement. En l'occurrence, il s'agit d'éviter la progression de l'affection, sans espérer de repousse des zones déjà alopéciques. Par ailleurs, certains traitements efficaces du lichen sont des médicaments « lourds ». Ce sont des médicaments immunosuppresseurs qui augmentent un peu les risques d'infections et de cancer. Or, lorsqu'on traite un lichen qui ne
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touche que le cuir chevelu, l'objectif est d'améliorer l'apparence et la qualité de vie de l'individu qui en souffre. Dans cette situation, il n'existe en effet pas de risque autre que le préjudice esthétique. Il appartient alors surtout au patient de décider s'il veut ou pas mettre en place un tel traitement, car il est seul à même d'évaluer l'impact de l'affection sur sa qualité de vie. Il est donc important d'une part qu'il ait une idée claire du meilleur résultat qu'il puisse escompter, sans se faire de faux espoirs ; d'autre part, qu'il soit informé des risques éventuels des traitements, car il devra peser le pour et le contre, en évaluant le bénéfice et le risque. Il devra donc disposer de toutes ces informations. En effet, si les trois-quarts du cuir chevelu sont déjà le siège d'une alopécie cicatricielle, qui en aucun cas ne repoussera, l'indication est discutable ; alors que, dans une phase débutante, lorsque seule une minime surface est définitivement lésée, le traitement pourrait éviter l'extension des zones d'alopécie cicatricielle. Le bénéfice escompté est alors plus important. Autant d'éléments que le médecin et le malade doivent avoir compris lorsqu'un traitement est envisagé. Pour que le malade ou, d'ailleurs, l'étudiant en médecine le comprennent, il faut l'expliquer en termes simples et parfois imagés. Il est bon d'avoir une « petite histoire » adaptée à chaque situation. Par exemple, pour l'alopécie cicatricielle, l'image de l'avion bombardier d'eau (Canadair) est très utile. Il est en effet inutile de déverser l'eau sur la forêt qui a déjà brûlé et qui est réduite à l'état de cendres. Les arbres qui ont brûlé ne pourront plus être sauvés. Il faut déverser l'eau sur les arbres qui sont en train de brûler et ceux qui ne brûlent pas encore. Pour le traitement du lichen du cuir chevelu, c'est la même chose. Le traitement ne fera pas repousser les cheveux déjà tombés. Il permettra d'éviter la progression de la maladie. Au fur et à mesure des années de pratique, et selon la compréhension du problème, la capacité d'abstraction et l'imagination du médecin, les histoires que l'on raconte aux patients pour leur permettre de mieux comprendre les enjeux deviennent de plus en plus pertinentes et de plus en plus nombreuses. Il faut bien sûr les adapter à chaque situation individuelle. La capacité d'enregistrer et d'assimiler de nouvelles informations est limitée. Elle l'est d'autant plus qu'il s'agit d'informations médicales concernant le patient luimême. Il est donc utile de faire un courrier synthétique résumant l'essentiel et d'en adresser une copie au patient. Selon l'importance et la complexité du problème, il est aussi souhaitable de revoir le patient dès qu'il aura assimilé le diagnostic. Il aura alors des questions supplémentaires auxquelles il faudra s'efforcer de répondre.
Il est préférable d'éviter les tabous et les non-dits Il n'y a pas une seule vérité en médecine et donc pas une seule façon de faire. À titre personnel, je pense qu'il faut systématiquement éviter de créer des tabous en évitant de « parler de certaines choses » et en écartant certains mots du langage. Encore aujourd'hui, certains médecins préfèrent éviter le mot « cancer » et vont
Les explications données au patient
même jusqu'à critiquer des étudiants ou des internes qui utilisent ce terme. C'est à mon avis une mauvaise attitude. S'il existe une forte suspicion de cancer ou a fortiori une certitude de cancer, il faut en parler au malade. Il faut nommer le cancer « cancer » et expliquer au malade ce qu'il en est, son pronostic et le traitement envisagé. Il faut éviter d'être brutal et l'aborder avec tact et empathie, mais il faut le dire pour maintenir la confiance, la transparence et l'échange. Créer un tabou est toujours difficile à gérer. Il est bien entendu inutile d'évoquer le cancer lorsqu'il s'agit d'une vague hypothèse, qui ne vient qu'à la 4e ou 5e place dans la hiérarchie des diagnostics différentiels. Il sera toujours temps de l'évoquer secondairement si cette hypothèse devait se confirmer.
Dicter le compte-rendu de consultation devant le malade : une preuve de transparence Une façon d'être transparent est de dicter devant le malade le compte-rendu de la consultation à la fin de celle-ci. Il est également utile de systématiquement lui adresser une copie du compte-rendu. C'est une façon très appréciée de partager l'information et de se mettre à l'abri d'erreurs. En effet, si le médecin a mal compris l'un ou l'autre aspect de l'histoire, une date ou le poids par exemple, le malade peut l'interrompre et rectifier ce point au moment de la dictée. De plus, dicter une lettre oblige à un effort de synthèse qu'il est toujours utile de faire en présence du malade. En effet, régulièrement, d'autres questions non évoquées jusque-là viennent alors à l'esprit. On peut alors encore poser quelques questions supplémentaires au patient. Par ailleurs, lorsqu'on dicte la lettre, on peut se rendre compte d'un oubli, par exemple avoir omis de palper des aires ganglionnaires. Il est alors simple de corriger cette omission, puisque le malade est toujours présent. Enfin, cette façon de faire est aussi l'un des éléments pouvant démontrer que certaines informations ont été délivrées au malade. Au vu du nombre croissant de litiges entre malades et médecins, portant souvent sur la question de l'information délivrée au patient, ce point devient malheureusement important. Mais, pour dicter immédiatement en face du malade à l'issue de la consultation, il faut être en mesure de faire une synthèse en temps réel, ce qui n'est pas simple. Mais plus on prend cette habitude tôt, mieux cela vaut.
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CHAPITRE
7 Situations particulières en pratique médicale PLAN DU CHAPITRE ■■ Le suivi du malade chronique : une tâche ardue et parfois éprouvante
pour le malade et le médecin ■■ Le malade hospitalisé pour un problème social : un casse-tête pour l'interne ■■ L'expérience et le flair pour reconnaître les simulateurs et les pathomimes ■■ La médicalisation du normal, la bobologie et le dépistage à outrance ■■ Ne pas soigner ses proches ■■ La phrase à toujours éviter : « si c'était mon enfant… »
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L'objectif de cet ouvrage n'est pas de détailler les nombreuses situations auxquelles un médecin peut être confronté dans sa pratique. Cela ne serait d'ailleurs pas possible. Et, comme je l'ai déjà souligné, chaque rencontre malade-médecin est unique, chaque individu étant différent. Il existe néanmoins certaines situations qui méritent un commentaire.
Le suivi du malade chronique : une tâche ardue et parfois éprouvante pour le malade et le médecin Le malade chronique est un individu qui a une affection que l'on ne peut pas guérir et qui sera suivi pendant des années. C'est une situation particulièrement valorisante, mais aussi difficile et éprouvante. Souvent, les maladies chroniques ne s'arrangent pas avec le temps, et le médecin, assez démuni, ne constate que la dégradation progressive du patient qu'il prend en charge. Cette dégradation progressive est très difficile à gérer pour le patient et son entourage, en premier lieu, bien entendu, mais aussi pour le médecin qui n'arrive pas à enrayer la maladie, tout en devant rester là pour le malade. Le médecin, même s'il est spécialiste, assure alors à la fois la prise en charge des problèmes médicaux, la psychothérapie de soutien et la gestion de problèmes administratifs qui vont de pair avec de telles affections. Avant chaque consultation, le médecin se demande ce que lui réserve la prochaine entrevue avec ce malade qu'il suit parfois depuis une vingtaine d'années : un simple contrôle de routine ; un problème intercurrent, pour lequel il y aura une solution, ou pas ; une demande de constituer un dossier, qui prendra du temps ? Le médecin devra, comme à chaque consultation, se concentrer pleinement, ce qui est toujours très difficile dans la situation du malade chronique. Mais les éventuelles difficultés psychologiques éprouvées par le médecin ne sont bien évidemment d'aucune commune mesure avec celles que subit son patient. Il convient de ne pas l'oublier.
Le malade hospitalisé pour un problème social : un casse-tête pour l'interne Une autre situation difficile pour le jeune interne est le sujet hospitalisé pour un problème social. C'est l'exemple de la personne âgée, sans problème aigu, « déposée » aux urgences par ses proches qui n'en peuvent plus, ou qui parfois veulent simplement prendre quelques jours de vacances ; ou alors des proches qui cherchent une solution médicale à un problème qui n'en a pas, comme la déchéance liée à l'âge par exemple. L'interne s'occupe d'un patient qui, en réalité, n'a le plus souvent pas de problème de santé à proprement parler. Or, le manque d'expérience l'incite à absolument chercher un problème là où il n'y en a pas. Cela peut être très dérou-
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tant. Il a alors besoin de l'aide d'un aîné qui peut remettre l'hospitalisation dans le contexte, expliquer que ce n'est pas un problème médical et qu'il ne faut donc pas le médicaliser en prescrivant des bilans et des examens inutilement.
L'expérience et le flair pour reconnaître les simulateurs et les pathomimes Le simulateur et le pathomime sont d'autres situations particulières qui nécessitent un savoir-faire particulier, une bonne connaissance de l'humain et de l'intuition. Le simulateur est un individu qui prétexte des symptômes pour obtenir un bénéfice secondaire. Il s'agit par exemple de l'enfant qui a mal au ventre pour ne pas aller à l'école ou parfois simplement pour attirer l'attention de ses parents ; de l'ouvrier qui a mal au dos au point de ne plus pouvoir se lever, car le nouveau contremaître est odieux ; de l'employé qui a des douleurs chroniques après une chute au travail, en espérant obtenir une reconnaissance comme maladie professionnelle ou une indemnisation. Parfois, il s'agit d'une somatisation et le problème est alors différent, mais le plus souvent le médecin expérimenté reconnaît vite le vrai simulateur. La situation est bien différente en cas de pathomimie. Un pathomime simule une affection dans le seul but d'induire son entourage et les médecins en erreur. Plus les médecins sont en errance diagnostique, plus ils prescrivent d'examens, surtout dangereux et invasifs, plus il en jouit. C'est donc une forme de perversion. Il est important de rapidement diagnostiquer une pathomimie car, contrairement à ce qui est écrit dans beaucoup d'ouvrages, cela ne doit pas être un diagnostic d'exclusion après avoir écarté tout le reste. Cela devrait être un diagnostic positif, et rapidement, pour ne pas entrer dans le jeu du malade et pour pouvoir l'accompagner sans lui nuire et sans lui porter préjudice par des examens inutiles. Il faut beaucoup d'expérience pour reconnaître et prendre en charge ces malades.
La médicalisation du normal, la bobologie et le dépistage à outrance Une autre situation à laquelle il faut parfois faire face est la médicalisation du « normal », la demande de « médecine préventive » et la « bobologie ». La médicalisation du normal, ce sont par exemple les individus qui consultent pour une transpiration qui les dérange, alors même qu'elle n'est pas excessive ; ou alors les sujets qui veulent absolument un traitement de quelques folliculites des cuisses, alors même qu'ils souhaitent continuer de porter les pantalons serrés (« slim ») qui en sont la cause. Cette médicalisation du normal est en continuité avec la « bobologie », c'est-à dire des problèmes médicaux mineurs pour lesquels la grande
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majorité des individus n'iront pas voir un médecin. Il s'agit par exemple de sujets âgés qui consultent pour l'ongle d'un orteil qui devient plus épais et plus jaune, car il est le siège d'une mycose. C'est aussi un peu dans ce contexte général que s'inscrivent les demandes de consultation de dépistage. Ce sont par exemple des patients sans facteurs de risque personnel ou familial particulier qui veulent un examen annuel de toute leur peau pour dépister « quelque chose d'anormal » ; ou alors qui veulent se soumettre à une coloscopie ; ou à une épreuve d'effort pour vérifier le cœur alors même qu'ils n'ont aucun symptôme. Il faut séparer ici les vrais hypocondriaques, qui ont peur d'être malades, des individus qui croient « bien faire ». Un médecin peut aussi être à l'origine d'une pratique trop systématique de dépistage, qui est alors souvent plus mercantile que scientifiquement fondée. Sans même rentrer dans le caractère scientifiquement non fondé de ces pratiques, il est regrettable que des médecins formés pendant une dizaine d'années, capables de prendre en charge des vraies maladies et des personnes en souffrance, soient réduits à un rôle presque uniquement tourné vers le dépistage. Il appartient aux médecins d'éduquer leur patientèle sur ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, et donc de se tenir informés sur ce qui l'est et ne l'est pas. Il existe indiscutablement une dérive vers une prescription exagérée d'examens non fondés, notamment d'imagerie, qui peuvent mettre en évidence des anomalies dont l'exploration n'est pas toujours sans danger (par exemple par une biopsie du foie), qui ont un coût certain alors même que ces anomalies n'impactent ni l'espérance, ni la qualité de vie de l'individu qui en est porteur. En d'autres termes, toute prescription, aussi banale qu'elle puisse paraître, doit être fondée. On ne prescrit pas un bilan « pour voir », ni uniquement parce qu'un sujet « a 50 ans maintenant ». Tout acte de médecine préventive chez un individu en apparence sain doit être dûment validé par des études qui ont démontré le bénéfice dudit acte. Les démonstrations d'un bénéfice dans les situations de médecine préventive restent très rares, avec un bénéfice souvent faible à l'échelle de la population.
Ne pas soigner ses proches Il est recommandé de ne jamais s'occuper de ses proches. Pour être un bon médecin, il faut un détachement empathique et bienveillant. Il ne faut pas être affectivement trop impliqué. Il faut en toute circonstance une analyse cartésienne du bénéfice/risque. Il n'est pas possible de le faire lorsqu'il s'agit de sa proche famille. On risque d'éviter de prescrire un examen désagréable, alors qu'il faudrait le faire. Parfois, au contraire, on risque d'explorer de façon exagérée un signe banal. Je conseille donc d'orienter ses proches vers des médecins compétents et de ne jamais s'en occuper.
Situations particulières en pratique médicale
La phrase à toujours éviter : « si c'était mon enfant… » Encore un mot sur les phrases suivantes : « Et si c'était votre enfant, vous feriez quoi ? », ou le pendant, utilisé par certains médecins : « Si c'était mon enfant, voici ce que je ferais ». Ces phrases m'abhorrent. D'une part, comme je viens de l'expliquer, on ne s'occupe pas de ses proches. Lorsque des parents me posent cette question : « Et si c'était votre enfant, vous feriez quoi ? », je leur explique que j'irais voir quelqu'un de compétent pour ne pas avoir à prendre cette décision moi-même. Ensuite, je leur expose les arguments rationnels, et non affectifs, qui m'incitent à proposer tel choix plutôt qu'un autre. D'autre part, utilisée par un médecin, cette phrase met en exergue un manque d'arguments. Celui-ci incite le médecin à avoir recours à une stratégie affective pour convaincre un malade qui a au contraire besoin d'une explication rationnelle. L'affectif n'a pas sa place dans un échange médecin-malade. Une décision doit être fondée exclusivement sur des arguments rationnels. Et lorsqu'il n'y en a pas, il faut le dire et l'expliquer.
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CHAPITRE
8 La gestion des erreurs, la conscience professionnelle et l'épanouissement personnel PLAN DU CHAPITRE ■■ Une remise en question personnelle : la gestion des erreurs, des échecs
et des conflits ■■ Les piliers de la pratique médicale : l'éthique et la conscience professionnelle ■■ L'épanouissement personnel
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Une remise en question personnelle : la gestion des erreurs, des échecs et des conflits Chaque médecin sera confronté au cours de sa pratique à des erreurs, des échecs et à des situations tendues, voire conflictuelles. Plus la conscience professionnelle est développée, plus les erreurs sont difficiles à gérer, car elles impactent fortement le médecin qui n'arrête pas de les ruminer. Les causes sont nombreuses : un diagnostic que l'on n'a pas évoqué ou que l'on a « raté », un traitement non adapté que l'on a prescrit ; la survenue d'un effet indésirable grave, alors que l'on avait oublié de mentionner cette éventualité au patient ; un conflit avec un confrère sur une stratégie de prise en charge ; une consultation avec un malade qui se passe mal et qui est à l'origine d'une tension ; un décès inexpliqué ; un reproche formulé par un malade sur le manque d'écoute, d'empathie, de dévouement, etc. Tout cela peut bouleverser un praticien et plus particulièrement le médecin très investi ; d'où l'importance, aussi pour le médecin, de trouver un équilibre qui ne soit pas exclusivement fondé sur la pratique médicale et d'essayer de toujours pratiquer en âme et conscience. Le médecin doit disposer d'une échelle de valeur personnelle importante, à laquelle il peut se référer pour toujours garder le cap. Cela lui permet de faire face à de telles situations, en se remettant en question là où il convient de le faire, afin de progresser, de reconnaître les éventuelles erreurs factuelles ou de gestion de l'humain qu'il a commises, ainsi que les situations où il est critiqué de façon abusive, pour essayer d'en déterminer les causes et pour trouver la façon d'y remédier. Le médecin doit apprendre à gérer ces remises en cause professionnelle, ce qui n'est pas toujours simple. Il est important d'en parler, sans trahir le secret médical, avec ses proches et des collègues. Aussi difficiles qu'elles soient à gérer, elles permettent aussi de progresser et font partie d'une carrière médicale. De façon plus pragmatique, lorsqu'une erreur a été commise, la première étape est de l'identifier et de la reconnaître. Il est ensuite bon d'échanger de façon formelle avec ses collègues, pour obtenir une vision extérieure. Je recommande ensuite vivement d'en parler, en toute transparence, avec le malade. En effet, un médecin qui pratique en âme et conscience saura expliquer l'erreur avec les mots qui conviennent, sans rien cacher. Cela permet de maintenir une relation de confiance. Dans les hôpitaux, on peut même formaliser des réunions de morbimortalité pour évoquer ces erreurs. L'objectif de ces réunions n'est pas d'accuser ou de trouver un coupable, mais d'essayer de comprendre à quel niveau s'est située l'erreur afin d'éviter qu'elle se reproduise. Les niveaux potentiels sont nombreux : négligence, défaut cognitif, excès de confiance, erreur d'interprétation, oubli, parcours institutionnel inadapté, etc. Parfois, cela peut déboucher sur des mesures concrètes permettant d'améliorer la prise en charge.
La gestion des erreurs, la conscience professionnelle et l'épanouissement personnel
Les piliers de la pratique médicale : l'éthique et la conscience professionnelle Le médecin a l'immense privilège d'être une personne « de confiance ». Les patients partagent avec lui leurs maux et leurs croyances. Il est admis dans l'intimité de leur foyer. Les malades lui confient des secrets dont même leur conjoint et leurs enfants ne sont parfois pas au courant. Il doit toujours être à la hauteur de cette confiance qui lui est accordée. Nous avons déjà vu que cela impose de nombreuses qualités et une grande compétence. Jamais il ne doit trahir le secret médical, qui reste la base de la relation médecin-malade. Et jamais, il ne doit juger, car il verra au cours de sa pratique des patients qui ont des croyances, des valeurs et des convictions, des habitudes et des attitudes bien différentes et parfois en contradiction avec les siennes. Il existe un garde-fou que le médecin doit développer et auquel l'étudiant doit être sensibilisé tôt dans son parcours médical, qui permet d'éviter des erreurs et de toujours être à la hauteur des attentes du malade : posséder une éthique et une conscience professionnelle marquées. Celles-ci imposent de réellement se préoccuper du bien-être du malade et de se poser régulièrement des questions sur le bien-fondé de ses propres actions. Un médecin qui possède ces qualités se débrouillera toujours pour trouver la meilleure solution pour les malades dont il a la charge. Il fera bien ce qu'il sait faire, et il confiera le malade à autrui pour des problèmes où il se sent dépassé. Il aura aussi l'intelligence et la compétence de reconnaître les situations qui sont trop compliquées pour qu'il les gère seul.
L'épanouissement personnel Un médecin qui pratique selon les principes qui viennent d'être évoqués a trouvé sa vocation et il aura une vie professionnelle bien remplie. Elle empiétera par moment sur sa vie personnelle, car elle impose beaucoup de travail et la gestion d'une charge émotionnelle importante. Pour autant, un tel médecin aura une vie professionnelle très épanouie, car il sera régulièrement récompensé par la reconnaissance des patients qu'il prend en charge et parfois celle de ses collègues. Cette reconnaissance lui procurera une satisfaction profonde qui, à son tour, le rendra plus serein dans sa vie professionnelle et personnelle. Il ne faudra pas qu'il devienne mégalomane ou qu'il « développe la grosse tête ». Mais, en général, agir selon ses principes lui permet de mieux en mieux connaître et comprendre l'humain, ce qui finira, avec le temps, par le rendre plus humble et plus satisfait avec une vie simple. C'est une vie professionnelle remplie de sens, car même si le médecin peut par moments en avoir ras-le-bol, jamais il ne se posera des questions sur l'utilité de son métier, car aider autrui n'est jamais futile. Cela n'a pas de prix.
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CHAPITRE
9 L'analyse du signe et du terrain PLAN DU CHAPITRE ■■ Au-delà des connaissances, savoir analyser et raisonner ■■ L'analyse du signe et du terrain du malade ■■ L'importance de la fréquence des maladies à l'origine des signes ■■ L'avis du malade
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Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine
Au-delà des connaissances, savoir analyser et raisonner Comme je l'ai déjà abordé, le médecin ne doit pas se contenter de savoir. Il doit aussi analyser et raisonner, et cela en toute situation. C'est la qualité de ce raisonnement qui contribue de façon importante à devenir un bon médecin. Le raisonnement médical impose plusieurs niveaux d'analyse. Il faut confronter, par une analyse intelligente et logique, les données recueillies chez le malade au savoir acquis pendant ses études et sa pratique. L'analyse de la démarche cognitive clinique peut donc être déclinée de la façon suivante. La première étape consiste à recueillir de l'information chez le patient. Il faut ensuite analyser cette information et la confronter au savoir acquis pendant ses études et ses lectures. Il peut être nécessaire de compléter cette démarche par des recherches supplémentaires dans les livres, les revues, en interrogeant des banques de données ou des collègues. La complexité d'une situation peut imposer cet effort supplémentaire chez certains malades. Enfin, il faut faire une synthèse pertinente, qui débouche sur un diagnostic et un traitement. À chaque étape, il faut un esprit critique et logique. Lors du recueil de l'information, chaque individu peut exprimer de façon un peu différente des signes pourtant similaires ; par exemple : « j'ai une gêne », « j'ai mal », « je ne supporte plus » peuvent désigner une douleur ou une sensation de ballonnement. Au contraire, des plaintes pourtant quasi identiques peuvent traduire des signes ayant des causes et des mécanismes très différents, et donc une signification très différente. Ainsi, du sang éliminé à travers la bouche (« j'ai craché du sang ») peut survenir dans des contextes très différents. Il peut s'agir d'une hémoptysie, c'est-à-dire un saignement de l'arbre respiratoire, généralement éliminé au moment d'une quinte de toux. Cela peut aussi être causé par une hématémèse, qui correspond à l'élimination d'un saignement du tube digestif, souvent d'origine œsophagienne ou gastrique (estomac). Il peut s'agir d'une épistaxis déglutie, c'est-à-dire un saignement dans le nez, qui a été avalé, puis éliminé par la bouche. Enfin, un saignement intrabuccal, par exemple de la gencive ou de la langue, en est une cause assez commune. Cela illustre que, sans une connaissance suffisante des bases anatomiques et de toutes les causes possibles de la présence de sang dans la bouche, il n'est pas possible de poser les bonnes questions pour déterminer la provenance du saignement. Chaque information fournie par le patient, ou par les examens qu'il a passés, doit être analysée de façon détaillée pour être véritablement comprise, sans ambiguïté. Ce n'est pas toujours simple. Pour qu'une histoire recueillie chez un malade devienne cohérente, il faut en faire une analyse logique. Il faut retracer et mettre dans l'ordre la séquence des événements qui se sont produits. Il faut une analyse rigoureuse des symptômes et des éventuels traitements déjà appliqués et de leur
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effet. Mais il faut aussi une bonne connaissance des causes et des mécanismes des signes pour pouvoir raisonner. En effet, à tout moment, il faut être en mesure de raisonner sur un signe et sur l'histoire d'un malade. Il faut être en mesure d'y voir les éventuelles incohérences, devant mettre en doute certaines pistes et parfois suggérer une simulation et/ou une pathomimie. Il faut être capable de reconnaître des faits déterminants qui peuvent orienter vers une causalité, et une écoute attentive de l'histoire relatée par le malade est donc nécessaire dans un premier temps. Il faut parfois revenir de façon détaillée et critique sur certains éléments qu'il a rapportés, pour que l'histoire devienne cohérente et plausible, afin de la comprendre parfaitement. Dans un deuxième temps, il s'agit d'essayer de l'intégrer dans un diagnostic, si possible uniciste qui explique l'ensemble des troubles dont le patient se plaint. Il faut donc à la fois une démarche rationnelle et logique ainsi que des connaissances. Si les connaissances sont très largement enseignées dans les facultés de médecine, le raisonnement et la logique le sont malheureusement nettement moins souvent.
L'analyse du signe et du terrain du malade Tous les signes n'ont pas la même valeur. Certains signes doivent toujours être pris au sérieux et explorés sans tarder, car un retard pourrait entraîner la mort ou des séquelles non réparables. Ainsi, par exemple, une douleur thoracique doit toujours être explorée rapidement, car elle peut être la manifestation de maladies graves comme un infarctus du myocarde (« crise cardiaque »), une embolie pulmonaire ou une dissection de l'aorte. La dissection de l'aorte est liée à une rupture d'une des couches de la paroi de ce gros vaisseau, par lequel le sang s'engouffre et peut l'obstruer ou le perforer. Mais une douleur thoracique peut aussi être causée par des affections communes et banales, comme des courbatures des muscles intercostaux, après des efforts de toux par exemple. Les céphalées (maux de tête), au contraire, sont un signe commun, le plus souvent banal, où une simple attente avec observation est généralement suffisante. Mais certains types de céphalées imposent également une prise en charge immédiate. Il s'agit par exemple de céphalées matinales qui s'accompagnent de vomissements en jet. Elles traduisent généralement une hypertension intracrânienne. C'est aussi le cas de céphalées très intenses de survenue brutale, « en coup de tonnerre », volontiers accompagnées de nausées, vomissements, d'une intolérance à la lumière (photophobie) et aux bruits (phonophobie). De telles céphalées caractérisent l'hémorragie méningée, laquelle survient classiquement, mais pas toujours, après un effort, qui peut être une difficulté pour uriner ou déféquer. Ces deux situations, hypertension crânienne et hémorragie méningée, imposent une prise en charge immédiate.
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Ces exemples illustrent bien que le signe doit être analysé dans le contexte dans lequel il survient. Grace à ses connaissances, le médecin peut ainsi poser quelques questions simples, comme les circonstances de survenue (brutal, après un effort), l'horaire (matinal), les signes associés (vomissements), etc. Cela lui permet de se faire une idée précise sur l'affection causale. Il peut alors décider de la suite à donner, par exemple hospitaliser ou prévoir des explorations radiologiques en urgence. Aussi est-il important pour chaque signe d'évoquer les causes graves et urgentes, qu'il ne faut pas méconnaître, car un retard diagnostique serait très préjudiciable. Il faut systématiquement se demander si, dans le cas précis de ce patient, que l'on est en train de prendre en charge, une telle cause urgente pourrait être l'explication du signe. Le plus souvent, ce ne sera pas le cas. Cette première étape devrait être systématique, surtout chez l'étudiant et le jeune médecin. Elle devient infracorticale, quasi inconsciente, chez le médecin plus expérimenté. Elle ne doit pas être omise dans des situations non univoques, lorsque le diagnostic ne s'impose pas d'emblée. Après cette étape initiale, le raisonnement doit être plus structuré. Pour cela, il faut tenir compte de nombreux éléments qui imposent du bon sens et des connaissances. Ces éléments sont abordés ci-après.
L'étude précise du signe à proprement parler : la sémiologie La sémiologie est l'analyse fine des caractéristiques du signe. Ce sont notamment : le mode d'installation, par exemple progressif ou soudain ; le type, par exemple douleur, brûlure, sensation de décharge électrique, gêne, tension, diminution d'une perception, etc. ; l'intensité ; la localisation ; la chronologie (depuis quand, récurrence, etc.) ; l'horaire, par exemple permanent, matinal, diurne, vespéral, rythmé par les activités ou au contraire le repos, etc. ; l'existence de facteurs déclenchants, aggravants ou au contraire soulageants ; la durée ; le mode évolutif, comme l'aggravation, la disparition, avec ou sans séquelle, rapide ou lente ; etc. En cas de lésion visible, l'étude détaillée de la morphologie (forme, taille, bords, surface, etc.) de la lésion est indispensable. Cette étape est généralement très difficile pour le non-expert qui, souvent, n'en a pas compris l'importance. J'ai déjà évoqué l'exemple des céphalées dont l'analyse attentive conférait une orientation diagnostique immédiate vers deux entités. Cette démarche s'applique à presque tous les signes et elle impose beaucoup de savoir et d'expérience. Pour un signe donné, par exemple une douleur abdominale ou une éruption cutanée, il existe souvent des dizaines ou des centaines de causes possibles. C'est l'analyse précise du type de douleur et de la nature exacte de l'éruption qui permet au médecin chevronné de n'évoquer qu'une possibilité diagnostique, ou en tout cas un nombre limité.
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Les particularités de certains signes sont tout à fait caractéristiques d'une affection ; on les nomme pathognomoniques. Le signe permet alors à lui tout seul d'évoquer, voire d'affirmer, une maladie, et il est important de savoir reconnaître ce type de signe. Il faut être conscient de leur signification univoque et agir en conséquence. Malheureusement, certains médecins ont toujours besoin d'être confortés dans leurs hypothèses. Ils prescrivent des examens complémentaires et/ou demandent des avis supplémentaires. Or, confronté à un signe pathognomonique, cela est en général inutile et ne représente qu'une perte de temps préjudiciable au patient. Par exemple, un érythème qui apparaît quelques jours après une piqûre par une tique à l'endroit de celle-ci et qui s'étend lentement est pathognomonique d'un érythème migrant dans le cadre d'une borréliose de Lyme. Il s'agit d'une maladie infectieuse due à l'inoculation par la tique d'une bactérie appelée Borrelia burgdorferi s.l. Il faut alors traiter par une antibiothérapie adaptée sans perdre de temps et sans prescrire de bilan complémentaire.
Le bon et le mauvais signe : sensibilité, spécificité, valeurs prédictives et rapport de vraisemblance La notion clinique de la valeur d'un signe, s'il est « bon » ou « mauvais », s'acquiert surtout avec l'expérience. Il est cependant possible de décliner cette valeur de façon rigoureuse avec une méthode scientifique. Il est en effet possible de déterminer des indicateurs de la fiabilité du signe pour une maladie donnée. Pour cela, il faut comprendre les notions suivantes : la sensibilité, qui est la probabilité que le signe soit présent si l'individu est malade ; la spécificité, qui est la probabilité que le signe soit absent si le sujet n'est pas malade ; la valeur prédictive positive, qui est la probabilité que le sujet soit atteint de la maladie, si le signe est présent ; la valeur prédictive négative, qui est la probabilité que le sujet soit indemne, si le signe est absent. À défaut de pouvoir calculer une valeur prédictive, un rapport de vraisemblance (likelihood ratio [LR]) peut être calculé. Il s'agit, pour un signe donné, du rapport entre la probabilité d'être malade sur la probabilité de ne pas l'être, selon la présence ou l'absence du signe. Si un rapport de vraisemblance positif (LR +) d'un signe pour une maladie donnée est élevé, il s'agit d'un bon signe. Sa présence augmente alors le risque que la maladie soit présente. On estime que si ce rapport est ≥ 10, c'est un très bon signe, très fiable. De la même façon, plus un rapport vraisemblance négatif (LR–) est bas, plus l'absence du signe a une bonne valeur pour écarter la présence de la maladie. On estime qu'une valeur ≤ 0,1 est jugée très bonne. Un signe dont le rapport de vraisemblance positif est compris entre 1 et 2, ou le rapport de vraisemblance négatif compris entre 0,5 et 1, est sans utilité pour le diagnostic. Ces valeurs permettent de se faire une idée de la valeur de chaque signe. Par exemple, le LR + d'un souffle systolique rude au foyer aortique irradiant dans
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l'artère carotidienne droite pour le diagnostic d'un rétrécissement aortique est de 8,1. C'est donc un signe assez fiable. Le LR + d'une circulation collatérale abdominale pour le diagnostic d'une cirrhose du foie est de 11. C'est donc un très bon signe pour suspecter une cirrhose du foie. Cependant, les études scientifiques qui s'intéressent à la valeur des signes cliniques sont malheureusement relativement rares et difficiles à mettre en place. De plus, leurs conclusions ne sont valables que sur une période donnée dans un endroit géographique donné. En effet, pour déterminer les valeurs prédictives, il faut connaître la prévalence du signe et des maladies causales. La prévalence correspond au nombre de cas dans une population donnée à un moment donné. Prenons un exemple pour illustrer la variabilité dans le temps. Un gonflement et une rougeur des doigts et des orteils peuvent être causés par des engelures. Habituellement, les engelures sont une cause rare de ce type de lésion. La valeur prédictive positive du signe pour le diagnostic d'engelure est faible. Mais, lors de la pandémie de Covid-19, dont un des signes était des engelures, pendant une période de quelques mois, notamment entre février et juin 2020 en France, à peu près tous les individus vus pour ce motif avaient des engelures, et donc la valeur prédictive positive de ce signe était transitoirement très élevée. Par ailleurs, les études qui visent à déterminer la valeur des signes tiennent rarement compte des caractéristiques sémiologiques fines. Cela s'explique par le fait que, sinon, seuls des experts pourraient mener une telle étude. De plus, pour avoir une portée générale, non réservée à certains cliniciens chevronnés, il faut choisir des signes facilement identifiables par tous les médecins. C'est donc avant tout l'expérience clinique qui finit par conférer de la valeur à certains signes, pour en faire des bons ou des mauvais signes.
Beaucoup de signes reflètent un mécanisme lésionnel et pas une seule maladie En réalité, les signes traduisent plus souvent un mécanisme lésionnel plutôt qu'une seule maladie causale. L'interprétation d'une rougeur de la peau est illustrative. Il existe deux types de rougeur de la peau : l'érythème et le purpura. L'érythème est une rougeur cutanée liée à une inflammation, par exemple après un coup de soleil. Il est dû à des vaisseaux dilatés. Il disparaît donc lorsqu'on applique une pression sur la peau, qui affaisse ces vaisseaux dilatés. Le purpura désigne un saignement dans la peau. La rougeur due au purpura persiste donc lorsqu'on applique une pression sur la peau. En effet, la rougeur est consécutive aux globules rouges qui ont quitté les vaisseaux et qui se trouvent maintenant directement dans la peau. La pression, qui collabe les vaisseaux, n'a donc plus d'effet. Mais l'analyse du purpura peut être élaborée davantage. Cette atteinte illustre en effet bien comment une analyse très précise d'un signe permet de déduire des mécanismes lésionnels.
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Un purpura peut être rouge vif, assez homogène, rond ou ovale, régulier et palpable. Il siège alors volontiers aux membres inférieurs et chaque lésion mesure environ 5 à 20 mm. Il est alors presque toujours lié à une inflammation de la paroi des vaisseaux sanguins du derme appelée vascularite. Le purpura peut aussi être très foncé dans sa partie centrale et posséder des bords angulaires et irréguliers. Il traduit alors en général une obstruction de la circulation sanguine. Cette obstruction peut avoir de multiples causes répondant à différents mécanismes. Il peut s'agir d'une embolie, lorsqu'une matière est larguée dans la circulation sanguine et va obstruer un vaisseau situé en aval. Cette interruption de la circulation va induire une diminution en apport sanguin, donc en oxygène et en nutriments, dans le territoire irrigué par ce vaisseau. Cela s'appelle une ischémie qui peut entraîner une mort tissulaire ou nécrose. Les matières qui peuvent être larguées et être à l'origine d'une embolie sont multiples : caillot sanguin, amas de bactéries ou de cellules cancéreuses, plaque d'athérome, etc. L'obstruction d'un vaisseau peut également résulter d'une thrombose, lorsque le sang a coagulé directement dans le vaisseau. Enfin, le purpura peut aussi être régulier, fin et non palpable. Lorsqu'il devient confluant, il forme alors des ecchymoses. Il peut s'accompagner d'un saignement des muqueuses, par exemple lors du brossage des dents. Il traduit alors un problème de l'hémostase primaire, c'est-à-dire de la capacité normale de l'organisme de prévenir et d'arrêter les saignements. L'hémostase primaire fait notamment intervenir les parois des vaisseaux, le tissu de soutien périvasculaire, les plaquettes et le facteur de von Willebrand. L'analyse détaillée des ecchymoses fournit une autre information. Une ecchymose passe en effet par différentes teintes, car l'hémoglobine contenu dans les globules rouges est dégradée dans la peau. Une ecchymose est ainsi d'abord rouge vif, ce qui correspond à la couleur de l'hémoglobine. Ensuite, elle devient bleu violet, puis verte et enfin jaune à sa phase tardive. Cela s'explique par le fait que l'hémoglobine est d'abord transformée en biliverdine, qui est verte, puis en bilirubine, qui est jaune. Ainsi, si un individu a de multiples ecchymoses homogènes et qu'elles ont toutes le même aspect, il s'agit d'un épisode de saignement unique et probablement aigu. Alors que si les ecchymoses ne se ressemblent pas toutes, que certaines sont (encore) rouge vif, d'autres déjà violines, vertes ou jaunes, cela veut dire qu'il s'agit d'un trouble plus chronique de l'hémostase, avec des saignements répétés à des moments différents. Cet exemple illustre qu'une analyse très fine des caractéristiques d'un signe permet de déterminer les différents mécanismes lésionnels qui peuvent en être à l'origine. Selon l'aspect du purpura, il peut être consécutif à un trouble de l'hémostase, une inflammation de la paroi vasculaire ou une obstruction vasculaire. Or, les maladies causales et les traitements symptomatiques sont très différents d'une situation à l'autre. Ce type d'analyse, très rentable, immédiatement applicable au chevet du malade, est le privilège du médecin expérimenté.
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Il y a ici une notion générale très importante : pour donner du sens à un signe, il faut en avoir compris le mécanisme. Pour certains signes, cela est plus important que de connaître leur rapport de vraisemblance positif ou négatif pour telle ou telle maladie. En effet, dans certains cas, un signe peut indiquer un mécanisme lésionnel, qui peut être commun à de nombreuses maladies. Or, c'est bien ce mécanisme lésionnel, à l'origine du signe, qui peut parfois être ciblé pharmacologiquement, indépendamment de la maladie causale. Le signe peut donc pointer vers un traitement efficace sans même que la maladie causale ne soit diagnostiquée.
Il faut s'efforcer de trouver le plus petit dénominateur commun des différentes maladies partageant un même signe Malheureusement, les mécanismes précis à l'origine de tous les signes ne sont pas toujours connus. Lorsqu'un même signe est présent au cours de différentes maladies, il faut toujours essayer de déterminer le dénominateur commun de ces différentes affections. Les dénominateurs communs à l'origine d'un signe clinique peuvent être très variables. Leur identification peut être plus ou moins complexe. ■ Dans le cas des purpuras angulaires, il s'agit d'une anomalie histopathologique, c'est-à-dire qui est visible sous le microscope. C'est une occlusion des vaisseaux, qui est bien visible dans les biopsies de la peau lésée. ■ Dans le cas de la fièvre, il s'agit d'une anomalie biologique. Il existe une augmentation de la prostaglandine E2 dans l'hypothalamus et le 3e ventricule, sous l'effet de l'élévation de cytokines pyrogènes comme l'interleukine 1 (IL-1), l'IL-6 et le TNF (tumor necrosis factor). ■ Dans le cas de taches café au lait, il s'agit d'une anomalie impliquant une voie de signalisation intracellulaire. Il existe en effet souvent une activation de la voie des RAS-MAP kinases. ■ Dans le cas d'une kératodermie en « ruche d'abeille », il s'agit d'une anomalie génétique. La kératodermie désigne un épaississement des paumes et des plantes. Lorsqu'elle a un aspect particulier en ruche d'abeille, elle traduit une mutation d'une connexine.
Certains signes imposent d'agir immédiatement Certains signes, sans être pathognomoniques, imposent d'agir en attendant que leur mécanisme et/ou leur cause ait pu être déterminé(e) avec certitude. Par exemple, une douleur d'apparition soudaine dans un mollet, majorée par la flexion du pied sur la jambe (signe de Homans) doit faire suspecter une phlébite. Une phlébite correspond à la formation d'une thrombose avec un caillot sanguin dans une veine, souvent jambière. Cette suspicion de phlébite est d'autant plus grande si cela s'accompagne d'une induration du mollet. Une phlébite peut se compliquer d'une embolie pulmonaire, qui, si elle est importante, peut tuer. Aussi, s'il n'y pas moyen de confirmer (ou d'infirmer) la suspicion de phlébite dans un
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délai très rapide par un écho-Doppler de la jambe, ces seules constatations cliniques doivent conduire à traiter le patient par une anticoagulation efficace. Les exemples de signes caractéristiques imposant d'agir sont sans fin. En voici quelques exemples. Une douleur brutale d'une jambe qui devient froide puis glacée et dont les pouls sont abolis suggère une ischémie aiguë du membre inférieur, imposant un geste de désobstruction immédiat. Une dureté irréductible de la paroi abdominale appelée « ventre de bois », ou une contracture de la paroi abdominale suggèrent une péritonite imposant également une prise en charge immédiate. Des macules purpuriques foncées chez un enfant fébrile avec rigidité de la nuque imposent, là encore, une prise en charge immédiate d'un purpura fulminans dans le cadre d'une méningite, etc.
Il faut toujours chercher les signes associés au signe principal et le contexte dans lequel le signe survient Au-delà du signe à proprement parler, il faut chercher des signes associés. Cela complète la démarche sémiologique. Ces signes associés peuvent revêtir une importance capitale. En voici quelques exemples. Une diminution de la sensibilité au toucher (hypoesthésie) d'une tache blanche de la peau oriente vers le diagnostic de lèpre. Une infiltration d'un livedo plaide en faveur d'une vascularite. Une asymétrie tensionnelle et/ou l'abolition de certains pouls chez un individu avec une douleur thoracique impose de chercher une dissection aortique. De la même façon, il faut déterminer le contexte dans lequel le signe survient. Mais la recherche de ce contexte impose déjà une bonne connaissance des maladies, c'est-à-dire de la nosographie, car pour poser les bonnes questions, il faut savoir ce que l'on cherche. Ainsi, déterminer la cause d'une fièvre, par exemple, peut être une tâche ardue. Certains éléments de l'interrogatoire peuvent fortement orienter la recherche de la cause. En voici quelques exemples. Un voyage récent en pays tropical fera systématiquement évoquer un paludisme, une fièvre typhoïde, un typhus, une leptospirose, une fièvre hémorragique virale et d'autres maladies tropicales. La notion d'une piqûre de tique récente fera évoquer les possibilités d'une anaplasmose, d'une babésiose (chez l'immunodéprimé notamment), d'une infection par Borrelia miyamotoi et d'autres agents infectieux pouvant être transmis par cet acarien. Un rapport sexuel non protégé récent fera évoquer une infection sexuellement transmissible, comme une primo-infection par le VIH, une hépatite virale ou une syphilis. Si le sujet a eu des soins dentaires récents, il faudra évoquer une endocardite. La notion que la fille du voisin a une varicelle (« contage ») amènera à considérer cette possibilité, puisque la fièvre peut précéder l'éruption d'un jour. L'introduction récente d'un nouveau médicament devra faire évoquer une fièvre médicamenteuse. Une notion de perte progressive de poids et de transpiration nocturne anormale fera notamment évoquer un lymphome, un cancer et une
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tuberculose. Une histoire familiale de fièvre pourra faire évoquer une maladie auto-inflammatoire. Le raisonnement sera différent chez le malade hospitalisé ou le malade immunodéprimé. Ce ne sont là que quelques exemples de contextes qui impactent le raisonnement. En effet, chaque contexte clinique particulier modifie la probabilité de la maladie causale. Les causes d'une fièvre « nue » sont excessivement nombreuses. Il est donc essentiel d'essayer de hiérarchiser la probabilité des différentes affections causales possibles. L'analyse du contexte clinique est une façon très efficace de le faire. C'est souligner l'importance d'un interrogatoire minutieux par un médecin expérimenté dans cette situation. Cela sera très économique, d'une part, pour le malade, car cela lui évitera beaucoup de ponctions veineuses pour des prises de sang et des irradiations pour des examens radiologiques ; d'autre part, pour la société, car ces examens ont un coût, qu'elle assume. Cela illustre que chaque signe doit être minutieusement analysé. La finesse de cette analyse est capitale. L'expérience et le savoir jouent un rôle important. Il faut être conscient de l'intérêt fondamental de cette étape. Certaines qualités sont indispensables pour y parvenir : écoute, patience, concentration, observation, curiosité, esprit critique, connaissances, logique, synthèse, etc. Comme je l'ai déjà écrit, à l'issue de cette analyse, le médecin expérimenté évoquera en général seulement une ou deux possibilités diagnostiques et agira en conséquence. Il faut donc maîtriser autant que possible la sémiologie qui ouvre grand la porte au diagnostic et au traitement. L'étape suivante consiste à intégrer le ou les signes dans le contexte général du malade.
Le terrain Le médecin a en face de lui non pas « une maladie » mais un individu malade qui a eu une enfance, puis une vie d'adulte plus ou moins heureuse ; qui a pu avoir d'autres maladies ou une histoire familiale de maladies ; qui vit dans un environnement domestique ou professionnel satisfaisant ou parfois toxique ; qui peut avoir des loisirs et des habitudes comme la marche, le sport, la consommation de tabac et/ou de stupéfiants, d'alcool ou de boissons sucrés, etc. ; qui mange de tout ou presque plus rien ; qui a un bac plus 10 ou qui ne sait pas lire, etc. L'ensemble de ces informations, qui permettent de se faire une idée plus précise du patient, est habituellement appelé le « terrain ». La notion de terrain englobe en général plus d'informations que celle d'antécédents. Le terme d'antécédent est habituellement employé pour désigner les faits médicaux personnels et familiaux antérieurs au problème actuel du patient. Le terrain fait le lit de certaines maladies. Il est donc essentiel de s'en faire une idée aussi précise que possible. Selon la présence ou non de certains antécédents, la probabilité de voir apparaître certaines maladies sera plus ou moins élevée.
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Certaines maladies n'apparaissent que sur certains terrains. Cet ouvrage n'est pas un traité de médecine, mais un guide pour la pratique médicale. Je ne vais donc pas faire une liste exhaustive des éléments qui interviennent dans le raisonnement médical, mais simplement rappeler quelques faits importants pour illustrer la démarche diagnostique et thérapeutique.
L'âge et le sexe L'âge et le sexe sont des éléments clés du raisonnement. En effet, certaines affections touchent surtout les enfants, d'autres surtout les adultes, certaines sont l'apanage des femmes et d'autres ne touchent que les hommes. Le cancer de la prostate est une maladie exclusivement masculine et le cancer de l'utérus une maladie exclusivement féminine ; le cancer du sein est bien plus fréquent chez la femme, celui de la vessie est plus fréquent chez l'homme ; la maladie d'Alzheimer se voit chez l'adulte et la bronchiolite chez le nourrisson. Un exanthème, c'est-à-dire une éruption cutanée diffuse de survenue soudaine, est généralement secondaire à une infection virale chez l'enfant et à une prise médicamenteuse chez l'adulte. Quel que soit le signe, l'âge et le sexe influencent grandement la fréquence des maladies qui peuvent en être la cause et donc le raisonnement diagnostique. Il est donc important de connaître l'âge moyen et médian de survenue de chaque maladie, ainsi que le ratio respectif de femmes et d'hommes atteints. Par exemple, le lupus érythémateux systémique est une maladie auto-immune qui touche environ 10 fois plus souvent les femmes, âgées pour la plupart entre 15 et 50 ans lorsque l'affection débute.
L'origine ethnique et géographique L'origine ethnique et géographique est un autre élément d'orientation diag nostique et thérapeutique. Certaines maladies surviennent préférentiellement dans certaines ethnies ou dans certaines régions du monde. Les exemples sont très nombreux : mucoviscidose chez les Nord-Européens, drépanocytose chez les Africains, maladie de Tay-Sachs chez les juifs ashkénazes, syndrome de Hermansky-Pudlak chez les Portoricains, maladie de Behçet dans les pays du bassin méditerranéen, au Moyen-Orient et en Extrême-Orient, etc. D'autres affections peuvent être plus graves ou plus difficiles à traiter selon l'origine ethnique, par exemple le lupus érythémateux systémique chez les sujets noirs. Ces éléments contribuent donc à pondérer les différentes causes possibles d'un signe. Ainsi, des aphtes qui surviennent de façon régulière dans la bouche et sur la muqueuse génitale seront plus souvent dus à une maladie de Behçet chez un Turc ou un Sicilien et plus volontiers liés à une maladie de Crohn chez un Danois ou un Allemand.
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Hérédité et consanguinité L'histoire familiale peut parfois donner la clé du diagnostic et fortement orienter la recherche de la cause d'un signe. De multiples taches pigmentées chez un nouveau-né, par exemple, correspondront certainement à des taches café au lait si l'un de ses parents est atteint de neurofibromatose de type 1. En effet, la tache café au lait est l'un des signes caractéristiques de cette maladie, dont le nouveauné aura alors hérité. La neurofibromatose de type 1 est une maladie dite autosomique dominante, c'est-à-dire qu'un parent risque de transmettre l'affection à un enfant sur deux, quel que soit le sexe. Si les deux parents sont apparentés, par exemple cousins germains, la survenue d'une maladie héréditaire dite autosomique récessive, habituellement rare, devient une éventualité probable. Cette situation modifiera là encore la hiérarchie avec laquelle certaines maladies seront évoquées pour expliquer certains signes. Ainsi, l'apparition de multiples taches brunes, appelées des lentigines, dans les zones exposées au soleil chez un nourrisson issu d'un mariage consanguin devra rapidement faire évoquer la possibilité d'un xeroderma pigmentosum (« enfant de la lune »), une maladie récessive grave. Elle est liée à l'incapacité de réparer les dégâts de l'ADN (le matériel héréditaire) induits par le soleil. Ce sont des dégâts que nous subissons tous, dès que nous sommes exposés au rayonnement solaire. Ces enfants développent très précocement de multiples cancers de la peau. Cela peut être considérablement ralenti s'ils sont drastiquement protégés des rayonnements ultraviolets.
Antécédents médicaux et chirurgicaux Je ne vais pas détailler ici les antécédents médicaux, qu'ils soient personnels ou familiaux ; cela est généralement bien enseigné dans les facultés de médecine. J'insiste toutefois sur l'importance capitale de leur recueil. À titre personnel, je recueille les antécédents avant même l'histoire de la maladie, tant ils sont déterminants dans la hiérarchisation des causes possibles des signes. Dès lors que l'on a fini de recueillir les antécédents, on a une bonne idée de l'individu que l'on a face en soi, du moins d'un point de vue médical. Certaines affections prédisposent, ou sont associées, à d'autres maladies. Voici quelques notions importantes. Certaines affections surviennent uniquement – ou alors sont nettement plus fréquentes – chez les individus avec un déficit immunitaire. Dans les années 1980, ce sont ainsi les pneumocystoses pulmonaires et une forme agressive de la maladie de Kaposi, rares hors déficit immunitaire, qui avaient permis de décrire le sida, lié à l'infection par le virus de l'immunodéficience humaine (VIH). Il faut toujours savoir si un individu a un déficit immunitaire, lequel peut être héréditaire ou acquis, comme le sida. Cela augmente le risque de nombreuses infections, y compris à des germes opportunistes, de cancers et de maladies auto-immunes. Les
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germes opportunistes sont des agents microbiens qui sont inoffensifs chez le sujet immunocompétent. Parfois, ce déficit immunitaire n'est pas connu et il doit être suspecté au moment du recueil des antécédents familiaux et personnels. Les événements qui permettent de le suspecter sont : des infections à répétition, notamment celles qui ont été responsables d'hospitalisation pendant l'enfance ; des infections chroniques ; des infections invasives graves, comme une pneumonie ou une méningite ; des infections à des germes inhabituels, comme les mycobactéries atypiques par exemple ; une réaction anormale après la vaccination par le BCG ; la survenue précoce de maladies inflammatoires, d'une dilatation des bronches ou de certains troubles de la pigmentation cutanée, ainsi que de nombreux autres signes d'appel. Les maladies cardiovasculaires, très communes, sont rares chez les individus qui n'ont pas de facteurs de risque comme l'hypertension artérielle, le diabète, l'hypercholestérolémie, le tabagisme ou une hérédité familiale. L'atopie est un terrain, souvent hérité, qui prédispose à l'asthme, à la rhinite et à la conjonctivite allergique, à l'eczéma constitutionnel (aussi appelé dermatite atopique) et à l'allergie alimentaire. Les maladies auto-immunes sont souvent groupées au sein d'une famille et peuvent être multiples chez le même individu. Certains syndromes génétiques de prédisposition au cancer, habituellement transmis de façon autosomique dominante, peuvent être évoqués dès le recueil des antécédents. Il s'agit par exemple du syndrome de Cowden, lorsqu'il existe une histoire personnelle et/ou familiale de « grosse tête » (macrocéphalie), du goitre multihétéronodulaire et de cancers du sein. Un autre exemple est le syndrome de Muir-Torre en cas d'histoire familiale et/ou personnelle de cancers du côlon, de l'endomètre et de tumeurs sébacées. Il existe de nombreux autres exemples. Diagnostiquer ces syndromes permet de proposer un suivi adapté qui permet de sauver des vies. Le recueil d'autres antécédents familiaux et personnels peut être très important avant de décider du choix d'un traitement ou pour élaborer une stratégie thérapeutique. Ainsi, par exemple chez un sujet ayant une maladie inflammatoire nécessitant un traitement par voie générale, un antécédent d'ostéoporose peut inciter à introduire d'emblée un immunosuppresseur ou un biomédicament, plutôt qu'une corticothérapie, compte tenu de la nature ostéofragilisante de cette dernière. Recueillir la liste des médicaments pris par un patient est essentiel, d'une part, pour compléter l'image médicale du patient, et aussi pour rattraper des antécédents qu'il a omis de mentionner – par exemple, la prise d'un traitement anticoagulant peut permettre de découvrir un trouble de rythme cardiaque (« ah oui, j'ai le cœur qui s'emballe parfois, j'avais oublié de le mentionner ») ; d'autre part, pour évaluer le rôle causal éventuel du médicament dans les plaintes actuelles
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du malade et pour pouvoir évaluer d'éventuelles interactions médicamenteuses avant sa propre prescription. Il faudrait idéalement faire préciser pour chaque médicament les éléments suivants : date d'introduction, motif d'introduction, médecin à l'origine de la prescription, observance (est-ce que le médicament est réellement pris ?) et posologie. Cependant, dans la vie réelle, obtenir ces informations est souvent difficile, car les patients ont simplement oublié. Il est tout aussi important de faire préciser les allergies médicamenteuses éventuelles ainsi que les médicaments contre-indiqués et pour quelles raisons : cela peut aussi sauver une vie. Il faut essayer de faire préciser exactement ce que le patient appelle « allergie », car ce terme est mal utilisé. Ainsi, beaucoup de patients estiment à tort que des diarrhées ou une candidose survenues sous antibiotiques, des brûlures d'estomac sous anti-inflammatoires non stéroïdiens ou des saignements de nez sous aspirine sont « une allergie ». Il s'agit dans ces exemples d'effets indésirables, mais pas de nature allergique. Il faut faire préciser pour chaque effet indésirable médicamenteux sa nature exacte, sa chronologie par rapport à la prise médicamenteuse (par exemple au 10e jour), le motif de prescription du médicament, la ou les actions entreprises et leur effet, la durée de l'effet indésirable et si le médicament a été définitivement proscrit. S'il a été repris par la suite, il faut préciser ce qui s'est passé.
Le mode et les habitudes de vie Le mode et les habitudes de vie sont un autre élément capital du raisonnement diagnostique. Ces habitudes étant parfois modifiables, leur recueil et leur analyse offrent aussi la possibilité d'agir de façon préventive, voire curative. La pratique régulière d'une activité physique est bénéfique. Elle améliore l'espérance de vie dans de bonnes conditions. La sédentarité, au contraire, est nuisible. Il faut donc régulièrement encourager les patients à rester actifs, à pratiquer au moins de la marche, ou du sport, dont la fréquence et l'intensité seront adaptées à leur âge et à leur condition physique. Cette mesure est plus bénéfique pour allonger l'espérance de vie que la plupart des médicaments qui existent à l'heure actuelle. Il faut que le médecin et le patient en soient conscients. De la même façon, il faut maintenir une activité cérébrale régulière, surtout chez les personnes âgées. Cela se fait surtout par les échanges sociaux et les discussions, mais aussi en apprenant des poésies par cœur, par la lecture régulière, la pratique de mots croisés ou de sudoku, ou tout autre activité imposant de la concentration et une réflexion. Le maintien de ces deux fonctions, motrice et cérébrale, est essentiel. L'activité physique excessive, comme tout excès, ou mal effectuée, est nuisible, notamment par l'usure des tendons et des articulations qu'elle entraîne. La consommation régulière et excessive de nombreux aliments et substances peut être nocive. Leur manque d'apport peut l'être tout autant. Ainsi, une
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alimentation devrait toujours être équilibrée. Il n'est pas toujours simple, au cours d'une consultation, de se faire une idée précise de l'alimentation d'un individu et j'ai toujours eu beaucoup de méfiance à l'égard des « enquêtes alimentaires » menées par des nutritionnistes qui ont souvent des convictions dans un domaine où il n'existe absolument pas de vérité scientifique. Certaines erreurs d'alimentation manifestes, comme la consommation massive de boissons sucrées (sodas), parfois jusqu'à plusieurs litres par jour, ou au contraire des régimes d'exclusion drastique chez un petit enfant, peuvent être facilement repérées. Il existe régulièrement des « régimes à la mode ». Au cours de certains de ces régimes, la consommation de quelques aliments est recommandée, en allant jusqu'à administrer des « suppléments alimentaires ». Alors que d'autres régimes, au contraire, prônent l'éviction de certains aliments, comme les produits laitiers, le gluten ou la viande. Le bénéfice et l'innocuité de tels régimes ne sont jamais évalués scientifiquement. Leur pratique relève souvent plus d'une doctrine que d'une science. Tant qu'ils ne sont pas responsables d'un effet nocif manifeste, je m'abstiens de tout commentaire lorsque je vois un patient qui s'y soumet, tout en l'interrogeant néanmoins sur les effets du régime. Dans mon expérience, de tels régimes ont souvent un effet bénéfique immédiat, par exemple sur des douleurs articulaires. J'ai toujours interprété cet effet positif comme un effet placebo. Malheureusement, lorsque je revois les malades après quelques mois, cet effet positif s'est presque toujours estompé. Je ne ferai que citer les « mauvaises habitudes classiques », largement enseignées dans les écoles de médecine et dont les effets néfastes sont bien établis : tabac, alcool et drogues dures. Ils font le lit de très nombreuses maladies, et l'association de ces maladies avec la consommation de ces produits est clairement établie. Je rappelle que le médecin ne doit pas juger et qu'il ne faut pas traiter autrement un malade qui fume deux paquets de cigarettes par jour et qui boit une bouteille de whisky quotidienne au motif qu'« il fout sa vie en l'air ». Il ne faut pas non plus se fâcher avec lui si, malgré l'investissement et les explications du médecin concernant les effets néfastes de ces produits, il ne réduit pas sa consommation. Il faut continuer à le suivre, à le prendre en charge, avec patience et bienveillance. Obtenir une réduction même modeste de sa consommation tabagique serait déjà un succès thérapeutique certain. Le patient appréciera le médecin qui le respecte et qui le soigne malgré ses mauvaises habitudes. Enfin, comme dans tous les autres domaines de la médecine, il faut se tenir à jour. L'évolution des habitudes et les progrès technologiques, y compris dans ces domaines, apportent leurs lots de complications médicales. Ainsi, par exemple, l'objectif de la cigarette électronique était d'aider les fumeurs à se sevrer de la cigarette. Mais, malheureusement, le recours à certains arômes pour vapoter a été responsable de pneumopathies gravissimes, responsables de nombreux décès, y compris chez des très jeunes utilisateurs.
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L'environnement physicochimique et microbiologique professionnel et domestique Cet aspect peut jouer un rôle important dans l'apparition de certaines maladies. Il existe les classiques maladies professionnelles, dont certaines sont heureusement historiques maintenant, comme le cancer du scrotum chez les ramoneurs. Il était lié au contact avec le goudron de houille contenu dans la suie. L'exposition à certains rayonnements, dont les ultraviolets, à des sources de chaleur ou de froid, à des courants électriques, à des pressions inhabituelles et à d'innombrables substances chimiques peut causer des maladies aiguës ou chroniques. Il en est de même lorsque l'environnement est souillé par des microbes, qui peuvent être véhiculés par des hôtes intermédiaires comme des animaux domestiques, du bétail, des rongeurs ou des insectes. Autant dire que l'environnement joue un rôle déterminant dans l'apparition de certaines maladies. Ces maladies doivent donc être évoquées de façon prioritaire face à certains signes chez des individus exposés. Il en est par exemple ainsi en cas de rhinorrhée chronique, d'épistaxis ou d'œdème unilatéral de la paupière chez un menuisier. En effet, le risque de cancer de l'ethmoïde est fortement augmenté avec cette profession, la poussière de bois en étant un facteur de risque. Déterminer l'environnement physicochimique dans lequel évolue l'individu est donc une tâche importante non seulement dans le cadre du diagnostic, mais aussi pour faire avancer la connaissance en général. En effet, régulièrement, de nouveaux effets nocifs liés à l'environnement sont démontrés et cela permet des actions protectrices collectives. Mais c'est une tâche particulièrement difficile. Qui sait s'il a grandi à proximité d'une usine d'incinération ou d'une déchetterie lorsqu'il était enfant ; s'il est régulièrement exposé à un gaz inodore qui fuit d'un atelier dans le voisinage dont il ignore même l'existence ; si la tuyauterie libère des métaux lourds ; si les poissons qu'il mange régulièrement contiennent une quantité anormalement élevée de mercure ; si les fruits qu'il consomme ont été traités avec des insecticides prohibés ? Par ailleurs, les médecins ne sont pas bien formés à interroger sur les dangers liés à l'environnement. À l'instar du déterminisme génétique des maladies, qui peut être étudié par le séquençage systématique du génome, je pense qu'il faudrait aussi une approche biochimique systématique pour étudier au moins les risques chimiques liés à notre environnement. Il faudrait doser systématiquement un grand nombre de substances, ainsi que de métabolites, et étudier la signification de ces métabolites et de leurs éventuelles modifications liées aux expositions environnementales. Enfin, il ne faut pas omettre que des carences dans l'environnement, notamment alimentaires, peuvent être tout aussi préjudiciables, même si leur diagnostic est généralement plus simple.
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L'environnement familial, professionnel et social La plupart des individus adultes partagent leur temps entre leur famille, leur travail, les contraintes ménagères et autres, leurs loisirs, leurs échanges sociaux extraprofessionnels et leur repos. Ce qu'il est convenu d'appeler « équilibre » résulte souvent d'une répartition harmonieuse de ce temps, dans des proportions qui sont satisfaisantes pour l'individu et son entourage. Les proportions respectives peuvent être très variables d'une personne à une autre et, pour une même personne, d'une période de la vie à une autre. Tout ce qui perturbe cet équilibre, comme une séparation ou la perte d'un emploi, peut se répercuter sur la santé. Chaque personne sera donc obligée de réaliser des aménagements de cet équilibre en fonction des événements de la vie. Un équilibre satisfaisant pour l'individu est capital pour son bien-être. Un déséquilibre est nocif et à l'origine de nombreux maux, souvent des phénomènes de somatisation. Il faut toujours viser à atteindre un équilibre dans la répartition du temps. La vie n'est pas toujours un long fleuve tranquille et on ne vit pas dans le meilleur des mondes possibles. Aussi n'a-t-on pas toujours le partenaire idéal, ni le métier épanouissant qu'on aurait souhaité avoir. Si l'on peut agir sur ces facteurs pour les améliorer, c'est une bonne chose, mais souvent, ce n'est pas possible. Il faut alors essayer de rétablir un équilibre dans sa globalité. Une vie conjugale épanouie peut compenser un travail ennuyeux ; des loisirs extrêmement satisfaisants peuvent en partie compenser un mauvais sommeil. En dehors des situations de danger manifeste pour le patient, comme un partenaire violent, où le médecin doit se prononcer, il est préférable qu'il reste neutre sur la qualité d'une vie conjugale. Il ne dispose jamais de toutes les informations et il risque de mal conseiller le patient. Il peut en revanche toujours essayer de conseiller le patient en vue d'améliorer son équilibre général, de rétablir une certaine harmonie par le regard extérieur et bienveillant qu'il porte. Un contexte familial et socioprofessionnel insatisfaisant peut expliquer de nombreuses plaintes, souvent par somatisation, sur lesquelles il est difficile d'agir. Les traitements médicaux classiques, par exemple des antalgiques ou des anti-inflammatoires pour traiter des douleurs qui seraient l'expression de cette somatisation, sont souvent peu efficaces et mal tolérés. Il convient donc déjà d'identifier ce contexte difficile et de comprendre qu'il est responsable, ou du moins qu'il contribue, aux maux. S'il existe une véritable dépression associée, elle doit être prise en charge. Sinon, outre une écoute attentive et des conseils pour retrouver un équilibre plus satisfaisant, il faut une approche globale (« holistique ») en orientant le patient vers une prise en charge non médicamenteuse adaptée. Il s'agit de toutes les activités qui permettent des échanges sociaux neutres ou idéalement bienveillants, et celles qui apportent une forme de bien-être, ou du moins de détente. Il
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peut s'agir d'une activité sportive pour certains, de la marche rapide pour d'autres ; certains tireront un bénéfice du yoga, de la méditation en pleine conscience ou de l'autohypnose. Les activités de groupe sont souvent adaptées, tout comme les thérapies comportementales ou en groupe ; cependant, ces dernières ne sont pas très répandues en France. Le médecin doit s'intéresser à ces techniques pour pouvoir orienter certains patients vers ces pratiques. Il existe aussi des situations de vie particulières qui, sans correspondre à une maladie, conduisent souvent les patients vers le médecin tant la souffrance peut être grande : conflit conjugal, divorce, solitude, burn-out, etc. La prise en charge doit se faire avec empathie bienveillante, bien que le médecin soit en général relativement démuni pour aider efficacement. La vraie écoute et la vraie compréhension qu'il peut apporter sont déjà une aide. La solitude, notamment de la personne retraitée, qui n'a plus d'échanges sociaux quotidiens au travail, et qui fait parfois suite au décès d'un conjoint, est un facteur de risque de maladie et de mortalité important. Elle s'accompagne souvent d'un laisser-aller, par un manque de perspectives et de sens. Mais là encore, le médecin est souvent démuni, et parfois un des derniers échanges sociaux restants. À ce titre, il est légitime qu'il voie ces patients régulièrement, simplement pour échanger, en évitant de médicaliser une consultation dont le but est autre. Il doit stimuler ces personnes à conserver une activité physique quotidienne, à faire régulièrement les courses et la cuisine. L'absence de partenaire, même chez les sujets plus jeunes, a beaucoup de répercussions médicales. Chez les célibataires, beaucoup de maladies sont ainsi diagnostiquées plus tardivement. Ils seraient également plus à risque de développer certaines maladies, notamment cardiovasculaires. Le médecin doit en être conscient et sa vigilance accrue dans cette situation, même si, en pratique, ce sont justement ces patients qu'il ne verra le plus souvent pas. Ces habitudes et modes de vie peuvent fortement impacter la santé et faire le lit de certaines maladies, qu'il faudra donc plus volontiers évoquer face à certains signes. Il s'agit par exemple de penser aux maladies carentielles en cas de régime d'éviction drastique ou chez les anorexiques mentaux ; aux pathologies, nombreuses, induites par l'alcool (cirrhose, neuropathie, encéphalopathie, cancers, etc.) et la cigarette (cancers, bronchite chronique, emphysème, artérite, infarctus du myocarde, accident vasculaire cérébral, etc.) chez les buveurs et les fumeurs, etc.
L'importance de la fréquence des maladies à l'origine des signes Un des adages que mes étudiants en médecine et mes internes ont eu à subir le plus souvent est le suivant : « Les maladies fréquentes sont fréquentes et les maladies rares sont rares ». Cet adage est toujours vrai. Il doit protéger le médecin
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« se voulant savant » d'évoquer systématiquement « la rareté », car justement elle est rare. Lorsqu'on a recueilli les plaintes du malade et fait l'inventaire des signes, et que, malgré l'analyse précise des éléments qui viennent d'être discutés, le diag nostic ne s'impose pas, il faut évoquer un certain nombre d'hypothèses. Toutes choses égales par ailleurs, la probabilité que le patient ait une maladie commune est alors a priori beaucoup plus élevée que la probabilité qu'il ait une maladie rare. Il faut donc en priorité considérer les maladies fréquentes et seulement secondairement les maladies rares et exceptionnelles. Bien entendu, ce propos doit être nuancé par deux remarques : d'une part, il faudra finir par les évoquer si les autres pistes sont écartées ; d'autre part, si un élément sémiologique, ou lié au terrain, plaide fortement en faveur du diagnostic d'une maladie rare, il faut l'évoquer précocement. Il est donc important de connaître la fréquence des différentes maladies. Les paramètres qui renseignent sont respectivement l'incidence et la prévalence. L'incidence indique le nombre de nouveaux cas sur une période donnée, habituellement le nombre de nouveaux cas par an pour 100 000 habitants. La prévalence indique le nombre de cas d'une maladie dans une population à un moment donné ; elle inclut ainsi les nouveaux et les anciens cas. Elle est habituellement aussi exprimée en nombre de cas par 100 000 habitants. Lorsqu'une maladie est gravissime et rapidement mortelle, ou au contraire brève et rapidement guérie, les valeurs de l'incidence et de la prévalence sont proches. Au cours d'une maladie chronique, en revanche, avec une longue espérance de vie, la prévalence sera beaucoup plus élevée que l'incidence. Les valeurs de l'incidence et de la prévalence ne s'appliquent qu'aux populations où elles ont été étudiées. Ainsi, la prévalence du paludisme est élevée dans beaucoup de pays tropicaux, où existent le parasite causal (Plasmodium) et les moustiques (anophèle) capables de transmettre l'affection, alors qu'elle est très faible en Europe par exemple. L'incidence du cancer de la peau est très élevée en Australie et très faible au Maroc. En effet, en Australie vit majoritairement une population de peau blanche, fortement exposée au soleil, un facteur de risque du cancer de la peau. Alors que les sujets qui vivent au Maroc ont majoritairement un phototype foncé, qui les protège des cancers de la peau.
L'avis du malade Il ne faut jamais omettre de bien écouter l'avis du malade, qui a parfois une vision pertinente de ce qui lui arrive. Beaucoup de patients, confrontés à une maladie, n'ont aucun avis sur la question. Ils veulent simplement être guidés et pris en charge. Certains ont parfois une idée très précise, notamment sur la cause de leur maladie. Je me souviens de nombreux malades qui avaient très peur de certaines lésions cutanées qui me paraissaient cliniquement bénignes. Dans ce cas, je les ai toujours retirées et parfois il s'agissait bien de lésions malignes. L'expérience
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m'a ainsi appris qu'il est généralement préférable d'exciser une lésion cutanée qui inquiète un patient. Je me rappelle aussi avoir vu deux malades avec une éruption très inhabituelle dans les années 1990. Je n'arrivais pas à établir un diagnostic, mais ils avaient, sur des critères morphologiques, manifestement la même chose. C'est en effet un des privilèges des dermatologues que de pouvoir reconnaître les détails et les particularités des lésions cutanées, de les décrire avec précision et ainsi de faire des rapprochements. En 2000, une nouvelle entité, appelée d'abord dermatopathie fibrosante néphrogénique, puis secondairement fibrose systémique néphrogénique, fut décrite et je reconnus qu'il s'agissait de l'affection des deux malades que je suivais. Cette maladie survenait surtout chez les insuffisants rénaux en dialyse et sa cause était inconnue jusqu'en 2005. À ce moment, il a pu être déterminé qu'elle était liée à des dépôts tissulaires de gadolinium. Le gadolinium est un produit de contraste utilisé lors de la pratique d'une imagerie par résonance magnétique (IRM). À la fin des années 2000, je parcourus le dossier de l'un des deux malades que j'étais en train de revoir en consultation. Je fus assez stupéfait de relire mon observation de 1997, lorsque je vis la première fois cette malade avec son éruption : « La malade est convaincue qu'il s'agit d'un effet indésirable de l'IRM ». Elle l'avait compris, avant même que sa maladie ne porte un nom et que sa cause ait pu être établie. Il faut toujours écouter les malades et leurs hypothèses, les noter et y réfléchir. Il est regrettable que l'analyse des signes ne soit pas mieux enseignée dans la plupart des facultés de médecine. Nous venons de le voir : il s'agit d'une démarche qui doit être très synthétique. Il convient de l'adopter vis-à-vis de chaque signe, en tenant compte du terrain. Mieux enseigner les signes me paraît aujourd'hui une nécessité incontournable. En effet, l'accès à des connaissances très vastes est devenu très simple. Internet et les grands moteurs de recherche, même généralistes, comme Google, permettent de trouver des informations très pointues en quelques clics. Les générations antérieures devaient savoir énormément de choses, car l'accès à la connaissance était difficile. La génération actuelle doit savoir accéder de façon pertinente à la connaissance, qui se trouve à portée de clavier. Mais pour accéder à la connaissance, il faut alimenter le moteur de recherche avec les bons mots clés. Ces mots clés sont généralement les signes, qu'il faut savoir bien nommer. Cela n'est pas aussi simple que cela paraît. Il faut donc parfaitement maîtriser la sémiologie. Chez un malade qui a plusieurs signes, il faut choisir ceux qui sont discriminants. J'ai fait l'expérience suivante de nombreuses fois lorsque j'étais confronté à des patients avec des maladies très rares. Le fait d'alimenter le moteur de recherche Google avec seulement trois signes bien sélectionnés permettait dans tous les cas de trouver la maladie, qui s'affichait sur la première page des résultats. Ensuite, on trouve facilement toutes les informations concernant l'affection et son traitement. Mais il faut une excellente maîtrise de la sémiologie pour procéder ainsi.
L'analyse du signe et du terrain
Il faudrait qu'un cours magistral clôture l'enseignement d'une matière en reprenant tous les signes pointant vers l'appareil (poumon, cœur, peau, etc.) qui fait l'objet de l'enseignement. Il faudrait spécifier pour chaque signe les causes graves et urgentes à ne pas rater, les causes fréquentes et communes, les signes pathognomoniques, les signes déclinés selon le terrain et les contextes particuliers, etc. Cela faciliterait grandement la tâche aux étudiants et permettrait probablement de former de meilleurs médecins.
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CHAPITRE
10 Les causes et les mécanismes des maladies PLAN DU CHAPITRE ■■ Les causes des maladies sont toujours les mêmes : les gènes et l'environnement,
ni plus, ni moins ■■ La démarche diagnostique ■■ Comprendre le mécanisme des signes : une nécessité pour appréhender
le traitement ■■ Les grands mécanismes à l'origine des signes et des maladies ■■ Conclusion
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La compréhension des maladies passe par la connaissance de leurs causes d'une part et des mécanismes qui conduisent à l'apparition des signes d'autre part. Il n'est pas possible de pratiquer une médecine éclairée sans avoir des idées très précises concernant ces notions. On peut pratiquer une bonne médecine sans nécessairement maîtriser ces notions, mais il existe alors deux limites. La première est la noncompréhension de certains raisonnements diagnostiques, de certaines stratégies thérapeutiques et de certains traitements, même si on les applique comme il faut dans le cadre de maladies et/ou de situations bien définies. En d'autres termes, on fait ce qu'il faut sans avoir compris pourquoi. La deuxième limite est la difficulté d'appliquer un raisonnement cohérent et rationnel lorsqu'on est confronté à des malades qui ne rentrent dans aucune case, c'est-à-dire chez lesquels il n'est pas possible d'établir un diagnostic précis. Pour ces malades, il faut toutefois définir une base opérationnelle qui permette de les prendre en charge. C'est notamment dans ces situations que la maîtrise de ces notions est indispensable. La différence entre les causes et les mécanismes des maladies n'est de loin pas claire pour tous les médecins. Au cours de mes études, la plupart des enseignants les confondaient et les mélangeaient régulièrement. Il en est de même dans de nombreux ouvrages de médecine. Pourtant, d'un point de vue opérationnel, il est très important de faire cette différence.
Les causes des maladies sont toujours les mêmes : les gènes et l'environnement, ni plus, ni moins Les causes des maladies Les causes des maladies sont les facteurs qui vont induire un dysfonctionnement à un niveau ou un autre de l'organisme. Ces facteurs vont ainsi prédisposer à, puis déclencher, la maladie. Leur reconnaissance permet parfois une action préventive. Par exemple, le tabac est un facteur causal de nombreuses maladies, dont plusieurs types de cancers et les maladies cardiovasculaires. Aussi, arrêter de fumer est une action préventive. L'identification de ces facteurs permet parfois aussi une action curative. Il s'agit par exemple de supprimer le médicament causal en cas de réaction cutanée médicamenteuse, ou de donner un traitement antibiotique en cas d'infection bactérienne. Les causes des maladies sont toujours la conséquence d'une interaction entre une prédisposition individuelle génétiquement déterminée et l'environnement. C'est pour cette raison que tous les individus qui fument ne deviendront pas malades, car tous n'ont pas les mêmes gènes de prédisposition. L'environnement doit ici être compris au sens le plus large : physique, chimique, mécanique, microbiologique, familial, professionnel, social, etc.
Les causes et les mécanismes des maladies
Les principaux facteurs environnementaux impliqués dans les maladies Les principaux agents environnementaux impliqués dans les maladies sont les suivants. ■ Les agents infectieux – bactéries, virus, mycoses et parasites – sont des causes très communes de nombreuses maladies, dont la grippe est un exemple. Pour beaucoup d'agents infectieux, il existe un traitement curatif. ■ Les aliments que nous mangeons peuvent induire des maladies pour de nombreuses raisons et par de nombreux mécanismes. Ils peuvent être de mauvaise qualité, non adaptés à la consommation, contaminés ou souillés par des agents infectieux ou des produits toxiques. Leur excès ou leur carence peuvent être nocifs. La carence de certains aliments essentiels, par exemple les vitamines, entraîne constamment des troubles. Les régimes déséquilibrés, l'excès d'aliments sucrés ou gras, la consommation régulière d'alcool contribuent à l'apparition de nombreuses maladies. La consommation régulière d'autres substances, non alimentaires à proprement parler, comme le tabac et/ou les stupéfiants prolonge cette liste. ■ De nombreuses substances utilisées pour prévenir, diagnostiquer ou traiter les maladies, comme les vaccins, les produits de contraste utilisés en radiologie et surtout les médicaments peuvent induire des effets indésirables et contribuer à l'apparition de multiples maladies. Cela ne remet pas en cause leur utilisation lorsqu'ils sont prescrits à bon escient. Cela souligne l'importance d'évaluer le bénéfice et le risque avant chaque prescription. ■ L'environnement physicochimique dans lequel l'individu évolue contribue aux maladies. Nous subissons tous quotidiennement des rayonnements, des écarts thermiques, des expositions à des produits chimiques, etc. La pollution atmosphérique, par diverses substances chimiques contenues dans l'air que nous inspirons, en fait partie. Les pollens sont une cause fréquente de réactions allergiques. L'environnement physicochimique est variable selon l'endroit géographique et le temps. La pollution est souvent plus importante dans les grandes villes, notamment asiatiques. Le réchauffement climatique impactera probablement ces facteurs. Les pollutions lumineuse et acoustique font partie de l'environnement physique. Un environnement domestique ou professionnel très bruyant, par exemple, est nocif, tout comme une ambiance trop ou pas assez lumineuse. ■ L'environnement humain et social peut contribuer de façon importante aux maladies : une mère non aimante, un patron tyrannique qui harcèle, un partenaire pervers, etc. ■ Les différents agents environnementaux sont souvent intriqués : un climat tropical se caractérise par une forte chaleur et une importante humidité, qui favorisent la prolifération de certains agents microbiologiques. Un environnement
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humain néfaste est un facteur de risque de consommation de substances nocives comme le tabac, l'alcool ou les stupéfiants. Ces grandes catégories d'agents environnementaux, qui viennent d'être cités, peuvent servir de check-list lors de l'analyse causale de la maladie chez un individu.
Interaction gène/environnement Toutes les maladies résultent d'une interaction entre les gènes et l'environnement. La part respective de la prédisposition génétique et de l'environnement est variable. La part de la génétique est largement prioritaire dans les maladies monogéniques, c'est-à-dire celles liées à une mutation d'un seul gène. Celle de l'environnement est largement prioritaire dans les affections directement liées aux agents de l'environnement. Il s'agit par exemple d'un agent physique, comme un traumatisme au cours d'un accident de voiture ; d'un agent chimique, comme une brûlure par un acide ; ou d'un agent infectieux, comme un virus au cours de la grippe. Mais même au cours des maladies monogéniques, l'environnement peut moduler l'expression de la maladie. Et après un traumatisme d'intensité équivalente, tous les individus n'auront pas les mêmes dégâts, qu'il s'agisse d'une fracture, d'une déchirure, ou d'un hématome, etc. En effet, nos tissus de soutien, comme les os ou les tendons, sont génétiquement déterminés, et ils ne sont pas pareils chez tous. L'énorme majorité des maladies ne sont pas monogéniques, mais polygéniques ou complexes. Au cours de ces affections, la plupart du temps, on ne connaît pas la part respective de l'importance du génome et de l'environnement.
Il faut toujours évoquer comme cause possible des signes une infection et un effet indésirable médicamenteux Il existe deux causes environnementales potentielles de maladie qu'il faut systématiquement évoquer chez presque chaque patient : les agents infectieux et les médicaments. Les agents infectieux sont une cause fréquente de nombreux syndromes et c'est l'une des rares situations où nous disposons d'un traitement efficace. Les médicaments sont également en mesure d'induire de nombreux signes, syndromes et maladies. Ils peuvent alors être facilement interrompus et/ ou remplacés. La recherche des autres causes est plus difficile, mais elle ne doit pas être négligée.
L'environnement et le temps altèrent le génome Nous naissons tous avec un génome qui contient à la fois des gènes qui confèrent un risque de développer certaines maladies, et d'autres qui sont protecteurs. Au
Les causes et les mécanismes des maladies
cours du temps, nous subissons les effets de notre environnement. Certains environnements peuvent être bénéfiques et d'autres nocifs pour la santé. Certains agents de l'environnement peuvent en effet impacter de façon délétère notre génome. Ils peuvent modifier directement la séquence de l'ADN et créer une mutation. Ils peuvent aussi modifier de façon réversible, transmissible et parfois adaptative l'expression des gènes, sans changer la séquence nucléotidique. On parle alors de modifications épigénétiques. En général, ces modifications se font de manière progressive et cumulative. Ainsi, des anomalies génétiques peuvent s'accumuler pendant des périodes prolongées avant qu'elles ne soient suffisamment nombreuses pour qu'une maladie se déclare. Le rayonnement solaire, par exemple, peut induire des mutations dans les cellules épidermiques de la peau, appelées les kératinocytes. Le cumul de ces mutations peut se compliquer de cancers de la peau. Mais avant que le cancer n'apparaisse, des analyses génétiques peuvent démontrer que la peau est déjà le siège de multiples anomalies. Au fur et à mesure du temps, les anomalies génétiques peuvent devenir assez nombreuses pour induire le cancer cutané. Il existe donc un état avant l'apparition du cancer qui n'est plus « le normal », mais qui n'est pas encore « la maladie ». L'environnement n'est pas le seul facteur qui entraîne ces modifications inexorables du matériel génétique, qui peuvent conduire à la maladie. Le temps qui passe, responsable d'une sénescence, entraîne également une lente dégradation des fonctions, à l'origine du vieillissement. Au bout du compte, ce sont les effets du temps et de l'environnement sur le génome qui expliquent la plupart des maladies. Toute maladie est la conséquence de la perte ou du gain d'une ou de plusieurs fonctions, ou d'une ou de plusieurs structures. Elle va se manifester par un ou plusieurs signes. Cela est l'histoire naturelle de la plupart des maladies : chez un individu avec des prédispositions génétiques variées, le temps et l'environnement produiront certains effets.
La démarche diagnostique La démarche diagnostique retrace exactement le chemin inverse. Elle va essayer, à partir du ou des signes, de remonter à la source. Il faut donc d'abord relever tous les signes présents chez le patient, puis essayer de comprendre le mécanisme qui les explique, afin de diagnostiquer la maladie qui en est à l'origine. La démarche complète se termine idéalement par la recherche des causes de la maladie. En effet, il est parfois possible, et même indispensable, de déterminer les facteurs génétiques et environnementaux responsables de la maladie causale, à l'origine de l'ensemble des troubles.
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La démarche diagnostique : analytique et cartésienne ou globale et intuitive Il existe deux approches diagnostiques possibles, qui dépendent beaucoup de l'expérience du praticien : l'une analytique, systématique et rigoureuse, est toujours applicable, mais lente et fastidieuse ; l'autre globale, intuitive, analogique, nécessite de l'expérience et une grande aptitude synthétique. Elle est plus rapide. Dans le premier cas, chaque signe est analysé. Ses causes sont déclinées et hiérarchisées, selon les critères déjà discutés dans le chapitre consacré aux signes. Puis, les signes sont analysés dans leur ensemble, pour voir s'il existe une ou des causes communes à tous. Il est ainsi possible de poser un diagnostic lorsqu'il n'existe qu'une cause commune, partagée par tous les signes. Cela permet de considérablement réduire les possibilités diagnostiques, lorsque plusieurs causes potentielles communes existent. Des examens complémentaires très ciblés, car prescrits pour répondre à une question précise, permettent alors généralement de trancher. Dans le second cas, le praticien expérimenté analyse d'emblée les signes dans leur globalité. La constellation de plusieurs signes peut lui évoquer immédiatement un seul ou éventuellement deux diagnostics. Ce cheminement est moins fastidieux et plus rapide, mais il nécessite de l'expérience, d'autant plus que tous les signes n'ont pas la même valeur, comme nous l'avons déjà discuté. Cette démarche est d'autant plus simple si le médecin a déjà pris en charge d'autres patients avec la même constellation de signes. Cette démarche comporte cependant un risque d'erreur plus important. Il faut notamment beaucoup de méfiance et reprendre l'enquête : si tous les signes ne sont pas expliqués par l'hypothèse diagnostique ; si l'hypothèse est une maladie rare ; si l'évolution ou la réponse au traitement ne correspondent pas à ce qui est attendu. L'analyse des lésions visibles mérite un commentaire. Les démarches, analytique d'une part, et globale d'autre part, que je viens d'évoquer s'appliquent aussi pour l'analyse de lésions visibles. Cela concerne tout particulièrement les dermatologues qui examinent les lésions cutanées, les pathologistes qui analysent des prélèvements tissulaires sous le microscope et les radiologues qui interprètent des images recueillies avec différents appareils, comme l'échographe, la radiographie, le scanner ou l'IRM. Il faut dans cette situation d'abord tout regarder, puis voir ce qui est pertinent et enfin interpréter correctement ce qui a été perçu. Ces étapes peuvent aussi être franchies soit de façon analytique, soit de façon globale, que l'on qualifiera dans cette situation plutôt d'analogique. Au cours de la démarche analytique, il faut commencer par un recueil systématique de toutes les anomalies visuelles et/ou palpables en cas de lésions cutanées. Il faut ensuite les décrire en détail et les nommer correctement, puis évoquer leurs causes possibles. Cette démarche est longue, fastidieuse, mais la systématique qu'elle impose met à l'abri d'éventuelles erreurs.
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La démarche peut aussi être globale (ou analogique). Elle est alors immédiate et la reconnaissance se fait par analogie avec ce qui a déjà été vu : « Je sais ce que c'est, je l'ai déjà vu ». C'est toutefois le privilège des médecins déjà expérimentés. Les réserves avec la méthode analogique sont les mêmes que celles évoquées pour la démarche globale, dont elle n'est qu'une variante. Cependant, il existe généralement moins d'erreurs dans le cas des reconnaissances visuelles que lors des analyses cognitives pures. Enfin, certains médecins ont une démarche diagnostique et parfois même thérapeutique quasi intuitive. Ils ne se trompent que très rarement. Ils font des diag nostics très rapides, parfois au premier coup d'œil, alors qu'ils ne disposent que de relativement peu d'informations, du moins selon les critères que nous venons d'évoquer. L'analyse de leur démarche, afin de la comprendre et de la transmettre, n'est pas simple. Il s'agit indiscutablement d'une approche globale. Ces individus sont certainement dotés de qualités de perceptions visuelles, olfactives et sensorielles hors normes, ainsi que de capacités d'analyse et de synthèse extrêmement développées, non accessibles à la plupart des humains. Ils sont ainsi pourvus de ce que l'entourage perçoit comme une intuition médicale hors norme. Comme le disait déjà Albert Einstein : « Le mental intuitif est un don sacré, le mental rationnel est un serviteur fidèle ». Au-delà de simplement poser le diagnostic de la maladie causale responsable des signes, il est toujours nécessaire de comprendre le mécanisme à l'origine du ou des signes d'une part, et si possible de la maladie causale d'autre part. Ces mécanismes sont généralement différents des causes des maladies. Il suffit de retenir ici que, lorsqu'on évoque les causes des maladies, il s'agira toujours de l'interaction d'une prédisposition génétique, liée à des mutations ou à des variants dans un ou plusieurs gènes, avec des facteurs environnementaux. Les agents environnementaux potentiels sont excessivement nombreux : bactéries, virus, champignons, algues, chaleur, rayonnements, vapeur toxique, métaux lourds, brûlure, cigarette, médicaments, aliments, mais aussi stress, privation de sommeil etc. Le rôle causal de ces derniers peut parfois être démontré. Dès lors que l'on a compris que les causes des maladies se réfèrent exclusivement aux gènes et à l'environnement, il faut s'intéresser aux mécanismes à l'origine des signes.
Comprendre le mécanisme des signes : une nécessité pour appréhender le traitement La compréhension du ou des mécanismes à l'origine des signes permet notamment de proposer un traitement symptomatique, en ciblant le mécanisme causal du signe. Ainsi, si la compréhension des causes d'une maladie permet parfois une action préventive et/ou curative, la compréhension du mécanisme des signes
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permet souvent de mettre en place un traitement symptomatique. C'est ce dernier traitement qui est le plus souvent utilisé en pratique médicale quotidienne. Nous l'avons déjà vu, la plupart des signes et des maladies résultent d'un gain ou d'une perte d'une ou de plusieurs fonctions ou structures. Les conséquences, les signes cliniques, peuvent apparaître spontanément ou lors de sollicitations inhabituelles, comme un effort physique ou une variation de température. Il faut donc une bonne connaissance des fonctions et des structures normales de l'organisme pour pouvoir analyser en détail, et comprendre, les mécanismes des différents signes d'une part, et des maladies qui sont à leur origine d'autre part. En effet, ce ne sont pas toujours les mêmes mécanismes qui sont en cause dans la genèse du signe et de la maladie. Il faut donc comprendre le mécanisme lésionnel à deux niveaux : la compréhension du ou des signes, ce que j'appelle la physiopathologie ; la compréhension du mécanisme de l'affection causale, que j'appelle la pathogénie (ou pathogenèse). Par exemple, les signes d'une hyperthyroïdie sont dus à une sécrétion excessive d'hormones thyroïdiennes, qui vont stimuler de nombreux autres organes. Le mécanisme est alors assez facile à comprendre. Il s'agit d'un exemple de pharmacologie classique où des substances, les hormones thyroïdiennes, vont se fixer sur des récepteurs présents dans de nombreuses cellules, ce qui aura pour conséquence d'augmenter le métabolisme de base. L'hyperthyroïdie elle-même peut, en revanche, résulter de mécanismes variables dans le cadre de différentes maladies. Elle peut par exemple être la conséquence d'une inflammation de la thyroïde, responsable d'une libération anormalement importante d'hormones. Cela peut survenir dans les suites d'une infection ou d'une chirurgie (thyroïdite subaiguë de De Quervain) ou au cours de la grossesse. Le mécanisme précis de ce processus n'est pas très bien établi. La glande thyroïde peut aussi faire l'objet d'une « attaque » auto-immune dans le cadre d'une maladie de Hashimoto. Au cours de cette affection, des anticorps contre certains constituants thyroïdiens vont léser le tissu thyroïdien. Initialement, cela peut induire une hyperthyroïdie par libération des réserves d'hormones. Puis, lorsque la destruction est avancée et que les stocks d'hormones, libérés lors de l'attaque initiale, sont épuisés, cela va secondairement induire une hypothyroïdie. A contrario, il existe parfois une production anormale d'anticorps qui vont stimuler de façon excessive la production d'hormones thyroïdiennes, en se fixant sur et en activant un récepteur qui intervient de façon normale dans la régulation de la synthèse de ces hormones. Ce phénomène se produit dans le cadre d'une affection appelée maladie de Basedow. Différents mécanismes peuvent donc induire une hyperthyroïdie. Le mécanisme pathogénique tout initial – par exemple, pourquoi existe-t-il une synthèse anormale d'anticorps stimulant la thyroïde au cours de la maladie de Basedow ? – est rarement compris. Cependant, nous savons aujourd'hui qu'il existe des gènes de prédisposition de la maladie de Basedow et que le tabagisme semble être un facteur de risque. Comme toujours, la pathogénie toute initiale se résume à une interaction gène/environnement.
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Ces exemples de dysfonctionnements thyroïdiens illustrent que, dans tous les cas, la séquence complète des événements conduisant à la maladie devrait être comprise.
Différents mécanismes physiopathologiques peuvent être à l'origine de différents signes au cours d'une même maladie et au cours du temps Malheureusement, le ou les mécanismes précis à l'origine d'une maladie et de tous ses signes n'est (ne sont) pas toujours connu(s). Une même maladie peut parfois comporter plusieurs signes résultant de mécanismes différents, soulignant la complexité des processus pouvant être en cause. Par exemple, au cours d'une maladie auto-immune appelée lupus érythémateux systémique, les différents signes ne résultent pas tous du même mécanisme. Certains signes résultent d'une agression de l'organisme par son propre système immunitaire. D'autres sont consécutifs à des phénomènes thrombotiques, au cours desquels les vaisseaux se bouchent. Or, les traitements sont très différents selon le mécanisme causal. Dans un cas, il faut traiter par des molécules qui freinent le système immunitaire, c'est-à-dire des immunosuppresseurs. Dans l'autre cas, il faut traiter avec des médicaments qui évitent la formation de caillot sanguin, comme des antiagrégants plaquettaires ou des anticoagulants. Cet exemple illustre qu'il est important de comprendre le ou les mécanismes à l'origine de chaque signe pour choisir un traitement adapté. Il est aussi important de comprendre les modifications temporelles des signes. Une maladie peut être évolutive et les mécanismes à l'origine des premiers signes peuvent être différents de ceux en cause dans les signes ultérieurs.
Les principaux mécanismes qui expliquent les signes fonctionnels La plupart des signes fonctionnels, c'est-à-dire ceux ressentis et exprimés par le patient, résultent d'un des mécanismes suivants. Un nerf ou une zone de perception sensitive, comme les zones réflexes pour la toux dans l'arbre respiratoire et la sphère ORL, sont stimulés de l'une des façons suivantes. ■ La stimulation peut résulter d'une compression ou d'une distension, causée par exemple par une tumeur ou par un œdème. ■ La stimulation peut aussi être consécutive à une infiltration de la zone anatomique par des cellules. Il peut s'agir de cellules bénignes, qui peuvent par exemple être inflammatoires, ou malignes, au cours d'une prolifération cancéreuse. ■ Il peut s'agir d'une stimulation liée à un dépôt anormal d'une substance. C'est par exemple ce qui se produit au cours de l'amylose AL, suite à une production anormale d'anticorps, qui vont se déposer dans différents tissus.
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Il peut s'agir d'une stimulation directe par une substance chimique pharmacologiquement active. C'est par exemple le cas avec la capsaïcine qui va directement activer les neurones sensoriels. ■ Il peut aussi s'agir d'une lésion nerveuse directement induite par un agent infectieux. C'est le cas au cours du zona par exemple. ■ Enfin, il peut s'agir d'une agression directe par un agent physicochimique, comme une brûlure par un acide par exemple. ■
Les grands mécanismes à l'origine des signes et des maladies Les mécanismes à l'origine des maladies sont très nombreux et très complexes, pouvant faire intervenir de nombreux acteurs moléculaires, cellulaires ou tissulaires. Ces mécanismes ne sont pas toujours connus. Il est donc difficile, et même impossible, d'établir une classification reposant purement sur la logique. Pour un besoin didactique de simplification et de conceptualisation, il est néanmoins possible de résumer les principaux mécanismes à l'origine des signes et des maladies causales à quelques grandes catégories, qui permettent de les classer sur une base physiopathologique et pathogénique. Cependant, au vu de la complexité réelle des mécanismes, cette classification défie la logique. Elle mélange des catégories impliquant des mécanismes (par exemple maladies inflammatoires), des structures anatomiques (par exemple vaisseaux), des cadres nosographiques (par exemple prolifération cellulaire), des agents pouvant être simultanément causes et mécanismes (par exemple infections). C'est seulement au prix de ce compromis que l'on obtient une classification opérationnelle au lit du malade. Si elle est certainement perfectible, elle a fait la preuve de son utilité en pratique quotidienne. La classification proposée ici a l'avantage d'être relativement simple, même si elle a des limites et qu'elle n'est pas exhaustive. Elle correspond à quelques grandes catégories qui permettent de passer en revue les principaux mécanismes à l'origine des maladies et de leurs signes. Elle s'est avérée utile au chevet du malade. J'ai hésité à la faire figurer dans cet ouvrage, car elle est réductrice, incomplète, et la systématique qu'elle propose ne doit en aucun cas se substituer à une analyse logique et rigoureuse de chaque situation. Par ailleurs, cette partie de l'ouvrage nécessite beaucoup de connaissances préalables. Aussi est-elle relativement peu accessible à une vulgarisation, sauf à y consacrer de nombreuses pages pour expliquer chaque étape du raisonnement, ce qui dépasserait l'objectif de cet ouvrage. Néanmoins, compte tenu de son importance pour le raisonnement au chevet du malade, notamment pour l'étudiant en médecine et le médecin, elle y est abordée. Le lecteur qui trouve le passage qui va suivre trop ardu peut reprendre la lecture de cet ouvrage au chapitre suivant. En effet, les notions qui y figurent ne sont pas nécessaires pour la compréhension de toutes les autres parties de cet ouvrage.
Les causes et les mécanismes des maladies
Aperçu synthétique de la classification On peut schématiquement distinguer les mécanismes suivants à l'origine des signes et/ou des maladies : ■ les signes peuvent être directement induits par un agent de notre environnement, comme un virus ou un acide par exemple ; il s'agit notamment des infections, des maladies induites par les agents physico-chimiques, les aliments et les intoxications ; ■ les signes peuvent résulter de l'action excessive ou déficitaire de constituants normaux du soi, qui vont léser d'autres structures. Il peut s'agir de molécules, de cellules, d'un tissu ou d'un organe intervenant dans les grandes fonctions transversales de l'organisme. Il s'agit notamment des anomalies impliquant les acteurs du système immunitaire, responsables des maladies inflammatoires et des déficits immunitaires ; des maladies liées aux dysfonctionnements des vaisseaux et des nerfs ; des maladies dues à des substances pharmacologiquement actives, comme les hormones ou les neuromédiateurs ; du dépôt et/ou de l'accumulation anormale d'une substance dans les cellules et/ou les tissus, perturbant ainsi leur fonctionnement ; de certains défauts impliquant le métabolisme des glucides, protides, lipides, oligoéléments, métaux, etc. – il s'agit des maladies métaboliques. Conceptuellement, celles-ci méritent d'être individualisées, mais selon la voie métabolique qu'elles affectent, elles peuvent entraîner des signes par différents mécanismes et pourraient alors être classées dans les autres catégories ; ■ les signes peuvent être la conséquence directe du dysfonctionnement intrinsèque d'un organe ou d'un tissu. Ce dysfonctionnement ne résulte alors pas de l'intervention des vaisseaux, des nerfs, du système immunitaire ou de médiateurs humoraux. Ce dysfonctionnement peut être lié à un défaut de fabrication, de migration, d'assemblage ou de différenciation des constituants du tissu ou de l'organe ; ■ les signes peuvent être dus à une prolifération cellulaire ou tissulaire excessive ; ce sont notamment toutes les tumeurs ; ■ les signes peuvent être la conséquence d'une malformation ; ■ les signes peuvent résulter d'un autre mécanisme ou ne peuvent pas être classés par défaut de compréhension.
Signes et/ou maladies qui sont principalement liés à l'action directe d'un agent de l'environnement Il existe des signes et/ou des maladies qui sont principalement liés à l'action directe d'un agent de l'environnement. Dans cette catégorie, on peut notamment citer les agents suivants.
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Les infections Certains agents infectieux peuvent directement léser les cellules, les tissus ou les organes, par des mécanismes moléculaires plus ou moins complexes. Il s'agit par exemple de certains virus qui peuvent directement détruire les cellules en induisant un effet cytopathogène. L'infection par le virus herpès de type 1 ou 2, responsable entre autres du « bouton de fièvre », en est un exemple. Certaines bactéries sécrètent des toxines capables de lyser les cellules. Par exemple, la leucocidine de Panton-Valentin, sécrétée par certaines souches de staphylocoque doré, est capable de faire des trous dans les membranes cellulaires. On dit que la toxine est porogène. Cela favorise ainsi des abcès, des infections ostéoarticulaires et des pneumonies nécrosantes parfois mortelles. Un traitement anti-infectieux dirigé contre l'agent pathogène causal est le traitement de choix dans ces situations. Cependant, au cours de la plupart des maladies infectieuses, les signes ne sont pas directement liés à l'infection, mais induits par la réponse de l'organisme à l'infection, ce qui a une importance pour le choix des traitements symptomatiques. Ce sont alors des mécanismes inflammatoires, abordés plus loin, qui expliquent l'apparition du signe.
Les agressions et les contraintes physicochimiques Les agents physiques comme les différents types de rayonnements, la contrainte mécanique, la chaleur ou le froid peuvent directement léser les cellules. En voici quelques exemples : un coup de soleil dû au rayonnement ultraviolet après une exposition solaire excessive, une brûlure thermique par de l'eau bouillante ou une fracture osseuse après une chute. De nombreuses molécules chimiques peuvent également causer directement des dégâts, par exemple une brûlure caustique de la peau ou d'une muqueuse par un acide ou une base. Pour autant, le diagnostic n'est pas toujours évident, car une exposition à un rayonnement, par exemple, peut facilement passer inaperçue. Il existe notamment certaines interventions médicales, pratiquées sous contrôle radiologique, qui peuvent être très irradiantes. Or, rattacher par exemple une lésion cutanée du dos à une coronarographie passée quelques jours ou quelques années plus tôt ne s'impose pas tout de suite. Pourtant, parfois la dose de rayonnement délivrée à la surface du corps au cours d'une coronographie est telle qu'elle peut induire une radiodermite pouvant définitivement léser la peau. Les agressions physicochimiques peuvent tantôt directement induire la lésion, par exemple une fracture osseuse après une chute, tantôt via d'autres mécanismes. C'est par exemple le cas après une effraction cutanée par une coupure, qui va secondairement devenir rouge et parfois chaude par afflux de cellules inflammatoires. Au cours d'une gelure induite par le froid, le mécanisme lésionnel est très complexe. Dans un premier temps, l'organisme va réagir au froid par une vaso-
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constriction des vaisseaux cutanés superficiels périphériques, pour détourner le flux sanguin vers la profondeur, où il est en partie protégé du refroidissement par une couche épaisse de tissu adipeux (l'hypoderme ou tissu sous-cutané), afin de protéger les viscères (le cœur et le cerveau notamment). Cela a toutefois pour conséquence un manque de perfusion sanguine de la peau. En raison de l'exposition à un grand froid, une congélation du liquide extracellulaire va se produire. Elle a pour conséquence une diminution de la pression osmotique et donc un appel d'eau de l'intérieur des cellules vers le milieu extracellulaire. Cela va induire une déshydratation intracellulaire. Les cristaux de glace formés dans le milieu extracellulaire pourront léser les cellules par leur pointe en provoquant des orifices. Les lésions des cellules endothéliales, qui bordent la paroi des vaisseaux, induisent des thromboses. Dans un deuxième temps, afin de limiter les dégâts de la peau hypoperfusée, il se produira une vasodilatation. Cela va provoquer un réchauffement puis une entrée massive d'eau dans les cellules lésées qui pourront littéralement « éclater ». Ce sont ces cycles vasoconstriction/vasodilatation qui sont particulièrement délétères. La physiopathologie d'une gelure est donc très complexe et fait intervenir différents mécanismes : cycles de vasospasme et de vasoconstriction, thrombose, congélation, inflammation, œdème, etc. La prise en charge des formes de gelures graves peut ainsi faire appel, outre le réchauffement, à des vasodilatateurs, des antiagrégants, voire des agents fibrinolytiques, des fasciotomies décompressives, etc. Un mécanisme physique peut aussi expliquer de nombreux signes liés à des affections diverses, sans que l'agent physique ne soit directement issu de l'environnement. Il s'agit par exemple de l'effet de masse produit par une tumeur qui peut comprimer ou boucher une autre structure anatomique. Ainsi, une tumeur peut par exemple induire une phlébite par compression d'une veine, empêchant un retour normal du sang par le système veineux. Un calcul peut empêcher l'écoulement normal de l'urine ou de de la bile, et produire ainsi une dilatation des voies urinaires ou biliaires, qui deviennent douloureuses. Une tumeur qui siège dans le tube digestif peut induire une occlusion intestinale, en entraînant un arrêt des matières. Dans toutes ces situations, le traitement consiste à supprimer la cause physique et/ou chimique et à réparer les dégâts induits chaque fois que possible.
Les carences, les excès et les intoxications Les carences et les excès peuvent être, d'une certaine façon, classés avec les affections principalement liées à un agent de l'environnement. C'est en effet une substance de l'environnement qui est présente de façon excessive ou qui manque. Cependant, il faut bien reconnaître que les mécanismes lésionnels à proprement parler sont souvent complexes, et peuvent par exemple résulter de l'impact de la carence ou de l'excès sur des voies métaboliques. Les carences alimentaires
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résultent d'un défaut d'apport ou d'absorption, ou d'une élimination accrue, d'une substance exogène. Une intoxication résulte de l'apport excessif de la substance ou de l'incapacité de l'éliminer normalement. Les carences alimentaires peuvent être globales, protidiques ou porter sur certains aliments précis, comme une vitamine ou un oligoélément. Il existe de nombreux exemples d'intoxications. Les effets indésirables médicamenteux non médiés immunologiquement, c'est-à-dire pas de nature allergique, peuvent être classés ici. Il en est de même des intoxications à de nombreuses substances, par exemple les champignons vénéneux. Les intoxications peuvent être volontaires, accidentelles, environnementales, criminelles ou parfois insidieuses. Elles peuvent être liées à un environnement où elles ne sont pas soupçonnées. Il peut par exemple s'agir d'une intoxication à un métal lourd par usage d'assiettes préparées de façon artisanale et qui libèrent une substance nocive. On a décrit des intoxications graves et parfois mortelles à la vitamine A chez des explorateurs. En effet, ils avaient consommé du foie d'ours polaire ou de phoque. Or, ces foies contiennent des quantités très importantes de cette vitamine. Il s'agit enfin des nombreuses substances particulaires, liquidiennes ou gazeuses que nous inhalons dans des environnements contaminés. En réalité, les mécanismes par lesquels les carences, les excès ou les intoxications induisent des signes doivent être analysés attentivement, car ils sont nombreux. Le traitement de ce groupe d'affections consiste à apporter ce qui manque et à supprimer ce qui est excédentaire. Certaines intoxications imposent un traitement spécifique qui contrebalance leur action néfaste. Dans ce groupe d'affections, qui sont principalement induites par l'action directe d'agents de notre environnement, cause et mécanisme des signes/maladies peuvent en grande partie se chevaucher. Le traitement causal, s'il existe, peut permettre la guérison.
Signes et/ou maladies résultant principalement de l'action excessive ou déficitaire de constituants du soi Dans toutes les situations qui vont être abordées maintenant, les agents environnementaux, qui restent la cause principale des maladies, vont jouer un rôle pathogénique plus indirect. Il existe ainsi de nombreux signes et/ou maladies qui sont principalement médiés par une stimulation excessive, un manque de stimulation ou un dysfonctionnement de l'organisme. Le dysfonctionnement de chaque structure et de chaque processus régulé de l'organisme peut être à l'origine d'une affection. Cette affection peut, le cas échéant, se traduire cliniquement par des signes. Qu'il s'agisse du développement normal des cellules sanguines (« ontogénie des cellules hématopoïétiques »), de la régulation du métabolisme du cuivre, de la régulation du cycle cellulaire ou de la réparation de l'ADN, chaque
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dysfonctionnement se traduira par une maladie de gravité variable. Il faut bien comprendre que, par opposition aux mécanismes lésionnels qui précèdent, ce sont des molécules, cellules ou structures fabriquées par notre organisme qui sont à l'origine des manifestations cliniques dans les catégories qui vont suivre, par fonctionnement déficitaire ou excessif, voire par le dysfonctionnement qu'elles entraînent. Toutefois, des agents de l'environnement, comme une infection, une intoxication ou une carence, peuvent être la cause de la production excessive ou déficitaire des molécules induisant le dysfonctionnement d'une structure, ellemême à l'origine des signes. Il s'agit en réalité d'un domaine très vaste, extrêmement complexe, obligeant à une analyse au cas par cas. On peut y inclure tous les excès et tous les déficits structurels ou fonctionnels, cellulaires ou moléculaires des grandes fonctions de l'organisme. Selon la situation, il faut ainsi être en mesure d'analyser des défauts, même complexes et pointus. Les grandes fonctions transversales, qui peuvent se répercuter sur tous les organes, sont particulièrement souvent impliquées en pathologie humaine, tout comme les tumeurs. Les fonctions transversales sont celles qui concernent l'ensemble de l'organisme, qui en dépend. Il s'agit notamment des systèmes suivants : les vaisseaux sanguins et lymphatiques et ce qu'ils véhiculent ; les nerfs et les neuromédiateurs ; les glandes avec ce qu'elles sécrètent, les hormones surtout. Ces structures sont aussi le vecteur des grandes fonctions suivantes, par les cellules et les molécules qu'elles véhiculent : le système immunitaire, qui nous défend contre les microbes et les cancers, dont un défaut entraîne un déficit immunitaire et une exagération des maladies inflammatoire ; le système de la coagulation, qui permet d'éviter le saignement excessif d'une part et la formation de caillots dans les vaisseaux d'autre part ; la nutrition et la respiration, via le transport des nutriments et de l'oxygène. Il faut être capable d'analyser très finement chaque défaut qui affecte ces systèmes. Les signes apparaissent si un système fonctionne de façon excessive ou déficitaire. Il s'agit donc toujours de l'une de ces des deux situations. Les mécanismes le plus souvent en cause en pathologie humaine sont les suivants, mais cette liste n'est pas exhaustive.
Les maladies inflammatoires et les déficits immunitaires Au cours des maladies inflammatoires, un organe ou un tissu va être lésé par les médiateurs de l'inflammation, c'est-à-dire les molécules et/ou les cellules dont la fonction habituelle est de rejeter les microbes et les cancers. Ces médiateurs sont nombreux. Ils font partie du système immunitaire, ce qui explique que ces maladies soient aussi parfois regroupées sous la dénomination « maladies immunologiquement médiées ». Les acteurs sont, d'une part, des molécules du système du complément, des peptides antimicrobiens (défensines, cathélicidines), de nombreuses molécules qui vont déclencher des cascades inflammatoires (alarmines)
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et des anticorps ; d'autre part, de multiples types de cellules comme des polynucléaires neutrophiles, éosinophiles ou basophiles, des lymphocytes, dont il existe de multiples sous-populations fonctionnelles, et des histiocytes. Il existe différents types de réactions inflammatoires. Ces réactions peuvent être classées selon différents critères : clinique, histopathologique, fonctionnel ou moléculaire. Les manifestations cliniques cardinales de l'inflammation sont « rubor, calor, tumor, dolor » : rougeur, chaleur, augmentation de la température et douleur. Il peut s'agir d'une inflammation localisée, par exemple au cours d'une monoarthrite goutteuse. Il peut aussi s'agir d'une inflammation systémique avec fièvre et signes biologiques inflammatoires, comme une élévation de la CRP (protéine C réactive) et une accélération de la vitesse de sédimentation, au cours d'une maladie de Still de l'adulte par exemple. Les manifestations histopathologiques de l'inflammation, c'est-à-dire celles que l'on peut observer sous le microscope après biopsie d'un prélèvement tissulaire, sont nombreuses. On peut citer par exemple une inflammation suppurative médiée par des polynucléaires neutrophiles, au cours d'un abcès à staphylocoque ; une inflammation éosinophilique, au cours d'une cellulite de Wells et de la plupart des maladies allergiques et parasitaires ; une inflammation lymphocytaire au cours du lichen ; une inflammation plasmocytaire au cours d'une maladie de Castleman ou d'une maladie à IgG4 ; une inflammation granulomateuse au cours d'une tuberculose ou d'une sarcoïdose ; une nécrolyse épidermique traduisant une apoptopathie, au cours du syndrome de Lyell, etc. Les critères de classification peuvent aussi être fonctionnels ou moléculaires. Dans ce cas, on essaie d'établir avec précision la population cellulaire trop ou pas assez fonctionnelle, ou bien la ou les molécules directement impliquées dans le déclenchement des signes. Ainsi, les manifestations des syndromes périodiques associés à la cryopyrine sont directement médiées par une molécule appelée interleukine 1 (IL-1). Il s'agit d'un groupe de maladies héréditaires dominantes, qui comportent donc un risque de transmission à la descendance de 50 %. Elles sont caractérisées par une fièvre continue ou récurrente, une éruption urticarienne, des douleurs articulaires et une élévation des marqueurs inflammatoires sanguins. Dans les formes graves, d'autres signes comme une surdité ou une méningite complètent le tableau. Non traitées, ces formes graves sont souvent mortelles. En revanche, lorsque les sujets malades sont traités par une molécule qui bloque l'IL-1, tous les signes disparaissent. De nombreuses maladies inflammatoires sont aujourd'hui caractérisées sur le plan fonctionnel et/ou moléculaire. Il en est ainsi du syndrome IPEX (Immune dysregulation Polyendocrinopathy, Enteropathy, X-linked), une maladie récessive, c'est-à-dire avec un risque de transmission de 25 %. Cette maladie est à l'origine d'une entéropathie inflammatoire et d'une polyendocrinopathie chez
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le jeune garçon. Nous savons aujourd'hui que ce syndrome est dû à un déficit fonctionnel en lymphocytes T régulateurs par mutations du gène FOXP3. Au sein du groupe des maladies inflammatoires, il est important d'essayer de comprendre le plus précisément possible les mécanismes à l'origine des signes. En effet, de nombreux médiateurs des réactions inflammatoires peuvent être ciblés pharmacologiquement de façon très précise aujourd'hui. Voici une liste non exhaustive de molécules impliquées dans les réactions inflammatoires que l'on est capable de bloquer de façon ciblée : TNF, IL-1, IL-4, IL-5, IL-6, IL-13, IL-17, IL-18, IL-23, IL-31, IL-33, IL-36, etc. Cette liste est en constante expansion. Lorsqu'une maladie inflammatoire est due à des médiateurs moléculaires et/ou cellulaires qui sont présents et actifs dans les conditions physiologiques basales, c'est-à-dire non induits par un agent défini, elle est parfois appelée auto-inflammatoire. Ces médiateurs font partie du système immunitaire dit inné. Lorsque les médiateurs sont spécifiquement induits par, et dirigés contre, un agent pathogène ou un composant du soi, il s'agit de maladie allo- ou auto-immune. Ces médiateurs sont principalement les anticorps et les lymphocytes T. Ce sont les acteurs du système immunitaire dit adaptatif. En réalité, ces mécanismes sont chevauchants. Il n'existe probablement pas de maladie auto-immune sans composant auto-inflammatoire. Beaucoup de patients avec une maladie autoinflammatoire ou auto-immune peuvent aussi avoir un déficit immunitaire ou une allergie. En tout cas, les maladies auto-inflammatoires, auto-immunes et allergiques obéissent toutes à un mécanisme inflammatoire où les tissus sont lésés par les molécules et les cellules inflammatoires du sujet atteint. Le principe de la prise en charge consiste à utiliser des traitements anti-inflammatoires. Ces derniers peuvent être à spectre large, comme les anti-inflammatoires non stéroïdiens ou les corticoïdes, ou à spectre plus étroit, comme les anticytokines. Les anticytokines peuvent cibler une molécule précise, directement impliquée dans la genèse des signes, comme un anti-IL-1 dans les syndromes périodiques associés à la cryopyrine. Enfin, et a contrario, un défaut qui impacte les systèmes immunitaires innés ou adaptatifs, pouvant se traduire par une incapacité de générer de l'inflammation, est impliqué dans de nombreux déficits immunitaires. Les infections à répétition et/ou certains cancers sont les manifestations cardinales au cours de la plupart des déficits immunitaires. En réalité, le même individu peut développer à la fois des maladies inflammatoires et un déficit immunitaire, car il s'agit d'un dérèglement plus général de l'immunité. Les raisonnements qui sous-tendent l'analyse des maladies inflammatoires et des déficits immunitaires sont donc logiquement très complémentaires. Par ailleurs, les maladies allergiques ne représentent qu'un sous-groupe des maladies inflammatoires immunologiquement médiées.
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Les obstructions vasculaires et les fuites vasculaires Obstructions vasculaires Les obstructions vasculaires peuvent résulter de nombreux mécanismes différents, dont voici quelques exemples. ■ la réduction progressive du calibre du vaisseau, par exemple par croissance d'une plaque d'athérome dans un vaisseau, qui va peu à peu réduire son calibre ; ■ l'embolisation d'une matière qui va obstruer le vaisseau. Il peut s'agir d'un caillot de sang, de cellules tumorales, de bactéries, de matériel prothétique, d'une plaque d'athérome etc. Cela va occlure un vaisseau et entraîner un manque d'apport sanguin en aval. Ce processus va ainsi être responsable d'un infarcissement des tissus qui dépendent du territoire privé de façon aiguë de sa vascularisation (« infarctus ») ; ■ la thrombose, due à une coagulation intravasculaire du sang et à la formation d'un caillot, qui va boucher le vaisseau ; ■ la précipitation anormale de protéines ou d'autres structures dans un vaisseau, provoquant ainsi son occlusion ; ■ une prolifération endothéliale, qui peut devenir oblitérante et qui fait suite à un défaut chronique d'apport sanguin. En effet, le manque chronique d'apport en oxygène induit une prolifération des cellules qui bordent les parois des vaisseaux, appelées cellules endothéliales. Cette prolifération peut devenir oblitérante ; ■ la dissection d'un vaisseau, lorsqu'il se forme une brèche dans une paroi sanguine, par lequel le sang va pouvoir pénétrer et provoquer soit une rupture du vaisseau, soit son occlusion complète par compression ; ■ un spasme vasculaire, lorsque le calibre d'un vaisseau va transitoirement être réduit par un phénomène réversible. Cela donne lieu à des manifestations paroxystiques. Il existe encore d'autres mécanismes, non énumérés ici. Tous ces mécanismes vont induire un manque en apport sanguin qui peut être progressif, subaigu ou aigu. Il va par exemple être progressif lors de la formation d'une plaque d'athérome dans une artère du membre inférieur chez l'artéritique. Des mécanismes de compensation peuvent alors se mettre en place. Il s'agit par exemple du développement d'une circulation collatérale, favorisée par le maintien d'une activité physique régulière. Le signe cardinal, la douleur, n'apparaît alors qu'à l'effort. Le mécanisme peut aussi être aigu, par exemple lorsqu'un caillot sanguin formé dans le cœur va être projeté dans la circulation lors d'une contraction cardiaque. Il finira alors par rester coincé au fur et à mesure que la taille des vaisseaux se rétrécit. Au bout du compte, il va donc rester bloqué dans une artère saine où il formera un embole. Si l'artère obstruée siège par exemple à la cuisse, il se produira une ischémie aiguë du membre inférieur. Celle-ci se manifeste par une douleur insoutenable, brutale, qui s'accompagne vite d'une froideur de la jambe et du pied. Elle impose un geste de désobstruction vasculaire immédiat, car un retard peut
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être responsable d'une nécrose du membre, qui doit alors être amputé, ou du décès. Les signes des obstructions vasculaires dépendent bien entendu du territoire des vaisseaux obstrués, ainsi que de la rapidité d'installation de l'obstruction et de la nature du processus causal. Le principe du traitement symptomatique consiste à rétablir le flux sanguin. Selon les situations et les mécanismes en cause, cela peut se faire par un médicament qui lève ou prévient le spasme vasculaire, par le recours à des anti-agrégants plaquettaires, des anticoagulants, ou par une levée d'obstacle par fibrinolyse, chirurgie, ou un geste radiologique de désobstruction, etc. Fuites vasculaires D'autres anomalies où les vaisseaux sanguins et leur contenu jouent un rôle clé sont les saignements et les œdèmes. Ils sont dus à des mouvements d'une partie ou de la totalité du contenu du vaisseau vers le milieu environnant. Lorsque l'ensemble du contenu sanguin s'échappe du vaisseau, il s'agit d'une hémorragie, c'est-à-dire un saignement. La fuite peut aussi être partielle, notamment dans les syndromes œdémateux, qui sont caractérisées par une prise de poids et une rétention d'eau et de sel. Il existe aussi un syndrome de fuite capillaire. Dans ce cas, ce sont uniquement des molécules de petites tailles qui s'échappent à travers des parois vasculaires, qui sont devenues transitoirement trop perméables. Le contenu sanguin des vaisseaux contribue au maintien de la pression artérielle. Une diminution importante du volume sanguin, par exemples au cours d'un saignement ou d'une déshydratation, va d'abord entraîner une chute de la pression artérielle, puis un collapsus qui peut être mortel. Saignement Un saignement peut être un phénomène physiologique comme au cours des règles (ménorragie). Il peut être causé par de nombreux facteurs dont des plaies vasculaires et des problèmes d'hémostase et de coagulation. Ces derniers sont les processus physiologiques qui permettent, d'une part, d'arrêter le saignement en cas de blessure et, d'autre part, d'éviter la formation d'un caillot sanguin, qui boucherait le vaisseau. Ces processus sont soumis à une régulation très étroite. Ce sont à la fois les éléments constitutifs des vaisseaux, les plaquettes et différentes molécules assurant l'hémostase et la coagulation qui interviennent dans cette régulation. Un saignement peut être évident et visible. Il s'agit par exemple d'une plaie d'un doigt après une coupure qui saigne. Le sang peut aussi être extériorisé par un orifice naturel. Les exemples sont un saignement par le nez (épistaxis), par l'oreille (otorragie), par le vagin en dehors des règles (métrorragie), par les urines (hématurie), lors d'un effort de toux (hémoptysie), lors d'un effort de vomissement (hématémèse), par l'anus (rectorragie lorsqu'il s'agit de sang rouge et méléna s'il s'agit de sang noir, malodorant et digéré). Des pertes sanguines digestives non visibles
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sont appelées occultes. Le saignement peut aussi être interne. Il peut alors s'agir du saignement dans un organe (hématome) ou dans une cavité (plèvre, péritoine, péricarde). Un saignement est souvent la conséquence d'une lésion organique sous-jacente. Il peut par exemple s'agir d'un cancer ou d'une inflammation chronique, comme un ulcère gastrique ou duodénal. Sinon, ce sont les troubles de l'hémostase et de la coagulation qui peuvent favoriser le saignement. Ils peuvent être congénitaux ou acquis. Les causes congénitales sont par exemple l'hémophilie, la maladie de von Willebrand, les déficits en facteurs de la coagulation, certaines thrombopathies. Les troubles acquis se voient notamment au cours de maladies hématologiques, de maladies hépatiques, du déficit en vitamine K, en cas de coagulopathie de consommation, de maladies auto-immunes, de traitements antiagrégant ou anticoagulant, etc. D'autres causes de saignement sont une pression artérielle excessivement élevée, une anomalie congénitale ou acquise d'un vaisseau (malformation artérioveineuse, dissection, anévrisme, vascularite, thrombose, etc.), l'accouchement, etc. Un saignement important peut rapidement entraîner la mort. Il doit être arrêté, par compression ou suture, et compensé. La compensation se fait par un remplissage vasculaire, pour maintenir la pression artérielle, et transfusion sanguine. Œdème Un œdème traduit la présence d'un excès de liquide en dehors des vaisseaux, dans ce qui est appelé le secteur interstitiel. C'est le tissu entre les capillaires sanguins et les cellules. Les mouvements de liquide dans l'organisme sont toujours accompagnés de mouvements de sels, et parfois de protéines. Le liquide et les molécules qui ont quitté le secteur vasculaire sont réabsorbés par les veinules postcapillaires et surtout les vaisseaux lymphatiques. L'analyse précise de ces situations impose une bonne connaissance de ces processus. Il se forme ainsi des œdèmes lorsqu'il existe un mouvement exagéré de liquide du secteur intravasculaire vers le secteur interstitiel. Cela se produit notamment dans les situations suivantes. Lorsqu'il existe une augmentation de la pression hydrostatique dans les vaisseaux capillaires. Ainsi, au cours d'une phlébite par exemple, un caillot va obstruer une veine et boucher le flux sanguin. Il en résulte une augmentation de la pression et une fuite d'une partie du contenu à travers les parois de la veine obstruée. Le mécanisme des œdèmes au cours d'une insuffisance cardiaque est complexe. Mais ces œdèmes sont en partie liés à une élévation de pression dans le système veineux. En effet, il existe une vidange ventriculaire systolique insuffisante, ou une relaxation altérée, induisant une accumulation de sang dans le système veineux. Un défaut d'activation de la pompe musculaire aux membres inférieurs va également induire des œdèmes. En effet, les contractions musculaires aident au
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drainage et au retour du sang veineux. Lorsque la pompe musculaire est inopérante, par exemple au cours d'une station debout prolongée, d'une immobilisation, ou d'une ankylose de la cheville, il existe une stase veineuse avec formation d'œdème. Des œdèmes modérés peuvent donc être physiologiques après une immobilisation prolongée, comme après un voyage en voiture ou en avion. Lorsqu'il existe un drainage lymphatique insuffisant. Il arrive en effet que les vaisseaux lymphatiques soient qualitativement ou quantitativement insuffisants pour les besoins de drainage. Il se forme alors des œdèmes. Cela peut se voir au cours de malformations du système lymphatique. Cela peut aussi être acquis après altération des vaisseaux lymphatiques qui peuvent être comprimés par un cancer, envahis par un parasite comme une filaire, ou sectionnés après un curage chirurgical, par exemple. Cela se produit aussi après une phlébite dans le cadre d'un syndrome post-phlébitique. Lorsque la pression oncotique diminue dans les vaisseaux, ou alors augmente dans le secteur interstitiel. Il existe de nombreuses molécules dans le sang. Ces molécules attirent l'eau par un phénomène appelé pression osmotique. L'attraction de l'eau par les protéines contenues dans les vaisseaux est appelée pression oncotique. Une diminution de la pression oncotique, consécutive à une baisse du taux de protéines dans le sang, s'accompagne d'une fuite d'eau vers le secteur interstitiel. Ce phénomène va entraîner des œdèmes. Les causes de pertes protéiques sont nombreuses : apport alimentaire insuffisant ; malabsorption et/ou pertes digestives ; pertes urinaires (syndromes néphrotiques notamment) ; défaut de synthèse (maladies du foie). La baisse du taux de protéines dans le sang va entraîner une diminution de la pression osmotique responsable d'une hypovolémie efficace. Par un mécanisme de compensation, en activant le système rénine-angiotensine, cela va augmenter la rétention d'eau et de sels, et ainsi contribuer aux œdèmes. Un excès d'apport en eau libre, non accompagné de suffisamment de sels, notamment lors de perfusions, va également entraîner des œdèmes pour maintenir un équilibre hydroélectrolytique. Lorsque les capillaires sont altérés. C'est par exemple le cas lorsqu'il existe une inflammation, notamment localisée, qui va générer des molécules qui vont à la fois dilater les vaisseaux et les rendre plus perméables, ce qui explique l'œdème. Du point de vue clinique, un œdème peut être localisé ou diffus. Il peut être « blanc », mou et dépressible, notamment lorsqu'il est de cause générale, par exemple une insuffisance cardiaque droite ou globale. Il faut une rétention de plusieurs litres et donc un gain de poids de plusieurs kilogrammes avant que des œdèmes ne deviennent cliniquement apparents. On parle du signe du godet lorsque la marque imprégnée par la pression du pouce sur la peau persiste plusieurs secondes : c'est un bon signe attestant la présence d'un œdème de cause générale. L'œdème peut toucher une séreuse. Il s'agit d'une ascite lorsque l'œdème siège dans le péritoine et d'un hydrothorax lorsqu'il siège dans la plèvre. Un œdème peut être dur et chaud, quasi irréductible, et « rouge » au cours des
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œdèmes liés à une inflammation. Il peut être tendu, avec une peau qui ne se laisse pas plisser sur la face dorsale des deux pieds, mais sans autres signes inflammatoires locaux, en cas de lymphœdème des membres inférieurs. Un œdème localisé et/ou asymétrique a souvent une cause locale : traumatisme, inflammation localisée de causes multiples (piqûre d'insecte, abcès, borréliose, appui prolongé, etc.), phlébite, compression, etc. Un œdème symétrique, qui touche les deux jambes, mais qui peut aussi être nettement plus étendu, a le plus souvent une cause générale. Classiquement, on évoque alors les œdèmes de causes cardiaque, rénale, hépatique, hypoprotidique, médicamenteuse (AINS, ciclosporine, vasodilatateurs, stéroïdes, IL-2, etc.), nutritionnelle, etc. La prise en charge des œdèmes impose la connaissance du mécanisme sousjacent. Voici quelques exemples de traitements : anticoagulation et compression en cas de phlébite ; inhibiteurs de l'enzyme de conversion et/ou molécules proches et diurétiques en cas d'insuffisance cardiaque ; restriction hydrique en cas d'apports excessifs, etc. Vasoplégie Les vaisseaux peuvent devenir trop perméables, de façon soudaine, lors d'un phénomène appelé vasoplégie. Celle-ci est liée à une paralysie des muscles des parois maintenant leur tonus, notamment au cours des états de défaillance vasculaire appelés choc. Il en est ainsi par exemple au cours d'un phénomène allergique nommé anaphylaxie. C'est ce qui peut notamment se produire après une piqûre d'abeille ou en cas de prise d'amoxicilline chez un individu déjà sensibilisé à ce produit. Syndrome de fuite capillaire Au cours du syndrome de fuite capillaire, il existe une fuite soudaine de liquide et de petites molécules vers le secteur extravasculaire. Ce phénomène est responsable d'œdèmes avec prise de poids et chute de la diurèse, ce qui s'appelle une oligurie. Ce syndrome s'accompagne d'une chute tensionnelle, d'une augmentation de l'hématocrite, qui correspond au volume occupé par les globules dans le sang, et d'une chute de l'albumine. En effet, comme les vaisseaux deviennent soudainement plus perméables, l'eau, le sel et les petites molécules comme l'albumine ont tendance à extravaser, alors que les cellules comme les globules rouges restent dans les vaisseaux, expliquant ces anomalies biologiques. En cas de chute importante du volume sanguin efficace, un remplissage est nécessaire pour maintenir une pression artérielle adéquate (« volémie efficace »). En cas d'urgence extrême, en attendant par exemple les secours, le simple fait d'allonger un sujet par terre sur le dos et de surélever ses membres inférieurs permet déjà d'augmenter la volémie efficace de façon significative et parfois de sauver la vie. Les autres traitements dépendent de la cause.
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Les maladies liées à des médiations neurologiques excessives ou déficitaires Ces maladies ont des conséquences variables. La douleur est un signe cardinal en médecine ; cette sensation est véhiculée par les nerfs et leurs médiateurs. Elle peut rendre la vie insupportable à l'individu qui en souffre. En même temps, c'est un signal d'alarme extrêmement important qui permet d'attirer l'attention vers la région anatomique malade. Il peut par exemple s'agir d'une appendicite, qui peut ainsi être diagnostiquée et opérée avant qu'elle ne perfore et n'entraîne une péritonite et/ou le décès. La cause d'une douleur doit donc toujours être déterminée et traitée. L'absence de douleur, liée à une perte de la sensibilité nerveuse, a aussi des conséquences. Elle peut par exemple causer une ulcération cutanée. Cette ulcération résulte d'une perte du signal d'alarme douloureux qui aurait entraîné le retrait d'un pied ou d'une main au contact d'un objet pointu ou d'une source de chaleur. Une altération des nerfs peut également entraîner un manque de mobilité si c'est la fonction motrice qui est concernée. Un excès de relargage de neuromédiateurs, comme l'adrénaline, par une tumeur appelée phéochromocytome, peut être responsable de signes comme tachycardie, sueurs, céphalées et pâleur. Ce relargage d'adrénaline peut entraîner une élévation excessivement importante de la pression artérielle pouvant se compliquer d'hémorragie et de décès. Il existe parfois une intrication étroite entre les systèmes nerveux et vasculaire, notamment au cours d'un acrosyndrome, l'érythermalgie, responsable d'une douleur, parfois insoutenable, et de rougeurs déclenchées par l'augmentation de la température corporelle. L'inflammation neurogène est un concept encore assez peu étudié et qui pourrait être en cause dans de nombreuses affections douloureuses où nous restons très démunis, par manque de traitements efficaces pour l'instant. Le traitement des maladies médiées neurologiquement reste en effet décevant. Lorsqu'il s'agit de médiateurs en excès, il faut essayer de freiner la sécrétion excessive et/ou de la bloquer pharmacologiquement. Lorsqu'il s'agit d'un manque, il faut essayer de le compenser.
Les maladies par médiation humorale ou paracrine excessive ou insuffisante Il s'agit de toutes les affections qui sont consécutives à une stimulation excessive ou insuffisante d'une molécule exerçant un effet biologique. Elles peuvent être véhiculées par la circulation sanguine ou agir à proximité de la cellule qui la fabrique (paracrine). Il s'agit par exemple des maladies endocriniennes. Les maladies endocriniennes sont dues à un excès ou à un manque d'hormones. L'analyse détaillée du mécanisme causal n'est cependant pas toujours univoque. Par exemple, si un tableau clinique est suggestif d'un taux insuffisant d'une hormone, différents mécanismes peuvent être en cause. Il peut s'agir d'un manque de
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l'hormone, d'une absence de récepteurs à cette hormone, ou alors d'un défaut de transmission du signal intracellulaire que cette hormone aurait dû induire après s'être fixée sur son récepteur. Par ailleurs, beaucoup d'hormones agissent en cascade. Il existe un premier contrôle, « central », hypothalamo-hypophysaire, qui va induire une première étape de synthèse d'hormones qui va agir « en périphérie » sur des tissus cibles fabricant d'autres hormones. L'ensemble de ce système est très régulé avec de multiples boucles de rétrocontrôle. Il existe ainsi une grande complexité des phénomènes de régulation et donc beaucoup de possibilités de dysfonctionnements, qu'il faut comprendre en détail. Le principe du traitement consiste à suppléer les hormones qui manquent et à lutter contre les effets produits par celles présentes en excès, parfois en enlevant la glande qui les sécrète. On peut rapprocher du mécanisme d'action des hormones les effets de toutes les substances possédant une activité pharmacologique, qui peut être excessive ou déficitaire, et où certains médiateurs, possédant une activité biologique, sont présents en quantité anormale. C'est le cas des neuromédiateurs évoqués plus haut. De la même façon, les syndromes paranéoplasiques répondent souvent à un mécanisme similaire. La tumeur fabrique alors une molécule qui a un effet biologique lui permettant d'agir à distance ; il peut s'agir d'une hormone, d'un facteur de croissance, d'un anticoagulant, etc. Les effets biologiques de certaines gammapathies monoclonales, fabriquées au cours de certaines maladies hématologiques impliquant des lymphocytes B ou des plasmocytes, répondent au même mécanisme. Ces gammapathies peuvent par exemple induire des neuropathies, soulignant à quel point les mécanismes physiopathologiques sont complexes.
Les maladies résultant d'un dépôt ou de l'accumulation d'une substance Il existe des maladies qui résultent de l'accumulation anormale d'une substance dans les tissus, qui va directement être responsable des manifestations cliniques. Il en est ainsi par exemple au cours des mucinoses et des amyloses, des exemples de maladie liées respectivement à l'accumulation de mucine ou de dépôt d'amyloïde dans différents organes. Ces dépôts pourront entraîner des perturbations, comme des troubles de la conduction cardiaque ou une insuffisance cardiaque par exemple, en cas de dépôts dans le myocarde. Dans le cas de l'amylose AL (immunoglobulinémique), le mécanisme lésionnel implique une surcharge liée à l'accumulation et au dépôt de la substance amyloïde. La production anormale de cette substance est en revanche due à une prolifération clonale de plasmocytes qui synthétisent cette substance. La physiopathologie du signe (maladie de surcharge) est donc très différente de la pathogénie de la maladie (prolifération cellulaire). Il est donc possible d'essayer à la fois de traiter les conséquences du dépôt, et de cibler les cellules à l'origine de la fabrication de la substance anormale.
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Les maladies métaboliques Les maladies métaboliques sont liées à un dysfonctionnement d'une voie de biosynthèse ou de biodégradation de l'organisme. Cela peut induire un manque ou une accumulation anormale d'une substance, pouvant également conduire à sa surcharge, comme dans la catégorie précédente. Cela peut perturber le fonctionnement d'un ou de plusieurs organes. Il s'agit donc généralement du dysfonctionnement d'un constituant de l'organisme possédant un rôle fonctionnel, une enzyme par exemple. Selon la voie métabolique impactée, les mécanismes à l'origine des signes peuvent être très variés. Il s'agit par exemple de vraies poussées inflammatoires chez des individus avec un déficit en mévalonate kinase et d'une surcharge lysosomale de sphingolipides en cas de déficit en alpha-galactosisase au cours de la maladie de Fabry. Il peut aussi s'agir d'une maladie métabolique par accumulation d'un ou de plusieurs métabolites intermédiaires. Il en est ainsi par exemple au cours d'un groupe de maladies appelées porphyries. Au cours des porphyries, des enzymes intervenant dans la voie de biosynthèse de l'hémoglobine ne sont pas assez fonctionnelles. Cela peut entraîner une accumulation de métabolites en amont de l'étape qui est ralentie. Au cours de certaines porphyries, comme la porphyrie cutanée tardive par exemple, l'intermédiaire qui s'accumule anormalement possède des propriétés photosensibilisantes. Photosensibilisant signifie qu'il rend anormalement sensible au soleil. Cela explique que les patients qui en souffrent ne supportent pas le soleil. L'exposition solaire provoque l'apparition de bulles (« cloques ») dans les zones exposées comme le dos des mains. Cela survient après des expositions solaires parfois très brèves. Dès lors que ce mécanisme lésionnel est compris, différentes perspectives de traitement peuvent s'envisager : un traitement causal, en corrigeant l'enzyme déficitaire, mais cela n'est malheureusement pas encore possible en routine ; stimuler l'enzyme, en essayant d'accélérer la biosynthèse de l'hémoglobine, et ainsi d'évacuer l'intermédiaire délétère qui s'est accumulé – cela peut se faire par des saignées – ; et enfin, protéger du soleil, par un comportement d'évitement solaire, des habits couvrants ou des médicaments protecteurs. Cet exemple illustre que chaque situation doit être analysée pour évaluer les possibilités de traitement.
Les dysfonctions de tissu ou d'organe liées à un trouble intrinsèque Les dysfonctionnements intrinsèques d'une cellule, d'un tissu ou d'un organe, le plus souvent dans le cadre de maladies héréditaires et génétiquement déterminées, sont un groupe important. Ils se manifestent lorsqu'un constituant généralement structurel ne remplit plus sa fonction. Ils peuvent aussi être acquis. Ce sont des troubles de la différenciation ou des défauts structurels ou fonctionnels, constitutionnels ou acquis, d'un tissu ou d'un organe qui en sont à l'origine. C'est
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en quelque sorte un défaut de construction dont les mécanismes sous-jacents peuvent être multiples : anomalies de synthèse, de transport (ou migration) d'une molécule, d'un organite ou d'une cellule, d'assemblage à proprement parler, etc. Il s'agit par exemple d'un trouble de la différenciation de l'épiderme dans le cadre d'une ichtyose, qui est généralement héréditaire, plus rarement acquise ; ou d'une cutis laxa, au cours de laquelle les fibres élastiques ne sont pas fonctionnelles ; cette dernière peut également être héréditaire ou acquise. Lorsqu'une cutis laxa est héréditaire, il s'agit d'un défaut de fabrication des fibres élastiques, donc d'un véritable défaut intrinsèque, pouvant avoir comme conséquence le mauvais fonctionnement des tissus qui en contiennent (parois des vaisseaux sanguins, alvéoles pulmonaires, tube digestif, peau, œil, etc.). Lorsque ce trouble est acquis, il peut être consécutif à un facteur humoral qui va détruire les fibres élastiques, ce qui souligne l'importance de l'analyse des mécanismes physiopathologiques. Mais dans tous les cas, les signes cliniques seront la conséquence du défaut intrinsèque d'élasticité des tissus lésés. De façon plus générale, lorsqu'un tel trouble est acquis, il faut déterminer le mécanisme à l'origine de la destruction du constituant lésé. En effet, si les signes résultent de la même anomalie structurelle responsable du dysfonctionnement que dans les formes héréditaires, le mécanisme qui en est à l'origine est très différent. Il ne s'agit plus d'une anomalie intrinsèque de fabrication, mais d'un autre mécanisme (inflammation, médiateur humoral, etc.). Très souvent, notamment dans les formes congénitales, il n'existe pas de traitement satisfaisant. Seules les conséquences ou les complications des défauts sont alors prises en charge symptomatiquement.
Les proliférations cellulaires responsables d'hamartomes, de tumeurs bénignes et de cancers Il s'agit d'une autre grande catégorie de maladies. Les tumeurs sont la conséquence d'un défaut de régulation de la fonction proliférative des cellules. Au cours des tumeurs bénignes, il existe une prolifération excessive, mais qui reste contrôlée. Au cours des tumeurs malignes, les cancers, cette prolifération n'est plus contrôlée. Outre les effets directs de la prolifération cellulaire et parfois de son essaimage à distance via une dissémination métastatique, les tumeurs peuvent aussi parfois produire des substances capables d'induire des manifestations diverses, par différents mécanismes. Il s'agit tantôt de syndromes paranéoplasiques vrais, qui évoluent parallèlement aux cancers, tantôt de syndromes associés aux cancers. Les mécanismes par lesquels une tumeur primitive (non métastatique) peut induire des manifestations sont multiples. Il peut notamment s'agir d'une modification visible ou palpable, par croissance, dans le cas d'une tumeur cutanée ou sous-cutanée. Ces dernières sont en effet facilement accessibles à l'inspection et à la palpation. Ailleurs, ce sont des investigations radiologiques qui peuvent révéler cette croissance anormale. Il peut s'agir d'un phénomène compressif, par effet de
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masse, lorsque la tumeur comprime une structure anatomique de voisinage. Les signes dépendent alors de la structure comprimée : phlébite si une veine est obstruée ; obstruction intestinale lorsqu'elle empêche le bol alimentaire de progresser ; signes neurologiques variés (troubles mnésiques, épilepsie, hémiplégie, etc.) lorsqu'elle grandit dans le cerveau ; fracture osseuse, dite pathologique, lorsqu'elle se développe dans un os, etc. Elle peut aussi infiltrer directement certains organes et causer des douleurs importantes ; c'est par exemple le cas lorsqu'elle infiltre une séreuse comme la plèvre. Elle peut grandir et avoir de tels besoins en oxygène et en nutriments qu'elle va entrer en compétition avec le reste de l'organisme et induire fatigue, perte de poids et d'autres signes généraux. Cela s'appelle une cachexie. Enfin, elle peut sécréter, dès le stade de tumeur localisée, diverses substances responsables de syndromes paranéoplasiques. L'analyse précise de la genèse du cancer est souvent complexe. Elle fait intervenir, comme toujours, des facteurs environnementaux chez un individu génétiquement prédisposé. En général, elle est due à une anomalie de l'ADN. Il existe de très nombreux mécanismes pour protéger l'ADN, notre patrimoine génétique. En effet, sous l'effet de divers facteurs, il est régulièrement altéré pendant la vie d'un individu. Il doit donc être réparé. Il existe un groupe de maladies appelées xeroderma pigmentosum où la réparation des dégâts de l'ADN provoqués par le rayonnement solaire ne se fait pas bien. Cela va finir par provoquer l'apparition de différents types de cancers de la peau. Ces cancers de la peau surviennent alors chez un individu jeune, puisque l'altération de l'ADN, à l'origine du cancer, est présente dès les premières expositions solaires. Il est donc essentiel de protéger ces enfants des rayonnements ultraviolets, raison pour laquelle ils sont parfois appelés « enfants de la lune », car ils ne peuvent sortir que pendant la nuit. L'apparition d'un carcinome cutané chez un sujet âgé, qui s'est soumis à une exposition solaire prolongée pendant de nombreuses années, est également causée par des dégâts de l'ADN. L'exposition répétée au soleil aura fini par induire de multiples altérations de l'ADN, car les capacités de réparation auront été, à un moment, dépassées. Ces capacités deviennent moins performantes avec l'âge. Dans le premier cas, la prédisposition génétique est au premier plan, dans le second cas, c'est l'exposition excessive au rayonnement ultraviolet. Certaines infections virales, notamment celles dues au virus du papillome humain (HPV), induisent des cancers dont les mécanismes sont relativement bien compris à l'échelle moléculaire. De la même façon, une stimulation continue du système immunitaire peut induire certains lymphomes, principalement de type MALT, qui finiront par s'autonomiser. Il en est ainsi en cas de stimulation antigénique microbienne continue au cours de certaines borrélioses cutanées chroniques, ou d'une gastrite à Helicobacter pylori. Les exemples sont nombreux, et il existe en général une séquence qu'il est utile de comprendre. Les études épidémiologiques permettent d'établir les facteurs de risque des maladies liés à l'environnement. Il s'agit par exemple de l'association tabagisme
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et cancer du poumon ou consommation d'alcool et cirrhose puis cancer du foie. La recherche dite translationnelle, qui va du malade au laboratoire et réciproquement, doit ensuite établir les facteurs de risques génétiques et les mécanismes moléculaires précis qui conduisent à l'apparition du cancer. Dans le meilleur des cas, cette recherche permet d'établir un traitement. Cette démarche analytique complète la séquence diagnostique et thérapeutique. Mais même si la séquence complète n'est pas élucidée, le principe du traitement d'une tumeur consiste à soulager et à traiter les conséquences de la prolifération tumorale, et à essayer de freiner ou de retirer la tumeur si elle est évolutive et/ou gênante et/ou à potentiel de dissémination. Les armes habituelles, surtout s'il s'agit d'une tumeur maligne, sont la chirurgie, la radiothérapie, les autres moyens de destruction physique (cryothérapie, radiofréquence, ultrasons, etc.), la chimiothérapie, l'hormonothérapie, les thérapies ciblées, l'immunothérapie, etc.
Les malformations On peut classer à part les maladies consécutives à une malformation, car elles sont liées à un trouble du développement. Elles correspondent donc à une sorte de mauvais assemblage lors de l'embryogenèse durant la grossesse. L'anomalie est congénitale, c'est-à-dire présente dès la naissance. Mais elle peut ne devenir symptomatique, c'est-à-dire être à l'origine d'une manifestation clinique, que beaucoup plus tard. C'est par exemple le cas d'une fistule pré-auriculaire, qui ne devient apparente qu'à la puberté, lors d'un épisode d'infection ; ou encore d'un lymphœdème primaire, au cours duquel le système lymphatique n'est pas assez développé, et cela depuis la naissance. Mais cette anomalie ne deviendra apparente qu'après un traumatisme à l'âge adulte. Certaines malformations peuvent être traitées chirurgicalement. Pour d'autres, seules les complications peuvent être prises en charge de façon symptomatique. Il existe des malformations vasculaires, notamment lymphatiques, qui peuvent être traitées par des médicaments (« thérapie ciblée »), comme le sirolimus.
Autres Pour certains signes et certaines maladies, le mécanisme lésionnel est inconnu, mixte ou difficile à classer.
Conclusion Ainsi peut-on résumer les grands mécanismes à l'origine des maladies et de leurs signes. Chaque médecin devrait être en mesure d'évoquer ces différentes catégories lésionnelles lorsqu'il est confronté à un patient dont il n'arrive pas à comprendre le ou les signes. Ces grandes catégories sont donc :
Les causes et les mécanismes des maladies
les lésions et maladies principalement induites directement par des agents de notre environnement : infection ; agression physicochimique ; carence, excès et intoxication ; ■ les lésions et maladies principalement induites par une activation excessive ou déficitaire, ou le mauvais fonctionnement, de constituants normaux de notre organisme : inflammation et déficit immunitaire ; obstruction vasculaire et fuites vasculaires ; excès ou défaut de stimulation nerveuse ; excès ou défaut de substances biologiquement actives, comme les hormones ou les neuromédiateurs ; des dépôts cellulaires ou tissulaires, perturbant leur fonctionnement ; et les troubles du métabolisme ; ■ les lésions et maladies résultant directement d'un dysfonctionnement intrinsèque d'une cellule ou d'un tissu, par trouble de la différenciation, de l'assemblage ou la synthèse d'un constituant anormal ; ■ les signes et maladies résultant d'une prolifération cellulaire bénigne ou maligne, le groupe des tumeurs ; ■ les signes et maladies résultant d'une malformation ; ■ autres. Cette liste pourrait être allongée et chaque praticien devra l'étendre au cours de sa pratique médicale, car il existe d'autres situations non abordées de façon explicite dans ce catalogue. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que ces mécanismes sont souvent intriqués. Le signe clinique observé résulte alors d'une succession de processus, qu'il faudra s'acharner de découvrir pour comprendre la séquence physiopathologique complète. Il peut s'agir par exemple d'un déficit immunitaire qui va favoriser l'apparition d'une tumeur, qui va elle-même se révéler par un œdème lié à une phlébite dont elle a été à l'origine en comprimant une veine qui s'est thrombosée. Il peut aussi s'agir d'une chute (agent physique) qui va causer une fracture osseuse, mais uniquement chez un individu qui a une fragilité osseuse qui peut être liée à une hyperparathyroïdie (cause humorale, excès de sécrétion de parathormone), ou une carence en vitamine D (cause carentielle), ou encore à des métastases osseuses (tumeur) par exemple. De façon générale, les mécanismes à l'origine des signes et/ou des maladies sont presque toujours intriqués et parfois complexes, et correspondent à des séquences qu'il est essentiel de comprendre pour prendre en charge correctement le patient. Cette classification doit être comprise comme une check-list au lit du malade et en consultation. Elle est conçue pour guider le clinicien à trouver le mécanisme à l'origine de la maladie causale, en proposant quelques catégories de mécanismes lésionnels expliquant les signes. Ainsi, la démarche diagnostique et le choix du traitement seront simplifiés. Pour autant, dès que le médecin aura acquis assez de connaissance et d'autonomie, il faut mettre cette liste à la poubelle et, le cas échéant, n'y revenir qu'en cas de difficulté. En effet, il est préférable de réfléchir de façon approfondie et d'analyser chaque signe chez un patient à sa façon, sans ■
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Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine
être enfermé dans des cadres physiopathologiques rigides, la complexité étant souvent bien supérieure à l'apparente simplicité des catégories présentées ici. La compréhension des signes peut exiger beaucoup d'efforts : d'abord leur recueil, puis une réflexion très détaillée sur leur signification au chevet du malade. Cette réflexion doit parfois être complétée par des lectures permettant d'approfondir la question. Elle permet alors d'essayer de dresser, chez le malade, la séquence des événements à l'origine des signes. L'analyse pourra parfois être complétée par la recherche des facteurs environnementaux et des gènes de prédisposition impliqués dans la pathogénie. C'est la compréhension de cette séquence qui permet une approche diagnostique et thérapeutique cartésienne.
CHAPITRE
11 La nosologie – comment classer les maladies PLAN DU CHAPITRE ■■ Identifier les critères minimaux et suffisants pour classer une maladie
et la distinguer de toutes les autres ■■ Les phénotypes extrêmes incitent à chercher une cause génétique
ou environnementale ■■ Lumpers versus splitters ■■ Identifier des patrons cliniques dont on connaît la signification
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Identifier les critères minimaux et suffisants pour classer une maladie et la distinguer de toutes les autres La nosologie est la science qui définit et qui classe les maladies. Chaque maladie doit en effet être définie selon les critères minimaux et suffisants qui permettent de la reconnaître et de la séparer de toutes les autres affections. Ce n'est pas simple. Habituellement, ces critères sont un ensemble de signes cliniques et/ou biologiques et/ou radiologiques et/ou une image microscopique d'une biopsie d'organe et/ou la présence d'une mutation délétère dans un gène et/ou la mise en évidence d'un agent causal. La définition des maladies peut varier avec le temps, selon les progrès cognitifs et technologiques. La nosologie n'est pas une science exacte et il peut exister de grandes différences selon les écoles. La classification des maladies peut se faire de nombreuses façons et il n'existe pas de méthode idéale. Elle peut se faire selon des critères cliniques, histologiques, physiopathologiques (mécanismes), étiologiques (causes), thérapeutiques (selon la réponse au traitement), etc. Malheureusement, tous ces éléments ne sont pas toujours connus pour chaque maladie. Il faut donc un système de classement sur mesure compensant nos défauts de connaissance. Par ailleurs, un système de classement qui reposerait uniquement sur des critères cliniques serait utile pour la démarche diagnostique, mais sans intérêt pour sélectionner un traitement. A contrario, un système de classement fondé sur les mécanismes physiopathologiques serait très utile pour la compréhension des maladies et leur traitement, mais n'assisterait pas forcément le clinicien dans la démarche diagnostique. Aussi, le choix de classer les maladies d'une façon plutôt que d'une autre n'est pas anodin, car il sous-tend en général une vision mécanistique qui débouche directement sur des attitudes thérapeutiques ou préventives. Ce qui est considéré comme « une grande école de médecine » l'est généralement pour la pertinence de sa nosologie, c'est-à-dire de la classification des maladies qu'elle enseigne. À mon avis, la façon la plus pertinente de classer les maladies, selon nos connaissances actuelles, est celle qui reflète le mécanisme des signes par lesquels elle se manifeste. Beaucoup de tentatives de classer les maladies butent sur des systèmes qui manquent de logique, car les auteurs n'ont pas toujours suffisamment approfondi l'analyse du mécanisme lésionnel sous-tendant chaque signe par lequel une entité peut se manifester. Souvent, la cause de la maladie et le mécanisme lésionnel sont confondus. Nous l'avons déjà vu, quel que soit le mécanisme lésionnel, les causes des maladies se résument toujours à une interaction entre une prédisposition génétique monoou multifactorielle et l'environnement. Une confusion dans ce domaine entraîne
La nosologie – comment classer les maladies
une difficulté à analyser de façon pertinente les situations des patients, et s'accompagne d'une impossibilité d'enseigner clairement la médecine. En réalité, une bonne classification doit préciser aussi bien le mécanisme de la maladie causale que refléter les mécanismes qui sous-tendent la genèse des signes par lesquels elle se manifeste. Prenons l'exemple de la goutte, une maladie déjà connue dans la Rome antique. C'est une affection caractérisée par le dépôt de cristaux d'acide urique dans les articulations, consécutive à une élévation du taux d'acide urique dans le sang. Le signe le plus caractéristique est un gonflement extrêmement douloureux du gros orteil. Le simple effleurement par les draps peut causer une douleur majeure. Les cristaux d'urate peuvent aussi se déposer dans les reins (« néphropathie uratique ») et dans la peau (« tophus »). Les cristaux d'urate de sodium responsables de la maladie sont en réalité un déchet de la dégradation des purines, dont font partie l'adénine et la guanine, des constituants de l'ADN. Cela explique qu'une alimentation riche en purines, comme la viande rouge et les abats notamment, puisse contribuer à l'apparition des poussées. Les poussées inflammatoires articulaires sont dues à l'activation directe d'un capteur intracellulaire appelé « inflammasome » par les cristaux d'acide urique. Cela va induire une réaction inflammatoire très violente médiée par une substance pro-inflammatoire appelée interleukine 1 (IL-1). C'est cette libération d'IL-1 qui explique les poussées inflammatoires avec le gonflement articulaire, la fièvre et l'élévation de marqueurs sanguins comme la CRP ou les polynucléaires neutrophiles. L'analyse du mécanisme des signes cliniques et biologiques observés au cours de la goutte ne peut pas se résumer à un seul mécanisme. En effet, la goutte est indiscutablement une maladie métabolique de la voie de biodégradation des purines, à laquelle contribuent une prédisposition génétique et des facteurs environnementaux. Ces facteurs sont une alimentation riche en purines, ou la prise de certains médicaments, comme les diurétiques, qui vont entrer en compétition avec l'acide urique pour l'élimination rénale. Mais les signes cliniques de la goutte résultent de mécanismes différents. Ainsi, l'accumulation de cristaux d'urate dans la peau sous forme de tophus, qui forment des dépôts blancs intracutanés, est une vraie maladie par dépôts (ou de surcharge). Alors que les poussées articulaires douloureuses, par libération de cristaux d'urates qui vont stimuler l'inflammasome, répondent à un vrai mécanisme inflammatoire. Il existe d'ailleurs un médiateur de cette inflammation, qui peut être spécifiquement ciblé pharmacologiquement, l'IL-1. Selon le point de vue, la goutte peut donc être considérée comme une maladie métabolique, une maladie de surcharge ou une maladie inflammatoire. Elle est en réalité une maladie métabolique, mais son expression clinique implique d'autres mécanismes, qui sont accessibles à d'autres types de traitement. Son traitement causal implique donc un régime alimentaire adapté, l'éviction de certains médicaments et un traitement qui va diminuer le taux d'acide urique.
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Alors que le traitement symptomatique d'une poussée inflammatoire reposera sur des anti-inflammatoires, et parfois spécifiquement des anti-IL-1. Cela explique aussi pourquoi le traitement par anti-IL-1, très efficace pour traiter une poussée inflammatoire, n'agit pas sur les tophus.
Les phénotypes extrêmes incitent à chercher une cause génétique ou environnementale L'étude approfondie des individus avec ce qui est appelé un « phénotype extrême » est souvent particulièrement informative pour mieux comprendre une maladie. Ces phénotypes méritent une place particulière dans la nosologie. Il peut s'agir d'une forme particulièrement grave ou, au contraire, atténuée de la maladie, ou alors d'une intensité très inhabituelle de l'un ou l'autre de ces signes, non observée au cours des formes communes de l'affection. Il peut aussi s'agir d'un âge de survenue totalement inhabituel, par exemple une affection de l'adulte qui surviendrait chez un nouveau-né ou un nourrisson. Généralement, ces individus ont une très forte prédisposition génétique à cette affection, ou bien subissent un facteur environnemental particulièrement délétère. C'est vrai pour toutes les maladies, y compris des affections aussi communes que l'acné. Ainsi, des formes très graves d'acné, parfois dès le tout début de l'adolescence, se voient notamment chez des individus avec une prédisposition génétique à l'inflammation dans le cadre des maladies du spectre PAPA (pyogenic arthritis, pyoderma gangrenosum, acne). A contrario, des acnés extrêmement graves de l'adulte, quasi exclusivement rétentionnelles, se voient au cours d'une exposition à la dioxine. Aussi, le clinicien doit toujours rester vigilant pour reconnaître ces formes particulières des maladies afin de les explorer davantage. De la même façon, chaque élément inhabituel dans une affection nosologiquement caractérisée, dont les manifestations habituelles sont bien établies, doit être compris, car il peut orienter vers une pathologie associée, par exemple un cancer sous-jacent, dans le cadre d'une forme paranéoplasique de la maladie.
Lumpers versus splitters Le choix des maladies qu'on va classer ensemble et mettre dans une même catégorie est un des éléments clés de toute approche nosologique. Car si ce choix est bien fait, il favorise une vision globale permettant de regrouper des maladies qui peuvent partager : des signes, un pronostic, des affections qui leur sont associées et un traitement. On oppose classiquement deux grandes écoles nosologiques : les lumpers (globalistes) et les splitters (diviseurs). Les premiers tentent de regrouper les affections à chaque fois que possible ; les seconds tentent de discriminer
La nosologie – comment classer les maladies
et de séparer les affections en cherchant parfois des détails qui permettent de les distinguer. Les deux approches ont leurs avantages et leurs inconvénients. Une approche qui emprunte aux deux systèmes est probablement la mieux adaptée pour le besoin de l'exercice médical. Par exemple, il existe deux maladies caractérisées par une induration scléreuse de la peau. L'une se manifeste par des aires cutanées ovales ou arrondies d'induration cutanée. Elle ne touche habituellement pas les organes internes. Elle est appelée morphée ou sclérodermie localisée. L'autre maladie peut toucher de façon diffuse la peau et les organes internes comme les poumons, le cœur ou les reins. Elle est appelée sclérodermie systémique. Dans beaucoup d'ouvrages, ces entités sont regroupées. Pourtant, à mon avis, il faut séparer ces entités, car leurs manifestations et leur pronostic sont différents. Comme pour toute maladie, beaucoup de sujets atteints de morphées cherchent des informations sur leur affection. En raison de la terminologie chevauchante, ils trouvent par erreur des informations concernant la sclérodermie systémique. Ils s'inquiètent alors inutilement, car ils pensent courir les risques et les évolutions parfois graves de cette affection, dont ils ne sont pourtant pas atteints. Il est donc important de scinder ces affections, tant dans les classifications nosologiques que dans la façon de les nommer. Dans cette catégorie nosologique, il est donc préférable d'être un splitter. Dans un autre groupe de maladies, en revanche, je pense qu'un regroupement nosologique est judicieux. Il s'agit d'un ensemble d'affections appelées les « dermatoses neutrophiliques », qui regroupe de nombreuses entités, comme le syndrome de Sweet ou le pyoderma gangrenosum. En effet, même si les manifestations cliniques sont variables, leur aspect microscopique, les maladies qui leur sont associées et leurs traitements sont relativement similaires. Les regrouper dans une même catégorie nosologique permet donc une approche systématique et adaptée devant chacune d'elles. Dans le cadre de ces affections, il est donc utile d'être un lumper. Dans les grandes écoles de médecine, celles qui sont réputées pour l'excellence de la prise en charge des malades et la clarté de leur enseignement, chaque entité est scrupuleusement analysée pour établir une nosographie correcte, logique et cohérente. Les mécanismes qui sous-tendent chaque signe sont étudiés de façon détaillée. Ces écoles naissent souvent dans les services de spécialité médicale, plutôt que dans les disciplines très transversales comme la pédiatrie ou la médecine interne, car l'analyse des signes est plus simple pour le spécialiste, du fait d'une meilleure connaissance de l'organe lésé, de sa sémiologie et des aspects histopathologiques des lésions. Pour arriver à une telle classification, il faut d'une part une analyse anatomoclinique extrêmement précise des lésions, et d'autre part, aujourd'hui, une bonne connaissance de la génétique, car les bases génétiques de beaucoup de maladies sont maintenant bien établies.
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Un interne issu d'une telle école ne se rend pas compte de la chance qu'il a. À l'issue de son internat, il aura en effet acquis une vision claire de la signification de chaque signe et de chaque maladie, l'autorisant à raisonner dans sa démarche diagnostique et dans ses choix thérapeutiques. Il sait ce que le signe signifie et il sait quel mécanisme est à l'origine du dysfonctionnement. Il pourra ainsi avoir une attitude claire, fondée sur un raisonnement, dans la plupart des situations qu'il va rencontrer dans sa pratique.
Identifier des patrons cliniques dont on connaît la signification Maîtriser la nosologie, c'est être en mesure d'identifier des patrons cliniques qui orientent vers des mécanismes pathogéniques. Cela permet d'être à l'aise face à un malade avec une constellation complexe de signes, même sans être capable de poser un diagnostic précis. C'est pouvoir déduire l'évolution, le pronostic, les pathologies associées ainsi que les traitements potentiellement efficaces à partir de certains patrons cliniques, par analogie avec d'autres maladies qui ont des présentations proches. L'incapacité de poser un diagnostic peut simplement être liée au fait que certains malades ne répondent pas aux critères diagnostiques habituels. Mais, de façon non exceptionnelle, l'explication est qu'il existe de nombreuses affections non répertoriées dans la nosologie, non décrites en tant qu'entités et donc non nommées. Pourtant, des patients viennent avec ces constellations de signes et il faut les prendre en charge. Seuls les médecins avec des bases solides en nosologie sont alors à l'aise et peuvent proposer une démarche et des traitement rationnels.
CHAPITRE
12 Concepts et aphorismes PLAN DU CHAPITRE ■■ « Les maladies rares sont rares et les maladies fréquentes sont
fréquentes » ■■ « Le rasoir d'Occam versus la triade de Saint » ■■ « If
you cannot make a diagnosis, make a decision »
■■ « Pas de symptômes, pas de maladie »
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Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine
Il existe quelques aphorismes et quelques adages relativement classiques qui peuvent servir de fil conducteur dans la pratique médicale. J'ai toujours trouvé que l'aphorisme, une courte phrase qui résume une théorie ou un savoir, était particulièrement utile pour l'enseignement. Hippocrate avait déjà recours aux aphorismes. Il existe un traité nommé Aphorismes qui lui est attribué. La liste des aphorismes pourrait être nettement plus longue. Je cite uniquement certains adages que j'affectionne tout particulièrement.
« Les maladies rares sont rares et les maladies fréquentes sont fréquentes » Je l'ai déjà évoqué dans un autre chapitre. Cet aphorisme est toujours vrai et il ne faut jamais le perdre de vue. Il faut donc très bien connaître les maladies fréquentes. Leurs manifestations rares sont souvent plus fréquentes que les manifestations communes des maladies rares. Certains médecins sont savants mais apragmatiques. Ils cherchent derrière chaque signe la maladie rare. Ces médecins peuvent être anxiogènes pour les patients. Ils sont souvent prescripteurs de multiples bilans inutiles. Ils sont responsables d'une perte de temps pour le malade et à l'origine de bilans onéreux inutiles. En effet, les maladies fréquentes sont plus fréquentes.
« Le rasoir d'Occam versus la triade de Saint » Cet adage résume deux approches face à un malade avec un tableau clinique complexe. À chaque fois que possible, il faut essayer de trouver une seule maladie qui explique l'ensemble des troubles dont souffre le patient. Occam (ou Okham) était un philosophe au XIVe siècle. On lui attribue le principe de parcimonie : « les multiples ne doivent pas être utilisés sans nécessité ». Cela signifie que l'explication la plus simple est généralement la bonne. Cet adage, en médecine, doit être compris de la façon suivante. Le diagnostic qui fait intervenir le moins d'hypothèses doit être privilégié. En d'autres termes, il faut essayer d'être uniciste à chaque fois que possible. Il faut essayer de trouver un seul diagnostic qui explique l'ensemble des problèmes actuels pour lesquels le patient consulte, plutôt que d'évoquer la présence simultanée de deux ou trois maladies différentes. C'est uniquement si l'on n'y arrive pas qu'il est parfois nécessaire d'évoquer la possibilité qu'un malade ait simultanément deux affections différentes. Saint était un chirurgien britannique, qui exerça en Afrique du Sud pendant la première moitié du XXe siècle. Il enseigna qu'il fallait être en mesure d'envisager la coexistence de plusieurs maladies distinctes chez le même individu à chaque fois que l'hypothèse uniciste était en échec. Il a notamment montré que les trois
Concepts et aphorismes
affections suivantes étaient souvent présentes chez le même malade : lithiase de la vésicule biliaire, hernie hiatale et diverticulose du côlon. De ce fait, cette association de maladies s'appelle maintenant la triade de Saint. Il pensait qu'aucun lien pathogénique pouvait expliquer leur survenue simultanée. Cependant, des travaux plus récents semblent indiquer que l'obésité et certaines anomalies du collagène pourraient être la base pathogénique commune de ces trois affections. Cela souligne qu'il faut toujours privilégier « le rasoir d'Occam », c'est-à-dire l'hypothèse uniciste, en médecine.
« If you cannot make a diagnosis, make a decision » J'ai découvert cet adage, qui m'a beaucoup marqué, lorsque j'étais étudiant en quatrième année de médecine. J'étais en train de parcourir les chapitres introductifs du Cecil's Textbook of medicine, l'un des deux grands traités de médecine nord-américain, avec le Harrisson's Principles and practice of medicine. Dans ces chapitres, les grands principes de la pratique médicale étaient abordés. L'un des rédacteurs écrivait : « If you cannot make a diagnosis, make a decision », ou « Si vous n'arrivez pas à faire un diagnostic, prenez une décision ». Si j'avais d'emblée compris le sens de la phrase, c'est avec l'âge et l'expérience que j'ai apprécié de plus en plus sa justesse et sa pertinence. En effet, cet adage s'applique dans de nombreuses situations. Parfois, son respect est crucial. Je pense notamment au patient qui a manifestement une affection grave et qui se dégrade de jour en jour, voire d'heure en heure. Son tableau est toutefois complexe et il n'est pas possible d'établir un diagnostic immédiat au lit du malade. Il est alors essentiel de prendre une décision, même sans avoir un diagnostic. Il n'est pas éthique, ni humain, de laisser un malade se dégrader sans essayer de faire quelque chose. Certains médecins bloquent dans ces situations ; or, il faut agir et tenter des traitements.
« Pas de symptômes, pas de maladie » C'est un de mes maîtres d'internat, le Dr Berthold Hammann, qui citait parfois cet adage en l'attribuant au grand rhumatologue français, le professeur Stanislas de Sèze. Bien que cet adage simplifie à l'extrême la notion de « maladie » et qu'il soit réductionniste, dans certaines situations, cet adage est très utile. Il met en garde contre la pratique du dépistage chez les individus sains. C'est en effet un sujet très polémique. Il clôt le débat sur la découverte « fortuite » de certaines anomalies biologiques chez des individus asymptomatiques. Globalement, cet adage est un guide. Mais il suppose que le patient ait été minutieusement interrogé et examiné pour s'assurer qu'il n'a pas de signes. Par ailleurs, si de façon fortuite une lésion résolument suspecte a été détectée, par exemple
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Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine
après la pratique d'une radiographie dans le cadre de la médecine du travail, il faut bien sûr l'explorer. De la même façon, il faut considérer l'histoire familiale comme « symptôme ». C'est notamment le cas pour le diagnostic de syndromes de prédisposition aux cancers. En effet, un individu peut être totalement asymptomatique, mais avoir une histoire familiale suggérant un syndrome génétique de prédisposition aux cancers qu'il faut alors dépister.
CHAPITRE
13 Approche critique et grands principes thérapeutiques PLAN DU CHAPITRE ■■ Réfléchir et raisonner en toute circonstance : l'importance d'une approche
critique ■■ Quelques notions de thérapeutique : l'art de bien traiter les patients ■■ Même en pensant toujours aux causes infectieuses et/ou médicamenteuses des
signes et des maladies, on n'y pense pas encore assez ■■ Définir ce que l'on traite. On traite un patient avec une affection évolutive
et pas « une maladie » ■■ L'importance de déterminer un objectif pertinent ■■ Il existe moins de mauvaises surprises avec d'anciens médicaments
qu'avec des récents ■■ Savoir se faire sa propre idée d'un traitement ■■ Number
needed to treat
■■ Comment traiter lorsqu'il n'y a pas de vérité ?
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Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine
Réfléchir et raisonner en toute circonstance : l'importance d'une approche critique Le médecin doit aux malades qu'il prend en charge, et qui lui font confiance, une approche critique en toutes circonstances. Pour le bien de son malade, le médecin doit par exemple être en mesure de remettre en doute des diagnostics établis par d'autres praticiens, s'il les estime erronés. Il doit se former sur les nouveaux traitements avec beaucoup d'intérêt et avec un grand esprit critique avant d'envisager leur prescription. Il doit examiner à la loupe et de façon critique toutes les connaissances qu'il acquiert. La connaissance doit être mise à l'épreuve au chevet du malade, pour voir si les effets annoncés par d'autres sont observés dans sa propre pratique. Cet esprit critique, qui va de pair avec une recherche de la vérité et de l'excellence, s'applique dans tous les domaines. Il faut ainsi aussi bien se renseigner sur les ouvrages dans lesquels on souhaite apprendre et étudier que sur les revues qu'on choisit de lire. Car tous les ouvrages et toutes les revues ne sont pas équivalents, loin de là. Il faut bien choisir les maîtres à qui on fait confiance pour apprendre le savoir-faire et le savoir être, et ceux à qui on confie les malades qui posent problème.
Quelques notions de thérapeutique : l'art de bien traiter les patients Je vais uniquement dire quelques mots sur les grands principes du traitement des maladies, car il ne s'agit pas d'un ouvrage médical, mais d'un guide pour la pratique médicale. Il ne faut pas oublier qu'un médecin ne traite pas « une maladie », mais un individu malade, ce qui n'est pas tout à fait la même chose. Les points suivants me paraissent cruciaux et ils s'inscrivent dans le cadre des objectifs de cet ouvrage. La prise en charge d'un malade passe d'abord par un diagnostic et des explications. Il faut éviter la prescription médicamenteuse à chaque fois que cela est possible. Beaucoup de maladies guérissent spontanément, sans qu'un traitement médical ne soit nécessaire et sans qu'il n'apporte un bénéfice. Mais expliquer au patient ce qu'il a et pourquoi un traitement n'est pas nécessaire prend du temps. Il est souvent plus rapide d'établir une ordonnance inutile. C'est peut-être ce qui explique en partie pourquoi certains médecins prescrivent dans ces situations. De plus, certains médecins ont besoin d'établir une ordonnance pour se sentir « médecins », même dans des situations qui n'imposent pas de prescription. Pourtant, une prescription n'est jamais anodine. Elle comporte toujours un risque d'effets indésirables, même pour des médicaments très courants comme l'aspirine ou le paracétamol. La balance bénéfice/risque peut être clairement défavorable, même avec des médicaments peu dangereux, si leur bénéfice escompté est nul.
Approche critique et grands principes thérapeutiques
Les approches non médicamenteuses sont essentielles dans de nombreuses situations. Elles permettent parfois de régler un problème là où le médicament n'apporte qu'un soulagement transitoire. C'est par exemple le cas des sujets avec des tableaux douloureux musculo-articulaires liés à la sédentarité : la seule approche logique est la reprise d'une activité physique régulière pour se muscler et mieux se tenir. Mais cela impose des explications convaincantes du médecin pour motiver suffisamment le patient. Cela sera plus efficace et moins dangereux qu'une prescription d'anti-inflammatoires ou d'antalgiques. Il faut donc rappeler ici le grand principe déjà abordé dans cet ouvrage : primum non nocere, d'abord ne pas nuire. En effet, en toute circonstance et à chaque fois, il faut évaluer le bénéfice et les risques et en discuter avec le patient, avant de prescrire un examen invasif ou un traitement.
Même en pensant toujours aux causes infectieuses et/ou médicamenteuses des signes et des maladies, on n'y pense pas encore assez Il faut toujours s'efforcer de voir si l'on peut trouver une cause de la maladie qu'on pourrait facilement traiter ou supprimer. C'est la raison pour laquelle il faut toujours penser à une éventuelle cause infectieuse, car nous disposons de traitements efficaces de nombreuses infections. C'est aussi la raison pour laquelle il faut systématiquement évoquer la possibilité d'un effet indésirable induit par un médicament chez un individu qui en prend. On attribue au grand chirurgien français Henri Mondor l'adage suivant, à propos d'un abdomen chirurgical : « Lorsque l'on pense toujours à la grossesse extra-utérine, on n'y pense pas encore assez ». La même chose doit être dite pour les causes médicamenteuses de certains signes et de certaines maladies. Il n'y a possiblement pas de maladie qui ne puisse être induite et/ou favorisée par certains médicaments, qu'ils soient entièrement responsables du tableau, ou qu'ils agissent comme cofacteurs.
Définir ce que l'on traite. On traite un patient avec une affection évolutive et pas « une maladie » Le médecin doit toujours définir ce qu'il traite et l'expliquer au malade. J'ai déjà abordé la nécessité d'expliquer et même d'élaborer les objectifs thérapeutiques avec le patient à chaque fois que possible. Cet objectif dépend notamment de l'évolutivité de l'affection, des dégâts qu'elle peut encore causer, des traitements disponibles et de leurs effets. L'analyse détaillée de ces paramètres permet de déterminer le rapport bénéfice/risque. J'avais donné l'exemple de l'alopécie cicatricielle. Dans cette situation, l'objectif du traitement est d'éviter la progression de
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l'alopécie ; car aucun traitement ne sera en mesure de faire repousser les cheveux là où ils sont déjà tombés. Or, la plupart des patients espèrent une repousse. Si on ne leur explique pas que la repousse ne sera pas possible, ils seront déçus même avec un traitement efficace qui évite la progression de la chute des cheveux. Par ailleurs, certaines maladies à l'origine d'une alopécie cicatricielle imposent un traitement immunosuppresseur qui peut comporter des effets indésirables graves. Si la plupart des cheveux sont déjà tombés et qu'il n'existe pas de possibilité de repousse, faut-il encore mettre en place un tel traitement lourd à ce stade ? La même question peut se poser au cours de certaines maladies rénales. Faut-il mettre en place un traitement lourd si la plupart du parenchyme rénal est déjà détruit, par exemple par une maladie auto-immune comme un lupus érythémateux ou une vascularite ? Si un tel traitement, qui peut sauver les reins, est mis en place précocement, il comporte certainement une balance bénéfice/risque favorable. Mais est-ce qu'un tel traitement, qui expose le malade à des risques notamment infectieux, se justifie encore à un stade déjà avancé, alors que l'on peut uniquement espérer retarder la dialyse de quelques mois ? De la même façon, il existe des mélanomes qui évoluent rapidement et d'autres qui évoluent lentement. Certains sujets avec ce cancer de la peau vont développer de temps à autre une métastase pendant de très nombreuses années. Ces métastases, souvent uniques et répétées, seront facilement accessibles à une chirurgie ou à une destruction par une méthode physique (irradiation, congélation, radiofréquence, ultrasons, etc.). D'autres malades vont développer des dizaines de métastases en quelques semaines et mourront en quelques mois. Manifestement, les stratégies de prise en charge seront très différentes selon la situation. Pourtant, il s'agit du même diagnostic de mélanome. Ces réflexions nous amènent à un autre point très important. Le simple fait de porter un diagnostic ne donne pas immédiatement la clé du traitement, loin de là. En effet, si on prend par exemple une maladie auto-immune comme le lupus érythémateux systémique, d'innombrables scénarios sont envisageables selon le type d'organe lésé, l'activité de la maladie et les mécanismes lésionnels en jeu. Bien que le sujet ait un lupus érythémateux, la maladie peut être quiescente ou très peu évolutive et elle ne nécessite alors pas de traitement. Certaines manifestations, comme les lésions cutanées, qui sont très communes chez ces sujets, sont traitées en première intention avec des médicaments relativement « légers » appelés antipaludéens de synthèse. Mais encore faut-il s'assurer qu'il s'agit de lésions actives et pas de simples séquelles cicatricielles. Dans le premier cas, un traitement actif est nécessaire. Dans le second cas – à l'instar de l'alopécie cicatricielle –, il ne servirait à rien et il n'est pas indiqué. Mais cette lecture clinique du type de lésion cutanée nécessite déjà un œil expert. Un œil critique et expert est d'autant plus nécessaire qu'il existe des lésions cutanées moins classiques, résultant de mécanismes différents, et imposant
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des traitements différents. Certaines manifestations rénales ou hématologiques chez le sujet lupique imposent un traitement « lourd » par des corticoïdes et des immunosuppresseurs, car elles résultent d'un mécanisme inflammatoire. Mais avant d'envisager un tel traitement, il faut toujours essayer de déterminer si une manifestation, même active, va entraîner des dégâts, qu'il faut alors essayer d'éviter, ou pas. D'autres manifestations cliniques au cours du lupus érythémateux sont la conséquence de phénomènes thrombotiques. Elles sont traitées par des médicaments fluidifiants le sang. Autant dire que seule une analyse détaillée du mécanisme et de l'évolutivité permet de sélectionner le traitement adéquat. Et, de façon générale, on traite une évolutivité chez un malade et non une maladie. Aussi, pour le médecin familiarisé avec la nosologie, il n'est pas très important de nommer la maladie. En fonction des signes cliniques et biologiques, il se fera rapidement une idée du spectre auquel elle appartient et de son évolutivité. Or, ce sont les éléments déterminants du traitement. Le choix du bon traitement résulte d'une démarche diagnostique poussée au bout, incluant le diagnostic du mécanisme lésionnel et des causes éventuelles, comme cela a déjà été discuté. La maîtrise des « outils » du traitement, notamment des médicaments, nécessite en revanche beaucoup de travail. Il faut lire, s'instruire, connaître les contre-indications, les effets indésirables, les mécanismes d'actions, les interactions médicamenteuses, la pharmacocinétique, les délais d'action selon les maladies, etc. Autant dire que beaucoup de travail personnel du médecin est nécessaire pour assurer une utilisation des médicaments dans les meilleures conditions de sécurité et d'efficacité.
L'importance de déterminer un objectif pertinent Nous avons vu l'importance de déterminer des objectifs du traitement et d'évaluer l'évolutivité d'une affection. Quels sont des objectifs particulièrement importants ? C'est là un point très important qu'il faut toujours analyser. Il faut une certaine expérience pour pouvoir porter un bon jugement sur les critères à évaluer et les objectifs à viser. En effet, il faut connaître les maladies et leur impact pour être en mesure d'évaluer ce qui est pertinent. Cela est vrai lorsqu'on élabore une stratégie thérapeutique avec un patient, mais aussi lorsqu'on lit des études sur des nouveaux médicaments. Parfois, un objectif non pertinent a été fixé au cours d'un essai clinique pour évaluer l'efficacité d'un traitement. Cela peut par exemple arriver lorsque certains instigateurs d'un essai clinique, notamment industriels, estiment qu'il serait trop risqué et/ou coûteux et/ou trop durable de répondre à un objectif pertinent. Il est important alors que le médecin identifie cette faille, afin qu'il attribue au médicament la place qu'il mérite et pas plus. Un exemple classique vient de l'oncologie. Dans beaucoup d'essais, la « survie sans récidive » est déterminée comme objectif principal. Cependant, le seul véritable
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critère « solide » est la survie globale. Or, trop souvent, un traitement peut avoir un effet sur la survie sans récidive, mais il n'impactera in fine pas la survie globale. Et certains effets indésirables peuvent être responsables d'une plus grande altération de la qualité de vie des patients que certains types de récidives du cancer. Globalement, pour les maladies graves et pour l'ensemble des stratégies de prévention primaire et secondaire, la survie globale devrait être le critère d'évaluation principal, donc l'objectif prioritaire. Et cet objectif devrait être atteint en maintenant une bonne qualité de vie, qui devrait donc également être appréciée de façon rigoureuse et adaptée à la situation. Ces objectifs sont ceux à l'égard desquels il faut être vigilant lorsqu'on analyse des études ou que l'on s'intéresse à des médicaments nouveaux. Dans la pratique médicale quotidienne, les objectifs pertinents sont souvent plus modestes. Il peut par exemple s'agir d'un bon contrôle d'une douleur tout en maintenant un état de conscience chez un malade en fin de vie.
Il existe moins de mauvaises surprises avec d'anciens médicaments qu'avec des récents Une autre règle assez intuitive est la suivante : il est toujours préférable d'utiliser des vieux médicaments que des nouveaux, dont la tolérance au long cours et les effets indésirables rares sont moins bien établis. En effet, souvent, c'est seulement à l'usage, lorsqu'un nombre important de patients auront déjà été traités avec un médicament, que tous ses effets indésirables seront connus. C'est à ce moment que la place exacte et la meilleure façon d'utiliser ce médicament seront connues. Cela est bien entendu vrai pour traiter les maladies pour lesquelles il existe déjà des traitements satisfaisants, avec un profil de tolérance acceptable. Dans une maladie grave, par exemple un cancer agressif pour lequel il n'existe pas de traitement curatif, le traitement le plus efficace devra toujours être utilisé. Dans une telle situation, cela est vrai même si le traitement est récent et qu'il n'y a que peu de recul sur sa tolérance au long cours. De la même façon, à chaque fois qu'un nouveau médicament apporte un bénéfice important par rapport à ce qui existe déjà, sur des critères solides comme la survie, la prévention de séquelles (par exemple la prévention d'une insuffisance rénale) ou un gain de fonction important (par exemple la capacité respiratoire), il devra être utilisé. Dans des maladies inflammatoires chroniques, qui n'impactent pas la survie, comme le psoriasis par exemple, le raisonnement devrait en revanche être très différent. L'objectif dans une maladie comme le psoriasis est principalement la satisfaction du malade, c'est-à-dire réduire l'impact négatif de la maladie sur sa qualité de vie. Il faut donc privilégier les médicaments les plus sûrs qui donnent satisfaction au patient. Il existe en effet aujourd'hui un arsenal thérapeutique très étoffé pour traiter le psoriasis. Il y a eu une vraie révolution avec l'avènement de
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ce qui est appelé les « biomédicaments » qui sont très efficaces pour traiter cette maladie fréquente, qui touche 2 à 3 % de la population mondiale. Or, les biomédicaments de première génération, pour lesquels nous avons maintenant un recul certain par un très grand nombre d'individus traités, donnent déjà satisfaction à la plupart des malades traités. Les biomédicaments de nouvelle génération sont encore plus efficaces, mais nous avons beaucoup moins de recul. En effet, nettement moins de malades ont été traités jusqu'à présent. Il ne me paraît donc pas raisonnable de les prescrire en première intention. Pour illustrer mon propos, j'évoquerai l'anecdote suivante. Lorsque les premiers biomédicaments avaient été approuvés en France pour traiter les malades avec un psoriasis, deux classes étaient disponibles : d'une part, les anti-TNF, pour lesquels il y avait du recul, car ils étaient déjà utilisés depuis plusieurs années pour traiter des malades avec une polyarthrite rhumatoïde notamment ; d'autre part, l'éfalizumab, un anticorps qui se fixait sur une molécule de surface du lymphocyte T appelée CD11a, mais pour lequel il existait très peu de recul. Il n'avait pas encore été utilisé à grande échelle dans d'autres maladies. Il était alors déjà établi qu'il y avait plus d'infections bactériennes à germes intracellulaires et d'activation de tuberculose latente avec les anti-TNF. Ce risque était connu et pouvait donc être surveillé. En particulier, les tuberculoses latentes étaient dépistées avant l'initiation du traitement par un anti-TNF. Pour l'éfalizumab, en revanche, peu d'effets indésirables étaient rapportés, mais nous n'avions simplement pas assez de recul, car très peu de malades avaient été traités et donc exposés à cette molécule. Le laboratoire qui commercialisait ce traitement utilisait cette rareté des effets indésirables pour communiquer sur la sécurité de cette molécule comparativement aux anti-TNF, même si l'efficacité était moindre. Or, peu de temps après la commercialisation et l'utilisation à grande échelle, certains patients traités par éfalizumab ont développé des effets indésirables graves, notamment des leucoencéphalites multifocales progressives à virus JC, qui pouvaient être fatales. Cet effet indésirable grave a conduit au retrait de la molécule, dont le rapport bénéfice/risque était maintenant jugé défavorable. Cet exemple illustre qu'on ne sait pas grand-chose d'une molécule après les essais qui ont conduit à sa mise sur le marché. Cela est simplement lié au fait qu'il n'y a pas eu assez de sujets exposés, et que les durées d'exposition au cours des essais cliniques ne sont pas assez longues comparativement à l'utilisation qui sera faite de ces molécules en conditions réelles. Il est donc préférable de réserver des nouveaux médicaments aux situations où l'on n'a pas d'alternative. Je réserve ainsi les nouveaux biomédicaments du psoriasis aux malades qui n'ont pas de réponse adéquate, ou qui ont échappé aux autres traitements. Il en est de même pour le Xe médicament dans une classe thérapeutique déjà connue. Il s'agit par exemple de la Xe statine ou du Xe bêta-bloquant. Leur bénéfice par rapport aux molécules déjà plus anciennes de cette classe est généralement
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modeste ou inexistant, et le manque de recul doit inciter à une certaine prudence. Lorsque nous aurons assez de recul sur leur sécurité et leur maniement, leur place dans la stratégie thérapeutique évoluera. Je n'ai jamais compris l'engouement de certains de mes collègues pour les nouveaux traitements, de façon souvent irréfléchie et parfois quasi compulsive. Il est de la responsabilité et de la conscience professionnelle du médecin de choisir le traitement qui lui paraît offrir le meilleur compromis entre le bénéfice et le risque pour traiter les malades. Or, souvent, il manque des informations cruciales avec des nouveaux médicaments. Mais, et je le répète ici, la situation est bien entendu toute différente dans les situations où nous ne disposons pas d'une solution thérapeutique efficace et où toute nouveauté est bienvenue et accueillie à bras ouverts. Le médecin doit en permanence adapter ses stratégies selon les évolutions scientifiques et son appréciation personnelle, indispensable.
Savoir se faire sa propre idée d'un traitement Il n'est pas toujours simple de se faire une idée sur l'intérêt d'un traitement, notamment s'il est nouveau. Les sources d'informations sont les publications dans les revues et dans les livres, les échanges avec des collègues, les informations recueillies lors des congrès et ceux délivrés au médecin par les délégués médicaux des laboratoires qui commercialisent les nouveaux traitements. Malheureusement, l'information délivrée par ces derniers, souvent la seule source de médecins parfois débordés, est forcément biaisée. Ils ont un conflit d'intérêt manifeste. Mais la lecture de recommandations ne vaut souvent guère mieux, même si elles ont été établies sous l'égide d'une société savante ou de la haute autorité sanitaire. Cela a plusieurs raisons. Leur élaboration est très chronophage et, au moment où elles sont publiées, elles sont parfois déjà dépassées. De nombreux individus, de compétences très variables, participent à leur élaboration. En France, il est particulièrement bien vu que des non-experts fassent partie des rédacteurs et des relecteurs. Il faut donc trouver le plus faible dénominateur commun sur lequel tout le monde peut se mettre d'accord. Cela nous éloigne de l'excellence qui est l'apanage de l'expert. La méthodologie des recommandations accorde souvent trop d'importance à la médecine fondée sur des faits. Si cette dernière est indispensable dans beaucoup de domaines, elle n'est de loin pas le seul élément devant intervenir dans une stratégie thérapeutique. Malheureusement, les méthodologistes ont pris une place prépondérante dans la stratégie d'élaboration de telles recommandations. Mais il ne faut pas oublier ici qu'il s'agit de recommandations sur la façon de soigner certains malades, souffrant de certaines affections. Or, un méthodologiste ne voit jamais de malades. De plus en plus, ce type de recommandations est souvent élaboré par des individus qui ne sont pas directement impliqués dans les soins. La place de ceux qui mettent en forme ces
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recommandations est devenue beaucoup trop importante par rapport à ceux qui savent et qui font. Enfin, des recommandations sont généralement élaborées lorsqu'une nouvelle classe de médicaments voit le jour, et cela ne relève pas d'une coïncidence. Il existe en général un laboratoire pharmaceutique qui « pousse », via des pions interposés, souvent des professeurs des universités comme moi-même, vers la rédaction de telles recommandations. Une fois rédigées, elles sont censées « faire référence », idéalement même être opposables dans l'idée de certains. À titre personnel, j'ai arrêté de lire les recommandations depuis plusieurs années, préférant lire une mise au point rédigée par un expert reconnu dans le domaine. Entendons-nous bien ici : je n'ai absolument aucun grief contre les laboratoires pharmaceutiques. Tous les développements de médicaments qui ont abouti à la commercialisation de médicaments novateurs ont été faits par les laboratoires pharmaceutiques. Ce sont eux qui sont à l'origine des avancées thérapeutiques majeures. Si on fait le bilan de la recherche effectuée dans les structures institutionnelles, comme en France les facultés, l'Inserm ou le CNRS, il est quasi nul en termes de débouchés thérapeutiques novateurs. Sans les compagnies pharmaceutiques, nous serions au siècle dernier en ce qui concerne la thérapeutique. De plus, si je dirigeais une compagnie pharmaceutique, je ferais également tout pour que les médicaments que mon entreprise commercialise soient les plus prescrits, dès lors qu'ils ne nuisent pas. Ce que je reproche, c'est qu'un nombre considérable de médecins, souvent des universitaires, prennent pour argent comptant le message délivré par les laboratoires ; qu'ils ne portent pas un regard plus critique sur les études réalisées par les compagnies pharmaceutiques et leurs limites ; qu'ils acceptent d'animer des conférences et des symposiums et d'y véhiculer des messages qui manquent cruellement de recul et d'esprit critique ; qu'ils se soumettent à la pensée unique, en s'empêchant de porter un regard éclairé propre. Je sais qu'il est difficile d'aller contre l'opinion du groupe, de s'autoriser sa propre réflexion. Il est plus simple de faire « comme tout le monde ». Mais il s'agit ici aussi d'une question de responsabilité envers le malade que l'on prend en charge, donc d'une conscience professionnelle obligeant le médecin à chercher l'attitude la plus pertinente. C'est pour cela que j'écrivais plus haut que chaque médecin doit se forger sa propre opinion et avoir une appréciation personnelle, notamment des nouveaux traitements. Il ne peut malheureusement pas faire une confiance aveugle aux « recommandations ». De la même façon, je me permets ici une courte parenthèse sur les réunions de « consultations pluridisciplinaires », dont il faut à mon avis également se méfier. Dans ces réunions, très à la mode, plusieurs médecins se réunissent pour partager leur expérience afin d'aider un malade. Ce dernier peut être présent lors de la réunion, ou son cas peut être résumé par l'un des praticiens. Dans l'idée, c'est un objectif très louable, mais malheureusement dans la pratique ce n'est pas toujours très pertinent. Dans mon expérience, les conclusions de ces réunions sont en effet
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parfois non adaptées, voire dangereuses. En effet, dans un groupe, la responsabilité est diluée et il peut arriver que plus aucun médecin ne se sente vraiment responsable du malade qui fait l'objet de la discussion. Parfois, un médecin plus senior que les autres se prononce, sans vraiment connaître « le cas », et personne n'ose le contredire. À titre personnel, pour un cas complexe, je préfère que différents médecins spécialistes voient le malade au cours d'une consultation classique, en tête à tête. Cela permet de se prendre le temps qu'il faut ; de recueillir les renseignements dont on a besoin à sa façon ; de maintenir le colloque singulier médecin-malade ; et surtout d'être pleinement responsable de l'avis que l'on va formuler. Puis, lorsque chaque médecin a vu le malade, les différents avis peuvent être confrontés. Tous ces exemples soulignent qu'il est essentiel de se forger sa propre idée. Mais avoir sa propre idée, aussi bien fondée que possible, n'est pas simple. Alors comment faire ? Si le médecin a la chance d'avoir un « maître » à qui il fait confiance, c'est une première étape. Il peut échanger et recueillir son avis. Ensuite, je conseille à tous mes étudiants, internes et collègues, de lire une revue rédigée par un expert reconnu dans un domaine. Je trouve cela plus informatif et pertinent que de lire une recommandation signée par de nombreux auteurs. Si possible, je conseille de lire une mise au point parue dans une revue médicale prestigieuse. La parution dans une « grande revue » n'est pas garante de qualité, ni d'absence de parti pris, mais le plus souvent ce sont des travaux sérieux. De plus, les grandes revues permettent un échange secondaire via la publication de lettres à la rédaction, qui peuvent rendre apparents des biais ou des points de désaccord.
Number needed to treat Certaines connaissances méthodologiques simples peuvent aider. Il faut ainsi acquérir quelques instruments pour être en mesure de porter un regard critique. Ceci n'est pas un ouvrage de méthodologie, ni de statistiques, et je ne vais pas détailler ces différents instruments – je ne les maîtrise d'ailleurs pas. Mais une notion est très importante et mérite d'être brièvement abordée ici. Il s'agit du nombre de sujets à traiter ou « number needed to treat » (NTT). C'est le nombre de malades qu'il faut traiter pour éviter l'apparition d'un événement que l'on souhaite prévenir. Cet événement peut par exemple être un décès, un infarctus du myocarde, un accident vasculaire cérébral, etc. Il donne une information plus pertinente que simplement la diminution d'un risque relatif ou absolu. Le NTT est certainement un des critères les plus importants dans le choix d'un traitement. Il se calcule de façon assez simple : c'est l'inverse de la diminution du risque absolu (DRA). Exprimé sous forme mathématique, cela correspond donc à : 1/DRA.
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Prenons l'exemple d'une étude randomisée évaluant l'intérêt d'une statine, un médicament qui baisse le taux de cholestérol, pour la réduction du risque d'infarctus. Un essai clinique a été mené et a montré que 3 % des sujets qui prenaient le placebo développaient un infarctus, contre seulement 1,9 % des sujets traités par la statine. La diminution du risque relatif se calcule alors de la façon suivante : 3 – 1,9/3, soit 1,1/3 = 0,36. Il faut multiplier ce chiffre par 100 pour obtenir un pourcentage. Cela correspond donc à une diminution du risque relatif de développer un infarctus du myocarde de 36 %. Généralement, c'est sur la diminution de ce risque relatif que le laboratoire qui commercialise le médicament va communiquer. Médecins comme malades peuvent alors se demander ce que cela signifie. Ils peuvent se dire que diminuer un risque de 36 % « n'est pas si mal ». Mais, en réalité, il faut regarder la diminution du risque absolu et calculer le NTT, ce qui donne une image bien meilleure de l'effet réel de la statine. La diminution risque absolu se calcule simplement ainsi : 3 – 1,9 = 1,1, soit 1,1 %. Il faut diviser ce chiffre par 100 pour obtenir une valeur chiffrée ; cela correspond donc à 0,011. La diminution du risque absolu de développer un infarctus est donc modeste avec le traitement. Ce chiffre de 1,1 % inciterait probablement déjà moins de patients à se soumettre à un tel traitement au long cours. Mais regardons maintenant le NTT qui correspond à l'inverse de la diminution du risque absolu, soit 1/0,011 = 91. Cela veut dire qu'il faudrait traiter 91 sujets avec cette statine pour prévenir 1 infarctus du myocarde. Cela veut aussi dire 91 patients devraient prendre ce médicament sans en tirer de bénéfice, en subir les éventuels effets indésirables, loin d'être exceptionnels avec cette classe de médicaments, pour prévenir un infarctus chez 1 malade ! Il n'est malheureusement pas possible de prédire quel malade en tirerait un bénéfice. De plus, en France, un pays où les médicaments sont pris en charge par l'assurance maladie, la société payerait donc pour 91 prescriptions inutiles pour 1 infarctus prévenu. À chaque fois que possible, un médecin devrait essayer d'avoir une idée du NTT, surtout pour des médicaments avec beaucoup d'effets indésirables, et dans toutes les situations où le traitement est administré à visée préventive. Un malade éclairé devrait aussi chercher cette information avant de décider s'il souhaite ou non se soumettre à un traitement, notamment préventif.
Comment traiter lorsqu'il n'y a pas de vérité ? Il reste le difficile problème du choix du traitement dans les situations, assez fréquentes, où il n'y a pas de vérité. Ce sont des situations où les opinions des experts peuvent diverger sur le choix du traitement. Ce sont aussi des situations où différentes approches et différents traitements peuvent avoir une efficacité équivalente. Il est alors sage de faire son choix en tenant compte notamment des critères suivants : l'efficacité du médicament ; sa tolérance ; les éventuelles interactions avec d'autres médicaments ; son ancienneté ; privilégier celui dont on
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maîtrise mieux la prescription, qu'on a l'habitude de manier ; le terrain et l'avis du malade. Tenir compte du terrain est souvent crucial. On préférera par exemple des médicaments non toxiques et non éliminés par voie rénale chez un malade qui a des reins qui ne fonctionnent pas bien. On évitera des médicaments qui impactent négativement l'os chez un malade qui a une ostéoporose, etc.
CHAPITRE
14 Le raisonnement et la démarche cognitive en médecine – aller plus loin Pratiquer une bonne médecine, au bénéfice des patients que l'on prend en charge, impose un engagement exceptionnel. Cela repose sur l'acquisition et la maîtrise de beaucoup de connaissances, continuellement mises à jour. Parvenir à cela pendant une carrière professionnelle est déjà un objectif très louable et largement suffisant. Mais il est possible d'aspirer à plus. Pour aller plus loin, il faut apprendre à voir de ses propres yeux, puis à élaborer des hypothèses physiopathogéniques ; il faut être en mesure de modéliser et de conceptualiser. Tous les médecins sont formés dans les écoles et les facultés de médecine. Ils sont obligés d'y ingurgiter des sommes de connaissances monumentales, indispensables à la compréhension du corps humain et aux maladies qui l'affectent. Mais ce véritable « formatage » empiète inévitablement sur deux capacités : la perception des choses telles qu'elles sont et la réflexion. Sortis des bancs de la faculté très savants, beaucoup de médecins sont enfermés dans les cadres rigides de la « connaissance » qui les empêchent parfois de voir la réalité et de réfléchir librement. Ils restent confinés dans leur savoir et cherchent à trouver, dans les connaissances, des réponses qui ne s'y trouvent pas toujours. En effet, le formatage par les études de médecine entraîne une sorte de sidération entravant la réflexion et ayant tendance à enfermer dans la connaissance. On voit ce que l'on a appris à voir et on ne réfléchit plus. On sait. Heureusement, dans la plupart des situations, cette démarche permet en effet de résoudre le problème des patients, car l'enseignement est globalement bien fait et proche de la réalité. Mais, parfois, cela est insuffisant. Seules une perception très précise de la réalité, Comment devenir un bon médecin © 2023, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
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couplée à une réflexion approfondie permettent alors d'aller plus loin. Se libérer de ce formatage pour accéder à une vision naïve et juste de la réalité, et réfléchir librement sont des tâches difficiles. Il faut en effet d'abord tout savoir et tout apprendre, sinon on est charlatan. Mais, pour certains, il est essentiel ensuite de se libérer de ce fardeau pour accéder à la vision et à la réflexion ; une vision naïve et une réflexion approfondie qui pourront toujours s'appuyer sur les connaissances acquises antérieurement, sans s'y enfermer. C'est cette démarche, réservée à peu, qui permet de décrire des entités et des maladies nouvelles, de penser à des approches thérapeutiques novatrices, de reclasser des maladies, etc. Car c'est uniquement de cette façon que l'on écoute et que l'on comprend l'histoire contée par le malade telle qu'elle est vraiment et pas telle qu'on l'a apprise à la faculté. Et parfois, elle est très différente. C'est l'attention portée à ces différences qui permettra de rendre un vrai service au malade et à la science.
CHAPITRE
15 Mode d'exercice et systèmes de soins et de formation actuels : quelques commentaires PLAN DU CHAPITRE ■■ Pratique généraliste et pratique spécialisée, ce qui n'a rien avoir avec être
généraliste ou spécialiste ■■ Spécialités d'organes et spécialités transversales ■■ Dans les disciplines cliniques, il faut former et promouvoir des médecins
et pas des chercheurs ■■ Comment articuler recherche clinique et recherche en laboratoire ? ■■ Pour être un bon médecin, il faut beaucoup pratiquer – c'est en forgeant qu'on
devient forgeron ■■ À
force de ne pas demander ce qu'on vaut, on finit par valoir ce qu'on demande
■■ La surspécialisation peut être préjudiciable ■■ Plaidoyer contre la virtualité ■■ La pratique médicale, une histoire très ancienne, inachevée, qui devrait
intéresser chaque médecin
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Contrairement au reste de l'ouvrage qui reflète ma vision de la pratique médicale et que je juge de portée assez universelle et intemporelle, je souhaite exprimer dans ce chapitre quelques remarques sur le mode d'exercice et les systèmes actuels de soins et de formation.
Pratique généraliste et pratique spécialisée, ce qui n'a rien avoir avec être généraliste ou spécialiste Une première réflexion que devrait mener chaque médecin concerne le choix de la pratique qu'il souhaite mener. Il doit se poser la question s'il souhaite avoir une pratique assez généraliste ou une pratique très spécialisée ; en d'autres termes, s'il souhaite cultiver un intérêt soutenu pour une partie ou pour toute la médecine. Ce sont des visions assez différentes de la façon de concevoir sa pratique médicale. Cette philosophie sur la façon dont on veut pratiquer peut résulter d'une réflexion approfondie et d'un choix très conscient. Mais beaucoup plus souvent, elle s'impose au médecin de façon très naturelle. Elle résulte alors d'un choix qu'il a fait par intérêt et par goût, et non pas par réflexion. Une partie de ce choix résulte probablement de son parcours au cours des études. En effet, l'étudiant en médecine a certainement été influencé par les médecins qu'il a rencontrés pendant ses études. Certains ont suscité une vive admiration et d'autres une sensation déplaisante. Or, ce parcours, c'est-à-dire les stages cliniques qu'il effectue au cours de l'externat, est en partie aléatoire. Comme dans tous les domaines de la vie, les rencontres qu'il a pu faire pendant son cursus médical ont donc certainement joué un rôle important dans le type de pratique qu'il aura finalement choisi. Un point très important est le suivant. Il ne faut pas confondre le choix entre la médecine générale et la médecine spécialisée d'une part, et la façon de pratiquer ces métiers d'autre part. On peut avoir choisi une pratique ultraspécialisée et rester un médecin très ouvert aux problèmes du malade et donc garder une pratique assez généraliste. Il s'agit par exemple d'un chirurgien cardiaque qui se limite et qui excelle dans un seul type de chirurgie de réparation valvulaire, mais qui entend le malade se plaindre de douleurs de hanche et qui va l'orienter vers un autre spécialiste pour prise en charge. A contrario, certains médecins peuvent choisir des spécialités très transversales comme la médecine générale et prêter peu attention aux plaintes exprimées par les malades qu'ils prennent en charge.
Spécialités d'organes et spécialités transversales Le choix d'une spécialité reflète aussi une vision de la médecine. Il s'agit toutefois d'une vision que l'on n'a en général pas encore internalisée et analysée au moment où on est obligé de faire ce choix. Il existe des spécialités axées sur des maladies
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et des spécialités axées sur un organe. Les spécialités axées sur des maladies sont par exemple l'infectiologie, l'allergologie, l'immunologie clinique ou la cancérologie. Les spécialités axées sur un organe sont par exemple la dermatologie, la rhumatologie, la néphrologie, la gastro-entérologie, la cardiologie, la pneumologie, l'hématologie, l'ORL, ou l'ophtalmologie. J'ai ici un grand parti pris : je considère que seules les spécialités d'organe correspondent à un « vrai métier ». Je vais développer un peu ce point de vue. Il ne s'agit bien entendu ici que d'une opinion personnelle, qui contraste avec le reste de l'ouvrage où je considère porter un message plus général. Auparavant, toutefois, un mot sur les généralistes, les internistes et les pédiatres. À mon avis, il faudra toujours des médecins généralistes. Ce sont les vrais spécialistes de la médecine générale. C'est sur eux que repose n'importe quel système de soins. Ils font face en première ligne aux problèmes de santé des nombreux malades qu'ils prennent en charge. Il s'agit de malades de tous les âges et de tous les milieux. Les médecins généralistes doivent être en mesure de rapidement reconnaître les vraies urgences pour orienter les malades vers la prise en charge adaptée, généralement hospitalière. Ils doivent gérer l'ensemble des problèmes médicaux courants des malades qu'ils suivent. Il n'y a pas de définition de ce qu'est un « problème médical courant », même si cela semble relativement intuitif. Ils peuvent diagnostiquer et traiter tout ce qu'ils savent prendre en charge, la conscience professionnelle et le professionnalisme de ne faire que ce que l'on sait faire étant la seule limite raisonnable. Enfin, ils ont besoin de « flair » pour repérer les problèmes moins courants et orienter les malades vers des spécialistes compétents, qu'il s'agisse d'un problème diagnostique ou thérapeutique. Ils ont donc aussi besoin d'un bon carnet d'adresses, c'est-à-dire d'un réseau de collègues disponibles à qui faire appel en cas de besoin. Il y a le difficile problème des « super-généralistes » que sont le pédiatre et l'interniste, et de la place qu'ils occupent. En effet, ils devraient être un avis de recours pour les médecins généralistes. Cela était le cas il y a encore quelques années. L'accès à l'information était alors difficile et la bonne connaissance des maladies de l'enfant par le pédiatre, et de la médecine interne par l'interniste, était une vraie valeur ajoutée. Aujourd'hui, la place de ces médecins par rapport aux généralistes d'une part, et aux spécialistes d'autre part, est moins évidente. Je me réfère ici aussi bien aux spécialistes adultes qu'aux spécialistes pédiatres. Car beaucoup de pédiatres sont aujourd'hui surspécialisés, par exemple le cardiopédiatre, l'endocrinopédiatre, le néphropédiatre, etc. Cela laisse peu de place aux pédiatres et aux internistes « généralistes ». Le pédiatre a toutefois encore à son avantage la très bonne connaissance du nouveau-né et du jeune nourrisson, qui est une valeur ajoutée certaine. Il a ainsi une vraie expertise des maladies graves qui imposent une hospitalisation, acquise pendant l'internat de pédiatrie, lorsqu'il s'occupait des nourrissons hospitalisés.
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Il faut certainement des internistes pour des sujets avec des maladies complexes, affectant simultanément plusieurs organes, chez qui plusieurs spécialistes n'ont pas réussi à porter de diagnostic ou à proposer une prise en charge adaptée. Mais il en faut de moins en moins. En réalité, si un spécialiste d'organe est interniste dans l'âme, c'est-à-dire qu'il ne néglige aucune plainte et aucun signe, et qu'il travaille avec d'autres spécialistes pour assurer une prise en charge globale, c'est certainement la meilleure option pour le patient. L'approche globale, holistique, est en effet celle qui est la meilleure pour les patients. Malheureusement, tous les spécialistes n'ont pas cette vision holistique de la pratique médicale, ce qui rend l'interniste indispensable – même si certains internistes ne l'ont guère plus. À mon avis, les seuls vrais spécialistes sont les spécialistes d'organes. Les spécialistes transversaux axés sur des maladies ne voient en général le malade que dès lors que le diagnostic est déjà établi. Ils articulent leur réflexion sur la prise en charge d'un même type de maladie, par exemple un cancer. Or, tous les organes peuvent être à l'origine d'un cancer. Un spécialiste d'organe suit un malade de A à Z, du diagnostic jusqu'au traitement. Il maîtrise l'organe dont il est spécialiste. Il connaît son anatomie, son histologie, sa physiologie et l'ensemble de la pathologie qui peut l'affecter. Nous avons vu l'importance de comprendre les mécanismes des signes et des maladies. Ces mécanismes sont très nombreux et il faut être confronté dans sa pratique à tous les mécanismes pour développer une vraie expertise. Cela ne sera jamais le cas du médecin qui a choisi une spécialité transversale ou axée sur une maladie. Il sera donc toujours plus limité dans son analyse et sa réflexion. Par ailleurs, un cancérologue ne pourra jamais faire la « lecture de la peau » que peut faire un dermatologue. Il n'aura jamais la technicité de ce dernier pour détruire les cancers cutanés par diverses méthodes comme le curetage, la cryothérapie, la chirurgie, etc. Il ne maîtrisera jamais la bronchoscopie à des fins diagnostiques ou thérapeutiques, par exemple pour la mise en place d'une endoprothèse, comme le fera un pneumologue. Les exemples s'appliquent à toutes les spécialités. Faut-il néanmoins des cancérologues, des infectiologues, etc. ? Certainement, mais peu. À mon avis, une spécialité transversale devrait être une « surspécialisation » que l'on peut acquérir après une formation de spécialité d'organe, de médecine interne ou de pédiatrie. La spécialité d'organe, la médecine interne et la pédiatrie doivent rester des vraies formations, alors que les spécialités transversales devraient aussi pouvoir être validées par la pratique. Les spécialités transversales devraient être quasi exclusivement hospitalières. Les experts formés devraient être très pointus et agir en recours. Ces spécialités permettent une autre approche, complémentaire du spécialiste d'organe, qui peut être mise au profit du malade. Le spécialiste d'organe peut ainsi, par exemple, apporter un raisonnement analogique. Son expérience acquise dans la prise en charge des maladies infectieuses, inflammatoires ou génétiquement déterminées
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peut être utile pour la prise en charge d'un cancer ou la gestion des effets indésirables de son traitement. L'oncologue pourra appliquer un raisonnement acquis dans le traitement d'un type de cancer, par exemple le mélanome, pour traiter un autre type de cancer, par exemple le gliome. Le fait de traiter beaucoup de cancers confère une vraie expertise dans ce domaine, notamment dans le maniement des chimiothérapies et des autres traitements utilisés en oncologie. Mais, de plus en plus souvent, les oncologues se spécialisent et ne s'occupent plus que d'un ou de deux organes. Et même s'ils ne veulent pas l'entendre, ils ne pourront jamais aussi bien maîtriser cet organe qu'un spécialiste qui a été formé à cet organe dès son internat. Il existe enfin des spécialités transversales non redondantes avec les spécialités d'organe, car relativement techniques. Il s'agit notamment de l'anatomopathologie, de la radiologie, de la radiothérapie, de la réanimation et de l'anesthésie. Les anatomopathologistes et les radiologues se spécialisent aussi de plus en plus souvent pour maîtriser un ou deux organes. Les médecins qui exercent ces spécialités sont presque des prestataires de services pour le reste de la communauté médicale. « Prestataires de services » doit être compris ici au sens noble du terme. Ce sont des vraies spécialités, mais en général ces médecins n'assurent pas le suivi des malades. Ils interviennent ponctuellement dans la prise en charge.
Dans les disciplines cliniques, il faut former et promouvoir des médecins et pas des chercheurs Je souhaite émettre maintenant un point de vue que je juge absolument capital. Il impacte directement la prise en charge des malades et se répercute sur la qualité de l'ensemble du système de soins. Ce point concerne les centres hospitalouniversitaires (CHU). Il y a eu, au cours des dernières années, une dérive grave. Elle consiste dans le fait que, pour être nommé professeur dans une discipline résolument clinique, dont la finalité est de soigner des patients, il fallait disposer d'un curriculum vitae (CV) de chercheur. Les commissions qui nomment les professeurs prêtent en effet surtout attention aux qualités de chercheurs des candidats et pas à leur aptitude à soigner des patients. Il faut bien dire que la première qualité s'évalue assez simplement en étudiant les publications du candidat. Il n'existe en revanche pas de critères simples et fiables pour évaluer la seconde. La rumeur et le bouche à oreille restent à l'heure actuelle les moins mauvais indicateurs… Mais on pourrait très bien inviter un candidat à un professorat dans un autre CHU, où un ou deux professeurs observeraient pendant une semaine des consultations que le candidat ferait avec des malades tout venant, non sélectionnés. Le candidat pourrait aussi y passer la visite hospitalière sous supervision. Il serait ainsi assez facile d'évaluer la maîtrise clinique du candidat. De la même façon, un chirurgien peut être évalué pendant qu'il opère.
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Enfin, pour la fonction qu'il vise, un futur professeur doit forcément avoir une vision généraliste de sa spécialité et s'intéresser à tous les domaines cliniques. À force d'exiger un CV de chercheur, souvent aux dépens de la formation clinique, il y a eu des nominations très délétères. Des chercheurs, parfois de bon niveau, se sont ainsi trouvés à la tête de certains services cliniques de CHU. Mais il s'agissait d'individus sans compétence clinique, qui n'étaient pas en mesure de porter un diagnostic, ni d'avoir une idée thérapeutique censée. Les conséquences de ce type de nomination sont catastrophiques. Elles ne concernent pas qu'un service donné à un moment donné. Les soins qui sont prodigués dans un tel service ne sont souvent pas adaptés. L'ambiance qui y règne est souvent très mauvaise. En effet, pour qu'un service fonctionne bien, l'autorité doit être naturelle et se faire via la compétence. Celui à qui on demande conseil pour soigner le malade a naturellement l'autorité. Le chef de service devrait être le meilleur dans la discipline clinique où il a été nommé, ou à tout du moins être un avis de recours fiable. Mais si le chef de service n'a pas les compétences requises, et que personne ne va jamais lui demander conseil pour régler le problème d'un malade, il devient généralement autoritaire. De la même façon, il ne supportera pas les bons cliniciens qui déserteront vite le service. Pendant son « règne », qui peut durer de nombreuses années, de nombreux médecins seront insuffisamment formés. Ces médecins s'installeront, généralement dans la région. La qualité des soins prodigués à la population dans la discipline en question deviendra ainsi médiocre. De plus, les médecins installés ne trouvent plus d'avis de recours au CHU. Il faut parfois de nombreuses années pour rattraper une telle « erreur de casting ». Or, ces erreurs ne sont malheureusement pas rares. Ce que je reproche ici reflète l'évolution des trente dernières années. À mon avis, il faudrait réhabiliter les qualités de médecin aux dépens de celle de chercheur. Mais cette vision est malheureusement diamétralement opposée à ce qui est actuellement demandé. La formation à la recherche a été privilégiée à la maîtrise du métier qu'il faudra exercer dans les disciplines cliniques. Je ne pense pas que les décideurs politiques mesurent l'ampleur de cette évolution et je m'inquiète très sérieusement sur l'aptitude des médecins qui vont soigner les personnes de ma génération dans une vingtaine d'années.
Comment articuler recherche clinique et recherche en laboratoire ? La recherche en laboratoire demeure essentielle. C'est elle qui est à l'origine de beaucoup de grands progrès en médecine. Mais elle doit être faite par des professionnels qui la maîtrisent et cela impose un investissement à temps plein. Un médecin, par la formation scientifique très générale qu'il a reçue, et sa bonne
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connaissance de la pathologie, peut décider de s'y consacrer. Mais alors, il doit le faire tôt et à temps plein. L'idée de pouvoir être au meilleur niveau en clinique et en recherche fondamentale n'est plus réaliste aujourd'hui. Un bon médecin doit initier des projets de recherche, de la clinique vers le laboratoire, ou alors répondre présent aux chercheurs lorsqu'ils ont besoin de données cliniques. Cette façon de travailler, du malade vers le laboratoire et du laboratoire vers le malade, s'appelle la recherche translationnelle. Mais il est évident que chaque partie, médecin d'un côté, chercheur de l'autre, doit être très compétente dans son domaine respectif. Un certain nombre de projets de recherche n'aboutissent pas parce que le phénotypage précis des malades n'a pas été bien fait au départ. Les médecins à l'origine du recrutement ne maîtrisaient pas assez bien la clinique et ils ont mélangé des phénotypes sensiblement différents. Le chercheur dans le laboratoire va alors étudier, parfois pendant des années, des cellules, de l'ADN, de l'ARN, des protéines etc. de sujets qui n'ont pas l'affection qu'il souhaite comprendre. C'est une des pires choses qui puissent arriver au chercheur, qui fait confiance au médecin, et qui croit en la fiabilité des diagnostics portés. Les informaticiens appellent cela « GIGO » : garbage in, garbage out (garbage signifiant ordure, déchet). Il va de soi que si les mauvais sujets ont été prélevés au départ, on ne peut pas trouver d'explication cohérente. Je pense qu'une partie importante de la recherche plus fondamentale n'aboutit pas en raison d'une mauvaise sélection des malades au départ ; d'où l'importance de la qualité du clinicien d'un côté et du chercheur de l'autre. L'un comme l'autre, médecin et chercheur, sont des métiers, très différents, qui imposent une grande maîtrise. Pourquoi est-ce que je parle de la recherche plus fondamentale dans ce chapitre ? Pour la raison suivante. Si un étudiant porte son choix sur une discipline clinique, il doit le faire avant tout pour pratiquer cette discipline et pas pour devenir chercheur, même à temps partiel. L'investissement pour maîtriser la partie exclusivement clinique de sa discipline est déjà absolument considérable. Il doit aspirer à l'excellence dans tous les domaines cliniques de sa spécialité. Il n'y a pas le temps pour être en plus directement impliqué dans une recherche non clinique, c'est-à-dire notamment une recherche en laboratoire. Mener une bonne recherche clinique, en revanche, fait partie des missions d'un professeur. Elle impose une grande expérience clinique et un travail continu pour poser les questions pertinentes. Or, ces questions ne peuvent résulter que d'une pratique clinique soutenue. En effet, c'est lors de la pratique que les bonnes questions sont soulevées. La recherche en laboratoire est un autre métier. Le bon clinicien doit initier une recherche translationnelle avec de bons chercheurs. Il est donc légitime qu'un futur professeur ait une initiation à la recherche au cours de son parcours. À mon avis, cette initiation ne devrait pas dépasser un an dans un laboratoire.
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Pour être un bon médecin, il faut beaucoup pratiquer – c'est en forgeant qu'on devient forgeron Il faut aussi dire ici un mot sur la pratique médicale. On ne peut pas être un bon médecin sans une pratique médicale relativement soutenue et régulière. Malheureusement, là encore, un certain nombre de mes collègues professeurs se contentent d'une ou de deux demi-journées de consultations par semaine, estimant que consulter « n'est pas le rôle d'un professeur ». Je désapprouve entièrement cette vision. Je le répète, dans une discipline clinique, c'est bien la clinique qu'il convient d'enseigner. Pour la maîtriser, il faut une grande expérience théorique et pratique. Rien ne remplace la pratique médicale régulière avec des vrais malades pour acquérir une vraie expertise. Aussi, j'estime que, pour être au meilleur niveau, il faut au minimum quatre demi-journées de consultations par semaine dans la plupart des disciplines médicales, avec un grand travail de recherche bibliographique qui vient compléter cette activité. Au-delà de l'âge de 50 ans, il est probablement possible de réduire cette activité clinique de moitié en raison de l'expérience acquise. Cependant, j'ai plus de 50 ans et je maintiens toujours plus de quatre demi-journées de consultations ; je ne peux donc que supposer cela. Je rajouterai que j'ai été surpris du parcours de certains de mes collègues qui, à peine nommés professeurs, ne consultaient presque plus. Ils se faisaient élire dans différentes commissions et différents comités et fuyaient l'activité clinique à chaque fois que possible. J'estime qu'ils se trompés dans leur choix professionnel d'une part, et que le système est beaucoup trop permissif d'autre part, car le coût en temps et argent pour former un professeur est considérable. Or, si un professeur a été formé pour exercer et enseigner dans une discipline médicale, il faudrait qu'il le fasse. À mon avis, il serait souhaitable que, dans un CHU, l'accès à toutes les fonctions non directement liées aux soins soit réservé aux médecins âgés de plus de 50 ans qui ont fait leurs preuves, au lit du malade ou en salle d'opération.
À force de ne pas demander ce qu'on vaut, on finit par valoir ce qu'on demande Je ne commenterai que brièvement la rémunération des médecins dans cet ouvrage. Cette rémunération est très variable d'un pays à l'autre et comporte donc une dimension politique forte. D'après un rapport de l'OCDE, les médecins hospitaliers français sont parmi les plus mal payés dans les pays développés. Bien que les médecins français ne soient pas assez payés, ils gagnent globalement assez pour avoir un niveau de vie tout à fait agréable. La rémunération peut jouer un rôle important dans le choix de la spécialité et du mode d'exercice. Le souhait d'une meilleure qualité de vie peut aussi, selon les
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priorités, orienter certains vers une carrière hospitalière, d'autres vers un exercice libéral. Très schématiquement, l'exercice hospitalier est plus intéressant, car les malades les plus lourds et compliqués y sont pris en charge. Le cadre est plus stimulant par les échanges quotidiens avec les collègues. Mais on y subit une administration pénible et on gagne moins d'argent comparativement à l'exercice en libéral. En même temps, on peut très peu travailler, car le système reste à cet égard très permissif. Certains praticiens hospitaliers sont ainsi très bien payés au regard de ce qu'ils font. L'exercice en milieu libéral peut être aménagé plus ou moins comme on le souhaite et le revenu est proportionnel au travail fourni. L'accessibilité aux soins de bonne qualité pour tous est un bien très précieux, que seules certaines sociétés offrent à leur citoyen. C'est un privilège énorme. Il faut essayer de préserver ce privilège. Cela n'est toutefois pas synonyme de gratuité des soins. Je ne suis pas partisan de la gratuité des soins pour ceux qui peuvent les payer. Lorsqu'on réfléchit à la rémunération du médecin, il faut bien garder à l'esprit les éléments suivants. Les études de médecine sont les plus longues de toutes les études. Le médecin est obligé de se maintenir à jour en permanence. Chaque médecin agit de façon responsable. Il prend des décisions importantes quotidiennement. Ces éléments justifient que le médecin soit très bien rémunéré et qu'il figure parmi les professions les mieux payées. On peut rajouter qu'une bonne rémunération contribue à attirer des étudiants de qualité, qui ne rechignent pas devant l'énorme travail à fournir. Si la rémunération ne suit pas, les bons étudiants feront autre chose que ces études longues et difficiles. Par ailleurs, un bon revenu contribue dans nos sociétés à une bonne image. Or, pour des soins efficaces, l'image du médecin doit rester bonne. C'est un point important pour l'exercice de la médecine. Il me paraît opportun de rappeler ici le coût réel des études de médecine d'une part, et des soins, d'autre part. Dans les pays où les études sont payantes, ce qui n'est pas le cas en France, le coût des études de médecine est considérable. Il s'agit de plusieurs centaines de milliers de dollars aux États-Unis par exemple. Il faut en être conscient. Ce coût très élevé des études explique en partie pourquoi une simple consultation de 10 minutes dans ces pays peut coûter plusieurs centaines d'euros. Ce coût des études est assumé par la collectivité en France. Il est donc normal que la société ait un retour sur investissement. Le coût réel de la médecine est également exorbitant. Quiconque a déjà eu à payer des frais de santé de sa propre poche dans un pays étranger en a fait l'expérience. Par exemple, une consultation chez un médecin qui administre un antibiotique sera facturée plusieurs centaines, et parfois milliers, d'euros. Tout doit être payé : la consultation, la compresse, l'antiseptique utilisé pour désinfecter la peau, l'aiguille, la seringue, la tubulure de la perfusion, l'antibiotique, le solvant pour le diluer, etc. Il s'agit de matériel médical, parfois stérile, et toujours très onéreux. Le prix réel de
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ces actes est extrêmement élevé. C'est une réalité dont les citoyens français ne se rendent absolument pas compte, car habitués à la gratuité de la prise en charge. Et c'est au fond une bonne chose. Le problème, ce sont les abus qui sont faits, mais cela dépasse le cadre de cet ouvrage. Actuellement, les médecins ne sont pas assez rémunérés en France. La rémunération pour une consultation est dérisoire. Le salaire des médecins hospitaliers est nettement insuffisant. Le médecin généraliste peut faire de l'abatage, voir 50 malades par jour ou plus. Il passera quelques minutes avec chacun d'eux et sera alors assez bien rémunéré. Ou alors, il pourra essayer de faire de la bonne médecine, se prendre le temps qu'il faut avec chaque patient. Il ne verra alors pas autant de malades, terminera ses journées en étant épuisé et il gagnera nettement moins. Aussi, il est important que des médecins puissent exercer en mode libéral en fixant plus librement les tarifs. Cela leur permet de pratiquer une bonne médecine tout en gagnant raisonnablement leur vie, même si le niveau de revenus est bien inférieur comparativement à d'autres pays. Cette régulation, qui limite les tarifs de consultation, est une façon de rendre à la société la prise en charge du coût des études. Mais le temps est venu de revoir à la hausse les revenus des médecins libéraux. Pour les médecins hospitaliers, la situation est bien pire encore en France. Leur salaire est notoirement trop bas. Les universitaires ne touchent pas de salaire de la part de l'hôpital, mais uniquement des « émoluments ». L'hôpital ne cotise pas pour leur retraite. Pour que sa pérennité soit assurée, ce système doit être entièrement revu. C'est peut-être la raison pour laquelle beaucoup de médecins hospitaliers acceptent d'animer des conférences pour des laboratoires pharmaceutiques contre une rémunération. Pourquoi pas, dès lors qu'ils ne transgressent pas certaines limites et qu'ils délivrent des messages justes. Mais c'est un jeu dangereux. D'autres médecins ont une activité libérale à l'hôpital. Leur statut leur confère le droit d'exercer une partie de leur temps en mode libéral. C'est éthiquement beaucoup moins critiquable et cela devrait être fortement encouragé pour plusieurs raisons. Tout d'abord, ces médecins exercent leur métier, en responsabilité propre, comme leurs collègues en ville. Ils sont seuls responsables des malades qu'ils prennent en charge et ne peuvent pas se réfugier derrière la structure hospitalière. Ils comprennent alors mieux la vraie nature du métier de médecin. Ils apprennent des choses aussi élémentaires que remplir une feuille de soins, ce que beaucoup de professeurs des universités ne savent pas faire. C'est ce double exercice, public et privé, qui peut faire d'eux de vrais maîtres pour les étudiants qu'ils forment. Ensuite, ils rendent un vrai service. Après de nombreuses années de cette double pratique publique et privée, il me paraît aujourd'hui évident qu'il existe beaucoup de malades qui ne mettraient jamais le pied à l'hôpital public ailleurs que dans une
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consultation privée. Pourtant, beaucoup de ces patients sont gravement malades et nécessitent un avis de recours. Enfin, cela permet à ces médecins de mieux gagner leur vie tout en exerçant honnêtement leur métier, sans être obligés de faire de compromis, et sans être confrontés à des problèmes éthiques. Une partie du revenu perçu dans le cadre de l'activité libérale est reversée à l'hôpital public, qui est ainsi également gagnant dans l'affaire. Cette activité est parfois décriée. C'est souvent une affaire idéologique et dogmatique, car cette activité profite à tous, et aux malades en premier lieu. Lorsqu'un médecin hospitalier, habitué à soigner jour et nuit des malades, sans jamais se poser la question de la rémunération, débute une activité libérale, il est souvent un peu déboussolé. Il se sent très mal à l'aise lorsqu'il doit demander une rémunération pour ses services. Lorsque j'ai débuté cette activité, j'étais jeune professeur et je ne savais pas comment fixer mes tarifs de consultation. Un ami chirurgien m'avait alors donné le conseil suivant : « À force de ne pas demander ce que tu vaux, tu finiras par valoir ce que tu demandes ». Et je pense, avec le recul, qu'il n'a pas tort. Une prestation de qualité a forcément un coût.
La surspécialisation peut être préjudiciable Je dirai aussi un mot sur la surspécialisation au sein même d'une spécialité. Je me limiterai à la dermatologie, un domaine que je connais bien, puisque je la pratique et que je l'enseigne depuis de très nombreuses années. Je suis surpris et même sidéré d'un nombre croissant de professeurs qui ne connaissent plus leur discipline et qui sont surspécialisés dès leur plus jeune âge. Ils consacrent toute leur activité clinique et de recherche à une seule maladie, par exemple le psoriasis ou la dermatite atopique, voire à un champ d'activité comme l'oncologie cutanée. Pour ma part, je continue de penser que si l'on souhaite être professeur dans une discipline clinique, il faut une maîtrise de l'ensemble de la discipline. Bien entendu, on peut – et c'est même souhaitable – se surspécialiser dans un ou plusieurs domaines. C'est cela qui permet de faire avancer la science et de devenir une référence internationale. Mais il faut impérativement garder une pratique généraliste et être en mesure de prendre en charge et d'enseigner n'importe quel sujet clinique de sa discipline.
Plaidoyer contre la virtualité La virtualité est actuellement omniprésente. Les étudiants se forment sur des « poupées » ou des « mannequins ». Parfois, de véritables jeux de rôles ont lieu dans les facultés, où certains médecins jouent les malades devant les étudiants. Pourtant, rien ne remplace l'examen d'un vrai malade. Ce dernier est généralement content quand un jeune étudiant prend une heure pour l'interroger et
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l'examiner dans son lit d'hôpital. Cela le sort d'une routine hospitalière ennuyeuse. Or, et je l'aurais répété souvent dans cet ouvrage, on s'occupe et on soigne des malades et pas des maladies, et encore moins des poupées ou des acteurs en bonne santé. Rien dans l'apprentissage ne pourra remplacer l'expérience acquise, si possible le plus précocement possible, dans l'échange avec le malade. On me réplique parfois que « la société n'accepte plus cela ». Je n'ai que très rarement rencontré des malades qui s'offusquaient parce qu'un étudiant les examinait. Et dans ce cas, bien entendu, on respecte ce choix. Par ailleurs, il y a le point crucial suivant. L'étudiant, jusqu'à présent, se formait sur des malades, apprenant ainsi à maîtriser l'examen clinique à un moment où il n'était pas encore impliqué dans les décisions, comme la prescription d'un bilan ou d'un traitement. Aussi, le jour où cette responsabilité lui incombait pour la première fois, il avait acquis une vraie expérience de l'examen clinique. Si l'évolution sociétale continue à favoriser la virtualité, nous arriverons tôt ou tard à une situation où l'interne fera son premier examen clinique sur un vrai malade le jour où il en est d'emblée responsable. Il prendra donc des décisions importantes sur la base d'un examen clinique qu'il n'aura pas correctement appris avant, car ce n'est tout simplement pas possible sur des mannequins ou des acteurs. La virtualité, aujourd'hui, c'est aussi la façon d'évaluer les qualités d'un enseignant. Au lieu d'assister à un cours d'un futur candidat au professorat, on s'assure qu'il a bien fait une unité de formation en « pédagogie médicale ». Combien de piètres enseignants ont validé ce type d'enseignement ? Beaucoup, dans mon expérience. Par ailleurs, on oublie complètement que, pour enseigner, avant même d'arriver aux considérations pédagogiques, il faut déjà maîtriser son sujet. Il faut une connaissance que plus personne n'évalue. À mon avis, il faudrait profondément revoir l'enseignement de la médecine, la formation des médecins et le recrutement des professeurs si l'on veut éviter une dégradation importante de la qualité des soins. La partie scientifique de la médecine peut s'enseigner de nombreuses façons : avec un bon polycopié, un livre de référence, des tutoriels, des cours magistraux, des TD, etc. L'enseignement de l'art médical reste avant tout le compagnonnage. Pour ma part, j'ai toujours préféré enseigner l'art de la médecine, au lit du malade, à la science médicale, en amphithéâtre. Comme je viens de l'écrire, la science peut être apprise toute seule en lisant des livres et des revues. L'art est en partie inné, mais il peut aussi être acquis et perfectionné. Et seul un véritable artiste peut l'apprendre pour y exceller. Ceux qui n'ont pas cette fibre trouvent une consultation fondée sur l'art ennuyeuse. Dans une telle consultation, on apprend la patience, la bienveillance, la volonté d'aider, et les « trucs » pour y arriver, dans le respect du malade, sans tabou et en évitant de le blesser, tout en instituant une relation fondée sur la confiance et la compétence. Et ne nous trompons pas : il faut toujours très bien connaître les bases scientifiques du problème du patient pour
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pratiquer l'art de la médecine. Ce sont ces bases qui sous-tendent le discours avec le malade. Ce discours doit s'adapter à chaque malade et à ses réactions et ne peut guère être simulé dans un enseignement virtuel. L'art, ce sont la simplicité et la limpidité avec lesquelles on va expliquer les choses au malade. La volonté de s'investir et celle d'apprendre sont des qualités indispensables d'un étudiant en médecine et d'un interne. Les étudiants et les internes qui savent peu de choses mais qui s'investissent dans leur travail vont progresser. Il suffit de les guider, de les accompagner et de leur indiquer les bons livres à consulter, et de les encadrer lorsqu'ils prennent en charge de vrais malades.
La pratique médicale, une histoire très ancienne, inachevée, qui devrait intéresser chaque médecin Je clôturerai ce chapitre, qui pourrait faire l'objet d'un ouvrage à part, sur la réflexion suivante. Avec l'expérience et la pratique, arrivé à un certain âge, chaque médecin devrait s'intéresser à l'histoire de la médecine. Il le fera autrement que l'historien ou le philosophe. Il s'intéressera aux principes de la pratique, aux origines des maladies, à l'évolution des concepts et des traitements. Il verra où s'inscrit sa propre pratique dans la longue histoire de la médecine. Il comprendra que ses collègues du futur seront surpris par la maturité de sa réflexion dans certains domaines, et qu'ils souriront lorsqu'ils découvriront sa naïveté dans d'autres domaines. Tout cela ne pourra que le rendre plus humble, une qualité essentielle du bon médecin.
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CHAPITRE
16 Les qualités pour être un bon médecin PLAN DU CHAPITRE ■■ Des qualités humaines ■■ Des qualités sensorielles ■■ De la connaissance et des compétences ■■ Une importante capacité de travail et de résistance aux contraintes ■■ Des capacités intuitives ■■ Une importante capacité de concentration ■■ De grandes qualités cognitives et de réflexion, ainsi qu'un esprit critique ■■ Des qualités d'adaptation et d'improvisation ■■ De la pédagogie ■■ De la courtoisie et de l'humilité ■■ De la motivation, de la curiosité intellectuelle et même de la passion ■■ Un grand sens de la responsabilité ■■ Une conscience professionnelle ■■ De la sérénité et du calme fondés sur des valeurs solides
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Les différentes parties de cet ouvrage l'illustrent bien : pour être un bon médecin, il faut de nombreuses qualités. Ces qualités, que je vais brièvement aborder, ne peuvent pas être hiérarchisées. Elles sont toutes importantes. Il faut « un peu de tout ». Certains médecins chez qui l'empathie est particulièrement développée seront mieux à même de prendre en charge des malades souffrants. D'autres médecins, aux capacités synthétiques particulièrement développées, seront mieux armés pour résoudre des situations diagnostiques ou thérapeutiques complexes. Voici le « cocktail », le mélange, dont sont faits les bons médecins. Ils doivent notamment posséder les qualités suivantes.
Des qualités humaines Il faut être véritablement intéressé par l'autre et se préoccuper de son sort. Il faut être capable d'une vraie écoute attentive ; il faut écouter et comprendre ce que le patient raconte. Il faut de l'empathie, c'est-à-dire la capacité de comprendre ce qu'il ressent. L'idée est de parfaitement comprendre ce qui a amené le patient en consultation. Ce n'est pas toujours exprimé par le patient. C'est dire l'importance d'une écoute attentive pour aller au-delà même de ce qui est dit. La patience et la bienveillance sont des qualités toujours appréciées par les patients, tout comme l'humilité et la simplicité. Il faut aimer la diversité et la richesse des humains, sans porter de jugement. Il faut toujours voir l'humain, même dans des situations où l'humain n'existe presque plus ; il s'agit par exemple du malade dément recroquevillé dans son lit en train de gémir. Il ne faut alors pas oublier qu'il s'agit d'un être humain qui a peut-être fait beaucoup de sacrifices pour ses enfants un jour ou qui est un rescapé de la Shoah ayant vécu l'innommable – qui a en tout cas une histoire de vie.
Des qualités sensorielles Le médecin utilise tous ses sens pour recueillir l'information et échanger avec le malade. Il s'agit de l'ouïe, de la vue, du toucher, de l'odorat ; le goût n'est guère plus utilisé aujourd'hui. Des aptitudes sensorielles très développées sont donc très utiles, mais pas suffisantes. En effet, il faut non seulement écouter, mais aussi comprendre ce qui est dit ; il ne suffit pas de regarder, il faut reconnaître ce qui est présent. Il est donc nécessaire d'avoir une bonne vue, une bonne ouïe, etc. Mais encore faut-il qu'on ait appris à utiliser ses sens à bon escient et les avoir entraînés à reconnaître ce qu'on cherche. Car, de façon générale, sauf rares exceptions, on ne trouve que ce que l'on cherche. Il faut donc dans un premier temps apprendre à reconnaître ce qui a été enseigné et ce qu'on a appris à chercher. Il peut s'agir d'un souffle cardiaque à l'auscultation ou d'une papule purpurique à l'inspection et à la palpation. Puis,
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avec l'expérience, il faut apprendre à regarder, écouter, percevoir de façon naïve les choses, telles qu'elles sont vraiment, et pas de la façon dont on les a apprises.
De la connaissance et des compétences Il faut énormément de connaissances, nous l'avons vu. Ces connaissances doivent être mises à jour régulièrement. Elles sont indispensables. Elles distinguent le médecin du charlatan. Elles imposent un travail régulier. Il est clair que les dix années passées à la faculté, qui font des études de médecine les études les plus longues, ne sont pas suffisantes. Il faut du travail personnel en plus, en permanence. Les connaissances nécessaires sont théoriques, pratiques, techniques et empiriques. Les compétences pratiques et techniques, qu'il s'agisse d'une simple ponction veineuse ou d'un geste chirurgical, nécessitent un apprentissage pour être maîtrisées. Il existe une véritable courbe d'apprentissage au cours de laquelle le médecin s'améliore jusqu'à ce qu'il maîtrise le geste, après l'avoir pratiqué un certain nombre de fois. Pour cela, il a besoin d'un compagnonnage.
Une importante capacité de travail et de résistance aux contraintes Pour acquérir toutes ces connaissances et les maintenir à jour pendant toute une vie professionnelle, il faut une importante capacité de travail. Il faut aussi une grande capacité de travail pour consulter une journée entière et enchaîner avec une garde, ou pour tenir debout au bloc opératoire et enchaîner les interventions chirurgicales. Cela s'acquiert peu à peu. C'est probablement accessible à beaucoup de personnes.
Des capacités intuitives Les capacités intuitives ne s'enseignent malheureusement pas, mais elles peuvent être très développées chez certains praticiens. Les adeptes de la médecine fondée sur les preuves, surtout ceux qui ne pratiquent pas eux-mêmes la médecine clinique, nieront probablement l'intérêt de disposer de telles qualités. Il est en effet difficile de démontrer leur réalité. Pourtant, les médecins qui pratiquent beaucoup ont croisé l'une ou l'autre fois dans leur carrière des collègues qui ont porté de façon très impressionnante des diagnostics au premier coup d'œil. Ou alors, ils ont été en mesure de suggérer un traitement qui devait s'avérer efficace, alors même qu'ils ne disposaient que de très peu d'informations. De façon générale, un bon médecin devrait être en mesure de « sentir » le désespoir, la souffrance, le malade en situation critique, ou le malade simulateur ou pathomime. Et cela, au-delà de tous les critères formels permettant de les reconnaître.
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Une importante capacité de concentration De la même façon, il faut une grande capacité de concentration pour écouter les histoires racontées par les patients. Des patients qui se succèdent les uns après les autres au cours d'une journée. Or, nous l'avons vu, ce sont ces histoires qui donnent la clé du diagnostic. Il faut donc une écoute très attentive imposant une concentration importante pour chaque malade. Une journée de consultation peut être épuisante, tout comme peut l'être une journée passée au bloc opératoire. Les études de médecine, par la somme de connaissances qu'il faut ingurgiter et les examens facultaires qu'il faut passer tous les 3 à 6 mois, imposent déjà une grande capacité de concentration. Ce n'est toutefois pas le même type de concentration que requiert une journée de consultation ou une intervention chirurgicale.
De grandes qualités cognitives et de réflexion, ainsi qu'un esprit critique Il faut être en mesure de faire une analyse et une synthèse des problèmes de chaque malade. Il faut être capable de réfléchir en toutes circonstances. Cela peut être en pleine nuit, en garde, lorsqu'on est appelé en urgence chez un malade inconscient, alors qu'on vient de se réveiller. Cela peut aussi être chez soi, lorsqu'on lit calmement un article dans une revue médicale et qu'on se demande comment intégrer cette nouvelle connaissance dans sa pratique quotidienne. On peut aussi simplement se demander si cette nouvelle connaissance a un intérêt pour sa pratique. Et à chaque lecture, il faut se poser ces questions. Mais dans tous les cas, il faut un esprit critique développé pour être en mesure de mettre en doute des avis préalablement formulés, pour remettre en cause l'intérêt de traitements antérieurement préconisés ou pour porter un regard critique sur certaines histoires incohérentes relatées par des patients simulateurs. C'est aussi important pour voir les limites de certaines études et pour identifier leurs biais. En effet, ces derniers ne sont généralement pas dévoilés par les délégués médicaux qui viennent rendre visite aux médecins pour leur présenter ces études et les inciter à la prescription d'un nouveau médicament. Enfin et surtout, il faut en permanence pouvoir porter un regard critique sur sa propre pratique, en vue de l'améliorer constamment.
Des qualités d'adaptation et d'improvisation Chaque interaction avec un patient impose une réflexion. Mais, au-delà de réfléchir, le médecin doit savoir s'adapter et improviser. Très souvent en médecine, le mieux est l'ennemi du bien. Le médecin doit faire au mieux avec les moyens
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à sa disposition, qui ne sont pas toujours les moyens idéaux, notamment dans les hôpitaux publics français. La perfection n'existe que rarement. Il faut toujours déterminer quelle est la meilleure solution pour le patient, au vu des moyens présents et de la situation dans laquelle il se trouve. Il faut alors souvent savoir improviser lorsque certains moyens ne sont pas disponibles. Il faut parfois faire preuve d'imagination.
De la pédagogie C'est une qualité importante. Il faut être capable d'expliquer en termes simples et compréhensibles tous les éléments importants au patient : sa maladie, son pronostic, son traitement, les effets indésirables, le suivi, etc. Il faut délivrer la quantité d'informations qu'il est en mesure d'absorber et le revoir autant de fois que nécessaire. Il faut avoir soi-même parfaitement compris les problèmes du malade pour pouvoir les expliquer simplement. Il faut être en mesure de simplifier de façon compréhensible, afin d'expliquer au patient, sans être simpliste pour autant.
De la courtoisie et de l'humilité Il faut toujours un comportement humble et courtois. Il ne faut jamais « prendre de haut » un patient ou un collègue. Il faut bien se conduire, en respectant les autres. Il faut toujours veiller à ce que la dignité du malade soit respectée.
De la motivation, de la curiosité intellectuelle et même de la passion Tout le monde ne peut pas être passionné. La passion est un moteur d'une puissance exceptionnelle. Mais chaque médecin devrait être – et rester pendant toute sa carrière – motivé par l'intérêt exceptionnel du métier qu'il a la chance d'exercer. C'est cette motivation qui permet de continuer à avoir plaisir tous les jours d'aller travailler. C'est la curiosité intellectuelle qui fait que continuer à se former et à se maintenir à jour après de nombreuses années de pratique reste une joie.
Un grand sens de la responsabilité Il est important de se sentir pleinement responsable du malade. C'est une qualité essentielle. Il faut se sentir responsable aussi bien lorsqu'on agit que lorsqu'on décide de ne rien faire. On est responsable de chaque examen et de chaque traitement que l'on prescrit. Et on est tout autant responsable lorsqu'on estime que ces prescriptions ne sont pas nécessaires. Ce sens de la responsabilité est important
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pour devenir un bon médecin. Dès lors qu'un médecin se sent responsable du malade, tout naturellement il va lui proposer un suivi adapté à sa situation, jusqu'à sa guérison dans le meilleur des cas.
Une conscience professionnelle On ne peut pas assez insister sur le fait suivant. La conscience professionnelle est une des qualités les plus importantes du médecin. Elle est le seul garant qu'un médecin fasse toujours au mieux pour le patient ; qu'il se limite à faire ce qu'il sait faire ; et qu'il se débrouille pour trouver quelqu'un qui sait faire ce qu'il ne maîtrise pas lui-même. La conscience professionnelle peut rendre la vie difficile au médecin, car elle peut être source d'insomnie et de remise en question en cas d'oubli ou d'erreur par exemple. Or, ce sont des événements inévitables dans une carrière professionnelle. En même temps, plus une conscience professionnelle est développée, moins il y aura d'erreurs et mieux le médecin saura gérer celles qu'il a commises. Car les erreurs doivent se gérer en toute transparence avec le malade. C'est la seule façon digne et professionnelle de le faire, permettant de maintenir une relation de confiance. La conscience professionnelle pousse aussi à toujours porter un regard critique sur sa pratique, afin d'être certain de faire au mieux, et à se maintenir à jour.
De la sérénité et du calme fondés sur des valeurs solides Un bon médecin a besoin d'un calme intérieur, d'une sérénité pour pouvoir pleinement se concentrer sur les malades qu'il prend en charge. Nous l'avons vu, il ne doit pas juger le patient qu'il prend en charge. Mais il a bien entendu le droit d'avoir son jugement et son opinion, dès lors qu'il sort de la relation médecin-malade. La pratique médicale, comme la vie en général d'ailleurs, est plus simple si elle est fondée sur des valeurs solides. Avoir des valeurs auxquelles on adhère est un guide extrêmement utile dans les situations personnelles et professionnelles difficiles. Ces valeurs indiquent la direction à prendre. Elles peuvent même aider à conférer un sens à la vie. Chacun, selon son passé et ses convictions, peut croire en des valeurs qui peuvent l'aider à garder le cap. Voici quelques valeurs qui m'ont toujours guidé et que je n'ai jamais remises en cause. ■ La vie, en bonne santé, est une valeur suprême. Aussi, j'ai toujours placé la personne humaine au-dessus de toutes les autres valeurs. ■ Il faut tout faire pour préserver, ou rétablir, la bonne santé, une autre valeur tout à fait essentielle. ■ L'amour, reçu et donné, est possiblement aussi essentiel dans une vie que la nourriture.
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Un entourage familial aimant et bienveillant, qui inclut partenaire, parents et enfants, est le meilleur garant de la réussite de la prise en charge de la plupart des affections. Il améliore considérablement le pronostic, toutes choses égales par ailleurs. Malheureusement, beaucoup de patients n'ont pas cet entourage. Il est difficile de compenser son manque. Cet entourage est aussi le meilleur allié du médecin pour affronter quotidiennement les tâches qui lui incombent. Il faut ainsi essayer de tout faire pour préserver et offrir les meilleures conditions à ses proches. ■ Un environnement social, avec des amis et des échanges interhumains réguliers, fait partie d'une vie équilibrée. ■ Il faut traiter les autres avec respect. Il faut toujours veiller à respecter la dignité de chacun. Ce souci du respect et de la dignité est particulièrement important à l'hôpital. Trop souvent, on y voit des patients presque dévêtus, en train de gémir, en attendant leur tour pour passer un examen, sur un brancard, dans des couloirs non chauffés. Dans ces situations, ces patients perdent leur dignité. ■ L'épanouissement de chaque personne doit être favorisé. Il faut promouvoir l'accès à l'éducation. La curiosité est un bon moteur pour beaucoup de choses dans la vie. Il faut encourager le maintien d'une activité cognitive et physique régulière à tous les âges. Il est sain d'avoir des loisirs. Il faut maintenir aussi longtemps que possible la capacité de s'émerveiller. Voilà quelques valeurs clés pour moi, qui me servent de référence dans des situations parfois difficiles, personnelles ou professionnelles. Le médecin a parfois des choix difficiles à faire ; des nouvelles tristes à annoncer. Avoir une échelle de valeur claire permet alors de replacer le curseur de l'empathie au bon endroit. Il incite à prendre le temps qu'il faut et à choisir les mots adaptés. Par ailleurs, il faut avoir compris et internalisé que toute vie se termine par la mort. Il faut être au clair avec cette fatalité, qui détermine notre condition humaine. Il faut l'accepter pour soi et pour les malades soignés. Le « bon médecin » doit donc posséder beaucoup de qualités. Il faut à la fois de l'écoute empathique et de l'humanité, ainsi que de l'intérêt et des capacités cognitives pour comprendre les mécanismes, parfois très complexes, à l'origine des maladies. Chez personne, toutes les qualités que je viens d'évoquer sont pleinement développées. Mais c'est à cela que le médecin devrait aspirer. Et c'est la conscience de la nécessité d'avoir, ne serait-ce qu'un peu, de chacune de ces qualités qu'il faut cultiver. Chaque individu est différent et ainsi chacun doit trouver « chaussure à son pied ». Avec la même maladie, un patient préférera un médecin empathique très à l'écoute, et un autre patient, un médecin plus expéditif et très technique. Une fois de plus, il n'y a pas de vérité ici. Au final, le bon médecin c'est celui qui a le bon sens et les connaissances suffisantes pour cerner le problème du malade et qui peut soit le résoudre lui-même, soit l'adresser à quelqu'un qui sait le faire. ■
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Épilogue J'espère que la lecture de cet ouvrage aura permis à ceux qui exercent la médecine de réfléchir sur leur pratique, et peut-être de l'enrichir. J'espère avoir été en mesure de donner des éclaircissements sur ce métier aux autres. Rédiger un livre sur la pratique de l'exercice médical m'a paru une tâche importante. Après une trentaine d'années de pratique quotidienne, cette rédaction s'est presque imposée à moi. Il ne s'agit pas de considérations théoriques d'un philosophe ou d'un médecin n'ayant jamais vraiment exercé, mais de réflexions faites par un « homme du terrain ». Un homme du terrain qui s'est efforcé de prendre du recul sur sa pratique en particulier, et la pratique de la médecine en général. La réflexion que j'ai souhaité partager dans cet ouvrage avec mes lecteurs me paraît particulièrement importante pour les étudiants en médecine et les médecins. Car la plupart n'ont malheureusement jamais été confrontés de façon formelle à une réflexion sur l'exercice médical pendant leur formation. J'aborde dans cet ouvrage ce qui me paraît fondamental dans une pratique médicale raisonnable. Je partage mes connaissances, mon expérience et mes convictions. J'espère que cela incitera mes lecteurs, notamment médecins, à prendre du recul sur leur propre pratique et peut-être à l'améliorer dans certains domaines. Et j'espère que les non-médecins comprendront mieux les principes de la démarche médicale. Je rajouterai que, depuis un certain temps maintenant, toute l'attention des médias, de notre société et même de beaucoup de médecins se porte uniquement sur les progrès technologiques en médecine. Cela est normal et compréhensible. Je l'ai d'ailleurs écrit moi-même : le médecin doit être résolument moderne tant qu'il pratique ; il doit s'intéresser aux progrès technologiques. Tous les prix Nobel de médecine sont accordés aux chercheurs. Jamais à ceux qui soignent quotidiennement. Le praticien qui passe sa vie à consulter, à opérer et à soigner reste quelque part sur la touche dans la reconnaissance sociétale. Personne ne se soucie plus de son quotidien. Les hommes politiques et les médias raffolent des nouvelles technologies. Comment devenir un bon médecin © 2023, Elsevier Masson SAS. Tous droits réservés
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Comment devenir un bon médecin
Ils s'y précipitent, même vers celles qui seront très vite abandonnées, car devant s'avérer sans intérêt. Mais la technologie ne représente qu'une infime partie de la pratique quotidienne de la médecine. La pratique médicale continue de reposer avant tout sur un échange entre humains, entre le malade et le médecin ; sur une analyse très détaillée faite par un être humain de la situation d'un autre. C'est seulement après qu'interviennent les progrès technologiques qui, heureusement, ont considérablement fait évoluer la médecine. C'est pour illustrer l'importance de cette médecine, fondamentalement humaine, et pour conforter les nombreux médecins qui pratiquent encore quotidiennement au contact des malades que j'ai voulu rédiger ce livre. J'ai voulu replacer l'être humain, malade d'un côté, médecin de l'autre, au cœur du métier. Car c'est bien cela, avant tout, le principe de la pratique médicale. Et cela ne va pas changer ; c'est la dimension intemporelle de la profession médicale. Il m'a paru opportun de le rappeler, surtout à ceux qui se destinent à cette carrière, cet art très noble et très ancien qu'est la pratique médicale.