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French Pages 132 [122] Year 2022
Mais l’histoire comme l’art témoignent d’une possible survie. Ce livre montre comment quelques artistes ont voulu traverser le temps, et retrouver dans la poussière des siècles les traces de battements de cœurs à jamais éteints. C’est ce que cherchait Federico Fellini dans son Satyricon : « des fragments épars, des lambeaux resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié… Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve. » À travers l’étude de quelques œuvres cinématographiques, l’ouvrage aborde la perception variable du temps chez de grands créateurs : Fellini donc, mais aussi Mankiewicz (L’Aventure de madame Muir, Cléopâtre), Rossellini (Paisà), Hitchcock (Vertigo/ Sueurs froides), Bergman (Les Fraises sauvages), Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace), Alain Corneau (Tous les matins du monde), Polanski (Le pianiste). En conclusion, le livre évoque la figure de Virginia Woolf, à travers son roman Vers le phare, profonde et sensible méditation sur la beauté et la fragilité de la vie humaine, en même temps que sur la capacité éventuelle de l’art (ici romanesque et pictural) à en soustraire quelque part à la mort. Jean-Michel Ropars, né en 1958, est historien et agrégé. Spécialisé dans l’étude de la mythologie grecque, il s’intéresse aussi au cinéma : collaborateur à Positif ou à Jeune cinéma, il a participé à divers ouvrages collectifs sur Polanski, Pasolini ou le cinéma et l’opéra.
Illustration de couverture : scène de Roma de Fellini, collection personnelle J.-M. Méjean.
ISBN : 978-2-140-20541-5
15 €
9 782140 205415
Jean-Michel Ropars
Est-il vrai, comme l’a chanté Léo Ferré, qu’« avec le Temps, va, tout s’en va » ? Que reste-t-il après son passage ? Certes la vie est fragile, constamment menacée d’anéantissement : et à travers la poésie des ruines, c’est déjà un spectacle fascinant.
CINÉMA, LITTÉRATURE : LE TEMPS DANS DIX ŒUVRES
CINÉMA, LITTÉRATURE : LE TEMPS DANS DIX ŒUVRES
Jean-Michel Ropars
CINÉMA, LITTÉRATURE : LE TEMPS DANS DIX ŒUVRES
Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres
Champs visuels Collection dirigée par Pierre-Jean Benghozi, Raphaëlle Moine, Bruno Péquignot et Guillaume Soulez Une collection d'ouvrages qui traitent de façon interdisciplinaire des images, peinture, photographie, B.D., télévision, cinéma (acteurs, auteurs, marché, metteurs en scène, thèmes, techniques, publics etc.). Cette collection est ouverte à toutes les démarches théoriques et méthodologiques appliquées aux questions spécifiques des usages esthétiques et sociaux des techniques de l'image fixe ou animée, sans craindre la confrontation des idées, mais aussi sans dogmatisme. Dernières parutions Françoise BARBE-PETIT et Anne-Laure DUBRAC, Alfred Hitchcock à la lettre. Entre cris et écrits, 2021. Paul OBADIA, Devant le décor. Le personnage et le monde ((Duvivier, Carné, Hitchcock, Melville), 2021. Jean-François PIGOULLIÉ, La décennie 2010 au miroir des fictions .télévisées, 2021. Maxime DIDAT, Géopolitique et cinéma, Image(s) de la puissance, puissance des images, 2021. Raphaël VANO, Disney, Star Wars contre-attaque. L’aura face à la franchise, 2021. Frederic CHAUME, Jean-Noël PAPPENS, Doublage et soustitrage. Guide d’une profession en plein essor, 2021. Guglielmo SCAFIRIMUTO, Français-e d’origine étrangère ?, 2021. Caroline EADES, Cinéma et mythologie. Varda, Resnais, Honoré, Annaud, 2021. Julien JOLY, Patricio Guzmán, une histoire chilienne. Le cinéma au cœur du monde, 2020. Camilo SOARES, L’espace immatériel dans le cinéma de Jia Zhangke. Une politique du regard, 2020. Michel ESTEVE, Théo Angelopoulos ou la poésie du cinéma politique, 2020. Jean-Claude CHIROLLET, Photographie et fractalité. Photologie fractale, 2020.
Jean-Michel Ropars
Cinéma, littérature : le temps dans dix œuvres
Du même auteur Roman Polanski, sous la direction de Jean-Max Méjean, Gremese, collection "Cinéma", Paris, 2021. Tout sur Pasolini, sous la direction de Jean Gili, Roberto Chiesi, Silvana Cirillo, Piero Spila, Gremese, collection "Tout sur les grands du cinéma", Paris, 2022.
© L’Harmattan, 2022 5-7, rue de l’Ecole-Polytechnique, 75005 Paris http://www.editions-harmattan.fr ISBN : 978-2-140-20541-5 EAN : 9782140205415
Introduction C’est avec la scène finale du Satyricon de Fellini que commencera cet itinéraire. On y voit quelque chose d’étrange : le corps du poète Eumolpe (« le bon chanteur » en grec, interprété par Salvo Randone) doit, selon ses instructions, être découpé, puis mâchonné consciencieusement par ceux qui veulent hériter de ses biens1. C’est alors que le jeune héros du roman, Encolpe (Martin Potter), appareille pour - dit-il - des ports et des villes inconnus : « dans une île couverte d’herbes hautes et parfumées, un jeune Grec nous raconta que dans les années… » (mais la phrase reste en suspens, inachevée). Tandis que résonne la musique étrange et nostalgique de Nino Rota, on voit le visage d’Encolpe se figer pour devenir partie d’une fresque murale à demi effacée, sur un pan de mur détruit par le Temps, près de la mer scintillante sous le souffle du vent. À l’image du roman de Pétrone, qui ne nous est parvenu qu’à l’état de fragments, cette fin en pointillés, ces êtres qui se figent sur des restes de mur, comment ne pas y voir une métaphore illustrant, certes, la fragilité de la vie mais aussi le pouvoir de l’art, ultime moyen d’échapper (peut-être ?) à l’anéantissement… À condition de revenir sans cesse sur les chefs-d’œuvre du passé, afin de s’en approprier le riche
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Fellini reprend le texte d’un fragment conservé du texte de Pétrone, où Eumolpe lit son testament avec cette clause singulière : « Tous ceux qui ont des legs sur mon testament, à l’exception de mes affranchis, n’en deviendront possesseurs qu’à la seule condition de découper mon corps en morceaux qu’ils mangeront en présence du peuple assemblé » (Bibliothèque de la Pléiade, Romans grecs et latins, par Pierre Grimal, Paris, Gallimard, 1958, Le Satiricon, fragment 141).
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héritage. Quel héritage ? Fellini fait dire à Eumolpe, à l’adresse de son jeune ami, avant de mourir : « Je te laisse la poésie, je te laisse les saisons, l’été, surtout, et le printemps… le vent, le soleil, la mer, la mer qui est si bonne et la terre aussi est si bonne, je te laisse les montagnes, les torrents, les fleuves, et les grands nuages qui passent, solennels et légers. Tu les regarderas et tu te souviendras peut-être de notre brève amitié. Et je te laisse les arbres et leurs hôtes agiles, et l’amour et les larmes, la joie, Encolpe, je te laisse les sons, les chants, les bruits, la voix des hommes qui est la musique la plus harmonieuse. Voilà ce que je te laisse ! » Si ce livre commence ainsi, à propos d’un film et d’un réalisateur qui me sont chers, c’est aussi pour montrer ce qu’il sera : non pas un exposé théorique1, universitaire, mais davantage des réflexions ou méditations, à partir d’un choix d’œuvres parfaitement subjectif2. Avec à chaque fois un point commun, comme dans le film de Fellini (qui sera le premier à être ici commenté) : toutes ces créations artistiques (neuf films et un roman) ont à leur façon traité frontalement ou plus marginalement du même thème, à savoir l’écoulement du Temps (c’est-à-dire le Temps existentiel, qui est le temps vécu, subjectif, à tonalité essentiellement affective). Souvent en littérature, dans tant de poèmes célèbres, c’est le Temps destructeur qui a été dénoncé avec ses ravages, pour souligner en regard la vertigineuse fragilité humaine : déjà chez Ovide3 (« Le temps qui toutes choses ronge et 1
Ce ne sont pas les exposés systématiques sur le Temps au cinéma qui manquent. 2 Par choix personnel j’ai ainsi volontairement laissé de côté les films qui racontent un véritable « voyage dans le Temps », ou s’articulent autour d’une anticipation (mis à part 2001, L’Odyssée de l’espace). 3 Ovide, Métamorphoses, XV, 234 : « Tempus edax rerum… ».
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diminue… ») ou Du Bellay (« Le Tibre seul, qui vers la mer s’enfuit, reste de Rome. Ô mondaine inconstance ! Ce qui est ferme, est par le temps détruit, et ce qui fuit, au temps fait résistance1 ») ; chez Lamartine2 (« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages, dans la nuit éternelle emportés sans retour, ne pourrons-nous jamais sur l’océan des âges jeter l’ancre un seul jour ?... Ô temps, suspends ton vol ! ») ou chez Baudelaire (« ô douleur ! ô douleur ! Le Temps mange la vie !3 » ; « Chaque instant te dévore un morceau du délice à chaque homme accordé pour toute sa saison. Trois mille six cents fois par heure, la Seconde chuchote : Souviens-toi ! Rapide, avec sa voix d’insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois, et j’ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !4 ») ; chez Victor Hugo (« Tous ces jours passeront ; ils passeront en foule (…) Mais moi, sous chaque jour courbant plus bas ma tête, je passe, et, refroidi sous ce soleil joyeux, je m’en irai bientôt, au milieu de la fête, sans que rien manque au monde immense et radieux5 »), aussi chez Apollinaire (« Passent les jours et passent les semaines Ni temps passé Ni les amours reviennent Sous le pont Mirabeau coule la Seine6 ») ou Aragon (« Rien n’est précaire comme vivre Rien comme être n’est passager…7 »). Face à ce désespérant spectacle de destruction, la beauté atemporelle de la nature pourrait faire illusion. Ainsi de ces Fraises sauvages (chères aussi à Ingmar Bergman qui les évoque dans Le Septième sceau et dans le film homonyme de 1957 dont je reparlerai plus loin), chantées par Victor Hugo : 1
Du Bellay, Les Antiquités de Rome, Sonnet III, 11-14. Lamartine, Méditations poétiques (1820, 10 : Le Lac, 1-4 et 21). 3 Baudelaire, Fleurs du mal, X, L’Ennemi, 12. 4 Baudelaire, id., CXXII, L’Horloge, 7-12. 5 Victor Hugo, Les Feuilles d’automne, Soleils couchants VI, 5, 13-16. 6 Apollinaire, Alcools, Le Pont Mirabeau, 19-22. 7 Aragon, Le Voyage de Hollande et autres poèmes, J’arrive où je suis étranger, 1-2. 2
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« La forme d’un toit noir dessine une chaumière ; On entend dans les prés le pas lourd du faucheur ; L’étoile aux cieux, ainsi qu’une fleur de lumière, Ouvre et fait rayonner sa splendide fraîcheur. Aimez-vous ! c’est le mois où les fraises sont mûres1 ». Mais en réalité le temps est là, qui guette ces fraises déjà mûres, et prêtes à périr2 comme la fragile rose de Ronsard. Faut-il s’y attarder ? Il a parfois comme une fascination morbide dans ce constat, voire chez d’aucuns un attrait pour la paix égalisatrice des cimetières : ainsi dans Vertigo d’Alfred Hitchcock, qui sera commenté ici. Le sentiment intime du Temps peut parfois se modifier étrangement : ainsi dans la vie de certains reclus (ce que fut Marcel Proust à la fin), volontaires ou non, comme le héros du Pianiste de Roman Polanski ou comme ces astronautesmachines que nous montre Stanley Kubrick dans 2001, L’Odyssée de l’espace (deux autres des films de ma sélection). Pour juger des effets éventuellement déstabilisants de ces expériences « hors du temps » humain habituel (c’est aussi le cas de la Lucy de L’Aventure de Madame Muir de Joseph Mankiewicz, autre film commenté), un rapprochement peut être fait avec ce que choisit de vivre naguère Michel Siffre, explorateur du monde souterrain resté claustré deux mois au fond d’un gouffre3 sans repères temporels (à partir du 17 juillet 1962) : le Temps psychologique ayant divergé du Temps réel, à la fin de l’expérience Michel Siffre pensait être le 20 août, alors qu’il s’agissait du 14 septembre
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Hugo, Les Contemplations, Livre Deuxième, XXVI, Crépuscule, 2125. 2 « Sans toi », la chanson de Michel Legrand qu’interprète la très belle Corinne Marchand dans le film d’Agnès Varda Cléo de 5 à 7 (1962) évoque l’amoureuse délaissée qui bientôt se « couvre de rides », et finit « mise en terre, seule, laide et livide ». 3 Celui de Scarasson dans le Marguareis (Alpes-Maritimes).
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(il prenait son petit-déjeuner vers 19 h et se couchait en fin de matinée) ! Comment vaincre le Temps ? Le souvenir, mouvement de la mémoire qui peut, par la pensée, ramener presque à nos yeux les êtres chers disparus, nous offre son aide… Ingmar Bergman fait ainsi retrouver au vieux professeur des Fraises sauvages, Isak Borg (Victor Sjöström), la maison de vacances de son enfance avec ces fraises fameuses, lesquelles le ramènent à Sara (Bibi Andersson) son premier amour qui le guide, à la fin du film, vers l’image idéalisée de ses parents. D’une façon très différente, et qui n’a plus rien (bien au contraire !) de mélodramatique, Claude Lanzmann réussit dans Shoah à faire ressurgir de la mémoire le temps passé – qui redevient un présent. Il y parvient en remettant en situation les témoins qu’il interroge. C’est ce qu’il fait avec un ancien barbier juif polonais, choisi avec quinze autres par les SS à Treblinka pour couper à l’intérieur même de la chambre à gaz les cheveux des femmes juives (destinés à être récupérés par la machinerie industrielle allemande), juste avant leur atroce mise à mort (sur l’extermination proprement dite, il n’y a – heureusement - pas d’images). Cet homme s’appelle Abraham Bomba (Abe), et Claude Lanzmann l’a rencontré en Israël. Pour permettre aux souvenirs de se libérer, il est allé jusqu’à installer Abe dans un contexte proche de celui de 1942 : il a loué un vrai salon de coiffure, avec miroirs, chaises, clients qui attendent avec la serviette autour du cou. Au début, Abe, tout en débitant son récit d’une voix neutre, semble s’affairer avec ses ciseaux sur les cheveux gris d’un homme (on voit en arrière-plan des passants dans la rue voisine). Il refuse cependant de répondre à la question insistante de Claude Lanzmann sur ce qu’il pouvait ressentir alors (« Vous savez, dit-il d’abord, "ressentir" là-bas… C’était très dur de ressentir quoi que ce soit : imaginez, travailler jour et nuit parmi les morts, les cadavres, vos sentiments disparaissaient, vous étiez mort au sentiment, mort à tout »). Puis il raconte l’arrivée de 11
femmes de sa propre ville (Czestochowa), nues, et dans le groupe il y a la femme et la sœur d’un des seize coiffeurs amis qui se trouvaient avec lui dans cette chambre à gaz… Et là, tout d’un coup il craque, totalement submergé par une émotion qu’il avait refoulée, et qui ressurgit, intacte, sous nos yeux. Il se tait, incapable de dire un mot, et le silence est incroyablement long, pendant lequel Lanzmann continue impitoyablement à filmer. Il n’y a plus que le bruit des ciseaux et les gestes mécaniques d’Abe sur la tête du faux client : Abe revit manifestement la scène atroce dont il a été le témoin, qu’il avait occultée et qu’il n’arrive pas à formuler (il se met à marmonner dans toutes les langues : yiddish, anglais, hébreu…). Et cette scène nous aussi, spectateurs, nous en sentons par la même occasion la présence… grâce à lui et au film. Finalement, sur la pression insistante mais de plus en plus affectueuse de Claude Lanzmann, Abe, après un long silence, reprend un certain contrôle de lui-même, et parvient en quelques phrases à achever son récit, celui des derniers mots échangés par son ami avec les deux femmes auxquelles (à cause des SS à ses côtés) il ne pouvait rien révéler de leur mort imminente, ni les embrasser et les serrer contre lui, sachant pourtant qu’il ne les reverrait jamais. Sous les yeux des spectateurs d’aujourd’hui, une scène de 1942 qu’on n’a jamais pu montrer reprend vie : le passé aboli et presque indicible est redevenu un présent, notre présent. Ainsi, le moyen le meilleur de dominer le temps, en faisant revivre ce que l’on nomme passé, ne se trouverait-il donc pas dans l’art, ici le cinéma ? En littérature telle fut la quête de Virginia Woolf (dont on évoquera en conclusion de cet ouvrage le merveilleux Vers le phare), ou de Marcel Proust dans son gigantesque À la recherche du temps perdu. Renouvelant à sa façon la perception du Temps (d’une autre façon, à la même époque Einstein fit de même dans le domaine scientifique), le romancier français a cherché à 12
« libérer l’essence permanente des choses », en s’appuyant sur la mémoire de sensations apparemment oubliées, extraites des « gisements » du « sol mental » : « Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir1 ». Mosaïques antiques et, plus tard, danses macabres et vanités en peinture2 ont surtout privilégié la leçon moralisante du memento mori (dans une perspective eschatologique chrétienne). La photographie (avec son troublant pouvoir d’évocation, qui peut restituer dans tout son éclat l’apparence d’un vivant depuis longtemps disparu), et donc aussi le 1 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, 1re partie : Combray, I (Paris, Flammarion, 1987, p. 144-145). Comme l’écrit Jean Milly : il est possible de retrouver le Temps, « et cela de deux façons : d’une part, en comprenant que les réminiscences involontaires, comme celles de la madeleine et des pavés inégaux, permettent d’atteindre à des essences extra-temporelles, délivrées de l’universelle dérive vers la mort ; ce « Temps pur » permet de sauver les moments privilégiés du passé et les instants présents auxquels ils sont liés ; il transcende la mort ; mais, d’autre part, ces moments ne peuvent être récupérés que par l’intermédiaire d’un livre à écrire, qui s’inscrit dans le Temps, comme histoire du personnage et comme Temps de l’écriture, dans une lutte contre la mort qui laisse aléatoire l’achèvement de l’entreprise. Le Temps retrouvé s’inscrit donc à la fois dans l’éternité et dans le Temps fugitif » (préface à l’édition de Du côté de chez Swann, Paris, GF Flammarion, 1987, p. 21). 2 Une autre veine, celle de la peinture romantique allemande avec Caspar David Friedrich, mettra en scène le contraste entre la fragilité de l’homme et la pérennité de la nature (voir par exemple le tableau intitulé Ruines du monastère d’Eldena, près de Greifswald (1824), à la Nationalgalerie de Berlin. Les dessins de Victor Hugo témoignent aussi du goût romantique pour les ruines, notamment de châteaux médiévaux.
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cinéma ont recentré notre perception sur la seule question de la fuite du temps, dans un XXe siècle de moins en moins religieux. Les neuf films qui seront abordés posent tous, chacun à sa manière, les mêmes questions : qu’est-ce que le Temps ? Comment l’être humain vit-il son écoulement incessant ? Quel rôle l’art peut-il jouer pour nous en parler ? J’ai choisi ce que l’on appelle des « classiques », non pas en raison d’une quelconque supériorité esthétique (quoiqu’il s’agisse bien de chefs-d’œuvre), mais simplement parce que ces œuvres se sont trouvées en accord avec ma propre sensibilité. Ce sont : Le Satyricon de Federico Fellini ; Paisà de Roberto Rossellini ; L’Aventure de Mme Muir et Cléopâtre de Joseph Leo Mankiewicz ; Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock ; Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman ; 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ; Tous les matins du monde d’Alain Corneau1. Ils présentent l’écoulement du Temps de façon très différente (on a rappelé déjà que la sensibilité au Temps divergeait pour chacun d’entre nous). Dans certains cas, c’est son passage destructeur qui apparaît surtout ; grâce au rêve ou au souvenir qui ressurgit, il pourra être aussi « retrouvé » ; il pourra s’écouler interminablement (par exemple chez Bergman, quand, dans L’Heure du loup, Johan Borg/Max von Sydow décompte intérieurement ce que représente une minute), et même se figer en un présent qui ne passe pas2 ; il pourra être cyclique,
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Je n’ai pas souhaité multiplier les exemples, d’où le choix de neuf films seulement. D’autres œuvres importantes ne sont évoquées que marginalement, ou même pas du tout (je pense en particulier au remarquable L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais, sorti en 1961, sur un scénario du Brestois Alain Robbe-Grillet). 2 On pense à la comédie fantastique – que j’aurais pu retenir dans cette sélection - Un jour sans fin ou Le Jour de la marmotte d’Harold Ramis (1993), avec Bill Murray dans le rôle d’un cynique présentateur de télévision, contraint, pour son plus grand profit, de revivre sans fin pendant des décennies la même journée du 2 février dans une petite ville
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comme il semble que ce soit le cas avec la fin de 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (à la suite des stoïciens grecs ou de Nietzsche…). J’ai souhaité, pour conclure, présenter aussi une œuvre littéraire : La promenade au phare de Virginia Woolf. Pourquoi ? À mes yeux en effet, on trouverait difficilement plus profonde et sensible méditation sur la beauté et la fragilité de la vie humaine, en même temps que sur la capacité éventuelle de l’art (ici romanesque et pictural) à en soustraire quelque part au Temps et à la mort. Le 22 janvier 1922, peu avant son quarantième anniversaire, elle évoquait dans son Journal son sentiment du caractère éphémère du Temps : « bientôt (Towers Place, la place en face de son bureau) ne sera plus là ; et les branches (des arbres) ; et moi, qui écrit ici. Je sens le Temps filer comme dans un film. J’essaie de l’arrêter. Je l’épingle avec ma plume ». Il se trouve que, très tôt (quête d’évasion ou d’exotisme ?), j’ai été porté à me transporter dans le passé ; et pour l’un de mes premiers Noëls, j’ai trouvé sous le sapin une présentation générale de l’histoire de l’humanité. Adolescent, je collectais toutes les informations possibles sur le passé familial (dans les campagnes bretonnes en pleine transformation à l’époque, ou sur les champs de bataille du XXe siècle1) ; j’étudiais l’histoire de ma ville détruite pendant la Seconde perdue de Pennsylvanie (ce qui lui permet au bout du compte de mieux comprendre les autres, et de donner du sens à sa vie). 1 On parlait encore de loups vers 1870 dans le Trégor, ou de la navigation à voile pour le commerce du rhum de la Martinique. Médailles à l’appui, on se souvenait des campagnes coloniales, et des cartes postales précieusement conservées attestaient de la vie de combattants de la Première Guerre mondiale. Des photographies familiales montraient la vie dans la concession française de Tien-Tsin (Tianjin) en Chine, ou en Syrie à la veille du Second conflit mondial. Il y avait la résistance et la libération de l’Alsace. Un jour, au détour d’une conversation, j’ai même entendu une anecdote remontant à l’époque des Montagnards, près de Morlaix, pendant la Révolution française !
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Guerre mondiale (Brest), et partais même déchiffrer les inscriptions remarquables sur les tombes de son plus ancien cimetière. J’ai fait ensuite naturellement des études d’histoire (portées surtout vers l’Antiquité), et j’en ai fait mon métier d’enseignant. Aujourd’hui encore, une sorte de « sixième sens » me fait rechercher en tout la « quatrième dimension » temporelle des choses : en d’autres termes tenter d’apercevoir, derrière l’écran de leur état présent, leur histoire au cours du temps écoulé (qu’il s’agisse de bâtiments, d’objets, de paysages ou même d’individus). L’altération que produit le Temps ne m’effraie pas : je ressens bien davantage tout ce que cela recèle de vertigineux, et pour moi d’absolument fascinant. D’où mon intérêt pour le cinéma qui peut, lui aussi, nous suggérer ce sentiment du Temps, et nous donner accès à un passé aboli (qu’y a-t-il de plus merveilleux, par exemple, que le XVIIIe siècle tel que nous le restitue le Barry Lyndon de Kubrick, ou le Don Giovanni de Losey ?). Mon unique objectif, ici, sera de faire partager cette fascination (même si cette quête est un peu celle du vide, en puisant – pour parler comme Mallarmé – « des pleurs au Styx », à l’aide du « ptyx, aboli bibelot d’inanité sonore1 »). Fantaisies de rêveurs solitaires ? On a écrit fort justement, à propos de Mankiewicz et de L’Aventure de Madame Muir : « (Ce film) offre un alliage rare, presque unique, entre l’expression d’une intelligence déliée et caustique et un goût romantique de la rêverie s’attardant sur les déceptions, les désillusions de l’existence. Le film n’appartient à aucun genre connu et crée lui-même son genre pour raconter, avec une poésie déchirante, la supériorité mélancolique du rêve sur la réalité, le triomphe de ce qui aurait pu être sur ce qui a été. C’est également un film sur la solitude, sur ces âmes insatisfaites et rêveuses à qui la solitude justement ouvre la 1
Mallarmé, Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx, 6 (Poésies, 1899).
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voie vers la connaissance de la nature, vers une forme lointaine et presque immatérielle de bonheur1 ». Mais faut-il pour autant considérer que ce film reflète la personnalité tout entière de Joseph L. Mankiewicz, comme Vertigo pour prendre un autre exemple suffirait à comprendre tout Hitchcock ? Faudrait-il alors considérer les cinéastes cités comme des rêveurs mélancoliques, éloignés du réel ? Rien de plus faux, évidemment. Tous deux, comme Ingmar Bergman, Federico Fellini ou Stanley Kubrick furent d’abord de grands praticiens, des perfectionnistes maîtrisant parfaitement les rouages de leur métier afin de trouver les voies d’une expression authentiquement personnelle. Michel Ciment a fortement souligné « l’attention de chaque instant portée (par Stanley Kubrick) aux questions économiques, techniques ou administratives », loin de « l’image romantique de l’artiste créant sur les cimes2 ». Pascal Mérigeau quant à lui pointe le pragmatisme de Joseph L. Mankiewicz, qui connaissait parfaitement les rouages d’Hollywood, au point d’être en 1950 président de la Screen Director Guild : « Si Mankiewicz fut un des premiers (et demeura longtemps le seul) à imposer de fait la notion même d’auteur, au sein du système hollywoodien parfaitement structuré des années 40 et 50, il le doit d’abord, en effet, à sa connaissance unique des mécanismes de fabrication des films. Après avoir assimilé et pratiqué toutes les techniques d’écriture du scénario, il fut amené à suivre chacune des étapes de la confection du film, depuis la définition du projet jusqu’à la livraison du produit terminé, en devenant un des producteurs les plus en vue de la prestigieuse Metro Godwyn Mayer3 ». Ces créateurs surent aussi tous travailler en équipe, avec les meilleurs professionnels. Qu’aurait été, par exemple, Ingmar 1
Jacques Lourcelles, Dictionnaire du cinéma, Les films, Éd. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1992, p. 101. 2 Michel Ciment, Kubrick, Calmann-Lévy, 2011, p. 42. 3 Pascal Mérigeau, Mankiewicz, Denoël, 1993, p. 13.
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Bergman sans la collaboration de Sven Nykvist, son directeur de la photographie (qui a aussi travaillé pour Roman Polanski, Andreï Tarkovski ou Woody Allen) ? Dans nombre des films que l’on va aborder, la musique en particulier joue un rôle capital pour traduire l’atmosphère particulière recherchée par le réalisateur (un peu à la façon dont, chez Proust, la « Sonate de Vinteuil », œuvre fictive pour violon et piano avec sa « petite phrase » répétitive de seulement cinq notes, porte toute la passion de Charles Swann pour Odette de Crécy, et devient « l’hymne national de leur amour »). C’est ainsi que L’Aventure de Madame Muir est magnifiée par la partition composée par Bernard Herrmann, toute en flux et en reflux, qui font écho à l’action de la mer et du temps sur Lucy et sa maison. Le même Bernard Herrmann a produit les musiques vertigineuses de plusieurs films d’Alfred Hitchcock (par exemple La Mort aux trousses, Vertigo). À la fin de sa vie, Herrmann a encore montré son génie dans le Taxi Driver de Martin Scorsese (1976), avec le thème élégant et hypnotique (Thank God for the Rain/ I Still Can’t Sleep) qui accompagne les errances solitaires et nocturnes de Travis Bickle (Robert de Niro), chauffeur de taxi dans le New York déglingué des années 1970. Federico Fellini eut pour alter ego musical le génial Nino Rota, des années 1950 (La Strada, Il Bidone…) jusqu’à Prova d’orchestra (1978). Nino Rota a aussi, entre autres, composé en 1972 le thème du Parrain de Francis Ford Coppola. Grand connaisseur en musique (comme Ingmar Bergman, marié un temps à la pianiste Käbi Laretei, qui réalisa en 1974 une adaptation filmée de La Flûte enchantée de Mozart), Stanley Kubrick préféra souvent utiliser des musiques déjà écrites, comme pour Barry Lyndon en 1975 avec Haendel, Bach ou Schubert. Dans 2001, L’Odyssée de l’espace, à côté des Strauss ou de György Ligeti, la musique infiniment nostalgique d’Aram Khatchatourian donne – comme on le verra - une dimension extraordinaire à la 18
monotonie quasi mécanique de la vie dans l’espace des astronautes en route vers Jupiter… Grâce à son utilisation de Gabriel Fauré1, Bertrand Tavernier dans Un dimanche à la campagne (1984) a merveilleusement rendu la mélancolie d’un été 1912 ; c’est la fin de la vie du vieux Monsieur Ladmiral (Louis Ducreux) : peintre, il n’a pas su trouver sa voie personnelle au milieu des bouleversements que l’art pictural connaît alors, à la veille de la Première Guerre mondiale, et ne s’est pas détaché de ses maîtres ; il reçoit la visite dominicale de ses deux enfants, si dissemblables, avec pour chacun leurs problèmes (Jean-Pierre Aumont : Gonzague ; Sabine Azéma : Irène) ; veuf et accompagné de sa seule domestique Mercédès, il sent le Temps qui a passé sur lui, contemple ses mains désormais vieilles, et, comme en écho mystérieux à sa mélancolie, voit ou croit voir deux énigmatiques fillettes dans le jardin d’à côté… Grâce soit rendue à ces artistes : cinéastes, écrivains, musiciens ou peintres, créateurs de génie. Sed fugit interea, fugit irreparabile tempus, singula dum capti circumvectamur amore (« Mais en attendant, il fuit : le temps fuit sans retour, tandis que nous errons, prisonnier de notre amour du détail », Virgile, Géorgiques, III, 284-285). Il est temps en effet de commencer notre déambulation…
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Quintette pour piano et cordes no 2, en ut mineur (opus 115).
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Chapitre 1 Les « êtres éphémères » sauvés par l’art : Pindare et le Satyricon de Fellini
Federico Fellini1 aurait eu cent ans le 20 janvier 2020 : celui qu’on appelait le « Maestro » naquit en effet à Rimini le 20 janvier 1920. On sait combien il a marqué l’histoire du cinéma mondial, remportant cinq oscars, et réalisant d’innombrables chefs-d’œuvre comme La Strada, La Dolce Vita, Huit et demi, ou Amarcord2… Mais connaît-on assez sa passion pour la culture gréco-romaine ? Si son adaptation très personnelle du Satyricon attribué à Pétrone a marqué les esprits3, on sous-estime peut-être la place centrale que la Grèce ancienne, avec sa littérature et ses mythes, a tenue dans son imaginaire. Je voudrais montrer que cela constitue pourtant un fil rouge dans toute sa vie et son œuvre… et que cela l’a amené à citer (en grec !) des auteurs aussi improbables qu’Archiloque de Paros ou Pindare. De ce dernier il a retenu une poignante expression de la fragilité humaine, 1
Ce chapitre est une reprise, développée et largement adaptée, d’un article paru dans Jeune cinéma (no 410-411, septembre 2021). 2 Sur Fellini cinéaste, on ne saurait trop recommander la lecture de l’ouvrage de Jean-Max Méjean : Fellini, un rêve, une vie, Paris, Éditions du Cerf, collection 7e Art, 1997. 3 Les références aux mythes grecs sont nombreuses dans le Satyricon de Fellini : par exemple la représentation d’un labyrinthe où Encolpe, nouveau Thésée, doit affronter un guerrier déguisé en Minotaure, avant de devoir « satisfaire » une pseudo-Ariane.
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capable cependant grâce à l’art, partiellement et mystérieusement, de traverser les siècles. C’est avec passion que Federico Fellini a étudié et lu Homère pendant sa scolarité. Il l’a écrit : « les années de lycée sont celles d’Homère et des "combats héroïques". À l’école on lisait l’Iliade et on l’apprenait par cœur. Chacun de nous s’identifiait avec un personnage d’Homère. Moi, j’étais Ulysse, je restais un peu à l’écart et regardais au loin… L’après-midi nous allions sur une petite place et nous répétions entre nous la guerre de Troie, le combat des Troyens et des Achéens1 ». Fellini a évoqué ailleurs « le professeur Nittis, qui lisait Homère comme le grand tragédien Zacconi et (…) nous empoignait à en pleurer2 ». Dans une lettre au producteur Dino de Laurentiis, à propos du tournage du Voyage de G. Mastorna (un film qui ne s’est jamais fait), il vante « le fantastique monde de la culture classique scolaire, le monde païen, les divinités de la Grèce, les héros homériques » ; avec une dimension érotique, toujours présente chez Fellini, qui évoque « tout ce que l’érotisme peut avoir d’hypnotisant pendant la puberté, les mythes de l’enfance, les personnages légendaires des fables, la belle Andromède attachée à son rocher, la Vénus du Titien, les bandes dessinées3 ». S’il ne sera jamais un grand lecteur (sauf à la fin de sa vie, pour occuper ses longues heures d’insomnie), Fellini répondait, quand on lui demandait ses auteurs favoris : « je voudrais ajouter Homère, Catulle, Horace. J’aimais aussi L’Anabase4… » 1
Fellini, Propos, Éditions Buchet/Chastel, Paris, 1980, p. 27. Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini (traduit de l’italien par Nino Frank), Paris, Flammarion, 1987, p. 39. 3 Lettre à Dino De Laurentiis, complément au livre de Federico Fellini (en collaboration avec Dino Buzzati & Brunello Rondi), Le voyage de G. Mastorna, Paris, Sonatine Éditions, 2013, p. 201-202. 4 Fellini par Fellini, op. cit., p. 43. Il n’est pas si courant de trouver cité, parmi les auteurs favoris d’un cinéaste contemporain, le nom de 2
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Nulle surprise, par conséquent, si Homère et l’Odyssée reviennent souvent dans ses propos, par exemple à propos de Paisà, film pour lequel Fellini a été l’assistant de Roberto Rossellini (1946) : « C’est en l’accompagnant (Rossellini) que j’ai découvert l’Italie. C’est de lui que j’ai pris l’idée du film comme voyage, aventure, odyssée. … Paisà est l’un des plus beaux films de l’histoire du cinéma. Il est épique comme un poème homérique…1 » ; (dans les marais de la Polésine) « nous avons mangé des anguilles découpées vivantes et cuites sur un feu de broussailles. Il faisait tout à fait nuit, comme dans L’Anabase de Xénophon2 ». La mythologie grecque, toute sa vie, l’a hanté : on a trouvé à Rimini, après sa mort, un texte dactylographié préparé pendant une interruption de tournage de La Cité des Femmes (1980), projet inabouti qui a fait l’objet d’un livre édité en 2017 par Gérald Morin et Rosita Copioli. Dans ses films, on trouve d’innombrables références à cette mythologie. Pour n’en citer qu’un exemple, voici la Sirène (même s’il s’agit plutôt de la sirène-poisson, et non de la sirèneoiseau homérique) : il ne pouvait que fasciner Fellini, tellement intrigué par ce qu’il percevait comme le « mystère » féminin. Le film Les Vitelloni (1953) s’ouvre sur un concours de beauté dans une station balnéaire semblable à Rimini, pour élire une « Miss Sirène ». Dans La Strada (1954), sur la bâche qui recouvre le fourgon que conduit la moto de Zampano, une petite Sirène est peinte. Dans Les Clowns (1970), apparaît la Sirène Nettunia, Xénophon, l’auteur de L’Anabase (passionnant récit de l’expédition des Dix-Mille, un corps de 10 000 mercenaires grecs engagés par Cyrus le Jeune dans sa lutte contre son frère Artaxerxès II, roi de Perse, à la fin du Ve siècle avant J.-C.). 1 Conversations avec… Federico Fellini, par Costanzo Costantini, Paris, Denoël, 1995, p. 70. 2 Fellini par Fellini, op. cit., p. 63.
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pêchée dans les mers du Nord. Dans La Voce della Luna (1990), assez sombre méditation poétique sur la vieillesse et le bruit généré par la nouvelle société de consommation italienne, Nestore, un « ami » d’Ivo, parle avec amour de sa machine à laver avec son essoreuse qui produit comme une voix de Sirène (c’est tout ce que sa femme lui a laissé après l’avoir quitté) : « As-tu jamais entendu le son mystérieux que fait l’essoreuse d’une machine à laver ; c’est un son qui devient comme une voix, la voix d’une Sirène qui ne chante que pour moi, alors je l’appelle ma belle lavandière ». À mon sens, le plus original est l’insertion par Fellini de citations d’auteurs grecs antiques dans ses films (tout ou presque a été dit à ce propos dans une étude parue en Italie en 2009, sous la plume d’Andrea Scala1). On savait déjà que, dans Amarcord (1973), la scène où le professeur de grec est moqué par un élève qui émet les sons les plus curieux tout en feignant ne pas pouvoir prononcer le Psi, s’appuie en réalité sur un fragment d’Archiloque de Paros (VIIe siècle avant J.-C.), massacré intentionnellement par l’insolent garnement (un fragment en lui-même très ironique, puisqu’il moque ceux qui rejoignent après la bataille le camp du vainqueur pour s’en attribuer les mérites) : « Sept morts au sol, sept ennemis rattrapés à la course : nous voilà mille à les avoir tués ! ». Mais dès 1969 avec son Satyricon, le cinéaste de Rimini avait eu recours à des citations antiques (mêlées parfois à du turc) pour exprimer sa pensée, sur la dimension onirique de la vie humaine, et son extrême fragilité : à partir de Huit et demi en effet, toute sa filmographie se nourrit des rêves que ce disciple de Jung retranscrivait chaque matin en dessins (publiés en 2007). De quelles citations s’agit-il, et à quel 1
Raffaele De Berti, Elisabetta Gagetti, & Fabrizio Slavatti, FelliniSatyricon. L’immaginario dell’antico, Quaderni di Acme 113, Cisalpino, Milano 2009 : aux pages 122-129, on y trouve une analyse d’Andrea Scala : « Il greco nel Fellini-Satyricon (con un po’ di turco) ».
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propos ? Cela se passe par exemple lors du fameux repas chez Trimalchion (interprété par Mario Romagnoli), un ancien esclave affranchi et un parvenu aussi riche qu’inculte (quoique admirateur autoproclamé des Grecs1). Trimalchion fait venir ceux qu’il appelle les Homéristes, pour divertir ses invités (parmi lesquels un vrai poète grec, Eumolpe au nom prédestiné, dont Fellini montre le visage qui s’illumine quand il identifie les citations, qu’il psalmodie alors pour lui seul). Or, ce qu’on entend alors, ce sont successivement deux textes de Pindare (518-438 av. J.-C., poète qui marque l’apogée de la lyrique chorale grecque). Il y a d’abord le long fragment d’un thrène (qui nous a été préservé grâce à Plutarque) : « Le corps de tous cède à la mort toute-puissante, mais, vivante encore, il reste une image de notre être ; car elle, seule, vient des dieux ; elle dort, quand nos membres s’agitent, mais au contraire, quand nous dormons, elle nous fait voir, en une foule de rêves, le jugement qui s’approche pour nous récompenser ou nous punir ». Preuve de l’importance du texte aux yeux de Fellini, on en entend une partie une deuxième fois dans la suite du film : c’est la scène où, peu avant sa mort inattendue, le terrible Lychas de Tarente (Alain Cuny) chante dans son bateau en s’accompagnant de la lyre. Dans l’épisode avec les Homéristes, la seconde citation de Pindare (qui suit immédiatement la première) correspond aux vers 92-94 de la VIIIe Pythique : « La fortune des mortels grandit en un instant ; un instant suffit pour qu’elle tombe à terre, renversée par le destin inflexible ». Or, dans ce poème de Pindare se trouvent juste après deux des vers les plus beaux (et des plus « felliniens ») de cette même VIIIe Pythique (95-96) : « Êtres éphémères ! Qu’est chacun de nous, que n’est-il pas ? L’homme est le rêve d’une ombre ». Certes ces deux vers (95-96) ne s’entendent pas 1
Lors de la scène, Fellini fait dire à l’un des invités qui se bâfre : « Moi, j’aime manger en entendant du grec ! ».
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dans le film, mais par contre les trois précédents (92-94), eux, sont parfaitement audibles pour qui prête une oreille attentive : ils forment pour Trimalchion, qui ne comprend pas le grec, un rappel de l’instabilité et de la fragilité de tout destin humain face aux dieux. La gestuelle très étudiée des acteurs qui interprètent les Homéristes (et dont certains portent des masques), est remarquable, comme la bandeson qui accompagne la scène et qui est pleine de sonorités étranges1. N’accordons pas à Fellini, qui détestait les intellectuels aussi doctes que prétentieux, la volonté de faire ici « étalage » de sa science, qui n’était pourtant pas nulle : Fellini a toujours prétendu ne rien connaître à rien, manière de préserver, sans doute (mais pour d’autres raisons), l’indispensable part de mystère dans le processus de sa création artistique. Mais il avait étudié au lycée les poésies de Pindare. Et si elles n’ont sûrement jamais été son livre de chevet, il me semble clair qu’elles lui ont semblé mystérieusement entrer en résonnance avec ses convictions les plus profondes, lui qui admirait la Grèce et qui avait failli mourir en 1967, juste avant l’adaptation du roman de Pétrone. Voici d’ailleurs comment, dans un texte remarquable, Fellini a présenté ses intentions en filmant le Satyricon : « Déjà au lycée, dans l’étude des antiques d’avant Pindare, je cherchais à combler par l’imagination les hiatus entre un épisode et l’autre. Notre prof était absolument cocasse en exigeant que de petits crétins de seize ans soient pris d’enthousiasme quand il déclamait de sa voix fragile 1
La musique du film est constituée (comme dans les films contemporains de Pasolini consacrés à la Grèce et à ses mythes) d’un mélange de musiques dites « ethniques » venant du monde entier, avec des compléments apportés par Nino Rota, qui s’est inspiré de ce qui reste de la musique antique pour écrire une mélodie archaïsante et mélancolique.
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l’unique vers resté d’un poète : "Je bois appuyé à ma longue lance1" ; et moi de me faire le promoteur d’une hilarité grossière en inventant toute une kyrielle de fragments que nous allions lui proposer, en effrontés que nous étions… Mais cette histoire de fragments me fascinait pour de bon. J’étais hanté par l’idée que la poussière des siècles avait conservé les battements d’un cœur éteint à jamais. En convalescence à Manziana (après la maladie qui avait failli l’emporter), dans la petite pension de famille où je me trouvais, je découvre un Pétrone dans la bibliothèque : et j’éprouve à nouveau une grande émotion. Le livre me fait penser aux colonnes, aux têtes, aux yeux qui manquent, aux nez brisés, à toute la scénographie nécrologique de l’Appia Antica, voire en général aux musées archéologiques. Des fragments épars, des lambeaux resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié. Non point une époque historique, qu’il est possible de reconstituer philologiquement, d’après les documents, qui est attestée de manière positive, mais une grande galaxie onirique, plongée dans l’obscurité, au milieu de l’étincellement d’éclats flottants qui sont parvenus jusqu’à nous. Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve, sa transparence énigmatique, sa clarté indéchiffrable2 ». Les citations de Pindare apparaissent donc ici parfaitement à leur place, elles qui nous parlent aussi du mystère et de la fragilité de la vie humaine, de la mort et d’une survie éventuelle de l’« âme ». L’un des convives chez Trimalchion l’affirme : « Nous ne sommes que des bulles qui crèvent ! » ; 1 Archiloque de Paros, fin du fragment 7 (Lasserre & Bonnard, Paris, CUF, 1958). Cette citation parfaitement exacte, faite par Fellini luimême au hasard d’une interview, me semble la preuve indiscutable de son intérêt personnel, et de sa connaissance de la littérature grecque antique. 2 Fellini par Fellini, op. cit., p. 138-139.
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pour Trimalchion, qui prépare déjà son monument funéraire et répète ses funérailles, « la vie passe comme une ombre ». Il est vrai qu’on meurt beaucoup chez Fellini ! Dans La Strada, Gelsomina (Giulietta Masina) et Il Matto (Richard Basehart) meurent. Dans Il Bidone, malgré la fin qui semble ouverte, le pathétique Augusto (Broderick Crawford), semble condamné à périr. Dans Les Nuits de Cabiria, la petite prostituée (Giulietta Masina) côtoie la mort au début et à la fin du film. Steiner (Alain Cuny) massacre ses enfants dans La Dolce vita et se suicide. Le père mort revient hanter Guido (Marcello Mastroianni) dans Huit et demi, film qui aurait pu se clore sur le suicide du héros, suggéré (on voit le revolver et on entend le coup de feu) mais finalement escamoté par Fellini (qui lui a préféré la magnifique ronde finale de réconciliation des opposés). Toby Dammit a la tête tranchée dans le film du même nom. Ascylte (Hiram Keller) est assassiné à la fin du Satyricon. La mère de Titta meurt à la fin d’Amarcord. Et vogue le navire raconte la croisière funéraire des admirateurs ou amoureux de la cantatrice décédée Edmea Tetua, qui partent jeter en mer les cendres de la disparue. Dans La Voce della Luna (le dernier film de Fellini), Ivo Salvini (Roberto Benigni), qu’on entend se demander où vont les morts, rencontre dans un cimetière un musicien (l’hautboïste Sim) qui s’est installé vivant dans son futur caveau funéraire, tandis que le partenaire de ses errances, le préfet Gonnella (Paolo Villagio), apparaît comme pathétiquement obsédé par l’idée de son vieillissement et par la mort. Il y a surtout ce projet extraordinaire, imaginé mais jamais réalisé par Fellini, du Voyage de G. Mastorna, qui est le récit du périple d’un défunt musicien dans l’au-delà1. 1
Des décors et accessoires divers avaient déjà été préparés, que l’on peut apercevoir dans le Bloc-notes d’un cinéaste, et le scénario (en collaboration avec Dino Buzatti et Brunello Rondi) a été publié plus
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Cette pleine conscience de la fragilité humaine et du passage inexorable du Temps, pour tout lecteur de L’Iliade ou de Pindare (comme Fellini qui les a lus et étudiés à l’école, et – j’espère l’avoir montré - s’en est constamment souvenu par la suite), c’était une évidence. Le Troyen Glaucos, fils d’Hippoloque, en donne une expression magnifique au chant VI de l’Iliade (146-149) : « Comme naissent les feuilles, ainsi font les hommes Les feuilles, tour à tour, c’est le vent qui les épand sur le sol, et la forêt verdoyante qui les fait naître, quand se lèvent les jours du printemps Ainsi les hommes : une génération naît à l’instant même ou une autre s’efface1 ». Le Satyricon de Fellini se clôt sur le visage d’Encolpe, qui se fige pour devenir partie d’une fresque murale à demi effacée, sur un pan de mur détruit par le Temps.
tard. Ce film avorté a irrigué souterrainement toute la filmographie de Federico Fellini depuis la fin des années 1960. 1 Iliade, VI, 146-149 (traduction Paul Mazon). L’univers héroïque est sans illusions : au chant XXI (vers 106), Achille, qui a perdu Patrocle et qui sait qu’il doit mourir bientôt, ne s’apitoie pas exagérément quand il abat le Troyen Lycaon : « Va, mon ami, meurt à ton tour ».
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Chapitre 2 Le temps est notre ennemi : Cléopâtre de Mankiewicz
Cléopâtre1 (Cleopatra, 1963) a longtemps souffert d’une réputation sulfureuse. Des sommes colossales furent consacrées par la 20th Century-Fox à ce péplum « conçu dans l’urgence, tourné dans l’hystérie et achevé dans une panique aveugle2 », constatait Joseph L. Mankiewicz, à la fin du tournage. À la suite de l’impéritie de ses dirigeants, la Fox appela Mankiewicz au secours pour reprendre un projet existant3. Mankiewicz faillit y laisser sa santé, ne voulut plus 1
Reprise développée et adaptée d’un article paru dans Positif, no 724, juin 2021. 2 Pascal Mérigeau, Mankiewicz, Denoël, 1993, p. 257. 3 Le projet fut lancé en 1958 par Spyros Skouras, qui dirigeait alors la Twentieth Century Fox, et n’avait en tête qu’une romance érotisée. Le producteur Walter Wanger, qui avait plus d’ambitions artistiques, confia la réalisation à Rouben Mamoulian, qui jeta l’éponge en janvier 1961. C’est alors que Mankiewicz récupéra le projet : le tournage fut déplacé de Londres en Italie, et reprit en septembre 1961. Mais comme il n’y avait pas de scénario complet, Mankiewicz devait réaliser le jour et écrire la nuit ce qu’il devait tourner le lendemain. Il dut recourir à toutes sortes de stimulants (Dexedrine, injections de vitamines…). Cela n’empêcha pas de faramineux dépassements de coûts, dus aux maladies ou absences répétées d’Elisabeth Taylor (royalement payée), au mauvais temps, à l’indécision de la production quant aux lieux de tournage (ce qui obligea à reconstruire parfois ailleurs des décors importants), etc. Quand Spyros Kouras démissionna de la Fox en juin 1962, c’est Darryl F. Zanuck qui en prit les commandes : il licencia Mankiewicz, et entreprit de faire lui-même le montage. Mais comme
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ensuite prononcer le nom de Cléopâtre, et s’éloigna peu à peu des milieux du cinéma : il ne se reconnaissait pas dans la version terriblement raccourcie par Darryl F. Zanuck1. Le film souffrit aussi des méfaits du star-system : les paparazzis ne se privèrent pas de suivre au jour le jour la liaison « scandaleuse » de Liz Taylor et Richard Burton, tous deux mariés et attaqués violemment par le Vatican. Résultat : Cléopâtre, malgré ses quatre Oscars (photographie, décors, costumes, effets spéciaux), fut accueilli par une avalanche de sarcasmes par une grande partie de la critique internationale2. Les passions sont heureusement depuis retombées. Le film a pâti aussi de l’effet « reconstitution historique » qu’on a voulu y voir : il semble « raconter » l’histoire des amours de la dernière reine d’Égypte, Cléopâtre VII. Le problème est que Cléopâtre, sûrement la femme la plus célèbre de l’Antiquité, n’est plus pour nous qu’un mythe, faute de sources historiquement fiables. « Nous ne disposons en effet d’aucun récit ancien de son règne, pas même d’une simple notice biographique ! », souligne Michel Chauveau dans Cléopâtre au-delà du mythe3. Ceux qui ont parlé d’elle (Plutarque, au tournant du Ier et du IIe siècle ap. J.-C. ; les lacunes narratives étaient trop importantes, il dut le réembaucher pour tourner certaines scènes en Espagne ! 1 Le rêve de Mankiewicz de sortir Cléopâtre en deux films séparés (le premier montage était de sept heures et demie) aboutit à la sortie en salle en juin 1963 d’une version de quatre heures et six minutes, en deux parties séparées par un entracte. Finalement Cléopâtre se réduisit à trois heures et douze minutes, afin de permettre plus de projections quotidiennes. On peut voir aujourd’hui une version très partiellement restaurée de quatre heures et trois minutes (pour un aperçu des scènes coupées, voir Patrick Brion, Joseph L. Mankiewicz, Éditions de La Martinière, Paris, 2005, p. 579-582). 2 Selon Judith Christ, critique de cinéma au New York Herald Tribune : « La montagne de publicité a accouché d’une souris » ; c’est « un exercice extravagant d’ennui ». 3 Michel Chauveau, Cléopâtre au-delà du mythe, Paris, Liana Levi, 1998, p. 8.
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Suétone et Appien au IIe siècle) ne l’ont évoquée qu’autant qu’elle apparaissait dans l’ombre des imperatores romains. Tributaire des témoignages partisans de ses adversaires politiques, au premier rang desquels Octave Auguste, elle appartient à la catégorie des souverains vaincus, c’est-à-dire ceux qui n’écrivent pas l’Histoire1. Parler de Cléopâtre, c’est donc s’exposer à parler plus de ses propres rêveries que du personnage réel, qui nous reste parfaitement inconnu. Au XIXe siècle par exemple, sous l’influence du romantisme et de l’orientalisme colonial, n’est-elle pas devenue un symbole sexuel, cliché encore renforcé au XXe siècle par le cinéma ? Mankiewicz, fin et cultivé, n’ignorait rien de cela. Le producteur Louis B. Mayer l’« appelait “Harvard College”, en référence à l’attitude un peu supérieure et “intellectuelle” qu’affichait le jeune producteur » (Pascal Mérigeau, op. cit., p. 56). Aussi extraordinaire que cela puisse paraître aujourd’hui, Mankiewicz avait lu les témoignages antiques disponibles. Ainsi l’épisode romanesque du tapis, dans lequel Cléopâtre se serait cachée pour arriver jusqu’à César, est attesté par Plutarque, qui donne le nom du porteur, cet Apollodore de Sicile (Plutarque, César, 49, 1-2) qui devient pour Mankiewicz l’homme de confiance de la reine. Il avait lu aussi Shakespeare, en particulier Jules César (qu’il avait adapté en 1953) et Antoine et Cléopâtre. Ce goût pour la pensée et la littérature imprègne Cléopâtre. Ainsi, après l’incendie partiel d’Alexandrie par les troupes de César, qui fait disparaître un pan de la grande bibliothèque bâtie par les Ptolémées, la reine crie aux Romains : « Ni vous ni aucun autre barbare [elle est grecque] n’a le droit de détruire la pensée ! » Elle vit entourée d’intellectuels comme Sosigenes (interprété par Hume Cronyn ; Le personnage historique de ce nom était un astronome et mathématicien alexandrin, qui 1
Christian-Georges Schwentzel, Cléopâtre, Biographie Payot, Paris, 2014, p. 15.
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la
déesse-reine,
inspira César pour sa réforme du calendrier, année dite « julienne »). On pourrait même penser que Mankiewicz, dialoguiste étincelant auquel on a souvent reproché son cinéma trop rempli de mots d’auteur, s’est caricaturé luimême dans la figure du précepteur de Ptolémée XIII, le rhéteur Théodote de Chios : celui-ci se présente à César comme « un modeste érudit, qui manie les pensées et les discours » ; et, ironie suprême de Mankiewicz, le Romain lui répond : « Trop de discours. C’est assez ! » (Théodote est alors conduit à la mort !). Cléopâtre est une passionnante reconstitution historique. On peut distinguer deux parties principales, décomposées au total en cinq segments. La première partie, après Pharsale puis la mort de Pompée (48 avant J.-C.), montre le jeu subtil entre deux fortes personnalités : d’un côté César, qui veut de l’Égypte de quoi asseoir son pouvoir et celui de Rome, et de l’autre Cléopâtre, qui souhaite que César l’aide à la débarrasser de son frère cadet ambitieux, Ptolémée XIII. Intelligente et cultivée, Mankiewicz la dote d’un projet politique : faire reprendre par César, auquel elle donne un fils nommé Césarion, le rêve d’Alexandre d’unifier le monde. Mais César est assassiné à Rome (aux ides de mars en 44 avant J.-C.), où séjournait alors Cléopâtre. Dans la deuxième partie, qui se développe après la formation du triumvirat Marc Antoine – Octavien (futur Octave Auguste) – Lépide, Cléopâtre se range du côté de Marc Antoine, mais celui-ci est finalement vaincu à Actium en 31 avant J.-C., et l’Égypte est soumise peu après, la reine préférant le suicide plutôt que de figurer dans le triomphe d’Octave Auguste. Le film de Mankiewicz se caractérise par une rare profondeur de pensée. C’est, par exemple, une réflexion sur le Temps (le mot revient sans cesse), et sur l’obsession de l’arrêter. « Le principe qui consiste à introduire chacun des cinq grands segments du film par une fresque à laquelle le 34
cinéma donne vie (on pense à l’arrêt sur image dans Ève) indique déjà que Mankiewicz a choisi de placer Cléopâtre sous le signe du Temps », souligne Pascal Mérigeau (op. cit., p. 261-262). À César, de plus en plus chauve et conscient de son vieillissement, Cléopâtre déclare : « Le Temps n’est jamais raisonnable, César, le Temps est notre ennemi » ; et, avec humour, César lui répond : « Veux-tu que je le conquière pour toi ? Quel plan de bataille suggères-tu ? » À Athènes, Marc Antoine, lui aussi obsédé par son âge par rapport au jeune Octave, ne peut s’empêcher de fixer la clepsydre. Devant le tombeau d’Alexandre, César dialogue avec Cléopâtre et avec lui-même, et s’exclame : « J’ai perdu quelque chose… Une vie… La mienne ». César sait qu’il a 52 ans et qu’il lui reste encore beaucoup trop à faire (alors qu’Alexandre est mort à 32 ans en ayant conquis le monde). Or, c’est à peu près l’âge qu’a Mankiewicz lors du tournage de Cléopâtre en 1961-1962 (il est né en 1909). Peut-être a-til fait le parallèle avec sa propre existence, lui qui n’avait que mépris pour un certain milieu hollywoodien où il avait conscience d’avoir perdu son temps, au détriment, par exemple, de la littérature. La mort est omniprésente dans le film qui s’ouvre sur les bûchers de Pharsale (défaite de Pompée en Thessalie, en 48 avant J.-C.), et se termine dans le tombeau de Cléopâtre (30 avant J.-C.). D’où l’importance de la paternité, comme moyen d’en triompher. C’est ce qui réjouit tant César, quand lui naît Césarion (« J’ai un fils ! » s’exclame-t-il), un fils qu’il peut accueillir avec sa mère à Rome. Mais Césarion sera assassiné sur ordre d’Octave. Le pessimisme de Mankiewicz, persuadé de l’effondrement inévitable du monde mercantile et stupide dans lequel il baigne, est patent. Et le constat de César, amer : « Le soleil se couche et se lève, mais quand notre étincelle s’éteint, il ne reste que la nuit éternelle. » Des morts, il ne reste que des statues aux yeux vides. César le dit à deux reprises (« Pourquoi les yeux des 35
statues sont-ils vides ? » ; « Je ne peux comprendre que les yeux des statues soient si vides »). Dans la deuxième partie du film, il n’est plus lui-même que statue inerte qui assiste passivement au désastre final des ambitions de Cléopâtre. Après la mort de Marc Antoine, même le froid et avide Octave s’étonne d’une telle inanité : « Est-ce ainsi qu’on le dit, aussi simplement ? Marc Antoine est mort. Le seigneur Antoine est mort. La soupe est chaude. La soupe est froide ». Le Temps et la mort ruinent les ambitions et les illusions de conquête qui agitent les hommes. Les personnages de Mankiewicz « vivent des passions dont le caractère dérisoire finit toujours par leur apparaître, ou poursuivent des chimères qui semblent ne laisser s’approcher que pour mieux se rire d’eux2 » (Mérigeau, op. cit., p. 19 ; « L’homme est le rêve d’une ombre » avait dit Pindare dans VIIIe Pythique, 9596). César a, le premier, pleinement conscience que les rêves s’effacent avec le Temps : comme ces feuilles mortes que le vent balaye dans les jardins de Cléopâtre, à Rome, peu avant que lui-même ne soit assassiné (la scène est pourtant censée se dérouler aux ides de mars, avant que ne commence un nouveau printemps : c’est dire à quel point ces feuilles automnales sont ici symboliques). Pour Mankiewicz, comme pour Shakespeare, le monde est un théâtre, où chacun joue son rôle, et disparaît. Rapportant les propos de Jaques dans As You Like It (II, 7, 139-142), Mankiewicz confiait à Michel Ciment en 1973, à propos de son dernier film, Le Limier : « Nous sommes tous des acteurs, et nous jouons tous à des jeux ». Selon Suétone (Auguste, XCIX), cela aurait aussi été les dernières paroles de l’Auguste historique à ses amis : « Il leur demanda “s’il leur paraissait avoir bien joué jusqu’au bout la farce de la vie” ». Outre cette réflexion sur le Temps, la mort, la vanité des rêves des hommes, Cléopâtre aborde d’innombrables autres thèmes passionnants. On y trouve une méditation sur la 36
politique. Cléopâtre va mourir d’avoir oublié, avec Marc Antoine, l’avertissement de César : « Tu mêles politique et passion. Où commence l’une, l’autre s’arrête » ; plus tard, elle constate : « Se donner à l’amour, c’est se perdre. Oublier qui on est et ce qu’on veut ». La fin du film dément quelque peu cette sombre vision. Car, quand Marc Antoine et Cléopâtre se suicident, en faisant le choix de l’amour, ils se libèrent de leur vaine soif de pouvoir et retrouvent la réalité profonde de leur être… à l’inverse du sinistre Octave (lire à ce propos la préface d’Yves Bonnefoy à l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, Gallimard, « Folio », 1999). Mankiewicz, qui a dû se confronter à un père exigeant et surtout à un frère réputé (Herman J. Mankiewicz, célèbre pour sa collaboration au scénario de Citizen Kane d’Orson Welles), aborde aussi le motif du « double » écrasant1 : dans la deuxième partie du film, Marc Antoine est hanté, jusque dans le lit de Cléopâtre, par l’ombre de César dont il se sent l’éternel dauphin. Par ailleurs, on ne sera pas surpris que le cinéaste de L’Aventure de Mme Muir, de Chaînes conjugales, d’Ève et de La Comtesse aux pieds nus ait, une nouvelle fois, brossé un éblouissant portrait de femme, qui résonne étrangement en notre époque de féminisme triomphant. Cléopâtre est enfin une réflexion sur les artifices du cinéma. Il y a toujours dans le film une prise de distance par rapport au récit : grâce au commentaire en voix off par exemple, qui souligne que nous n’assistons pas à une scène réelle, historique, mais à sa reconstitution ; ou grâce au recours multiplié à l’image qui se fige en fresque murale2. Et quand Mankiewicz accepte de recourir aux techniques du grand 1
Voir Vincent Amiel, Joseph L. Mankiewicz et son double, Paris, PUF, 2010. 2 Fellini reprit le procédé à la fin de son Satyricon (voir l’introduction de ce livre).
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show hollywoodien (qu’il détestait), c’est pour en démonter finalement la mécanique trompeuse : après son entrée dans Rome, et les fastes incroyables de son cortège, Cléopâtre adresse un clin d’œil complice non seulement à César, mais très probablement aussi au spectateur ! Comment un cinéaste aussi lucide que Mankiewicz aurait-il pu faire autrement, connaissant les manipulations qu’au XXe siècle, les régimes totalitaires ont fait subir à l’image (voir Leni Riefenstahl) ? Comment, surtout, mieux souligner que tout artiste est avant tout « un illusionniste, mi-sorcier, mi-bonimenteur »1 ? Ce qui fait le prix de Cléopâtre, c’est aussi la sidérante beauté des images, photographiées par Léon Shamroy : aucun film n’a su reconstituer l’Antiquité de manière aussi impressionnante, Alexandrie en particulier. On sait en effet que la ville antique (sans doute encore la plus grande ville du monde à l’époque de Cléopâtre) a aujourd’hui complètement disparu : dans la ville actuelle, grouillante de vie, que restet-il des Ptolémées, du musée ou du tombeau d’Alexandre ? Décidément, le temps efface tout. Parmi les nombreuses scènes d’anthologie qui ornent le film, je citerai celle du couronnement de Cléopâtre, en présence de César qui s’agenouille et de rois orientaux, dans un silence faussement recueilli, seulement relevé par une discrète musique agrémentée de tintements de triangles et de sistres égyptiens (c’est l’occasion de relever la qualité du travail d’Alex North, selon beaucoup la meilleure partition du compositeur). Tout aussi étonnante est la représentation de l’assassinat de César aux ides de mars, perçu à travers les flammes d’un rituel divinatoire égyptien, dans la pénombre de la demeure de Cléopâtre au Trastevere, au son d’une 1
Propos de Fellini au sujet de lui-même et de Bergman (« L’intervista lunga » dans Giulietta degli spiriti di Federico Fellini, Tullio Kezich [dir.], Cappelli, 1965).
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musique discordante de plus en plus enfiévrée. La scène se clôt sur le cri de la reine (« Mon fils ! »), et son évanouissement. Citons aussi l’évocation de la bataille d’Actium avec ses gigantesques galères (certaines reconstituées presque grandeur nature) ; le choc est vu ici « d’en haut », à travers des maquettes que contemplent Cléopâtre et ses officiers, comme si le point de vue adopté était celui des dieux : ceux qui, dans l’Iliade, assistent aux combats dérisoires des hommes s’agitant comme des fourmis sans réussir jamais à inverser leur destin (Cléopâtre est reine et déesse – Isis). Rien n’aurait été cependant possible sans l’exceptionnelle performance des acteurs qui incarnent ces personnages historiques. En premier lieu, Elizabeth Taylor, déjà remarquable dans Soudain l’été dernier (1959) : elle brille ici d’un feu tout particulier ; sa beauté et sa passion trouvent peu d’équivalents dans l’histoire du cinéma. Le génie de Mankiewicz est d’avoir réussi à capter sa relation électrisante avec Richard Burton, qui joue un Marc Antoine1 complexe, infiniment pathétique : un fin tacticien militaire mais un déplorable homme politique qui, après avoir vécu dans l’ombre de César, ne peut éviter de devenir le jouet de forces contradictoires (dans le film, Cléopâtre et Octave) ; un jouisseur et un alcoolique (sur ce dernier point semblable à Herman, le frère de Mankiewicz), volontiers indolent voire dépressif (il erre à la fin, solitaire, dans Alexandrie). Longtemps incapable de choisir entre ses propres rêves de 1
Le Marc Antoine historique était un philhellène ayant reçu une excellente éducation. De retour à Alexandrie après Actium, il se fit bâtir dans le port, selon Strabon (XVII, 1, 9), « une résidence royale qu’il surnomma Timonion », vraisemblablement en hommage à l’Athénien Timon, qui serait devenu misanthrope en raison de l’ingratitude de ses amis (y a-t-il un parallèle avec la dernière partie de la vie de Mankiewicz ?). Dans la version initiale, le rôle de Marc Antoine était plus développé encore, et, selon Mankiewicz, magistralement interprété par Richard Burton, qui est celui qui eut le plus à souffrir des coupes opérées par les dirigeants de la Fox.
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gloire et de pouvoir, et l’amour d’une femme, il finit pourtant par accepter d’aimer. Quant à Rex Harrison, c’est certainement le César le plus charismatique jamais interprété au cinéma. Roddy McDowall (dont le visage rappelle celui du véritable Auguste sur la célèbre statue dite « Prima Porta ») incarne, lui, un extraordinaire Octave, froid, fourbe et efficace : il est le vrai serpent qui tue Cléopâtre, et non pas, comme le montre le film (fidèle en cela à la version de Plutarque), l’aspic (un cobra égyptien ?) dissimulé dans un panier de figues (Plutarque, Antoine, 85). Le film de Mankiewicz se clôt sur une citation de la Vie d’Antoine : à Charmion, la suivante agonisante de Cléopâtre, quelqu’un, selon Plutarque, « lança avec colère : “Voilà qui est beau, Charmion !” — “Très beau, répondit-elle, et digne de la descendante de tant de rois” » ; citation reprise par la voix off : l’image se fige alors en fresque murale, comme une conclusion au mythe qui a été raconté. Comment ne pas affirmer, avec Hervé Dumont, que Cléopâtre est « sans conteste le péplum le plus adulte et le plus intelligent de l’histoire du cinéma1 » ?
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Hervé Dumont, L’Antiquité au cinéma. Vérités, légendes et manipulations, version PDF augmentée et actualisée de l’ouvrage paru en automne 2009 à Nouveau Monde Éditions (Paris) et à la Cinémathèque suisse (Lausanne), 2013, p. 346. Disponible sur https://www.hervedumont.ch/L_ANTIQUITE_AU_CINEMA/files/ass ets/basic-html/index.html#page1. Pour ceux qui attendraient une autre version cinématographique de Cléopâtre, la réalisatrice de Wonder Woman, Patty Jenkins, la scénariste Laeta Kalogridis et l’actrice Gal Gadot préparent pour Paramount un film qui, selon cette dernière, racontera l’histoire de Cléopâtre « pour la première fois à travers des yeux de femmes »…
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Chapitre 3 Transcender le Temps, et faire ressurgir le passé : Tous les matins du monde d’Alain Corneau et Pascal Quignard
Tous les matins du monde n’est pas un film sur le Temps, mais d’abord sur le pouvoir d’évocation de la musique1. Il a d’ailleurs contribué à la renaissance de la musique baroque et à faire connaître la viole de gambe, interprétée dans le film par Jordi Savall, grand spécialiste de cet instrument. Que saiton, pour commencer, sur cette figure assez mystérieuse2 de M. de Sainte-Colombe, qui a su attirer l’attention de Pascal Quignard dans le roman qui a donné son titre au film3 ? Ce n’était jusqu’en 1991 qu’un obscur violiste, oublié par la plupart des adeptes de la viole de gambe et des musicologues. Actif dans la seconde moitié du XVIIe siècle (né vers 1640 ? et probablement mort avant 1700 : en 1701, Marin Marais composa un Tombeau de Monsieur de SainteColombe), Monsieur de Sainte-Colombe (qui se serait prénommé Jean) fut certainement un virtuose de la viole, sans doute le premier en France à utiliser une septième corde. 1
Michel Chion, La musique au cinéma, Fayard, 2e éd. 2019, p. 286 : « Tous les matins du monde est par ailleurs l’archétype du film sur la musique comme mystère ». 2 Le vrai Sainte-Colombe nous échappera sans doute toujours. Beau sujet de méditation… 3 Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991.
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Selon Évrard Titon du Tillet1 : « Il est vrai qu’avant Marais Sainte Colombe faisoit quelque bruit pour la viole ; il donnoit même des Concerts chez lui, où deux de ses filles jouoient, l’une du dessus de Viole, et l’autre de la basse, et formoient avec leur père un Concert à trois Violes. Sainte Colombe fut le maître de Marais ; mais, s’étant aperçu au bout de six mois que son Élève pouvoit le surpasser, il lui dit qu’il n’avoit plus rien à lui montrer. Marais qui aimoit passionément la Viole, voulut cependant profiter encore du sçavoir de son Maître, pour se perfectionner dans cet Instrument ; & comme il avoit quelque accès dans sa maison, il prenoit le tems en été que Sainte Colombe étoit dans son jardin enfermé dans un petit cabinet de planches, qu’il avoit pratiqué sur les branches d’un Mûrier, afin d’y jouer plus tranquillement & plus délicieusement de la Viole. Marais se glissoit sous ce cabinet ; il y entendoit son Maître, & profitoit de quelques coups d’Archets particuliers que les Maîtres de l’Art aiment à se conserver ; mais cela ne dura pas longtems, Sainte Colombe s’en étant aperçu & s’étant mis sur ses gardes pour n’estre plus entendu par son Élève : cependant, il lui rendoit toujours justice sur le progrès étonnant qu’il avoit fait sur la Viole ; et étant un jour dans une compagnie où Marais jouoit de la Viole, ayant été interrogé par des personnes de distinction sur ce qu’il pensoit de sa manière de jouer, il leur répondit qu’il y avoit des Élèves qui pouvoient surpasser leur Maître, mais que le jeune Marais n’en trouveroit jamais qui le surpassât ».
1
Évrard Titon du Tillet, Le Parnasse françois, Vies des Musiciens et autres Joueurs d’Instruments du règne de Louis le Grand, 1732, article « Marin Marais ». C’est le texte source de la musique française du XVIIe siècle : voir l’édition dans la collection Le Cabinet des lettrés, Paris, Gallimard, 1991.
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Le roman de Pascal Quignard est le récit supposé de la vie de Monsieur de Sainte-Colombe depuis la mort de sa femme au printemps de 1650, de son veuvage et de la vie avec ses deux filles Madeleine et Toinette, puis de sa rencontre avec le jeune Marin Marais (1656-1728), de leur dispute et de leur réconciliation finale en 1689 au nom de leur commune passion pour la musique. Il s’agrémente d’une intrigue sentimentale, entre Madeleine de Sainte-Colombe et Marin Marais (la jeune fille, délaissée, finit par se pendre de désespoir). Le film d’Alain Corneau introduit par rapport au roman un changement de perspective : ici, c’est Marin Marais qui se remémore ses souvenirs de jeunesse et son apprentissage de la viole de gambe auprès de Monsieur de Sainte-Colombe. Adolescent de 17 ans, il était arrivé chez lui en 1673, dans la campagne près de Paris. À la fin, après les péripéties que décrit le roman, les deux musiciens se rapprochent également. Le roman comme le film dépeignent Sainte-Colombe comme un musicien austère, vivant à l’écart dans un manoir isolé et rejetant le faste de la Cour du Roi Soleil. Avec huit Césars en 1992, Tous les matins du monde remporta un succès public inattendu, justifié par l’excellence de la mise en scène (minimaliste : de nombreux plans fixes), par la qualité de l’interprétation (Jean-Pierre Marielle extraordinaire en Sainte-Colombe, Anne Brochet en Madeleine, les Depardieu père et fils en Marin Marais jeune et vieux), pour le rendu des sons et l’émotion qui se dégage des musiques (celles de Sainte-Colombe1, Marin Marais, Lully & Couperin), pour la beauté des images et des costumes. Illustrant le pouvoir évocateur de la musique, le roman (comme le film) est en même temps une œuvre sur le passage 1
Les morceaux écrits par Sainte-Colombe, et retravaillés par Jordi Savall, s’intitulent : Les Pleurs, Gavotte du Tendre, Le Retour.
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du Temps, d’où son titre qui se retrouve au début du chapitre XXVI : « Tous les matins du monde sont sans retour. Les années étaient passées. Monsieur de Sainte-Colombe, à son lever, caressait de la main la toile de Monsieur Baugin et passait sa chemise. C’était un vieil homme. Il entretenait aussi des fleurs et des arbustes qu’avait plantés sa fille aînée, avant qu’elle se pendît ». Car, avec la musique, l’autre pivot de l’œuvre c’est une peinture, à laquelle Pascal Quignard a voulu donner un sens particulier (imaginaire, cela va sans dire). La toile de Monsieur Baugin existe vraiment : il s’agit du peintre Lubin Baugin (né vers 1610 et mort en 1663 : Monsieur de SainteColombe, né vers 1640, n’a sans doute pu le connaître ni le fréquenter), un artiste lui aussi longtemps oublié (il n’a été que récemment « redécouvert », et a fait l’objet d’une grande exposition en 20021), auteur de peintures religieuses à personnages, et surtout de quatre belles natures mortes, dont celle décrite par Pascal Quignard (elle est entrée au Louvre en 1954). Mais le titre qui est traditionnellement attribué à celle-ci (« Le dessert de gaufrettes ») est erroné. Au XVIIe siècle en effet, le terme de « dessert » n’existait pas encore : on parlait plutôt d’« issue ». D’autre part, ce qu’on distingue sur le plat d’étain qui figure à gauche au premier plan ne s’appelait pas encore « gaufrette » : il s’agissait d’une pâtisserie nommée « oublie » (apparenté au latin oblatio, d’où offrande), car c’est quelque chose que l’on offrait (sa texture était la même qu’une hostie, mais non consacrée : une pâte cuite entre deux fers sur le feu et roulée, composée de farine, d’œufs, de sucre et d’eau). On y voit aussi un verre, 1
L’exposition Lubin Baugin (vers 1610-1663), un grand maître enfin retrouvé s'est tenue au Musée des Beaux-Arts d’Orléans du 22 février au 10 juin 2002, puis au Musée des Augustins de Toulouse du 10 juin au 9 septembre 2002. À cette occasion fut publiée, sous la direction de Jacques Thuillier, la première véritable monographie consacrée au peintre, recensant ses 100 œuvres actuellement identifiées.
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qui est un calice à 8 pans, très travaillé, surtout au pied, et à moitié rempli de vin, ainsi qu’à droite une bouteille clissée. La composition du tableau est géométrique, très épurée, et sur le fond sombre les objets se détachent avec une grande impression de vide autour d’eux. Cette nature morte, sobre et méditative, représente très vraisemblablement les éléments de l’Eucharistie. Pascal Quignard, et à sa suite Alain Corneau, ont fait de cette « Nature morte aux oublies » (ce titre, éminemment symbolique, lui correspond mieux) le point central d’un dispositif mémoriel. La défunte femme de Monsieur de SainteColombe lui serait en effet apparue, dans sa cabane, un jour qu’il jouait une pièce intitulée Le Tombeau des Regrets, « qu’il avait composée quand son épouse l’avait quitté une nuit pour rejoindre la mort » : il avait posé « sur le tapis bleu clair qui recouvrait la table où il dépliait son pupitre la carafe de vin garnie de paille, le verre à vin à pied qu’il remplit, un plat d’étain contenant quelques gaufrettes enroulées et il joua le Tombeau des Regrets » ; « une femme très pâle apparut qui lui souriait tout en posant le doigt sur son sourire en signe qu’elle ne parlerait pas et qu’il ne se dérangeât pas de ce qu’il était en train de faire » ; quand il eût fini, « elle n’était plus là. Il posa sa viole et, comme il tendait la main vers le plat d’étain, aux côtés de la fiasque, il vit le verre à moitié vide et il s’étonna qu’à côté de lui, sur le tapis bleu, une gaufrette fût à demi rongée1 ». Cette première visitation de la morte (il y en aura d’autres) l’incite alors à commander à son ami, le peintre parisien Baugin, un tableau commémorant la magie de cet instant : « Il prit un crayon et il demanda à un ami appartenant à la corporation des peintres, Monsieur Baugin, qu’il fît un sujet qui représentât la table à écrire près de laquelle sa femme était apparue ». Au chapitre XI, Sainte Colombe invite en ces termes Marin Marais, son élève, à se 1
Pascal Quignard, op. cit., chapitre VI, p. 40-42.
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rendre chez le peintre Baugin : « Je lui ai naguère passé commande d’une toile. C’est le coin de ma table à écrire qui est dans mon cabinet de musique. Allons-y ». Une fois dans l’atelier du peintre (chapitre XII), celui-ci était en train d’exécuter une autre nature morte, appelée aujourd’hui Nature morte à l’échiquier (également au Musée du Louvre) : « Le peintre était occupé à peindre une table : un verre à moitié plein de vin rouge, un luth couché, un cahier de musique, une bourse de velours noir, des cartes à jouer dont la première était un valet de trèfle, un échiquier sur lequel étaient disposés un vase avec trois œillets et un miroir octogonal appuyé contre le mur de l’atelier ». Sainte Colombe commente le tableau à Marin Marais et le présente comme une « vanité » : « "Tout ce que la mort ôtera est dans sa nuit", souffla Sainte Colombe dans l’oreille de son élève. "Ce sont les plaisirs du monde qui se retirent en nous disant adieu". Puis Monsieur de Sainte Colombe demanda au peintre s’il pouvait recouvrer la toile qu’il lui avait empruntée : le peintre avait voulu la montrer à un marchand des Flandres qui en avait tiré une copie. Monsieur Baugin fit un signe à la vieille femme qui portait la coiffe en pointe sur le front ; elle s’inclina et alla chercher les gaufrettes entourées d’ébène. Il la montra à Monsieur Marais, pointant le doigt sur le verre à pied et sur l’enroulement des pâtisseries jaunes1 ». Au chapitre XX, un printemps de 1679 sa femme lui apparaît pour la neuvième fois : « Il avait sorti le vin et le plat de gaufrettes sur la table à musique. Il jouait dans la cabane ». Parlant « lentement comme le font les morts », elle lui explique par le pouvoir évocateur de la musique et du souvenir le miracle de sa présence à ses côtés, bien qu’elle ne soit plus que du vent. « Elle ajouta : " Croyez-vous qu’il n’y ait pas de souffrance à être du vent ? Quelquefois ce vent porte jusqu’à nous des brides de musique. Quelquefois la 1
Pascal Quignard, op. cit., Chapitre XI, p. 63, et chapitre XII, p. 68-69.
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lumière porte jusqu’à vos regards des morceaux de nos apparences1 ». Mémoire et musique contribuent ici comme dans le mythe d’Orphée à évoquer les morts, à transcender le Temps et faire ressurgir le passé, et produire dans le film d’Alain Corneau le face-à-face bouleversant entre la défunte Madame de Sainte-Colombe (Caroline Silhol) et son époux (Jean-Pierre Marielle). « Le Temps passe, le souvenir reste », disent pathétiquement dans les cimetières d’aujourd’hui les inscriptions gravées par les vivants en hommage à leurs chers disparus. Ici, c’est le tableau de Lubin Baugin (Michel Bouquet) qui joue le même rôle : par l’entremise de cette « Nature morte aux oublies » (qui rappelle sans doute en réalité le mystère de la résurrection du Christ), l’oubli n’est plus possible.
1
Id., Chapitre XX, p. 104.
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Chapitre 4 Sortir du Temps pour fuir dans le rêve : L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz
L’Aventure de Madame Muir est l’adaptation cinématographique réalisée en 1947 par Joseph L. Mankiewicz (avec le scénariste américain Philip Dunne1) du roman de R.A. Dick (pseudonyme de l’écrivaine britannique Josephine Aimee Campbell Leslie, 1989-1979) : The Ghost and Mrs Muir (en français Madame Muir et le Fantôme), publié en 1945. C’est une histoire étrange, d’une obsédante poésie. Au début des années 1900, à Londres, une jeune veuve, Lucy Muir (Gene Tierney) décide de fuir l’atmosphère oppressante de son milieu familial2 et, elle qui ne sait rien de la mer, loue dans une station balnéaire un cottage complètement isolé, Gull Cottage (Les Mouettes). Avec au début sa fille Anna (la toute jeune Nathalie Wood) et sa fidèle servante Martha (Edna Best), elle va désormais y vivre jusqu’à la fin de ses jours, seule et délibérément hors de son Temps. On est tenté d’y retrouver une obsession de Joseph Mankiewicz, dont les personnages ont souvent tendance à vivre à l’écart du monde 1
Quoique Philippe Dunne ait affirmé que Mankiewicz n’a « pas été concerné par la phase d’écriture » de L’Aventure de Madame Muir, celui-ci a récrit l’essentiel du dialogue de George Sanders (Miles Fairley) et une grande partie de celui de Rex Harrison (Daniel Gregg). 2 Sa déclaration, à sa belle-mère Angelica et à sa belle-sœur Eva, est on ne peut plus claire : « J’ai ma conception de l’existence, et vous la vôtre : elles sont inconciliables... Je n’ai jamais vécu ma propre vie... »
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et de leur époque, et qui lui-même, après le succès de son dernier film Le Limier, préféra se retirer et jouer les ermites dans sa propriété près de New York, pour se consacrer à la rédaction d’un livre1. Certes il y a Anna et Martha. Pour le reste la solitude de Lucy Muir est seulement peuplée par l’apparition fantomatique de l’ancien propriétaire, un capitaine de la marine décédé, Daniel Gregg (Rex Harrison), un bel homme, personnage bougon mais espiègle dont le portrait orne le salon : Lucy, qui ne le verra jamais que tel qu’il est représenté sur ce portrait2, ne l’aurait-elle pas plutôt sorti de son imagination ? Le capitaine Gregg hante la maison non par nostalgie, parce qu’il l’a construite de son vivant, mais pour trouver le moyen d’en faire un refuge pour les vieux marins : aussi est-il loin, au départ, de comprendre Lucy, et cherche-t-il plutôt à lui faire peur pour qu’elle renonce (tout y passe : orage, éclairs, pluie, vent, flammes qui s’éteignent, fenêtres qui claquent...). Mais Lucy ne part pas, et tous deux s’apprivoisent réciproquement. Quand Lucy connaît des problèmes d’argent, le capitaine lui dicte le récit de ses navigations, afin qu’elle le publie et puisse, grâce aux revenus du livre, conserver la propriété de Gull Cottage. Jeune et belle, Lucy attire cependant un séducteur et hâbleur, Miles Fairley, auteur d’histoires pour enfants sous le sobriquet d’« Uncle Neddy » 1
Il devait porter sur les grandes actrices du théâtre élisabéthain. Elia Kazan, qui s’en étonnait, disait : « Je ne comprends pas Joe. Il reste chez lui toute la journée, il n’écrit pas, il n’a pas de projets, il ne trompe pas sa femme… » ( Pascal Mérigeau, p. 307). 2 Contrairement au portrait de Dorian Gray, dans le roman homonyme d’Oscar Wilde (1890), l’image de Daniel Gregg (similitude des initiales ?) reste, elle, inchangée. On a souvent noté que L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz s’inscrit dans la lignée de toute une série de films hollywoodiens de cette époque, qui racontent l’histoire de portraits envoûtants (Laura d’Otto Preminger, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin ou encore Le Portrait de Jennie de William Dieterle).
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(magnifiquement interprété par George Sanders) ; mais elle découvre heureusement à temps sa vraie nature. Elle se replie dès lors définitivement sur Gull Cottage. La suite de son existence, bercée par la mer voisine et ses tempêtes, ne sera plus qu’une longue attente de la mort (et de Daniel Gregg ?). Quand celle-ci arrive enfin (alors qu’âgée, elle reposait paisiblement dans son fauteuil, lâchant un verre de lait servi par la fidèle Martha), le capitaine, qui avait disparu de sa vie depuis l’intrigue sentimentale avec Miles Fairley, réapparaît : il lui tend la main, et tous deux sortent en fantômes de la maison, aussi jeunes qu’au premier jour, pour s’évanouir dans la brume. Plus encore que dans Cléopâtre (où l’incroyable entrée de la reine à Rome se conclut cependant sur un clin d’œil de connivence de celle-ci non seulement avec César, mais aussi, probablement, avec le spectateur), Mankiewicz se refuse aux effets voyants dont abuse le cinéma américain, encore plus quand il relève comme ici du fantastique. Il choisit de traiter une histoire de fantôme sans trucages ni effets spéciaux visuels tout autant que sonores. Comme dans les autres films de Mankiewicz, L’Aventure de Madame Muir dénonce les faux-semblants de la comédie sociale : à la fois naïve et lucide, faible et forte, Lucy déjoue les pièges que lui tendent sa belle-famille, l’agent immobilier qui voulait la détourner de Gull Cottage, et surtout Miles Fairley si séduisant par son aisance et sa culture. Dans ce film, romantisme et ironie se tiennent à parts égales : ironie parce que Mankiewicz montre comment, pour lui, les êtres « vivent des passions dont le caractère dérisoire finit toujours par leur apparaître, ou poursuivent des chimères qui ne se laissent approcher que pour mieux se rire d’eux1… » Illusions, manipulations, « vanité des vanités, tout est vanité » dit l’Ecclésiaste (1 : 2) ! Pour Mankiewicz, dans cette existence vouée à l’apparence, 1
Pascal Mérigeau, p. 19.
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à la mort et à l’oubli, les plus sages sont ceux qui savent se mettre en retrait. Parmi ses personnages, selon Pascal Mérigeau, « seuls Lucy Muir, partant au bras de son fantôme, et peut-être Harry Dawes (La comtesse aux pieds nus), qui est revenu de tout, échappent finalement à cette dictature du Temps1 ». Pour Lucy, le fantôme du capitaine a été temporairement son point d’ancrage. Grâce au livre qu’ils ont entrepris tous les deux, elle a découvert la richesse de la fiction. Celle-ci n’estelle pas porteuse de réalité ? « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez que je suis ici. Continuez à le croire et je serai toujours réel pour vous », déclare Daniel Gregg à Madame Muir. Ce credo ne pouvait que convenir à un cinéaste tel que Mankiewicz, amoureux du langage, du spectacle et du théâtre. Avant de disparaître de l’esprit de Lucy, quand celle-ci semble devoir succomber aux pièges triviaux de la société à travers le séducteur, Miles Fairley, Daniel lui a révélé la richesse, mais aussi la fragilité de la fiction : « Tu as fait un rêve. Tu as rêvé d’un marin qui hantait cette maison. Tu as rêvé que tu lui as parlé et que vous avez même écrit un livre ensemble. Mais, Lucia, c’est toi qui as écrit ce livre, toi et personne d’autre. Un livre inspiré par l’atmosphère de sa maison, par son portrait au mur, par son gréement qui traîne çà et là dans chaque pièce. C’était un rêve, Lucia. Et au matin et toutes les années suivantes, tu t’en souviendras seulement comme d’un rêve. Et il s’effacera comme doivent s’effacer tous les rêves quand vient l’aube. Ah, comme tu aurais aimé le Pacifique et les fjords au soleil de minuit ! Naviguer parmi les récifs des Barbades où les eaux bleues tournent au vert ! Vers les Falklands où le vent du sud souffle et fouette les vagues blanches d’écume… Que de choses 1
Id., p. 19-20.
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nous avons perdues, Lucia, que de choses nous avons perdues tous les deux… » Le Temps est là, près de Lucy, ce « Temps qui toutes choses ronge et diminue » (Ovide). Il est présent à travers la pendule, dans le bureau du capitaine (elle passe de 4 heures à 5 heures lors de la première apparition du capitaine, alors que Lucy s’étant assoupie, et le chien gronde tandis que le crépuscule envahit la pièce). Il y a surtout la mer, et les vagues déferlantes, dont les plans récurrents rythment le film, comme pour scander l’écoulement inexorable du Temps. Elle ronge au fil des plans le pilotis sur lequel au début du film un vieux marin, Scroggins (David Thursby) avait gravé le nom d’Anna, alors toute jeune (plus tard, revenant voir sa mère avec son fiancé, elle avouera à Lucy, songeuse devant une telle révélation, qu’elle aussi avait eu l’impression d’avoir rencontré le capitaine). Le flux et reflux des éléments marins destructeurs, éternels à l’image du Temps, est magnifiquement suggéré dans le film par la musique obsédante de Bernard Herrmann, musicien d’exception et artiste tourmenté1. Musique et mer, mer et musique expriment les tourments intérieurs de Lucy, dès lors qu’elle a perdu tout interlocuteur après la disparition du capitaine. À la fin, quand le pilotis – marqueur temporel est pratiquement englouti, un fondu enchaîné passe sur la silhouette vieillie de Lucy sur son balcon, face à la mer. Intérieurement cependant, elle a su rester la même, et quand l’heure du grand départ survient, finalement, c’est la toute jeune femme du début qui prend son envol, quittant son 1
Pour Michel Chion (La musique au cinéma, p. 248-249), « le début de Citizen Kane d’Orson Welles (1941), sur les images du domaine de Kane en ruine, dans une atmosphère lourde et morbide, avec dans la musique des mélanges de sonorités extraordinaires et troubles (clarinette basse, vibraphone), frappa tellement qu’il fit la réputation du compositeur, désormais souvent redemandé pour des films à caractère étrange, nostalgique et fantastique comme L’Aventure de Mme Muir (1947) de J.-L. Mankiewicz ».
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enveloppe charnelle, au bras du fantôme. Le Temps qui passe n’a pas eu prise sur son rêve intérieur (ce que d’aucuns nommeraient sa crédulité ou sa naïveté) : parce que, tout simplement, elle a su le préserver. L’actrice Gene Tierney, dont la beauté illumine le film, a eu une vie différente : « star des cinéphiles, Gene Tierney (1920-1991), qui compte trente-six rôles à son actif, aurait certainement sombré dans l’oubli sans les six grands films qu’elle interpréta en seulement sept ans, de 1941 à 1947 : Shanghai Gesture (J. von Sternberg), Le Ciel peut attendre (E. Lubitsch), Laura (O. Preminger), Péché mortel (J. Stahl), Le Château du Dragon et L’Aventure de Madame Muir (J. L. Mankiewicz). Aujourd’hui icône culte avec ses pommettes saillantes, son regard perçant et troublant à la fois, ses yeux en amande et sa bouche sensuelle teintée de feinte innocence, elle a vécu le meilleur et le pire tant dans sa vie professionnelle que privée1 » (une fille handicapée mentale, des liaisons malheureuses, une carrière décevante et des séjours en hôpitaux psychiatriques…). Pour Olivier Rajchman : « Gene Tierney ne joua jamais dans À la recherche du temps perdu. Qui, du reste, le lui aurait permis ? Il suffit, pourtant, de regarder les images qui la montrent mélancolique, arpentant à l’été 1986, la promenade Marcel-Proust de Cabourg, à l’occasion du Festival du film romantique, pour en voir surgir d’autres. Celles, en particulier, de Lucy Muir marchant au son des envolées lyriques et marines de Bernard Herrmann sur le sable de Pebble Beach2 ».
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Joël Magny, L’Aventure de Madame Muir, Dossier pédagogique du CNC, 2014-2, p. 20. 2 Olivier Rajchman, « Gene Tierney, belle à pleurer », 29/10/2014, L’Express.
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Chapitre 5 Réclusion hors du Temps et renaissance à travers la musique : Le pianiste de Polanski
Sorti en 20021, ce film est l’un des plus grands succès2, à la fois critiques et commerciaux, de Roman Polanski. Lié à l’histoire personnelle du réalisateur (qui considère ce film comme son film le plus personnel et le plus important3), il vaut pour ses qualités esthétiques et d’interprétation, mais surtout pour les questions fondamentales qu’il pose : comment l’être humain peut-il vivre au sein d’une société absurde qui paraît dominée par le Mal ? Dans un monde hostile, face à une volonté de l’avilir ou de l’anéantir, comment peut-il survivre ? Quel rôle l’art peut-il jouer dans cette survie ? Peut-on vraiment sans dommage irrémédiable faire l’expérience de la réclusion longue, hors du Temps
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Reprise adaptée d’une étude parue dans l’ouvrage collectif Roman Polanski, paru sous la direction de Jean-Max Méjean, aux éditions Gremese, 2021. 2 Ce film a obtenu la Palme d'or du Festival de Cannes 2002 ainsi que, notamment, sept Césars et trois Oscars en 2003. La performance exceptionnelle de l’acteur Adrien Brody (qui donne corps au personnage de W. Szpilman, avec sensibilité, retenue et intelligence), a été à juste titre récompensée, comme la très belle musique de Wojciech Kilar. 3 Roman par Polanski, Paris, Fayard, 2016, p. 496.
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habituel ? Et que reste-t-il de toutes ces souffrances, à mesure que le Temps s’écoule ? On sait que Roman Polanski (né en 1933) est un survivant de la Shoah, miraculeusement réchappé de l’extermination des Juifs de Cracovie par les nazis1. Il a d’abord abordé indirectement le sujet, sous forme d’allégorie à travers l’incendie du magasin de poupées dans un court-métrage tourné à Lodz en 1958 : « La lampe ». Les poupées mutilées qui tendent leurs bras dans le brasier sont une stupéfiante évocation du sort de sa famille, et plus largement du sort des Juifs en Pologne, pendant la Seconde Guerre mondiale. L’incendie (qui va détruire l’échoppe où travaille à l’ancienne un vieil artisan sur un fond de musique classique) paraît provoqué par un monstrueux tableau électrique bizarrement humanisé (avec une sorte de bouche et deux yeux), comme un totem barbare et grotesque de la volonté de toute puissance nazie, finalement détraquée. Il lui a fallu attendre l’approche de la soixantaine pour aborder le sujet directement, même si nombre de réalisations antérieures (Le locataire en 1976 par exemple) effleuraient aussi cette thématique. La source d’inspiration, il l’a trouvée en 1998, quand a été republié un ouvrage écrit en 19452, rebaptisé Le Pianiste, récit autobiographique du musicien polonais Władysław Szpilman (19112000). Dans ce texte, W. Szpilman (Władek), juif de Varsovie, retrace les conditions de sa survie pendant les années de guerre : il décrit l’occupation allemande fin 1939, la mise en place du ghetto de Varsovie (1940-1943) puis, après la liquidation de ce dernier, la vie de reclus qu’il a dû 1
Plus de 3 millions de Juifs vivaient en Pologne le 1er septembre 1939. En 1945, près de 90% d’entre eux sont morts. Voir Annette Wieviorka, « L’extermination », L’Histoire, no 421, mars 2016, p. 46-53. 2 Publié en 1946, sous le titre Une ville meurt. Pour la traduction française, Le pianiste. L’extraordinaire destin d’un musicien juif dans le ghetto de Varsovie, 1939-1945 (traduit par Bernard Cohen), Robert Laffont, 2001.
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mener (témoin passif de l’insurrection de la résistance polonaise dans l’été 1944) jusqu’à l’arrivée de l’Armée Rouge au tout début 1945. Roman Polanski y a trouvé la matière pour explorer les questions qui le hantaient, sans se complaire à raconter sa propre histoire, puisque l’action est déplacée à Varsovie (et non Cracovie où il avait vécu) et que W. Szpilman fut, non pas cinéaste, mais pianiste réputé. L’adaptation de Polanski reste toujours extrêmement fidèle au livre, auquel il emprunte sa trame et d’innombrables détails1. Dans ce livre Władysław Szpilman, pianiste de la Radio polonaise et figure connue du milieu artistique varsovien, est confronté avec sa famille à l’arrivée des nazis, qui s’emparent de Varsovie fin septembre 1939. Ils suppriment progressivement les droits des Juifs, avant de les parquer à partir de novembre 1940 dans un ghetto : ils veulent en effet avoir totalement sous contrôle ces Juifs qu’ils considèrent dans leur délire raciste et paranoïaque comme des parasites sociaux et des « agents de contamination » des maladies2, dans le cadre 1
Il y a ajouté des souvenirs personnels, et quelques rares éléments fictionnels comme une amorce d’intrigue sentimentale entre Szpilman et la violoncelliste Dorota (Emilia Fox), qui l’aidera par la suite à se cacher (scène très belle, qui apparaît comme une parenthèse inattendue dans la cavale de Spzilman, une échappée fugitive dans le monde de l’art : dans un salon rempli de livres et de tableaux, il a passé la nuit et entend Dorota qui interprète Bach ; il l’aperçoit par une porte entrebâillée, avant que le plan suivant – un cadenas sur une porte – ne souligne par contraste quelle est la cruelle réalité de sa situation : il va devoir plonger dans le monde du silence, enfermé). 2 Le 7 novembre 1940, une « zone d'épidémie » est définie par le gouverneur du district de Varsovie. Interdite aux soldats allemands, elle correspond aux « rues juives ». Deux mois plus tard, le quartier juif devient officiellement une « zone de contagion » (Seuchensperrgebiet). Dans le ghetto de Varsovie, qui a rassemblé jusqu’à 450000 Juifs, ceuxci, soit 30% de la population de la ville, s’entassent dans 2% de sa superficie. Le tout est entouré de 18 kilomètres de murs hauts de plusieurs mètres et de fil de fer barbelé. À l’intérieur de cette enceinte
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d’une politique qui va s’acheminer progressivement vers une extermination pure et simple. W. Szpilman, d’un milieu juif relativement privilégié habitant la zone la plus aisée du ghetto (ou « Petit ghetto » au sud, les Juifs les plus pauvres s’entassant au nord dans le « Grand Ghetto ») assiste avec ses proches, sidérés, à la brutalité des occupants, et décrit le désarroi et les souffrances des occupés, dans des scènes que Polanski a su traduire en images avec efficacité et simplement : par exemple c’est, au passage entre les deux parties du ghetto, la « valse parodique de la rue Chlodna » où les gardes allemands forcent à danser de « pauvres hères grotesquement appariés »1 ; c’est l’enfant qui se faufile dans un trou dans le mur au ras du sol pour faire passer clandestinement des marchandises, avant d’être rattrapé par un Allemand : tandis que celui-ci, de l’autre côté du mur, s’acharne à la matraque sur l’enfant et lui brise finalement la colonne vertébrale, W. Szpilman le tire de toutes ses forces par les bras mais ne parvient qu’à extraire un pauvre pantin, qui expire sur-le-champ2 ; c’est une malheureuse folle, surnommée pour sa tenue fantaisiste « la Dame aux plumes », qui sans cesse interpelle les passants à la recherche de son mari disparu, ou bien encore cet excentrique dépenaillé, peut-être un fou, nommé Rubinstein (Popeck), qui saute et gesticule au nez des soldats d’occupation ; c’est le garde SS sadique de la rue Narbutt, surnommé « Tchic-Tchac », à cause de sa manière de coincer les têtes de ses victimes entre ses cuisses et de leur frapper le derrière avec un knout, en sifflant entre ses dents serrées : « Tchic, tchac, tchic, tchac »3. Tout ceci est dans le livre de Szpilman, comme les d’une superficie d’environ 300 hectares, on compte 128 000 habitants au km² contre 14 000 environ dans la Varsovie non juive. 1 W. Szpilman, p. 65. 2 Id., p. 77. Visuellement, cette sortie de l’enfant ressemble à un accouchement, mais l’enfant est mort : de l’expérience du ghetto rien ne peut naître. 3 Id., p. 141-142.
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innombrables exécutions sommaires, ou les cadavres de miséreux mangés par les poux, victimes du typhus et de la faim, que le pianiste, terrorisé, doit éviter chaque nuit lors de son retour du café Sztuka (« Les Arts »), où il a trouvé à s’embaucher. Polanski y mêle ses souvenirs d’enfant à Cracovie, tout ce qu’il a vu et dont il se souvient1 : c’est ainsi qu’il montre dans le film (en deux plans très brefs) la construction du mur, qu’on voit un Allemand gifler son père et l’obliger à marcher dans le caniveau, ou qu’un officier nazi abat sans manifester la moindre émotion une femme juive dont le seul tort est de lui avoir posé une question. Tout cela, Polanski l’a vu. Szpilman comme Polanski décrivent la vie dans la Pologne d’alors sans aucun manichéisme : on voit des juifs devenir des policiers à la botte des nazis (et devenir parfois pire que les nazis) ; les nazis sont, certes, des brutes ignobles mais c’est pourtant un Allemand qui sauvera à la fin le « héros » (Wilm Hosenfeld, un personnage qui a réellement existé2) ; des Polonais cachent des juifs mais d’autres profitent de la situation (tel cet « ami » qui récolte des fonds grâce au nom de Szpilman, et « oublie » ensuite de lui apporter à manger). À partir du 22 juillet 1942 commence l’évacuation des Juifs du ghetto, que les nazis envoient à la mort en wagons à bestiaux, vers le camp d’extermination voisin de Treblinka3 : 1
Voir Florence Colombani, Roman Polanski. Vie et destin de l’artiste, Éditions Philippe Rey, Paris, 2010, p. 51-53. 2 Le livre de W. Szpilman est suivi d’extraits du Journal de Wilm Hosenfeld. Enseignant et catholique pratiquant, devenu capitaine dans la Wehrmacht chargé de superviser les installations sportives de Varsovie, Wilm Hosenfeld (1895-1952) a sauvé plusieurs juifs dans la Pologne occupée. Dans les derniers jours de la guerre, il a été capturé par les Soviétiques, et il est mort à Stalingrad sept ans plus tard. Hosenfeld est aujourd’hui reconnu « Juste parmi les nations », et son nom inscrit sur le Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. 3 Voir évidemment l’extraordinaire film de Claude Lanzmann, Shoah (Première époque), avec notamment, concernant Treblinka, les
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après un rassemblement sur une esplanade écrasée de soleil à la limite nord du ghetto (« l’Umschlagplatz »), et un dernier repas en commun sous la forme d’un caramel à la crème partagé en six, le 16 août le pianiste perd tous les membres de sa famille (Polanski, lui, reverra au moins son père, revenu en 1945 de Mauthausen, et sa demi-sœur Annette) ; mais, miraculeusement, il est sauvé par un garde qui l’extrait de la foule (Polanski a dix ans quand un garde sur l’Umschlagplatz de Cracovie le laisse pareillement s’en aller, en lui conseillant de ne pas se faire remarquer : « Ne cours pas ! », lui dit-il, phrase qu’il a mise dans le film). W. Szpilman réussit alors à se faire embaucher sur des chantiers (au service des occupants, cela va sans dire, mais il contribue à passer des armes à la résistance juive qui s’organise en prévision du soulèvement d’avril 1943) : grâce à ce travail, il peut ainsi sortir de l’ancien ghetto le 20 août 1942, la première fois depuis deux ans ! Le 13 février 1943, il décide de s’échapper définitivement et, aidé par des résistants polonais, il va dès lors se cacher d’appartement en appartement, vivant seul entre quatre murs pendant un an et demi, jusqu’à l’été 1944 et l’embrasement de Varsovie lors de l’insurrection polonaise. Se croyant perdu dans son immeuble alors en flammes, et tandis que la ville meurt (abandonnée par Staline, qui veut se débarrasser de la résistance non communiste à l’origine de ce soulèvement, et bientôt reprise en mains par les Allemands), Szpilman tente en vain de se suicider (ce que ne fait à aucun moment le personnage de Polanski). Il quitte sa cachette et trouve refuge dans une maison en ruine, où un officier allemand mélomane (double de Wilm Hosenfeld) le découvre et décide de lui sauver la vie en lui procurant secrètement de la nourriture. À la fin des combats (Polanski a dû être sensible témoignages d’Abraham Bomba et du SS Franz Suchomel (le texte intégral, paroles et sous-titres, a été publié en 1985 aux éditions Fayard).
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à l’ironie de la situation), W. Szpilman manque de peu d’être abattu par des insurgés polonais, parce qu’il porte, en raison du froid, le manteau d’officier allemand que lui a laissé son protecteur. Roman Polanski fait le choix de développer dans son film un certain nombre de thèmes qui lui sont chers. On sait qu’à l’image de son histoire personnelle d’enfant qui, très tôt, s’est retrouvé seul au monde (orphelin et entouré de gens qui voulaient sa perte), son cinéma abonde en personnages qui tentent vainement de se débattre dans un monde hostile où le Mal règne en maître (voir par exemple Deux hommes et une armoire, 1958 ; Rosemary’s Baby, 1968 ; ou Le locataire, 1976). Le Mal dans ce film, c’est principalement le nazisme, avec l’arrivée des hitlériens à Varsovie où ils imposent leur terreur (on pense aux trois derniers mots du Journal d’Hélène Berr, avant son arrestation à Paris parce qu’elle est juive, et sa déportation, des mots en anglais, des mots de terreur que le Polonais Joseph Conrad avait mis, dans sa nouvelle Au cœur des ténèbres, dans la bouche expirante d’une étrange figure du Mal, le trafiquant d’ivoire Kurtz : « Horror ! Horror ! Horror ! »)1. Une domination maléfique s’insinue sur la ville de Varsovie, amenant sadisme mais aussi trouble de l’identité chez les victimes : dès novembre 1939, les Allemands imposent aux Juifs le port d’un brassard blanc avec une étoile de David bleue ; au début de 1940 ils délèguent à un Conseil juif l’administration du ghetto : « en 1
Hélène Berr, Journal, Éditions Tallandier, 2008. « Au cœur des ténèbres » (Heart of Darkness) a été publié en 1899. Kurtz, qui a aboli toute distinction entre bien et mal, atteint (dans cet effacement des limites) l’expérience du Mal absolu : dans son comptoir reculé en amont du fleuve Congo, il s’est livré à des « rites indicibles », idolâtré par des indigènes. Cette figure démoniaque a inspiré notamment Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now.
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clair, nous devions programmer nous-mêmes notre extermination, préparer notre ruine de nos propres mains »1. Cette violence démente s’accompagne de la mise en place d’un enfermement (ici le ghetto), thème récurrent dans tout le cinéma de Polanski. On pense au bateau du Couteau dans l’eau (1962) ; à Catherine Deneuve en proie à la démence, recluse dans son appartement londonien dans Répulsion (1965) ; à Mia Farrow et à John Cassavetes dans leur appartement new-yorkais (Rosemary’s Baby, 1968) ; à Polanski lui-même interprétant le personnage de Trelkowski, qui se suicide en se jetant de la fenêtre de son appartement dans Le locataire (1976) ; ou à la maison insulaire de The Ghost Writer (2009). Quand, dans la deuxième partie du film Le pianiste, W. Szpilman sort du ghetto, c’est pour trouver un enfermement pire encore2, puisqu’il doit alors se terrer d’une cache à l’autre, de l’arrière d’un placard jusqu’à un grenier, de plus en plus affamé et malade, bientôt muet, à l’écart complètement du monde réel dont il ne perçoit plus que de rares fragments. Étrangement, il avoue à un moment (alors qu’il a trouvé refuge dans un appartement dans le
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Władysław Szpilman, p. 51. Evguenia Guinzbourg (Le vertige, Éditions du Seuil, collection Points, 1981), dans le terrible récit de son expérience concentrationnaire lors des persécutions staliniennes, a vécu une situation inverse. Elle a commencé par être maintenue en cellule dans l’isolement absolu, tentant d’échapper à sa solitude, à la folie et au désespoir en se récitant des vers. C’est ensuite qu’elle a souffert, à l’inverse, de la promiscuité avec les autres détenues, dans le train qui la transporte vers la Sibérie puis dans les camps. « À partir du jour de juin où nous franchîmes pour la dernière fois le seuil de notre cellule, nous dûmes au contraire rester toujours ensemble. Travailler, dormir, manger, se laver, les besoins corporels, tout à présent se faisait en commun, était collectif » (p. 258) ; d’où cet avilissement programmé de la personne humaine par le Goulag, qui ne diffère en rien de celui voulu par les nazis pour les Juifs en Pologne. 2
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quartier occupé par les Allemands) qu’il craint de ne plus savoir de quel côté du mur il se trouve… C’est dire si le sentiment qui domine (dans le livre et plus encore dans le film, comme chez Kafka), c’est celui de la solitude de l’être humain en rupture avec le monde des autres, indéchiffrable et hostile (manifestement, Roman Polanski, qui a connu cette situation enfant, sait de quoi il s’agit). Comme pianiste, W. Szpilman n’était-il pas déjà au départ précisément un soliste ? Le ghetto est synonyme d’exclusion1 ; de plus, la loi qui y prévaut est devenue celle du chacun pour soi. Au début W. Szpilman a encore sa famille (même s’il ne s’entend pas bien avec certains de ses proches qu’il ne comprend pas, en particulier son frère Henryk ou sa sœur Halina). Cela, il le perd : Szpilman assiste à l’arrestation et à la déportation d’eux tous. Dès lors, pour se sauver, il lui faudra progressivement rompre tout contact : « Et maintenant j’étais devenu sans doute l’être le plus esseulé au monde. Même le héros de Defoe, Robinson Crusoé, cet archétype de la solitude humaine, avait gardé l’espoir qu’un de ses semblables apparaisse, il s’était consolé en se répétant que cela finirait par se produire et c’était ce qui l’avait maintenu en vie. Alors que moi, il me suffisait de surprendre des pas pour être pris d’une terreur mortelle et pour aller me cacher au plus vite. L’isolement absolu était la condition de ma survie2 ». Cette longue réclusion, seul entre quatre murs pendant un an et demi, générant une temporalité inhabituelle, est un des moments forts du film. Polanski réussit en effet à faire sentir en image le lent écoulement du 1
Dans Le Château de Kafka, le héros s’entend dire (tel le « juif errant ») : « vous n’êtes pas du château, vous n’êtes pas du village, vous n’êtes rien du tout. Vous êtes tout de même quelque chose, un de ces gens qui sont tout le temps sur les chemins… » (Kafka, Récits, romans, journaux, trad. Brigitte Vergne-Cain et al., Paris, La Pochothèque, 2000, p. 1195). 2 Władysław Szpilman, p. 214.
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temps : par exemple en filmant la lente germination et le pourrissement d’une pomme de terre dans l’appartement où se cache Szpilman1. Un Autrichien, Stefan Zweig, a décrit dans Le joueur d’échecs le danger de cet isolement où, pour ne pas sombrer, le personnage principal (détenu par la Gestapo à Vienne) en est réduit à imaginer de dangereuses parties virtuelles d’échec contre lui-même : Szpilman, lui, rejoue mentalement, quand il le peut, ses anciennes interprétations de Chopin. De cette désocialisation découle une progressive déshumanisation. Dans le film comme dans le livre, le « héros »2 se transforme peu à peu, et devient cette silhouette incertaine au pas hésitant, qui cherche désespérément à se nourrir, le regard exorbité, la barbe lui mangeant le visage, sale et les cheveux longs. Au moment crucial de sa rencontre avec l’officier allemand, dans le film il paraît même n’avoir plus, pour se raccrocher à la vie, qu’un bocal de cornichon, filmé en gros plan, qu’il agrippe désespérément3 : il semble alors littéralement au bord de l’anéantissement, sur le point de disparaître comme toutes ces personnes qui, dans le film, ont été massacrées sans laisser de traces4 (si ce n’est, comble de 1
Motif déjà présent dans Répulsion, qui provient d’un souvenir d’enfance de Polanski (chez sa grand-mère, un haricot germé d’où « s’échappaient des tortillons de racines blanches qu’on voyait s’allonger de jour en jour et qui semblaient animés d’une vie propre, comme les tentacules de quelque exotique créature marine », Roman par Polanski, p. 22). 2 Szpilman, courageux et tenace, est en cependant tout le contraire d’un héros hollywoodien. 3 Dans le livre (p. 205), il s’agit en réalité de boites de conserve et de sacs, non pas seulement de ce pauvre légume. Mais ce bocal de cornichon est un souvenir de Polanski : pendant la guerre, sa mère réussit un jour à en ramener un à la maison. 4 Il n’a alors plus de nom. Celui qu’au début du film on appelait respectueusement « Mr Szpilman » disparaît derrière le qualificatif de « Juif », employé par la femme qui le découvre dans l’immeuble ou par l’officier allemand (lequel cependant, avant de partir, lui restitue enfin
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l’absurde, ces valises dérisoires, que Polanski montre sur « l’Umschlagplatz » vidée de ses occupants partis vers la mort1). C’est ici une question essentielle que pose le film de Roman Polanski : face à l’aliénation, à l’avilissement, qu’est-ce qu’un homme ? Que reste-t-il d’humain quand on a poussé un être à ses dernières extrémités : quand on a exterminé sa famille, qu’on l’a affamé, traqué, isolé, humilié ? C’est la question fondamentale que nous pose le XXe siècle avec ses régimes totalitaires, et pas seulement le nazisme (il n’est qu’à penser au stalinisme auquel Polanski a aussi été confronté après 1945, au goulag, aux terribles récits de Varlam Chalamov ou à ceux d’Evguénia Guinzbourg, ou encore au génocide réalisé par les Khmers rouges au Cambodge) : la Barbarie a voulu tuer la part d’humain qui est en nous, et, en URSS comme dans l’Allemagne nazie, réduire l’homme, à travers ses seules fonctions vitales, à l’animalité2. Plus largement (si l’on sort du cadre historique trop précis3 dans lequel s’inscrivent et le livre et le film qui en est issu, pour considérer l’ensemble de la filmographie de Polanski), la question que le cinéaste nous pose semble être la suivante : son nom en lui demandant comment il s’appelle). Le nom de Roman Polanski est aussi un problème. Comme le rappelle Florence Colombani, début 1932 (un an avant la naissance de Roman) son père « Ryszard Liebling – qui s’est installé en France – choisit d’adopter le patronyme de Polanski (car moins marqué comme juif) pour mieux survivre dans un monde hostile » (p. 42). 1 Voir Zalmen Gradowski, Au cœur de l’enfer, p. 189 (« Sur la place de la mort »). 2 Voir Robert Antelme, L’espèce humaine, Gallimard, Collection tel, p. 36-37, où, à Buchenwald, l’ultime manifestation de la vie d’un pauvre détenu typhique anonyme se réduit à « un jet de merde liquide » déversé en public. 3 Qu’a à envier le Paris filmé dans Le locataire (1976) au sombre tableau du ghetto dans Le pianiste ? Que dire du monde que traversent les Deux hommes et une armoire (1958), si ravagé par la haine que les deux protagonistes choisissent de regagner la mer qui les a vus naître ?
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comment vivre dans un monde aussi profondément dominé par le Mal, la violence, et la cruauté, un monde absurde et comme privé de sens, indifférent1 ? Pourtant (et c’est l’autre idée forte du film), la « résistance » est possible, une résistance miraculeuse symbolisée par la survie de W. Szpilman. Cette survie est à plusieurs reprises le résultat de la chance (il est, par exemple, sauvé in extremis et malgré lui par l’intervention d’un auxiliaire de police juif). Mais Szpilman fait la preuve aussi, malgré la faiblesse de ses forces, d’un formidable et irrépressible instinct de vie (une vitalité débordante qui est aussi l’apanage de Roman Polanski). Son obstination à vivre malgré tout et à persévérer dans ce qu’il a de plus profond, il la révèle dès le début du film, quand des bombardements éclatent dans le studio de Radio-Pologne, et qu’il continue à jouer, jusqu’à ce qu’il en soit physiquement empêché par une explosion plus forte que les autres. C’est cette mystérieuse énergie vitale qui le pousse plus tard à quitter le ghetto, quand il en est encore temps, et à saisir ensuite les moindres opportunités pour fuir ce monde hostile qui veut l’annihiler. Filmée par Polanski, elle se révèle de façon stupéfiante lors de la rencontre avec l’officier nazi, avec cet étrange rayon lumineux2 qui se pose sur le piano « occupé » par l’uniforme nazi, au moment où les doigts de Szpilman, pourtant recroquevillés et sales au début de la scène, soudainement semblent se métamorphoser et retrouver sur le clavier toute leur agilité virtuose. Polanski (qui n’est pas croyant) semble là nous donner à voir une sorte 1
Dans le Macbeth de Shakespeare, que Polanski adapte et filme en 1971, il y a cette tirade, à propos de la vie humaine : « It is a tale told by an idiot, full of sound and fury, signifying nothing… » (acte V, scène 5). 2 Au cœur des ténèbres, il apparaît mystérieusement comme une « révélation », ce qui correspond à l’étymologie du grec « apocalypse », alors que la ville de Varsovie connaît alors une Apocalypse ou fin du monde, au sens que nous donnons actuellement au mot.
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d’épiphanie1. Il le fait sans aucun pathos, en préservant cette sobriété de ton qui est la sienne depuis le début du film. Cette résurrection2, qui fait comme resurgir l’individu nommé Władysław Szpilman, elle s’opère grâce à la musique (Szpilman n’a-t-il pas tout le temps l’obsession de préserver l’intégrité de ses mains ?) : sans doute l’art est-il pour Polanski, cinéaste, une dimension essentielle de l’humanité, celle qui rend possible sa survie3. D’où la scène extraordinaire qu’on vient de rappeler, qui ne dure que quelques minutes dans un film de deux heures et demie, mais dont l’importance est soulignée par le fait qu’elle offre à l’Allemand (interprété par Thomas Kretschmann) la deuxième place au générique, et par le fait également qu’elle fournit l’affiche française du film (dans le livre, l’épisode occupe seulement une page4). Un parallèle intéressant est fait par Chloé Huvet entre cet 1
Szpilman-Brody est ici tel Lazare sortant de son sépulcre. Pour rester dans ce registre biblique, et puisque Roman Polanski, bon dessinateur, apprécie la peinture (son père l’a pratiquée, et lui-même parle de sa joie au lycée des Beaux-Arts qu’il a fréquenté), on est tenté d’évoquer ici certains effets lumineux dans la peinture de Rembrandt, comme sur le tableau du musée Jacquemart-André à Paris qui représente le Christ avec les pèlerins d’Emmaüs (1628) : tout d’un coup un rayonnement, qui provient d’une source lumineuse placée derrière le Christ, en révèle spectaculairement la nature divine, devant les pèlerins médusés. 2 Peu avant, Szpilman a « fait le mort » dans la rue, en se couchant sur le sol au milieu des cadavres, pour ne pas être repéré par les nazis. 3 C’est le cinéma qui l’aide à ne pas sombrer : après la disparition de ses parents, « Le cinéma devint ma passion dominante – ma seule évasion hors du désespoir et de la détresse qui m’envahissaient par moments » (Roman par Polanski, p. 43). 4 W. Szpilman, p. 208. Le froid qui règne dans la ville morte, dans cette nuit de la fin de l’année 1944, est superbement rendu, grâce au simple souffle qui sort de la bouche du pianiste hirsute. Métaphoriquement, la défaite du Mal et de l’Allemagne nazie est consommée avec le changement d’attitude de l’officier : debout et dominateur au début, il finit par s’asseoir, manifestement bouleversé par ce qu’il voit et ce qu’il entend. Dans quelques mois, l’être humain bafoué, humilié, avili, ce sera cet Allemand.
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épisode et le chant d’Orphée face aux puissances infernales : « telle la lyre d’Orphée, la Ballade de Chopin1 (qu’interprète Szpilman devant l’officier) permet au pianiste de triompher de la mort, mais aussi de proclamer son identité irréductible d’être humain et d’opposer une résistance éclatante au projet d’annihilation nazi »2. Ce ne saurait donc pas être un hasard si la musique ouvre et conclut le film de Roman Polanski (qui plus est, la musique de Chopin, figure essentielle de la pérennité de l’âme polonaise) : mais les films de Polanski tournent souvent en boucle3. On n’insistera pas outre mesure sur l’extraordinaire savoirfaire de Roman Polanski dans ce film : dans le traitement de la couleur (couleurs chaudes avant l’invasion allemande, couleurs froides ensuite dès que les juifs doivent porter le brassard infamant4, ou pour la scène de la rencontre avec 1
Ballade pour piano en sol mineur, op. 23. Pourquoi la Ballade pour piano en sol mineur ? Selon Michel Chion (La musique au cinéma, p. 28), parce qu’elle commence par une impression de tâtonnements : ceux de Spillman qui rejoue pour la première fois depuis longtemps. « La Ballade pour piano en sol mineur ne commence pas par affirmer qu’elle est une musique ; elle commence par une sorte de tâtonnement, de gestes de recherches ; comme un poème qui commencerait par des mots isolés ». 2 Chloé Huvet, « Le pianiste (2002) de Roman Polanski : survivre et exister par la musique », Revue musicale OICRM, 2016, 3 (2), 135–156. Citant Jean-Marc Filaire (« Pour une lecture distanciée du Pianiste », dans Alexandre Tylski (dir.), Roman Polanski. L’art de l’adaptation, Paris, L’Harmattan, 2006, p. 217-248), elle note que lorsque le père de Szpilman se voit brutalement confisquer son violon en montant dans le train pour Treblinka, « Polanski donne à voir la séparation ultime d’avec la culture comme une scène d’arrachement » (p. 222). 3 Voir Florence Colombani : selon Alexandre Tylski, chez Polanski « l’humanité tourne en rond comme un rat de laboratoire (…). Les êtres humains reviennent au même point mais métamorphosés et avec une blessure, mortelle ou pas » (p. 157-158). 4 Par contraste, les couleurs redeviennent chaudes le court moment de la première sortie de Szpilman hors du ghetto, dans un marché où la nourriture abonde.
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l’officier, où dominent des tons bleutés glacials) ; dans sa capacité à signifier le lent écoulement du temps dans l’appartement-cachette ; dans l’irréalité de certaines scènes comme celle où, ayant échappé à la déportation, Szpilman et son ancien patron se cachent sous l’estrade du café qui porte son piano (ils sont filmés à l’envers, images flottantes comme celles de fantômes reflétés par un miroir) ; dans le refus (afin de « respecter » son sujet) de tout effet « virtuose »1, mais qui n’exclut pas la reconstitution spectaculaire de Varsovie en ruine, avec le plan très beau où Szpilman, grimpé sur une palissade, s’avance seul dans une allée bordée à l’infini ou presque de bâtiments dévastés, comme un petit point vacillant (à l’image du quasi-néant qu’est la vie humaine dans un tel enfer). Il montre avec la même sobriété la panique des familles enfermées dans le train partant vers Treblinka. On retrouve le motif de la fenêtre, déjà utilisé dans des films antérieurs : c’est d’une fenêtre que la famille Szpilman assiste dans le ghetto au massacre des habitants de l’immeuble d’en face ; c’est d’une fenêtre que W. Szpilman contemple les évènements depuis sa cachette (insurrection du ghetto en 1943, soulèvement de la résistance polonaise en 1944)… La fenêtre, ouverture sur le monde, témoigne aussi d’un enfermement entre des murs. Cet enfermement ici éloigne tout effet : il permet à Polanski de créer une distance juste entre l’événement dramatique et la manière dont il le filme. Dans Le locataire, le personnage de Trelkowski finit par se suicider « devant des voisins massés à leurs fenêtres comme au premier balcon d’un théâtre. Au loin se font entendre des instruments dissonants, comme un orchestre qui accorderait ses violons (…). A-t-on jamais conçu image plus glaçante pour dire l’indifférence collective face à la destruction des Juifs d’Europe ? »2.
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Certains critiques (imbéciles) y ont vu de « l’académisme ». Florence Colombani, o. c., p. 51.
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Si elle « sauve » W. Szpilman, Polanski n’est cependant pas dupe sur les pouvoirs de la musique, et plus largement sans doute de l’art (Reynhard Heydrich après tout ne passait-il pas pour un mélomane averti, jouant à ses heures perdues du violon ?). Dans un premier temps la musique n’accorde qu’un répit à Szpilman, face à l’officier allemand : la véritable libération n’interviendra que plus tard, avec l’arrivée de l’Armée Rouge et des résistants polonais. Michel Chion fait ce constat, effrayant : « Plus tard, à la toute fin du film, alors que la guerre est finie et que W. Spillman – que l’Allemand n’a pas dénoncé – a survécu à ces horreurs, nous le revoyons en frac, qui donne un concert dans une grande salle, l’Andante spianato pour piano et orchestre de Chopin, toujours. Le contexte a changé, Spillman ne risque plus sa vie. Au contraire, il est entouré de gens bienveillants, mais de nouveau personne dans la scène ne dit quoi que ce soit avant ou après l’exécution musicale, et pour nous le sentiment qui se dégage de cette scène, finale (support des « end credits »), qui devrait être un sentiment de « happy end », est terrifiant. Pourquoi ? peut-être parce que cette scène donne le sentiment qu’après l’horreur du génocide planifié des Juifs, tout peut continuer de la même façon, comme si la musique restait absolument intacte, intouchée par les évènements, et en cela était un symbole de l’indifférence du cosmos1 ». Tout passe2. Dans Nuit et Brouillard (filmé par Alain Resnais, 1956), Jean Cayrol, qui fut lui-même déporté, évoque dix ans seulement après la fin de la guerre le « décor » des camps nazis : « bâtiments qui pourraient être écuries, granges, 1
Michel Chion, La musique au cinéma, Paris, Fayard, 2019, p. 27. C’est le titre d’un roman de Vassili Grossman, l’auteur de Vie et Destin. À la recherche de sa maison natale, dans ce roman, que trouve finalement le personnage principal, Ivan Grigoriévitch ? « Il vit les buissons, le houblon. Il n’y avait ni maison ni puits, seulement quelques pierres blanches, éparses dans l’herbe poussiéreuse et brûlée par le soleil » (p. 235, éd. Juillard, 1984).
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ateliers, un terrain pauvre devenu terrain vague, un ciel d’automne devenu indifférent » ; « l’herbe fidèle est venue à nouveau sur les appel-platz autour des blocks1 ». À la fin du Pianiste, W. Szpilman et son ami musicien cherchent en vain la trace du camp où fut détenu l’officier allemand mélomane en 1945 : « C’était ici, j’en suis certain ; il n’y a plus rien maintenant » dit l’ami. On entend les oiseaux qui chantent, le soleil baigne de ses rayons la campagne apaisée, W. Szpilman contemple ce monde beau et indifférent aux souffrances des hommes, qui les a déjà oubliées comme si elles n’avaient jamais existé. Dans son livre, W. Szpilman écrit : « Je joue pour des enfants polonais qui n’imaginent pas les souffrances, l’angoisse mortelle dont leurs salles de classe lumineuses ont jadis été le théâtre » (p. 223). Restent malgré tout la mémoire, et la capacité de faire revivre des mondes engloutis grâce à l’art2, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de peinture ou de la musique de Frédéric Chopin.
1 Jean Cayrol, Nuit et Brouillard, Fayard, collection Libres, Paris, 1997, p. 24 et 42. 2 Ruth Zylberman l’a fait dans son très beau film « Les enfants du 209 rue Saint-Maur Paris Xe » (2017).
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Chapitre 6 Soubresauts temporels sur fond de permanences : Paisà de Roberto Rossellini
Paisà1 de Roberto Rossellini (1946) est, avec Rome ville ouverte (1945), un film essentiel du « néo-réalisme », tel qu’il a pris forme en Italie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : on le caractérise souvent par un tournage dans des décors réels, en extérieur, avec des acteurs non professionnels, et une image esthétiquement apparemment négligée ou peu travaillée. Cet aspect novateur a donné à ces films un retentissement considérable, mais n’a pas toujours été compris. Le qualificatif de néo-réaliste a en effet été interprété parfois comme sous-entendant une absence de point de vue de la part du réalisateur, qui aurait seulement cherché à transcrire, de façon documentaire, la réalité italienne des années 1943/1945 (une réalité de misère, de faim, mais aussi, pour certains, de résistance à l’occupant nazi) : les films cités de Rossellini ont alors été considérés comme des témoignages historiques, les plus « vrais » sur les Italiens pendant la Seconde Guerre mondiale (pour André Bazin par exemple, Paisà est un « reportage impartial2 »). Des historiens ont fortement nuancé cette interprétation : la 1
Dans le film, paisà est une épithète employée par les soldats américains pour s’adresser aux Italiens, et signifie à peu près : « camarade ». Ce texte est une reprise, développée et adaptée, d’un article paru dans Positif, no 727 (septembre 2021). 2 Qu'est-ce que le cinéma ? Paris, Éditions du cerf, 2000, p. 281.
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dimension politique de la guerre (fascisme contre antifascisme, lutte de classes, etc.), dans Paisà surtout, leur est apparue largement escamotée, avec une absence totale de contextualisation. Rien n’y est dit quant aux origines du conflit et sur l’engagement de Mussolini (avec de nombreux Italiens qui l’ont soutenu, dont Rossellini1) dans une collaboration mortifère avec le Reich hitlérien2 : en forçant le trait, on en déduirait que Rossellini aurait surtout cherché, en construisant dans Paisà le mythe d’une Italie pure « victime », à se dédouaner lui-même (et le peuple italien avec lui) de ses compromissions passées. Le souci « classificatoire » (qui se résume à la recherche d’une définition du néo-réalisme), et surtout ces polémiques sur l’apparente absence de « conscience » politique du réalisateur, ont contribué à ce qu’on a longtemps oublié d’étudier Paisà en lui-même, d’autant que ce film, par certains côtés plus austère et moins mélodramatique que Rome ville ouverte, ne se laisse pas si facilement cerner. Paisà, comme je voudrais ici le rappeler, est cependant un remarquable film d’« auteur » (développant à ce titre un point de vue original et parfaitement « subjectif »), extrêmement construit et artistiquement maîtrisé, qui montre toute la richesse (et la complexité) du cinéma « néoréaliste ». Et du point de vue qui est le mien dans cet essai, il souligne le mouvement rapide de l’Histoire, avec à chaque fois (il y a six épisodes) en contrepoint à la fugacité des évènements quelque chose d’apparemment plus stable 1
Il a en effet tourné plusieurs films pour la propagande fasciste (La Nave bianca, Un Pilota ritorna, L’Uomo dalla croce. 2 Voir Pierre Sorlin, « Histoire et cinéma. Rossellini témoin de la Résistance italienne », in Mélanges André Latreille, Lyon, Audin, 1972, p. 405. Dans le 6e épisode, un jeune officier nazi fanatisé proclame sa volonté de tout détruire pour que puisse s’établir le Reich de mille ans.
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(monument ou paysage), comme pour situer ces épisodes sur une échelle temporelle plus large... où les êtres paraissent pour ce qu’ils sont : éphémères comme des ombres. Quelle est la période historique qu’il recouvre ? Après le débarquement anglo-américain en Sicile (évoqué dans le premier épisode), le 10 juillet 1943, le régime fasciste, déjà fragilisé par une accumulation de défaites, s’écroule brutalement : Mussolini est arrêté le 25 juillet ; un nouveau gouvernement est formé, qui signe une capitulation sans condition (ou armistice) le 3 septembre ; quand celle-ci est rendue publique le 8 septembre 1943, au même moment se produit le débarquement allié à Salerne (au sud de Naples), et ce qui restait de l’État italien s’effondre (un écroulement comparable à celui qu’avait vécu la France en mai/juin 1940) : le roi Victor-Emmanuel III et son nouveau gouvernement, quittant Rome, s’enfuient honteusement pour se réfugier auprès des Alliés ; l’armée, l’administration se désintègrent alors immédiatement. L’Italie se retrouve dès lors partagée : entre le Nord occupé par les Allemands qui y réinstallent Mussolini et les fascistes qui lui sont restés fidèles (à la tête d’une République sociale italienne installée à Salò, sur les rives du lac de Garde), et le Sud contrôlé par les Alliés (qui débarquent leurs armements à Naples : deuxième épisode). Ceux-ci vont mettre plus d’un an et demi pour reconquérir la péninsule : par suite de la vigueur de la résistance allemande, mais surtout de la priorité désormais donnée par les Alliés à l’ouverture d’un « second front » en France. Rome n’est libérée que le 4 juin 1944 (troisième épisode), et Florence en août (quatrième épisode). Le front se stabilise à l’automne sur la « Ligne gothique » qui s’appuie sur les Apennins (cinquième épisode). En octobre 1944 le général anglais Alexander invite même la Résistance italienne (pourtant très active dans la plaine du Pô) à renoncer à toute action d’envergure, les Américains ayant décidé de ne lui apporter qu’une aide au compte-goutte (ce 75
que rappelle très bien le sixième épisode de Paisà). C’est donc une des plus sombres périodes de l’histoire italienne que décrit le film : « long voyage-chronique dans l’espace et le temps » (Laurent Scotto d’Ardino), Paisà parcourt en six épisodes (Sicile – Naples – Rome – Florence – Romagne – delta du Pô) l’avancée des troupes américaines entre juillet 1943 et l’hiver 1944/1945. Roberto Rossellini décrit un pays exsangue et humilié, qu’il n’a pas inventé. Dans le 2e épisode par exemple, Naples, qui s’est soulevée contre les Allemands, est un champ de ruines, desquelles émergent quelques sites emblématiques (Porta Capuana, via Nuova Marina, le clocher qui se dresse sur la Piazza del Carmine, etc.) : un militaire noir américain, qui croyait pourtant tout connaître du malheur et du désespoir aux USA, découvre une misère pire que la sienne ; prévenu contre « les sales méthodes » des Italiens (tous des voleurs !), il s’effraye de devoir pénétrer dans ces « refuges pleins d’immondices, d’excréments, de gens affamés, épuisés, abrutis1 » où s’entassent les plus pauvres. La prostitution est partout (à Rome, dans le 3e épisode). La mort aussi est partout : c’est (dès le 1er épisode) celle de la toute jeune Carmela, assassinée par les Allemands et dont les Américains insultent ensuite la dépouille ; dans l’épisode napolitain, le jeune voleur est un orphelin dont les parents ont été tués lors d’un bombardement ; à Florence (4e épisode), des francs-tireurs fascistes tuent des résistants avant d’être euxmêmes exécutés sommairement en pleine rue (rapide allusion à la véritable « guerre civile » qu’a connue alors l’Italie2) ; dans le 6e épisode (qui s’ouvre sur le spectacle d’un cadavre flottant dans l’eau, attaché à un pneu, avec un 1 Curzio Malaparte, Kaputt, Paris, Folio Gallimard, 1972 (trad. Par Juliette Bertrand), 6e partie, XIX, p. 624. 2 Claudio Pavone, Une guerre civile. Essai historique sur l'éthique de la Résistance italienne , Paris, Le Seuil, 2005.
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écriteau « Partisan » : une scène que Rossellini a vue), les nazis pendent ou jettent à l’eau les résistants, tandis que des officiers américains (de l’OSS) sont abattus d’une rafale. Très peu de communications entre les Italiens et leurs libérateurs, au moins au début : il y a la barrière linguistique (1er et 2e épisodes), et celle du mépris pour un peuple de vaincus que l’on suppose retors et que l’on ne comprend pas (la jeune Francesca ne peut pas être autre chose qu’une putain pour Fred, le GI ivre dans l’épisode romain) ; c’est seulement dans les trois derniers épisodes qu’un dialogue encore difficile s’affirme : avec Harriet, l’infirmière volontaire américaine, qui avait étudié les arts avant la guerre à Florence (dans le 4e épisode), dans le couvent romagnol entre les moines et les trois aumôniers militaires américains (5e épisode), entre les officiers américains et les partisans dans le 6e épisode. Un tel pessimisme surprendrait, si l’on ne se représentait pas quel traumatisme a pu être pour les Italiens l’effondrement soudain et cataclysmique de leur pays en septembre 1943. Dévastation physique et abattement moral : avec le chaos et la misère, ce sont brutalement toutes les certitudes et fidélités antérieures, martelées par la propagande fasciste, qui se sont écroulées. Dans ce champ de ruines, à quoi croire désormais ? Et que montrer au cinéma qui signifie encore pour les Italiens réellement quelque chose, sinon l’humble réalité de leur misérable quotidien ? Tel est, sans aucun doute, le parti pris qui a poussé Rossellini à tourner Paisà (parti pris « néoréaliste » où l’on aurait tort de ne voir qu’un opportunisme rusé du réalisateur pour détourner l’attention de ses errements antérieurs, ou encore une simple adaptation aux capacités financières et techniques désormais limitées du cinéma italien, privé de ses grands studios). Rossellini n’oublie pas de montrer empathie ou compassion pour l’humanité souffrante qu’il place au cœur de son film : touchante est la jeune Carmela qui essaye de partager les 77
espoirs de Joe dans le 1er épisode, ou, dans le 2e épisode, la sidération du MP noir devant la détresse des Napolitains ; dans le 4e épisode, Harriet White, l’infirmière, recueille les dernières paroles du partisan agonisant (qui lui apprend que l’homme qu’elle cherche, et qu’elle a aimé, est mort), Rossellini ayant tourné la scène pour qu’elle ait visuellement la dimension d’une pietà ; même la niaise bigoterie des moines du couvent romagnol (dans le 5e épisode, alors qu’ils ont faim, ils décident pourtant de jeuner dans l’espoir de sauver l’âme des aumôniers protestant et juif) a, elle aussi, quelque chose d’impressionnant car, à sa façon, elle témoigne d’un attachement à la valeur de la vie individuelle, à un moment où celle-ci est radicalement niée par la guerre. Dans la succession d’épisodes qui composent Paisà, quelque chose frappe : c’est le mouvement rapide de l’Histoire1, qui semble emporter avec elle les êtres, avec leurs drames et leurs souffrances. Ainsi par exemple, dans le 6e épisode, juste après la scène atroce de l’exécution des partisans, une voix off parfaitement neutre évoque abruptement la proximité du retour à la paix : « ceci est arrivé à l’hiver 1944 ; au printemps, la guerre était terminée », et le film s’achève ainsi ! La fragilité et l’insignifiance de la vie humaine ne sauraient être mieux soulignées. D’autant que Rossellini choisit de montrer en contrepoint, pour chaque épisode de Paisà, un imposant monument du passé italien, signe à chaque fois d’une permanence (bien supérieure à l’humble dimension de toute vie humaine, éphémère), mais aussi de l’inévitable dégradation qu’accomplit le Temps puisque la plupart de ces monuments sont eux-mêmes des ruines : c’est la tour « normande » du 1er épisode (censé se dérouler en Sicile : en réalité la tour en question se situe sur la côte amalfitaine, à 1
Il est aussi porté par la musique superbe, alternant périodes de tension et mélancolie profonde, de Renzo Rossellini (1908-1982), le frère du réalisateur Roberto Rossellini.
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Maiori) : les Gis le comparent au château de Frankenstein ; ce sont les temples grecs de Paestum près de Naples dans le 2e épisode (le plan dure une vingtaine de secondes, et l’on aperçoit des tombes au premier plan) ; c’est à Rome le Colisée, qui, à l’arrière-plan, donne toute sa profondeur tragique à la conclusion du 3e épisode (le départ du GI, qui n’a pas reconnu la Francesca qui l’avait hébergé quelques mois plus tôt, et dont il rêve encore) ; dans le 4e épisode, ce sont églises, baptistère et Galerie des Offices à Florence, que des officiers britanniques profondément ridicules cherchent à la jumelle, au milieu des combats, comme s’ils se trouvaient encore à l’époque du « Grand Tour » ; dans le 5e épisode, l’ancienneté du couvent romagnol enthousiasme l’aumônier catholique (la vie, dit-il, n’y a pas changé depuis 500 ans, depuis sa fondation à une époque où l’Amérique n’avait pas encore été découverte) ; enfin dans le dernier épisode (dans le delta du Pô), la tragique agonie des résistants a pour cadre le paysage immémorial des marais de la Polésine avec son habitat lacustre : le vent agite les roseaux, et la nuit le ciel est rempli d’étoiles1. Plusieurs auteurs2 ont aussi souligné la dimension métaphysique du 4e épisode, qui se déroule à Florence3. La rive 1
Fellini s’en est peut-être souvenu dans son Satyricon : dans l’épisode de la « maison des suicidés », l’un des deux jeunes protagonistes s’attarde lui aussi à contempler le ciel étoilé, éternel. 2 Voir : José Luis Guarner, Roberto Rossellini, New York, Praeger Publishers, 1970, p. 20/23 ; Enrique Seknadje-Askénazi, Roberto Rossellini et la Seconde Guerre mondiale. Un cinéaste entre propagande et réalisme, L’Harmattan, 2000, p. 202/204 ; Laurent Scotto d’Ardino, « Le style documentaire dans Paisà de Roberto Rossellini. L’exemple de l’épisode florentin », Fabula / Les colloques, L’Histoire en fictions. La Seconde Guerre mondiale dans le néoréalisme italien, 2016 (http://www.fabula.org/colloques/document3117.php). 3 Selon Tullio Kezich (Fellini, p. 94), Federico Fellini, quand il tourne la scène du portage de la dame-jeanne (en l’absence de Rossellini), se serait en tout cas inspiré des cités métaphysiques de De Chirico. Fellini
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droite de l’Arno, qu’occupent encore les Allemands et les fascistes, est en effet énigmatiquement présentée comme un Autre-Monde (« l’altra parte » est-il dit dans le film), qu’on ne peut atteindre qu’après un cheminement labyrinthique dans une Florence dévastée : une seule ligne téléphonique semble relier les deux parties de la ville, et il faut emprunter finalement au-dessus de l’Arno le corridoio vasariano, qui surmonte le seul pont resté intact dans la ville, le Ponte Vecchio, et donne accès à une Galerie des Offices montrée vandalisée, pleine de statues antiques emballées. On aperçoit de « l’autre côté » la place de la Seigneurie quasi déserte avec seulement des silhouettes fantomatiques sous un soleil d’été écrasant : c’est un monde étrange où règnent les forces ennemies, et où la peur domine avec la mort (celle des partisans dont Lupo, leur chef, et celle des fascistes). Les deux protagonistes y pénètrent en se faufilant à travers porches, toits, escaliers, murs écroulés ; une charrette des morts passe devant eux, dans une scène digne de Bergman1 : on pense alors au corbillard que le vieux professeur Isak Borg aperçoit dans son cauchemar au début des Fraises sauvages (lui aussi traverse une ville aux rues étrangement vides, où la lumière est trop forte), ainsi qu’à la danse macabre du Septième sceau au temps de la peste noire. Dans cette Florence qui fut la ville de Savonarole, l’impression d’apocalypse médiévale est renforcée par la prédiction d’une femme : « c’est la fin du monde, mon fils. La fin du monde ! Parce qu’il y a trop de péchés ». On ne saurait mieux démontrer à quel point le néo-réalisme rossellinien, en
s’est peut-être souvenu de ces scènes pour concevoir son projet avorté de film au pays des morts (Le voyage de G. Mastorna), où le héros se retrouve dans une ville étrange, et tente vainement de téléphoner à sa femme. 1 Bergman vouait un culte au film de Victor Sjöström La Charrette fantôme (1921).
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réalité, « vise à la construction d’une dimension symbolique qui parfois frôle même l’irréalisme1 ». En même temps Paisà adopte le plus souvent un style résolument documentaire. Chacun des épisodes en effet est introduit par des images d’actualités, qui paraissent se fondre dans la fiction. Laurent Scotto d’Ardino en donne plusieurs exemples à propos de l’épisode florentin : la voix du speaker de ces actualités d’époque déborde sur les premières images de fiction ; Rossellini introduit en plans de coupe dans ces actualités les images d’une foule qu’il a tournées comme si celle-ci contemplait directement la scène filmée en 1944 ; particulièrement remarquable est la façon dont il montre l’exécution des trois miliciens fascistes, tournée comme « en direct sur un lieu de guerre avec une caméra embarquée » (on pense à des scènes similaires, bien plus tard, pendant la guerre du Vietnam). L’impression de « réalisme » est encore renforcée par le choix délibéré d’acteurs non professionnels (certains rencontrés au hasard des rues), pour incarner des personnages faiblement caractérisés (leur psychologie nous reste étrangère), parfois doublés pour illustrer la diversité des dialectes italiens puisque le film se déroule du sud au nord du pays (on entend aussi de l’allemand, et différents types d’anglais). Pour décrire cette désagrégation générale que connaît son pays réduit en miettes, Rossellini n’hésite pas à casser tous les codes de la représentation filmique traditionnelle (qu’il avait lui-même pourtant utilisés dans ses récents films de propagande). Il a ainsi fragmenté Paisà en six chapitres autonomes, chacun bâti comme une nouvelle qui aurait en soi sa propre fin. Le film se présente dès lors comme un kaléidoscope d’images et de scènes contradictoires, avec d’incessantes ruptures de ton : mélodramatique 1
Vito Zagarrio, « Uscire dal tunnel », in Stefania Parigi (a cura di), Paisà, Venezia, Marsilio, 2005, p. 85-103 (ici p. 102).
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parfois (par exemple dans le 1er épisode en Sicile, ou le 3e à Rome), ailleurs plus proche de la comédie (dans le 2e épisode napolitain ou le 5e épisode dans le couvent romagnol), tragique dans l’épisode final (la mort des partisans dans le delta du Pô), quasiment fantastique dans l’épisode florentin (le 4e). Dans le détail, Rossellini introduit aussi des ellipses narratives, comme pour déstabiliser le spectateur : dans le 1er épisode, la mort de Carmela n’est pas montrée directement (on entend tirer, puis l’on voit son corps mort au pied de la falaise) ; dans le dernier épisode, on entend seulement au loin des explosions dans la maison Maddalena, avant d’apercevoir soudain l’enfant pleurant et le chien, seuls survivants. Le « néo-réalisme » de Roberto Rossellini est donc celui d’un « auteur ». Témoin d’une telle recherche créative, Federico Fellini a souvent rendu hommage au réalisateur, et à Paisà : « (un) soir, il y a bien des années, à Naples (…) dans le silence et l’obscurité d’une petite pièce, j’ai trouvé Rossellini qui travaillait à la moviola. Il était pâle, tordait ses cheveux et tenait les yeux fixés sur le petit écran où se déroulait un premier montage approximatif de l’épisode des religieux. Les images étaient muettes, on n’entendait que le bruissement des bobines (…). Ce que je voyais me semblait avoir cette légèreté, ce mystère, la grâce et la simplicité que le cinéma a réussi à atteindre de bien rares fois ». Sur ce tournage, il vit un cinéaste « instinctif, sans préjugés, guère soumis aux codifications théoriques, aux conventions d’airain mais vides, justement parce qu’il recherchait son propre style, la précision de son expression1 ».
1
Fellini par Fellini, Entretiens avec Giovanni Grazzini, Paris, Champs, Flammarion, 1987, p. 59-61.
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Chapitre 7 Le « vertige du Temps » : Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock
Comment évoquer un film tel que Vertigo, sorti aux ÉtatsUnis en 1958 (et malheureusement traduit en français par Sueurs froides, ce qui semble le réduire à la dimension du polar – par ailleurs très estimable - dont il tire son origine : D’entre les morts, de Pierre Boileau et Thomas Narcejac, paru en 1954 en France) ? Ce film, à la grande beauté plastique1, est aussi très riche. Il Il nous parle des obsessions qui assaillaient alors Hitchcock : sa peur de la mort (récemment hospitalisé pour une ablation de la vésicule biliaire et des calculs, il venait de subir à cette occasion deux hémorragies internes2) ; sa vision de l’amour l’amour et de la femme, vus comme des chimères (conséquence de son incapacité à établir de vrais contacts humains, de son isolement sentimental et de sa peur de l’autre3). Les blondes créatures de rêve mais froides et 1
Robert Burks fut le directeur de la photographie. Donald Spoto, La face cachée d’un génie : La vraie vie d’Alfred Hitchcock, traduit de l’anglais par François Lasquin & Paule Pagliano, Éditions Ramsay, Paris, 1994, p. 414-417 : « À partir de ce nouveau film c’est la mort qui devient l’arbitre ultime ». 3 Id., p. 35 : « Dès sa plus tendre enfance, Alfred Hitchcock fut nettement enclin à la solitude et à la contemplation. Ainsi qu’il le confiait à François Truffaut, il observait plus qu’il ne participait : "Dans les réunions familiales, je restais assis dans mon coin sans rien dire, je 2
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distantes qu’il présente dans ses films (en dernier lieu Tippi Hedren, dans Les Oiseaux ou Pas de printemps pour Marnie) ne sont guère en réalité que d’inaccessibles femmes-objets, aussi désirables qu’infiniment lointaines1, de pures apparences nourrissant chez lui un désespoir profondément mélancolique liant désir et vertige2. Telle est Madeleine/Judy (Kim Novak) dans Vertigo, que le héros masculin, John Fergusson dit « Scottie » (James Steward), poursuit et veut aimer : mais ce n’est qu’une représentation truquée, une apparence dénuée de toute réalité, un fantasme d’homme condamné par son tempérament à la solitude. L’intrigue, qui a servi seulement de prétexte à Hitchcock, est la suivante. À San Francisco, John Ferguson (« Scottie »), un ancien policier, a quitté son métier après une tragique coursepoursuite sur les toits, au cours de laquelle un collègue est mort en lui sauvant la vie. Depuis, il a développé une peur obsessionnelle du vide (ou acrophobie). Un jour, l’un de ses anciens camarades d’études, Gavin Elster, le contacte pour une mission très étrange : il lui demande de suivre Madeleine, son épouse, qui lui paraît hantée par le souvenir de son arrière-grand-mère maternelle, Carlotta Valdes, qui fut abandonnée par son amant et mourut désespérée, au même âge qu’elle, un siècle plus tôt ! Au cours de patientes filatures, Scottie constate effectivement que la prétendue Madeleine paraît s’identifier à Carlotta : elle va se recueillir sur sa tombe dans le cimetière de la Mission Dolores, passe de longues heures dans un musée devant un portrait peint qui regardais, j’observais beaucoup. J’ai toujours été le même, et je continue. J’étais le contraire d’un expansif. Très solitaire aussi. Je ne me souviens pas d’avoir jamais eu un compagnon de jeu. Je m’amusais tout seul et j’inventais mes jeux" ». 1 L’expression est de Donald Spoto, L’art d’Alfred Hitchcock, 50 ans de films, traduction Christian Rozeboom, Éd. Edilig, 1986, p. 212. 2 Clément Graminiès, À propos de Sueurs froides-Vertigo, La femme sacrifiée (Alfred Hitchcock), Critikat. Com, 24 mai 2005.
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la représente ; elle porte sa coiffure, ses bijoux, et fait confectionner un bouquet de fleurs analogue à celui que tient la femme du portrait ; elle loue (semble-t-il : là-dessus le film laisse planer un curieux mystère) une chambre dans l’ancienne demeure de la défunte, devenue un hôtel. Un jour, Madeleine, apparemment de plus en plus perdue et désespérée, se jette dans la baie de San Francisco, au pied du Golden Gate Bridge. Scottie la sauve, la ramène chez lui et débute ainsi une étrange relation, où l’ex-policier, qui en tombe amoureux, essaye d’apporter son aide à la jeune femme. Elle le met sur la piste d’une ancienne mission catholique espagnole (San Juan Bautista). Mais quand ils y arrivent, la prétendue Madeleine se rue bientôt au sommet du clocher pour se suicider, en se jetant dans le vide : Scottie, paralysé par son acrophobie, ne peut la suivre dans l’escalier et l’en empêcher. Un procès a lieu, qui innocente Scottie, tout en blâmant sa faiblesse, tandis que Gavin Elster décide de quitter San Francisco. La deuxième partie du film révèle vite la supercherie : en réalité, ce n’est pas Madeleine, la riche femme de Gavin, qui s’est jetée du clocher, mais sa maîtresse, Judy Barton, une modeste employée venue du Kansas, qu’il a recrutée pour sa ressemblance avec sa femme, et qui a joué le jeu en dupant Scottie (mais il n’était pas prévu qu’elle en tombe réellement amoureuse)1. Après avoir étranglé sa femme, la vraie Madeleine, Gavin Elster en a précipité le corps dans le vide, au moment où arrivait Judy suivie à distance par le pauvre Scottie : Judy, la fausse Madeleine, a donc seulement servi d’appât (et Gavin a réussi
1 Comme le note Donald Spoto, Madeleine – ou son alter ego exotique, Carlotta Valdes – est l’incarnation des fantasmes de Judy Barton : être riche et aimée d’un homme beau et respectable comme le sont Gavin Elster… et Scottie Fergusson. Jouer le rôle de Madeleine lui a permis de libérer la partie frustrée de sa personnalité (voir Donald Spoto, L’art d’Alfred Hitchcock, 50 ans de films, p. 225).
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ensuite à l’exfiltrer du clocher sans qu’on s’aperçoive de la substitution). Après la fausse mort de celle qu’il a prise pour Madeleine, Ferguson erre dans San Francisco, et croit la voir partout. Et il retrouve par hasard dans la rue quelqu’une qui lui ressemble ! Il croise en réalité Judy, que Gavin a abandonnée après l’exécution de son plan diabolique. Tout aussi perdue que Scottie, Judy, que l’amour que ce dernier semble lui porter ébranle définitivement, accepte le jeu macabre auquel se livre l’ancien policier : pour lui, elle accepte de reprendre les vêtements, la coiffure du personnage dont elle avait pris l’apparence, puisque Scottie s’acharne à vouloir la recréer. Elle redevient donc par amour le fantôme d’une Madeleine qui n’a jamais existé : Scottie ne veut voir que ce fantôme, pas la vraie femme. Mais un soir, Judy se trahit en commettant l’erreur de porter un des bijoux de Carlotta, que lui avait laissé Gavin, ce qui décille les yeux de Scottie : celui-ci emmène alors Judy dans la Mission où Madeleine s’était prétendument suicidée et, surmontant son vertige, l’entraîne en haut du clocher pour lui faire avouer la supercherie. À ce moment, l’arrivée inopinée d’une religieuse précipite la mort de Judy/Madeleine/Carlotta qui, effrayée devant l’irruption de ce quasi-spectre, se jette – réellement cette fois – dans le vide. L’histoire, tarabiscotée inutilement comme dans un banal polar, cache l’essentiel. Hitchcock (qui s’identifie ici à Scottie) décrit son fantasme romantique personnel. Quoique marié à la remarquable Alma Reville (scénariste, monteuse et assistante-réalisatrice : sa collaboratrice essentielle), le cinéaste poursuit lui aussi dans sa vie intime une chimère amoureuse, et dans Vertigo, il a voulu montrer quels ravages pouvait produire cette quête sans espoir. Le vertige de Scottie/Hitchcock est physiologique et psychologique : c’est le récit d’une attirance pour le vide. Cinéaste de génie, 86
Hitchcock exprime cela avec ses images, en combinant à plusieurs reprises1 (pour suggérer l’idée de chute inévitable) des mouvements de caméra contraires : le zoom avant (qui traduit le mouvement du désir) et le travelling arrière (qui exprime le recul devant la réalité décevante, parce que, pour lui, on n’aime jamais qu’un leurre2). On peut lire le film comme une extraordinaire confession intime. Mais Vertigo est loin de se résumer à cela. C’est aussi le vertige de l’individu face au Temps et à la mort. Vertigo est le récit d’une passion amoureuse pour une morte qu’on voudrait faire revivre : Scottie veut la ressusciter et donc vaincre le Temps. En remodelant Judy pour qu’elle ressemble à Madeleine, tel un moderne Pygmalion, Scottie est aussi un nouvel Orphée parti chercher aux Enfers sa bienaimée. Le film se termine d’ailleurs comme le mythe grec : dans celui-ci Eurydice disparaît au moment même où Orphée semblait parvenir à la ramener dans le monde des vivants ; dans le film, Judy/Madeleine meurt quand Scottie croyait l’avoir ressuscitée. Le film multiplie les références temporelles, et plonge dans le passé de San Francisco. Cette ville est pour Gavin Elster en train de perdre ses repères : « Tout ce qui m’attirait à San Francisco (dit-il à Scottie) disparaît rapidement » ; et à propos des vieilles cartes et des estampes qui couvrent les murs de son bureau de l’Embarcadero, il ajoute : « J’aurais aimé y vivre alors ». Plus tard, quand Scottie se rend chez l’historien de la ville, Pop Leibel, dans la librairie Argosy, il 1
C’est le cas au début du film, lors de la chute du policier qui venait à son secours ; puis quand chez Midge (Barbara Bel Geddes), il monte sur un tabouret ; quand il lui faut monter les marches de l’escalier dans le clocher de la mission San Juan Bautista. Cela se retrouve aussi sur la célèbre affiche du film, crée par Saul Bass. 2 Pour Hitchcock, selon Donald Spoto, « La beauté soigneusement conçue d’une actrice de cinéma n’est en elle-même qu’une illusion » (La face cachée d’un génie, p. 425).
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est fasciné par les vieux livres qui peuplent les étagères, et il y apprend l’histoire de Carlotta Valdes. L’ancienne demeure de Carlotta, devenue dans le film l’hôtel Mac Kittrick, est en réalité le Fortmann Mansion, construite en 1888 et rasée seulement un an après le tournage du film, en 1959. La Mission Dolores, où Scottie découvre la tombe de Carlotta, devant laquelle la pseudo-Madeleine semble s’être recueillie, date de 1776, peu de temps avant la signature de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis. À la Mission San Juan Bautista, l’église, la plus importante de toutes les missions de Californie, fut achevée en 1812. Le Legion of Honor (anciennement California Palace of the Legion of Honor), où est supposé se trouver le portrait de Carlotta, est un bâtiment néoclassique, inauguré en 1924. La plus spectaculaire de ces références au passé est évidemment la forêt de séquoias géants où Madeleine conduit Scottie : le Muir Woods national Monument (à environ 20 kilomètres au nord de San Francisco). Le dialogue entre l’ex-policier et la fausse Madeleine, au pied de ces arbres qui les écrasent de leur hauteur séculaire, est étonnant : Scottie (montrant les arbres) : « Leur vrai nom est séquoia sempervirens : toujours verts, toujours vivants… À quoi pensez-vous ? Madeleine/Judy : À tous les gens qui sont nés et qui sont morts pendant que ces arbres continuaient à vivre… Je n’aime pas cela, sachant que je dois mourir ». Comme ils s’approchent de la coupe d’un arbre abattu, où sont marqués les anneaux correspondant aux principaux évènements historiques, de la naissance du Christ au XXe siècle, la jeune femme ajoute : « Je suis née quelque part parlà », faisant courir ses doigts sur le siècle précédent, « et je suis morte ici. Ce ne fut qu’un instant pour vous… Vous ne vous en êtes pas aperçu ». Peut-on plus clairement signifier la fragilité et l’insignifiance de la vie humaine ? 88
Peu après ces forces immémoriales de la nature figurent en contrepoint de leur premier baiser au bord de la mer : la caméra d’Hitchcock tourne alors autour d’eux (suggérant une nouvelle fois l’impression de vertige : ce vertige qui désormais les unit), tandis que sur les rochers voisins se brisent les vagues éternelles du Pacifique. La partition de Bernard Herrmann1 (comme dans L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz) exprime à merveille le climat du film. Très lyrique et toute en boucles, elle suggère un climat d’obsession onirique : « partout, c’est le monde perdu du passé espagnol de la Californie qui est évoqué. Souvenirs et fragments d’espoirs oubliés flottent comme des feuilles de nénuphar dans la partition2 ». Pour mettre en musique l’« idée fixe », cette recherche impossible de la femme idéale, Herrmann s’est inspiré des compositeurs romantiques du XIXe siècle, notamment Richard Wagner et son Tristan et Isolde : avec une grande intelligence, puisque, comme dans Vertigo, c’est l’histoire de deux amants qui ne peuvent vivre pleinement leur amour, et dérivent inéluctablement vers la mort.
1
Il avait commencé à travailler avec Alfred Hitchcock en 1955 pour « Mais qui a tué Harry ? ». 2 Donald Spoto, La vraie vie d’Alfred Hitchcock, p. 429.
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Chapitre 8 Le Temps retrouvé : Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman
Ce film est celui d’une journée particulière, au cours de laquelle Isak Borg, un vieux professeur suédois dont on va fêter le jubilé universitaire à Lund, sort de l’isolement cynique où il s’est lui-même au fil du Temps enfermé pour, à la veille de la mort, retrouver et tenter de faire la paix avec lui-même et avec les autres, avec sa famille d’abord qu’il revisite au cours d’un étonnant road-movie encombré de rêves ou de cauchemars. Le film reflète évidemment les obsessions propres à Ingmar Bergman à ce stade de sa vie : « Je modelais un personnage qui ressemblait extérieurement à mon père mais qui était tout à fait moi. J’avais alors 37 ans, j’étais coupé de toutes relations humaines et c’est moi-même qui coupais ces relations en voulant m’affirmer, j’étais quelqu’un de renfermé, un raté et pas seulement un peu, mais complètement raté1 ». Isak Borg se remet donc en mouvement, et, au lieu de laisser comme convenu l’avion le conduire à Lund, il prend luimême le volant de sa vieille automobile, avec sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin) à ses côtés. Quel a été le facteur déclencheur de sa fuite ? La nuit précédente, il a fait un 1
Bergman, Images, p. 22. On a évoqué (Bergman lui-même) un jeu de mots entre les initiales d’Isak Borg : I B, et celles d’Ingmar Bergman : I B, et avec les mots pour « Glace » (Is) et « Forteresse » (Borg).
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éprouvant cauchemar, qu’il raconte au début du film. Durant sa promenade matinale, il s’égare dans un quartier inconnu d’une ville qui semble abandonnée : personne dans les rues, des devantures barricadées… Il aperçoit alors une horloge dépourvue d’aiguilles, puis constate que sa propre montregousset n’en porte pas davantage. Tout d’un coup, il voit un homme de dos, s’en approche mais quand celui-ci se retourne, il découvre un visage livide et boursouflé avec yeux, nez et bouche comme cousus : le corps s’effondre immédiatement sur le trottoir, tout en se liquéfiant. Il voit venir ensuite vers lui un corbillard qui se renverse sous ses yeux : dans le cercueil qui s’ouvre alors, son double avec son visage de vieillard l’agrippe par la main et tente de l’entraîner. Alors quelque chose se déclenche en lui à son réveil. Il lui faut fuir ce sentiment obsédant de mort imminente, sinon déjà accomplie : son rêve ne lui révèle-t-il pas qu’il est déjà mort, et le corps dans le cercueil que son temps dans le monde des hommes est déjà terminé ? Il le fera en prenant sa voiture, pour aller lui-même à Lund où des cérémonies officielles l’attendent, pour le cinquantième anniversaire de la remise de son diplôme de médecin : ce qu’on appelle un jubilé (sans illusion, il se traite à part soi d’« idiot jubilaire »). Ce voyage (qui est en réalité un voyage intérieur) est l’occasion de faire le point sur lui-même et sa famille. Il a publié de nombreux ouvrages, mais est incapable de relations profondes avec son entourage. Sa mère (Naïma Wifstrand), qu’il revoit à cette occasion, a beau avoir eu dix enfants, elle mène une vie retranchée, et encombrée de souvenirs et d’objets inutiles rangés dans une boite comme autant de cadavres (parmi ceux-ci, la montre du père d’Isak, qui s’aperçoit avec horreur qu’elle aussi, comme dans son cauchemar, n’a pas d’aiguilles). Le fils d’Isak, Evald (Gunnar Björnstrand), qui dit être né « dans un ménage qui donnait un avant-goût de l’enfer », refuse la vie et la grossesse de sa 92
femme, Marianne. Celle-ci, dans la voiture, vient en effet d’apprendre à son beau-père la nouvelle, et la réaction négative d’Evald : infligeant alors un choc salutaire au vieillard, Marianne lui avoue qu’elle craint que son enfant ne soit à son tour « contaminé » par l’espèce de stérilité émotionnelle qui caractérise la famille Borg. Des rencontres vont changer le regard amer du vieillard. D’abord, il prend dans sa voiture trois auto-stoppeurs (en route vers l’Italie) : deux jeunes hommes, et une jeune fille pleine de fraicheur, de gaieté et de vivacité, qui lui rappelle son amour de jeunesse, Sara (Bibi Andersson, qui interprète les deux rôles), qui l’aimait mais que lui n’a pas su aimer (elle a finalement choisi son frère, Sigfrid Borg) ; ces trois jeunes gens émeuvent Isak Borg, auquel ils prodiguent de sincères marques d’affection. Il y a aussi un garagiste et sa femme, qui rappellent à Isak tout le bien que, comme médecin, il a fait dans la région autrefois (ils donneront son prénom, disent-ils, à leur premier enfant !). En opposition, après un accrochage sans gravité, Isak se charge d’un couple (Alman et Berit) qui se dispute cruellement (avec sarcasmes et gifles), ce qui lui rappelle l’échec de sa relation avec sa propre femme, morte il y a plus de trente ans, qui l’a trompé et avec laquelle il a dû connaître ce genre de scènes pénibles. Un passage dans l’ancienne maison où il passait ses vacances au temps de son amour pour Sara ravive la mélancolie d’Isak. Il revoit sa famille, et dans un songe suggéré par la « madeleine » proustienne des fraises des bois, il retrouve Sara, qui lui tend un miroir où il peut se voir tel qu’il est devenu, vieillard dégarni et solitaire, qui a gâché son temps. Il se voit en rêve ensuite passer un examen de médecine, auquel il échoue lamentablement, décuplant son sentiment de culpabilité (il est déclaré incompétent : ne sait pas observer au microscope, faire un diagnostic, réciter le serment du médecin) ; l’examinateur lui annonce alors sa peine : une 93
solitude inexpiable, irrémédiable. Suit une vision (tout à fait improbable) de l’adultère de sa femme (c’était il y a bien longtemps, en 1917), qu’il voit se rire de lui et de sa stérilité sentimentale… Cette humiliation prélude en réalité à un ultime sursaut du vieil homme. Arrivé à Lund, où la cérémonie est belle, il s’ouvre enfin aux autres : à sa gouvernante, Agda, qu’il avait pourtant rabrouée le matin, et à laquelle il propose désormais le tutoiement (qu’elle refuse avec malice) ; à son fils et à sa bru qu’il voit avec plaisir se rapprocher. Marianne vient l’embrasser avant de partir pour une soirée avec Evald, et Isak Borg, déjà couché, ressemble à un petit enfant, celui qu’il n’a cessé d’être dans ses songes lors de cette journée mémorable. Dans un dernier rêve, il se voit, au bras de « sa » Sara : guidé par elle, il aperçoit les silhouettes de ses parents qui lui font signe, de l’autre côté d’une crique1. Dans ce film, Ingmar Bergman règle ses comptes avec luimême. Telle Charlotte (la pianiste de Sonate d’automne interprétée par Ingrid Bergman), le professeur Borg est son alter ego : il est un égoïste qui s’est peu soucié de ses nombreux enfants. À 37 ans, Bergman avait alors le désir de se rapprocher de ses parents : « Nous quittons nos parents, et puis nous revenons à nos parents. Soudain on les comprend, on les considère comme des êtres humains, et à ce moment-là on est devenu adulte2 ». « À travers toute cette histoire ne passe donc qu’un thème avec d’infinies variations : les insuffisances, la pauvreté, le vide, l’absence de grâce. Je ne mesure pas encore et j’ignorais alors à quel point, à travers les Fraises sauvages, j’en appelais à mes parents : voyez ce que 1
Prendra-t-il bientôt le bateau pour les rejoindre, telle la barque de Charon traversant le fleuve Styx vers l’Hadès (le royaume des morts des Grecs) ? 2 Peter Cowie, Ingmar Bergman, Biographie critique, Paris, Seghers, 1986, p. 179.
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je suis, comprenez-moi et – si c’est possible – pardonnezmoi1 ». Ce qu’Ingmar Bergman ne pouvait prévoir, et qu’il déclare avoir découvert sur le tard, c’est à quel point son film allait être vampirisé par la présence extraordinaire de Victor Sjöström (1879-1960), l’acteur qui incarne le professeur Borg et un des principaux pionniers du cinéma suédois2. Il était alors en fin de vie, comme le personnage qu’il interprète. Dans Images (p. 17), Bergman déclare : « (Je suis toujours) profondément ému par le visage de Victor Sjöström, ses yeux, sa bouche, la fragilité de sa nuque sous des cheveux devenus rares, sa voix qui hésitait, tâtonnait » ; et il souligne son admiration pour sa performance d’acteur : « Nous avons tourné les gros plans d’Isak Borg lorsqu’il trouve la lumière et la paix intérieure. Son visage brillait d’un éclat mystérieux, reflet d’une autre réalité. Ses traits étaient brusquement devenus doux, presque effacés. Il avait l’air ouvert, souriant, tendre. C’était un miracle. Le calme total… la paix et la lumière de l’âme. Jamais avant ni depuis je n’ai rencontré de visage si noble et libéré3 ». Il y a aussi paradoxalement du ressentiment chez l’orgueilleux Bergman dans ce constat : « Ce que je viens seulement de comprendre, c’est que Victor Sjöström s’était emparé de mon texte, qu’il se l’était approprié, qu’il avait misé sur lui ses expériences : sa souffrance, sa misanthropie, ses refus, sa brutalité, son chagrin, sa peur, sa solitude, son froid et sa chaleur, sa dureté et son ennui. Empruntant la forme de mon père, il occupa mon âme, il s’appropria tout – et il ne me resta rien. (…) Les
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Ingmar Bergman, Images, p. 22. Particulièrement célèbre est le film (muet) réalisé par Sjöström en 1921 : La Charrette fantôme (Körkarlen), qui a fait l’objet de remakes (par exemple en 1939 par Julien Duvivier). 3 Peter Cowie, Ingmar Bergman, Biographie critique, Seghers, 1986, p. 171. 2
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Fraises sauvages n’étaient plus mon film, c’était celui de Victor Sjöström1 ». Les Fraises sauvages illustrent à merveille le sentiment du Temps, propre à Bergman : « La vérité c’est que je vis sans cesse dans mon enfance, que je me promène dans les appartements peu à peu gagnés par le crépuscule, dans les rues silencieuses d’Uppsala, que je me retrouve devant la maison d’été, écoutant l’immense bouleau au tronc double. Je me déplace avec une rapidité vertigineuse. En fait, j’habite sans cesse dans mon rêve d’où j’entreprends parfois des visites dans la réalité2 ». Le Temps (indissociablement associé à l’inéluctabilité de la mort) a hanté Bergman. Souvent sous l’apparence du Temps mesuré, avec le tic-tac de pendules – généralement rococo comme celles d’Une leçon d’amour, de Sourires d’une nuit d’été ou de Cris et Chuchotements. Voici comment débute ce dernier film : « Pas de musique, sinon celle d’une lumière qui filtre à travers les ramures, et qu’on sent être la lumière de l’aube d’un jour d’été, au pays où les jours d’été sont infiniment longs. Lumière légèrement dorée du soleil de quatre heures du matin : nous l’apprenons en entrant dans la vaste maison bourgeoise où règnent les pendules. Plans de plus en plus gros sur leurs aiguilles, sur leurs ors – jusqu’à ce plan sur un cadran singulier, où elles se tiennent dans la position artificielle des étalages d’horlogers, à dix heures dix, immobiles. C’est la pendule de la pièce où repose la mourante (Agnès, Harriet Andersson), et elle est déjà arrêtée, signifiant la mort avant même que le récit ait commencé (…). Dans la pièce où la pendule a été arrêtée, une femme en chemise de nuit dort (Maria, Liv Ullmann), alanguie, sur un fauteuil. Une autre, dont le corps au contraire dans le sommeil se tord et semble ne pas trouver de repos, est dans 1 2
Bergman, Images, p. 26. Bergman, Images, p. 24.
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le lit, à côté. Elle s’éveille, on voit ses yeux très rouges, son visage respire la souffrance. Elle inscrit quelques mots dans son journal, pour nous le confirmer. Puis, elle va remettre la pendule en marche et se recouche1 ». Pareillement dans le salon de la grand-mère Helena Ekdahl retentit, dans Fanny et Alexandre, le tintement des pendules. C’est parfois un simple bruit, pouls sanguin ou battement de métronome : « Le générique du Silence a pour toute musique un monotone tic-tic, sons égaux et également espacés, Temps indifférencié, déjà sans vie propre ; on réentendra le même dans De la vie des marionnettes, le sens en sera alors patent ; entretemps, on l’aura entendu dans Persona, dans Une passion, toujours associé au suspens du Temps, au vide, à l’inéluctable fuite des secondes2 ». Dans L’Heure du loup, les secondes sont même comptées, à part soi mais sous nos yeux, par le peintre Johan (Max von Sydow) qui veut savoir ce que c’est l’écoulement d’une minute… Dans Les Fraises sauvages, le Temps ne prend pas encore ce caractère halluciné, purement destructeur. Grâce au souvenir (« mouvement même de la mémoire qui travaille3 ») et à ce flot mémoriel que convoque un Isak Borg lui-même remis en mouvement, il me semble évoquer davantage ce « Temps retrouvé » recherché par Marcel Proust.
1 Jacques Aumont, Ingmar Bergman, « Mes films sont l’explication de mes images », Paris, Cahiers du cinéma/Auteurs, 2003, p. 127-128. 2 Id., p. 128. 3 Bergson, Matière et Mémoire, Essai sur la relation du corps à l’esprit, PUF, 1985, 1re éd. 1896, p. 148.
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Chapitre 9 Temps escamoté sous le règne de la machine devenue autonome, ou Temps cyclique ? 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick
On ne résume pas facilement un film comme 2001, L’Odyssée de l’espace, formidable spectacle visuel et sonore. Le scénario, fruit de la collaboration entre Stanley Kubrick et l’écrivain de science-fiction Arthur C. Clarke1, présente un découpage en quatre époques. À « l’aube de l’humanité », sur la musique de Richard Strauss (l’introduction grandiose à « Ainsi parlait Zarathoustra »), un groupe d’australopithèques chassé de son point d’eau est directement menacé. Mais la découverte d’un imposant monolithe parallélépipédique de couleur noire (qui émet d’étranges ondes) devant la caverne où ils se sont réfugiés change la donne : après l’avoir touché, voilà qu’ils ont l’idée de se servir d’un os, comme outil puis bientôt comme arme pour reconquérir leur point d’eau. Le film donne ainsi à penser que des extraterrestres, ayant visité la Terre il y a au moins quatre millions d’années, auraient été à l’origine (grâce à ce fameux monolithe noir) de l’évolution du singe vers l’homme. On découvrira plus tard qu’ils ont aussi laissé un
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Kubrick s’est ici inspiré de deux nouvelles de ce dernier, intitulées À l'aube de l'histoire et La Sentinelle.
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deuxième émetteur identique sur la Lune, et un troisième en orbite autour de Jupiter. Grâce à une spectaculaire ellipse temporelle (associant le jet de l’os tournoyant en l’air, lancé par un australopithèque, à la progression dans l’espace d’un satellite en mission vers la Lune), la deuxième époque montre ce qu’a été l’évolution technique de l’humanité, de la préhistoire jusqu’à l’ère de l’exploration spatiale. L’accès des hommes à la science est désormais prouvé (nous sommes en 1999) par leur aptitude à se déplacer vers la Lune, où ils découvrent le deuxième monolithe, qui semble agir comme une « sentinelle », informant le troisième en relais autour de Jupiter. La troisième époque se situe en 2001, 18 mois plus tard. Une mission américaine (on est dans le contexte de la « Guerre froide », et de la rivalité américano-soviétique) est lancée vers Jupiter, avec le vaisseau Discovery One (Explorateur Un dans la version française). Son équipage est composé de deux astronautes, David Bowman et Frank Poole, de trois scientifiques mis en biostase1 et de HAL 9000 (CARL 500, Cerveau Analytique de Recherche et de Liaison, dans la version française), un ordinateur de bord doté d’une intelligence artificielle. Le basculement se produit quand Hal se révèle défaillant. Les deux astronautes décidant de le déconnecter pour parer à tout incident ultérieur, Hal déjoue la manœuvre, et se débarrasse de ses encombrants partenaires humains : Poole est liquidé, puis il désactive les modules de biostase contenant les scientifiques. Mais il ne peut venir à bout de la détermination et de l’intelligence du deuxième astronaute, Bowman (Keir Dullea) qui, miraculeusement sauf, réussit à débrancher les fonctions supérieures de la machine tueuse : il désactive un à un les blocs mémoires logés dans le « centre nerveux » du super-ordinateur HAL. Il 1
La biostase, ou animation suspendue, est un état assimilable à l’hibernation qui est aussi appelé « arrêt réversible de la vie ».
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découvre ainsi un message préenregistré, qui devait être diffusé à la fin du voyage, relatant l’épisode lunaire (qu’ignoraient les astronautes, contrairement à HAL) et explicitant le but de l’expédition : identifier ce que cache cette mystérieuse onde radioélectrique pointée vers Jupiter, détectée 18 mois auparavant lors de la découverte du deuxième monolithe sur la Lune. C’est alors que commence la quatrième et dernière période. Arrivé près de Jupiter (l’épisode s’intitule « au-delà de l’infini »), où se trouve en orbite le troisième émetteur, Bowman, qui décide d’aller l’observer de près, est aspiré dans un extraordinaire tunnel coloré, au milieu d’un déluge d’images et de sons. Soudain, il se retrouve dans une confortable suite d’hôtel (de style Louis XVI1 !), où il se voit vieillir lui-même, par étapes apparemment rapprochées. Alors qu’il est alité et mourant, apparaît devant lui un quatrième monolithe noir, qu’il tente de toucher, comme ses prédécesseurs en Afrique et sur la Lune. Dans un dernier plan mystérieux, l’on voit ensuite une sorte de « fœtus spatial », qui pourrait être Bowman lui-même, parvenu au terme d’un processus de renaissance. Pour ce film-poème, où images et œuvres musicales se substituent à la narration traditionnelle2 (les dialogues sont
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On sait que Kubrick était attiré par le XVIIIe siècle (voir par exemple Barry Lyndon, roman de Thackeray au XIXe, mais dont l’action se déroule au siècle précédent). Peut-être ce siècle, qui a vu se rencontrer raison des Lumières et irrationalité passionnelle (celle, exterminatrice, de certains révolutionnaires ou celle de Sade) le fascinait-il ? Pour Michel Ciment : « Ce que révèle aussi 2001 comme Dr Folamour, c’est que la pure rationalité peut déboucher sur l’irrationnel. Le savant allemand comme l’ordinateur HAL 9000 sombrent dans la folie et dans le délire » (Kubrick, p. 67). 2 Richard Strauss : Ainsi parlait Zarathoustra ; Johann Strauss fils : Le Beau Danube bleu ; György Ligeti : extraits du Requiem, de Lux
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réduits au minimum), toutes les interprétations ont volontairement été laissées possibles par Kubrick et Arthur C. Clarke. Pêle-mêle, certains ont évoqué : une fable pessimiste sur l’avenir technicien de l’humanité (l’outil se retournant contre l’homme qui l’a inventé) ; une méditation pascalienne sur la solitude de l’homme face au mystère insondable de l’univers1 ; une métaphore du trépas et du voyage vers l’audelà ; une réflexion sur la possibilité d’un contact avec d’éventuelles civilisations extra-terrestres, etc. Il serait vain de chercher à trancher, de l’aveu de Kubrick lui-même : « j’ai cherché à créer une expérience visuelle qui passe outre les catégories verbales et pénètre directement dans le subconscient, avec un contenu émotionnel et philosophique. Je voulais que le film soit une expérience intensément suggestive qui ramène le spectateur à un niveau plus intérieur de connaissance, justement comme le fait la musique. Vous êtes libre de réfléchir comme vous le voulez sur sa signification philosophique et symbolique2 ». Si l’on privilégie la fable pessimiste sur l’avenir technicien de l’humanité, on verra surtout 2001 comme le récit effrayant de l’autonomisation de l’outil et de la machine, depuis leur invention « à l’aube de l’humanité » jusqu’aux superordinateurs et aux modernes algorithmes, devenus maîtres de nos destinées. Si la technique a permis à l’homme de dominer son environnement, à quel prix cela s’est-il fait ! Le
Aeterna, d’Atmosphères et d’Aventures ; et Aram Khatchatourian, dont on parlera plus loin. 1 Pascal, fragment 187 : « Le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie ». Le premier au cinéma, Kubrick a su restituer dans la bandeson le silence de l’espace, et par opposition le bruit oppressant de la respiration des astronautes en opération. 2 Michel Chion, La musique au cinéma, p. 373, qui cite Kubrick à travers Sergio Miceli, La Musica nel film, arte e artigiano, Discanto Edizioni, Fiesole, 1982, p. 225.
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monde que décrit 2001 est un monde totalement déshumanisé, mécanique. Dans le film de Kubrick les astronautes, sur la Lune ou dans le vaisseau Discovery One, ne sont plus guère que des pantins lisses et plats, seulement capables d’échanger des banalités polies, servis par des hôtesses semblables à de souriants robots (avec leurs étranges coiffes rembourrées). Que font Poole et Bowman en route vers Jupiter ? Littéralement réduits à l’état de rats de laboratoire sous la surveillance constante du super-ordinateur, ils tournent en courant dans le compartiment central circulaire (pour leur jogging quotidien)1 ! Ils jouent aux échecs avec HAL, et mangent une nourriture chimique. Au sein du grand silence de l’espace infini, ils semblent écouter passivement les dérisoires messages que leur envoient leurs familles restées sur Terre. Leur vie est vide, et ils semblent avoir perdu toute sensibilité. Même quand il doit se battre pour sa survie, Bowman garde le plus souvent un masque d’impassibilité. À l’inverse le film montre l’ordinateur central, Hal, tout vibrant d’émotions : il s’effraie quand il détecte les premières interrogations des humains sur ses propres performances ; il espionne les astronautes, qui croient échanger à son insu en ignorant qu’il sait aussi lire sur leurs lèvres ; il est saisi d’une pulsion assassine, qui le pousse à tuer ses associés humains ; il a peur, quand Bowman entreprend méthodiquement, froidement, de désactiver sa mémoire et ses fonctions supérieures ; il se transforme à la fin en petit enfant qui ne sait que chantonner la comptine apprise au début de son « apprentissage » : Daisy Bell2. Là est d’ailleurs, paradoxalement, le 1
Pour cela, l’équipe du film dut construire un décor cylindrique rotatif pesant près de 30 tonnes ! La grande roue orbitale de 2001 et sa gravité artificielle provoquée par la force centrifuge est un concept envisagé par Werner von Braun dans les années 1950 : « La station spatiale sera aussi un hôtel, les astronautes pourront y vivre un mois ou deux de suite. Ils feront la navette entre la Terre et la station pour effectuer des travaux spéciaux ». 2 Dans la version française, Hal chante Au clair de la lune.
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moment le plus « émouvant » du film : cette mort cérébrale d’Hal, le super-ordinateur à la voix doucereuse1, tandis qu’au préalable la mort des astronautes n’a suscité aucune émotion comparable ! Quelle est encore la place de l’homme dans le monde, alors que toute son histoire depuis l’aube de l’humanité jusqu’aux engins spatiaux est court-circuitée par la fameuse ellipse narrative évoquée plus haut (de l’os au satellite artificiel) ! Seule la machine compte désormais, et elle n’a pas besoin d’une temporalité quelconque. Ne reste donc plus à voir que l’espace infini, dépourvu de conscience, où tout se règle abstraitement au rythme de la musique de ballet répétitive de Johann Strauss fils (Le Beau Danube bleu) : « dans cette odyssée angoissante, les îles sont devenues des planètes silencieuses, les sirènes des ordinateurs menaçants, les flots de la mer Égée des espaces infiniment vides. Le soleil brille toujours, mais pour personne2 ». Cette annihilation de l’humain et de toute espèce de temporalité paraît suggérée aussi dans le film de Kubrick par la musique intensément mélancolique d’Aram Khatchatourian : l’Adagio du ballet Gayaneh ou Gayané ou Gayné. Mouvement lent pour cordes seules et harpe, il fait ressortir de manière infiniment saisissante le caractère désolé de l’existence des astronautes. Selon l’analyse de Michel Chion : « Pourquoi cette musique, dont Kubrick laisse s’étirer la cadence, qui est comme en suspens et laisse un vide, est-elle si poignante ? Parce qu’elle incarne ici une sorte de solitude affective. Les cosmonautes Dave et Frank mangent sans parler, en écoutant des nouvelles enregistrées. Lorsque Frank, allongé en short sur une chaise longue pour une séance d’ultra-violets, reçoit de ses parents 1
Kubrick choisit de donner à la machine la voix d'un acteur canadien de théâtre, Douglas Rain. 2 Clotilde Badal, « Le cinéma du futur ou l’exil de l’humanité », dans « Qu’est le futur devenu ? », Études, 2003/10 (tome 399/4, p. 385-394).
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un message enregistré d’anniversaire, le thème lent de Gayaneh reprend, discrètement pathétique d’être confronté à l’atmosphère de nécropole du vaisseau spatial (où s’alignent des containers de cosmonautes cryogénisés) et au visage froid du fils, dont le regard est dissimulé sous des lunettes noires. C’est, dans le film, un des rares moments de superposition entre les voix, en l’occurrence celles des parents, entendues comme minuscules et émises de loin, et une musique qui les ignore. D’autant que les parents parlent avec enjouement, en « projetant » la voix comme pour franchir une grande distance, et chantent un Happy birthday superposé au morceau de Khatchaturian et discordant d’avec celui-ci, mais ce dernier suit majestueusement son cours, pendant que les voix parentales s’éteignent tout de suite (…). La musique, ici, teinte ces moments familiaux d’une mélancolie et d’une distance poignantes1 ». Il y a cependant une autre interprétation possible du film, qui réintroduit le Temps, non plus comme Temps historique linéaire (puisque celui-ci est donc escamoté par l’artifice de l’ellipse narrative, entre l’os et le satellite artificiel), mais comme Temps cyclique, celui de « L’éternel retour », selon la « grande pensée » de Nietzsche. Le film en effet s’ouvre et se conclut sur l’introduction d’Ainsi parlait Zarathoustra de Richard Strauss, poème symphonique composé en 1896 à partir du poème philosophique de Friedrich Nietzsche publié entre 1883 et 1885. Or, on sait que depuis l’expérience de Sils-Maria (1881), Nietzsche avait eu la révélation de l’idée de « L’Éternel retour ». N’est-ce pas suggéré aussi par les images, qui montrent parallèlement comment de « l’aube de l’humanité » on aboutit à la création d’un nouvel homme, ou « fœtus spatial », qui semble à la fin contempler une nouvelle Terre ?
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Michel Chion, op. cit., p. 377.
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Chapitre 10 Comment fixer le vivant insaisissable dans le Temps : La Promenade au phare de Virginia Woolf
On pourrait s’étonner du titre donné par Virginia Woolf à son chef-d’œuvre, Vers le phare (To the Lighthouse)1, un phare dont pourtant l’auteur dit (à Roger Fry) qu’il n’était le symbole de Rien2. Mais la question est bien plus complexe que cette seule affirmation pourrait le laisser croire. Le phare dans ce roman de Virginia Woolf structure doublement le récit. On se souvient que le livre se compose de trois parties (La fenêtre, Le temps passe, Le phare) : la première partie, la plus longue, présente les personnages et pose la question de savoir si, oui ou non, une excursion au phare sera le lendemain possible ; la deuxième partie, la plus courte, décrit la lente désagrégation de la maison d’été des Ramsay, pendant dix ans, sous l’œil indifférent du phare qui continue immuablement son balayage circulaire ; enfin la dernière partie fournit quelques réponses aux questions posées dans la première : la promenade au phare a enfin lieu, et est le théâtre d’une 1
Autrement traduit en français La promenade au phare. Lettre à Roger Fry du 17 mai 1927 : « Je ne voulais rien dire par le phare. On doit cependant avoir un sillon central au centre du livre pour maintenir la cohésion du dessin » (cité par Geneviève Brissac & Agnès Desarthe, V. W., Le mélange des genres, Éditions de l’Olivier/Le Seuil, 2004, p. 152).
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amorce de réconciliation entre Mr. Ramsay et ses enfants, tandis qu’une femme peintre (Lily Briscoe, double de Virginia Woolf) réussit à terminer le tableau qu’elle avait imaginé dix ans plus tôt. Le livre dans sa structure même fait aussi explicitement référence au faisceau lumineux d’un phare à occultation, puisqu’il se compose de deux longs temps lumineux (les première et dernière parties, où Virginia Woolf développe une longue méditation poétique), que sépare un temps court de noir absolu (la deuxième partie, où tout – êtres et lieux - semble condamné à tomber dans le néant, avant le retour inespéré à la lumière)1. Le phare en question a existé réellement. Le livre de Virginia Woolf est en effet largement autobiographique, puisqu’il se fonde sur les souvenirs des vacances familiales passées en 1882 et pendant les dix années suivantes par les Stephen en Cornouailles, à Talland House à Saint Ives, où Virginia pouvait apercevoir au loin le phare de Godrevy2. En écrivant Vers le phare en 1926 elle a notamment cherché à répondre aux questions qu’elle se posait sur ses propres parents, son père Leslie Stephen et sa mère Julia. Julia Stephen est Mrs Ramsay, extraordinaire portrait de femme qui illumine de sa présence toute la première partie du roman (avant de disparaître soudainement au détour d’une phrase dans la deuxième partie – comme avait brutalement disparu en 1895 la propre mère de Virginia), laissant un mari inconsolable, Mr Ramsay, présenté avec plus d’humanité que le propre père de la romancière, que le décès de son épouse transforma en tyran volontiers acariâtre (Leslie Stephen mourut en 1904). 1
Il est vrai que le signal du phare – sa signature - est différent dans le roman, puisqu’à deux éclairs rapides succèdent un long faisceau fixe et calme. 2 Ce phare (une tour blanche octogonale en pierre de 26 mètres de hauteur, au centre de l’île de Godrevy) fut mis en service en 1859. Clignotant blanc/rouge toutes les dix secondes, il était entretenu à l’origine par deux hommes à la fois.
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On a pu dire qu’en s’attelant à Vers le phare, Virginia Woolf, puisant au plus profond de son enfance, a bâti une sorte de « mausolée parental1 » : « un livre-stèle, une sépulture de papier au cœur de laquelle la mère repose enfin 2», mais aussi le portrait d’un père qu’elle a à la fois adoré et détesté. Le livre est au cœur du riche questionnement qui irrigue l’œuvre de Virginia Woolf : qu’est que l’être ? Qu’est-ce qu’être une femme dans l’Angleterre victorienne dominée par le pouvoir écrasant des hommes ? Qu’est-ce que l’amour ? Comment retenir les heures qui passent ? Comment lutter contre la mort implacable et le chaos ? Revenons au phare. Dans le roman, il est au moins double, un bâtiment réel qui se devine plus ou moins selon les heures du jour, et un fantasme susceptible de se charger des significations les plus diverses. C’est en tout cas la vision qu’en a le fils de la famille, le jeune James, quand il peut enfin s’en approcher, lors de la promenade à la fin du roman : « James regarda le Phare. Il pouvait distinguer les rochers baignés d’une écume blanche ; la tour, nue et droite ; reconnaître qu’elle portait des barres blanches et noires ; apercevoir les fenêtres qui y étaient percées et même la lessive qu’on faisait sécher sur les rochers. Ainsi c’était donc cela le Phare ? Non, l’autre vision était, elle aussi, le Phare. Car rien n’est simplement quelque chose. L’autre phare était bien aussi le Phare. À certains moments c’est à peine si on pouvait l’apercevoir de l’autre côté de la baie. Le soir, en levant les yeux, on voyait cet œil s’ouvrir et se fermer et la lumière
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Brissac-Desarthe, p. 157. Brissac-Desarthe, p. 154.
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semblait arriver jusqu’à eux dans ce jardin plein d’air et de soleil où ils étaient assis1 ». Le phare réel, c’est Mrs Ramsay, soucieuse de bien-être et d’action philanthropique, qui en parle le mieux, dès le début du roman : « Je crois qu’il fera beau – répondit Mrs Ramsay, tortillant avec impatience un bout du bas de couleur rouge sombre qu’elle était en train de tricoter. Si elle le finissait ce soir, si, en définitive, on allait au Phare, elle destinait au gardien cette paire pour son petit garçon menacé de tuberculose de la hanche, ainsi qu’un ballot de vieux magazines et une provision de tabac, et d’ailleurs tout ce qu’elle avait pu ramasser de choses inutiles en somme dans ce qui traînait à la maison et ne faisait qu’encombrer, pour donner à ces pauvres gens qui devaient mourir d’ennui à rester tout le jour sans rien faire que d’astiquer des lampes, entretenir les mèches et ratisser leur jardinet, de quoi se distraire. Car, demandait-elle, qu’est-ce que vous diriez d’être enfermé pendant tout un mois et peut-être davantage par gros temps, sur un rocher grand comme une pelouse de tennis ; de ne recevoir ni lettres ni journaux et de ne voir personne ; étant marié, de ne pas voir votre femme et d’ignorer comment vont vos enfants, s’ils sont malades, s’ils sont tombés et se sont cassé une jambe ou un bras ; de voir se briser les mêmes vagues mornes pendant des semaines entières, puis arriver une terrible tempête, les fenêtres se couvrir d’écume, les oiseaux se jeter contre la lampe et le phare tout entier osciller,
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Nous suivrons ici la traduction de M. Lanoire, La promenade au phare, Stock/Bibliothèque cosmopolite, 1979, p. 220. James se rappelle qu’enfant, il percevait le phare comme « une tour d’argent, d’aspect brumeux et possédant un œil jaune qui s’ouvrait le soir avec soudaineté et douceur ».
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sans qu’on ose mettre le nez dehors de peur d’être balayé par la mer1 ? » Quand, dans la dernière partie, Mr Ramsay et ses enfants arrivent enfin sur l’île qui porte le phare, il n’y aura nulle compassion dans leur regard, tourné vers eux-mêmes plutôt que vers les gardiens. Des habitants du phare, de ce qu’ils sont réellement et de ce qu’est leur vie, on n’en saura pas plus : tout juste nous dit-on alors qu’il y avait bien deux hommes, qui avaient observé les arrivants à la jumelle. Mais James et sa sœur pensent surtout à leur père, et James à sa propre solitude : « À vrai dire, ils se trouvaient maintenant tout près du Phare. Il se dressait là, tout nu et tout droit, éclatant de blancheur et de noirceur, et l’on pouvait apercevoir les vagues qui se brisaient sur les rochers en blancs éclats semblables à des morceaux de verre. On distinguait les lignes et les plis des rochers. Les fenêtres apparaissaient distinctement ; il y avait une tache blanche sur l’une d’elles et une petite touffe verte sur le rocher. Un homme était sorti, les avait regardés avec une lorgnette et était rentré. Il était donc comme cela, se disait James, le Phare qu’on apercevait depuis tant d’années de l’autre côté de la baie ; c’était une tour toute nue sur un rocher stérile. Ce spectacle le satisfaisait, confirmait un obscur sentiment qu’il avait de son propre caractère… le fait est, ajoutait James en regardant le Phare ainsi planté sur son rocher, que les choses sont comme ça2 ». La solitude ! En effet, si Mrs Ramsay, dans sa lumineuse beauté et sa sollicitude pour les autres, apparaît tel un phare, qui irradie et guide, dans l’ensemble le phare lointain symbolise tout au contraire la solitude qui enveloppe les êtres. Tous sont seuls. Il y a Mr Ramsay (« C’était son destin, 1 2
Virginia Woolf, o. c., p. 19. Virginia Woolf, o. c., p. 238-239.
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sa particularité, bon gré mal gré, de déboucher ainsi sur un éperon de terrain que la mer est en train de ronger lentement et de rester là, debout, tout seul, comme un oiseau de mer désolé1 ») ; et il ne cesse de répéter, allusion à un naufrage décrit par Tennyson : « Nous pérîmes. Chacun tout seul ». Lily Briscoe, « enveloppée par un profond silence2 », est une « solitaire personne3 ». Le triste Charles Tansley, qui ne songe qu’à « défendre son moi4 », se sent solitaire et préfèrerait être seul avec ses livres dans sa chambre, plutôt que de participer au banquet5. Mr Bankes, botaniste et veuf, ne souhaite pas autre chose, et en vient même à s’interroger : « Sommes-nous attirants en tant qu’espèce ?6 ». Alors que les expériences de la vie demeurent le plus souvent incommunicables, comment connaître, de toute façon, quoi que ce soit des autres ? C’est l’interrogation qui taraude Lily Briscoe : « Comment (…) peut-on savoir quoi que ce soit sur les gens, quand on songe à la façon dont ils se barricadent ? ». Même Mrs Ramsay, au soir de la première journée, s’éloigne, lointaine et mélancolique, au point que son mari n’ose l’approcher ; cette solitude, cet éloignement salvateur, elle les trouve dans la lumière du phare : « Tout en continuant à tricoter, bien droite sur sa chaise, c’est ainsi qu’elle se sentait être et ce moi qui avait laissé tomber ses attaches se trouvait affranchi… Elle regarda au-dehors pour y trouver le rayon de lumière du Phare, le long rayon calme, le dernier des trois, son rayon à elle ; car, regardant les choses de cette humeur et à cette heure du jour, on ne pouvait pas s’attacher à une plus particulièrement ; et cette chose, ce long rayon calme, était son rayon… C’est toujours à contrecœur, 1
Id., p. 61. Virginia Woolf, o. c., p. 194. 3 Id., p. 184. 4 Id., p. 113. 5 Id., p. 107. 6 Id., p. 110. 2
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trouvait Mrs Ramsay, que l’on se dégage de la solitude, en s’emparant d’une petite chose sur quoi l’on met la main, un bruit entendu, un objet aperçu. Elle écoutait, mais tout était très tranquille ; le cricket était fini ; les enfants étaient dans leur bain ; on ne percevait que le murmure de la mer. Elle s’arrêta de tricoter ; le long bas de couleur rouge brun se balança un instant dans ses mains immobiles. Elle revoyait la lumière… Elle considéra cette lumière calme qui, implacable et sans remords, était à la fois tellement et si peu elle et la tenait à sa dévotion (quand elle s’éveillait la nuit elle la voyait se courber contre le lit, caresser le plancher). Mais malgré tout elle songeait, fascinée, hypnotisée par ce spectacle, avec la sensation que ces doigts d’argent caressaient dans son cerveau quelque vase scellé dont l’éclatement l’inonderait de délice, qu’elle avait connu le bonheur, un bonheur exquis, un bonheur intense1 ». Moment salvateur en effet, car la solitude, si elle est souffrance, peut aussi dépouiller de tous les faux-semblants, des phrases convenues et des pesantes conventions sociales : « Souvent, assise, (Mrs Ramsay) se surprenait en train de regarder, de regarder sans cesse son ouvrage à la main, au point de devenir la chose même qu’elle regardait, cette lumière (du phare) par exemple. Et la lumière soulevait avec elle tantôt l’une, tantôt l’autre de certaines petites phrases qui reposaient au fond de son esprit, (telles) que : « Nous sommes entre les mains du Seigneur » (…). Quoi donc l’avait incitée à dire : « Nous sommes entre les mains du Seigneur » ? Elle se le demandait. L’insincérité qui se glisse dans les vérités l’irritait, lui était désagréable. Elle se remit à tricoter. Comment un Seigneur quelconque a-t-il pu créer ce monde ? se demandait-elle. Son esprit s’était toujours rendu compte de ce fait qu’il n’y a ni raison, ni ordre, ni justice : 1
Virginia Woolf, o. c., p. 81-84.
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qu’il n’y a que de la souffrance, de la mort, de la pauvreté. Il n’y a si basse perfidie que le monde ne puisse la commettre. Aucun bonheur ne dure ; elle le savait1 ». Dans Vers le phare, la maison des Ramsay connaît un temps cette solitude : quand la vieille Mrs MacNab, « édentée, en bonnet et préposée aux gros ouvrages » », décide enfin, presque au terme de la deuxième partie, de renoncer et de laisser la vieille bâtisse aller à sa ruine, alors « elle fit claquer la porte ; elle tourna la clef dans la serrure et laissa la maison verrouillée, toute seule ». Il existe cependant des moments où, du fait de circonstances exceptionnelles, les humains près du phare se rapprochent, jusqu’à former enfin un groupe, pour le meilleur ou pour le pire. Ce fut le cas, par exemple, au moment où les bougies s’allumèrent lors du banquet au terme de la première partie : « toutes les bougies étaient maintenant allumées ; de chaque côté de la table les visages se trouvaient rapprochés par la lumière… Un changement s’opéra aussitôt en eux comme si ce phénomène apparent se fût réellement produit. Ils eurent tous conscience de former un groupe humain réuni dans un creux de terrain, sur une île ; ils se trouvaient ligués contre la fluidité extérieure ». Bien plus tard au contraire, dans la troisième partie, alors que le bateau qui porte Mrs Ramsay et ses deux enfants s’approche du phare, la chute complète du vent crée un bref sentiment de communion (mais des enfants contre leur père haï) : « le Phare devint immuable et la ligne de son rivage lointain se fixa. Le soleil devenait plus chaud et chacun semblait se trouver plus rapproché des autres, avait l’impression de sentir leur présence qu’il avait presque oubliée… Mais à ce moment la voile tourna lentement, se gonfla peu à peu, le bateau parut se secouer, puis s’avancer encore à demi endormi et, enfin réveillé, s’élancer à travers 1
Virginia Woolf, o. c., p. 82-83.
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les vagues. Le soulagement éprouvé par tous fut extraordinaire. Il leur semblait qu’ils se trouvaient de nouveau séparés les uns des autres et à leur aise1 ». Immuable dans son tournoiement, le Phare est également le signe de l’inexorable écoulement du Temps (la deuxième partie du livre s’intitule : « Le temps passe »). Parallèlement dans Les Années, Virginia Woolf écrit : « Tournant lentement, comme les rayons d’un projecteur, les jours, les semaines, les années passaient l’un après l’autre dans le ciel2 ». Le Phare est une étape dans tout cheminement personnel, dans « cet aventureux, (…) ce long, long voyage (…) de cette interminable vie3 ». L’atteindre (dans Vers le phare) signifie faire enfin la paix avec leur père pour les enfants Ramsay survivants (James et Cam), ou terminer la composition de son tableau pour Lily Briscoe. Le Temps, à travers le Phare, est surtout un adversaire inexorable qui détruit tout : et si, dans la deuxième partie du roman, c’est à la maison d’été des Ramsay qu’il paraît en priorité s’attaquer (dans la succession des tempêtes, des hivers et des saisons), c’est également aux humains qu’il s’en prend. Virginia Woolf nous montre alors ses personnages qui tombent comme des mouches : Mrs Ramsay la première, puis sa fille Prue et enfin son fils Andrew… Dans la « vraie » vie Virginia Woolf avait vu mourir d’abord sa mère, Julia, en 1895 alors qu’elle-même n’avait que treize ans, puis sa demi-sœur Stella, en 1897 au retour de son voyage de noces, puis son père Leslie en 1904, enfin son frère Thoby en 1906. Vers le phare apparaît comme un roman du manque, du vide et de l’absence. Virginia Woolf, à travers son double Lily 1
Virginia Woolf, o. c., p. 217-221. Virginia Woolf, Les Années, trad. André Topia, Virginia Woolf, Romans, essais, Quarto Gallimard, 2014, p. 766. 3 Virginia Woolf, Mrs Dalloway, trad. S. David, Le Livre de Poche/Biblio, Stock, p. 186. 2
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Briscoe (si éprise de Mrs Ramsay), éprouve le vide provoqué par la disparition de sa propre mère, Julia : « Oh ! Mrs Ramsay ! Elle appelait silencieusement cet être essentiel (…) comme pour l’invectiver de ce qu’elle était partie1 », « tout cela était la faute de Mrs Ramsay. Elle était morte. La marche sur laquelle elle avait l’habitude de s’asseoir était vide. Elle était morte2 ». Pour Virginia Woolf, comme les rayons du Phare qui se succèdent immuablement au milieu d’une nature aussi belle qu’indifférente, la mort, la destruction et le chaos sont omniprésents (à propos de ses enfants, « pourquoi faut-il qu’ils grandissent3 ? » se hasarde à penser Mrs Ramsay). Tout est éphémère, transitoire, tout passe comme un nuage sur les vagues… ou comme la lumière à éclipse du Phare de Godrevy4. En quittant la salle du banquet, à la fin de la première partie, Mrs. Ramsay en éprouve la sensation presque physique : « Il était maintenant nécessaire de franchir une étape. Un pied posé sur le seuil de la porte, elle demeura un instant encore dans une scène de sa vie qui s’évanouissait pendant le temps qu’elle la considérait ; puis lorsqu’elle s’avança et quitta la salle à manger au bras de Minta, cette scène changea, altéra sa forme ; Mrs Ramsay, lui donnant un dernier regard en tournant la tête, savait qu’elle était déjà devenue le passé5 ». Le tableau qui suit, et qui constitue la deuxième partie du roman, est d’une noirceur absolue : après le passage prémonitoire de petits vents qui, dans la maison, contemplent à 1
Virginia Woolf, Vers le phare, p. 211. Id., p. 180. 3 Id., p. 79. 4 Aragon l’a formulé à sa façon : « Rien n’est précaire comme vivre Rien comme être n’est passager C’est un peu fondre comme le givre Ou pour le vent être léger ». 5 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 135. 2
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distance les vivants encore présents, sans oser encore s’attaquer à rien, après le départ des vacanciers le Temps et les éléments combinent leur action pour tout saccager. La nature, débarrassée des humains, se venge implacablement : « Si l’on avait pu écouter des pièces d’en haut de la maison vide on n’aurait entendu que les secousses, les écroulements d’un chaos gigantesque traversé d’éclairs. Les vents et les vagues s’ébattaient à la façon de léviathans amorphes et gigantesques dont le front ne laisse passer aucune lueur de raison et qui, montés l’un sur l’autre, dans des jeux imbéciles, font des poussées, des plongeons dans les ténèbres ou la lumière (car la nuit et le jour, les mois et les années se confondaient en une masse informe), et cela au point qu’on eût dit que l’univers tout entier se battait contre lui-même, se culbutait dans une brutale confusion, dans un déchaînement d’incohérents appétits. Pendant le printemps les urnes du jardin, garnies au hasard de plantes dont le vent avait apporté la graine, furent aussi gaies que jamais. Les violettes arrivèrent, puis les asphodèles. Cependant le tranquille éclat des journées était aussi étrange que le chaos tumultueux des nuits avec ces arbres et ces fleurs plantés là qui regardaient devant eux ou en l’air, mais sans rien voir, car ils étaient sans yeux, et par là terribles1 ». Ces lignes ne parlent que de désagrégation (« aucune lueur de raison », « jeux imbéciles », « masse informe », « brutale confusion », « déchaînement d’appétits incohérents », « hasard », « chaos tumultueux », « végétaux sans yeux et terribles »), une désagrégation monstrueuse sous les coups de léviathans imbéciles. Elle avait été annoncée à la fin de la première partie par le départ de Mrs Ramsay : « Tout le monde se trouvait debout autour d’elle en train de plaisanter et sans pouvoir décider si on irait au fumoir, dans le salon ou dans 1
Virginia Woolf, o. c., p. 162.
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les mansardes. Puis on vit Mrs Ramsay, donnant le bras à Minta au milieu de cette confusion, dire, avec un air de se rappeler : "Oui, c’est le moment" et s’en aller aussitôt toute seule et mystérieusement. Dès qu’elle fut partie, une sorte de désintégration s’opéra1 ». Tout va se défaire, sous les coups de boutoir du temps : « La maison était abandonnée au désordre et à la ruine. Seul le rayon du phare entrait un instant, envoyait son éclat soudain sur le lit et le mur dans l’obscurité de l’hiver, regardait avec tranquillité le chardon et l’hirondelle, le rat et la paille. Rien maintenant ne s’opposait à ces rayons ; rien ne les contredisait. Le vent pouvait souffler ; le coquelicot et l’œillet pouvaient mêler leurs graines à celles des choux. L’hirondelle pouvait construire son nid dans le salon, le chardon écarter les dalles et le papillon se chauffer au soleil sur la cretonne fanée des fauteuils. Le verre cassé et la porcelaine pouvaient demeurer sur la pelouse et disparaître dans la confusion de l’herbe et des baies sauvages. Car maintenant était arrivé ce moment hésitant où l’aube tremble et la nuit s’arrête, où la plume la plus légère fera pencher la balance. Si cette plume s’était posée, la maison, s’affaissant, tombant, serait allée s’effondrer dans des abîmes d’obscurité. Dans la pièce en ruine, des pique-niqueurs auraient fait chauffer leur thé ; des amoureux se seraient réfugiés et étendus sur les planches nues ; le berger aurait mis sa nourriture en réserve sur des briques et le chemineau aurait dormi serré dans sa veste pour se préserver du froid. Puis le toit serait tombé ; les bruyères et le chanvre auraient effacé sentiers, marches et fenêtres ; auraient poussé avec une vigueur inégale sur le monticule représentant les ruines de la maison, jusqu’au jour où quelqu’un ayant perdu son chemin et s’aventurant jusqu’ici, n’aurait reconnu qu’à la présence d’un plant de tritoma au milieu des orties, ou d’un fragment de porcelaine 1
Virginia Woolf, o. c., p. 135.
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dans le chanvre, que jadis on avait vécu ici ; qu’il y avait eu une maison1 ». Vassili Grossman, à la fin de Tout passe, a exprimé en termes magnifiques, ce sentiment du Temps qui passe, des vies évanouies au sein d’une nature exubérante qui les nie (ici aussi, c’est d’une quête de la Mère qu’il s’agit) : « Dans son enfance, il marchait là, dans la pénombre de la forêt, examinant avec soin les traces de la vie des Tcherkesses, de la vie disparue : arbres de jardin rendus à l’état sauvage, vestiges des clôtures entourant les habitations. Peut-être sa maison natale n’avait-elle pas plus changé que n’avaient changé les rues, le ruisseau… Ce serait au prochain tournant. Il lui sembla un instant que la terre était inondée de lumière, d’une lumière incroyablement vive, d’une lumière jamais vue… Encore quelque pas et dans cette lumière il apercevrait la maison. Sa mère viendrait vers lui, l’enfant prodigue, et il s’agenouillerait devant elle. Et elle poserait ses mains jeunes et belles sur sa tête chenue. Il vit les buissons, le houblon. Il n’y avait ni maison ni puits, seulement quelques pierres blanches, éparses dans l’herbe poussiéreuse et brûlée par le soleil. Ivan Grigoriévitch était de retour… 2» Dans le roman de Virginia Woolf cependant, la désagrégation ne va pas à son terme. Rappelées par une survivante de la famille Ramsay, deux vieilles femmes, Mrs MacNab et Mrs Bast, arrachent « à la crue de néant » les objets qui peuplent la vieille maison et arrêtent au dernier instant, miraculeusement (mais la lumière du phare n’est-elle pas cyclique ?), « la décomposition et la pourriture3 ». On est à bon droit stupéfié par l’extraordinaire habileté avec laquelle Virginia Woolf traduit l’inégal écoulement du 1
Virginia Woolf, o. c., p. 166-167. Vassili Grossman, Tout passe, trad. Jacqueline Lafond, Julliard/L’Âge d’Homme, 1984. 3 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 167. 2
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Temps1. Dans la première partie, celui-ci s’étire à l’infini puisqu’une seule journée se déroule sur cent cinquante pages. Contraste total avec la deuxième partie, où dix ans sont condensés en quelques brefs chapitres, pour mieux traduire l’invraisemblable « fuite du Temps » : tout s’accélère, et, comme le notent Geneviève Brissac et Agnès Desarthe, les personnages si longuement décrits dans la première partie, tout d’un coup « tombent comme des mouches » : on apprend au détour d’une phrase que Mrs Ramsay vient de mourir soudainement (dans une simple parenthèse, avec un participe : « Mrs Ramsay étant morte assez soudainement la veille au soir ») ; puis c’est le tour de Prue Ramsay (dans une autre parenthèse : « Prue Ramsay mourut l’été suivant de suites de couches »), et de son frère Andrew, mort « à la guerre » (on devine que c’est de la Première Guerre mondiale qu’il s’agit) : « Un obus fit explosion. Vingt ou trente jeunes gens furent tués en France et parmi eux Andrew Ramsay, dont la mort, Dieu merci, fut instantanée ». C’est très rapide, et c’est tout ! On se demande d’ailleurs ce que Dieu vient faire ici, sinon pour mettre ironiquement à distance l’absurdité de cette hécatombe : au début du roman, Mr Ramsay n’espérait-il pas, au contraire qu’« Andrew vaudrait mieux que lui. Prue serait une beauté, disait sa mère. Ils endigueraient un peu le flot du Temps2 » ? Quelle dérision… Chez Virginia Woolf, obsédée par la fuite du Temps, celuici devient « élastique » : il s’écoule lentement puis s’accélère brutalement, jusqu’à la mort qui termine tout (seule certitude
1
Le Temps revient toujours, obsédant, dans ses romans. Voir l’extraordinaire tableau, dans Orlando (p. 340-341) de la galerie du château, comme s’étirant très loin et « (se perdant) presque dans l’ombre. C’était comme un tunnel creusé profond dans le passé », où Orlando revoit les personnages qui ont croisé sa vie, étendue sur quatre siècles, et au-delà tous ses ancêtres jusqu’au Moyen-Âge. 2 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 89.
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en ce bas monde1). Virginia Woolf avait déjà prêté la même pensée à Clarissa Dalloway dans le roman de ce nom : « Tout de même, qu’un jour suive l’autre ; mercredi, jeudi, vendredi, samedi ; qu’on s’éveille le matin, qu’on voie le ciel, qu’on se promène dans le Parc, qu’on rencontre Hugh Whitbread ; puis soudain Peter entre (qu’elle avait perdu de vue depuis des années) ; et ces roses ; c’est assez. Après cela, comme la mort paraît incroyable ! Que cela doive finir2 ! » Dans Les Années, l’accélération du temps est identique : au milieu de l’été 1907 Eugénie Pargiter, au sortir d’un bal, apparaît rayonnante, flamboyante, étincelante de bijoux, et vient embrasser ses filles couchées et danser pour elles, puis rejoint son mari Sir Digby3. Et on apprend peu après (une fois encore au détour d’une phrase, quand un parent veut leur rendre visite), que leur belle maison a été vendue et vidée (seule une vieille femme débraillée au sous-sol y fait office de gardienne), qu’Eugénie et Digby sont morts depuis des mois4, et que leurs deux filles sont tombées dans la misère ; on est seulement en mars 1908, et souffle alors un vent cruel : « c’était plutôt la courbe d’une faux qui coupe, non pas du blé, utilement ; mais qui détruit, se complaisant dans la pure 1
Dans la chambre de Jacob (trad. Agnès Desarthe, p. 240) s’élève dans l’esprit de Julia Eliot « une curieuse tristesse, comme si le Temps et l’éternité s’étaient révélés derrière les jupes et les gilets, ainsi voyaitelle les gens se précipiter tragiquement vers leur propre destruction ». 2 Virginia Woolf, Mrs Dalloway, p. 143. Sur ce thème, voir Geneviève Brissac & Agnès Desarthe, p. 86-87. Dans Orlando, p. 113 (trad. Charles Mauron) : « Par malheur, le Temps qui fait s’épanouir et s’évanouir les animaux et les végétaux avec une ponctualité ahurissante, n’a pas sur l’esprit des humains un effet aussi simple. Bien au contraire, c’est l’esprit des humains qui exerce sa fantaisie sur le Temps devenu à son tour créature. Une heure, au creux de nos folles cervelles, peut s’étirer de cinquante et cent fois sa longueur d’horloge ; à l’inverse, elle n’est parfois qu’une seconde, exactement, sur le cadran de notre esprit ». 3 Virginia Woolf, Les Années, trad. André Topia, p. 863-866. 4 Id., p. 868.
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stérilité… coupé de toute créativité, de toute fécondité, hurlant sa joie de détruire1… » Comment capter l’insaisissable : le flux du Temps et le cheminement intérieur de nos pensées, dans un monde éphémère, fluide, fugace ? Comment donner une forme durable à un tel chaos ? Comment lui donner un semblant d’unité ? À sa façon, c’est ce qu’avait tenté, par l’amour, Mrs Ramsay. C’est en tout cas ce que se dit Lily Briscoe : « Il peut y avoir des amoureux qui ont le don de choisir et d’extraire les éléments des choses ainsi que de les assembler. Ils leur donnent ainsi une unité qu’ils n’ont pas dans la réalité et font d’une scène ou de la rencontre de gens (maintenant partis et séparés) une de ces masses arrondies et compactes sur lesquelles la pensée aime s’attarder et l’amour jouer2 ». « Au milieu du chaos il y a la forme ; ce passage, ce flot éternel (elle - Lily Briscoe- regarda les nuages s’en aller et les feuilles trembler) était d’un coup stabilisé. "Arrête-toi !" avait dit Mrs Ramsay à la vie… Mrs Ramsay faisant de l’instant présent quelque chose de permanent (comme dans une autre sphère Lily elle-même essayait de le faire)3 ». Mais Mrs Ramsay – ce trait d’union nécessaire entre des êtres que tout sépare, ce « centre rayonnant de beauté, de bonté, de qui émane comme d’un phare une chaude lumière qui efface les ténèbres, protège les amoureux, féconde les stériles, réunit les solitaires, envahit d’amour tout ce qu’elle touche4 » - était morte5. 1
Virginia Woolf, Les Années, o. c., p. 867. Virginia Woolf, Vers le phare, p. 227. 3 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 193. 4 Monique Nathan, préface p. 10 à La promenade au phare, Stock/ Bibliothèque cosmopolite, 1979. 5 Dans la réalité, la mère de Virginia, Julia Prinsep Jackson Stephen, si elle fut ce centre absolu et lumineux, fut également, en bonne épouse 2
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Mais il y a également la voie de l’Art, celle choisie dans le roman par le double de Virginia Woolf, Lily Briscoe : en l’occurrence la peinture1. Non pas un passe-temps futile, mais une activité essentielle : Lily « détestait traiter la peinture comme un jeu. Un pinceau, cette seule réalité solide dans un monde de lutte, de ruines, de chaos – il ne faut pas jouer avec cela2 ». La peinture est un moyen pour restituer quelque chose de la fluidité des choses et des êtres. À la fin, Lily découvre ce qui manquait à sa toile pour vivre hors de l’espace (représenté par la 1re partie du livre : La fenêtre) et hors du Temps (c’est la 2e partie : Le temps passe) : Mrs Ramsay disparue avec son fils y devient masse de couleur équilibrant la composition d’ensemble de la toile. Mais à quel prix, et au terme de quelles incertitudes angoissantes ! « Toujours (elle ne savait si cette nécessité lui venait de son sexe ou de sa nature), avant d’échanger la fluidité de la vie pour la concentration de la peinture, elle traversait quelques instants de nudité pendant lesquels elle avait l’impression d’être une âme à naître, ou arrachée à son corps, hésitante au sommet d’une flèche battue par le vent, exposée sans protection à toutes les rafales du doute. Pourquoi donc peignait-elle ? Elle regarda sa toile légèrement zébrée de coups de pinceau. Elle serait accrochée dans une chambre de bonne. Elle serait roulée et fourrée sous un canapé. À quoi bon faire ce tableau, donc ? Et elle entendit
victorienne soucieuse des bienséances, dévouée mais distante, un centre absent. 1 On sait que Vanessa, la sœur aînée de Virginia, était peintre, et que Virginia Woolf, dotée elle-même d’une extraordinaire sensibilité à la vision et aux couleurs, écrivit une vie de Roger Fry, peintre, critique et théoricien d’art, membre du groupe de Bloomsbury à partir de 1910. 2 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 180. Pour Virginia, ce pinceau était sa plume.
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une voix qui disait qu’elle ne savait pas peindre, qu’elle était incapable de créer1 ». Quand Lily peint, « son esprit ne s’arrêtait pas de lancer, du fond de ses abîmes, des visions, des noms, des phrases, ainsi que des souvenirs et des idées, à la façon d’une fontaine se dégorgeant sur cet espace blanc2 ». À travers ce processus créatif, Virginia Woolf évoque ici tout autant son propre travail d’écriture, où tout est basé sur le vécu subjectif de la conscience, dans sa complexité, son irrationalité, son obscurité, c’est-à-dire dans ces eaux sombres où notre esprit se meut, dans d’insondables profondeurs… Toujours elle a recherché à recréer le flux chaotique de la conscience, avant son articulation par le langage, comme le ferait l’écoulement d’une eau courante. Ainsi, dans Vers le phare, se mélangent en permanence les pensées des personnages : tout en lisant à son fils James le conte du Pêcheur et de sa Femme, Mrs Ramsay songe à part soi à la liaison naissante entre Paul et Minta, à l’avenir de ses enfants, à son mari, à sa vie, à la facture de la réparation de la serre qui se monterait à cinquante livres3… Au banquet qui clôt la première partie du livre, tout le monde pareillement parle en pensant à autre chose. L’art consommé de la métaphore, que possède Virginia Woolf, lui permet d’ailleurs d’associer dans ce flux de conscience les espaces et les choses les plus disparates, au fil de « cette coquine de Mémoire et (de) son bric-à-brac abracadabrant4 ». Ainsi décrit-elle Mr Ramsay qui s’éloigne de sa femme : « comme s’il avait obtenu la permission de (cette dernière) pour ce faire, et avec un mouvement qui, chose étrange, rappela à celle-ci le grand morse du Jardin zoologique lorsqu’il bat lourdement en retraite après avoir avalé ses poissons et barbote avec tant d’énergie que l’eau de 1
Virginia Woolf, Vers le phare, p. 190. Id., p. 191. 3 Virginia Woolf, Vers le phare, p. 74-80. 4 Virginia Woolf, Orlando, p. 94 (trad. Charles Mauron). 2
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son bassin bascule d’un côté à l’autre, il plongea dans l’air du soir1 ». L’écriture est le mode de représentation que choisit Virginia Woolf. Dès 1916, dans un essai sur « Jane Eyre et Les Hauts de Hurlevent », elle avait senti qu’une forme d’écriture enfin renouvelée pourrait être capable de redonner une unité à un monde fracturé et livré au désordre : « Ce n’était ni sa propre souffrance, ni ses propres blessures qui la poussaient à créer. Car en considérant l’effroyable désordre régnant dans l’univers, elle sentit la force en elle de l’ordonner en un livre2 ». La seule victoire envisageable sur le Temps et la mort n’était donc pas à chercher du côté des Écritures, mais bien dans l’Écriture3. Quelle tâche cependant écrasante ! Sans cesse, dans les romans de Virginia Woolf résonnent de manière répétitive et obsédante les carillons des horloges : dans Mrs Dalloway, c’est le clocher de Big Ben qui rythme la journée de l’héroïne ; dans Orlando, « c’est un grand choc, pour un système nerveux, que d’entendre sonner une horloge4 » ; dans La chambre de Jacob, « la grande horloge sur le palier tictaquait et Sandra entendait le temps s’accumuler, se demandant : "À quoi bon ? À quoi bon ?5" ». 1
Virginia Woolf, Vers le phare, p. 49. À propos d’Emily Brontë, « Jane Eyre et les Hauts de Hurlevent », Virginia Woolf, Romans, Essais, Quarto Gallimard, 2014, texte écrit en 1916, ici p. 1081, trad. Sylvie Durastanti. 3 Voir Françoise Pellan, Virginia Woolf, l’ancrage et le voyage, Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 12. Elle ajoute : « Si les sœurs Brontë en ont triomphé, c’est bien grâce à leurs œuvres littéraires qui leur permettent de continuer à parler aux générations successives de leurs lecteurs ». 4 Virginia Woolf, Orlando, trad. Charles Mauron, Stock, 1974, p. 327. L’horloge résonne « comme un coup de tonnerre » (p. 341) et introduit « la froide brise du présent » (p. 350), qui plonge dans « le gouffre du temps » (p. 343). 5 Virginia Woolf, La chambre de Jacob, trad. Agnès Desarthe, Stock/La Cosmopolite, p. 230. 2
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À quoi bon, en effet. Mrs Ramsay, fatiguée d’avoir tant donnée à la fin de la première partie, est accablée de lassitude : « C’était à elle qu’incombait l’effort de fusion, de mise en train, de création. Elle sentit à nouveau, sans hostilité – simple fait – la stérilité des hommes, car si elle n’agissait pas personne ne le ferait ; aussi se donna-telle la petite secousse que l’on donne à une montre arrêtée, et le pouls se remit à battre au rythme familier comme la montre se remet à marcher – une, deux, trois, une, deux, trois (c’est aussi comme le battement régulier de l’œil jaune du phare). Et ainsi de suite, et ainsi de suite, répéta-t-elle, tout en écoutant, protégeant, couvant ce pouls encore faible comme on le fait pour une flamme vacillante avec un journal1 ». À la toute fin de Vers le phare, Lily Briscoe, ayant enfin jeté le trait final sur son tableau, constate que « c’était fait ; c’était fini. "Oui, songea-t-elle, reposant son pinceau avec une lassitude extrême, j’ai eu ma vision2 ». Virginia Woolf a connu cet épuisement de la création : « lorsqu’(elle) n’écrit pas, elle se ronge, lorsqu’elle écrit elle s’épuise3. Mais il existe deux sortes d’épuisement. D’un côté, celui qui accompagne l’exaltation et lui fait regretter, un jour de janvier 1941 (peu avant son suicide le 28 mars de la même année) : "Ce dont j’ai besoin, c’est des enthousiasmes d’autrefois". De l’autre, l’épuisement qui suit la fin d’un livre, et fait résonner alors, comme un glas, la vanité de l’entreprise. Une fois le livre terminé, on ne comprend même plus pourquoi on a voulu l’écrire4 ».
1
Virginia Woolf, Vers le phare, p. 104. Virginia Woolf, Vers le phare, p. 244. Virginia Woolf parlait elle aussi de ses visions, dans son travail d’écriture. 3 Voir Orlando, p. 305 (trad. Charles Mauron) : « La vie ? La littérature ? Transformer l’une en l’autre ? Mais quelles difficultés monstrueuses ! » 4 Geneviève Brissac & Agnès Desarthe, p. 265. Sentiment sans doute commun à tous les créateurs… 2
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On ne peut stopper le cours du Temps. Il y a, dans La chambre de Jacob (1922), une très belle page sur son passage, que rien n’arrête, et sur l’inéluctabilité de la mort, au sein d’une nature indifférente : « L’horloge sonna le quart. Les ondes frêles du son se brisaient parmi les ajoncs raides et les brindilles d’aubépine tandis que l’horloge de l’église divisait le Temps en quartiers. Sans bouger, large et placide, la lande recevait cette annonce : « il est l’heure passée du quart », mais n’y répondait rien, à peine une ronce bruissait-elle. Pourtant, même par cette lumière chiche, on pouvait lire les légendes sur les pierres tombales, de brèves voix s’élevaient : « Je suis Bertha Ruck », « Je suis Tom Gage ». Elles disent quel jour de l’année elles sont mortes, et le Nouveau Testament a quelques mots pour elles, très fier, très emphatique, ou consolant. La lande accepte tout cela aussi. La lumière de la lune tombe comme une page pâle sur le mur de l’église, et illumine la famille agenouillée dans la niche et la plaque commémorative installée en 1780 en l’honneur du seigneur de la paroisse qui était bon pour les pauvres et croyait en Dieu – ainsi la voix mesurée déchiffre-t-elle de haut en bas le parchemin de marbre, comme s’il pouvait s’imposer sur le Temps et le grand air1 ».
1
Virginia Woolf, La chambre de Jacob, p. 190, trad. Agnès Desarthe.
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Table des matières Introduction ................................................................................7 Chapitre 1. Les « êtres éphémères » sauvés par l’art : Pindare et le Satyricon de Fellini ..............................................................21 Chapitre 2. Le Temps est notre ennemi : Cléopâtre de Mankiewicz ..............................................................................31 Chapitre 3. Transcender le Temps et faire ressurgir le passé : Tous les matins du monde, Alain Corneau et Pascal Quignard...................................................................................41 Chapitre 4. Sortir du Temps pour fuir dans le rêve : L’Aventure de Madame Muir de Mankiewicz ...........................................49 Chapitre 5. Réclusion hors du Temps et renaissance à travers la musique : Le pianiste de Polanski ...........................................55 Chapitre 6. Soubresauts temporels sur fond de permanences : Paisà de Roberto Rossellini ....................................................73 Chapitre 7. Le « vertige du Temps » : Vertigo (Sueurs froides) d’Alfred Hitchcock ..................................................................83 Chapitre 8. Le Temps retrouvé : Les Fraises sauvages d’Ingmar Bergman ...................................................................................91 Chapitre 9. Temps escamoté sous le règne de la machine devenue autonome, ou Temps cyclique ? 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick ....................................................99 Chapitre 10. Comment fixer le vivant insaisissable dans le Temps : La Promenade au phare de Virginia Woolf ...........107
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Mais l’histoire comme l’art témoignent d’une possible survie. Ce livre montre comment quelques artistes ont voulu traverser le temps, et retrouver dans la poussière des siècles les traces de battements de cœurs à jamais éteints. C’est ce que cherchait Federico Fellini dans son Satyricon : « des fragments épars, des lambeaux resurgissaient de ce qui pouvait bien être tenu aussi pour un songe, en grande partie remué et oublié… Je crois que j’ai été séduit par la possibilité de reconstruire ce rêve. » À travers l’étude de quelques œuvres cinématographiques, l’ouvrage aborde la perception variable du temps chez de grands créateurs : Fellini donc, mais aussi Mankiewicz (L’Aventure de madame Muir, Cléopâtre), Rossellini (Paisà), Hitchcock (Vertigo/ Sueurs froides), Bergman (Les Fraises sauvages), Kubrick (2001, l’Odyssée de l’espace), Alain Corneau (Tous les matins du monde), Polanski (Le pianiste). En conclusion, le livre évoque la figure de Virginia Woolf, à travers son roman Vers le phare, profonde et sensible méditation sur la beauté et la fragilité de la vie humaine, en même temps que sur la capacité éventuelle de l’art (ici romanesque et pictural) à en soustraire quelque part à la mort. Jean-Michel Ropars, né en 1958, est historien et agrégé. Spécialisé dans l’étude de la mythologie grecque, il s’intéresse aussi au cinéma : collaborateur à Positif ou à Jeune cinéma, il a participé à divers ouvrages collectifs sur Polanski, Pasolini ou le cinéma et l’opéra.
Illustration de couverture : scène de Roma de Fellini, collection personnelle J.-M. Méjean.
ISBN : 978-2-140-20541-5
15 €
9 782140 205415
Jean-Michel Ropars
Est-il vrai, comme l’a chanté Léo Ferré, qu’« avec le Temps, va, tout s’en va » ? Que reste-t-il après son passage ? Certes la vie est fragile, constamment menacée d’anéantissement : et à travers la poésie des ruines, c’est déjà un spectacle fascinant.
CINÉMA, LITTÉRATURE : LE TEMPS DANS DIX ŒUVRES
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Jean-Michel Ropars
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