Cartes sur table
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CARTES SUR TABLE Michel Poniatowski n'est pas un personnage banal. Secrétaire général des Républicains Indépendants, il était presque aussi redouté de ses alliés de la majorité que de ses adversaires de la gauche. Il n'avait pas son pareil pour faire de chacune de ses interventions une petite bombe «politique» et pour proclamer bien haut ce que la pl11part osent d peine ch11choter. Descendant d'une famille illustre et pittoresque - il compte les derniers rois de Pologne, d'Artagnan et Talleyrand parmi ses ancltres - il est entré en politique pour servir de second à son ami de toujours Valéry Giscard d'Estaing. Ensemble, ils constituent un tandem dont l'efficacité n'est plus à démontrer notamment depuis l'élec­ tion présidentielle. Tout au long de ce livre, qui, lors de sa parution, -a suscité plus que quelques remous, Michel Poniatowski s'exprime-avec sa fran­ chise et sa fougue habituelles. Son autobiographie, mouvementée d souhait, campe bien le personnage et fourmille de rencontres et d'anecdotes. La partie politique qui suit comporte d'abord une série de prises de position parfaitement nettes sur les principaux problèmes actuels·: les ambitions des Républicains Indépendants leurs critiques quand il Je faut, Jeurs propositions et leurs projet. s'y expriment sans fard. Qu'il s'agisse Id, non d'habileté mais de conviction, la dernière partie le démontre : on y trouve la philo­ sophie d'un homme politique aussi d l'aise devant la prospective qu'en matière de tactique. Ce qui n'est pas peu dire et qui prend maintenant une portée singulière.

Parachutiste au bataillon de choc pendant la dernière guerre, puis élève à l'E.N.A., Michel Poniatowski a eu une carrière de haut fonctionnaire -au ministère des Finances, au Maroc d'abord puis comme attaché financier à l'ambassade de France à Washington, il appartient ensuite aux cabinets de Robert Buron et de Pierre Pflimlin. Il dirige au ministère des Finances le cabinet de son ami Valéry Giscard d'Estaing de 1959 à 1966. En 1967, il se présente aux élections et est élu député Républicain Indépendant du Val­ d'Oisc. Il devient aussitôt Secrétaire général de éette formation, dont il est l'animateur souvent fracassant. Ministre de la Santé dans le gouvernement Messmer, c assistant> de Valéry Giscard d'Estaing pendant sa campagne, il est, depuis l'élection présiden­ tielle, ministre d'Etat ministre de lllntérieur, et, à cc titre, le numéro trois du régime.

ŒUVRES DU M!ME AUTEUR

L'AVENIR DES PAYS SOUS-DÉVELOPPÉS (:&litions SEFI, 1953). HISTOIRE DE LA RUSSIE D'.AMÉRIQUE ET DE L'ALASKA {&litions Horizon de France, 1959).. ÎALLEYRAND AUX tTATS-Ums (Les Presses de la Cité, 1967). LES CHoix DE L'EsPoIR- (Grasset, 1970). LES JAGELLONS (C.Ollection _«

Les Dynasties

Slaves », Hclsw, 1973).

MICHEL

PONIATOWSKI

Cartes - sur table ENTRETIEN AVEC ALAIN DUHAMEL 1972

FAYARD

© Librairie Arthème Fayard, 1972.

Première partie_·

Une famille politiq_ue

ALAIN DUHAMEL. - Vous portez un nom connu, connu parce que vous l'avez fait connaître en politique, mais connu aussi, et chronologique­ ment d'abord, parce qu'il a une place dans l'his­ toire. Commençons donc par votre famille. MICHEL PONIATOWSKI.-· Vous savez, il y a deux genres .de snobisme : l'un consiste à se draper avec vanité dans un passé dont la gloire ne vous revient pas, ·et l'autre à traiter ce ·passé avec indifférence ou commisération. Les deux son1 également naïfs. En fait, les généalogies, même si elles correspondent à la réalité, ce qui est toujours incertain, m'ont gé:p.éralement paru démontrer les limites des lois du sang. Ma famille a cependant une étrange histoire qu'il n'est pas besoin de romancer pour lui donner du relief. Les généalogistes vous explique­ ront· ·qu'elle a pour origine tin fils du duc de Saxe, Ludolphe de Saxe, surnommé « il Toro »· à cause de sa force, et qui épousa en 1040 la fille du duc de Ravenne. Leur fils, Frédéric « il To­ rello » (le petit taureau), épousa une petite­ nièce de Charlemagne et adopta le patronyme �e Torelli. Pendant 250 ans, les Torelli seront sei9

gneurs souver ains de Ferrare jusqu 1à ce qu1ils en soient dépossédés par la Maison d'E ste, en 1310. Hommes de guerre et de bataille, ils Jient . alors parti avec les Gonzague, ducs de Mantoue. Ils tra­ ver sent le Moyen Age en guerr oya nt de père en fils, d'un bout à l'autre de la péninsule italienne. Ils comm andent selon les hasards du temps et de la politique les a rmées de Mil an, de Parme ou de Na ples, et se mettent même un. temps au er service du roi de France, François 1 . Ils seront faits comtes Salinguer ra, de leur devise latine « Saliens in guerra », ce qui signifie pr ééminent à la guerre. Curieusement ils épousent_ des femmes qui participent la rgement au grand mou­ vement culturel et artistique de la Renaissance, qu'il s'agisse de Domitella, célébrée par !'Ario ste, ou de Béatrice, fille de François Pic de la Miran­ dole. Mais si les épouses r éunissent des petites cours savantes, les hommes n'ont d'a utre ocèu­ pation que la guerre. Au début du xv1:r siècle, leurs descendant s entrent en conflit avec Ranuccio Farnèse, duc de Parme, qui par surprise s'empare des chefs de la famille Salinguerr a Torel li et les fait tor turer, juger et décapiter. Du massacre ne survécurent que deux jeunes gens, réfugiés à l'époque auprè s du duc de Savoie, leur parrain. Celui-ci assure leur éducation. Puis,· par crainte d'éventuelles représ ailles et aussi sa ns doute pour leur cr éer une situation, il envoie le cadet Philiber t Torelli en France, où il s'éta blit. Son dernier descendant, jeune aide de camp de Napoléon, mourut durant la retr�ite de Russie. 10

L'aîné, Joseph Salinguerra Torelli, voyage en Autriche, en Bohême, en Pologne. Là, il s'arrête quelque temps chez une famille amie et alliée. Il y rencontre la fille de voisins de campagne, Sophie, fille unique et seule héritière d'Albert Poniatowski et d'Anne )'...eczynska. Il avait 18 ans, elle 17. Le mariage eut lieu le 29 novembre 1629. C'est le seul de sa race qui a_it mené une existence tranquille et. _pacifique de gentilhomme campa­ gnard. Ainsi que le montrent les registres de l'église Saint-Stéphane de Cracovie, il se polonise et polonise une partie de son nom. En effet, s'il porte ses titres italiens, en revanche le « Torelli » est transformé en son équivalent polonais de • « Ciolek ·;>, Son fils Jean sera baptisé le 12 sep­ tembre 1630 et les mêmes registres mentionnent qu'il est le fils du comte Joseph Salinguerra C�kk. Ce Jean reprend les traditions militaires de s: famille. Au service du roi Jean-Casimir de Polo­ gne, il se bat contre les Tartares et 1es Cosaques, participe à• toutes les guerres contre Charles­ -Gustave de Suède et meurt de• ses nombreuses . blessures en 1668. Il relève aussi le nom de Poniatowski de sa mère et, lors du baptême de son fils François, le 3 octobre 1651, les registres de l'église Saint-Stéphane le mentionnent comme le comte Jean Ciolek Poniatowski. La « naturalisation » faite en deux générations aura -été rapide. Plus la famille accédera à de hautes charges en Pologne, plus elle essaiera de faire oublièr et parfois de dissimuler cette ori­ gir�e étrangère qu'elle croit de nature à compro-

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mettre ses ambitions : l'arrière-petit-fils de Jean sera le dernier roi de Pologne. François, fils de Jean, ne faillit pas à.la tradition, il se bat contre les Turcs, participe en particulier à la campagne de 1683 et combat auprès du roi Jean Sobieski devant Vienne. Son fils, Stanislas (1675-1762), apprend dès 16 ans le µiétier des armes en Autri­ che. Mais celle-ci étant en paix, il entre à 18 ans au service du plus grand homme de guerre de l'époque, Charles XII de Suède, qui se l'attache comme aide de camp et en fera plus tard son grand-maître de !'Artillerie. Stanislas est au côté de Charles XII durant toutes ses campagne�: Compagnon des bons et des mauvais jours. Déux fois, à Poltawa et à Rügen, il sauve la vie du roi. « C'était un homme, écrit Voltaire dans son His-, taire de Charles XII, qui dans toutes les occur­ rences de sa vie et dans les dangers où les autres n'ont tout au plus que de la valeur, prit toujours· son parti sur-le-champ et bien, et avec bonheur. » Après Poltawa, il suit Charles XII à Constanti­ nople et à Bender. Revenu en Pologne à la mort • du roi de Suède, il épousera Constance Czarto­ ryska, et, avec les deux frères de celle-ci, consti­ tuera un triumvirat qui en réalité administrera le pays sous le. règne du gros Auguste Ill de Saxe, alors roi élu de Pologne. Sa vie extrêmement agi­ tée l'avait conduit à parcourir l'Europe tout entière et à être mêlé à certainès des grandes négociations politiques et diplomatiques de son époque. Fréquemment il séjourne à Paris • pour ces négociations. Il a ses entrées à la Cour de Versailles et se lie avec nombre de familles fran12

çaises. Il envoie ses fils les uns après les autres apprendre le métier des armes en France et fré- . quenter la Çour. Il en a six. Le cadet, André Poniatowski, épousera la princesse Kinsky, d'une vieille famille de Bohême, et aura un fils, Joseph Poniatowski, le maréchal de France qui se fera tuer en 1813 à Leipzig en couvrant la retraite de l'armée française. Au départ ses relations avec - Napoléon sont froiqes. Joseph Poniatowski avait exercé vingt ans plus tôt en Pologne les plus hauts commande­ ments militaires et il était fort. indépendant d'esprit. « Il est inconstant et -léger comme un Polonais », dira de : lui Napoléon en 1809 au moment où Joseph conduisait à sa manière une _campagne contre l'Autriche. Mais, après les succès remportés au cours de ces opérations, il revise son jugement .: « ... C'est un des rares • officiers capables de commander en chef ... », et plus tard « ... c'est une bonne tête politique, un homme habile... » ; enfin, devant sa fidélité et sa loyauté, l'estime et la con�ance de Napoléon ne cesseront de croître. A Sainte-Hélène, achevant · l'éloge qu'il a fait de lui, il dira : « Le vrai roi de· Pologne c'était Poniatowski. >> Il - y aura aussi Michel, cardinal et primat ·de Pologne ; François qui mourra jeune,.- .. abbé à Cracovie; Stanislas-Auguste Poniatowski, le der­ nier roi • de · Pologne ; et enfin les deux aînés, Alexandre et Casimir. Nous descendons de ce dernier. En 1740, Stanislas envoie Alexandre et Casimir servir en France. Les deux jeunes gens, âgés de 16 et 18 ans, rejoignent le régiment de 13

dragons de Pontoise·, . dont le • colonel est le duc de Chevreuse, un lointain parent. L'année sui­ vante, en 1741, le régiment de Pontoise, qui a la réputation d'être l'un des meilleurs de toute la cavalerie française, fait partie _du corps d'armée que commande le maréchal duc de Broglie et part se battre en Bavière. En 1742, il participe au siège de Prague et à la campagne de Bohême. Casimir est blessé puis fait prisonnier. 'Alexandre, resté seul au régiment de dragons, se fait tuer au siège d'Ypres en 1744 : « ... par son intelligence et son courage il s'est conduit fort au-dessus de son âge... il a vu venir la inort avec la même fer­ meté qu'il était allé la chercher... », écrivit , le maréchal de Broglie. Casimir eut_ un fils, Sta­ nislas, auquel son oncle, le roi Stanislas-Auguste Poniatowski, souhaitait transmettre la couronne. . Après le dernier partage de la Pologne, Stanis­ las refuse de se soumettre aux exigences russes, autn�hiennes et prussiennes, et d'assister au dépe­ çage de son pays. Il s'exile en Italie;· d'abord près de Rome, à Castel Gandolfo, dorit ·il avait acheté le château qu'il devait revendre une tren­ taine d'années plus tard au pape, .puis à Florence. Son fils aîné, Jo�eph, était un garçon très dyna­ mique avec des talents divers, aimant beaucoup la musique. Alexandre Dumas, dans son récit de voyage en Italie, raconte qu'à Florence il a assisté à un grand concert donné par Joseph Ponia­ towski, son frère Charles et sa sœur Elise. Mais Joseph Poniatowski prend également intérêt aux choses de la politique. Ami de Louis-Napoléon, le futur Napoléon III� il fera avec lui la campagne 14

de Romagne, participant à cette révolte républi­ caine contre le pouvoir du pape. Après la fin de la révolte, il s'enfuira avec Louis-Napoléon déguisé en paysan. Son nom, qui le rattachait à l'histoire de l'Empire, et son attitude républi­ caine le feront désigner comme chef du gouver­ nement provisoire de la République de Toscane lorsque éclatera la révolution de , 1848. Mais devant l'impossibilité de maintenir cette répu­ blique, U assurera dans le calme les transitions nécessaires pour le retour du grand-duc. Celui-ci le désigne comme son ambassadeur à Londres puis à Paris. C'est là qu'il retrouve Nàpoléon III avec lequel il était demeuré en constante rela­ tion et dont il restera un proche ami pendant tout son règne. En 1855, Napoléon III le natu­ ralise français ·et le nomme sénateur de l'Empire. C'est depuis cette époque que nous avons la natio­ nalité française.

Galerie des ancêtres

. A. D. -· Et votre famille s'intègre facilement? M. P. - La Pologne, alors- partagée, morcelée, occupée, suscitait beaucoup de sympathie en France. Il y a toujours eu des liens étroits entre les deux pays qui tiennent -non seulement à la_ politique et à l'histoire, mais aussi aux simili­ tudes de caractère des deux peuples et à une sympathie innée. Les immigrations successives depuis 1795 font qu'il y a aujourd'hui en France 15

environ un million de descendants de Polonais qui se sont parfaitement assimilés. Sans doute est-ce même l'apport extérieur le plus riche ·par la qualité des hommes, leur· solidité et leur loyauté. Quant à ma famille, nos attaches napoléo­ niennes étaient connues et nos attaches avec la France aussi. Depuis bien des générations, les membres de notre- famille étaient venus s'ins­ truire, s'éduquer en France et aussi, à l'occasion, se faire tuer à son service. Un de leurs membres avait été maréchal de France. Ils avaient été mêlés au monde politique français. Ils parlaient tous français, ils écrivaient leurs mémoires en français. Depuis la fin du XVIIe siècle, c'était en réalité une famille plus européenne que polo­ naise et de culture largement franco-italienne. Toutes les correspondances familiales . du XVIII" siècle que nous avons conservées étaient, par exemple, écrites en français. A. D. - Donc le prince Joseph Poniatowski était un politique, sénateur et diplomate. Napo­ léon III l'a même chargé de certaines missions, notamment au Japon en 1862 ou 1863. M. P. - Oui mais, chose curieuse, il était sur­ tout connu comme musicien. Il a composé d'assez nombreux opéras, dont un a encore été joué cette !1flilée aux Etats-Unis. Son fils, • Stanislas, mon arrière-grand-père, était écuyer de Napoléon III et a épousé Mlle Le Hon, fille de la première ambas­ sadrice de Belgique en France (en réalité aussi la fille du duc de Momy, le demi-frère de Napo­ léon III). Nous · avons ainsi · une partie des archives Momy, celles du coup d'Etat de 1851 16

par exemple. Morny était lui-même le petit-fils de t Talleyrand. J'ai encore connu mon arrière-grand, mère née Le Hon. A. D. - Talleyrand _ est donc un de vos ancêtres ? M. P. - Oui. A. D.- Qu'est devenu votre arrière-grand-père Stanislas, celui qui était écuyer de Napoléon III ? M. P. - Eh bien ! vous savez, c'était un officier de l'armée française et, après la défaite de 1870, il a donné sa démission, il s'est retiré des affaires . publiques et il a vécu en homme du · monde, comme beaucoup de ses amis à cette époque. Pendant quelque temps, il . a habité l'Angleterre auprès de �son père le sénateur Joseph et de Napoléon III, jusqu'à la mort de ce dernier. A. D. - A cette époque, votre famille passait pour bonapartiste ? M. P. - · Depuis le Premier Empire, nous avons toujours été fort attachés à la Maison Bonaparte et notre génération est encore liée avec. le prince Napoléon, comme mon grand-père l'était avec le prince Victor; à chaque génération, nous retrouvons des relations très amicales. A. D. - Ce sont des liens d'amitié, plus que de conviction politique ? M. P. - Evidemment, et d'ailleurs le prince Napoléon ne fait actuellement aucune politique. ✓-

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Vues sur la monarchie A. D. -. Vous pensez pourtant que la monar­ chie est un système concevable de gouvernement? M. P. - Je considère que le système monar­ chique ne correspond ni au caractère, ni à la manière de penser, 'ni aux réactions des Français, ce qui ne veut pas dire que je sois hostile dans son- principe à l'idée monarchique. Les pays qui ont encore une monarchie, car on ne fabrique pas une monarchie, c'est une chose qui vient de soi, qui vient de loin, qui coule de source, eh bien ! ces pays-là ont à mon avis deux atouts. Le premier, c'est que dans une monarchie constitutionnelle de type anglais, aucun homme politique n'a jamais la première, place. Et • cela modifie fondamentalement l'attitude du milieu politique. C'est très important parce que . cela ramène de manière concrète l'attitude de tout homme politique à la notion de service de l'Etat, ùe la nation, du roi. La volonté de puissance a ses limites. Cela refrène les ambitions person­ nelles, même l'homme d'Etat sait qu'il n'accédera jamais au ·premier rang. Le second, c'est que dans le monde moderne, où les cadres sociaux, économiques évoluent très . rapidement, les gens ont besoin de se rattacher à quelque chose de visiblement stable. Une famille, une dynastie sont quelque chose de visi­ blement stable, avec lequel l'on a des liens psy­ chologiques et sentimentaux à · travers son exis: tence. Dans les grandes secousses, le passé est nécessaire pour affronter les chocs de l'avenir. Je 18

n'ai donc pas d'hostilité de principe à l'égard du système monarchique, mais je crois qu'il est parfaitement contraire au_ caractère contempo­ rain français: Ce qui ne veut pas dire, qu'il n'y ait pas un fond monarchique chez une partie des Français, on l'a vu avec le général de Gaulle. Mais le plus ridicule est de prendre eri compte le système héréditaire dans un régime républicain, c'est la tentative de quelques-uns aujourd'hui, autour de Philippe de Gaulle qui les désavoue d'ailleurs. A. D. - La monarchie a donc, selon vous, cer­ tains avantages? M. P. - Des avantages pratiques .pour èer­ tains pays modernes qui ont conservé une dynastie. De · toute évidence ils ne valent plus pour nous en .-France. Ailleurs, c'est différent. Prenez le cas de l'Angleterre : Churchill aurait été insup­ portable dans une République. Il aurait voulu à tout prix- le premier rang, il n'a jamais eu que le second et cela le ramenait à l'humilité du ser­ vice de l'Etat. Autre exemple, le général de Gaulle n'aurait peut-être pas eu la prétention d'incarner seul et totalement le pays, personnalisant à outrance son action. De ces avantages de • la monarchie il était lui-même convaincu, semble­ t-il, puisqu'il a pensé un moment donner un rôle prééminent au comte de Paris. A. D. -- Votre grand-père, André Poniatowski, était un personnage qui a laisse des Mémoires que vous m'avez fait lire, fort divertissants et fort intéressants. Il émet bel et bien des opinions sur la politique. 19

M. P. - Parmi ces opinions, il en est que je ne partage pas, je vous le dis tout de suite. Mais c'était un esprit remarquablement ouvert et il a exercé sur moi une grande influence. C'était à la fois un homme d'un autre temps et un homme qui avait sans cesse l'avenir en tête. Sa vie reflète le passage rapide d'une époque à une autre, · ce • que l'on appelle aujourd'hui l' « accélération de l'histoire ». Il est né en 1864. Napoléon III était son parrain. Les premières pages de son livre évoquent les dernières heures de l'Empire et l'exil à Londres auprès de Nap� léon III. Il est mort en 1955. Entre-temps, l'automobile, l'avion, l'atome, l'électricité, le · télégraphe, lc,t radio, le cinéma avaient apporté autant de bouleversements que • deux guerres. Il n'était pas surpris par la vie . moderne mais passionné et il en imaginait sans cesse les prolongements futurs. A. D. - Il a un peu éhoqué, je crois? M. P. - Il a parfois choqué. Mais les esprits originaux choquent nécessairement leur milieu qui évolue moins vite qu'eux. C'était son cas. Jeune, il a d'abord participé à une aventure poli­ tique, celle du général Boulanger. C'est même après cela qu'il a quitté définitivement l'armée,· . 1 car lui aussi avait suivi initialemt:i1t une carrière militaire. A. D. - Il a très bien connu Weygand à l'époque? M. �- - C'était un de ses meilleurs et plus vieux amis et il avait beaucoup d'admiration pour lui. 20

Il m'a raconté que, du temps de sa jeunesse, Weygand qui avait fait Saint-Cyr à titre étranger avait un statut un peu à part et que ses protec­ tions politiques étaient évidentes. Il était invité régulièrement à déjeuner à l'ambassade de Bel­ gique ; parfois mon grand-père et lui s'y ren­ daient de concert pour apporter quelque gaieté à un repas cérémonieux. Jamais ils n'évoquèrent sa naissance. et if semble que jamais Weygand lui-même ne connût l'exacte vérité. Mais ce qui est certain · c'est que le lien belge était fonda­ mental et touchait soit à l'impératrice Charlotte, soit à l'empereur Maximilien. Beaucoup plus tard le problème de son origine devait avoir . d'importantes conséquences. En 1941, et de nouveau au printemps 1942, le général Weygand fut contacté par les autorités améri­ caines en prévision .du débarquement en Afrique du Nord, pour prendre .la .tête de l'armée fran­ çaise. Sa réponse fut nette et négative. Il répéta à mon grand-père ce qu'il avait -déjà dit à mon oncle André Poniatowski : ·« Le général de Gaulle fera bien l'affaire, ma présence ajouterait à la confusion ; enfin, parce que je suis né étranger, je ne veux pas · et j e ne peux pas appeler: les Français à la dissidence et à l'illégalité... �.»

Un élitiste de l'autre siècle . A. D. - Quand on lit les Mémoires de votre grand-père, on pense, toutes choses égales, aux Mémoires de la marquise de Créquy. Ce sont des

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gens qui, par leur éducation et leur naissance, ont des réactions très traditionalistes et en même temps, par leur intelligence personnelle, des côtés très modernes. M. P. - C'est vrai. C'était à la fois un homme de tradition par son milieu, et très moderne par ses activités, ses attitudes. Il connaissait le prince de Galles, le Kronprinz, qu'il n'aimait pas, le dernier roi d'Espagne, la famille impériale russe et notamment Alexandre III. A ce titre, il était de son milieu. En même temps, il était très ouvert, évolutif, passionné par toutes les choses neuves. C'est lui qui a créé la Sierra Railway Cy. Il a également édifié la première centrale élec­ trique de San Francisco et aussi le premier champ de courses de cette ville, car c'était un homme de cheval. Il eut une mine d'or en Afrique du Sud et des élevages de coqs de combat au Mexique. Il a été un des animateurs de His­ pano-Suiza, de la Commercial Cable, de la Banque Franco-Polonaise, etc. En même temps il entre­ tenait des relations étroites et personnelles avec des poètes, des écrivams, des musiciens, des peintres. Nous avons de lui une correspondance importante avec Debussy, Paul Bourget, Forain, Sacha Guitry et aussi avec Stéphane Mallarmé. Mais il était également lié avec Edison, Marconi, Elisha Gray, un des pionniers de l'électricité, ou Tesla auquel on doit le courant alternatif. A. D. - Il n'aimait pas beaucoup les hommes politiques? M. ·P. - IL ne les tenait pas en une particu­ lière estime. Il répétait volontiers que sous la 22

nr République, le parlement . était 1� plus sûre manière de faire d'un homme doué un homme médiocre, et son jugement, à la fin de son exis­ tence et en ce qui· concerne la IVe République, était plus sévère encore. A ses yeux peu d'hom­ mes étaient • capables de vouloir une grande poli­ tique. Il avait l'impression que c'étaient d'autres intérêts, des intérêts privés ou des intérêts -étrangers qui orientaient la politique française. Il affir­ mait souvent que les Anglais, par exemple, pesaient sur notre poli{ique parce que nous n'étions pas capables d'en avoir une. · Il rendait non pas le Parlement, mais le fonctionnement du Parlement responsable de cette espèce de médio. • crité, de cet avilissement de la vie politique. • A. D. - Dans ses Mémoires on trouve deux ou trois réflexions qui prouvent sa réticence à l'égard du suffrage universel. Moins par --méfiance à l'égard du peuple en général, que par le _ _senti� • ment que quels qu� soient les milieux sociaux, il y a un petit nombre de gens qui comptent � tous les étages de la société. Il semble au moins aussi « élitiste » qu'aristocrate. M. P. - Mettons à part les mécanismes politi­ ques. 1, est évident que le monde évolue grâce à ses élites,· ·que ce soit dans le domaine scienti­ fique, celui de la recherche, de la création, de l'art, etc. Toùte évolution est faite par un petit •. nombre de gens particulièrement doués. Ce serait nier la réalité que de refuser d'admettre· que le monde avance surtout par ses élites et Caraman-Chimay. Cette famille est issue de la vieille maison souve­ raine des comtes d'Alsace, princes de Chimay, qui s'est éteinte dans les hommes, à la fin du xv1n• siècle. La . dernière comtesse d'Alsace à épousé le comte de Caraman. D'eux est issue la famille Caraman-Chimay. Mon arrière-grand-père Chimay était ministre des Affaires étrangères de Belgique. Vous · le voyez, des deux côtés : des familles d'hommes politiques et de militaires. Par ma mère je fais d'ailleurs des rencontres très diverses parmi mes ascendants, d'Artagnan par exemple ; le maréchal Lannes; fils d'un bourre­ lier de Lectoure, dont Napoléon disait : « Je l'ai pris pygmée et je l'ai laissé géant » ; Louvois, Riquet qui fut le constructeur du canal du Midi, · Mme Tallien, surnommée « Notre-Dame de Ther­ midor » poür le rôle déterminant qu'elle a joué dans ces journées qui mirent un terme aux excès de la Révolution. A. D. - Est-ce difficile de porter un nom· comme le vôtre? • M. P. - Un vieux nom c'est l'œuvre de beau­ coup de générations, c'est comme une ancienne et belle maison bâtie pierre à pierre. Le hasard vous en fait cadeau. Il faut y faire honneur, par poli­ tesse pour ceux qui vous ont précédé et par égard pour c�nx qui suivent.

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Enfance, jeunesse

A. D. - Nous avons parlé de vo_tre famille, parlons maintenant de vous. Pour commencer, expliquez-nous ce qui était votre milieu. Quels sont vos premiers souvenirs de jeunesse ? M. P.. - Comme tous les souvenirs d'enfant, ils . sont hors du temps, hors de la mesure, et leur relief ne tient pas à l'importance des faits, mais à -l'impression laissée. ·Nous sommes entre -1925 et 1928, j'ai entre 4 et 8 ans. Nous vivons à Paris et ici, au Rouret, -non loin de Grasse. Notre maison est sur un piton, entourée par des bois de chênes et dominant les gorges du Loup. Face à nous, Le Bar, vieux village féodal enserré dans • ses murs avec ses hautes maisons, ses ruelles étroites et fraîches, et, là-haqt, le Gourdon, à huit cents mètres .d'altitude, refuge d'aigle contre ies invasions sarrasines. Dans la vallée, le Loup, filet d'eau en été, -torrent aux crues grondantes • en hiver, irrigue les prés verts du château de Valette où naquit le futur amiral de Grasse. Au loin, à plus de quinze kilomètres et à mille huit cents mètres d'altitude, la chaîne désolée du Cheiron barre l'horizon de ses arêtes de rocs gris qui s'enneigent à la fin de l'automne. Mais les masses montagneuses s'équilibrent, les falaises abruptes s'achèvent en· pente douce, les sentie_rs et les chemins se déroulent au flanc des monts, selon des pentes naturelles, puis se rejoignent et s'entrecroisent, obéissant au moindre effort d�s hommes ou des troupeaux selon un ordre naturel qui me fascine. 31

J'ai souvent pensé, depuis, qu'il y avait . beau­ coup de rapports entre un paysage harmonieux dont les éléments . paraissent s'adapter comme d'eux-mêmes et les évolutions -humaines. Là aussi les choses coulent selon certaines pentes, se cons­ truisent autour de quelques données. Bien sûr, il y a le hasard, l'imprévu, le génie, l'accident révo­ lutionnaire, la découverte scientifique qui boule­ versent. Mais, normalement, les événements se bâtissent avec le temps, selon un certain · équi­ libre et un certain ordre qui correspondent à la construction d'un paysage. . La maison, elle, est pleine de mystères. C'est une vieille tour carrée, dress�e face à la Savoie et défendant l'entrée de la vallée du Loup. Le soir, les lampes à huile et à pétrole jettent sur les murs des clartés incertaines et vacillantes, car il • n'y a pas d'électricité ; il n'y a pas de téléphone · non plus, ni de radio. Mais il y a le silence, un merveilleux · silence, aujourd'hui à jamais perdu, même là. La radio apparaît en 1929. Elle est énorme, démesurée, grésillante : prendre un poste à plus de cent . kilomètres est un travail de patience. Dans le saic,n, il y a une cheminée qui date de la Renaissance avec des angelots dont les têtes ont été criblées de plombs à la Révolution. Il y a aussi :les fresques et un escalier de stuc qui retrace un� fable d'Esope avec des grives et un renard. Le renard me fascine, car il est sur le point de manger les grives qui picotent des raisins, et je me demande si elles auront le temps de ·s'envoler, ou si leur gourmandise les perdra. Tout autour· de la maison, des bois de chênes, qui 32

parfois brûlent, escaladent des coteaux abrupts. Pour gagner la grande route, un chemin de terre saute pendant trois ou quatre kilomètres d'une planche à l'autre. Quand il pleut, c'est boueux. Parfois, malgré ses chaînes, la voiture s'enlise, alors il faut sortir la carriole tirée par, Bijou pour aller aux provisions. J'attends ainsi plein d'espoir les jours de pluie. La montagne nous est livrée à ma sœur .et à moi. C'est une petite jungle. Elle es( pleine de secrets. Il y a des grottes, d'étroites cavernes, des clairières où les vipères s'enroulent au pied des lavandes, d'autres où des couleuvres glissent entre les rocs, des trous où se réfugient les renards qui glapissent le soir venu. Il y a des termitières de fourmis rouges ou noires que l'on jette au combat à pleines mains, les unes contre les autres. Il y a des sources cachées. Il y a les bauges de s.angliers et les grives que · l'on prend au piège sur les arbres avec de la glue. Nous avons des voisins, Marie et Apollinàire Euzière. Ils ont une petite ferme environnée de cyprès avec sept ou huit hectares de vigne, d'ar­ bres fruitiers et de jasmin. Comm,e tous ceux de la montagne il y a quarante ans, ils parlent le vieux -patois provençal. Avec Apollinaire, j'ap­ prends à la fois le patois et la culture de la vigne et du jasmin. J'apprc:mds aussi à jouer avec ·un tracteur rudimentaire que son génie inventif a mis au point, mais que j'ai toujours soupçonné de singulièrement compliquer ses tra­ vaux. Il me prend en revenant de sa « cam­ pagne » du Bar et je monte à califourchon 33

devant lui sur un grand mulet dont les oreilles se couchent à la moindre incitation de presser le pas. Apollinaire jouit à mes yeux d'un grand prestige. Outre qu'il répare toutes les pannes du tracteur, ce qui relève du miracle, il m'emmène braconner le lapin et la grive . chez mon père. ... C'est lui qui m'a vraiment appris à aimer la chasse, à aimer cette attente et cet espoir du · gibier qui, chez les hommes; vient du fond des âges. Apollinaire sait aussi jouer de la trom­ pette, de la batterie et du tambour. Il est un orchestre à lui tout seul et fait danser le village le dimanche. Nous cueillons ensemble le jasmin avant que le soleil ne se lève pour que les pétales ne soient pas fanés, et c'est moi qui asperge d'eau · le grand panier de fleurs que l'on emporte à l'usine. J'y mets tout mon cœur et de fortes • giclées pour que la fleur pèse plus lourdement et que le panier fasse bon poids à la bascule. Le tout s'en va sur la tête de Marie qui se tient très droite, surtout lorsque le chemin se ravine et se précipite. Vers onze heures passe le facteur. Chaque jour, il fait à pied près de- trente kilo- . mètres par les sentiers de chèvres. Il monte • même au Gourdon par la sente des Anges et sou­ vent je suis de loin son long cheminement. Sa tournée commence à quatre heures du matin et se termine à midi lorsque le soleil est tout à fait d'aplomb. Il fait chaud et, selon l'habitude, à chaque étape un verre de vin vient s'échanger contre la lettre remise. Nous qui sommes presque au terme de sa route nous avons toujours un facteur très gai. 34

· Le 23 juin, c'est la fête de la Saint-Jean. Sur l'aire, près de la maison, nous amassons du bois coupé et des paquets de genêt pour que le feu éclate mieux dans la nuit. Il y a aussi des pieds de romarin, de lavande et de thym ·à jeter sur les braises pour parfumer ce feu de fête.. Lorsque la nuit est bien tombée, les foyers s'allumeµt les uns après les autres, se répondant d'un versant à l'autre des montagnes. Au plus loin, au sommet du Cheiron, s'allume enfin le feu de la Croix-de­ J érusalem. Alors commencent les rondes, les danses et les sauts au travers des flammes. Apol­ linaire saute le plus haut. Aujourd'hui, un strict règlement interdit ces feux. Pourtant je ne me souviens pas d'un seul incendie naissant de ces bûchers de joie. Ceux qui y participaient connais­ saient trop bien les précautions à prendre. Entre la Saint-Jean et la procession de la Saint-Pierre, qui • transforme tous les .abords de la maison en un campement joyeux d'une sainteté quelque peu païenne, se fait la moisson du blé. Les bottes sont coupées et étalées sur l'aire. Un cheval ou • deux, un âne, parfois une vache tournent indé­ finiment en rond, écrasant les épis sous leurs pas. De temps à autre, la paille est ratissée, les balayés et passés dans· un tarare à main. - grains Un soufflet sépare grains, terre et débris de paille. Il faut des heures pour remplir quelques sacs. Quand j'observe aujourd'hui la vie des hommes transformée en quelques décennies et même le paysage modifié, je prends une bonne mesure de l'étonnant mouvement de notre temps. A. D. - Quel était votre climat familial? 35

M. P. - J'ai eu une enfance heureuse et entou­ rée. Mon père était bon et ferme. J'avais beau­ coup de respect pour lui et, s'il me traitait par­ fois manu militari, c'était toujours avec un esprit de justice dont · je lui étais reconnaissant. Ma • mère était toute tendresse. C'est une femme très culti'{ée qui m'a appris à bien lire et aussi à réfléchir; Je n'ai pas eu de difficultés familiales. J'ai trois sœurs et suis fils unique. J'ai fait des études compliquées avec des changements assez fréquents d'écoles, parfois pour des ·questions de discipline ou plutôt d'indiscipline, mais surtout entrecoupées par des maladies. · A. D. - Dans quelles écoles avez-vous été? M. P. - Chez les jésuites de la rue Franklin, le cours Hattmer, l'école des Roches� l'école Saint-Louis et divers autres établissements de ce genre. J'étais un peu chef de bande. Mais ce n'est pas tellement cela qui a compté. J'ai eu plusieurs longues maladies. Une sorte de méningite à la suite_ d'une épidémie. A Saint-Louis-de-Gonzague un de mes camarades en est mort. Cela a néces­ sité des soins très longs. C'est une sale maladie. Vous ne voyez plus les couleurs, vous ne �entez plus rien, vous avez les membres engourdis, à moitié paralysés. Il faut remettre tout cela en marche. J'avais douze ans, cela m'a marqué et la rééducation a été longue et difficile. Après cela j'ai eu une primo-infection tuberculeuse à 16 ou 17 ans et je suis rcesté couché pendant près d'un an. J'ai lu beaucoup à ce moment, -surtout de l'histoire. Mon intérêt pour la politique est 36

apparu lorsque j'ai commencé à -réfléchir sur l'histoire. A. D. - Si vous citiez quelques titres. M. P. - Eh bien tous les grands Mémoires classiques. Depuis la marquise de Créquy jusqu'au général Marbot, en passant par Chateaubriand et Saint-Simon. Tous les Mémoires des généraux de l'Empire, les Mémoires de Talleyrand, ceux de Caulaincourt, naturellement. . Pas . . mal de Mémoires du XIXe siècle, dont beaucoup d'entre eux peu connus. Ceux du XVIIIe, souvent très amu­ sants. Beaucoup de biographies très variées. J'ai dévoré tout ce qui me tombait sous la main dans ce domaine, depuis Karl Marx jusqu'au maréchal de Saxe et sans aucune discrimination. Tout cela a fait que j'ai passé mon baccalauréat . assez tard, la deûxième· partie à 20 ans en 1942. . . A. D. - Vos . parents habitaient-ils Paris et menaient-ils une vie mondaine? M. P. - ·Non, ils sortaient- peu, ils étaient sportifs, ils voyagaient. Parfois · je les accompa­ gnais. En Italie, en Suisse, en . Angleterre, en Allemagne, en Autriche surtout pour faire du ski.

Un univers de cousins · , A. D. - Des camarades de cette époque, avez-vous gardé un souvenir? M. P. - J'étais trop souvent souffrant pour avoir beaucoup de· camarades. J'ai surtout gardé des souvenirs de parents, d'amis. Nous 37

avions une vie de famille au sens large du terme, c'est-à-dire qu'elle s'étendait aux cousins, aux neveux, etc., mais l'univers scolaire· était pour moi limité. Deux ou trois bons professeurs d'histoire · ou de lettres. Comme ami je pense encore sou­ vent à Rémi Flandin, le fils de Pierre-Etienne Flandin que j'ai connu aux Roches. C'était un garçon . remarquable et qui a _fait une guerre magnifique. Je l'ai retrouvé en Algérie et ensuite • à l'Ecole nationale d'Administration où no4s étions la même année. Il s'est tué en 1955. Il était pilote. Quand on a introduit les premiers avions de chasse Jet, il a voulu, malgré sa très haute taille, continuer à s'entraîner comme offi­ cier de réserve. Un autre camarade des Roches est Etienne Dailly, maintenant vice-président du Sénat, avec qui j'entretenais déj à des relations à peu près aussi complexes qu'elles le sont deve­ nues sur le plan politique. C'était un bon cama­ rade, curieux d'esprit, - intelligent, fin, mais très compliqué et toujours en retard, ce qui ajoute à la complication des choses. Il y avait aussi Ober- . kampf que j'ai retrouvé par la suite à !'E.N.A. Il a perdu une jambe à __!a guerre et doit être maintenant directeur adjoint des Douanes. A. D. - Èt l'univers familial ? M. P. - C'était surtout un univers de cousins. Nous voyions fréqueinment mes cousins d'Har­ court. La sœur de ma· mère a\lait épousé Robert d'Harcourt, plus tard membre de l'Académie fran­ çaise. Nous passions beaucoup du temps de nos vacances avec eux et avec mes autres cousins Ponia ou Vogüé, etc. 38

A. D. - Vos parents exerçaient-ils une grande . influence ? . M. P. - Ma mère, en ce qui touchait à la • culture générale. Elle me conseillait dan� mes lettres. A 1 2 ans, j'avais dévoré tout ce qu'il y avait à lfre dans la bibliothèque. Mes parents ne trouvaient pas cela normal. Ils essayaient de canaliser cette espèce de boulimie intèllectuelle. Après ma méningite� ils ont fortement freiné cette fièvre désordonnée. • de connaissance, en rationnant mes lectures . . Je me suis rattrapé à 16, 17 ans quand · j 'ai dû arrêter une nouvelle_ fois • mes études. De nouveau, je me suis plongé . dans la lecture, ce qui fait que je ·suis arrivé au l cr et au 2c bac en ayant de fortes connaissances littéraires, en français et en histoire, mais des­ connaissances très limitées en sciences physiques . et en maths. . A. D. - Et puis vous avez passé vos bacs ? - M. P. - Avec difficÙlté au premier bachot. Le coefficient du français et de l'histoire n'était pas assez élevé à mon goût. Le 2c 1,achot a été plus facile. A. D. - • Est-ce que dans votre famille vous entendiez beaucoup parler politique ? M. P. - Assez. Mais il s'agissait de jugements, d'observations, de c�itiques. Ce qui m'intéressait c'était les faits e.t je les recueillais plutôt auprès de mon grand-père. Je me souviens par exemple, vers 1937-1938, de l'avoir accompagné lors d'une visite qu'il faisait à Churchill au cap d'Antibes. Ils ont eu une longue conversation. Churchill arrivait de Rome où .il avait vu Mussolini. Et je 39

me souviens encore approximativement d'une de ses phrases qui m'avait frappé : « Mussolini hésite sur le camp à choisir en cas de conflit. Si nous étions les plus forts, je sui� sûr qu'il bas­ culerait vers nous, mais il considère la .France et l'Angleterre, à l'heure actuelle, comme trop faibles. Il basculera de l'autre côté. » C'est bien ce qui s�est passé. C'était une leçon peu morale , de réalisme politique. Des politiciens sans caractère A. D. - Votre grand-père a été votre première influence politique·? M. P. - Oui. C'était un homme passionné par l'histoire et la philosophie. Il avait de la politique une vue historique, une vue prospective. Pour­ tant il avait deux ou trois àxes de réflexion . très précis. • A. D. - Lesquels ? M. P. -- D'abord que chaque communauté nationale représente quelque chose par ellè­ même, une valeur, une tradition, une culture. Elle se doit de les maintenir et aussi d'accroître .cette richesse potentielle qu'elle porte en elle. La France, à ses yeux, n'avait pas l'appareil poli­ tique à la mesure de son génie et de -ce qu'elle représentait militairement à l'époque. Et cette faiblesse politique ne tenait pas aux hommes, mais aux institutions. Celles-ci contraignaient les hommes à la médiocrité, coptribuaient à une diminution de la France. Selon lui, il fallait 40

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trouver un système politique EtUi au contraire la valorisât. A défaut elle serait inévitablement à la remorque d'autres pays, et en particulier de l'Angleterre ou de l'Allemagne. C'était le cas. Aujourd'hui le proplème se trouve mieux posé, puisque nous avons des institutions qui nous per­ mettent de marquer plus clairement une volonté, en ta.ut cas d'être moins dépendants de certains facteurs étrangers. Seulement le ,problème n'est plus l'Angleterre et l'Allemagne, mais les Etats­ Unis et la Russie, et si nous avons les institutions nécessaires pour assurer une certainè indépen­ dance nationale! nous n'avons plus les moyens et la puissance nécessaires pour le faire, à moins d'organiser l'Europe en une force suffisante pour faire face à ces deux super-puissances.- . A. D. - Votre grand-père était-il très européen ? M. P. - Il l'était par sa culture et ses relatians. Mais politiquement, sentimentalement, il ét�it très nationaliste et pensait que les nations étaient. les cadres naturels du développement des groupes humains. A. D. - Il n'avait pas du tout eu la. mystique de la S.D.N. comme un certain nombre de gens de sa génération ? . M. P. - En aucune manière. Il n'en a d'ail­ leurs guère fait l'éloge dans son livre. Il consi­ dérait Briand comme le prototype du parlemen­ taire bavard, verbeux, creux. Ce qu'était Briand d'ailleurs. Pour lui la IIIe République n'était plus capable d'ass.umer .l'intérêt de la France. Nous l'avons 41

hélas ! bien vu. Il pensait aussi qu'il y avait en France peu d'hommes - politiques capables de préparer l'échéance de la guerre. Dès 1930, il a été persuadé que l'on allait à un conflit, mais le personnel politique français était incapable à ses yeux de s'y préparer. Son inquiétude; s'est accrue quand a commencé la construction de la ligne Maginot, car une armée sur la défensive au départ, a priori, ne se place pas dans les condi­ tions du succès. Ayant fait la guerre de 14-18 il _ considérait comme tous les combattants de cette • époque que le corps de troupe français était exceptionnel, à la fois résistant, courageux et intelligent, mais il n_'avait qu'une estime mitigée pour les états-majors.

Moi j'aime bien la vie en bande A. D. - Adolescent, lisiez-vous des journaux, Le Temps, Les Débats ·? M. P. - Oui, Le Temps, Le Figaro, quelquefois L'Humanité et L'Action française. Je lisais sur­ tout les articles politiques. Le grand sujet avant 1938 était l'Allemagne. Je lisais beaucoup d'étudès à ce sujet et notamment tous les livres et articles publiés par mon ··cncle Robert d'Harcourt, qui était, comme vous le savez, un des grands germa­ nistes de l'P.poque. Il a tiré la sonnette d'alarme dès 1934, dès le triomphe du .nazisme. JI - conser­ vait de nombreuses relations en Allemagne et s'y rendait très souvent. Beat.coup de ses amis allemands appartenaient au mouvement �ocial42

chrétien et l'entretenaient des progrès inquiétants que faisait le national-socialisme. Il s'arrachait les, chev�ux en constatant le peu d'écho qu'il trou­ vait en France lorsqu'il dénonçait les dangers existants. Quand il recueillait un écho, c'était mêmè parfois une verte réplique faisant l'éloge du nazisme. Il y a eu une classe politique; c'est ce que l'on oublie souvent, qui, s'est précipitée . dans cette direction. Pour le reste, dans ces années-là, quand j'avais 1 8 ou 19 ans, je m'effor­ çais à un certain recul, à la réflexion, à l'analyse. Robert d'Harcourt a · été également un des pre­ miers à s'intéresser à ce que je faisais. De petites tentatives d'articles, de petits essais historiques. • A. D-. - Vous envoyiez ·ces écrits à Robert d'Harcourt ? M. P. - . Je lès lui envoyais en lui demandant s'il trouvait l'oc.casion de les publier, mais sur­ tout de les corriger, et très gentiment il y perdait un peu de son temps. Il m'a appris à co�struire un article, à le charpenter, à l'argumenter. A. D. - Vos parents, votre grand-père, .votre oncle d'Harcourt vous sentaient-ils destiné à la politique et essayaient-ils, sans vous le dire, de vous y préparer ? M. P. - Je crois surtout qu'ils s'efforçaient de me faire comprendre le monde dans lequel je vivais et son évolution. Mon grand-père, par exemple, avait la même attitude à l'égard de mon cousin Marie-André qui s'intéressait aussi aux problèmes historiques et politiques. A. D. - Quelle impression d'ensemble retenez­ vous de vos dix-huit premières années ?

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M. P. - C'est une période très heureuse, mais coupée par la maladie et l'isolement. J'étais sou­ vent seul et je n'aime pas cela. J'aime bièn la vie en bande, la confiance, la gaieté, la joie mise en commun ...

De Gaulle manœuvre A. D. - En 1941, vous aviez 19 ans, ·comment· vous et les vôtres- aviez-vous vu surgir le conflit ? M. P. - Depuis plusieurs années c'était déjà l'objet de nos conversations. Mon père a été mobilisé en 1939. J'ai essayé de m'engager, mais l'on m'a refoulé, compte tenu de mon état de santé. Avec ma ·mère· nous sommes partis à ce moment-là pour la Bretagne et puis, après la percée du front, en mai 1940, nous sommes des­ cendus vers Hossegor pour rejoindre le Rouret après l'Armistice. J'ai passé mes bachots en 19411942, avant d'aller aux Chantiers de Jeunesse, à ]a fin de 1942. A. D. - Comment votre famille a-t-elle accueilli le régime du maréchal Pétain ? M. P. - Vous le savez, mon oncle ·stanislas a été arrêté par les Allemands dès septembre 1940, mon cousin Marie-André Poniatowi,ki était déjà parti pour l'Angleterre. Mon oncle André Ponia­ towski est parti en 1942, mon oncle Jean en 1 943 et moi-même et mon cousin Philippe la même année. Le territoire était occupé, le choix n'était pas très difficile à faire. La plupart d'entre nous n'étions pas très sensibles à l'idéologie de Vichy.

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. Cela dit, ·nous n'étions ·pas et n'avons jamais été très gaullistes non plus. Nous sommes partis de France pour nous battre; pour · participer à une résistance organisée extérieure, mais aucun de nous n'est allé che� ·le général de Gaulle. Au . commencement · sa position paraissait assez incer­ . taine, on ne savait pas très bien qui il était, quelle était sa politique, ce qu'il voulait. Vous savez, le général de Gaulle ne représentait pas toute la Résistance française. Dans une certaine mesure il a essayé_ de le fé�ire croire, sans doute pour mieux défendre les intérêts de la France face aux Etats-Unis et à l'Angleterre, mais sa manière, ses méthodes étaient souvent contestables et ne faci• litaien t pas cette unification autour de lui qui pourtant aurait été souhaitable. En réalité, une large partie de la Résistance en France et hors de France est demeurée extérieure à de Gaulle. Son intelligence le portait à réunir et à rassem­ bler et son tempérament l'entraînait à diviser. Il a cherché à diminuer les mouvements de résis­ tance qu'il ne contrôlait pas, il les a parfois laissés disparaître. Ce sont des choses connues qu'il n'est pas aujourd'hui de bon ton de répéter, je le sais bien, et pourtant elles sont vraies. Il a sacrifié des résistances, parce qu'elle� n'étaient pas d'allégeance gaulliste. , . Je crois, néanmoins, que nous lui · devons trois • .choses importantes. D'abord d'avoir donné une âme à la Résistance. La Résistance était souvent le fait de tendances très· opposées : les commu. nistes résistaient pour des raisons extérieures, étrangères, ils n'ont commencé à résister vrai45

ment qu'au moment de l'entrée en guerre de la Russie ; d'autres résistaient pour ne pas être déportés, pour ne pas partir en Allemagne ; d'autres pour préparer l'avenir, pour sauver les meubles ; d'autres encore par un pur sentiment national. Le général de Gaulle donnait une âme _à tout cela, en leur rappelant un seul objectif qui était la France. . Et puis la France était pratiquement' réduite à rien pendant cette période, il a �u la maintenir internationalement en résistant aux exigences anglaises et américaines et �e n'était pas facile. Enfin, au moment de la libération, son autorité et son habileté. ont certainement évité à la France le déclenchement d'une guerre- civile. Mais, tout ceci étant dit, ses méthodes créaient de_s divisions bien choquantes pour ceux qui s'évadaient dé France et arrivaient en Algérie ou à Londres avec la libération en tête pour_ se heurter à des dis­ putes sordides de clan. Il était difficile d'être prudent Cette réaction contre la politisation de la Résis­ tance était surtout très vive chez ceux qui arri­ vaient à Alger, venant - de France, et ne pensant qu'à se battre. A Alger, il y avait un petit clan . de gaullistes résistants de l'arrière qui . faisait déjà preuve de ce manque de tolérance . que j e • retrouverai fréquemment par la suite lorsque le clan se sera transformé en mouvement poli­ tique. 46

A. D. -· Il n'y a pas de membres de votre famille qui aient été mêlés à · un mouvement de résistance intérieur ? M. P. - Mes cousins d'Harcourt, Pierre et Charles, les fils de Robert, ont été déportés. Ils .faisaient de la résistance avec beaucoup de cou­ "rage, mais trop . ouvert('ment, avec imprudence. · C'était un temps où il était difficile d'être pru­ dent ! Toute action était dangereuse. Les sacri­ fices des réseaux de Résistance de 1942 à 1 944 ont · été terribles. Ce sont eux qui ont le plus payé et pourtant ils ont été plus tard les plus modestes. La plupart des� survivants sont de vrais héros qui n'on t pas soldé leur gloire contre les facilités de l'argent ou de la politique, ce qui n'a pas été toujours le cas dans d'autres secteurs de la Résis­ tance. Pierre et Charles ·ont été déportés à Buchen­ wald pendant deux ans. Pierre d'Harcourt n'a été sauvé que de justesse, ayant été condamné à mort. Il a écrit un très beau livre qui évoque ces souvenirs. Chez les Vogüé, deux oncles, Bertrand et Bob de . Vogüé, ont également été déportés . . A. D. - Que pensez-vous du maréchal Pétain ? M. P. - Je pense qu'en son âme et conscience il a cru agir pour le bien de notre pays. Il s'est peut-être trompé. Mais qui le sait vraiment ? Pendant deux ans il a préservé le pays du pire. Il fallait avant tout que le pays survive. A sa . manière il a fait ce qu'il a pu. Les insultes dont il a été abreuvé me paraissent injustes et presque indignes. Dans l'impossibilité de juger avec équité, il fallait faire preuve de générosité.- En 47

tout cas,. les dirigeants communistes si sévères à .son endroit devraient être les premiers à se taire, eux dont l'attitude nationale fut si ambiguë · de 1938 à l'été 1941. A. D. - Revenons à vous :- en 1942 vous partez pour les Chantiers de Jeunesse? M. P. - Oui. C'était en novembre et je me souviens d'ailleurs que quelques .jours avant de partir, le général Weygand est venu déjeuner à la maison, ici au Rouret, et nous a dit « ... Ce sera dur et ce sera long, mais, voyez-vous, nous sommes dans un tunnel et nous voyons déjà le jour au bout, nous savons _ maintenant qui l'em­ portera... » Il devait ê_tre 1arrêté peu de temps après par les Allemi!nds.

Des Chantiers de Jeunesse aux Parachutistes J'arrivais au groupement de Chantiers de Jeu­ nesse d'Hyères quelqués jours avant le sabordage de la flotte. Un matin trës tôt nous avons entendu .· des explosions se succéder, une fumée épaisse s'est élevée du côté de Toulon. La flotte se sabor• dait. Acte incompréhensible de discipline poussé jusqu'à la sottise. « Dans le zèle, remarque Talley­ rand, il entre toujours trois quarts de bêtise. » Les Allemands sont arrivés peu après à_ Hyères où nous avons été cantonnés sous -surveillance. Heu­ reusement, l'Administration fonctionnait toujours à sa manière impavide et j'ai obtenu ma mutation pour les Chantiers de Jeunesse du Vercors. Là, j'ai été versé à l'équipe d'éclaireurs�skieurs qui. 48

en réalité, était l'équipe de . compétition du grou­ pement du Vercors. J'y ai passé tout l'hiver. • L'atmosphère était curieuse. Nos chefs manifeste­ ment ne pensaient qu'à organiser un jour, à par­ tir des Chantiers, des unités de résistance. Mais la prudence leur faisait tenir des discours teintés de vichysme. Personne n'était dupe. En cette fin de 1942 s'ébauchaient dans le Vercors les premiers maquis groupant des jeunes qui ne voulaient pas partir en S.T.O. pour l'Alle­ magne. On voyait des om\>res glisser entre les arbres, cela n'avait pas· l'air très sérieux ni très organisé. Et puis, en · avril et mai 1943, ont , commencé les premiers départs pour l'Allemagne en S.T.O. qui jusque-là n'étaient pas appliqués aux Chantiers de Jeunesse. Versé au Secrétariat du commandement de groupement, j'ai commencé à fabriquer de fausses pèrmissions pour ceux qui étaient désignés pour l'Allemagne. Cela finit par se savoir et ma dernière fausse permission je le mis à mon nom, juste à temps pour gagner Paris et me coucher. J'av�is les oreillons. La clandesti­ nité avec les oreillons ce n'est pas si simple. Retapé, je pris, grâ"e à mes oncles Poniatowski et Robert d 'Harcourt, la filière militaire pour l'Espagne. La première étape .était Pau où je fus recueilli par mes cousins N�lZelles. Trois d'entre eux étaient déjà partis pour · l'Algérie par l'Espagne. Il fallait d'abord s'adresser au coilège des Jésuites et demander à se confesser. Donner alors le mot de passe et recevoir les instructions. A la fin de l'entretien, le bon Père me demanda 49

en souriant : « Vous ne souhaitez pas vous confesser pour de bon ? L'étape suivante était Bielle, petit village à une vingtaine de kilomètres de Pau, entre Arudy et Laruns. - Pour m'y rendre je devais prendre le train à Pau à contre-voie. Le contrôle français fermait les yeux. Le risque était le contrôle allemand qui visitait tous les trains. Il fallait un complice qui sifllait, l'obscurité et un peu de chance. A Bielle, · j 'étais caché chez un· douanier sympathique et courageux. Pour lui et sa famille les risques étaient considérables. Je le croyais communiste, ce qui n'était d'ailleurs - je l'ai su plus tard - nullement le cas. Mais cette erreur eut au moins l'avantage que par la suite je n'ai jamais pu accepter l'anti-communisme inutile et hargneux de certains à l'égard des communistes français en tant qu'hommes, car pendant ces années de guerre, je les ai vus indi­ viduellement comme Français faire bien des actes anonymes de dévouement. Quant au Parti c'est autre chose. L'exploitation politique qu'en fai­ sait leur état-major_ éta_it évidemment et est encore autre chose. Ce douanier s'appelait . Fran­ çois Casanave 1 . Quelques mois après notre pas­ sage, il avait été arrêté par la Gestapo, incarcéré et torturé à Pau pendant quatre mois, avant de s'évader du train qui l'emmenait en Allemagne. Il fut le seul survivant de ce train, incendié sans avoir jamais atteint le Reich. J'étais caché chez ce douanier avec un ménage 1. J'ai eu la joie, trente ans plus tard, de le retrouver grâce à sa fille qui, ayant lu une première édition de ce livre, avait reconnu son père.

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dont le mari venait de s'évader en chemise du fort de Ham. Il avait attrapé une broncho­ pneumonie et pouvait à peine se lever. Il était secrètement soigné là. . Il s'app�lait Langlois et avait été, je crois, au cabinet de Biche­ lonne d'où il fournissait des rens_eignements à la Résistance. Nous sommes restés cachés pendant plus d'un mois en attendant un passage possible. Nous sommes enfin partis dans des conditions assez difficiles, formant un groupe d'une dizaine de personnes à pied, en suivant la ligne de chemin de fer. Puis vint la montagne. Malheureusement, nous sommes tombés en plein dans une tempête de neige. Langlois, qui était à peine remis de sa broncho-pneumonie et qui était très ·myope, est tm:nbé dans un gave. Il faisait glacial cette nuit-là, sa broncho-pneùmonie a repris de plus belle. Nous l'avons porté jusqu'au bout. Il est mort au petit matin, en pleine montagne. Nous l'avons recouvert de neige et il a fallu continuer. Pour sa femme c:était affreux, mais elle n'a pas lâché. D'un moment à l'autre une -p�trouille allemande pouvait tomber sur nos traces toutes fraîches, • il fallait avancer. Puis les guides, en plein brouil­ lard, dans la neige, se sont trompés de chemin. Nous sommes allés nous flanquer contre une bar­ rière rocheuse. Nous avons mis près de trois jours . à- passer la frontière. Nous avions de la neige jusqu'au-dessus des genoux, pas grand-chose à 1nange.r, rien à boire. Le dernier col était à près de 3 000 m. Tous les cent mètres, il fallait se relayer pour faire la · trace. Finalement nous avons abouti à un poste frontière espagnol près 51

de Hetcho. Nous étions hagards, desséchés de froid, complètement épuisés. Un autre de mes compagnons était mort en cours de route, un des • directeurs de · l'agence Cook à Paris. Les gardes civils espagnols nous ont portés• pour les derniers trois cents mètres. Après quelques jours de repos nous avons été incarcérés à la prison de Jaca à six dans une cellule faite pour. une personne, ce qui nous empêchait bien évidemment de nous coucher tous en même temps. Puis visite à la prison de Saragosse à quatre ou cinq par cellule, dont naturellement un indicateur. La prison de Sara­ gosse, dure et triste, comptait beaucoup de pri­ sonniers politiques, et on en fusillait encore un __ de temps en temps, le matin. Ces jours-là nous étions réveillés par le remue-ménage des gardes qui venaient prendre livraison du condamné. Une porte s'ouvrait. Parfois il y avait un cri. Des pas lourds qui s'éloignent. Des cellules montaient alors, d'abord en sourdine, puis de plus en plus violents, les chants républicains. La plupart des prisonniers français finissaient par quitter Sara­ gosse pour rejoindre le camp de Miranda, ce qui n'était guère plus grisant. Je fus dirigé . sur un · camp beaucoup plus agréable, un balnéario à_ Ubilla, ayant déclaré �voir 18 ans, ce qui était en dessous de l'âge militaire. On y trouvait les hommes de plus de 50 ans, les garçons de moins de 18 ans et les femmes. Nous vîmes arriver un jour l'étrange Mme d'Andurain, propriétaire de l'hôtel des ruines de Palmyre, en Syrie, et qui avait travaillé pour tous les services de renseigne52

ments possibles. Elle avait. épousé en secondes noces un musulman et fait le pèlerinage de La: Mecque. J'ignore comme elle avait traversé les Py.rénées, peut-être en wagon-lit de luxe, comme • Maurice Couve de Murville à l'époque. C'était un phénomène. Elle fit son entrée en manteau de vison aux replis tout ourlés d'or, de dollars, et de drogue. En quelques jours ce camp bien orga­ nisé et bien ordonné devint un centre de trafic. Réclamés pai: la Croix-Rouge, emmenés à Madrid, nous fûmes réceptionnés par un personnage assez haut en couleur, évêque in partibus, Mgr Boyer_. mas, chapelain de l'ambassade de Vichy à Madrid mais aussi délégué de la ' Croix-Rouge française pour le compte d:Alger et en- liaison avec Lon­ dres. Les internés français lui doivent beaucoup. C'est lui qui avait négocié notre libération contre des sacs de phosphate marocain destinés à la nécessiteuse agriculture espagnole. De Madrid, nous avons gagné Gibraltar, puis, par convoi maritime, Casablanca. Le tri des arrivants et leur interrogatoire se faisaient au camp de Mediouna. Je me souviens encore de ma stupéfaction _en entendant l'officier enquêteur me demander : « Alors, vous êtes gaul­ ·Hste ou giraudiste, c'est 1=,ondres ou Alger ? » J'étais muet de · surprise. Nous étions partis pour nous battre et on commençait par- nous diviser. « Alors, il faut choisir », et je m'entends encore lui répondre : « Eh bien ! je choisis la permis­ sion. » J'y avais d'ailleurs droit comme évadé de France et engagé volontaire. Mon oncle André Poniatowski, chef du cabinet 53

du général Giraud, me tira d'embarras en m'envoyant passer mon congé à Alger. C'était Capoue après les prisons espagnoles. J'y pris les premiers . jours plusieurs indigestions. Mais je découvris aussi les profonds clivages politiques entre les résistants des diverses tendances. Les clans, les coteries, les haines. Les gaullistes, les giraudistes, les tardifs mais actifs résistants communistes, les syndicalo-chrétiens, les résistants de l'Armée secrète, etc. -Chaque groupe essayait de neutra­ liser les efforts de l'autre. A :A.Iger, les résistants se résistaient surtout à eux-mêmes. Et de Gaulle, avec toutes ses grandes qualités et tous ses grands défauts , était un commun diviseur de tous. A l'époque, l'exécution sommaire de Pucheux ajoutait encore aux querelles. Un jour, un ami m'emmena à la terrasse de l'Aletti. Il y avait là Saint-Exupéry. Il arrivait de Tunis où. il avait réussi à s'engager dans une escadrille. Il était heureux : « Ici, à Alger, c'est la putréfac­ tion, dit-il ; parce que j'ai prêché la réconciliation entre les Français, et l'unité des résistants, je suis en butte à la hargne du parti gaulliste... Engage-toi, sors d'ici, choisis une bonne . unité; bats-toi, c'est propre, c'est net, laisse-les ici à leur fange... » C'était bien mon avis. Il était souriant, il est devenu triste. J'ai retrouvé, dans certaines lettres · publiées depuis, la trace des phrases qu'il nous avait dites. C'est à peu près le moment où il écrira : « ... J'ai prouvé aux Etats-Unis qu'on pouvait être bon Français, . anti­ allemand, antinazi et ne pas plébisciter cependant le futur gouvernement de la France par le parti 54

gaulliste... » Et puis · aussi : « ... Leurs phrases m'emmerdent, leur pompiérisme m'emmerde, leur ignominie m'emmerde, leur polémique m'em­ merde et je ne comprends rien à leur vertu... » La fin de mon congé approchait et je n'avais toujours · pas choisi mon • arme. A cette époque-là chacun cherchait une unité qui avait une chance de participer aux opérations de _débarquement. Je n'arrivais pas à me décider. Le dernier soir un sergent recruteur est arrivé dans le bistrot où j'étais. Nous étions sept ou huit qui avions pas · mal bu. Le sergent se poussant jusqu'au comptoir dit : . « Est-ce · qu'il y a. des volontaires pour une · unité combattante ? - Quand part-elle votre unité ? - Bientôt, bientôt, elle a fait la Corse ét elle fera le. débarquement. » Nous hésitions encore. Tous les recruteurs nous promettaient ce débarquement, mais celui-ci ajoutait : « En plus pas de corvée, une compagnie de bicots vous les fera toutes. » . . - · L'argument était décisif. Nous avons été poussés dan� une jeep et emmenés à Staoueli. Le lendemain matin, l'esprit encore un peu brumeux, nous avons été ·chercher notre paquetage. C'était l'équipement habituel. Puis on me remit des chaussures bizarres, montant très haut, à mi­ mollet. « Voilà vos chaussures de saut. » C'est à ce moment-là que j'ai compris que je m'étais engagé dans une unité de parachutistes. Il y avait bien une compagnie d'Algériens qui nous faisaient toutes nos corvées, mais c'était pour

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nous permettre de suivre un entraînement accé­ léré. et sévère, notamment en close-combat, explo­ sifs, tirs toutes armes, y compris les pistolets silencieux. Le 1er bataillon de choc était une unité magni­ fique, composée d'évadés de France, de déserteurs de la Légion étrangère et d'autres unités de l'Armée d'Afrique qui voulaient à tout prix attein­ dre les premiers la France. Déjà, à son actif, elle avait la Corse et allait bientôt débarquer à l'île d'Elbe. L'allant, le mordant, . l'enthousiasme étaient extraordinaires, la gaieté aussi. Officiers et hommes vivaient en symbiose. La plupart des « Chocs » avaient le niveau et la formation des · sous-officiers. Le moins que l'on puisse dire, c'est . que le formalisme ne régnait pas. Plus de la moi­ tié de l'équipement du bataillon et la quasi­ totalité des voitures provenaient de larçins aux dépens des unités américaine et anglaise des environs d'Alger. Il suffisait de remarquer « nous manquons de blousons » pour que mystéri�use:. ment, le lendemain, l'officier d'intendance décou­ vre à sa porte de quoi équiper deux sections. L'ordinaire était excellent. Pour l'agrémenter, chacun à tour de rôle devait apporter sa contri­ bution. Je me souviens ainsi, ayant • mal calculé ma charge de plastic, d'avoir fait sauter une por­ cherie entière au lieu de créer le petit orifice qui me permettrait d'atteindre un charmant porcinet. Au bataillon, il y avait des hommes remarquables, des camarades, des amis, Schlum­ berger, Debray, qui seront tués, Bernon, de Men­ thon... Michelin, mon camarade des Roches, lui, 56

avait déjà été tué quand je , suis arrivé au batail­ lon. Il y a de futurs P.-D.G. : Villemot-Roussel, Verniez-Palliez, un inspecteur des Finances Ric­ quebourg, des diplomates : Tiné, de Beaumar­ chais, et même un professeur de faculté, René David. Il y a des avocats : Moro-Giafferi, Libersa, Rousselier qui dirigera plus tard le C.N.C.E. Il y a des officiers de carrière qui sont de remar­ quables entraîneurs d'hommes : Arguillières, Jacobsen, . Missoffe, Glavany, Heriard-Dubreuil, Marceau Crespin, le futur directeur national des Sports, Lefort qui est .« mon capitaine », Muelle « mon lieutenant ». A la tête du bataillon, le commandant Gambiez, futur général. A. D. - Pour vous qui aviez été malade, l'en­ traînement n'était pas trop difficile ? M. P. --- Oh nqn ! Je m'étais bien retapé ; ex tout cas je suis sorti de là avec une santé de fer. . Pourtantl'entraînement était vraiment très dur : marches forcées, marches de nuit, ·ramper sur deux, trois kilomètres à travers les vignes, entraînement au parachute, etc. Le parachute m'a donné avec une grande acuité le sentiment du temps qui passe. Trois, quatre secondes dans le déroulement normal de la vie, ce n'est rien, l'ins­ tant d'un regard. Un parachute sur le dos, - lancé dans le vide, c'est capital, ce sont des fractions de temps essentielles. C'est tout le prix de l'exis­ tence.

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Du Vercors aux Vosges . • A la. fin de l'entraînement nous avons été transférés à Zeralda où notre section reçut un équipement important avec une .puissance de feu· deux fois supérieure à une unité normale. Elle était composée d'hommes spécialement" sélection­ nés pour un travail derrière les lignes ennemies. Elle était commandée par le lieutenant Corley et l'aspirant Muelle, l'encadrement était assuré par six sous-officiers dont j'étais. Un mois après la formation de la section, alerte ! Une jeep s'arrête, Gambiez en descend et nous annonce le départ pour le soir même� C'est la ruée sur les équipe­ ments d'ailleurs prêts depuis longtemps. A Blida, nous embarquons dans deux Lancaster. Adieu Blida ! Direction la France. Le voyage se. pour­ suit sans incident jusqu'au-dessus des Préalpes. Au moment où les avions commencent à descen_ dre, un peu avant d'arriver sur le Vercors, un des quatre moteurs de notre Lancaster tombe en panne. Puis un second. Le pilote décide alors df: retourner sur Alger, sachant qu'en descendant à l'altitude de parachutage il ne pourra plus regagner l'Algérie. A 6 000 m nous faisons donc demi-tour en perdant peu à peQ. de l'altitude. Au-dessus de la côte française, plus exactement au-dessus de Marseille, nous sommes pris violem­ ment dans la flak. L'un après l'autre, nous devons larguer nos containers avec notre équipement, nos armes, nos provisions, et, tristesse ! nos objets personnels. Nous sommes arrivés au-dessus de Blida avec seulement 150 m d'altitude, ce qui 58

fait que l'on ne pouvait même plus nous para­ chuter. L'avion réussit juste à prendre la piste. Une section de Canacliens, envoyée quelques jours plus tard dans le Vercors à notre place, fut fusillée en ayant eu à peine l'occasion de se battre. Cette affaire · du Vercors, quelle crimi­ nelle erreur ! Elle n'aura eu qu'un mérite : retenir des· forces allemandes importantes au moment de l'offensive en Normandie. Au retour, on nous a remis au secret, on nous a redonné un équipe­ ment, on nous a refourbis, on a amélioré notre · entraînement en explosifs. Trois semaines après, re-Lancaster, re-départ destination la Drôme. Auprès des pilotes, nous nous intéressons vivement à l'état des moteurs, mais ceux-ci tournent régulièrement. Nous mon­ tons, l'avion est très mal pressurisé, les tympans sont douloureux. A l'intérieur il fait chaud, per­ sonne ne parle. Par les hublots nous voyons le _ reflets du clair de lune sur la mer. Brusquemen la côte française se détache. Nous quittons le. mae-west et commençons à nous équiper pour le saut. Chacun ajuste son poignard à la jambe, les grenades en haut des cuisses, les chargements de cartouches autour des ceintures, les charges de plastic dans les poches, le . mousqueton rapide ou la mitraillette sur la poitrine et le_ lourd para­ chute au dos. Malgré les règles qui jnterdisent aux membres d'une même famille de faire partie de la même section, mon cousin Philippe Ponia­ towski est à côté de moi. C'est bien plus qu'un · parent, c'est mon meilleur ami. Nous nous harnachons réciproquement, non sans mal. Personne ne 59

parle et d'ailleurs, dans le hurlement des moteurs, . personne ne s'entendrait. Les gestes ont été préparés longtemps à l'avance et chacun sait . ce qu'il doit exactement . faire. Nous commençons à descendre, la trappe ronde est ouverte, le vent s'engouffre en ·chuintant avec violence. Nous des- _ cendons très rapidement. En bas des feux s'allu­ ment. Muelle saute le premier, _puis Costa, puis Palomba, Barras ( qui sera tué quelques jours plus tard). C'est bientôt mon tour. Je m'installe sur le bord de la trappe ; lumière rouge ! je me soulève sur les mains ; lumière verte ! je nie laisse glisser et je reçois sur la tête un coup _de pied de Phi­ lippe Ponia qui me suit. Le parachute, qui est un parachute anglais, est long à s'ouvrir, 130 m. Beaucoup d'agitation en bas. Je sors mon pistolet. Brusquement, en un instant, une seule impres­ sion, une bouffée d'air qui porte l'odeur d'herbe et de fleurs propre à notre terre, cet air humide, chaud, c'est bien la France que nous retrouvons. Au sol, nous ramassons rapidement nos para­ chutes et nous nous regroupons. Il y a eu de la casse. Le lieutenant qui commandait notre section est descendu la tête la première, les pieds pris dans ses filins et n'a pu se dégager. Un sous­ officier s'est brisé une jambe à l'atterrissage, un autre le bras. Le terrain, mal choisi, consiste en un champ étroit avec des lignes téléphoniques d'un côté et des lignes haute tension de l'autre. Néanmoins tout notre équipement d'explosifs, de grenades, de bandes de · fusils mitrailleurs est bientôt réuni. No�s avons également notre maté­ riel radio. Au-dessus de nous l'avion passe et 60

repasse, larguant les containers. Il vire· une der­ nière fois et s'en va · droit au sud. Notre mission sera, lorsque le débarquement interviendra dans le Midi de la France quelques semaines, plus tard, d'effectuer toute une série de missions de destructions de ponts, de routes, de lignes téléphoniques ; de. procéder également à des harcèlements de convois sur les routes qui remontent_ de Marseille vers Lyon · et de Sisteron vers Grenoble. Les premiers jours, nous nous installons à Clelles, non loin de Dieulefit. Ce qui me frappe, dès notre arrivée, c'est de retrouver de nouveau des , divisions politiques . entre F.F.I. et F.T.P., et aussi des divisions religieuses entre villages catholiques et protestants, car nous sommes dans une région encore marquée par les guerres • de Religion. De Dieulefit et Bourdeaux, nous patrouillons sur toute la région de Grâne, Crest, Francillon. ; nous poussons des pointes de Crest sur Die et le col de Menée. De la forêt de Marsanne comme base, nous préparons des attaques de convois allemands. Un jour, à l'Homme-d'Arme, sans aucune perte, nous réus- . sissons à détruire cinq camions, les Allemands perdent 35 hommes. Le tir était à vue. De si près, les premières fois, l'on a envie de vomir et le doigt hésite sur la détente. Puis, après le débar­ quement, nous intervenons sur la route allant de Sisteron à Grenoble. Ce sont des embu.scades à hauteur de Clelles, de Vif. C'est l'attaque du pont de Claix le 21 août. Nous attaquons au petit jour afin de tenir le pont par lequel passera une unité blindée américaine quelques heures plus tard. 61

Hélas ! ceux-ci n'ont pas reçu leur ravitaillement en essence et ne pourront arriver. Nous -enlevons la ville et la tenons quelques heures, mais, devant la contre-offensive d'un bataillon bavarois venu de Vizille, nous devons reculer. Les Américains n'arriveront que quarante-huit heures plus tard. Avec eux nous ferons notre entrée dans Grenoble, puis nous · rejoindroris la région de Montélimar où nous serons utilisés pour toute une· série d'escarmouches, avant l'entrée dans la ville. Ces escarmouches consistaient surtout à détruire les petits groupes d'Allemands qui s'écartaient de la R.N. 7 constamment bombardée par les Améri­ cains. Ce sera ensuite la remontée sur Valence, • Lyon où nous retrouverons notre bataillon qui, entre-temps, s'est illustré à l'île d'Elbe, à Toulon et à Marseille. Après ces opérations, notre section comptera moins d'une vingtaine d'hommes, le reste ayant été tué ou blessé. Puis ce sera la poussée vers Dijon avec des opérations devant Plo�bières et à Tallan. Les Allemands ont laissé une couverture assez importante devant Dijon, tout en ayant éva­ cué la ville elle-même ; seuls des tireurs restent sur les toits. Mais nous sommes peu nombreux et le lendemain, lorsqu'il faudra faire un défilé dans la ville, on nous mettra par rangs de trois pour repasser deux fois de suite devant le général de Monsabert. Puis ce seront les attaques en direction de Besançon et l'arrivée sur les Vosges. Là nous effec­ tuons trois séries · d'opérations en direction du Ballon de Servance, du fort de Château-Lambert 62

et enfin vers La Chapelle-de-Rançon. Nous sommes presque tout le temps au coritact direct avec les unités allemandes. Celles-ci sont encore une fois des unités bavaroises qui se battent bien, qui connaissent la montagne et usent intel­ ligemment du terrain. Dans les Vosges elles sont à leur affaire. Leurs tireurs s'installent dans les - arbres; et nous ajustent avec des. fusils à lunette. . Je me rappelle qu'un matin, très tôt, nous étions partis · avant le lever du sàleil_et nous avancions en rampant. Soudain, j 'ai - entendu un coup de fusil. Une balle est passée tellement près de mon oreille gauche que j'ai eù la tête absolument jetée au sol, brutalement. Il faut que cela vous frôle de drôlement près pour connaître cette sensa­ tion ! Je relève la tête pour voir ·d'où cela venait, _ pan ! exactement la même chose de l'autre côté, la tête littéralement plaquée au sol ; j 'avais la bouche pleine de terre. Depuis ce moment, je n'ai jamais pris aucun problème très dramatiquement, c'était ce jour-là le risque maximum. Dans le rapport d'activité du bataillon de choc, je trouve à cette date le rapport suivant des officiers : « ... Au pied de la cote 820, un pl�teau de rochers, l'accueil est très chaud, trois chasseurs sont suc­ cessivement frappés à la tête. Les balles à chemise de plomb font des blessures horribles et le spec­ tacle est un souvenir inoubliable:- Trois cervelles toutes fraîches sont étalées sur une pierre plate. On croirait je ne sais quelle macabre plaisanterie de boucher sadique... » A c-ela s'ajoutera bien souvent un tir imprécis de l'artillerie française. Ou bien ces tirs exécutés 63

sur la carte étaient mal calculés ou bien la carte était fausse. Il est vrai que les lignes françaises et allemandes s'entremêlaient étroitement, mais nous avons eu trop de pertes de ce fait. Nous tirions presque toujours à vue, à 30 ou 50 m. Le front était mouvant, il y avait des trous et des points de résistance. Nous avons percé un peu partout au fil des jours. A la fin j 'ai été blessé • pendant l'assaut sur le fort de Château-Lambert. J'ai été évacué avec une balle au travers du bras, en séton, qui est entrée là et sortie là. Je revois encore l'affaire : avec mon groupe j'étais en bor­ dure de forêt. Il y avait devant nous une très_ grande clairière avec de hautes herbes, entourée de sapins noirs. Les ·Allemands avançaient avec deux petits chars légers ; deux sections progres­ saient près d'eux pour essayer de casser notre attaque. En arrivant devant la clairière je n'ai vu que les deux petits chars et les hommes qui progressaient derrière. Je n'ai pas pensé qu'ils pouvaient être couverts par les éclaireurs camou­ flés et progressant en avant de 25 à 50 m. J�ai donné l'ordre au groupe qui était à côté du mien de commencer à tirer sur les chars avec un petit mortier. Pour cela ils ont été obligés de sortir en lisière de la clairière. Nous les avons couverts au fusil mitrailleur, très classiquement. Les chars se sont arrêtés. J'ai voulu commander à mon groupe un bond en avant pour venir l'installer dans un repli du terrain où ils ne pouvaient pas nous voir et où nous pouvions tirer tranquille­ ment · au mortier. Je me suis levé pour passer la consigne et suis sorti dans la clairière. Un type 64

s'est levé à 40 m et m'a visé à la tête. J'ai- tout juste eu le temps de me jeter de côté. Le bras a pris la balle à la place de la tête. Le gars s'est avancé, plus ou moins convaincu qu'il m'avait descendu. Il a été abattu d'une rafale. Ça devenait scabreux, car il ne m'était plus possible d� reve, . n ir en rampant.· Mes camarades . ont voulu me tirer d'affaire. Ils ont ouvert le feu, les autres ont riposté. Les chars se sont mis à tirer avec du canon de 37. Finalement j'ai pu être dégagé, mais pas dans un très bel état car j'avais non seulement la balle, mais un peu de débris_ de' _ mortier à droite et' à gauche: Plus le choc, parce que tout ça c'étaient des tirs à ·bout portant. Nous avions trois morts cet après-midi-là. Je suis redescendu à l'hôpital de Lure en ambulance . cou­ ché auprès . d'eux. L'un était un copain. • De Lure, j 'ai fait une succession d'hôpitaux : Besançon, Dijon et enfin Marseille. 'Un peu · de rééducation, puis une permission. Comme je n'étais pas assez valide pour. rejoindre le batail­ lon de choc, j'ai été mis à la disposition du 2e Bureau. . A. D. - Pourquoi le 2e Bureau ? M. P. - C'était ainsi ! De plus, le bataillon de choc • avait souvent travaillé avec les , ser­ vices spéciaux pour des missions particulières. Mi-convalescent, mi-actif, je faisais 1.!n _travail qui m'intéressait, et dont certains aspects étaient d'ailleurs politiques. En un sens, c'était assez édu­ catif. i'ai été démobilisé six mois. après la paix, en décembre 1945. 65

Tout ça était complètement dépassé A. D. -_ Vous êtes démobilisé, que faites-vous ? M. P. - 1946 -a été l'année de mon mariage avec Gilberte de Chavagnac. J'ai fait un mariage heureux, ma femme depuis le début m'a beaucoup aidé aveè intelligence et tendresse. Elle sait allier l'efficacité et la sensibilité. Nous avons quatre · enfants. Les deux aînés sont mariés. Ladislas, qui a épousé Constance Guichard, a fait des études de droit et travaille à l'Aménagement du Terri­ toire. Il sera candidat en mars 1 dans une circons­ cription de la Région parisienne, républicain indé­ pendant. Isabelle qui, pendant quatre ans, a fait partie de l'équipe de France de natation et a épousé Bertrand de Maigret, conseiller municipal de Paris. Axel et Bruno poursuivent leurs études et ont, eux aussi, un intérêt sinon un penchant pour la · politique. Au moment des élections tous viennent me ·donner un coup de main. A l'automne 1945, j'avais commencé à préparer mon droit. Il y avait des sessions spéciales accé­ lérées pour les anciens combattants, les résis­ tants, etc. J'ai fait une licence de droit public en un an et demi. L'enseignement et les matières ensei gnées me paraissaient poussiéreux, scolas­ tiques, non adaptés, mais je me suis quand même appliqué. Ce qui m'intéressait, c'était l'histoire diplomatique et l'économie_ politique. A. D. - Comment voyiez-vous la politique à cette époque ? Vous en parliez entre vous, vous 1. En mars 1973, où il obtint un bon score.

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aviez des camarades qui prenaient des positions ? M. P. - Pour nous l'essentiel était atteint, le pays était libéré. Nous avions fait ce que nous avions à faire. Toutefois nous avions l'impression que la France retombait dans de très fâcheuses· • _ ornières politiques. A. D. - Quel était l'homme politique pour lequel vous aviez de la sympathie à cette époque-là ? . M. P. - Aucun. A. D. - Et quel parti ? _ M. P. - Aucun. A. D. - Vous n'aviez pas d'attirance pour 1� démocratie chrétienne ? M. P. - Non, aucune attirance pour la démo­ cratie chrétienne qui a rendu d'assez mauvais services à la France et lui a imposé de mauvaises habitudes et de mauvaises institutions. A. D. - Vous ne le saviez pàs encore. M. P. - Je ne le savais pas encore ; je voyais des militants sympathiques mais dogmatiques. Nous avions fait la guerre avec l'idée qu'il fallait libérer la France et en faire un pays plus ouvert, plus tolérant, plus libéral. Ce qui était agaçant au M.R.P. ce n'était pas l'aspect théorique et doctrinal après tout très respectable, mais un esprit de système qui nourrissait l'intolérance des militants. • A. D. - Vous en aviez autour de vous, parmi vos camarades ? M. P. - Quelques-uns, bien gentils mais cou­ pant solennellement les cheveux en quatre. Il y avait aussi des communistes. Avec eux c'était 67

plus clair, on savait où on en · était. Mais les préoccupations politiques ne se sont vraiment précisées qu'après les études à la Faculté de droit. Vous savez, avec les cours accélérés on travaillait beaucoup, et puis j'étais fiancé ; enfin la politique était tellement partisane à l'issue de la guerre que ce n'était pas très ragoûtant. Il y avait un mélange vétuste de Ille République, de XIXe slècle et déjà aussi de la pagaille • intellectuelle à la­ quelle nous allions assister sous la IVe République. A. D. - Pour qui votiez-vous ? M. P. · Pour le moins mauvais candidat face au communiste. Contestataire avant la lettre

A. D. - Ensuite, vous vous êtes mis à . pré­ parer l'E.N.A. ? M. P. - Je poursuivais . mon droit ; je me suis marié en mars 1946, j'ai présenté le concours. spécial de l'E.N.A. en octobre 1946. Je l'ai pré­ paré en suivant quelques cours spécialisés, à Sciences-Po mais surtout seul. Ça ne s'est pas · trop mal passé en définitive, j'ai été reçu en bon rang, le 24c. A partir de ce moment-là, j'ai trouvé un entourage de camarades, de professeurs qui -- constituaient un cadre intellectuel ·de niveau élevé. Des garçons comme moi qui avaient ,fait la guerre. Les deux premières promotions de l'E.N.A., dites de « résistance et de · guerre », étaient composées de gens qui avaient déjà une expérience difficile et souvent dure de la vie, et des personnalités marquées èt intéressantes. 68

., A. D. - Comment s'appelaient ces promotions ? M. P. - « France Combattante ·» et « Croix de Lorrai�è ». Elles ont d'ailleurs effectué une partie de leurs études en commun. A. D . ....::... Citez-moi quelquel) . noms de vos - camarades. . M. P. - Eh bien ! il y avait Pascal Arrighi, Pierre Billecocq, aujourd'h'iri_ 1 secrétaire d'Etat, Michel Jobert, qui dirige le cabinet du président de la Répubiique, � François Ortoli, qui arrivait d'Indochine où il avait fait trois inoi's de marche à pied dans la jungle, poursuivi par les Japonais, Olivier Philip, aujourd'hui préfet régional, André Ro'ss, . notre ambassadeur au Laos, André Van Ruymbeke qui a longtemps dirigé le Forma, Jack Vattaire qui dirige !'Assistance technique, Jean Vaudeville, le préfet de Grenoble, Jacques Duha­ mel, ministre des Affaires culturelles, Serge Groussard, l'écrivain, Yves Guéna, Simon . Nora, Alain Peyrefitte, Georges Plescoff, Jean Sérisé, directeur . de la Prévision au rninist�re des Finances, Roger Vaurs, Pierre de Vogüé, direc­ teur des Assurances, et aussi bien des amis : André de Boysson, Louis Bruneau, Jean-Maxime Lévêque, etc. · Je devrais, sur le plan de l'amitié, citer un grand nombre de noms, car j'ai conservé de ce passage à l'E.N .A. bien des liens. Deux ans d'école, plus un petit stage, que pour ma part j 'ai été 'faire en Sarre, auprès de ce bonhomme surprenant qu'est Grandval. Il était saisi par une 1. Rappelons que cet entretien a eu lieu en 1972.

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sorte de délire de la grandeur, mais il n'en · avait . pas le maniement. Comme M. Le Trouadec avait été saisi par la débauche, Grandval était saisi par la satrapie. Le personnage s'est d'ailleurs fort bien dépeint dans un livre intitulé Ma mission au Maroc, écrit quelques années plus tard et où la seule description de son arrivée à Rabat déclen­ che une irrésistible hilarité chez le lecteur. Aujourd'hui il veille sur les débris vermoulus d'une fraction de ce qu'il est convenu d'appeler le .gaullisme de gauche et qui n'est ni très gaul­ liste ni trop de gauche, il veille plus exactement sur ce qu'il en reste après la condamnation de M. Dechartre et l'embastillement de M. Rochenoir et de son ami M. Lipsky. Pour ce guet funèbre · il a tout de même quelques concurrents, M. David Rousset et M. Debu-Bridel dont un collègue remarquait : • « Quand une voiture vide s'arrête il en d�scend auand même Debu-Bridel. » A. D. - Et à l'E.rlA., vous _aviez des profes­ seurs dont vous avez conser.vé un bon souvenir ? M. P. - Le corps enseignant était tout à fait remarquable. Nous avions des hauts fonction­ naires, pour la plupart très bons enseignants, très spécialisés dans leur secteur propre. Celui qui m'a le plus frappé c'était Fourastié, puis quelques cours de Mendès France. Mais du point de vue de la formation intellectuelle, j'ai aussi été très influencé par les écrits de Raymond Aron, Bertrand de Jouvenel, Alfred Sauvy, Louis Armand, etc. Evidemment tout cela impliquait pas mal de bachotage qui entraînait des réactions de la part des élèves. Quand je vois maintenant 70

nos successeurs à !'E.N.A. qui s'agitent avec des airs de contestataires, je vois que les traditions ne sont pas perdues. Nous contestions alors de manière aussi énergique et tous mes camarades de promotion se souviendront de ce jour où nous avions enfermé le direct�ur de '!'E.N.A. et le direc­ teur des études dans les classes, jusqu'à ce qu'ils :lient étudié nos demandes. Parfois nous étions en grève, et les mêmes maihèureùx responsables nous poursuivaient dans la .tue pour nous faire rentrer en clë:isse, alors que nous tenions une conférence de presse. · Je dois d'ailleurs dire que l'un et • l'autre, l'.f. Bourdeau de Fontenay et M. Racine, étaient de vrais éducateurs et ont laissé une marque sur ces premières promotions. Ils ont su nous enseigner ce qui était véritable­ ment et le sens et le service de l'Etat. Nos petits confl its portaient en réalité sur le fait · que les cours étaient tr'-"lP spécialisés. La plupart d'entre _nous� • ayant fait , leur droit en un an et· demi, avaient des trous dans leur formation, même · . quana ils avaient aussi le diplôme de Sciences-Po. No:.ts souhaitions donc avoir des cours généraux qui permettent de combler nos principales lacunes · et nous permettent aussi de situer, de cadrër les enseignements spécialisés que nous recevions. J'avais été versé dans la section. « Economie et Finances » bien qu'ayant préparé la section diplo­ matique. A vrai dire je savais à l'époque peu de chose des matières financières et, lorsque j'ai pris mon premier cours de droit financier, j'ignorais parfaitement ce qu'était un budget. A l'époque, un autre aspect, positif celui-là, de

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l'E.N.A., c'était son caractère de club. La compé­ tition entre nou-s n'était pas du tout ce qu'eUe est devenue par la suite. Nous avions des rela­ tions très détendues. Nous étions d'ailleurs d'au­ tant plus décontractés que l'on ne savait même pas à l'époque si les grands Corps allaient sub­ sister. Il était fortement question de les faire disparaître, sauf bien entendu le Conseil d'Etat et la Cour des . Comptes. A. D. - Vous étiez plutôt pour ?

Une bouillabaisse ... M. P. - Je ne vois pas ce que les grands Corps apportent à l'Administration française moderne. Je fais bien entendu exception pour le Conseil d'Etat et la Cour des Comptes, qui ne sont pas des administrations mais des juridictions dont l'existence est absolument nécessaire au fonc".' tionnement même de l'ensemble administratif. Mais quant au . x autres Corps, qualifiés de grands Corps, c'est un système dépassé, je cr.ois. Ce sont des corps de contrôle qui n'exercent presque plus leur fonction de contrôle. Leur principal rôle aujourd'hui est d'accélérer la carrière d'un cer­ tain nombre de gens que l'on affecte ensuite à l'Administration, en leur donnant autorité sur d'autres garçons de l'E.N.A. qui sont précisé­ ment et spécialement formés pour administrer, c'est vraiment très paradoxal ! Si l'm: veut vrai­ ment avoir les corps d'inspection d'une part, et les corps d'administration de l'autre, eh bien ! que chacun fasse précisément son métier, l'un de

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contrôler, l'autre d'administrer. Je ne crois d'ail­ leurs pas que cette spécialisation des Corps à la sortie de !'E.N.A. soit une solution réellement adaptée à l'avenir. En réalité, l'Etat françuis a besoin d'environ 5 000 hauts fonctionnaires à dis­ tribuer avec souplesse à travers l'Administration, . avec possibilité de les transférer d'un ministère à l'autre en utilisant les compétences qu'ils ont acquises à tel ou tel poste. Les grands Corps traditionnels sont des instruments de privilège administratif qui ne se justifient plus au regard de l'intérêt supérieur de l'Etat. Je pense aussi que cet ensemble de hauts .fonctionnaires issus de !'E.N.A. devrait être plus accessible aux corps administratifs qui lui sont subordonnés. Il faut qu'il y ait depuis la base une interpénétration plus large de la hiérarchie. · Cela créerait dans tous les cadres une stimulation et une compé­ tition salutaires. Il faut que chacun sache que, si sa valeur et son travail le justifient, il peut accéder au sommet de ses ambitions. Toute bonne carriète est basée sur l'espoir de prm:notion et celle-ci doit être plus ouverte qu'elle ne l'est aujourd'hui. A. D. - Il n'y a que la haute fonction publique qui vous ait intéressé ? . M. P. - J'étais attiré par elle, je souhaitais servir; A la fin de· la guerre en Europe, j'avais l'illusion que la guerre . était vraiment terminée. Par conséquent l'orientation militaire n'avait plus grand sens. Et puis je n'avais . pas personnelle­ ment cette vocation. En revanche, ce qui m'atti­ rait à l'époque, c'étaient les Affaires étrangères, la diplomatie. Or, : au concours de !'E.N.A., je 73

suis entré 24e et le dernier à pouvoir choisir la st;ction dip!omatique était le 22c. J'ai donc opté pour la section qui suivait et qui était celle des Finances et de l'Economie. Et je m'en suis bien trouvé. Les esprits ont évolué depuis : à l'heure actuelle les Affaires étrangères sont choisies en dernier. La Préfectorale vient souvent en tête avec le Conseil d'Etat, puis la Cour des Comptes ou l'Inspection des Finances. A. D. - Pourquoj ? M. P. - En ce qui concerne le Conseil d'Etat, je crois que ce sont beaucoup les conditions de travail qui attirent et aussi la sérénité, l'indé­ pendance .personnelle que cela donne. Pour la Préfectorale, je pe:ase ph,tôt que les jeunes qui sortent aujourd'hui de l'E.N.A. sont attirés par le fait qu'au bout de cinq ou six ans ils savent qu'ils auront des responsabilités personnelles de commandement. A. D. - A ce moment-là quelles étaient vos tendances politiques ? M. P. - J� vous répète qu'à ce moment-là, nous avons surtout beaucoup travaillé. Le pro­ blème politique ne se posait en réalité qu'entre ceux qui étaient communistes et . ceux qui ne l'étaient pas. Les communistes à l'Ecole étaient actifs, d'ailleurs capables, et faisaient beaucoup de propagan