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French Pages 60 Year 1980
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SOMMAIRE/REVUE
MENSUELLE / MAI 1980
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Ne 311 COMITE DE DIRECTION Serge Daney Jean Narboni Serge Toubiana REDACTION EN CHEF Serge Daney Serge Toubiana
fa Le Journal des Cahiers »}
SECRETARIAT DE REDACTION
MAI
ROLAND
BARTHES
Le hors-champ subtil, de Pascal Bonitzer
p.5
Barthes, par Jean Louis Schefer
p.7
Cher Antonioni, par Roland Barthes
p.9
Lettre 4 Roland Barthes, par Michelangelo Antonioni SAMUEL
La fureur du récit, par Serge Daney
COMITE DE REDACTION Alain Bergala Jean-Claude Biette Bernard Boland Pascal Bonitzer Jean-Louis Comolli Daniéle Dubroux Thérése Giraud Jean-Jacques Henry Pascal Kané Yann Lardeau Serge Le Péron Jean-Pierre Qudart Louis Skorecki
Entretien avec Samuel
EDITION Jean Narboni
ADMINISTRATION Clotilde Arnaud ABONNEMENTS Patricia Rullier
Fuller, par Bill Krohn et Barbara
Frank
1. The Big Red One OZU
p. 15
YASUJIRO
L'homme qui se léve, par Alain Bergala
p.25
Rétrospective Ozu a la Cinémathéque; par Alain Bergala, Serge Daney, Yann
Lardeau, Louis Skorecki et Charles Tesson
p. 32
LIVRES Morts et résurrections d'un criminel (Nagisa Oshima: Dissolution et jaillissement}, par Jacques Doyon
p. 40
FESTIVAL
PUBLICITE Media Sud 1 et 3, rue Caumartin 75009 742.35.70
CRITIQUE Au boulot Jerry (J. Lewis}, par Louis Skorecki NOTES
SUR
D‘AUTRES
p. 46
FILMS
par O. Assayas, S. Daney, J.-P. Fargier, S. Le Péron, C. Tesson et S. Toubiana LE JOURNAL
GERANT
Serge Toubiana DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Serge Daney Les manuscrits ne sont pas rendus Tous droits réservés
Copyright by Les Editions de
.
p. 42
LAlbum de Martin Scorsese, L’Avare, Black Jack, Chap’la, La Danse avec laveugle, Eclipse sur un ancien chemin vers Compostelle, The Electric horseman, Erin éreintée, France mére des arts des armes et des Jois, Les Européens, Le Fils puni, La Maladie de Hambourg, Kramer contre Kramer, Le Cimetiére de la morale, 1941, Cing soirées, The Rose, Terreur sur toute fa figne
MAQUETTE Daniel et Co
l Etoile.
p.13
Berlin 1980, par Pascal Bonitzer et Serge Toubiana
CONSEILLER SCIENTIFIQUE Jean-Pierre Beauviala
CAHIERS
p.11
FULLER
Claudine Paquot
DOCUMENTATION, PHOTOTHEQUE Emmanuelle Bernheim
.
DU CINEMA — Revue
mensuelle éditée par ta s.a.rl.
Editions de |I'Etoile Adresse: 9, passage de la BouleBlanche (50, rue du Fbg-St-
page | Editorial, par Serge Toubiana. page | Enquéte sur1'architecture des sales : Mesquines
mezzanines!, par Serge Le Péron. page Ul Rencontre avec Jerry Lewis : le clown auguste, par S. Daney et S. Toubiana. page IV La cuisse de Jupiter, par Daniéle Dubroux, Kramer tourne un film. page V Cinéastes ralentir : Scénarios 4 deux, par Gilles Delavaud. page V La Rochelle, capitale du Québec, par Jean-Paul Fargier. : page Vil Technique: Ciné-photo-télégrammes {Il}. Télévision: a vos réflex(es), par Jean-Jacques Henry. page VIII Festival : Jeux du court-métrage Lille : Mosfilm en téte, par Serge Le Péron.
343.98.75
- Abonnements :
Rédaction : 343.92.20.
p. 48
DES CAHIERS page IX Festival d’humour & Chamrousse: Rire polaire, par Laurent Perrin. page X
Les livres et I’édition : Renoir, fanatique du rela-
tif, par Christian Descamps, Derniers baisers, par Jean-Paul Fargier. page XI Godard par !ui-méme, par Pascal Bonitzer. page X! Vidéo : Vive le melting-spot, par Jean-Paul Fargier. page XI! Photo: Mémoires du cinéma, par Alain Bergala. page XIII Révélations : Les adeptes du Décor's studio,
par Daniéle Dubroux. page XIV Imageries : Ciné-roman-photos, par Jacques Doyon.
* page XVI Informations.
Antoine}.
75012 - Paris. Administration
1980
Ce journal contient un encart numéroté de | a IV. En couverture: Mark Hamill dans The Big Red One, de Samuel Fuller.
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Rotand Barthes
ROLAND
BARTHES
LE HORS-CHAMP
SUBTIL
PAR PASCAL BONITZER
A Adé, Jean-Louis, Youssef, André
De l’écrivain desséché qui, dans un but obscur, mi-superstiticux, mi-pervers, visite a la fin de « Sous le soleil de Satan », le saint du livre, Bernanos résume ainsi (je cite de mémoire)
Penfer:
Tant de lecteurs, pas un ami ! Roland Barthes était le contraire de cet écrivain. Non
seulement parce quw’il eut beaucoup de lecteurs tout de méme et beaucoup d’amis, mais parce que, ce qui est moins fréquent qu’on ne pourrait croire, ses amis le lisaient et ses lecteurs étaient ses amis. L’amitié, ’amour, le désir, sont le ferment de ses écrits. De Brecht 4 Sollers, en passant
par Sade, Fourier, Eisenstein, ¢’est une amitié ou une tendresse, relayée par le désir de l’ceuvre, qui passe dans le texte et produit cette contagion positive, cet érotisme du sens qui est A la fois subversion et bonheur et que ne put supporter la Vieille Sorbonne. Les lecteurs de ma généra-
tion, qui étaient en terminale 4 l’époque de « Sur Racine », se souviendront longtemps de Pémerveillement - de vent vif balayant la fatigue — que leur procura ce Racine inédit, si loin des professeurs, juvénile, violent, érotique, au triple éclat de trois Méditerranées. Au-dela de la vaine révolte que suscite cette mort, et la bétise de cette mort, je voudrais tenter de dire briévement ce qu’il (et ce qui !’) a touché dans le cinéma, puisqu’il s’y est toujours — de biais, obliquement ~ intéressé. R.B. est, pour une large part, un théoricien de l’image et de Ja représentation, ses écrits sur le thédtre vont étre réédités. Il s’est intéressé 4 la peinture hollandaise et le plus long texte qu’il ait consacré A une ceuvre littéraire, « S/Z » traite du fétichisme du portrait et du réle mortifére de Pimage fixe dans une illusion érotico-amoureuse. II eut toujours, on le savait dés avant « La Chambre claire », un rapport passionnel 4 la photographie. Mais il « résistait » au cinéma (le mot est de lui, Je lui dis un jour: « Vous n’aimez pas le cinéma ». Il me reprit gentiment : « Laissez-moi libre de la nuance : je « résiste » au cinéma »). Il résistait donc et le noyau de cette résistance était ce qui, d’aprés les spécialistes, constitue
Tessence du cinéma, a savoir le mouvement. Dans la série Je n aime pas/Jaime du Barthes par lui-méme, il place dans la colonne « Je n’aime pas » le dessin animé. Le dessin animé, c’est le
pur mouvement du cinéma débarrassé du corps photographique. Ce que Barthes aimait dans le cinéma, pourrait-on croire, c’est donc la photographie, ou si ’on veut le photogramme. Ce n’est pas le cinéma. C’est pourtant plus compliqué. La théorie barthésienne du photogramme (exposée dans « Le troisiéme sens », in Cahiers 222) met en évidence un terme inapercu jusqu’a lui et pourtant opérant activement dans l’art d’Eisenstein, le « sens obtus » et dont R.B. vajusqu’a faire, en prenant
a contre-pied les théories classiques du cinéma, l’essence méme du film, le « filmique ». Le troi-
siéme sens, le sens obtus, repérable au niveau du photogramme et plus ou moins refoulé dans la perception du film en mouvement — repérable non dans tous les films mais seulement dans certains d’entre eux, notamment ceux d’Eisenstein : supplément du gestus et point de fuite, malaise, du fameux typage —, le sens obtus ot git la touche érotique du signifiant filmique, est, on le constate aisément, une premiére approche et comme une spécification cinématographique de ce qui devient, dans « La Chambre claire », le punctum. Non que ce soit tout 4 fait la méme chose (la seule différence notable, 4 vrai dire, vient de ce que la photo de film ou le photogramme, contrairement a Ia photo « normale », se référent Aun continuum diégétique), mais il y a le méme rapport entre le studium et le punctum, dans lespace photographique, qu’entre le sens obvie et le sens obtus dans I’espace parafilmique du photogramme. Le sens obtus, comme le punctum, reléve d’une revendication fétichiste du Spectator, par quoi il pervertit la visée de Operator, ou du metteur en scéne, et passe par ce biais, 4 son tour, a la fiction. Une fiction bréve, en court-circuit, que dans « Le troisitme sens » R.B.
rapproche explicitement du haiku, Dans « La Chambre claire » : « Mapplethorpe a photographié Bob Wilson et Phil Glass. Bob Wilson me retient, mais je n’arrive pas a dire pourquoi, c’est-a-dire ov : est-ce le regard, la peau, la position des mains, les chaussures de basket? L’effet est stir, mais if est irrepérable, il ne trouve pas son signe, son nom ; il est coupant et atterrit cependant dans une zone vague de moi-
méme ; il est aigu et étouffé, il crie en silence. Bizarre contradiction : c’est un éclair qui flotte. »
Dans « Le troisiéme sens » : « Dans cette image du Fascisme ordinaire, image documentaire,
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je lis facilement un sens obvie, celui du fascisme (esthétique et symbolique de la force, de la chasse thédtrale), mais je lis aussi un supplément obtus: Ia niaiserie blonde, déguisée (...) du jeune porte-fléches, la mollesse de ses mains et de sa bouche (je ne décris pas, je n’y parviens pas, je désigne seulement un lieu), les gros ongles de Goering, sa bague de pacotille », etc. Mais il y a plus qu’une simple analogie, R.B, dans « La Chambre claire », le note en toutes lettres : c’est précisément par le punctum que la photographie s’ouvre 4 une dimension cinématographique, qui sans ce punctum en est absente. Le cinéma en effet, écrit R.B.,
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voir qu’A premiére vue la photographie n’a pas : l’écran (a remarqué Bazin) n’est pas un cadre, mais un cache ; le personnage qui en sort continue a vivre : un « champ aveugle » double sans cesse la vision partielle. Or, devant des milliers de photos, y compris celles qui possédent un bon studium je ne sens aucun champ aveugle : tout ce qui se passe 4 l’intérieur du cadre meurt absolument, ce cadre franchi. (...). Cependant, dés qu’il y a punctum, un champ aveugle se crée (se devine) : A cause de son collier rond, la négresse endimanchée a eu, pour moi, toute une vie extérieure 4 son portrait ; Bob Wilson, doué d’un punctum irrepérable, j’ai envie de le rencontrer. » (C.C., pp. 90-91).
Tl semble donc en premier lieu, que le sens obtus comme le punctum (deux noms ou deux moments d’un méme affect) constitue le biais par of R.B. abandonne ou du moins cherche 4 abandonner, la sémiologie. L’appareil sémiotique minimal de ces deux textes ne semble étre 14
que pour énoncer cet abandon et annoncer autre chose, qui pointe déja plus manifestement dans « La Chambre claire » et qui est simplement la fiction, une fiction. « La Chambre claire » est en un sens le premier (et malheureusement le dernier) roman de R.B. Mais l’'abandon de la sémiologie était déja explicite dans « Le troisitme sens » : « En somme, ce que le sens obtus trouble, stérilise, c’est le métalangage. » Deuxiémement, c’est donc par l’ouverture d’un champ
aveugle au revers de la photographie que cette fiction s’annonce, se devine, sous une forme
encore problématique, interrogative. Le champ aveugle, et cela est vrai du cinéma aussi, est en
ce sens l’embrayeur d’une fiction transversale ou, pour reprendre le terme que R.B., dans « Le’ troisiéme sens », emprunte a Eisenstein, verticale, qui est celle du Spectator. Embrayeur est bien le terme qui convient, puisque c’est précisément du punctum (ou du signifiant obtus) que dérive l’énonciation du Spectator. En termes lacaniens, on pourrait dire que c’est le signifiant du désir de l’ Operator, en tant que désir du Spectator. Si « jai envie de rencontrer Bob Wilson »,
c’est bien parce que cette rencontre a déja eu lieu, irréparablement shiftée dans le punctum irrepérable de la photographie, et que dans ce punctum git un désir inconscient, promesse d’avenir. « Le punctum est alors une sorte de hors-champ subtil, comme si ’image langait le désir au-dela de ce qu’elle donne 4 voir...» (C.C., p. 93). Le punctum, c’est la lettre volée. Elle est volée 4 l’Operator, mais plus encore 4 l’espace pho-
tographique, voire photogrammatique, ot elle gisait inapergue, et glissée dans un autre espace,
une autre enveloppe, un autre texte, avec un autre cachet, celui de la littérature, voire du romanesque. C’est ainsi qu’on trouve dans « La Chambre claire » cette continuité narrative, ce récit 4 la premiére personne, cette motion en quelque sorte au premier degré — tout ce qui tourne, mais tout le texte tourne, autour de la photographie du Jardin d’Hiver, laquelle est dérobée a nos yeux non pas, comme feint de le croire le narrateur, parce qu’elle ne saurait avoir de sens pour nous, ni parce que nous la profanerions de notre regard, mais simplement parce qu’elle est convertie en texte, en littérature ~, pour la premiére fois, ce sujet douloureux, branché sur la vérité de sa douleur, qui sépare le risque romanesque de l’analyse structurale.
Il faut donc distinguer deux hors-champ. Il y a en effet le hors-champ diégétique du cinéma, dont Bazin a relevé le réle structural dans la croyance implicite que Je personnage, sorti du champ, continue a vivre et a agir au dehors (il peut donc y réapparaitre a tout instant, identique
a lui-méme ou sous un avatar). Nous appellerons ce hors-champ le hors-champ étoffé, précisément pour opposer a l'autre, celui que fait surgir R.B. et qw’il nomme le hors-champ subtil, de méme que Damourette et Pichon, je crois, opposent la personne étoffée a la personne subtile,
c’est-a-dire le moi au Je du discours, shifter. Le hors champ subtil apparait dans la photographie
avec le punctum, dans le photogramme ou Ia photo de film avec le sens obtus. Dans le film en
mouvement il est généralement occulté, refoulé, par ’imaginaire du hors-champ étoffé (dans le suspense par exemple)- Le spectateur a affaire 4 un procés apparemment sans sujet, c’est la béatitude, la fonction hypnogéne du cinéma narratif normal. Seul le cinéma moderne double
ou refend le hors-champ étoffé d’un hors-champ subtil, en appelle a la place du spectateur, 4 son énonciation. Mais cette place, quelle est-elle ? Ce n’est pas le fauteuil, bien stir. Cette place
est sur Pécran, dans une soudaine opacité ou étrangeté de la scéne, dans les tableaux de Syber-
berg, Ruiz, Godard, Antonioni, etc. [1 se crée alors un vacillement de la représentation, un vertige, une béance.
Dans un autre texte sur le cinéma, « Diderot, Brecht, Eisenstein », R.B. avait note ce bascu-
lement. « Au théatre, au cinéma, dans la littérature traditionnelle, les choses sont toujours vues
de quelque part, c’est le fondement géométrique de la représentation : il faut un sujet fétichiste pour découper ce tableau. Ce lieu d’origine est toujours la loi : loi de la société, loi de la lutte, loi du sens. (...) Pour que la représentation soit réellement privée d’origine et excéde sa nature géométrique sans cesser d’étre représentation, le prix A payer est énorme: ce n’est rien moins
BARTHES
LE HORS-CHAMP
SUBTIL
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que ja mort. Dans Vampyr de Dreyer (...) la caméra se proméne de la maison au cimetiére et capte ce que voit le mort : tel est le point-limite on la représentation est déjouée : le spectateur
ne peut plus occuper aucune place, car il ne peut identifier son ceil aux yeux fermés du mort ;
le tableau est sans départ, sans appui, c’est une béance. » (In « Cinéma : théorie, lectures », Ed. Klincksieck, 1973). Le film de Dreyer marque en effet un point-limite, je dirais celui of se conjoignent impossiblement le « hors-champ étoffé » et le « hors-champ subtil ». Au-dela de cette limite commence, non le fantastique, mais avant-garde, lautre cinéma. Cest cet autre cinéma que R.B. sollicitait dans le photogramme eisensteinien, c’est celui qui
le sollicitait et forcait sa « résistance » dans les salles. Mais il faut done que ce « hors-champ subtil » de son dernier livre, par quoi l’image semble
« lancer le désir au-dela de ce qu’elle donne 4 voir », ot ? « vers ’excellence absolue d’un tre, corps et Ames mélés », il faut donc que ce mouvement du désir aient é1é cassés net, et que toutes
les photographies de « La Chambre claire », qui nous racontent l’histoire de ce désir et tournent
autour de l’excellence absolue d’un étre, ce soit comme oblitérées par sa mort Téelle, comme voilées par ses yeux fermés, que nous les voyions désormais. P. B. P.S.;
«La Chambre claire » était dédiée 4 « L’Imaginaire » de Sartre.
BARTHES PAR JEAN-LOUIS SCHEFER Les pages récemment écrites sur la photographie de sa mére enfant, de sa « petite fille », cons-
tituaient peut-étre, pour! la premiére fois, la parole dun homme ne s’adressant plus qu’au mys-
tére de la profondeur et a Porigine de cette énigme qui n’était plus composée pour plaire a qui-
conque. Le début de ce secret est la mort? Je garde pour cet homme une affection qui n’a pas désespéré, A cause sans doute de cette voix calme, derriére laquelle et comme l’objet qu’elle portait, se faisait entendre la trés jeune maitrise d’une enfance. II y avait chez cet homme et dans son élocution un savoir d’enfant sur tout le savoir. Cela est l’origine de cette science et cela qui justement ne peut fabriquer du pouvoir (cette subjectivité qui s’est efforcée de rendre possible son origine 4 travers les objets du monde humain), et dont j’ai parfois regretté qu’il ne pit conduire 4 une exigence du plus improbable (au désir d’un autre monde dans notre monde — 4 ce désir « mystique » qui tient de la consomption de tout objet), cela méme tenait au plus loin de lui la moindre vulgarité. Ses derniers textes sont pour moi le miracle de la pensée la plus simple dans laquelle un art maintenait ce qu’il faut appeler une tenue, c’est-a-dire ce trés particulier contenu qui nous donnait comme objet aimable une forme. Cela n’était encore que la possibilité de parler des objets les plus proches de la culture et de ce qui en elle est l’ouverture (et, proprement, l’invention)
du corps émotionnel. J’ai donc appris quelque chose de cet homme; je lui dois d’avoir pris la décision d’écrire, c’est4-dire de publier. II m’a montré a vingt ans que le travail était une technique, qu’il importait 4 cet Age « philosophique » de le résoudre jusque dans les gestes et les objets les plus simples puisque ceux-ci gardent comme le mystére de l’annulation particuliére du temps durant lequel
tout notre langage écrit cesse de se destiner manifestement 4 quelqu’un (je ne puis résumer autrement ce qui n’était pas un enseignement : j’ai paradoxalement appris tout autrement a travailler, 4 choisir du papier, des crayons, des plumes et a respecter ce temps-la qui s’enchainait aux objets, autour duquel l’essentiel de ma vie s’est mis 4 tourner). Je n’ai pas, en parlant avec cet homme, appris de la philosophie ni l’histoire de la littérature, etc.; j’en savais, en quelque sorte, plus que lui mais j’ai compris que tout cela pouvait habiter en moi, m’appartenir et que, de quelque maniére, un second point de gravité était déja né attendant le corps (pouvant coincider avec l’origine du monde écrit) qui ne viendrait jamais autour de Ini, faire masse, composer; c’était sans doute déja qu’écrire était fabuleusement vivre sous la double prescription d’une vérité flottante et d'une urgence mystérieuse, que c’était aussi rem-
plir vainement le programme fou de tel corps d’ écriture, comme une masse d’idéogrammes qui maura jamais de naissance et dont le premier point apparu, flottant en dehors de toutes les choses, ne sera jamais qu "un reste. p ai appris qu’il n’existe pas de maitre, que Ia solitude peut étre le mi/ieu méme d’un travail, ni sa fin, ni sa fatalité, ni sa vérité.
Et qu’il existe comme une perspective de vérité dans tout ce que nous faisons — celle-ci n’est peut-étre que l’espoir de toucher un étre humain encore inimaginé, c’est-a-dire vivant réellement hors de nous ou de notre passion.
J'ignore peut-étre le contenu des livres de cet ami (les livres n'ont plus pour moi de contenu depuis longtemps), leur particuliére matiére d’idée me frappe encore. Je n’y ai pas appris une technique, un regard, une facon, ils m’ont renvoyé a cette urgence d’écrire mes propres livres, c’est-a-dire a la vraie déshérence de toute subjectivite qui rest pas livrée 4 tout autre dans l'objet méme qui en dépasse les données. Dans sa pauvreté méme, dans la misére de son résultat, cela rest pas un travail solitaire, i] est situé au plein ceeur de notre espéce mais la précisement ou
n’existe aucun ceil pour voir et ce point de naissance du monde écrit et quoi que ce soit qui res-
semble encore 4 un homme. C’est pourtant 1a, dans cet abri mystérieux, en cet intérieur d’euxmémes ouvert au vent le plus violent (a ce reste de souffle du paradis terrestre qui fait la tempéte tragique, écrivait Benjamin), c’est 1a seulement dans la matiére de leur langage et de leur histoire que des hommes se parlent. C’est 1a seulement et tout d’abord qu’est le drame de tout notre temps car cela méme peut disparaitre. C’est pour avoir parlé trés jeune 4 cet homme que je dois d’avoir compris et gardé ’inquiétude de cette fragilité historique de notre langage, c’est-a-dire de ce qui constitue notre espéce. Et que cela méme dont jespérais jeune atteindre le sublime, était un geste humain, c’est-a-dire nécessitant, de plus en plus, la plus grande humilité. Pignorais, a vrai dire, qu’il y avait la quelque chose qui me conduisait 4 une espéce de pauvreté. Cet ami vient de mourir, il y a quelque chose d’inavouable dans cet événement que j’ai redouté si longtemps autrefois lorsque, cessant d’étre jeune j homme, le poids de cette amitié disparaissait sans changer ou qu’un doute ‘pesait sur la vérité de ce que j’avais appris (doutant, par
exemple, de la vérité qui était pour moi dans ce talent qui, certainement, ne cessait de se représenter sams rien nVapprendre ni sans pouvoir porter les choses les plus simples ]4 of elles ne sont pas des pensées banales). Je ne sais comment avouer qu’une telle mort soulage quelque chose. Ceci est certes lié comme la dimension ajoutée aun a événement dont la portée serait intérieure; et pourtant ce corps désormais est attaché 4 une espéce d’intériorité du temps telle qu’un semblable événement ne représente plus rien pour moi. Car au fond je ne puis malheureusement dire que ceci : cette présence et ce talent étaient devenus trés lourds... je lui dois cependant beaucoup, sans doute d’avoir di comprendre que je devais, en écrivant, donner ma vie 4 un temps sans aucune mesure. Quelque chose cependant, et c’est cela qui démunit le plus, est de nouveau remis au temps que nous ne pouvons qu ’imaginer, c’est-a-dire A une sorte de virtualité impossible.
Cependant cette mort d’un ami cher soulage inexplicablement quelque chose comme la menace de sa mort. Comme les personnages sans identification possible dans les photographies de famille et qui tombent hors de la généalogie s’incrustant fortement et sans mesure dans une image du temps, s’attachant trés faiblement au bord extérieur de notre temps, ne gardant et n’engendrant pas le mystére d’avoir pu vivre en nous. Aucune mort ne nous appartient; nous appartient seulement quelque chose comme une ombre en plus, quelques moments pendant lesquels nous sommes absents du monde en pensant 4 quelqu’un qui n’est plus 1a et a qui —je ne sais si c’est par convention, par délicatesse ou peur d’une contagion de la mort en nous — nous ne pourrons plus jamais, tant que nous aurons un corps, parler 4 voix haute - ni méme, je le crains, chuchoter probablement. Les morts font en nous une espéce de dureté qui accompagne pourtant la tendresse ou la mélancolie de leur départ. Je ne puis résumer ici un enseignement qui est resté improbable, je ne crois pas aux mots suprémement adressés. Il me vient une rage en pensant 4 la faiblesse domptée de cet homme (de ce qui a été sa culture, c’est-A-dire sa maniére de distance). Je ne peux sans doute rien dire
de ce qu'il a écrit, cela s’est éloigné de moi depuis quelques années. Je souffre de penser 4 la faiblesse de cet homme et a sa peur de quelque chose d’essentiel qu’il n’a pas pris le temps de voir, Je souffre par cet ami trés proche, comme tous ceux qui ont bien connu et lui avaient gardé une affection réelle, qu’il se soit détourné avec talent de ce qui était le plus mortel. Je ne puis me retenir de lui adresser les pensées injustes, car il n’est pas vrai de cet ami qu’il ne fat que son charme et sa délicatesse. Cet homme a été injuste, il a été inattentif, frivole; il a donc
eu cette passion calme pour ce qui était vivant, il a donc mesuré probablement quelque chose en chacun de ses lecteurs. Notre devoir est d’étre injustes envers les morts parce qu *ils nous font beaucoup plus exiger de nous-mémes, parce que dans la disparition des amis les plus chers, inéluctablement, la vulgarité s’accroit autour de nous; elle tient aussi, pour une grande part, 4 notre désir de vivre. Nous visons depuis longtemps avec la mort. Mon affect ni mon sentiment ne sont pas plus grands A proportion de la célébrité de cet ami disparu. Ils tiennent aussi 4 ’importance de la tache inaccomplie : c’est une ceuvre de civilisation que Barthes avait entreprise au milieu de nous. C’est 4 la détresse sans fond de l’espéce humaine que je pense en voyant cette ceuvre, C’est seulement de la vanité immédiate de notre art que je tremble aujourd’hui. Pensant a cette augmentation de la distance anthropologique qui a été le talent le plus particulier de cette ceuvre (tous les objets de savoir, toutes les pratiques ont changé leur distance a notre corps et 4 notre langage par l’effet de cette ceuvre, elle fut méme Ia révélation que ces distances étaient variables), quelque chose dans la définition de notre vie 4 certainement vu varier sa proportion.
Jean-Louis Schefer
ROLAND
BARTHES
ROLAND
BARTHES
CHER
ANTONIONI
PAR ROLAND
BARTHES
Cher Antonioni... Dans sa typologie, Nietzsche distingue deux figures : le prétre et l’artiste. Des prétres, nous en avons aujourd’hui 4 revendre : de toutes religions, et méme hors religion ; mais
des artistes?
Je voudrais, cher Antonioni, que vous me prétiez un instant quelques traits
de votre ceuvre pour me permetire de fixer les trois forces, ou, si vous préférez, les trois vertus, qui constituent 4 mes yeux l’artiste. Je les nomme tout de suite : la vigilance, la sagesse et la plus paradoxale de toutes, la fragilité. Contrairement au prétre, l’artiste s’étonne et admire ; son regard peut étre critique,
mais i] n’est pas accusateur : l’artiste ne connait pas le ressentiment. C’est parce que
vous &tes un artiste que votre ceuvre est ouverte au Moderne. Beaucoup prennent le Moderne comme un drapeau de combat contre le vieux monde, ses valeurs compromises ; mais pour vous, le Moderne n’est pas le terme statique d’une opposition facile ;
fe Moderne est bien au contraire une difficulté active 4 suivre les changements du Temps, non plus seulement au niveau de la grande Histoire, mais a l’intérieur de cette
petite Histoire dont l’existence de chacun de nous est la mesure. Commencée au lendemain de la demiére guerre, votre ceuvre est ainsi allée, de moment en moment, selon un mouvement de vigilance double, au monde contemporain et 4 vous-méme ; chacun
de vos films a été, 4 votre propre échelle, une expérience historique, c’est-a-dire l’abandon d’un ancien probléme et la formulation d’une nouvelle question ; cela veut dire que
vous avez vécu et traité Vhistoire de ces trente derniéres années avec subtilité, non comme la matiére d’un reflet artistique ou d’un engagement idéologique, mais comme une substance dont vous aviez 4 capter, d’ccuvre en oeuvre, le magnétisme. Pour vous,
les contenus et les formes sont également historiques ; les drames, comme vous l’avez dit, sont indifféremment psychologiques et plastiques. Le social, le narratif, le névro.tique, ne sont que des niveaux, des pertinences, comme on dit en linguistique, du monde total, qui est Pobjet de tout artiste : il ya succession, non hiégrarchie des intéréts.
A proprement parler, contrairement au penseur, un artiste n’évolue pas ; il balaye, A la fagon d’un instrument trés sensible, le Nouveau successif que lui présente sa propre histoire : votre ceuvre n’est pas un reflet fixe, mais une moire ot passent, selon Vinclinaison du regard et les sollicitations du temps, les figures du Social ou du Passionnel, et celles des novations formelles, du mode de narration a l’°emploi de la Couleur. Votre souci de l’époque n’est pas celui d’un historien, d’un politique ou d’un moraliste, mais plutét celui d'un utopiste qui cherche a percevoir sur des points précis le monde nouveau, parce qu’il a envie de ce monde et qu’il veut déja en faire partie. La vigilance de Vartiste, qui est la votre, est une vigilance amoureuse, une vigilance du désir. Jappelle sagesse de l’artiste, non une vertu antique, encore moins un discours médio-
cre, mais au contraire ce savoir moral, cette acuité de discernement qui lui permet de ne jamais confondre le sens et la vérité. Que de crimes l’humanité n’a-t-elle pas commis au nom de la Vérité! Et pourtant cette vérité n’était jamais qu’un sens. Que de guerres,
de répressions, de terreurs, de génocides, pour le triomphe d’un sens ! L’artiste, lui, sait que le sens d’une chose n’est pas sa vérité ; ce savoir est une sagesse, une folle sagesse, pourrait-on dire, puisqu’elle le retire de la communauté, du troupeau des fanatiques et des arrogants.
Tous les artistes, cependant, n’ont pas cette sagesse : certains hypostasient le sens.
Ce texte a été prononcé par Roland Barthes a Bologne, a l'occasion d’un homrnage récent consacré 4 Antonioni.
Cette opération terroriste s’appelle généralement le réalisme. Aussi, quand vous déclarez (dans un entretien avec Godard) : « J’éprouve le besoin d’exprimer la réalité dans des termes qui ne soient pas tout 4 fait réalistes », vous témoignez d’un sentiment juste
du sens : yous ne l’imposez pas, mais vous ne l’abolissez pas. Cette dialectique donne
ROLAND
410
a vos films (je vais employer de nouveau le méme mot) une grande subtilité : votre art consiste 4 toujours laisser la route du sens quverte, et comme indécise, par scrupule. C’est en quoi vous accomplissez trés précisément la tache de l’artiste dont notre temps a besoin : ni dogmatique, ni insignifiant. Ainsi, dans vos premiers courts métrages sur les ébouecurs de Rome ou la fabrication de la rayonne 4 Torviscosa, la description critique d’une aliénation sociale vacille, sans s’effacer, au profit d’un sentiment plus
pathétique, plus immédiat, des corps au travail. Dans 1/ grido, le sens fort de Poeuvre est, si ’on peut dire, Pincertitude méme
du sens:
l’errance d’un homme
qui ne peut
nulle part confirmer son identité et ’ambiguité de la conclusion (suicide ou accident)
entratnent le spectateur 4 douter du sens du message. Cette fuite du sens, qui n’est pas
son abolition, vous permet d’ébranler les fixités psychologiques du réalisme : dans Des-
erto rosso, la crise n’est plus une crise de sentiments, comme dans L’Eclisse, car les sen-
timents y sont sérs (l’héroine aime son mari): tout se noue et fait mal dans une zone
seconde ot les affects — le malaise des affects — échappe 4 cette armature du sens qu’est le code des passions. Enfin — pour aller vite — vos derniers films portent cette crise du
sens au ceeur de l’identité des événements (Blow up) ou des personnes (Profession : Reporter). Au fond, au fil de votre ceuvre, il y a une critique constante, a la fois douloureuse et exigeante, de cette marque forte du sens, qu’on appelle le destin. Cette vacillation — faimerais mieux dire avec plus de précision : cette syncope du
sens, suit des voies techniques, proprement filmiques (décor, plans, montage) qu’il ne
m/’appartient pas d’analyser, car je n’en ai pas la compétence ; je suis ici, me semble-t-il, pour dire en quoi votre ceuvre, au-dela du cinéma, engage tous les artistes du monde
contemporain : vous travaillez a rendre subtil le sens de ce que "homme dit, raconte, voit ou sent, et cette subtilité du sens, cette conviction que le sens ne s’arréte pas gros-
siérement a [a chose dite, mais s’en va toujours plus loin, fasciné par le hors-sens, c’est
celle, je crois, de tous les artistes, dont Pobjet n’est pas telle ou ce phénomene étrange, la vibration. L’objet représenté vibre, au Je pense au mot du peintre Braque: « Le tableau est fini quand pense 4 Matisse dessinant un olivier, de son lit, et se mettant,
telle technique, mais détriment du dogme. il a effacé l’idée. » Je au bout d’un certain
temps, a observer les vides qui sont entre les branches, et découvrant que par cette nou-
velle vision il échappait 4 l’image habituelle de l’objet dessiné, au cliché « olivier ». Matisse découvrait ainsi le principe de l’art oriental, qui veut toujours peindre le vide, ou plutét qui saisit ’objet figurable au moment rare ot le plein de son identité choit brusquement dans un nouvel espace, celui de P'Interstice. D’une certaine maniére, votre art est lui aussi un art de l’Interstice (de cette proposition, L’Avventura serait la démonstration éclatante), et donc, d’une certaine maniére aussi, votre art a quelque rapport avec l’Orient. C’est votre film sur la Chine qui m’a donné l’envie d’en faire le voyage ; et si ce film a été provisoirement rejeté par ceux qui auraient dii comprendre que sa force d’amour était supérieure a toute propagande, c’est qu’il a été jugé selon un réflexe de pouvoir et non selon une exigence de vérité. L’artiste est sans pouvoir, mais il a quelque rapport avec la vérité ; son ceuvre, toujours allégorique si c’est une grande ceuvre,
la prend en écharpe ; son monde est l’Indirect de la vérité.
Pourquoi cette subtilité du sens est-elle décisive? Précisément parce que le sens, dés lors qu’il est fixé et imposé dés lors qu’il n’est plus subtil devient un instrument, un enjeu du pouvoir. Subtiliser le sens est donc une activité politique seconde, comme I’est
tout effort qui vise a effriter, a troubler, 4 défaire sans danger. Aussi la troisiéme vertu du Vartiste latin), c’est sa fragilité : artiste n’est jamais stir de ple mais sérieuse : son effacement est une chose
le fanatisme du sens. Cela ne va pas (fentends le mot « vertu » au sens vivre, de travailler : proposition simpossible.
La premiére fragilité de l’artiste est celle-ci: if fait partie d’un monde qui change,
mais lui-méme change aussi ; c’est banal, mais pour artiste, c’est vertigineux ; car il ne sait jamais si ’ceuvre qu’il propose est produite par le changement du monde ou par le changement de sa subjectivité. Vous avez toujours été conscient, semble-t-il, de cette
relativité du Temps, déclarant, par exemple, dans un interview : « Si les choses dont nous parlons aujourd’hui ne sont pas celles dont nous parlions tout de suite aprés la guerre, c’est qu’en fait le monde autour de nous a changé, mais que nous aussi nous
avons changé. Nos exigences ont changé, nos propos, nos thémes. » La fragilité est ici celle d’un doute existentiel qui saisit l’artiste au fur et 4 mesure qu’il avance dans sa vie et dans son ceuvre ; ce doute est difficile, douloureux méme, parce que I’artiste ne
sait jamais si ce qu’il veut dire est un témoignage véridique sur le monde tel qu’il a changé, ou le simple reflet égotiste de sa nostalgie ou de son désir : voyageur einsteinien,
BARTHES
CHER ANTONIONI
it
il ne sait jamais si c’est le train ou l’espace-temps qui bouge, s’il est témoin ou homme de désir.
Un autre motif de fragilité, c’est paradoxalement, pour l’artiste, la fermeté et ’insistance de son regard. Le pouvoir, quel qu°il soit, parce qu’il est violence, ne regarde jamais ; s'il regardait une minute de plus (une minute de trop), il perdrait son essence de pouvoir. L’artiste, lui, s’arréte et regarde longuement, et je puis imaginer que vous vous &tes fait cinéaste parce que la caméra est un ceil, contraint, par disposition tech-
nique, de regarder. Ce que vous ajoutez a cette disposition, commune a tous les cinéas-
tes, c’est de regarder les choses radicalement, jusqu’a leur épuisement. D’une part vous regardez longuement ce qu’il ne vous était pas demandé de regarder par la convention
politique (les paysans chinois) ou par la convention narrative (les temps morts d’une
aventure). D’autre part votre héros privilégié est celui qui regarde (photographe ou
reporter). Ceci est dangereux, car regarder plus longtemps qu’il n’est demandé (j’insiste
sur ce supplément d’intensité) dérange tous les ordres établis, quels qu’ils soient, dans la mesure ot, normalement, le temps méme du regard est contrélé par la société : d’ou, lorsque l’osuvre échappe 4 ce contréle, la nature scandaleuse de certaines photogra-
phies et de certains films : non pas les plus indécents ou les plus combattifs, mais simplement les plus « posés ». L’artiste est donc menacé, non seulement par des artistes censurés par l’Etat, tout au long de pérante ~, mais aussi par le sentiment collectif, trés bien se passer d’art: l’activité de l’artiste
le pouvoir constitué — le martyrologue i’Histoire, serait d’une longueur désestoujours possible, qu’une société peut est suspecte parce qu’elle dérange le
confort, la sécurité des sens établis, parce qu’elle est a Ia fois dispendieuse et gratuite, et parce que la société nouvelle qui se cherche, a travers des régimes trés différents, n’a
pas encore décidé ce qu’elle doit penser, ce qu’elle aura 4 penser du /uxe. Notre sort
est incertain, et cette incertitude n’a pas un rapport simple avec les issues politiques que nous pouvons imaginer au malaise du monde; il dépend de cette Histoire monumentale, qui décide d’une fagon 4 peine concevable, non plus de nos besoins, mais de nos désirs.
Cher Antonioni, j’ai essayé de dire dans mon langage intellectuel les raisons qui font
de vous, par dela le cinéma, l’un des artistes de notre temps. Ce compliment n’est pas simple, vous le savez ; car étre artiste aujourd’hui, c’est 14 une situation qui n’est plus
soutenue par la belle conscience d’une grande fonction sacrée ou sociale ; ce n’est plus
prendre place sereinement dans le Panthéon bourgeois des Phares de l"Humanité ; c’est,
au moment de chaque ceuvre, devoir affronter en soi ces spectres de la subjectivité moderne, que sont, dés lors qu’on n’est plus prétre, la lassitude idéologique, la mauvaise
conscience sociale, l’attrait et le dégoiit de l’art facile, le tremblement de la responsabilité, l’incessant scrupule qui écartéle l’artiste entre la solitude et la grégarité. Il vous faut donc aujourd’hui profiter de ce moment paisible, harmonieux, réconcilié, ob toute une collectivité s’accorde pour reconnaitre, admirer, aimer votre ceuvre. Car demain
le dur travail recommencera.
Roland Barthes
« Cher ami, Merci pour
« La Chambre claire » qui est un livre lumineux et trés beau & la fois.
Cela m’étonne que tu dises au chapitre trois étre « un sujet ballotté entre deux langages,
l'un expressif, l'autre critique », et tu confirmes cette opinion dans ton extraordinaire premiére legon au College de France.
Mais qu’est-ce que l'artiste sinon un sujet ballotté entre deux langages lui aussi, un lan-
gage qui exprime, l'autre qui n’exprime pas? C'est toujours ainsi. Les drames inexorables et inexplicables de la création artistique. »
Sétais en train d’écrire cette lettre quand 1a nouvelle de la mort de R.B. mest arrivée par téléphone. Je ne savais pas qu’il avait eu un accident et je suis resté sans souffle,
avec une douleur aigué dans la téte. La premiére chose que j'ai pensé a été celle-ci: voila, il y a un peu moins de douceur et d’intelligence dans le monde maintenant. Un peu moins d’amour. Tout l’amour qu’il mettait @ vivre et a écrire dans sa vie et dans
son écriture.
Je crois que plus nous ayancerons dans ce monde qui lui, regresse brutalement, plus de ces « vertus » qui étaient les siennes nous sentirons le manque. Michelangelo Antonioni
ee Samuel Fuller
ae
THE
BIG RED ONE
LA FUREUR DU RECIT PAR
SERGE
DANEY
Peut-étre verrons-nous un jour The Big Red One. Non pas la version tronquée qui, sous ce titre, représentera les Etats-Unis 4 Cannes, mais la fresque de quatre heures qui est, sinon le meilleur film de Samuel Fuller, du moins son projet le plus personnel et le plus ambitieux. Un projet auquel il pensait déja « quand les Cahiers n’existaient pas encore », comme il le dit 4 Bill Krohn et 4 Barbara Frank dans Ventretien dont nous publions la premiére partie dans ce numéro. Le film que nous verrons fin mai, trente-cing ans aprés que son auteur en ait eu lidée,
ne sera qu’une partie du film que Fuller a réellement tourné. Double décalage dont le film risque de patir. Voyons pourquoi.
Le spectateur a zéro. Si ses films ont tant plu 4 (une partie de) la critique francaise des années cinquante (et ceci jusqu’a son film le plus extréme, The Naked Kiss, 1963), si Fuller fut adopté aux Cahiers comme un cinéaste moderne, c’est justement parce qu'il fut, plus qu’aucun autre américain, un cinéaste obsédé par lidée d’actualité. Méme quand il racontait des événements du passé, il procurait toujours ce sentiment de « premiére fois », d’invention du cinéma, comme
si personne n’avait filmé avant lui. D’une part il s’intéressait aux coulisses de I’Histoire ou a
ses paradoxes (ses héros sont toujours des imposteurs : un faux baron, un faux gangster, un faux sioux, un faux fou), d’autre part ses récits avaient toujours une dimension fondatrice (Bob Ford voué a rejouer au théatre comment il a tué Jessie
James, l’adresse au spectateur a la fin du Juge-
ment des fléches : «ja fin de cette histoire, c’est vous qui l’avez écrite »). Car il y a chez Fuller un journaliste de guerre et un éducateur fou, II part avec une idée implicite : /e spectateur ne sait rien — ou presque.
Pour dire en deux
mots
qui sont le baron
de I’Arizona, le sergent
O’Meara, le Verwolf ou Hitler, Fuller ne s’appuie jamais sur un supposé-savoir du spectatreur. Un spectateur qu’il doit imaginer comme lui : autodidacte et pressé. Vexé d’étre tenu pour plus ignare qu’il n’est, le public « éclairé » a toujours détesté les films de Fuller et les a couvert
dinsultes, car ce qui géne - ou au contraire sidére et emporte l’adhésion — chez lui, c’est moins ses convictions idéologiques (Fuller n’est pas de gauche) que ce précipité entre l’information (tout ce qui peut se dénoter, tout ce qui a un nom) et l’embrayage fictionnel (tout ce qui peut
se connotes, se travestir). Prenons un exemple : comment dans Le Jugement des fleches dire vite que la guerre de Sécession vient de se terminer ? On peut, bien siir, filmer la manchette d’un
1. Conséquence:
i] n’y a pas
de
figurants chez Fuller. Ou alors: tous sont des figurants. Il faudra écrire un
jour Phistoire du cinéma du point de
yue de celui quin’a d’autre destin que de «faire figure». Chez Fuller comme le remarque justement Biette (Cahiers, 309), Wimporte qui a une histoire 4 raconter, un destin a lui: tout personnage est susceptible d’étre
principal. Pas de hiérarchie. Nous
journal ou un figurant hagard qui annonce Ja nouvelle : cela va vite, mais la force de Fuller, justement, c’était de filmer la reddition de Lee que l’on voit marcher vers Grant, rapidement, sans emphase, presque en insert. (1) C’est 14 que Fuller est moderne, dans le vertige de l’actualité et du manque provisoire de perspective. Dans un petit film fauché, admirable et prémonitoire (Verboten 4), il rejoint le Rossellini d’ Allemagne année zéro. On pense aussi.A Rossellini en voyant The Big Red One : le spec-
tateur et les soldats découvrent en méme temps la guerre et plus que la guerre : les paysages et
{es populations qui lui servent de fond et de réserve. On pense aussi 4 Godard, autre moderne, sauf que chez Godard la passion de la dénotation (le retour a zéro et la fascination de ce retour) a fini par l’emporter sur le gofit du récit. Chez Fuller, c’est tout le contraire : le récit va tout emporter, tout faire dériver, tout fausser. J.-L, G. raconte peu, S.F. raconte trop. L’un ralentit,
sommes dans lidéologie «tout le monde a ses raisons », comme chez Renoir, Bufiuel ou Hawks. Ainsi, les
autre fuit en avant. Mais le résultat est le méme : ils deviennent des marginaux, des cinéastes
ils les gradés, Jes grands hommes au détour d’un plan. Dans ’histoire du cinéma, c’est le couple acteur professionnel/non acteur qui a périmé la
Ne pas pouvoir ne pas raconter. Il y avait donc un Fuller « auteur », un indépendant que la machine hollywoodienne ayait fini par rejeter (les auteurs, elle les broie, t6t ou tard, c’est bien
obscurs, les sans-grade
rencontrent-
dangereux.
connu). Maisil y a toujours ev un Fuller américain, américanissime méme, moins pour ses idées
14 politiques (Fuller aime son pays, mais pas les communistes) que parce que ses films portent a
une sorte d'incandescence le trait qui a toujours fait la force du cinéma américain : une incapacité G ne pas tout transformer en récit. Et, qui plus est, en récit fondateur. Je ne vois que Gance A qui on puisse le comparer pour cette passion de raconter qui ne connait ni tabous, ni limite, ni décence — ni bon ou mauvais gofit. Fuller est voué a la fiction, aux histoires qu’on raconte, comme d’autres le sont 4 une drogue:
il est « accraché » a la fiction. (2)
Cette fureur a pu se donner libre cours dans les films B des années cinquante. Paradoxalement, il me semble que cette méme fureur est la raison qui a fait que, contre toute attente, Sam Fuller qui avait de l’avance sur tout le monde, n’a pas tiré les marrons du feu qu’il avait si fort (avec d’autres : Ray) contribué 4 allumer. Il lui a manqué d’étre davantage idéologue, de mieux
savoir ménager une bonne place a ses spectateurs afin de les unifier contre quelque chose(3). Paradoxe, parce que l’idéologie (les discours tout faits, la propagande, la langue de bois), c’est son sujet, sa matiére de prédilection, le meilleur carburant de ses fictions. Autre point commun avec Godard : la langue de bois l’intéresse, lui fait horreur ef plaisir. Les films, eux, partiront
de la langue et mettront le feu au bois. Un feu ambigu. Fuller journaliste et Fuller éducateur se rejoignent (pendant la guerre il écrit des romans que les soldats lisent au front) : ils doivent parler ayec les mots de Ia tribu. La guerre n’est jamais que l’expérience-limite de la richesse des sensations ef de la pauvreté du langage. L’actualité n’est jamais que le choc des deux. Et se sentir dans l’actualité, c’est parler avec les mots de tous, les mots des media (pour ce qu’ils sont et avec ce dont ils sont. lourds), tout en faisant l’expérience — barbare ou raffinée — de leur inadéquation A ce qui se passe waiment. Mettre ces mots en cause ou entre guillemets, c’est bien sfir élever le débat, gagner en intelligence, mais perdre le vertige de se sentir actuel — c’est-4-dire vivant. Les films de Fuller partent de ce qui semble stable, fixe, érigé et costumé, donc de l’imaginaire américain moyen (un imaginaire spontanément raciste), pour ruiner en cours de route toute
appartenance, toute identité. Plus par excés de fiction que par souci critique. Je ne crois pas que Jes grands ameéricains (Griffith ou Welles) aient procédé autrement : jamais en mettant des guillemets aux mots de la tribu, mais plutét par excés, déréglement, gichis, glissement de terrain. La danse macabre comme forme filmique.
The ‘Big Red One est, dans sa forme actuelle, un
film de guerre traditionnel (comme on n’en fait plus: nous sommes dans l’aprés-Apocalypse Now), superbement filmé, avec précision et sécheresse. Ce que l’on peut reconstituer du projet fullerien donne 4 imaginer un film plus ample: une traversée de toute la Seconde Guerre mondiale vue a travers les périgrinations d’un régiment et, dans ce régiment, d’une escouade : quatre hommes plus un, le Sergent, joué par un Lee Marvin vidé de toute expression. Ii y a donc ces quatre personnages indestructibles (on verra pourquoi) qui traversent des pays qu’ils ne connaissent pas (I’Algérie, la Sicile, 1a France, la Belgique, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne...).
Ils y rencontrent d’autres soldats, amis et ennemis, des collaborateurs, des résistants et, a la fin, quand tout semble fini, ce sont eux qu’on envoie libérer, ouvrir et découvrir les camps de la mort. L’idée traditionnelle de Fuller sur la guerre, c’est qu’elle se réduit 4 une seule question : tué ou étre tué. Le reste ne serait que bavardage. Idée irréfutable, mais courte. Certes, ses films
ont toujours tourné autour de la question de identification (a Pautre, a Vidéal, a l'autre-idéal) et aux aberrations d’un éternel « je Caime - je te tue ». Le double jeu des héros fulleriens les pro-
tége de la rencontre du double dont ~ tels William-Wilson — ils mourraient. Mais la guerre est
le moment ov cette rencontre a le plus de chances de se produire, ot on risque 4 chaque instant de croiser le regard de l’autre, de cet « ennemi » qui ne l’est que par jeu (que par je). Chez Fuller, cinéaste violent, la violence est toujours mimétique. Histoire interminable : celle des masques
qui ne tiennent pas (tout son cinéma est a I’image de la prodigieuse scéne d’ouverture de The Naked Kiss) et celle des idéologies qui ne tiennent guére mieux (au sens ou, selon la forte expression de Zinoviev, une idéologie c’est quelque chose que I’on « adopte », un certain type de masque donc). The Big Red One, opus magnum de S.F., est littéralement hanté par le désir d’en finir, d°inscrire le mot « fin » pour de bon. Comment 2(4) En radicalisant le mimétisme. « Tuer ou étre tué » est un choix truqué parce que, d’une certaine facon, celui qui tue meurt aussi. Pas dune mort nécessairement physique (bien que cela puisse arriver : le colonel pétainiste dans Pépisode algérien), mais parce qu’il devient la Mort méme. Sous les traits de quatre (trop beaux et trop jeunes) soldats : les quatre cavaliers de l’Apocalypse. Mettre un terme 4 la suite incal-
culable des identifications qui ratent et des masques qui tombent, c’est Ia transformer en une
danse macabre ov la vie est, au bout du compte, le masque le plus sir de la mort. Malgré les
coupes qui déséquilibrent le film, tout indique que Fuller a voulu cette danse macabre, cette maniére de faire avancer Ie récit (en boucle) et de « jouer la comédie », Je pense 4 Pépisode de la danse de Stephane Audran avec le rasoir et é€videmment 4 l’incroyable scéne du soldat allemand réfugié dans le crématoire, couché en position de tir sur un squelette calciné. C’est cette danse qui confére aux quatre « héros » du film leur invulnérabilité : un a un, sous le regard de leur chef, ce sergent sans nom dont Fuller dit qu’il est la Mort incarnée, ils passent dans l’autre
camp ~ celui oti Pidentification est devenue impossible, le camp des survivants. Celui qui sait
qu’il se survit 4 [ui-méme est déja mort. S.D.
THE BIG RED ONE fonction du figurant. C'est le geste rossellinien prélevant une star hollywoodienne (Ingrid Bergman) et la lachant au milieu des vrais pécheurs siciliens pour voir ce que cela donne. Geste d’une portée incalculable. 2. Fuller est un moraliste. Il est done excessif. {I va jusqu’au bout de Vidée du spectacle comme catharsis. Mais attention, ja catharsis n’est pas le travail du deuil. Elle est trés américaine. Elle permet de vivre avec ce qu'il ne faudrait pas (voir se) répéter. Mais elle ne permet pas du tout de penser lirréprésentable, elle ne permet pas de tenir compte de ce qui, a tel ou tel moment de l'histoire des hommes, interroge la figuration méme de cette histoire, sa « mise en fiction ». C’est 14 le sens du travail du deuil qui est, lui, trés européen: un soupgon qu’entre « fiction» et «documentaire » il faut trouver de nouvelles distances (cf. I’entreprise syberbergienne, durassienne, straubienne). Le cinéma modeme a donc été européen, pas américain (Holocauste est filmé comme du Minnelli). Sauf Fuller et quelques rares autres. Dans Verboten /, vingt ans dvant Holocauste, il ose faire se rencontrer les deux séries d’images: celles des stock-shots et celles de sa propre fiction, le documentaire et le studio. 3. Les héritiers de Fulter, ce sont les trois P. Penn, Peckinpak, Pollack. Plus malins que tui, ils ont été les maitres d’ceuvre de Paggiornamento idéologique des années soixante. Ils ont fait de la violence un théme de réflexion (4 gauche: Penn, a droite : Peckinpah), puis un théme figuratif, puis un motifdécoratif (beaucoup de ketchup mais de moins en moins de logique narrative). 4, La prande différence entre la vie etle cinéma, c’est qu’a la fin d’un film un peu d’écriture, le mot FIN, vient barrer une image. The Big Red Onea travers litinéraire du personnage joué par Marvin se demande 4 quelle condition il peut y avoir une fin des guerres (théme gancien). La réponse est littérale, teintée de pas mal @humour noir: il n’y aura plus de guerres si une guerre peut réellement prendre fin. Mais i] suffit d’un soldat quelque part qui ignore que l’armistice a été signé et qui continue a tuer {tels ces soldats japonais qui aujourd’hui encore «tiennent» des iléts dansle Pacifique} pour qu’il y ait une fatalité de retour de guerre. C’est ce qui arrive par deux fois 4 Lee Marvin, en 1918 et en 1945. Et c’est ce que le «happy end» final tente Wexorciser. Il suffit d'une balle de trop et le héros de guerre devient meurtrier de droit commun. Déja, dans Le Jugement des fléches, Rod Steiger tirait la derniére balle de la guerre — et ratait. II fallait rien moins qu’un film pour que cette baile retrouve enfin sa cible,
ENTRETIEN PAR
AVEC
BILL KROHN
SAMUEL ET BARBARA
FULLER
FRANK
1 THE BIG RED ONE Histoire du projet
ges, ce que j’ai fait avec un ov deux hommes de l’Armée et que
Cahiers. Vous avez parlé de ce film aux Cahiers en 63, quand vous étiez en train de travailler sur le livre, en 64...
pour moi — mon avocat avait fait le nécessaire. Done, instinctivement — et sans savoir pourquoi — je ne voulais pas étre impliqué dans un film du type « aventures de
Fuller. Je pensais 4 ce film avant que les Cahiers soient nés!
Cahiers. Comment cela a-t-il commencé? Fuller. Eh bien, en fait, ’y pensais... Dans toute guerre,
«si je voulais prendre un tel on un tel on verrait 4 mon retour». En d'autres termes, c’était trés vague; c’était trés bon
John Wayne»: pas quand cela concernait la Premiére sion d’Infanterie, parce que c’était une unité légitime. Et que chose comme ga me préoccupait un peu sans que sache. Cela ne me préoccupait pas vraiment — cela me
Diviquelje le trou-
qu'elle soit civile, internationale ou nationale, si on se met a penser a une histoire quelque part au front, on pourrait la faire commencer au moment ou tout a Vair terminé, of on va s’en
voir avec le style héroique habituel. Un groupe d’hommes se bat comme une machine contre un autre groupe d’hommes qui
Afrique, j’envoyais des mémentos chez moi, A ma mére, j’avais VPidée d’en faire un livre; je ne pensais pas A un film a ce
machine : bien. En fait c’est la mort en marche qui court contre et rencontre Ia mort en marche, et quand la mort se bat contre
sortir vivant. On commence a penser 4 ca. Quand j’étais en
moment-la. Et pas 4 ce genre de livre — juste une histoire sur Phumour qui est 14 aussi quand on tue, et sur humour dans la mort. C’est trés dréle, parce que si on n’en rit pas, on devient fou. En Afrique j'ai au moins appris 4 enfourcher le cauchemar, et 4 le mener 4 un train d’enfer, presque comme si je le dirigeais, méme si on ne dirige pas un cauchemar, Mais on fait avec lui. Et quelquefois ga marche, quelquefois ca ne marche pas — quand il s'approche trop prés. Si le canchemar vous engloutit on joue de malheur. On devient fou. Donc il vaut mieux en rire, Je ne veux pas dire ah ah ah - on rit A l’intérieur. On réalise que tout ¢a, c’est tellement ridicule...
Voila la premiére raison et voici la deuxiéme : j’ai rencontré irés peu d’émotion et cela n’a fait qu’augmenter dans les autres pays. Done, tout en continuant 4 envoyer des mémentos 4 ma mére — qui me rappelleraient tel ou tel endroit, parce que je ne peux pas garder trace de tous ces noms —j’étais définitivement certain d’une chose : si jamais j’en fais un livre, ou un film, malgré l’humour, il y aurait cette absence d’émotion, personnifiée par mon Sergent, qui n’a pas de nom parce qu'il est un symbole de la guerre et de la mort pour dix, trente, peut-étre cinquante mille ans, je veux parler du personnage joué par Marvin... La premiére fois que cette histoire a vraiment commencé a voir le jour, c’était 4 la fin des années 50: en 57. J’étais a la
RKO et jallais faire ce film, La Warner était trés intéressée si je prenais Wayne. Elle a méme fait paraitre des articles en premicre page du Reporter et de Variety; elle était plus ou moins mon agent. Ils voulaient signer un contrat et nous en avons signé un, sous réserve d’une chose : que j’aille faire les repéra-
blait. Quelque chose n’allait pas. Mon histoire n’avait rien 4 se bat comme
une
machine,
et la machine
rencontre
la
la mort, qui gagne? qui perd? Donec Marvin devint le symbole de la mort, et j’ai un Allemand, Schroeder, qui est un symbole de ’ennemi, et ils se rencontrent a la fin. J'ai un bon retournement de situation 4 la fin. Jen étais 14 et quand je suis revenu, avant d’avoir pu com-
mencer, j'ai eu un coup de téléphone d’Oscar Dystel qui m’a
dit : « Je suis avec Bantam, il parait que vous allez écrire cette
histoire. » Savais écrit des notes et comment diable avait-il eu
ces notes je ne sais pas — quelque secrétaire avait probablement fait des photocopies. Bref il me dit « Nous sommes les livres de poche, et nous publions tous les meilleurs livres. Nous serons
votre agent. Nous vous trouverons une édition reliée 4 condition qu’un an plus tard nous fassions paraitre l’édition de poche, le peu que nous en avons lu... » Il ne parle pas de l’écriture mais du contenu. Ce n’est pas trés différent d’autres livres
de guerre; c’est exactement la méme chose que tous les livres de guerre, sauf que celui-la vire loin du familier. Le lecteur est
impliqué trés émotionnellement par des hommes qui eux, ne sont pas impliqués émotionnellement. Personne pour dire «j'ai recu une lettre d’un tel... ». Rien de tout cela. » C’est ce qu’il m’a dit, « faites-en un livre », et c’est devenu ma... ma tactique pour différer.
Et je m’y suis mis, j’ai écrit une partie d’un chapitre - 70 ou 40 pages, je crois, seulement sur l’Afrique. Si je continuais
comme ga, ¢a faisait 10 000 pages. J’ai tout simplement continué en freinant un peu, heurensement. Et les années passaient,
les années passaient et je n’avais toujours pas en téte le trajet
élémentaire de cette balle. C’est trés simple, tout le roman et
le film, c’est trés simplement dessiné. Trés compliqué quant
THE BIG RED ONE
16
aux gens : personne ne sait qui diable se bat contre qui, on se
tire dessus, on tire sur tout le monde, ils tirent sur tout le monde, l’ennemi nous tire dessus, l’ennemi tire sur l’ennemi, nous tirons sur ’ennemi, nous nous tirons dessus... Mais tout
ca c’est un seul pot pourri de sang et de violence. Ni hurrahs, ni hurlements, personne ne crie : « Allons-y!! ». Pas de charges.
Chaque homme est une non-entité, tous sont destinés a l’oubli
complet méme s’ils survivent, Parce qu’il y a une autre colline,
et derriére celle-la il y en a une autre, et derriére il ya un fleuve,
et un autre fleuve, et derriére il y a un autre pays, et un autre pays, et un autre pays. Et je voulais obtenir cette sensation : on
devient un robot bien huilé sauf qu’on a un sentiment que les robots ne peuvent pas avoir, l’auto-préservation. C’est la seule
différence. . Jusqu’a ce que, il y a quelques années, Peter Bogdanovich qui avait terminé un film pour la Warner, me dise : « J'ai un contrat avec eux, et vraiment, j’aimerais m*impliquer et produire ton film. » J’ai oublié. Puis ils les a quittés et il est parti ailleurs... ca c’est la premiere fois. Or, je Ini en avais raconté des histoires; il avait par mon intermédiaire rencontré un tas de types impliqués dans le « Red One » et il avait entendu différentes versions. Jusqu’a ce qu’il y a un an et demi il me dise : « Ecoute... écris-le, et je le produirai. » C’est exactement ce qui est arrivé. Je l’ai écrit et il en est devenu fou. Ca a été facile a écrire. Cahiers. A ce moment-ld, vous éiez miir pour Vécrire. Fuller. Sai écrit fe livre — c’est un livre trés épais. Peter a apporté le scénario 4 Jack Schwartzman, j’ai rencontré Merv
Adelson et Peter allait le produire. Il allait aussi jouer un réle dedans, Cahiers. Zab?
Fuller. Zab. Et Scorsese voulait jouer Vinci. Il aurait été for-
midable
lui aussi mais nous avons eu quelqu’un
de mieux,
parce que plus jeune, Bobby de Cicco, et Zab est plus jeune aussi : c’est le jeune Bobby Carradine. De Cicco est formidable —c’est maintenant la vedette du film de Spielberg, 7941. Nous devions tourner entiérement en Yougoslavie et en Afrique, et puis c’est devenu la Yougoslavie et Israél. Puis Peter a été pris par Saint Jack et il a amené Gene’ Corman. Done, je suis revenu, cette fois avec lui. Nous sommes allés en Yougoslavie et 1a les choses ne se passaient pas comme je le voulais ni comme Gene le voulait, pour la confirmation de différents extérieurs ot nous devions tourner, et les autorisations du gou-
vernement. Donc il a dit « Allons voir ce qu’il y a en Israél. » Et nous sommes allés en Israél, nous avons eu 55 jours de tournage : pratiquement 50 jours en Israél et 5 en Irlande. Nous avons filmé un chateau en Irlande et un petit extérieur : j'avais
besoin de ce vert.
Afrique du nord Samuel Fuller. Dans le film, il y a ce personnage du colonel vichyste, (qui est joué par Maurice Marsac). If ne croit pas que les Américains arrivent, s’ils atteignent son secteur, sa portion de plage, il s’assurera quwils meurent dans l’eau. Il quitte son petit quartier général, un quartier général en pierre et il marche vers la plage: les Américains sont sur la plage. Furieux, il
ordonne au chef de son groupe de combat d’ouvrir le feu. L’homme dit non, je ne peux pas, pas sur les Américains. Et
il se fait tuer par le colonel, qui s’asseoit derriére la mitrailleuse
— c'est une Hotchkiss vieux modéle, une mitrailleuse antique
de la Premiére Guerre Mondiale : on s’asseoit dessus, il y a des étriers pour les jambes — et avant qu’il ait pu ouvrir le feu, un
autre poifu — un en arriére raide a été construite, artiére, le poids doigts appuient
Frangais — lui tire dessus et le colonel tombe mort. Mais vue la fagon dont cette Hotchkiss sa main étant dans le pontet et lui tombant en de son corps raméne sa main en arriére, ses sur la détente, il commence a tirer. Donc,
Vouverture du film c’est un homme mort qui tue des gens sur Ja plage, et sur ’écran il y a seulement « Arzew, Algérie, » et la date.
C’est comme ca dans le film et c’est trés efficace. Mais dans le livre, cette marche de la petite maison vers l’escouade 4 la mitrailleuse alors la, c’est toute une histoire, parce que : toutes les lumiéres sont allumées, les lampes, mais plusieurs sont éteintes, les ampoules grillées; et lé colonel trébuche plusieurs
fois. La colére le gagne : quel est le crétin responsable de ces lampes? Je vais m’assurer qu’il n’obtienne aucune permission pour Oran ou Alger. Et il pense : qu’est-ce qui va se passer s’ils arrivent vraiment? Et soudain il réalise qu’il est allé a l’école avec ce maudit de Gaulle : ce salaud qui est en train de se faire
toute cette stupide publicité en Angleterre! Pensez-vous que Churchill a vraiment trouvé de argent pour Vaider, i? Ah, il était bon en classe, toujours premier. Bien sir, lui aussi il était premier dans certaines matiéres... C’est comme ¢a pendant toute la marche. Et il commence a réfléchir : ot est-ce qu'il s’est trompé, de Gaulle? Pourquoi a-t-il abandonné
son
pays? Puis il se représente la chose; abandonné? Qui a abandonné quoi? Est-ce que je..? Comment pourrais-je abandonner? Mon Dieu, c’est Pétain! Comment Dieu peut-il se tromper, comment Dieu peut-il se tromper? Dieu ne fait jamais derreur... Dieu est Pétain, Pétain est Dieu! Et on voit bien qu’il est en colére contre lui-méme parce que : 4 supposer qu'il y a vraiment de l’argent en Angleterre, et aux Etats-Unis pour soutenir ce maudit géant de Saint Cyr... qu’est-ce qui lui arrive 4 lui? C’est ga l’émotion que je recherche : fa France en 1942, Il me semble qu’on n’a jamais envisagé les choses de cette facon. En d’autres termes, je ne veux pas du tout noir — tout
blanc, vous comprenez? Dans une guerre tout le monde a un
probléme de peau a sauver, tout le monde. Et si on se sacrifie
pour sa mére, pour son pére, sa femme ou ses enfants, c’est trés
bien, si on le fait vite. On ne peut pas penser au sacrifice quand il y a danger ou mort. II faut le faire instinctivement. On tue ou on est tué rapidement, sur le champ. €a va tellement vite — plus vite qu’une balle. On ne peut rien combiner 4 l’avance. C’est impossible. La seule chose 4 quoi on peut penser c’est a étre égoiste. Done, jessaie de saisir ca, Phonnéteté des gens. Ne les blamez pas, ne les condamnez pas, voila ce que j’essaie de dire. Ne les glorifiez pas — acceptez-les tout simplement. Et ne faites pas
de philosophie la-dessus, le spectateur n’a absolument rien 4 voir avec la vie ou la mort de tous ces pauvres mecs. Vous comprenez? Rien — vous étes un observateur. Et je ne veux pas prendre parti. C’est trop facile pour vous ou pour moi, assis 1a, de dire qu’ils n’auraient pas dt faire ga... Je vois rouge quand
cela arrive dans un film ou dans un livre, Et je suis trés sérieux la-dessus. On n’a rien 4 proposer. Vous voyez ce que je veux dire? Rien. Cahiers. C’est histoire... Fuller, Eton ne la change pas. Je ne supporte pas les gens qui
condamnent. Chacun a ses raisons d’étre un salaud, un crimi-
nel, ou de battre des enfants, d’étre un pyromane ou un terroriste. Le terrorisme pour moi ¢a peut étre n’importe quoi, en rapport ou non avec la guerre. Il faudrait que j’aille voir dans
Ja famille, dans la chambre d’un terroriste. Il faudrait que je vive avec lui; il faudrait que je sois avec lui. Il faudrait que je découvre s’il fait ca pour l’argent, pour manger, par haine, ou pour se venger, ou pour la publicité, pour des raisons politi-
ques, ou parce qu’il est fou, qu'il est paresseux et qu’il ne veut pas travailler? Il doit bien y avoir des raisons, méme si je ne les connais pas, et je ne peux pas les écarter, que ce soit dans un
scénario ou dans un livre et me contenter de dire : c’est un terroriste. // est bon, i/ est mauvais. Je ne peux pas faire ca. Voila la situation délicate dans laquelle je me trouve quand je fais ce genre de film.
ENTRETIEN AVEC SAMUEL
FULLER
y:
Bobby de Cicco, Bobby Carradine, Mark Hamill, Kelly Ward et Samuel Fuller
Omaha Beach Cahiers.
de V'TRA sur lesquels les Anglais ont tiré, Je ne sais pas qui dia-
Tourner dans un pays en perpétuel état de siége,
comment c’était? Est-ce que ca vous a affecté vous, votre équipe ou les acteurs?
Fuller. Non, ly a eu ce raid, monié par les terroristes pales-
tiniens d’Arafat, lorsqu’une nuit ils ont accosté sur la plage et
qu’ils ont ensuite tiré sur plusieurs personnes : ils ont arrété un autobus, en ont fait sortir une femme et I’ont abattue. C’était avant qu’on arrive, et ¢a se passait devant notre hdtel. Il y avait des barbelés tout autour de l’hdtel et derriére, et des mitrailleurs se tenaient en permanence devant le vestibule et dans Pentrée. Ca fait un dréle d’effet au début. Et comble de l’ironie en
Irlande,
qui
est un
pays
merveilleux
pour
filmer,
nous
venions de quitter des ruines dont je m’étais servi comme cachette pour un tireur d’élite allemand embusqué, un enfant, etily avait une Eglise 4 une centaine de métres de la. Quoiqu’il en soit, le lendemain, on tira sur des mariés, je ne sais pas s’ils sont morts ou non, 4 leur sortie de l’Eglise. Et favais mis ca dans un film une fois...
ble tirait sur qui, mais c’était inattendu pour nous. Il y a eu des bombardements a Jérusalem, Certaines personnes étaient
allées faire des courses et il y eut un magasin qui sauta. Mais nous avons tourné — j’ai oublié le nom de la ville réelle; c’était une ville arabe : il n’y avait ni Juifs ni soldats israéliens. Et nous avons tourné dans toute cette partie qui est maintenant controversée entre Sadaie et Israél, la rive ouest. Il n’y a eu que... des incidents intéressants. Nous avons tourné au cceur de Jérusalem, dans un endroit qui s’appelle
Camp
Schnella: un quartier trés orthodoxe. Nous y avons
reconstitué
une ville allemande,
un
camp
de concentration
allemand : les fours et les crématoires, II fallait faire trés attention avec les portraits d’Hitler qu’on avait mis partout et les recouvrir 4 certains moments. J’ai pris des habitants... des survivants qui jouaient les habitants, des vieilles personnes. Et j'ai rencontré un petit obstacle — mais je leur ai dit avec un haut-
parleur : si vous ne voulez pas le faire, ne le faites pas... Quand ils devaient brandir les portraits d’Hitler - ils devaient crier « heil heil heil heil Hitler » et il fallait faire attention que leurs
mumeéros des camps de concentration soient cachés. C’était le
Cahiers. Forty Guns!
gros probléme. C’était trés étrange — des petits garcons qui fai-
Fuiler, Soit ils ont été fusillés par IRA, soit c’était des gens
téte ces petites calottes qu’on appelle yamulkahs sous un cas-
saient le salut, qui disaient « heil », alors qu’ils portaient sur la
THE BIG RED ONE
18
Lee Marvin
que allemand. Et nos soldats portaient ces calottes — je parle des soldats allemands. Et quand il y avait une pause ils enlevaient leurs casques et ces petites yamulkahs apparaissaient. Cahiers. Est-ce que ca a été un film difficile pour les acteurs? Fuller. Oui. Mark Hamill, Bobby Carradine, Bobby de Cicco et Kelly Ward sont les quatre jeunes gars avec Lee Marvin, et ca a été trés dur physiquement pour tous. Trés. Vous verrez trois débarquements amphibies différents et vous comprendrez
un peu 4 quoi ca ressemblait Omaha
tourné en Israél.
Beach,
méme
si c’est
les informations que j’ai pu. A la fin de Ja campagne, j’ai écrit
Cahiers. Vous étiez 4 Omaha Beach en 1944, Est-ce qu’on yous avait préparés? Est-ce que vous saviez & quoi ¢a allait ressembler? : Fuller. On s’était entratnés pendant sept mois 4 Stockton Sands au Sud de I’Angleterre, pour cette attaque. C’était notre troisigme attaque amphibie : il y avait eu l'Afrique, la Sicile et
maintenant il y avait la France. Les Anglais jouaient le réle des Allemands; Ils étaient sur la falaise. Une fois par mois nous fai-
sions un débarquement amphibie en essuyant le feu. C’est a dire avec de vraies munitions. naturellement, et tués.
Maintenant, dans Le Jour le Plus Long dont j’ai juste vu des bouts 4 la télévision... je n’avais jamais vu le film avant; j’ai été décu, je ne savais pas que ¢a allait étre comme ga. Bien sir, je n’ai pas vu le début et puis c’était 4 la TV; ils avaient peut-étre coupé des choses. Mais je ne savais pas que j’allais voir un film ou des stars parlent comme si le monde entier allait s’écrouler simplement parce qu’une star ouvre la bouche. Ca n’avait rien 4 voir avec Omaha. Le type qui a écrit le livre, Cornelius Ryan, m’avait téléphoné. II voulait savoir ce que le colonel George Taylor disait quand il était 4 coté de moi sur la plage, et je lui ai donné toutes
Et des gens étaient
touchés,
tout un tas de petites choses qui furent publiées par le 16* d’Infanterie de la Premiére Division. C’est un récit trés détaillé de trés petits faits; par petits faits j’entends qui a été tué, qui a fait une erreur, qui a bien fait. C’est ce que mon colonel voulait. En général mon récit ne dépassait pas une escouade, la plupart du temps 7 ou 8 hommes, et tout ce qu’il voulait savoir c’est ce qui arrivait exactement : qui était parti 4 gauche, qui A droite, pourquoi un tel avait été tué, pourquoi un tel n’avait pas été tué... voila la bibliographie de Ryan; c’est 14 qu’il a eu toutes les informations. Jai vu le film et j’ai été un peu décu, Pas a cause de la mise en scéne: mais parce que la vérité technique de l’opération
était faussée. Ryan m’avait posé des questions au téléphone et je lui avais raconté ce qui s’est passé avec Phil Streczyc, le vrai Phil Streczyc, comment il fit une bréche dans les fils barbelés avec une grenade pour que nous puissions quitter la plage ot
a voir des corps. Vous avez lu le scénario, donc vous savez que la montre est importante, et eau qui devient rouge. Je joue ladessus a fond; je veux avoir un impact viswel, que le public sente autre chose que des types baignant dans leur sang. Si on
joue ce réle dans le film, Et je devais trouver le colonel et lui dire que la bréche existait. Or représenter cette course 4 l’écran est impossible. Impossible. Les gens quitteraient la salle. Je dirais que dans le réel ca
devient rouge, j’ai assez de respect pour l’imagination de tout un chacun pour croire qu’il visualise ce qui diable est en train de se passer si l’eau devient rouge. II y a des vagues, c’est la Manche, et c’est une mer mauvaise avec ses grandes marées. Done on pourrait penser que cela serait lavé tout de suite. Non
nous avons été cloués sur place pendant trois heures; Hamill
wétait
pas autre chose que
six, huit cents, peut éire mille
métres d’intestins sur la plage : c’est la premiére chose. Et des
filme le cadran
d’une
montre
flottant sur Peau
et eau
qui
couilles, des culs, des yeux, des cdtes, et tout ca écrabouillé.
pas de dilution. Le sang augmente, toujours. Zab court. Je l’ai filmé en train de courir, la scéne est trés effi-
cou, les cheveux a la place du cou:
C’est une course rapide, beaucoup plus rapide dans le film que
Plus aucune apparence humaine. Des tétes 4 la hanteur du
la téte écrabouillée, vrai-
ment complétement écrabouillée. On ne peut pas montrer ca
sur l’écran;
les gens
partiraient.
Plonger
dans
des rectums
pleins de merde, des blessures ouvertes briilées par toute cette eau salée, des types qui hurlent et qui crient : le pandemonium
complet!
:
Donc je me suis dit: « Je vais faire cela avec humour». Cahiers. Comment?!
Fuller. Carradine
court, en fumant un cigare:
en fait un
mégot... C’est aprés qu’Hamill a fait la bréche; un tas d’hom-
mes sont tués, C’est la premiére fois qu’on commence vraiment
cace, vous verrez. Et je crois que vous aimerez; c’est marrant.
dans la vie. Non seulement 4 cause du tir — mais il n’y a pas
place ot courir. On marche sur des entrailles ou non. Il le faut.
Il y en a sur les rochers, prés des rochers, dans l’eau — je parle
des corps. Et qu ils soient morts, vivants, blessés, ne fait aucune
différence. Donc il court, et il s’arréte finalement pour prendre sa respiration — dans un trou d’obus. Je ne montre du sang que deux fois dans The Big Red One. La c’est la deuxiéme fois; la premiére c’était en Sicile. Je ne montre jamais de sang : on sait
que c’est du ketchup. J’ai raccordé sur le visage le plus beau que jai pu trouver. En
THE BIG RED ONE
20
fait c’est plus que ce que nous mettons sous le mot « beau ». II était tout ce qu’ *incarne la jeunesse, avec quelque
chose
de
saint. Rien de miévre, rien d’éthéré — un bon visage vigoureux.
Je suis allé a ’'opposé de ce que nous appelons le type Leslie
Howard : le merveilleux air semi-romantique, vous voyez, sha-
kespearien. Non. Sain. Et le voila, tout ouvert, les entrailles
étalées tout autour. Et Zab saute sur lui et regarde : voila ce
qu’il voit. Je coupe et je montre sa réaction. Il tend la main, et un peu plus loin derriére tous ces intestins il y a Ie cigare de ce
type, un bon cigare. Il le prend, le met dans sa bouche, saisit
le casque du type et prend son élan...
Cahiers. Une petite détente comique... Fuller. Vous voyez ce que je veux dire maintenant? L’autre fois ot je montre du sang c’est quand un remplacant marche sur une mine en Sicile et que Marvin Iui dit ~ il était touché a l’aine — il lui dit « Ne t’en fais pas, c’est une Bouncing Betty, elles ne sont pas faites pour tuer mais juste pour te castrer ». Et le gosse devient fou; il entend « castrer » et ila peur de toucher son aine. Marvin tend la main ~ c’est la premiére fois qu’on voit du sang dans ce film — il ramasse la chose, et voila une couille, une couille déchiquetée, en sang. Le gosse dit «C’est A moi», et autre dit « Oublie-la, qu’est-ce que c’est
une couille? Tu peux vivre sans ». Il la jette au loin en disant
« C’est pour ¢a qu’on t’en a donné deux ». Le gosse se baisse,
il s’'apitoye sur son testicule et il crie: « J’ai ma bite! jai ma bite! ». Et c’est !4 que je raccorde sur la ville, parce que son cri insensé... c’est la folie personnifiée. Symboles ét remplacants.
Cahiers. Vous avez dit que tous vos films de guerre n’étaient que des ébauches de celui-ci. Fuller. En effet. Bon, tout d’abord je ne peux pas faire un vrai film de guerre, parce qu’on est en stireté. Jai déja dit tout ga. Je ne veux pas dire qu’il faut y aller carrément, mais quand on va voir un film de guerre ca serait bien 4 mon avis, si pendant le film une ou deux personnes du public étaient blessées. Tout le monde serait trés tendu. Beaucoup voudraient aller aux toilettes,
quelqu’un
dirait
«c’est
bon
maintenant,
on
peut
tis. Des gens sont morts a leur place — qu’on appelle des bleus. Cahiers. Ce sont les « remplacants » ?...
Fuller. Oui. Et ils arrivent, et ils arrivent, et ils arrivent. Et
je pense que c’est plus fort de montrer ces 4 gosses qui s’en sont sortis, et tous ces visages qui continuent boum! bing! bang! Zab a une approche trés cynique de la chose. I s’intéresse a ces 4 types, il va raconter [’histoire a travers eux s’ils s’en sor-
tent. Il leur dit qu’ils vont s’en sortir et ils disent « comment diable sais-tu que nous allons nous en sortir?» Il répond: « parce qu’on prendra des remplacants ». Il fait germer Pidée : 4 chaque fois que c’est possible, laisser quelqu’un d’autre le
faire.
Cahiers. C’est un écrivain? Fuller, médiaire ca c’est tistiques, militaire
Mais pour répondre a votre question, les autres films étaient une répétition, il y avait un tas de choses que je n’abordais pas,
dans l’espoir qu’un jour... Non que celui-ci soit le plus réussi ou un classique. C’est histoire d’une unité. C’est une histoire
des gens vivent dans un monde trés petit,
sombre — méme sous le soleil le plus chaud, le plus brillant — un monde animal, c’est tout. C’est trés simple. Je me concentre sur une escouade de 12 hommes et sur ses patrouilles. Parce que je ne les fais pas seu-
lement se battre, se battre, et se battre — ca c’est ridicule. Tl faut avoir des yeux et des oreilles avant une bataille, donc on envoie une patrouille. Et ces 4 types commandés par Marvin deviennent de trés bons patrouilleurs, trés bons — ils font la différence entre combat et reconnaissance. Ils sont égoistes, ils travaillent
ensemble, et cela devient une équipe. Donc, je me fixe la-des-
sus et ainsi j’essaie de mettre en évidence ce que des tas de films
de guerre évitent, a savoir l’ennui constant de cette vie, je ne me permets aucune fontaise intellectuelle. Pas de discours, pas de « What price glory? », rien de cette merde ~ pas de discussion — des petites choses.
Cahiers. Vos quatres personnages, ils ne se font jamais tuer...
Il va écrire quelque chose qui sera raconté par l’interde ces types, pas du tout un livre de guerre typique mis en évidence au début. Il ne s’intéresse pas aux staau géopolitique, il ne s’intéresse pas au document officiel. On trouve ca dans toutes les bibliothéques et
personne n’y croit de toutes facons. Il s’intéresse au simple cdté
humain ou émotionnel, et c’est 4 ce moment-la qu'il réalise que Vabsence d’émotion dont ces types font preuve devient véritablement l’émotion de ce livre, et de la Premiére Division d’Infanterie. Moi, dans la vie j’ai écrit un livre (The Dark Page); je Vai donné 4 ma mére,je suis parti pour la guerre et elle l’a vendu 4 mon insu. En Afrique j’ai regu une lettre qui disait qu’elle avait dépensé l’avance; elle ne disait pas « je Pai vendu », elle disait «j'ai dépensée l’avance que m’ont donné Duell, Sloane et Pierce.» C’était la maison d’édition, Finalement il a été acheté par Hawks, pour Bogart et Robinson, puis revendu a Eddie Small et adapté par Phil Karlson (sous le titre de Scandal Sheet), Un trés mauvais film. Maisje l’ai vendu 15 000 dollars, et je viens juste de retrouver le contrat, que mon officier avait signé, parce qu’un fusillier 4 pied ne peut signer de contrat avec qui que ce soit - on appartient 4 Uncle Sam.
y
aller...» Puis il dirait «eh bien, j’y suis arrivé, mon Dieu! Allez-y, en avant!» et autre dirait « bon, 4 moi... » Ce que je cherche c’est que par un accident, on fasse Pexpérience du danger, C’est Ia raison pour laquelle jej dis qu’on ne peut pas faire de film de guerre. C’est impossible. Impossible.
simple : comment
Fuller. Non — ils sont les symboles de ceux qui s’en sont sor-
Tchécoslovaquie ef Belgique : des mondes privés,
Cahiers. Parfez-nous un peu plus des personnages. Qui est Griff (Mark Hamill? Fuller. Hamill interpréte un personnage qui prend sa part de
tuerie, une part énorme, et comme
tant de fusilliers il est un
peu refroidi — ce m’est pas le trac ordinaire du bleu, c’est quand on regarde dans les yeux d’un type. Juste les yeux. Il pourrait bien étre dans ces buissons la-bas, on ne voit pas trop le visage : une ombre, un casque. Vous comprenez? C’est juste quand il se trouve dans une position ot il voit un homme le regarder comme vous me regardez, et espace d’une seconde seulement il hésite. Trés mauvais, oa, d’hésiter... 4 moins de tomber sur
un Allemand qui a le méme probléme. D’abord sur la plage en Afrique quand il ne peut pas tirer sur
ce Frangais parce qu’il a vu ses yeux. Alors Carradine [ui dit
« qwest-ce qui t'arrive, bon Dieu? Ce type était tellement prés qu’on pouvait l’embrasser sur les deux joues! » Puis il devient dingue quand la téte d’un infirmier tombe devant lui sur la plage
— c’est
comme
ca.
Les
Frangais
sont
tous
en
train
dembrasser les Américians, les Américians d’embrasser les Frangais, ils dansent, crient et chantent sur la plage, c’est la nuit, ils ont cessé le combat. Et lui, il regarde cette téte, il est transpercé par ces yeux — je voulais montrer ¢a . Ensuite sur la plage de Normandie, il fait du beau travail avec une grenade. Il se tape sur le ventre, ga tire dur sur sa gau-
che. En méme temps, et 4 un meétre de lui il voit un des hom-
ENTRETIEN AVEC SAMUEL
FULLER
a
ae
POSERESS
te
GEN
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irs ry
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Lee Marvin, Bobby Carradine, Kelly Ward, Mark Hamill, Bobby de Cicco
mes qui portaient une grenade, mort les yeux grands ouverts. Et il le regarde comme
¢a, il le regarde.
Et ils’arréte. Marvin se demande : a-t-il été touché? Il s’aperGoit que le gosse regarde quelque chose. Et c’est vrai : il est en train de regarder ces maudits yeux. II hésite. Et soudain ¢a tire, le feu vient de derriére, de la plage. II se retourne et voit Marvin : Bang! bien joué — maintenant, l'autre. Whang! II vient de rater ce maudit cil, en pleine joue. Au prochain coup, Paura. Fils de Pute! et il y arrive, vous voyez?
on :
J'ai construit toute histoire comme ca jusqu’a Ia toute fin, quand il arrive au crématoire en Tchécoslovaquie. Tl poursuit
un SS; le type se cache dans le four sur un squelette et il le
regarde. Il est 4 deux métres de distance, le type est sur le ven-
tre, sur un corps brilé. L’Allemand
tire et sa Schmeizer ne
fonctionne pas. J’ai pris un éléve d’une école théologique de Jérusalem, originaire de Pennsylvanie, 4gé de 21 ans. Une bonne téte! Il ne sait rien sur les SS, les Allemands - un gosse,
il ne sait absolument pas ce dont il est question. Et Hamill le regarde ~ attendez de le voir dans cette scéne - et ce garcon n’a
pas peur. Il est le pur symbole de tout ce contre quoi Hamill sest battu: « Merde! qu’est-ce qu’il va faire?» Une totale absence de peur — aucune émotion! Hamill ne ressent aucune émotion. Sur ce, Marvin arrive derriére lui - il lui colle A la peau: c’est la Mort, ce sergent. Et les deux hommes ont la méme
expression. Alors, Hamill léve son fusil 4 hauteur de
hanche et commence a tirer sur le SS, en plein visage, presque 4 bout portant. Le rythme de ce tir n’est pas « Bang! Bang! Bang! » La cadence est funébre, c’est la mort. « Bang!... Bang! »
Tl tire de sang-froid, c’est un homme mort gui tire sur un homme mort. . Stéphane Audran joue un role trés important. Elle est dans la scéne de l’asile de fous, un monastére qui a été transformé en asile. Elle est le symbole de ce qu’on appelait /’Armée Blan-
che, la résistance belge qui se bat contre les Royalistes, les partisans de Léopold qui firent ce que Pétain a fait en France : ils
ont bradé. Malheureusement dans le film je ne peux entrer
dans le détail, dans le livre il y a tout un chapitre sur son passé, quia pour titre « la Wailonne ». Le Wallon, vous savez, est leur
langue. C’est pourquoi ils la surnomment
ainsi. Done, elle
devient un symbole des combattants — le sexe ne veut rien dire
dans ce film. Elle manie le rasoir diantrement mieux qu’un homme- c’est silencieux, rapide, net, il n’y a pas d’erreur. C’est
facile de couper une gorge avec un rasoir, un rasoir ordinaire,
bien aiguisé. Et je Putilise pour I’humour, malgré tout ca. Quand ils sont dans la salle A manger de I’asile il y a un combat. Les fous sont
en train de manger et n’accordent aucune attention au combat, sauf un (et il est formidable ~ c’est le frére de Christian Marquand). Il essaie de convaincre tous les pensionnaires y compris le SS allemand qu’il n’a passa place ici, et quand le combat
ae
Mark Hamill
commence et qu’il voit ce qu’un homme fait avec une épée il ramasse cette épée pour prouver une chose: s°il arrive 4 faire
ce que font les gens normaux, alors il n’a pas sa place ici. Done il copie la norme et il tue un Ameérician, il tue un Allemand, il tue un pensionnaire et il dit: «Je vous avais dit que j’étais normal! » C’est sa contribution a la normalité. Sicile et Allemagne Cahiers. Parlez-nous un peu plus du personnage de Vinci.
Fuller. Giovanna Gioletta — elle est formidable, elle a joué une collégue de Magnani dans Rome ville ouverte - joue la grand-mére de Vinci. C’est une scne magnifique. Trés émouvante, Il est superbe aussi. C’est la seule scéne vraiment émouvante, il croit qu’elle est sous un tank, 4 l’intérieur d’une maison. I] essaye de la dégager et il ne peut passer sous les chenilles. C’est la seule scéne émouvante, puis je coupe. Une fois qu’ils
font la party et qu’elle est en vie, que les gens dansent, boivent et tout, et qu ils se regardent, c’est 1a que je retourne 4 la réalité, vous voyez. Il faut qu’il pense pendant une seconde... Elle le regarde avec tout l'amour du monde, il la regarde avec tout son amour, sa grand-mére! Il est Américain, elle est Sicilienne. Mais l’espace d’une seconde — c’est la que ce n’est pas du tout une histoire de guerre typique ~ il pense : « Cette salope. Fascite! maudite pute fascite! elle aurait pu faire sauter ma foutue
t@te quandje suis entré dans cette ville. » Raccord sur elle—elle est souriante et elle pense. « Ce petit salaud qui tue des Italiens.
TLaurait pu me tuer moi. Il fait tellement corps avec son fusil...
il aurait pu me tirer une balle dans la téte ». C’est A mon avis la seule fois of il passe de l’émotion, vous voyez? Parce que
Cest vrai — c’est exactement ce qu’on a ressenti.
Cahiers, Y-a-t-il des écrivains qui ont écrit sur la guerre des
choses que yous aimez?
Fuller. Oui. Le meilleur livre sur la Seconde Guerre Mondiale que j’ai lu, et un des meilleurs romans de guerre de tous les temps a été écrit par un Allemand, Willi Heinrich, celui qui a écrit Cross of Iron. C’était sur la campagne de Russie — je dis que c’est le meilleur parce que j’y ai vraiment pris du plaisir et encoreje n’ai lu que la traduction — je peux imaginer ce que ga doit étre en Allemand. Mais il y avait un combat dans une usine qui ressemblait tellement 4 une scéne similaire que javais en téte que je l’ai enlevée. J’ai failli le rencontrer quand j’étais A Cologne, par lintermédiaire du directeur d’un journal, et je he Vai jamais fait. Je devais partir d'un c6té et lui de lautre. Ce que je n’aimais pas dans le livre — et ga n’a rien a voir avec lui, c’est son personnage — c’est que son personnage aurait pu exister... Je n’ai jamais rencontré d’Allemands
comme ¢a, si sensibles, si fragiles qu’ils se doutaient un peu de ce qui se passait — je n’en ai jamais rencontré, Je les ai rencontrés seulement quand ils se sont rendus. On m’a demandé deux
ENTRETIEN AVEC SAMUEL
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FULLER
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23
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Babby Carradine
fois de faire un film 4 partir de The Young Lions et il y a plus de dix ans, quelqu’un m’ apporté un livre sur lequel il avait une option; Cross of Iron, ¢’est comme ga que je l’ai lu. (Le film fut
en fin de compte réalisé par Sam Peckinpah). Les deux Alle-
mands sont pareils — trés, trés intéressants, mais Christian dans The Young Lions et Steiner dans Cross of Iron sont des types
qui ont des scrupules, qui se demandent « est-ce que c’est bien ou mal?» On ne me fera jamais croire ga! On a des scrupules seulement quand on perd. Si tous les deux s’étaient posé ce genre de questions en 1938, 39, 41, alors la, j’aurais acheté Je
livre !
Mon Allemand, Schroeder, a une en Afrique — c’est une bonne scéne Pautre Allemand qui est un homme deux sergents - c’est délibéré de ma
scéne avec un Allemand — c’est sur une dune. Et plus 4gé, ressemble 4 ces part ~ dans ces deux his-
toires. Il dit « Eh bien on dirait que nous allons perdre », C’est
le début de la chute en Afrique, c’est la premiére fois qu’ils ont un avant-goiit de la défaite. Et il chante leur chant 4 Schroeder
devant tous les remplacgants allemands tandis qu’un disque
joue le Horst Wessel. Schroeder dit « Vous savez » —c’est la rai-
son pour laquelle je n’aimais pas ces autres personnages ~
«vous ne chantiez pas ca quand nous étions vainqueurs. » Lautre répond: « Bien sir que non. Les gens ne chantent plus... pour Hitler. » Et Schroeder lui fait sauter la téte avec
une Schmeizer. En fait il tire et tout le temps qu’il met A descendre la dune, il continue a tirer — ¢’est une grande scéne.
Je n’aime pas ces personnages dans les films parce que c’est un mensonge. Ils continuent 4 donner le sentiment que... ils ne montrent pas la vérité, ils ne disent pas la vérité, 4 savoir que cela ne fait aucune difference qu’on soit Allemand, Russe, Américain : quand on gagne on a une fagon de regarder la vie,
et quand fagon. Ils parce que Coburn;
on perd ou qu’on a perdu, on la regarde d’une autre devraient mettre ca en évidence. Je ne les aime pas ce sont des héros — l'un c’est Brando et Pautre James donc il faut les aimer. Cela veut dire que dans un
bureau quelque part dans un studio quelqu’un a dit « mainte-
nant, améliorons un peu son personnage... c’est un héros. » Ce
nest pas un héros! C’est pourquoi je n’aime pas ce genre de
livre ou ce genre de personnage. Parce que ce n’est pas honnéte... c’est difficile de vous expliquer ¢a, c’est comme Goering
ou Himmler, au procés de Nuremberg. Maintenant on sait que quoiqu’ils aillent bien pouvoir dire, cela serait idiot de leur part de commencer 4 parler aux quatre justices, représentant les quatre nations au procés des criminels de guerre, comme si... Peut-étre que vers la fin ils ont réalisé que c*était stupide, que les gens riraient, donc ils se sont tués tous les deux... Tout simplement, ils ne pouvaient pas se lever et dire ca. Les autres ordures l’ont fait, et ils ont été pendus de toute facon.
(A suivre).
Propos recueillis par Bill Krohn et Barbara Frank. Traduits de lAméricain par Dominique Villain
oy abetted een
Qzu Yasujiro
OZU YASUJIRO
L'HOMME PAR ALAIN
i. Mode dont on peut parier quelle durera peu. On a vu Ia critique déja, se répéter et s’essoufler dés le troisigme film @’Ozu sorti en salle a Paris, un peu comme si « quand on en a vu un, on les avait tous vus » et qu il ne restait plus qu’a répéter une doxa étriquée et vaguement japonisante pour chaque film d’Ozu: la Jongueur des plans, la caméra a hauteur de Japonais assis sur le tatami, Ozu cinéaste de la famille, ete.
QUI SE LEVE
BERGALA
S’il est important, aujourd’hui, d’écrire sur Ozu, cinéaste japonais mort depuis dix-sept ans, ce n’est pas a cause d’une mode passagére (1) ni méme parce qu’il s’agit, 4 l’évidence, d’un trés grand cinéaste injustement oublié, jusque-la, au panthéon de la cinéphilie. C’est @abord parce que l’ceuvre d’Ozu est de celles dont la découverte, méme tardive, nous oblige dune certaine fagon a repenser le cinéma. Cette ceuvre n’est pas de celles qui se rangent sans résistances dans les catégories qui nous permettent habituellement d’organiser le champ du cinéma. Elle n’est
pas annexable, telle quelle, 4 quelque territoire déja connu et décrit de notre carte mentale du cinéma. Elle occupe sur un certain nombre de questions qui hantent toutes, aujourd’hui, notre interrogation du cinéma, une place paradoxale, laquelle nous oblige a aller y voir de plus prés,
4 prendre en compte, pour penser le cinéma, le continent-Ozu. La premiére question, centrale pour comprendre le systéme Ozu, est celle du dispositif d’énonciation dans ses films et de ses effets sur le spectateur, dispositif dont on sait la fascination
et Pinfluence sur les cinéastes contemporains qui nous importent le plus. Ala sortie de Voyage a Tokyo, doncau moment de la découverte d’Ozu par le public francais,
toute la presse s’est mise 4 parler d’un film a la lenteur toute japonaise, aux plans interminables, dun cinéma sans événements qui restituait merveilleusement les gestes et les choses de la vie
quotidienne, Ce que ces articles décrivaient, c’était une sorte de cinéma de I’épiphanie, de Pécoulement du temps, de l’Gtre-la des choses, un cinéma hyper-bazinien, et l’on aurait pu imaginer, a lire ces articles, un cinéma de l’intervention minimale, un cinéma du plan-séquence, de la « fenétre ouverte » sur le monde de la vie quotidienne, bref une sorte de degré zéro de Pénonciation. Et ’on découvrait en fait un film trés monté, découpé avec une certaine violence, un cinéma du cadre et du cache, un film 4 énonciation marquée qui attestait, au contraire, d’un
des systémes d’énonciation les plus forts de histoire du cinéma, plus proche 4 certains égards d'un cinéma a la Hitchcock que d’un cinéma de la transparence.
Il y avait pourtant quelque chose de juste dans ces impressions de la critique, c’est l’effet produit par ce cinéma sur le spectateur, ce sentiment effectivement trés vif de l’étre-lA des choses, des corps et des gestes, de l’écoulement du temps, le sentiment que dans ce film-la il n’était fait, pas plus qu’au réel, violence au spectateur.
Ce paradoxe d’un cinéma 4 énonciation forte, marquée, systématique, produisant chez le spectateur le sentiment le plus vif de sa liberté de spectateur et du plus grand respect des choses mérite que l’on s’y arréte, dans la mesure ou il constitue sans doute une des clés de votite du
cinéma-Ozu, ow il met en défaut quelques-unes de nos croyances théoriques. Tout se passe dans les films d’Ozu comme si le découpage, le filmage et le montage obéissaient 4 un principe que l’on pourrait formuler ainsi: gue ’énonciation précéde l’énonce. Principe qui préside en réalité 4 l’élaboration de tous les films mais que le travail du cinéaste a pour but, on le sait depuis longtemps, de recouvrir, d’effacer, de nier, de telle sorte que pour le spectateur soit maintenue Villusion de Pantériorité et de la préséance du filmé sur le filmage.
On sait aussi que dans le cinéma des fictions chaudes, l’énonciation la plus forte et la plus arbitraire, celle d’un Hitchcock par exemple, s’accompagne de la dénégation la plus obsessionnelle de cette intervention en tant qu’elle fait violence au spectateur et a la scéne filmée : tout cela a été dit cent fois. L4 ott le cinéma d’Ozu différe radicalement d’un cinéma a la Hitchcock - on va y revenir longuement - c’est que chaque film inscrit avec une superbe indifférence aux prétendues lois de
26 Videntification, et sans Ja moindre ostentation (ni du cété de la distanciation, ni du cdté de laffirmation d’un auteur), cette vérité de l’antériorité de ’énonciation sur Pénoncé, la souveraineté des choix de filmage sur la scéne filmée. On sait que l’ceuvre d’Ozu s’est construite, pendant trente-cinq ans, sur un double mouvement : d’une part le renoncement progressif 4 certaines figures les plus usitées de l’arsenal cinématographique (le fondu-enchainé, le travelling, les mouvements de caméra), une raréfaction de plus en plus rigoureuse des éléments de base de son énonciation cinématographique ; d’autre
part la constitution tout aussi progressive d’un systéme-Ozu qui devenait d’autant plus rigoureux que les éléments s’en raréfiaient.
Il faut dire au passage que l’on a eu trop souvent tendance 4 parler de cette raréfaction sty-
listique en termes d’ablation, presque d’auto-mutilation, sans relever que dans le méme temps Ozu mettait en place les formes nouvelles dont il avait besoin : le raccord-Ozu sur les regards, la position-Ozu de la caméra, les plans sans personnages, les regards presque-caméra, etc... Considérons d’abord les figures cinématographiques les plus banales auxquelles Ozu a fini par renoncer totalement, comme le travelling ou le panoramique d’accompagnement. II s’agit bien de figures techniques par lesquelles se gére ordinairement au cinéma illusion de l’antériorité du filmé sur le filmage. Dans un travelling d’accompagnement, la caméra donne lillusion de « suivre » le personnage en mouvement, de subordonner son déplacement et sa vitesse A ceux du personnage filmé, illusion a laquelle Ozu semble avoir toujours répugné, JI n’est pas
rare, pat contre, qu "il ait cédé dans ses films muets A la tentation inverse : celle que le déplacement de la caméra déclenche quasi-arbitrairement des modifications dans le champ
que le filmage provoque Ainsi dans Je suis né, employés 4 leur table de se trouve dans le champ,
filmé,
et subordonne le filmé. mais... un travelling dans un bureau nous montre a tour de réle les travail. Chacun d’entre eux se met a bdiller an moment précis of il le déplacement arbitraire de la caméra orchestrant ces baillements en
chaine. L’un des employés, pourtant, manque a Ia régle et ne baille pas alors que la caméra se trouve en face de Ini. Celle-ci, avec un temps de retard, revient en arriére, s’arréte 4 nouveau
sur Ini pour attendre, en quelque sorte, qu’il s’exécute, ce qu’il ne manque pas évidemment de
faire. Dans ce film de 1932, Ozu tire ici un effet comique d’une étonnante modernité du fait
que le filmage, chez lui, a toujours barre sur le filmé. Autre exemple dans Ceur capricieux : il est usage, lorsqu’un personnage se déplace dans Vaxe de la caméra de « rattraper le point » comme on le dit fort justement, c’est-a-dire de régler en cours de plan le dispositif de filmage (ici la netteté) en fonction du déplacement du personnage dans le champ. Par deux fois, dans ce film de 1933, un personnage qui est trés proche de
la caméra en début du plan, et net, comme il se doit, s’Eloigne dans l’axe du point soit modifié : il est donc trés vite flou et le devient de plus en plus qu’il s’éloigne de la caméra, ce qui a pour effet de proposer au spectateur reste plus que du flou, Ozu se refusant manifestement a rattraper le point en
sans que le réglage au fur et a mesure une image om il ne fonction du dépla-
cement de son personnage, opération qui ne présente techniquement, faut-il le dire, aucune dif-
ficulté. Comme si pour lui, le réglage du dispositif devait toujours précéder arbitrairement ce qui peut se passer dans le plan ou dans la scéne, sans qu’il se donne la possibilité dun rattrapage
en cours de route. Dans les films d’Ozu, qui affectionne les scénes de dialogues entre plusieurs personnages confortablement installés chez eux ou 4 l’auberge, la caméra est amenée fréquemment a cadrer des personnages assis 4 méme le plancher et filmés en légére contre-plongée. Tl arrive done inévitablement au cours de ce genre de scénes qu’un personnage se léve et qu’Ozu veuille montrer son déplacement. La solution classique, apparemment la plus simple, consisterait 4 suivre le déplacement en hauteur du personnage, lorsqu’il se léve, par un léger panoramique vertical de bas en haut qui accompagnerait le mouvement et permettrait que le buste du personnage reste
dans le champ, avec un cadrage a peu prés identique, sans avoir a changer de plan. Cette solution, dés les premiers films, a toujours répugné 4 Ozu qui préfére systématiquement filmer Paction de se lever en deux plans, Premier plan: l’acteur se léve, la caméra reste impassible, le cadre ne bouge pas, le visage et le buste du personnage sortent du champ ot il ne reste plus
que Ia moitié inférieure du corps, sa « partie basse », curieusement découpée 4 la taille (le « refoulé » si l’on veut, du plan-taille classique), Deuxiéme plan : la caméra attend, tout aussi immobile, dans le méme axe, mais un métre plus haut, l’arrivée du buste du personnage dans e champ. Méme aprés avoir vu un certain nombre de films d’Ozu et rencontré des dizaines de fois ce cas de figure, on ne peut manquer 4 chaque fois d’€tre troublé par la violence de l’arbitraire de ce découpage, totalement disproportionnée 4 la minceur de l’événement filmé : un homme qui se léve, arbitraire qui suffit 4 créer une sorte de « suspense de l’énonciation » 4 propos d’un énoncé de la plus grande banalité.
Ce que j‘appelle la violence de l’énonciation dans ces quelques exemples vient du sentiment
que les principes qui président 4 la mise en images préexistent souverainement 4 ce qui va étre
montré dans le plan. Le cadre, le point de vue, le net et le flou, tout le dispositif du filmage manifeste son antériorité et um relatif arbitraire par rapport au filmé et a ses aléas. On pourrait multiplier les exemples qui attesteraient tous d’un méme refus, radical, d’Ozu : celui de naturaliser
OZU YASUJIRO
L "HOM ME QUI SE LE EVE
27
ttt
« Un cinéma du cadre et du cach 6, découpé avec une certaine violence ». (Photogrammes de Voyage 4 Tokyo).
fn 28
0ZU YASUJIRO
ou de diégétiser ’énanciation. Ce principe selon lequel le dispositif de ’énonciation doit précéder |’énoncé et ne jamais feindre de s’y soumettre me semble sous-tendre la plupart des partipris esthétiques d’Ozu. Il devient du coup tout 4 fait vain de chercher 4 légitimer en la « naturalisant » la position
basse systématique de la caméra d’Ozu of l’on a voulu voir celle du Japonais assis sur le tatami,
celle d’un enfant, etc... 14 of il n’y a visiblement qu’un principe souverain qui doit étre appréhendé dans la force paisible et sans affectation de son arbitraire. Toujours dans Je suis né, mais...
(1932), Ozu filme alternativement [univers des enfants et l’univers des adultes. Les adultes sont
filmés sans surprises « 4 la Ozu » c’est-a-dire en contre-plongée depuis un point de vue qui pourrait bien étre, effectivement, celui des enfants. Mais dans le méme film, quand il est en situation de cadrer les enfants, il les cadre eux aussi en contre-plongée, d’encore plus bas, c’est-A-dire qu’il adopte par rapport au filmage de leur corps, et compte tenu de leur petite taille, le méme point
de vue (dans Vabstrait) que lorsqu’il filme les adultes. Ils apparaissent done a l’écran, étant donné que le décalage des points de vue compense le décalage des tailles, filmés comme les adultes, depuis un point de vue arbitraire, impossible 4 naturaliser, qui est tout simplement, bien qu’il semble que nous ayons le plus grand mal 4 admettre ce « simplement », le point de vue Wot Ozu a décidé un jour qu’il convenait de filmer le corps humain. Je vois un peu le méme arbitraire et la méme violence d’énonciation dans les raccords-Ozu sur le regard. On sait que chez Ozu, contrairement aux usages du cinéma, les regards de deux
personnages qui se parfent ne donnent pas illusion de se croiser par rapport au rectangle de l’écran comme dans le champ-contre champ classique (2). Les regards successifs des deux protagonistes partent exactement dans la méme direction, légérement 4 cété de l’objectif, ce qui ne manque pas de produire une sensation violente de coupe entre les deux plans, d’autant plus que les yeux du deuxiéme personnage viennent occuper sur l’écran /a place exacte des yeux du premier ; j’ai pu vérifier 4 la table de montage la précision hallucinante de cette substitution dont on se demande comment elle est possible en cadrant dans un viseur de caméra, précision qui cloue littéralement les yeux des protagonistes sur le méme centimétre carré d’écran. Il y a dans cette identité un peu hallucinante des plans successifs du champ-contre-champ, dans cette substitution d’un regard a l’autre, quelque chose qui tient sans doute sa violence, par rapport & Veffet de réel (c’est-a-dire en fait 4 la vraisemblance de l’espace) des regards croisés dans le
champ-contre-champ classique, de fonctionner « 4 l’arraché » un peu comme dans le processus primaire ou dans le réve, Tous les témoignages sur la fagon dont Ozu travaillait concordent sur ce point de Pantériorité
du dispositif de filmage sur la chose filmée. Les anciens collaborateurs d’Ozu ont tous une anec-
dote 4 raconter sur la tyrannie du « tout pour le cadre » dans le tournage des films d’Ozu, 4 commencer par les appartements reconstruits en studio non pas d’aprés la réalité du plan et des proportions de la maison japonaise, mais en fonction des exigences du rectangle de l’écran, anecdotes qui rappellent immanquablement les théories hitchcockiennes du tournage. « Pour la projondeur, raconte son décorateur Shimogawara, nous mettions des clotsons intérieures. Ces cloisons n’étaient pas toujours de la taille standard. Nous les fabriquions plus larges ou plus étroites & dessein, suivant les nécessités de l'équilibre esthétique. Pour décider du nombre de lignes, verticales et horizontales, qui devaient se trouver sur une cloison, il minvitait a regarder
2. Hserait vain de chercher a faire
la part, dans le raccord-Ozu, entre ce
qui reléve du code social japonais (cf. étude de Sato Tadao : « Le point de regard », les Cahiers n° 310) et du systéme de représentation mis cn place progressivement par Ozu. La question qui nous intéresse concerne la facon dont Ozu « intégre le comportement spécifiquement japonais du regard dans son ordre esthétique». Il semble qu’Ozu ait commencé par adopter dans ses premiers films, sous Pinfluence du cinéma américain, le raccord croisé classique. Dans Ceur capriciewx de 1933 on peut voir fonctionner les deux types de raccords, dans des situations sem~ blables, selon les séquences. Un systéme de raccord (le raccord sur des regards paralléles) a done pris progressivement la place d’un autre (Ie taccord classique sur des regards qui se croisent) jusqu’a s'imposer comme un fait de structure.
a travers le viseur, ses assistants ayant auparavant préparé des papiers représentant différents
quadrillages des cloisons... Quand le plan changeait et donc quand le champ était différent bien qu'il s ‘agisse toujours du méme décor, il déplacait les objets, ou méme les supprimait. Sa préoccupation était de rendre fa composition de chaque plan parfaite. C'est ainst que le lampadaire pendu au plafond montait ou descendait selon la position de la caméra. » (3) On sait aussi car certains de ces documents de travail ont été conservés qu’Ozu, comme Hitchcock, dessinait chaque plan a l’avance et que le tournage devait conformer chaque plan au dessin correspondant qui était alors barré d’une croix. On sait encore qu’Ozu, lorsqu’il devait tourer un plan en extérieur, pouvait passer des journées a se promener a pied dans les rues de Tokyo pour trouver un coin de ruelle qui corresponde parfaitement a la « composition dimage qu'il avait déja congue », ainsi qu’en témoigne Shimogawara. S'il y a donc chez Ozu quelque chose de trés proche de la conception hitchcockienne de la primauté du filmage sur le filmé, de la soumission des éléments filmés au dispositif d’énonciation, la similitude de leurs cinémas s’arréte 1a, et c’est 14 aussi que commence le paradoxe-Ozu d'une énonciation violemment arbitraire produisant des effets de transparence et d’épiphanie du réel. Chez Hitchcock, en effet, si la maftrise de l’énonciation exerce la tyrannie que I’on sait sur le filmage, c’est toujours au prix d’un retournement par lequel Hitchcock, de fagon non moins magistrale, résoud cette violence de ’énonciation dans la logique de I’énoncé. L’arbitraire du
dispositif, chez lui, est toujours reversé au compte de la logique de Ia fiction et participe de ’efficacité dramatique, ce qui est la condition premiére d’un cinéma qui fonctionne massivement
4 Videntification. S°il y a violence de l’énonciation elle s*exerce comme gestion d’un,spectateur
illusionné. Mais Hitchcock, s’il use et abuse de cette violence, prend toujours soin d’effacer ses
traces ; on le voit sans cesse aux prises, dans les entretiens avec Francois Truffaut, avec cette contradiction : construire la machine 4 piéger le spectateur la plus logique, la plus efficace, donc la plus abstraite et cacher le piége, effacer les traces. a
3. Table ronde publiée en partie dans Cinéjap 2/79.
L'HOMME QUI SE LEVE 4. « Le cinéma selon Hitchcock ». Entretiens avec Frangois Truffaut (Robert Laffont).
29
Prenons un cas de figure - Phomme qui se léve - dont on a vu le traitement chez Ozu, a partir
duquel Hitchcock élabore une de ses théories favorites selon laquelle « il faut faire voyager le Gros Plan ». (4)
« Francois Truffaut : Votre technique est totalement soumise & Uefficacité dramatique, c'est en quelque sorte une technique d’accompagnement des personnages. Alfred Hitchcock :I/ y a un principe qui mest trés essentiel : quand un personnage, qui était
assis, se leve pour marcher dans une piéce, j’évite toujours de changer d’angle ou de reculer Vappareil. Je commence toujours le mouvement sur le gros plan, le méme gros plan dont je me servais lorsqu’il était assis. Dans la plupart des films, si ’on vous montre deux personnages qui discutent, vous avez un gros plan de l'un, un gros plan de l'autre, et brusquement, un plan géné-
ral pour permettre @l’un des personnages de se lever et de circuler. Je trouve qu’on a tort de faire cela. » Et Truffaut de préciser et de renchérir : « je le crois aussi parce que dans ce cas la technique
précede l'action au lieu de l'accompagner. »
C’est 14 ou s’écartent radicalement deux conceptions du cinéma, car il en est toujours ainsi chez Ozu, pour reprendre la terminologie de Truffaut: la technique précéde l’action et ne Vaccompagne ni ne la suit jamais.
C’est tellement vrai que l’on peut constater ceci dans ses films tardifs : au cours d’un méme film, il arrive souvent que le scénario nous emmeéne plusieurs fois dans un méme lieu, par exemple le bureau d’un personnage important de quelque grande Compagnie. La premiere fois, le découpage nous dévoile progresstvement, par quelques changements de points de vue, un espace qui sera pereu d’abord comme énigmatique (quelles sont les positions respectives des personnages? d’ow se regardent-ils?) et qui ne se structure, le plus souvent, comme un espace vraisemblable (une scéne dont on pourrait faire le plan et of !’on pourrait marquer les positions
des différents personnages, les directions des regards) qu’en fin de séquence, car Ozu ne com-
mence jamais par nous décrire en plan d’ensemble une scéne qu'il morcellerait par ta suite. Mais
au cours du film, quand les nécessités du scénario nous raménent dans ce méme lieu, tout se passe comme si les places possibles de la caméra y étaient immuablement inscrites, c’est-a-dire,
dune méme facon, pré-réglées par rapport a la scéne qui va s’y dérouler. Il est plus qu’improbable, quasiment impensable que la caméra, en fonction de la dramaturgie de cette nouvelle
scéne, se découvre une place nouvelle, inédite par rapport 4 occurence initiale de ce décor.
Ce principe de l’énonciation pré-réglée est encore plus hallucinant quand on Je voit fonctionner
non plus au niveau des séquences d’un méme film mais d’un film a l'autre, comme tel plan de
rue ou de bar filmé du méme point de vue dans deux films successifs. Principe qui s’est mis 4
envahir et a régir progressivement, a partir des années 50, tous les éléments qui interviennent dans la conception d’un film (cadrages, points de vue, regards, raccords, situations, acteurs, jeu
scénique, etc...) Part d’Ozu esquissant a la fin de sa vie, une sorte d’état-limite du cinéma ot le film idéal reléverait exclusivement d’un art musical de la disposition (tous les éléments du film préexistant dans les films antérieurs) et pourrait se passer souverainement de toute preuve par Pinvention.
La force de ’énonciation, chez Ozu, n’implique pas, contrairement au cinéma hichcockien, un spectateur aspiré par la fiction, d’autant mieux géré par le film qu’il supporterait illusion den &tre le centre. Dans le cinéma classique, ne serait-ce que par le jeu des regards, le spectateur est au centre de l’opération suturante. S’il est exclu, comme spectateur, de l’échange des regards,
cest d’en étre l’opérateur. Rien de tel chez Ozu ot les acteurs se regardent rarement les uns les autres, mais donnent Villusion de regarder dans la méme direction, et sans focaliser sur un point
précis, mais en quelque sorte « dans le vide ». Effet de regard dans le vide, vers l’infini, accentué par le parallélisme des regards. Il en va de ce parallélisme comme de la position basse de la caméra : j’y vois plutét l’effet d'un principe de filmage (Ozu filme les regards de chaque personnage depuis un méme point de yue de principe, d’ot Pillusion de tous ces regards paralléles quelles que soient les positions respectives des personnages dans la scéne) que effet d’un usage social japonais. On pourrait dire de ces regards-Ozu qu’ils n’ont pas a étre suturés, qu’ils se dérobent d'une certaine fagon 4 la passion suturante du spectateur. Le regard-Ozu, « indécidable » de n’étre ni tout-a-fait un regard-caméra ni tout-d-fait un regard-fiction met le spectateur dans une position singuliére, qui n’a d’équivalent chez aucun autre cinéaste, méme japonais : celle d’un spectateur qui ne serait ni véritablement centré (comme opérateur) ni véritablement exclu (rejeté 4 sa place
5. Cf la critique du Gotit du saké pat Jean-Claude Biette parue dans les
Cahiers n° 296.
de spectateur par quelque interpellation directe) du jeu des regards dans la fiction. Le spectateur est quelque part du cété de ce vide, de ce rien que semblent regarder les acteurs, un peu au-dessous de la ligne de fuite de ces regards; c’est un speciateur flottant, Ié¢gérement décentré, jamais aspiré dans la fiction, maintenu en quelque sorte a la périphérie. De cette machine, rigoureuse, qu’Ozu construit devant lui, alignant patiemment plan aprés plan, cadre aprés cadre, « cube aprés cube » comme le disait J.C. Biette (5), le spectateur n’a jamais cette impression qu’elle est montée essentiellement pour /ui et ne peut fonctionner que par lui. Le spectateur, dans les films d’Ozu, n’est pas la cible d’un calcul d’effets : il garde quel-
que part l’impression, parfois légérement irritante, que le film ne le vise pas directement et
OZU YASUJIRO
30 continue de se construire et d’exister sans lui, sans besoin constitutif de son identification, de son hystérie, au contraire des fictions chaudes. Cette énonciation particuliére, qui me semble marquer la spécificité du cinéma-Ozu, nous donne 4 repenser la notion méme de « point de vue ». Le « point de vue », dans notre conception occidentale classique du cinéma, ne saurait avoir de sens que d’étre assignable A une origine: il n’y a de point de vue que fondé, motivé. Dans les films d’Ozu, il y a toujours un point de vue (chaque plan, chaque cadrage affirment des choix violents, aux antipodes du cinéma de la transparence) et méme un point de vue fort, une énon-
ciation marquée. Mais ce point de vue, cette énonciation forte ne renvoient qu’a eux-mémes, qu’a larbitraire de cette décision par laquelle l’énonciation doit avoir barre sur l’énoncé, le filmage sur le filme. Le cinéma-Ozu semble échapper avec une élégance supréme a ce dilemme qui veut que toute énonciation forte, au cinéma, soit condamnée a effacer ses propres traces (Hitchcock) ou a produire ce qui est supposé la légitimer : un point de vue critique sur la représentation (brechtisme) ou la marque d@’un Auteur.
C'est l’étrange décentrement du point de vue qui fait le mystére et la modernité du cinéma d@’Ozu ot aucun recentrement compensatoire ne vient restaurer le spectateur dans ses priviléges. Ce décentrement qui fait que le spectateur a toujours le sentiment, devant un film d’Ozu, d’étre
devant une image, une composition, un cadre, ne reléve en rien pourtant d’une volonté de distanciation a la Brecht, laquelle est encore une opération de recentrage du spectateur, 4 un autre
niveau de conscience du spectacle. Le recentrage est tout aussi improbable du cété de l'identification au maitre de la fiction : tout se passe dans le cas d’?Ozu comme si la figure de l’auteur ne pouvait prendre aucune consistance imaginaire. Il est d’autant plus difficile de s*identifier 4 la maitrise cinématographique d’Ozu qu’elle ne semble pas relever de ’exercice d’un pouvoir sur le spectateur ou dune affirmation de soi (qui la rendraient désirable). On voit mal dans quelle subjectivité d’auteur elle pourrait s’originer : les films d’Ozu pourraient étre les films d’un cinéaste inconnu qu’ils ne nous apprendraient rien sur leur auteur, rien tout au moins qui reléve
de Pordre d’un caractére, d’une personnalité, d’un psychisme : le miroir est vide. Si les films d@’Ozu affirment un dispositif d’énonciation fort, tout se passe comme s’il était impossible d’assigner ce dispositif A une instance qui jouerait comme origine et foyer de cette énonciation. C’est 14 que se résoud le paradoxe relevé au début de cet article : qu’un cinéma d’énonciation forte, arbitraire, marquée, puisse produire des effets que l’on croyait réservés jusque-la 4 un cinéma de la transparence, de l’énonciation minimale. Si ce cinéma nous donne effectivement la sensation la plus concréte de !’étre-Ila des choses et des corps, c’est que son énonciation est 4 la fois et non contradictoirement forte, marquée,
et sans origine. La marque y fonctionne comme un pur index, débarrassé de toute transitivité. Cette énonciation réussit le miracle de ne dire que: Voici, mais un voici qui ne renverrait pas, comme chez tant d’autres cinéastes, 4 l’autorité du montreur, au « je » quia élu le ceci en question (j'ai choisi de montrer ceci) ni au besoin hystérique d’un destinataire subjugué (Vois ceci qui est pour toi). : L’antériorité du cadre, du plan, du point de vue sur la chose montrée n’est jamais, chez Ozu,
4 Porigine de cette opération d’échange par laquelle la monstration inaugure d’ordinaire la transaction du sens, des affects. Dans la mesure ott l’énonciation, dans ses films, est une pure antériorité, un dispositif d’un arbitraire quasi-abstrait, la chose montrée peut y faire retour avec force, de la facon la plus obtuse, de n’étre pas prise dans une transitivité fonctionnelle. (6)
On peut repenser, a partir de 1a, les « plans vides » d’Ozu, ces fameux plans sans personnages qui scandent le passage d’une séquence 4 une autre. L’expression d’usage qui semble s’étre imposée en France : « plans vides » est tout a fait trompeuse. Ozu détestait les espaces vides dans Pimage ainsi gu’en témoigne son opérateur Atsuta : « I] mettait toujours de petits objets au coin du plan, une bouteille de biére par exemple. Ceci pour mettre l'accent sur la composition du plan. Nous avions pris Uhabitude de préparer des tas de petits accessoires susceptibles de plaire & Ozu pour telle ou telle circonstance. Ne rien mettre et laisser un espace vide était insupportable
pour sa composition. »
Il y a bien quelque chose de vide dans ces plans, mais ce n’est pas l’image, c’est le lieu de ’énonciation. Ce qui frappe dans ces plans sans personnages, et d’une certaine facon hors-fiction, c’est A nouveau ce sentiment de l’antériorité de l’énonciation, ou plutét de la souveraineté d'une énonciation sans Auteur. L’absence de personnages (de transivité fictionnelle, de support d identification) associée 4 une présence forte de la cameéra, du cadre, du « Ceci » suffit 4 donner Vimpression de ce « parti-pris des choses » que l’on retrouvera bien plus tard, dans un film comme La Région centrale de Michael Snow. Le lieu de la caméra n’est pas le foyer de ’énonciation, il n’est que le lieu de [a caméra mais il l’est de fagon souveraine. La présence des choses dans ces fameux « plans vides », un vélo d’enfant dans un couloir, une lampe, un morceau de montagne, un quai de gare, ainsi que la résonance quasi métaphysique de cette présence sont un effet de cette préséance arbitraire d’une énonciation vide qui nous vaut ce sentiment de l’antériorité absolue de l’étre-la des choses, de leur présence physique, sur l’existence et le drame des personnages. A. B.
Nous publierons la fin de Varticle d’Alain Bergala dans notre numéro 313.
6. C’est dans certaines séquences des films de Straub-Huillet aujourd’hui gue lon retrouve le mieux ce retour des choses des paysages, en particulier lié au blocage
de
toute transaction et 4 l’atbitraire d’un
dispositif:
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RETROSPECTIVE
OZU A LA CINEMATHEQUE NOTES
JOURS
DE JEUNESSE 1929
Jours de jeunesse est un film sur des étudiants,
sur la drague et
lamitié, la rivalité amoureuse, trés inspiré des burlesques américains
{Keaton en particulier), De deux étudiants, le premier, sérieux, tra-
vailleur, est aussi un peu timide et matadroit, un brin réveur (accrochée au mur de sa chambre, !’affiche d’un film américain, Le septiéme
ciel, avec l’image d’un couple enlacé, alors que le second, plus stir de lui, est aussi plus paresseux. C’est ce dernier qui fait cette trouvaille: louer sa chambre, mais uniquement A une jeune fille, dans Vidée de la courtiser. S’en présente une, ce qui l’oblige alors a aller
sinstaller chez son ami. Mais l’ami la connafit également et s’intéresse
4 elle, Chacun rivalise d’attention et de bienveillance (et de maladresse); la jeune fille joue le jeu, tardant a se décider, refusant méme de choisir. L’année scolaire se termine par des résultats désastreux aux cxamens. Avec les vacances de neige, la longue et dure partie entamée entre eux deux repart de plus belie, chacun n’hésitant plus, pour parvenir 4 ses fins, a éliminer l’adversaire par tous les moyens. Tous les mauvais coups semblent ici permis. La fille les regarde se disputer et
laisse faire. Leur affrontement tournera court lorsqu’ils apprendront qu’elle en aime un troisiéme, ce qu’elle leur cachait depuis le début. Au retour, dans le train, d’un commun accord, ils jettent par la vitre les fruits qu’elle avait offerts a l'un, la chaussette en laine qu’elle avait tricotée 4 l’autre, Chez eux, ils semblent pourtant préts a recommencer: l’étudiant, 4 son tour, cherche 4 louer son appartement. Rires complices. Fin. L’échec de leur entreprise renvoie les deux garcons a leur amitié, 4 la vérité d’un rapport qui prime sur tout le reste. La fille ne semble étre ld, ne rester entre eux deux, que pour leur permettre de jouer ensemble plus longtemps. Et ce petit jeu ne gagne qu’a durer. C’est par elle, qu’entre eux, tout passe. Quand 1’étudiant secoue la neige sur les habits de son ami, 4 la fin du film, il aura fallu pour en arriver 14 qu’auparavant i] nettoie ceux de la jeune fille qui vient de tomber, tout en insistant lourdement sur ce geste afin de rendre son ami jaloux. Jours de jeunesse
Détour singulier mais nécessaire, puisque tous les éléments du film (& commencer par la location de la chambre qui entratne inévitablement leur cohabitation sous un méme toit) suivent la logique d’un tel détour, celui d’une complicité jamais dite, encore moins a dire, d’un accord tacite durable, jouable parce qu’inavouable. Ce film est trés drdle, riche de gags qui fonctionnent 4 merveille. Le jeu de l’acteur entre en ligne de compte dans ce processus : un soudain changement d’expression, un seul trait, une simple grimace suffisent aruiner toute une séquence et a Ia faire chavirer, 4 ’emporter sur tout ce qui la compose. C. T.
J'ALETE DIPLOME
1929 .
MAIS...
Vérités et mensonges, ce pourrait étre le titre de ce court-métrage trés complexe qui a pour toile de fond tes diplémes et le chémage. Laffiche d’un film de Frank Lloyd (Speedy) pour décorer une chambre d’étudiant, pourrait également servir 4 caractériser l’esprit de ce film ainsi que ceux de cette période. Un étudiant, Tetsuo, se présente dans une entreprise pour de l’embauche. II refuse l’emploi qu’on lui propose, prétendant qu’avec ses diplémes il mérite mieux, De retour a la maison, pour ne pas perdre la face aux yeux de sa fiancée, i] demande a sa mére de lui dire qu’il vient de trouver du travail, La fiancée s’étonne pourtant de le voir toujours chez sa mére, mais il s’en défend et prétend étre en congé. La mére et la fiancée se proménent dans la ville alors que Tetsuo joue au ballon avec des enfants dans un parc. Sur le point de tout avouer a sa
fiancée, Tetsuo affecte la sincérité pour lui mentir de plus belle: il
avoue étre au chémage mais le cacher soigneusement pour ne pas faire de la peine 4 sa mére. La fiancée comprend aisément et pardonne. Inquiet de ne pas trouver d’emploi 4 sa mesure, il décide finalement d’accepter ce que l’entreprise lui proposait au départ. Le chef du personnel, touché par tant d’humilité, flatté de le voir faire marche arriére, lui offre alors, pour le récompenser, un poste plus honorable. Joie de l’étudiant qui n’en demandait pas tant ou n’en attendait pas moins. Jai 6té diplimé mais...
OZU A LA CINEMATHEQUE
Ou commence la chance et of finit le calcul? Difficile, presque impossible, de I’évaluer chez ce personnage totalement indécidable, Yun des plus noueux qui soient : quelle est sa part de ruse, d’orgueil, @humilité, de désespoir, de sincérité? Tout se mélange et s’équivaut en lui sans que rien ne s’éclaire ou semble éclaircissable. Sous des dehors de drame social, surprenant d’actualité (chémage, dévalorisation et inadéquation des diplémes), un film tout 4 fait mystérieux. Douter a ce point d’un personnage, de sa bonne foi, en dix minutes, c’est trés fort. C.T.
33
employé dans une grande compagnie. Le jour de la prime annuelle, un des plus vieux employés de la compagnie est licencié. Shuji va
défendre son collégue auprés du patron et se fait licencier 4 son tour
pour cet acte de bravade. Il rentre chez lui sans pouvoir acheter la
bicyclette qu'il avait promise 4 son fils. Dans les jours qui suivent sa
fille tombe gravement malade : ii doit vendre les vétements et les affaires de la famille pour la faire soigner. Devant le bureau d’embauche ot il est allé chercher du travail il rencontre un de ses anciens professeurs qui est maintenant devenu resiaurateur: il accepte de faire "homme
sandwich et de distribuer des
tracts dans les rues de Tokyo pour Ja publicilé du restaurant. Sa
femme et son fils, dans un autobus, découvrent un jour a son insu sa
L'EPOUSE
DE LA NUIT 1930
Muet. L’Epouse de la nuit est un film noir, particuligrement dramatique, et cependant fait avec le sourire; un film policier qui est
aussi social. Shuji, décorateur de théatre (sa maison est couverte d’afiiches de spectacles et de films américains) cambriole une société pour sauver sa fille gravement malade. Il échappe 4 la police grace 4 un taxi. En réalité son chauffeur est l’inspecteur de police Kagawa qui vient le surprendre a domicile. Mais devant l’épuisement de la mére et amour déchirant de Shuji pour sa fille, il décide d’attendre le petit
jour pour Parréter.
Le film est construit en deux parties. La premiére, le cambriolage, est traitée dans le plus pur style des thrillers américains, quand le genre n’existait pas encore au Japon. Elle nous conduit vers une fausse piste : la premiére scéne se passe dans le commissariat de police of les agents se préparent pour la nuit. Le hold-up, qui suit immédiatement, filmé de facgon trés séche, hard, centre le film sur la vie nocturne de la police. Nous voyons, entre deux plans de poursuite, un docteur dire
A une jeune mére que la vie de sa fille se jouera cette nuit-la, mais nous raccordons mal cette séquence avec l’affrontement du bandit et des policiers de Pautre cété de la ville. Le rapprochement ne se fait que quand le fuyard appelle le médecin pour avoir des nouvelles de sa fille et quand, devant la gravité de son état, il décide finalement de rentrer chez Ivi. La nuit, le pullulement soudain de policiers dans les rues désertes, suffisent pour transformer en un combat d’ombres périlleux une course qui en plein jour, dans l’agitation urbaine, nous serait apparue burlesque.
La seconde partie, oppose Mayumi, la enfant. Elle est aussi de l’action : Kagawa
plus intimiste, nous surprend d’autant plus. Elle mére, au policier pendant que Shuji veille son plus dynamique en raison des rebondissements découvre Shuji, l’arréte et... en fin de compte se
fait « capter » par le couple ; il profite de la fatigue de la femme pour retoumer la situation en sa’faveur, puis laisse Shuji se rendre de lui-
méme alors qu’il a encore la possibilité de s’enfuir. Si le policier est malin, comme le laisse entendre un perpétuel sourire plein de ruse et de malice sur les lévres, le couple se montre particuligrement maladroit dans son affolement. Reste que si l’inspecteur se fait momentanément complice du voleur par compréhension de sa situation, il n’en sera pas moins ferme quant a sa charge. La loi peut se montrer souple envers celui qui la viole, mais elle garde le privilége
du dernier mot, L’intérét du film est de ne jamais lever l’incertitude qui pése sur cette complicité du policier : ruse ou franche générosité
et pour qui ? Kagawa et Shuji partent bras-dessus bras-dessous, mais
le premier tient la main du second avec des menottes : indulgence pour le coupable ou volonié de ne pas effrayer l'enfant éprouvé par la maladie ? Tempérée par ce jeu des adultes, la relation du pére et de
la fille apparaft du coup comme le véritable enjeu dramatique : particuligrement dans ces gros plans de la main blanche du pére caressant
sa fille. Y.L.
LE CHCEUR DE TOKYO 1931 Le film s’ouvre sur une séquence burlesque, de style comique troupier, 4 Pépoque oti Shuji était collégien dissipé. Comme souvent, chez
Ozu, cette séquence de « genre » est relativement autonome par rapport 4 fa suite du film.
Puis c’est Tokyo en 1930 : le Japon est atteint par la crise économique et le chOmage. Shuji qui est maintenant marié, pére de 3 enfants, est
nouvelle activité. Sa femme est trés choquée par ce travail qu'elle trouve dégradant et indigne de Ini: elie finit par comprendre et va méme I’aider 4 son tour au restaurant. Un jour ot une féte réunit autour du vieux professeur quelques uns de ses anciens éléves, arrive une lettre of l'on propose a Shuji un paste de professeur d’anglais, mais assez loin de Tokyo. Sur cette fin 4 la fois heureuse et résignée (visiblement, ce poste n’a rien d’enthousiasmant) tout le monde entonne Ie « cheeur de Tokyo »
Ce qui fait ’intérét de cette « comédie sociale », c’est le mélange de convention (scénes de genre, coups de force du scénario, happy-end)
et de séquences (et de themes) tout 4 fait propres 4 Ozu qui n’hésite pas 4 passer brutalement d’une séquence tout 4 fait burlesque 4 une scéne d’iniense émotion, de la plus grande trivialité (scénes des toilettes) aux plus nobles sentiments. Il semble que ce soit cette hétérogénéité de ton et style, plus que le scénario, (traité avec beaucoup de désinvolture) qui ait intéressé Ozu. A ce moment de sa carriére, d’aprés
ses rares déclarations, il ne sait plus trés bien ot il en est avec le
cinéma : «je ne savais plus du tout ce que lon devait faire avec un film. J’avais le sentiment que personne ne pouvait apprécier un metteur en scéne et que les films ne rimaient 4 rien. »
Dans Cheur de Tokyo qui précéde, Je suis né, mais.,., Ozu met déja en place deux univers, celui des enfants et celui des adultes sans que Pun deux, filmiquemeni, ait barre sur Pautre : te film se construit sur
deux points de vue dont Ja différence, qui se traduit par une incompréhension constitutive, n’est pas: résorbée. A noter dans ce film une séquence sur l’argent d’une trivialité
extréme et insistante : le jour de la paie de la prime, chaque employé regoit son enveloppe et, sous prétexte d’aller uriner, va compter en
secret son argent dans les W.C. L’un d’entre eux, laisse tomber ses billets dans l’urinoir, Pendant qu’il le ramasse, il est observé par le trou
de la serrure par un autre employé médusé qui le voit fouiller dans Purinoir sans comprendre ce qu’il est en train de faire.
La séquence d’Ozu citée par Peter Handke dans La Femme gauchére est extraite de Chaur de Tokyo. A.B.
ET POURTANT
NOUS SOMMES
1932
NES
Une famille s*installe dans une banlieue nouvelle : grisaille et pauvreté. La mére reste 4 la maison et le pére est un petit employé de bureau. Les enfants - deux garcons d’une dizaine d’années, inséparables et espiégles — sont rejetés par les autres enfants. Défis, quolibets, bagarres. Terrorisés, ils font l’école buissonniére jusqu’au jour ot le pére les ayant découverts les punit: il les accompagnera désormais chaque matin a l’école. Un jour, en visite chez le fils du patron de leur pére, les fréres rencontrent ce dernier. Le patron est un passionné de cinéma amateur qui filme ses employés et les invite 4 venir voir les films chez lui. Les enfants voient un film ot leur pére, d’ordinaire si sérieux, fait le pitre pour amuser son patron. Choc: l’image paternelle s’écroule. A la maison, explications, puis crise. Le pére, 4 bout d’arguments, leur dit que c’est en travaillant pour ce patron qu’il gagne de quoi les nourrir. Révoltés, les enfants entament aussitdt une gréve de la faim. Le lendemain, affamés, ils y renoncent. Réconciliation? Sur
le chemin de l’école et du bureau, ils tombent sur la voiture du patron
arrétée 4 un passage a niveau (cette banlieue est parcourue d’innom-
brables trains roulant en tous sens), Géne du pére. Ses enfants lui signifient qu’il peut aller saluer son patron. Geste de gratitude du pére ~ qui obéit. Finalement, adoptés par leurs camarades, les deux fréres
partagent leurs jeux et découvrent qu’a défaut de richesse, ils ont leur intelligence qui leur permet, méme en trichant, de gagner— au moins symboliquement — a ces jeux.
RETROSPECTIVE
34
_ ble se terminer. Cf. le titre, qui évoque Jours de jeunesse, l’attente et Pespoir d’un « septiéme ciel ». Le film en saisit les retombées. Que ga déchante, rien de trés surprenant. Et le film le dit sans ambages 4 travers cette d’histoire d’amitié perdue parce que prise dans d’autres rapports (’employeur a employe), Une mére veut présenter une jeune fille 4 son fils. Prévenu par son
pére, il cherche a se rendre ignoble, s’*inventant toutes les tares possibles et imaginables, pour ruiner en elles tout espoir de mariage. Horrible 4 souhait, la fille, a son grand désappointement, dit aimer cette situation, Il réussira pourtant a la décourager. On le retrouve ensuite a Pécole, avec ses amis, pour des examens. Le pére de l’un d’eux, directeur d’usine, meurt brusquement. Son fils, Tetsuo, le remplace au pied levé. Plus tard, Tetsuo retrouve ses amis du collége, toujours sans travail. Is lui demandent de les embaucher dans son usine et doivent pour cela passer un concours. Tetsuo s’arrange pour surveiller Pépreuve et leur fournir les bonnes réponses. L’un d’eux aime une jeune fille, Saiki, que convoite également Tetsuo. Pensant qu’il a obtenu ses faveurs trop facilement, Tetsuo demande des explications
4son ami. Celui-ci lui avoue avoir renoncé de peur qu’en étant préféré par Saiki, il ne provoque la colére de Tetsuo et perde ainsi son emploi. Tetsuo, pour qui leur amitié passe avant tout (et qu’il sent déja résolument brisée), se jette sur son ami, le roue de coups, le gifle, comme
pour raviver cette amitié, comme on secouerait un mort pour qu’il se
Et pourtant nous sommes nés
D’abord, le film est trés dréle. Le comique repose sur la grande figure ozuienne du redoublement (gestes, regards, attitudes) et sur le jeu des acteurs-enfants, assez proche de MacCarey : humains miniaturisés, graves et Joufoques 4 la fois, le plus petit imitant inlassablement le plus grand. Les parents, eux appartiennent d un autre age du cinéma, au drame social : ils sont éteints, sans vie. L’écart entre les
générations se redouble ici d’un écart entre deux cinémas — Phéritage burlesque et le devenir psychologique ~ entre lesquels 'Ozu de la fin du muet ne peut pas ne pas osciller et dont i] fait son sujet, au sens
fort, Et pourtant nous sommes nés est déja un grand film sur le cinéma puisque c’est confrontés par hasard a une image filmée de leur pére (et, ce qui n’arrange rien, filmée par son patron), 4 Pimage d’un pére-non sévére, d’un pére-pitre, d’un pére-enfant, qu’ils prennent conscience de leur condition sociale (ils ne sont pas riches) et de leur devenir (ils seront leur pére puisque celui-ci est encore comme eux), Curieux stade ot c’est le cinéma qui joue le réle du miroir. A partir de 1a, le film qu’on efit pu prendre pour une comédie domestique de plus, gagne, sans hausser le ton outre mesure, en gravité. Le point culminant (presque pénible) est l’autorisation donnée au pére par les enfants d’aller saluer (avec déférence) son patron. Moment trés fort, dont il y a peu d’exemples dans le cinéma (sauf italien : on pense 4 la fin du Voleur de bicyclette tant aimée de Bazin, le pathos en moins) Mais qu’est-ce a dire? Les enfants accepteraient-ils ordre socail? Ozu prénerait-il une répugnante acceptation par les opprimés de leur oppression? On ne peut tout a fait exclure cette lecture. Mais elle reste trop réductrice, trop « idéologiste ». Si le film, 4 ce moment précis, touche, ce n’est pas parce que les enfants y auraient découvert Pexistence des
classes sociales, mais parce qu’ils entrevoient ce qu’il faut bien appeler le fien social et qui est le grand sujet d’Ozu. Il y a un moment o8 les enfants découvrent en leur pére un « autre eux-mémes», un autre enfant, comique parce que dominé. Le lien social exorcise cette identité, mais jamais au point de la faire tout a fait oublier (selon cette idée banale mais vraie que l’artiste est celui qui n’a pas réussi a se couper de son enfance). Et peu importe de quoi le lien social semble fait : de réles tout a fait arbitraires et réversibles (parents, enfants), de cérémonies rigoureusement privées de sens (mariages, enterrements), etc. La situation, au fond, est celle-ci: il n’y a gue des enfants (plus on moins vieux, plus ou moins puissants), bien que personne n’ait jamais su de guel désir (forclusion du sexe chez Ozu) ou de quelle opération (sinon le mimétisme, la démultiplication) ils sont fe produit. Situation tout A fait perverse, donc. Le film semble avoir deux titres en francais : Et
pouriant nous Semmes nés et Je suis né, mais... Et pourtant guot? Mais quoi? 8.D.
oU SONT
NOS REVES DE JEUNESSE ?
1932
Ozu poursuit ses personnages {des étudianis), avec les mémes acteurs, et il vieillit avec eux. Avec ce film pourtant, une période sem-
réveille. Aucune réaction chez son ami qui encaisse sans rien dire. Tetsuo liquide alors la situation et lui laisse Saiki. Le couple part en voyage de noces et leurs amis guetient le passage du train du haut de la terrasse de l’usine. Derniére séquence, qui sera reprise trente ans plus tard dans Fin d’automne, mais d’un seul point de vue (le train vu de Ja terrasse). Sur l’air de « veux-tu jouer ou te battre avec moi? », le film continue et achéve Jours de jeunesse. LA ot V'amitié sortait intacte de l’épreuve (la question de l’emploi ne s’y posait jamais), plutdt renforcée méme (2 la fin, on en redemandait), la machine s’enraye sans pouvoir repartir. Quelque chose de définitif et @irrévocable traverse ce film: des personnages s’en vont, une amitié s’effondre et, avec elle, les fictions (les aires de jeu) qu’elle nourrissait. D’oil le sentiment de se trouver 4 un tournant: qu’aprés un tel incident, on me pourra plus faire les mémes films (ceux comme Jours de jeunesse), Du moins, plus de Ja méme facon. De ’homosexualité (voilée), on passera alors a V’inceste {tout aussi voilé). Une derniére remarque. La comparaison entre Ozu et Bresson repose sur pas mal de clichés (sobriété, abstraction et élévation), Pour ce qui est du geste, n’intéresse Bresson que son prélévement, sa cap-
ture, Pas n’importe quel geste cependant. Le geste qui se produit (tou-
jours
unique)
tout
en
se
reproduisant
(variablement
invariable):
Yautomatisme de répétition, le geste machinal, celui qui arrive a la 50éme prise, Chez Ozu, il en va différemment : cf. la scéne ov Jes éléves, pour tricher, jouent 4 cache-cache avec le surveillant. A la place de ce dernier, la caméra est toute ouie, Elle n’attend pas le bon geste, le geste a prendre et 4 choisir, qui finira bien par se produire, mais elle surprend le mauvais geste. Elle le retient non pas quand il se fait mais parce qu'il a été fait et vu (dans l’aprés-coup), et qu’a ce moment, c’est toujours trop tard pour lui, trop tard pour revenir en arriére. D’ot ces
effets comiques chez le personnage qui essaie de rattraper son geste, de Veffacer ou de le minimiser en le transformant, en le réadaptant. Dés lors, ce qui importe, c’est moins la faculté d’un geste 4 se répéter dans un corps, pris sur une chaine sans fin, que Ja capacité d’un corps aenchainer un geste sur un autre. L’un croit aux gestes, 4 leur rugosité, inattaquable et ineffacable, et autre croit a leur répétition, leur habitude, leur polissage. C.T.
CCEUR
CAPRICIEUX 1933
Kihachi est un jeune yeuf qui vit avec son fils dans un bidonville de Tokyo. Il appartient, comme son ami Jiro au prolétariat le plus pauvre de la ville : tous deux travaillent dans une brasserie. Un soir, ils recueillent une jeune fille, Harue, qui ne sait ou passer la nuit, Kihachi obtient de la patronne d’une auberge du quartier qu’elle accueille Harue et s’occupe d’elle. Kihachi tombe amoureux de Harue, s’absente de Pusine pour la voir, fait des efforts pour s*habiller « en bourgeois» et lui faire des cadeaux. Mais Harue est attirée par Jiro, le camarade de Kihachi, qui reste sur sa réserve.
35
daller chez un professeur pour des traductions, elle se prostitue. Le
flic ’'annonce A sa femme qui juge bon de prévenir le mari concerné. Ce dernier, abusé dans sa confiance, insulte sa femme, la gifle. Triste aveuglement chez cet étudiant, sans argent et sans travail, 4 qui l’on permet justement, 4 ce prix, de poursuivre ses études. Honteux, bourré de remords, s’estimant peu digne d’un tel sacrifice (une dette trop lourde a supporter), il part, lachement. Inquiéte, sa femme se rend chez sa sceur, espérant |’y trouver. Coup de téléphone. Le flic décroche:
l’étudiant s’est suicidé.
Des journalistes accourent,
vite
décus : pas de quoi tenir la une. Rude explication entre les deux fem-
mes. Effondrement de la premiére, s’accusant d’avoir parlé, culpabi-
lisée par cette mort. Colére justifiée de l’autre, trés bréve. Aucun mouyement de haine ni de pardon, semble-t-il, mais le désir de prendre ses distances, aussi bien du cadavre que de sa scour. Un trés beau film, quoiqu’un peu amer, qui pourrait faire penser aux Seurs de Gion de Mizoguchi par la gravité de son sujet (la pros- , titution), sauf qu’Ozu garde 4 son histoire la dimension d’un fait divers, c’est-a-dire, dans l’ordre du possible, des événements qui auratent trés bien pu ne pas se produire. De quoi justement porter ce
récit puisque chaque situation y semble évitable mais tout, pourtant, arrive. Une succession de gaffes, toujours dans l’aprés-coup. Un enchevétrement Coeur capricieux
Un jour Kihachi, qui a des remords d’étre un mauvais pére et de dépenser son argent 4 Pauberge, donne a son fils une somme d’argent « pour qu’il devienne riche un jour ». Celui-ci s’°empresse de dépenser tout cet argent et de s’acheter un monceau de friandises dont il se gave. Il tombe gravement malade d’indigestion et doit étre hospitalisé; Kibachi ne sait comment payer ’hépital. Il refuse Pargent de Harue qui propose de lui venir en aide; c’est le coiffeur du quartier qui avancera l’argent. Une fois que son fils est guéri, Kihachi, pour régler sa dette, décide de s’engager sur un chantier d’Hokkaido o@ I’on a besoin de main-d’uvre. I s’embarque sur le bateau qui doit le conduire a Hokkaido, mais en cours de route il est pris d’une Violente nostalgie et quitte le bateau a la nage pour retourner chez lui. Dans ce film Ozu semble se complaire 4 mettre en scéne la promiscuité et la trivialité des corps « prolétariens » : dans la séquence initiale, la caméra, au cours d’un spectacle de chanson populaire, suit la circulation d’un porte-monnaie vide et la transmisston des puces qui
Paccompagne : tout au long du film, les personnages se touchent, se grattent, saris aucune retenue « japonaise ». Il s'agit A nouveau d’un récit d’apprentissage, mais comme dans les films plus tardifs d’Ozu (od il s’agit de faire changer les péres) c’est le pére qui fait cet apprentissage. La fable y a des accents trés brechtiens, comme dans cette scéne of le fils tombe gravement malade de s’étre gavé de bonbons grace a argent que son pére lui a donné pour qu'il soit riche un jour. Comme
de décisions malencontreuses
parce que trop bien
intentionnées. En croyant bien faire, tout finit mal, surtout quand ce faire est motivé par une question sans fin, banale a entendre mais terrible dés qu’elle se pose: toute vérité est-elle bonne a dire? Le flic. regoit information et la communique. Avec l’étudiant, Ozu continue de suivre un personnage pas bien en place, a tous les niveaux : faible, assisté, assumant mal sa dépendance. Seules les fem-
mes avancent a découvert, prennent des risques (une 4 se prostituer et 4 le cacher, lautre le dire) et le paient trés durement, puisqu’a jamais divisées par cette mort. Ozu ne s’autorise pas a juger ses personnages, ce sont plutét eux qui s’autorisent tout. Pas de répartition
des responsabilités. Plus que de trancher, c’est le tranchant des faits
qui le retient, leur occurrence démentielle. La jeune employée entre dans un cinéma ot l’on projette le film a sketches Si j‘avais un million (1932) : Pépisode ot Charles Laughton, modeste employé de bureau, en apprenant qu’il vient de gagner a la loterie se rend chez son directeur pour lui tirer la langue. Petite ironie de cette citation, un peu cruelle, puisque le film est vu par celle qui
aimerait bien croire a cet improbable 4 un moment ot il est trop tard pour le faire. Ce film active ce qui, pour elle, est déja enclenché, la ren-
voyant a son drame plus qu’ sa possible néantisation.
Femme de Tokyo dure 45 minutes, sans étre un court-métrage gonfié ou un long métrage brimé. Economie de plans pour un régime narratif a la mesure de son projet. On compte trois travellings latéraux, se répondant a distance, pour filmer la mort de I’étudiant. Le premier pour Paccompagner te long d’un trottoir. Le second pour se séparer de lui; il reste assis, téte baissée (pas de raccord regard). Le troisiéme,
isolé et lointain, somme et reste des précédents : leur dépouille, C.T.
dans Je suis né, mais... si le fils se révolte contre son pére
(il arrache les feuilles d’un précieux « bonsal») cest contre le fait que son pére ne soit pas assez « pére » qu’il passe son temps au bistro au lieu de travailler, legon qui sera finalement entendue par le pére: « quand on est ignorant, on met la vie des autres en danger » dit-il.
Formellement ce film-charniére est précieux pour comprendre la constitution du systéme Ozu: comme dans certains tableaux de la Renaissance oti coexistent deux systémes de perspective, Ozu utilise dans le méme film un double systéme de raccord : le raccord classique du champ-contre-champ a l'américaine, avec les regards croisés; le raccord Ozu ott le champ-contre-champ est monté avec les regards (voire les gestes) dans la méme direction.
Par ailleurs, ce film manifeste un travail formel trés élaboré sur ia
profondeur de champ (étagement de plusieurs plans avec personnages dans l’axe) et sur Ie net et le flou.
A noter une histoire en forme de parodie de koan zen qui circule
dans le film : « Pourquoi avons-nous cing doigts ?— parce que si nous wen n’avions que quatre, il y aurait une place vide dans les gants ».
.B.
FEMME
DE TOKYO 1933
Un agent de police apprend que la sceur de sa femme, 4 |’insu de tous, méne une double vie. Le soir, aprés son travail au bureau, au Liew
LE FILS UNIQUE 1936 Une mére quia péniblement travaillé afin de payer les études de son
fils ~ il est devenu professeur — réunit ses derniéres économies pour
faire le voyage 4 Tokyo. Elle y découvre qu’il est marié et n’a pas la situation confortable qu’elle avait espérée. Pour bien la recevoir et lui donner Dillusion qwils sont riches, la belle-fille vend un vétement pré-
cieux. Un incident bouleverse ces plans : l’enfant d’une voisine — une yeuve pauvre — est accidenté, et le fils décide de donner l’argent pour la guérison du petit gargon,
Difficile de donner un résumé objectifde ce film — ou de tout autre . film d’Ozu — tant la fiction y suscite d’imagination, comme pour s’en _recouvrir d'un manteau multiple et déformant. Ici — au Japon, je ne sais pas — nous sommes violemment tentés d’interpréter : non pas en
nous identifiant 4 un personnage, mais en extrapolant a partir d’une situation, Exemple : comment ne pas voir, dans la triste aventure de la veuve pauvre et de son fils, la répétition inévitable du méme drame
que connurent le fils unique et sa mére, un drame répétitif et sans fin,
celui de l’impasse du malheur. Les derniers plans sont parlants, trop parlants : J) la vielle mére abattue (par |’Age, le travail, la déception
devant le « ratage » de son fils, par la fatigue du voyage aussi); 2) une
RETROSPECTIVE
36
rement pénible, La cérémonie pour le premier anniversaire du décés du pére réunit de nouveau toute la famille. De retour, le frére se fache contre ceux qui considérent sa mére comme un fardeau. Il décide alors
des’occuper d’elle et de sa sceur. Alors qu’ils vivent ensemble, celle-ci tui propose un mariage avec une de ses amies. Le frére s*étonne qu’elle
lui propose ce que lui-méme lui avait déconseillé. Le film s’achéve sur un éclat de rire : Pamie est annoncée et le frére s’enfuit alors 4 toutes jambes sur [a plage. C’est le théme de la cohabitation malheureuse (de la transplantation) qui est au centre de ce film : trop de corps en un seul lieu mais aussi trop d’écarts pour un méme toit. D’ot ces relégations : la mére et la fille a Ia cuisine, les invités au salon. Les espaces ne s’emboitent ni ne communiquent. Juxtaposés, mis bout a bout, ils n’en demeurent pas moins étanches. C’est ce cloisonnement entre deux endroits, deux
plans, ot l’un est toujours en trop, comme une greffe qui ne prend pas, que le découpage du film rend de maniére trés précise. La caméra d’Ozu privilégie la mére et la fille. Soit marchant céte a céte. Soit assises face 4 face, de telle sorte que le champ-contrechamp fasse se surperposer au plus prés leurs deux visages introduisant au dela de leur ressemblance un trouble proche de la surimpres-
Le Fils unique
porte; 3) quelque chose comme des grilles (’image d’un enclos, une prison); on voudrait qu’ils bouclent la fiction en une impossibilité quasi carcérale de sortir de son milieu, de ses malheurs. Et pourtant. Tout le film est aussi exactement le contraire : sous des dehors conseryateurs et résignés, il est A chaque moment une legon de révolte, ot
sion, du décillement. La dimension ludique, presque ironique, qui s’installe a la le frére et la sceur, témoigne de Pambiguité dont se tisse leur eux-mémes, contre leurs fréres et sceurs. Si dans ce jeu passe Wun désir, c’est celui de cette cohabitation heureuse, cette
fin entre repli sur la vérité relation
mére-enfant, frére-sceur, enfin réussie, aux confins d’un inceste. Ce
qu’affleure le film en permanence sans jamais l’aborder de front.
chaque mini-drame est l’occasion d’un choix - preuve que tout n’est
pas joué d’avance, écrit. A chaque instant se refait le monde, mouvant, imprévisible. Tout Ozu est dans la marge de manceuvre de lhomme, dans la description attentive de ses mini-espaces de liberté, Chaleureux acquiescement de la mére quand son fils donne son argent pour sauver le petit gargon blessé. Complexité du monde fictionnel : un geste radieux, un geste d’ouverture, est en méme temps un geste de résignation, un acte de désillusion. Quelle est donc la marge de manceuvre? Un scéne Villustre 4 la perfection : le gamin de Ja veuve pauvre, envieux du gant de base-ball que ses copains refusent de lui préter, se livre a des pitreries pour Pobtenir quand méme - il passe et repasse sous le poitrail d’un cheval; un petit gargon en larmes vient prévenir le groupe des adultes, « il y a eu un accident » ; tout le monde se précipite ; on les voit A travers les jambes du cheval, lui prés de la caméra, eux plus loin; enfin vient un long plan du cheval, mangeant tranquillement de l’herbe, un plan — tout est relatifici - qui semble durer des heures, Qu’est-ce que cela veut dire (car il est évident, vues la longueur et Pattention du plan, que cela veut dire quelque chose)? D’un cété, ily ala misére : « c’est ma faute », dit la mére, « j’aurais di lui acheter ce gant » (ce qui veut dire : « Méme pauvre, je devais connaftre assez bien mon fils, et ses désirs, pour lui acheter une chose qu'il désirait autant, quitte 4 me priver encore plus »). De [’autre cété, il y a ordre immuable des choses, l’équilibre naturel (qui n’a rien 4 voir avec l’équilibre social) : comme il est dans la nature des enfants de jouer,
il est dans la nature du cheval de paitre. Un enfant, rendu fou par Vinjustice sociale, oublie ordre naturel des choses, et empiéte sur un territoire qui n’est pas le sien: il a oublié la vraie nature du cheval.
Au spectateur de prendre le temps de comprendre, sil l’avait jamais oublié, ce qu’est exactement un cheval. L’ordre social est dur mais il peut se modifier, l’ordre naturel ne se transgresse jamais. Admirable et concise lecon de savoir-vivre : « marche a cété de tes chaussures, et tu risques d’écraser le voisin». Fils unigue est le premier parlant d’Ozu. Le style en est sobre, sec, plus proche du muet que ses films silencieux. Il y a moins d’angles de prises de yues et les plans sont plus longs. Le systéme se met en place. L. S.
,
LES FRERES ET SCEURS DE TODA
1941
Le film débute par une photo de famille 4 l’occasion de lanniver-
saire des parents, Peu aprés le départ de ses enfants, le pére meurt. La
mére et la plus jeune des filles sont recueillies par ie couple ainé. On aimerait d’ailleurs que la fille se marie pour ne plus l’avoir a charge, mais avant de partir, son frére lui recommande fermement de ne pas
accepter ce genre de proposition. La cohabitation sous un méme toit
de Ja mére et de sa fille avec le reste de Ja famille s’avére particulié-
IL ETAIT UN PERE 1942 Le professeur Horikawa et son fils Ryohei ménent une existence paisible 4 Kanasawa jusqu’au jour ow la mort d’un enfant pendant une excursion scolaire 4 Tokyo conduit le pére 4 démissionner et a se retirer dans sa province natale de Ueda. Horikawa va a Tokyo pour y trouver du travail et payer les études de son fils, qui rentre au lycée. Treize ans s’écoulent. A Tokyo, Horikawa retrouve un de ses anciens collégnes de Kanasawa, Hirata, a qui il confie les succés universitaires et professionnels de son fils maintenant professeur dans une école technique d’Akita. Mais pratiquement il n’a pas reyu son fils depuis leur séparation (au point que Ryohei parle d’abandonner son travail pour le rejoindre), Un congé octroyé a l’occasion de la visite médicale d’aptitude au service militaire lui permet de retrouver son pére. A Poccasion d’une féte des anciens éléves de Kanasawa, au cours de laquelle Horikawa est réhabilité, le pére et le fils redécouvrent les joies du passé. Ryohei se retrouve seu! avec Fumiko, la fille de Hirata, qu’il a promis 4 son pére d’épouser.
OZU A LA CINEMATHEQUE Ce home-drama réalisé pendant la guerre (1942), contient quelques
belles sequences (la partie de péche du pére et du fils, la premiére rencontre de Ryohei avec Fumiko), mais ne convainc pas. Le ton est trop grave, trop moralisateur. On ne s’amuse plus, ni ne rit, ni ne boit ici ; les blagues entre col-
légues de travail sont interdites, de méme les objets ou affiches américains qui font d’habitude les délices d’Ozu. De méme I’attention minutieuse que porte Ozu aux soins corporels et domestiques — a ses personnages -, qui suppose une vulgarité initiale. Ces renoncements
révélent sans doute l’intolérance du pouvoir totalitaire du Japon alors pour l'intimité des comportements. Soit parce qu'elle leur demeure cachée, soit que sa représentation déparerait l’ordre religieux de ces Etats. Ici, ils montrent, par défaut, Pensemble des objets nécessaires 4 la composition des films d’Ozu. Leur absence ici se fait immé-
diatement et cruellement sentir. Y.L.
PRINTEMPS TARDIF 1949 Un professeur de musique vit retiré avec sa fille qui refuse de le lais-
ser seul en se mariant. Sa tante se charge de lui trouver un mari. Elle
Début dété
fille; il suit l'un et l'autre a Ia trace, tous les autres personnages n’exis-
un collégue de son frére qui a déja été marié et est pére Pun enfant, Yabe. En partant le rejoindre 4 Akita ot il a été nommé, elle ouvre une bréche décisive dans l’unité familiale : Shkichi et Shige, conscients de leur vieillesse, décident de se retirer 4 Yamato pour laisser leurs enfants mener leur vie comme ils l’entendent.
y parviendra, non sans difficultés. Davantage centré sur le personnage de la fille, Printemps tardif est construit avec plus de rigueur et de gravité que Fin d’automne qui en est la copie au féminin. Ici, par contre, Ozu s’en tient au pére et a la tant que dans la probabilité de leur rencontre avec le pére et la fille, ensemble ou séparément. Et rien n’arrive 4 ceux-ci qui ne les renvoie directement 4 cette question brilante du mariage. On tient Ozu pour un conservateur profondément attaché aux valeurs traditionnelles du Japon. En ce qui concerne les adultes, Printemps tardif illustre un rapport a la loi autrement plus complexe: le
pére et son assistant ne songent qu’a s’amuser tandis que sa fille joue les rabat-joie: elle les oblige a finir leurs transcriptions musicales, comme elle condamne, horrifiée, le remariage du collégue de son pére,
le peu de cas que fait des noces son amie divoreée, la complaisance de la tante—qui, elle, lorsqu’elle trouve un porte-monnaie dans la rue, se garde bien de le rapporter a Ia police (« Ca porte bonheur », ditelle). Tous les adultes contreviennent a la lot, et la jeune fille, 4 trop s’y plier, s’enferme dans l’avermalité du célibat. En somme, si les enfants savent la loi mieux que leurs parents, les seuls a la respecter
— et & faire les frais de ce respect excessif — sont les jeunes gens quand
ils entrent pleinement dans la vie adulte. Ozu filme la cérémonie somptuaire du mariage avec une sécheresse sinistre, si c’est 14 que le sujet est confronté directement a la loi. C’est le pére qui, devant les réactions négatives de sa fille (elle lui dit: « Tu peux te remarier, je resterai auprés de toi»), la rappelle a ordre en la poussant au mariage. I] n’use de son autorité que contre lui-méme: pour libérer sa fille de sa tutelle et renoncer a ses droits. Pour étre obéi, i] lui faut
mentir, feindre l’éventualité pour lui de nouvelles noces: « C’est le plus gros mensonge que j'ai dit faire pour son bien». La vie est platement banale, jusque dans ses régles sociales. Ozu la filme platement, matériellement, 4 hauteur de la mer : c’est ce qui lui donne un relief imprévu, comme dans le dernier plan de Printemps
Plus comique, insistant davantage sur les habitudes familiales, les rites, tics et manies de chacun, Débui d’été, entretient le méme rapport
avec Voyage a Tokyo que Fin d’automne avec Printemps tardif: plus
badin et donc aussi plus superficiel. C’est aussi que le cadre est celui de la famille entiére réunie. Voyage a Tokyo s’attachait, lui, 4 suivre le périple des grands-parents dans la capitale ; i] montrait impossible réunion de la famille dés que les enfants ont quitté les parents pour affronterla vie active. Début d’été en est la version symétrique : l’unité familiale n’est d’abord filmée que pour mieux isoler le moment décisif ot les générations doivent se séparer, parents et enfants, et, en écho, petits-enfants. Chaque personnage a son espace propre: le pére et ses canaris, le fils et ’hépital, la fille et son travail au bureau. La trame du film est celle des rencontres entre les personnages. L’absence d’intrigue centrale permet a la caméra d’errer dans la famille, de ne pas Ja réduire 4 une seule image, d’en extraire des situations fortes qui connaitront plus tard un développement
propre
dans d’autres films. Ainsi,
les
enfants boudent et fuguent avant de réapparaftre a la fin assez inexplicablement (mais ce théme sera repris dans Bonjour, cette fois comme sujet principal). Les films d’Ozu ont toujours une dimension expérimentale : chaque film est occasion de tester son sujet — la Vie familiale - de l’éclairer différemment, en modifiant son regard, en le soumettant 4 d’autres cadrages, en retirant de la réalisation d'un home-drama le principe d’un autre. Début d’été est un bel exemple de cette démarche. Y.L.
tardif: \e flux et reflux des vagues sur la plage. Y. L.
PRINTEMPS
1956
DEBUT D‘ETE
1951
Début d’été brosse le tableau @’une famille heureuse amenée, par le jeu logique des générations, a se séparer. Le pére, Shitkuchi, consacre sa retraite @ s’occuper de ses canaris. Shige, sa femme, s’occupe de la maison avec sa belle-fille, Fumiko. Kéichi, le fils ainé, est médecin dans un hépital. Noriko, la fille cadette, secrétaire. Le frére de Shiikuchi, un vieillard dur @’oreille, leur rend réguliérement visite, pour
le bonheur des enfants de Kéichi qui n’arrétent pas de lui jouer des tours) mais sans jamais réussir 4 troubler sa sérénité, Une seule ombre au tableau: Noriko 4 vingt-huit ans est encore célibataire. Elle va troubler l’équilibre familial en refusant la proposition de mariage
avantageuse de son chef de bureau pour épouser, sur un coup de téte,
Un
employé
PRECOCE
de bureau trompe sa femme
avec une compagne de
jeu. Sa femme se réfugie chez sa mére et ne revient vers lui que lorsqu’il a accepté une promotion dans son entreprise: l’exil forcé dans un complexe industriel sans vie.
L’adultére n’est ici que le prétexte pour montrer la vie d’un jeune couple dans la banlieue de Tokyo. La rencontre amoureuse elleméme est trés rapide. L’infidélité du mari révéle surtout un couple a lui-méme et Ozu s’attache davantage aux réactions de l’épouse qu’a la maitresse d’un soir. La belle-mére, propriétaire d’un restaurant, a vite minimisé la gravité de P'incident. Les premiers plans montrent le flux des banlieusards a la gare, le matin, pour se rendre 4 leurs bureaux. Tel est le véritable cadre du
ee ee
RETROSPECTIVE
Printemps précoce
Le Crépuscule de Tokyo
film : les relations de travail avec les collégues, les patrons et les syndicats ; le groupe de camarades avec lesquels on sort le week-end, on boit et on joue au mah-jong le soir. Les salaires, la réussite professionnelle, les difficultés quotidiennes de la famille, ces sujets reviennent toujours dans les propos des personnages. Lorsque le mari raméne, chez lui, tard dans la nuit, des anciens compagnons de guerre ivresmorts, i] écoeure sans doute sa femme (il passe la nuit avec eux plutét qu’avec elle), mais les trois hommes ne se retrouvent que pour compater leurs carriéres respectives, Et cette seconde infidélité scandalise autant l’épouse que la premiére. La crise qui sépare le couple a pour origine le refus du mari d’accompagner sa femme sur la tombe de leur fils pour l’anniversaire de sa mort. A cet enfant mort font écho d’une part l’agonie d’un collégue de bureau, d’autre part les angoisses financiéres d’un compagnon de jeu futur pére. Comment un couple apprend 4 vivre durablement, nait et meurt, comment une famille se constitue - comment on devient adulte malgré soi-, sujet récurrent chez Ozu. La sérénité familiale y est toujours une fagade compromise par une dette originelle appelée A se reproduire. Si la vie reprend son cours tranquille, il faut a cette continuité banale une victime dont le corps datera cet épisode critique de la vie d’une communauté : dans Printemps précoce, cette victime, c’est la mattresse d’un jour. Y.L.
gare, le visage collé contre la vitre du train qui part, la mére cherche désespérément sa fille sur la quai. Plus tard, cependant, la fille décidera de quitter son pére pour aller la rejoindre. Les derniéres images jaissent le pére, seul, alors qu’arrive le printemps. Du mélodrame, le film posséde la progression par affrontements et effondrements successifs. A travers cette construction, Le Crépuscule de Tokyo traite du dépérissement de Ja figure d’un pére autour de laquelfe le vide finit par se faire. Cette figure s’efface, s’évide, A mesure que la figure de la mére se reconstitue. C’est autour d’elle que se recentre le récit, que circulent les désirs et la haine. C’est elle qui aiguise les différences, Deux noyaux, deux pdles ne peuvent éclairer ensemble une famille. L’attraction et l’ascendance qu’exerce une figure implique l'absorption et le desséchement de {’autre.
Un mélodrame, ca se met aussi en scéne. Il faut voir alors dans la scéne ot Tachko insulte sa mére, ce brusque changement d’axe en fin de séquence, totalement excentré, en dehors de ’échange (de mots et de plans) qui présidait jusqu’ici 4 leur explication, et qui suffit, en la montrant de dos, isolée et atterrée, a la situer désormais 4 nos yeux. CT.
BONJOUR 1959
LE CREPUSCULE
1957
DE TOKYO
Le Crépuscule de Tokyo est un terrible mélodrame, riche en rebondissements, avec des situations fortes, menées jusqu’au bout. Drame de la démesure donc, impitoyable et sans appel : chaque personnage livrant tout de lui-méme (sa colére, son amour, ses larmes) de fagon irréparable. Tl s’agit du crépuscule d’un pére, honorable banquier, qui vit avec ses deux filles : ’une, respectable et aimée, et l’autre, Tachko, rejetée de tous aprés son arrestation dans un bar pour racolage. Qui plus est, cette derniére, enceinte, est abandonnée par son amant. Sur ce, révélation de la tante : la mére, qui avait quitté le foyer peu aprés la naissance de Tachko, jadis disparue, serait de retour 4 Tokyo ow elle ttendrait un bar. L’ainée des sceurs va la voir en cachette pour lui demander de ne pas se manifester auprés de Tachko qui ignore tout de son
passé et la croit morte. Mais le bar que fréquente Tachko se trouve étre celui que tient sa mére. Dés qu’elle apprend la vérité, elle retourne
auprés de soni pére pour lui demander des comptes et revient a sa mére
pour lui reprocher vivernent d’avoir abandonné ses enfants. Profond désarroi de Tachko qui la conduira lentement au suicide. L’ainge, a son tour, déclare 4 sa mére toute la haine qu’elle lut voue. La mére vient chez elle pour lui annoncer son départ définitif de la ville. A la
Bonjour rassemble plusieurs histoires en un film, selon le principe de Punité de lieu : un quartier et les relations de voisinage. Si chaque famille a ses carences propres, les plus tarés ne sont pas nécessairement les plus mal funés, Kurosawa a adapté Bonjour & sa maniére avec Dodeskaden. Ainsi, la dame patronnesse cache honteusement et exploite outranciérement sa mére au physique monstrueusement masculin, mais plus lucide qu’elle, comme elle profite des incontinences d’urine de son fils pour le priver de sortie. Celui qui étudie le fait Wabord parce qu’il est au ch6mage. Les maniéres de la vamp du quartier sont aussi mal vues que dans Stagecoach. Une famille honorable est vite pergue comme hautaine et méprisante. L’opposition des générations alimente allégrement la médisance publique, premier théme de Bonjour, etc.
L’enfance est l’autre théme du film, II se développe autour de Pentrée dans les foyers de la télévision. Les enfants sont d’abord cadrés familialement et scolairement : le premier plan est celui du chemin de Pécole. A la maison, ils répétent leurs lecons d’anglais. Leur préoccupation essentielle est de sortir de ce double enfermement : laisser leurs livres et aller regarder en groupe la télévision chez la vamp, sans étre vus par leur mére. Les tics du pére engendrent un private-joke répété rituellement : poser un doigt sur le front et péter consécutivement ; si on en est capable, c’est qu’on est un grand. La déficience des mots, Vinterdit de parole qui, dans Bonjour, pése sur les relations familiales,
OZU A LA CINEMATHEQUE
39
Si la figure de ce grand-pére reste de bout en bout attachante et
émouvante, surtout lorsqu’il joue avec un enfant et essaie de se défaire
de lui, c’est dans les rapports mére-fille, trés calmes, sans violence, que le film convaine le plus — peut-8tre aussi parce que le spectateur s’y retrouve. La petite fille du vieillard, amoureuse d’un garcon, absent tout au long du film, finira par aller le rejoindre. Sa mére, veuve, autrefois mariée 4 un professeur, tient une galerie de peinture. Un de ses amis cherche 4 Ja marier 4 un industriel. C’est lune des premiéres séquences, presque une fausse piste. Le film donne impression de vouloir s’emparer de ce probléme, alors qu'il le réglera plus tard, en une seule séquence, tres bréve, oll la mére n’ira pas au rendez-vous qui
Bonjour
entre voisins (4 l’école, il n’y a de bonne langue qu’étrangére : anglaise), extrait « en gros plan » le langage fondamental des corps, le code qui légifére les comportements et attitudes, les soins physiques et vestimentaires : la propreté, la vulgarité, la déférence, Pinsolence, etc... Si les enfants veulent un téléviseur que leurs parents n’ont pas les moyens @acheter, le conflit qui s’ensuit prend sa source dans le droit qui leur est refusé de parler en société. Aprés avoir reproché au pére ses formules creuses quotidiennes (de ne savoir dire que : « Bonjour », « Merci », etc.}, puisque parler ne sert A rien, les deux fils décident de se taire, avant de prendre la clé des champs. Leur silence scan-
dalise les voisins et leurs professeurs ; la faim les pousse, tout en se sentant coupables, a voler une casserole de riz. Lorsqwils reviennent 4 la maison, les parents ont acheté un téléviseur. Ozu filme la gréve des mots des enfants comme ailleurs on aurait filmé la gréve des travailleurs dans une entreprise, a cette diffrence prés que leur contestation est, de beaucoup, plus efficace : en singeant
les comportements autoritaires des adultes, ils en restituent la vanité, leur propre soumission a 1a loi, et, plus férocement, vitupérent Poubli premier de cette soumission. Paradoxalement, en prenant les parents en défaut, les enfants leur rappellent la vérité universelle de la Joi et se montrent plus responsables qu’eux. Classe contre classe, si Jes enfants se comportent comme des adultes, les parents ne sont jamais
que de grands enfants (c’est d’ailleurs la litanie de la mére de la dame
patronnesse). Y.L.
L'AUTOMNE DE LA FAMILLE KOHAYAGAWA 1961 L’automne dont il est question dans le titre, ne convient guére a ce film aéré et ensoleillé, au ton léger et détendu, (badinages, parties de cache-cache, poursuites, secret gardé, remontrances, etc.). Au sommet de la pyramide familiale, un personnage de vieillard plutét espiégle et un peu libertin, auquel les films d’Ozu nous ont peu habitué. Ce grand-pére, veuf, est le patron d’une petite fabrique de biére, Les affaires ne Marchent pas trés bien et ses employés s’en inquiétent d’autant que leur patron n’est jamais 4 son bureau. Is veulent en avoir le coeur net. L’un d’eux suit un jour le vieillard et s’apergoit qu’il passe tous ses aprés-midis 4 Kyoto en compagnie de son ancienne maitresse et de Ia fille qu’il a eve d’elle. La rumeur parvient aux oreilles de la famille qui, scandalisée d’une conduite tenue si longtemps secréte, lui adresse de sévéres reproches. Rien n’arréte cependant le grand-pére qui continue de lui rendre visite en cachette et qui doit, afin de déjouer la surveillance dont il est objet, user de fins stratagémes. Le vieillard tombe malade, victime d’un infarctus. I se dérobe 4 sa famille pour
aller mourir chez sa maitresse. Son enterrement la rassemble pourtant, y compris ceux intéressés par le testament.
a été arrangé pour elle. A peine abordé, ce sujet reste a l’abri de la figure du grand-pére (dans lequel, sans doute, Ozu se filme), sans la géner ni vraiment Pentamer. A croire que ce sujet aurait été mis sur une voie de garage (d’avoir déja trop servi) ou bien mis en réserve (en instance de développement et de traitement). Fausse impression s’il en est, car Poeuvre d’Ozu, si elle progresse par fines retouches, répétitions et déplacements, ne s’échafaude pas autour et a partir d’un film a clés qui les contiendrait tous, réducteur et générateur de l’ensemble. L’idée d’un tel film, fait ou n’ayant jamais pu se faire, n’existe pas. Avec L'Automne de la famille Kohayagawa, pat conséquent, tout jugement hatif sur un Ozu fatigué de ce quil aurait trop filmé (mise au rebut des rapports mére-fille) et en repos de ce qu'il aura encore a filmer serait particuligrement erroné. Au contraire, peu de films fonctionnent avec aussi peu de matériau fictionnel (des morceaux de situations, des bouts, des fins), sans qu’il s’agisse pour autant d’un
simple survol scénarique ou d’un repli, sans auto-citations, ni références paresseuses A des films précédents. A signaler enfin que, dans ce film comme
dans tous ceux d’Ozu,
espace intérieur d’une maison reste difficilement reconnaissable et reconstituable. Quasi impossibilité de s’y repérer donc, d’autant que si les diverses piéces ne sont pas raccordables, c’est au mois en raison dune méconnaissance (par nous) de l’espace domestique japonais que de brusques changements d’axes, de redécalages constants. C. T.
LIVRES
MORTS
ET RESURRECTIONS
D’UN CRIMINEL
(OSHIMA NAGISA: DISSOLUTION ET JAILLISSEMENT) PAR JACQUES
DOYON
Lhomme 4 la caméra écrit. Voici, sur la table, les bobines du longmétrage de 22 ans vécus par Oshima Nagisa : !a copie est-elle bonne? Couverture pelliculée grise, et le nom du cinéaste en lettres rouges. Au-
violence. Ici, on entend une voix qui vient bien de 1A o# elle est et dit ce que nous n’attendions pas toujours.
sang intime de tous ces Eerifs dispersés) ; Kaitai to Funshutsu (Dissolution et Jaillissement), beau #re fluide et « spiritualiste » Pun livre de lui-méme, paru 4 Tokyo en 1969. Le cinéaste a choisi « ses » textes, qu'il
Un cinéaste deux fois dissous
dessous, bon genre, Je sous-titre, de couleur jaune : (la clef du livre, le
a «monté» en quatre chapitres et deux mouvetnents.
Lhhomme 4 la caméra répugne 4 Pécriture: « Les gems qui, comme moi,
détestent Gerire, qai trouvent cela insupportable, saisissent le moindre prétexte
pour s'arréter.. (p. 175) ». En Yoccurence, le saké et le whisky, mots sacrés chaleureusement salués tout au long de ces articles, Oshima Nagisa
aime filmer et parler, — surtout
le soir, assis sur un safami,
buvant le saké avec scénaristes et acteurs. Vest un étre bien vivant et chaud, qui (dans ses articles) ne décolére pas contre les manies des pouvoits (et c'est alors que son écriture devient évocatrice), Il aime vraiment filmer, Ini qui a tourné, en 20 ans, quelques
vingt-trois long-
meétrages de cinéma et tout autant de films pour la télévision. Calculez
vous-méme, cela donne un et + de chaque, par an. Ce cinéaste anti-
écriture a tout de méme beaucoup écrit et publié (articles, scénarii et livres autonomes): soit une dizaine de bouquins, au tirage moyen de 10 & 15.000 exemplaires (30.000 pour le texte de Nuit et bronillard du Japor). Ce qui autorise & publier aujourd'hui un livre baptisé Berits, sans
que cela soit une sinistre plaisanterie de la part d’un cindaste qui déteste
rédiger, et qui écrit (selon Jes crittres scolaires) plutét mal. Lécriture n’est manifestement pas le vrai moyen d’expression de cer
étre de image et du verbe. (Il a pourtant — comme Godard ~ écrit des
romans 2 partir de 15 ans; puis des pitces de théatre_ Sa culture occidentale est trés littéraire (Kafka, Sartre, Genét). Scénariste, il Pest avec
son équipe habituelle, rarement solitaire au cinéma, souvent seul a la télévision (comme pour L’Ewpire des Sens, « écrit » par lui seul). Mais le scénariste — entre autre, celui de La Cérémonie & la sublime construc-
tion circulaire — vient de fa matrice-cinéma. Son écriture politique, on le sent, a été fagonnée par le langage plombé des étudiants de la Zengakuren (Unef nippone) des années cinquante, langue imprécatrice, & tendance messianique, lourde et répétitive, qu’il a lui-méme passée au
scalpel de Ja critique dans Nuit ef Bronillard du Japon (1960). A cela,
Oshima posséde en Europe une image de pub: le slogan du
« Godard nippon » des années 60 s’est durci dix ans aprés dans celui du « potnographe culture! ». La vente et Ja lecture de ces Eerits redresseront peut-étre Penseigne tordue : Oshima, au Japon, parait jouer un
réle public de contestataire officieux. II participe 4 des débats télévisés,
officie comme « conseiller du cceur » auprés de dix millions de télés-
pectatrices dans Pémission L’Ecole des femmes; ila joné un rdle actif dans
le syndicat des cinéastes; les jeunes vont voir ses films; et si les pouvoirs judiciaires ont choisi de faire saisir le livre L’Empire des Sens en 1976, et dintenter un interminable procts & Oshima, c’est justement
pour atteindre son influence (son réle @iconoclaste dans le cinéma des grandes compagnies). Cette image, issue du livre, se superpose A celle un ex-militant Pextréme-gauche devenu un activiste de la vieille
Nouvelle Vague. La violence dynamisante d’Oshima posstde quelque
chose d'institutionnalisé, alors méme que son itinéraire de cinéaste porte de maniére indélébile la marque du combat mené contre le rouleau compresseur des grandes compagnies du cinéma nippon, du conformisme culturel, de la politisation de Part (séduction gauchiste), de la censure, — et surtout contre Ja pression féodale de la société japonaise. Comment a-t-il pu tenir le coup, sous ces pesanteurs (tout en négociant son statut d’opposant culturel)? Il a été trés certainement servi par ce que Michel Mesnil nomme « son énergie immédiatement mobilisable et sa capacité de violence brute (1) », autant de traits de caractére qui explosent dans ses Herits (« C“est avec toute ma colére, la colére que j éprouve devant le massacre de Nuit et brouillard du Japon, ane avlere que rien ne pourra apaiser, que je proteste contre ve massacre » écrit-il en 1960 aprés que le film eut été retiré de Paffiche au bout de quatre jours). Ce cété /eader gauchiste, tout comme son goit de la provocation, sa faculté a étre salamandre (autocombustion), expliquent qu'il se soit trouvé a la téte Pun groupe socio-intellectuel qui a résisté 4 la manipulation des grandes compagnies. Mais combien de cinéastes de l’ex-Nouvelle Vague, aprés une résistance de quelques années, ont basculé dans la conformité cinématographique. Oshima a su profiter des chances de
ajoutons le cété giratoire (a spirales) et obsessionnel de Ja pensée et de Ja langue (je crois) japonaise, dont une traduction littérale rend tout 4 fait compte. La ot. Oshima écrit juste et fort, est lorsqu’l s’enfonce
la nouvelle production/distribution - la Sozosha (« Société de création »), fondée par lui et ses amis en 1965, Art Theater Guild et ses
persifle sur le sexe et les pouvoirs japonais. On ne tui demande pas ua traité d’écriture : on cherche un portrait de Partiste en jeune tigre; on écoute une vaix qui vient des rues de Tokyo autrefois pleines de centaines de milliers de manifestants se battant avec des gaules contre la police (et faisant Yamour); on demande une prise de parole sur le
comme cinéaste, deux fois ch6meur — en 1962 et en 1972 — pendant trois ans (ch6meur-créatif, bien sir), Ah Maitre, le beau cycle oriental
dans le discours de la cruauté qui le hante ou chante la beauté du sexe,
cinéma nippon depuis 20 ans, sur le cinéma et le sexe, le cinéma et Ja
salles Wart et essai —, puis de celles d'une co-production franco-japonaise (Argos et Oshima Production), pour retomber sur ses caméras, au moment les plus désastreux de sa situation cinématographique : en somme le Jaélissement, apres la Dissolution, Oshima deux fois dissons destruction-création. Pourquoi cette beauté? Elle est lige A Phistoire du
cinéma nippon, 4 Phistoire sociale, A Histoire. En cela Oshima
est
tout 2 fait Japonais. (Le restera-t-il, maintenant qu’il est promu cinéaste (porno) international?) Une incessante négation de soi
Voila donc Oshima en situation historique « d’homme asiatique » (Thomme collectif), dont Pego appartient un moment aussi bien a la Corée, qu’au Viét Nam en guerre, matins calmes et rizitres sanglantes od il voyage (justement) lors de son premier chémage, aprés 1962 (belles pages dans le livre). Oshima déclare s’tre cherché ~ et trouvé ~ aussi bien a travers le crime collectif, (la révolution) (Ja révolte étudiante de 1960 contre le traité américano-nippon, révolte qui le mar-
que), que le crime personnel de Partiste: « A Horigine, faire un film en ce monde est un acte criminel » (P. 125). Se mettre en situation criminelle, en situation sexuelle violente, pour filmer Eros + crime, en une approche
tout a fait nippone : Oshima laisse s’épanouir en lui ce qu’il appelle son
Démon (le Afa, notion japonaise et incertaine de Pombte, de Pobscurité étroitement liges 4 un espace et 4 un temps spécifiques), Titre de Pun de ses livres: Ma conception du Démon et de la Crnanté, La criminalité, celle aussi (tout se tient dans la cosmologie) des gran-
des compagnies de cinéma qui suscitent une Nouvelle Vague (1955-
1960) pour calmer la crise du cinéma, puis rejettent les nouveaux cinéastes ou les soumettent. Oshima est certain que sa tentative de découvrir son moi « dans te cadre de notre société, serait interprétée comme une recherche conttaire aux régles morales de cette sovitté et me vandrait une punition ». Le long chapitre « Création et Destruction du cinéma japonais (5663) » est une mise en mots de cette certitude de la punition. C’est aprés y avoir été six années assistant-réalisateur que Oshima est choisi par sa compagnie (la Shocbik#) pour filmer des longs-meétrages: cela lui arrive 4 27 ans, On compte sur les « jeunes Samourais » pour sanver la compagnie, Aprés deux succés, il tourne Nuit et Brouilfard du Japon (1960), Interdiction : le chatiment. II ne tourne plus avant 1965, Avec
la fondation de la Sezosha, Production indépendante, commence la
décennie des grands films, jusqu’a La Cérémonie (71), années créatrices qui précédent une rechute économique (insuccts de Une petite seur pour / été, 72), Oshima pense que ce qui a permis cette créativité heureuse, est Pincessante négation de soi: « Lauteur ne doit cesser de créer de non~ veaux rapports de tension entre lui ef la réalitt; par une incessante négation de soi, il fui faut se construire sans cesse une nouvelle sabjectivité-active » (P. 49). Entre Vincessante négation-interrogation de Maurice Blanchot et le tefus critique de Godard, of situer cette maniére japonaise, quasi religieuse, de se remettre en permanence en question (malgré des apparences marxistes)? Les contradictions fusionnent dans un territoire du Désir, celui de Pancien animisme japonais, force de mort et de résurrection du Afa, (des Oxibabas dans la montagne, aussi), dans un
Espace/temps prémonitoire (« #2 duéma qui ne serait pas prémonitoire waurait pas de sens»): celui du Vayant oriental. Critique fondamentale, qui devient par essence celle du cinéma réaliste, du plan « a la Ozu »: il n’a jamais pu filmer les pins, le ciel des films 4ome-drama ov les gens se parlent & genoux sur les nattes (souscinéma). Le Plan a une fonction critique, voila ce qu’il écrit et reécrit dans le vaste Chapitre H: « Déwon de lexpression... et logique des monvements de lutte» Le sexe radical «Ma jeunesse a débuté par Péchec, Pas lombre d'un espoirn (P. 228), écrit
Oshima. Métaphore
historique? Dans le mot Hiroshima, le nom
du
cinéaste tient tout entier. «Dans mes films, quand je parle de la jeunesse, cest toujours avec ces images dtchec et de difaite, qui me bantent . Ne serait-ce pas depuis ce jour-la?» Ce jour-la; litote bien japonaise, pour marquer
le discours de ’'Empereur, Aodt 1945. abdication. Et la naissance du dégoit de la culpabilité collective. Mais aussi la possibilité d'une explo-
sion morale aussi sexuel collectif: « que négativement, ne tarisme sexuel cede
luisante qu’a Nagasaki, par exemple dans le désir Les Japonais, qui navaient jusqu’alors pensé Ja sexualité connurent pas les moyens den jonir » (P. 293). Le milila place au principe de « my car, my home, my sex »:
Nagisa Oshima le carritrisme sexuel. Pour Oshima, la vraie référence sexuelle libre, c’est
bien celle du Japon animiste, paten, celui des fétes rituelles du vieux Tokyo ou des célébrations communautaires carmpagnardes. Cette liberté Pobséde, anime (Chapitre IV, le dernier), matrice vivante de sa vie cinématographique : « visualisation des désirs du metteur en seine ». Tl est effrayé par la pauvreté du sexe, ainsi dans les « luttes » étudiantes de 1968-69 od i] aurait souhaité davantage de parfonzes et moins de
manipulations par des leaders puritains et sexistes (Cf. la statue de
Overney en érection refusée par la Gauche prolétarienne). N’oubliez pas la femme, parait écrire Oshima (il a’y a aucune réalisatrice japonaise importante). Lui, c’est la femme-pauvre, la soumise, en rébellion
sexuelle, qui lintéresse: «Ces @ cause de
Lamour que je me trouve devant ce
tribunal», dit-il en 1978 lorsqwil plaide pour L’Enspire des Sens (le livre)
tombant sous le coup de Particle 175 : obscénité . (Pourquoi le film de Tanaka, tourné la méme année — 1975 ~ et sur le méme sujet (Le Dossier Sada Abe) r’a-t-il pas été jugé obscene? Ou le délicieux roman-
porno ~ aux pubis cachés — de Kumashiro: Rue de Ja joie, 1974?).
« Depuis Les Plaisirs (1965), les films que j'ai réalisé wont cessé davoir trait a la sexualité. (.) J avais pris la décision de ne réaliser de tels films que si jétais sir de parvenir a une expression radicale de la sexualité », Ce qui devait aboutir a « filmer les coits tels quels » et employer des actrices pink (du porno). On est dans le monde du dard-core, L’évolution est radicale : au soir du 5 juin 1975, Oshima écrit : « Je vais faire un film porno, pas seulement un film, mats un film porno de A @ Z. » Cette fois, Pactrice en sera «innocente ». La beauté convulsive du paganisme sexuel éclate dans chaque plan de cette Corrida de amour (nom japonais de L’Empire des Sens), « parce que, écrit Oshima, des tabous issus de la vision sanctifie des rapports sexcuels monogames ont été brisés dans ce film (P. 324). » Tourner cette Cérémonie sexuelle en lieu clos devenait libérateur: « Lambiance de tournage fut solennelle. Cette solennité ne venait pas d'une tension mais d'une libération », Et de remercier le w destin », les acteurs et son équipe, qui hii ont donne « fe bonheur d’étre au centre de cette solennité ». Oui, dans \es plans de cette célébration paienne, le foutre a une odeur d’encens et les coits entrent en extase cinématographique. Lumitre rouge des rites sexuels.
Si certains films de Oshima ont été pour vous des libérations (La
Cérémonie, L’Empire des Sens...) achetez et lisez ce livre opaque mais chaud, Rencontrez encore Oshima: Cette due des Japonais n’inguitte, comme minguitte ma propre due qui renue de la sorte. Jacques Doyon
FESTIVAL
BERLIN 1980 Berlin 1980, un Festival du cinéma dans une ville qui est une enclave : le socialisme, joyeux, hilarant, est 4 deux pas Guste aprés le passage - pour les piétons - de Check Point Charlie, aprés quoi vous yous rendez compte qu’a l’Est, on vit encore dans une situation @aprés-guerre), une enclave qui vit un peu sur le modéle socialiste version social-démocratie scandinave : beaucoup-de jeunes, des créa-
teurs tous azimuths qu’on attire 4 coup de marks et de subventions, un niveau de vie assez élevé mais déja un leger flip qui annonce soit la fin du bonheur capitaliste et consommatoire, soit le début du socia-
lisme vaguement gris, Berlin est une ville-écran : voila pourquoi il Ini fallait un festival. Ce qui n’explique pas pourquoi Berlin est peut-étre le meilleur festival de cinéma au monde, le meilleur en tout cas pour le journaliste qui n’aime pas se sentir submergé par les films et le matraquage avec leque! on les accompagne, 4 Cannes par exemple ; le meilleur parce qu'il offre un panorama complet des tendances souterraines du cinéma (grace au Forum du jeune cinéma). Sila compétition officielle a du mail 4 rivaliser avec Cannes, c’est tout simplement parce que Cannes draine ce qu’il y a de meilleur, de plus tapageur dans le cinéma : seuls les films dont la sortie commerciale est prévue avant le mois de mai passent par Berlin pour y acquérir assez vite une dimension internationale et peut-étre une imprimatur 4 Est. Mais la rumeur raconte que les Soviétiques n’achétent que ce qu’il y a de pire dans le cinéma commercial européen
Ce que j’ai vu de pire. Avec La Veuve Montiel, Miguel Littin poursuit sa carriére de cinéaste en exil - mais académique - qui dépeint Jes souffrances des peuples d’Amérique Latine (tous les peuples, car ses films sont des coproductions), tout en exaltant la résistance et les espoirs, avec la méme prédilection pour les figures de despote ou de tyran autour desquelles s’organisent ses fictions: un despote c’est quelqu’un qui met toujours en scéne le pouvoir qu’il a sur les autres, qui accompagne l’exercice du pouvoir du mode de jouissance que celui-ci lui procure: c’est cette enflure, ce boursouflement qu’aime et qu’affectionne Littin, car sa mise en scéne en reproduit la grandiloquence, La Veuve Montiel est tout ce qu’il y a de pompeux, une mise en scéne officielle, pas du tout hasardeuse, du cinéma sans risque, avec grandes allégories politiques 4 l’apput : peut-étre Littin a-t-il tort de s’entéter 4 adapter au cinéma ce qu'il y a de meilleur dans la littérature latino-américaine - La Veuve Montiel est tiré d’une nouvelle de Gar-
cia Marquez - car rien ne prouve, surtout pas les films de M.L., que
dans l’adaptation de cette littérature au cinéma il y ait quelque chose a gagner,
Le Crime de Cuenca est le deuxiéme long métrage de Pilar Miro, une jeune cinéaste espagnole qui a réussi 4 montrer son film a Berlin, en compétition officielle, malgré la censure qui frappe le film en Espagne, du fait de l’atteinte 4 honneur de la Guardia Civil: le film raconte une histoire vraie survenue en 1913 dans la province de Cuenca, Deux amis, paysans et libéraux, sont accusés du meurtre d’un berger, nient accusation qui pése sur eux, sont torturés sous toutes les coutures (le film n’y va pas par quatre chemins pour faire horreur aux spectateurs : par dizaines ceux qui ne supportaient pas la vue des scénes de torture quittaient la salle pendant que les autres, stoiques, regardaient le bout de leurs chaussures en attendant que ca passe) finissent par avouer leur crime et sont condamnés a la peine de mort. Dix ans plus tard, celle-ci est commuée en 18 années de réclusion. Dans un village voisin, sur la place du marché, un colporteur raconte et chante histoire du crime de Cuenca qui a pris ’ampleur d’une légende, distribue une feuille volante ot des dessins illustrent le crime des deux paysans: un spectateur un peu demeuré assiste a la scéne,
se précipite chez les autorités locales pour décliner son identité : c’est le berger en question, qui a disparu du village A cause d’une histoire d’amour qu’il n’avait osé avouer. Le berger revient triomphalement au village pour laver la conscience des deux accusés qui ont été libérés entre temps (histoire porte sur une dizaine d’années), et qui s’étreignent devant tout le village rassemblé (j'ai oublié de dire que pendant Vinstruction ils se sont accusés mutuellement, que leur amitié en a pris un sérieux coup). Done fe film dénonce la justice (a travers cette histoire d’erreur judiciaire), sa complicité avec l’odieuse Guardia Civil, et scelle la réconciliation entre les deux personnages populaires. La boucle se referme, on est de nouveau au point de départ du film,
entre-temps la salle a souffert du sadisme évident de la cinéaste qui filme plusieurs scénes de tortures frontalement, desquelles il ressort une cruauté ~ de la Guardia Civil bien évidemment, mais aussi du filmage - dont on ne voit pas en quoi elle sert, politiquement, le film. Sans doute Pilar Miro pourra-t-elle rétorquer que ce que faisait la G.C, était x fois pire, et que son film ne fait qu’en inscrire vraiment les effets dans la représentation, quitte 4 choquer le spectateur. Mais cet excés - de réalisme dans la description de la torture - c’est sans doute la seule chose que Je spectateur risque de retenir de ce film, ce qui prouverait que le projet de P. Miro aura échoué. Im Herzen des Hurrican, de Hark Bohm est un film qui rend désuéte toute volonté de [a part d’un festivalier de trouver une logique interne (un geuil minimum de qualité) 4 ce qui fait une sélection officielle de films qui concourrent dans une compétition. Sans doute un des films les plus niais du cinéma (pas nié pour autant par le public berlinois dont nous sommes plusieurs 4 pouvoir témoigner qu’il est assez bon enfant!) : un jeune, cheveux longs, un peu marginal, fait le braconnier dans la banlieue d’une grande ville allemande et chasse du gibier pour le compte d’un boucher. Un magnifique élan hante la région et le boucher dépéche le jeune 4 sa poursuite, avec mission de le ramener plutét mort que vif. Le jeune enfourche sa moto qui lui sert de moyen de poursuite et, muni de sa carabine, le voila parti dans la campagne 4 Ja recherche du bel animal, Grace aux renseignements pris auprés de quelques villageois, notre adolescent trouve la paisible béte et la met en joue, il va tirer mais voila que quelqu’un lui donne un grand coup qui fait dévier la trajectoire, sauvant ainsi la vie du personnage-animal principal du film: autre, jeune, différent (il est asiatique), muni d’un appareil photographique, traque de son objectif )’élan qu’il aime en liberté. Suivent des péripéties qui ménent le spectateur par le bout du nez et les deux protagonistes d’abord ennemis puis réconciliés dans l‘amour du méme idéal (mieux vaut un élan libre que mort) dans un garage tenu par des gauchistes mais dont le patron est une crapule, dans une secte genre «les fils de Dieu » dont les membres tentent de déposséder les deux jeunes de leur appareil photographique (j’avoue ne pas avoir compris cet épisode) ; la seule question que me pose ce film est la suivante : at-on affaire 4 un film totalement idiot, ou peut-on le sauver a la condition de bien vouloir prendre l’élan pour la métaphore de quelque chose, la liberté par exemple. Mais V’élan ne nous fait-i} pas mettre la barre trop bas?
A V’Est du nouveau. D’abord une surprise avec un film de la République Démocratique Allemande, Solo Sunny, de Konrad Wolf, le plus connu des cinéastes de ce pays. Un film centré sur un personnage
de jeune chanteuse mi-blues mi-rock qui tente de percer avec son orchestre itinérant, qui vit plutét en marge: elle est mal vue de sa concierge, ce qui est, 14 comme ailleurs un signe d’asocialité, et de‘ses voisins, elle est peu a peu rejetée par le groupe de musiciens, vit des amours difficiles (l’épisode avec I’amant-philosophe est assez comique), Wolf trace un portrait assez touchant et, c’est 12 mon étonne-
BERLIN
1980
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ment, pas du tout moralisateur, du genre « il faut aider les jeunes en difficulté 4 réintégrer Ja vie sociale et la grande communauté et leur redonner foi dans le socialisme épatant que nous sommes en train de
construire ». Le cinéaste soutient son personnage jusqu’au bout, a travers les crises, la tentative de snicide, Péchec du retour 4 Pusine (séquence trés importante puisque l’auteur écarte la possibilité qu’a Sunny de reprendre gout a la vie en réintégrant le travail collectif), il soutient le parti pris scénaristique de suivre Vitinéraire d’un personnage généreux dans un monde qui l’est moins, et de réaliser un film peu édifiant. A la fin du film, Sunny rejoint un groupe de jeunes musiciens avec qui elle va essayer de faire un bout de chemin. Solo Sunny marche trés fort 4 Berlin-Est et fait couler beaucoup d’encre, parait-il. Tant mieux. Le film soviétique de Vladimir Menchov, Moscou ne croit pas aux larmes, me fait dire que l’esthétique Sautet a pris racines dans le cinéma d’URSS. Trois filles venant de la campagne débarquent a Moscou avec l’intention de vivre leur grand amour. Ludmila tombe amoureuse d’un sportif qui deviendra 1) son mari, 2) alcoolique au dernier degré, 3) rejeté par sa femme; Antonina épousera un brave
homme
avec qui elle s’ennuie, et la troisiéme, Katia, s’attache 4 un
reporter de télévision, qui 1) Iui fait un enfant, 2) prend ses distances et la laisse en plan avec l'enfant sur les bras, Aprés un premier moment d’abattement, Katia reprend courage, éléve son enfant, travaille en usine, étudie le soir chez elle pour avoir de la promotion: vingt ans aprés elle est directrice de l’usine, porte de jolis tailleurs, rencontre en revenant de week-end dans un train qui la raméne 4 Moscou
Gosha, ouvrier spécialisé, forte personnalité, individualiste forcené de qui elle s’éprend. Il y a une séquence dans ce film qui fait penser 4 du Sautet, explicitement: c’est quand Gosha organise un pique-nique pour ses amis auquel il convie Katia, tout l’univers sautetien est représenté : vétements de week-end (il faut autant que possible des vestes en laine), barbecue, groupe unifié sur la bonne bouffe, manifestations de bonne humeur collective pour cacher, un court instant, le drame humain de untel ou untel, isolement d’un ou deux personnages prin-
cipaux par rapport au groupe d’amis pour ne pas perdre le fil du drame qui organise la fiction. V. Menchov réussit aussi bien que Savtet, il a méme plus de facilité, vu le pays d’origine, 4 rendre visible la
grisaille quotidienne d’une vie de femme que amour ne vient combler qu’assez tard. Aprés une fugue, Gosha revient au domicile de Katia qui lui avoue tout l’amour qu’elle Jui porte. A Est, la morale est toujours qu’il faut du courage chaque jour. Toujours Ia grisaille dans le demier film de Istvan Szabo, La Confiance, mais l’histoire se passe en 1944 : un homme et une femme (qui est mariée 4 un autre homme et qui a un enfant) sont obligés de co-habiter dans Ia méme chambre, chez un couple de vieux de la ban-
lieue de Budapest. Ils se cachent, chacun pour des raisons différentes :
lui est un résistant, obligé de tenir le secret sur sa vie, ses sentiments, ses opinions, elle, je n’ai pas trés bien compris pourquoi elle se cachait. Le fait est qu'il lui est interdit de sortir et de communiquer avec son mari. Peu 4 peu les deux personnages se rapprochent (promiscuité oblige - i] faudra un jour faire Phistoire du cinéma des pays de Est sous l’angle d’analyse de la question (de la crise) du logement), s’éprennent l'un de l'autre, vivent un amour clandestin (doublement clandestin : la guerre et l’adultére) et précaire, momentané. La fin de la guerre arrive, la femme rejoint son mari. Cela resssemble 4 Une Journée particuliére, du point de vue du scénario ; une petite histoire cachée dans la grande Histoire, des grands sentiments vécus A deux dans un monde qui se déchire parce qu’il n’y a plus de sentiments, mais la domination de la barbarie. Le film de Szabo est trés académique, filmé sobrement, un peu ennuyeux, mais on ne l’oublie pas.
Andrzej Wajda n’arréte pas de travailler, entre le théAtre et le cinéma, plus les responsabilités qu’il exerce au sein d’une commission de production du cinéma polonais. Il présentait son dernier film A Berlin, Le Chef d’orchestre avec Sir John Gielgud, Andrzej Seweryn et la révélation des derniers films de Wajda, Krystyna Janda. Trois acteurs principaux, trois réles, encore une matrice triangulaire comme dans Sans anesthésie - batie autour d’un scénario passionnant. Une jeune violoniste fait un séjour de trois mois 2 New York, et rencontre (@ un concert qu’il dirige) le grand chef d’orchestre Jan Lasocki qui a quitté la Pologne depuis plusieurs dizaines d’années et qui a bien connu la propre mére de Marta. Celle-ci rentre en Pologne
(le film se déroule dans la province polonaise et non 4 Varsovie), retrouve son mari qui dirige lorchestre local. Bientét, Lasocki
44
BERLIN
annonce a Marta que pour son jubilée, il a décidé de venir organiser un grand concert dans son village natal et diriger orchestration de la 5éme symphonie de Beethoven. Le grand artiste décide de rentrer au pays, de mettre fin A son exil, d’y mourir en paix. L’exil de Lasocki était un exil d’amour, il apprend 4 Marta qu'il a follement aimé sa mére, 4 qui elle ressemble profondément, Wajda organise son film autour d’une double structure conflictuelle : une rivalité amoureuse, puisque Adam (le mari) est jaloux de cette relation privilégi¢e entre sa femme et le chef d’orchestre qui aime en Marta ’image de la femme quw’il a aimée, 4 laquelle s’ajoute une rivalité de maitrise quant a la direction orchestrale : Adam est un piétre chef d’orchestre, nerveux,
dictatorial, peu aimé de ses musiciens, alors que Lasocki méne les répétitions avec une grande sérénité, un amour de la musique qu’il
réussit A faire partager aux musiciens amateurs de l’orchestre local. Les autorités locales décident juste avant le jour J de remplacer Vensemble orchestral que doit diriger Lasocki par des musiciens pro-
fessionnels venus de Varsovie, soutenus par Adam qui ne réve que de
succés et de consécration. Outré, le Maitre quitte les répétitions, va se promener dans son village natal. II voit une file interminable de gens assis sur le trottoir :ce sont ses admirateurs qui font la queue pour
prendre un billet pour assister au concert qu’il est censé diriger. Tl s’assoit au bout de la file et s*endort. Quelques heures plus tard, Marta partie 4 sa recherche le trouvera assis 4 la méme place, endormi pour toujours. Aprés la mort de Lasocki, Marta retrouve son mari, Adam, a qui elle fait la morale : tu n’aimes pas vraiment la musique, tu es trop vio-
Amateur, de Janusz Kieslowski L’un des films intéressants du Forum était le film polonais Amateur. L’auteur est une sorte de Zanussi plus bléme, plus prolo et doué @humour, ce qui fait somme toute une différence considérable. Comment un ouvrier cinéaste amateur se trace difficilement la voie vers Vavenir glorieux du professionnalisme. On pense évidemment aussi A L’Homme de marbre, dont on retrouve l’abominable apparatchik du cinéma, et sur un mode mineur le théme implicite que le cinéma peut étre la pire et la meilleure des choses pour la classe ouvriére en régime socialiste. Du Zanussi bléme, disaisje. Tout est filmé en gros plans, avec des focales supérieures 4 50, et dans les couleurs de la Pologne actuelle, un spectre compris entre le caca d’oie et le jaune pisse, avec
un peu de lait tourné et de caramel mou de temps en temps : je crois que jamais un film en couleurs ne m’a causé, de par ses couleurs méme, pareil malaise au bord de la nausée. Ca m’a rappelé mon hépatite virale. De ce point de vue, donc, l’effet est assez fort, au demeurant adéquat au contenu : ainsi, l’un des moments forts du film est la scéne ot: Pépouse de l’amateur devient jalouse de Ja passion que son mari
porte au cinéma et, dans un premier craquage, lui jette 4 la figure les couches sales de leur bébé. D’un autre cété, on retrouve dans ce film la construction en abyme que les cinéastes polonais semblent affectionner particuligrement dans la période actuelle, et qui tient sans doute en partie au réle politique que joue le cinéma 14-bas, en partie 4 une tradition baroque et labyrintbique ancienne, en partie peut-étre a une influence lointaine de la Nouvelle Vague. Mais si dans A Bout ae souffle Melville jouait le réle d’un écrivain habokovien, ici Zanussi joue son propre réle, celui d’un professionnel de renom invité A une séance de ciné-club amateur. On voit aussi un bout de Camouflages (Pun des films les plus antipathiques, 4 mon avis, que la Pologne ait produits récemment, malgré la contestation de la pression hiérarchique qui en est le sujet), et Camoujflages était déjA une espéce de dialogue crypté entre l’auteur, Zanussi, et Wajda, du moins a ce qu’il m’a semblé. Avec Amateur, on en arrive donc a un troisiéme degré de la citation, de l’allusion et du dialogue secret, qui ne laisse pas de faire
réfléchir sur l’inter-dit et ’intra-dit du discours dans ce pays.
Les Bons débarras, de Francis Mankiewicz. Francis Mankiewicz est done, en dépit de son nom, un cinéaste qué-
1980
lent, tu devrais chercher une autre voie, un autre métier, ot tu pourrais donner libre cours a cette violence... Plus que la mise en scéne chez Wajda toujours un peu hative, congue « 4 Paméricaine », avec des plans jetés a la truelle, puis accolés non sans une certaine violence -c’est le scénario du film que fai trouvé passionnant, aussi intéressant que celui de /’Homme de marbre ou de Sans anesthésie. La charge cri-
tique qui s’y insinue - les bureaucrates ne sont pas épargnés, on s’en doute — fait mouche pour deux raisons essentielles, a mon avis: 1. Wajda n’a que faire de délivrer un message politique concernant la société socialiste polonaise, son projet est plus ambigu : il consiste a chercher, tenter de trouver ce qui constitue la cellule de base, la matrice, le triangle qui organise la vie sociale et psychologique dans son pays (et aussi dans son milieu: les intellectuels et Jes artistes) et de jouer de ces composantes : ici, la crise d’un couple mis en difficulté par le retour d’un « pére » A qui Wajda — c’est important—confere tou-
tes les qualités morales et la bonne place symbolique, en tant qu’il est -
un artiste de renommée internationale, face 4 un jeune mi aparatchik, mi artiste (le méme acteur qui faisait le jeune écrivain dans Sans anesthésie) qui se dépétre a Pintérieur du cadre national, conflit qui se joue sous le regard d’une femme. 2. Le jeu des acteurs chez Wajda a quelque chose 4 voir avec un « Actor ’s Studio » revu et corrigé par lui; jeu épidermique, électrique, survoltage de Andrzej Seweryn et Krystyna Janda (quoique Wajda en ait fait ici un personnage plus « féminin » que dans L’ Homme de marbre), opposé au jeu sobre, britannique de Sir John Gielgud. Serge Toubiana
becois, A moins qu'il ne le soit d’adoption ou seulement le temps de ce film. Bref, Les Bons débarras est un film québécois. Le scénario est de Réjean Ducharme, ce qui n’est certes pas indifférent puisque Vauteur du Nez gui voque (publié chez Gallimard) est parait-il le meilleur romancier du Québec, sinon du Canada. Les Bons débarras est son premier scénario. La petite Charlotte Laurier, douze ans, la sombre héroine du film, est une pure merveille de petite fille et de jeune actrice. Elle n’est pas fa seule, tous les autres sont trés bien aussi, surtout le demeuré faulknérien, Germain Houde je crois. L’histoire n’est pas moins belle, c’est celle d’une petite fille qui aime sa maman, laquelle est bcheronne comme il se doit au Québec et se fait aider par le demeuré en question, inquiétant quoique inoffensif. On ne peut pas en dire autant de la petite et c’est justement Je demeuré qui en fera a la fin le plus cruellement les frais. Car les petites filles qui aiment trop leur Maman, attention! c’est terrible. Cette sombre terreur dun impossible amour, au sein des foréts dorées du Québec et de la débilité universelle,
est clairement
désignée
par la référence
aux Hauts
de
Hurlevent, qui est, sans que cela paraisse du tout forcé ni littéraire, le livre de chevet de la petite fille, laquelle par ailleurs (mais cela fait partie de son cété Emily Bronté) ne veut pas aller 4 ’école. C’est filmé trés bien, le plus souvent en plans rapprochés avec des focales de 50 et plus, et si un jour je m’apercevais que le film passe au 14 juillet-Bastille ou au Saint-André-des-Arts, je crois bien que j’irais le revoir avec plaisir, car les belles histoires d'amour et de mort, en ce moment, au cinéma, ca ne court guére les rues. Et je vous conseillerais de faire de
méme.
Cruising, de William Friedkin C’était le film le plus attendu. Le festival était bruissant du scandale que Cruising avait causé dans les milieux homos américains et de la toughness de son sujet ; l’enquéte d’un flic sur un trancheur fou dans le monde du SM new-yorkais. On a vite vu le produit : un pur navet. Pai rarement vu, dans un film américain, 4 ce niveau de production et de business, un scénario non seulement aussi nul et aussi béte, mais aussi absent. Rarement vu un film aussi peu inspiré dans Ja mise en scene, aussi grotesque dans la direction d’acteur. On n’en revient pas de voir Pacino se déhancher sur ses petites jambes dans un
cs th
1980
ee
os 2 ee er
BERLIN
2
Les bons débarras, de Francis Mankiewicz
Perfecto’s trop grand pour lui, avec l’air niais et embété d’un chien dans un jeu de quilles (si la métaphore est ici permise). Qu’on ne s’y trompe pas: il n’y a pas une once d’humour
dans ce film, pas une
ombre de suspense, de terreur, ni de malaise. Tout se passe comme si un copain homo de Friedkin lui avait fait visiter un soir une boite SM, comme si Friedkin s’était dit : mais oui, voila une idée de film, on n’a jamais fait ga! et puis s’en était tenu 1a. Malgré une fin tarabiscotée, incrédible et débile ot Pacino trouve le poignardeur fou, le poignarde a son tour et « devient lui» selon la formule Kurz de Coppola (déja passablement peu passable), le film consiste essentiellement en un circuit touristique des boites SM, avec une foule de figurants trouvés avec les décors au moment des repérages. Friedkin n’a pas su, pas pu ou pas voulu montrer réellement ce qui constitue le sujet Jatent bien que lourdement appuyé du film, la contagion de ’homosexualité et de la violence sadique chez un flic hétéro moyen.
Friedkin n’a pas
cherché si peu que ce soit 4 comprendre quoi que ce soit, A s’intéresser 4 quoi que ce soit dans ce qu'il a filmé, il a tout laissé au décorateur et 4 l’opérateur. Je ne sais pas si le SM est un bon sujet de film ou un faux bon sujet, le film de Friedkin ne permet méme pas de répondre. Tl y eut a la fin des sifflets et des injures, adressés sans ambiguité, je crois bien, a la nullité du produit. Il y a tout de méme, soyons justes, une scéne assez drdle: celle de la boite « flic », décorée d’une gigantesque paire de menottes, et ot une foule de déguisés dans les uniformes les plus divers suce des matraques réglementaires, etc. Survient Pacino, le seul vrai flic de toute cette masse humaine, doit-on légitimement supposer, mais aussi le seul sans uniforme. Et, bien sir, il se
fait virer.
Hungerjahre, de Jutta Briickner. Jutta Briickner fait partie de ce groupe de femmes-cinéastes trés actifen RFA, avec Helma Sanders, Elke Sanders, Helga Reidermeister (dont le film Von Wegen « Schicksal », document sur une famille berlinoise désunie, passait au récent festival « Cinéma du réel» de Beaubourg), Hungerjahre est une fiction en noir et blanc, a caractére nettement autobiographique: trois ans de la vie d’une jeune fille,
depuis ses premiéres régles en 1953 jusqu’a son dépucelage en 1956, un peu avant Budapest. Ces années sont assez cruciales dans ’histoire des deux Allemagnes aprés-guerre, on le sait, et elles représentent aussi‘une période historique trés marquée du point de vue féministe actuel, comme il est sensible par exemple dans L’une chante l'autre pas de Varda. Elles représentent l’ére d’avant l’explosion féministe, les années sombres oti chaque fille ou femme devait soi-méme se débrouiller, seule, avec les interdits, les censures et les malaises familiaux, avec son propre corps, ses régles, etc. (Non que c’en soit fini, mais enfin, ce n’est plus tout a fait pareil). Le film de Jutta Briickner est trés intelligent, remarquablement filmé et dirigé avec beaucoup d’humour et de finesse. On ne trouve dans Hungerjahre aucun de ces forgages idéologiques qui rendait si pénible la partie contemporaine du film de Varda. Tout parait non seulement juste, mais, au niveau de chaque sctne et de chaque personnage, exact, Tous les personnages
sont intéressants et particuliers, les grand’méres, la mére, femme de pierre selon l’expression méme de la réalisatrice (au cours de sa conférence de presse) et le pere plutdt ramolli aprés un engagement avant guerre dans le parti communiste. Le film est construit comme une succession de moments poinconnés chacun d’un stress plus ou moins obscur et dont l’enchainement fait sens, jusqu’A la tentative de suicide de la narratrice, sur quoi se clét le film, Jutta Briickner semble avoir eu a coeur de restituer chaque pointe, chaque mutation ou stase de son adolescence, et lon adhére 4 chaque moment. Chacun des plans épouse non tant le point de vue que le regard de 1a jeune fille sur son milieu et l’horreur froide ou plutét tiéde de la vie en ces années-la ; rarement une caméra a aussi bien rendu cette espéce d’écoeurement congelé et de révolte a froid, insupportable, d’une adolescente ligotée par les impondérables liens, les lois inconsistantes d’une famille petite-bourgeoise et la vie vide qui s’étend tout autour. Le demi-viol,
dans la derniére partie, par un Malien anti-algérien est traité avec une finesse et un sens du tempo dont les cinéastes féministes francaises feraient bien de s’inspirer. Bref, j’ai l'impression que Jutta Briickner n'est pas n’importe qui. Pascal Bonitzer
CRITIQUE
va se mettre en place (son plus beau film, The Ladies Man, Le Tombeur de ces dames, est de 61), avec son personnage de vieil
AU BOULOT, JERRY (JERRY LEWIS)
adolescent maladroit, materné malgré lui par d’énormes nourTices, semant la panique sur son passage, sauvé in extrémis par
Meitons tout de suite les choses au point: dans l’absolu, Jerry Lewis n’est pas ce qu’il convient - par un orgueilleux pari
-— @appeler «un grand cinéaste». C’est plutét un auteur mineur (ce qui n’a rien de péjoratif et implique, plutét qu’un jugement sur Pimportance historique de l’ceuvre, une idée de rétrécissement, de raréfaction — tant au niveau des sujets traités que du style qui, petit A petit, s’y élabore. On pourrait parler, d’ceuvres minimales,
répétitives,
souvent
modestes,
Comme
chez Ulmer, Boetticher, Moullet, Rappaport ou Anthony Mann). Mais Vabsolu, s’il a jamais existé, n’existe plus en matiére de cinéma. C’est pourquoi, par un beau paradoxe qui n’en est pas un, Hardly Working, m’apparait aujourd'hui comme un événement cinématographique — mieux : une révélation.
Vingt ans avant: la 17° révélation. C’est en 1960 que Jerry
Lewis signe son premier film comme auteur complet, dix ans aprés ses débuts de comédien comique (associé au crooner de
charme qu’était alors Dean Martin, il s’en sépare en 56, paranoiaquement persuadé qu’il n’est qu’un faire-valoir pour le chanteur). 1960: The Bellboy (Le Dingue du Palace), qwila écrit, produit, réalisé et bien stir interprété, encore que n’étant gwun petit film en noir et blanc mal ficelé, une succession de gags collés brutalement les uns aux autres, fait bel et bien ici leffet d’une petite bombe. Explosion dans le désert comique du cinéma américain, Les défauts apparents deviennent des qualités : on redécouvre que le burlesque, art oublié, n’a nul besoin de s’encombrer des lourdeurs d’un prétexte fictionnel; au contraire : plus la fiction déclare forfait, plus elle plie sous le poids du corps de Yacteur qui se débat, et plus vifen devient le comique, plus sau-
vage le rire. Stanley, le groom du palace, fait une photo de nuit, au flash : le plan d’aprés, tout s’éclaire, les fenétres s’ouvrent, les gens se réveillent, c’est le jour; une cliente venue maigrir, miraculeusement deyenue mince et belle, accepte quelques chocolats ; bruits de papiers fébrilement froissés, au plan suivant elle est obése. Le dessin animé — on sait que tout recommence 4 Ja seconde of une séquence se termine, le raccord n’existe pas — est venu épurer le burlesque 4 la Mack Sennett, et lui redonner du méme coup sa charge d’inconscient et d’écriture automatique : le film procéde par association libre, le gag devient lapsus assumé, la logique du sens retrouve ses aberrations refoulées, Ce n’était pas peu : trés vite, le systtme Lewis
un happy end doucereux et improbable. Tout cela accompagné des discours les plus invraisemblables — des sermons -— qu'il nous ait été donné d’entendre depuis les cartons moralisateurs du beau temps du cinéma muet. Curieuse mixture (un peu de psychologie, quelques gags fous et 4 répétition, une fin sentencieuse et édifiante) qui vient sans doute de la place trés inconfortable qu’occupe Jerry Lewis en Amérique: plébiscité par des enfants de dix ans, ambitionnant de sortir de ce cadre trop
&troit en méme temps qu’obligé de tenir compte des demandes spécifiques de ses petits spectateurs, il est comme clivé, radicalement. D’ot : pitreries d’un cété, toujours les mémes, atten-
dues (elles le font vivre, i! les aime, forcé) et acrobaties de scénario, d’un autre cété pour trouver une voie de sortie (le per-
sonnage du débile se met brusquement 4 expliquer le monde,
il devient intelligent, intelligible). Tout intérét du cinéma de Lewis est justement entre ces deux péles: non pas dans un quelconque va-et-vient (pas de ¢a ici, pas de progression psychologique ou de nuances dialectiques, pas de mélanges, pas de
montée, pas d’échange}, mais bel et bien dans le heurt, I’acte totalement injustifié et arbitraire de coller entre elles, d’accoler - pour le meilleur et pour le pire — des tranches de cinéma qui font tout sauf cassate, cascades de sens bien étagées, étagéres de vie. Lewis a depuis toujours tourné le dos 4 ces plates harmonies qui font l’art hyper-lisible des confessions contemporaines. Ses plate-bandes sont ailleurs, de l’autre cdté : du cdté de
Vinintelligible, du ya ya, du hiatus. Ce n’est pas la grimace qui
est sublime, ni le discours maladroitement pieux, c’est l’entre-
deux : Pobseénité radicale qui lie deux balbutiements hétérogenes, l’effet de non-sens assumé jusqu’au délire, le clivage revendiqué comme esthétique de derniére instance. Le rire meurt dans la gorge de celui qui en regoit le chatouillis. Lexpression « hardly working » a au moins trois significations. Si elle s’applique a un individu, elle veut dire qu’i! travaille difficilement, soit qu’il ait du mal a trouver du travail — et que donc il travaille peu -, soit que ce travail lui-méme soit
difficile. Si elle concerne une chose, elle implique que cette chose fonctionne mal -ou 4 peine. Trois nuances pour un film qui ne s’en encombre pas, bout 4 bout brut de blocs bariolés, mais trois nuances qui y sont quand méme : trois fois, qui plus est. 1) L histoire : le clown Bo Hopper, qui vient de retrouver
difficilement du travail, qui réussit — tout aussi difficilement —
4 bien ’exécuter (a faire rire), se retrouve une fois de plus au
chémage. De petits jobs en boulots épisodiques, il tente Vimpossible : garder un emploi. Il trouve finalement un poste
AU
BOULOT, JERRY
47
contredite : non seulement ses maladresses ne font rire personne —
mise
a part
son
improbable
fiancée - mais
toute la mise-
en-scéne indique qu’il n’y est pour rien, qwil mest qu’un gamin
gauche et gaffeur. Pas une idée ne suit son chemin: méme la parade finale qui transforme un lacher de lapins en kermesse urbaine, pourtant mirement préparée (et censée signifier qu’aprés avoir fait ses preuves, le postier peut redevenir clown), méme cette scéne-la n’est pas organisée comme étant le fait de Bo: tout au plus est-elle une séquence publicitaire autour de Yacteur Jerry Lewis, de la télévision filmée — une maniére comme une autre de se sortir du mauvais pas d’un synopsis. « Hardly working » : ca ne marche pas comme prévu, ¢a mar-
che a peine, ca peine.
Vingt ans aprés ; la 2° révdlation, Si en 1980 le cinéma comique américain s’est repeuplé (plus trois : Woody Allen, Mel Brooks, Gene Wilder), comment se fait-il que I’arrivée sur le marché d’un
nouveau film de Jerry Lewis nous rappelle, une fois de plus, 4
Vordre du burlesque — et 4 la généalogie qui le lie aux primitifs du rire? Serait-ce que les autres n’en sont pas? Quw'est-ce qui différencie un juif américain, cinéaste et acteur, de trois autres cinéastes et acteurs, juifs américains eux aussi?
Ceci: Lewis vient du muet, les autres du parlant. Woody Allen, Mel Brooks, Gene Wilder arrivent tout droit des Marx Brothers (comique bavard, rapide, pince-sans-rire), dont ils ont néanmoins perdu la lourdeur physique, remplacée par la légé-
reté formelle, le fini du cadre, la propreté. Pius d’appétit, de
saletés, de dégoulinades : nous sommes dans I’ére de la discrétion, du bon gofit - ou du mauvais goiit stylisé. Ici, il ne sert 4 rien de mentir : on sait qui est qui, les cartes sont claires, les roles distribués. Lewis, lui, est le dernier des grimaceurs traves-
Jerry et ses « freaks »
tis (rappelons que le travesti se ment), un pitre poilu déguisé en petit gargon. Et s’il parle, peu importe : les mots partent, ils se heurtent,
stable (a la Poste: une administration dont il ne risque pas @éire renvoyé, vu qu’elle ne renvoie jamais personne), et qu’il quittera de lui-méme, une fois apparemment intégré, avec une
pirouette de clown, en beauté, 2) Les personnages : si Bo Hop-
per se débarrasse difficilement de ses habits et de ses habitudes
de clown, que dire des autres? Tous les personnages qu’il croise sont typés et dirigés 4 contre-emploi, comme si l’acteur était condamné 4 répéter un numéro défaillant, inadéquat, comme si la répartition des réles (le casting) ne devait servir qu’ accen-
tuer l’inconfort des corps, 4 souligner le malaise du comédien embarqué dans un dessin — le dessin animé — qui n’est pas le
sien. Si le message est clair (« personne n’est A sa place, chacun
joue un réle »), la maniére de le mettre en scéne est détournée,
tordue, risquée aussi : Lewis y compromet A chaque instant la erédibilité méme de son histoire, le sommet étant atteint avec
Ie silence reste, le secret demeure.
Epouvante,
épouvantail : un homme fait, déja marqué par le temps, une mini-montre en or au poignet et les ongles laqués, pére de famille nombreuse et paranoiaque au dernier degré (il ne cesse,
dans sa maison aux piéges électroniques, de fantasmer qu’on va kidnapper sa femme ou I’un de ses six enfants), cet homme continue 4 faire rire avec les mémes contorsions qu'il ya trente
ans, indéniablement déterminé a jouer le débile pour que les
autres ne s’en fassent pas. I y a dans cet acharnement répétitif quelque chose d’irréductible, de touchant — et qui touche justement 4 ce que le burlesque a de plus profond : le corps dépareillé, une fois qu’ila fait un geste, sit6t sa mimique mémorisée, est condamné a répéter interminablement cette méme mimique, ce méme geste, comme une marionnette 4 remontoir. Pas étonnant, dés lors, que les variations lewisiennes ne concernent ni le scénario (c’est toujours pareil: un idiot devient subitement intelligent et essaie de faire croire 4 tout le monde qu’il
le personnage de Millie - une veuve élégante qu’il est impossible de prendre pour une fille de postier (fit-il postier en chef), et plus impossible encore de confondre avec une petite amie de
Ya toujours été - ce seraient les autres qui l’auraient mal regardé), ni méme la mise-en-scéne (encore qu'elle soit plus plate qu’a Phabitude: comme si se réduisait 4 vue d’ozil son champ d’action); la seule évolution de cet art archaique et
soit claire ou confuse, peu importe: il faut qu’ils opérent en pure perte. II ne faut surtout pas que le systéme fonctionne, que je raisonnement aboutisse. Un gag est-il réussi (Jerry Lewis en cuisinier japonais irrésistible réduisant des steaks a la taille @un amuse-gueule, ou rencontrant son double féminin sous Tapparence dune juive mire qui cherche 4 le draguer, ou
jours autant — avant; encore jamais celui-ci sur le méme
comme dans Nutty Professor), ce gag tombe immédiatement a Peau, désamorcé par le plan suivant. Une idée se fait-elle jour (devant ses gaffes répétées, on se dit que Bo fait exprés, qu’il fait le pitre aprés avoir fait le clown, qu’il est incapable de s’arréter de faire rire - pour ne prendre qu’une des idées les plus simples: «ma mission est d’amuser»), cette idée est aussit6t
HARDLY WORKING (AU BOULOT JERRY!) U.S.A. 1979. Réalisation : Jerry Lewis. Scénario : Michael Janover et
clown. Invraisemblance absolue, torsion, douleur, détours. 3) Les idées et les gags : que le gag soit réussi ou raté, que Pidée
encore révant qu’il est un Mr Hyde séducteur de discothéque
dépassé — qui ne fait plus beaucoup rire mais qui surprend tou-
est d’étre plus radicalement ce qu’il était déja plus décousu; jouant avec le naturel sans que ne se permette de revenir; misant tous ses atouts animal artificiel, etc. L’art de Lewis atteint
aujourd’hui lirréalisme total, celui qui ne pardonne pas.
Louis Skorecki
James
Pargola.
Interprétation : Jerry Lewis,
Deanna
Lund,
Susan Olivier, Rebert C. Carmel, Harold, J. Stone, Steve Franken, Jerry Lester, Buddy Lester, Buffy Dee, Bob Melvin, Lou Marsh.
NOTES
L’ALBUM
DE MARTIN
SCORSESE:
SUR
D'AUTRES
ITALIANAMERICAIN
de
Martin Scorsese (U.S.A, 1974) avec Catherine, Charles et Martin Scorsese. AMERICAN BOY (a profile of Steven Prince) de Martin Scorsese {U.S.A. 1978) avec Steven Prince, Martin Scorsese, George Memmoli, Mardik
Chapman.
Martin, Julia Cameron,
Kathy
McGinnis
et Michael
L’Album de famille de Martin Scorsese est un programme tout a fait stimulant, non seulement parce que les deux courts métrages quile composent concernent de prés le réalisateur de Mean Streets
(ses origines, son milieu), mais surtout parce qu’ils constituent une brillante démonstration du fonctionnement de son cinéma (les deux films ainsi mis en phase sont a la fois rappel et actualisation de son style), et méme
une démonstration de cinéma en général
d'une rare intelligence. Le premier de ces documentaires a pour acteurs principaux ses parents : Scorsese filme & travers eux la communauté d'od il est issu. Sujet type du cinéma américain pense-t-on, tant il est vrai que ce cinéma est fonciérement généalogique. Mais justement, Scorsese entretient depuis ses premiers films un rapport tout a fait personnel a ces origines-la, Dans /talianamerican la famille est moins le modéle fédérateur bien connu du cinéma classique U.S. qu'un systéme de connexion, traversé par diverses influences et générateur d'une multitude de récits et anecdotes (en méme temps que
d'une autre génération : celle des années 60) qui partent dans différentes directions. Et contrairement a ce qui aurait pu aisément se passer, le film ne vient pas conforter le mythologique récit améri-
cain du self made man, ni contribuer a la légende ces pionniers (les immigrants
italiens,
les
débuts,
Little
Italy,
etc.).
Scorsese
FILMS
ques et tragiques (selon un cocktail déja plut6t amer), qu’il méle a Yambiance détendue entre copains, et qu'il découpe avec des extraits de films
8 mm
empruntés a la famille de Prince (on le voit
enfant, grandissant au milieu d'un perpétuel bonheur
familial). Jeu
spéculaire a l’infini qui confronte l'image d'un garcon américain de
trente ans, décroché depuis peu de I‘héroine, aux séquences d’une enfance
modéle,
ajoutant
4 fa violence
du
passage
d'une
série
d'images a l'autre (jeu du film d’amateur et du film professionnel par exemple}, la violence ostentatoire ontologique du cinéma. Le dernier plan de Prince est le méme
que celui de fa fausse
nienne dans /ei et ailleurs ; Scorsese Jui demande
Palesti-
de répéter, en
changeant les mots du texte, sa derniére communication téléphonique avec sa famille.
Méthode scorsesienne par excellence: sur des modéles de récit
classique (sur ce qu’on peut m&éme appeler des récits-modéles), il instruit des préoccupations qui sont celles de la modernité : filmage ala Cassavetes des rapports de couple sur fond de récit cukorien
(New York New York], inscription du pouvoir de profération images et obsession du regard ici (de maniére différente mais aussi significative dans The Last Waltz, film pour lequel il n’a craint de mobiliser une demie-douzaine de caméras et deux ou
des tout pas trois
des plus grands noms du monde - Zsygmond, Kovacs. — de la prise de vue). De 1a vient la fameuse Apreté qu'on se plait 4 trouver dans son cinéma: projection sur la scéne lumineuse de la mythologique capacité narrative américaine d'un peu d’ombre venue des coulis-
ses, voire d'un peu de noir venu des bas-fonds. S.L.P.
ee
Ye
n’apporte pas une version de plus de Na/ssance d'une nation (pas méme de naissance d'une nationalité ; italienne-américaine}, pour obtenir droit de cité dans le grand scénario américain, il éparpille
au contraire ce récit canonique en bouts d'histoires et de situations, le déconstruit selon un étrange tempo dans le montage qu’il
lui fait subir, 'incruste de ruptures de ton (comparables a celle que
provoque
de Niro dans New
York New
York quand
au milieu du
morceau joué sagement par |’orchestre qui !’a engagé, il laisse échapper d'inopportunes notes de jazz), le rallonge des prémices
et des prolongements de Ia prise elle-méme (mise en place, clap, temps aprés la séquence), décompose son mouvement {littéralement, dans les ralentis opérés sur Jes documents montrant les premiers immigrants italiens). Autant que la fantastique réserve d’imaginaire contenue depuis longtemps en terre américaine, Scorsese veut introduire sa remise en question. C’est ce qu’il filme ici: /a mise en question des récits chers {et visiblement connus de lui depuis son enfance) aux parents Scorsese par Martin Scorsese en double position de fils et
de cinéaste. Présence insistante qui provoque plus d’une fois un certain trouble et géne en tous cas une lecture trop édifiante de leurs souvenirs. Mémes opérations dans American Boy avec son meilleur ami (Steven Prince) ex-organisateur des tournées du chanteur de rock Neil Diamond. Du carps de celui-ci il extrait une série d’histoires comi-
Martin et Charles Scorsese dans /talfanamerican
L‘AVARE
de Jean
Girault
(France
Michel Galabru, Bernard Menez.
1979}
avec
Louis
de
Funés,
Grisé par la rumeur flatteuse qui voyait en lui ! Harpagon idéal, Louis de Funés co-signe avec Jean Girault un Avare hideux qui
49
nous entraine nettement en dessous du SMIC esthétique. Il perd ainsi toute chance de passer in extrémis dans I Histoire du Cinéma,
ne passe pas par la case départ et ne touche pas vingt mille francs. Matraquées, les masses et les scolaires boudent néanmoins ce
pénible navet. / ‘Avare ne rentrera pas dans son argent: une
justice.
Pour
qui
voudrait
tirer
une
lecon
de
il y a donc
cet
échec:
1) «L’Avare » n'est pas une trés bonne piéce, Harpagon est le
qu'on délivre des contraintes signifiantes qui habituellement tes assaillent. ly a la un fonctionnement ethnologique du récit, d'une éthnologie a laquelle une télévision bien faite (on dit que c’est presque le cas de la B.B.C. od travaille habituellement Ken Loach) aurait intérét a se nourrir. S.L.P.
moins convaincant des monomaniaques de Moliére. 2) Filmée avec la mollesse approximative de Girault —- de Funés, ses effets comiques eux-mémes deviennent incompréhensibles, Enfin: si ‘une des pentes du gros cinéma commercial actuel est de se met-
tre 4 la remorque des grands classiques (romans, opéras, théatre... cinéma}, on ne peut qu’étre frappé {ici bien str, mais dans le Don Giovanni de Gaumont tout aussi bien) par le manque absolu
d'idées qui préside 4 la confection de ces lasagnes culturelles : sou-
dain, face 4 des acteurs qui chantent, crient, déclament, on ne sait plus jamais ou metire la caméra, comme si la notion d’espace
sonore n‘avait pas encore été découverte. Pour un peu, face 4 ce « cinéma filmé », on serait nostalgique du bon vieux théatre filmé. S.D.
BLACK JACK de Kenneth Loach (Grande Bretagne 1979) avec
Jean
Franval, Stephen
Hirst, Louise Cooper, Andrew
Bennett.
La singularité du film de Loach réside en ceci que, mettant en
scéne des enfants dans un récit romanesque, il n’implique aucune
attitude sur l'enfance comme catégorie. Aucun a priori psycholo-
gique ou sociologique en tous cas (ni zone d’angélisme préservée des turpitudes de la saciété humaine, ni lieu d’ exposition de la vérité cruelle de celle-ci) : le cinéaste se comporte plut6t comme un ethnographe, enregistrant les signes extérieurs du comportement de cette société d’ enfants noyau central du film o6 se distin-
guent Tolly l'orphelin, Belle et le maitre chanteur.
Ce faisant, Loach introduit dans son récit une approche quasi docu-
mentaire qui corresporid assez bien au statut des enfants filmes (et photographiés pour la pub par exemple) d’étre par nature /‘autre du sujet fictionnel. La fiction est par tendance introspective (mise en scéne de sentiments, d'idéaux, de principes}), elle permet une vision, via les personnages, de l'intérieur (la est sa force irremplacable: elle crée cette intimité avec les situations). Or quoi de plus
réfractaire 4 l'introspection qu'un enfant cadré par une caméra
(Skorecki a pu dire justement que les enfants et les animaux étaient sur la pellicule dans une position d'altérité comparable}. Amon sens I objectif (et I'intérét} du film est moins de recréer l’uni-
vers du
roman
anglais du
18éme
siécle {il s‘agit d’ailleurs de
adaptation d’un roman contemporain ayant pour cadre le 18éme siécle pas d'un roman du 18éme siécle) que de trouver un récit s‘alimentant au comportement commun, quotidien, des protago-
nistes du récit. Le romanesque anglais est filmé avec des corps d‘aujourd’hui auxquels on donne toute liberté de mouvements,
Chapia de C. Lara
CHAP’LA de Chiistian Lara (Antilles, 1980) Caty Rosier, Roger Tannous.
avec Greg Germain,
Hl est bon que Chap’/a, le second film de Christian Lara (aprés
Coco /a de type sortie 4 Rouge. irritant matiné
appelle ni dans degrés d'autres
fleur, candidat et avant Mamito), en plus d'une exploitation Art et Essai (au Palais des Arts), bénéficie également d'une Pigalle, dans |’immense et impressionnante salie du Moulin Chap‘/a, c’est un peu Brecht aux Antilles, sang brechtisme et provocateur, dans les aventures a la Chandler d'un privé de James Bond. Beaucoup de noms certes, mais le film les
sans donner dans le produit de seconde ou troisiéme main un « a la maniére de » avec étalonnage fort commode de et de lectures, Si des personnages parlent en créole (et en francais), ce n'est pas par souci d’exotisme ni que le
scénario I exige mais parce que les acteurs, visiblement, ne parlent pas autrement. Précieux documentaire, pas seulement sur une langue mais aussi sur ceux qui lutilisent. Les acteurs (les mémes, de
film en film), au lieu d'y mettre le ton, de la couleur, récitent leur texte et 'dnonnent, accrochant sur les mots. Avec Chap‘la comme avec Mamito, Christian Lara réussit a étre didactique sans ennuyer, surtout grace a I’étonnante liberté que prend ‘histoire pour se raconter: le détective Harry Caine, dénué de toute psycholagie, fait des pauses, résume Ja situation et la clarifie, pour lui et pour le spectateur. De la série B, Chap‘/a posséde
surtout des dialogues serrés et précis, sans double-fond ni état d’ame, incrayablement directs, allant toujours au plus simple et au plus pressé. Des énoncés bruts qui impriment la scénographie du film et agissent en retour sur I’économie narrative, sur le traitement de la séguence,
des
informations
décors
naturels,
par la rapidité des échanges, l'accélération
et de l’action. Filmé en caméra l'enquéte
entraine
le
spectateur
portée des
et en
hdtels
genre Club Méditerranée aux bas quartiers, de la bourgecisie antiaise (avec ses politiciens véreux} aux marginaux. Sans se servir du privé pour faire dans une sociologie 4 tiroirs, de séquence en
séquence, se dégage clairement, dans l’enchevétrement de cette histoire, une haine généralisée des fils contre les péres, une dissection du tissu familial. II n’est pas indifférent que Greg Germain, i'acteur qui interpréte le détective, joue aussi dans Moonraker ainsi que dans la série de la
Brigade
Mondaine.
|| a I'étoffe d'un James
Bond version noire,
invincible (bagarre au karaté contre le Chinois) et séducteur, saut qu’tl place son jeu un cran au-dessous, sans hystérie. Sans jamais
tomber dans la série Shaft ou Saint Voyou (annoncé
au Moulin
Rouge}, le film joue cependant la carte de la « blaxploitation », Pas
50
NOTES
.
assez 4 fond semble-t-il, a la différence du Peebles de Sweet Sweet back... Ce qui prive sans doute Je film, du moins a Paris, d’un véri-
table succés populaire. Reste qu’avec Christian Lara existe et se manifeste un cinéma antillais. Ce qui mérite aussi qu'on s‘y arréte.
C. T.
que découvre l'archiviste, s‘attarde sur lui: le cas pathalogique du
chercheur amoureux des deux « objets » de sa recherche, en chair
(sa stagiaire et uneé femme inspirée de La Fiancée ou pirate) et en
os (le squelette de Blanche). A vouloir faire dans le fantastico-poétique avec un tissu de correspondances passé-présent, le film évite de s’enfoncer dans des dédales de son enquéte, d’y entrainer son spectateur. Blanche et Aurore version 80, ainsi que leur guide, bien
loin de complexifier le récit par de fines ramifications souterraines,
agissent a la surface, en pleine lumiére du jour, plombant a coup
de collures narratives. Irritant et laborieux que cet acharnement a combattre « la terreur des signes incertains ». A étaler tous ses éléments au lieu de les creuser, a les relier et non les délier, Je récit, alors qu’il devrait envodter, finit par s’encrodter. Pour clore le tout, les révélations de l'archiviste sombrent dans la
critique moralisante d'une féte locale, juste pour dire tout le mal qu’il faut en penser (soit ‘exact et affligeant contraire de La Rosjére de Pessac). Pétard mauillé que ce mini-scandale : Sainte Blanche,
vénérée de tous, n'était pas si vierge que ca. L’archiviste et autres personnages cultivés et passionnés d‘histoire sont traités avec Végard dd a leur rang. Les autres, le maire et le curé, bassement intéressés puis tristement concernés par cette affaire, mais aussi tous les gens du village (les figurants}, ceux qui aiment participer et assister a la bravade — et qui y croient—sont considérés avec une moue de mépris que la caméra estime leur devoir. Le film n’avait guére besoin de ce regard 4 distance, un peu haut. D’autant que réfuter en bloc une coutume locale avec des arguments simplistes
La danse avec Vaveugie de A. d' Aix et M. Laliberté
LA DANSE
berte (France Guinée.
AVEC
1979)
L'AVEUGLE
de Alain d’Aix et Morgane
film documentaire
Lali-
sur l'indépendance de la
« Si tu danses avec un aveugle, piétine-le pour qu'il sache qu'il n‘est pas seul». Ce proverbe est de Sékou Touré, président de ta
Guinée depuis son indépendance. A l'abjection de son bon sens, le film apporte quelques précisions puisque c'est son auteur, et lui seul, qui désigne les aveugles {les opposants au régime, les dits comploteurs de la cinquiéme colonne, la race Peul) et qu'il ne se contente pas de leur marcher sur les pieds mais de les emprisonner, de les torturer et de les exécuter sommairement.
Aprés une
{réac, macho, etc.), c'est justement
la meilleure facon d’éviter d’en
faire le tour. Avant de se presser de revisiter et de réviser une tradition pour la décaper et la décimer pareillement (ce qui est une
démarche iconoclaste}, il faudrait d’abord la faire visiter et ensuite viser juste. C.T.
THE
ELECTRIC
HORSEMAN
(LE CAVALIER
ELECTRIQUE)
de
Sydney Pollack, (U.S.A. 1980) avec Robert Redford, Jane Fonda,
Valerie Perrine, Willie Nelson, John Saxon,
Nicolas Coster.
L'ombre sinistre de Jerry Brown plane sur Electric Horseman, On
bréve présentation de la Guinée (historique, économique), un peu scolaire, le film rassemble toute une série de témoignages et de documents sur les rescapés de ce sinistre Goulag africain. Tout le mérite du fiim revient a faire voir et entendre des gens qui, a un moment donné (en 1978), risquent leur parole, certains méme y ayant renoncé par crainte de représailles. Dommage cependant
y retrouve tous les représentants tes plus illustres du libéralisme &triqué, de la bonne conscience rampante, du moralisme de possédants, bref de l'idéologie californienne telle qu’elle s’exprime
se soucier de la fagon de dire ces révélations, de l'endroit, des
les angoisses existentielles. Sidney Pollack dirige tout cela avec
que leffet produit par ces informations serait identique. Ce serait un autre sujet (Amin Dada, Bakassa) que ce serait exactement le
Au bout de dix minutes on a envie de sortir. On a saisi : voila un film idiot. Un champion de rodéo devient [e symbole d’une marque de
d’effacement devant les sujets qui parlent, pas d’inscription {au
la convention nationale de l'entreprise de cornflakes a Las Vegas,
Le passage de ce film a fa télé {ui procurerait un réel impact, tui apporterait une toute autre dimension. Ne serait-ce qu’a voir Leca-
qui se trouve [ui aussi étre un symbole de fa marque. L’esprit du
que les cinéastes aient cru bon d’établir des priorités, de faire un choix et d'escamoter pour raison d'urgence : Je dire sans nullement moyens. méme
nom
Résultat: ce serait un autre support (article, livre, débat)
film, le méme
objet.
Par conséquent,
peu
de travail, trop
de quoi, passées Ja révulsion et I'horreur, parle-t-on ?).
nuet nager avec bonheur dans Jes eaux sales de Sékou Touré. Aux cétés des accolades officielles, toujours insignifiantes et inconsé-
quentes, dont nous abreuvent les informations télévisées de vingt
heures, le film marquerait des points— alors qu’au cinéma le spectateur vient surtout pour les compter. C.T. ECLIPSE SUR UN ANCIEN CHEMIN VERS COMPOSTELLE de Bernard Ferié (France 1978) avecJean Martin, Martine Chevalier, Monique Melinand, Mireille Delcroix.
Le film a de quoi séduire. Par la remarquable photo de Sacha Vierny. Par I'étrange et captivante beauté de son histoire. L’archiviste d'un village du sud-ouest se livre 4 une enquéte
minutieuse
sur Blanche de Salvetat et Aurore de Blanquefort. Sur la voie qui
méne ces deux pélerins 4 Compostelle, en 1047, un détour anormal puis un vide sur dix années qui virent la fondation du village et furent 4 l’origine d’une légende et d'une tradition (la bravade), annuellement fétée. Si les éclaircissements progressifs accrochent, il est dommage que Je cinéaste, au lieu de s’attacher a ce
lorsque ses théoriciens daignent sortir de leurs bains de vapeur col-
lectifs. Tous, comme par magie, retrouvent leurs emplois traditionnels ; Jane Fonda est Ia journaliste débrouillarde, femme émanci-
pée a laquelle les pressions répétées ne feront pas [Acher prise. Robert Redford est l'homme de quarante ans saisi par le doute et une robustesse et une conviction qui font plaisir & voir.
cornflakes, cela le déprime, il sombre dans I'alcoolisme. Le jour de le cow-boy doit faire un numéro en compagnie d'un cheval célébre
cow-boy, aussi embrimé fat-il, ne peut s’°empécher de faire fe rapprochement entre son sort et celui de !’animal; ce sera pour lui une
révélation déchirante lorsqu'i) découvrira que pour faire tenir le cheval en place sur la scéne du casino on Va bourré de tranquillisants. Son sang ne fait qu'un tour, il kidnappe la béte et disparait avec elle dans le désert du Nevada. Cété cornflakes, c’est la consternation. Que vont dire les clients? Un conseil d’administration extraordinaire est réuni dans la chambre du directeur. On apprend que c'est l'avenir méme de l'entreprise qui est en jeu. Il faut 4 tout prix empécher le public de découvrir que le cheval des cornflakes
prend des tranquillisants. On nous dit que les consommateurs ne
s’en remettraient pas. Pendant ce temps le cow-boy, poursuivi par la journaliste débrouillarde, s'est mis en téte de rendre le cheval 4 la liberté dans une vallée paradisiaque ot, semblerait-il, les che~
vaux vivent libres. On voit la portée du message. Pourtant, !"énormité de l'anecdote, l'invraisemblance des situa-
tions, l'utilisation forcenée d’archétypes usés jusqu’a la trame, tout cela atteint un tel niveau d’ineptie que l'ensemble s’annule dans
une sorte de charme désuet. Et on en vient 4 suivre la projection
avec détachement, un peu comme s'il s‘agissait d'un film d’épouvante italien. Et la une bonne surprise nous attend, on se souvient
SUR
D'AUTRES
FILMS
que Jane Fonda et Robert Redford sont d’excellents comédiens, on
les retrouve ici plut6t bien dirigés. Quant 4 la réalisation, trés maitrisée plus qu'efficace, elle est dans la tradition d'une sorte de
« grande maniére » du cinéma américain. Bref en sortant on n‘est pas faché, on est méme
©
plutdi satisfait
d’étre parvenu 4 s’élever au-dessus des sordides apparences pour apprécier les qualités cachées du film de Sidney Pollack. Notre bonne volonté ne peut néanmcins pas aller jusqu’a excuser l’inter=
minable développement de histoire d'amour entre Jane Fonda,
Robert Redford et le cheval qui gangréne toute Ja fin de la projec-
tion. O.A.
ERIN EREINTEE de Jean-Paul Aubert (France 1967) avec JeanPaul Aubert, Joseph
FRANCE,
Jean-Paul
MERE
Aubert
Strick, Barbara Jefford, Chelita Novarro.
DES
ARTS,
(France
DES ARMES
1972)
Maria Anger et Jean-Paul Aubert. Jean-Paul Aubert adore
avec
Magne
ET DES
LOIS de
Fiskaaen,
Anna
les voyages. II aime aussi beaucoup le
cinéma. Alors quand il s’est agi pour ui de faire un premier film, puis un second, il a fait des films de voyage. Pour s‘apercevoir vite
que voyager au filmer c'est a peu prés la méme
chose: un miroir
qu’on proméne ie long d’un chemin. Un chemin - en ce qui concetne les deux premiers films de JeanPaul Aubert — qui va de of 4 ou?
Erin éreintée —tourné en 1967 mais qu’on croirait d’hier tant il a de
fraicheur -— est un film d’avant le péché originel. Je veux dire : d’avant 68. Un film sans complexe. Sans probléme. {| ne contient que des solutions. Y compris la solution 4 ce probléme insoluble : comment adapter Joyce au cinéma? En faisant un film totalement irrespeciueux : y compris pour Joyce. Erin éreintée ne respecte rien. Ni la Verte Erin, nila Blanche Albion, ni Dublin la réteuse, ni U/ysse l'obése, ni Molly Bloom la putain, ni Joyce le péteux, ni Strick le foi-
reux (Joseph Strick, cinéaste tournant une adaptation d’ Ulysse, saisi en pleine cagade d‘identification a Joyce), ni. Jean-Paul Aubert, Ecrit a la premiére personne, c'est un petit chef-d'ceuvre d'auto-ironie. Et de désenchantement narquois. Ah, les voyages et leur cortége d'illusions! Quand un marseillais rigole, ga fait mal, mais quand il a de surcroit humour d'un anglais, attention... Jean-
Paul Aubert ne rate pas une occasion de méler allagrement (joy-
ciennement) le pastis et la guinness. Et, ce qui ne gate rien, il se révéle, devant sa propre caméra, un comédien étonnamnt. Un comédien, un personnage que l'on a le plaisir de retrouver quel-" ques années plus tard ~ mais aprés Mai 68 — dans d‘autres aventures. A Aden-Arabie ot, enseignant-coopérant, il a mission de
propager notre belle langue jusqu’aux confins de nos consulats. Entre les femmes des diplomates qu'il drague sur les plages désertes et les infréquentables piscines privées des hauts-fonctionnai-
res il s'ennuie, il a honte. Alors il relit Nizan. Et mot pour mot il retrouve la, couché sur le papier quelques quarante années plus tét, le méme écoeurement, la méme honte, la méme indignation. Et
Ja morgue de Nizan dont il se délecte le console un peu, le venge
beaucoup.
Ainsi résumé, France, mére des arts, des armes et des fois ne livre
rien de ce qui en fait le prix, pourrait mMéme sembler la éniéme version du film type de gauche, du film de mauvaise conscience. Or iln‘en est rien, c'est un film comique, formidablement dréle. Ce qui n’éte rien au sérieux du propos. Au contraire. Une fois de plus, le corps malicieux de Jean-Paul Aubert ravit la vedette a l‘idéologie.
Son sourire narquois de petit malin congédie la mauvaise cons-
cience de I’exilé. Il faut le voir s‘évertuer 4 plonger en mer, pour épater son nouveau flirt, du haut d'une échelle qu'il a amenée ou recevoir dans son patio sa petite amie a l'heure du thé, mettre de
la musique, s’éventer d'une palme, trottiner en babouches, se fou-
tre de sa gueule, c’est cute, comme diraient les Américains, very cute. On pense 4 Buster Keaton ou au premier Woody Allen. Ce ton comique — qui se manifeste aussi bien dans des effets de surprise tirés de faux hors-champs, je pense 4 la découverte en fin de scéne
que le bruit épouvaniable qui perturbait la lecon de francais n’était autre que celui de I’air conditionné — ce ton comique ne donne que
plus de.force 4 Pamertume fonciére du regard que pose le personnage sur le monde qui ‘entoure et dans lequel il n arrive pas a plonger avec plus d’aisance que dans les vagues de la mer... Regard qui
s’exprime a travers un commentaire superbe, un commentaire a la
premiére personne, un commentaire de grande classe (1/3 Nizan,
2/3 Aubert). Un commentaire férocement lucide qui ne vise pas seulement
Je petit monde
d’Aden
mais
bien sir la France
elle-
méme. C'est la lucidité de Iéloignement. Kipling avait raison: « C'est en Inde qu’on comprend le mieux ['Angleterre ». Jean-Paul! Aubert a bien de ja chance. || dispose avec ces deux films d'un précieux et fort précis journal de bord. Et comme iis pré-
sentent, en méme temps qu'un accent de vérité qui ne trompe pas,
tous les avantages de ta fiction, nous en redemandons, A quand le prochain voyage? J.P. F.
THE EUROPEANS (LES EUROPEENS) de James Ivory (Grande Bretagne, 1979) avec Lee Remick, Robin Ellis, Wesley Addy, Tim Shoate.
Henry James et James Ivory ont ceci en commun de toujours poser la méme question: qui est barbare?/qui est civilisé? La réponse nest jamais celle qu'on croit. De Shakespeare-Wallah aux Européens en passant par le trés beau Autobjographie d'une princesse, lvory s’attache a des personnages qui, pris dans le jeu de miroirs entre métropole et colonies, vieux et nouveau monde, sauvagerie et culture, aliénent leur désir. D’ou une ironie typiquement romanesque, si le romanesque est bien, comme le dit René Girard,
le récit de laliénation du désir (voir James et aussi le Thomas Hardy de « Tess d’Urberville »). Dans Les Européens, des Améri-
cains élevés en Europe viennent tenter leur chance en Nouvelle-
Les Européens de J. \vory
52
Angleterre. Au fieu du pays neuf qu’ils imaginaient, ils se trouvent confrontés au revival de {a vieille Europe puritaine. Prise a contre pied, la coquette
(Lee Remick, trés belle mais
pas trés convain-
cante) échouera la ol son jeune frére va réussir. Ona dit que le film était tout au plus une super-dramatique de télé-
vision, ce qui n’est pas faux. En fait, il s'agit du premier « vrai » film d'ivory et de son producteur et ami Ismael Merchant, assez pres-
tigieux pour représenter la Grande-Bretagne &@ Cannes (bien qu'lvory soit américain), donc assez édulcoré pour cela. Edulcoré
pas seulement par rapport 4 Henry James mais a Ivory Iui-méme. D’ou un certain académisme, trop de beaux paysages, une « retenue » dans le jeu des acteurs qui ne rend pas compte de la violence qui passe tout entiére dans les dialogues de James, dans les codes, la politesse, les bonnes maniéres. Ici, l'image distrait de cette violence, la psychologise. Mais un pas de plus et on serait dans
Vintransitif, du cété de Marguerite
Duras. Ce pas, Ivory n’a pas
voulu {ne peut plus?) le franchir. Les Européens est donc un film mineur qui devrait donner envir de redécouvrir ses anciens films. II n’empéche qu’a deux ou trois moments {le malaise de Lee Remick
a son arrivée, la visite 4 la vieille dame) quelque chose de James passe, Ce qui n’est pas rien. §.D.
LE FILS
PUNI
Le Fils puni de P. Collin
de Philippe Collin (France
Rist, Jenny Alpha, Catriona
MacColl,
1978)
Madeleine
avec Christian
Bouchez.
Daffodil. C’est le nom de celui qui dit 4 haute voix qu’il est un
artiste et qui signe pourtant ses ceuvres sous selui de John Quill. Daffodil: John Quill. Dans le dictionnaire ou il a trouvé son pseudonyme, le mot est encerclé par « dad, daddy » (pére) et « dagger »
(poignard). C'est dans cet espace que se situe le « fils puni ». Inutile cependant de convoquer la psychanalyse pour analyser un cas (névrosé, schizophréne, paranoiaque? etc...) Avant d’étre un film
sur la paranoia, Le Fils puni est d'abord une fiction paranoiaque. Si
bien que les idées « sérieuses » (l'artiste risque sa vie pour son oeuvre) sont elles-mémes trop prises au sérieux pour étre crédibles. Elles sont filmées a la lettre, sans mesure. Le film ne conclut pas. Le cinéaste nile spectateur n’ayant le dernier mot. Car s’il est toujours possible et facile d’en dire long sur le personnage (‘artiste comme cas}, cela ne permet pas d’évaluer son ceuvre : est-il nu! ou
génial? Un grand artiste méconnu ou un imposteur qui ne récolte que ce qu’il mérite?
Riche de thémes obsessionnels, te film ne les aborde pas a distance, pas plus qu'il ne les étale complaisamment. Le Fi/s pun/ n'est
pas une interrogation et une réflexion, intellectuelles et cultivées,
sur la création, l'art et {es artistes. Philippe Collin ne prend pas le
temps de s’arréter pour donner
a penser. Il se l'interdit méme. John
Quill nous est montré comme un bricoleur. Fasciné par des photos de condamnés 4 mort parues dans [es journaux, if les découpe et
les remonte, les fait photocopier. II constitue ensuite un dossier pour chacun et se fabrique des piéces 4 conviction. Toute la force et loriginalité du film reposent sur ceci: préparer une ceauvre comme on prépare un coup (crime ou hold-up), comme on monte une affaire, minutieusement, Le film n’épargne rien de ces longs préparatifs (amour des gestes passés a réaliser et a confectionner un objet) et il n’en est que plus passionnant. Le Fils puni ressemble a un film policier 4 suspense : chambre
d'hétel, en écho aux films
noirs, un artiste pris pour un gangster par un gardien de musée qui
se prend (ou qu'il prend} pour un gardien de la paix. La passion du bricolage chez John Quill implique en premier lieu
une posture de spectateur : amour d'une photo, fétichisme du fragment, manie de la collection. Plus qu'un film sur un artiste, c'est un fiim profond surJa cinéphilie : jusqu’ot peut conduire l'amour d'une image de autre (le condamné a mort, toujours jeune comme lui) et le rejet des propres images de son passé? Forte relation amoureuse, mimétique, identification pleine, au bord de I'hystérie, qui
culmine dans I'épisode d’Etretat o& John Quill va jusqu’a recons-
tituer et jouer pour lui tes crimes des condamnés
& mort. Recons-
tituer pour liquider et exorciser, pour dire enfin « jamais plus » a ce qui, pourtant, n’a jamais eu lieu pour lui, ne lui appartient pas en propre. Forte relation de haine qui culmine dans l’épisode du collége pour profaner et détruire en vain, avec acharnement, ce quia déja eu liew pour lui, lui appartient en propre, mais ne finit et n’en
finira pas de se reproduire. Le Fils punt fonctionne avec un minimum de moyens : un personnage et quelques figurants (peu de dialogues donc), quelques
décors et un extérieur a Etretat. S'y révéle un véritable amour du plan, du fragment: rigueur et fixité du cadre, composition de l'image (admirable photo de Sacha Vierny), précision des sorties et re-entrées
de champ.
Méme
s’il est permis
de
retenir surtout
une réelle maitrise de la séquence: voir la trés belle et trés hitchcockienne scéne sur la falaise. CT.
DIE
HAMBURGER
KRANKHEIT
(LA
MALADIE
DE
HAM-
BOURG) de Peter Fleischmann (R.F.A. 1979) avec Helmut Griem, Fernando Arrabal, Carline Seiser, Tilo Priickner.
Ce qui est déplaisant dans La Maladie de Hambourg, c'est que le cinéaste (et son scénariste Roland Topor) font subir a leur spectateur le méme ennui passif et hébété que celui qui s’abat sur les personnages du film. Sans doute se disent-ils que ledit spectateur, incapable de se distancier du film, incapable de le vivre plan par
plan, s‘identifiera par avance au projet supposé des auteurs {qu’ont-ils bien pu vouloir dire ?} et suspendra d'ici la tout juge-
ment. Chantage a J'auteur, donc. Ras le bol. Ou bien, ils comptent
sur la gravitédu sujet (une maladie ‘ation et un Etat policier en profite ses Sujets 4 la dérive) pour qu'on comptes. Chantage au sujet donc.
mystérieuse décime une popupour renforcer son emprise sur n’aille pas feur demander des Ras le bol itou.
Ce qui est déplaisant aussi dans La Maladie de Harnbourg, c'est ce qu‘on y devine de la démarche des auteurs. Ils ne semblent avoir
d‘autre motivation que de faire !e film le plus radicalement privé de positivité ou d'espoir que tout ce qui a pu se faire dans le genre (un genre assez vieillot d'ailleurs, de Camus a lonesco, de Matheson 4 Romero). Tout personnage qui pourrait devenir le « héros » du film (un médecin lucide, un mystique radieux, une jeune fille innocente} est scénariquement sacrifié 4 'idée qu’ont les auteurs de leur pessimisme {et qui ne vole pas beaucoup plus haut que celle d’Arrabal
qui joue dans
le film un invalide bufuelien,
ricanant et
indestructible}. Conformisme de petit malin ta oc if y a pu avoir, chez d'autres (Bergman: fa Honte, Godard: Week-enc) une réelle horreur devant l’horreur. S.D.
KRAMER VERSUS
KRAMER
(KRAMER CONTRE KRAMER) de
Robert Benton (U.S.A. 1979) avec Dustin Hoffman, Mery! Streep,
Jane Alexander, Justin Henry.
Ce qui est inquiétant, disons un peu désolant, dans [‘énorme suc-
cés du film de Robert Benton Kramer vs. Kramer, en France comme aux U.S.A. ot il obtient un maximum de nominations pour les Oscars, c'est que c’est un pur produit de l'esthétique télévisuelle, (dans la tradition du feuilleton familial) qui s'est emparé du cinéma,
et qu’on peut parler a cet égard de régression. Non, tout ce qui vient
SUR D'AUTRES FILMS de la télévision n’'est pas mauvais pour le cinéma; la vidéo offre toute une panoplie de gadgets, d'effets spéciaux que le cinéma a tout intérét de reprendre 4 son compte. !l y a d’ailleurs, dans nom-
bre de films américains récents, une influence indéniable de I'effet-
télévision, mais dans Krameron touche ce qu'il y a de plus ringard:
le cinéma du genre « dossiers de !’écran », mon coeur mis a nu, «cher télespactateur, téléphonez-nous pour essayer de trouver avec nous une solution au drame que vit le personnage que sa
femme a quitté, laissé en plan avec le petit ». Que l'on prenne parti pour Kramer ou pour son conjoint, ou vice-versa, ne présente pas d’intérét (encore que toute |'argumentation du film s’écroule pour peu qu’on prenne le film 4 contre-pied en justifiant le désir d'’éman-
cipation de la femme: tout le film est fait du point de vue de I'homme !) pour le spectateur qui assiste 4 un docucu new-yorkais et télévisuel sans intérét. Ce qui m’a frappé c'est que l'on puisse
faire
un film
rempli
de sentiments,
avec
un filmage
aussi
creux, désaffecté. Il y a des fois des films sans cinéaste. S.T.
JINGI NO HABAKA
vide,
(LE CIMETIERE DE LA MORALE) de Fuka-
saku Kinji (Japon 1975) avec [chikawa Rikio, Warari Tetsuya, Ichi-
kawa Chieko, Takigawa Yumi.
53
de la prostitution, de la drogue et de la violence. Ainsi que nombre de films de série B le vérifient, il constitue un remarquable tableau du Japon de I'aprés guerre (1946-1950). Y passe réellement, dans le moindre de ses éléments, tout ce qui donne corps, sans
dogmatisme pompeux, a un véritable sens de l’Histoire. Le Cime-
uére de la morale serait méme, a ce titre, un excellent prologue a Nuit et brouiflard au Japon d'Oshima. Oshima qui, trés précisément
(cf. Cahiers n° 303), préparait un film de Yakuza avec la Toei. Projet
qui lut tenait fortement a coeur (et, a voir ce film, an comprend pourquoi) mais qu'il n'a pu mener a bien. Fort regrettable. C.T.
1941
de Steven Spielberg (U.S.A. 1979)
avec Dan Aykroyd, Ned
Beatty, John Belushi, Lorraine Gary, Murray Hamilton.
Le meilleur film de Spielberg? Le plus logique en tous cas, sinon le plus honnéte puisqu’il n’a d’autre ambition que de faire la
démonstration du savoir-faire de son auteur-entrepreneur. Lequel savoir-faire, pour ce qui est de filmer les objets, les bolides et les
catastrophes est tout 4 fait évident. On connait le point de départ du film : en 1941, un sous-marin japonais {commandé par Mifune)
Le titre dessert le film. Pourtant, avec lui, nous arrive un échan-
est apercu au large des cétes californiennes et provoque une panique démesurée. A partir de la, 7947 est une tentative ambitieuse
film de yakuza produit par la Compagnie Toei, spécialisée dans le genre, et réalisé par un cinéaste non moins spécialisé, considéré au
de Spielberg. D'une part parce que le burlesque, mieux que Ia ter-
tillon du cinéma japonais peu connu jusqu’ici, puisqu’il s’agit d'un
Japon comme
le meilleur et le plus prolifique de cette série 4 suc-
cés. Le film ne dépareillerait pas la programmation du Hollywood
Boulevard. Tout y est et on ne Iésine pas sur les effets : bagarres au ralenti, sexe, drogue, mares de sang a profusion. Mais cette violence, totalement imprévisible, ne prend jamais corps (aussi bien sur le personnage que sur le spectateur), puisqu’elle anime un héros de papier (jeu plus que sommaire de l'acteur, au minimum
de son expressivité, imperméable, dégagé de tout psychologisme) réellement increvable, qui finit toujours par se relever et échapper a la plus catastrophique des situations.
Le film contient graduellement tous les films qu'un tel sujet auto-
rise. Directement inspiré d'un yakuza ayant réellement existé (un hors-la-loi lui-méme hors~la-loi vis-a-vis du milieu et de ses régies,
qui se révolte contre elles, et liquide son « éminence grise », se mettant 4 dos aussi bien toutes les bandes rivales que la police),
Le Cimetiére de fa morale traite sa biographie
Une
biographie
séche
et ausiére,
avec dates
4 tous les niveaux.
et documents
l'appui (photos, documents d‘état-civil) et voix off. Une biographie
a
romancée en noir et blanc sépia, sorte de dacuments reconstitués. Une héroisation maximale du personnage jusqu’a atteindre les dimensions de la !égende (la figure du « looser»). Le film fonctionne alors au mieux des lois et des codes inhérents au genre, déconnecié de tout souci d'exactitude et de fidélité. Filmé avec une caméra tourbillonnante et vertigineuse, Le Cimetiére de la morale plonge le spectateur dans les dédales de la pégre,
de superproduction burlesque, qui, dans son échec méme (le film n'est pas trés drdle}, est plus intéressante que les films précédents
teur (/aws) ou que la science-fiction (Rencontres), permet a la misanthropie de Spielberg de se danner libre cours (je ne dis rien de sa misogynie). Dans 7947 il n'y a plus que des objets en folie
et des pantins triviaux, dont le plus dréle est certainement I'aviateur au cigare mouillé, John Belushi. D’autre part parce que le bur-
‘esque permet & Spielberg de réfléchir sur le cinéma, sur son cinéma. Le film s'ouvre bien sur une citation du début de Jaws, sauf qu’au lieu du requin venu menacer (done resouder) |'espéce humaine (id est l' Amérique} vient un sous-marin qui vient menacer Hollywood (id est le cinéma-spectacle). lly a quelque chose d'étrange 4 voir un cinéaste utiliser si vite son
pouvoir (Spielberg n’a fait que cing films) 4 se citer, se parodier, se telativiser. Comme
si, entre son savoir-faire et son peu de « choses
4 dire », Spielberg lui-méme désignait un abime. Un abime qui devrait nous faire attendre avec curiosité les films suivants. Une note pour finir sur ! échec du film. C'est qu'il y a nécessairement contradiction entre le burlesque et la superproduction. Dans le burlesque on casse, on gdche et on ne respecte rien. Dans la superproduction on se ruine en décors, en exactitude, en figurants. Ce n'est pas pour rien que les superproductions, depuis Griffith ou De Mille, sont édifiantes. Eles ne font qu'adapter leurs sujets & leurs moyens. On ne demande pas impunément au spectateur
d'assister en méme temps a I’édification d'une machinerie et a son
gachis irrévérencieux. Il faut choisir, On ne scie pas impunément la
branche sur laquelle on est. (Il y a d’autres exemples d'une telle
double contrainte : Playtime ou it’s a mad, mad, mad, mad world de
Stanley Kramer). S.D.
oe
A
Le cimetiére de la morale de K. Fukasaku
PIATS
VETCHEROV
(CING
(U.R.S.S. 1978) avec Lioudmila chine, Valentina Telichkina.
SOIREES)
de
Gourtchenko,
Nikita
Mikhalkov
Stanislav
Lioub-
Cing soirées ressemble par son sujet 4 un mixte de Resnais et de
Duras, de « nouvelle-vague » et de « nouveau-roman ».
Dans une cinématographie souvent noyée sous une hagiographie passéiste, Cing soirées témoigne du désir de faire peau neuve en matiére de narrativité, Iline, aprés 18 ans d’absence, revient A Moscou ot il retrouve la femme qu'il a aimée en (941, avant que la guerre ne les sépare. I] aura cing soirées pour Pécouter, lui parler, lui mentir, Pinviter a partir, se dérober lachement pour retourner 4 elle, ’aimer et étre aimé de nouveau.
Dans la scéne finale, tout, du couple aux
objets du souvenir, vire a la couleur, C’est par cette fin délibérément optimiste, oi tous les morceaux, jadis brisés, finissent par se recoller, que le film, sous ses apparences, révéle son faux-semblant. Celui d’une mémoire qui au fond, ne fait jamais défaut, n’est jamais prise en défaut. Soit le contraire de ce qui semble &tre son sujet. Le passage a la couleur serait l’endroit, triomphant et miraculeux, ot se résoud la mémoire, celui dans lequel elle achéve sa course et vient se fondre.
NOTES
sait. S’inspirant d'une maniére assez déplaisante de la vie de Janis Joplin, Mark Rydefi essaie d’arréter le temps et de donner 4 son
récit une réalité contemporaine, représentant a son image, middleaged, la chanteuse et ses musiciens. Janis Joplin, plus 4gée que les membres de son groupe est morte 4 vingt sept ans. Rien n’est plus éloigné de la « sensibilité contemporaine » que ce portrait de rock star a la vie désordonnée, rongée par les excés et qui finira victime d'une surdose d’héroine sur scéne face 4 ses fans en délire. La banalité désolante du personnage comme la peinture médiocre de 'univers qui !"'entoure semble comme sortie de limagination d'un lecteur de fanzine.
Bette Midler
quise révéle une comédienne inspirée n’est pas en
cause, elle parvient par sa conviction 4 sauver plus d'une séquence
etons’étonne que les producteurs aient mis si longtemps avant de
se décider a lui confier un réle important. Frederic Forrest qui dans-
Hammet de Wim Wenders tiendra le réle principal tire également son épingle du jeu. U'ensemble demeure néanmoins attristant. O.A. Cing soirées de M. Mikhalkov
L'idée de continuité qui préside a ces retrouvailles va jusqu’a créer lillusion d’un seul et méme instant, d'un instant unique, indivisible,
si bien que le contenu de ces 18 ans qui sépare ces deux moments s’efface 4 mesure qu'il se dit. Mémoire comme raccord, méme in
extremis, pas comme facune ou comme enigme (Resnais, Duras, ete.). Exit Histoire.
Le film de Mikhalkov est donc un film au passé {I'adaptation d'une piéce a succés 4 Moscou en 1958), un film sépia, une simple reproduction, comme i! en existe en peinture. Que cette copie soit bonne, bien faite- ce qui est d'ailleurs le cas — importe moins que la démarche qui consiste a recopier aujourd'hui un modéle vieux de plus de vingt ans. Reste alors, par ce pracédé (faire comme si cela avait déja été fait), A montrer enfin, mais avec vingt ans de retard, ce qui n’a pas été encore vu, Passe en effet, dans Cing soirées, un air désenchanté, plutét amer, chez tous les personnages, plus ou moins ratés, un peu laches, sans horizon. Atmosphére glauque,
sans air, sans lumiére du jour, que rendent bien les décors sordides,
l'éclairage direct, trés violent. La force du film est la : plus un documentaire sur la promiscuité qu'une réflexion sur la mémoire. C.T.
WHEN A STRANGER CALLS (TERREUR SUR TOUTE LA LIGNE) de Fred Walton (U.S.A. 1979) avec Charles Durning, Carol Kane, Colleen Dewhurst, Rachel Roberts.
When 2 Stranger Calls est une de ces petites productions dont la destinée est bien plus glorieuse que ne l'auraient laissé prévoir son budget ou méme les intentions de son réalisateur. En collant ensemble les effets archiconnus qui composent ce récit,
Steve Feke et Fred Walton
pensaient se préparer une réussite
facile, un petit film, petit budget, succés local. Un coup de sonde en somme avant de passer a4 des constructions plus ambitieuses.
Et voila le petit thriller, premier film de son réalisateur, qui fait une carriére internationale aprés avoir muftiplié sa mise dans des proportions de ticket de loterie gagnant, Ga arrive de temps 4 autre, La tombola de Ja distribution avait déja sorti de l'obscurité The Omen, de sinistre mémaire; mais en contrepartie fit de méme avec Due/ dont la notoriété instantanée a été et demeure amplement justifiée. When a Stranger Calls fait un peu l'effet de ces chansons qu’a la
premiére audition on a le sentiment de déja connaitre par coeur tant lair en est accrocheur. La baby-sitter est persécutée au téléphone par un détraqué sexuel. Grincements, ombres, bruits de respiration.
Je sais, on connait tout ca. Assurément
THE ROSE de Mark Rydell (U.S.A. 1979) avee Bette Midler, Alan Bates, Frederic Forrest, Harry Dean Stanton. Le cinéma et la mode font traditionneliement mauvais ménage.
Un film est une machinerie
malheureusement
dénuée
de sou-
plesse et le temps qui sépare J'écriture d'un scénario de la sortie sur les écrans peut &tre fatal a un sujet trop ancré dans quelque chose d'aussi impalpable que les courants de sensibilité souter-
rains qui sont 4 [a base des phénoménes de mode. Mais il ne s‘agit la que de la réaction immédiate
du public face 4
un produit donné et ne préjuge en rien de la qualité de I’ceuvre que le temps permetira de mieux évaluer. Le projet initial de The Rose date d’il
y a huit ans. Les modes
ont
leur purgatoire et huit ans n’est pas un bon chiffre d’autant que ce film, plus que d'une mode, est tributaire du mauvais godt d'une
époque. |] est victime de son adoption d'un courant esthétique nul. Qui n’a jamais rien donné de bon ou si peu. Le sujet en est le rock,
al’ époque ou se déroule l'action, on disait d’ailleurs plus volontiers
pop-musique. [{ semble que ce soit un médium qui aille bien trop vite pour le cinéma puisqu’il s’essouffle sans succés a tenter de le
rejoindre. Prudemment, les films de rock récents se sont appuyés sur des reconstitutions d’époque ; depuis American Graffiti on sait qu'exploiter les tubes favoris d'une génération peut se révéler une
opération payante. Lorsqu’il s’agit de réaliser des films en prise directe avec la musique du moment, on aboutit réguligrement a des contresens déplorables comme Jubilee gui a aussi peu 4 voir avec le rock qu’avec le cinéma. I! y eut pourtant une période ou des films comme The Giri Can’t Help tt ou Rock Around the Clock ne semblaient pas obsalétes avant méme d’étre achevés. Rassis, éventé, The Rose est un film de la quarantaine bedonnante, produit de Ja frustration de son créateur de n’avoir pas eu les outils de la production entre les mains il y a quinze ans, quand ca se pas-
if y a des réminiscences,
encore qu’on devrait presque parler de film de genre tant cette trame a 6té utilisée, Halloween est l'exemple !e plus récent mais il se rattache lui-méme a une tradition féconde. Ici les auteurs n’ont pas un instant cherché a se démarquer du genre. Leur ambition est ouvertement, pour le réalisateur aussi bien que pour le scénariste, de faire une démonstration de virtuo~
sité a partir de situations archétypales. Disons que l'un et l'autre passent brillamment leur examen de passage. C'est extrémement
efficace, la tension est soutenue sans relache — au point que cen est éprouvant — avec un brio accentué par fe dépauiltement des procédés et l’absence réelle de moyens. Seulement de la découle
le reproche qu'on doit faire a ce film, il ne fait que reproduire des figures. Fred Walton, un peu a la maniére de Ridley Scott dans
Alien, se contente pour provoquer I’émotion d’employer des procédés usuels: /f fait comme if a appris, tirant ses idées du catalogue.
Le monstre est dans le décor, trouvez-le. Ceci dit, jouer adroitement des stéréotypes exige une réelle maitrise. D‘autre part il ne s‘agissait ici ni d’expérimenter ni méme
d’innover mais de faire un coup. Il est réussi. Attendons 4 présent une ceuvre oi) Walton au lieu de faire étalage de son savoir-faire utiliserait les authentiques dons de cindaste que ce film peut faire espérer, O.A,
Les Cahiers Pré (Pascal 304). Ces notes Jean-Paul biana.
ont déja parlé du film de Paolo et Vittorio Taviani : Le Bonitzer : compte rendu du Festival de Venise 1970 ne
ont été rédigées par Olivier Assayas, Serge Daney, Fargier, Serge Le Péron, Charles Tesson, Serge Tou-
Erratum Danis la critique de
Vivre de Kurosawa,
une erreur d’impression
s'est glissée en haut de la page 47, il fallait lire : « Question méme du cheminement, de ’'accompagnement... »
Le prochain numéro des Cahiers (n° 312-138) — tout a fait spécial — sera mis en vente fin mai au prix de 80 francs
u s’intitulera : LES YEUX
Rédactrice
en chef:
VERTS
MARGUERITE
DURAS
Nos abonnés trouveront dans ce numéro un cadeau. Il s’'agitde deux disques souples que tout amateur du cinéma de Marguerite Duras se doit de posséder.
Néanmoins, nos lecteurs (non abonnés) peuvent bénéficier de cette offre en nous faisant parvenir le bulletin cidessous. Les cing cent premiéres commandes seront satisfaites.
Ville .. 2.2.2... Code postal 22.0... ee cecee teen teen een tenes VERSE LA SOMME DE 30 F (+ 1,50 F. frais de port) A retoumer # nos bureaux: 9 passage de la Boule Blanche wol2bais
Chéque bancaire O sae Mandat postal joint
O
CCP 7890-76 O ra Mandat-lettre joint 0
A Rome,
1979,
j'ai
au printemps
Hans-Jirgen
demandé
Syberberg inédits en France, leur intérét est de venir des horizons les plus divers: extraits de Vessai que Susan Sontag vient de lui consacrer, témoignages d’autres
4
Syberberg
si Pidée d’un numéro des Cahiers dont il aurait la responsabilité Pintéres-
sait. Dés la rentrée, nous commencions 4 réunir des photos et des textes — les siens pour la plupart. En mars
vons
einéastes via,
1980, nous pou-
annoncer
numéro
du
matériaux :
techniques
en Califor-
tions
monde
ou
ler, c’est cette idée d’uto-
pie (utopie et projets) qui la seconde
du numéro:
réponses
Sel
ee
studio
d’Hdison),
BULLETIN
Ville
A retourner 4 nos bureaux, 9 passage de la Boule Blanche,
Paris.
75012
temps
ot. s’efface
le
Virruption du tiersmonde dans Vhistoire arrache aux conflits leur véritable nature: Syberberg pratique l’euthana- |
sie au chevet du cinéma
de fiction ; les couvercles
lélement aux images de son enfance dans l’Allemagne détruite, 4 l'Est.
couches de minéraux et
de cercueils
son
cinéma
etc.,
aaa
ea
dyna-
du théatre, de Wagner et
de Brecht, s’élabore une
intem-
mouvante architecture qui constitue le protoplasme de l’ceuvre d’art
le
mumeéro s’achéve sur un. choix de textes sur
sont
mités comme on le fait de
totale. Fin réves:
a
de lusine
solitude
cinéma. » 8.D. rr
0... cece
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LA SOMME
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*Pour létranger, ajouter 5,50 F. frais de port Chéque bancaire O CCP 7890-76 0
Mandat postal joint
0
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Edité par les Editions de I'Etoile ~ S.A.R.L. au capital de 50.000 F — R.C. Seine 57 B 18373 — Dépdt légal Commission paritaire, N° 57650 — Imprimé par Laboureur, 75011 Le directeur de la publication: Serge Daney — Printed in France.
Paris
nena
a
du
DE COMMANDE-SYBERBERG
Nom ........00.005. BN , du concret des choix
s’ouvrira
nie, été 19°79 sur la rencontre avec Coppola, sur dans
départ
pour le prochain film (Parsifal) mais c’est celle
sur des notes de voyage
‘du cinéaste
de
en de
berg
@aujour@Vhui:
SYBERBERG
un fil qui tisse ’ouvrage, un théme qui le parcourt, celui de l'enfance: celle
Le
Miller,
cette citation qui résume
nable, interminé. Avec, comme en témoigne la photo ci-contre qui fera la «une» de ce numéro,
cinéaste aussi bien.
Heiner
bien ce quil limportance
sier Syberberg — intermi-
celle
de
jemprunterai pour finir,
recueil de matériaux, de nouvelles piéces au dos-
cinéma,
présent:
ete. C'est 4.ce dernier que
la paru.
tion @un numéro horssérie. Un livre plus qu’un numéro de revue, un
du
(au
Coppola, au passé: Sirk), courts textes de Mora-
e nett eee
eee
PHOTOS DE FILMS UNE EXPOSITION ET UN NUMERO HORS-SERIE | A partir d’avril 1980, Les Cahiers du Cinéma, réalisent une exposition de photographies de films, consa~
crée au théme de la SCENOGRAPHIE au cinéma. Cette exposition, réalisée par Alain Bergala, sera itinérante et tous les lecteurs susceptibles de lui assurer des points de chute sont priés de s’adresser 4 nos bureaux pour connaitre les conditions de location. Conjointement, les Cahiers feront paraitre un numéro hors-série qui servira de catalogue 4 exposition (80 pages — 60 photos). Description
Cette exposition est constituée de 50 photos de films.
Chaque photo est tirée au format 50/60 et montée individuellement sur un panneau (léger) en mousse rigide de 10mm @’épaisseur, prét 4 l’accrochage. L’exposition est
done constituée de 50 panneaux de format 50/60.
Théme de l’exposition Ces 50 photos de films dessinent un parcours, celui de
Yévolution de la SCRNOGRAPHIE au cinéma. Sile cinéma est aussi
lart de mettre
en place
des
figures
dans
un
espace, on sait que la constitution de cette scéne cinéma~
tograpbique varie considérablement d’une époque 4 l'autre (histoire du cinéma pourrait rendre compte de ces mutations générales et de leurs raisons) et d’un cinéaste 4 Yautre (la théorie du cinéma pourrait expliciter ces diffé-
rences qui ont largement contribué 4 la constitution en.
«auteur » des cinéastes qui pour nous importent le plus:
RENOIR, LANG, HITCHCOCK,
MIZOGUCHI, etc...)
Le choix de ces 50 images, cependant, a moins été dicté par un souci didactique que par la qualité et lintérét
intrinséques de chacune de ces photos de films. Le didactisme nous aurait conduits 4 choisir les photos les plus représentatives, o’est-A-dire souvent les plus connues et
les plus citées, ici volontairement écartées; on leur a pré-
féré les photos les plus belles et, parfois, les plus rares.
1. Un texte de présentation et de parcours de l’exposition, par Alain BERGALA.
Catalogue
deur de champ
Le catalogue de lexposition est constitué par un numéro spécial Photos de films des « Cahiers du Cinéma » ot l’on trouvera reproduites en grand format les 50 photos
de exposition auxquelles sont venues s’ajouter une ving-
taine de photos de référence, dans un format plus réduit.
souvent
liées aux
textes,
2. Un texte « historique » d’André BAZIN sur la profon(CdC noe i Avril 1951).
8. Un texte de Jean-Louis COMOLLI extrait de sa série articles intitulée Technique et Idéolagie (CaC ne 283-284 Nov.-Déc. 1971). 4.Un texte de Pascal BONITZER extrait dun article
Ce numéro spécial comporte 5 textes qui permettent de
intitulé Voici, sur la notion de plan et de sujet au cinéma. (CaC no 278 Jan-Fév. 1977).
cinéma et de son évolution:
scénographie dans le cinéma moderne.
faire le point
go
sur cette
- - - ~~
BULLETIN
A retourner 4 nos bureaux: 9 passage
question de la scénographie
de la Boule Blanche
75012 Paris
©
BH
au
HK
DE COMMANDE
5. Un texte inédit de Serge DANEY
- HORS-SERIE PHOTOS No 3 SCENOGRAPHIE
sur le devenir de la
DE FILMS
Nom ............00 Prénom AGVESSE . 6... eee eee Ville.......... Code postal VERSE LA SOMME DE 42 F*
*pour létranger, ajouter 5,50 F. frais de port Chéque bancaire 0 CCP 7890-76 C Mandat postal joint
Mandat-lettre joint 0
CAHIERS DU | CINEMA
4 PUBLICATIONS HORS SERIE
Photos de Films Ii
HANS
JURGEN
LES MONSTRESSES
SYBERBERG
Images de la Femme a travers la photo de films 96 pages - 60 photos
@ Journal de San Francisco (Syberberg chez Coppola) ® Utopies et projets e Le métier de cinéaste 96 pages
42 F
42 F
Photos de Films Ill
SCENOGRAPHIE
JEAN RENOIR
La scénographie : son évolution dans le temps, ses variations d’un auteur a l'autre 96 pages - 60 photos
Entretiens télévisés inédits \conographie inédite 160 pages
42 F
58 F
Entretiens et propos
BON DE COMMANDE
l
A retoumer 9 passage de fa Boule Blanche - 75012 Paris NOM
FR | |
]
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cee ener tenet teen Verse lasOmme de... 6... cee ccc Les Monstres8es () HansJurgenSyberberg pour le ou les ouvrages ci- joint: Chéque bancaire OO
CCP 7890-76 11
Mandat postal
tenes (pour létranger ajouter 5,50 F pour frais d'envoi). Scenographie O Jean Renoir G [1
Mandat lettre 0
| l I
Sk
Ne 311
MAI
ROLAND
1980
BARTHES
Le hors-champ subtil, de Pascal Bonitzer — Barthes, par Jean
Louis Schefer
p.7
Cher Antonioni, par Roland Barthes - Lettre 4 Roland Barthes, par Michelangelo Antonioni SAMUEL
p. 11
FULLER
La fureur du récit, par Serge Daney - Entretien avec Samuel Fuller, par Bill Krohn et Barbara Frank
1. The Big Red One
p13
OZU YASUJIRO L’homme qui se léve, par Alain Bergala
p. 25
Rétrospective Ozu a la Cinémathéque; par Alain Bergala, Serge Daney — Yann Lardeau, Louis Skorecki et Charles Tesson
p. 32
LIVRES
p. 40
Morts et résurrections d’un criminel (Nagisa Oshima: Dissolution et jaillissement), par Jacques Doyon
FESTIVAL
Berlin 1980, par Pascal Bonitzer et Serge Toubiana
CRITIQUE NOTES SUR
p. 42
Au boulot Jerry (J. Lewis), par Louis Skorecki D’AUTRES
p. 46
FILMS
L’Album de Martin Scorsese, L’Avare, Black Jack, Chap'la, La Danse avec Iaveugle, Eclipse sur un ancien chemin vers Compostelle, The Electric horseman, Erin éreintée, France mére des arts des armes et des lois, Les Européens, Le Fils punt. La Maladie de Hambourg, Kramer contre Kramer, Le Cimetiére de fa morale, 1941, Cing soitées, The Rose, Terreur sur toute Ja figne par O. Assayas, S, Daney, J.-P. Fargier, S. Le Péron, C. Tesson et S. Toubiana p. 48 LE JOURNAL DES CAHIERS page | Editorial, par Serge Toubiana. | | page | Enquéte sur l'architecture des salles: Mesquines mezzanines!, par Serge Le Péron. page I! Rencontre avec Jerry Lewis : le clown auguste, par S. Daney et S. Toubiana. Dubroux, Daniéle par de Jupiter, {V La cuisse page Kramer tourne un film. page V Cinéastes ralentir: Scénarios 4 deux, par Gilles Delavaud. page V La Rochelle, capitale du Québec, par Jean-Paul Fargier. . page VII Technique : Ciné-photo-télégrammes (I1}, Télévision :4 vos réflex(es), par Jean-Jacques
Henry.
page VIII Festival : Jeux du court-métrage a Lille: Mosfilm en téte, par Serge Le Péron. page IX Festival d’humour 4 Chamrousse: Rire polaire, par Laurent Perrin.
page X Les livres et l’édition : Renoir, fanatique du relatif, par Christian Des-
camps, Derniers baisers, par Jean-Paul Fargier.
page XI Godard par lui-méme, par Pascal Bonitzer.
Page XI Vidéo : Vive le melting-spot, par Jean-Paul Fargier. page XH! Photo: Mémoires du cinéma, par Alain Bergala.
page XII Révélations : Les adeptes du Oécor's studio, par Danidle Dubroux,
page XIV Imageries: Ciné-roman-photos, par Jacques Doyon.