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French Pages 254 [296] Year 1968
IH a
été tiré quarante exemplaires numérot6s
dleli340, et quinze exemplaires justifiés de A à O
rherviis aux collaborateurs. C h exemplaires constituent le tirage de tete et sont accompagnés d'une eau-forte de Josef Sima.
L’Herne Cahiers publiés par Dominique de Roux
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L’Ecriture des vivants
Série dirigée et établie par Pierre Bernard
Le Grand Jeu Ce Cahier reproduit intégralement les textes parus dans les trois numéros publiés de la revue Le Grand Jeu, et d’importants textes inédits rassemblés par Marc Thivolet.
Copyrights :
L.es textes et illustrations parus dans Le Grand Jeu appartiennent aux auteurs ou à leurs éditeurs, soit pour René Daumal, R. Gilbert-Lecomte, Robert Desnos, A. Rolland de Renéville, Georges Ribemont-Dessaignes et Roger Vailland : Gallimard éd. lextes de Marc Thivolet, Jacques Masui et Renée Boullier : L'Herne éd.
clditions de l'Herne Diffusion Minard : 73, rue du Cardinal-Lemoine, Paris 5. Imprimé en France.
Nous tenons à remercier les collaborateurs du Grand leu ou leurs ayants droit, particulièrement : Monsieur Jack Daumal qui nous a remis des textes inédits de son frère, René Daumal, Madame Paulette de Boully, Mesdemoiselles Maryan Lams et Divine Saint-Pol-Roux, Messieurs Arthur Harfaux, Maurice Henry. Georges Ribemont-Dessaignes, Joseph Sima et Carlo Suarès qui nous ont apporté une aide très efficace, soit en nous confiant des documents - souvent inedits -, soit en nous permettant de surmonter les obstacles que la mise au point d’un tel cahier ne pouvait manquer de susciter; les éditions Gallimard qui nous ont autorisés à publier les textes de leurs auteurs; et Monsieur Chapon, Conservateur du Fonds Jacques-Doucet, à la Bibliothèque SainteGeneviève, qui a mis à notre disposition le numéro 1 du Grand Jeu.
Sommaire
MANIFESTES
17 Projet de présentation du Grand Jeu, paw René Daumal. 18 La circulaire du Grand Jeu.
INTRODUCTION
19 Présence du Grand Jeu, par Marc Thivolet.
NUMERO 1
38 Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu, par R. Gilbert-Lecomte.
Nécessité de la révolte :
40 44 48
1. Discours du révolté, par Maurice Henry. 2. La force des renoncements, par R. Gilbert-Lecomte. 3. Liberté sans espoir, par René Daumal.
Poèmes :
52 Nuit d’amour, par G. Ribemont-Dessaignes. 54 Ténèbres ! O ténèbres ! par Robert Desnos. 55 Au bout du monde, par Saint-Pol-Roux. 56 Le tableau frais, par J. Seifert. 57 Poèmes, par Pierre Minet. 58 Lettre, par Pierre Minet. 60 Retour aux campagnes, par Maurice Henry. 61 Poèmes, par A. Rolland de Renéville. 62 Combat dans la nuit, par Georgette Camille.
Textes :
63 Le domaine de Palmyre, par R. Gomez de la Serora. 65 Entrée des larves, par René Daumal. 66 Dans une coquille de moule, par Hendrik Cramer.
Chroniques :
71 L’âme primitive (de Lévy-Bruhl), par René Daumal. 72 La bestialité de Montherlant, par Roger Vailland. 73 La crise du monde moderne (de René Guénon), par R. Gilbert-Lecomte. 74 Essai sur l’introspection (de Jean Prévost), par René Daumal. 75 Puériculture, par R. Gilbert-Lecomte. 77 Science et intuition, par G.E. Monod-Herzen. 77 Colonisation, par Roger Vailland. 78 Tentation des volts, par Marianne Lams. 79 Correspondance.
NUMERO 2
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Mise au point ou Casse-Dogme, par René Daumal.
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Enquête.
86 Fragment inédit d’Arthur Rimbaud. 87 Lettre inédite d’Arthur Rimbaud. 88 Autographe d’Arthur Rimbaud.
Essais :
91 96 1O1
L’élaboration d’une Méthode, par A. Rolland de Renéville. Arthur Rimbaud ou Guerre à l’homme1 par Roger Vailland. Après Rimbaud la mort des Arts, par Roger Gilbert-Lecomte.
Textes et poèmes :
106 1O 9 110 111 114 115 116 117 118 120 122 123
Acrobate, par Vitezslav Nezval. Chanson d’Esther, par Roger Vitrac. Si rien n’est vain, André Gaillard. Folklore, par Hendrik Kramer. Rires jaunes, par René Daumal. Le Prophète, par René Daumal. Jeu d’Enfant, par René Daumal. Feux à volonté, par René Daumal. Le tambour des conquêtes, par Maurice Henry. Au pied du mur, par Monny de Boully. Moi et Moi, par R. Gilbert-Lecomte. La foire aux bœufs, par R. Gilbert-Lecomte.
124 Politique, par G. Ribemont-Dessaignes.
Chroniques :
129 131 133 134 135 136 136 137
La critique des critiques, par R. Gilbert-Lecomte et René Daumal. Chronique de la vie sexuelle. Encore sur les livres de René Guénon, par René Daumal. La genèse des monstres, par Monny de Boully. Chez Victor Hugo, par René Daumal. Elle chante, par Maurice Henry. Pour combattre la vie chère. Commentaire de M. lzambard à la lettre inédite de Rimbaud.
NUMERO 3
142 La Prophétie des Rois-Mages, par R. Gilbert-Lecomte.
Essais : L‘univers des mythes.
144 153 162 169
...
1. L‘horrible révélation la seule, par R. Gilbert-Lecomte. 2. Nerval le Nyctalope, par René Daumal. 3. De certains soleils fixes, par André Delons.
La Parole, par A. Rolland de Renéville.
Poèmes :
117 179 180 181 182 183 186 187 189 190
Sérénade à quelques faussaires, par G. Ribemont-Dessaignes. Aurore à l’aube, par Maurice Henry. La Mer, par Maurice Henry. Oublieuse, par Maurice Henry. L’incantation du Grand Désastre, par André Delons. Le Moyen de I’Etre, par Monny de Boully. L‘enfui tourne court, par René Daumal. La seule, par René Daumal. Dormeuse-étoile ou les pillards de la mer, par Pierre Audard. La rose noire, par Pierre Audard.
Lettre ouverte :
191 à André Breton, sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu, par René Daumal.
Chroniques :
La critique des critiques, par R. Gilbert-Lecomte. Protestation, par R. Gilbert-Lecomte. A propos d’un jugement inédit... Explications scientifiques. 200 E,nquête (réponses de René Crevel et Carlo Suarès). 201 Un document sur la sexualité infantile, par Michel Leiris. 196 197 198 199
TEXTES INEDITS DE RENE DAUMAL
206 21O 217 219 222
L’Asphyxie ou l’expérience de l’absurde. Hegel, le pseudo-matérialisme et E. Meyerson. Recherche de la nourriture. Les petites recettes du Grand Jeu. Nadja m, d’André Breton.
AUTOUR DU GRAND JEU
226 234 237 242
Récit d’un témoin, par Pierre Minet. René Daumal et la Révolte permanente, par Jacques Masui Carlo Suarès ou I’anti-Faust, par Marc Thivolet. Josef Sima, regard intérieur, par Renée Boullier.
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CHRONOLOGIE DU GRAND JEU
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BIBLIOGRAPHIE
Dessin d
Manifestes
Projet de présentation du Grand Jeu
Texte inédit
Le Grand Jeu groupe des hommes dont la seule recherche est une évidence absolue, immédiate, implacable, qui a tué pour toujours en eux toute autre préoccupation. Le Grand Jeu groupe des hommes qui n’ont qu’un Mot à dire, toujours le même, inlassablement, en mille langages divers ; le même Mot qui fut proféré par les Rishis védiques, les Rabbis cabalistes, les prophètes, les mystiques, les grands hérétiques de tous les temps, et les Poètes, les vrais. Le Grand Jeu veut mener une lutte sans répit, sans pitié, sur tous les plans, contre ceux qui trahissent cette révélation au profit de l’égoïste intérêt humain, individuel ou social : prêtres, savants, artistes. Le Grand Jeu exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des Etats impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies. Le Grand Jeu ne reconnaît de connaissance que l’identification actuelle du sujet à l’objet, de liberté que de libération par reconnaissance de l’universelle nécessité se déterminant
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Pas de libre arbitre Pas de caprice, de fantaisie Pas de jolies choses Le Grand leu est primitif, sauvage, antique, réaliste René Daumal
L a circulaire du Grand Jeu Le Grand Jeu n’est pas une revue littéraire, artistique philosophique, ni politique. Le Grand Jeu ne cherche que I’esseritiel. L’essentiel n’est rien de ce qu’on peut imaginer : l’occident contemporain a oublié cette vérité si simple, et pour la retrouver il faut braver pllusieurs dangers, dont les plus connus et les plus communs sont la mort (la vraie mort, celle de la pierre ou de l’hydrogène, et non pas l’agréable inort, gorgée d’espérances et ornée d’excitants remords, que l’on connaît trop) - la folie (la vraie folie, lumineuse et impuissante comme le soleill éclairant une société de magistrats, la folie sans issue, de celui qu’on abat comme un chien, et non pas l’heureuse folie qui est le plus charmant moyen d’occuper la vie) la syphilis, la lèpre léonine, le mariage ou la conversion religieuse. Non seulement ceux qui jouent le Grand Jeu sont à chaque instant pres de tomber dans la crainte de jouer avec des dés pipés ; mais ils risquent sans cesse le supplice de l’homme qui, voulant se trancher les mains avec une hache, se coupe d’abord la main gauche et ne sait plus comment coupler la main droite, la plus détestée. (Certains appellent cette situation un compromis.) Dans cette marche vers la patrie commune dont le nom sera peut-être révélé un jour, les membres du Grand Jeu font -- comme par hasard - un certain nombre de découvertes qui peuvent intéresser, amuser, terrifier QU faire rougir le public. Ils les lui donnent. I I s’agit avant tout de faire désespérer les hommes d’eux-mêmes et de la socibté. De ce massacre d’espoirs naîtra une Espérance sanglante et sans pitié : être éternel par refus de vouloir durer. Nos découvertes sont celles de l’éclatement et de la dissolution de tout ce qui est organisé. Car toute organisation périt lorsque les buts s’effacent à l’horizon de l’avenir, qui n’est plus qu’une barre blanche posée sur le front. Ainsi s’émietteront les idoles entre lesquelles les hommes partagent leur ils ne savent pourquoi ni comment I I est inutile de les nomadoration mer : elles empoisonnent l’air. Les goules que le Grand Jeu nourrit dans des locaux réservés à cet usage savent se nourrir de ces cadavres car elles ne sont pas portées sur la bouche. La Direction
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N.B. Pour
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les personnes qui nous interrogent au sujet du Grand Jeu, nous répondrons une fois pour toutes à n’importe quelle question : Oui et non D. Nous sommes ainsi les premiers à faire servir la vanité du discours à quelque chose. Au surplus, nous ne ménagerions pas les conseils à ceux qui auraient le courage de nous interroger sans niaiseries ni restrictions mentales.
rresence du Grand Jeu
Ce texte ne dissimule pas ses intentions agressives à I'6gard de ceux qui s'apprêtent à régler l e sort du Grand Jeu au nom de l'histoire de la littérature, c'est-à-dire à l'enterrer sous les louanges et les exégèses. C'est pourquoi il nous a semblé qu'une longue familiarité avec les textes de ce mouvement, les relations que nous avons entretenues ou que nous entretenons encore avec certaines personnes qui ont participé à l'aventure du Grand Jeu et la certitude que notre via se joue à tous les instants, nous autorisait à mettre à jour la motivation du groupe créé par Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal.
par Marc Thivolet
Etablir une continuité, sinon de fait du moins d’intention, dans les événements, leur donner une succession dans le temps et parler d’histoire tel semble être le rôle de l’essayiste qui étudie un mouvement politique ou littéraire. En réalité, écrire l’histoire c’est écrire l’histoire de manifestations dont les mobiles sont peut-être dans l’insondable et l’aboutissement dans I’immesurable ... ; c’est prendre le parti du continu contre le discontinu. L’essayiste n’est pas autorisé à se reconnaître dans la matière qu’il traite. On lui demande de mettre de l’ordre, de rendre logique une thèse, d’endormir l’inquiétude que créent ces écrits épars, ces cris, ces tableaux, ces traces ... d’en faire des objets de consommation pour calmer l’avidité du public. Vite, il faut que les morts se confessent. N’est-ce pas que tout cela est explicable, que le passé explique et justifie ce qui, précisément, cherchait sa source dans l’impensable et qu’après tout, ce n’était pas si terrible ?... Demain un autre fourrier du passé donnera une explication plus 8 précise n, plus juste = ( a Les derniers documents découverts remettent en cause ... B), mais qu’importe ! L’essentiel est de faire entrer dans I’histo ire ... L‘essayiste croit s’exprimer, il ne fait que conjurer une peur ... Si la fureur que met l’événement à durer dans notre mémoire n’était que la négation de ce qui lui a donné naissance ... Et pourtant, malgré cette volonté de survivre, les événements meurent ... Rien de plus triste que ces piles de journaux jaunis tirés sur papier éphémère, avec leurs titres que le temps qui n’est pas fait de continuité mais d’une succession de coups de grâce a rendus dérisoires.
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Et nous sommes étonnés, honteux d’avoir vécu, souvent intensément cela, ii la façon des primitifs. L’historien, certes, ravive l’événement. II lui donile un sens par rapport à son temps. Mais l’image que l’on se fait de a son temps est déjà du pass ii . Les interprétations de l’histoire meurent, elles aussi, mais avec la noblesse des films qui passent au ralenti. L’historien, à son tour, entre dans l’histoire de l’histoire... Réduire le Grand Jeu à une histoire, c’est exclure le possible qui a été sa raisoii d’être pour lui substituer sa trace dans l’événement. Si nous écrivions cette histoire, nous écririons un pastiche. Ecrire l’histoire du Grand Jeu, c’est trahir ce dernier. Maudit soit celui qui veut faire ici œuvre d’historien ! La matière est ténue, certes, mais la rareté fait son prix. Maudit soit celui qui cherche sa continuité en faisant du continu ! Relever dans le cheminement du Grand Jeu ce qui est trahison à l’égard de lui-même, même si cette trahison se veut fiddité, à des hommes ou à des ildées, c’est faire que le Grand Jeu soit replacé en son centre, là où il se sait insondable, hors d’atteinte parce que entièrement vulnérable : au sein de l’existant incompréhensible et immesurable. Comrnent ! Vous me croyiez là ? et mon vent tournoyait dans le creux des visages, dans l’envers des visages. Mais, vraiment, je vous en veux de nn’avoir confondu avec des images. L.e Grand leu ne peut être transformé en son histoire. II doit être, à chaque pas, la réabsorption de ce qui le particularise, I’iconolâtrise dans le nontlemps qui est sa vie parce qu’elle est sa mort. Je veux le faire mourir pour qu’il irevive. Sa vie n‘étant qu’au prix de cette mort. Qui vive ? Feu ! II ne réporid jamais aux sommations. Plutôt que de tendre vers l’idéal d’une logique dont la fin serait une explication satisfaisante m , cet essai, approfondissant sa démarche, explorera sa propre structure. II sera le Grand leu lui-miime. Q
PRESENCE DE L‘ACTUEL ET ABSENCE DU PRElSENT
Le présent ne coïncide que très rarement avec l’actuel, car il reste tapi dans l’obscurité où le psychisme, absorbé par l‘actualité, le tient. L‘actuel fuit le présent dans des problèmes qui n’engagent pas la totalité de l’individu. Certains mythes qui prêtent à sourire tant ils ont été évoqués n’en déterminerit pas moins un grand nombre de comportements. Ainsi le mythe du Paradis perdu entretient des nostalgies qui ne manquent pas d’engendrer des projections illusoires dans la vie politique! et sociale. A certains niveaux, dans les profondeurs de l’inconscient, Ides positions sont assumées en fonction de tabous anciens. Et tel homme qui se prétend révolutionnaire serait bien étonné d’apprendre qu’il est, en fait, entièrement conditionné par ce qu’il nie. L’actuel, par l’ignorance des mobiles qui l’agissent, devient, le plus souvent, le miroir où s’inverse l’image d’un présent rnéconnu. L’occulte, ce n’est pas, ce n’est plus ce qu’on entendait autrefois par ce mot, c’est l‘état d‘ignorance où le psychisme se tient. Le présent est un vide au cœur de nos contemporains. Et de ce vide à l’avidité pour l’actuel il n’y a qu’un pas... L’actuel triomphe par une perpétuelle séparation d’un commencement cause imaginaire et lointaine - d’une fin toujours rejetée dans le futur, voire dans l’éternité. L’actuel empêche la coïncidence du commencement et de la fin dans l’impensable. L’histoire du Grand Jeu n’est pas actuelle mais présente. Ce mouvement qui, de 1928 à 1933, fit figure d’expérience marginale au surréalisme, fut la
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manifestation passagère d’un Grand Jeu qui ne cesse de se jouer entre la conscience et l’existant (Le grand jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons le jouer à tous les instants de notre vie. R. Gilbert-Lecomte). Le Grand Jeu fut le miroir parfois fidèle, parfois déformant des questions essentielles que l’homme se pose quand, précisément, il cesse d’être absorbé par l’actualité - cette actualité qui apparaît, le plus souvent, comme un ajustement laborieux de nos automatismes aux provocations du monde extérieur. Le Grand Jeu commença, en 1924, par la formation, au lycée de Reims, du groupe simpliste. Ce fut autour de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal, respectivement âgés de 17 et de 16 ans, qu’une petite communauté constituée en classe de seconde se donna une identité. L‘amitié que se vouèrent dès leurs premières rencontres les deux adolescents fut une relation vibrante établie sur une commune capacité de maintenir intactes certaines questions que se pose tout individu au cours de sa formation avant de se cristalliser dans de pseudo-certitudes. Ces questions obsédantes qui tournaient autour du moi, du sentiment d’identité, du néant et de la mort furent à l’origine de certaines expériences dangereuses auxquelles se livrèrent Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et certains de leurs amis. Recréer la mort par des moyens artificiels (inhalation de vapeurs de tétrachlorure de carbone, absorption de drogues), retrouver dans les textes anciens - en particulier ceux des mystiques - le compte rendu d’expériences semblables, créer une ascèse afin que les états entrevus en un instant foudroyant devinssent habituels, critiquer la futilité de la vie quotidienne, telles étaient les préoccupations du groupe simpliste. Ce groupe comprenait, outre Lecomte et Daumal, Roger Vailland, Robert Meyrat et Pierre Minet. Entre René Daumal et Robert Meyrat se nouèrent des relations nocturnes d’un genre inhabituel. Par un énorme effort de volonté, l’un et l’autre parvenaient à se créer un double mental. Ce double menait une vie indépendante du corps. Et sous cette forme = astrale 1~ les deux jeunes hommes se retrouvaient pour de longues promenades nocturnes (... J’errais sans et avec la même facilité désespérante que ceux qui se souviennent effort d’avoir été morts connaissent bien je marchais et immobile je me voyais en même temps marcher, dans des quartiers tout à fait inconnus, et Meyrat marchait près de moi. René Daumal, Nerval le Nyctalope). Robert Meyrat, la Stryge comme l’appelaient ses amis, ne vivait que pour ces rencontres. Ne déclara-t-il pas un jour que si l’un des membres du groupe venait à manquer au rendez-vous, il pourrait en mourir ? Attendit-il un jour en vain ? II disparut de la vie des simplistes sans donner d’explication, et ceux-ci ne cessèrent de s’interroger sur les raisons de sa fuite.
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LE GRAND JEU ET LE SURREALISME
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Ce fut à Paris où René Daumal et Roger Vailland vinrent préparer, l’un à Henri IV, l’autre à Louis-le-Grand, le concours d’entrée à I’Ecole normale que le Simplisme se transforma en Grand Jeu. Des contacts supérieure furent pris avec différentes personnalités et avec les surréalistes. Aux Rémoiç se joignirent le peintre tchèque Josef Sima, Monny de Boully, transfuge du groupe surréaliste, Pierre Audard, Georgette Camille, André Delons, Hendrick Cramer, Maryan Lams et Rolland de Renéville. Arthur Adamov, qui appartenait au groupe Discontinuité, entretint des relations personnelles avec René Daumal puis avec Roger Gilbert-Lecomte. Léon Pierre-Quint, alors directeur des éditions Simon Kra, s’intéressa au groupe naissant. André Gaillard, poète et critique de talent, ouvrit les Cahiers du Sud au Grand Jeu : de cette collaboration naquit un numéro remarquable sur la Poésie et la critique m. Enfin Georges Ribemont-Dessaignes permit
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A Roger Gilbert-Lecomte, Georgette Camille et André Delons de publier des textes dans sa revue Bifur. Les seules manifestations de la vie parisienne capables de séduire les Simplistes étaient celles du Surréalisme qui, en 1925, défrayait la chronique. L‘année 1924 avait vu naître ce mouvement des a sommeils = de Breton, Crevel, Desnos, Eluard et Aragon. Breton venait de publier le premier manifeste du Surréalisme. Au cours de l’année 1925, le groupe avait fait une entrée fracassante dans la vie publique au cours d’un banquet donné en l’honneur du poète Saint Pol Roux à lai Closerie des Lilas. Mais ce furent surtout les activités du Bureau de recherches surréalistes et la Révolution surréaliste, tous deux placés sous la direction d’Antonin Artaud, qui retinrent l’attention des Simplistes. Clans le numéro 3 de la Révolution surréaliste furent publiés plusieurs textes particulièrement virulents : une lettre aux recteurs des universités européennes, une adresse au Dalai-Lama, une adresse au Pape, une lettre aux écoles du Bouddha et une lettre aux médecins chefs des asiles de fous. Ces proclamations mettaient en relief un fait évident : la révolte dont faisait état les surréalistes était, en réalité, une suite d’antithèses : blasphème contre foi, Orient contre Occident, Allemagne contre France, aliénés contre psychiatres, Dalai-Lama contre pape... L’exploration de l’inconscient constituait, elle aussi, un défi au monde social‘. dans le surLes simplistes sentaient que = quelque chose n’allait pas réalisme. L‘idée d’un manifeste simpliste fut lancée, dans lequel auraient été précisées les différences s avec le surréalisme. Mais ce projet ne vit pas le jour, sans doute parce que Roger Gilbert-Lecomte et René Waumal ne parvinrent jamais à dégager leur position de l’équivoque qui pesait sur les mots conscient, inconscient, dieu, esprit, mystique ... Le surréalisme faisait siennes un certain nombre de contre-valeurs bien faites pour scandaliser le monde bourgeois. Mais le vice était dans la réaction elle-même. Au morcellement, au cloisonnement de l’activité humaine d’où l’ordre établi puisait sa continuité (l’expression a diviser pour rhgner s a un sens beaucoup plus profond qu’on ne l’imagine), le surréalisme ne parvint pas à opposer une unité de comportement. II substitua un certain nombre d’identifications nouvelles aux anciennes ou, plus précisément, il opposa le sousjacent aux règles (lu monde quotidien sans percevoir que celui-là était le négatif de celui-ci, et inversement. L’inconscient ne manquait pas de fournir aux surréalistes l’aliment qui leur permettait de s’affirmer à la source-même de l’inspiration : sommeils, rêveries érotiqiues, jeu du Cadavre exquis, paranoïa-critique, écriture automatique ... Ce perpétuel recours à l’image et à ses équivoques, cette connaissance au jour le jour qui créait sa justification par un auto-engendrement permanent n’était pas de nature à satisfaire le Grand Jeu. L e s surréalistes ne voyaient pas sans irritation ni sans quelque condespénétrer dans un domaine qu’ils cendance des a petits jeunes gens avaierit tendance à considérer comme leur propriiété exclusive. Le Grand Jeu n’(était pas à la recherche d’un mieux vivre, de satisfactions, fûssentelles oniriques : il cherchait un moyen de tirer l’homme de sa prison mentale. Certes, André Breton avait dit sa coriviction qu’il existait un point o ù le réel et l’imaginaire, le communicable 1st l’incommunicable cessaient d’être perçus contradictoirement. Ce n’était là qu’une conviction, qu’une conséquence du système hégélien, une synthèse imaginaire. Mais les membres du Grand Jeu étaient alles y voir d’un peu plus pres. Ils en étaient revenus bouleversés, brûlés par une vérité indicible qui vidait les mots de leurs sens et les réduisait à des analogies sonores (Mais parle au moins dis quelque chose Et surtout tais-toi ne fais pas peur. R. GilbertLeco rn te). Les Simplistes devenus cc Grands joueurs m , après avoir traversé les structures verbales de nos psychologies, de nos politiques, de nos religions, avaient vu que ces structures ne sont que des barrières de pro-
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tection illusoires qui, en définitive, projettent l’individu vers une catastrophe
- catastrophe toujours différée. Pour le Grand Jeu, la catastrophe avait eu lieu ; elle était à la racine de toute leur activité. Les portes de sortie inventées depuis des siècles, des millénaires par les philosophies n’étaient pour eux que des peintures en trompe-l’œil sur des murs sans faille. L’immédiate perception de l’homme enfermé dans la prison de l’univers les faisait hurler de terreur ! (L’espace est le tombeau universel. René Daumal). Mais peut-être avaient-ils été touchés trop tôt par la révélation. Leurs consciences, trop peu mûres, avaient été frappées de nullité avant même d’avoir pu s’édifier. Le temps n’avait pas eu le temps de se percevoir en eux pour ce qu’il était. Le fruit avait été cueilli trop vert. Ainsi leur vie s’était trouvée coupée en deux : I I y avait la vie quotidienne vidée de sa substance, frappée de dérision par la vision, entrevue en un éclair, d’un monde si immédiat, si exigeant qu’il semblait nier toute existence. II ne restait plus, comme portes de sortie, que la folie et la mort... Allez vous étonner après cela de la tendance au canular des membres du Grand Jeu, du mépris dans lequel ils tenaient littérature et peinture. Mais le canular était d’essence tragique. Les mots se dérobaient comme des trappes et jetaient l’esprit dans des oubliettes d’où il ne ressortait que par sa capacité à recréer une illusion combien fragile (a amnbsie des paramnésies m, a écrit Roger Gilbert-Lecomte).
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MISE EN ACCUSATION D U GRAND JEU
Le groupe surréaliste se caractérisait par une attitude intransigeante à l’égard de ceux qui, de près ou de loin, relevaient de son obédience. II manifesta cette intransigeance à l’égard du Grand Jeu qu’il considérait un peu comme un sous-groupe, faute d’avoir compris les mobiles de son action. De son côté, le Grand leu ne parvenait pas à dissocier le caractère expérimental de son action des manifestations de l’inconscient dont le groupe surréaliste s’était fait le héraut. Les surréalistes tenaient rigueur aux membres du Grand Jeu d’avoir donné dans leurs admirations la préférence à Landru sur Sacco et Vanzetti, d’employer constamment le mot dieu m. Enfin I’acusation majeure portée contre eux concernait un texte signé par quatre-vingt-trois étudiants de I’Ecole Normale supérieure contre la préparation militaire. Cette pétition suscita dans la presse un tel concert de protestations que les signataires renièrent leur texte, à l’exception d’une dizaine d’entre eux qui décidèrent de mettre au point une déclaration plus virulente que la première. Mais le dernier carré des élèves de I’Ecole Normale supérieure recula devant les menaces du directeur de l’école qui s’opposa à la publication de tout écrit n’ayant pas reçu son approbation. Les surréalistes proposèrent à Roger Gilbert-Lecomte de passer outre et de publier le texte. Mais le directeur du Grand Jeu ne se reconnut pas le droit de rendre public un manifeste dont les auteurs ne voulaient plus endosser la responsabilité et refusa de le confier aux surréalistes. Les surréalistes se servirent dono du = prétexte Trotsky le mot est de Georges Ribemont-Dessaignes - pour mettre en accusation le Grand Jeu. On sait qu’au terme d’une longue lutte qui avait opposé, au sein du parti communiste soviétique, les tenants de la construction du socialisme dans un seul pays, conduits par Staline, et les partisans de la révolution permanente >, dirigés par Léon Trotsky, ce dernier avait été isolé au sein de son propre parti, déporté à Alma-Ata, puis exilé sous la pression d’une partie de l’opinion internationale. En 1929, il était à Istambul. Sous le prétexte Trotsky ,, donc, les surréalistes lancèrent une convocation à un certain nombre d’artistes et d’écrivains parmi lesquels il faut citer, outre
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les amis d’André Breton et ceux de Roger Gilbert-Lecomte, des hommes qui, par leur passé ou leurs activités présentes, furent ou étaient des familiers du surréalisme. Dans le compte rendu rédigé plus tard par les surréalistes et publié dans la revue Variétés, on pouvait lire : a II est de fait que cette liste comportant les noms des principaux collaborateurs de la revue le Grand Jeu sanctionnait moins la reconnaissance d’une activité intellectuelle éprouvée que des rapports personnels, des conversations et une solidarité de hasard au cours de diverses manifestations dans des cinémas et des théâtres, ce qui est assez pour que l’on désire apprécier plus exactement les limites de gens très jeunes et encore assez indéterminés. Quand nous disons limites, nous pensons par expérience aux limites de chacun. = Après avoir évoqué l’affaire de I’Ecole Normale, le u tribunal mit en cause I’activit6 de Roger Vailland au journal Paris Midi. II fut accusé d’avoir fait l’éloge du Préfet de police Jean Chiappe. Le problème que posait l’existence du Grand leu aux surréalistes fut exposé par André Breton dans le Second manifeste du surréalisme. Dans son manifeste André Breton semblait délibérément ignorer le groupe du Grand Jeu et s’adressait directement à René Daumal : Je cherche autour de nous avec qui échanger encore, si possible, un signe d’intelligence. Peut-être sied-il, tout au plus, de faire observer à Daumal, qui ouvre dans le Grand Jeu une intéressante enquête sur le diable, que rien ne nous retiendrait d’approuver une grande partie des déclarations qu’il signe seul ou avec Lecomte, si nous ne restions sur l’impression passablement désastreuse de sa faiblesse en une circonstance donnée. II est regrettable, d’autre part, que Daumal ait évité jusqu’ici de préciser sa position personnelle et, pour la part de responsabilité qu’il y prend, celle du Grand Jeu à l’égard du surréalisme. On comprend mal que ce qui tout à coup vaut a Rimbaud cet excès d’honneur ne vaille pas à Lautréamont la déification pure et simple. a L’incessante contemplation d’une évidence noire, gueule absolue D, nous sommes d’accord, c’est bien à cela que nous sommes condamnés. Pour quelles fins mesquines opposer, dès lors, un groupe B un autre groupe? Pourquoi, sinon vainement pour se distinguer, faire comme si l’on n’avait jamais entendu parler de Lautréamont? = Mais les Grands anti-soleils noirs, puits de vérité dans la trame essentielle, dans le voile gris du ciel courbe, vont et viennent et s’aspirent l’un l’autre, et les hommes les nomment absences. B (Daumal : a Feux à volonté D, le Grand Jeu, printemps 1929). Celui qui parle ainsi en ayant le courage de dire qu’il ne se possède plus, n’a que faire, comme il ne peut tarder de s’en apercevoir, de se préférer à l’écart de nous. = La réponse du Grand Jeu à André Breton ne se fit pas attendre. Dans le numéro 3 de la revue, Daumal publia une a Lettre à André Breton sur les rapports du surréalisme et du Grand Jeu. Ce texte était en quelque sorte la publication différée du manifeste simpliste. Dans ce texte, René Daumal définissait d’abord le Grand leu comme une communauté de caractère initiatique D. Après avoir rappelé que les membres du Grand leu avaient signé le manifeste de la revue Red, de Prague, en faveur de l’œuvre de Lautréamont mise à l’index par la censure de Tchécoslovaquie, Daumal en venait a la question essentielle : a Le Grand Jeu (...) a-t-il des raisons de se préférer à l’écart du surréalisme ? (...) Pour le moment laissez-moi mettre en balance, d’un côté, notre accord proclamé avec vous dans une attitude qui est en gros : hégélianisme de gauche rallié au marxisme et, par conséquent, aux principes de la Troisième internationale ; d’autre part, les cinq heures de débats irritants, détournés de leur but primitif, entièrement dirigks, à propos de questions de personnes que la nature de notre groupe nous obligeait à juger nous-mêmes, contre l’unité du Grand Jeu ; j’ajoute dans le même plateau le compte rendu de ces discussions dans Variétés (juin 1929), dont aucun d’entre nous ne consent à reconnaître l’exactitude (puisqu’il fut rédigé sans vérifications, par les surréalistes seuls et sur des souvenirs trop lointains déjà et néces-
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sairement tendancieux). Et dans l’ordre des recherches positives, qu’avez-vous fait, entourés d’un certain nombre d’individus dont la présence à vos côtés nous a toujours remplis de stupeur ? Les neuf dixièmes de ceux qui se réclament ou se sont réclamés du titre de surréalistes n’ont fait qu’appliquer une technique que vous aviez trouvée ; ce faisant, ils n’ont su que créer des poncifs qui les rendent inutilisables. Si bien qu’aujourd’hui j’irais vers vous pour me livrer à vos petits jeux de société, à ces dérisoires et piétinantes recherches vers ce que vous nommez improprement le a surréel D ? Pour les trouvailles divertissantes du cc cadavre exquis =, de l’écriture automatique seul ou à plusieurs, je laisserais tout l’appareil technique que le Grand leu travaille à construire et auquel chacun de nous apporte sa part de ressources ? Nous avons, pour répondre à votre science amusante, l’étude de tous les procédés de dépersonnalisation, de transposition de conscience, de voyance, de médiumnité ; nous avons le champ illimité (dans toutes les directions mentales possibles) des yogas indoues ; la confrontation systématique du fait lyrique et du fait onirique avec les enseignements de la tradition occulte (mais au diable le pittoresque de la magie) et ceux de la mentalité dite primitive ... et ce n’est pas fini. (...) Ainsi Rolland de Renéville travaille à établir les coordonnées multiples de la création poétique (...) ; Roger Gilbert-Lecomte travaille a une Vision par I’Epiphyse où il bâtit l’architecture de feu de la pensée mystique et de l’esprit de participation (...) Idéalement donc, et en résumé, je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate qu’un accord de principe sur un programme minimum serait possible entre nous, que même une collaboration serait souhaitable ; mais, d’une part, la confusion que je vois régner dans le surréalisme, l’insuffisance de son programme ; d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’il possède dès maintenant un plan d’activité suffisamment précis et une idéologie complète, n’a réalisé que les tous premiers points de son programme ; cette double raison rendrait une collaboration entre nous aujourd’hui au prématurée. D Enfin Daumal adressait cet avertissement commoins bien prophétique à André Breton : Prenez garde, André Breton, de figurer plus tard dans les manuels d’histoire littéraire, alors que si nous briguions quelque honneur, ce serait celui d’être inscrits pour la postérité dans l’histoire des cataclysmes ? = Le caractère prophétique du Grand Jeu est affirmé ici avec vigueur et sans aucune équivoque. Nous croyons aujourd’hui nécessaire, par-dessus les presque quarante années qui nous séparent de cette déclaration, d’en ressaisir le feu et de prévenir l’acte par lequel le Grand Jeu serait réduit à sa cendre - c’est-à-dire à un résidu littéraire.
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DE LA REUSSITE ET DE L’ECHEC...
Peut-être faut-il s’arrêter sur le fait que, malgré ce qu’écrivait René Daumal dans sa lettre à André Breton, le Surréalisme ait duré et même marqué son époque alors que le Grand Jeu avec son plan d’activité suffisamment précis et son idéologie complète n’ait pas survécu à la séparation de Roger Gilbert-Lecomte et de René Daumal. Mais ce qui semble condamner le Grand Jeu aux yeux de l’histoire est peut-être, précisément, ce qui témoigne en sa faveur. Le Surréalisme a duré parce qu’il bénéficiait de la secrète complicité de son époque. La société a reconnu en lui la vérité de ses alcôves. Ce n’est pas un hasard si les peintres de ce groupe usaient d’un langage plastique strictement conforme à l’héritage classique, voire académique ... C’est que le Surréalisme ne rendait compte que d’un certain passé passé jusqu’alors interdit, certes, mais a passé tout de même... Q
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Le trouble que l'intrusion d'images érotiques et sadiques provoque dans le psychisme peut bien faire croire à l'apparition de la nouveauté. Mais pour surprenant que soit le surgissement d'un monstre préhistorique, il ne saurait me convaincre que je suis en face d"un message du présent. Certes, la réussite sur le plan psychologique n'implique pas, nécessairement, un échec sur le plan matériel. Mais le fait qu'aujourd'hui cet écrit témoigne de la résurrection du Grand Jeu jeu aux règles précises dans un univers qui échappe à la mesure nous prouve que le groupe fondé par René Daumal et Roger Gilbert-Lecomte était bien le reflet, en son temps, d'une présence irréductible à toutes les tentatives d'appropriation. supériorité du Grand Jeu sur le Surréalisme, Ce qui m'assure de la ce ne sont pas les preuves littéraires, mais la résonance de certains de ses textes capables de recréer le présent ou de se laisser recréer par lui. Le Grand leu ne peut renaître que par un effort toujours renouvelé de clarification alors que le Surréalisme ne peut échapper aux dégradations d'une conviction installée dans la durée. L'échelle de valeur qui permet de juger un coniportement ou une œuvre n'est pas immobile. La vérité d'un comportement peut exiger, pour être valable à chaque instant, des gestes et des mots opposés à ceux qu'on avait faits ou prononcés un moment avant ... Qui n'a pas vu dans l'approbation verbale de la vérité la preuve flagrante du niensonge ne peut savoir de quoi il est question ici. La vérité rebondit sur des barrages qui la renvoient sous forme d'images qui sont autant de trahisons. Le rôle joué par Rolland de Renéville dont Daumal dit dans sa lettre à André Breton qu'il travaille à établir les coordonnées multiples de la création poétique fut, à notre avis, encyclopédique et didactique. L'auteur de Rimbaud le voyant étudiait la littérature à la lumière de la tradition. La conception qu'il défendait selon laquelle le symbole resterait identique à lui-même au sein de l'écoulement du temps cet écoulement étant considéré le plus souvent par les occultistes comme un processus de dégradation - nous semble sujet à contestation. Déceler une tradition grâce aux rapprochements faits entre des œuvres séparées dans le temps celles d'Hermès Trismégiste, de Rabelais, de Martinez de Pasqually et de E)audelaire, par exemple peut témoigner de la persistance dans I'inconscient de certaines images, mais ne prouve pas que le symbole représente une réalité vivante. Le symbole qui exprime une réalité immédiate ne saurait forcément être identique à lui-même. I I peut signifier, selon le contexte auquel il est lié, des réalités différentes, voire opposées. Pris dans sa signification passéiste, le symbole peut engendrer de dangereux ancrages dans le passé. Plutôt que de discourir sur la tradition en courant du grimoire au livre, du livre au porche des cathédrales et de ce dernier aux tapisseries du XVI" siècle, il serait préférable de saisir les mythes dans leur mouvement ce mouvement qui se retourne constamment contre ce qu'il a créé. Encore fautAl admettre qu'un mythe n'est vraiment mythe que dans la mesure où il ne se réalise pas. Le mythe, s'il est vivant, tend à s'actualiser. C'est justement parce que la plupart des occultistes identifient le temps à un processus de dégradation qu'ils ne peuvent actualiser le mythe, qu'ils ne peuvent le faire disparaître en l'accomplissant. Au lieu de cela ils ne retiennent que des points de repère dont la fixité les égare. On peut s'étonner de trouver dans le Grand Jeu, où est par ailleurs proclamé la nécessité de faire table rase, deux éloges de René Guénon, l'un signé Roger Gilbert-Lecomte (dans le numéro l), l'autre signé René Daumal (dans le numéro 2). On sait que René Guénon fut le représentant le plus irréductible du traditionnalisme. Voilà qui nous aide à comprendre quelle était la contradiction majeure du Grand leu : la confusion entre ce vers quoi il tendait - l'actualisation du mythe - et ce qui le projetait dan!; le monde à l'envers de la mémoire.
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Dans le Second manifeste du surréalisme, André Breton faisait allusion à une enquête sur le diable ouverte dans le numéro 2 du Grand Jeu. Le sujet de cette enquête était : = Accepteriez-vous de signer le fameux pacte avec le diable ? Deux réponses furent publiées dans le numéro suivant. L’une était signée René Crevel, l’autre Carlo Suarès. Celle de ce dernier mérite d’être citée en raison de son caractère insolite. Ce pacte, écrivait l’étrange correspondant, je l’ai fait. René Daumal avait posé une question d’ordre moral : il s’agissait pour lui de savoir dans quelle mesure un individu pouvait accepter, en échange d’un pouvoir matériel, de a vendre son âme B. Le bien et le mal étaient en cause. René Crevel répondit qu’il prenait le parti du diable en tant que symbole de la lutte contre le pouvoir établi. Carlo Suarès, par contre, envoya une réponse déconcertante. Refusant de s’identifier à l’un des termes de la dualité, il situait le moi non comme une identification à l’un des termes de la dualité bien-mal mais comme un processus contradictoire à accepter dans sa totalité (Seul le pacte avec le diable fait obtenir ce à quoi, par excès de désir, on a dû renoncer. Carlo Suarès). Troublé, René Daumal entra en contact avec l’auteur de la lettre qui dirigeait les Cahiers de I’btoile. Un dialogue s’engagea dont les protagonistes furent Daumal, Suarès et un ami de ce dernier, Joë Bousquet. Cette rencontre devait aboutir à la publication d’un texte commun. Mais au dernier moment, René Daumal, de plus en plus engagé dans les activités des groupes dirigés par Georges I. Gurdjieff, se récusa et Carlo Suarès signa seul la Comédie Psychologique. Dans cette œuvre, il essaya de mettre en évidence le caractère paradoxal du moi = concret, contingent, relatif, projeté contre sa propre vie, par l’élan, par l’exaspération de cette contradiction qui n’est autre que lui-même =.
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LA PEINTURE ET LE GRAND JEU
Quelle que soit la diversité de la nature, elle est une. C e monisme donne der dimensions imprévisibles à la réalité au sein de laquelle la mkmoire se reflète dans le miroir de l’instant en une perspective de futur. Josef Sima.
Maurice Henry, Dida de Mayo, Arthur Harfaux et losef Sima ont joué un rôle important dans les activités du Grand Jeu. Le premier, depuis, est devenu dessinateur humoriste. II nous a confié un certain nombre de portraits qui nous permettent de reconstituer le profil intime du mouvement. Grâce à lui, nous possédons une chronique illustrée du Grand Jeu. Arthur Harfaux a fait le même travail en photographie. II a, de plus, réalisé des photomontages qui anticipaient les recherches de Hans Bellmer sur la Poupée. Si Maurice Henry a été le peintre intimiste du Grand Jeu, Josef Sima en a @tél’artiste a officiel B. II a donné l’image la plus exacte de ce que voulait être le groupe. II a peint pendant la période du Grand Jeu une série de portraits d’une qualité exceptionnelle. A l’occasion de son exposition Figures humaines à la Galerie Powolozki, en 1930, les membres du Groupe tinrent à lui rendre un hommage collectif. Le ton était donné par René Daumal qui, dans un poème, définissait l’essence du portrait selon le Grand Jeu : = Ce point, le seul, identique au point éternel c’est I’cEiI de tes yeux, l’œil unique de ton œil droit et ton œil gauche, dont I’entr’amour a procréé la profondeur. L‘CEiI de tes yeux, ce Point puissant de toute étendue, c’est la Porte. =
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Et Roger Gilbert-Lecomte d’enchaîner : = Un portrait est par excellence le tableau : dans l’origine la figure peinte
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qui fascine jusqu’à métamorphose, à la limite un point au centre d’un cercle qui peut s’annuler en reculant à l’infini. Ce point, celui de fuite principal de la perspective italienne, limite le système de la vision humaine en trompe l’œil d’infini. La peur commande réellement cette vision craintive des objets : Ue fuite des lignes indique le lointain nombril du regard, mais les plus grands donc les plus dangereux sont les plus proches. D Le portrait, continuait Roger Gilbert-Lecomte, c’est le lieu du monde où le moi rencontre le non-moi, où le corps colle au moule-en-creux de l’espace, aussi bien carapace que réceptacle sensoriel, localisation d’une conscience, bocal d’un spectre, en boule dans la tête, s’effilant en toupie dans le torse. D Rieri ne peut mieux illustrer ces phrases que le portrait que Sima fit de Roger Gilbert-Lecomte. Alors que le portrait de Daumal est à l’image d’un instirument tranchant, hache ou silex, celui de Roger Gilbert-Lecomte est pris dans le mouvement ascendant d’une matière, bandelette ou ectoplasme, et semble jaillir d’une tempête immense mais silencieuse née dans la nuit des tombeaux. Sima a été le peintre de la vie officielle donc occulte du groupe. Peintre de lla perception médiumnique et non de l’imitation, il a montré des corps fantômes, des corps hantés comme des maisons, des corps ruinés flottant dans des espaces-souvenirs. Peintre de l’absence, c’est-à-dire de la mémoire des présences perdues, Sima témoigne que l’homme est victime d’urie hémorragie de sa fonction cosmique. C’est là le scandale essentiel : L’homme niant sa fonction cosmique, privé du sens de la vie, avance avide vers les objets et les idéologies dans l’espoir de combler ce vide masqué qui n’est autre que lui-même...
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RUPTURES
L’activité de Roger Vailland, journaliste à Paris-Midi, l’entraîna à négliger les recherches du Grand Jeu pour sacrifier à l’information. Ce goût de l’actualité devait le mener à la fois à un engagement politique de longue duriée et à s’insérer dans la tradition des écrivains libertins du XVllP siècle. Ce rattachement de l’actuel au passé était dans la logique du temps. D’un commun accord Roger Vailland, d’une part, et Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, d’autre part, décidèrent de se séparer. Plus tard les divergences politiques éclatèrent au sein du groupe. André Delons et Pierre Audard qui s’étaient ralliés aux thèses du parti communiste critiquèrent l’attitude qu’ils jugaient équivoque de Rolland de Renéville. Mais le plus grave des désaccords fut celui qui opposa Roger GilbertLecomte et René Daumal. Ce dernier avait rencontré Alexandre de Salzmaiin qui dirigeait les groupes fondés par Georges lvanovitch Gurdjieff Daumal se donna tout entier à la discipline mentale mise en pratique par ces groupes, ce qui remettait en cause le caractère expérimental du Grand Jeu. Roger Gilbert-Lecomte contesta l’opportunité d’une telle orien1. Cin sait que, fuyant la révolution bolchevique, G. I. Gurdjieff se réfugia en Allemagne, puis en France ou il acheta le prieuré d’Avon, près de Fontainebleau. Là il fonda une communauté initiatique. II prétendait avoir reçu, au cours de ses voyages réels ou symboliques en Orient et en Extrême-Orient, un enseignement ésotérique qui devait permettre à l’homme qui s‘y soumettait d’accéder à la = vraie 1, permanence, au vrai moi. (L‘ouvrage de P. D. Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, est le meilleur exposé des idées de Gurdjieff).
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tation. La rupture entre les deux hommes marqua la fin du Grand Jeu en tant que mouvement situé dans l’histoire. La guerre de 1939-1945 fut fatale à la plupart des anciens membres du Grand Jeu. André Delons mourut au cours de la bataille de Dunkerque ; Hendrick Cramer fut assassiné par les nazis ; Roger Gilbert-Lecomte mourut du tétanos à l’hôpital Broussais, le 31 décembre 1943. René Daumal ne devait pas lui survivre très longtemps puisqu’il mourut de tuberculose généralisée au mois de mai suivant. D’une beauté fascinante, Roger Gilbert-Lecomte avait aimé se transformer en épouvantail. Depuis son enfance, il avait joué au jeu de la mort. Quand il remettait sa chevelure en ordre devant les miroirs, il creusait ses joues pour que derrière la chair de son visage apparût l’ossature de son crâne. Le portrait que Maurice Henry fit de lui pendant son sommeil et qu’il refit pour en accentuer les traits témoigne de cette obsession macabre. Au-delà de sa fin qu’il ne cessait d’anticiper - faute de pouvoir la vivre complètement dans le présent - il se voyait vampire. Cette agonie qu’il simulait et cette survie qu’il imaginait étaient les masques de la durée. Frappée dans sa substance, cette dernière avait, grâce à un processus de réversibilité dont le miroir est le symbole, transformé la vie en une parodie de mort et mis son espoir de durer dans une parodie de vie-dansla-mort. La photographie qui montre Roger Gilbert-Lecomte exsangue, couteau en main, mimant le meurtre de René Daumal peut faire sourire. J’ai tout lieu de croire cependant que Roger Gilbert-Lecomte continue à jouer ce rôle dans un monde intermédiaire. La drogue avait peu à peu creusé son corps, elle en avait fait une enveloppe diaphane ; elle avait creusé ses joues jusqu’à ce que la transparence laissât voir les dents. Déchirez la viande de mes joues pour que je voie mon rire de mort =, écrivait-il dans un de ses poèmes. Fatalité est le nom du destin lorsque ce dernier porte en lui la tentation de l’échec.
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La personnalité de René Daumal s’est prêtée, ces dernières années, à diverses évocations, à travers l’expérience du Grand Jeu, celle de Gurdjieff, à travers aussi l’histoire littéraire car il fut un écrivain de grand talent. II semble en effet que l’auteur du Mont Analogue se soit adonné, avec un acharnement exclusif, à la quête de ce qu’il considérait comme sa vérité. Face à Roger Gilbert-Lecomte dont la personnalité n’était faite que de défaites et de surgissements, il présente l’image d’une volonté d’autant plus exigeante qu’elle semblait contredire un corps torturé par l’anémie et la maladie. Et sans doute cette contradiction psycho-physiologique explique-t-elle en partie les expériences nocturnes auxquelles nous avons fait allusion au début de cet essai. La volonté de Daumal était le double victorieux d’un corps qui se défaisait. Roger Gilbert-Lecomte, lui, a été sous-estimé, malgré les efforts de ceux qui furent ses amis jusqu’à sa mort : Marthe Robert, Arthur Adamov et Pierre Minet. II fut cependant l’homme le plus doué du groupe, bien que le moins capable d’une action continue. Sans doute, ce qu’il a écrit pèse peu en comparaison de ce qu’il voulût produire et ne fit qu‘esquisser : Retour à tout ; Terreurs sur terre ; Eternité ton nom est non. II suffit qu’il ait laissé dans une production inégale, des textes d’une fulgurante beauté. Des poèmes d’abord : la Vie masquée, le Fils de l’os parle, Je veux être confondu ou la halte du prophète ; des textes en prose, aussi : la préface à la Correspondance inédite d’Arthur Rimbaud, Monsieur Morphée empoisonneur public, Sima, la Peinture et le Grand Jeu. Ces textes nous mettent en présence d’une pensée qui, ne pouvant exprimer l’inexprimable, en fait cependant pressentir l’imminence en projetant dans un texte l‘image de son suicide (il ne reste plus rien dans cette coupe creuse que l’écho
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moil: et renaissant tous les mille ans de l’antique appel dont le son déchirant a pénétré la première nuit de t’intérieur de l’homme de cette grande horreur que l’on dit panique alors qu’elle est sans nom tais-toi. GilbertLecomte).
LA I”OI%IE DE ROGER GILBERT-LECOMTE
Les premiers poèmes de Roger Gilbert-Lecomte - Vertige, écrit à l’âge de 14 ans, et l’ensemble des vers groupés sous le titre de Tétanos mystique témoignent d’une grande soumission à la forme. Le poète s’y mesure avec les poètes symbolistes. Plus tard, il bousculera cette allégearice formelle par une grande fantaisie verbale. Dans une lettre à Benjamin Fondane, il décrivait son recueil la Vie, l’amour, la mort, le vide et le vent comme un mélange de plaisanteries idiotes, de calembours faciles et de lyrisme plus ou moins valable Mais l’œuvre de Roger Gilbert-Lecomte était trop centrée sur l’essentiel pour que l’on n’y cherche pas, aujourd’hui, le symptôme d’une réalité sous-jacente. En lune certaine occasion, l’écrivain s’est moritré irrité de l’intérêt que Léon-Paul Fargue et quelques autres avaient témoigné à l’égard de ses calembours versifiés. C’est parce qu’il devinait derrière cet intérêt un dédain, ou tout au moins une erreur d’appréciation, à l’égard de ce qu’il considérait comme essentiel. Dans sa lettre à l’auteur de Rimbaud le voyou, Roger Gilbert-Lecomte faisait l’inventaire des poètes qu’il admirait. Parmi ceux-ci, il citait André Breton ; mais il formulait à l’encontre de ce (dernier un certain nombre de réserves : e Voyez son œuvre, pas une chanson : peut-on se dire poète sans avoir écrit de chansons =-. Roger Gilbert-Lecomte aimait les chansons - a toutes les chansons souligne Arthur Adamov dans sa préface aux œuvres choisies publiées sous le titre de Testament - mais c’est parce qu’à travers elles, il rechlerchait le fil d’une tradition orale. Rares sont les poèmes de La Vie, l’amour, la mort, le vide et le vent et du Miroir noir qui n’ont pas été écrits pour être dits. Le poète les a écrits en vue de leur incarnation dans un corps, un double sonore. Les lecteurs qui ont été bouleversés par leurs résonances éprouvent le besoin de les répéter, de les recréer et de se laisser recréer par eux, de faire partager le plaisir de les lire et de les dire. II est peu de poèmes aussi envoûtants que la Vie Masquée ou le Fils de l’os parle. Ils ont le pouvoir d’éveiller des rythmes capables de réaccorder la vie psychologique et la vie physiologique. Dans la poésie de Roger Gilbert-Lecomte tout est accordé à une certaine respiration qui bouscule les conventions de la ponctuation et justifie l’absence du point et de la virgule. La respiration y est expiration. Et c’est la durée qui est expirée. Mais alors que cette durée semble avoir, pouir le profane qui lui est identifié, un cheminement horizontal, le poète qui en connaît la véritable nature la restitue à sa véritable figure : le cercle vicieux. C’est sur une trame gravée : celle des structures verbales déjà constituées et qui structurent toute pensée (on parle couramment aujourd’hui d’ a hérédité linguistique D) que s’exerce Roger Gilbert-Lecomte. I I remonte comme en courant ces phrases absurdes en apparence mais qui nous
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2. LW place accordée dans cet essai à la poésie de Roger Gilbert-Lecomte n‘implique pas
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une dépréciation de l’œuvre poétique de Daumal. L’absence de tout témoignage poétique dans les numéros du Grand Jeu nous a contraint a combler cette lacune.
rappellent quelque chose exemple :
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un jeu de mots et un alexandrin, par
La Palisse et ta sœur Si belle Qu’elle en crie Comme aux jours trépassés où sa beauté naquit
ou encore un fragment de discours : . : il demeure évident pour quelques-uns dont l’âne que l’heure est grave =. Le poète ne se contente pas de mettre à nu des structures, des mécanismes qui conditionnent nos discours ; il réabsorbe cet inconscient verbal jusqu’au >. Le poème est le lieu où le langage est cerné jusqu’à devenir son propre objet, où est fait l’inventaire de ses significations, de ses analogies sonores et où ces dernières s’épuisent dans un processus d’auto-connaissance. Les structures sont le corps du poème, le souffle est son être. Cette connaissance ne renvoie pas à un système de références déterminé. Elle tend à supprimer la distinction entre valeurs objectives et valeurs subjectives en faisant coïncider sujet et objet. Mais alors qu’une certaine littérature aboutit à un constat d’échec et se nourrit de la répétition même de cet échec, la poésie de Roger Gilbert-Lecomte trouve son achèvement dans la libération du souffle. Ce n’est pas un hasard si son recueil se termine sur une série de poèmes qui a le vent pour thème. Ici, l’exercice de la poésie est moins une quête qu’un acte de dépossession. Les alchimistes connaissaient cette vérité-là : où a lieu la coïncidence du sujet et de l’objet, le souffle s’élève ... Roger Gilbert-Lecomte a renoué avec une tradition interrompue par le classicisme pendant trois siècles et que ni le romantisme ni le symbolisme n’étaient parvenus à rompre complètement. Le classicisme avait, sous prétexte de clarté, confondu l’objet et le langage qui le décrivait. A I’interrogation existentielle, il avait substitué la description des sentiments et du milieu. L’inquiétude à propos de l’être et du langage avait lancé ses derniers éclairs avec les poètes baroques = : Lazare de Selve, Chassignet, Marbœuf, La Céppède ... La mise entre parenthèses d’une période de trois siècles - dans laquelle chaque Français aime à se reconnaître - permet de recréer une trajectoire dont on voit bien, grâce à Roger Gilbert-Lecomte, qu’elle n’a cessé de couver sous la cendre. La Céppède cherchait une justification à sa poésie non dans les idées mais dans un rythme qui est celui du langage à la découverte de Iuimême, hanté par un centre et une périphérie silencieux : Intelligible sphère, il est indubitable Que ton centre est par tout, qu’à luy tout aboutit, Et le ciel, et la terre, et l’enfer redoutable, Et la tombe, où la mort ta surface abatit. Mon ame s’en écarte, et pour ce elle patit ; Et veut s’en approcher ; mais I’appast détestable D e céte volupté, faussement delectable, Par mille objects trompeurs tousjours l’en divertit. N e veuille plus souffrir que rien l’en divertisse ; Au centre (où tout se rend) fay qu’ore elle aboutisse, R’avive la soudain par ton r’avivement.
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Donne luy tant d’amour pour te faire adherance Qu’il passe par de là tout humain jugement, Comme on ne peut juger de ta circonferance. Lazaire de Selve lui fait écho : Comme tout ce grand monde a forme circulaire, Chaque partie aussi fait un cercle agissant ; Chacun des éléments, dedans l’autre passant, Se tourne, retournant au repos de sa sphère.
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L’ange se réfléchit vers celuy qui l’a fait : Ce grand Tour dont le centre est partout si parfait, Et dont le cercle est tel qu’on ne le peut comprendre
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Et Fioger Gilbert-Lecomte réabsorbant la durée retrouve les mêmes accents : Mais qui saurait forcer le masque de ta face Et l’opaque frontière des peaux Atteindre le point nul en soi-même vibrant Au centre le point noir et père des frissons Roulant à l’infini leurs ondes circulaires Tout immobile au fond du cœur l’astre absolu Le point vide support de la vie et des formes Qui deviennent selon le cercle des tourments Le secret des métamorphoses aveugles Ce c:ourt voyage à travers des écrits séparés par plusieurs siècles n’était pas iun voyage dans le temps, puisque dans chacun de ces trois poèmes se trouve le même centre cerné par la même inquiétude. Malgré le jugement sévère que Roger Gilbert-Lecomte a porté sur ses calernbours poétiques, il nous faut rendre ces derniers à l’ensemble d’une cieuvre dont la motivation nous apparaît plus clairement. Par le crépitement des analogies sonores, des allitérations, par la mise en evidence des structures, par l’exercice gratuit = des procédés stylistiques, Roger Gilbert-Lecomte a ouvert des tralppes sur des vides vertigineux. Dans la mémoire, les poèmes que nous avons appris, les discours que IIOUS avons entendus, les sentences qui nous ont été ressassées demeurent A l’état de squelettes sonores. Ils laissent une empreinte dans laquelle #e poète peut couler, comme dans un moule, des associations verbales inouvelles qui épousent les contours anciens et les frappent de dérision : = L‘histoire de France =, par exemple, devient : a Lisse-toi rode œuf rance * ILe poète cherche des analogies sonores ou viennent mourir de pseudocontenus qui sont, en fait, les contenants de la conscience. Mais le lhnguiste lui-même, au terme de sa définition du langage humain, n’induit-il pas le poète en tentation lorsqu’il affirme : Une analyse plus approfondie du langage montre que ces (...) éléments de signification se résolvent à leur tour en phonèmes, éléments d’articulation dénués de signification, moins nombreux encore, dont l’assemblage sélectif et distinctif fournit les unités significantes. Ces phonèmes = vides =, organisés en systèmes forment la base de toute langue. s (E. Benveniste, in Communication animale et langage humain m , Problèmes de Langage, Gallimard édit.) Q
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Et s’il est vrai que le langage nous façonne, peut-être nous appartient-il de b’riser nos prisons en brisant le langage lui-même ? Ainsi le poète
peut-il brûler le vaisseau sur lequel il est embarqué, plus vite que le linguiste puisqu’il vit jusqu’à en mourir l’identité du moi et du langage. Peut-être aussi peut-il ruser, dresser des embuscades, assassiner en lui et dans les autres - dans le masque en creux du phonème - toutes les pseudo-significations qui sont autant de contenants grâce auxquels l’être se pense. II est des moments où on ne rougit pas d’être meurtrier. La confrontation des œuvres de René Daumal et de Roger Gilbert-Lecomte, nous permet de qualifier la première de descriptive et la seconde d’expérimentale. L’œuvre de Daumal reconstitue dans le temps une expérience vécue, celle de Lecomte, au contraire, tente de recréer, dans le présent, les conditions d‘un surgissement indicible. Celle-là nous donne l’image du continu, celleci est discontinue. Chez l’auteur du Mont analogue, l’acquis est trop fort et tend à utiliser l‘énergie révélée en vue de son accroissement et d’un accomplissement toujours différé ; chez l’auteur du Retour à tout, la structure, incertaine, tend à régresser vers l’indifférencié. Daumal impose l’image manichéenne (Qu’est-ce qui importe par-dessus tout, dans la vie humaine ? remettre à leurs places royales les grandes valeurs : Bien, Beau, Vrai. René Daumal : Lettre à Max-Pol Fouchet (8 mars 1941).) d’un monde en lutte contre la pluralité et la dispersion ; il essaie de faire adhérer le plus étroitement possible la description et l’objet de la description. Roger Gilbert-Lecomte, lui, donne volontiers à penser que ses textes, le plus souvent très courts, sont autant d’événements recréés sur le plan poétique.
ROGER GILBERT-LECOMTE ET RENE DAUMAL...
QUI OU QUOI ?
Si je ne sais où va la conscience, je puis savoir d’ou elle vient, la mémoire étant son apanage. M a tête, ma tête sans yeux, à qui établirait le bien-fondé de sa manie d’induire comme de tout autre tic de la pensée logique, en face de ma torpeur fixe, cette soudaine conscience du scandale d’être. Ces deux fragments laissés par Roger Gilbert-Lecomte, illustrent le caractère contradictoire des recherches du Grand Jeu. La perception du a scandale d’être * amenait Roger Gilbert-Lecomte à se percevoir au sein du mystère de l’existant, la recherche de l’origine de la conscience le conduisait à se laisser absorber par les phantasmes de l’inconscient ... La recherche causale reprenait ses droits mais ne pouvait aboutir ... Roger Gilbert-Lecomte se disait volontiers plus préoccupé d’en-deçà que d’audelà. René Daumal, au contraire, était désespérément tendu vers une image de lui-même immergée dans le n divin m. Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal nous apparaissent, dans leurs désaccords d’homme à homme ainsi que dans leurs contradictions internes, moins comme des individualités que comme les personnifications d’équations mal posées. L’un et l’autre n’ont pas cessé de a se penser Et si se penser, c’est s’isoler, se différencier en tant qu’objet mental, ils auront été, tous les deux, les deux moitiés d’une même vérité. Le raisonnement de Descartes illustre, par une suite de malentendus acceptés par tous ceux dont la profession est de penser ce qui n’est pas pensable, la situation, cocasse et dramatique à la fois, de ce qu’il est convenu d’appeler la personnalité humaine : (...) e il est fort croyable qu’il [dieu] B.
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m’a en quelque façon produit à son image et semblance et que je conçois cette ressemblance (dans laquelle l’idée de dieu se trouve contenue) par la même faculté par laquelle je me conçois moi-même. On voit que chercher l’origine de la conscience revient à créer dieu a par la meme faculté par laquelle je me conçois moi-même. > On voit aussi que K se connaître = peut être la, meilleure et la pire des choses. Selon que l’on considère l’homme comme l’expression du continu, de la durée, ou de la discontinuité et du mouvement, se connaître signifie soit la cristallisation définitive dans une image qui est la projection de la volonté de durer dans une identité, soit, au contraire, la perception de l’homme en tant que centre de perception du mystère de l’existant. Dans le premier cas, Descartes, son a je pense donc je suis m , son dieu triomphent ; dans le second cas, c’est la déroute des concepts-objets grâce auxquels l’être se pense, et l’homme impensable dans un univers qui rie l’est pas moins cesse de se penser \pour coïncider avec son essence intemporelle. Essence dont l’éloignement est l’histoire - histoire qui n’a pour but que de la faire triompher, que de l’unir à ce à travers quoi elle doit rayonner. Marx et Engels avaient compris un aspect de cette révélation en faisant buts D de l’histoire et de l’homme avec coïncider la réalisation des I’achdvement de l’histoire elle-même (écho de la parole de Jésus : = Je ne suis pas venu abolir la loi des prophètes mais la réaliser m). II leur manquait d’avoir perçu le processus dans sa totalité. Cette fin est la est dans la réalisation d’un a commencement B. Ce = commencement fin. Mais le a commencement ,, n’a jamais cessé d’être présent, un présent qui, pour devenir présence et illuminer l’univers a dû se servir de ce dernier comme résistance. Q:
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CHAMP UNITAIRE ET NON UNITE. ENSEMBLE ET NON EXCLUSION
L’homme vit à travers des activités séparées qui sont autant d’exclusions et de! contradictions : oppositions de la vie privée et de la vie publique, de lai vie professionnelle et des loisirs, de la vie religieuse et de la vie profane, de la vie sociale et de la vie individuelle, de la morale et des faits ... Toute voie particulière est exclusive. C’est parce qu’il se confondît avec l’idée! de vérité que René Daumal renia ses amis - renia tout au moins celui dont la seule présence risquait à chaque instant de remettre son choix en cause. Dans le microcosme du Grand Jeu se reflèta, eri un raccourci foudroyant, tout le drame du psychisme humain. Personnage encore et non individu, I’horrime ne perçoit que des représentations de lui-même et il ne peut s’identifier, en fait de vérité, qu’à une image ... L’humanisme est la limite qu’il se donne afin de pouvoir se penser et penser son idéal. Toutes les questions, au cours des siècles, ont été absorbées par des réponses religieuses ou philosophiques. C’est parce que ces questions n’étaient pas essentielles, n’étaient pas l’essence même de toute question (Peut-être la vie n’est-elle faite que de recommencements de plus en plus graves de tâtonnements de plus en plus précis vers une catastrophe d’aggravations progressives vers un embrasement général ?.. Embrasement = au figuré, naturellement... Peut-être ?... Ce n’est pas VOUS qui agissez. C’est tout ce qui n’est pas accompli en vous. Que peuton faire à cela ? Rien. Rien. Tout ce qui a raté veut, doit absolument recommencer. Carlo Suarès.). Du grand jeu, celui de la conscience et de I’univers, jaillit une seule interrogation qui remet en cause la totalité de l’être et de l’existant. Marc Thivolet
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Dessin
Numéro 1
Avant-propos au premier numéro du Grand Jeu par Fi. Gilbert-Lecomte
Le Grand Jeu est irrémédiable ; il ne se joue qu’une fois. Nous voulons qui perd le jouer à tous les instants de notre vie. C’est encore à gagne D. Car il s’agit de se perdre. Nous voulons gagner. Or, le Grand : Jeu est un jeu de hasard, c’est-à-dire d’adresse, ou mieux de * grâce la grâce de Dieu, et la grâce des gestes. Avoir la grâce est une question d’attitude et de talisman. Rechercher l’attitude favorable et le signe qui force les mondes est notre but. Car nous croyons à tous les miracles. Attitude : il faut se mettre dans un état de réceptivité entiere, pour cela être pur, avoir fait le vide en soi. De là notre tendance idéale à remettre tout en question dans tous les instants. Une certaine habitude de ce vide façonne nos esprits de jour en jour. Une immense poussée d’innocence a fait craquer pour nous tous les cadres des contraintes qu’un être social a coutume d’accepter. Nous n’acceptons pas parce que nous ne comprenons plus. Pas plus les droits que les devoirs et leurs prétendues nécessités vitales. Face à ces cadavres, nous augurons peu à peu une éthique nouvelle qui se construira dans ces pages. Sur le plan de la morale des hommes les changements perpétuels de notre devenir ne réclament que le droit à ce qu’ils nomment lâcheté. Et ce n’est pas seulement pour nous en servir. Cette lâcheté n’est faite que de notre bonne foi ; nous sommes des comédiens sincères. Quand nous marchons, il y a en nous des hommes qui se regardent, qui s’emboîtent le pas, qui rampent au-dessous, volent au-dessus, se devancent, se fuient, s’acclament, se huent et se regardent impassibles. Mais nous ne voulons être alors que l’action de marcher. C’est en cela que nous sommes corné-
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diens sincères. Mauvais sont ceux qui ne se donnent pas entièrement à leur choix. Nous avons simplement le sens de l’action. Pourquoi écrivons-nous ? Nous ne voulons pas écrire, nous nous laissons écrire. C’est aussi pour nous reconnaître nous-mêmes et les uns les autres : je me regarde chaque matin dans un miroir pour me composer une figure humaine douée d’une identité dans la durée. Faute de miroirs j’aurais les faces des bêtes changeantes de mes désirs et, certains jours où le miracle me touche, je n’aurais plus de face. Car, délivrés, nous sommes à la fois des brutes brandissant les amulettes de leurs instincts de sexes et de sang, et aussi des dieux qui cherchent par leur confusion à former un total infini. Le compromis homo sapiens s’efface entre les deux. La connaissance discursive, les sciences humaines ne nous intéressent qu’autant qu’elles servent nos besoins immédiats. Tous les grands mystiques de toutes les religions seraient nôtres s’ils avaient brisé les carcans de leurs religions que nous ne pouvons subir. Nous nous donnerons toujours de toutes nos forces à toutes les révolutions nouvelles. Les changements de ministère ou de régime nous importent peu. Nous, nous attachons à l’acte même de révolte une puissance capable de bien des miracles. Aussi bien nous ne sommes pas individualistes : au lieu de nous enfermer dans notre passé, nous marchons unis tous ensemble, chacun emportant son propre cadavre sur son dos. Car nous, nous ne formons pas un groupe littéraire, mais une union d’hommes liés à la même recherche. Ceci est notre dernier acte en commun ; art, littérature ne sont pour nous que des moyens. La grâce liée à l’attitude a besoin, avons-nous dit, de talismans qui lui communiquent leurs puissances, d’aliments qui nourrissent sa vie. L‘un d’entre nous disait récemment que son esprit cherchait avant tout à manger. Parmi ses sensations il cherche ce qui peut le nourrir. En vain sa faim se traîne de musées en bibliothèques. Mais un spectacle, insignifiant en apparence, soudain lui donne sa pâture (une palissade, une huître vivante). La sensation bouleversante d’un instant a rendu d’un seul coup des forces incalculables à sa vie inquiète. Ce sont ces instants éternels que nous cherchons partout, que nos textes, nos dessins feront naitre peut-être chez quelques-uns, qu’ils ont donné souvent à leurs créateurs dans le choc de leurs découvertes et dont nos essais cherchent les recettes. C’est en de tels instants que nous absorberons tout, que nous avalerons Dieu pour en devenir transparents jusqu’à disparaitre. R. Gilbert-Lecomte >D
En complet accord : Hendrik Cramer, René Daumal, Artür Harfaux, Maurice Henry, Pierre Minet, A. Rolland de Renéville, Josef Sima, Roger Vailland.
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,Né cessit é de la révolte 1, Discours du révolté par Maurice Henry
‘c La police orne de ses agents tous les coins de rues, toutes les manifestatioris publiques, bergers noirs galonnés et moustachus. C’est à gueuler ! Partout, partout. Ce sont les piliers de l’Ordre. Les hommes se soumettent, obéissent à leurs coups de bâton, à leiirs coups de sifflet, aux vagues impérieuses de leurs pèlerines ! Je ne parle pas de ces agents de l’ordre moral, les prêtres, eux aussi vêtus de noires pèlerines. Ceux-là rie sont pas dangereux pourvu qu’on ne les approche pas. Les murs gris se couvrent de grandes lettres : DEFENSE D’AFFICHER, DEFENSE D’URINER, DEFENSE D’ENTRER ... Et l’armée ! Fusils sur l’épaule. Menace perpétuelle. Alors j’ai envie de fuir, je blémis de colère. La patrie, la france ! Je regarde. Les enfants et les poètes sont morts. Les poètes sont des enfants. Enfants, poissons couchés dans l’œil de l’océan, fleurs coupées, aiguisées au couteau d’émail, miroirs des étoiles, anges vêtus de pétales et d’ivresse, rnarchant pieds nus sur l’or chaud des toits, des illusions, empcirtant le rêve avec vous dans les plis de vos robes, paillettes étincelantes, groupées en sillons de glace, arcs-en-ciel réunis sur un fond de blancheur irréelle, je vous suis. Comme j’aime retrouver dans certains yeux cette pureté enfantine ! Avec quelle curiosité je soulève les paupières de ceux que je rencontre, avec l’espoir de découvrir la lumière éblouissante du ciel ! Qui ne connaît les yeux extraordinaires d’Artür Harfaux, globes de verre bleu dont on rie sait s’ils ne vont pas tout à coup rouler dans le vent parmi les nuages roses comme des coquilles ? La fréquentation des jeunes enfants calme 4~
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un peu ma rage ; je me rafraîchis à la source de la spontanéité, des mots prononcés pour le plaisir B , des gestes incompréhensibles. a Dès qu’il arrive à six ou sept ans (âge de raison, dit-on !) l’enfant est perdu. II devient humain, il s’avilit ; il perd son innocence. Ses regards deviennent tourmentés ou idiots. La famille est armée de marteaux sanguinaires. La pitié me saisit. Que conseiller aux enfants pour les épargner, pour leur éviter cet avilissement ? Je ne puis que leur répéter ce que M. Gide leur a enseigné (M. Gide, derrière ses créneaux, aime beaucoup régler le désordre universel) : Partez sur les routes, mes jeunes frères, cueillez vous-mêmes votre liberté. Après la famille, d’autres organisations froides et noires vous attendent, et vous serez inévitablement obligés de vous jeter dans leurs bras. II n’y a plus rien ici-bas. Les larmes me servent à tresser des haies. De quelque côté que je me tourne, mes regards glissent sur la façade lisse des murs, ou s’enchevêtrent dans les épines. Si j’étends le bras, je renverse un objet ; si je peux marcher, mes pieds rencontrent des pièges a loups, des tessons de bouteilles ou des rails en saillie. je tombe et voilà mon front qui saigne. Des obstacles, toujours. Les cris que je jette n’émeuvent personne. Je suis égaré dans la forêt de l’indifférence ; je voudrais m’arracher les cheveux, que je m’exposerais aux sarcasmes des hommes. J‘ai mal, vous dis-je, j’ai mal à tout mon grand corps désespéré, mes os sont durs, ma chair est coriace et les coups que je reçois y laissent des morceaux d’arcs-en-ciel douloureux. Le monde est trop petit, je heurte le plafond, je heurte les murs, je ne vois rien. Et mes poings qui se meurtrissent, et mon crâne qui sonne comme une boîte creuse, et mes jambes qui ploient ! = Moi, j’admire les hommes : les orties leur rongent les mains, et ils acceptent cela comme une fatalité. Ils vivent, ils vivent, et moi je meurs de me savoir vivant. a Couper toutes ces poutres dressées contre moi, qui me maintiennent immobile, laver ce sang et cette boue qui me souillent et m’enlaidissent ! Quand je pense à cette libération que je me promets comme une femme, mes muscles se durcissent et une activité désordonnée s’empare de mon esprit sans boussole. Je n’entends plus les paroles des hommes, je ne vois plus qu’un brouillard de chair et de fer, et mes yeux tournent comme des billes noires ; le silence n’est plus maître de moi, mes nerfs se tendent comme des rayons de lumière. La Révolte. u La Révolte crève, éclate comme un tambour. Des voiles sanglants flottent au-dessus du sol ; les voiles des navires se ternissent parmi les vagues de sel. Le ciel tombe lentement, comme un ridau de théâtre. C’est une nuit zébrée de grondements et d‘éclairs, pleine de gonflements et de bruits. Le fer et le feu. Des déchirures de nuages laissent couler des torrents de sang lourd comme le plomb. u Détruire, arracher tous les masques, griffer et crever les chairs pâles, les chairs effrayées, tremblantes. Renverser tous les échafaudages ridicules et se dresser parmi les ruines et la poussière, avec un rire horrible et triomphant. Mes bras se lèvent vers le ciel, vers la grande paix, et mon rire se fige dans l’éternité ... U l e me révolte contre tout. Je sens déjà que mes pieds quittent le sol, que d’admirables ailes s’attachent à moi pour m’aider à échapper à ces démons. J’ai envie de crier, de supplier, de pleurer, mais le froissement des plumes blanches me brise le cœur. Alors je hurle. Ne me touchez pas ! Je vais être divin !
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u Le lourd rideau du cri que j’ai poussé glisse sur ses anneaux de cuivre entre le monde et moi. u Je suis seul. Je crois être seul. II n’y a plus rien à toucher. Je me
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redresse, mes yeux s’ouvrent. Mais quoi ? OUI est donc la lumière que j’attendais ? u L’obscurité est identique, pas même teintée d’une lueur. J’écarquille les yeux, j’étends les mains. Je fais un pas en (avant, un autre en arrière. puis à droite, puis à gauche, je recule et j’avance, je marche, je cours en tous sens. Je m’arrête, épuisé. Mies yeux sont les pilules que je distribue au vide. Rien. Mais la lumière ? Je suis seul, dans l’obscurité. Et seulement cette constatation. Je me croyais capable d’imaginer librement un mondé! enfin dégagé des objets terrestres. Rien n’est changé. Je puis seulement marcher, courir stupidement, faire des gestes inutiles. D Y
.................................................. (Heureusement favorisé par les circonstances, le révolté est donc parvenu à SE? libérer de la Police, de l’Armée, de la Famille, et des autres cadres sociaux. Cependant, nouveau discours) :
................................................. cc Le chapelet des grandes lettres n’est pas achevé. Quoi ? Encore ! II faut encore lire ces interdictions immondes, il faut encore vomir ma rage sur ces murs gris ? > nous entendons ces instants où notre âme pressent la réalité dernière et sa communion finale en elle. Plus de séparations entre l’intérieur et l’extérieur : rien qu’illusions, apparences, jeux de glace, reflets réciproques. Premier pas vers l’unité, mais pour retrouver en lui le même chaos qui nous entoure. Que peut être une progression spirituelle dans ce magma sans espace et sans durée ? Comment imaginer différent de l’immobilité l’élan de l’âme révoltée, ce mouvement dépourvu de sens, de vitesse et de direction que l’on voudrait figurer là-dedans ? Tout ce qu’on peut en comprendre c’est qu’il revient constamment sur ses pas. Autrement dit, tout est toujours à recommencer. L’image même de mouvement est fausse. Désespérément vers le point mort, le point immobile en son propre intérieur vibrant, le punctum Stans des vieilles métaphysiques, l’astre absolu, il n’y a qu’une tendance forcenée de tout un être qui a perdu son moi. Ce concept de tendance résiste à toute analyse rationnelle. L’esprit occidental ignore cette forme d’activité. Seule l’analogie, ou mieux les correspondances swedenborgiennes peuvent en rendre compte d’une façon toute intuitive. Des symboles : William Blake a vu dans la nuit primordiale les derniers des dieux, les Fous créateurs, qui expiraient les mondes. L’éternité immobile les avait vomis. La durée ne coulait pas encore. Sans fin, sans espoir, suant du sang, hurlant d’angoisse, ils martelaient le vide. l’ai connu - au fond d’un cabanon - le pétrisseur d’étoiles. D’ordinaire, coquille vide, regard mort. Soudain une nuit, mangeant ses poings, il tournoyait sur lui-même, hyène en cage. A l’aube, il tombait. La crise, corde tendue de la nuque aux talons, creusait ses reins, arquait son corps. Pendant deux jours et deux nuits, sans trêve, il vibrait, comme une chanterelle sous l’archet, en tremblements au rythme fou. Après la troisième crise on l’a roulé dans un grand drap blanc-sale. Une feuille de décès épinglée là-dessus. Mais il savait que chacune des ondes émises par son corps vibrant à travers l’éther infini allait cogner, pétrir l’immensité lactée d’une nébuleuse. Contractée sous le choc, la nébuleuse devenait lumière, une étoile. II est mort dans un éclaboussement d’astres. C’est encore le travail de cet autre solitaire qui, sachant que le bonheur éternel ne se conquiert pas au mérite mais à la couleur des yeux, peine depuis des années pour modifier par la seule force de sa volonté la teinte brune de ses prunelles en bleu-céleste. Peut-être de tels symboles font-ils naître le sentiment de ce labeur effroyable qui déroute l’esprit humain. Toujours est-il que dans cette marche de l’esprit en révolte vers sa résorbtion en l’unité, rien ne peut jamais être considéré comme acquis. Celui qui, ayant souffert mille morts successives, se croit tout près du but, au bout de sa voie, se retrouvera soudain, en face d’une action donnée, au stade végétal du malheureux qui n’a pas encore senti sourdre en lui le jet furieux de la révolte. II croit, par exemple, avoir depuis longtemps dominé la tentation du suicide qui a hanté son adolescence et tout à coup une souffrance nouvelle lui fait désirer à nouveau pour son front desséché le baiser froid et visqueux de la petite bouche ronde du browning. Si bien que l’évolution dont nous voulons définir les stades successifs nous n’en donnons qu’une figuration schématique et théorique, nous la figeons arbitrairement et qu’en fait tout se trouvera toujours lié à tout. A l’état de révolte doit succéder l’état de résignation ; et cette résignation postérieure sera, au contraire de l’abjection, la puissance même. (Cf. René Daumal : Liberté sans Espoir.) La lutte contre tout comporte nécessairement, reflet de son côté positif d’élan, de jaillissement formidable et spontané, un côté négatif de renon-
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cemelnts continuels. Quiconque a le désir profond de se libérer doit volontairement nier tout pour se vider l’esprit, et renoncer toujours à tout pour se vider le cœur. II faut qu’il arrive à faire naître peu à peu en lui un état d’innocence qui soit la pureté du vide. Sans jamais s’arrêter. Pas même au sein de la révolte. Le grand danger c’est de s’inventer des idoles pour se prosterner ensuite devant elles. Le révolté rie doit jamais considérer son état présent comme une fin en soi. Sous le knout de l’angoisse il doit le fuir, comme il a fui, déjà, l’abrutissement qui pesait autrefois sur sa vie. Car une révolte qui se prolonge risque de devenir un appui pour ellemême. II faut savoir renoncer à cet appui comme à tous les autres. Après l’action directe et violente voilà l’homme dans la position du monsieur qui a installé son fauteuil (en velours d’Utrecht cramoisi) sur les pavés de la place publique hérissée de barricades et qui, solidement vautré sur ce piédestal, ricane au milieu des incendies, des clameurs, des claquements d’étendards, des canonnades, en regardant les furieux héros de guerre civile : ils luttent pour de fausses libertés, ils remplaceront les institutions qu’ils détruisent par d’autres analogues, ils font de pauvres petites crises ministérielles. Et tout ce vain mouvement parce qu’ils n’ont pas encore atteint à sa belle conception du vide. Ne regardez jamais derrière vous, en vivant, nom de Dieu ! Iinbéc: i IIité de I’ i ndivid ual is me. L.a puissance de colère, le dynamisme de la révolte, son énergie potentielle, ne s’appliquent plus aux actions mêmes du résigné, puisque ne fixant plus ces actions, il ne peut plus rien fixer de son moi essentiel sur e!lles. II entretient simplement cette force en dehors de lui (puisqu’il ne la refoule pas en sa conscience, et ne l’applique pas aux actions de son corps). Cette force qui est, ne peut rester inemployée dans un casmos plein comme un œuf et au sein duquel tout agit et réagit sur tout. Seulement alors un déclic, une manette inconnue doit faire dévier soudain ce courant de violence dans un autre sens. Ou plutijt dans un sens parallèle, mais grâce à un décalage subit, sur un autre plan. Sa révolte doit devenir li3 R6volte invisible. II doit se produire quelque! chose d’analogue à ce qu’on appelle en biologie un phénomène de variation brusque. Celui qui aura trouvé l’attitude favorable passera brusquement au-dessus de I’activité humaine. Comme un reptile qui devient oiseau, il passera de la connaissance discursive la tendance-limite vers l’omniscience immédiate. Et son action de révolte deviendra une puissance naturelle, puisqu’il a saisi en lui le sens de la nature. Là seulement est la véritable puissance, celle q,ui soumet les êtres à sa loi et fait de son détenteur, aux yeux des hlomrries, un Cataclysme Vivant. Mais est-ce là l’unique solution qui délivre de la vieille angoisse humaine ? A quoi faire foi dans cette marche à l’absurde, hkrissée de difficultés sans nombre que l’on évite seulement au prix de ce qui semble à un cerveau cccidental des subtilités byzantines ? La réponse est simple. Des millénaires d’expérience ont appris à l’homme qu’il n’y a pas de solution rationnelle au problème de la vie. On n’échappe à l’horreur de vivre que par une foi, une intuition, un instinct antique qu’il faut savoir retrouver au fond de soi-même. Sondez l’abîme qui est en vous. Si vous ne sentez rien tant pis. La voie que nous tentons d’indiquer en ces pages nous en avons retrouvé le sens en nous. Appel aux hommes de bonne volonté ! Le reptile inlassablement a dévoré ses membres antérieurs qiii repous-
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1 . Le seul siège possible pour un homme en marche, c’es,t la tête d’épingle. Au cirque, le grand étonnement de mon enfance est de n’avoir jamais vu les écuyers se dresser debout, les pieds sur le front de leurs chevaux : ce serait une position possible. Si vous voulez voyager à califourchons sur une autruche, prenez la précaution préalable de lui sectionner le cou à la base avec un sabre courbe, cela supprima un obstacle gênant dans la partie antérieure de votre champ visuel et n’empêchera nullement l’autruche de marcher, au contraire. Le choix du véhicule a son importance.
saient toujours dans le grand élan de vie des ères primitives, mais son instinct ne l’a pas trompé. Car soudain au fond des plaies béantes de ses moignons rongés les cellules qui naissent ont changé le sens de leur effort. A la place de ses torses pattes courtes antérieures poussent bientôt deux ailes immenses, conquérantes de l’air. Mais quel désir profond et obscur de voler, quel courage de mutilation, quelle absurdité (car où est le rapport, dirait l’intelligent, entre le désir de voler et le fait de se bouffer les pattes) ont permis ce magnifique envol au Père-des-oiseaux. L’homme, dans son état actuel, est inévitablement condamné à l’abjection d’une misère sans bornes. Nous en sommes à un stade humain, que nous devons dépasser, puisque nous l’avons jugé. On ne le dépassera pas en exagérant ses caractères spécifiques. La vie, dans son évolution, procède par variations brusques. II faut changer le sens de toute notre activité, prendre une attitude tellement nouvelle qu’elle bouleverse notre nature de fond en comble. Les signes ne manquent pas qui proclament cette nécessité. II n’est pas nouveau de dire que toutes les institutions sociales de l’occident, entièrement pourries, sont dignes de toutes les révolutions. Mais dans un autre ordre d’idées, quel sort est réservé à la science discursive ? Si ses applications donnent encore des résultats curieux, par contre où va la science théorique : devant l’accumulation des découvertes nouvelles, les savants se trouvent à court d’hypothèses ; celles qu’on place en vedettes changent au jour le jour (un professeur du Collège de France ne disait-il pas récemment, au début de son cours, qu’il ne savait pas si ce qu’il professait serait encore tenu pour vrai à la fin de ce même cours), on est réduit à faire appel à des hypothèses contradictoires pour expliquer des phénomènes différents. Rotation sans fin d’une science sans base ni but dans la vanité abstraite ! Depuis Rimbaud, tous les écrivains, les artistes, qui ont pour nous quelque valeur - ils se reconnaîtront ici - ont-ils eu un autre but que la destruction de la a Littérature u et de I’ (< Art ’’ ? En général le travail de tous les esprits dignes de ce nom ne se réduit-il pas à la destruction des idoles Vrai-Bien-Beau et de tout ce qui fait la pseudo-réalité sur laquelle s’appuient encore les cerveaux hydrocéphales de quelques retardataires ? Partout un besoin imminent de changer de plan. Quant à savoir ce que sera le plan nouveau où se magnifiera notre vie, il est bien évident qu’un état auquel nous n’avons pas encore accédé, nous ne pouvons pas le comprendre ni même le concevoir puisque nous ne l’avons pas encore expérimenté. Du seul fait qu’il demeure le but vers lequel nous tendons, ils se présente actuellement à nous comme étant l’absolu. R. Gilbert-Lecomte
2. Selon les cas, par exemple, l’espace est supposé tantôt continu tantôt discontinu.
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3. Liberté sans espoir par René Daumal
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L’œil enfoncé et brillant voit des portes partout, et l’homme s’y jette, le front en avant. II voit le ciel vide et l’espace libre. Chaque objet est pour lui le signe d’une puissance. Mais que va-t-il choisir ? Des dieux tyranniques viennent le guider et le solliciter : désir-, intérêt, amour, beauté, raison. II veut choisir librement et de lui-même. II ne veut plus accepter aucun1 motif d’action. Un but est pour lui un maître. II veut vouloir pour est, dit-il, le seul acte vouloir, agir par purs décrets. L’ a acte gratuit libre ; et la seule valeur qui puisse résider dans l’âme humaine, c’est la volonté qui décide librement d’un acte, ni guidée par la raison, ni dirigée vers une fin. C’est ici que commence à mourir l’esprit de révolte ; car, dès qu’on a cru découvrir en soi-même une route à explorer, une nouvelle réalité à atteinldre, les actions deviennent indifférentes et le monde étranger. Celui qui est parvenu à ce point se meut dans le monde et accomplit les actions naturelles à l’homme avec cette constante pensée : a Puisque je suis bien différent de tous ces êtres, mes semblables d’apparence, que je suis un ange et que cela seul m’importe, à quoi bon agir autrement qu’un autre ? B II voit en même temps qu’agir contre une loi est encore agir selon cette loi ; qu’agir systématiquement contre le désir est encore lui obéir ; c’est l’attraction de la terre qui fait que le ballon s’éloigne de la terre. Cet homme, qui ne croit l’être que de déguisement, à chacun de ses actes se dit avec un rire intérieur : oui, j’agis vraiment tout à fait comme un homme D. II ne rit pas à ses actions du rire abject d’un vaincu, mais de ce rire
désespéré de celui qui, prêt à se suicider, a jugé désormais inutile de presser la gâchette. Ce divorce d’avec le monde, qui fait le monde indifférent à l’esprit, est souvent proche du désespoir ; mais c’est un désespoir qui rit du monde. Si l’esprit se sépare des choses, le corps en même temps se sépare des autres corps ; son raidissement l‘isole, et couvre le visage du masque musculaire de l’ironie. Le révolté croit avoir trouvé la paix, souvent même il croit la conserver toute sa vie, mais le voilà enfermé dans ce masque rigide de mépris. L’esprit prend l’habitude de dire à tout ce que subit ou fait le corps : Ce n’est pas important. Et l’homme croit avoir trouve le salut. L’existence et les biens de ce monde perdent leur prix, rien n’est à craindre, et l’âme continue sa recherche de la pureté dans ce raidissement d’orgueil, celui du stoïcien. Une seule chose importe, dit l’homme parvenu là, c’est la paix intérieure. I I croit l’obtenir par cette tension de la volonté qui refuse de participer à la vie humaine. Mais rien ne peut venir enrichir l’âme dans cet exil ; elle n’a fait que se replier sur elle-même ; dans sa prison abstraite, elle est séparée du ciel autant que de la terre. L’ennui lourd et la sécheresse, avec leurs cortèges de tentations, lui feront sentir son immobilité et son sommeil. Un soir, l’homme se penche à sa fenêtre et regarde la campagne. Des choses pâles et grouillantes, brumes ou spectres, sortent des terres labourées et glissent vers les maisons ; un chat imite le chant de mort d’un enfant qu’on étrangle, et les chiens dans le clair de lune retrouvent au fond de leurs gorges la grande voix des loups sur la steppe. L’homme, à sa fenêtre, sent grandir en lui monstrueusement un sauvage désir animal d’aller lui aussi hurler et danser au clair de lune, de courir en grelottant SOUS la lumière glacée, et de s’aventurer jusqu’aux maisons pour épier le sommeil des hommes, et peut-être enlever un enfant endormi. Un animal, un loup renaît en lui et grandit, gonfle sa gorge et son cœur. II va se mettre à hurler. Non ! II est fort ! D’un geste brusque il se rejette en arrière, ferme la fenêtre et veut se convaincre qu’il ne faisait que rêvasser. Pourtant quelque chose se crispe au creux de son estomac, comme autrefois, dans son enfance, lorsqu’il pensait à la mort. II a peur. Mais c’est indigne de lui ; n’est-il pas armé contre cela ? c‘ Que m’importe ! essaie-t-il de dire. II doute, pourtant. II se couche : mais s’il tente de résister à l’angoisse, il ne pourra dormir. II perd peu à peu confiance en soi ; il s’abandonne à la somnolence, et aussitôt les démons font leur entrée ; il aura pour compagnons de nuit le succube lépreux et sans nez, l’homme-grenouille à l’odeur de poisson, et l’ignoble tête gonflée de sang violet qui se balance sur ses pattes de canard. Le monde dédaigné prend sa revanche sur sa gorge contractée, sur son cœur mal assuré de battre, sur son ventre, où les monstres enfoncent leurs griffes. Le matin, il trouve sa foi en lui-même ébranlée. Tentations de la souffrance, de la peur ou de l’ennui, qui somment l’âme de les surmonter ou de se laisser écraser, heureux qui les reçoit, pour qu’il reconnaisse son erreur. Une solution abstraite ne résout rien ; l‘homme ne se sauve que tout entier ; l’entendement seul peut le partager en corps et esprit, car l’entendement connaît, et sépare par méthode pour se donner un objet. Une solution abstraite n’est rien non plus dans la société ; le même mécanisme de refoulement y opère. On voit des nations en apparence bien policées, mais où pourtant il n’y a qu’un refoulement des instincts qui, sous la contrainte violente d’une police rigide, parviennent difficilement à se manifester ; mais ils peuvent trouver libre cours chez ceux qui peuvent le plus aisément échapper à la contrainte, par exemple chez ceux qui sont les agents de cette police. Ces hommes deviennent les instruments de la cruauté animale qui se réveille ; dans les postes de police, ces défenseurs de l’ordre lient de cordes un homme arrêté, sous un prétexte quelconque, dans une manifestation publique, et lui écrasent les yeux, lui déchirent les oreilles de coups de poing ; ou bien lui grillent la plante des pieds jusqu’à ce qu’il avoue ce qu’on veut
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lui faire avouer. De pareils signes indiquent que cette société n’a pas su domiiner les passions qui se développent dans son sein, et cela sans doute parce qu’elle veut résoudre le problème de la justice en appliquant aux relations humaines des solutions proposées de loin par certaines intelligenc:es ; c’est l’avertissement pour la société qu‘elle est à la merci de la mointdre défaillance ; heureuse si eile peut recolnnaitre ces signes ! Ainsi en est-il pour l’individu ; après ces révélations, il lui faut trouver la foi qu’il avait cru avoir. Au fond de ce mépris hautain du monde, il y avait un immense orgueil. L’homme veut affirmer son être en dehors de toute humanité, et il s’enchaîne ainsi, non seulement par l‘orgueil qui fige son esprit dans l’unique affirmation de soi, mais aussi par la puissance du monde qu’il a vc~ulu mépriser. La seule délivrance est de se donner soi-même tout entier dans chaque action, au lieu de faire semblant de consentir à être homine. Que le corps glisse parmi les corps selon le chemin qui lui est track, que l’homme coule parmi les hommes suivant les lois de sa nature. II faut donner le corps à la nature, les passions et les désirs à l’animal, les pensées et les sentiments à l’homme. Par ce don, tout ce qui fait la forme de l’individu est rendu à l’unité de l’existence ; et l’âme, qui sans cesse dépasse toute forme et n’est âme qu’à ce prix, est rendue à l’unité de l’essence divine, par le même acte simple d’abnégation. Cette unite! retrouvée sous deux aspects et dans un sc?ul acte qui les rassemble, je l’appelle Dieu. Dieu en trois personnes. L’essence du renoncement est d’accepter tout en niant tout. Rien de ce qui a forme n’est moi ; mais les déterminaticins de mon individu sont rejetées au monde. Après la révolte qui cherche la liberté dans le choix possible entre plusieurs actions, l’homme doit renoncer à vouloir réaliser quelque chose au monde. La liberté n’est pas libre arbitre, mais libération ; elle est la négation de l’autonomie individuelle. L’âme refuse de se modeler à l’image du corps, des désirs, des raisonnements ; les actions deviennent des phénomènes naturels, et l’homme agit comme la foudre tombe. Dans quelque forme que je me saisisse, je dois dire : je ne suis pas cela. Par cette! abnégation, je rejette toute forme à la nature créée, et la fais apparaître objet ; tout ce qui tend à me limiter, corps, tempérament, désirs, croyances, souvenirs, je veux le laisser au monde étendu, et en même temps au passé, car cet acte de négation est créateur de la conscience et du présent, acte unique et éternel de l’instant. La conscience, c’est le suicide perpétuel. Si elle se connaît dans la durée, pourtant elle n’est qu’actuelle, c’est-à-dire acte simple, immédiat, hors de la durée. L’espace est la forme commune à tous les objets ; un objet, c’est ce qui n’est. pas moi ; l’espace est le tombeau universel, non pas l’image de ma liberté. Quand l’horizon cessera d’être l’image fuyante de la liberté, quan,d il ne sera plus qu’une barre posée sur les yeux, et que l‘homme se sentira conduit par les mains de l’espace, alo’rs il commencera à savoir ce que veut dire être libre. II n’y a pas de pl’ace parmi les corps pour la liberté. C’est en cessant de chercher la liberté que l’homme se libère ; la vkritable résignation est de celui qui, par un même acte, se donne à Dieu, corps et âme. Mais parler de résignation n’est pas un sortilège qui fait trouver tout à coup la paix et le bonheur ; bien souvent, ce ne sont pas des résignés, mais des faibles, ceux qui croient avoir conquis le calme intérieur. Ils répètent comme des charmes abrutissants les quelques règles de conduite qu’on leur a apprises, et vivent ainsi dans une abjecte tranquillité. Ils acceptent tout, mais ne nient rien, et par ce consentement ne veulent vivre que cette vie, ornée d’espoirs insaisissables qui amusent leur lâcheté. La risignation ne peut être que l’abandon volontaire d’une révolte possible. Le rlésigné doit à chaque instant être prêt à se révolter ; sinon la paix s’établirait dans sa vie, et il dormirait en recommençant à consentir à tout. L’act.e de renoncement n’est pas accompli une fois pour toutes, mais il ‘est lin sacrifice perpétuel de la révolte.
C’est pourquoi il est dangereux de prêcher l’humilité aux âmes faibles ; c’est les éloigner encore plus d’elles-mêmes. L’individu, figé et replié sur lui-même, ne peut prendre conscience de sa destinée que dans la révolte. II en est de même pour une société. Comme l’individu s’enferme pour dormir lâchement derrière des remparts d’espoirs et de serments, ainsi la société se limite dans les murs des institutions ; l’individualiste cherche la paix en s’enfermant dans des bornes nettes et solides ; de même l’état nationaliste. L’un comme l’autre ne pourra trouver sa voie véritable, celle où il peut avancer libre, que dans la revoke qui rompt les limites. L’homme ou la société doit être à tout moment sur le point d’éclater, à tout moment y renoncer, et refuser toujours de s’arrêter à une forme définie. La liberté est de se donner à la nécessité de la nature, et la véritable volonté n’est que d’une action qui s‘accomplit. Cette résignation est, au contraire de l’abjection, la puissance même, car le corps replacé parmi le monde participe alors de la nature entière. Le Nitchevo des Russes fait comprendre le succès du marxisme en Russie. - cc C e n’est rien », c’est-à-dire : rien de tout cela qui me pousse à agir n’est moi. Et l’effort de volonté n’est pas de vouloir accomplir une action, mais de la laisser se faire dans un continuel détachement. Accepter le matérialisme historique était pour les révolutionnaires russes trouver la liberté. L’homme, avant d’atteindre le renoncement, parcourt toujours ces trois étapes ; l’acceptation stupide, d’abord, de toutes les règles, de toutes les conventions qui lui procure le repos ; puis la révolte sous toutes ses formes, lutte contre la société, misanthropie, fuite au désert, pyrrhonisme ; et enfin la résignation, qui ne cesse de supposer constant un pouvoir de révolte. Le renoncement est une destruction incessante de toutes les carapaces dont cherche à se vêtir l’individu ; lorsque l’homme, las de ce labeur plus dur que celui de la rSvolte, s’endort dans une paix facile, cette carapace s’épaissit, et seule la violence pourra la détruire. Rejeter sans cesse toutes les béquilles des espoirs, briser toutes les stables créations des serments, tourmenter sans cesse chacun de ses désirs et n’être jamais assuré de la victoire, tel est le dur et sûr chemin du renoncement. II faut faire le désespoir des hommes, pour qu’ils jettent leur humanité dans le vaste tombeau de la nature, et qu’en laissant leur être humain à ses lois propres, ils en sortent. René Daumal
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roemes :Nuit d’amour
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L’œil de la raison Chavire et valse Et le signe d’entre les jambes des femmes S’ouvre Pour les fleurs d’or de la justice. lie boyau d’étain mou Roule des sentiments liquides, Expulse des baisers Sur lles mains chaudes aux ongles noircis Par Ila nuit. La nuque abrite Les ‘rats nourris de sueur et les rats d’eau des larmes Déjà pourris et verts. lies doigts de Dieu sur les flancs Et les dents de la révolte Sont au deux bouts de la haine ; Entre les deux, les seins boivent au zodiaque Comme du petit lait L’haleine de vieux souvenirs crevés Sur deux cuisses mortes et froides. Si sur ce champ sans aurore Henait le soleil Et s’(évapore L’humidité de la mort,
Racines des étoiles, Sirènes nues, C’est par l’hélice de la langue Que vous ferez jaillir la vérité vêtue Hors de la bouche fontaine Du prochain jour.
G. Ribemont Dessaignes
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Ténèbres ! O ténèbres ! Sycornore effréné fameuse division du temps plein du silence animal O rouge rouge et bleu rouge et jaune silice surgie du creux des mains
des nuits et des plaines en de féroces exclamations du regard prune éclat de vitre et d’aisselle acrobate ou des tours dressées du fin fond des abîmes à la voix qui dit je l’adore. Salut c’est plus dur que le marbre et plus éclat.ant que la terre meuble et plus majestueux O nuage que le rossignol du /palissandre et de l’effroi. Orgie du métal et des cloques de crapaud je parle et du ciel je l’entends et du soleil je l’imagine. Taisons-nous mies amis devant les grands abîmes du clos de la veuve en crêpe de chine. Si tu veux lui obéir en fin de mer et de nuit par les draps de lin blanc que j’atteste et nous avons connu nos draps blancs les p remit? rs . F&oce et lui de dire à la cigogne et au serpent : juste dans le lait et dans les yeux B.
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Surgissez à minuit
Si tu l’abandonnes auprès d’un réverbère que les fleurs seront belles en cornets de bonbons.
Je désire et tu ordonnes et meurent les cricris sauvages dans les colliers d’ambre avec une pluie d’étincelles et de flotternent d’étoffe à peine tu l’as su mais tu l’as deviné. Litre brisé fleur pliante et comme elle avait de beaux yeux et de belles mains du volcan qui se coulisse ah ! crevez donc un homard de lentille microscopique évoluant dans un ciel sans nuage lie rencontrera-t-il jamais une comete ni un corbeau ? Tes yeux tes yeux si beaux sont les voraces de l’obscurité du silence et. de l’oubli. Robert Desnos
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Au bout du monde
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Aux Péris en mer
Périls sublimes, si profonds, devenus rythmes de la mer, oh ! n’est-ce pas que ma neuve synthèse couve une Beauté non plus de marbre mais de chair, les artères servant de racines aux traits de la forme, Beauté non plus d’un seul ni close mais extensible et de plusieurs, non plus d’exception divine mais de règle humaine, innombrable comme l’Océan et personnage comme lui ? Ce Verbe total et vivant qui vous pénètre à travers lames et vents, sonore hommage à votre ample silence, n’est-il pas l’avènement des âmes décousant nos lèvres d’un coup d’aile ? n’est-il pas l’enthousiasme organique des mots, fourmis d’encre imprégnées enfin des sept couleurs ? oh ! n’est-il pas l’ascension des langages du sol vers les buissons ardents où le peuple en triomphe exprime de l’azur ? Les voix actives de ces êtres unis pour vous offrir un bouquet de paroles, ne sont-ce pas des étoiles de plus au firmament suave du lyrisme, étoiles se nouant aux étoiles d’hier pour à la longue devenir à elles toutes un Soleil, de même que les cœurs des hommes, se fondant ensemble à force de s’aimer, formeraient l’évidente statue de la Divinité ? Au malingre roseau du scribe solitaire a succédé le multiple tuyau de l’orgue universel. Les souffles en faisceau déjà gonflent la masse clamant sa fanfare d’instruments humains. Comme vous dans la mer, ô Péris, chacun de nous figure une onde au pays de la vie, et le peuple à côté du poète a désormais le droit de signer les chefs-d’œuvre indivis, - car la Beauté c’est tout le monde ! Juin 1927.
Saint-Pol-Roux
1. Poème écrit par Saint-Pol-Roux après l’exécution de sa synthèse verbale Litanies de la
Mer, par deux cent cinquante récitants, lors de l’inauguration du Monument aux Marins, sur le promontoire de Saint-Mathieu, au bout du Finistère. (Note de la Rédaction).
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Le tableau frais Ces beaux jours, Quand la ville ressemble au dé, à l’éventail et à la chanson d‘oiseau, Ou allors à la coquille au bord de la mer,
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Au revoir, au revoir belles jeunes filles Que nous avons rencontrées aujourd’hui Et que nous ne verrons plus dans la vie.
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Ces beaux dimanches, Quand la ville ressemble au ballon, à la carte à jouer et à l’ocarina, Ou alors à la cloche en mouvement,
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Dans une rue ensoleillée S’embrassaient les ombres des passants Eft les gens se quittaient sans se reconnaître.
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Ces beaux soirs, Quand la ville ressemble à l’horloge, au baiser et à l‘étoile, Ou alors à la fleur du soleil qui tourne,
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Avec le premier accord Les danseurs battaient des ailes avec les bras des jeunes filles Comme les papillons de nuit à l’aube. -
Ces belles nuits, Quand la ville ressemble à la rose, au jeu d’échec et au violon, Ou alors à la jeune fille qui pleure,
--Nous
avons joué aux dominos, Dominos aux points noirs avec les jeunes filles maigres des bars En regardant les genoux -- Qui étaient osseux Comme deux crânes avec la couronne de soie des jarretières Dans le royaume désespéré de l’amour. J. Seifert traduit du tchèque par 1. Sima
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Poèmes
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Calme inquiet de la route glorieuse. Mes rêveries s’effritent comme un dernier reflet de cathédrale. - Montées De rapides circonvolutions longent ma pensée abandonnée.
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J‘aperçois les collines de marbre qui reflètent tendrement les effigies des morts. Immense diadème, le trajet frémit en songeant au long voyageur. II est rempli d’atrocités.
La conclusion s’approche. Je me suis élevé au plus haut degré de la grandeur. Ah ! la formidable envolée à la recherche de la solution, la si utile solution. Total : rien. Rigolade insensée et crispante, parce que je me suis appliqué inconsciemment à détruire les seules chances de la subsistance. Maintenant je flotte. II n’y a plus que moi dans une grande complication de couleurs uniformes. Que trouverais-je ? Et y a-t-il des coulisses invisibles derrière cette exposition de blanc ? Pierre Minet
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Lettre 1Jn petit pastel de mon âme, s’il vous plaît ? Pourquoi cherchez-vous encore où se trouvent les béatitudes ? Le temps est aiu soleil, peut-être y arriverez-vous plus facilement. Je suis devenu un petit taureau pensif - je recule devant mille obstacles avec des bonds craintifs. Un petit taureau poét:ique, ah ! ah ! l’aperçois de grands disques blancs que l’on précipite soudain dans un gouffre, - je crie et je glisse la nuit à travers les hautes herbes - je ne trouverai jamais, mais qu’importe ? Je volus replonge dans ma tête avec un bruit de guitares. Vous connaissez et j’aperçois les ces plaintes criardes qui semblent venir du désert ? chameaux rangés comme des soldats devant he petit nègre, chacun un morceau de sucre dans la bouche.
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l’ai peur. Les clowns, les clowns. il’ai peur. Je me cache, coagulation de mes forces. Des bras battent désespérément l’air qui se casse avec un bruit de verre. Rêverie. Abrutissement aquatique. Que sais-je ? Je suis soudain entouré de chiffres et je jongle. Enorine. Les poissons, les rats, les animaux dui ciel, tous, tous, je vous dis, et cela est une vérité. Vérité vérité ... ...ité... film, suite, suite et encore. Hier, je me souviens d’avoir joué avec la nuit - j’étais très haut, sur un lac - je ne comprends plus - Et vous ?
...
Les oiseaux plongent, et chacun emporte daris son vol la tête d’une cuisiinière. Lamentation. J’ai vu cela. Je sais que votre cœur est une plage de marbre. Vous souffrez. Je sens les trains, voyous qui déambulent, courir sur votre surface. A moi ! Nonchalance des images. Ressemblentelles au format de ma vérité ? Je ne sais rien - à peine au front une tache noire. Angoisse des lignes. Je suis enfermé dans la chambre. Je sais que je suis iJn cube qui flotte dans l’air. Vertige. PL L’éternité D , comme on dirait un (chapeau de gendarme - Epouvantail. l e rallume mon cœur - éteint - rien à faire, il ne vivra plus très longtemps. Habitude du néant - trop, peut-être Irrésistible comique, Et voilà l’Idéal ! (digne d’un chevaux-de-bois
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Vive l’Idéal !
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avant ,l’élite sublime s’ébranle. Je suis - Marche militaire pourquoi pas ? On arrive à une hauteur dominant un très profond précipice.
Allez, l'élite ! - Tous tombés. Je reste seul, avec - naturellement - l'espoir qui est toujours derrière moi en attente. Espoir. Coup de canon - semblable épopée qui s'avance mécaniquement - Espoir en nous ? Vous en riez. Alors, la cloche ! Nous nous réveillerons bien un jour, nom de Dieu !
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Le bateau coule Dans une tempête de fleurs -
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Seul - assis sur la paresse l'effeuille ma marguerite. Pierre Minet
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Retour aux campagnes A Soiia ieczycka
Le couteau coupait les oignons des tombes, on souffrait de ne pouvoir parler, les vieux soufflaient dans leurs pipes et regardaient fuir la montagne. Tout le jour se passa sans craintes, les oiseaux pleuraient dans leurs nids ; l’incident est clos s’écria l’amiral, et il appela ses amis... Lorsque je suis passé par là, tout le monde était parti ; les rouges-gorges se baignaient dans la poussière et la table était renversée... 4:
Ma douleur fut telle que je ne pus reprendre le bateau ; les cloches de mon âme sonnaient un glas.
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Maurice Henry
Poèmes 1. Dans le royaume des morts, les pensées humaines construisent de singuliers édifices. Je n’y voudrais point habiter pour tous les corps du monde ! Dieu créa le labeur afin d’en modérer l’afflux. Les hommes courbés sur une tâche, et les mains pleines d’éclis, n’ont plus le loisir de rêver jusqu’aux ténèbres. Leurs désirs restent en chantier comme des quartiers de marbre rouge. Toute leur attention se concentre sur la machine prête à les broyer dans un beau rythme, ou sur le papier dont la blancheur est un désert à ensemencer. Ils ne pensent plus, et dans la pureté de leur domaine, les âmes des morts se font par jeu de grands saluts comme des arbres. Mais arrive le dimanche, et elles sentent avec horreur monter contre elles des murailles honteuses.
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2. La silhouette énorme de l’église nous étreignait de toute la force de ses arcades, et les rues menaient à une place rouge comme un cœur. Petite Annaïck, le reflet des lampes et du vent lacérait de signes mortels vos joues pures. Votre main mourut la dernière dans la brume, et la vie continua à se taire comme un chantier sous la pluie.
3. Ce soir je n’entends que des paroles sans courbe et des pas. J’écrirais bien, mais les mots engendrent les réalités qu’ils enclosent, et qu’on ne peut prévoir. Je risque à peine un trait que mon doigt sur la page étire, et peint en brume. D’ailleurs je veille à ce qu’il en peut surgir ! N’est-il pas affreux de savoir autour de nous un monde prêt à monter d’une parole ou d’une ombre ? Tout ce que je peux faire au crépuscule est de fermer la porte du placard et de vérifier souvent la forme des meubles. Malgré moi dans la nuit une flore torturée se lève ! et si je ne parle que d’elle, c’est afin de ne pas accélérer d’autres naissances... A. Rolland de Renéville
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Combat dans la nuit La lboite de cristal enferme cet oiseau blanc Qui viendra sur un char Ne le laissez pas SOUS cette pluie de sang Voleter au hasard. Forrne neuve de l’esprit trouvera-t-il sa tour Aux détours qu’il a pris prisonnier sans retour ? Les lampes de la plaine éclatent en plein jour Le ciel tombe sur terre pour obscurcir les ombres. Les femmes gorgées de sang Touiment de peur sur elles-mêmes Et percent leurs seins menaçants Au bord des fleuves immobiles Les têtes incrustées dans les murs de Moscou Les boules où la neige a fini de tomber Roulent sans fin à travers l’espace Les portes de la ville se referment jusqu’au ciel Les lettres des morts arrivent dix ans après Mais les signes impossibles du printemps Se remplissent jusqu’au bord.
Georgette Camille
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Textes Le domaine de Palmyre
par Ramon Gomez de la Serna
Grâce à leurs feuilles permanentes, les arbres offraient un hivernal printemps. Le capitaine qui avait la volontaire manie de toujours garder ses mains aux poches d'un veston fermé par des boutons dorés, déambulait dans les jardins comme rêvant d'accomplir de mystérieuses choses. Chaque soir, il subissait l'étrange impression d'être enfermé dans la verte bouteille du paysage. Je suis comme un bouchon dans une bouteille de cidre des Asturies, se disait-il ... un bouchon qui ayant glissé dans la souricière de verre ne peut plus en sortir. Autour de lui, les crocodiles de la solitude bâillaient. Les cactus piquaient l'ombre naissante et les plantes aux langues épaisses semblaient vouloir parler. Les bambous, eux, attendaient le jour idéal où ils pourraient pêcher. Les palmiers peignaient leur optimisme sur le ciel, et leur feuillage était comme les éventails d'une reine intronisée, au crépuscule. A voir les barques, au loin, le marin se sentait pris de nostalgie, car sa fatigue des voyages, l'affreux écœurement qui l'avaient amené au domaine s'étaient dissipés. Certes, Palmyre l'enchantait. Mais combien de temps encore durerait ce séjour qui le mortifiait ? Sa nostalgie I'itreignait intensément, surtout, lorsque dans un coin du jardin, il s'arrêtait devant une barque qui gisait là, retournée et qui faisait penser à ces insectes qui ne peuvent plus se relever s'ils tombent ainsi. Elle était dans le domaine, cette barque dont Palmyre se servait autrefois
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pour pêcher des mollusques ou se promener sur la mer calme, comme une bouée de sauvetage en prévision du second déluge. Devant la barque échouée, l’homme des océans souffrait toutes les impatiences, et il pensait : Ici la vie se momifie. Dans ce marasme, aucune différence entre la vie et la mort. II ne suffit pas de naviguer avec la vie. II faut savoir la jouer, la perdre... = Puis, il y avait aussi les plantes tropicales du jardin qui l’énervaient, le tentaient ! Et tandis que le soir se gargarisait avec les sources, Palmyre cherchait le capitaine, partout, comme une mère qui a perdu son enfant. Les horloges de l’ultime crépuscule européen confiaient leur heure. Alors ils rentraient dans le palais plein de chaleur et de parfum. Certains jours, le mauvais temps les empêchant de sortir, ils s’amusaient à regarder tomber la pluie, plaisir qui, selon les iconventions des châtelains figure parmi les distractions de tout château : voir pleuvoir. - Flegarde -- il pleut sur la mer ! disait Palmyre en désignant au marin les semailles lointaines et inégales de la pluie. Et lui répondait: : - La mer attire la pluie comme un baiser que le ciel lui accorde. Leurs nuits avaient la monotonie des traversées. Dans la chambre, malgré la présence de Palmyre, le marin fumait des cigares pleins de nostalgies cub il i nes. La mer défrisait ses vagues avec plus de bruit et de rigidité que durant le jour. La lune, voilée par intermittence, donnait à la nature le mouvement du jeu de dés et on la devinait, derrière les nuages, agitant dans un cornet les dés que, soudain, elle répandait sur les prairies du paysage. Parflois, Palmyre, apeurée comme par une tourmente, écoutait s’aimer les ‘chats et découvrait tout ce qu’il y a de colère et de cruauté dans leurs amours. Les chats emplissaient la nuit de pleurs enfantins et les chemins voisins du domaine semblaient être encombrés de bambins aux larmes ruisseIantes. Et intimement émus par ce concert et le grand silence qui le clôturait, Palmyre et le capitaine se mettaient au lit, cornime victimes de la fatalité. K
Ramon Gomez de la Serna Traduction de Robert Ganzo
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I C O N O G R A P H I E / 1 . LES H O M M E S
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GRAND
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René Daumal à Reims. 1925. Coll. part.
Réunion du Grand J e u , chez Véra Milanova. rue Victor-Considérant, à Reims. A u premier plan : Marianne Lams. De gauche à droite : A. Rolland de Renéville, André Delons. Roger Gilbert-Lecomte, René Daumal et Zdenko Reich. A l'arrière-plan : Véra Milanova. / Coll. part.
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D e u x pakjec iirriteç p a r René Daumal. e n 1 9 2 9 / Coli. part.
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Les quatre simplistes à Reims : en 1929 en bas : Roger Meyrat ; en haut : Roger Vailland ; à gauche : René Daumal : à d r o i t e : Roger Gilbert-Lecomte. Les simplistes étaient alors en classe de philosophie. / Coll. part.
Parodie de meurtre de René Daumal, par Roger Gilbert-Lecomte, à la manière des films d'épouvante / Photo Harfaux, coll. part.
René Daumal. / Coll. part.
Dessin de René Daumal, 1928. / Coll. part.
Dessin de René Daumal, 1 9 3 1 . / Coll. part.
René Daumal et Véra Daumal. / Photo Harfaux.
Roger
Gilbert-Lecomte. / Photo
Harfaux.
Un dessin de Roger Gilbert-Lecomte, 1930. / Coll. part.
Roger Photo
Gilbert-Lecomte. Harfaux.
René Daumal et Roger Vailland au Vert-Galant, en 1927. / Photo Harfaux.
Roger Vailland. / Coll. part.
Artür Harfaux : Autoportrait photographique. / Coll. part.
Josef Sima dans son atelier de la cour de Rohan photographié par Artür Harfaux. / Coll. part.
M o n n y de Boully. / Photo
Léon Pierre-Quint. / Photo Harfaux.
Harfaux.
Maurice Henry. / Photo
Harfaux.
Hendrik Cramer. / Photo Harfaux.
Dida de Mayo en 1930. Dessin de Maurice Henry.
Entrée des larves
Le suisse de l’église menait paître ses chèvres dans l’avenue vide. c’était le prinQuelques enfants mouraient ou séchaient aux fenêtres temps et les mains des hommes se déroulaient au soleil, offrant à tous le pain de leurs paumes que les enfants n’avaient pas encore mordu.
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Sur les terrasses on se retrouvait entre terre et ciel ; il y eut beaucoup de crânes brisés ce jour-là, de jeunes gens qui voulaient voler au-dessus des jardins. Les mouettes et les mouchoirs claquaient dans l’air et cassaient du bleu dans les vitres, des steamers de cristal s’enfuyaient par-delà les nuages. Quand le soir vint, ce fut le tour des vieillards ; ils envahirent les rues, assis sur leurs tabourets de bois grossier, ils charmaient les pigeons et buvaient du lait chaud. Le ciel était seulement un peu plus foncé et plus haut. Les arbres s’étirent dans le parc et tendent des pièges aux papillons de nuit ; le suisse est rentré dans l’église et les chèvres dorment dans la crypte. Les femmes hurlent soudain toutes avec des gorges de louves, parce que dans les faubourgs s’est glissé un homme nu et blanc venant des campagnes. René Daumal
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Uans une coquille de moule
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par Hendrik Cramer
Je firiis par être physiquement si bas que je pouvais à peine aller quelques centaines de mètres, sans m’arrêter pour me reposer. Quand je pense à cette période, il me semble que j’avais une maladie psychique qui absorbait toutes les forces dont j’aurais pu disposer consciemment. Le matin j’allaiis dans un faubourg où l’on bâtissait une usine, je m’étendais sur un tas de sable et dormais pendant le reste de la journée. Je vivais de petits vols aux étalages des boutiques et des cafés. Pendant un de ces trajets je m’arrêtai devant une boutique de coiffeur. II y a onze mois de ça. La porte de la boutique était ouverte. Je pouvais voir à l’intérieur. Il n’y avait rien (qui attirait mon attention, si ce n’est peut-être une affiche sur l’un des murs avec un buveur de bière. l’étais là simplement mort de fatigue devant cette porte ouverte, m’appuyant du dos contre un réverbère. Quelqu’un entra dans la boutique, flanqua son chapeau à un crochet et se jetta dans un fauteuil à bascule. L’instant après le garçon coiffeur lui adressait la parole et gesticulait beaucoup. L’autre était assis entre les bras du fauteuil comme si cela ne l’intéressait pas. Le garçon passait dans l’arrière boutique et s’entretenait avec un autre personnage blanc. Plusieurs clients qui attendaient commencèrent à parler haut. Le patron, un homme maigre, grand, d’une figure fine, blanche, et avec la chevelure d’un artiste, suivit le garçon. Au moment où il se penchait souriant vers le client celui-ci prenait du marbre un rasoir, se levait en sursaut, saisissait le patron par les cheveux et lui coupait la gorge. Cela se passa si vite que le garçon ne fut pas capable d’attraper le corps qui tombait de côté. L’autre quittait la boutique. Je l’entendais dire : ça va comme ça m. Après quelques pas
sur le trottoir il tirait un mouchoir rouge et essayait d’essuyer le sang qui dégouttait de sa manche gauche sur les pierres. II était d’âge moyen mais robuste et habillé d‘un manchester noir. l’étais frappé de le voir marcher à petits pas brefs et se balancer comme un marin. Je pensais : c‘ il a oublié son chapeau, on va l’attraper. ’’ Un moment plus tard il tournait dans une rue de traverse. Des passants s’arrêtaient et se plaçaient devant moi. Le garçon sortait, courait au milieu de la chaussée, regardait de droite et de gauche, sifflait dans ses doigts, et sautait dans un taxi. Je continuais ma route. La rumeur de la rue était soudainement interrompue. J’entendais une grêle de pas, et des battements de pans de pardessus. De tous côtés des gens accouraient. Un chien aboyait horriblement. Plusieurs de ceux qui venaient de mon côté avaient des figures d’un jaune vert, de sombres et profonds sillons autour de leurs yeux ternes et de leurs moustaches décrépites. Leurs gueules avaient une expression de rancune comme si on les trompait scandaleusement. Ils ressemblaient vaguement au patron avec ses paupières clignotantes, sa mâchoire qui battait la générale, et sa petite barbe pleine de sang. D’autres avaient quelque chose du garçon quand il se tenait derrière le patron, avec une grimace large et bête, et d’épaisses lèvres violettes, au moment où le couteau brilla. Tous sans exception avaient des jabots de poules jaunes. Les premiers, c’est-à-dire ceux qui ressemblaient au patron oscillant, étaient en majorité et plus ils couraient vers moi plus leur ressemblance devenait frappante. Avec un effort de volonté je cherchais une tête comme celle de l’assassin, mais il n’y en avait pas une. Mes jambes avaient la sensation de gravir une pente. Je m’arrêtais. l’inspectais le trottoir. II était horizontal. l’étais étonné que deux jeunes femmes qui allaient s’écarter pour me laisser passer portassent des masques savon rose, dans lesquels les boules vertes des yeux et les dents étincelaient comme de la porcelaine. Mais à l’instant même où elles passaient je m’apercevais que je m‘étais trompé. Je luttais contre une brusque nausée et devais me tenir à un cadre de vitrine. Maintenant tous portaient des masques verts, violets, et ils passaient également dans la noirceur de derrière la vitrine les masques violets et verts avec leur ressemblance affreuse. De la rue de traverse sortait une rumeur criarde. J’ouvrais les yeux. Entre moi et le coin, le trottoir était vide. J’attendais à chaque instant une cohue triomphante qui viendrait le poussant lui, seul, sans chapeau, entre deux agents. Mais rien n’arrivait. La rumeur se taisait. Je C’est peut-être aussi quelqu’un qui peut sauter par dessus pensais : les têtes comme un sirocco =. Depuis mon enfance, le mot sirocco a pour moi un son chaud. Je quittais le cadre de la vitrine. Une petite fille, un grand ruban bleu dans les cheveux, se tenait avec un cerceau au coin ds la rue de traverse, se tenait là si fragile que je devais sourire. La sueur me coulait le long des tempes et du nez. Les genoux tremblants, je m’averiturais quelques pas. Une ondulation soudaine du trottoir me jettait de tout mon poids contre la vitrine, qui craquait. Je me retrouvais étendu dans un lit. Ce lit sentait l’antiseptique. Cette puanteur m’était bien connue. Autour de moi haletaient d’autres dormeurs. Je gardais les yeux fermés. A tout prix je voulais éviter une de ces nuits blanches passées à fixer le crénage de la flamme du gaz. Je me sentais la tête serrée. Après un peu de tâtonnements je comprenais qu’elle était bandée. C’était bien cela, je m’étais blessé moi-même et avais été ramené a chez moi ,, par les flics. Mes oreilles tintaient sans relâche, mes jambes peinaient de froid. J’étais malade, peut-être sérieusement malade. Comme un poids il tombait dans mes pensées qu’il n’y avait pas de chance d’être aidé. J’avais été témoin de quelques scènes entre le patron de l’asile et les malades. II ne voulait pas croire à la maladie. Tant qu‘on n’était pas encore crevé on pouvait marcher. II ne connaissait qu’un remède : la gniole. Mais la > ou de votre c< vie éternelle ’’ a-t-elle un sens pour vous ?
2. Si elle a un sens, quel est-il ? 3. Cette signification du pacte étant définie, le signeriez-vous ou non ? 4. Pourquoi ? René Daumal
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Arthur Rimbaud Fragment Inédit Du pocime : Credo in Unam (intituli! ensuite par Rimbaud Soleil et Chair) ; ces vers se placent dans la troisième partie du p o h e aussitôt après l e vers : Le monde a soif d‘amour : tu viendras l’apaiser I ! !
O l’Homme a relevé sa tête libre et fière I Et le rayon soudain de la beauté première Fait palpiter le dieu dans l’autel de la chair ! Heureux du bien présent, pâle du mal souffert, L’Homme veut tout sonder, et savoir ! La Pensée, La cavale longtemps, si longtemps oppressée S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !... Qu’elle bondisse libre, et l’Homme aura la Foi ! Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ? Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ? S i l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ? Un Pasteur mène-t-il cet immense troupeau De mondes cheminant dans l’horreur de l’espace ? Et tous ces mondes-là que l’éther vaste embrasse,
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Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ? Et l’Homme, peut-il voir ? peut-il dire : Je crois ? La voix de la pensée est-elle plus qu’un rêve ? Si l’homme naît si tôt, si la vie est si brève, D’où vient-il ? Sombre-t-il dans l’Océan profond Des Germes, des Fœtus, des Embryons, au fond De l’immense Creuset d’où la Mère Nature Le ressuscitera, vivante créature, Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?... Nous ne pouvons savoir ! - Nous sommes accablés D’un manteau d’ignorance et d’étroites chimères ! Singes d’hommes tombés de la vulve des mères Notre pâle raison nous cache l’infini ! Nous voulons regarder : le Doute nous punit ! Le Doute : morne oiseau, nous frappe de son aile ... Et l’horizon s’enfuit d’une fuite éternelle !...
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Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts Devant l’Homme, debout, qui croise ses bras forts Dans l’immense splendeur de la riche nature ! II chante... et le bois chante, et le fleuve murmure Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !... C’est la Rédemption ! c’est l’amour ! c’est l’amour !...
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Arthur Rimbaud
Lettre inédite Charleville, 12 juillet 1871 [Cher Mlonsieur, [Vous prenez des bains de mer], vous avez été [en bateau... Les boyards c’est loin, vous n’en] voulez plus, [je vous jalouse, moi qui étouffe ici !] Puis, je m’embête ineffablement et je ne puis vraiment rien porter sur le papier. Je veux pourtant vous demander quelque chose : une dette énorme, - chez un libraire, - est venue fondre sur moi, qui n’ai pas le moindre rond de Colonne en poche. II faut revendre des livres : Or vous devez vous rappeler qu’en septembre étant venu - pour moi - tenter d’avachir un cœur de mère endurci, vous emportâtes, sur mon con[seil plusieurs volumes, cinq ou six, qu’en Août, à votre] [intentilon [j’avais apportés chez vous.] Eh bien ! tenez-vous à Florise, de Banville,] aux Exilés du même ? moi qui ai besoin d[e rétrocéder d]es bouquins à mon
1. Cette lettre et la citation autographe de Rimbaud qui Fait suite nous ont été confiées par M. Léon Pierre-Quint qui trouvera ici nos remerciements. La lettre ayant été adressée a M. Izambard, celui-ci tient à y joindre un commentaire que l’on trouvera a la fin des chroniques.
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libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes ; j’ai d’autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils composeraient une collection, et les collections s’acceptent bien rnieux que des volumes isolés. N’avez-vous pas les Couleuvres ? Je placerais cela comme du neuf - Tenez-vous aux Nuits Persanes ? un titre qui peut affrioler, même parmi des bouquins d‘occasion. Tenez-vous à [ce] volume de Pontmartin ? il existe des littérateurs [par ici quli rachèteraient cette prose. Tenez-vous a[aux Clanleuses ? Les collégiens d’Ardennes pou[rraient debo]urs[er trois francs] pour t>ricol[er dans ces azurs là : jle saurais démontr[er à mon crocodile que l’achat d’une] telle c[ollection donnerait de portenteux bénéfices.] Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je réponds] de me découvrir une audace avachissante dans ce b rocai it age. Si vous saviez quelle position ma mère peut et veut me faire avec ma dette de 35 fr. 25, vous ii’hésiteriez pas à m’abandonner ces bouquins ! Vous m’enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous les allées lequel est prévenu de la chose et l’attend. Je vous rembourserais le prix du transport, et je vous serais superbondé de gratitude ! Si vous avez des imprimés inconvenants dans une [bibliothèque de professeur et que vous vous en] apercevi[ez, ne vous gênez pas], mais vite, je vous en prie, on me presse. C[ordialement] et bien merci d’avance.
A. Rimbaud P.-S. .l’ai vu en une lettre de vous à M. Deverrière...
Au.tographe de Rimbaud
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Cette main qui a fait cela, briser le front qui l’avait conçu !... C”est l’aventure de Léopold Robert que nous racontait Paul Foucher dans son drame, le Démon de l’amour, représenté à Cluny, le 24 décembre 1859. Léopold Robert s’était arrêté à Florence, en 1831. On le présenta là à la priricesse Charlotte Bonaparte, dont il s’éprit subitement. Le mari de la priricesse, Napoléon Bonaparte, mourut en 1831. Robert fut prit de vertige en songeant qu’il pouvait épouser celle qu’il aimait. II retomba bien vite de ses rêves, et demeura meurtri pour toujours de cette autre chute d’Icare. II s’attrista, s’assombrit, revint à Paris, retourna à Venise, tout à son amour impossible. Sa peinture devint douloureuse, et il faut lire dans le salon de 1835 que publia Alfred de Musset, - le malheureux n’était-.il point, de par la destinée, un Léopold Robert de la poésie. l’impression lugubre que causèrent les Pêcheurs de l’Adriatique. 1870. Jules Claretie
Autographe de Arthur Rimbaud. C'est une note prise sans doute après une lecture. Lecture de Musset (Salon de 1836) que je lui avais prêté, ou du drame de Paul Foucher, Le Démon de l'Amour. ou enfin de l'article de Claretie consacré à ce drame. Cite passage de cet article. Salon de 1836 d'Alfred de Musset (et non 1835, comme l'écrit Rimbaud, d'après Claretie). Léopold Robert, né à La Chaux-de-Fond, 1794-1835, à Venise, à Florence, s'éprit de la princesse Charlotte Bonaparte, fille du roi Joseph, et mariée au prince Napoléon, second fils du roi de Hollande (mort en 1831). Cette passion sans espoir ruina sa santé et troubla sa raison. II vécut solitaire à Venise avec son frère Aurèle et se suicida en 1836. Le départ des pêcheurs de l'Adriatique (pêcheurs de Chioggia) G. I.
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Lssais
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Ces trois essais ne sont pas des essais sur Rimbaud n. Nous n’éprouvons pas le besoin cher aux critiques de réduire à des proportions humaines, c’est-à-dire naines, un être dont la grandeur est par elle-même trop effrayante. II s’agit simplement, ici, sur l’exemple de Rimbaud, de fixer un point essentiel de notre pensée. A savoir : Qu’un homme peut, selon une certaine méthode dite mystique, atteindre à la perception immédiate d’un autre univers, incommensurable à ses sens et irréductible à son entendement ; Que It3 connaissance de cet univers marque une étape intermédiaire entre la conscience individuelle et l’autre. Elle appartient en commun à tous ceux qui, a une période de leur vie, ont voulu désespérément dépasser les possibilités inhérentes a leur espèce et ont esquissé le départ mortel. Rimbaud a été très loin dans cette voie. Vouloir le ramener à une religion qui détourne pour des fins purement terrestres le dégoût de vivre en homme et qui cherche à monopoliser clans les limites de ses dogmes toutes les découvertes que rapportent de leurs tentatives les horribles travailleurs *, constitue une escroquerie qui est le fondement même de l’esprit: religieux. Et si la plupart des mystiques en furent: victimes, Rimbaud, au moins, en fut sauvé pour avoir compris l’inéluctable nécessité de la révolte la plus absolue. Le Grand Jeu
L’élaboration d’une Méthode (A propos de la Lettre du Voyant) par A. Rolland de Renéville
Depuis toujours, les poètes usent de leur intelligence et de leur sensibilité pour décrire ou suggérer ce qu’ils considèrent comme l’essence d’un système clos. Ils versent des pleurs sur eux-mêmes, attachent des rubans aux gerbes des saisons, et dérobent aux femmes leur bâton de rouge afin de se dessiner sur la poitrine une plaie émouvante et commode. Pour eux, l’art est de polir joliment une phrase, et de tourner avec grâce autour des mystères. L’enthousiasme leur paraît du dernier commun, et ils ne souffrent la passion que dans un cas strictement défini. Tout problème métaphysique leur est une manière de scandale. Ils sont passés à l’état d’amuseurs publics, et semblent s’accommoder fort de cette fonction. On les étonnerait grandement en leur parlant du pouvoir de la Poésie, et en leur annonçant qu’il n’y a de Poésie que du général. Ils ne réfléchissent pas que persona veut dire masque, et la dissemblance de leurs visages et de leurs réactions est pour eux le meilleur signe que tout individu constitue un univers parfaitement fermé, une personnalité. Nul effort de dépouillement chez ces tristes chanteurs. La conception individualiste du Moi est à la base de l’échec poétique éprouvé depuis deux mille ans par le monde occidental : Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du Moi que la signification fausse, nous n’aurions pas à balayer ces millions de squelettes qui, depuis un temps infini ont accumulé les produits de leur intelligence borgnesse en s’en proclamant les auteurs. L’effort de révision des valeurs entrepris par Rimbaud devait aboutir à cette conclusion. La Poésie d’une race est son plus pur reflet. Le monde
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occidental, dominé par une religion et des institutions individualistes, ne pouvait produire qu’une poésie appliquée au sensible, puisque seul le désir d’unité permet à l’esprit humain d’opérer la synthèse qui le fait remonter à l’idée. Par quelle notion du Moi, Rimbaud prétend-il donc remplacer I’individualisme! de l’occident ? Souvenons-nous de ses lectures à la bibliothèque de Charleville. La littérature de la Grèce ancienne le fît accéder à la métaphysique de l’Orient, dont il retrouva les échos dans ses lectures cabalistiques ’. Platon le conduisit à Pythagore, et, de ce dernier, il remonta jusqu’aux mystères orphiques que l’Orient transmit à la Grèce. C’est dans cette somrne qu’il convient de chercher la conception de la personnalité proposée par le poète. Le Védisme et le Brahmanisme enseignent que l’âme humaine n’est qu’une &incelle du feu universel, un reflet de Dieu au cœur de sa masse. II n’y a pas de dualité entre Dieu et la création comme l’entend la religion occidentale SOUS sa forme orthodoxe. Cette dualité ne peut se concevoir puisque si l’on admet que Dieu crée un objet en dehors de lui-même, il perd sa qualité d’Absolu. Jusqu’ici le problème que crée notre impression actuelle de personnalité reste irrésolu. Voyons s’il n’est pas quelque moyen de le vaincre. Dieu parfait est tout amour. Or aimer, c’est prendre conscience d‘une dualité. Mais comme toute dualité est, par nature, interdite à l’Absolu, te desir de Dieu ne peut que localiser, tant qu’il dure, des parcelles de sa divinité. Ces parcelles, ou mieux ces âmes, font partie de l‘Unité, mais ne sont pas l’Unité même. Elles tendent à revenir s’y confondre, mais leur limitation momentanée au cœur de l’illimité leur impose une série d’expériences, dont le but est la réalisation même de cette Unité. L’âme humaine est donc réellement omnisciente puisqu’elle baigne en Dieu, mais la plus grande partie de ses pouvoirs est obturée par la matière qui la cerne et ce que nous nommons centre de conscience n’est, en réalité, qu’une lueur infiniment faible émanée de la conscience totale. Le centre de conscience ne réfléchit qu’une opposition entre la restriction de la connaissance humaine, et la possibilité d’une science infinie que l’homme pressent et recherche. Cette opposition diffère évidemment d‘intensité avec le degré d’évolution atteint par l’âme au cours de ses expériences. Le masque imposé par la matière est particulier à chaque esprit. Autant d’hommes, autant de personnalités. La vraie conscience ne peut se retrouver que par l’oubli de ce que nous nomrnons ici-bas la conscience. Lorsque, dans la conversation, nous cherchons un nom quelconque sans pouvoir nous le rappeler, il y a qu’au moment où nous détournons notre attention de cette recherche que le nom perdu se retrouve. Ce phénoinènér banal m’apparaît singulièrement révélateur de l’obstacle apporté par la conscience à la découverte de la vérité ’. C’est que celle-ci se confond avec la notion d’unité, et que tout acte de c:onscience, tel que nous l’entendons, est basé sur l’attention. Or Faire attention, c’est s’intéresser, et par là même s’individualiser. I
I.
II faisait de longues stations à la bibliothéque de la ville, où. disent tous ses biographes, il dévorait de vieux bouquins d’alchimie et de cabale. 8 Paterne Berrichon Jean-Arthur Rimbaud, le Poète (Mercure de France, p. 89).
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2. Sans doute en est-il de la vérité comme du nom vainement cherché dans la conversation : olle apparaîtrait d‘un seul coup à l’esprit, si l’angoisse métaphysique pouvait disparaitre une Heconde de la conscience humaine. Cette angoisse se manifeste principalement sous la Forme de l’amour physique. Notre âme garde en elle le désir de l’unité et le transporte sur l’objet qui est à sa portée dans le monde sensible. (C’est ainsi que Freud a pu dire que l’amour est la pensée perpétuelle de toute créature.) D’où l’ascétisme des religions
Nous avons vu que les esprits sont réellement en Dieu. D’où cette parole d’un philosophe indou : a Brahman est vrai, le monde est faux ; l’âme de l’homme est Brahman et rien d’autre. C’est ce qu’exprime Rimbaud en écrivant : a Je est un autre. II eut aussi bien pu écrire : Je est Dieu en puissance. Pour remonter à la conscience suprême, il est essentiel de cultiver en soi l’inattention et le désintérêt, puisque leurs contraires nous procurent le sentiment d’une personnalité à jamais distincte, et nous amènent à confondre avec la Lumière un seul reflet de son éclat. Se désintéresser sur le plan matériel, c’est arriver à l’altruisme. Se désintéresser sur le plan psychologique c’est parvenir à Dieu. N’est-il pas révélateur de mettre en regard telle phrase du Bhagavad Gîta qui concerne la conception du moi, et les lignes qu’écrivit Rimbaud sur le même sujet ? Je est un autre. Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident : j’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. Si les vieux imbéciles n’avaient pas trouvé du moi que la signification fausse, etc ... (Lettre du Voyant.) = Celui dont l’esprit est égaré par l’orgueil de ses propres lumières, s’imagine que c’est lui-même qui exécute toutes les actions résultant des principes de sa constitution. ,, (Bhagavad Gîta. Des œuvres. ill.) C’est que la lettre du Voyant est tout entière écrite sous le signe de la grande tradition orientale, qui parvint, à travers les mystères orphiques, jusqu’à la Grèce ancienne. Cette philosophie constitue la trame sur laquelle Rimbaud a tendu ses phrases. En considérer rapidement l’ampleur, c’est en même temps saisir chacune des affirmations du poète. Les livres sacrés de l’Inde s’accordent tous pour employer sans distinction la notion d’Idée et celle de Parole, lorsqu’ils veulent nous éclairer sur la création du monde. Soit qu’ils nous montrent la Conscience divine penser le monde, et, par conséquent, le créer, soit que, d’après eux, la Parole de Dieu ait engendre l’univers ‘. (De là vient l’importance fondamentale attachée aux mots dans les sciences magiques.) Nous nous acheminons donc à la compréhension de ce passage qui fait suite à la conception du moi dans la lettre qui nous occupe : Du reste, toute parole étant idée, le temps d’un langage universel viendra ! II faut être académicien - plus mort qu’un fossile - pour parfaire un dictionnaire de quelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet, qui pourraient vite ruer dans la folie ! D La confusion qu’établit Rimbaud entre la Parole et l’Idée résulte directement de la solution que fournit au problème de la matière, la métaphysique dont il est pénétré. On y trouve que le monde existe parce que Dieu le pense et le prononce. Elle dévoile donc entre l’Idée et la Parole une similitude que la simple psychologie humaine vérifie d’ailleurs complètement : la pensée même silencieuse s’appuie toujours sur des combinaisons de forLes parfums, les mes ou de sonorités (ce qui est même chose puisque couleurs et les sons se répondent m) et, pareillement, une pensée particulière naît de chaque combinaison d’harmonies ou de formes. II n’y a pas d’idée sans parole, ni de parole sans idée. En poursuivant plus loin I’analogie, on arrive à réaliser que la Vie ne peut se concevoir sans la Matière non plus que la Matière sans la Vie. L’une et l’autre ont la même source qui est la pensée divine, manifestée par la Parole. Or, s’il existe une parenté entre les effets d’une même cause, la Vie et la Matière, loin de s’opposer, doivent être les aspects d’une réalité unique.
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3. De même la religion catholique : a Dans le principe était le Verbe et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu... Toutes choses ont été faites par Lui, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans Lui = (Saint Jean I, 1, 3).
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Les (différences que présentent ces aspects sont de même nature que celles que l’on constate entre les notes d’un accord musical : les vibrations rapides engendrent des notes aiguës, et les vibrations lentes des notes graves. La Parole divine a, de même façon, fait naître des plans successifs dans l’Univers. Et si l’on peut classer les sons en deux grandes catégories : les isons aigus et les sons graves, il est également possible de diviser les plans de l’Univers en plan des Idées et plan des réalités sensibles, ou encore en monde sans forme et monde de la forme. Voici ce qu’écrit Rimbaud à ce sujet : Donc le poète est vraiment voleur de feu ... Si ce qu’il rapporte de là-bas a forme ; il donne forme ; si c’est informe, il donne de l’informe. En ce qui concerne la continuité établie entre l’Esprit et la Matière il déclare : c< Cet avenir sera matérialiste vous le v’oyez. Plus exactement, il faut dire qu’il n’y a ni Esprit, ni Matière, mais un Esprit-Matière. Le monde sans forme dont nous avons parlé n’existe que pour l’observateur qui fonctionne sur le plan sensible. S’il lui était donné au contraire d‘être éveillé n sur le plan des Idées, le monde sans forme devi’endrait pour lui un autre monde de la forme. La distinction n’est qu‘empirique, et relative à l’homme conscient sur le plan physique ‘. La nature des réalités varie avec la fréquence des vibrations qui leur ont donné naissance. Un certain nombre est, par conséquent, assigné à chaque état de l’Esprit-Matière : a Toujours pleins du Nombre et de I’Harmonie, écrit Rimbaud, les poèmes seront faits pour rester. L’influence pythagoricienne se fait ici nettement jour. Nous quittons l’Orient pour la Grèce, mais nous n’abandonnons pas une métaphysique pour une autre. C‘est qu’en effet s‘il n’est pas historiquement établi que Pythagore fit un voyage aux Indes, ou en Egypte, il n‘en est pas moins vrai que son enseignement est une pure adaptation de l’orphisme, et, par consequent, des doctrines orientales : C’est à la libération de l’élément divin par la possession définitive de l’immortalité bienheureuse que tendent l’initiation et IC? régime de la vie orphique. Le corps n’est pour notre âme qu’une chaîne, qu’un tombeau, qu’une prison ; et, du moment que le corps est l’élément impur qui emprisonne l’âme, l’homme a le devoir de s’en détacher, de s’en dégager ... Notre grand devoir est de nous a purifier. s (Mario Meunier. Note au Phédon.) Nous retrouvons ici la notion d’une conscience universelle à laquelle il est possible de remonter par la purification, et le détachement du sensible, obtenus à travers de multiples expériences. En un mot, toute la métaphysique orientale est là. Pythagore s’attachait particulièrement à l’étude de l’Esprit-Matière dissocié en choses par les vibrations qui les conditionnent, et basait spécialement son enseignement sur la science des Nombres. On trouve dans le catéchisme des Acoumastiques : -. Qu’y a-t-il de plus sage ? - Le Nombre. e -Qu’y a-t-il de plus beau ? - L’Harmonie. et chez Philolaüs c Toutes les choses qu’il nous est donné de connaître possèdent un Nombre, et rien ne peut être conçu sans le Nombre D, ou encore : a L’Harmonie est l’unification du multiple composé et l’accord du discordant. s Rimbaud conçoit donc, au rôle du Nombre dans la Poésie, une importance essentiellement métaphysique, et pressent des principes plus vastes aux lois de la c poétique à venir que ceux de l’acoustique ou de la mnémotechnie empiriquement observées. Fidèle a son système, il ne conçoit pas d’opposition entre l’Idée et la Forme, non plus qu’entre l’Esprit et la Matière : = En attendant, demandons au poète du nouveau, idées et formes n, exige-t-il. ((
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4. Riinbaud indique bien que, pour lui, la pensée participe au monde de la forme lorsqu’il écrit : ...de la pensée accrochant la pensée et tirant.
La solution qui, logiquement, résulte de ce système est de se détacher du sensible qui nous cache les réalités supérieures pour accéder aux domaines que l’intuition pressent. Un nouveau mode de connaissance va donc naître : La Voyance. II ne s’agit point là d‘une vision littéraire de la vie comme ont semblé le comprendre jusqu’ici les commentateurs de Rimbaud, mais d’une contemplation métaphysique de l’Absolu. Le poète doit a être Voyant m. A travers Pythagore et Platon, Rimbaud accède à la méthode que les Grecs empruntèrent à l’Orient. a Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ,, commence-t-il. Et il achève sa lettre par cette affirmation : a Ainsi je travaille à me rendre voyant m. A. Rolland de Renéville
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Arthur Rimbaud ou Guerre à l’homme! par Roger Vailland
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N’importe qui peut éprouver à un moment ou l’autre la stupeur d’être. C’est une vérité qui, si elle était mieux connue, troublerait bien des sommeils.
II est étrange qu’il puisse suffire d’un escalier tournant, d’un regard jeté un soir sur la plaque d’émail posée au-dessus d’une porte pour indiquer le numhro qui détermine la place d’une maison dans une rue, ou du simple passage d’un taxi, pour que l’homme le plus normal soit tellement bouleversé, qu’il cesse un instant d’être un homme.
II commence par être prodigieusement étonné que les yeux d’une passante soient verts, que le marbre de sa table soit dur et inversement. Mais bientôt, et quoique nullement accoutumé aux spéculations métaphysiques, c’est d’être lui-même, qu’il est bouleversé. II ne peut le croire. Et l’angoisse le fait suer.
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Doute fécond ! En vain, il se cramponne à ses vêtements et étreint ses cuisses. II sort de lui-même comme une bille lancée trop fort s’échappe des limites du jeu. I I tombe d’une chute sans espoir à travers les espaces dangereux où règnent les Puisssances.
LES TRICH EURS SYSTEMAT1QU ES
De plus en plus informe, saisi par la terreur comme dans ses rêves d’enfance où métamorphosé en épingle il lui fallait éviter la trajectoire fatale des oreillers étouffants, et où pourtant il ne pouvait faire de crochets, il tombe, il ne peut que suivre une ligne de chute rigoureusement verticale et cependant il doit éviter les dangereuses Puissances. Oh ! rester homme, gémit-il ! rester un homme 7 Que vais-je faire parmi les Puissances ! ’.
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L’homme qui a subi par accident ces intolérables souffrances sera certainement surpris d’apprendre que certains de ses semblables n passent leur vie à la recherche de cette aventure. Ils ont systématisé la stupeur d’être. II y en a toujours qui aiment brouiller les cartes, toucher le but quand on dit e pouce » , et lancer la bille hors des limites du jeu. Et c’est avec la plus grande mauvaise foi qu’ils jouent leur rôle d’homme. Ils se sont aperçus qu’ils pouvaient employer leurs facultés pour d’autres fins que celles pour lesquelles Mère Nature les leur avaient fournies ‘. Et ils s’en donnent à cœur joie de tricher. Le metteur en scène en devient fou”. Et qu’on croit bien que ce n’est pas par simple plaisir ! La Tricherie pour la Tricherie sort du même magasin que l’Art pour l’Art. Nous trichons parce que les conditions de la vie humaine sont complètement intolérables. Vieux fait bien établi. Ce n’est pas d’aujourd’hui que la guerre a été déclarée à l’homme.
L’AGE INGRAT
Puisque chacun a su à un moment de sa vie mener noblement le combat contre l’homme. l’âge Je parle de ce moment de la vie qui fut si magnifiquement appelé ingrat n. Nom magnifique par son ironie. Quoi donc, jeune impubère, qui n‘a pas atteint ta septième année, tu oses te rebeller contre celui qui t’a engendré au fond du ventre glorieux de ta mère, dans le triple but d’éprouver le plaisir bien connu de l’orgasme, de se prolonger, lui, sa famille et son nom en un être de chair et d’os, et de fournir à la France, notre chère patrie, un nouveau défenseur ? Age ingrat! le seul âge que nous souhaitions avoir. II est toujours nôtre l’enfant qui sanglote et mord ses draps parce qu’il a peur d’oublier ce qu’il veut depuis quelques jours et de devenir un jour semblable à son père. Age ingrat ! nom qui sera celui de l’ère qu’a ouverte Rimbaud. Notre siècle a commencé avec le geste de l’enfant qui, dans un square de Charleville,
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1. Cf. la phrase effrayante de Molière 2. C’est pourquoi j’aime par-dessus tout le texte éminemment subversif de l’Appendice a la Première partie de I’Ethique de Spinoza : La nature ne se propose aucun but dans ses opérations, et toutes les causes finales ne sont rien que des pures fictions imaginées par les hommes... De ces fictions sont nés les préjugés du bien et du mal, du mérite et du péché, de la louange et du blâme, de l’ordre et de la confusion, de la beauté et de la laideur et d’autres de ce genre. = 3. Le metteur en scene c’est le sous-dieu, transcendant et créateur de hiérarchie des religions monothéistes.
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a brandi une chaise contre sa mère en disant Merde D parce qu’elle ne voulait pas lui acheter une nonette. - Et pourtant je l’ai engendré dans la douleur., a gémi la femme. Enfin ! c’est l’âge ingrat. II y en a pour quelques années. L’âge ingrat ne finira plus, Mme Rimbaud.
UNE INGRATITUDE SYSTEMATIQUE
Je conseille à un nouveau Fourier, s’il s’en trouve, de dresser un tableau systématique des diverses formes de l’activité humaine et d’inscrire en regard les moyens qu’Arthur Rimbaud utilisa contre elles. Foui- moi, je me contenterai de citer, à la suite les unes des autres, quelques phrases de la Saison en Enfer, qui montreront par leur simple assemblage l’universalité de la révolte de Rimbaud. - La morale est la faiblesse de la cervelle : Un soir, j’ai assis la beauté sur mes genoux et je l’ai trouvée amère. Et je l’ai injuriée l e parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. - Sur toute joie pour l’étrangler, j’ai fait le bond sourd de la bête féroce. - Le compagnon d’enfer, dit : A côté de son cher corps endormi, que d’heures des nuits j’ai veillé, cherchant pourquoi il voulait tant s’évader de la réalité l’envoyais au diable les palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des pillards ; je retournais à l’orient et à la sagesse première et éternelle. Que le lecteur maintenant fasse un effort synthétique. Que ses yeux fixent un point de l’espace, qu’il veille à ce que les muscles de ses membres soient déliés et lâches, qu’il respire deux ou trois fois profondément, et qu’il médite, s’il le sait, sur quelques phrases d’Arthur Rimbaud et sur ce que j’ai dit jusqu’ici. Et qu’il sente ce que peut être l’effort d’un homme, d’une individualité crispée au centre de tout, qui veut briser cette écorce qui la sépare et la distingue, qui veut écarter du ciel l’azur qui est encore du noir =, qui pour Etre veut n’être plus.
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Elle est retrouvée Quoi ? L’Eternité
VERS LA LUMIERE NATURE
Rimbaud raconte avec une assez grande précision, dans la Saison en Enfer“, les différentes étapes par lesquelles il est passé. Je résume. D’abord, prétexte littéraire. Révolte contre l’art : j’aimais les peintures idiotes *. Utilisation de la poésie comme d’une incantation qui bouleverse l’ordre du monde : Puis le prétexte littéraire disparaît. La vieillerie
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4. Je sais que la Saison en Enfer n’est pas une confession. mais un poème. Mais cela ne m’empêche nullement de la considérer comme un témoignage. Fût-elle écrite dans un état délirant? Sans doute ; mais nous n’en sommes plus à nous intéresser à ce petit jeu psychologique du conscient et de l’inconscient. Et pour la Saison en Enfer nous y comprenons ce que ça dit, littéralement et dans tous les sens n , comme l’a demandé Rimbaud.
poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe. l e m’habituai à l’hallucination simple. Parallèlement à ce progrès dans la perception du monde, s’accomplit un progrès de même espèce sur tout le plan de son être. L’incohérence de plus en plus marquée de sa vie et le témoignage de Verlaine en sont la preuve. II devient oisif, en proie à une lourde fièvre : j’enviais la félicité des bêtes, - les chenilles qui représentent l’innocence des limbes, les taupes, le sommeil de la virginité ! ... Je disais adieu au monde ... Enfin, le résultat approche : > >I
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Enfin, ô bonheur; ô raison, j’écartai du ciel l’azur qui est du noir, et je vécus étincelle d’or de la lumière nature. Y
CHUTE AUX ENFERS
Mais aussitôt c’est la chute brutale. Rimbaud, alors que nous le pensions dégagé du sensible, devenu substance ’, résorbé dans le Tout, et jouissant de la béatitude, souffre. Et empruntant aux religions un de ces termes qu’elles ont détourné de leur véritable sens, il lui redonne toute sa signification en disant qu’il est en enfer. II souhaite de revenir en arrière : a Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher et la réalité rugueuse à étreindre. Que s’est-il passé ?
QU’EST-CE QUE L’ENFER ?
Je ne m’étonne nullement qu’il ait renoncé à la médiocre aventure littéraire. Là où le conduisit sa méthode, qu’il y persistât eut seul été suprenant. Si Rimbaud était parvenu à ne plus penser son individu mais à penser la substance, il eut été normal que son corps, replacé dans le monde, vécut une vie de corps humain. Et nous l’imaginons mieux dans les déserts de l’Abyssinie que dans les salons littéraires de Paris. La question est autre. Pourquoi Rimbaud souffre-t-il soudain toutes les peines de l’enfer ? pourquoi sa révolte totale contre l’homme, la plus totale, qui fut jamais, échoue-t-elle ? Un homme qui veut se mutiler, est bien damné, n’est-ce pas = interroget-il. L’accent porte sur le vouloir. II semble se croire puni parce qu’il a voulu sa révolte, parce qu’elle a été l’exécution d’un plan, une tentative consciente de magie.
5. Mais qu’est-ce alors que Rimbaud? se demandera le lecteur averti. Qu’il sache seulement que ce n’est plus alors ni le corps de Rimbaud, ni son intelligence, ni son cœur.
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La volonté consciente est contradiction de l’individu sur lui-même. I I y a une contradiction qui n’est pas seulement dans le fait d’un individu qui veut: détruire son individualité. Plus profondément, l’individu se détruit, plus profondément il s’affirme. II est plus, à mesure qu’il est plus capable d’attaquer des couches plus profondes de lui-même ‘. II va en sens inverse du résultat recherché. Tel est, sans doute, le sens véritable de la croyance que qui cherchait le ciel par magie noire atteint l’enfer. Autre est l’attitude qu’il faut prendre dans la guerre contre l’homme. C’est bien plus par conscience de cette nécessité que pour une prétendue libération des couches profondes de l’individu, qu’on doit préférer sur le plan littéraire l’écriture entièrement inspirée ’ à d’autres formes plus volontaires de l’écriture. C’est une façon d’aborder le problème.
RIEN NE VA PLUS
Pour sortir d’Enfer, le suicide n’est pas une solution. C’est encore une affirmation de la volonté et de l’individu. Le catholicisme est un compromis de mauvais goût. Nous ne nous attairderons pas à réfuter la thèse imbécile de M. Paul Claudel, ambassadeur de France. Rimbaud n’a pas discuté avec Verlaine, quand celui-ci lui chanta des psaumes à Stuttgart : il l’a abattu d’un coup de poing. . : Quant au bonheur domestique établi ou non ... non je ne peux pas. La vie ,Fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n’est pas assez pesante, elle s’envole et flotte loin au-dessus de l’action, ce cher point du monde. Ni suicide, ni conversion, ni la vie humble aux travaux ennuyeux et faciles B. C’est en voyageant, et en se mettant sans cesse aux prises avec les plus rudes réalités que Rimbaud a le plus de chance de se réadapter, de devenir un homme normal, ce qu’il souhaite le plus au milieu de ses souffrances. 0:
ET IL’ON REPART! FAITES VOS JEUX!
Rimbaud est le vaincu dans sa guerre contre l’homme. II a perdu le Grand Jeu. Mais que nos ignobles contemporains ne s’en réjouissent pas trop. Dans un dernier sarcasme, il leur a crié : a Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. Mais je puis être sauvé. Vous êtes de faux nègres, vous, maniaques, féroces, avares. Marchand, tu es nègre ; magistrat, tu es nègre ; général, tu es nègre ... Entendez-vous marchand, magistrat, général ? Entends-tu, Ambassadeur de l’rance? Rimbaud a été vaincu. Soit. Mais la bataille n’est pas finie. cc Viendront d’autres horribles travailleurs : 111scommenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé. >> Roger Vailland
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6. Telle est aussi la réponse à faire à ceux qui nous reprochent de ne pas nous suicider parce que l’état d’homme nous dégoûte. Quelle belle logique ! Par le suicide, nous nous affirmons hommes, plus que jamais. 7. Qu’on l’appelle écriture automatique ou folie prophétique.
Après Rimbaud la mort des Arts par Roger Gilbert-Lecomte
Cette langue sera de l’âme pour l’âme. Rimbaud
Le propre d’un Rimbaud sera d’apparaître à jamais, avec l’ironie d’un retour éternel, dès sa plume posée pour ne plus la reprendre, comme le précurseur de tout ce qui veut naître et qu‘à l’avance il déflora du caractère de nouveauté que l’on prête gratuitement aux naissances. Celle perpétuelle du millenium eut ainsi en lui son rare témoin : on peut le dire exactement prophéte. Trahi sans cesse par la plupart de ses admirateurs ou esprits bas, qui cherchent à lui faire servir leurs fins innommables et qui se jugent en le jugeant comme ils font, il demeure invariablement la pierre de touche. II montre la limite de tout individu parce qu’il vécut lui-même à la limite de l’individu : je veux dire que plusieurs points de son œuvre marquent le souvenir d’un être qui, ayant tendu toutes les facultés de son esprit à l’extrême des possibilités humaines, a suivi l’asymptote des impossibilités humaines ’. S’il a ou n‘a pas vu au-delà de ces limites [ce qu’on ne peut évidemment vérifier qu’à condition de revivre son expérience et: à quel prix !), il a au moins vécu béant sur cet au-delà. D’où, dans son œuvre, ces trous noirs que ceux qui craignent le vertige cherchent à masquer grossièrement au moyen de ce qu’ils ont de mieux à puiser aii fond
1 L’efficacite d’une telle démarche n’apparait d’ailleurs que dans la mesure O L l’on vit intérieurement l’idée hégélienne de perfectibilité de la raison coicrete
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d’eux-mêmes de leur idéal », par analogie. Dévoilant à tout coup leurs petits sommets (foi religieuse ou concept tautologique, phraséologie creme ou pire) ils permettent de mesurer leur bassesse. Ainsi, sans mon programme ou cassedogme, le prétexte Rimbaud à tout remettre en question surgit magnifiquement à propos de ce qui fait la valeur de sori œuvre. Justifier une telle valeur est essentiel dans la mesure où cela permet d’abord de dénoncer en passant toutes les fausses recettes qu’emploient les > pour atteindre un beau dont la notion obscure à souhait ne suffi.t pas à cacher le caractère inadmissible, ensuite de voir ce qui reste réel dans l’idée de beauté et comment y atteignent certains créateurs, toutes considérations de métier mises à part. Tout jugement esthétique d’une œuvre dite d’art cherchant à remonter d’effet à cause en tirant sur l’ignoble cordon iombilical que l’on nomme lien causal parce qu’il relie l’occidental à sa mère la pourriture, exaspère, désespère t o w ceux que j’estime et moi-même. Ma tête, ma tête sans yeux, à qui établirait le bien-fondé de sa manie d’induire comme de tout autre tic de la pensée logique, en face de ma torpeur fixe, cette soudaine conscience du scandale d’être ! C’est avec le dédain le plus lointain pour les trop faciles réfutations des esprits fins que je tiens à noter ici ce qui fut toujours pour moi le plus élémentaire sentiment de propreté morale à savoir que, à de très rares mais. immenses exceptions près ‘, je répudie l’art dans ses manifestations les plus hautes comme les plus basses, qu’à peu près toutes les Iittératures, peintures, sculptures et musiques du monde m’ont toujours amené à me frapper violemment les cuisses en riant bêtement comme devant une grosse incongruité. Les productions des réels talents et des génies dans leur genre, les perfections techniques acquises par l’exploitation systématique de modèles reconnus ou non, la pratique assidue des imitations nature =, la a longue patience ’’ de l’académicien récompensé, toutes les activités de cet ordre m’ont toujours scandalisé par leur parfaite inutilité. Inutilité. C’est l’art pour l’art. Autrement dit l’art d’agrément. Hygiénique distraction pour oublier la réalité dure à étreindre. Des artistes œuvrent avec goût. Des esthètes jugent en connaisseurs. Et cles hommes crèvent en mordant leurs poings dans toutes les nuits du rnonde. Ce n’est pas que je sois insensible aux beaux arts : des allusions littéraires dans une peinture, la percussion indéfiniment prolongée du goudougoudou en rnusique, l’épithète sculptural en particulier Iorsqu‘il est appliqué à une mélodie, en littérature, peuvent m’émouvoir plus que tout au monde, seulement je défends d’appeler cela émotion artistique > parce qu’alors aucun goût, même le pire, ne préside à mon jugement, parce qu’il n’y a pas jugement mais coup de casse-tête dans le ventre. L’art pour l’art est un de ces refuges où se tapissent ceux qui trahissent l’esprit qui veut dire révolte. Sur le plan humain il ne peut exister de beau qui soit absolu, sans au-delà, qui soit une fin. Comme si un absolu, unique en soi, pouvait se présenter à l’individu reclus dans l’apparence de son moi sous une autre forme que Non, Non et Non. Cela peut paraître une regrettable plaisanterie aussi vaine qu’un coup d’épée dans une matière liquide que d’attaquer maintenant l’art pour l’art que personne ne défend plus. Se méfier des religions dont le vocabulaire litur’gique est officiellement abandonné. Sinon les membres du gouvernement brésilien personne n’édifie plus de chapelles positivistes à Clotilde de ‘Viaux. Pourtant quiconque pense à la science emprunte la pensée
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2. Ei: il ne peut s’agir que d’établir le critérium de ces exceptions à définir une fois pour toutes.
de Comte ’. De même pour le christianisme. Les stigmates inavoués en deviennent indélébiles. Les lâches qui craignent de se tailler la peau n’étreignent du monde que ces peaux mortes qui s’interposent toujours entre lui et eux. Fausse évidence et tic mental encore. Qui ne considère l’art et la plus ou moins belle beauté de sa fabrication comme des fins en s o i ? Ceux qui ont peur et cherchent des excuses ne font que reculer la question. Nul esprit ne va plus du multiple à l’unique. L’œuvre apparemment signifie selon deux démarches : - Ou bien l’homme figé par l’espace hors de lui et qu’il tient pour solide et base, recopie soigneusement une nature d’images et de faits sans penser qu’elle n’est peut-être qu’une projection de son esprit et son attention glisse sur des surfaces, d’où l’épithète ’. L’art ou malpropreté est en ce cas qu’il transpose ou déforme. Quant à voir au travers il faudrait d’autres yeux derrière les yeux pour les regarder sous la voûte du crâne. - Ou bien l’autre univers‘ arrache l’homme aux aspects et aux formes externes et le tire dans sa tête. Mais les cinq doigts de la main sensorielle n’ont aucune prise sur ce monde-en-creux, ce monde-reflet, ce monde de prestiges plus vrai que le monde des formes sensibles puisque, en lui, quoi qu’on dise on ne peut pas mentir.
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L’esprit confusionniste de la critique a baptisé cette seconde forme d‘activité créatrice de deux appellations particulièrement imbéciles, c’est à savoir : littérature (ou peinture) d’imagination, littérature (ou peinture) subjective. La critique psychologique la plus élémentaire de l’imagination dite créatrice constate que celle-ci ne crée jamais rien, mais ne fait qu’amalgamer des fragments de souvenirs sensoriels selon une composition différente de leur assemblage habituel : tels seraient s’ils avaient été imaginés et non pas réellement vus, les monstres de la légende avec leurs têtes de coqs ou d‘épingles, leurs pieds de table, leurs âmes d’enfant, leurs queues de carotte et leurs corps de lions ou de balais ou de baleines. Ainsi font les grands imaginatifs qui, pour des sommes dérisoires - prenez place, la séance va commencer évoquent devant les yeux d’eau grasse du public les orients et les antiquités, toutes les reconstitutions historiques et préhistoriques - visibles pour les adultes seulement. Ce n’est pas dans les domaines pseudo-arbitraires de l’écœurante fantaisie qu’ils se meuvent, ceux qu’un fatal accrochage, un jour blanc de leur vie, a arraché aux tapis roulants d’un monde dont leurs mains soudain de feu ont incendié les celluloïds et les cartons-pâtes. Alors sous le signe de l’éclair du vert tonnerre, un clignement d’œil durant, l’homme a entr’aperçu tout au fond de sa tête la bordure de l’allée aux statues en allées, l’allée des fantômes et des miracles où l’on tombe par les placards à double fond des coïncidences, les fausses portes basculantes des rencontres chocs et les chausse-trappes affolantes des paramnésies. Dorénavant le seul but de sa vie devient l’entrée de cette voie interdite qui mène de l’autre côté du monde, pour peu qu’il appartienne à cette famille d’esprits qui se détournent avec lassitude et dégoût de toute recherche dont le but par cela même qu’il est réputé logiquement possible à atteindre, donc virtuellement préexistant, se dépouille immédiatement de tout intérêt.
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3. Aussi bien les esprits religieux antiscientistes que les savants, a l’exception de Meyerson. (La fameuse question Meyerson que nous nous réservons de mettre prochainement au point ici-même !) 4. Je ne me fais pas dupe de cette pseudo-dualité que, seuie. dissocie la nécessite de l’exposition. Mieux que personne je sais qu’il n’y a qu’un. L’expédient métaphysique le plus enfantin semble l’unité. Exemples : le monde extérieur est illusoire et toute perception devient rêve ; la première démarche se ramène à la seconde. Ou bien l’esprit de rêve a une réalité propre et la seconde se confond avec la première
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Mais le seul problème actuel se présente sous les heureux auspices de la plus parfaite absurdité logique. Comment faire entrer au cœur de cet impossible univers dont un instant de divination n’a dévoilé l’implacable existence, en un sommeil magique, que pour laisser à jamais son ombre entre le voyant et le faux monde où il ne peut plus vivre. Car l’état de conscience habituel à l’homme éveillé ne peut strictement rien percevoir de l’angoissant domaine où règne une logique protéenne irréductible à la raison. Comme le sujet connaissant, tel qu’il est, n’a aucune chance de pouvoir jamais faire entrer cet inconnu dans la zone d’investigation dont il dispose, il ne lui reste plus qu’à changer de conscience, qu’à sortir de lui-même pour, devenu plus vaste, être l’inconnaissable que c’est la seule façon de connaître ’. Par le refus perpétuellement cruel, j’entends sans rémission, d’un univers mie de pain, par l’abandon de toute habitude, de toute technique acquise, qui ne vaut que par le sacrifice qu’on en fait avec l’amertume au goût de lierre qu‘on mange, par un appauvrissement systématique de tous ses moyens et par l’oubli voulu dispersant aux vents vastes la conscience éperdue de tous ses souvenirs, qu’il fasse le blanc sur sa conscience ou feuille de papier où tout ce passé s’inscrivait en lignes si nombreuses que sa pensée ne pouvait que suivre ces pistes à l’avance déterminées en cercles vicieux. Qu’importent l’œuvre et la démarche parallèle qui la purifiera. Tous les moyens valent également. I I suffit de les pousser au paroxysme et de dépasser d’un cran le point limite. Que la variation sans cesse des étalons esthlétiques usés dès leur naissance fassent enfin désespérer de l’art, qu’un impressionnisme transitoire ait enseigné peu à peu aux peintres le détachernent de l’objet ou que la hantise du mot à son maximum d’évocation, du grand moi unique, du Maître mot impose peu à peu le vrai silence à Mallarmé, il y’ a toujours ascèse jusqu’à l’image pure de la véritable création. Tableau noir. Papier blanc. Mais quand Rimbaud jette à la mer avec le
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9. Dans le voyage de l’âme après la mort selon les textes vêdiques, la lune représente la limite entre la région d’où l’on ne revient plus, ou mène la voie des dieux m , et la région des renaissances ; les âmes qu; suivent la voie des mânes y séjournent avant de revenir vers le monde corporel. Ce syrilbole est d’ailleurs universel (Diana, double-face, comme lanus bi-frons, Janua cœll, etc.).
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certains soleils fixes
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par André Delons
J’essaierai de regarder le ProMème fixement. Villiers-de-l’Isle-Adam. Isis.
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Cet homme avait tout à perdre, mais se gardait bien de le faire. - On savait qu’il vacillerait devant ses propres images. - On savait qu’il ne croyait pas à ses fantômes mais que ses fantômes croyaient à lui. A marcher sur le sol il s’imaginait sur terre. I I disait aussi qu’il allait mourir, et que c’était fini, il disait que demain on mourait gratis, et rajustait ses sentiiments. Puis il recommençait à épluct;er des pommes de terre. Quelque chose, néanmoins le gênait, le guindait, le bousculait et l’effrayait à ses heures de solitude. On lui avait dit, mais à la légère, que c’était sa mémoire. II avait passé outre et continuait à éplucher des pommes de terre. Jusqu’au jour où la maladie se déclara. I I souffrit atrocement de sa mémoire. Une petite lumière noire, en forme de pastille, qui avait un août de rner brûlait, lui semblait-il, dans un replis de sa personne, et il se souvenait d‘elle, il se souvenait, il se souvenait, il se souvenait, il se souvenait. II se sentait écrasé par des barrières blanches et aveuglé par cette petite pastille noire. II mourut d’un cancer à l’esprit, emporté en quelques siècles à peine par une mémoire galopante. Cela est la parabole du mythe. Je n’en expliquerai point la lettre. J’en expliquerai toutefois le sens. Mais avant que d’y arriver, il est indispensable de considérer les voies qui mènent à ces soleils de gorge.
Nous savons depuis longtemps que les limites de notre être humain sont de fausses limites, posées sur notre route comme des pièges à loup ou comme des pont-aux-âmes, nous savons que là comme ailleurs et comme toujours, c’est à qui passera. Nous savons que la personne physique n’est que dans la mesure de l’ignominie de ceux qui l’acceptent ce système clos, cette propriété privée, ce petit jardin destiné à faire pourrir la tête occidentale du civilisé ; et que loin sous la terre, loin sous la chair et loin sous la mer des racines géantes et identiques nouent les corps au même rythme et par cette pulsation simple les rendent au monde tout en les refusant à lui. Des diverses représentations qui naissent sous nos pas il n’en est aucune qui soit accidentelle, je veux dire aucune dont nous ne soyons sûrs qu’elle n’obéisse à quelque détour de nos destins particuliers, qu’elle ne soit une des pierres d’un édifice confié au hasard et promis à l’écroulement. Ces représentations pourtant, ces images et beaucoup plus loin qu’elles ces visions, sont parfaitement accidentelles, imprévisibles, imprévues, vouées à la chance. Je suis donc pris dans l’absurdité de mes paroles. Tant mieux. Car je n’attendrai pas longtemps pour le dire, ce double mouvement toujours absolument déterminé et toujours absolument libre, auquel je me suis soumis, cette condition perpétuellement contrainte et perpétuellement spontanée, je les nomme Hasard. Que ce hasard s’étende, m’envahisse, rompe le barrage des images, roule vers tout ce qui m’attire et entraîne ainsi derrière lui des chaînes humaines mal nouées, il se produira encore sous la même exigence d’être une liberté et de ne l’être pas. Cette liberté, ou plutôt cet acte toujours renouvelé vers la liberté, et cette détermination, ou plutôt cet acte toujours renoué vers une fin inhumaine, je les nomme ici Destin. S’agirait-il d’une classification ? Vous êtes ivre. Mais j‘ai toujours su (et quand je dis toujours, parlant de cette vie-ci, j’entends que l’on comprenne : depuis l’instant de la naissance) que les plus pauvres gestes, que les millions de gestes les plus pauvres étaient inévitables, étaient Inscrits Et qu’ils continueront de l’être, jusqu’à l’extinction des formes. Ces gestes, accomplis par les hommes, émergeant d’un choix immense et d’un simulacre de choix plus immense encore, ce sont néanmoins ceux qu’ils ont voulu, qu’ils ont manqué, qu’ils ont prévu. Mais ils les ont voulu parce qu’il était fatal qu‘ils les veuillent. II ne s’agit donc pas plus ici de liberté que de détermination, et en fin de compte la conjugaison du terme Hasard avec le terme Destin produit le terme final, où tout s’engendre et se défait, qui est : Fatalité. l’aimerais aussi qu’on n’insistât pas davantage à nous demander lequel du désespoir ou de l’espoir... sous peine d’attirer de notre part une réponse méthodique. Le désespoir aujourd’hui devient une évidence. Je connais pour l’avoir assez longtemps subi, un certain désespoir qui n’est autre que l’espoir du désespoir, et qui, a force de désespérance devient un sentiment bien agréable. J’en connais un autre, résolument tragique, et résolument terrestre aussi, qui est bien le seul que je puisse humainement concevoir, parce qu’il n’est pas un calembour et qu’il touche à l’incessant refus d’être à tous les coups quelque chose ou quelqu’un. Mais si l’on arrive, ou si l’on tend à arriver, sous le signe de cette Fatalité contradictoire vers ce But que nous savons et que nous ne savons pas, vers cet Etre que nous sommes et que nous ne sommes pas, vers cette Porte dont le chemin est le nôtre et dont la voûte crânienne éclaboussée par sa propre expression est l’image, je dis qu’il devient nécessaire de désespérer du désespoir et de tuer en lui ce qui déjà mais plus bas se nommait l’espoir. L’individu plein de larves et tiraillé dans tous les sens par divers petits désirs s’étonnera soudain de voir ces désirs et ces tiraillements
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1. Celui qui a un sens juste du Hasard peut employer tout fait accidentel à la détermination d’un hasard inconnu, il peut lire la destinée avec autant de bonheur dans la position des Novalis Fragments astres que dans les grains du sable, le vol des oiseaux et les figures sur la magie.
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tomber comme des croûtes alors qu’un mouvement d’abord inaperçu montera de ses jambes à son sexe et de son sexe à sa tête, à travers un corps enfin ENDOLORI et enfin INSENSIBLE, à travers un corps-espace docile aux bruits de l’horloge, lui-même sablier de son propre destin. Les métamorphoses qui suivront ne regardent que nous seuls. Mais il est certain que, ‘dès ce moment, un renoncement total identique à un total désir et qu’enfin une possession totale identique à une totale contemplation ’, avec l’oubli terrestre comme première exigence et la gangrène ou la pétrification de l’humain comme signes rendront impossible le moindre exercice, la moindre parcelle de ce désespoir par lequel les tourments divers et souvent beaux marquaient, autrefois, leur premier refus. Le désespoir n’en demeure pas rnoins, à titre provisoire, le seul regard valable au bord du monde. Mais qu’on cesse de nous brouiller la vue avec ce mot d’ordre. J’en aperçois très bien l’inévitable origine. Un progressif arrachement du monde, et tout au moins le progressif détachement que toute tentative pour s’en arracher provoque, ne sont pas sans déchirures et sans entraîner chez l’homme une souffrance qui bientôt se casse en un millier d’irritations et de colères qui s’étalent à vif et le mettent à la merci d’un dégoût et d‘une protestation dont le pessimisme sera l’expression commune et le désespoir le désir secret ’. J’en appelle ici à l’expérience la plus haute qui puisse être tentée, vivante, à l’intérieur du monde, à savoir : L’UNIVERSALISATION D’UN CORPS. Je doute qu‘elle puisse jamais s‘accomplir, j’entends jusqu’à ses prolongements positifs sans devenir à la fois objet de scandale et de malheur, sans avoir ses tentacules broyées, ses respirations coupées, ses possessions arrachées et écartées par certaines foudres sociales à odeur d’asile, ce qui est, comme on sait, le sûr et l’épouvantable chemin des métamorphoses temporelles. S’il faut donc situer le désespoir, que ce soit là où le pied s’englue, où la main se noue (vous avez dix doigts c’est pour vous en servir), où l’œil se ferme4, au point de refoulement continuel où celui qui tente d’être retourne et se retrouve aux prises avec les biais dégoûtants qui font la gloire de ses ennernis, ses frères. Le désespoir sera l’image de tes forces déchues, retombées pour toujours ou en attente du coup de tête primordial. L.e dédain des transitions m’a conduit jusqu’ici. I I me permet d’être aussitôt face à face avec ce que je n’ai pas cessé, malgré les apparences, d’avoir devant les yeux et dans les yeux. je veux dire le singulier éclat de ce que nous nommons un mythe.
2. a On n’agit que pour contempler et pour avoir un objet à contempler. La contemplation est la fin de l’action. Nous tournons autour de ce que nous n’avons pas pu saisir directement, et nous cherchons à nous en emparer : et lorsque nous avons atteint l’objet de notre désir, l’on voit bien ce que nous voulions : c’était non pas l’ignorance mais la connaissance de cet objet ; c’était sa vision actuelle par l’âme : nous voulions le placer en nous pour le contempler. = Plotin. Ennéades, 111, 8. 3. II convient de signaler ici que le pseudo-pessimisme bouddhique n’est rien d’autre que l’un des résultats de l’interprétation sentimentaliste de l’occident. 4. L‘individu, naissant à la conscience de soi, s’épouvante devant la volière criarde et rauque de ses propres sens, obstacle inné entre le monde et lui, entre ses désirs et ses prises. La première étape d’une évolution humaine qui, si elle est consciente, ne pourra être que douloureuse, sera la pratique d’une véritable dédifférenciation des sens afin d’abolir leur diversité d’abord, puis de tendre à supprimer leur intermédiaire. Nulle expression de ce tourment et de cette expérience n’est aussi primitive et chargée de symboles immédiats que celle qu‘en donne William Blake dans le fragment qui suit. Pourquoi l’oreille ne peutelle être fermée à sa propre destruction ? ou l’œil luisant fermé au poison d’un sourire ? Pourquoi les paupières sont-elles garnies de flèches toutes prêtes où des milliers de combattants se cachent en embuscade ? Ou un œil chargé de sons et de grâces prodiguant fruits et pièces d‘or ? Pourquoi une langue contenant le miel apporté par tous les vents ? Pourquoi une oreille, tourbillon féroce, qui aspire les créations ? Pourquoi une large narine, attirant la terreur, le tremblement et l’effroi ? Pourquoi une tendre bride sur l’enfant jeune et ardent ? Pourquoi un petit rideau de chair sur le lit de nos désirs ? (Le livre de Thel, 4).
... Et je te montrerai une chose qui n’est
Ni ton ombre au matin s’avançant derrière toi, Ni ton ombre le soir venant à ta rencontre ; Je te montrerai la terreur dans une poignée de poussière .-’.
Un mythe n’est pas une fiction. Sur le terrain de notre espérance commune la plus infranchissable - vous ne passerez pas et déjà vous riez -, nous tenons tout particulièrement à échapper au danger des équivoques poétiques dont le temps présent continue à faire ses régals. Un mythe n’est pas une fiction, ce n’est pas davantage une métaphore, ni une paraphrase de notre indigence terrestre, ni une faute de français audacieuse. l e dirais, immédiatement que c’est une image, que c’est l’Image, si des malentendus informes et dont nous connaissons trop l’arsenal ne montraient aussitôt le nez (car l’image, ce n’est pas non plus un petit garçon désobéissant qui s’en va quand on l’appelle, le saute-ruisseau de la poésie moderne qui fait partir aux bons endroits et suivant la bonne recette les feux d’artifice agréables de son vocabulaire nouveau-né). Ne perdons pas de temps ici. Un mythe est un objet, et quand nous disons objet aucune définition arbitraire comme aucune des simili-tendances des littératures qui nous entourent ne nous empêcheront de voir clair. On ne nous fera pas tomber dans le panneau bleuâtre que tendent, au clair de lune, les amateurs de mystère, et surtout, ah surtout les clients du merveilleux. Toiles peintes, faux-semblants, goûts bons et mauvais, miracles qui sait, catholiques un jour peut-être, tous les trucs qui relèvent du mot d’ordre : Evade-toi-ça-fait-du-bien m , pauvres petites poussées de fièvre dans un univers ouaté dont cependant, et même au sein de son plus heureux délire la main caresse le contour avec douceur. l’aime mieux, cent fois mieux, ceux qui ne vibrent I> point. Une fois pour toutes donc, un mythe est un objet, c‘est-à-dire une REALITE qu’il s’agit d’atteindre, vers quoi tendent, souvent malgré eux et à travers eux (voir plus haut le mot fatalité) les esprits qui reconnaissent en lui le signe même qui les fait agir (véritable magie de l’être et bien propre à confondre la liberté humaine), soit l’identité qui les unit à lui au milieu du désordre où ils bougent, soit la forme substantielle d’un désir dont ils n’étreignent que l’ombre dans un univers relatif (c’est pourquoi je lâcherai l’ombre pour la proie toujours), soit le lieu même de leur repos, ou la face d’une vérité qui les engendre. Le mythe n‘est ni une apparence, ni une couleur : il est substantiel au-delà des formes, matériel au-delà de la matière ‘j. II est probable, c’est-à-dire infiniment certain, que le mythe se manifeste à un esprit comme l’Annonciateur d’un être total auquel il est voué à s’unir. II prend donc quelquefois les traits d’un symbole. Telles les paroles suivantes : a Tout le visible adhère à de l’invisible, tout l’audible à I’inaudible, tout le sensible à du non-sensible. Sans doute tout ce qui peut être pensé adhère-t-il de même à ce qui ne peut pas être pensé = ’. Ce qui ne peut être pensé, c’est la pensée même, sans doute est-ce l’amour encore. D’autres fois, il signifie la fascination perpétuelle et lancinante que projette dans la vie d’un homme le monde imaginaire, le monde-second où il se débat par l’esprit. II est alors le signe absolu de sa clairvoyance, sa toute profonde maladie, et souvent son assassin. Voulezvous écouter : a l e fus enseveli pendant des milliers d’années dans des cercueils de pierre, parmi des momies et des sphynx, en des chambres étroites, au cœur de pyramides éternelles. Des crocodiles m’infligèrent leurs baisers cancéreux ; mêlé à d’indicibles choses limoneuses, je restai
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5. T. S. Eliot. La terre mise à nu. 6. Au sens, par exemple, où les Idées platoniciennes sont des substances et même des choses sed ante rem et a parte rei. 7. Novalis. Fragments sur la magie.
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étendlu au milieu des roseaux dans la boue du Nil... Tout cela, bien d’autres choses que je ne saurais dire ou que je n’ai pas le loisir d’expliquer, il faut que le lecteur s’en imprègne s’il veut comprendre l’horreur inimaginable que faisaient peser sur moi ces. .. tortures mythologiques *. Mais aux quatre coins du monde les mythes traduisent toujours en langage de sang cet appel. C’est sous l’enseigne du perroquet vivant, qui dit * J’ai soif m , a CET ETRE MYSTIQUE ET REDOUTABLE * que Nerval fut trouvé mort. Et personne9 ne m’empêchera d’affirmer que c’est blessé à mort par le Corbeau qu’Edgar Allan Poe fut trouvé un matin d’octobre 1840 inanimé sur un banc près du pont port de Baltimore. Je nomme maintenant le Soleil Noir, l’innommable, pétri des éclats de la mer rouge, fascination sur laquelle je ne puis insister ici même une seconde. Je nomme les superstitions, qui, par dizaines de mille ont étranglé ceux qu’elles commandaient, pour des fins non-terrestres. Objet à quoi finalement on s’identifie, c’est-à-dire absolument sujet lui-même, tel est le mythe, que des traditions fort anciennes et que nous faisons nôtres, ont porté jusqu’ici.
... II y avait un enfant qui sortait chaque jour Et le premier objet qu’il rencontrait il devenait cet objet Et cet objet devenait une part de lui pour tout le jour ou une partie du jour Ou pour nombre d’années ou d’immenses cycles d’années lo. Le mythe, objet-sujet rayonnant. D’autres fois encore, le mythe participe d’une pure pensée, et ne s’en détache visiblement que pour former une prédilction. Tels m’apparaissent les vers écrits en 1680 par un mystique turc. Niazi Misri : = ... Il’intégralité des pensées que j’ai éprouvées ressusciteront pour ces Assises Où tout sera de nouveau comme à la venue du Printemps. Jours où seront mises à nu les consciences. Jour où chaque pensée revêtira une forme Que de plantes alors et d’animaux y feront notre étonnement ! I l .
Et voici le temps de la réalité hors du monde. Dans l’espace où nous sommes, souvent accablés par le cycle quotidien de petits désastres, les illuminations sensibles et secrètes, impondérables et irrécusables que tracent devant nous les mythes propres à nos destinées, nous permettront toujours d’avancer vers ce qu’ils nous tendent:, préformé. Ce sont les seuls signaux concrets que je veuille reconnaitre, ce sont les seules images. Nous finirons bien par les rejoindre et par avancer, en elles, à travers les destructions et les résurrections précises, beaucoup plus loin que la mort, faut-il le dire, jusqu’à l’oubli même d’être morts. Et nous ne vous livrerons pas 110s secrets mais eux vous livreront à nous. Et j’ajoute qu’aucune confusion n’est possible, qu’aucune contradiction n’est pensable à l’heure où les divers appels qui nous sont propres s’emparent enfin de nos têtes. L’illumination panique qui saigne alors de cœur à cœur, dans ces cœurs de crétins, de vieillards, de faux-vivants, d’enfants-orages, le péril c d’être encore là où on c n’est ,, plus, le face à face foudroyant, le cou sans fin tiré par la lumière du Veilleur, et par-dessus tout la hantise perpétuelle du barrage, le piétinement d’écorces terrestres, l’effort de crevaison I)
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8. Thomas de Quincey. Les confessions d’un opiomane anglais, trad. Borjane, p. 161. 9. Mêrne ceux qui crachent, a en passant *, sur la figure d’Edgar Poë (Cf. Breton. Second manifeste du surréalisme). IO. Wait Whitman. 11. Trad. L. Massignon.
devant le même ciel fermé à double tour, et pour l’ouvrir, c’est-à-dire pour le briser, seules clefs bien nettes et bien précises, seules clefs suffisamment coupantes et suffisamment dessinées, les MYTHES. Passer sous les échelles porte malheur. C’est pourquoi, un jour que je l’en avertissais, Pierre Audard passa délibérément sous une file d’échafaudages. II savait ce qu’il faisait. Pour qui le connaît, il ne peut faire de doute qu’il n’ait voulu marcher là sous son signe, le reconnaître et se livrer à lui. Pour ma part, je ne vois pas ce qui m’interdirait d’abattre ici mon jeu : je suis voué à une image dont je n’ai plus rien d’humain à attendre. Ceci concerne la voûte du crâne ; le sang, le rire et la terreur. Quand le temps sera venu, au jour où confluera toute vie dans une branchie unique battant sur la mer, bien loin après la destruction de nos personnages, je suppose enfin qu’un grand vent inévitable aura déversé, en guise de péroraison absurde, dans je ne sais quelle mer des Sargasses, toutes les faces brûlantes du mythe, passées au rang d’ordures végétales, concrétisées par cette matière des songes * dont nous sommes aujourd’hui faits, et par qui nous serons défaits pour toujours. D’ici là ... Jetons les métaphores et usons du langage : UN ORAGE QUI N’EST PAS DU MONDE EST NOTRE LIEN. André Delons
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Certaines antinomies s’étant révélées ces derniers temps entre la pensée de Roger Vailland et celle de ses amis, il a préféré, en complet accord avec Roger Gilbert-Lecomte et René Daumal, ne pas collaborer à l’activité du Grand Jeu jusqu’à ce que ces antinomies soient résolues. R. G.-L. R. D. R. V.
La Parole
par A. Rolland de Renéville
A Roger Gilbert-Lecornt4
Nous souffrons notre ignorance à la façon d’une maladie dont il est vain de vouloir se défendre, et que la généralité des hommes supporte à présent comme une loi inéluctable. Depuis le temps que nous la tolérons sans clameur, elle s’est constituée partie intégrante de notre système, et notre sérénité abolit du même coup la notion de sagesse, que nous ne sommes plus en état seulement de concevoir, ni même d’admettre. Mais s’il advient qu’un être, hors du triste troupeau, prenne conscience de son état d’homme, et que le feu de la révolte couve sourdement dans son cerveau, le sens du mystère lui écherra en retour comme un premier don, annonciateur des absolues richesses. Une ombre tourmentante et divine dessinera son sourire de vierge autour des plus pauvres choses de la vie, et le poète, dans ses écrits, ne communiquera sa sublime inquiétude qu’attachée aux éléments dont le commun des mortels fait un usage quotidien et sans remords. Les mots eux-mêmes deviendront les premiers objets de son attention. Sous sa plume jaillit à chaque mouvement le mystère le plus sombre et le plus attirant que les rêveurs aient jamais reconnu, et dont les autres hommes se soient le moins préoccupé : On décomposera l’homme en entier, l’on retrouvera peut-être les éléments de la pensée et de la volonté ; mais on rencontrera toujours sans pouvoir le résoudre, cet X contre lequel je me suis autrefois heurté. Cet X est la Parole, dont la communication
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brûle et dévore ceux qui ne sont pas préparés à la recevoir Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l’alphabet qui pourraient vite ruer dans la folie ! ’. Et sans doute le Verbe pose-t-il une interrogation irrémissible. Son impénétrabilité le confond avec la cause des causes. Le problème du langage n‘a pas reçu de la part de la philosophie officielle une solution plus satisfaisante pour l’esprit que le problème de Dieu. Trouverons-nous dans la somrne de connaissances que le souffle poétique emporte à travers les âges quelques éclairs particuliers de vérité qui suffisent à tromper notre angoisse ? La Poésie, cette approximation désespérée de l’Absolu, se doit de ne jamais faire complètement faillite lorsque l’on touche à I’interrogation m&me qui justifie sa paradoxale existence. Tout d’abord nous pouvons tirer quelque encouragement à constater que les poètes ont depuis longtemps découvert la nature de la parole, que tel spécialiste vient seulement de déceler avec éclat. Je songe au R. P. Jousse qui nous a livré cette conclusion que la parole est véritablement un geste, une action. Et simultanément, je songe à Gœthe, au moment où il a placé sur les lèvres de Faust ces paroles révélatrices : a II est écrit : Au commencement était le Verbe ! Ici je m’arrête déjà I Oui me soutiendra plus loin ? II m‘est impossible d’estimer assez ce mot, le Verbe ! il faut que je le traduise autrement, si l’esprit daigne rn’éclairer. II est écrit : Au commencement était l’esprit ! Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop ! Est-ce bien l’esprit qui crée et conserve tout ? II devrait y avoir : Au commencement était la force ! Cependant tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m’arrêter à ce sens. L’esprit m’éclaire enfin ! L’inspiration descend sur moi, et j‘écris consolé : Au commencement était l’action ! = De là à conclure que la parole est un mouvement de l’esprit, il n’y a qu’un pas intellectuel rapidement franchi. Toutefois, le logicien s’interroge plein d’inquiétude : un mouvement de l’esprit ? n’est-ce pas l’habituelle définition de l’idée ? Et se peut-il que ces termes : parole et idée soient à ce point interchangeables qu’on puisse les substituer l’un à l’autre sans dommage ? L’idée enfin ne précède-t-elle pas la parole et dans l’affirmative, restse-t-il un moyen de les confondre ? Avant que de parvenir à la réponse ferme et directe que les poètes nous ont ici laissée, amenons-nous progressivement à cette révélation, sans dédaigner les cheminements discursifs de la raison. Nulle philosophie purement occidentale ne peut ici nous guider. Mais si le problème du langage reste posé à nos penseurs, il ne semble pas que ceux de l’Orient partagent à ce point de vue leur totale déficience. Et cet avantage s’explique sans doute par ce fait que les qualités du mystique, du philosophe, et du poète brillent habituellement sur le front du même homme dans ces contrées surhumaines. La séparation que tout d’abord l’observateur est tenté d’établir entre I’idke et la parole s’apparente à celle que nous sommes accoutumés d’admettre entre l’esprit et le corps. Hypothèse aussi absurde que celle qui consiste à nier l’esprit pour affirmer la seule réalité du corps. L’une se conçoit mal et pose d’insolubles problèmes (par exemple le point d’interaction entre l’âme et la chair), l’autre n’est qu’un suicide de la pensée. Les philosophes de l’Orient, moins liés que les nôtres par les apparences sensibles, ont connu, avant que nos savants n‘en effectuent la démonstration, que l’univers est un composé vibratoire dont les amplitudes variables génèrent des états plus ou moins purs de la matière. Tel nombre est assigné à l’esprit, tel autre à son conducteur charnel. II n’y a donc plus solution de continuité entre la chair et l’esprit. Du même coup, la parole et I’idke deviennent à nos yeux les deux faces d’une réalité identique. Arthur
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1. Balzac. Louis Lambert. 2. Rimbaud. Lettre du Voyant.
Rimbaud n’exprime pas autre chose, lorsqu’il écrit dans la lettre du Voyant : a Toute parole étant idée, le temps d’un langage, etc ... = La parole peut se définir la réfraction de l’idée passant du monde intellectuel dans celui de la matière. Les fréquences plus ou moins rapides de l’énergie organisent dans I’univers des plans sur lesquels tout être créé fonctionne à la fois. De même qu’un organisme humain suppose un système d’émotions et un enchaînement de pensées qui contribuent à en composer l’être et le domine, la parole n’apparaît que surmontée d’une immense colonne spirituelle : elle est véritablement la chair de l’idée qui la suscite. C’est ce qu’exprime ce passage des Védas : a II y a quatre sortes de paroles ainsi que le savent les Brahmanes instruits dans les Védas, trois d’entre elles sont latentes, et la dernière est prononcée. Ces distinctions correspondent respectivement à l’absolu (première parole en puissance) se réalisant lui-même (deuxième parole) et désirant s’exprimer (troisième parole) par une création (quatrième parole, ou parole prononcée), et sont établies dans la structure intime de la même réalité. Le mot ou verbe peut donc recevoir sans abus l’épithète de parole ou de pensée, selon la phase pendant laquelle on la considère. Nous ne le nommerons pas comme tout à l’heure un mouvement de l’esprit, mais bien l’esprit en mouvement. Cette conclusion nous permet d’admirer en connaissance de cause ces quelques vers de Mallarmé :
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Une voix, du passé longue évocation, Est-ce la mienne prête à l’incantation ? Encore dans les plis jaunes de la pensée Traînant, antique, ainsi qu’une toile encensée Sur un confus amas d’ostensoirs refroidis, Par les trous anciens et par les plis roidis Percés selon le rythme et les dentelles pures Du suaire laissant par ses belles guipures Désespéré monter le vieil éclat voilé S’élève ;
Pour peu que nous débarrassions la proposition principale des incidentes qui la surchargent, nous trouvons ces lignes très claires : Une voix Encore dans les plis jaunes de la pensée S’élève.
Nos remarques sur la constitution de la parole, qui ne devient telle qu’au moment de son apparition sur le plan physique, nous permettent de pénétrer le sens parfait de ces vers. La voix que le poète entend venir du fond de son inconscient ne se formule pas encore en paroles, elle participe à l’absolu de la pensée, et s’apprête à descendre dans le monde formel, où sa transformation d’idée en parole doit s’accomplir. Au passage, il est émouvant de se rappeler, à propos de l’expression * les plis jaunes de la pensée B que les occulistes ont de tous temps établi une correspondance entre le jaune, couleur solaire, et les états de spiritualité ’. Dans les autres vers de la citation Mallarmé compare les paroles du poète au suaire qui enveloppe une ancienne idée dont la forme pure dessine son 3. a Ouverture ancienne d’Hérodiade =, N.R.F., novembre 1926. 4. Les auréoles des saints posent un nimbe doré sur leur face. Et les biographies les plus diverses contiennent d’innombrables assertions au sujet de la luminosité que dégage la physionomie des grands mystiques au moment de leurs extases. Dire qu‘un visage s’éclaire, n’est pas toujours une façon de parler. J’ajoute que les Kabalistes nomment la lumière le Corps de Dieu, et par conséquent celui de la pensée absolue.
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rythme sous la toile, et se révèle, à travers les dentelles que les mots composent autour de sa grâce, impérieuse et voilée. L’identité de la parole et de l’idée étant posée, la question de leur priorité d’apparition se réduit du même coup. Le poète subit une réalité dont les degrés de manifestation ne se subordonnent pas. La parole ne se trouve en état d’infériorité vis-à-vis de l’idée que dans la mesure où l’univers se conçoit comme dégradation de Dieu. C’est ce qu’enseigne le passage suivant ide I’Anugita : s La parole et l’intelligence se rendirent chez le Soi de I’Etre et le prièrent de détruire leurs doutes, et de rendre sa décision sur celui des deux qui précédait l’autre et lui était supérieur. Le Seigneur Mais la Parole répondit au Soi de répondit : Le mental est supérieur. I’Etre, en disant : = En vérité, je réponds à vos désirs voulant dire que, par la parole, le mental acquérait précisément ce qu’il désirait. Alors le Soi ajoute qu’il y a deux Mentals : le = mobile = et I’ immobile ”. L’immobile, dit-il, est de votre domaine. = Cette distinction établie entre le mental immobile et le mental mobile (que nous avons précisément nommé l’esprit en mouvement) correspond aux riotioiis d’idée et de parole. I I est bien entendu que de l’une à l‘autre, il n’y a pas changement brusque, mais variation insensible. Toutefois, plus le poète s’achemine de la parole à l’idée, et plus il s’élève vers la pureté. Pour le même motif, les rythmes informulés de l’inconscient restent plus purs que les paroles qu’ils suscitent, et les mots qui affleurent à la surface de l’esprit perdent une partie de leur rayonnement lorsque le poète les prononce. C’est ce qu’exprime encore I’Anugita : La Parole est bruyante ou sans bruit. De ces deux, celle qui est sans bruit est supérieure à celle qui est bruyante. Sans aller jusqu’à confronter l’idée vierge et sa traduction verbale, il n’est pas sans profit de s’arrêter entre ces deux pôles. II nous apparaît alors que la profondeur d’un poème varie en raison inverse de sa puissance s0noi.e. La grande poésie n’admet que la méditation, la lecture intérieure, l’articulation de la pensée. Tout au contraire le discours, la poésie descriptive, les faux ornements prennent à la scène toute leur valeur clinquante. Un sonnet de Mallarmé ne se peut réciter en public. Dans les mêmes circonstances, les dorures et les oripeaux de Hérédia susciteront un grand mouvement d’admiration. Nous comprennons aussitôt la raison profonde qui fait à jamais du théâtre un genre inférieur, et digne seulement de nourrir les esprits grossiers. Les grands écrivains se révèlent à ceci que leurs pièces sont injouables ’. Je n’en veux que Racine pour exemple. Et il est bien évident que l’articulation de la pensée est plus près de la pensée pure que le mot prononcé. Elle conserve un peu de cette lumière que le mot, trop matériel, va cerner dans son ombre. A la manière d’une âme qui oublie ses rêves lorsqu’elle regagne son corps. a La parole étant idée la logique devait amener à poser la possibilité d’une progression de l’une à l’autre, sans aucune préférence entre elles au point de départ. Passer de la parole à l’idée, c’était sans doute renverser le processus courant du fonctionnement intellectuel, mais rien ne s’y devait opposer, et des révélations inattendues pouvaient en résulter. C’est ce que comprit André Breton, et voici précisément en quels termes il rendit compte des premières expériences surr6alistes : On commençait à se défier des mots, on venait tout à coup à s’apercevoir qu’ils demandaient à être traités autrement que ces petits auxiliaires pour lesquels on les avait toujours pris On les avait vidés de leur pensée et l’on attendait sans trop y croire qu’ils commandassent à la pensée. Aujourd’hui c’est chose faite. E
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3. Préface a l’Exposition Delbrouck et Defize, avril 1929.
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nouvel ennemi. Je crains même que vous ne laissiez cet état d’esprit matérialiste régner beaucoup trop près de vous, parfois 4 . Voilh un des points les plus brûlants de notre activité idéologique: et sur ce point, je n’ai pas grand chose à espérer du surréalisme. Dans tous les champs de notre doctrine, chacun de nous apporte ses possibilités particulières d’expression au service intégral d’une pensée unique. Ainsi Rolland de Renéville travaille à établir les coordonnées multiples de la création poétique (l’essai qu’il publie dans ce numéro est une des pièces de son ouvrage) ; Gilbert-Lecomte travaille à une Vision par I’Epiphyse où il bâtit l’architecture de feu de la pensée mystique et de l’esprit de participation : c’est avec lui - et comment pourrais-je désormais penser autrement qu’’en ce qui est notre substance commune ? - que j’ai entrepris l’exposé d’une métaphysique expérimentale ; et les conséquences de notre course au réel (que vous nommez pauvrement, pour ce que vous en pressentez, le surréel) sont bien autrement terribles et concrètes que vos exercices dialectiques et pseudo-pythiques. Vraiment, je puis bien, de mon côté, vous adresser des signes d’intelligence, mais doivent-ils être sans espoir de réponse ? Idéalement donc, et en résumé, si je considère votre appel comme s’adressant au Grand Jeu, je constate qu’un accord de principe sur un programmeminiinum serait possible entre nous, que même une collaboration serait souhaitable ; mais, d’une part, la confusion que je vois régner dans le surriialisme, l‘insuffisance de son programme ; d’autre part, le fait que le Grand Jeu lui, s’il possède dès maintenant un plan d’activité suffisamment précis et une idéologie complète, n’a encore réalisé que les tous premiers points de son programme ; cette double raison rendrait une collaboration entre nous aujourd’hui au moins prématurée. Par ce simple exposé de ma pensée sur nos relations, vous voyez vousmême combien il me semble impossible, à l’heure présente, d’aller vers vous ; en le prenant d’un point de vue suffisamment haut et désintéressé, je n’aurais même pas peur de dire : venez avec nous, dans la même voie, pour éviter de vous perdre ; si semblable appel paraît d’une prétention extreme, ce n’est qu’à l’égard des jugements individuels, nullement justifiables devant l‘esprit impersonnel. Malheureusement, les voies des réalisations terrestres ne sont pas celles de l’esprit. III est trop certain que vous, André Breton, ne pouvez venir à nous. Mais nos situations respectives dans: le monde, parmi la foule de nos ennemis communs, ne nous perrnettent pas de nous ignorer mutuellement ; observons-nous donc les uns les autres dès maintenant, et nous verrons lesquels de vous ou de nous, iront le plus loin dans la direction du but que vous avez parfois nettement entrevu. Ainsi, ‘lorsque vous écrivez : s Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement », il s’agit bien du point vers lequel tendent nos efforts, de ce point où, finalement, nous vous assignons rendez-vous, sur la route duquel nous laissons derrière nous assassinés tous les espoirs possibles qui successivement se présentent ; et, rejetant ceux. qui, comme vous dites,
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clarté dont je ne puis donner la moindre idée, tellement ce caractère de certitude, de nécessité absolue est ignoré de la pensée humaine normale, je comprenais le sens, aussi atterrant, désespérant par sa simplicité que par son évidence, de ce mouvement visuel et sonore : le dernier mot de tout, l’explication, par la voix d’un absolu de cruelle ironie, de l’existence de mon esprit, tenait dans une sorte de raisonnement supra-logique terriblement simple, impossible à traduire. Je n’ai jamais admis, et ne pourrai jamais admettre la croyance chrétienne en une damnation éternelle ; et pourtant, à ce moment, que je suis sûr de pouvoir retrouver dans quelques minutes, j’ai la certitude (il me faudrait ici un mot qui soit à a certitudes = comme celui-ci est à cc sentiments, vague impression =), j’ai l’évidence simple et éclatante que je suis, moi le seul être, irrémédiablement perdu (et ici encore le mot de perdition n’est qu’une très vague approximation), que je ne suis pas autre chose moi-même qu’un très simple cercle vicieux. Et je me dis en même temps (car si ma vie à l’état normal m’apparaît maintenant comme une grossière illusion, je n’ai à aucun moment perdu contact avec elle) : dans quelques heures, tout cela sera fini, mais c’est en cet instant que je sais la vérité, et c’est tout à l’heure que je me tromperai en oubliant cette évidence éternelle -. Malgré cette évidence, je persiste à penser ceci (s’il en était autrement, je n’aurais qu’à devenir fou ou me tuer, car auprès d’une pareille certitude la vie, la mort, la raison, la démence sont vraiment sans aucune importance) : ce sentiment de l’irréparable est le plus haut degré de certitude que puisse atteindre l’esprit humain comme tel ; il n’est pas la certitude absolue. Dans cette expérience, je suis placé dans de telles conditions de pensée que mon esprit d’homme individuel prend conscience de la contradiction qui lui est inhérente et qui, se résolvant, le conduit nécessairement à sa perte. Mais, parce que ces conditions ont été établies accidentellement, et non par un effort conscient de libération, cette dissolution d’une forme temporaire de l’esprit m’apparaît comme une fatalité absurde, au lieu d’être pensée clairement comme une nécessité ; je suis conscient de ma perte irrémédiable en tant qu’homme, sans être capable déjà de me penser hors des formes humaines. Cette condition de désespoir et de souffrance sans fin, ce serait celle de l’esprit humain s’il était éternel ; et si je l’ai rencontrée, c’est pour m’être pensé moi-même comme éternel, tout en restant homme. Et je suis conduit à penser que par un travail volontaire de l’esprit je pourrai un jour établir les mêmes conditions de conscience ; mais le désespoir de la conscience humaine sera alors complètement effacé par la clarté plus vive d’une appréhension de soi-même selon un mode supérieur, plus libre. J’ai observé le même phénomène en absorbant des vapeurs d’éther. Or, il existe de nombreux éthéromanes, qui ignorent tout de cette révélation ; sans doute parce que, parvenus à ce point critique, ils ne peuvent plus penser, et s’endorment. Autrement, ce désespoir, cette souffrance plus qu’humaine les guérirait vite de leur manie : il est impossible à un homme de subir chaque jour une telle évidence. l e crois, d’ailleurs, qu’il en est de même pour tout toxicomane. Si, au moment où son corps entre dans le régime du sommeil, il restait conscient, il se trouverait, j’en suis convaincu, enchaîné dans un cercle d’irrémédiable détresse semblable à celui que j’ai essayé de traduire en paroles. Et l’euphorie qu’il avait recherchée, aussi bien même que sa contre-partie, la torture du besoin, ne seraient rien à côté de ce supplice surhumain. C’est pourquoi la possibilité, pour un homme, d’une expérience telle que celle que je viens de décrire, est tout à fait contradictoire avec le goût des stupéfiants. Enfin, ayant eu un jour à subir une anesthésie générale par le protoxyde d’azote (mais je crois qu’il en serait de même par l’emploi du chloroforme ou de tout autre anesthésique général), j’ai reconnu immédiatement la même certitude, la même détresse ; et sous le masque même, je me disais que presque tout autre homme, à ma place, à cet instant, dormirait déjà ; . qui sera l’éternel aliment de son âme. Nous ne mangeons que dans cet instant, c‘est-à-dire dans l’éternité ; mais cet acte simple, unique est la cause de certaines pensées qui se développent dans l’intelligence après que nous avons mangé, ils ne
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peuvent plus nous nourrir. Mais nous pourrions nous y tromper, et adorer nos pensées ; pour fuir ce danger, il nous faut faire don des effets intellectuels de cette communion, en faire des objets extérieurs à nous, ce seront, par exemple, des essais philosophiques. Il est lune autre sorte de production de l’esprit qui est aussi le résultat de la communion, et qui, en même temps, peut, par chance, être une nourriture pour les autres âmes. C’est tout ce que, dans un sens très large, Ion peut nommer poétique, c’est toute œuvre procédant directement des mouvements qui résultent, dans toute notre nature, de l’acte d’union. Et comme, lorsque notre esprit mange, ce qui importe n‘est pas que tel esprit trouve tel aliment, mais qu’il y ait acte de manger, et que cet acte de communion n’est à personne mais vaut par lui-même, nous recherchons non seulement pour nous, mais pour tout esprit, toute occasion de nourriture et tous les objets qui peuvent disposer à attendre l’aliment. Ce seront des poèmes, des contes, des dessins ou d’autres créations. II est enfin de simples objets du monde qui peuvent nous nourrir - II faut avoir la chance de les rencontrer. Et cette nourriture que nous pouvons trouver çà et là par le monde, nous les proposerons (sic) sous forme de chroniques. D’abord pour éloigner des choses qui nous ont nourris mais qui maintenant ne le peuvent plus, et vers lesquelles nous serions tenter de revenir; ensuite, parce que nous ne pouvons nous défendre de croire que, puisqu’il y a quelque chose de commun dans chaque nature d’homme, il existe sans doute des aliments que plusieurs, en des instants favorables, mangeront. René Daumal
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Les petites recettes du Grand
Je tiens pour un lâche celui qui, niant la réalité d’un progrès de la pensée vers le seul être universel et se satisfaisant, enfermé dans les limites humaines, de ce qu’il croit être pensée, négligerait d’essayer, par un minimum de bonne foi, de pratiquer l’un des si simples et si faciles exercices suivants : 1. Pour échapper au nominalisme (il faut toujours en revenir à ces vieilles questions. Non seulement le mot tue l’idée, ce qui ne serait rien en soit, car ou bien l’idée est éternelle et elle renaîtra sous une autre forme, ou bien elle ne l’est pas, et alors elle m’importe peu, mais le mot tue l’idée à l’insu de celui qui le prononce, et qui alors n‘a tout au plus qu’une ombre, un schéma d’idée, croyant avoir l’idée. A ce moment, il est naturel qu’on soit nominaliste ; et ce qu’on croit être l’idée relève alors bien d’une explication matérialisée par la physiologie et la sociologie linguistique. II est d’ailleurs fréquent qu’après un forçage intellectuel provoqué par I’enthousiasme pour une doctrine, tel idéaliste convaincu, perdant ce bel élan, n’ait plus dans sa bouche que des peaux mortes de mots et devienne vo Io nt ie r un maté riaI ist e int ra nsi geant) . Choisissez donc une idée abstraite comme celle de vérité. Vous croyez penser vérité I> en disant cc vérité n . Décrétez alors que tel mot arbitrairement forgé, comme ’ signifie ’ et, en prenant bien garde de n’esquisser aucunement le mot a vérité ’’ par les mouvements de votre appareil vocal, prononcez s D
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Nadja N’ d’André Breton
Que les hommes sont prévisibles ! II y avait beau jeu pour les critiques de se livrer sur Nadja à leur travail de dépréciation ; ils n’y ont pas manqué. L‘occasion était trop propice, et André Breton n’en avait jamais offerte de meilleure. Enfin ils pouvaient appliquer les cadres de leurs lieux communs à un esprit qu’ils considéraient comme un des plus scandaleux de CE! temps, et des plus irréductibles à leurs formules. Nadja, dirent ces et ces dames, peut-être... Nadja, c’est le merveilleux. Le messieurs merveilleux, mais nous connaissons ça ! Nous connaissons très bien ! Et l’amour ! Et les mystérieures rencontres de tous les jours ! La poésie, les regards sur l’inconnu, Freud, la liberté, la vie inconsciente... Oui, les tristes cribles de l’intelligence française moyenne ont fait leur office. Breton n’a pas craint leurs farines ; et quel courage, d’oser encore parler du mystère, de l’amour, de la liberté ! d’écrire un livre pour que des barbes graves s’imaginent y retrouver de vieux avortons de pensées, et fklicitent l’auteur d’avoir écrit enfin des choses qu’elles puissent Enfin, les entends-je se dire, un livre de Breton à propos comprendre ! duquel nous pouvons évoquer nos connaissances psychologiques, et les goûts de notre époque, et les tendances des nouvelles générations, et nous montrer impartiaux par dessus le marché : remarquable événement littéraire ; le surréalisme a tout de même abouti à quelque chose, et ... ,, oh ! assez ! II serait plus facile de pardonner le mal qu’on a dit de Nadja que ces abaissantes louanges. Le merveilleux, ah ! oui, ses yeux luisent derrière ces pages, ces paupières battantes. Mais je crains d’en parler, maintenant que n’importe qui
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en a pu faire l’ornement de sa v i e ; le rêve est devenu un papier peint et le mystère une carpette. Là dessus, on se laisse aller aux plus tristes discussions littéraires ou psychologiques, on se permet des rapprochements, des comparaisons, et l’on va jusqu’à improviser des métaphysiques, ce qui est une des façons les plus répugnantes de se servir du discours. Si j’avais maintenant le loisir d’exposer ce que je sais - pour l’avoir ou ce que je sais ne pas savoir sur le monde et sur retrouvé l’esprit, je pourrais parler du merveilleux en général. Autrement, je m’y refuse. De ces coïncidences qui à tout instant brûlent les yeux qui osent les voir, je ne pourrais rien dire qui ne soit contenu dans tel passage de Nadja, celui par exemple (page 67) où Breton rapproche deux faits dont la relation absolue ne peut qu’être saisie immédiatement et sur laquelle par conséquent on ne peut dire davantage.
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J’essaie de m’exprimer au milieu d’une confusion et d’un malentendu dont le spectacle est des plus grotesques. Le merveilleux dont je parle est la forme que revêt nécessairement la vie humaine dès que je cherche à lui échapper; on voit que je suis bien loin de l’entendre, ainsi que font la plupart comme un voile charmant jeté sur le monde pour nous le faire accepter, pour nous consoler de notre ennui et de nos esclavages. II faut constater le mystère, ouvrez les yeux sur ce scandale, voyez ce que jusqu’ici vous avez refusé de v o i r ; ou tout au moins regardez le reflet du merveilleux dans d’autres prunelles, comme celles de Nadja, dans les yeux de ces médiums qui, si vraiment vous voulez voir, surgiront toujours autour de vous. Vous saurez ce qu’elle est, la Merveille, pour dire comme Breton ; je ne puis vous l’apprendre. Je puis seulement vous répéter qu’elle n’est pas ce triste délassement des esprits faibles ; elle n’est pas cette façon de rendre la vie pittoresque - ce qu’il y a d’odieux dans ce mot s’accorde bien avec le sentiment qui lui correspond - ; elle n’est pas cette facile consolation bien proche de ce que les théologiens, qui s’y connaissent, nomment la cc délectation morose ; elle n’est pas le verre multicolore que tu réclamais de ton vitrier, ô Baudelaire, avec quel sarcasme ! car tu les aurais fracassées aussi, ces vitres magiques, comme les brise incessamment la Merveille, parce qu’elle n’est pas, ah ! non, elle n’est pas cc la vie en beau m. Ces erreurs, ces détournements de sens ont fini par rendre attrait du mystère » , qui impossible l’emploi honnête des mots (< rêverie sont maintenant au merveilleux véritable ce que la bigoterie est à l‘amour. Mais il est encore plus difficile maintenant de parler de l’amour. Nous avons autour de nous des légions d’érotomanes qui s’en donneraient à cœur joie ; leurs lamentables libertinages d’impuissants vont des animaux jusqu’au bon Dieu I , si bien que je ne pourrais plus écrire le mot de mysticisme sans lui joindre une page d’explications. Les escrocs de l’esprit dont pullule la littérature n o x i ont volé nos mots les plus chers. Je les crois d’autant plus difficiles à reconquérir que les dernières pages de Nadja, celles qui donnent son sens à tout le livre, sont passées presque inaperçues, que personne peiit-être n’a entendu derrière elles les vers éternels de l’Artémis de Nerval qui, pour Roi; forme avec le Léthé des Fleurs du Mal la limite probable d e ce que les t-ornmeç poiirront jamais dire de leur amour. La Treizième revient ... ». et mrnment ne serait-elle pas toujours la même, puisque c’est l’Amour éternel qui se crée 6 Iuimême ses formes variées, qui se pose ses propres ohiets qu’il n’atteindra jamais? Et je veux vous dire maintenant. MonsieLir w r t i a n t trks bien à
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