Bien Juger


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Table of contents :
Table......Page 349
Préface de Jean Carbonnier......Page 13
Introduction: L'événement de juger......Page 17
Première partie LES RITES DU PROCÈS......Page 21
Chapitre 1 : L'espace judiciaire......Page 23
La construction du temple de justice......Page 24
Un espace séparé......Page 32
Un lieu sacré......Page 38
Un parcours initiatique......Page 45
Chapitre II: Le temps judiciaire......Page 51
Une maîtrise du temps......Page 52
Une régénération de l'ordre......Page 60
Une rupture de la durée......Page 67
Chapitre III: La robe judiciaire......Page 71
Le vêtement rituel......Page 72
Le double corps du juge......Page 83
Le manteau du droit......Page 87
Les officiants......Page 93
L'accusé......Page 101
Le public......Page 110
Les postures......Page 115
Le serment......Page 119
Une exposition volontaire au sacré......Page 125
Le silence et la voix......Page 131
Les mots......Page 135
Le débat......Page 141
Chapitre VII : Rituel français, rituel américain......Page 149
Cérémonie et séance de travail......Page 150
Célébration de l'ordre et célébration des libertés......Page 160
Loi idéale et règle du jeu......Page 167
Brebis égarée et gouvernement de soi......Page 174
Deuxième partie LA JUSTICE PEUT-ELLE SE PASSER DE MISE EN SCÈNE?......Page 179
Chapitre VIII: Archéologie de la scène judiciaire......Page 181
De la souillure à la faute......Page 182
Du décret des dieux au débat des hommes......Page 188
Un cadre actif......Page 193
Un travail jamais achevé......Page 201
Chapitre IX: Topographie judiciaire et topique du sujet......Page 207
Toute-puissance de la pensée et discours judiciaire......Page 209
Rituel obsessionnel, rituel judiciaire......Page 213
Le retour du refoulé......Page 217
Chapitre X : La mise en scène du conflit......Page 223
Du roi « fontaine de justice» à l'État justiciable......Page 224
La nouvelle scène de la démocratie......Page 229
La parodie du procès stalinien......Page 233
De l'État-providence à l'État pénal......Page 240
Chapitre XI : Justice sans scène?......Page 249
La violence symbolique......Page 250
L'impasse de la justice informelle......Page 256
La raison du jeu......Page 263
Chapitre XII: La délocalisation de la scène judiciaire dans les médias......Page 267
L'impossibilité d'un monde sans symbolique......Page 269
Le fantasme de la transparence totale......Page 277
L'illusion de la démocratie directe......Page 282
Chapitre XIII: Le non-lieu du procès......Page 289
Une géométrie sans distance......Page 291
Une paralysie du temps......Page 297
Une parole sans locuteur......Page 299
Chapitre XIV: Le drame de la justice......Page 303
Le tragique du jugement......Page 304
Ars judicandi......Page 310
Une art politique......Page 317
Conclusion: Construire la démocratie......Page 321
Bibliographie......Page 323
Index......Page 343
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Bien Juger

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ANTOINE GARAPON

BIEN JUGER ESSAI SUR LE RITUEL JUDICIAIRE

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DU MÊME AUTEUR CHEZ ODILE JACOB

Le Gardien des promesses, 1996. Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire , 1997. Des crimes qu’on ne peut ni punir ni pardonner, 2002. Peut-on réparer l’histoire ? Colonisation, esclavage, Shoah, 2008. Sous la direction de Denis Salas : La Justice et le mal , 1997 . Avec Frédéric Gros et Thierry Pech : Et ce sera justice ! Punir en démocratie, 2001. Avec Ioannis Papadopoulos : Juger en Amérique et en France , 2003.

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Avertissement de l'auteur: La première partie du présent livre reprend, en le remaniant entièrement, un ouvrage aujourd'hui introuvable que j'avais publié en 1985 au Centurion sous le titre: L'Âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire

© ODILE JACOB, 1997, 2001, 2010 15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS www.odilejacob.fr ISBN 978-2-7381-9777-1 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L.122-5, 20 et 30 a), d'une part, que les "copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective" et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, "toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite" (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

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Remerciements

Que la publication de ce livre soit pour moi l'occasion de remercier tous ceux qui l'ont rendue possible: Jean Carbonnier, dont le soutien ne s'est jamais démenti au cours des ans; Katherine Fischer Taylor, dont l'accueil à l'université de Chicago m'a permis d'enrichir cette réflexion de références américaines; Philippe Ouannès et Pierre Geissmann, dont l'absence est irremplaçable; Marie-Claude Miquel, qui m'a aidé à établir l'index; Annie Avy, qui a relu le manuscrit et dont les commentaires sont toujours aussi précieux.

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À Claire

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Un baudet chargé de reliques S'imagina qu'on l'adorait: Dans ce penser il se carrait, Recevant comme siens l'encens et les cantiques. Quelqu'un vit l'erreur, et lui dit: « Maître Baudet, ôtez-vous de l'esprit Une vanité si folle. Ce n'est pas vous, c'est l'idole À qui cet honneur se rend, Et que la gloire est due. » D'un magistrat ignorant C'est la robe qu'on salue. Jean de LA FONTAINE

L'Âne portant des reliques

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Préface

L'ai-je lu? L'ai-je rêvé? Un empereur à qui ses conseillers avaient suggéré d'extirper des lois romaines les restes d'une legis actio archaïquement formaliste en avait été détourné par des graffiti, un carré magique charbonné sur les murs d'une basilique:

IVER VE RI E RI T RITU L'exhortation était claire: Va! C'est le rite qui fera éclore la vérité. M. Antoine Garapon n'y aurait pas contredit. Son livre, qui condense élégamment des recherches considérables et des réflexions approfondies, s'il est l'illustration du rituel judiciaire, en est aussi, en définitive, la défense. Le champ était vaste. Des positivistes étroits auraient peut-être demandé à distinguer davantage entre le rituel de droit et le rituel de mœurs, voire de folklore, entre les rites dont l'absence annule et ceux dont la présence amuse. Mais la sociologie des normes ne s'arrête pas à ces cloisons, et elle saura gré à l'Auteur d'avoir traité son objet, suivant la recommandation de Marcel Mauss, comme Jln « phénomène social total».

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BIEN JUGER

Le traiter n'était pas seulement le dépeindre, c'était aussi le pénétrer, le comprendre. Le pittoresque, lorsqu'il défie la compréhension, tend au baroque, qui est déraison - avec l'esthétique en plus. Beaucoup de rites judiciaires ont l'apparence du baroque. Alors, pour les rationaliser, nous leur imaginons, dans un passé très lointain, une utilité pratique, bassement pratique, depuis évanouie, qui les aurait suscités. Le témoin, la dextre levée, la paume ouverte vers le juge? C'était pour assurer qu'il n'avait point d'anne. La justice rendue sous un chêne? Il était bon d'avoir un gibet à deux pas de la salle d'audience. Comment se fait-il, pourtant, que cette prétendue fonction pratique nous ait elle-même l'air baroque? Et qu'en revanche, si nous mettons à sa place une fonction symbolique, celle-ci, malgré son impalpabilité, nous semble quelque chose de raisonnable? Les doigts levés cherchent les dieux; l'arbre sacré respire et inspire. Il n'y a rien d'étonnant à ce que la symbolique des rites fasse entrer la justice en poésie: la poésie et la forme ont partie liée: la poésie n'a-t-elle pas été définie comme le langage qui n'a d'autre raison que sa propre forme? Dans la forêt des symboles nous attend, pour nous séduire, le talent de l'Auteur, culture et intuition mêlées. Sous chacun des éléments du rituel judiciaire - que ce soit, par exemple, l'espace ou le temps, la robe ou les mots - une explication nous est proposée, ici à l'aventure par la psychologie des profondeurs, ailleurs peutêtre par la magie ou la théologie, ces psychologies des cieux. Ce n'est pas, cependant, que jamais nous perdions de vue la terre ferme de la procédure positive. Car, à la différence de Beaumarchais et de Jhering, qui sur la forme nous ont laissé des bégaiements et des maximes dignes d'écho sans en avoir eu plus qu'une expérience de justiciables, M. Garapon, lui, en a une expérience de juge. Il a fréquenté l'envers du décor; il a été, serait-on tenté de dire, acteur de la comédie. Mais de comédie, de décor, il n'est point question dans sa pensée: ni artifice ni artefact, le rituel est de la nature même du judiciaire. Nous le croyons sans peine. À preuve ce qui se passe lorsque des gangsters, pour faire leur propre police, s'avisent de jouer au tribunal. Ils s'installeront à trois, à cinq, à sept, mais pas à quatre, un peu haut derrière une table, cacheront leurs jambes, boutonneront

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PRÉFACE

leur col, fermeront leur visage, planteront leur accusé debout à distance respectueuse et l'interpelleront avec la gravité la plus solennelle. Tout impatients qu'ils sont, ils devinent d'instinct que l'on ne juge pas comme l'on assassine. Il semble que, par une sorte de mécanisme naturel, toute justice, la justice sécrète les formes dont elle a besoin pour ralentir sa marche, pour se donner le maestoso qui fait qu'elle n'est pas l'administration, encore moins l'exécution. Aussi la seule idée d'une justice expéditive nous estelle insupportable dès avant que nous ne sachions quelles sentences pourraient en sortir: c'est que, dans l'expression, les deux termes nous paraissent réciproquement se nier. Ce qui n'empêchera pas l'opinion, à d'autres moments - tant nous sommes flottantes fumées - de réclamer une justice dépouillée de formes. Quand les sociologues américains parlent de justice informelle (comme ils parlent de mariage informel), c'est à tout autre chose qu'ils pensent: à des combinaisons d'initiative privée -l'arbitrage en tête - pour régler les litiges en dehors de l'État. Mais, chez nous Jacobins, la notion reste centralisée: c'est à la justice d'État que l'on demande de se dégager des rites pour se faire plus intime et moins intimidante. Une justice familière, familiale, désir éternel. La Révolution l'avait eue, et notre époque a essayé de l'accomplir avec ce type d'audience dont elle fait bénéficier les adolescents en mal de déviance et les ménages en mal de divorce, l'audience du cabinet. C'est une audience sans auditoire, partant sans contrôle. M. Garapon ne fait pas mystère de sa méfiance: les formes - par l'attrait du spectacle, j'imagine, et par l'impression laissée sur la mémoire - auraient procuré au procès une publicité étendue et durable; leur suppression crée une clandestinité qui, pour la liberté individuelle, est un péril. Mais, encore plus peut-être que le secret, c'est l'affectivité du colloque singulier que l'on peut redouter. Sans l'écran d'un rituel, l'immendiatezza du juge (pour faire un emprunt à l'italien des processualistes) incite à une justice paternaliste - ne vaudrait-il pas mieux aujourd'hui dire « maternante )}? - qui ramène les justiciables à l'état d'enfance. Les débordements d'une justice trop chaleureuse font naître la nostalgie d'un droit froid, des lois de glace. Jean

CARBONNIER

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INTRODUCTION

L'événement de juger

Imaginons un instant un spectateur venant assister pour la première fois à une audience. Qu'est-ce qui le frapperait le plus? Le droit, la procédure ou les robes, le décor de la salle d'audience, le langage employé? Il sera plus surpris par l'étrange spectacle qui se déroule devant lui que par la discussion juridique. Quand nos anthropologues étudient une cérémonie d'initiation ou une danse votive, ils se concentrent sur les costumes et les chants plutôt que sur leur effet sur les récoltes ou sur la fécondité des femmes. Pourquoi ne pas s'appliquer la même méthode? Les rites du procès contemporain sont-ils des vestiges d'une forme archaïque et religieuse ou sont-ils consubstantiels au procès? Si les rites étaient à la justice ce que les bonnets carrés étaient à la médecine, ils auraient disparu depuis longtemps, or ce n'est pas le cas: les rites de la justice sont tenaces. Comment expliquer cette persistance? Après avoir recherché le droit chez l'autre, l'anthropologue ne devrait-il pas s'intéresser aussi à l'Autre dans notre droit, c'est-àdire à la part du symbolique dans la vie juridique? Ce sl;ljet reste, en dehors de rares exceptions, boudé par la sociologie. Elle n'y voit que « poudre aux yeux» et volonté d'impressiOlliler les justiciables. Outre des obstacles de méthode consistants 1, une telle attitude, en attribuant d'emblée une fonction au 1. Le rituel ne s'adresse-t-il pas aussi - voire surtout - aux profes-

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rituel judiciaire avant même de l'avoir étudié, ne fait-elle pas sombrer la sociologie dans l'illusion du savoir immédiat contre laquelle, par ailleurs, cette discipline ne cesse de nous mettre en garde? Peut-être les sociologues n'ont-ils pas assez médité cette recommandation de Durkheim: « Le caractère conventionnel d'une pratique ou d'une institution ne doit jamais être présumé 2. » Les juristes n'y prêtent guère plus d'attention. Eux non plus ne sont pas encore sortis d'un positivisme qui prétend fonder tout l'ordre juridique sur le primat de la règle, et les sciences humaines ont déserté le droit en le réduisant à une simple technologie de domination politique ou de régulation sociale. À ces difficultés s'en ajoute une autre, plus spécifiquement française, qui tient à la déconsidération dans laquelle est confiné le judiciaire. Notre pays porte plus d'intérêt à l'État qu'au droit, au droit qu'au juge, au juge administratif qu'au juge judiciaire. On ne parle que du juge constitutionnel, mais « juger des règles, dit Hegel, n'est pas la même chose que juger des situations de fait, des "cas dans leur singularité immédiate" ». Avant d'être une faculté morale, juger est un événement. Les deux sont inséparables comme le texte du contexte. Peut-être gagnerait-on, en effet, à mieux distinguer la justice comme valeur morale et politique, du jugement - esthétique, littéraire, scientifique - d'avec l'acte de juger. La justice ne connaît que des jugements en situation dans les deux sens du terme. Tout d'abord parce que le juge ne statue que sur des cas particuliers mettant en cause des hommes en chair et en os alors que le juriste envisage les problèmes de droit débarrassés de leur dimension humaine. Mais, de surcroît, le juge, à la différence du médecin ou de l'entrepreneur, ne peut exercer son jugement que dans des circonstances bien déterminées, celle de la salle d'audience et au terme d'un échange d'arguments réglé par la procédure. Pour lui, il n'y a pas de jugement « pur », libéré des conditions physiques de sa réalisasionnels de la justice que sont les magistrats ou les avocats? Comment expliquer qu'il soit si vivace dans les procès sans public, comme au civil ou à la Cour de cassation? 2. É. Durkheim, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, Presses Universitaires de France, 18e édition, 1973, p. 28.

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L'ÉVÉNEMENT DE JUGER

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tion. Son contact avec la réalité est toujours médiatisé par un cadre rituel. Comme le rappelle un auteur médiéval, « sans une personne, la Justice et la Raison ne font rien 3 ». L'événement de juger fait partie de la justice au même titre que le droit: il en est la fondation. Or la justice, souvent réduite au droit, c'est-à-dire à du texte, est présentée amputée d'une partie d'elle-même. La philosophie du droit contemporaine fait penser à une théologie privée de liturgie ou à une critique de théâtre qui ne verrait jamais la mise en scène. Pour rendre justice, il faut parler, témoigner, argumenter, prouver, écouter et décider. Pour tout cela, il faut d'abord se trouver en situation de juger. Le premier geste de la justice n'est ni intellectuel ni moral, mais architectural et symbolique: délimiter un espace sensible qui tienne à distance l'indignation morale et la colère publique, dégager un temps pour cela, arrêter une règle du jeu, convenir d'un objectif et instituer des acteurs. Le procès est l'enracinement premier du droit dans la vie, il est l'expérience esthétique de la justice, ce moment essentiel où le juste n'est pas encore séparé du vivant et où le texte du droit est encore plus proche de la poésie que de la compilation juridique. Si la philosophie du droit est une recherche du juste in abstracto, à travers l'idéal et la règle, la quête du « bien juger» oblige à s'immerger in concreto dans l'expérience de l'acte de juger; une expérience à vrai dire autant sociale, personnelle, politique que juridique. La justice fait quotidiennement l'expérience du mal, de la cruauté des hommes, de la résistance des faits, de la périssabilité de la cité politique, de la fragilité des preuves et de la forclusion de la vérité. Si l'on répugne à s'y intéresser, c'est peut-être parce que précisément la justice est aux prises avec la matière humaine brute, avec l'aspiration de l'homme au juste mais aussi avec ses fantasmes et sa violence, avec la part nocturne du politique dont on n'aime pas parler. Sans le secours des sciences humaines, on ne peut tenir sur la justice que des propos mièvres; mais sans référence à son but, 3. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989, p.l13.

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c'est-à-dire la recherche du juste, celles-ci ne peuvent pas bien en parler non plus. On ne comprendra pas que ces forces - la réalité objective du procès, la recherche subjective du juste - travaillent en sens contraire. Les sciences humaines ne cessent de dire aux juristes, qui ne veulent pas l'entendre, que ce cadre symbolique peut conspirer contre la justice. Le décor se rebelle parfois contre les intentions vertueuses du metteur en scène et offre le spectacle d'une comédie grinçante plutôt que d'une cérémonie édifiante. L'accusé est alors écrasé par le cérémonial censé le mettre à l'abri de la vindicte populaire, et la fête tourne à une mise à mort symbolique parce que la passion publique est trop forte et le tempérament des juges trop faible. Alors, dira-t-on, qu'attend-on pour nous débarrasser de ces rites dangereux! Mais toutes les tentatives, qu'il s'agisse de la justice informelle ou de l'intrusion des médias, se sont avérées pires que le mal. La justice se trouve prise dans une alternative infernale: sans mise en scène, elle ne peut s'accomplir, mais cette même mise en scène l'empêche de se réaliser! Si le procès est le théâtre naturel de la justice, il peut en être également la tombe: voilà le drame de la justice. D'où la présente tentative de faire dialoguer ensemble ces impératifs contradictoires de la justice. Dialogue d'autant plus difficile que l'un -le droit - ne sait que parler alors que l'autre -le cadre - a adopté le langage des signes. La première chose est donc d'écouter ce que ces serviteurs muets de la justice, d'autant plus indisciplinés qu'ils ne sont pas identifiés, ont à dire. Parce que, si ce dialogue insolite de la vertu avec ses serviteurs ne se noue pas, les forces obscures du rituel risquent de conduire les hommes - même animés des meilleures intentions du monde - à l'injustice. Vouloir le bien et aboutir au mal, c'est l'expérience tragique de la justice. La littérature l'a compris bien avant les juristes, et la tragédie en apprend plus au juge que la philosophie. Ce livre prendra donc appui sur des œuvres en apparence éloignées du droit: L'Orestie d'Eschyle, Totem et Tabou de Freud, Le Procès de Kafka. Pour montrer que les juristes - surtout en France - ont tout intérêt à écouter ce que les non-juristes ont à leur dire. Enfin.

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Première partie

LES RITES DU PROCÈS

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CHAPITRE

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L'espace judiciaire

Avant qu'il y ait des lois, du droit, des juges, des palais de justice, il y avait un rituel. Qu'est-ce donc qu'un procès? « C'est d'abord un rituel et pendant longtemps - en fait tant que le développement de l'État fut insuffisant pour lui pennettre de fonnuler des corps de nonnes processuelles et d'en régler l'application -, ce ne fut qu'un rituel. Un répertoire de gestes, de mots, de fonnules et de paroles, de temps et de lieux consacrés, destinés à exprimer le conflit sans mettre en péril l'ordre et la survie du groupe. La procédure primitive ne suppose nullement l'existence d'un juge, dont la fonction et l'autorité seraient définies antérieurement au procès et également respectées des parties ... Mais elle postule toujours l'existence d'un code au sens que les linguistes donnent à ce tenne l • » Le premier geste de justice est de délimiter un lieu, de circonscrire un espace propice à son accomplissement. On ne connaît pas de société qui ne lui ait réservé un endroit spécial. « Tout lieu d'audience, dans les sociétés archaïques, est une aire sacrée, et comme retranchée du monde ordinaire 2• » Le lieu de 1. R. Jacob, N. Marchal, «Jalons pour une histoire de l'architecture judiciaire », La Justice en ses temples. Regards sur l'architecture judiciaire en France, préface de Robert Badinter, Paris-Poitiers. Brissaud. 1992. p. 27. 2. J. Carbonnier. Flexible Droit. Textes pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, 2e édition, 1971, p. 253.

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BIEN JUGER

justice peut être appfoché soit de manière structurale et synchronique, soit de manière herméneutique et historique. À ne l'envisager que sous un angle anthropologique, on risque de prendre pour naturel ce qui est en réalité le huit d'une construction historique longue et complexe. C'est la raison pour laquelle la généalogie du temple de justice dans la société démocratique paraît constituer la préface indispensable à la description de cet espace qui confine au sacré. La construction du temple de justice

Robert Jacob et Nadine Marchal distinguent six périodes dans l'histoire de l'architecture des bâtiments de justice en France: l'âge de la justice sans bâtiments, jusqu'à la fin du xne siècle environ; l'architecture judiciaire médiévale, jusqu'à la fin du xv" siècle; la grande vague de construction d'édifices judiciaires, de Louis Xll à Henri IV; l'affirmation du pouvoir royal, de Louis XllI au début du XVIIe siècle, par des monuments majestueux; la période allant de 1760 à 1960, qui peut être qualifiée de « classique» parce qu'un style judiciaire se stabilise et s'installe dans tout le pays; enfin, la phase actuelle, aux contours encore relativement incertains. « Accomplir un rite, c'est faire quelque chose avec la puissance », écrit Paul Ricœur 3, qui donne là, peut-être, la meilleure définition du rite. Sans puissance, pas de pouvoir; voilà pourquoi les deux histoires du politique et du symbolique sont inséparables. La puissance se capte, se détourne et se conserve difficilement. Le symbole associe, d'où la nécessité de reconstituer cette chaîne d'associations qui le rend signifiant. Mais c'est un matériau difficile à travailler tant il présente des fausses continuités, des ressemblances trompeuses et une polysémie déroutante 4. Cette permanence de façade est pleine de pièges, un même répertoire symbolique n'ayant cessé d'être sollicité dans des sens différents. 3. P. Ricœur, «Parole et symbole Le Symbole, J.-E. Ménard (éd.), Strasbourg, Université des Sciences hUJ11aines, 1975, p. 155. 4. J. Le Goff, Pour un autre Moyen Age, Paris, Gallimard, 1991, p. 391. )l,

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L'ESPACE JUDICIAIRE

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Le symbolisme judiciaire a beaucoup emprunté à la mythologie, à la Bible, à l'histoire, entre autres. Ces différents registres - cosmologique, mythologique, religieux, historique - se confondent dans les bâtiments, comme le montre une récente étude sur le palais de justice de Paris 5. Chaque registre ne chasse pas le précédent; au contraire, il s'en inspire en en modifiant subrepticement le sens. Aussi est-il nécessaire de séparer ce que les murs nous présentent confondu, de retrouver ne serait-ce que les grandes têtes de chapitres de ce lexique architectural. La symbolique judiciaire a tout d'abord tiré sa puissance de la nature à une époque où les religions païennes étaient en concurrence avec le christianisme. Puis il s'est christianisé au fur et à mesure que l'Église affirmait sa puissance. Enfin, il s'est émancipé de l'emprise du religieux pour se poser comme l'expression d'une vertu et d'une institution autonomes.

• Les différents emprunts Le premier registre est d'ordre cosmologique. Il est centré sur la recherche d'une communication avec les forces de la nature. Ce symbolisme se manifeste d'abord dans le choix des lieux de justice. L'endroit où la justice sera rendue n'est pas choisi par les hommes, mais désigné par les dieux. L'audience se tient à côté d'un puits 6 ou sous un arbre. La symbolique de l'arbre est omniprésente dans la justice, comme le souligne Jean Carbonnier: « Si les arbres font fréquemment partie du décor judiciaire, c'est qu'ils attirent le charisme divin et le transmettent aux magistrats qui sont assis à leur ombre. Dans la Chine antique, un recueil de juris5. J. Charlot, « À la découverte des symboles dans le palais de justice de Paris », Histoire de la justice (revue de l'Association française pour l'histoire de la justice), Paris, 8-9,1996, p.149-l68. 6. « Le puits n'est pas en effet, comme on pourrait le croire, un lieu où l'on va chercher de l'eau. C'est avant tout un trou dans la terre, une excavation qui, dans l'opinion vraie ou fausse des habitants, a été causée par la foudre. Or on sait que la foudre est un des signes les plus certains de l'action des pouvoirs surnaturels, et que ce qu'elle touche revêt un caractère sacré» (H. Lévy-Bruhl, Recherches sur les actions de la loi, Paris, Sirey, 1960, p.l03, note 1).

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prudence était intitù'lé "Les cas de dessous le poirier". En Israël, le Livre des juges (15, 4) évoque la justice rendue sous un palmier; Isaïe (61, 3) la justice rendue sous un chêne - bon précédent pour saint Louis. Autre indice philologique, l'étymologie qui fait dériver de l'arbre (tree) et du chêne (dru) l'idée de trêve (truce, treegwa), moment de paix et de justice (laquelle est purification). Quand le seigneur tenait audience dans sa maison, il y fallait toujours du bois, cette audience était appelée "sous latte" 7. » Ce symbolisme semble universel, depuis Saül qui rendait la justice sous un tamariss jusqu'à l'arbre à palabre des villages africains ou l'emplacement du panchayat dans l'Inde du Sud 9. Le mythe de saint Louis rendant la justice sous un chêne du bois de Vincennes a frappé l'imagination des écoliers de la Ille République qui l'ont vu dans tous leurs manuels d'histoire. C'est d'ailleurs à la statue de saint Louis qui se trouve dans la galerie conduisant à la Cour de cassation, dans le palais de justice de Paris, que des terroristes s'en sont pris en la plastiquant il y a quelques années ... Et comment Giotto peint-il l'injustice 10? Comme un juge surplombant la cime des arbres. La première délimitation d'un espace de justice en Occident fut une haie de branchages que l'on dressait à l'extérieur des villes. Sur la colline, autour de l'arbre ou de la pierre, on dressait au commencement de chaque procès une palissade de branches: « La session doit se tenir, prescrit la Loi des Francs ripuaires, dans le cercle et la haie de coudrier, c'est-à-dire dans le feuillage. Cette enceinte végétale remplissait une fonction juridique: elle démarquait nettement du monde extérieur, où les conflits pouvaient éclore et se développer, le lieu privilégié de leur résorption. À l'intérieur de la clôture régnait un ordre spécial et contraignant où toute violence était inhibée, les déplacements, les prises de parole, tous les comportements soumis à la police de l'audience 11. » De là 7. J. Carbonnier, op. cit., p. 253, note 8. 8. Premier livre de Samuel, 22, 6. 9. L. Dumont, Une sous-caste de l'Inde du Sud. Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar, Paris, Mouton, 1957, p. 282. 10. Reproduit dans Casamayor, Les Juges, Paris, Seuil, 1973, p. 10. 11. R. Jacob, N. Marchal, op. cit., p. 28.

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vient l'origine du parquet qui ne désigne pas « l'erreur du menuisier », à savoir le plancher par opposition à l'estrade sur laquelle siègent les juges, mais le petit parc, l'enclos délimité par des barrières et des barreaux, au sein duquel se tenaient aussi bien les gens du roi que les huissiers ou les avocats. Dans les locaux judiciaires, il y avait différentes sortes d'enceintes nommées « parquets ». Par exemple, le parquet de la grande chambre au Châtelet, à Paris, était l'enceinte renfermée entre les sièges couverts de fleurs de lys. Les premières maisons de justice au Moyen Âge s'inspireront de ce symbolisme cosmique dans l'organisation de l'espace qui était divisé en deux parties: le bas étage, abritant les geôles, et le bel étage, où se tenait l'auditoire. Ces premiers bâtiments ont « conservé de la justice primitive une dominante nettement tellurique. Le jeu d'alternance de la pierre et du bois, du parc et du carreau, du froid et du chaud, la permanence de la ceinture végétale des vieux rituels de fécondité 12 ». De ce premier registre symbolique, nos palais de justice contemporains gardent plusieurs éléments, à commencer par la barrière et le parc initial toujours en bois jusqu'à une période récente. D'ailleurs, le thème de la fécondité perdurera, sous la forme de cornes d'abondance, de grappes de fruits ou de gerbes d'épis toujours présents dans nos prétoires. Le second grand registre dans lequel puisa la justice fut le symbolisme religieux. Contrairement à une idée reçue, le symbolisme chrétien n'est pas premier. D'ailleurs, il n'a eu de cesse de récupérer le symbolisme antérieur à son profit et de s'en démarquer. Contrairement à une autre idée répandue, il avait moins pour objet de consacrer in globo un ordre juridique nouveau que d'en montrer les limites, moins de diviniser la justice humaine que de rappeler l'humanité d'une fonction qui restait d'essence divine. Le religieux n'accrédite pas directement l'idée que la justice est divine, mais plutôt que les juges sont des hommes auxquels incombe une tâche surhumaine pour laquelle ils doivent se rendre dignes. Ce symbolisme est en même temps onction et sanction. 12. Ibid., p.41.

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Certes, il autorisait, mais il menaçait également. li signalait aux juges le risque qu'ils couraient à prendre le relais sur terre d'une fonction divine jusque-là uniquement dévolue à Dieu. Que ce symbolisme fût d'abord destiné aux juges mérite d'être relevé. Les premiers destinataires de cette force symbolique étaient, en effet, moins le public que les professionnels euxmêmes. Aussi étaient disposés devant les yeux du juge des symboles religieux - crucifix ou reliquaires - pour lui rappeler l'éthique de sa fonction. L'image du Christ émigra ensuite derrière son siège et créa un axe de symétrie avec la personne du juge qui orienta progressivement l'espace judiciaire. Mais l'idée demeurait: rappeler à tous - à commencer par le juge - que les fondements de la justice sont extérieurs au monde terrestre et que Dieu, en se réservant le jugement ultime des choses et des gens, en garantit le bon fonctionnement. Le monde du débat judiciaire, comme le remarque Robert Jacob, restait profondément humain et terrestre 13. « Le théâtre de l'audience est construit en fonction d'une représentation de la délégation divine que manifeste la superposition du corps du juge et de l'image du Christ. La distribution de l'espace, des rôles, des fonctions, les gestes du débat judiciaire, prennent sens par rapport à cet axe majeur l4 • » Mais, en même temps qu'il fondait le pouvoir de juger et la responsabilité du juge, cette délégation divine établissait leur indépendance à l'égard de l'autorité politique. La possible damnation du mauvais juge installait aussi l'autonomie de l'idée même de justice. Le juge peut être bon ou mauvais, mais la justice elle-même est ailleurs: elle ne peut être contenue dans des lois ou confiée totalement à des personnes. La justice n'est ni bonne ni mauvaise, car elle est principe de séparation du bien et du mal. Le mauvais juge, s'il est damné, ne souille pas la justice: « La damnation du juge est l'ultime victoire de la justice. C'est parce que les juges se soumettent eux-mêmes à la justice qu'ils rendent, que leur ministère les transcende. Et qu'il se pose comme la forme la plus haute 13. Ibid., p.41. 14. ~. Jaco!?, Images de la justice. Essai sur l'iconographie judiciaire du Moyen Age à l'Age classique, Paris, Le Léopard d'Or, 1994, p. 13.

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et la plus pure de l'autorité que certains hommes puissent exercer sur d'autres [s. » On voit comment, dans cette participation du ciel. c'est autant l'assise d'un pouvoir politique qui se dessine que celle d'une fonction symbolique, d'une référence, d'un tiers pouvoir.

• Un capital symbolique propre Avec le temple et l'apparition de la justice comme une allégorie dont l'exemple le plus populaire est sa représentation sous les traits d'une femme aux yeux bandés portant dans une main un glaive et dans l'autre une balance, la symbolique judiciaire non seulement se laïcise, mais s'émancipe de ses tuteurs successifs. Ses yeux cachés par un bandeau le manifestent assez clairement: en faisant obstacle à tout jeu de miroir, elle ne puise sa vertu qu'en elle-même; désormais, sa légitimité est tout intérieure. « Alors que le Moyen Age s'attachait aux fondements de la justice, qu'il les liait à la responsabilité du juge, la décoration à l'Âge classique s'en détourne pour présenter une justice déjà fondée, sinon au-dessus de tout fondement [...] Le besoin de donner à voir ses propres justifications s'efface [6.» C'est l'apparition d'un sacré proprement judiciaire qui prend ses distances à l'égard de Dieu et de la religion. Ni religieux ni à proprement parler royal, quoique les deux à la fois, on vit tardivement le symbolisme insister sur la sacralisation de la vertu de justice. La justice ne peut plus rechercher la complicité du surnaturel, ni demander crédit au religieux: elle ne doit compter que sur sa propre majesté qui s'impose par la crainte. La figure du palais de justice comme Temple, qui fait son apparition au début du XVIIe siècle, consacre cette émancipation: il est lui-même son propre fondement. On passe d'une hétéronomie à une autonomie symbolique. Le langage sacré ne renvoie plus à une autre source que lui-même. Le tremendum du sacré ne s'adresse d'ailleurs plus aux juges, mais au public. Il ne met plus en garde contre l'erreur judiciaire, il prétend décourager la chicane, intimider les éventuels plaignants : il se veut pédagogique. 15. Ibid. , p. 64. 16. Ibid., p.216-217.

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Cette architecture s'organise autour de la distance qui se manifeste dans la hauteur des bâtiments, dans la rupture avec l'ordonnancement de la rue. La maison de justice était une maison intégrée dans une rue et voici que le temple se présente comme séparé du reste de la cité, mais placé toutefois en son centre. Il est une distance centrale qu'exprime sa monumentalité. D'ailleurs, aujourd'hui que les symboles ont pratiquement tous disparu, il ne subsiste plus que cette monumentalité. La monumentalité va de pair avec une neutralisation des formes. Apparaissent à cette époque, en effet, « des formes neutres, qui s'interdisent toute fantaisie, tout élan vers le ciel, qui cultivent la rigueur au risque de la monotonie. Elles font sens précisément parce qu'elles refusent le sens. Elles absorbent ou repoussent, mais ne montrent rien 17 ». Cette architecture ne doit plus montrer parce que chaque représentation suscite des polémiques. « Les chapelles, les crucifixions, les Jugements derniers, qui entouraient ou dominaient la scène judiciaire ne pouvaient que susciter les mêmes querelles que provoquaient les autres images saintes 18. » Avec son euphémisation, son éloignement du religieux et de la symbolique cosmologique, s'engage un processus d'abstraction croissante des représentations, de silence symbolique qui ne fera que s'intensifier. L'histoire du symbolisme judiciaire va de la richesse du sens à son affaiblissement, du foisonnement des images à leur raréfaction. Le bandeau de la justice ne témoigne-t-il pas de l'inéluctable déclin des images? Ce processus s'est poursuivi jusqu'à nos jours, où les palais de justice ne sont plus figuratifs. Bien malin celui qui réussira à y trouver une représentation figurative de la justice! Les palais d'aujourd'hui sont abstraits à l'image de la procédure, qui se définit elle aussi comme une forme socialement neutre, prête à accueillir n'importe quelle requête, à écouter n'importe quel discours pourvu qu'il se prête à ses formes spécifiques. Son impartialité est à chercher dans son impersonnalité. 17. Ibid., p. 207. 18. Ibid., p. 200.

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Le Temple marque ainsi l'achèvement d'un processus de distanciation interne. Son modèle s'affirme au fur et à mesure que la religion cesse d'être le référent incontesté de l'ordre social. S'instaure une corrélation profonde entre la promotion de l'un et le déclin de l'autre qui correspond à une ré articulation très profonde de la démocratie, du rapport à la violence, à l'État et à l'Autre en général. « La maison de justice médiévale faisait peur, sans doute. Mais l'imbrication de la vie courante, des tréfonds infernaux, du jugement de la terre et celui du ciel, renvoyait l'homme à sa propre image, à la tension présente en chacun entre le bien et le mal. Elle procédait de la peur de soi. L'architecture nouvelle lui substitue la crainte d'une puissance extérieure, mystérieuse et redoutable. Elle instaure un rapport d'altérité radicale entre la justice et le justiciable 19. » Cette nouvelle symbolique témoigne d'une réorganisation symbolique qui prépare silencieusement l'avènement de la démocratie. La distance se fait intérieure. La société démocratique est en effet condamnée, comme le rappelle Marcel Gauchet, à réintroduire en elle, au niveau interne, la distance qu'elle ne trouve plus dans le transcendant. Le palais de justice se tenait ainsi, dès la fin de l'Ancien Régime, disponible pour toute autre expression de la souveraineté que celle du monarque: c'est pourquoi il se convertit sans heurt en Temple de la Loi. Ce langage symbolique était indispensable à la théorie révolutionnaire de la Loi qui faisait d'elle « le moyen universel d'architecture sociale». C'est par elle qu'allait se construire la démocratie. D'ailleurs, les liens entre révolution politique et architecture semblent profonds, comme en attestent les références antiques qui sont apparues dans l'Angleterre de 1689 2°. L'idée démocratique naissante va mettre en étroite liaison législation et architecture, construction d'un espace public et édification de la société. La métaphore architecturale fleurit à la Révolution. « Dès les dernières années de l'Ancien Régime, Claude-Nicolas Ledoux 19. Ibid., p. 214. 20. M. Baridon, « Le pouvoir et son image: politique et jardin paysager en Angleterre », Urbi, vol. 10, 1986, p. 22, cité par P. Issalys, «La loi dans le droit: tradition, critique et transformation », Aux frontières du juridique, Québec, Université Laval, 1993, p. 200.

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pratiquait une architecture "républicaine". Les grandioses projets d'architecture de Boullée expriment parlaitement l'idéal régénérateur et unitaire du droit révolutionnaire. Et de son côté Portalis, présentant en 1800 le Titre préliminaire du Code civil, évoquera l'image du "péristyle de la législation française" 21. » Le positivisme des XIXe et rr siècles s'est servi de ce même langage symbolique pour conférer à la loi les traits de la vertu de justice et au législateur la qualité d'architecte d'un monde nouveau. Le temple de justice donne l'occasion de trois expériences fondamentales; celle d'un espace séparé, d'un lieu sacré et d'un parcours initiatique.

Un espace séparé L'espace judiciaire est comme une sorte de monde temporaire au cœur du monde habituel, spécialement construit en vue de la fonction qui s'y accomplit.

• Un espace fenné À l'approche du palais de justice de Paris, on est d'abord frappé par cette grille d'entrée, majestueuse, surmontée de fleurs de lys dorées, mais toujours fermée, comme si elle nous invitait à ne pas entrer! À l'entrée sud, deux lions gardent les portes, évoquant les temples antiques dont l'entrée était protégée par les « gardiens du seuil» qui étaient des hommes (statues d'archers), des animaux (dragons, lions), des demi-dieux (Sphinx), voire des dieux, comme Janus le dieu de la porte, à Rome. Ces gardiens, qui participent à l'aspect monstrueux et terrifiant du sacré, soulignent la rupture de l'espace et préviennent les passants du risque à pénétrer par mégarde, sans y être préparé, dans l'enceinte sacrée. La clôture doit prévenir tout contact involontaire et inopiné avec le sacré. On ne peut entrer en contact avec le sacré que lorsqu'on s'est purifié en accomplissant certains rites de passage que prescrit chaque religion; se découvrir, se signer, se déchausser, etc. 21. P. Issalys, op. cit., p. 201.

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Le symbolisme de la porte accentue la séparation de l'espace judiciaire avec l'espace profane de la ville. La porte est un endroit affecté d'une certaine puissance, ce qui explique qu'il ait été souvent choisi à ce titre pour rendre la justice. La nouvelle Cour suprême de Jérusalem - véritable chef-d'œuvre d'art judiciaire est organisée autour du symbolisme du mur et de la porte. Le Tribunal de Las Aguas de Valence, en Espagne, juridiction coutumière qui règle les litiges concernant la répartition des eaux, siège à la porte de la cathédrale. La porte résume tout le sacré de l'édifice. Elle se divise souvent en deux parties essentielles: le tas rectangulaire qui repose sur le sol, surplombé d'une partie semicirculaire ou triangulaire. Ce qui est représenté dans le tympan sera toujours d'une particulière importance: on y verra fréquemment les Tables de la Loi, une inscription latine (Lex, Jus) ou encore un proverbe. Dans les niches de portail des cathédrales, le motif le plus fréquent est une scène de jugement, celle du Jugement dernier. Cela explique que l'on ait choisi pour rendre la justice cet endroit qui fournissait à bon compte le rappel de la justice de Dieu 22 • La porte d'un palais de justice ne se trouve jamais au même niveau que la rue : elle la surplombe. Pour accéder à un palais de justice, il faut toujours gravir de nombreuses marches. Les escaliers majestueux, qui évoquent l'idée d'une ascension spirituelle, ont souvent servi de cadre aux caricatures de Daumier. Monter ces marches peut aussi avoir quelque chose d'infamant, surtout si l'on y est contraint: « Je lui ferai monter les marches», dit-on en Auvergne de quelqu'un à qui l'on va intenter un procès. On redoute moins la condamnation - hypothétique - que d'avoir à gravir ces marches publiquement. Ce prestige de la hauteur se retrouve à l'intérieur même de la salle d'audience. Le bureau des juges est toujours surélevé par rapport à la salle, jusqu'à atteindre une hauteur de plusieurs mètres, comme en Grande-Bretagne 23 • 22. R. Jacob, op. cit., p. 46. 23. Sur l'étude de la disposition des salles d'audience de différents pays européens, à l'Est comme à l'Ouest, dans une perspective comparative, voir J. Hazard, « Furniture Arrangement as a Symbol of Judicial Roles », ETC, vol. XIX, n° 2, 1962.

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Cette hiérarchisation de l'espace, et notamment cette différence de niveau de la scène, distingue l'espace judiciaire d'un simple espace de jeu, qui est souvent horizontal 24 • Le sens de cette surélévation est à comprendre en relation avec la forme rectangulaire de l'estrade des juges. « Il semble, écrit l-M. Lhote, que le cercle en architecture prenne son sens à partir d'un regard porté de haut en bas, la piste du cirque ou de l'arène est semblable au fond d'un entonnoir que le public regarde, accroché au cône intérieur. Au contraire un carré sera vu de bas en haut: l'estrade du bateleur, le bûcher ou l'autel du sacrifice [... ]. Dans les différents cas, le spectateur "élève" son regard vers le ciel. Qu'il soit cercle magique du théâtre ou cercle de l'arène, il représente l'inconscient, par rapport à la conscience figurée par le carré 25 • »

Un espace clos La salle d'audience, à l'image du palais de justice, est composée d'une succession d'espaces affectés de valeurs différentes, séparés entre eux par des barrières. Lorsque l'on entre dans une salle d'audience, on tombe d'abord sur un espace vide, le plus souvent carrelé, au sein duquel on se tient debout; il rappelle « le carreau» des auditoires médiévaux. Cet espace est séparé par une petite barrière d'une rangée de bancs sur lesquels s'assoient les premiers arrivés. Viennent ensuite une série de bancs plus confortables réservés aux avocats. L'espace du public est séparé du centre de la salle d'audience, où se déroulent les débats, par une autre petite barrière. On retrouve une barrière absolument identique dans l'architecture intérieure de la cathédrale ou de l'église chrétienne, pour séparer le chœur des fidèles. Elle apparut à Rome, au Bas-Empire. Dans les basiliques, la cancella enserrait le cancel, c'est-à-dire le lieu où se trouvait l'empereur, ses représentants ou son image. Elle se retrouve partout, de la Cour de cassation aux tribunaux d'instance, à toutes les époques de notre histoire judiciaire, et aussi bien aux États-Unis qu'en France. 24. J.-M. Lhote,

p.70. 25. Ibid., p. 59.

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Symbolisme des jeux, Paris, Berg-Bélibaste, 1976,

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Le cancel est l'espace judiciaire par excellence; c'est l'espace le plus sacré, le prétoire, le saint des saints, le plus loin où l'on puisse aller. C'est là que tout le labyrinthe mène, ce vers quoi toutes les banières empêchaient d'aller : tout le reste existe en fonction de ce lieu et il fait exister tout le reste. De nombreuses circulaires du ministre de la lustice 26 ont rappelé le caractère inviolable de cette enceinte, surtout à une époque où les juges amenaient leur famille assister à des procès célèbres. Cela n'était pas sans précédents ; déjà les rois de France amenaient leurs homologues royaux visiter le Parlement et assister à une audience 27 . À l'intérieur de l'espace réservé aux gens de justice - et parfois au niveau même de la cancella - se trouve la barre proprement dite: une section courbe de cancella isolée au milieu du prétoire et rivée au sol. Là, on prête serment et on dépose ; là, on est interrogé et, le plus souvent, on entend son verdict si l'on ne se trouve pas dans le box. La barre est à l'origine de multiples expressions judiciaires: par exemple, un avocat désigne son adversaire en indiquant « de l'autre côté de la barre ». La barre oriente l'espace judiciaire. Autrefois, la cancella était gardée par un gendarme et, dans certaines salles d'audience, on peut encore voir l'emplacement qui lui était réservé. Les banières assignent à chacun sa place. Les avocats disposent d'un petit pupitre qui leur sert à poser leurs dossiers et qui cache également la moitié de leur corps; la barre, elle, est toujours ajourée, accusant l'inégalité entre les professionnels et l'accusé. Ces banières empêchent chacun de s'échapper de la 26. «Dans toutes les salles où siègent les cours d'assises, une enceinte est spécialement destinée aux magistrats, aux jurés et aux membres du barreau. li est d'usage d'y admettre exceptionnellement les personnes auxquelles les fonctions qu'elles exercent et leur position doivent assurer une place à part. Leur présence en effet ne saurait nuire à la direction des débats. Mais je suis instruit que, dans quelques ressorts, l'exception a été trop étendue. Des personnes étrangères aux habitudes judiciaires, avides d'émotions, et cherchant avant tout à satisfaire leur curiosité, ont été admises près de la cour. C'est là un véritable abus [.. .]» (Circulaire du Garde des Sceaux du 7 juillet 1844). 27. On raconte qu'Henri IV se serait exclamé au sortir d'une audience : « L'un et l'autre ont raison ! »

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place qui lui est affectée par la liturgie judiciaire. La barre a pour fonction d'indiquer sa place au témoin; en même temps, elle l'empêche de s'avancer plus avant dans le prétoire. Si un prévenu veut produire au tribunal une pièce, il ne peut franchir lui-même l'espace qui le sépare du président pour la porter: il doit la remettre à un huissier qui, revêtu de la robe, est seul habilité à évoluer dans le « chœur ». Sous l'Ancien Régime, il n'était permis qu'aux princes de sang de croiser cet espace, c'est-à-dire de le traverser de bout en bout pour aller prendre leur place sur les hauts sièges. Les autres juges passaient par des cabinets. Pour être exhaustif, il faudrait parler du cabinet du juge que Jeremy Bentham 28 appelait le «petit théâtre de la justice» par opposition à la scène « principale» qui était la salle d'audience, ou encore de l'espace secret du tribunal, celui où personne ne va et d'où rien ne sort, celui où l'on décidait parfois la mort: la salle du délibéré. Les portes en sont gardées pendant les sessions d'assises et, autrefois, elle devait comporter une cheminée où l'on brûlait les bulletins. La cheminée est remplacée dans les palais modernes par une broyeuse, mais peu importe, l'idée subsiste: de tout ce que l'on dit dans la salle du délibéré, rien ne doit transpirer, hormis le verdict. Cette organisation de l'espace a marqué de son empreinte la langue judiciaire. Alors que l'on adresse une requête à Monsieur le Ministre, on entreprend une instance devant le tribunal de grande instance et il faut dire le procureur de la République près le tribunal de grande instance. Cet espace ne doit pas être franchi, même en parole. Ne dit-on pas « Chancellerie», du latin cancella, pour désigner le ministère de la Justice? La barre a donné le barreau, qui regroupe les avocats d'un même tribunal. En tirant leur nom de cette séparation spatiale, les deux grandes professions judiciaires - magistrats et avocats - se définissent par rapport à un espace sacré, comme des initiés.

28. J. Bentham, Rationale of ludicial Evidence, Works of Jeremy Bentham, J. Browring ed., 1838-1843, VI, p.354 (cité par M. BaIl, op. cit., p.86).

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• Un espace symétrique L'espace judiciaire est aussi symétrique par rapport à un axe. Dans la salle d'audience, cet axe est constitué par le président, d'une part, et par la barre, de l'autre. Le président se tient au milieu de ses deux assesseurs, ou bien il est seul, mais il est pratiquement toujours en face du sillon formé par les deux rangées de bancs. Derrière lui se trouve le plus souvent une tenture ou un tableau dont l'idée subsiste dans les palais modernes, qui marquent l'endroit par un panneau décoratif rappelant l'idée de tissage, parfois par des tapisseries. Peut-être s'agit-il d'un vestige du voile du temple, c'est-à-dire « le rideau du tabernacle qui, selon la plus ancienne tradition orientale, symbolise le firmament séparant la terre du cieF9 ». C'est l'endroit le plus éloigné de l'entrée, donc du monde profane, et le plus proche du juge dont il renforce le statut de médiateur entre le divin et le terrestre. Ce souci de symétrie fera peindre une fausse porte - ou, au contraire, demandera que l'on dissimule dans la boiserie une vraie porte - pour ne pas « affaiblir» un côté. Le greffier et le procureur de la République se disposent à équidistance des juges. Cette mise au même niveau du siège et du parquet, à la différence des pays anglo-saxons où le parquet est sur le même plan que la défense, est régulièrement remise en question sans que jamais personne s'aventure à la changer. De la même manière, on a réservé une table au ministère public dans les chambres civiles, où il ne siège que rarement, pour ne pas rompre la symétrie. Ne parlons pas des parties qui occupent chacune une des moitiés de la salle comme pour symboliser leur égalité devant la justice. Quel est le centre de gravité de cet axe? Le siège du président qui est en face de l'allée centrale et de la barre. C'est lui qui dispose du fauteuil au dossier le plus haut. Il est équidistant du greffier et du procureur, de l'avocat de la défense et de celui de la partie civile. Néanmoins, il se trouve sur un bord du cercle formé par la cancella et la barre, et non au centre. Il peut arriver que la barre morde un peu dans cet espace, mais elle ne sera pratiquement 29. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, op. cit., p. 67.

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jamais en son centre. Tout se passe comme si l'espace judiciaire voulait valoriser, en même temps que la barrière et la séparation, le vide et la distance. L'espace judiciaire s'articule autour d'un espace vide, dont l'accès est interdit aux professionnels comme aux justiciables. Le rite en assure la vacuité et la neutralité. Cet espace figure le lieu de la Loi, inaccessible à tous, autour duquel s'organisent les échanges sociaux. Le sacré ne se manifeste jamais mieux que par une absence. Cette distance interne, qui n'exprime rien d'autre qu'elle-même, est le Dieu caché de la démocratie.

Un lieu sacré L'espace judiciaire est un espace sacré. La séparation avec le reste du monde fonde le temple. Le cercle de pierre qui délimite l'espace sacré est une des plus anciennes structures architectoniques du sanctuaire 30. Le mot grec temenos, comme le mot latin templum, sont formés à partir d'une racine qui renvoie à l'idée de couper, de séparer: le temenos, c'est l'enclos consacré par opposition à l'espace devant le temple qui est profane (littéralement pro-

fanum). Ensuite, la hiérarchisation de l'espace, notamment la surélévation du bureau des juges, évoque la recherche d'un contact entre les hommes et le ciel. Il est dit dans le Deutéronome: «Si une affaire relative à un meurtre, une contestation, une blessure [ ... ] te paraît trop difficile, tu te lèveras et tu monteras au lieu que Yahwé ton Dieu aura choisi. Tu iras trouver les prêtres [... ] et le juge en fonction à ce moment, tu les consulteras et ils te feront connaître ce qui est conforme au droit 3!. » La montagne sacrée, dans toutes les civilisations (le Sinaï pour le monde juif, le mont Mérou pour l'Inde, etc.), représeIite à la fois le point culminant du monde et l'endroit où la communication avec les dieux est la plus aisée. Moïse reçoit les Tables de la Loi au 30. M. Eliade, Traité d'histoire des religions, Paris, Payot, 1964, rééd. 1975, p. 313. 31. Deutéronome 17,8,9.

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sommet du mont Sinaï. C'est là, au sommet d'une montagne sacrée, que la Loi a été révélée aux hommes. La représentation des Tables de la Loi dans la symbolique judiciaire est extrêmement fréquente. On ne compte plus les palais de justice qui affichent ce symbole sur leur fronton, et la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 se présentait originellement dans un médaillon rappelant les Tables de la Loi. L'aspect extérieur d'une église, avec cette multiplication de tourelles, de piliers et de clochetons, tend à évoquer cette montagne cosmique qui culmine dans le clocher. On peut dire la même chose du palais de justice qui, on l'a vu, est surélevé par rapport au niveau de la cité; son architecture est élancée: le fronton pointe vers le ciel, comme un clocher d'ailleurs très fréquent dans l'architecture judiciaire américaine. Cette représentation de la montagne sacrée se retrouve à l'intérieur de l'église, dans l'autel. Dans la reconstitution symbolique de l'univers qu'est le temple, l'autel correspond à la montagne sacrée. Le bureau des juges représente un point culminant tant de l'axe vertical que de l'axe horizontal; le point le plus proche de la divinité. C'est la petite montagne sacrée, le substitut du mont Sinaï, au sommet duquel la bonne décision sera révélée aux juges... Mircea Eliade définit l'espace sacré comme un centre qui ordonne l'espace profane en lui donnant une référence 32. Le palais de justice constitue souvent un centre pour la cité. Le palais de justice de Paris se trouve sur l'île de la Cité, c'est-à-dire au centre de la capitale. À Créteil, en revanche, ville nouvelle où il n'y a pas de centre à proprement parler, les urbanistes ont décidé de consacrer un quartier entier au palais de justice. L'espace judiciaire semble justifier une véritable débauche de symboles et de majesté. Les pièces sont grandes, les plafonds hauts, la salle des pas-perdus imposante. L'architecture judiciaire offre le spectacle d'une fastueuse dépense d'espace. C'est un lieu qui n'hésite pas à prendre ses distances, quitte à utiliser des micros pour communiquer. Les ors et toute cette dépense symbolique marquent un échange avec la puissance, la trace du sacré. 32. M. Eliade, Le Sacré et le Profane, Paris, Gallimard, 1965, rééd. 1975, p.34.

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• Un jeu de correspondances Étymologiquement, le symbole désigne un objet partagé en deux, dont la possession de l'une des parties permet de se reconnaître. Le symbole montre: il rend sensible ce qui par nature ne l'est pas: une valeur morale, un pouvoir, une communauté. Objet amputé, il a la faculté de représenter l'ensemble. Le symbole réunit: il inclut ceux qui se reconnaissent dedans et exclut les autres, il délimite une communauté. Enfin, le symbole prescrit: les insignes du pouvoir ne se bornent pas à signaler la présence de l'autorité, ils commandent en eux-mêmes le respect. Dans le symbole donc, forme, force et signification sont intimement liées. L'action du symbole n'est pas d'ordre rationnel et sémantique, comme l'est celle de la parole, il appartient au registre de la reconnaissance et de l'association. Le symbole montre, mais ne se démontre pas; il assimile, mais ne se déduit pas. Le symbole ne s'adresse pas à la raison, il est plutôt de l'ordre de l'expérience; il ne produit pas un sens que nous comprenons; il nous agit. Pour comprendre l'action du rituel judiciaire, il faut rapporter ses effets au sujet destiné à en faire l'expérience. Cette expérience ne peut être rationnelle. Elle est d'ordre émotionnel ou esthétique. Comment expliquer cette présence du symbole dans la justice? Ce qui est dans le symbole, et qui ne peut pas « passer» dans le mot, c'est sa puissance. Le mot et le langage ne pourront jamais atteindre l'efficacité du symbole. Ce qui, dans l'expérience émotionnelle de l'espace judiciaire, est intraduisible par des mots est en réalité de l'ordre du pouvoir. Juges, avocats, spectateurs, accusés et parties sont, grâce à la présence symbolique, sous l'emprise du pouvoir de l'englobant, de l'ordre ou de la nature, sous l'emprise du droit. L'homme ne connaît pas les symboles, mais il s'y reconnaît. La justice rendue par les hommes est ressentie comme «juste» grâce à l'écho qu'elle trouve dans les symboles qui l'entourent. Les bénéfices que la justice humaine retire des correspondances établies par le rituel avec l'ordre et la nature se devinent aisément: le droit, en mobilisant l'imaginaire des sujets, provoque leur adhésion. Le propre du symbole est de faire correspondre deux réalités dif-

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férentes. À la différence du mot, qui ne renvoie qu'à un concept, le symbole renvoie à deux réalités en même temps. Sa logique n'est pas à rechercher du côté du sens, comme pour le langage, mais dans l'équivalence. Le symbole établit une correspondance. D'ailleurs, comme le dit Paul Ricœur, « le symbole assimile plutôt qu'il n'appréhende une ressemblance. Bien plus, en assimilant des choses les unes aux autres, il nous assimile à ce qui est ainsi signifié. C'est précisément ce qui rend la théorie du symbolique à la fois fascinante et décevante. Toutes les frontières s'estompent entre les choses, et entre nous et les choses 33 • » Quelles correspondances établit donc la symbolique de la salle d'audience? Avec quelles réalités les symboles cherchent-ils à nous mettre en relation?

• Une représentation de la nature La première correspondance avec laquelle nous introduit le rituel est, comme pour tout espace sacré, la nature. Le premier espace que l'homme a rencontré fut le monde lui-même et, avant de connaître l'art de construire, il réduisait le monde sacré à un paysage « familier» et « significatif» 34 • C'est ainsi que s'explique l'importance fondamentale de la grotte ou du lucus 35 des Romains. L'architecture sacrée a réintégré tous ces éléments essentiels de la nature à l'intérieur du temple et, « tandis que l'enceinte virtuelle ou rudimentaire devenait les murs, les arbres se transformèrent en piliers, la pierre fut l'autel, la grotte donna naissance à la niche de l'abside, et le plafond fut assimilé au ciel. Ainsi le temple apparaît comme un paysage pétrifié. Dans ce nouvel ensemble la source fut captée et devint une fontaine, ou, plus 33. P. Ricœur, « Parole et symbole », loc, cit., p. 150. 34. G. Van der Leeuw, La Religion dans son essence et ses manifestations. Phénoménologie de la religion, Paris, Payot, 1970, p. 386. 35. « Quand tu approches d'un bocage (lucus) qui se distingue par de nombreux arbres d'un grand âge et d'une hauteur peu commune et où l'ombre des rameaux superposés donne l'impression de la voûte céleste, le svelte élancement de ces arbres, la mystérieuse obscurité du lieu, l'admiration d'une ombre, si manifestement épaisse et que rien n'interrompt tout cela éveille en toi la foi en une divinité» (Sénèque, Lettres à Lucilius, IV, 12/41).

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souvent, fut remplacée par une vasque à ablutions 36. » Les piliers, si nombreux et si caractéristiques de l'espace judiciaire, rappellent, tels des vestiges pétrifiés, les arbres du bois sacré. L'abside est l'avatar de la grotte: elle s'est retrouvée d'abord dans la basilique à usage judiciaire, puis dans les cathédrales. Le mihrab des mosquées en est également un équivalent. Le cul-defour se retrouve dans certaines salles d'audience et, lorsqu'il a disparu, il reste la table des juges, semi-circulaire, pour rappeler la présence de la niche. Les salles d'audience sont souvent dessinées selon la géométrie suivante (analogue à celle de la porte): un carré ou un rectangle, formé par le mur du fond d'un côté et la cancella de l'autre, et à l'intérieur duquel se trouve le public, prolongé par une surface semi-circulaire formée par le bureau du greffier, le bureau des juges légèrement incurvé et le bureau du ministère public 37. Cette géométrie est tout à fait classique dans l'architecture sacrée, que beaucoup d'historiens ont définie comme étant une transformation du carré en cercle 38. Le cercle symbolise en effet la voûte céleste. Dans l'église romane, la voûte supérieure était peinte en bleu, avec des étoiles 39. L'espace judiciaire est construit à l'image du monde - non plus à l'image de la nature sensible, mais à l'image symbolique de l'univers. il ne s'agit pas d'une reproduction réaliste, mais d'une image structurale: on recherche, grâce au symbole, la reproduction de la structure intime et mathématique de l'univers 40. 36. J. Hani, Le Symbolisme du temple chrétien, Paris, Guy Trédaniel, Éditions de la Maisnie, 1962, rééd. 1978, p. 86. 37. Cette forme circulaire est à rapprocher de la disposition en demicercle que prenaient les juges désirant délibérer en public: ils se disposaient en rond autour du président en tournant le dos au public. Ce délibéré a pris d'ailleurs le nom de « délibéré en rondeau ». D'ailleurs, la Cour suprême des États-Unis a abandonné récemment le bureau droit au profit d'une forme plus incUlvée. 38. J. Hani, op. cit., p. 34. 39. Cela explique peut-être l'importance qu'il faut accorder aux plafonds des salles d'audience, et notamment aux symboles qui s'y trouvent. 40. « Les symboles donnent à l'homme la possibilité unique de rendre présent, sous sa main, avec ses secrets les plus cachés, le monde qui nous entoure. Terrible tentation!... Tentation plus subtile encore de

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Le rituel judiciaire représente la nature: il la reproduit et nous y introduit. En participant au rituel judiciaire, le spectateur est transporté. L'espace judiciaire ne figure pas seulement ce monde ordonné, il permet aussi au groupe social d'entrer en communication avec lui par-delà la raison, de manière émotionnelle. • Une symbolisation de l'ordre L'espace judiciaire résulte d'une superposItIon de différentes enceintes qui renferment chacune un ordre plus contraignant, donc plus parfait: celle des grilles, celle des murs, celle de la salle d'audience, celle de la cancella. L'espace judiciaire est donc un espace découpé et obligatoire pour ses occupants; un espace organisé et hiérarchisé, entièrement constitué par le vide et l'interdit; un espace à l'image de la Loi. Il suspend, pour un instant, toutes les différences habituelles de rang entre les hommes, et leur en substitue d'autres. Il incarne l'ordre, il crée l'ordre, il est l'ordre. « Il réalise dans l'imperfection du monde et la corruption de la vie, une perfection temporaire et limitée 41.» Rien n'est soumis au hasard: tout obéit à la loi, tout est harmonie. Comme tout espace sacré, il se constitue en contrepoint du chaos du monde profane, homogène et neutre, qu'aucune rupture ne vient différencier. En recréant un monde, en réorganisant le monde, comme ils le font dans une salle d'audience, les hommes répètent l'acte inaugural de la culture. « Ils "réorganisent" le chaos en lui donnant une structure, des formes et des normes 42 • » Cette relation entre la forme et la norme est essentielle à l'expérience de la justice. L'apprentissage de la norme vécue dans le procès commence par reconstruire en signes le monde, non pas selon ce qu'il est, mais selon ce qu'on voudrait qu'il soit: et, par un grandisse ment parfois inconscient, de refuser ce qui en lui nous dépasse ou nous affronte au mystère, de ne plus garder qu'une substance décantée, docile, à mesure d'homme: la tentation de domination usurpée devient alors celle de se faire créateur, ou recréateur» (G. de Champeaux, D. Sterckx, Introduction au monde des symboles, Paris, Zodiaque, 1989, p. 49). 41. J. Huizingua, Homo Ludens. Essai sur la fonction sociale du jeu, Gallimard, 1951, rééd. 1976, p. 30. 42. M. Eliade, Le Sacré et le profane, op. cil., p. 22.

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la vision de la salle d'audience. En organisant ainsi l'espace judiciaire, le groupe social pose un acte d'insubordination à l'égard de la fatalité et de la mort. Cette sacralisation de l'ordre est à comprendre en relation avec l'infraction qui a justifié le procès: elle exorcise la vulnérabilité du groupe social que l'infraction ou le conflit ont révélé. Ce que recherche la société dans cette sacralisation de l'espace, c'est la conquête de l'ordre. L'ordre est autant la règle organisatrice que le monde organisé. L'étymologie 43 recèle en elle-même à la fois la richesse et l'unité de ce concept d'ordre. « C'est là une des notions cardinales de l'univers juridique, et aussi religieux et moral des Indo-Européens: c'est "l'ordre" qui règle aussi bien l'ordonnance de l'univers, le mouvement des astres, la périodicité des saisons et des années, que les rapports des hommes et des dieux, enfin des hommes entre eux. Rien de ce qui touche à l'homme, au monde, n'échappe à l'empire de "l'ordre". C'est donc le fondement tant religieux que moral de toute société! Sans ce principe, tout retournerait au chaos 44 • » Cette notion d'ordre permet donc de définir la nature du trouble causé (ordre), la réponse que la société y apporte (rite), le but que ce faisant elle poursuit (harmoniser), les outils intellectuels qu'elle devra utiliser (10i), et même les moyens matériels qu'elle devra mettre en œuvre (siège, fondement, établissement, qui tient solidement, posé sur le sol, etc.). L'étymologie 45 permet de saisir le tissu de significations dans lequel le droit est pris. 43. Du védique rta, en iranien arta. 44. É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, tome 2: Pouvoir, droit, religion, Paris, Éditions de Minuit, 1969, p. 100. 45. «L'importance de cette notion se marque au nombre considérable de formes lexicales qui en sont tirées: en grec ararisko, "ajuster, adapter, harmoniser". En latin ritus, "ordonnance, rite". Et, plus éloignées, la racine indo-iranienne dhar, "tenir fermement" : la loi est ici ce qui tient fermement, ce qui est établi solidement. Sanscrit dhaman: "Ici, siège, lieu". Ce dérivé désigne donc "l'établissement", à la fois ce qui est posé, créé et l'endroit où l'on pose, où l'on établit; à la fois le domaine, le site et aussi la chose posée, créée dans le monde. À partir de là, nous voyons comment se définit aussi le sens de '10i" pour dhaman, la loi étant d'abord un "établissement", une institution fondée et prenant dès lors existence. » Ce mot donnera en grec themis (ibid., p. 100, lOI, 102).

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Cette cosmogonie de l'espace judiciaire est une figuration de l'ordre juridique. Ce qu'incarne l'espace judiciaire, c'est la prééminence de l'ordre sur la transgression, la soumission de l'individuel au social, la primauté du droit sur la force si souvent rappelée sur le fronton de nos palais de justice. L'ordre ainsi représenté préfigure l'ordre juridique, son principe même. À la cohérence douteuse et inconnue du monde, il substitue la cohérence de son langage performant. Le langage juridique épure la réalité de toutes ses contradictions pour la ramener à des catégories simples et opérationnelles qui détermineront autant de régimes juridiques, c'està-dire autant de places assignées et de comportements obligés. Le palais de justice écrase souvent par sa monumentalité et pourtant sa fragilité est peut-être son secret. Il n'existe que par la vie qu'on lui donne. Sans ces juges et ces avocats, sans ces petits métiers, sans cette densité d'émotion, sans cette concentration d'angoisse et parfois de joie, sans cette course pour la notoriété, l'avancement ou la réussite, sans ces gens pressés, inquiets ou oisifs, le palais ne serait rien. Institué par notre respect, il nous restitue généreusement notre don en réaffirmant les valeurs de notre démocratie, en conservant notre mémoire et en organisant nos délibérations. Il met en forme la gestation permanente de notre démocratie. Le palais de justice devient un point de repère pour notre société qui, dit-on, est en panne de sens. Sa vertu cardinale est d'exister.

Un parcours initiatique Tout le monde ne fait pas la même expérience de l'espace judiciaire, loin s'en faut. Mais le passage dans ces lieux ne laisse personne indifférent tant il a valeur de rite de passage. Les trois phases de l'initiation - rite préliminaire de séparation, rite liminaire de réclusion et rite postliminaire d'agrégation - prennent des formes différentes pour le simple citoyen, le prévenu, le détenu et... le juge. En franchissant les grilles et en entrant dans l'enceinte du palais de justice, tous les citoyens sont égaux. Une fois dans le palais de

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justice, ces êtres anonymes vont devenir autres: l'un, en revêtant la robe, se fait juge ou avocat, l'autre témoin ou juré; un troisième, en se rapprochant de la barre à l'appel de son nom, est prévenu. Mais, une fois repartis, retrouveront-ils aussi vite l'innocence de l'anonymat? Lorsque l'on franchit le portail monumental et que l'on entre à l'intérieur de l'édifice, on tombe dans la salle des pas-perdus. Il s'agit d'une très vaste salle, imposante, très haute de plafond et le plus généralement obscure, ce qui lui donne un aspect mystérieux. Son uniformité, son obscurité et la liberté dont on jouit à l'intérieur en font l'endroit le plus profane de l'espace judiciaire et permettent de l'apparenter, après la séparation, à la phase d'indifférenciation, de réclusion et de mort. La salle des pas-perdus est aussi le lieu des derniers conciliabules avant l'audience, entre l'avocat et son client ou entre les époux qui profitent de l'attente pour régler les derniers points litigieux de la séparation. L'obscurité et la proximité du sanctuaire de la justice ne facilitent-elles pas la conciliation? Des sociologues américains parlent fort opportunément, à propos du divorce, des « marchandages à l'ombre de la loi 46 ». Il y a quelque chose d'étonnant, presque de mystérieux, dans ce passage d'un espace à un autre: toute idée de progrès, d'évolution, d'élévation, de salut, y est résumée. Il n'est pas possible de s'acquitter de cet acte important sans un certain isolement. Cela se vérifie encore dans nombre de palais de justice modernes, tel celui de Créteil où une espèce de soufflet sépare le palais de justice du reste de la cité. Un même espace sombre se retrouvera dans les doubles portes du palais de justice de Paris qui font passer le public par une sorte de petit espace noir et sombre avant de pénétrer dans la salle d'audience proprement dite. Destinées à préserver le silence des prétoires, elles n'en remplissent pas moins une fonction symbolique. On n'accède pas immédiatement au chœur, il faut s'y préparer et l'attendre. Tout ce parcours compliqué, plein de fausses pistes et 46. R. H. Mnookin et 1. Cornhauser, « Bargaining in the Shadow of the Law: The Case of Divorce », Yale Law Journal, 88, 1979, p. 950-997.

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d'impasses, souvent comparé à un labyrinthe, dramatise le spectacle du droit. Les portiques de détecteurs de métaux qui se multiplient aux entrées des palais de justice pour raisons de sécurité n'ont-ils pas pris le relais de ces passes initiatiques? La participation comme spectateur à un procès peut correspondre à une phase d'agrégation, de nouvelle naissance aux valeurs morales et juridiques de notre société ainsi réaffirmées. C'est une phase de lumière, à tous les sens du terme, par opposition à l'obscurité de la salle des pas-perdus qui la précédait. Ce même itinéraire emprunté par quelqu'un qui va se faire juger, par sa famille ou par une victime, n'a pas tout à fait la même valeur. L'espace exerce alors un effet inhibiteur en induisant une certaine soumission à l'institution. Ce monde étrange désamorcera l'agressivité et la rancœur accumulées. Le parcours atténuera la personnalité extérieure du citoyen anonyme qui vient de quitter la rue, et, au fur et à mesure qu'il franchira les couloirs et les portes, il sera un peu plus accusé, un peu plus victime. Cette inhibition atteindra, bien entendu, son paroxysme dans la salle d'audience, où chacun passe sous le contrôle direct des professionnels, à commencer par les avocats. L'espace renforce leur statut aux yeux du client: c'est seulement dans une salle d'audience que l'avocat prend toute sa dimension, lorsqu'il est revêtu de la robe. Le prévenu, quand son affaire est appelée, s'avance gauchement et, s'il dépasse la barre, est repris sèchement par l'huissier qui lui désigne sa place. Lors de l'audition d'un témoin à la même barre, le prévenu risque d'aller se rasseoir dans la salle et se fait réprimander à nouveau. L'espace judiciaire et sa hiérarchisation donnent lieu à une multitude de petites transgressions d'audience qui ont pqur effet de culpabiliser le prévenu. Toute cette étrange étiquette renforce également la soumission aux policiers de l'escorte, à l'huissier qui vont guider le néophyte en présentant les consignes du rituel non comme des ordres, mais comme des conseils, des « tuyaux» qui mettront les juges en bonne disposition. Pour les prévenus qui comparaissent détenu, la soumission à l'ordre judiciaire a commencé bien avant l'audience. Ils ne connaîtront d'ailleurs rien du parcours des autres; ils empruntent en

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effet un chemin réservé qui donne un accès direct des cellules aux salles d'audience. Le choc du contact avec la foule n'en est que plus grand. Le caractère souvent sordide des geôles dans lesquelles ils attendent, contraste avec le faste de la salle d'audience. Un prévenu entrant directement dans une salle d'audience éprouve un peu ce que ressent un acteur entrant en scène: tout le monde est là, peut-être des parents, des amis, il n'a pas le temps de les voir. Il a la peur au ventre comme l'acteur a le trac. Arrivé dans la salle d'audience, il est certes libéré de ses menottes, mais la coercition du cadre prend le relais. Le prévenu sait qu'il se trouve dans le territoire de la justice, en terrain hostile. Il est dans une situation angoissante qui le prive d'une partie de ses ressources. De surcroît, il est dans un box. En Angleterre, le dock entoure complètement l'accusé. C'est une sorte de petite cellule qui lui anive à la taille et le tient à distance du magistrat et de son avocat 47 • En France, l'avocat se trouve le plus souvent devant son client - ou à côté -, mais ils doivent regarder ensemble le président et communiquent peu pendant l'interrogatoire. La distance qui sépare la barre du bureau des juges ne facilite pas la communication. Il faut parler fort et distinctement. Il est déjà difficile au prévenu moyen de s'expliquer sur les faits, mais comment concevoir qu'il puisse, dans ces conditions, dire des choses personnelles? Répondre aux questions parfois intimes qui lui sont posées? L'espace de la salle d'audience n'hypothèque-t-il pas en lui-même toute tentative de réelle individualisation? L'effet de cet isolement est renforcé par la présence du public. L'espace judiciaire ne fait-il pas partie de ces lieux infamants en eux-mêmes? N'est-il pas un réservoir de signifiants repris par le langage courant pour symboliser la honte, l'opprobre et la vindicte? (Se trouver au « banc des accusés », être mis sur ({ la sellette 48 », etc.) Lorsqu'un homme se trouve dans cette situation, il est, aux yeux de beaucoup, déjà condamné. 47. L. Rosen, « The Dock, Should It Be Abolished?", The Modern Law Review, vol. 29, p. 289-300. 48. La sellette était autrefois le siège sur lequel devait s'asseoir le prévenu pour les interrogatoires.

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Les magistrats, avocats et autres professionnels ont également un certain parcours à effectuer avant d'entrer dans la salle d'audience. La salle du délibéré, où les juges se réunissent avant de siéger, est rarement située au même niveau que la salle d'audience; il leur faut donc souvent gravir quelques marches, d'où l'expression « monter à l'audience» utilisée même si la salle d'audience se trouve à l'étage inférieur. Une fois parvenus dans la salle d'audience proprement dite, il est fréquent que les magistrats aient à contourner une petite grille ou un petit panneau symbolisant le nouvel enclos. Franchissant des obstacles, ils s'acquittent ainsi d'une sorte de rite déambulatoire qui les invite à prendre conscience de la gravité de la tâche qu'ils vont accomplir.

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CHAPITRE

II

Le temps judiciaire

Le temps du procès n'est pas un temps ordinaire. De la même manière que l'espace judiciaire reconstruit, en opposition à la déréliction de la société, un intérieur qui incarne l'ordre absolu, le temps du procès interrompt l'écoulement linéaire du temps quotidien; il s'y insinue, comme une action temporaire qui, par son ordre et sa régularité, compense les lacunes du temps profane. Personne n'a mieux restitué que Camus cette rupture: « Mon avocat est arrivé en robe, entouré de beaucoup d'autres confrères. Il est allé vers les journalistes, a serré des mains. Ils ont plaisanté, ri et ils avaient l'air tout à fait à leur aise jusqu'au moment où la sonnerie a retenti dans le prétoire. Tout le monde a regagné sa place. Mon avocat est venu vers moi, m'a serré la main et m'a conseillé de répondre brièvement aux questions qu'on me poserait, de ne pas prendre d'initiatives, et de me reposer sur lui pour le reste. À ma gauche, j'ai entendu le bruit d'une chaise qu'on reculait et j'ai vu un grand homme mince, vêtu de rouge, portant lorgnon, qui s'asseyait en pliant sa robe avec soin. C'était le procureur. Un huissier a annoncé la cour. Au même moment, deux gros ventilateurs ont commencé à vrombir. Trois juges, deux en noir, le troisième en rouge, sont entrés avec des dossiers et ont marché très vite vers la tribune qui dominait la salle. L'homme en robe rouge s'est assis sur le fauteuil du milieu, a posé sa toque devant lui, essuyé son petit crâne chauve avec un mouchoir et déclaré que l'audience

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était ouverte 1. » Le temps du procès est un temps entièrement maîtrisé qui permet à la société de régénérer l'ordre social et juridique.

Une maîtrise du temps La séparation du temps du procès se matérialise d'abord par un bruit: le tribunal, en effet, avant de rentrer dans la salle d'audience, donne un coup de marteau sur la porte ou, dans les tribunaux modernes, un coup de sonnette. Ce signe impose le silence aux assistants, qui sont déjà installés à leur place dans la salle, et les fait se lever. Une simple abstention (le silence) ne suffit pas: la modification de la qualité du temps doit s'inscrire sur le corps par le fait de se lever 2• Le justiciable, ou le spectateur, déjà préparé par les différents espaces initiatiques qu'il vient de franchir, doit alors accomplir ce premier rite positif: se mettre debout. S'il refuse, l'huissier lui fait une remarque; en plus de la pression de toute l'assemblée qui, elle, s'est levée, il est confronté, avec le policier, à un premier rapport de force physique qui peut justifier son expulsion. Le travail symbolique de l'espace est ainsi prolongé par les rites marquant la qualité du temps. Ce n'est pas sans rappeler les trois coups 3 qui précèdent toute représentation théâtrale. Le son produit, brutal et détonant, un peu comme une explosion, s'apparente 1. A. Camus, L'Étranger, Paris, © Gallimard, 1957, p. 133. 2. En Angleterre, il est d'usage pour les avocats d'incliner légèrement la tête lorsque la cour entre, comme en France certains vieux avocats lorsqu'ils pénètrent dans une salle d'audience - ou qu'ils la quittent alors que le tribunal siège. 3. Ce chiffre de trois n'est d'ailleurs pas étranger au droit. «Les trois fois doivent être consécutives; or l'idée apparaît ici d'une concentration du temps à des fins d'opération juridique: la durée plus ou moins vaguement conçue, mais sentie comme nécessaire à un accomplissement, se trouve à la fois symbolisée et actualisée dans un court espace temporel et par la vertu de la triple répétition» (L. Gemet, Anthropologie de la Grèce antique, Paris, François Maspero, 1976, p.284). Cela rappelle les trois mois de la courte prescription en matière de diffamation ou celle de trois ans pour les délits, ou encore la prescription trentenaire.

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à celui du pétard qui, dans la Chine ancienne, chassait les esprits malins. La fonction symbolique de ce bruit est de purifier le temps à venir en le distinguant du temps informe qui précède. Il est immédiatement suivi d'une phrase rituelle, prononcée à voix forte par l'huissier: « La cour! » ou encore « le tribunal! » Aux États-Unis, l'annonce de l'ouverture de l'audience est dite à une telle vitesse par le policier que personne ne peut en saisir le sens précis, mais tout le monde comprend qu'il faut se lever. De fait, elle remplit la même fonction qu'un coup de sonnette. Ces phrases, qui rappellent le cri que poussait le licteur à Rome au début du procès, ne font pas que souligner la différence du temps, elles dramatisent l'entrée en scène du juge. Quelle ne sera pas la surprise du justiciable néophyte lorsqu'à la suite de cette annonce il verra un homme seul! Il comprend vite que le juge n'est pas une personne comme les autres, mais qu'il incarne une institution, qu'il est à lui seul le tribunal. Des exemples analogues sont rares en dehors de la justice: lorsqu'un huissier annonce l'entrée d'une personnalité, il la désigne par ses fonctions, non par l'institution. Le public n'est pas le seul à accomplir un rite au début du procès : les juges aussi observent des règles très précises. Magistrats et greffiers n'entrent pas, en effet, dans n'importe quel ordre dans le prétoire: c'est, en général, le président qui donne le signal du début de l'audience et pénètre le premier dans la salle, suivi immédiatement du magistrat le plus ancien dans le grade le plus élevé, puis de l'autre, du ministère public, et enfin du greffier. Le tribunal au complet franchit donc la porte dans un ordre hiérarchique. Cette manière solennelle de pénétrer dans l'espace sacré est l'équivalent de la procession: « La procession est une danse élémentaire, écrit G. Van der Leeuw; elle a pour but de mobiliser la communauté culturelle - c'est-à-dire la collectivité sainte -, de mettre la puissance en activité. Toute procession est pour ainsi dire procession de sacrement, puisqu'elle met en mouvement quelque chose de sacré et répand sa potentialité sur un certain périmètre 4• » La procession judiciaire manifeste la transi4. G. Van der Leeuw, La Religion, op. cit., p. 368.

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tion entre le temps profane et le temps sacré. Elle réalise cette concentration, à la fois psychologique et symbolique, indispensable à la production d'un temps différent. • Un temps séparé La séparation du temps du procès est prolongée par des prescriptions procédurales. Le président ouvre l'audience en déclarant: « L'audience est ouverte»; puis, avant de se retirer pour délibérer: « L'audience est suspendue»; en revenant: « L'audience est reprise»; et enfin, avant de se retirer: « L'audience est levée ». Ces phrases rituelles s'inscrivent dans le prolongement de la procession: elles enserrent et délimitent le temps du procès. Elles annoncent au public que le temps est doté d'une valeur supérieure : tout incident sera susceptible d'être acté, c'est-à-dire consigné sur procès-verbal, et chaque acte sera désormais soumis à un régime juridique particulier. Cela explique, par exemple, que le président des assises ne laisse pas s'écouler une seconde entre la fin de la lecture de l'arrêt et le prononcé de la fin de l'audience, de façon à éviter que l'un des avocats ne demande un « donner-acte» entre-temps pour y trouver un moyen de cassation. De toutes ces entrées rituelles dans la salle d'audience, la plus pathétique est sans nul doute le retour de la cour d'assises après le délibéré, au moment où le verdict est sur le point d'être rendu. Les secondes qui séparent le signal de la rentrée de la cour et le prononcé du verdict paraissent encore plus longues que les heures du délibéré. L'accusé et le public cherchent sur le visage du président et sur celui de chacun des jurés des indices qui trahiraient le résultat. Le silence est total; le président s'éclaircit la voix, l'énumération des questions et des textes visés paraît interminable; l'émotion, renforcée par la solennité, est à son comble. L'audience est ensuite suspendue: la famille de l'accusé se précipite pour échanger un signe avec lui ou pour l'embrasser, si le service d'ordre ne les en empêche pas; l'affection reprend vite ses droits après l'émotion du procès. Le suspense est retombé; la condamnation est déjà entrée dans l'histoire, et on la commente comme telle: la représentation est terminée. Cette séparation du temps du procès est prolongée par la sépara-

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tion des périodes judiciaires. Les audiences se situent dans des périodes qui ne correspondent pas forcément avec l'année civile: l'année judiciaire - ou les sessions pour les assises qui rappellent les temps immémoriaux où les juges étaient itinérants (en Angleterre, ils le sont toujours). Ces périodes commencent par une cérémonie d'un caractère particulièrement rituel : la rentrée solennelle qui donne lieu à des processions encore plus imposantes. Autrefois, la rentrée solennelle des parlements commençait par une messe, dite « Messe rouge» en raison de la couleur de la robe des conseillers. Cette pratique, qui remontait au milieu du XIV siècleS, a été abolie en 1900 6 • Souvent, la messe était célébrée dans une église; parfois, à l'intérieur même du palais de justice 7. Elle était suivie de l'audience solennelle de rentrée, qui existe toujours. Initialement, elle avait lieu au début du mois de novembre et ce n'est que récemment qu'elle a coïncidé avec le début de l'année civile. La rentrée solennelle de la Cour de cassation constitue un moment important de la vie judiciaire. Autrefois, un détachement militaire présentait les armes devant 1'« hôtel» du président des assises, au début et à la fin de chaque session. Cette notion de période, extrêmement ancienne, trouve une certaine actualisation dans l'amnisties. 5. M. Rousselet, Histoire de la magistrature française, Paris, Plon, 1957, 2 tomes, p. 354. 6. La coutume de la messe du Saint-Esprit n'a pas complètement disparu, comme en témoigne cette invitation reçue par l'auteur : « Monsieur le juge, La rentrée des Tribunaux est accompagnée traditionnellement de la Messe du Saint-Esprit qui sera célébrée cette année le lundi Il janvier 1982 à 18 heures 30 en l'Eglise Saint-Géry. TI m'est agréable de vous y inviter ainsi que votre famille et votre personnel. Nous y prierons les uns pour les autres et nous aurons une pensée pour ceux qui nous ont quittés au cours de l'année judiciaire. Dans la joie de nous retrouver auprès du Dieu de Justice et de Miséricorde, je vous prie de croire en mes sentiments respectueux. Le Doyen de l'Eglise Saint-Géry. » 7. K.F. Taylor, Architecture and Justice in 19th century Paris.' 1he Modernization of the Palais de Justice (à paraître), chap. v: « La fête de la justice ». 8. «La notion de période, comme d'une partie concrète de temps hétérogène aux autres moments de la durée, appartient, en Grèce comme ailleurs, à la sphère proprement religieuse; elle eut aussi son rôle dans une

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La rentrée solennelle n'est pas propre au judiciaire (que l'on songe, par exemple, à la rentrée parlementaire ou à celle d'autres grands corps de l'État). Elle s'apparente à une volonté de renouveau, de retrouver cycliquement une grâce et une puissance intactes. Pour l'homme religieux des cultures archaïques, le monde se renouvelle chaque année, retrouvant, au moment du Nouvel An, la sainteté originelle qui était la sienne lorsqu'il sortit des mains du créateur. « Le Nouvel An, écrit Mircea Eliade, est une réactualisation de la cosmogonie, il implique la reprise du temps à son commencement, c'est-à-dire la restauration du temps primordial, du temps "pur", celui qui existait au moment de la création. Pour cette raison, on procède, à l'occasion du Nouvel An, à des purifications, et à l'expulsion des péchés 9• » • Un temps uni

À l'intérieur de ces marques rituelles du temps, le procès se déroule d'un seul trait : il se joue jusqu'au bout. Aussi longtemps qu'il est en cours, il présente des allées et venues, des péripéties, une alternance d'espoir et de pessimisme, la tension vers un dénouement. Le procès est une révolution complète. Le temps du procès est un temps qui ne peut se reproduire. Le principe de l'autorité de la chose jugée interdit, en effet, que la même juridiction soit ressaisie d'une même affaire, précédemment jugée par elle: seules les voies de recours légales sont offertes aux parties. Le procès le plus ritualisé - le procès d'assises - n'est toujours pas susceptible d'appel, seulement d'un pourvoi en cassation, ce qui ne peut que renforcer la gravité de ce organisation préhistorique de la souveraineté [... ]. Quelque chose de cette pensée "primitive" affleure encore, isolément du moins, dans des pratiques qui intéressent le droit. L'idée d'une dette s'éteint par l'expiration d'une certaine durée qui en est indépendante, et qui lui impose son rythme. Cette idée, qui illustre bien l'usage ou la théorie de l'année sabbatique, se retrouvait dans une curieuse disposition de la loi spatiale : "Après la mort d'un roi, son successeur libère, au début de son règne, tous les spartiates qui avaient une dette envers le roi, ou envers l'État" » (L. Gernet, op. cil., p. 281). 9. M. Eliade, Le Sacré el le Profane, op. cit., p. 66.

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moment qui ne s'écoulera qu'une fois. La procédure consacre le caractère irréversible du procès en lui faisant produire des effets de droit. Les droits de chacun sont modifiés par la survenance du procès: certaines nullités, par exemple, ne peuvent être soulevées qu'avant le procès; à l'inverse, de nouvelles prétentions ne seront pas recevables en appel. Voilà une autre différence entre le rituel judiciaire et l'audience de cabinet. Le magistrat qui siège à l'audience sait que, sauf extraordinaire, il ne sera jamais appelé à revoir la personne qu'il a devant lui. Il n'en va pas de même pour le juge d'instruction et, a fortiori, pour le juge des enfants, qui sait qu'un dossier d'assistance éducative un tant soit peu important ne se referme jamais définitivement avant la majorité de l'enfant. C'est pourquoi le juge des enfants doit toujours tenir compte dans ses décisions de ses relations futures avec le justiciable. Non reproductible, le temps du procès est donc aussi un temps unique. Seuls en seront témoins ceux qui se trouvent dans la salle d'audience. L'article 308 du Code de procédure pénale prévoit que : « Dès l'ouverture de l'audience, l'emploi de tout appareil d'enregistrement ou de diffusion sonore, de caméra de télévision ou de cinéma, d'appareil photographique, est interdit. » Une telle disposition ne peut, bien évidemment, se justifier par une atteinte au principe de la publicité, mais, comme le note 1. Robert, « la présence des appareils actuellement interdits et la prise de photographies au cours des débats présenteraient de graves inconvénients pour la sérénité de la justice 10 ». En fait, une telle justification, compréhensible à cause des éclairs des flashes des appareils photographiques, perd toute puissance en ce qui concerne les appareils d'enregistrement. Comment la présence de tels appareils peut-elle troubler la sérénité de la justice? L'explication est plutôt à chercher du côté du rituel. La question de savoir s'il faut filmer certains procès a connu récemment une certaine actualité à propos de l'affaire Barbie. En définitive, c'est un double souci de pédagogie et de mémoire qui a 10. J. Robert, Jurisclasseur de procédure pénale, 1-11, art. 306 à 316, fascicule l, 48.

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justifié les exceptions prévues par la loi pour certains procès. Cependant, il n'est pas sûr que le spectacle de la justice, vu sans la nécessaire émotion qui étreint le spectateur direct, ait la même grandeur. Sans la mise en condition préalable de l'espace et l'émotion du réel, le procès peut apparaître comme un théâtre plus ou moins absurde, voire une comédie grinçante. Le goût du spectacle, déjà trop présent parmi beaucoup de protagonistes du procès, risque d'être trop flatté au détriment de la recherche de la vérité et de la justice. « Ce n'est pas la même chose, estime Alain Finkielkraut, de suivre un procès dans une salle d'audience, ou chez soi dans un fauteuil. Au tribunal, on ne peut ni téléphoner, ni s'affairer, ni s'affaler, ni aider ses enfants à finir leurs devoirs, ni même grignoter une pomme. "La Cour!" : les fonctions corporelles doivent être maîtrisées, la vie doit suspendre son bourdonnement pour que puisse se déployer la cérémonie judiciaire. Il en va d'ailleurs de la justice, comme de la religion, de l'acte théâtral ou de l'opération d'enseignement: elle peut être rendue partout (une table suffit) mais à condition de dégager le temps et l'espace des débats de leurs utilisations profanes. Il est donc deux fois absurde de vouloir téléviser l'acte judiciaire, pour mieux instruire les gens. Car loin de reproduire cette coupure fondamentale, la télévision offre le sacré en pâture au profane, et met le dehors à la merci de l'intimité. Sous couleur de faire entrer le monde dans la maison, la télévision accomplit la revanche de la maison sur le monde: nulle œuvre n'est assez admirable, nulle catastrophe assez terrible, nulle parole assez enseignante pour qu'on cesse de manger une pomme et de tutoyer l'écran. Avec la télévision, le bourdonnement triomphe de toute interruption, la vie ne fait jamais silence. Ce n'est plus l'homme qui doit sortir de l'éternel retour des besoins et des satis-. factions et s'arracher à sa vie (biologique, privée, quotidienne) pour se rendre disponible à l'humanité du monde, c'est le monde humain qui est livré à domicile, et qui est mis à disposition de la vie, sur le modèle de la pomme Il. » Tout ce qui est dit et vécu dans 11. A. Finkielkraut, La Mémoire vaine, Paris, © Gallimard, 1988, p. 118-120.

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la cérémonie du procès doit s'épuiser dans l'instant. Cette règle provoque chez ceux qui assistent au procès la sensation de vivre un moment unique, qui décidera de la destinée d'un homme, et chez les autres un sentiment de mystère. Le temps du rituel est un temps particulier qui n'appartient pas à l'homme, et dont il ne peut disposer. Le temps du procès est enfin un temps continu. Un procès est une forme qui s'inscrit dans la durée, avec un commencement et une fin : il se vit jusqu'au bout, on ne peut l'interrompre, ni le prolonger. Le principe de la continuité des débats s'impose d'ailleurs avec beaucoup de rigueur aux assises: l'article 307 du Code de procédure pénale dispose que «les débats ne peuvent être interrompus et doivent continuer jusqu'à ce que la cause soit terminée par l'arrêt de la cour d'assises. Ils peuvent être suspendus pendant le temps nécessaire au repos des juges et de l'accusé JI. Cette règle est atténuée devant les autres juridictions, et notamment au civil, où la mise en délibéré est toujours possible et peut être prorogée; mais le délibéré est considéré, du point de vue de la procédure, comme une continuation fictive de la durée du procès.

• Un temps ordonné La procédure impose de manière très précise la chronologie des interventions dans le procès: il est interdit, par exemple, de se constituer partie civile après les réquisitions du ministère public. L'avocat de la défense prend toujours la parole après le ministère public. La procédure prévoit que, aux assises, l'accusé a la parole le dernier, après son avocat; cela permet à l'accusé de manifester de manière quasi rituelle ses regrets. Si le ministère public demande à reprendre la parole après les plaidoiries, la défense disposera d'un droit de répondre. Cet ordre est immuable: il est prévu et sanctionné par la loi. Que chacun soit à sa place et que chaque chose vienne en son temps: tel est l'ordre du rituel judiciaire. Le président dispose toutefois d'une certaine liberté pour aménager cet ordre au cas particulier du procès. C'est ainsi qu'il choisit l'ordre dans lequel seront entendus les témoins, ce qui peut avoir un effet déterminant sur l'issue du procès. Il peut également aborder les différents chefs

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d'inculpation ou les différents faits d'un même acte dans l'ordre qu'il décide. Cela ne manque pas de donner lieu de temps en temps à des incidents avec la défense Attendez, Maître, je vous en prie, nous allons y venir, vous plaiderez tout à l'heure: chaque chose en son temps»). La maîtrise du temps par le président est également un moyen de pression sur l'accusé. Le temps est beaucoup plus « long» pour ce dernier que pour les professionnels. Souvent, il a attendu pendant longtemps avant de « passer» : il a ainsi pu assister à beaucoup d'affaires ayant donné lieu à des condamnations plus ou moins sévères. Lorsqu'il est interrogé par le président, le prévenu veut en terminer au plus vite alors que les juges veulent en savoir plus. Si le prévenu n'est pas assez coopérant, il sera possible de faire traîner son affaire, voire de le menacer de la renvoyer pour un supplément d'information ou pour entendre un témoin, ce qui signifiera que le prévenu devra encore attendre avant d'être fixé sur son sort. Aux assises, où les procès sont plus longs, l'accusé ne peut demander de suspension d'audience: il est comme enfermé dans le temps du procès; en revanche, les avocats pourront demander à leur convenance des suspensions pour faire le point, échanger avec leur client ou, plus prosaïquement, fumer une cigarette ou se dégourdir les jambes.

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Une régénération de l'ordre Le procès diffère de l'arbitrage privé en ceci qu'il suppose l'intervention souveraine de la cité. Cette souveraineté se manifeste par la création, grâce à l'intercession du symbole, d'un temps non linéaire: un temps extraordinaire qui rapproche de la création, à la différence du temps ordinaire qui rapproche implacablement les hommes de leur mort. Comme tout rituel, le procès inverse le cours du temps. Il lutte ainsi contre la finitude par sa capacité à produire un temps originel, c'est-à-dire un moment qui n'a pas encore été flétri par les ans, un temps sans durée. Le temps originel est le temps de la création.

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• Le retour à un temps originel Plusieurs symboles traduisent dans le procès cette volonté de retrouver un temps originel. Leur présence rappelle l'origine des temps ou l'origine de l'État, c'est-à-dire ce qui fonde notre ordre social. Comme les douze membres du jury qui rappellent le nombre des apôtres. Si douze hommes se trouvent d'accord pour condamner ou innocenter un accusé, c'est que l'esprit divin les a inspirés et que leur décision peut être tenue pour la vérité. En réalité, ces douze hommes ne se retrouvent qu'en terre de Common Law. En France, cela fait longtemps qu'ils ne sont plus que neuf, mais ils continuent de faire douze avec les trois magistrats professionnels. Il est question - du moins en ce qui concerne la première instance - de limiter ce nombre à six ou sept, et l'on mesure à cette occasion à quel point il est difficile de toucher à un symbole aussi fort. C'est que cette scène est à proprement parler originaire dans notre monde chrétien. En effet, c'est à partir de la cène, symbole de communion autant que de passion, d'unanimité autant que de mise à mort, que l'on commence à compter les années dans le calendrier grégorien. Le renvoi à ce temps fondateur est relayé par la symbolique romaine, si présente dans l'espace judiciaire. En France, de nombreux palais de justice se présentent sous la forme de véritables temples antiques. L'architecture permet ainsi à l'institution judiciaire de puiser sa force directement du temps fondateur que représente pour notre civilisation l'Empire romain. Il y a dans les prétoires, depuis le glaive et les colonnes jusqu'aux mots latins gravés dans la pierre, quelque chose d'antique. Le passé est sans arrêt rappelé dans les couloirs de nos anciens palais de justice, sous la forme de bustes ou de statues représentant nos prestigieux juristes depuis les origines. Les échanges entre les hommes d'aujourd'hui ne peuvent se faire que sous les auspices d'ancêtres communs. Cette volonté d'arrêter le temps et de n~ tfouver le temps fondateur trouve un puissant écho dans l'architecture du palais de justice qui frappe par son immobilité, donc par son éternité. Le rituel judiciaire rassemble, dans un moment intense, toute l'histoire du groupe social en un monde

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immobile, il suspend la pesanteur de la durée. C'est le «nontemps» du rituel judiciaire. Le rituel judiciaire figure également l'origine de l'État. Au début d'un procès d'assises, le président entre d'abord seul avec les deux assesseurs, qui sont des magistrats professionnels, et procède à l'appel des jurés. Ceux-ci se trouvent disséminés dans l'assistance panni les experts, les témoins, la famille de l'accusé et de la victime, ou les simples badauds. Le public est encore indifférencié. Le président dépose le nom de chaque juré présent dans une ume. Il y plonge ensuite bruyamment la main, mélange les bulletins et en ressort neuf noms qui seront soumis à récusation: il a ainsi procédé au tirage au sort des jurés. En réalité, cette opération prévue minutieusement par la procédure n'est qu'un mode de désignation des représentants du peuple appelés à juger un homme. Elle renvoie donc à l'idée de représentation qui est la base de toute idée de démocratie, donc de l'État. Si le principe est le même, le mode de désignation diffère: là il s'agit d'un tirage au sort, ici d'un scrutin; toutefois, du strict point de vue symbolique, c'est dans les deux cas une ume qui est destinée à recevoir des bulletins. Le public indifférencié peut facilement être identifié au peuple, composé de gens instruits (les experts), de gens appelés à détenir le pouvoir (les jurés), de personnes que les intérêts et le sang opposent (la famille de l'accusé et celle de la victime). À chaque procès d'assises, tout se passe comme s'il fallait élire une petite assemblée en vue de voter une seule loi, celle du verdict. Ce rappel symbolique de l'origine même de l'État - la réactivation du principe démocratique -légitimise par provision la décision qui sera rendue. Le rite pennet à toutes les personnes présentes de participer de manière très active à la vie de l'État, donc de lui renouveler leur confiance: il constitue bien une recréation temporaire de l'ordre social et juridique qui sera poursuivie durant tout le procès. • La répétition de la genèse de l'ordre Cette symbolique du retour au temps de la création est prolongée par une figuration de la genèse de l'ordre. Le rituel judiciaire se fait l'écho d'un rythme symbolique composé d'un retour au

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chaos, puis d'un affrontement entre le bien et le mal, enfin d'un retour à la paix. Le rituel judiciaire, qui a pour fonction d'annuler le crime, ne se borne pas à rétablir l'ordre ancien: il régénère l'ordre social et crée de l'ordre à partir du désordre. Dans le procès pénal, l'exposé public des faits correspond à la phase de retour au chaos. Au lieu d'être étouffée, la transgression fait l'objet d'une cérémonie publique au cours de laquelle elle est reconstituée dans ses moindres détails. C'est particulièrement manifeste dans les procédures de la Common lAw, plus préoccupées par les faits que leurs consœurs latines. La fameuse cross examination ne laisse dans l'ombre aucun élément, même le plus futile en apparence. Le procès ne se satisfait pas d'un simple récit linéaire 12 comme le ferait un rapport, il vise au contraire à restituer toute l'épaisseur du passé. Toutes les personnes que le hasard - ou le destin - ont réunies le jour du crime sont convoquées en vue de la reconstitution orale de celui-ci. Tous les protagonistes accusé, victime, témoins, experts - sont réunis, à corps présent, dans un même lieu. Même les objets ayant été en relation avec le crime sont exposés sur une sorte de petit autel (le meuble à pièces à conviction) entre les juges et la barre. D'ailleurs, ces objets seront conservés après le verdict et une fois la peine purgée comme si, par un vestige de pensée magique, on les gardait précieusement de peur qu'ils ne soient encore totalement débarrassés de leur puissance maléfique. La procédure exige ensuite que chacun explique spontanément 13 ce qu'il a fait, vu ou constaté, et qu'il réponde aux questions du président. Toutes ces personnes seront exposées au feu croisé des questions qui leur seront posées par l'intermédiaire du président. C'est bien d'un débat contradictoire qu'il s'agit, non d'un récit unique. Cette confrontation de récits a 12. Tous les faits exposés oralement à l'audience ont été préalablement consignés sur procès-verbal et regroupés dans le dossier d'instruction qui est, dans bien des cas, plus complet et plus précis que ce qui est rapporté à l'audience. 13. Le Code de procédure pénale interdit de lire un document : c'est une conséquence supplémentaire de l'oralité des débats. D'autre part, les témoins sont séparés au début de l'audience et ne connaissent pas les précédentes déclarations lorsqu'ils déposent eux-mêmes.

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pour mission de restituer l'épaisseur et l'ambiguïté de la réalité. Elle est à l'image de la construction du sens dans nos démocraties. Le crime est ainsi répété par l'intennédiaire de la parole dans le rituel qui désamorce la puissance quasi magique de cet événement. Tout y contribue: la présentation des preuves, les témoignages, les justifications de l'accusé, les expertises, les plaidoiries et le réquisitoire; toutefois, le rôle principal est toujours joué par l'accusé qui est, pour ainsi dire, le héros de la tragédie et qui doit annuler son crime. « Pour ce faire, écrit T. Reik, il lui faut paradoxalement le recommencer, expliquer comment il en est arrivé là ... Cette tentative, toutefois, d'annulation rétroactive par les mots et par les gestes n'est pas suffisante, si elle ne s'accompagne pas d'une forte réaction émotionnelle 14. » Cette actualisation du crime est d'ailleurs vécue comme telle à la fois par les intéressés et le public. Des réactions comme les sanglots, la colère, les crises, etc., si fréquentes lors des procès d'assises, suffisent à s'en convaincre. Dans bien des cas, l'audience constitue un véritable cauchemar pour la victime ou sa famille. En matière de viol par exemple, le passage aux assises risque de « fixer» définitivement le préjudice moral causé à la victime, à tel point que l'on a parlé d'un « second viol». C'est la raison pour laquelle on a imaginé la procédure Mélanie, en vigueur à titre expérimental dans quelques juridictions, notamment à la Réunion, qui consiste à enregistrer les déclarations de la jeune victime dans un document vidéo. L'enregistrement sera exploitable à titre de preuve dans la suite du procès. La publicité des débats souligne la volonté de la société de se rappeler, publiquement et collectivement, ces faits. Cette répétition du crime, par le langage et l'émotion, est vécue par ceux qui y assistent comme une authentique commémoration rituelle. Dans chaque procès, la société commémore le crime comme un événement fondateur qu'il faut à la fois célébrer et exorciser. À la suite de cette reconstitution des faits interviennent le réquisitoire et les plaidoiries, qui s'affrontent de manière quasi symétrique, toujours par l'intennédiaire de la parole. Il s'agit bien d'un combat oral 14. Th. Reik, Le Besoin d'avouer, Paris, Payot, 1972, p. 107.

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indispensable à l'effet cathartique du procès. Avocat de la défense et procureur sont quasiment face à face dans le procès pénal, de manière symétrique par rapport au président, comme le demandeur et le défendeur dans le procès civil. À cette phase d'affrontement et de violence verbale succédera la réaffirmation de la paix, par le truchement du jugement. Ce parcours de la discorde à la paix marque le passage symbolique de la division à l'unité, de la crise à la solution, du mensonge à la vérité, de l'excès à la mesure, de l'impureté à la pureté. Le crime devient l'occasion de réaffirmer la supériorité de l'ordre sur le désordre. Il fait craindre une dissolution du monde et fournit pourtant l'occasion de célébrer ce qui nous réunit. La dimension que le rituel judiciaire donne à toute décision judiciaire dépasse largement les particularités de l'affaire. Le délit devient une occasion de socialisation, comme le montrent aujourd'hui les procédures de médiation et de conciliation. Il n'est pas possible d'analyser correctement la cérémonie sociale qui suit un délit si l'on ne comprend pas qu'elle fournit l'occasion d'une expérience collective de plus en plus rare. Le rituel judiciaire répète inlassablement ce moment fondateur de la société en refaisant le chemin qui conduit de la violence au droit, de l'expérience individuelle à ce qui fait société, c'est-à-dire, pour reprendre les mots de Levinas, «au miracle de la sortie de soi 15». La transgression fournit l'occasion de rappeler les mythes fondateurs. M. Vereno voit un exemple de cette réactualisation des mythes fondateurs dans le procès dans la similitude constatée chez certains peuples de l'Antiquité entre le mode d'exécution du condamné et le dénouement du mythe: « C'est aux puissances du chaos, ennemies de l'être et destructrices, que le condamné est donné en proie, mais cela ne fait que rendre manifeste à quoi il appartient réellement. Et au moment où la société triomphe sur le transgresseur du droit, elle renouvelle et représente la victoire des dieux de la lumière créateurs de l'ordre: Marduk contre Thiamat, les Devas contre les Asuras, les dieux de l'Olympe contre les Titans. L'exé15. E. Levinas, Difficile liberté. Essai sur le judaïsme, 3e éd., Paris, Albin Michel, 1990, p. 22.

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cution par exemple qui consiste à précipiter le condamné du haut d'un rocher présente une évidente analogie avec la chute des démons, comme par exemple des Titans dans le Tartare 16. »

• Le présent du rituel Le présent du procès est bien singulier. Il s'agit plus d'un passé rendu présent par le rituel, que d'un rappel du passé. C'est ce présent du procès qui fonde l'impression d'audience, si capricieuse, et dont les effets peuvent être si déterminants. Hormis les cas de flagrance, pour lesquels la répression fait comme corps avec le délit, le procès ne travaille pas en temps réel. Si le chirurgien doit juguler des hémorragies, le sang dont le procès doit connaître est déjà séché: ce n'est plus le fait qui maîtrise le temps, mais bien l'inverse. Le temps est recréé. La vie sociale ne peut pas se réparer par morceaux, elle demande à être régénérée: tel est le sens du temps judiciaire. Cette recréation de l'ordre social ne consiste pas en une simple représentation. Le rituel a ceci de plus qu'il permet à la société de participer à cette création. Ce qui est représenté est un drama, c'est-à-dire une action, quelque chose à faire, quelque chose qui se fait, quelque chose sur quoi on peut agir. L'économie du rituel judiciaire procède d'un jeu de correspondances entre l'espace de l'audience et le déroulement du procès. Le temps du rituel judiciaire évoque le temps du droit. À l'image du temps judiciaire, le droit, qui assimile des textes tirés de périodes différentes - mélangeant ainsi les différents régimes politiques qui les ont produits -, paraît insensible au temps: il sublime la durée pour offrir à la société une éternelle actualité. Il intègre le passé dans un présent éternel. Contre la corruption du temps qui use les textes et les régimes, le droit affirme son inépuisable capacité à se régénérer, à sublimer la finitude de l'Histoire. Il lutte contre la déréliction en offrant à chaque groupe social la possibilité de se reproduire sans être affecté par la durée. C'est le « nontemps» du droit. Mais cette élaboration symbolique du procès est aujourd'hui 16. M. Vereno, « La peine comme rite dans l'histoire des religions », Le

Mythe de la peine, Paris, © Éd. Aubier, 1967, p. 289.

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attaquée. On reproche à la justice sa lenteur et on pense avoir trouvé l'antidote dans le traitement des procédures en « temps réel ». Les jugements sont de moins en moins sûrs d'eux-mêmes. La nécessité de mettre un terme à un débat est de plus en plus négligée par la justice actuelle et notamment par la justice de cabinet. Par exemple, les décisions du juge des enfants peuvent être révisées à tout moment. Qui dit justice souple et peu formaliste dit une justice plus fréquemment sollicitée, dont les décisions sont par conséquent de moins en moins définitives. Notre époque voit se multiplier des décisions d'urgence, préparatoires, conservatoires, ou, à l'inverse, des mesures d'exécution, d'application; croissent également les instances modificatives qui prétendent améliorer l'adéquation de la justice à la réalité, mais qui font perdre une grande partie de sa substance au débat judiciaire. N'y a-t-il pas une certaine vertu à mettre un terme définitif à une querelle, à un litige ou à un forfait? Un tel goût du provisoire ne finit-il pas par faire régner une incertitude permanente, contraire à la sécurité qui est une des vertus cardinales du droit? La justice ne doit pas oublier que la société attend qu'elle mette un terme à une situation ou à un acte en les reversant définitivement dans la catégorie du passé. Que vaut-il mieux: une peine prononcée une fois pour toutes un jour donné ou une décision, à mi-chemin entre la peine et la mesure éducative, en apparence plus douce, mais qu'un éducateur ou un comité de probation pourra remettre en cause à tout moment pendant des années?

Une rupture de la durée Grâce au rite, le procès introduit une coupure cérémonielle dans le temps. C'est que tout rituel est en réalité un acte d'institution. « L'investiture (du chevalier, du député, du président de la République, etc.), nous dit Pierre Bourdieu, consiste à sanctionner et à sanctifier, en la faisant connaître et reconnaître, une différence (préexistante ou non), à la faire exister en tant que différence sociale, connue et reconnue par l'agent investi et par les autres 17. » 17. P. Bourdieu, « Les rites comme actes d'institution », Actes de la recherche en sciences sociales, 1982, p. 2.

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Chaque procès - comme tout rite d'institution - investit un acteur social dans un nouveau rôle positif ou négatif, redéfinit des statuts en profilant un rôle avec des obligations et des droits. On comprend mieux par quelle alchimie le rituel transforme la ligne - nécessairement arbitraire - démarquée par le droit en séparation tenue pour juste par le groupe social. La légitimité, dont on se préoccupe tant aujourd'hui, doit d'abord être recherchée dans ce soubassement rituel. En assignant, grâce à un rite d'institution, un avant et un après, le rituel judiciaire pose un repère essentiel. Le rite comme le droit organisent le monde. Le rituel procure l'expérience sensible du travail juridique à l'œuvre dans toute société. « C'est très joli la vie, mais ça n'a pas de forme! » dit Anouilh. Le droit redouble la réalité par une mise en catégorie. Il nomme les choses et les êtres, en vue d'agir sur eux. À l'informe de la vie, il substitue la cohérence de son langage performant qui épure la réalité de ses contradictions et de son opacité pour la ramener à des catégories simples et opérationnelles. Les biens sont soit meubles, soit immeubles; les actions en justice sont soit patrimoniales, soit extra-patrimoniales; les jugements sont soit déclaratifs, soit constitutifs, etc. À l'image du rituel judiciaire, le droit sépare un intérieur d'un extérieur, un « avant» d'un « après », l'intention de l'acte, le désir de la volonté manifestée. Chaque société classe les individus et les choses d'une certaine manière. Cette organisation fondamentale de la société se communique à tous les espaces sociaux. Il est indispensable que l'espace total soit divisé, différencié, orienté, et que ces divisions et ces orientations soient connues de tous. « Il n'est donc pas étonnant, écrit Durkheim, que le temps social, l'espace social, les classes sociales, la causalité collective soient à la base de catégories correspondantes, puisque c'est sous leurs formes sociales que des différentes relations ont, pour la première fois, été appréhendées avec une certaine clarté par la conscience humaine 18. » Représenter les choses et les êtres, c'est leur donner un nom, leur 18. É. Durkheim, Les Formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 633.

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attribuer une place, autrement dit les situer avec les autres objets par rapport à un centre, à un point de repère. La représentation du rituel judiciaire n'est que la figuration sensible du travail de représentation du droit. L'efficacité du droit, comme celle du rituel, se résume dans les mécanismes d'extériorisation, de représentation et de classification des objets et des êtres, donc dans la production d'une forme sociale qui sera maîtrisable, car entièrement recréée. Voilà l'efficacité symbolique du procès: agir sur le réel en agissant sur la représentation du réel. Le spectacle du procès donne au mal un visage: celui de l'accusé, à la violence un cadre: celui de l'affrontement agonistique de la plaidoirie et du réquisitoire, à l'unité un symbole: le jugement. En reconstituant ces trois mouvements du chaos, de l'affrontement et de la résolution, il met en intrigue le drame même de la vie politique, du vivre-ensemble. En même temps qu'il donne une existence à l'ordre social et juridique en le représentant, le rituel judiciaire le rend désirable - ou détestable, peu importe -, il lui donne consistance. Le rituel judiciaire est à la fois la mise en scène de la finitude du monde sensible dans lequel les intérêts sont antinomiques et les hommes divisés, et une anticipation de la perfection. Il restitue à un peuple ses valeurs, son passé et son droit. Il rappelle à tous juges et parties -l'harmonie à atteindre. Sans l'aide du symbole et du rituel, le droit ne resterait qu'une idée irréelle ou illusoire: il a besoin du symbole pour être transformé en expérience concrète. Ce qu'exprime le rituel, c'est le « tout» du droit, c'est l'état du droit avant qu'il ne s'éparpille en s'explicitant en une multitude de règles. Cet ineffable du droit, ce « fait» du logos, plus qu'un ordre politique déterminé, plus qu'une incarnation d'un idéal de justice, ne serait-il pas le besoin d'ordre fondamental du groupe social et de la pensée humaine 19? Chaque culture pourra agencer comme 19. « Au fond du creuset juridique, c'est, caché sous le pouvoir nonnatif du droit, le besoin d'ordre de la pensée humaine que nous apercevons. Par sa rigueur, ce besoin d'ordre arrache des conduites humaines à la dimension naturelle, et institue, pour la lui substituer, un sens qui est l'acte de naissance même de la culture. Le besoin d'ordre par lequel

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elle l'entend ces différents éléments, peu importe: l'essentiel n'est pas dans l'arrangement mais dans l'effort d'organisation du réel.

commencent la société et, tout ensemble, la culture est donc déjà un engagement et il atteste l'efficacité future de la raison» CS. Goyard-Fabre, Essai de critique phénoménologique du droit, Paris, Klincksieck, 1972, p.296).

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CHAPITRE

III

La robe judiciaire

Alors que les professeurs d'université ont abandonné la robe en 1968, que les médecins mettent de moins en moins la blouse, que le concile Vatican II a dispensé les prêtres de la soutane, les magistrats et les autres membres de la profession judiciaire continuent de porter quotidiennement la robe, envers et contre tout. TI s'agit là du plus ancien usage civil encore en vigueur. J. Boedels 1 fait remonter son origine au vêtement de grand prêtre de Jérusalem, qui arriva à la République de Venise via Byzance et influença ensuite toutes les cours d'Europe, à commencer par le duché de Bourgogne. Au Moyen Âge, le juge portait la robe toute la journée, en toute occasion, «jusqu'en son hôtel ». Aujourd'hui, il ne la met qu'au palais et plus particulièrement à l'audience. D'ailleurs, une jurisprudence constante de la Cour de cassation admet que, si le tribunal ou la cour d'assises se transporte sur les lieux pour faire des vérifications, les juges ne sont plus astreints au port du costume judiciaire 2• Un magistrat ayant à exercer ses fonctions en dehors de la salle d'audience ne porte donc pas la robe. Ainsi, le juge des enfants, le juge des tutelles, le juge de l'application des peines, le 1. J. Boedels, Les Habits du pouvoir. lA justice, Paris, Antébi, 1992,

p.15. 2. Casso crim. 31 mars 1906, Bulletin criminel, 1906, n° 167.

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juge d'instruction reçoivent dans leur cabinet, en tenue de ville. Seuls certains juges aux affaires familiales président parfois les audiences de divorce en robe dans leur cabinet. En revanche, les avocats portent la robe dans le palais, en toute occasion, y compris en audience de cabinet. Si les magistrats doivent se rendre dans la salle d'audience en dehors de toute activité juridictionnelle -lors d'une assemblée générale par exemple -, ils ne prenennt pas leur robe.

Le vêtement rituel

Quoique réglementé par un texte ancien 3, le port de la robe judiciaire relève donc surtout de la coutume. En revanche, la forme est extrêmement précise et hiérarchisée: au fur et à mesure qu'un magistrat avance dans la carrière judiciaire, il change de robe; plus exactement, il se charge de nouvelles robes. La robe permet d'identifier du premier coup d'œil la personne à qui l'on s'adresse.

• Le détail de la robe La robe des avocats, des greffiers et des huissiers est un manteau de drap noir fermé sur le devant. Elle diffère légèrement de celle des magistrats, qui laisse entrevoir la simarre, c'est-à-dire le vêtement qui se portait autrefois sous la robe proprement dite. L'habit des magistrats est comparable à un vêtement d'une seule pièce qui représenterait en même temps la veste ouverte et la chemise qui se trouve dessous. En ce sens, elle s'apparente à un véritable habit de théâtre, dont la seule fonction est d'être vu. Cela explique que la ceinture s'enfile en dessous de la robe proprement dite, pour n'apparaître que sur la simarre. L'étoffe de la robe dépend du prix que chacun veut y mettre. Cependant, elle comporte obligatoirement une partie en soie: les revers des manches et la simarre. De tout temps, la soie fut un 3. Décret du 2 nivôse An XI.

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matériau de luxe dont on réservait la qualité exceptionnelle de la fibre pour les vêtements d'apparat 4. Réduite à une double bande sur l'épitoge pour les magistrats de base, qui croît avec l'avancement pour recouvrir une partie importante de la robe du premier président de la Cour de cassation, l'hermine est une fourrure royale. Cet animal, dont la légende raconte qu'il préfère la mort à la souillure, symbolisait l'honneur inébranlables. On trouve une référence animale dans Le Procès de Kafka, où le peintre Titorelli représente la justice sous les traits de la déesse de la chasse. Mais l'animal n'est plus le juge, il est le gibier de la justice. La fourrure semble associée à l'image de la cruauté animale, voire à un fantasme de dévoration. On se souvient de la satire des juges faite par Rabelais lors de la confrontation de Pantagruel avec Grippeminaud, archiduc des chats fourrés. Ce sont des « bestes moult horribles et espouventables : ils mangent des petits enfans et paissent sus des pierres de marbre 6. » On retrouve un écho de ce . même fantasme avec la figure de Raminagrobis dans la fable de La Fontaine « Le chat, la belette et le petit lapin» : une belette et un petit lapin, ne parvenant pas à se mettre d'accord, vont trouver un chat qui, sous prétexte de les mal entendre, leur demande de se rapprocher de lui et les dévore aussitôt. Le thème de cette fable est emprunté à un conte indien de Pilpay, ce qui prouverait l'universalité de cette association de la justice à la cruauté orale que l'on retrouvera dans un récit de Kafka 7. La forme de la robe judiciaire souligne son caractère somptuaire. La robe est ample et drapée, pratiquement sans coutures. Elle enveloppe le corps de manière majestueuse. Les plis sont nombreux. Ce sont les manches qui paraissent les plus impres4. «Toujours considéré comme un objet précieux, puisque à la fois coOteux et beau, le tissu de soie se présente, à toutes les étapes de son histoire, sous une fonne séduisante» (Y. Deslandres, Le Costume, image de l'homme, Paris, Albin Michel, coll. {( L'Aventure humaine», 1976, p. 43). 5. J. Boedels, op. cit., p. 18. 6. Rabelais, Œuvres complètes, introduction, notes, bibliographie et relevé de variantes par Pierre Jourda, Paris, Garnier, 1962, t. II, Le Cinquième Livre, chap. XI, p. 797. Rabelais fait allusion à la fameuse table de marbre du palais de justice de Paris. 7. La Muraille de Chine, voir infra chap. XII.

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sionnantes par leur taille. Très incommode pour travailler, elles soulignent l'origine aristocratiqueS de la personne qu'elles vêtent. Parfois, comme c'est le cas en Espagne, la robe est mal commode à enfiler que le juge doit être aidé par un appariteur. Les bords de la robe sont chargés d'une signification spéciale. Le costume royal était suivi d'une traîne. La queue du manteau, que portaient les premiers présidents et les présidents, était relevée et retenue sur le côté gauche, à l'imitation des anciens chevaliers, pour rappeler que leurs prédécesseurs avaient porté l'épée. Mais la robe était longue et les membres du Parlement de Paris s'avisèrent d'en faire porter la queue dans les cérémonies publiques. C'est vraisemblablement à cause du manteau relevé ou de la longue robe des parlementaires que, aujourd'hui encore, les robes des magistrats sont relevées de l'intérieur, où elles sont fixées par un crochet 9. Ainsi, l'extrémité inférieure de la robe ne s'arrête pas, mais retourne au haut du vêtement. Les revers des manches sont très larges et d'une étoffe plus précieuse que celle de l'endroit. Le rebord supérieur de la robe est constitué par le rabat. Au XVIe siècle, la robe se terminait par la fraise plissée à gros tuyaux et à collet relevé et droit. Puis apparut le col de batiste empesé et rabattu 10. Le rabat ne doit pas être assimilé à une cravate, mais bien à un col, c'est-à-dire au bord supérieur du vêtement. Le bord de la ceinture est également tissé et torsadé, et de la même couleur que le reste, alors que celle des maires est de fils dorés. Le bord du vêtement judiciaire apparaît donc comme l'endroit le plus sacré et le plus chargé de puissance de la robe Il. 8. « Un peu partout de l'Occident au Japon, les classes dominantes se révèlent aux manches particulièrement larges (au point de frotter la poussière du sol en France). Signes d'oisiveté ou de loisir, quand les classes populaires livrées au travail s'en tiennent aux manches étroites. plus pratiques» (J. T. Maertens. Dans la peau des autres, ritologiques 4, Paris, Aubier-Montaigne, coll. « Étrange étranger», 1978, p. 75-76). 9. M. Rousselet, op. cit., t. 1, p. 333. 10. Ibid., t. l, p. 333. 11. « Déjà sur le corps nu, le sauvage exprimait l'obsession du bord en coupant poils, cheveux, ongles. prépuce pour délimiter ce lieu où la réalité se retire devant l'imaginaire ou le symbolique, et leurs ressources magiques. Sur le corps vêtu, la même hantise à souligner le bord et sa barrure. Frontière entre nature et culture, entre corps et dé-corps, entre réa-

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Les magistrats portent rarement la ceinture - exclusivement lors des audiences solennelles - et les avocats jamais. Elle est, pour les magistrats de base, bleue en province et noire à Paris. Cela tient à des raisons historiques qui sont restées obscures 12. La ceinture ne prend que la simarre et ne la ceint pas, à proprement parler, dans la mesure où elle ne marque pas la taille. On n'aperçoit donc que le macaron de la boucle et le bord tombant de la ceinture. On reconnaît traditionnellement à la ceinture la fonction de protéger les organes sexuels tout en en signalant la puissance. En réalité, la ceinture de la robe judiciaire, plate comme un bandeau, semble plutôt gommer les attributs sexuels! La robe judiciaire se ferme par des boutons aussi nombreux que ceux de la soutane: on n'en compte pas moins de treize, espacés à intervalles réguliers. lis descendent jusqu'en bas de la robe, assurant ainsi une correspondance totale entre les deux bords du vêtement. Tous fermés, ils donnent à la robe l'aspect d'une enveloppe qui descend du haut du cou jusqu'au-dessus des chevilles. La présence de si nombreux boutons témoigne d'une volonté de cacher la plus grande partie du corps. Lorsqu'un magistrat boutonne sa robe, il ferme son corps dans une sorte de compulsion du doute. La toque, chapeau rituel, n'est pratiquement plus jamais portée à l'audience. À l'audience solennelle de rentrée ou lors d'une prestation de serment ou d'installation, les magistrats la tiennent de la main gauche. Sur la toque sont portés les galons au sens propre du terme. La toque est la généralisation du mortier, qui était réservé sous l'Ancien Régime aux premiers présidents. Le mortier était un attribut royal 13 qui rappelait la couronne par ses galons dorés. La lité et imaginaire, ceinture, barre et bord soulignent la castration de l'individu qui, de ne point jouir du réel, tente au moins d'en jouer" (J.T. Maertens, op. cit., p. 50). 12. c n est à noter que la ceinture de leur robe a toujours été noire, et qu'il serait vain de vouloir retrouver l'origine de la différence entre certains magistrats des tribunaux de grande instance contemporains et leurs collègues des ressorts autres que ceux d'Orléans, Paris et Versailles, dans une privation collective de l'ordre du Saint-Esprit des magistrats du Parlement de Paris, dont la trace n'existe nulle part» (J. Boeddels, op. cit., p.49). 13. M. Rousselet, op. cit., p. 328.

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toque a la vertu de représenter son titulaire. Ainsi, les actes de palais entre avocats se remettent dans « la toque», c'est-à-dire dans une case qui leur est attribuée. De même, lorsqu'il devait autrefois s'absenter de l'audience, le ministère public laissait sa toque sur le pupitre pour manifester symboliquement sa présence. L'épitoge, qu'on appelle également la chausse, est portée par les magistrats et les avocats. Les auditeurs de justice, c'est-à-dire les magistrats stagiaires, n'ont pas le droit de la porter, ce qui permet de les distinguer. L'épitoge est la transformation de l'ancien chaperon, dont elle est la miniaturisation. On y retrouve, réduites, les trois parties essentielles: la coiffe qui est figurée par le rond central, la patte et la cornette qui sont maintenant les deux appendices 14. Un usage à Paris veut que les avocats ne portent que l'épitoge simple et qu'ils réservent le port de l'épitoge herminée aux cérémonies et aux audiences solennelles ou lorsqu'ils plaident à l'extérieur. Cette question du port quotidien dans le palais de justice de Paris faisait encore l'objet d'une controverse en 1977 15 • Les juges britanniques continuent de porter la perruque. On raconte que, pendant l'été 1858, la chaleur était si accablante à Londres qu'un avocat distingué, qui plaidait depuis plusieurs heures, demanda timidement la faveur exceptionnelle d'ôter sa perruque. « Connaissez-vous un précédent? » lui répondit le juge. L'avocat n'en trouva pas et dut continuer de porter la perruque. Le 22 juin 1992, Lord Campbell of Halloway demanda à la Chambre des lords si le costume des juges du Royaume était toujours adapté au monde moderne. Une vaste consultation s'ensuivit qui conclut au maintien de la robe sous sa forme actuelle 16. Aux États-Unis, les magistrats disposent d'un petit marteau pour faire respecter le silence. Contrairement à une idée répandue dans l'opinion publique, les magistrats français n'en disposent pas; il n'empêche que cet attribut a souvent été lié à la fonction judiciaire à travers les âges 17. Le sceptre et les liens représentaient 14. Ibid., p. 330. 15. P. A. Renaud, Gazette du Palais, 24-26 avril 1977. 16. Court Dress. A Consultation Paper Issued on Behalf of the Lord Chancellor and the Lord Chief Justice, Londres, août 1992. 17. Cf. la main de justice des rois de France, ou le bâtonnier qui rappelle l'attribut du chef du barreau, au Moyen Âge. On le retrouve égale-

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dans la civilisation indo-européenne les pouvoirs publics, c'est-àdire aussi bien la justice que l'administration, la sécurité intérieure et extérieure. Ils formaient les attributs magiques de la souveraineté. Au cours de la cérémonie du sacre, sous l'Ancien Régime, la main de justice était remise au souverain. « La main de justice apparaît dans la regalia royale au XlII e siècle, note J. Boedels. Auparavant, elle était remplacée par une verge parfois surmontée d'un oiseau. Elle est donc contemporaine de la permanence du Parlement et symbolise l'autorité judiciaire royale. La main de justice comporte le pouce, l'index et le majeur dressés, les autres doigts étant repliés. Dans la symbolique médiévale, cette attitude de la main levée signifie "j'ordonne", comme on le voit sur les miniatures des manuscrits (la main baissée signifiant "j'enseigne", la main ouverte, "j'acquiesce", le poing fermé, "je dis non") 18. » La langue judiciaire continue de garder trace de cette symbolique de la main de justice tenue par le Roi en majesté, à travers les expressions « main levée», « mainmise», « mise sous main de justice ». D'ailleurs, la Révolution ne voulut pas laisser ce symbole sans relève. C'est peut-être la raison pour laquelle le législateur du Directoire demandait à tout juge de paix de tenir à la main, pendant l'audience, un grand bâton blanc surmonté d'une pomme d'ivoire sur laquelle était peint un œil noir symbolisant la justice 19. C'est toujours un œil que portaient sur leur poitrine les juges du Directoire. Il est d'usage dans la profession judiciaire d'avoir, lors des cérémonies, la main gauche gantée de blanc, la main droite devant rester nue pour pouvoir prêter serment. Les avocats généraux dans les parlements avaient, sous l'Ancien Régime, le privilège de plaider les mains gantées, ce que réclamèrent également les avocats 20. Il fallut un arrêt du Parlement de Bourgogne du 10 mai 1610 pour leur interdire de paraître à l'audience avec des gants. Le Parlement ment dans certaines justices traditionnelles africaines ou dans le stick des officiers anglais, le bâton de maréchal, etc. 18. J. Boedels, op. cit., p.19. 19. M. Glasson, Les Origines du costume de la magistrature, Paris, Firmin-Didot, 1882, p. 17. 20. Ibid., p. 13.

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de Paris, moins rigoureux, leur permettait de plaider une main gantée... Enfin, les seules choses que les magistrats puissent mettre à leur gré sur leur robe sont les décorations. La robe noire quotidienne ne portera que la rosette ou le ruban, et le costume d'apparat la médaille tout entière. TI est pratiquement inconcevable qu'un président d'assises ou un premier président n'ait aucune décoration à mettre sur sa robe.

• L'origine de la robe L'histoire du costume judiciaire se confond avec l'histoire de la profession tout entière. Elle témoigne du désir d'égaler en dignité, par la magnificence des symboles, la noblesse d'épée. Dans les Essais, Montaigne remarquait déjà la nécessité de ce « quatrième estat de gens maniant les procès, pour le joindre aux trois anciens, de l'Église, de la Noblesse et du Peuple ». La robe servit à distinguer cette nouvelle catégorie de clercs sur laquelle s'appuyait la monarchie pour affirmer son pouvoir au détriment des féodalités: « Les chevaliers portaient-ils des vêtements longs, les juristes les revêtaient également; prenaient-ils la qualité de chevaliers d'armes, les seconds s'appelèrent chevaliers ès lois ou chevaliers des lois; les premiers se faisaient-ils appeler "messire" ou "monseigneur", les chevaliers ès lois prirent le titre de "maîtres" 21 ». Le costume judiciaire sous l'Ancien Régime n'était pas uniforme: il variait selon les époques et les parlements. Avocats et magistrats portaient sous un manteau long la simarre 22 qu'ils abandonnèrent vers le milieu du XVIf siècle, pour ne plus porter que leurs habits civils sous la robe 23. TI faut distinguer la robe rouge des magistrats supérieurs, d'origine royale, et la robe noire des autres, d'origine cléricale. La simarre, comme la robe, est un habit de clercs, donc de couleur noire. À l'époque où les gens de loi l'ont revêtue, les clercs étaient déjà soumis au célibat. Le noir de la robe, l'absence de couleurs, symbolise donc le mépris pour les 21. 1. Boedels, op. cil., p. 33. 22. C'est ainsi que s'appelait le vêtement, s'apparentant à la soutane, que seuls les magistrats continuent de porter. 23. P. A. Renaud, op. cit.

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couleurs de la vie; il est synonyme d'abnégation, de privation et de chasteté. Il renvoie à l'idée d'une force non dispensée, contenue, et par conséquent disponible. En Occident, le noir est chargé de cette puissance de consécration totale à Dieu. Il est signe de deuil, couleur de la mort. Ce lien entre la mort et la règle est manifeste dans le rituel monastique, où le père abbé rappelle la règle depuis le lieu où il sera lui-même enterré, dans la salle du chapitre. La robe rouge ne se porte pas à la place de la robe noire, mais par-dessus: les revers des manches et la simarre restent noirs. Le vêtement de souveraineté se porte par-dessus le vêtement de deuil. ({ Dans la Rome républicaine, note Y. Deslandres, la pourpre apparaît comme le symbole de la puissance publique, et son emploi est strictement limité; seuls les magistrats, les prêtres portaient la toge prétexte, ornée d'une bande de pourpre 24 • » La pourpre fut ensuite la couleur impériale. Seuls les membres des cours souveraines avaient droit à la robe rouge 25. Dans l'ancienne France, les gens de robe recevaient leur habit directement du roi. On matérialisait ainsi le principe suivant lequel la justice est l'attribut essentiel des souverains; lorsque le roi délègue aux magistrats le soin de la rendre, ceux-ci doivent porter les mêmes habits que lui. Selon La Roche Flavin, « l'habit de MM. les présidents estoit le vray habit dont estoient vestus leurs Majestez 26 ». Non seulement ces vêtements étaient semblables à ceux des rois, mais souvent c'étaient les mêmes. Il était de coutume, en effet, que les souverains donnassent annuellement leurs costumes aux conseillers. Lorsque Philippe le Bel ouvrit le Parlement de Toulouse, il fit remettre aux membres du nouveau parlement, après la lecture des lettres patentes, les costumes qui leur étaient destinés. Le costume judiciaire trouve son origine dans la tenue du sacre, ce qui atténue l'opposition entre l'origine royale et l'origine cléricale du costume judiciaire, puisque le costume que le roi recevait le jour du sacre - celui-là même qu'il remettait aux présidents des 24. Y. Deslandres, op. cit., p. 218. 25. M. Rousselet, op. cil., t.I, p. 325. 26. Ibid., p. 325.

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parlements - était ub costume religieux: « Le roi de France était en effet couronné à Reims au cours d'une cérémonie qui l'intégrait à la hiérarchie de l'Église catholique, dont il promettait de défendre l'intégrité; il était donc revêtu, d'une manière symbolique, des ornements liturgiques correspondant à chaque degré de la hiérarchie ecclésiastique: la dalmatique du diacre et la chasuble du prêtre, recouverte d'un manteau de fonne particulière, en demi-cercle 27 • » Le costume royal et le costume religieux, qui sont des costumes de pouvoir glorifiant l'autorité, sont d'origine romaine. Les costumes d'apparat de l'Empire, de provenance orientale, ont très largement inspiré les vêtements liturgiques 28 • A présent, les magistrats sont les seuls à continuer de porter un vêtement vieux de plus de deux mille ans qui a subi de considérables modifications, mais dont la coupe et la couleur restent identiques. Le port du costume ne s'est pas immédiatement répandu chez tous les magistrats. Selon 1. Boedels, « la généralisation du costume judiciaire ne se produisit qu'en fonction du progrès du sentiment monarchique dans le royaume, c'est-à-dire du second quart du XIV" siècle à la fin du xv" siècle. Au cours de cette période, la puissance royale se reposait plus sur la justice et sur l'armée en temps de guerre. Aussi est-il naturel de voir les magistrats participer en costume à toutes les cérémonies qui exaltent la puissance royale et propagent le sentiment national et monarchique: le sacre, les entrées dans les villes, les lits de justice et les funérailles royales 29 • » Lors du décès du roi, il était interdit aux membres du Parlement de Paris de porter l'habit du deuil; ils devaient au contraire porter leur livrée quasi royale, comme si la royauté ne mourait nullement avec le roi: « Aucuns avaient leur manteau rouge, en exemple et signifiance que justice jamais ne bouge pour trespas du roi ne nuance 30. » La distribution du vêtement royal fait 27. Y. Deslandres, op. cit., p. 219. 28. « L'origine des vêtements liturgiques est à rechercher également du côté, pour une part, des costumes que l'empereur et les hauts dignitaires portaient dans les cérémonies officielles» (M. Simon, op. cit., p. 300). 29. J. Boedels, op. cit., p. 58. 30. Martial de Paris, 1461, cité par J. T. Maertens, op. cit., p. 89.

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entrer la fonction ainsi distinguée dans l'éternité. L'ordre social et juridique affirme une fois de plus sa supériorité sur la mort. Dans son essai sur l'origine religieuse de la monarchie occidentale 31 , Kantorowicz accorde la plus grande importance à ce trait de l'étiquette royale. La Révolution, désirant se débarrasser des parlements et gardant un mauvais souvenir de la solennité des juridictions de l'ancienne France, décida que les juges porteraient un habit de drap noir et auraient la tête couverte d'un chapeau rond relevé d'un panache de plumes noires. Quant aux autres professions judiciaires, les lois du 16 août et 2 septembre 1790 prévoyaient que « les hommes de loi, ci-devant appelés avocats, ne devant former ni ordre ni corporation, n'auront aucun costume particulier dans leurs fonctions 32 ». Rien de tel, pour supprimer une corporation, que de commencer par lui retirer son costume. Les hommes de robe de l'Ancien Régime tiraient en effet leur unité du port d'un costume qui à la fois les réunissait et marquait leur hiérarchie interne. Le décret du 2 nivôse An XI leur rendit « une toge de laine, fermée par-devant, à manches longues, toque noire, cravate pareille à celle des juges »; mais il leur était toujours interdit de porter perruque et moustaches. Pour les magistrats, le même décret fixa les tenues qui correspondent aux trois catégories de juridiction - cassation, appel, grande instance - et l'empereur aurait lui-même suggéré la reviviscence de la pèlerine à fourrure blanche et du manteau de petitgris pour les hauts dignitaires de la Cour de cassation, tels qu'ils avaient été portés le jour du sacre. Les robes écarlates (couleur du roi) des principaux chefs des cours d'appel furent doublées d'une fourrure blanche, à l'exemple de jadis; les ceintures furent rouges à franges d'or pour la Cour de cassation, noires pour la cour d'appel et bleues pour le tribunal de grande instance. Les textes de l'An XI reprirent ainsi la tradition instaurée. Ce retour au faste et à 31. E. Kantorowicz, Les Deux Corps du Roi, op. cit., chapitre VII: « Le Roi ne meurt jamais », p. 228-326. 32. R. Charles, « Napoléon et la réorganisation de la magistrature», Souvenir napoléonien, n° 259, juillet 1971, p. 10.

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l'apparat de l'Ancien Régime peut surprendre. Selon R. Charles, « si, dans la vision de son rénovateur [Bonaparte], la gravité et l'ordre régnaient au premier chef dans le sein de ce "corps judiciaire" distingué, encore fallut-il lui offrir, pour le tenir en haleine, des appâts adaptés à sa condition. Les juges ne pouvaient pas seulement se nourrir du brouet de l'austérité, ni s'abreuver aux sources réconfortantes, mais amères, de la discipline: leur abnégation devait être aiguisée par l'attrait de privilèges anodins mais caressant l'amour-propre, et susceptibles de favoriser la conscience et le goût d'une dignité supérieure à celle des autres citoyens. C'est pour une large part à cause de leur potentiel de "stimuli" - en vérité peu coûteux par ce temps de maigres finances que seront promulguées diverses dispositions légales, la plupart empruntant aux fastes de l'ancienne France 33. » Les diverses révolutions que la France a connues depuis ont bouleversé les lois, les magistrats en place, mais se sont gardées de toucher à un seul pli de la robe judiciaire. Alors que la monarchie a disparu en France depuis presque deux siècles, la robe judiciaire marque la survivance symbolique dans la République de la personne même du roi. Cette symbolique monarchique au-delà du vêtement imprègne tous les juges, qu'ils portent la robe rouge ou non: le pluriel de majesté et la dénomination de « palais» suffisent à s'en convaincre. Le palais de justice est la demeure symbolique et décentralisée du souverain. Tous les magistrats participent par leur vêtement de cette souveraineté: ils sont investis, c'est-à-dire, au sens propre du terme, revêtus de l'autorité. Alors que le maire ou le policier portent des insignes du pouvoir (une écharpe, une cocarde, un brassard, etc.), le magistrat reçoit l'habit du souverain; les uns sont délégués par lui, les autres en sont des substituts symboliques. Le maire est le représentant du peuple, le juge est le substitut du souverain : il siège comme le roi sur son trône, dans un palais; le premier est un ambassadeur, le second est un acteur. Il ne s'agit plus d'une simple variation d'intensité symbolique, mais d'une différence qualitative. « Par cette distribution de livrée, le corps du souverain s'étend aux pro33. Ibid., p. 9.

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portions d'un corps mystique, le vêtement assurant à ce dernier une subsistance au-delà de la vie et de la mort individuelles 34 • »

Le double corps du juge En réalité, le costume judiciaire couvre un double corps : le corps propre du personnage qui le porte et le corps invisible du social.

• Robe judiciaire et corps du sujet La participation active au rituel réclame purification. C'est la première fonction de la toge judiciaire. Avec le parcours initiatique, elle opère une rupture pour celui qui la revêt et lui rappelle les devoirs de sa charge. Elle met un terme temporaire aux imperfections du ministre, soustrait celui-ci à sa condition de mortel. Inversement, la robe est un tablier protecteur. Le contact avec l'impur peut être dangereux pour celui qui s'y risque sans préparation. La violence du crime peut entraîner celle de la répression: le rôle du rituel est de désigner la bonne violence, celle qui est pure, en établissant de manière non équivoque la séparation entre « ceux-ci» et « ceux-là». L'usage de la violence légitime ne salit pas les mains de celui qui l'exerce, parce qu'il y est autorisé par le rituel. La robe protégera ceux qui la portent de toute collusion avec le criminel et de toute confusion avec l'horreur du crime. Cette protection peut finir par procurer un sentiment de supériorité. « Quand je vois, dit Tocqueville, parmi nous, certains magistrats brusquer les parties ou leur adresser des bons mots, lever les épaules aux moyens de la défense et sourire avec complaisance à l'énumération des charges, je voudrais qu'on essayât de leur retirer leur robe, afin de découvrir si, se trouvant vêtus comme les simples citoyens, cela ne les rappellerait pas à la dignité naturelle de l'espèce humaine 35. » 34. Cité par J. T. Maertens, op. cit., p. 89. 35. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, © GamierFlammarion, Éd. Flammarion, 1981 (biographie, préface et bibliographie par François Furet), t. l, p. 292.

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La signification de la robe ne s'épuise pas à cette double mission, purificatrice et protectrice. La robe signe également la victoire du paraître sur l'être. C'est un vêtement institutionnel qui revêt celui qui le porte. L'homme ainsi revêtu marque la supériorité - temporaire - de l'institution sur l'homme : ce n'est plus lui qui habite son vêtement, mais son vêtement qui l'habite. Le corps du sujet devient une surface agissante qui agit par elle-même et qui l'agit. L'acteur ne fait plus qu'un avec son vêtement, lequel lui donne sa forme, sa raison d'être sociale. La robe permet, pour celui qui la revêt, l'identification à son personnage. Contrairement au proverbe, dans le procès, c'est l'habit qui fait le juge, l'avocat et le procureur. L'homme appelé à juger se réfugie dans la généralité de la fonction. Il livre sa peau à l'institution. Il est son vêtement: en enfilant leur robe, le juge, l'avocat et le procureur investissent leur rôle qui leur permet de ne pas « endosser» subjectivement la responsabilité de leurs actes. La robe judiciaire cache le corps en l'enveloppant jusqu'audessus des chevilles. «Il s'agit, nous dit 1. Brun, de permettre à celui qui la porte de changer de peau, et de se donner à lui-même, voire aux autres, l'illusion d'être passé dans la peau de quelqu'un d'autre, cet autre étant d'ailleurs souvent un "type" dont la généralité autorise de nombreuses variations autour d'un même archétype 36 . » Le juge, le procureur et l'avocat se cachent derrière leur robe qui les libère d'eux-mêmes et les dépersonnalise: elle s'apparente à un masque. Selon J. Huizinga, « les juges sortent de la "vie ordinaire" avant de dire le droit. Ils se revêtent d'une toge ou se coiffent d'une perruque [.. .]. Sa fonction est fort apparentée à celle des masques de danse des peuples primitifs. Elle fait du porteur un autre "être"37 ». Loin de se perdre dans le paraître, l'acteur judiciaire y trouve au contraire sa pleine identité. Dans la justice, plus qu'ailleurs, être, c'est être reconnu. La robe doit être assimilée au jeu, à l'emphase, à la gratuité de l'espace, au clinquant des dorures: comme le reste 36. J. Brun, La Nudité humaine, Paris, Fayard, coll. « Évolutions 1973, p. 45. 37. J. Huizinga, op. cit., p. 133.

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du rituel judiciaire, elle est extériorité. Comme dans la fête, le port de la robe-masque s'accompagne d'une levée des interdits. Il devient permis à celui qui en est revêtu de pratiquer la violence sans courir de risques, d'exercer la vengeance sans crainte de représailles. Mais cette manière de cacher le juge n'est-elle pas un peu fausse? En même temps que la robe voile les contours du corps du juge, ne dissimule-t-elle pas au public les contours psychiques de l'homme qui a rendu la décision? En masquant les éléments humains qui participent à la décision, la robe contribue à la mystification de la justice 38 • « Nos magistrats ont bien connu ce mystère, disait déjà Pascal, leurs robes rouges, leurs hermines, dont ils s'emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet appareil auguste était fort nécessaire; et si les médecins n'avaient des soutanes et des mules, et que les docteurs n'eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de quatre parties, jamais ils n'auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre si authentique. S'ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n'auraient que faire des bonnets carrés; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d'elle-même. Mais n'ayant que des sciences imaginaires, il faut qu'ils prennent ces vains instruments qui frappent l'imagination à laquelle ils ont affaire; et par là, en effet, ils s'en attirent le respect 39 • »

• Robe judiciaire et corps social Cedant anna togae: la toge n'est-elle pas le symbole du pouvoir civil, de la légalité par opposition à la force? La robe est un costume majestueux qui magnifie, non personne mais la fonction et même, au-delà, l'ordre social qui l'a investie. Mais le costume judiciaire n'est pas réservé aux représentants de l'autorité, mais aussi aux avocats qui représentent des intérêts privés. Avocats, procureurs et présidents portent une robe quasi semblable. C'est peutêtre pour cette raison que l'hostilité jouée tout au long du procès 38. J. Frank, op. cit., p. 261. 39. Pascal, Les Pensées, Paris, © Garnier-Flammarion, Éd. Flammarion, 1976, p. 74.

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devient possible. La robe autorise l'agressivité, en rappelant audelà de la discorde l'unité. La véritable menace ne peut venir que de l'extérieur de ce cercle vestimentaire. Le vêtement instaure une unanimité rituelle indispensable au commerce avec la violence. Le costume socialise la violence des porte-parole. Cela explique qu'aucune rupture plus violente ne puisse être infligée que de refuser de porter la robe 40. Le rituel judiciaire s'organise autour de ce jeu subtil de l'identité et de la différence. La robe souligne la séparation entre les officiants du rituel et les autres: elle prolonge la cancella. Le rituel unit les protagonistes en les séparant des autres, mais il les distingue également entre eux en leur attribuant des rôles différents. Unis par leur différence commune, les officiants sont cependant pluriels. Cette unité dans la différence de l'autre côté de la cancella est donnée à voir comme un idéal à atteindre. Le procès se regarde comme une véritable leçon de civisme. Le vêtement enveloppe, un peu comme une poche maternelle, tous les professionnels du procès dans un seul corps. Ils n'ont plus qu'un seul corps, la robe, qu'un seul langage, le droit, et qu'une seule âme, la justice: le corps social s'est enfin réalisé, en contrepoint de l'asocialité du crime et du conflit 41 • Cette symbolique maternelle trouve une correspondance dans la disposition des protagonistes revêtus de la robe qui forment presque un cercle: le président est face à l'avocat, le greffier et le procureur de chaque côté. Cette disposition rappelle celle du chœur, que Nietzsche comparait au « giron maternel ». Le Même et l'Autre relèvent d'un même espace: celui de « l'identité reposante». Cet uniforme souffle la chaleur du troupeau, la chaleur communicative d'être réunis. D'ailleurs, une des fonctions de la robe ne serait-elle pas de tenir chaud? C'est l'analyse qu'en fait un psychanalyste, R. Kessler 42 , en 40. On se souvient du geste de maître Tixier-Vignancourt, refusant de plaider en robe devant la juridiction d'exception instituée-PQur juger les membres de l'OAS. 41. J. Frank, op. cit., p. 2 5 7 . . 42. R. Kessler, « The Psychological Effects of the Judicial Robe », Ame-

rican Imago, 1954.

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associant la robe à une fonction de réassurance pour celui qui la porte. La robe est un vêtement que l'on ajoute à ses habits, et elle tient chaud! Il faut l'avoir déjà portée pour connaître cette sensation de chaleur, à la fois pesante et sécurisante. La robe prolonge ainsi sur un mode sensible sa signification symbolique. Pour peu que le procès ait une quelconque importance, l'on se pressera dans la salle d'audience, qui sera ainsi réchauffée par la chaleur animale: l'ambiance sera « surchauffée ». Cette chaleur de la robe et du rituel judiciaire trouve d'ailleurs une correspondance dans les matériaux de la salle d'audience: le bois et les boiseries tranchent avec le marbre ou la pierre des couloirs. Les fauteuils sont recouverts de velours rouge. Tout contribue à conférer une certaine chaleur à l'ambiance du prétoire, à inspirer un sentiment étrange où se mêlent distance et intimité. Les Psaumes le répètent à l'envi: être dans le temple, c'est être dans « l'intimité» de Dieu. Cela expliquerait que l'institution judiciaire soit tant menacée par la poussière. Ne parle-t-on pas de l'ambiance « feutrée» de la justice, à mille lieues de l'ambiance aseptisée, carrelée, blanchâtre d'un hôpital? IL manteau du droit

À Rome, l'arbiter était une dénomination particulière du iudex. Ce mot a deux sens différents: d'une part, le témoin, celui qui assiste à quelque chose; d'autre part, l'arbitre, celui qui tranche entre deux parties en vertu d'un pouvoir légal. Étymologiquement, le terme implique l'idée de voir sans être vu : l'arbiter est un témoin sans être un tiers. Il ne décide pas d'après des formules et des lois, mais par un sentiment propre et au nom de l'équité 43 • La robe fait 43. c L'arbiter est en réalité un iudex qui agit en tant qu'arbiter; il juge en swvenant entre les parties, en venant du dehors, comme quelqu'un qui a assisté à l'affaire sans être vu, qui peut donc juger librement et souverainement du fait, hors de tout précédent, et en fonction des circonstances. Cette liaison avec le sens premier de "témoin qui n'est pas un tiers" permet de comprendre la spécialisation du sens d"'arbiter" dans la langue juridique» (É. Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes, op. cit., t. il, p. 121).

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l'arbiter : elle symbolise à elle seule toute la philosophie de l'intervention du juge. Elle transfonne bien le juge en celui qui voit les parties sans être vu. Elle souligne, s'il en était encore besoin, que le juge ne se situe pas sur le même terrain que les parties; que le procureur n'est pas la société dont il est chargé de défendre les intérêts, mais est également le garant de la loi; que l'avocat n'est pas son client, mais qu'il parle en même temps en son nom et au nom du droit. • L'investiture publique L'incarnation de l'ordre commence par une mise en ordre de son propre corps que réalise le symbole de la robe. La robe désigne l'homme habilité par l'ordre social pour le représenter. De sa bouche sortira une parole tenue pour vraie par convention. Au vêtement institutionnel correspond la vérité institutionnelle: par la robe, la société désigne ses représentants pennanents alors que le sort désignera plus tard ses représentants occasionnels en la personne des jurés. La robe est également symbole d'égalité: sous leur robe, les avocats des deux parties sont égaux - au talent près. Les vieux avocats, qui comptent surtout sur la valeur de leur argumentation et sur l'adresse de leur parole, portent de vieilles robes élimées, habituées à être fourrées dans une serviette ou jetées dans une voiture. Les jeunes avocats, eux, se réfugient volontiers derrière une robe impeccable, presque trop neuve. Entre la parole et le tissu, le lien est profond. Le tissu est ordonné à l'image de l'ordre juridique et réciproquement il ordonne 44 • La langue française accentue cette parenté entre le discours et l'étoffe : on parle aussi bien de la « texture d'un tissu, que du texte d'un discours, de la trame de l'un et de l'autre, de la nécessité d'étoffer une argumentation, d'un discours qui n'est qu'un tissu de bêtises, du fil conducteur à rechercher dans un récit, quand il n'est pas fil à retordre ou maille à partir. Textile et textuel proviennent d'ailleurs du même radical 4s • » La robe elle-même est 44. Cf l'étymologie de « ourdir» - disposer les fils pour tisser - qui est la même que celle de « ordre» ou de « rite ». 45. J. T. Maertens, op. cil. p.29.

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discours: c'est un vêtement qui en dit long. Ne parle-t-on pas d'« effets de manches» à propos de l'éloquence judiciaire? La robe est ample, toujours prête à s'enfler comme une plaidoirie. Comme le note 1. T. Maertens, « dans toutes les cultures le drapé est préféré à l'ajusté chaque fois qu'il s'agit de donner libre cours à la rhétorique 46 ». La robe donne une forme au discours: elle le soutient et 1'« étoffe ». Le cousu est rationnel, il adhère au corps et ne laisse aucune place à l'interprétation, illimite l'imagination; le drapé de la robe libère le discours. La robe judiciaire est une véritable leçon de renoncement, d'austérité et de purification. Nietzsche l'a bien compris, lui qui, dans Le Gai Savoir, réduit la morale à un costume, plus exactement à un accoutrement, dont l'homme se travestirait parce qu'il est devenu un animal malade, infirme, mutilé, et qu'il cherche à se faire passer pour un animal apprivoisé: « La morale - avouonsle! - nous tire à quatre épingles, pour nous faire paraître plus nobles, plus reluisants, plus divins 47. » Quelqu'un qui « retourne sa veste» est sans foi ni loi. En argot, «prendre une veste» signifie subir un échec, surtout quand on cherche à séduire, comme en matière électorale ou amoureuse: on se voit imposer un vêtement castrateur. Adam et Ève se sont couverts pour cacher leur péché. Il se pourrait bien que la profondeur du rituel soit à rechercher à la surface de la robe, sur laquelle tout est inscrit. Le discours de la robe, c'est le langage de la loi. • Le rapport de masque à masque Le personnage du rituel judiciaire est un personnage de théâtre qui n'existe que pour jouer. Il n'est qu'extériorité. Taillé d'une seule pièce à l'image de la robe qu'il porte, il ne parle que d'une seule voix, sans laisser de place à une quelconque ambivalence, pourtant inhérente à tout être humain. Le rituel établit des rapports extérieurs, presque impersonnels, des rapports entre masques. En ce sens, le personnage judiciaire est une figuration du sujet de droit. 46. Ibid., p. 97. 47. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. A. Vialatte, cité par 1. Brun, op. cit., p.37.

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Dans les rapports juridiques, chaque partie se voit confier un rôle, ce qui la préserve d'avoir à se livrer tout entière dans l'opération. D'ailleurs, l'étymologie l'atteste: les juristes romains ont vu dans le masque de théâtre 48 , la persona, le modèle de la personne juridique qui doit rester cachée sous une forme qui la représente. Les rapports juridiques sont des rapports d'intérêt, qui préparent - ou facilitent - les rapports personnels. Le droit, comme le rituel, ne doit connaître que ce qui apparaît et ignorer le reste, sans jamais prétendre atteindre l'intérieur des individus. À la différence du sujet de la morale, le sujet de droit n'ouvre pas son cœur à la loi. Le commandement religieux s'adresse à moi. La loi commune s'adresse au citoyen que je suis, c'est-à-dire au sujet social. Le commandement moral est personnel: tu ne tueras point. La loi est impersonnelle: il est interdit de ... N'est-ce pas le sens dans l'espace rituel des différentes barrières? Tout individu qui n'est pas entouré d'une sphère juridique est perpétuellement menacé de violence pure. Le rôle de la justice est de rechercher « la bonne distance» entre les sujets de droit, entre le patron et l'ouvrier, le propriétaire et le locataire, le mari et la femme, l'enfant et le parent. Lorsque le conflit a atteint une telle intensité que les régulateurs sociaux n'y suffisent plus, le rituel judiciaire offre, au sens propre du terme, un terrain d'entente et un langage commun: celui du droit. Il permet de nouveau aux mots de signifier - en leur affectant un sens non ambigu - et aux parties d'échanger. La procédure civile prévoit les relations entre les parties dans leurs moindres détails et, en attribuant une signification juridique bien précise à chaque opération, elle exclut du même fait toute interprétation personnelle, tout affect. Le rite met chacun « sur la même longueur d'onde », donne à chacun une voix égale au chapitre en la personne de l'avocat. Un procès oppose-t-il une association de défense de consommateurs à une multinationale, une personne âgée à un groupe immobilier, une famille à l'État? Il se 48. M. Mauss, « Une catégorie de l'esprit humain: la notion de personne, celle de "moi" », Sociologie et Anthropologie, Paris, Presses Universitaires de France, 5" édition, 1973, p. 350.

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terminera toujours par un débat rituel opposant, dans une même enceinte, deux avocats de même formation, portant la même robe et parlant le même langage. Le procès n'arbitre pas l'affrontement direct entre les parties, mais un débat entre leurs représentants. Le rite - en l'occurrence l'investiture rituelle des avocats - répartit de manière égale la légitimité entre les parties. Le rituel permet à deux discours d'être contradictoires tout en étant aussi légitimes; il autorise une différenciation interne au droit, il introduit une tension sans menacer son unité. Partant, la violence du conflit, exprimée par des discours opposés, mais contrôlée par l'ensemble du rituel, n'est plus menaçante. La présence du rituel judiciaire permet donc au droit de réaliser des opérations que la raison n'aurait pas pu accomplir seule.

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CHAPITRE

IV

Les acteurs judiciaires

Il existe plusieurs types d'acteurs du rituel judiciaire: tout d'abord, les officiants, qui forment un corps et prennent place à l'intérieur de l'espace délimité par la cancella. De l'autre côté, on trouve le public qui agit et réagit en tant que masse. Entre les deux, l'accusé se distingue par sa solitude.

Les officiants Les officiants sont constitués par tous ceux qui portent la toge judiciaire ou un autre uniforme. Ils sont habillés ainsi parce qu'ils sont avant tout dépositaires d'une fonction. Le costume rituel fait de ceux qui le portent des représentants. Le représentant n'agit pas en son nom propre, sinon officiellement: il fait office, il assure une fonction. « Ce n'est pas non plus par hasard, écrit G. Van der Leeuw, que ceux-là mêmes qui exercent une fonction au sens ancien du mot, ecclésiastiques et magistrats, ont soigneusement conservé leur costume officiel, et souvent aussi, avec leur costume, l'allure, la mine; l'homme agissant ès qualités, officiellement, joue un rôle 1. » Les professions judiciaires s'organisent en « corpS» ou en « ordres ». Le corps se constitue à partir d'un ensemble de rites, 1. G. Van der Leeuw, op. cit., p. 210.

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distincts du rituel judiciaire proprement dit, qui habilitent ses membres à parler en son nom. Comment entre-t-on dans le corps? Comment y évolue-t-on? Comment en sort-on?

• La constitution en corps Toute carrière judiciaire commence par la prestation de serment pour laquelle les jeunes professionnels revêtent pour la première fois la robe. C'est une fête interne à la ({ grande famille judiciaire». La prestation de serment est toujours une audience solennelle, ce qui signifie que les juges portent pour l'occasion leur costume d'apparat. Lorsqu'il s'agit d'une promotion d'auditeurs de justice, c'est-à-dire de futurs juges qui viennent d'intégrer l'École nationale de la magistrature, parents et photographes sont présents. Il s'agit donc d'une véritable prise d'habit. L'analogie avec la vie religieuse est très marquée: l'une comme l'autre s'initient par une investiture au sens propre du terme. L'habit crée un homme nouveau au cours d'une véritable initiation. De la même manière que le moine se voit attribuer un nom de profès, le magistrat dans l'exercice de ses fonctions n'est jamais appelé autrement que par son titre: d'où le goût immodéré des appellations officielles dans les professions judiciaires. Si deux camarades de promotion siègent ensemble l'un au siège, l'autre au ministère public, il est impensable qu'ils s'appellent autrement que par leur titre en se vouvoyant. D'ailleurs, on ne s'adresse au ministère public que par ({ Monsieur le procureur» ou ({ Monsieur l'avocat général », même s'il ne s'agit que d'un substitut de base. Tous ces titres sont autant de réinvestitures des acteurs dans leur rôle. Cette règle de l'anonymat trouve une autre application dans le principe de l'indivisibilité du ministère public. A la différence des magistrats du siège, les membres du parquet sont interchangeables: ils n'agissent en justice que comme représentants anonymes de la société. Chaque nouvelle affectation donne lieu à une audience d'installation au cours de laquelle un magistrat est incorporé à sa nouvelle juridiction. Cette cérémonie, qui a disparu de l'Église catholique depuis des décennies, a également lieu lorsqu'un membre du tribunal fait l'objet d'une promotion interne. Là, le rite d'initiation

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est très pur. L'impétrant est d'abord enfermé dans une petite pièce sombre, généralement la salle des témoins. Le président et le procureur désignent alors chacun un membre pour aller le chercher et le conduire à la barre, à laquelle l'impétrant reste seul pour écouter la lecture de son arrêté de nomination donnée par le greffier. li est ensuite invité par le chef de juridiction à rejoindre sa place à côté du président ou du procureur. Les trois phases du rituel initiatique (séparation, réclusion, réintégration) sont très claires: d'abord écarté de ses pairs, puis reclus dans un endroit sombre, le nouvel arrivé entre en procession dans ses nouvelles fonctions. Aux rites d'intronisation répondent les rites funéraires. À chaque rentrée judiciaire, lors de l'audience solennelle, la mémoire des magistrats décédés pendant l'année écoulée est évoquée dans le plus grand silence. En réalité, on ne quitte jamais vraiment le corps judiciaire et le rite qui consiste à déposer la robe judiciaire sur le catafalque rappelle aux collègues qui l'entourent, également revêtus de la robe, que celle-ci les suivra jusque dans l'éternité. Les vœux prononcés en début de carrière sont donc bien perpétuels. Ces cérémonies montrent que la profession judiciaire n'est pas une profession comme les autres: plus que d'un métier, il s'agit d'un état. • La répartition en rôles

En même temps qu'il revêt tous les acteurs d'un costume identique, le rituel leur attribue des rôles différents: celui d'accuser est dévolu au procureur, celui de défendre revient à l'avocat et celui de trancher est confié au juge. Dans le procès civil, ce triangle est composé du demandeur, du défendeur et du juge. Le rituel définit pour les juges deux rôles très différents. La figure du procureur est terrible. C'est lui qui dispose de la force publique. li surprend, il arrête, il fait déférer, il accuse. À lui revient l'initiative du procès. C'est lui qui crée la rupture avec la vie quotidienne. li lie les gens, au propre comme au figuré, en réclamant vengeance. À l'inverse, l'image du juge du siège est plus sereine. li n'intervient que parce qu'on l'a saisi et doit se situer entre les parties,

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"au-dessus de la mêlée», contrairement du procureur qui, lui, descend dans l'arène. C'est une personne réfléchie qui écoute, prend conseil, délibère et doit prendre son temps. Son action est plus douce que celle du procureur. L'un poursuit, l'autre met fin au litige en arrêtant une décision. L'un traque le mal, l'autre cherche l'équilibre entre l'individu et la société, et entre l'accusé et sa victime. Le juge décide, le procureur exécute; le juge délibère, le procureur agit; le procureur désigne un individu et le sépare du reste du groupe, le juge cherche à le réintégrer. Le procureur permet à la loi d'être effective en provoquant les décisions du juge. Le juge apporte la légitimité aux initiatives du procureur. Le procureur met à exécution les décisions du juge. Juges et procureurs ont des rôles complémentaires 2• Ces rôles, qui sont autant le fruit de représentations collectives que du statut, évoluent. Dans la pratique, les différences s'atténuent. li existe des styles judiciaires: le style emphatique et outré de l'accusation réclamant systématiquement le maximum tend à disparaître. D'ailleurs, il n'est pas dit que les avocats préfèrent cette situation tant la dureté du procureur facilite leur rôle. De nos jours, le procureur apparaît souvent comme un magistrat qui donne un avis public sur une affaire en proposant la solution qu'il aurait retenue s'il avait été au siège. Le parquet est devenu le pivot de la politique pénale décentralisée comme en témoigne la politique de la ville aujourd'hui. Dans les maisons de justice, il tient 2. Une telle répartition des rôles n'est pas sans rappeler les figures légendaires de Mitra et Varuna, les dieux souverains des Indo-Européens étudiés par Georges Dumézil. Mitra et Varuna sont deux divinités majeures de 11nde prévédique dont la tâche est de maintenir le Rta, c'està-dire indistinctement l'ordre cosmique, la loi et la vérité. Mitra est une figure proche, bienveillante et réfléchie qui s'oppose au caractère justicier, rigoureux, violent et redoutable de Varuna qui «dispose des liens, des nœuds, avec lesquels il saisit instantanément celui qu'il veut punir lO . Seul Mitra peut neutraliser les liens: par des moyens juridiques, il remet chacun à sa place, et recherche l'harmonie avec autrui. Son action est progressive et plus douce que celle de Varuna qui agit de manière tranchée et soudaine. Mitra est une force délibérante qui décide, Varuna une force agissante qui exécute les décisions de Mitra. Les actions de ces deux divinités sont complémentaires. Cf. G. Dumézil, Les Dieux souverains des [ndo-Européens, seconde éd., Paris, Gallimard, 1977, p. 64.

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audience, ce qui n'est pas du goût de tous les juges du siège. Réciproquement, le juge du siège a de plus en plus d'initiative dans le procès: il pose des questions, prend une part active au débat et cherche à donner l'image d'un homme d'action soucieux d'efficacité. L'avocat connaît une même tension à l'intérieur de son rôle. Les avocats sont, en effet, pris dans un conflit de loyauté entre, d'une part, leur origine sociale et leur formation juridique qui les rapprochent des juges (c'est encore plus vrai aux États-Unis, où tous les juges sont issus de la grande communauté professionnelle des juristes), et, d'autre part, leurs devoirs à l'égard des prévenus. Au tribunal de New York, une proportion importante des prévenus plaidant coupables le fait sur les conseils de leur avocat 3. li est vrai que le système américain du plea bargaining, c'est-à-dire de la négociation entre l'avocat et le procureur du quantum de la peine moyennant l'aveu, encourage cette pratique. Alors que l'avocat est considéré - et se vit lui-même - comme un défenseur des individus contre le pouvoir de la justice, il remplit le plus souvent de fait un rôle de guide qui prépare les prévenus à leur « traitement» par l'institution judiciaire. Loin d'être un empêcheur de tourner en rond, il facilite au contraire le fonctionnement de la machine. Ses clients changeront plus fréquemment que les juges, les policiers, les huissiers et les autres fonctionnaires du tribunal avec lesquels il sera en contact permanent. Il a également un intérêt dans le bon déroulement du rituel, ne serait-ce que dans un souci de reconnaissance par les partenaires de la juridiction. Ainsi, son attitude variera en fonction de la fréquence avec laquelle il est appelé à plaider devant la juridiction 4. Une défense de rupture est plus aisée avec des juges que l'on n'est pas appelé à revoir. Avec J. Vergès, on peut parler de « défense de connivence» lorsque les règles du rituel ne sont pas remises en cause et, au contraire, de « défense de rupture» lorsqu'elles le sont s. 3. Sur un échantillon de sept cent vingt-quatre cas, l'avocat de la défense est le premier à suggérer à l'accusé de plaider coupable dans quatre cent sept cas (A. Blumberg, « The Practise of Law as a Confidence Game ", Law &- Society Review, 1967, p. 36). 4. Ibid., p. 28. 5. J. M. Vergès, La Stratégie judiciaire, Paris, Minuit, 1968.

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A. Blumberg parle à propos des acteurs professionnels du procès de communauté fermée (closed-community). Une étude sur un tribunal de Chicago 6 a montré que les différents rôles ne pouvaient se comprendre qu'en relation les uns avec les autres. Chaque juridiction sécrète des normes particulières en fonction de son organisation et de son fonctionnement. Grâce à ces règles implicites, tous, procureur, juge, avocat, policier, greffier, huissier, réduisent les incertitudes, donc les risques, économisant ainsi du temps et de l'énergie. De telles règles se vérifieront surtout si la juridiction examine les infractions qu'elle traite habituellement (nonnal crime). La juridiction étudiée traitait des affaires de prostitution qu'elle condamnait beaucoup, mais faiblement; tout le monde y gagnait: la police qui, en opérant de nombreuses arrestations, améliorait ses statistiques; le procureur qui poursuivait presque tout; l'avocat qui obtenait les faibles peines qu'il s'était fait fort d'obtenir; le tribunal qui évacuait vite son rôle sans incident... et les prostituées qui connaissaient à l'avance le « tarif» et ne s'en plaignaient pas. Mais un tel fonctionnement peut être remis en cause à tout moment et de plusieurs manières: par des nouveaux venus qui ne connaissent pas la règle du jeu ou par la prétention de certains à n'être pas tenus par ces règles implicites, par un changement de politique du parquet ou de la police, par un changement de la loi elle-même, etc. Dans tous ces cas, le groupe dispose de certains moyens pour faire rentrer dans le rang le « trouble-fête», comme s'arranger pour faire passer en dernier l'affaire de l'avocat récalcitrant, voire d'imposer une sanction plus sévère à son client. On a objecté 7 qu'il était difficile de parler des prévenus ou des avocats comme deux catégories uniformes alors que leurs attitudes peuvent varier considérablement. Parmi les avocats, on trouverait les « seigneurs», les « occasionnels» et les « intrus ifs »; 6. M. J. Lipietz, « Routine and Deviations: The Strength of the Courtroom Workgroup in a Dismeanor Court », International Journal of the Sociology of Law, 8, 1980, p. 47-60. 7. A. Brogden, « Defendants in the Penal Process: A Discussion of Heterogeneity in the Criminal Courts », International Journal of the Sociology of Law, 10, 1982, p. 49-74.

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panni les prévenus, il•y aurait les «innocents », c'est-à-dire ceux qui ne s'estiment pas coupables, les «fatalistes» qui s'attendent à être traités plus ou moins bien par la justice, mais ne se rebellent pas contre elle et, enfin, les « politiques» qui, tout en ne contestant pas ce qu'ils ont fait, critiquent le fonctionnement de la justice. L'avocat est au centre d'un échange subtil: par sa présence, il apporte une légitimité au rituel en lui donnant la dimension du contradictoire. En revanche, le rituel conforte sa propre légitimité auprès de son client et du groupe social tout entier, en instituant une rupture et en l'habilitant à la franchir. Voilà l'échange symbolique du rituel, qui établit une légitimation réciproque.

• La construction du tiers Pourquoi le procès s'organise-t-il toujours en Occident autour de trois rôles? Pourquoi ne pas concevoir la justice comme un face-à-face entre l'accusé, assisté de son défenseur, et le juge? Bien souvent, les faits parlent d'eux-mêmes et suffisent à accuser. La présence du procureur est alors ressentie comme un poids supplémentaire et, dans le fond, inutileS. Si le procès se limitait à une confrontation entre le juge et l'accusé, le juge ne serait plus arbitre, mais partie. C'est la différence entre le rapport politique et la relation judiciaire toujours médiatisée par un tiers désintéressé. « L'existence des "justiciables" ne suffit pas encore pour qu'il y ait Droit, estime Kojève. TI faut qu'il y ait un tiers "impartial et désintéressé". Et on peut même dire que la spécificité du droit réside précisément dans la présence de ce tiers. Une situation quelconque devient une situation juridique uniquement parce qu'elle provoque l'intervention d'un tiers. Aussi pour comprendre le phénomène juridique, il faut analyser la personne de ce tiers 9. » 8. c Pourquoi accuser? Le dossier et les débats suffisent. Si l'accusé est aidé par un auxiliaire, c'est précisément parce qu'il est seul face à ses victimes et à ses juges, c'est pour rétablir l'équilibre. Pourquoi le rompre à nouveau en mettant dans le plateau de ce qu'on appelle '1a société" un poids supplémentaire, celui du ministère public?» (Casamayor, «Le grand cérémonial", Le Monde du 19 décembre 1974.) 9. A. Kojève, Esquisse d'une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1982, p. 191.

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Pour prétendre exercer une fonction arbitrale, il est impératif de s'abstraire de la relation conflictuelle. Seul un tiers, c'est-à-dire un personnage qui n'en est pas tout à fait un, peut faire exister l'échange en rendant les partenaires égaux parce que équidistants de lui. Deux points forment une ligne et il en faut au moins trois pour créer un espace. La situation des parties dans l'espace rappelle leur situation à l'égard de la loi, et la présence du juge leur garantit une certaine distance entre elles. Comment prétendre se poser en médiateur si l'on n'appartient pas à une autre nature que celle de ceux que l'on cherche à unir? Pour trianguler les rapports sociaux, le juge doit se situer hors du monde. Il ne peut ordonner les relations de ce monde-ci qu'en signalant en même temps qu'il est ailleurs. C'est le sens de tout le rituel judiciaire. L'« ailleurs» du rituel judiciaire a été souvent signalé : rupture de l'espace judiciaire avec l'espace quotidien, rupture du temps du procès avec la durée quotidienne, rupture du sujet judiciaire qui, en revêtant la robe, devient une personne allégorique, etc. La figure du tiers est souvent associée à la prohibition de l'inceste. L'interdiction de faire coïncider le lien de sang (parenté) avec le rapport d'alliance (mariage), qui rend l'échange nécessaire, provoque toujours l'intervention d'un personnage étranger à la transaction qui a pour rôle de la consacrer. «Le groupe familial doit comporter au minimum un représentant d'une autre famille puisque l'époux doit "recevoir" sa femme comme venant d'une autre famille que la sienne: le tiers qui donne l'épouse, et envers qui l'époux sera débiteur, pourra être l'oncle, ou tout autre représentant de la famille maternelle, ou même un médiateur symbolique représentant la totalité des familles (comme le maire ou le curé) 10. » Tous les systèmes symboliques, comme la famille ou le langage, se définissent donc par deux axes de coordonnées: les rapports diachroniques de génération et les rapports synchroniques consti10. E. Ortigues, Le Discours et le Symbole , Paris, © Éd. Aubier, 1962, rééd. 1977, coll. «Philosophie de l'Esprit», p.211. (C'est nous qui soulignons.)

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tuant une société donnée. Seule cette structure symbolique permet à chacun de savoir « qui il est ». Dans une promiscuité totale, nul ne pourrait jamais « se dire» ni « être dit» légitimement le fils, le père, le frère ou la sœur de personne; il n'y aurait aucune possibilité de « reconnaissance» légitime de l'un par l'autre. Il est facile de reconnaître dans ce personnage à la fois absent et médiateur la figure de 1'« arbitre », de celui qui voit sans être vu, qui représente la totalité des familles, c'est-à-dire le groupe social. L'absence, le neutre, en d'autres termes la mort, ne se retrouvent-ils pas dans le noir de la robe judiciaire? La robe consacre un personnage officiel dont la fonction compte plus que la personne de chair. La seule condition décisive, le minimum nécessaire à l'institution d'un ordre de justice, est que la fonction arbitrale du tiers soit représentée comme telle et qu'elle ne se confonde pas avec l'acteur qui en est l'organe: sans quoi, cet acteur redeviendrait purement et simplement un partenaire parmi les autres. Pour cette raison, les protagonistes du procès sont désignés par des symboles: le siège, le parquet, le barreau. Le siège du juge est vide par nécessité, c'est le pur symbole d'une fonction. Lorsque le rituel disparaît comme devant le juge des enfants où un dialogue direct s'instaure entre le juge et le justiciable, l'intervention du procureur, voire celle de l'avocat, paraissent insolites tant on s'éloigne de l'univers traditionnel du procès. Il en est de même dans le cabinet d'un juge d'instruction: c'est sur ce point . que toutes les réformes de la détention provisoire achoppent. Tant que l'on ne fera pas sortir la décision du cabinet du juge, on ne règlera pas durablement la question. Le contradictoire ne serait-il pas mieux préservé dans son lieu naturel qu'est la salle d'audience? La justice marquerait une rupture dans le circuit pénal du délinquant et lui signifierait symboliquement qu'il a définitivement quitté le monde des bureaux pour celui du prétoire.

L'accusé « Chacun prend la place qui lui est assignée par le rite; le président en haut du tribunal, l'accusation à droite, la défense à gauche, les témoins devant lui, le public au fond s'écrasant contre

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une barrière, et debout dans son box, le héros, superbement solitaire Il. » Le rituel judiciaire profile le personnage de l'accusé en contrepoint des acteurs professionnels: c'est un homme seul, mis à nu et ignorant, mais un personnage central. On aurait tort de penser toutefois que l'accusé n'a pas de rôle: tout le rituel est organisé pour lui dicter un rôle qu'il n'a pas appris, du moins si c'est la première fois qu'il comparaît. « Les délinquants primaires se débattent énergiquement dans des explications sans fin, écrit R. Grenier. Au contraire, les bandits chevronnés, titulaires de plusieurs condamnations, se mettent à pleurer dès qu'on leur adresse la parole comme si la honte et le repentir les tenaillaient 12. » Le rituel exige un certain pharisaïsme de la part de l'accusé. Il lui faut répondre poliment aux questions du président, s'exprimer avec modération, manifester en toute occasion une totale soumission à l'ordre rituel. Tout le temps du procès, son sang-froid, son ingéniosité, sa persévérance et son endurance seront durement mis à l'épreuve. Cette action du rituel judiciaire est à double tranchant 13: en même temps que le procès dramatise les valeurs dominantes, il offre à l'accusé l'occasion d'acquérir le statut de révolté ou de dissident, c'est-à-dire la dignité d'un individu qui ose s'opposer à l'État. Le récent procès à Tel-Aviv d'Ygal Amir, l'assassin de I. Rabin, en a offert un nouvel exemple: Amir s'est en effet servi du box comme d'une tribune politique. Le rituel peut aussi restaurer une dignité à un accusé qui l'a perdue de facto . « Lorsque l'accusé est présenté par le dispositif symbolique sur le même plan que la victime, note C. Fried, son statut de membre de la communauté est réaffirmé de manière spectaculaire [... ]. Chaque action rationnelle est la dramatisation de son principe; la procédure comporte une affinité très forte avec le théâtre ou le rituel 14. » Le procès, comme l'armée ou le débat politique - ou encore le Club Méditerranée -, entretient le mythe 11. R. Grenier, Le Rôle d'accusé, Paris, © Gallimard, 1949, p. 80. 12. Ibid., p. 40. 13. T. W. Arnold, The Symbols of Govemment, Yale University Press, 1935, p. 130, 145. 14. C. Fried, Anatomy of Values: Problems of Personal and Social Choice, Cambridge Mass., 1970, p . 129.

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démocratique par excêllence, à savoir la mise au même niveau de chacun indépendamment des inégalités naturelles ou sociales. On pense à un certain nombre de marginaux, de SDF qui sont déroutés par les égards que la justice a pour eux. Sollicitent-ils un délai pour préparer leur défense? Devant le juge des enfants, les mineurs sont surpris par le ritualisme de la justice qui leur donne le sentiment d'être tout à coup des personnages importants parce qu'un juge leur demande d'apposer leur signature à côté de la sienne. Pour les toxicomanes, qui ont souvent perdu toute dignité morale, le rôle de la justice n'est-il pas de s'efforcer de leur redonner cette dignité, fût-ce à travers une sanction? Les rites du procès sont transitifs: ils peuvent autant enfoncer l'accusé que tourner en ridicule l'accusation, aussi bien jouer en faveur de l'exclusion de l'accusé que de sa réintégration symbolique. Ce n'est qu'une illustration supplémentaire de l'ambivalence du rituel. C'est en partie sur son comportement à l'audience que l'accusé sera jugé; il risque d'autant plus d'être déclaré coupable du délit qu'il s'en est montré capable par son attitude, son agressivité et sa violence au cours de l'audience. C'est pourquoi l'avocat lui conseille souvent de ne pas bloquer la machine judiciaire en contestant les faits, ce qui représentera une surcharge de travail pour la juridiction, une sortie plus tardive de l'audience, un déjeuner raccourci, etc. Soyez un « bon» accusé et vous aurez une « bonne» peine. Serait-ce pour cette raison que les professionnels appellent le bureau des juges: « le comptoir» ? Cette nécessité de ne pas mettre un grain de sable dans la machine pousse à « un aveu du bout des lèvres », à un comportement convenu pour une vérité conventionnelle. Ces aveux de circonstance permettent à beaucoup de prévenus de réaffirmer en privé leur innocence 15. Si d'aventure une forte tête refusait de se soumettre à ces obligations rituelles, il se verrait vertement « remis à sa place» par le président ou indifféremment par le procureur. Toutes les petites incorrections et les petits troubles à l'audience - qui sont d'ailleurs plus souvent le fait de délinquants primaires 16 - donnent 15. A. Blumberg, op. cit. 16. M. Mileski, op. cit., p. 521.

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lieu à des sanctions Immédiates: rappel à l'ordre, silence, élévation du ton, avertissement, etc. Si l'infraction est plus grave, le fauteur de trouble sera jugé immédiatement, lors de la même audience et devant le même public qui a assisté à l'outrage. Cette disposition, dérogatoire au droit commun puisque le juge est également victime, montre que la justice tolère moins les infractions au rituel que les délits de droit commun 17. C'est que l'ordre rituel de l'audience est une condensation d'ordre social: l'un symbolise l'autre. En témoigne l'anecdote suivante, rapportée par S. Lebovici : « Lors de son procès, Eichmann écouta vaguement, lointain et abstrait, le récit des crimes auxquels il avait largement participé. Mais ce tortionnaire nazi fut un jour interpellé par le président du tribunal, parce qu'il ne se leva pas lors d'un interrogatoire. Aussitôt cet homme, jusque-là impassible, rougit violemment, se leva et se mit au garde-à-vous 18. » Le rituel judiciaire procure à chacun - accusé, public, acteurs -l'expérience d'un espace et d'un temps social purs, c'est-à-dire entièrement représentés et maîtrisés, altérés ni par la distance ni par la durée. Dans l'espace social quotidien, une certaine durée sépare toujours le délit de sa punition quand l'auteur est retrouvé; la sanction sera prononcée ailleurs que sur le lieu du délit. La distance entre la règle de droit et les normes sociales rettlla répression toujours un peu frustrante. Ce que le utuel met en scène, c'est la Règle en tant que forme et non plus comme un contenu. L'incarnation généralisée de l'ordre social, la proximité de la loi, la pré17. Ainsi, Pierre Goldman « a essentiellement refusé de tenir le rôle que l'appareil lui attribuait. La mécanique s'est alors déréglée. Ce qui aurait été avantage pour tout autre accusé est devenu preuve contre lui, le doute raisonné qui s'imposait au déroulement des débats est devenu certitude de culpabilité, et le jugement d'un homme, strictement individualisé, est devenu celui d'un groupe social déterminé ... Ici un accusé a entrepris non de désobéir à la loi (comme ne le déconseillent pas certains juristes catholiques, qui s'inspirent de Thomas d'Aquin) mais de pénétrer seul dans la loi. li n'y est pas parvenu, il ne pouvait y parvenir" (W. Rabi, L'Homme qui est entré dans la loi: Pierre Goldman, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1976, p. 282-283). 18. S. Lebovici, «Psychanalyse de la violence", La Violence, Paris, Desclée De Brouwer, 1967, p. 67.

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sence de tout le groupe social, dissolvent la frontière entre le juridique et le social: dans le procès, tout est juridique - et on pourrait ajouter: tout est social. La violence symbolique du procès pénal consiste à réaliser cette reconstruction de l'espace social aux dépens de l'accusé, ce dernier ne sachant jamais au juste quel comportement, celui du délit ou celui à l'audience, aura été sanctionné, ni par qui, du groupe social ou des juges. Le procès n'est pas, en effet, régi que par des règles juridiques. Le rituel y ajoute d'autres règles, non écrites, qui dictent à chacun son comportement. L'accusé ne connaît pas les secondes à la différence des professionnels qui en jouent à loisir. Il est confronté à chaque instant à des situations inconnues pour lesquelles cette connaissance lui manque : où dois-je me placer? Ai-je le droit de me retirer? Faut-il se lever? Comment dois-je appeler celui-ci? Il sera vite désemparé devant une telle situation qui rappelle le théâtre de l'absurde 19.

• Une double inégalité Le procès est ainsi assimilé à une camisole symbolique qui inhibe l'accusé. Alors que les personnages du chœur sont unis par un même vêtement, d'un même côté de la barre, et que le public fait masse de l'autre côté, l'accusé est isolé. Il est enfermé dans un petit enclos surélevé par rapport au public, le box, où il est exposé aux regards de chacun. L'accusé est le seul personnage permanent du procès à ne pas être revêtu de la robe. Il est en « civil », souvent dans un costume pénitentiaire trop large ou trop étroit dans lequel il n'est pas à l'aise. Il ne peut, bien entendu, se couvrir la tête et doit en tous les cas se présenter dans une « tenue décente ». La mise à nu rituelle ne s'arrête pas là. Aux assises, l'accusé vient toujours de la maison d'arrêt, où son corps et les moindres détails de son intimité auront été fouillés. Avant même d'entrer dans la salle d'audience, il est privé de ce que Yves Bertherat appelle les « symboles sociaux de l'intimité 20 », c'est-à-dire des fondements 19. P. CarIen, Magistrates' Justice, Londres, Martin Robertson, 1976, p. Il. 20. Y. Bertherat, « Psychanalyse de la violence », La Violence, op. cit.,

p.55.

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cérémoniels du moi. Un jour, un mineur nord-africain avait placé un Coran sur son ventre, entre la ceinture et le pantalon, pour se donner le courage d'affronter ses juges. À la fouille, cet objet lui fut confisqué ... En même temps que l'accusé est dépossédé de son propre vêtement, les autres personnages du chœur en sont chargés d'un supplémentaire sur les épaules. Cette privation d'intimité est prolongée par l'interrogatoire de personnalité au cours duquel les détails de sa vie conjugale, de son enfance, ceux qui ne peuvent survivre à une publicité, sont livrés à la curiosité du public. La solitude dans laquelle est placé l'accusé, la nudité relative qui lui est imposée, sont doublées d'une certaine inégalité. On ne cesse de rappeler son identité 21 , alors que personne ne s'est préalablement présenté: il vit la situation aliénante de ne pouvoir connaître le nom de ses interlocuteurs: on l'appelle par son nom qui n'est jamais précédé de monsieur, ni d'autre formule, et il doit, lui, répondre par « Monsieur le Président ». Cette exigence imposée par le rituel est une manière d'obliger l'accusé à reconnaître la qualité de son interlocuteur. La plupart du temps, l'accusé ignore le droit ainsi que le détail de son dossier. La supériorité naturelle du président s'en trouve renforcée, car, lui, connaît parfaitement et la loi et le dossier. Le président fera souvent référence à la loi dans ses relations avec l'accusé: « conformément à la loi, je vous pose deux questions ... la loi m'oblige à vous donner la parole en dernier... », etc. Les questions de procédure auxquelles doivent répondre personnellement le prévenu ou l'accusé interviennent le plus souvent au début de l'audience, comme s'il était nécessaire dès le départ de leur rappeler leur infériorité, de façon à les décourager de tenir tête pendant la suite des débats. Par exemple, aux assises, la première question 21. Cette identité est toujours l'identité de l'état civil qui ne correspond pas forcément avec l'identité sociale. Le prénom qui lui est attribué, suivi des autres prénoms, n'est peut-être jamais employé dans ses relations sociales. Cette situation lui rappelle d'autres situations comme celle du service militaire. Une constatation identique a été faite en Angleterre à propos du full name par Michael King, « A Status Passage Analysis of the Defendant's Progress through the Magistrates'Court», Law and Human Behaviour, vol. 2, n° 3, 1978, p. 196.

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que pose le président à l'accusé, juste après l'interrogatoire d'identité, est la suivante: « Entendez-vous exercer vous-même votre droit de récusation ou vous en remettez-vous à votre avocat? » L'accusé est perplexe: en effet, dans la plupart des cas, il n'a pas compris la question, mais n'ose pas demander au président de la répéter pour ne pas l'indisposer; il fait alors mine de réfléchir ou cherche à croiser le regard de son avocat, ce qu'interdit la disposition de la salle d'audience, puisque ce dernier est devant lui, à quelques mètres au-dessous et tourné vers le président. En général, l'avocat interviendra de lui-même, sans consulter son client, et hochera la tête d'un air complice en direction du président pour lui signifier que c'est lui qui exercera le droit de récusation. Ce premier embarras de l'accusé est sans importance pour la suite des débats: cela aura suffi cependant à lui rappeler son ignorance, sa faiblesse et l'épreuve qui l'attend. En revanche, président et avocat auront marqué leur pouvoir sur lui.

• Les différentes règles Pat CarIen distingue trois types de règles situationnelles : celles relatives à l'espace, au temps et au langage. En pénétrant dans l'espace du prétoire, le prévenu est plongé dans un univers qu'il ne connaît pas et qui lui semble étrange et hostile. Il se trouve loin de son avocat et ne sait comment se tenir (nous avons tous en mémoire ces prévenus qui, invités à s'avancer jusqu'à la barre, vont jusqu'au « comptoir»), s'il doit s'asseoir ou, au contraire, se lever. Cette inégalité dans la connaissance des usages et des codes de la justice renforce inutilement l'inégalité, déjà grande, entre le prévenu et les professionnels de l'audience. Le temps n'a bien évidemment pas la même valeur pour le prévenu et pour le président. Celui-là, bien souvent, veut en avoir terminé au plus vite, mais l'attente est longue, alors que celui-ci, en revanche, a tout son temps ... Même étrangeté en ce qui concerne le langage: point n'est besoin d'insister sur le fait que la plupart des termes juridiques sont incompréhensibles aux béotiens que sont l'essentiel des personnes qui comparaissent devant les tribunaux. Ils ne savent pas non plus de quelle manière s'adresser au président qu'ils appellent

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tour à tour «Maître» ou «Votre Honneur» selon leur degré d'imprégnation des séries américaines qu'ils regardent à la télévision ... L'accusé est comme écrasé par le cérémonial; subitement privé de ses « moyens» au moment où il doit s'exprimer dans un micro et répondre à des questions qu'il ne comprend pas la plupart du temps, il devient muet. Tout cela explique le phénomène de surdité (courtroom deafness) ou de stupidité à l'audience (courtroom stupidity) 22. Il a été démontré, par exemple, que sur un certain nombre de prévenus ayant répondu affirmativement à la question de culpabilité, 27 % ont ensuite reconnu ne pas avoir compris la question qui leur était posée 23. Trop de magistrats partent du postulat que les termes qu'ils emploient sont connus de tous, puisqu'ils leur sont familiers, au lieu de s'en assurer à chaque fois. La protection des libertés ne leur commanderait-elle pas au contraire de s'efforcer à ce que leur langage soit le plus clair possible? Le vocabulaire employé accuse les différences sociales. Le président utilise une langue qui n'est pas toujours celle du prévenu et dans laquelle ce dernier n'est pas à l'aise, ce qui accroît son sentiment d'infériorité. L'accusé a toujours l'impression que l'interrogatoire ne fait que commencer, qu'il pourra ensuite s'expliquer. « Ce n'est pas l'endroit », se verra-t-il répondre s'il met en question la loi; « ce n'est pas le moment, vous plaiderez plus tard»; « si vous n'êtes pas content, faites appel! », ou s'il met en cause la police: « ce n'est pas le sujet, portez plainte! » Cette supériorité atteint son point culminant lorsque le président se met en tête de faire la morale à l'accusé (( vous vous rendez compte de la gravité de ce que vous avez fait? Vous trouvez que c'est une manière de réagir! » etc.). Ce comportement paternaliste 24 érige le juge en instance morale plus que juridique. Il a été constaté que ce rôle moralisateur tend à croître au fur et à mesure que la peine faiblit. À la fin de l'audience, lorsque le président lui demande: « Est-ce que 22. M. King, op. cit., p. 212-213; M. Mileski, op. cit., p. 528. 23. A. Bottoms, J. Mc Lean, Defendants in the Criminal Process; S. Dell, Silent in Court, London, Bell, 1971. 24. S. White, « Homelies in Sentencing », Criminal Law Review, 1971, p. 690-699; S. Dell, op. cit.

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vous avez quelque chose à ajouter?» l'accusé ne peut rien répondre. Comment prendre la parole après une plaidoirie d'avocat qui a tout dit; comment tenir une parole de la même qualité que celles qui viennent d'être prononcées? • La construction de l'accusé Trois types de règles, donc, mais une seule fonction: la contrainte symbolique. Le propre de ces règles est de ne pas être connues d'emblée, ni même indiquées. « Dans les tribunaux, note P. CarIen, de telles informations sont presque inexistantes. Des flèches indiquent les salles d'audience, le bureau du concierge ou différents autres bureaux, mais les personnes demandant des renseignements ou les prévenus primaires sont essentiellement tributaires des directives orales ou tactiles de la police 25. » En réalité, il s'agit d'un dispositif destiné à renforcer la maîtrise sur les prévenus et relégitimer les professionnels dans leur rôle d'initiés. Ces règles s'apparentent au mécanisme plus général de construction de

l'accusé. En effet, l'existence de cette situation aliénante pour l'accusé, outre la soumission à l'ordre rituel qu'elle obtient, et la culpabilité qu'elle provoque, donne de lui l'image d'un être malhabile, fruste, timide, renfrogné, peu accessible à la parole, primaire, bref, le portrait d'un marginal, d'un accusé tel que le groupe social s'attend à le voir. Le sentiment d'inconnu et donc l'inquiétude que provoque le rituel chez l'accusé, s'ajoutant à l'appréhension de la sanction, induisent un comportement de marginal. L'individu qui comparait, à l'issue de vingt-quatre ou quarante-huit heures de garde à vue, ne peut donner de lui l'image qu'il voudrait (il n'a pu choisir ses habits ni se raser si c'est un homme) et apparaît, avant même d'être condamné, comme un incompétent social, déjà déviant par rapport à ce microcosme que constitue le monde de l'audience. Mary Douglas définit l'impureté comme ce qui n'est pas à sa place en référence à un système symbolique qui attribue une place à chaque objet 26 • La situation de l'accusé qui se trouve du côté des 25. P. CarIen, op. cit., p. 109. 26. « La saleté est une idée relative. Les souliers ne sont pas sales en eux-mêmes, mais il est sale de les poser sur la table de la salle à manger;

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initiés, sans en être revêtu de l'habit propre, fait de lui un égaré, un dissident, un coupable. Marginal dans le prétoire, il n'aura pas de difficulté à être reconnu comme marginal par le groupe social. Le procès pénal a aussi valeur de rite de passage 27 devant fonnaliser la dévaluation du statut social de l'accusé. Alors que pour le sens commun c'est le crime qui suscite le rituel, il se pourrait que ce soit à l'inverse le rituel judiciaire qui construise l'accusé. Alors que jusqu'au prononcé du jugement il est présumé innocent, le rituelle désigne déjà comme coupable en affaiblissant sa défense. Comme si l'institution, à contre-courant de ses intentions affirmées, sécrétait des individus comme elle les veut, c'est-à-dire présumés coupables. Le spectacle du rituel judiciaire attend du spectateur une double ratification: la confinnation des valeurs de l'ordre juridique, l'adhésion au choix que la justice a fait en arrêtant et en déférant ces personnes. Cette construction d'objet par le rituel pénal n'est pas pur sadisme mais trouve sa justification dans le mécanisme sacrificiel présent dans tout procès pénal. Le rituel judiciaire doit fournir au public une bonne victime qui ne se révoltera pas et dont la faute masque tous les échanges symboliques faits à ses dépens. L'accusé croit que ce procès est le sien, il se trompe. Il est comme égaré dans un drame qui le concerne pourtant. L'enchaînement des événements constitue pour lui un spectacle irréel.

Le public La présence du public donne une certaine épaisseur aux audiences. « Le dialogue entre l'accusé et les principaux personnages du drame judiciaire est rendu encore plus difficile par la les aliments ne sont pas sales, mais il est sale de laisser des ustensiles de cuisine dans une chambre à coucher [ ... ]. Quand nous aurons détaché la pathogénie et l'hygiène de nos idées sur la saleté, il ne nous restera de celle-ci que notre vieille définition: c'est quelque chose qui n'est pas à sa place. Ce point de vue est très fécond. Il suppose, d'une part, l'existence d'un ensemble de relations ordonnées et, d'autre part, le bouleversement de cet ordre. La saleté n'est donc jamais un phénomène unique, isolé. Là où il y a saleté, il y a système» (M. Douglas, De la souillure. Essai sur les notions de pollution et de tabou, Paris, Maspero, 1981, p. 55). 27. M. King, op. cit., p. 209-210.

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présence de journalistes et de public qui ajoutent au climat de l'audience, déjà propice aux malentendus, la pression affective et illogique d'une conscience collective 28 .» Pour le prévenu, le moment le plus pénible de l'audience est sans doute celui où il doit affronter de face le public pour regagner sa place ou pour sortir. En principe, les affaires sont débattues au grand jour, sans mystère, et l'opinion publique est prise comme le témoin collectif du respect des formes, de l'impartialité des juges et de la conduite des débats, en un mot de la régularité du rituel. Grâce au principe sacro-saint de la publicité, le public recouvre un instant sa fonction politique de contrôler directement l'application de la loi (lorsque l'affaire est trop scabreuse, il est cependant possible d'ordonner le huis clos). La salle sera composée de gens très divers. Certains, comme les proches de l'accusé ou de la victime, ont des intérêts opposés; d'autres, simples badauds, n'en ont aucun. « La publicité, dit J. Robert, existe dès lors que les portes de la salle d'audience sont ouvertes et que toute personne indistinctement peut y rentrer [.. .]. La publicité n'existe que si le public est anonyme 29 • » Celui-ci se constitue en une véritable assemblée qui fait exister le rituel. Les officiants appartiennent au chœur et y jouent un rôle bien déterminé; c'est pourquoi leur présence est décisive. Au contraire, chaque spectateur peut être remplacé par un autre: il n'a aucun rôle, n'est pas initié et ne vaut que par le nombre: il fait masse. Alors que ceux-ci sont actifs et hiérarchisés, les spectateurs sont passifs et indifférenciés. Le public du procès est suspendu pendant quelques heures, voire quelques jours, à une action commune qui se déroulera devant lui; pendant ce temps, il va penser et agir collectivement. La salle n'aura pas d'existence en dehors de ce spectacle. La communauté occasionnelle à laquelle sera intégré malgré lui le spectateur le plongera dans une certaine indifférenciation collective. li sera habilité ainsi à contempler sans culpabilité le spectacle de la violence ou de la discorde 30. 28. 1. Grenier, op. cit., p. 54. 29. J. Robert, Jurisclasseur de procMure pénale, t. II, Cour d'assises, articles 306 à 316, « Les débats ». 30. A l'issue du second procès Goldman, « la foule se retira lentement.

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Un certain nombre d'obligations sont imposées au spectateur: il doit rester assis, se taire, ne pas fumer et ne pas manifester son opinion. La publicité ne va pas sans le respect dû à la majesté de la justice: le public est admis aux audiences, à la condition de conserver une attitude déférente et de ne pas gêner la marche des débats. La loi prévoit donc que, dans le cas où un individu trouble la bonne tenue de l'audience, par un manque de respect envers la justice ou par son tapage le président de la juridiction peut le faire expulser... « La publicité est donc protégée contre les abus qui viendraient de son mauvais usage 3!.» Toutes ces abstentions constituent, en réalité, ce que M. Mauss appelait des rites négatifs 32. Ces obligations ne doivent pas être considérées comme un signe d'infériorité du public; bien au contraire, c'est lui qui fait exister pleinement le rituel. On ne peut imaginer une audience sans public, même si à la fin de certaines audiences les bancs sont vides; plus qu'un public accidentel, c'est le peuple que le rituel judiciaire convoque. De l'officiant au peuple passent les symboles et les croyances, mais du peuple à l'officiant revient la crédibilité qui authentifie son action et donc lui donne vie. « Sans cette rencontre entre deux groupes, écrit J. Duvignaud, séparés par une frontière spatiale, les mythologies, probablement, ne pourraient s'exprimer. Le spectateur attend de transformer les signes que lui suggère le magicien en signification 33.» Avant l'accord sur la décision qui, en fin de compte, est assez secondaire, le rituel judiciaire réclame l'adhésion à ses symboles. La force année était inutile. Nous sortîmes lentement, happés, Sophie et moi, par la foule des Amiénois, chrétiens et juifs, invités par des inconnus, dans leur demeure, pour boire, pour manger, et pour fêter l'événement, nous refusant de retourner à nouveau dans notre solitude, et tentant de conserver en nous la chaude fraternité de ces jours passés en commun, encore un moment avant que toute cette fraternité se dissipât inexorablement» (W. Rabi, op. cit., p. 224). 31. Le Principe de la publicité de la justice, Paris, Librairies techniques, 1969, p. 54. 32. M. Mauss, Manuel d'ethnographie, Paris, Payot, 1967, p.242. 33. J. Duvignaud, Les Ombres collectives, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologie d'aujourd'hui», seconde édition, 1973, p. 24.

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Lors d'une manifestation sportive ou d'un meeting politique, on cherche à déclencher un acte de foi unanime par une certaine hypnose (fête nazie) ou une hystérie collective (match de football) . Ce qui se passe lors du procès est différent. Même s'il arrive que l'on y vibre à l'unisson, il ne suscite pas parmi le public cette sensation commune. Il n'y a pas de communion massive, tant le spectateur est en proie à son ambivalence constitutionnelle, en proie à luimême. L'audience réveille une multiplicité d'identifications particulières. En quittant la salle d'audience, chacun a le sentiment que quelqu'un l'a pris à part et lui a parlé. Il se pourrait bien que l'État soit ce locuteur invisible et confidentiel, s'exprimant en général, mais s'adressant en particulier. Il est demandé au spectateur du procès que le jeu cesse de lui apparaître comme un jeu, que la fiction du rituel s'intègre à la réalité. Un acte de foi dans les insignes symboliques de l'État, dans la vérité des fictions du rituel est sollicité. Le spectacle judiciaire fait exister la salle, et la salle fait exister le spectacle. Le magistrat est sérieux, parce qu'il est pris au sérieux. La société a besoin de sa fonction, et il a besoin de la société pour l'accomplir. Le juge ne peut officier que si le public reconnaît dans la robe les insignes de sa fonction. Sans la collaboration inconsciente de la salle, le rituel n'existerait pas. « Là où la collectivité se réunit pour célébrer sa foi commune ou consacrer sa cohésion, activer son dynamisme ou inventer des solutions nouvelles, les étendues sacrées sont nettement délimitées. Cette étendue n'est pas seulement un espace, c'est une étendue de participation en ce sens qu'elle est, pour ainsi dire, authentifiée par un groupe d'hommes, un "nous" qui accomplit en assistant, un acte de collaboration infiniment plus créateur que le laisserait croire sa passivité 34 .» Le public représente la société tout entière: il est l'image de ses divisions et de son caractère composite. L'espace réservé, l'autre côté de la cancella, constitue lui aussi une figuration de la société: les hommes, tous habillés de manière identique et partageant un même langage, qui peuvent s'affronter sans se détruire, sont disposés en rond et reconstituent ainsi le 34. Ibid., p. 24.

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cercle magique, celui de la cité idéale. La société est donc à la fois le locuteur et l'interlocuteur: elle se parle à elle-même, plus exactement, elle se représente à elle-même. L'existence collective ne se réalise que dans la mesure où elle s'objective par le spectacle. L'espace judiciaire se sépare en deux moitiés: l'une, construite de toutes pièces, entièrement maîtrisée et contrôlée, et l'autre, profane et indifférenciée, mais projetée vers la première. La société se sépare, se divise, pour se donner à voir à elle-même. Dans ce lieu public, le peuple peut se regarder. Le processus d'extériorisation est fondamental pour la société et pour le droit: en créant un espace hiérarchisé et symbolique, le groupe social introduit, entre le peuple et ses institutions, la tension qui fonde toute vie collective. De cette fraction de l'espace en deux catégories de personnes, naît déjà le pouvoir. « Tout pouvoir politique obtient finalement la subordination par le moyen de la théâtralité, plus apparente dans certaines sociétés que dans d'autres. Il représente, dans toutes les acceptions du terme, la société qu'il gouverne. Il se montre comme une émanation, il en assure la présentation à l'extérieur, il lui renvoie une image d'elle-même idéalisée et donc acceptable. Mais la représentation implique la séparation, la distance; elle établit des hiérarchies 3S.» Cela explique le faste et le luxe qui règnent de l'autre côté de la cancella. Car le faste n'est pas, contrairement à ce que l'on pourrait croire, la propriété des juges ; il ne flatte pas uniquement les quelques initiés qui pénètrent de ce côté de la barrière : il magnifie la société tout entière.

35. G. Balandier, Le Pouvoir sur scènes, Paris, Balland, collection commerce des idées », 1980, p. 23. (C'est nous qui soulignons.)

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«

Le

CHAPITRE

V

Le geste judiciaire

La main levée du serment, l'effet de manche, la désignation accusatrice de l'index, le garde-à-vous des agents ou celui de l'accusé écoutant le verdict, l'entrée solennelle de la cour ou le cliquetis des menottes sont autant de gestes qui constituent la base corporelle du rituel. Ils ont la gravité et l'insignifiance d'un jeu. Le geste rituel accomplit l'esthétique du procès. Dans la fascination qu'exerce le geste dans le procès, il y a la recherche d'un langage et l'affirmation du règne de la forme. « Gestes et verba sont l'envers l'un de l'autre, écrit 1. Gernet: il y a de la vertu dans les seconds comme il y a du langage dans les premiers 1. » Dans le judiciaire, on a le sens du geste. Le geste judiciaire se décompose en positions du corps et en expressions qui culminent dans le serment, acte rituel par excellence.

Les postures Le corps est le point de repère primordial de toute expérience. Le rituel judiciaire s'organise autour de trois postures fondamentales: l'homme en marche, debout et assis. Le symbolisme du corps associé à la fonction judiciaire est très ancien et n'a quasi1. L. Gemet, op. cit., p. 264.

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ment pas changé depuis les temps bibliques 2• La posture de chacun dans le procès est soigneusement prévue: on dépose, on répond au tribunal et on plaide debout. Aux assises, l'accusé ne se lève que pour répondre aux questions du président; le reste du temps, il est assis dans le box. Les témoins et les prévenus, lorsqu'ils sont libres, sont appelés pour leur affaire par l'huissier et doivent s'approcher de la barre. La démarche physique qui leur est demandée est à l'image de la démarche intérieure que le rituel attend d'eux: qu'ils s'avancent vers le lieu de Justice. Durant toute l'audience, le rituel s'assurera la maîtrise des corps en indiquant aux justiciables à tout instant, par l'intermédiaire du président, de l'huissier ou d'un autre intervenant, ce qu'ils doivent faire et comment ils doivent se tenir: « Levez-vous, approchez de la barre, tenez-vous bien, que mangezvous? Allez cracher votre chewing-gum, retirez les mains de vos poches, asseyez-vous devant votre avocat, passez de ce côté de barre, vous pouvez vous retirer, etc. » Les individus se retrouvent dans une situation très infantilisante : le moindre de leurs gestes leur est commandé, ils ne peuvent prendre aucune initiative. Les avocats marqueront leurs différences de statut en se faufilant partout; sans se soucier de l'affaire en cours, ils traverseront le prétoire pour aller dire un mot au procureur ou pour échanger une pièce avec un confrère.

• Magistrature assise, magistrature debout Ces prescriptions corporelles ne s'appliquent pas qu'aux justiciables, mais également aux magistrats qui doivent, par exemple, se rendre en procession à leur siège. Mais une fois à leur place, les règles rituelles demeurent très strictes: on requiert debout et l'on juge assis. C'est de là que viennent les expressions « magistrature assise» et « magistrature debout». On désigne aussi la magistrature assise plus brièvement par « le siège». Ce n'est pas récent. Déjà, à Rome, « le roi ne pouvait rendre la justice qu'assis sur son 2. Sur la signification des postures judiciaires dans les Psaumes, voir L. Monloubou, L'Imaginaire des palmistes. Psaumes et symboles, Paris, Éd.

du Cerf, 1980.

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siège curule, et revêtu des insignes de sa fonction, mais précisément parce que son siège était mobile, il paraît possible qu'il pouvait juger en tout lieu 3 ». Le siège à lui seul représentait l'endroit propice et sacré, nécessaire à la justice. Dans l'Inde védique, un trône spécial était affecté à la fonction judiciaire du roi et représentait à lui seul l'image du monde 4. Dans toutes les salles d'audience, le siège du président se distingue par son importance, et notamment par la hauteur du dossier. En Afrique, le chef coutumier, lorsqu'il juge, est souvent le seul à ne pas être assis à même le sol de la pièce, mais sur un divan majestueux 5. Le rituel, c'est aussi la déformation caricaturale de ces postures: en principe, le ministère public ne se lève que pour requérir et peut rester assis pour poser ses questions; lorsqu'il prend de brèves réquisitions ou qu'il se borne à demander l'application de la loi, il se penche en avant, en se décollant très légèrement de son siège, pour se rasseoir aussitôt. Il arrive qu'à Paris des substituts particulièrement paresseux se contentent de taper sur leur code pénal, sans même se lever, lorsqu'ils demandent l'application de la loi. L'accusateur s'élève, se dresse, s'insurge, s'oppose; il accuse, montre du doigt, crée une rupture corporelle et scénique : c'est la magistrature debout. Le juge est assis, il écoute, prend des avis, ses gestes sont moins visibles, moins spectaculaires, il ne bouge pas, il délibère, il tourne la tête d'un côté et de l'autre, il est réfléchi : c'est la magistrature assise. L'image de l'homme debout évoque un affrontement, et d'ailleurs l'avocat se lèvera à son tour pour répliquer. Celle de l'homme assis évoque la tranquillité, la sérénité et la stabilité. On se lève pour s'affronter ; on s'assoit pour échanger. Chacun sait qu'un homme agressif qui accepte de s'asseoir est à demi calmé. On s'assoit dans sa maison, on reste debout chez son hôte. Ce symbole du « siège» indique que, dans l'espace judiciaire, c'est bien le juge le maître de céans. Toutes ces 3. H. Lévy-Bruhl, Recherches sur les actions de la loi, op. cit., p. 33. 4. J. Auboyer, Le Trône et son symbolisme dans l'Inde ancienne. 5. E. A. B. Van Rouveroy, À la recherche de la justice, Leyden, AfrikaStudiecentrum, 1976, page de couverture.

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attitudes corporelles du rituel ont inspiré à l'institution ses principaux repères.

• Les expressions Il existe autant d'expressions que de personnes, et donc que de procès. Et pourtant, une fréquentation assidue des salles d'audience montre à quel point certaines expressions sont stéréotypées. Les présidents peuvent adopter plusieurs attitudes. Maureen Mileski en a identifié quatre types dans les juridictions américaines: affable (3 %), dur (5 %), ferme et plutôt moralisateur (14 %), impersonnel et bureaucratique (78 %)6. Certaines mimiques sont particulières aux avocats, comme l'explique R. Grenier: « C'est d'ailleurs quand ils écoutent une déposition que certains avocats ont l'attitude la plus étonnante. Ils continuent à s'exprimer en mimant de la façon la plus théâtrale les réactions qu'il faut avoir devant les paroles d'un tel témoin. C'est d'abord une expression d'attention soutenue, le corps en avant, la tête légèrement penchée de côté, le regard fixe, pour dire que les paroles qu'on entend sont importantes; puis la satisfaction, le triomphe, l'incrédulité, l'ironie, le mépris apparaissent sur le visage de ce comédien qui accapare toute la scène, et cherche à écraser le reste de la troupe 7. » Il y a une manière de mettre la main sur l'épaule de son client, d'exhiber un procès-verbal, une enquête sociale, de la lire en y mettant un certain ton, d'en relire quelques phrases en martelant les mots ou de laisser tomber une pièce du dossier avec mépris. Les jeunes avocats ne parlent pas moins bien que les autres, mais ils sont souvent figés, comme embarrassés de leur robe, alors que les anciens s'en servent comme d'un argument supplémentaire. Ainsi, tel avocat célèbre interrompait ses plaidoiries pour essuyer son monocle avec le revers de sa robe; il prenait tout son temps et donnait l'impression d'une tranquillité qui ne redoutait pas les arguments adverses. Personne ne se serait d'ailleurs aventuré à lui 6. M. Mileski, op. cit., p. 524. 7. R. Grenier, op. cit., p. 24.

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faire une remarque. On pourrait ajouter les expressions de surprise des accusés qui nient, en écoutant un témoignage contraire. Quand on est accusé, il faut pleurer bruyamment et jouer aussi la comédie; mais les expressions des justiciables sont souvent moins bien composées que celles des acteurs du rituel judiciaire, dont c'est un peu le métier.

Le sennent Initialement, le serment constituait à lui seul tout le procès. Il n'en est plus aujourd'hui qu'une infime partie, quasi invisible tant elle est réduite et tant on a du mal à en comprendre le sens dans notre monde désacralisé. Mais on ne se débarrasse pas impunément de ce vestige d'une justice d'un autre temps. L'actualité récente a rappelé la valeur qu'on pouvait accorder à ce rite en prévoyant, non sans susciter des polémiques, que les jeunes d'origine étrangère acquérant automatiquement la nationalité française devraient prêter serment. Le serment retrouve sa fonction première qui est de constituer un lien en dehors des liens de parenté, de donner de la force à l'amitié et du cœur à la civilitéS. « Le serment est surtout utile à consacrer ce qui n'est pas en soi sacré : les fraternités artificielles mais non les liens créés par la naissance, les amours marginales ou illégitimes mais non le mariage, les subordinations politiques vacillantes plus que celles dont la légitimité n'est pas menacée. Le serment se donne d'abord pour un mécanisme de raffermissement du rapport social fragile, de renforcement du contestable. Rien d'étonnant dès lors, à ce que la scène judiciaire soit un lieu privilégié de son émergence. Car tout y est contesté : les faits de la cause, la vérité des dépositions, la bonne foi des plaideurs, parfois même le pouvoir ou la sagacité des • 9 Juges. » 8. J. Fezas, « Le sennent, lien social et lien politique ", Le Serment, t . 1, Signes et fonctions , Paris, Éd. du CNRS, 1991, p. 223-235. 9. R. Jacob, « Anthropologie et histoire du sennent judiciaire ", Le Serment, op. cit., p. 238.

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Le serment est autant un geste qu'une formule. Ainsi, en France, les jurés doivent, au début de l'audience, après avoir écouté la formule du serment, lever la main droite et dire: « Je le jure» à l'appel de leur nom. De même, l'article 331 alinéa 3 du Code de procédure pénale prévoit que: « Avant de commencer leurs dépositions, les témoins prêtent le serment de parler sans haine et sans crainte, de dire toute la vérité, rien que la vérité.» Ce faisant, témoins et jurés ne se doutent probablement pas qu'ils accomplissent l'un des rites les plus anciens et les plus répandus de l'humanité. Ce préambule sacré n'est pas exigé à tous les moments de l'instance judiciaire avec la même autorité. La loi ne sanctionne pas par la nullité l'inobservation du serment pendant l'instruction préparatoire, lesdits actes d'instruction ne valant que comme éléments utiles à la préparation de l'instruction à l'audience, en raison du principe de l'oralité des débats. En revanche, le défaut ou le vice du serment devant la cour d'assises est une cause certaine de cassation. En d'autres termes, le serment ne trouve tout son sens qu'à l'intérieur d'un rituel. • La fonne du sennent

Le président lit la formule du serment qui doit être prêté. La personne admise au serment, aussitôt cette formule prononcée, doit dire: « Je le jure », debout, la main droite levée et nue, la tête découverte. Si la formule est dotée d'un pouvoir, la main est symbole de force physique et de puissance. La plus ancienne représentation de Dieu le père dans le monde judéo-chrétien est l'image d'une main rayonnante qui sort d'un nuage. Le mot hébreu lad signifie à la fois « main» et « puissance». Le droit s'est également fait l'écho de cette puissance, comme en témoigne le grand nombre de termes juridiques qui en sont dérivés 10. Le pouvoir magique de la main et sa relation au droit étaient manifestes dans la main de justice en ivoire que les rois portaient comme un 10. En latin, mancipio, manumissio ; en français, main levée, main de justice, mandat (littéralement, « main donnée»), émancipation.

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sceptre dans certaines cérémonies: elle représentait le pouvoir justicier du roi. La formule exécutoire y fait référence. Dans la justice, cette valeur symbolique de la main est présente de manière négative dans les menottes. À l'heure actuelle, pour s'assurer des personnes détenues, on continue de leur lier les mains. Les menottes (en langage populaire « les petites mains») neutralisent le mana 11 des mains qui ont volé, tué ou frappé: comme on ne peut se saisir matériellement de l'intention coupable, on appréhende la main qui l'a armée. La main participe de l'ambivalence du sacré: elle est signe à la fois de violence et symbole de justice. On retrouve dans l'empreinte un écho de cette signification magique de la main. Ce sont également les empreintes de la main qui trahissent le criminel. Le serment doit être impérativement prêté de la main droite. Si celle-ci n'est pas disponible, il ne sera pas demandé de lever la main gauche. La main droite est celle qui prend; elle symbolise la vie, la force, le bien, la pureté. Cette représentation est quasi universelle. « Tandis que pour "droite" il existe un terme unique, qui s'impose sur une aire extrêmement étendue et présente une grande stabilité, l'idée de "gauche" est exprimée par plusieurs dénominations distinctes, d'extension médiocre, qui semblent destinées à disparaître sans cesse devant des vocables nouveaux 12. » La droite est lumière, vérité; la gauche est ineffable, obscurité. La droite est le haut, le ciel et la paix; la gauche est tout l'inverse. L'étymologie montre comment l'imagination des premiers hommes, allant du concret à l'abstrait, est arrivée à faire sortir les règles idéales du droit, d'une représentation matérielle, comme celle de la main. Dans la racine indo-européenne, l'adjectif désignant la main droite est le même que celui qui désigne le droit au sens juridique du terme; l'idée de la force mystique de la main droite et celle du pouvoir juridique du chef familial ont une même origine. Cette hiérarchie bipolaire des deux mains, très archaïque, Il. Le mana est la force magique et contagieuse contenue dans un objet ou un événement. 12. Cf R. Hertz, Sociologie religieuse et folklore, Paris, Presses Universitaires de France, 1970, p. 93.

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est à l'image de la bipolarité du monde mystique. C'est par son pôle bénéfique et honnête que s'engage l'homme qui prête serment: il expose ce qu'il a de plus sacré. D'ailleurs, dans les représentations médiévales de la justice, le pouvoir spirituel occupe toujours la gauche de l'image, donc la droite du Christ, tandis que le temporel lui fait pendant du côté opposé J3 • La main droite doit être levée, les doigts étendus 14 et la paume ouverte, tournée vers le tribunal. Il faut s'imaginer cette puissance circulant dans l'homme tout entier comme un fluide, comme une énergie dynamique. Si les doigts sont repliés sur eux-mêmes, l'énergie ne peut sortir, elle est réinjectée dans l'homme; l'image du poing serré évoque alors l'idée d'une récupération de la force pour soi, d'un bouillonnement. De même, les doigts crochus dans l'imagerie médiévale sont symboles de fausseté et de mensonge 15. La main ouverte, en dégageant sa force, exprime l'idée d'une offre, voire d'une offrande: elle engage l'échange symbolique. Elle est dirigée vers le ciel. Cette idée de direction se retrouve dans la désignation du doigt accusateur: on jette l'opprobre 16. En outre, lever le bras est un geste positif, il propose quelque chose: c'est un engagement. De la même manière que l'on se tourne à droite pour prier, qu'il faut rentrer du pied droit dans le temple ou présenter l'offrande de la main droite, lever la main droite a valeur d'initiation, d'entrée volontaire dans l'univers de la puissance. La main avec laquelle on prête serment doit être dégantée. C'est la nudité rituelle qui présente l'homme tel qu'il est, sans qu'il soit travesti par ses accoutrements. Cette prescription indique que le serment est un rite de contact. Cette main levée, nue, cherche à établir le contact avec la puissance. Elle a la même signification que si elle touchait une Bible ou un crucifix, ou que celle du pied posé sur le tombeau ou la pierre sacrée. Le rituel du serment réa13. R. Jacob, op. cit., p. 25. 14. Aux Pays-Bas, le sennent se prête en n'étendant que deux doigts, l'index et le majeur, peut-être en écho à la main de justice qui figurait sur le sceptre royal? (Agnès Schreiner, «Le geste du sennent », lA! Serment, op. cil., vol. I. p. 171.) 15. R. Jacob, op. cit., p. 133. 16. Cf l'expression populaire « la mise à l'index ».

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lise ce contact si redoutable avec le sacré que toutes ces barrières qu'il fallait franchir avant d'y accéder avaient pour fonction de prévenir. Celui qui lève sa main droite de manière inconsidérée risque de subir le même sort que Dom Juan 17. C'est dans cette perspective de nudité qu'il faut comprendre l'obligation qui est faite de prêter serment la tête découverte et sans arme. Ces deux rites négatifs renvoient à l'idée d'exposition; celui qui retire son couvre-chef s'expose au péril qui vient du ciel. Autrefois, lorsque les policiers venaient déposer au Tribunal de la Seine, ils devaient, avant de s'approcher de la barre, confier leur arme au gendarme de faction qui se trouvait assis là. Le petit box dans lequel il prenait place existe encore dans nombre de salles d'audience. Cette disposition très ancienne, qui s'explique par le souci d'éviter d'éventuelles pressions sur le tribunal, est une autre forme de dépouillement.

• Le mécanisme du serment La nature du serment est donc essentiellement rituelle. C'est un acte solennel. Il ne s'agit ni d'une forme superstitieuse ni d'un vestige folklorique, mais d'une authentique efficacité sui generis de la forme. Celui qui prête serment donne sa personne en otage à la divinité contre la reconnaissance de la vérité de ses propos: « Que l'on me coupe la main si je mens. » Le mécanisme du serment est donc une « automalédiction conditionnelle». L'idée de prêter implique bien l'idée d'une condition, temporaire et limitée dans le temps. Quelles sont les parties à ce serment? D'abord, il y a le jureur. En droit criminel français, il ne peut être ni l'accusé ni sa famille: 17. La statue: « Donnez-moi la main.» Dom Juan: « La voilà. » La statue: « Dom Juan, l'endurcissement au péché traîne une mort funeste; et les grâces du ciel que l'on renvoie ouvrent un chemin à sa foudre. » Dom Juan: « 0 ciel! Que sens-je? Un feu invisible me brûle, je n'en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent! Ah! » (Molière, Dom Juan, acte V, scène VI.)

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il s'agit principalement des jurés, des témoins et des experts. Puis, il y a la - ou les - personnes devant lesquelles le serment est prêté et qu'il ne faut pas confondre avec le destinataire du serment. Cette personne est un juge ou un collège de juges, voire un jury. Vient ensuite le destinataire du serment, celui d'où viendra le péril en cas de parjure et que l'on appellera, pour simplifier, la Puissance. Est-ce tout? H. Lévy-Bruhl 18 estime que c'est oublier le groupe social qui, lui, a rédigé les termes de la formule. Souvent, d'ailleurs, la formule du serment est soufflée par un troisième personnage que le jureur ne fait que la répéter. Cette personne sera, suivant les cas, le chef de famille, le magistrat ou le prêtre. Le serment est un avatar de l'ordalie. L'efficacité du serment ne se comprend que dans une économie sacrée. Les sanctions qu'encourt le parjure ne sont pas juridiques mais surnaturelles. Les forces religieuses sont invoquées directement, à la différence de l'ordalie, où elles s'expriment dans le corps de l'intéressé. Cela n'est concevable que dans une ambiance mystique. Le droit peut cependant suppléer la nature et prêter main-forte aux dieux en condamnant le parjure pour faux témoignage. Reposant sur un acte de foi, le serment ne peut se concevoir que dans une société où cette foi est partagée par tous. Comment un incroyant pourrait-il redouter les sanctions d'un dieu en qui il ne croit pas? Mais cet acte de foi n'est pas seulement celui du jureur, il doit être aussi celui du juge. Quelle confiance peut avoir un juge dans un serment adressé à un être en lequel il ne croit pas? L'absence de référence explicite à la religion commune, l'abandon quasi systématique des poursuites par le parquet, la négligence avec laquelle il est pratiqué par nombre de magistrats, ont banalisé le serment et l'ont ramené à un statut d'élément comme un autre du rituel judiciaire, alors que, pendant longtemps, à l'instar de l'ordalie, il constituait l'essentiel du procès. Le serment n'est plus un mode de preuve, mais une formalité préalable à la déposition de certains témoins. La concurrence des autres moyens de preuve plus rationnels lui a été fatale. 18. H. Lévy-Bruhl, La. Preuve judiciaire, étude de sociologie juridique, Paris, Librairie Marcel Rivière, coll. "Petite Bibliothèque sociologique internationale », 1964, p. 91.

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Mais le serment, en droit français, n'est pas qu'une forme de preuve pénale, c'est aussi un moyen de preuve civil 19 -le serment décisoire - tombé en désuétude. Le seul domaine où le serment conserve sa valeur est celui du serment professionnel. Il a alors valeur de rite d'initiation et il est le plus souvent prêté devant les juridictions judiciaires. Il n'expose cependant l'impétrant à aucune sanction juridique particulière, encore que les sanctions disciplinaires y fassent de plus en plus souvent référence.

Une exposition volontaire au sacré L'usage judiciaire du serment semble renaître sous deux formes: d'une part, le serment des juges, d'autre part, le succès de l'idée d'engagement, qui semble promis à un certain avenir dans la pratique des juridictions.

• La naissance du juge moderne Le serment des jurés dans l'Europe du Nord au XIIe siècle a consacré la naissance du juge moderne en induisant une mutation radicale des rapports du juge et du procès. Jusque-là, le serment accomplissait un rite: les parties s'accordaient sur une épreuve dont la réussite ou l'échec dicterait la sentence, sans qu'il y eût à s'interroger sur la légitimité des prétentions opposées. Or voici que l'on attend subitement de lui tout autre chose: « prononcer une parole de vérité qui prend exactement la place de ce qu'on appelait encore le jugement de Dieu. [Le serment] réalise une sorte de transmutation par l'éveil de sa conscience, qu'il dégage de la gangue des faiblesses humaines, des passions surtout que le jureur répudie, pour l'élever d'un coup à la hauteur du sacré 20 ». 19. On distingue le serment décisoire - qui est déféré par un plaideur à son adversaire, et qui prouve le mal fondé de sa demande, si ce dernier refuse de le prêter - et le serment supplétoire, qui est déféré par le juge lui-même. Le serment décisoire est un procédé de preuve parfait et qui lie le juge, l'autre non. (Cf Mazeaud. Leçons de droit civil, t. I, p. 424-25.) 20. R. Jacob, « Le serment des juges ou l'invention de la conscience judiciaire », Le Serment, op. cit., p. 450.

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R. Jacob nous apprend que c'est le serment qui fait le juge. Le juge moderne naît et n'acquiert le droit de juger que par son serment, c'est-à-dire qu'à la condition d'être jugé lui-même par Dieu. Ce serment des juges s'inspirait de cette phrase des Écritures: « comme vous jugez vous serez jugés». Il devait primitivement toucher un reliquaire en jurant. Cela explique la présence de la croix que le juge devait garder devant les yeux et qui émigrera ensuite derrière son siège. D'ailleurs, autrefois, les juges prêtaient serment chaque année entre les mains du premier président. On y a vu une tentative d'intimidation du justiciable alors qu'initialement elle était destinée à l'édification du juge. Le serment judiciaire rappelle qu'un même statut hors norme réunit curieusement le juge et l'accusé. Parce que juger, c'est aussi transgresser un interdit, usurper un pouvoir qui n'appartient qu'à Dieu. « Cet extrême orgueil n'est pensable que parce que celui qui agit se voue par là même à une justice plus haute, écrasante. Juger, c'est être jugé. Juger, c'est risquer d'être convaincu d'être coupable d'un mauvais jugement. » Juger, c'est s'exposer. Tout le rituel se résume à une exposition au sacré. « Le rituel et le décor de l'audience étaient donc bien perçus comme constituant en soi, une reproduction du serment judiciaire ... Toute scène de justice, dès lors, est senne nt 21. » Le procès moderne a gardé le souvenir de l'ordalie qu'il a été avant de devenir une procédure de vérédiction. Il reste pour tous - accusateur ou accusé - une épreuve. L'innocence continue de se vérifier à la manière dont l'un et l'autre traversent cette exposition au sacré. On retrouve cette même notion d'exposition dans l'idée moderne de publicité. Ne vérifie-t-on pas aujourd'hui tous les jours sur nos écrans la dimension ordalique de la médiatisation? Il n'y a qu'à voir avec quelle délectation nos contemporains regardent un puissant se dépêtrer des pièges que lui tendent les journalistes et faire l'impossible pour garder la face même lorsque les preuves se font accablantes. Résistera-t-il à cette épreuve? Le procès actuel garde, 21. R. Jacob, Images de la justice, op. cit., p. 90.

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on le voit, trace d'une fonne archaïque de procès, du modèle de la souillure 22. C'est donc en tennes de réflexivité plus que de souveraineté qu'il faut penser la légitimité du juge. Si la souveraineté est l'exercice d'une volonté dont on n'a pas à rendre compte, l'autorité du juge doit toujours être soumise à recours. Le juge ne puise pas sa légitimité dans une inspiration divine, il ne juge pas au nom de Dieu, mais devant Dieu, et s'il décide aujourd'hui « au nom du Peuple français», il juge aussi devant ce même peuple. Qui prend le relais de Dieu dans la démocratie? Toute la question du juge démocratique est là, dans cette réflexivité que nous ne savons organiser après le positivisme.

• L'engagement Notre époque est devenue agnostique : elle se méfie du geste et ne croit plus aux sennents. En revanche, elle met tous ses espoirs dans la parole: celle qui libère l'analysé sur le divan, celle qui mène une négociation, celle qui explique le geste, celle qui instaure une « vraie JI communication. Mais n'est-ce pas un leurre de croire que l'on peut faire un usage public de la parole en dehors de toute manifestation symbolique de la présence du collectif? En même temps que le sennent s'évanouit dans la pratique de la justice, on voit renaître ce principe d'exposition volontaire au sacré à travers l'idée d'engagement. Dans la justice civile, la loi sur le divorce pennet aux époux d'organiser eux-mêmes leur séparation et de s'engager mutuellement dans une convention qui devra être homologuée par le juge. L'article 375 du Code civil prévoit que le juge des enfants doit s'efforcer de « recueillir l'adhésion de la famille»; en d'autres tennes, obtenir d'elle des engagements. Plus curieux encore, dans le cadre de la justice pénale, la plupart des substituts à la peine d'emprisonnement réclament l'accord du prévenu qui doit ainsi s'engager à respecter certaines obligations. Ces engagements sont souvent pris avant toute déclaration fonnelle de 22. P. Ricœur, Philosophie de la volonté, t. 2, Finitude et culpabilité, Paris, Éd. Aubier, 1960, rééd. 1988.

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culpabilité. La loi de 1954 sur les toxicomanes prévoyait expressément qu'un non-lieu judiciaire pouvait être prononcé par un juge d'instruction si la cure de désintoxication avait porté ses fruits. Cet engagement peut être unilatéral ou bilatéral, c'est-à-dire se rapprocher du contrat. Le « contrat », avec sa constellation de concepts annexes (partenariat, négociation), a envahi l'espace social. Cet imaginaire du contrat, qui n'est pas sans ambiguïté en entretenant l'illusion que les places sont interchangeables et en cachant l'asymétrie profonde des « co-contractants », n'en traduit pas moins une évolution dans la perception du sujet. L'aptitude à prendre des engagements sociaux et à les honorer, comme par exemple dans le contrat de RMI, est désormais postulée même chez les personnes en grande difficulté sociale. Le contrat écrit cherche à responsabiliser le bénéficiaire en le considérant comme acteur de son propre devenir. Mais que signifie un tel engagement - on pense, bien sûr, à celui de trouver du travail - quand les perspectives économiques sont bouchées à ce point? Un tel engagement passe toujours par une parole solennisée. Il n'a de sens que si cette parole influence le comportement de son interlocuteur, en l'espèce de l'institution: on a vu ainsi progresser en France, ces dernières années, les possibilités offertes à la personne déférée en justice de modifier le cours de la procédure par sa seule volonté - agissant sous la forme de véritables performatifs - en demandant, par exemple, un délai pour préparer sa défense, en acceptant ou en refusant un travail d'intérêt général (TIG) - voire, un jour prochain peut-être, en plaidant coupable. Ainsi, l'intervention de la justice est souvent inaugurée par un dialogue d'un genre un peu particulier destiné à trouver un accord, c'est-à-dire des engagements mutuels. C'est l'audience de conciliation aux prud'hommes ou la tentative de conciliation au divorce (il est vrai très rarement positive), l'entretien chez le juge des enfants, voire la première comparution devant le juge d'instruction. Ne retrouve-t-on pas dans ces engagements quelques caractéristiques du serment? Il s'agit bien de l'expression d'une volonté proclamée publiquement liant unilatéralement celui qui la manifeste et qui engage le futur. Le transcendant, qui constitue le témoin privilégié indispensable de cet engagement, n'est plus d'ordre reli-

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gieux, mais d'un social sacralisé en l'occurrence par l'intennédiaire du juge. Ces engagements prennent le risque en cas de nonrespect d'une intervention plus dure et plus violente de la justice. Le procès se démultiplie en une justice dialogique qui prélude à une justice plus sévère et plus traditionnelle. Cet engagement n'est pas accompli devant Dieu, mais en présence de témoins qui représentent une fonne de conscience sociale. Enfin, l'engagement et le sennent rappellent que l'identité sociale prend toujours la fonne d'une dette et que ranimer le pacte politique, c'est réactiver l'endettement mutuel. La réinsertion passe par une reconnaissance de dette, par un endettement unilatéral seul susceptible de faire entrer à nouveau dans l'échange social. On retrouve dans toutes ces nouvelles mesures la volonté de l'institution judiciaire de proposer aux justiciables des engagements avant une intervention plus contraignante prenant la fonne d'un procès traditionnel en salle d'audience. Le rituel agit ici indirectement comme repoussoir. Comme si la justice rituelle était d'autant plus efficace qu'elle était rare. L'institution judiciaire crée elle-même une sorte de différenciation interne entre la justice qui applique strictement la loi et celle qui propose des arrangements. Elle reproduit ainsi de manière interne un rapport identique à celui qui existe dans la société civile entre les différentes institutions sociales et la justice elle-même. Ces engagements correspondraient en apparence à une certaine déjudiciarisation par la justice elle-même. « La sanction différée indéfiniment assume le rôle de la justice immanente, note R. Jacob. L'État prend plus que jamais la place de la Providence. Sa machine répressive est priée d'oblitérer la logique au nom de laquelle elle fonctionnait depuis les codes napoléoniens pour calquer les modes d'intervention de la justice céleste 23. » Quelle plus-value l'institution judiciaire apporte-t-elle à ces engagements qui appartiennent à toute vie sociale? La parole y est comme alourdie par le regard public. Le juge garantit les paroles ayant été « actées» selon les propres tennes de la procédure: il 23. R. Jacob, « Anthropologie du sennent judiciaire ", Le Sennent, op. cit., p. 261.

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recueille le consentement, notifie les obligations et officialise les promesses: c'est le notaire des engagements sociaux. L'engagement doit être confinné par les faits: le procès ne peut plus, pour cette raison, se limiter à un seul moment rituel sans durée mais doit nécessairement s'étirer dans le temps pour mettre à l'épreuve la parole donnée. L'engagement correspond également à un calcul économique. La justice est prête à consentir à un certain abandon de souveraineté contre une meilleure acceptation de ses décisions par les justiciables, c'est-à-dire une plus grande effectivité. Elle en retire tous les bénéfices d'une plus grande intériorisation du droit qui semble bien être un des traits dominants de l'évolution actuelle. Ainsi, le sennent comme paradigme du geste judiciaire garderait une fonction identique au travers de ses mutations historiques : inscrire le droit et l'ordre dans le corps du sujet. Au fur et à mesure qu'il déserte le corps, il émigre vers le cœur.

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CHAPITRE

VI

La parole judiciaire

À l'heure où les discours politiques laissent peu à peu la place à des explications technocratiques, où les homélies ont disparu au bénéfice des « partages», où les çours magistraux ont cédé le pas aux travaux dirigés, l'éloquence judiciaire demeure un style vivant et varié. Les prétoires constituent aujourd'hui un îlot où la rhétorique est encore maîtresse. D'ailleurs, le lien entre la justice et la parole est très profond, voire consubstantiel. La décision ne suffit pas à faire la justice, encore faut-il qu'elle soit prononcée selon les règles. Si la loi est écrite, la justice est, comme le rappelle l'étymologie. un dire public. Les mots « juge», « justice», « juridiction» y renvoient tous. En même temps que ius, le verbe dicere commande des formules judiciaires ... C'est par l'intermédiaire de cet acte de parole (ius dicere) que se développe toute la terminologie de la vie judiciaire: iudex, iudicare, iudicium, iurisdictio, etc. Le silence et la voix Le silence est imposé au public tout au long des débats. Religieusement observé aux assises, il n'est que relatif en correctionnelle et le procès de simple police se déroule souvent dans un aimable brouhaha. C'est au début du procès qu'il est le plus impressionnant: il s'installe comme un vide préparatoire, annon-

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çant l'importance de- ce qui va suivre. Le président s'est assis: il ouvre son dossier et réunit quelques pièces avant de rappeler l'identité de l'accusé. L'usage du micro rend par contraste le silence plus pesant. Le juge peut laisser « un blanc» après la lecture d'un procès-verbal, en regardant l'accusé pour le confondre. Le silence est éloquent. Malheur à l'accusé qui laissera le silence s'installer après une question embarrassante du président ou à l'avocat qui n'anivera pas à le combler! Ils risquent de laisser les sanglots de la victime répondre à leur place dans un silence assourdissant. Le silence est une arme redoutable aussi efficace que la parole. Le prétoire est un lieu de parole qui met à l'épreuve la voix de ceux qui s'y aventurent. Ne parle-t-on pas des « ténors» du barreau? Ne disait-on pas de maître Moro-Giafferi qu'il avait une « voix de violoncelle»? Il existe un rapport directement proportionnel entre la voix et l'emphase d'une part, et, de l'autre, les dimensions de la salle d'audience. Aux assises, la distance entre l'avocat et la cour peut atteindre une dizaine de mètres, voire davantage, et un micro sera nécessaire; en correctionnelle la moitié; et pour les référés, l'expression « avoir l'oreille du tribunal» prend tout son sens: on s'agglutine autour du bureau du juge et la voix n'a plus besoin d'être forcée, ni emphatique. La voix du président se devra d'être neutre, sans excès, ni accent; celle de l'avocat général, à l'inverse, s'enflera au cours du réquisitoire jusqu'à devenir, à la fin de celui-ci, forte et vindicative. Faut-il également parler de la voix chuchotée, des paroles bredouillées du président vidant le délibéré après quinzaine, et dont seul le montant de l'amende ou des dommages-intérêts intéresse le prévenu, ou encore des chuchotements que l'on perçoit à peine lorsque le tribunal délibère sur le siège? Il anive même que le président se contente de se tourner vers ses assesseurs en leur marmonnant quelque chose, et, sans attendre leur avis, annonce la décision. Ces mots sont plus prononcés pour eux-mêmes que pour ce qu'ils signifient; l'important est dans l'acquittement du rite. C'est aussi par une voix humaine que le destin de l'accusé sera scellé dans un silence religieux. « Le silence et un langage propre définissent l'expression verbale du pouvoir, de même qu'ils sont

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LA PAROLE JUDICIAIRE

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une des conditions de l'art dramatique. Ils en constituent pour une part la substance. Ils visent l'effet plus que l'infonnation, ils recherchent l'effet durable sur les sujets. Ce qui penn et au discours politique d'avoir un contenu faible ou répétitif - parce que la manière de dire est d'abord ce qui importe 1... » L'accusé répond le plus souvent par monosyllabes, d'une voix faible et mal assurée, hésitante, peu habituée à parler dans un micro. Comment, se trouvant dans une telle enceinte, peut-il trouver la voix nécessaire pour expliquer ce qui s'est passé? C'est souvent par la voix et les intonations que les alibis s'effondrent dans l'esprit des jurés. « Le langage est un instrument peu commode pour ceux qui n'en ont pas une grande habitude, écrit R. Grenier. Il est difficile de contrôler toutes ses paroles et, à l'audience, tout mot lâché est enregistré par l'adversaire. On ne peut plus le rattraper. Empêtré dans le langage, l'accusé est, comme Laurel et Hardy, dans un univers où un premier mouvement maladroit, suivi de gestes à intentions réparatrices, déclenche des catastrophes en chaîne 2! » La voix de l'avocat tranche par son assurance. Alors que tout le monde dispose d'un micro, il s'en sert rarement, préférant occuper tout l'espace qui lui est ouvert, et sa voix doit pouvoir s'en passer. La voix peut être violente, glaciale ou émouvante ; elle doit convaincre, capter l'intérêt, retenir l'attention, susciter l'émotion. L'avocat s'exprime souvent à la première personne à la place de son client: il prête sa voix à l'accusé. Cette identification, parfois troublante pour les jurés, compense l'infériorité de la situation d'accusé. La voix de l'avocat apporte aux explications de l'accusé une crédibilité considérable. Le rituel judiciaire ne favorise pas la communication. Gare à celui qui laissera échapper un mot malheureux qui pourra toujours, dans le jargon judiciaire, être « acté »! Chaque mot est piégé, menacé d'être compris de travers par les autres protagonistes. Les malentendus sont fréquents et l'on ne sait jamais si tel ou tel argument ne se retournera pas contre soi. Ainsi, un délégué 1. G. Balandier, Le Pouvoir sur scènes, op. cit., p. 30. 2. R. Grenier, op. cit., p. 37.

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BIEN ruGER

de probation, voulant présenter le probationnaire sous son jour le plus favorable, expliqua au tribunal que ce dernier était bien intégré aux cuisines de la maison d'arrêt dans lesquelles il travaillait à la satisfaction générale; mais le procureur retourna l'argument pour demander une peine plus longue dans une perspective éducative. Les audiences regorgent d'exemples de ce genre. Ces difficultés de communication sont en apparence moindres dans l'audience de cabinet. La parole y est plus libre et la compréhension plus facile. La liberté du justiciable y est-elle pour autant mieux sauvegardée? Certes, le dialogue sera plus authentique, mais la manipulation sera aussi moins visible. L'audition en cabinet met un justiciable, souvent ému et anxieux de ce qui va se passer, aux prises avec un magistrat rompu depuis des années à toutes les ficelles de l'entretien. Le dialogue est moins impressionnant, mais pas plus égalitaire. D'ailleurs, peut-il l'être ? Un avocat raconte l'anecdote suivante: il assistait un jeune Africain présenté à un juge d'instruction. Ils tombent sur un magistrat courtois et, de surcroît, amoureux de l'Afrique. Pendant quelques minutes, donc, l'inculpé et le juge échangent sur l'Afrique. À la fin, à sa grande surprise, le jeune inculpé se voit notifier un mandat de dépôt! Il eût sans doute préféré rencontrer un magistrat plus bourru mais moins sévère, ou tout simplement plus neutre. Dans l'audience pénale de cabinet du juge des enfants, la victime peut prendre la familiarité du magistrat avec le jeune prévenu comme une marque de partialité. Le face à face avec le justiciable n'est cependant pas aisé à supporter. Il est peut-être plus facile de condamner un homme derrière la barre qu'une personne qui se trouve tout près de soi. Réunir dans un même bureau le délinquant et la victime ou deux époux séparés depuis des années n'est pas chose aisée, en tout cas plus délicate que de les placer de part et d'autre de la barre dans une salle d'audience. Il est néanmoins essentiel que chaque partie entende la même chose de la bouche du juge. Seul avec un justiciable, celui-ci risque de se laisser aller à des promesses « verbales» sur le temps approximatif de la détention provisoire au moment du mandat de dépôt ou encore sur la remise d'un enfant lors du placement. Ces engagements, souvent hasardeux, n'ont pour but immédiat que de réconforter le justi-

Ce document est la propriété exclusive de Carmen Fullin ([email protected]) - le 14/10/2020 à 18:41

LA PAROLE JUDICIAIRE

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ciable dans un moment difficile, voire d'éviter un incident. Si la promesse n'est pas honorée, le juge se disqualifie et le résultat est pire que s'il n'avait rien dit. Le rôle arbitral du juge est induit par le rituel qui le protège contre ses propres sentiments. L'humanité apparente encouragée par l'audience de cabinet peut s'avérer à la longue plus inhumaine que la froide communication des prétoires. Les mots

Le vocabulaire de la justice, souvent ésotérique, se situe dans le prolongement de la cancella et de la robe: c'est un langage d'initié, réservé à ceux qui ont payé le droit d'entrée et portent le costume judiciaire. Ce jargon accentue la distance - s'il en était encore besoin! - entre eux et le public.

• La puissance du mot L'emploi de mots latins est fréquent dans le vocabulaire technique. Le latin est une langue sacrée qui a disparu il n'y a pas si longtemps de la liturgie catholique. Son usage enracine le discours hors de la vie immédiate en le référant à un au-delà temporel, à une période fondatrice du droit. On disait à Rome: cornu bos capitur, voce ligatur homo (