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French Pages 614 [616] Year 1838
B I B L I O T H E Q U E F R A N Ç A I S E ou
CHOIX DE MORCEAUX ETENDUS DES MEILLEURS OUVRAGES, ET
MÊME
D'OUVRAGES ENTIERS DES AUTEURS CLASSIQUES FRANÇAIS DES DEUX DERNIERS SIECLES. ACCOMPAGNEE
E T
DE REMARQUES E T ' CRITIQUES
HISTORIQUES
P U B L I É E PAR
C. F. F R A N C E S O N .
T O M E
II.
P O É S I E .
g
BERLIN, CHEZ
G. R E I M E R ,
LIBRAIRE.
Corneille. Corneille (Pierre) né à Rouen en 1600, mort en 1G84. Il est le père du théâtre français, et il le sera toujours, quoiqu'on ne représente et qu'on ne lise guère plus que six ou sept pièces de trente trois qu'il a composées ; niais aussi ces pièces, malgré les inégalités et même quelques défauts qu'une critique sévère peut y trouver, sont les productions immortelles d'un de ces génies, hors de ligne, qui seuls suffisent pour faire la gloite d'une nation. Ce sont les tragédies du Cid, de Cinna, des Horace», de P o l y e u c l e , de Pompée, de R o d o g u n e , aux quelles on peut ajouter la charmante comédie du M e n t e u r , conquête que Corneille a fuite sur le théâtre espagnol, et dont par lui et après lui toutes les scènes comiques de l'Europe se sont enrichies. Corneille est le premier qui ait élevé l'esprit et le génie de sa nation; il est le premier qui ait donné à sa poesie et à sa littérature la prépondérance qu'elles ont acquise en Europe ; cette prépondérance date de l'apparition du Cid, représenté en 1G36. L'académie française, que le cardinal de Richelieu venait de fonder, fit par ordre de ce ministre tout - puissant, qui était jaloux de la réputation de Corneille, des observations critiques sur le Cid, qu'elle intitula Sentimens de l'académie françai sur la Tragi-comédie du Cid. Dans le siècle passé Voltaire fit au profit d'une petite nièce de Corneille une édition des oeuvres de ce fondateur de la scène française, et l'enrichit d'un commentaire.
L e
id,
T r a g é d i e . Acte
Premier.
Scène Premier. Le
C o m t e ,
E l v i r e.
Elvire.
E n t r e tous ces amans dont la jeune ferveur*) Adore votre fille, et brigue ma faveur, *) La jeune
ferveur
Scudéri
dit que c'est parler français en alle-
mand de donner de la jeunesae à la ferveur. II.
L'académie (dans 1
2
Corneille.
Don Rodrigue et don Sanche à l'envi font paraître Le beau feu qu'en leurs coeurs ses beautés ont fait naître. Ce n'est pas que Chimène écoute leurs soupirs, Ou d'un regard propice anime leurs désirs; Au contraire, pour tous dedans l'indifférence,*) Elle n'(He à pas un ni donne l'espérance; E t sans les voir d'un oeil trop sévère, ou trop doux, C'est de votre seul choix qu'elle attend un époux. Le Comte. Elle est dans le devoir, tous deux sont dignes d'elle, Tous deux formés d'un sang noble, vaillant, fidèle, Jeunes, mais qui font lire aisément dans leurs yeux L'éclatante vertu de leurs braves aïeux. Don Rodrigue surtout n'a trait en son visage Qui d'un homme de coeur ne soit la haute image; Et sort d'une maison si féconde en guerriers, Qu'ils y prennent naissance au milieu des lauriers: L a valeur de son père en son temps sans pareille Tant qu'a duré sa force, a passé pour merveille; Ses rides sur son front ont gravé ses exploits, **) E t nous disent encor ce qu'il fut autrefois. Je me promets du fils ce que j'ai vu du père; E t ma tille en un mot peut l'aimer et ne plaifG. Va l'en entretenir; mais dans cet entretien Cache mon sentiment, et découvere le sien.
S c è n e>. II. Chimène,
Elvire.
Elvire seule. Quelle douce nouvelle à ces jeunes amans! E t que tout se dispose à leurs contentemens ! ses Sentimens sur le Cid) réprouve le mot de ferveur qui n'est admis que dans l ë langage de la dévotion; mais elle approuve l'épithcte jeune. S'il est permis d'ajouter quelque chose à la décision de l'académie je dirrù que le mot jeune convient très bien aux passions de la jeunesse. On dira bien leurs jeunes amours ; mais non pourquoi? parce-que la pas leur jeune colère, ma jeune haine; colère, la haine appartiennent autant à l'âge m û r , et que l'amour est plus le partage de la jeunesse, Foliaire. *) Au contraire pour tous dedans l'indifférence. Dedans n'est ni censuré par Scuderi ni remarqué par l'acadéhiie; la langue n'était pas alors entièrement épurée. On n'avait pas songé que dedans est un adverbe: il est dans la chambre, il est hors de la chambre. Etes vous dedans. Etes vous dehors• Voltaire. ***) Ses rides sur son front ont gravé ses exploits. Racine parodia ce vers dans la comédie des Plaideurs ; il y dit d'un vieux huissier: Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits. Il faut savoir qa'ea-ploit est aussi un terme de barreau ou de droit, qui signifie l'acte juridique que t'ait un huissier pour assigner, ajoumer, saisir etc.
Corneille.
3
Chimène. Eh bien, Elvire, enfin, que f a u t - i l que j'espère'! Que dois-je devenir, et que t'a dit mon père? Elvire. Deux mots dont tous vos sens doivent être charmés; Il estime Rodrigue autant que vous l'aimez. Chimène. L'excès de ce bonheur me met en défiance. Puis-je à de tels discours donner quelque croyance'! Elvire. Il passe bien plus outre, il approuve ses feux, E t vous doit commander de répondre à ses voeux. Jugez après cela, puisque tantôt son père Au sortir du conseil doit proposer l'affaire, S'il pouvait avoir lieu de mieux prendre son temps, Et si tous vos désirs seront bientôt contens. Chimène. Il semble toutefois que mon àme troublée Refuse cette joie, et s'en trouve accablée. Un moment donne au sort des visages divers ; Et dans ce grand bonheur je crains un grand revers. Elvire. Vous verrez votre crainte heureusement déçue. Chimène. Allons, quoi qu'il en soit, en attendre l'issue.*) Je veux qu'à mon retour nous en parlions ensemble: L'heure à présent m'appelle au conseil qui s'assemble: Le roi doit à son fils choisir un gouverneur, Ou plutôt m'élever à ce haut rang d'honneur.
S c è n e IV. Le Comte,
D.
Diègue.
Le Comte. Enfin vous l'emportez, et la faveur du roi Vous éléve en un rang qui n'était dû qu'à moi; 11 vous fait gouverneur du prince d« Castille. D. Diègue. Cette marque d'honneur qu'il met dans ma famille, *) Ces deux premières scènes, telles que nous les avons données, se trouvent dans les premières éditions du Cid, et dans celle que Voltaire publia avec son commentaire. Corneille fatigué de toutes les critiques qn'on fesait tîu Cid, et ne sachant à qui entendre, changea tout ce commencement en 1001. La pièce commençait ainsi: Elvire, m ' a s - t u fait nu rapport bien sincère? 1 *
Corneille.
4
Montre k t o u s qu'il est j u s t e , et fait copnaftrp assez Qu'il sait récompenser les services passés. Le
Comte.
Pour g r a n d s que soient les r o i s , ils sont ce que nous s o m m e s : " ) Ils peuvent se tromper comme les a u t r e s h o m m e s ; E t ce choix s e r t de preuve k tous les courtisans, Qu'ils savent mal payer les services présens. D.
Diègue.
Ne parlons plus d'un choix dont votre esprit s ' i r r i t e ; L a faveur l'a peu faire a u t a n t que le mérite. Vous choisissant p e u t - ê t r e on eût peu mieux choisir; Mais le roi m'a trouvé plus propre k son désir. A l'honneur qu'il m'a f a i t , a j o u t e z - e n un a u t r e ; Joignons d'un sacré noeud ma maison k la vrttre. Rodrigue aime Chimène, et ce digne sujet**) De ses affections est le le plus cher objet. C o n s e n t e z - y , M o n s i e u r , et l'acceptez pour gendre. Le
Comte.
A de plus h a u t s p a r t i s Rodrigue doit prétendre; E t le n o u v e l ' é c l a t de votre dignité Lui doit bien mettre au coeur une a u t r e vanité. E x e r c e z - l a , M o n s i e u r , et gouvernez le prince; M o n t r e z - l u i comme il f a u t régir une province, F a i r e t r e m b l e r p a r - t o u t les peuples sous la loi, Remplir les bons d ' a m o u r , et les méchans d'éffroi Joignez k ces vertus celles d'un capitaine: M o n t r e z - l u i comme il f a u t s'endurcir k la peine, D a n s le métier de M a r s se rendre Sans égal, Passer les jours entiers et les nuits k cheval, Reposer t o u t a r m é , forcer une muraille, E t ne devoir qu'k soi le gain d'une b a t a i l l e : Instruirez - le d'exemple, et vous ressouvenez Qu'il f a u t faire k ses y e u x ce que vous enseignez.
*) Pour grands que soient le rois ils sont ce que nous sommes. Cette phrase a vieilli, elle était fort bonne alors. Il est honteux pour l'esprit humain que la même expression soit bonne en un temps, et mauvaise en un autre. On dirait aujourd'hui. Cette décision de Tout grands que soient les rois. Voltaire. Voltaire a servi de règle jusqu'à nos jours. Depuis quelque temps cependant des écrivains, qui toutefois ne font pas autorit é , mettent le conjonctif au lieu de l'indicatif avec tout que . . • fesant disparaître ainsi la nuance qui existe entre les deux phrases et affectent de-se servir de cette tournurn, de nouvelle création, Si grands que soient les rois. **) Rodrigue jet ne se sion très tragédie.
aime Chimène, et ce digne sujet etc. Ce digne sudirait pas aujourd'hui. Mais alors c'était une expresreçue. Monsieur ne se dirait pas non plus dans une Voltaire.
Corneille. D.
Diègue.
P o u r s ' i n s t r u i r e d ' e x e m p l e , en d é p i t de l ' e n v i e , il l i r a seulement l ' h i s t o i r e de 111a v i e . L à , dans un l o n g tissu de b e l l e s a c t i o n s , 11 v e r r a c o m m e il f a u t d o m p t e r des n a t i o n s , A t t a q u e r une p l a c e , o r d o n n e r une a r m é e , E t sur de g r a n d s e x p l o i t s b â t i r s a r e n o m m é e .
Le
Coin te.
L e s e x e m p l e s v i v a n s o n t bien p l u s d e p o u v o i r . Un p r i n c e dans un l i v r e a p p r e n d m a l son d e v o i r , l i t q u ' a f a i t a p r è s t o u t ce g r a n d n o m b r e d ' a n n é e s , Q u e ne puisse é g a l e r une d e mes j o u r n é e s ? Si vous fûtes v a i l l a n t , je le suis a u j o u r d ' h u i ; E t ce b r a s du r o y a u m e e s t l e plus f e r m e a p p u i . G r e n a d e et l ' A r a g o n t r e m b l e n t q u a n d ce f e r b r i l l e . M o n n o m s e r t de r e m p a r t à t o u t e l a C a s t i l l e . Sans moi vous passeriez bientôt sous d'autres lois ; Et vous auriez bientôt vos ennemis pour rois, Chaque j o u r , chaque i n s t a n t , entasse pour ma gloii L a u r i e r s dessus l a u r i e r s , v i c t o i r e s u r v i c t o i r e . L e p r i n c e , p o u r e s s a i de g é n é r o s i t é G a g n e r a i t des c o m b a t s m a r c h a n t à m o n c û t é . L o i n des f r o i d e s l e ç o n s q u ' à m o n b r a s on p r é f è r e , 11 a p p r e n d r a i t à v a i n c r e en m e r e g a r d a n t f a i r e .
D.
Diègue.
V o u s me p a r l e z en v a i n de ce que j e c o n n a i s ; Je v o u s ai vu c o m b a t t r e et c o m m a n d e r s o u s moi : Quand l'âge dans mes nerfs a fait couler sa g l a c e , V o t r e rage valeur a bien rempli ma p l a c e ; Enfin, pour épargner les discours superflus Vous êtes aujourd'hui ce qu'autrefois je fus. V o u s v o y e z toutefois qu'en cette concurrence Un m o n a r q u e e n t r e n o u s m e t de l a d i f f é r e n c e
Le
Comte.
Ce que j e m é r i t a i s , v o u s l ' a v e z e m p o r t é .
D.
Diègue.
Q u i l ' a g a g n é s u r vou» l ' a v a i t m i e u x m é r i t é .
Le
Comte.
Q u i peut mieux l ' e x e r c e r en est bien le plus digne.
D.
Diègue.
E n ê t r e r e f u s é n'en e s t p a s un b o n
Le
signe.
Comte.
V o u s l ' a v e z eu p a r b r i g u e , é t a n t v i e u x c o u r t i s a n ,
D.
Diègue.
L'éclat de mes hauts faits fut mon seul partisan.
6
Corneille.
Le Co,mte. Parlons-en mieux; le roi fait honneur à rotre âge. D.
Diègue.
L e r o i , quand il en f a i t , le mesure au courage. Le Comte. Et par là cet honneur n'était dû qu'à mon bras. D. Diègue. Qui n'a pu l'obtenir ne le méritait paa. Le Ne le méritait pas!
Comte.
Moi? D.
Diègue.
Vous Le
Comte. Ton imprudence, Téméraire vieillard, aura sa récompense. ( I l lui donne un soufflet. )
D. Diègue mettant l'épé à la main. Achève, et prens ma vie après un tel affront. L e premier dont ma race ait vu rougir son front '
Le
Comte.
Et que penses-tu faire avec tant de faiblesse? D.
Diègue.
O Dieu! ma force usée en ce besoin me laisse? Le Comte. Ton épée est à moi, mais tu serais trop vain, Si ce honteux trophée avait chargé ma main.. Adieu. Fais lire au prince, en dépit de l'envie, Pour son instruction l'histoire de ta vie: D'un insolent discours ce juste châtiment Ne lui servira pas d'un petit ornement. D.
Diègue.
Le
Comte.
Epargnes-tu mon sang? Mon âme est satisfaite; E t mes yeux à ma main reprochent ta défaite. Tu dédaignes ma vie!
D.
Diègue.
Le Comte. En arrêter le cours Ne serait que hâter la parque de trois jours.
Corneille.
Scène O. Diègue
V. »eut.
O rage! ù désespoir! ô vieillesse ennemie! N ' a i - j e Jonc tant vécn que pour cette infamie? lit ne s u i s - j e blanchi dans les travaux guerriers, «lue pour voir en un jour flétrir tant de lauriers? Mon bras qu'avec respecte toute l'Espagne admire Mon bras qui tant de fois a sauvé cet empire, Tant de foi affermi le trâne de son roi, Trahit donc ma querelle, et ne fait rien pour moi? O cruel souvenir de ma gloire p a s s é e ! Oeuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle d i g n i t é , fatale à mon bonheur! Précipice élevé d'où tombe mon honneur! F a u t - i l de votre éclat voir triompher le c o m t e , Et mourir sans vengeance, ou vivre dans la honte î Comte, sois de mon prince à présent gouverneur ; Ce haut rang n'admet point un homme sans honneur Et ton jaloux orgueil par cet affront insigne, Malgré le choix du roi m'en a su rendre indigne. E t t o i , de mes exploits glorieux instrument, Mais d'un corps tout de glace inutile ornement, F e r , jadis tant à craindre, et qui dans cette ofense M'as servi de parade, et non pas de défense, V a , quitte désormais le dernier des humains, Passe pour me venger en de meilleures mains. Si Rodrigue est mon fils, il faut que l'amour cède. Mon honneur est le s i e n , et le mortel affront, Qui tombe sur mon c h e f , rejaillit sur son front.
Scène D. Diègue,
VI.
D.
Rodrigue.
D. D i èg u e, Itodrïgue, a s - t u Ju coeur?
1).
Rodrigue.
T o u t autre que mou pàio I,-éprouverait sur l'heure.
D.
Diègue.
Agréable colère ! Oigne ressentiment à ma douleur bien doux ! •le reconnais mon s a n g à ce noble courroux;
8
Corneille.
M a jeunesse revit en r e t t e a r d e u r si prompte.*) V i e n s , mon fils, v i e n s , mon s a n g , vien r é p a r e r ma h o n t e ; Viens me venger. D. Rodrigue. De quoi ? 1).
Diègue.
D'un a f f r o n t si cruel, Qu'à l'honheur de tous deux il porte un coup mortel. D'un soufflet. L'insolent en eût perdu la vie; Mais mon âge a trompé mu généreuse envie; E t ce fer que mon bras ne peut plus soutenir, Je le remets au tien pour venger et punir. V a contre un arrogant éprouver ton courage ; Ce n'est que dans le sang qu'on lave' un tel o u t r a g e ; M e u r s , ou tue. Au s u r p l u s , pour ne te point flatter, J e te donne à c o m b a t t r e un homme à redouter. J e l'ai vu tout sanglant au milieu des batailles,**) Se f a i r e un beau r e m p a r t de mille funérailles. D.
Ro d.r ig u e.
Son nom? c'est perdre temps en propos superflus. D. Diègue. Donc pour te dire encor quelque chose de plus, Plus que brave s o l d a t , plus que grand capitaine, C'est D. Rodrigue. De g r â c e , achevez. D.
Diègue.
L e père de Chimène. D.
Rodrigue.
Le . . . « *) Nous citerons ici, d'après Voltaire, quelques uns des endroits de l'auteur espagnol, imités par Corneille, et nous jr joindrons une traduction littérale pour donner la juste mesure de cette imitation. Il y a dans la pièce espagnole Ese sentimiento adoro, esa calera me agrada, esa sangre alborolada es la que me dio CastUla, y la que te dt herédada. c'est à dire J'adore ce ressentiment, cette colère me plaît, ce sang qui se soulève est celui que me donna la Castille, et que je te transmis en héritage. **) Je l'ai vu tout sanglant au milieu des batailles, Se faire un, beau rempart de mille funerailles. • Dans les éditions suivantes Corneille a mis: Je l'ai vu tout couvert de sang et de poussière, Porter partout la mort dans une armée entière. L'académie avait condamné funerailles.
Corneille. D.
9
Diègue.
Ne réplique point, je connais ton amour; Mais qui peut vivre infâme est indigne du j o u r : l'ius l'offenseur est cher, et plus grande est l'offense. iùiHn tu sais l'aliront, et tu tiens la vengeance. J e ne te dis plus rien.*) Venge-moi, venge-toi, Montre-toi digne fils d'un père tel que moi. Accablé des malheurs où le destin me range, J e m'en vais les pleurer. V a , cours, vole, et nous venge.
S c è n e VII. D. Rodrigue
seul.
Perré jusques au fond du coeur, D'une atteinte imprévue aussi-bien que mortelle, Misérable vengeur d'une juste querelle, Et malheureux objet d'une injuste rigueur, J e demeure immobile, et mon ame abattue Cède au coup qui me tue. Si près de voir mon feu récompensé, D Dieu, l'étrange peine! En cet affront mon père est l'offensé, E t l'offenseur le père de Chiniène. Que je sens de rudes combats! Contre mon propre honneur mon amour s'intéresse: 11 faut venger un père, et pendre une maîtresse. L'un m'anime le coeur, l'autre retient mon bras. Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme, Ou de vivre en infâme: Des deux côtés mon mal est infini. O Dieu! l'étrange peine! F a u t - i l laisser un affront impuni? F a u t - i l punir le père de Chimène? P è r e , maîtresse; honneur, amour, Noble et dure contrainte, aimable tyrannie, Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire enterrie. L'un me rend malheureux, l'autre indigne du jour. Cher et cruel espoir d'une âme généreuse, Mais ensemble amoureuse, Digne ennemi de mon plus grand bonheur, Qui fais toute ma peine, M'es tu donné pour venger mon honneur? M'es tu donné pour perdre ma Chimène? 11 vaut mieux courir au trépas. J e dois à ma maîtresse, aussi-bien qu'à mon père. Qui venge cet affront, irrite sa colère; E t qui peut le souffrir, ne la mérite pas. *) Aqui ofensa y ulli espaAa Ko tengo mas que decirle. c. a. d. Ici l'offense et là l'épée Je n'ai que ce la à te dire.
Corneille.
10
Prévenons la douleur d'avoir failli contre elle, Qui nous serait mortelle. Tout m'est fatal, rien ne me peut guérir, Ni soulager ma peine. Allons, mon âme, et puisqu'il faut mourir, Mourons du moins sans offenser Chimène. Mourir sans tirer ma raison! Rechercher un trépas si mortel' à ma gloire! Endurer que l'Espagne impute à ma mémoire, D'avoir mal soutenu l'honneur de ma maison! Respecter un amour dont mon âme égarée Voit la perte assurée! N'écoutons plus ce penser suborneur, Qui ne sert qu'à ma peine. Allons, mon b r a s , du moins sauvons l'honneur, Puisqu' aussi-bien il faut perdre Chimène. Qui, mon esprit s'était déçu. Dois-je pas à mon père, avant qu'à ma maîtresse? Que je meure au combat, ou meure de tristesse, Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu. Je m'accuse déjà de trop de négligence; Courons à la vengeance; Et tout honteux d'avoir tant balancé, Ne soyons plus en peine (Puisqu' aujourd'hui mon père est l'offensé) Si l'offenseur est père de Chimène.
A c t e II. S c è n e Le
Comte,
II.
D.
Rodrigue.
A moi, comte, deux mots Le Comte. Parle. D. Connais-tu bien don Diègue? Le D.
Rodrigue. Ote-moi d'un doute. Comte. Oui.
Rodrigue. Parlons bas, écoute. Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, La vaillance et l'honneur de son temps! le sais-tuf*) *) No sabes que fué despejo de honra y valor ?
Corneille. Le Peut - être.
D.
Comte• Rodrigue.
Cette ardeur que dans les yeux j e porte, S a i s - t u que c'est son s a n g ? le s a i s - t u ?
Le
Comte. Que m'importe ?
D.
Rodrigue.
A quatre pas d'ici j e te le fais savoir.
Le
Comte.
Jeune présomptueux.
D.
Rodrigue.
P a r l e sans t'émouvoir. Je suis j e u n e , il est v r a i , mais aux âmes bien nées L a valeur n'attend pas le nombre des années.
Le
Comte.
Mais t'attaquer à m o i ! qui t ' a rendu si vain, T o i qu'on n'a jamais vu les armes à la main?
D.
Rodrigue.
Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître, E t pour leurs coups d'essai veulent des coups de maître.
Le
Comte.
S a i s - t u bien qui j e suis?
D.
Rodrigue.
O u i , t o u t a u t r e que moi Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi, Mille et mille lauriers dont ta tète est couverte, Aemblent porter écrit le destin de m a perte. J'attaque en téméraire un bras t o u j o u r s v a i n q u e u r ; Mais j'aurai trop de force a y a n t assez de coeur. A qui venge son père il n'est rien d'impossible. Ton b r a s est invaincu, mais non pas invincible.*) Ne sais-tu pas qu'il fut la dépouille de l'honneur et de la vaillance l La même rertu, pour la vertu même, est un hispanisme ou façon de parler particulière à la langue espagnole: on y dit la minuta bondad, et mismo rigor, la bonté, la rigueur même. *) Ton bras est invaincu, mais non pas invincible. Ce mot invaincu n'a point été employé par les autres écrivains; je n'en vois aucune raison: il signifie autre chose qu'indompté : un pays est indompté, un guerrier est invaincu. Corneille l'a encore employé dans les Horaces. Voltaire. On pourrait ajouter encore
12
Corneille. Le
Comte.
Ce grand coeur qui paraît au discours que tu tiens, P a r tes y e u x chaque j o u r se découvrait aux miens ; E t c r o y a n t voir en toi l'honneur de la Castille, M o n ame avec plaisir te destinait m a fille. Je sais ta passion, et suis ravi de voir Q u e tous ses mouvemens cèdent à ton d e v o i r ; Qu'ils n'ont point affaibli cette a r d e u r m a g n a n i m e ; Que t a haute vertu répond à mon estime ; E t que voulant pour gendre un cavalier parfait, Je ne me trompais point au choix que j'avais fait. M a i s j e sens que pour toi ma pitié s'intéresse: J'admire ton c o u r a g e , et je plains ta jeunesse. Ne cherche point à faire un coop d'essai f a t a l ; Dispense m a valeur d'un combat inégal ; T r o p peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire. A vaincre sans p é r i l , on triomphe sans gloire. On te croirait toujours abattu sans e f f o r t ; l i t j ' a u r a i s seulement l e r e g r e t de ta mort.
D.
Rodrigue.
D'une indigne pitié ton audace est s u i v i e : Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la v i e !
Le
R e t i r e - t o i d'ici
D.
Comte. Rodrigue.
Marchons sans discourir.
Le
Comte.
E t tu ai las de vivre?
D.
Rodrigue.
A s - t u peur de mourir?
Le
Comte.
V i e n s , tu fais ton d e v o i r , et le fils dégénère, Qui survit un moment à l'honneur de son père.
S c è n e VI. Le Roi,
D. Arias,
D, Sanehe, Le
D.
Alonte,
Roi.
I Con sangre mi obligation. c. a. d . Il écrivit sur ce papier Mon devoir avec du sang. " **) Me habló Con la boca de la herida. Il me parla Par ha bouche de la blessure. ***) Corneille substitua ^depuis à ces quatre ver«: Immolez, non à moi, mais à votre couronne, Mais à votre g r a n d e u r , mais à votre personne; Immolez, d i s - j e , S i r e , au bien de tout l'état, Tout ce qu'enorgueillit un s i grand attentat. t)
Aoecque sa faiblesse etc. Les édictions suivantes p o r t e n t : Au bout de leur carrière un destin rigoureux. II. 3
Corneille.
IS
Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire, Moi, que jadis partout a suivi la victoire, Je me vais aujourd'hui, pour avoir trop vécu, Recevoir un a f f r o n t , et demeurer vaincu. Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade, Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux, L'orgueil dans votre cour l'a fait presque è vos yeux, E t souillé sans respect l'honneur de ma vieillesse,*) Avantagé de l'âge, et fort de ma faiblesse. Sire,' ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois, Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois, Ce bras jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendaient au tombeau tout chargés d'infâmie, Si je n'«usse produit un fils digne de moi, Digne de son pays, et digne de son roi. Il m'a prêté sa main, il a tué le comte; 11 m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte. Si montrer du courage et du ressentiment, Si venger un souflet mérite un châtiment, Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête. Quand le bras a failli, l'on eu punit la téte. Du crime glorieux qui cause nos débats, Sire, j'en suis la téte, il n'en est que le bras. Si Chimène se plaint qu'il a tué son père, 11 ne l'eût jamais fait si je l'eusse pu faire. Immolez dune ce chef que les ans vont r a v i r ; E t conservez pour vous le bras qui peut servir. Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène; Je n'y résiste point, je consens k ma peine; E t loin de murmurer d'un injuste décret, Mourant sans deshonneur je mourrai sans regret. Le Roi. L'affaire est d'importance, et bien considérée Mérite en plein conseil d'être délibérée. Don Sanche, remettez Chimène en sa maison. Don Diègue aura ma cour et sa foi pour prison. Qu'on me cherche son fils. Je vous ferai justice. Chimène. 11 est j u s t e , grand roi, qu'un meurtrier périsse. Le Roi. Préns du repos, ma fille, et calme tes douleurs. Chimène. M'ordonner du repos, c'est croître mes malheur».**) *) Et souillé sans etc. portent:
Au Heu de ceB deux veri les autres éditions
Jaloux de votre choix et lier de l'avantage Que lui donnait sur moi la faiblesse de l'âge. **) El Rey. Sosiegate Ximena (JimenaJ,
Corneille.
Acte S D.
c
è
19
III.
n
e
Rodrigue,
I. Elvire.
Elvire. R o d r i g u e , q u ' a s - t u f a i t ? où v i e n s - t u , D.
miserable?
Rodrigue.
Suivre le t r i s t e cours de mon sort déplorable. Elvire. Où prens tu cette audace et ce nouvel orgueil, D e paraître en des lieux que tu remplis de deuil? Quoi ! v i e n s - t u jusqu'ici braver l ' o m b r e du c o m t e ? Ne l ' a s - t u pas tu«? D.
Rodrigue.
Sa vie était m a h o n t e ; Mon honneur de m a main a voulu cet effort. *) Elvire. Mais chercher ton asyle en la maison du m o r t ! J a m a i s un m e u r t r i e r en fit-il son refuge?**) D.
Rodrigue.
Jamais un meurtrier s'oflYit-il à son juge? Ne me rejarde plus d'un visage étonné, Je eherche le t r é p a s après l'avoir donné. X i ni e na. crece. Le Ho i. C a l m e - t o i , Chiméne. C h im ène. Mes pleurs croissent. M ''ordonner du repos, c'est croître mes malheurs. Croître aujourd'hui n'est plus actit; on dit accroître. Mais il me semble qu'il est permis en vers de dire, croître mes tourmens, mes-ennuis, mes douleurs, mes peines. Mi Vanto
*J Impurtdbale à mi honor. 11 importait à mon honneur. **) Pues, Sennor, cuando fué la casa del muerto sagrado del matador ? Eh bien Seigneur, Quand la maison du mort fut - elle, L'asyle du meurtrier? ,
20
Corneille.
Mon j u g e est mon a m o u r , mon j u g e est m a Chimène, Je mérite la m o r t de m é r i t e r sa h a i n e : E t j'en viens recevoir comme un bien souverain, E t l ' a r r ê t de sa bouche, e t le coup de sa main.
El
vire.
F u i s plûtAt de ses y e u x , f u i s de s a v i o l e n c e ; A ses p r e m i e r s t r a n s p o r t s d é r o b e l a présence. V a , ne t'expose point aux p r e m i e r s mouvemena Que poussera l ' a r d e u r de ses ressentimens.
D.
Rodrigue.
Non, non, ce c h e r objet à qui j ' a i pu déplaire, Ne peut p o u r mon supplice avoir t r o p de ç.olère ; E t d'un h e u r sans pareil j e me v e r r a i combler, ") Si p o u r m o u r i r plus tôt j e l a puis redoubler.
Elvire. Chimène est au p a l a i s , de pleurs toute b a i g n é ? , E t n'en reviendra point que bien a c c o m p a g n é e . R o d r i g u e , fuis de g r â c e , flte-moi de souci. Que ne d i r a - 1 - on point si l'on t e voit ici? Veux - t u qu'un médisant l'accuse en sa misère D ' a v o i r reçu chez sol l'assassin de son p è r e ? E l l e va revenir, elle vient, j e la vois. D u moins pour son h o n n e u r , R o d r i g u e , c a c h e - t o i , (Il ae cache.)
S c è n e
D. S anche,
II.
Chimène,
Elvire.
D. S an clie. O u i , m a d a m e , il vous f a u t de s a n g l a n t e s victimes. V o t r e colère est j u s t e , e t vos pleurs l é g i t i m e s ; E t j e n'entreprens pas, k f o r c e de p a r l e r , Ni de vous adoucir, ni de vous consoler. Mais si de vous servir j e puis ê t r e capable, E m p l o y e z mon épée k punir le c o u p a b l e ; E m p l o y e z mon a m o u r k venger cette m o r t . Sous vos c o m m a n d e m e n s m o n b r a s s e r a t r o p f o r t . Malheureuse!
Chimène. D. S
anche.
M a d a m e , acceptez mon service.
Chimène. J ' o f f e n s e r a i s le roi qui m ' a promis j u s t i c e . *) El d'un heur sans pareil etc. Corneifle depuis: Et j'évite cents morts qui me vont accabler.
Corneille. D.
Sanche.
Vous savez qu'elle m a r c h e avec t a n t de langueur, Que bien souvent le crime échappe k sa longueur: Son cours lent et douteux fait trop perdre de larmes. Souffrez qu'un cavalier vous venge par les armes : L a voie en est plus sûre, et plus prompte k punir. Ch i m è n e. C'est le dernier r e m è d e ; et s'il y f a u t venir, E t que de mes malheurs cette pitié vous dure, Vous serez libre alors de venger mon injure. D.
Sanche.
C'est l'unique bonheur où mon ame prétend ; E t pouvant l'espérer, j e m'en vais trop content,
S c è n e Chi
mène,
III. E l v i r c.
Chimène. E n f i n , j e me vois l i b r e , et j e puis sans contrainte D e mes vives douleurs te f a i r e voir l ' a t t e i n t e ; Je puis donner passage à mes tristes soupirs; J e puis t'ouvrir mon âme, et tous mes déplaisirs. Mon père est m o r t , E l v i r e , et la première é p é e D o n t s'est a r m é Rodrigue, a sa trame coupée. Pleurez, pleurez, mes y e u x , et f o n d e z - v o u s en eau, L a motié de ma vie a mis l'autre au t o m b e a u ; *) E t m'oblige k venger, après ce coup funeste, Celle que j e n'ai plus sur celle q u r me reste. **) Elvire. Reposez - vous, madame. Ch
imène.
A h ! que mal k propos Ton avis importun m'ordonne du repos ! P a r où sera j a m a i s mon âme satisfaite, Si je pleure m a perte, et la main qui l'a faite ? E t que p u i s - j e espérer qu'un tourment éternel, Si je poursuis un crime, aimant le criminel? *) La mitad de fia muerto la I,a moitié de à tué l'autre
mi vida olra mitad. ma vie moitié.
**) Y al vengar de tni vida la una parte, sin las dos he de quedar. Et en vengeant une partie de ma vie, je resterai sans l'une et l'autre.
•21
22
Corneille. Elvire.
11 vous prive d'un père, et vous l'aimez encore?
Chimène. C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore. Ma passion s'oppose à mon ressentiment; Dedans mon ennemi je trouve mon amant; E t je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue dans mon coeur combat encor mon père. Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant: Mais en ce dur combat de colère et de flamme, 11 déchiré mon coeur sans partager mon âme; E t quoique mon amour ait sur moi du pouvoir, Je ne consulte point pour suivre mon devoir; Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'offlige; Mon coeur prend son parti, mais contre leur effort, Je sais que je suis fille, et que mon père est mort.
Elvire. Pensez-vous le poursuivre I
Ch imèn e. Ah! cruelle pensée! E t cruelle poursuite où je me vais forcée ! Je demande sa t é t e , et crains de l'obtenir: Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir.
Elvire. Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.
Chimène. Quoi ! j'aurai vu mourir mon père entre mes bras ! Son sang criera vengeance, et je ne l'aurai pas ! Mon coeur honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes! E t je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur?
Elvire. Madame, c r o y e z - m o i , vous serez excusable D e conserver pour vous un homme incomparable, Un amant si chéri; vous avez assez f a i t ; Vous avez vu le roi, n'en pressez point l'effet, Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.
Chimène. Il y va de ma gloire, il faut que je me venge; E t de quoi que nous flatte un désir amoureux, Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.
/Corneille. Elvire. Mais vous aimez Rodrigue, il ne vous peut déplaire. Chimèn
Je l'avoue.
e.
Elvire. Après tout que pensez-vous donc faire?
Chimène. Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, L e poursuivre, le perdre, et mourir après lui. *)
S c è n e IV. D. Rodrigue,
Chimène,
Elvire.
D. Rodrigue. Eh bien, sans vous donner la peine de poursuivre, Assurez-vous l'honneur de m'empécher de vivre. Chimène. Elvire, où sommes-nous? qu'est-ce que je vois? Rodrigue en ma maison! Rodrigue devant moi! D. Rodrigue. N'épargnez point mon sang, goûtez «ans résistance L a douceur de ma perte et de votre vengeance. Chimène.
Hélas!
.
D. Rodrigue. Ecoute - moi. Chimè ne. Je me meurs. D. Rodrigue. Un moment. Va, laisse-moi mourir.
Chimène.
D. Rodrigue. Quatre mots seulement; Après ne me réponds qu'avecque cette épée. Chimène. Quoi, du sang de mon père encor toute trempée. ") Seguiréle Y habré
hasta vengarme, de morir matando.
Je le poursuivrai jusqu'à ce qne je me sois vengé, Et c'est en mourant que je tuerai.
Corneille.
24 D.
Rodrigue.
Ma ChimèneChimène. Ote-m'oi cet objet odieux, Qui reproche ton crime et t a vie à mes y e u x . D.
Rodrigue.
R e g a r d e - l e plûtôt p o u r exciter ta haine, P o u r croître t a c o l è r e , et pour h â t e r m a peine. Chimène. Il est teint de mon sang. D.
Rodrigue.
P l o n g e - l e dans le m i e a ; E t f a i s - l u i pendre ainsi l a teinture de tien. Chimène. Ah, quelle c r u a u t é , qui t o u t en un j o u r t u e L e père p a r le f e r , la fille par l a vue ! O t e - m o i cet objet, j e ne le puis s o u f f r i r : T u veux que je t'écoute, et tu me fais m o u r i r . D. Rodrigue. Je fais ce que tu veux, mais sans quitter l'envie D e finir p a r tes mains ma déplorable v i e ; Car enfin n'attens pas de m o n affection Un lâche repentir d'une bonne action. D e la main de ton père un coup i r r é p a r a b l e D e s h o n o r a i t du mien la vieillesse h o n o r a b l e . 4 ) T u sais comme un soufflet touche un homme de coeur. J'avais p a r t à l ' a f f r o n t , j ' e n ai cherché l ' a u t e u r ; J e l'ai vu, j ' a i vengé mon honneur et mon p è r e ; Je le ferais e n c o r , si j'avais à le faire. Ce n'est pas qu'en effet contre mon père et moi M a flamme-assez longtems n'ait combattu pour toi: J u g e de son pouvoir; dans une telle offense J'ai pu d o u t e r encor si j'en prendrais vengeance. Réduit à t e d é p l a i r e , ou souffrir un a f f r o n t , J ' a i retenu m a main, j ' a i cru mon bras trop p r o m p t ; J e me suis accusé de trop de violence: E t t a beauté sans doute e m p o r t a i t la b a l a n c e ; Si je n'eusse opposé contre t o u s ses appas, Qu'un homme sans honneur ne te m é r i t a i t p a s ; Qu'après m'avoir chéri quand j e vivais sans blâme, Qui m'aima g é n é r e u x , me haïrait i n f â m e ; Qu'écouter ton a m o u r , obéir à sa voix, C'était m'en rendre indigne et diffamer t o n choix. *) Tu padre el conde, lozano, puso en las canas del mió, la atrevida injusta mano. Ton père le comte, dans la force de l'âge, mit sur les cheveux blancs du mien sa main hardie et injuafe.
Corneille. Je te le dis encore, et veux tant que j'expire,*) Sans cesse le penser et sans cesse le dire. Je t'ai fait une offense, et j'ai dû m'y porter, Pour effacer ma honte et pour te mériter. Mais quitte envers l'honneur, et quitte envers mon père, C'est maintenant à toi que je viens satisfaire; C'est pour t'offrir mon sang qu'en ce lieu tu me vois. J'ai fait ce que j'ai dû, je fais ce que je dois. Je sais qu'un père mort t'arme contre mon crime; Je ne t'ai pas voulu dérober ta victime : Immole avec courage au sang qu'il a perdu Celui qui met sa gloire à l'avoir répandu. Chimène. Ah, Rodrigue! il est vrai, quoique ton ennemie, Je ne te puis blâmer d'avoir fui infâmie ; Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs, Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs. Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage, Demandait è l'ardeur d'un généreux courage. Tu n'as fait le devoir que d'un homme de bien; Mais aussi le fesant tu m'as appris le mien, 'l'a funeste valeur m'instruit par ta victoire; Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire, Même soin me regarde, et j'ai pour m'affliger Ma gloire à soutenir et mon père à venger. Hélas! ton intérêt ici me désespère. Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père, Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir L'unique alégement qu'elle eût pu recevoir; Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes, Quand une main si chère eût essuyé mes larmes. Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu ; Et pour mieux tourmenter mon esprit éperdu, Avec tant de rigueur mon astre me domine, Qu'il me faut travailler moi-même à ta ruine. Car enfin n'attens pas de mon affection De lâches sentimens pour ta punition. De quoi qu'en ta faveur notre amour m'entretienne, Ma générosité doit répondre à la tienne. Tu t'es en m'offensant montré digne de moi, Je me dois par ta mort montrer digne de toi. D.
Rodrigue.
Ne diffère donc plus ce que l'honneur t'ordonne; 11 demande ma tête, et je te l'abandonne; Fais en un sacrifice à ce noble intérêt, Le coup m'en sera doux, aussi bien que l'arrêt. Attendre après mon crime une lente justice, C'est reculer ta gloire autant que mon supplice. *) Tant que j'expire serait une faufe rte langue maintenant ; il faut jusqu'à cc que, j'expire.
Corneille.
26
J e m o u r r a i t r o p heureux m o u r a n t d'un coup si' beau. Chimène. Va, j e suis t a partie, et non pas ton b o u r r e a u , *) Si tu m'offres t a t é t e , e s t - c é à moi de la prendre? J e la dois a t t a q u e r , mais t u dois ta d é f e n d r e : E t j e dois te p o u r s u i v r e , et non pas t e punir. J). De Ta Et Ma Ma Ta
Rodrigue.
quoi qu'en ma faveur n o t r e amour t'entretienne, générosité doit répondre & la m i e n n e ; pour venger un père emprunter d'autres bras, Chimène, c r o i - m o i , c'est n'y répondre p a s : main seule du mien a su venger l'offense. main seule du tien doit .prendre l a vengeance. Chim
«ne.
Cruel, à quel propos s u r ee point t ' o b s t i n e r i T u t'es vengé sans aide, e t t u m'en veux d o n n e r ! J e suivrai ton exemple, et j'ai trop de courrage P o u r souffrir qu'avec toi m a gloire se partage. Mon père et mon honneur ne veulent rien devoir Aux t r a i t s de ton a m o u r , ni de ton désespoir. D. Rodrigue. Rigoureux point d'honneur! b ê l a s ! quoi que j e f a s s e , Ne p o u r r a i - j e à fin obtenir cette grâce? Au nom d'un père mort, ou de notre amitié, P u n i s - m o i par vengeance, ou du moins p a r pitié. Ton malheureux amant a u r a bien moins de peine A m o u r i r par t a main, qu'à vivre avec t a haine. Chimène. Va, j e ne t e hais point. D.
Rodrigue„
T u le dois. Chim
ène.
J e ne puis. D.
Ridrigue.
C r a i n s - t u si peu le b l â m e , e t si peu les faux bruits? Quand on s a u r a mon crime et que t a flamme dure, Que ne publéront point l'envie et l ' i m p o s t u r e ? F o r c e - l e s au silence, et sans plus discourir, Sauve t a renommée en me fesant m o u r i r . *) Mas soy parle para solo, perseguirte pero no para malarte. Mais je suit ta partie (ton adversaire) seulement pour te poutsuivre, et non pas pour te tuer.
Corneille. Chimène.
Elle éclate bien mieux en te laissant en vie ; E t je veux que la voix de la plus noire envie Elève au ciel ma gloire et plaigne mes ennuis, Sachant que je t'adore et que je te poursuis.*) V a - t - e n , ne montre plus à ma douleur extrême Ce qu'il faut que je perde encore que je l'aime. Dans l'ombre de la nuit cache bien ton départ; Si l'on te voit sortir, mon honneur court hazard. L a seule occasion qu'aura la médisance, C'est de savoir qu'ici j'ai souffert ta présence. Ne lui donne point lieu d'attaquer ma vertu. D.
Que je meure.
Rodrigue. Chimène.
Va-t-en. D.
Rodrigue.
A quoi te résous-tu? Chimènt€ Malgré des feux si beaux qui rompent ma colère, Je ferai mon possible à bien venger mon père; Mais malgré la rigueur d'un si cruel .devoir, Mon unique aouhait est de ne rien pouvoir. D.
Rodrigue.
O miracle d'amour! Chimèn
e.
O comble de misères! D.
Rodrigue.
Que de maux et de pleurs nous coûteront nos pères! Chimène.
Rodrigue, qui l'eût cru? D.
Rodrigue.
Chimène, qui l'eût dit? Chimèn
e.
Que notre heur fût si proche et si tôt se perdit? *) Disculpará mi decoro con quien piensa que te adoro el saber que te persigo. Ce qui justifiera ma gloire Auprès de ceux qui pensent que je t'aime C'est qu'on sauraque j e te poursuis.
Corneille. D. Rodrigue. Et que si près du p o r t , contre toute apparence, lin orage si prompt brisât notre espérance! Chimène. Ah, mortelles douleurs ! D. Rodrigue. Ah, regrets superflus ! Chimène. Va • t - en, encore un coup, je ne t'écoute plus. D. Rodrigue. Adieu, je vais trainer une mourante vie, Tant que par ta poursuite elle me soit ravie. Chimène. Si j'en obtiens l'effet, je te donne ma foi De ne respirer pas un moment après toi. Adieu, sors, et surtout garde bien qu'on te voie. El vite. Madame quelques maux que te ciel nous envoie.. . . Chimène. Ne m'importune plus, laisse-moi soupirer. Je cherche le silence et la nuit pour pleurer.
Scène D.
D i è g U e
V. (seur).
Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse. Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse. Toujours quelques soucis en ces événemens Troublent la pureté de nos contentemens Au milieu du bonheur mon âme en sent l'atteinte. Je nage dans la joie, et je tremble de crainte. J'ai vu mort l'ennemi qui m'avait outràgé; E t je ne saurais voir la main qui m'a vengé. En vain je m'y travaille, et d'un soin inutile, Tout cassé que je suis je cours toute la ville: Si peu que mes vieux ans m'ont laissé de vigueur, Se consume sans fruit à chercher ce vainqueur. A toute hegre, en tous lieux., dans une nuit si sombre, Je pense l'embrasser, et n'embrasse qu'une ombre; E t mon amour déçu par cet objet trompeur, Se forme des soupçons qui redoublent ma peur. Je ne découvre point de marques de sa f u i t e ; Je crains du comte inort les amis et la suite;
Corneille.' Leur nombre m'épouvante et confond ma raison. Rodrigue ne vit plus, ou respire en prison. Justes cieux! me trompe-je encore à l'apparence, Ou si je vois enfin mon unique espérance! C'est l u i , n'en doutons plus, mes voeux sont exaucés, Ma crainte est dissipée, et mes ennemis cessés.
S c è n e VI. D. Diègue,
D.
Rodrigue.
D. Diègue. Rodrigue, enfin le ciel permet que j e te voie. D. Ro Hélas !
D.
drigue. Diègue.
Ne mêle point de soupirs à ma joie, Laisse-moi prendre haleine afin de te louer: Ma valeur n'a point lieu de te désavouer, Tu l'as bien imitée, et ton illustre audace Fait bien revivre en toi les héros de ma race. C'est d'eux que tu descens, c'est de moi que tu viens; Ton premier coup d'épée égale tous les miens; Et d'une belle ardeur ta jeunesse animée Par cette grande épreuve atteint ma renommée. Appui de ma vieillesse, et comble de mon heur. Touche ces cheveux blancs à qui tu rens l'honneur; Viens baiser cette j o u e , et reconnais la place Où fut jadis l'affront que ton courage efface. D. Rodrigue. L'honneur vous en est du, les cieux me sont témoins, Qu'étant sorti de vous je ne pouvais pas moins. Je me tiens trop heureux, et mon âme est ravie Que mon coup d'essai plaisse à qui je dois la vie: Mais parmi vos plaisirs ne soyez point jaloux, Si j'ose satisfaire à moi-même, après vous; Souffrez qu'en liberté mon désespoir éclate; Assez et trop longtemps votre discours le flatte. Je ne nie repens point de vous avoir servi ; Mais rendez - moi le bien que ce coup m'a ravi. Mon bras pour vous venger armée contre ma flamme, Par ce coup glorieux m'a privé de mon âme; Ne me dites plus rien, pour vous j'ai tout perdu; Ce que je vous devois, je vous l'ai bien rendu.' D. Diègue. Porte encore plus haut le fruit de t a victoire. Je t'ai donné la vie, et tu me rens ma gloire; E t d'autant que l'honneur m'est plus cher que le jour, D'autant plu9 maintenant je te dois de retour.
Corneille.
30
Mais d'un si brave coeur éloigne ees faiblesses ; Nous n'avons qu'un h o n n e u r , il est tant de maîtresses; L ' a m o u r n'est qu'un p l a i s i r , et l'honneur un devoir.
D.
Rodrigue.
Ah! que me d i t e s - v o u s ?
D.
Diègue.
Ce que tu dois savoir.
D.
Rodrigue.
Mon honneur offensé sur m o i - m ê m e se v e n g e ; E t vous m'osez pousser à l a honte du c h a n g e ! I,'infamie est p a r e i l l e , et suit également L e guerrier sans courage et le perfide a m a n t . A ma fidélité ne faites point d ' i n j u r e ; S o u f f r e z - m o i généreux sans me rendre p a r j u r e ; .Mes liens sont trop forts pour ê t r e ainsi r o m p u s ; M a foi m'engage encor si j e n'espere plus ; E t ne pouvant quitter ni posséder Chimène, L e trépas que j e c h e r c h e est m a plus douce peine.
D.
Diègue.
11 n'est pas temps encor de chercher le t r é p a s ; T o n prince et ton pays ont besoin de ton b r a s . L a flotte qu'on c r a i g n a i t , dans le grand fleuve entrée, Vient surprendre l a v i l l e , et piller la c o n t r é e . L e s Maures vont descendre, et le flux et l a nuit Dans une heure à nos murs les amènent sans bruit. L a cour est en d é s o r d r e , et le peuple en a l a r m e s ; On n'entend que des c r i s , on ne voit que des larmes. D a n s ce malheur public mon bonheur a permis Que j ' a i trouvé chez moi cinq cens de mes a m i s , Qui sachant mon a f f r o n t , poussés d'un même zèle, Venaient m'oiîrir leur vie à venger ma querelle. T u les as prévenus; mais leurs vaillantes mains S e tremperont bien mieux au sang des Africains. V a marcher à leur tête où l'honneur de demande; C'est toi que veut pour c h e f leur généreuse bande. D e ces vieux enoemis va soutenir l ' a b o r d ; L à , si tu veux m o u r i r , trouve une belle m o r t , P r e n s - e n l ' o c c a s i o n , puisqu'elle t'est o f f e r t e ; Fais devoir à ton roi son salut à ta perte ; Mais r e v i e n s - e n plutôt les palmes sur le front. Ne borne pas ta gloire à venger un affront, P o u s s e - l a plus a v a n t , force par t a vaillance L a j u s t i c e au pardon et Chimène au s i l e n c e ; S i tu l ' a i m e s , apprens que retourner vainqueur C'est l'unique moyen de r e g a g n e r son c o e u r . M a i s le temps est trop cher pour le perdre en paroles; J e t ' a r r ê t e en d i s c o u r s , et j e veux que tu voles. V i e n s , s u i s - m o i , va c o m b a t t r e , et montrer à ton r o i , Que ce qu'il perd au c o m t e i l le recouvre en toi.
Corneille.
31
A c t e IV. S c è n e Le
Roi,
D. Diègue,
D. Arias, Le
III. D. Rodrigue,
D.
Sanehe.
Roi.
Généreux héritier d'une illustre famille, Qui fut toujours la gloire et l'appui de Castille, Kace de tant d'aïeux en valeur signalés, Que l'essai de la tienne a si-te mou fils déchiré fuir la sanglante image. Confus, persécuté d'un mortel souvenir, I>e l'univers entier je voudrais me bannir. Tout semble s'élever contre mon injustice; L'éclat de mon nom même augmente mon supplice: Moins connu des mortels, je me cacherais mieux. Je hais jusques au soin dont m'honorent les dieux; M je m'en vais pleurer leurs faveurs meurtrières, Sans plus les fatiguer d'inutiles prières. Quoi qu'ils fissent pour moi, leur funeste bonté Ne me saurait payer de ce qu'ils m'ont ôté. Phèdre. N o n , Thésée, il faut rompre un injuste silence; Il faut à votre fils Tendre son innocence: Il n'était point coupable. Thésée. Ah, père infortuné! E t c'est sur votre foi qtie je l'ai condamné ! Cruelle, pensez-vous être assez excusée Phèdre. Les momens me sont chers, écoutez-moi, Thésée: C'est moi q u i , sur ce fils chaste et respectueux, Osai jeter un oeil profane, incestueux. L e ciel mit dans mon sein une flamme funeste: L a détestable Oenone a conduit tout le reste. Elle a craint qu'Hippolyte, instruit de ma fureur, Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur: L a perfide, abusant de ma faiblesse extrême, S'tst hâtée à vos yeux de l'accuser lui-même.
Racine. Elle s'en est punie, et fuyant mon courroux, A cherché dans les flots un supplice trop doux. L e fer aurait déjà tranché ma destinée ; Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée: J'ai voulu, devant TOUS exposant mes Remords, Par un chemin plus lent descendre chez les morts. J'ai pris, j'ai fait couler dans mes brûlantes veines Un poison que Médée apporta dans Athènes. Déjà jusqu'à mon coeur le venin parvenu Dans ce coeur expirant jette un froid inconnu; Déjà je ne vois plus qu'à travers un nuage E t le ciel et l'époux que ma présence outrage; E t la mort, à mes yeux dérobant la clarté, Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté. F
anope.
Elle expire, Seigneur! Thésée. D'une action si noire Que ne peut avec elle expirer la mémoire ! Allons, de mon erreur, hélas, trop éclaircis, Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils! Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste, Expier la fureur d'un voeu que je déteste; Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités; E t , pour mieux apaiser ses mânes irrités, Que, malgré les complots d'une injuste famille, Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille.
B r i t a n n i c u T r a g é d i e . A c t e
P
r e* m
S c è n e Agrippine,
ï
e
r.
I. Albine.
Albine, Q u o i , tandis que Néron s'abandonne au sommeil. Faut-il que vous veniez attendre son réveil; Qu'errant dans le palais, sans suite et sans escorte, La m ère de César veille seule à sa porte ! Madame, retournez dans votre appartement. Agrippine. Albine, il ne faut pas s'éloigner un moment.
182
Racine.
Je veux l'attendre ici: les chagrins qu'il me cause M'occuperont assez tout le temps qu'il repose. Tout ce que j'ai prédit n'est qué trop assuré: Contre Britannicus Néron s'est déclaré. L'impatient Néron cesse de se contraindre; Las de se faire aimer, il veut se faire craindre. Britannicus le gêne, Albine; et chaque jour Je sens que je deviens importune à mon tour. Albine. Quoi, vous k qui Néron doit le jour qu'il respire, Qui l'avez appelé de si loin à l'empire; Vous qui déshéritant le fils de Claudius, Avez nommé César l'heureux Domitius! Tout lui parle, Madame,- en faveur d'Agrippine: 11 vous doit son amour. Agrippi ne. II me le doit, Albine: T o u t , s'il est généreux, lui prescrit cette loi ; Mais t o u t , s'il est i n g r a t , lui parle contre moi. Alb ine. S'il est ingrat, Madame! A h , toute s» conduite Marque dans son devoir une àme. trop instruite ! Depuis trois ans entiers, q u ' a - 1 -il d i t , q u ' a - t - i l fait Qui ne promette à Rome un empereur parfait? Home, depuis trois ans, par ses soins gouvernée, Vu temps de ses consuls croit être retournée: 11 la gouverne en père. Enfin, Néron naissant A toutes les vertus d'Auguste vieillissant. Agrippine. Non, non, mon intérêt ne me rend point injuste: Il commençe, il çst vrai, par où finit Augpste"; Mais crains que l'avenir détruisant le passe, Il ne finisse ainsi qu'Auguste a commencé. 11 se déguise en vain: je lis sur son visage Des fiers Douiitius l'humeur triste et sauvage; Il mêle avec l'orgueil qu'il a pris dans leur sang L a fierté des Nérons qu'il puifea dans mon flanc. Toujours la tyrannie a d'heureuses prémices : De Rome, pour un temps, Caïus fut les délices; Mais sa feinte bonté se tournant en fureur, Les délices de Rome en devinrent l'horreur. Que m'importe après tout que Néron plus fidèle, D'une longue vertu laisse un jour le modèle? Ai-je mis dans sa main le timon de l'état Pour le conduire au gré du peuple et du sénat? Ah, que de la patrie il soit, s'il veut, le père! Mais qu'il songe un peu plus qu'Agrippine est sa mire. De quel nom cependant pouvons-nous appeler L'attentat que le jour vient de nous révéler? II sait, car leur amour ne peut être ignorée, Que de Britannicus Junie est adorée: E t ce même Néron, que la vertu conduit, Fait enlever Junie au milieu de la nuit!
Hacine. Que v e u t - i l ? E s t - c e h a i n e , e s t - c e amntir qui l'inspire Cherche - 1 - il seulement le plaisir de ienr n u i r e ; Ou plutôt n ' e s t - c e point que sa malignité l ' u n i t sur eux l'appui que j e leur ai prête î Al Vous leur appui,
bine.
Madame! A grippin
e.
A r r ê t e , chère Albin»1. Je sais que j'ai moi seule avancé leur r u i n e ; Hue du tn'ine, où le sang l'a dû faire m o n t e r , iîi itannicus par moi s'est vu précipiter, l'ar moi s e u l e , éloigné de l'hymen d'Octavie, Le tit re de Junie abandonna la vie, Nilanus , sur qui Claude avait j e t é les y e u x , lit qui comptait Auguste au rang- de ses aïeux. Néron j o u i t de t o u t : et m o i , p o u r récompense, Il faut qu'entr'eux et lui je tienne la b a l a n c e , A lin que quelque j o u r par une même loi iUitaunicus la tienne entre mon fils et moi. Al h in e. Quel dessein! Agrippine. J e m'assure un port dans la teuipiite. N é r o n m ' é c h a p p e r a , si ce frein ne l ' a r r ê t e . Al
bine.
Mais prendre contre un fils t a n t de soins superHiisi Agr
ip p i n e.
Jle le craindrais b i e n t ô t s'il ne me c r a i g n a i t plus. Al
bine.
Une injuste f r a y e u r vous a l a r m e p e u t - ê t r e . Mais si Néron pour vous n'est plus ce qu'il doit ê t r e . Du moins son changement ne vient pas jusqu'à n o u s : E t ce sont des secrets entre César et vous. Quelques titres nouveaux que Home lui défère, Néron n'en reçoit point qu'il ne donne à sa mère. Sa prodigue amitié ne se réserve r i e n : V o t r e nom est dans Home aussi saint que le sien. A peine p a r l e - 1 - o n de la triste Octavie. Auguste votre aïeul honora moins L i v i e : Néron devant sa mère a permis le premier Qu'on p o r t â t les faisceaux couronnés de laurier. Quels effets v o u l e z - v o u s de sa reconnaissance? Agrippine. l'n peu moins de r e s p e c t , et plus de confiance. Tous ces p r é s e n s , Albine, irritent mon d é p i t : Je vois mes h o n n e u r s c r o î t r e , et tuuiber mon crédit.
181
Racine.
Non, non, le temps n'est plus que Néron jeune encore, Me renvoyait les voeux d'une Cour qui l'adore; Lorsqu'il se reposait sur moi de toiit l'état; Que mon ordre au palais assemblait le sénat; Et que derrière un voile, invisible et présente, J'étais de ce grand corps l'âme toute puissante. Des volontés de Rome alors mal assuré Néron de sa grandeur n'était point enivré. Ce jour, ce triste jour frappe encor ma mémoire, Où Néron fut lui-même ébloui de sa gloire, Quand les ambassadeurs de tant de rois divers Vinrent le reconnaître au nom de l'univers. Sur son trône avec lui j'allais prendre ma placé: J'ignore quel conseil prépara ma disgrâce; Quoi qu'il en soit, Néron, d'aussi loin qu'il me vit, Laissa sur son visage éclater son dépit. Mon coeur même en conçut un malheureux augure. L'ingrat, d'un faux respect colorant son injure, Se leva par avance ; et courant m'embrasser, Il m'écarta du trône oti je m'allais placer. Depuis ce coup fatal le pouvoir d'Agrippine Vers sa chute à grands pas chaque jour s'achemine. L'ombre seule m'en reste ; et l'on n'implore plus Que le nom de Sénèque et l'appui de Burrhus.
Alb ine. Ah, si de ce soupçons votre âme est prévenue, Pourquoi nourrissez-vous le venin qui vous t u e ! Allez avec César vous éclaircir du moins.
Agrippint. César ne me voit plus, Albine, sans témoins. En public, à mon heure, on me donne audience. Sa réponse est dictée, et même son stfënce. Je vois deux surveillans, ses maitres et les miens, Présider l'un ou l'autre à tous nos entretiens. Mais je le poursuivrai d'autant plus qu'il m'évite: De son désordre, Albine, il faut que je profite. J'entends du bruit; on ouvre. Allons subitement Lui demander raison de cet enlèvement: Surprenons, s'il se peut, les secrets de son âme. Mais quoi, déjà Burrhus sort de chez lui!
S c è n e
Agrippine,
Burrhus,
II.
Albine,
Burrhut. Madame; Au nom dé l'empereur j'allais vous informer D'un ordre qui d'abord a pu vous alarmer, Mais qui n'est que l'effet d'une sage conduite Dont César a voulu que vous soyez instruite.
Racine. A
grippine•
Puisqu'il le veut, entrons: il m'en instruira mieux.
Burrhu». César pour quelque temps s'est soustrait à nos yeux. Déjà par une porte au public moins connue L'un et l'autre consul vous avaient prévenue, Madame. Mais souffrez que je retourne exprès . . . .
Agrippine. Non, je ne trouble point ses augustes secrets; Cependant voulez-vous qu'avec moins de contrainte L'un et l'autre une fois nous nous parlions sans feinte!
Burrhu». Burrhus pour le mensonge eut toujours trop d'horreur.
Agrippine. Prétendez-vous long-temps me cacher l'empereur? Ne le v e r r a i - j e plus qu'à titre d'importune? Ai-je donc élevé si haut votre fortune Pour mettre une barrière entre mon fils et moi? Ne l'osez-vous laisser un moment sur sa foi? Entre Sénèque et vous disputez-vous la gloire A qui m'effacera plutôt de sa mémoire? Vous l ' a i - j e confié pour en faire un ingrat, Pour ê t r e , sous son nom, les maîtres de l'état? Certes, plus je médite, et moins je me figure Que vous m'osiez compter pour votre créature: Vous, d'ont j'ai pu laisser vieillir l'ambition Dans les honneurs obscurs de quelque légion ; E t moi, qui sur le trilne ai suivi mes ancêtres, Moi, fille, femme, soeur et mère de vos maîtres! Que prétendez-vous donc? Pensez-vous que ma voix Ai fait un empereur pour m'en imposer trois? Néron n'est plus enfant. N ' e s t - i l pas temps qu'il règne Jusqu'à quand voulez-vous que l'empereur vous craigne Ne s a u r a i t - i l rien voir qu'il n'emprunte vos yeux? Pour se conduire enfin n ' a - 1 - i l pas ses aïeux? Qu'il choisisse, s'il veut, d'Auguste ou de T i b è r e ; Qu'il imite, s'il p e u t , Germanicus mon père. Parmi tant de héros j e n'ose me placer; Mais il est des vertus que je lui puis t r a c e r : Je puis l'instruire au moins combien sa confidence, Entre un sujet et lui doit laisser de distance.
Burrhu», Je ne m'étais chargé dans cette occasion Que d'excuser César d'une seule action; Mais puisque, sans vouloir que je le justifie, Vous me rendez garant du reste de sa vie, Je répondrai, Madame, avec la liberté D'un soldat qui sait mal farder la vérité. Vous m'avez de César confié la jeunesse, Je l'avoue; et j e dois m'en souvenir sans cesse.
1SG
Racine.
Mais T O U S avais-je fait serment de le trahir, I)Vn faire un empereur qui ne sût qu'obéir? Non. Ce n'est .plus À T O U S qu'il f a u t que j'en réponde : Ce n'est plus votre fils, c'est le maître du monde. J'en dois compte, Madame, à l'empire romain, Qui croit voir son salut ou sa perte en ma main. A h , si dans l'ignorance il le fallait instruire, N'avait-on que S é n è q u e e t moi pour le séduire? Pourquoi de sa conduite éloigner les flatteurs? F a l l a i t - i l dans l'exil chercher des corrupteurs? L a cour de Claudius, en esclaves fertile, Pour deux que l'on cherchait en eilt présenté mille Qui tous auraient brigué l'honneur de l'avilir: Dans une longue enfance ils l'auraient fait vieillir. D e quoi vous plaignez • v o u s , Madame? On vous révère: Ainsi que par César, on j u r e par sa mère. L'empereur, il est vrai, ne vient plus chaque jour Mettre à vos pieds l'empire, et grossir votre cour; Mais le d o i t - i l , Madame; et sa reconnaissance Ne peut-elle éclater que dans sa dépendance? Toujours humble, toujours le timide Néron N ' o s e - t - i l être Auguste et César que de nom? Vous le d i r a i - j e enfin? Rome le justifie. H o m e , à trois affranchis si l o n g - t e m p s asservie, A peine respirant du jpug qu'elle a porté, Du règne de Néron compte sa liberté. Que d i s - j e ? L a vertu semble même renaître. T o u t l'empire n'est plqs la dépouille d'un maître: L e peuple au champ de Mars nomme ses magistrats; César nomme les chefs sur la foi des soldats; Thraséas au sénat, Corbuton dans l'armée, Sont encore innocens malgré leur renommée; L e s déserts, autrefois peuplés de sénateurs, Ne sont plus habités que par leurs délateurs. Qu'importe que César continue à nous croire, Pourvu que nos conseils ne tendent qu'à sa g l o i r e ; Pourvu que dans le cour«, d'un règne florissant Home soit toujours libre, ,et César t o u t - p u i s s a n t ? M a i s , Madame, Néron suffit pour se, conduire. J'obéis, sans prétendre à l'hpnneur de ^'instruire. Sur ses aïeux, sans doutp, U. n'a qu'à se régler ; P o u r bien faire, Néron n'a.qu'à se ressembler. Heureux si ses vertus l'une à l'autre enchaînées Ramènent tous les ans ses premières années!
Agrippine. Ainsi, sur l'avenir n'osant vous assurer, Vous croyez que sans vous Néron va s'égarer. Mais v o u s , qui jusqu'ici content, de vptre ouvrage Venez de ses vertus nous rendre témoignage» Expliquez - nous pourquoi, deyenu ravisseur, Néron de Silanus fait enlçver sa soeur? Ne t i e n t - i l qu'à marquer de cette ignominie L e sang de mes aïeux qui. brille dans Junie? D e quoi l ' a c c u s e - t - i l ? E t par quel a t t e n t a t Devient-elle en un jour criminelle d ' é t a t :
Hacine. E l l e q u i , sans orgueil jusqu'alors élevée N ' a u r a i t p o i n t vu N é r o n , s'il ne l ' e û t e n l e v é e ; E t qui m ê m e a u r a i t m i s a u r a n g de ses b i e n f a i t s L ' h e u r e u s e liberté de ne l e v o i r j a m a i s ?
Burrh
u s.
Je s a i s que d ' a u c u n c r i m e e l l e n'est s o u p ç o n n é e ; M a i s jusqu'ici C é s a r ne l ' a p o i n t c o n d a m n é e , M a d a m e . A u c u n o b j e t ne b l e s s e ici ses y e u x : E l l e est dans un p a l a i s t o u t plein de ses a ï e u x . V o u s s a v e z q u e les d r o i t s q u ' e l l e p o r t e a v e c e l l e P e u v e n t de son é p o u x f a i r e un prince r e b e l l e ; Q u e le s a n g de C é s a r ne se d o i t a l l i e r Q u ' à ceux à qui C é s a r l e v e u t bien c o n f i e r ; l i t v o u s - m ê m e a v o û r e z q u ' i l ne s e r a i t pas j u s t e Q u ' o n d i s p o s â t sans lui de l a n i è c e d ' A u g u s t e .
A g r i p p i n e. Je v o u s e n t e n d s : N é r o n m ' a p p r e n d p a r v o t r o v o i x Qu'en vain U r i t a n n i c u s s ' a s s u r e s u r mon c h o i x . K n v a i n , p o u r d é t o u r n e r ses y e u x de sa m i s è r e . J'ai f l a t t é son a m o u r d'un h y m e n q u ' i l e s p è r e ; A ma c o n f u s i o n , Néron veut faire voir Q u ' A g r i p p i n e p r o m e t p a r - d e l à son p o u v o i r , l l o n i e de m a f a v e u r e s t t r o p p r é o c c u p é e : Il v e u t p a r c e t a f f r o n t q u ' e l l e soit d é t r o m p é e , E t que t o u t l ' u n i v e r s a p p r e n n e a v e c t e r r e u r A ne c o n f o n d r e plus mon fils et l ' e m p e r e u r . Il le p e u t . T o u t e f o i s j ' o s e e n c o r e l u i d i r e Q u ' i l doit a v a n t ce c o u p a f f e r m i r s o n e m p i r e ; lit qu'en me r é d u i s a n t à l a n é c e s s i t é D'éprouver contre lui m a faible autorité, Il e x p o s e l a s i e n n e ; e t q u e dans l a b a l a n c e M o n n o m p e u t - ê t r e a u r a p l u s de p o i d s q u ' i l ne p e n s e
Burrhus. Q u o i , M a d a m e , toujours soupçonner son r e s p e c t ! N e p e u t - i l f a i r e un pas qui ne v o u s s o i t s u s p e c t ? L ' e m p e r e u r v o u s c r o i t - i l du p a r t i de J u n i e i Avec Jîritannicus vous c r o i t - i l réunie? Q u o i , de v o s e n n e m i s d e v e n e z - v o u s l ' a p p u i P o u r t r o u v e r un p r é t e x t e à v o u s p l a i n d r e de l u i ? S u r le m o i n d r e d i s c o u r s qu'on p o u r r a v o u s r e d i r e , S e r e z - v o u s toujours prête à partager l'empire? V o u s c r a i n d r e z - v o u s s a n s c e s s e ; et v o s e m b r a s s e m e n s N e se p a s s e r o n t - ils q u ' e n é c l a i r c i s s e m e n s ? A h , q u i t t e z d'un c e n s e u r l a t r i s t e d i l i g e n c e ! D'une mère facile affectez l'indulgence; S o u f f r e z q u e l q u e s f r o i d e u r s s a n s les f a i r e é c l a t e r ; E t n ' a v e r t i s s e z p o i n t l a c o u r de v o u s q u i t t e r .
Agrippine. E t q u i s ' h o n o r e r a i t de l ' a p p u i d ' A g r i p p i n e , Lorsque Néron l u i - m ê m e annonce m a ruine, L o r s q u e de s a p r é s e n c e i l s e m b l e m e b a n n i r , Quand B u r r h u s à sa porte ose me retenir?
Racine.
188
Burrhut. Madame, je vois bien qu'il est temps de me taire, Et que ma liberté commence à vous déplaire. L a douleur est injuste ; et toutes les raisons Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons. Voici Britannicus, Je lui cède ma place. Je vous laisse écouter et plaindre sa disgrâce ; Et peut-être, Madame, en accuser les soins De ceux que l'empereur a consultés le moins.
A c t e
second.
S c è n e Néron,
H. Narciue.
Nar cine. Grâces aux dieux, Seigneur, Junle entre vos main» Vous assure aujourd'hui du reste des Romains. Vos ennemis, déchus de leur vaine espérance, Sont allés chez Pallas pleurer leur Impuissance. Mais que v o i s - j e î Vatys-ménte, inquiet, étonné» Plus que Britannicus paraissez consterné. Que présage à mes yeux eette tristesse obscure» E t ces sombres regards errans à l'aventure? Tout vous r i t ; la fortune obéit à vos voeux. Néron. Narcisse, c'en est fait, Néron est amoureux. V0U8 t
Narcit Néron.
Depuis un moment; maïs pour toute ma vie» J'aime, que d i s - j e , aimer t j'idolâtre Junie. Narcit
Me.
Vous l'aimez ! Néron. Excité dtm désir curieux, Cette nuit je l'ai vue arriver ea ees lieux, Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes, Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes; Belle sans ornement, dans le simple appareil D'une beauté qu'on vient d'arracher au sommeil. Que veux-tuf Je ne sais si cette négligence, Lies ombres, les flambeaux, les cris et le silence, E t le farouche aspect de ses fiers ravisseurs, Keleraient de ses yeux les timides douceurs. Quoi qu'il en soit, ravi d'une si belle vue, J'ai voulu lui parler; et ma voix s'est perdue:
Racine.
189
Immobile, saisi d'un long étonnement, Je l'ai laissé passer dans son appartement. J'ai passé dans ie mien. C ' e s t - l à t j u e , solitaire, De son image en vain j'ai voulu me distraire. Trop présente à mes yeux je croyais lui parler; J'aimais jusqu'à ses pleurs que j» faisais couler. Quelquefois, mais trop t a r d , je lui demandais grâce; J'employais les soupirs, et même la menace. Voilà comme, occupé de mon nouvel amour, Mes y e u x , sans se fermer, ont attendu le jour. Mais j e m'en fais peut*être une trop belle image. Elle m'est apparue avec trop d'avantage. Narcisse, qu'en d i s - t u f
Nar
ciste.
Q u o i , Seigneur, c r o i r a - 1 - o n Quelle ait pu si long-temps se cacher à Néron!
Néron. Tu le sais b i e n , Narcisse. E t soit que sa colère M "imputât le malheur qui lui ravit son f r è r e ; Soit que son coeur, jaloux d'une austère fierté, Knviàt à nos yeux sa naissante beauté; Fidelle à sa douleur, et dans l'ombre enfermée, Elle se dérobait même à sa renommée: E t c'est cette vertu, si nouvelle à la cour, Dont la persévérance irrite mon amour. Quoi, Narcisse, tandis qu'il n'est point de Romaine Que mon amour n'honore et ne rende plus vaine, Qui, dès qu'à ses regards elle ose se fier, Sur le coeur de César ne les vienne essayer; S e u l e , ' d a n s son palais, la modeste Junie llegarde leurs honneurs comme une ignominie, F u i t , et ne daigne pas p e u t - ê t r e s'informer Si César est aimable, ou bien s'il sait aimer! D i s - m o i : firitannicus l'aime-1- il?
Narcisse. Seigneur !
Quoi, s'il l'aime,
Néron.
Si jeune encore, se connaît-il lui-même? D'un regard enchanteur connaît-il le poison?
Nar
ciste.
Seigneur, l'amour toujours n'attend pas la raison. N'en doutez point, il l'aime. Instruits par tant de charmes, Ses yeux sont déjà faits à l'usage des larmes; A ses moindres désirs il sait s'accommoder; E t p e u t - ê t r e déjà s a i t - i l persuader.
Néron. Que d i s - t u ? Sur son coeur il aurait quelqu'empire?
Narcisse. Je ne sais.
Mais, Seigneur, ce que je puis vous dire,
190
Racine.
Je l'ai TU quelquefois s'arracher de ces lieuxi L e coeur plein d'un courroux qu'il cachai» k vos yeux; D'une cour qui lfe'fuit pleurant l'ingratitude, L a s de votre grandeur et de sa servitude, Entre l'impatience et la crainte flottant: 11 allait voir Junie, ét revenait contont. Néron. D'autant plus malheureux qu'il aura su lui plaire, Narcisse; il doit plutôt souhaiter sa colère: Néron impunément ne sera pas jaloux. Narcisse. Vous! Et de quoi, Seigneur, vous inquiétez-vousî Junie a pu le plaindre et partager ses peines: Klle n'a vu couler de larmes que les siennes ; Mais aujourd'hui, Seigneur, que ses yeux dessillés, Regardant de plus près l'éclat dont vous brillez, Verront autour de vous les rois sans diadème, Inconnus dans la foule, et son amant lui-même, Attachés sur vos yeux, s'honorer d'un regard Que vous aurez sur eux fait tomber au h a s a r d ; Quand elle vous verra, de ce degré de gloire Avenir en soupirant avouer sa victoire; Maître, n'en doutez point, d'un coeur déjà charmé, Commandez qu'on vous aime, et vous serez aimé. Néron. A combien de chagrins il faut que je m'apprête! Que d'importunités !
Seigneur?
Narcisse. Quoi donc? Qui vous arrête,
Néron. Tout: Octavie, Agrippine, Burrhus, Sénèque, Rome entière, et trois ans de vertus. Non que pour Octavie un reste de tendresse M'attache à son hymen et plaigne sa jeunesse: Mes yeux, depuis long-temps, fatigués de ses soins, Rarement de ses pleurs daignent être témoins. Trop heureux, si bientôt la faveur d'un divorce Me soulageait (l'un joug qu'on m'imposa par force! L e ciel même en secret semble la condamner: Ses voeux, depuis quatre ans, ont beau l'importuner, Les dieux ne montrent point que sa vertu les touche. D'aucun gage, Narcisse, ils n'honorent sa couche; L'empire vainement demande un héritier. Narciêse. Que tardez-vous, Seigneur, k la répudier? L'empire, votre coeur, tout condamne Octavie. Auguste, votre aïeul, soupirait pour Livie; Par un double divorce ih s'unirent tnus deux; E t vous de>ez l'empire ù ce divorce heureux.
Racine. T i b è r e , que l'hymen plaça dans sa famille, Osa bien à ses yeux répudier sa fille. Vous seul, jusques ici contraire à vos désirs, N'osez par un divorce assurer vos plaisirs. Néron. E t ne c o n n a i s - t u pas l'implacable Agrippine? Mon amour inquiet déjà se l'imagine Qui m'amène Octavie, et .l'un oeil enflammé Atteste les saints droits d'un noeud qu'elle a f o r m é ; E t , portant à mon coeur des atteintes plus rudes, Me fait un long récit de mes ingratitudes. D e quel front soutenir ce fâcheux e n t r e t i e n t N
arcisae.
N'êtes-vous p a s , Seigneur, votre maître et le sien? Vous v e r r o n s - n o u s t o u j o u r s trembler sous sa tutelle? Vivez, régnez pour vous: c'est trop régner pour elle. Craignez-vous? M a i s , Seigneur, vous ne la craignez pas Vous venez de bannir le superbe Pallas, P a l l a s , dont vous savez qu'elle soutient l'audace. Néron. Kloigné de ses y e u x , j ' o r d o n n e , je menace, J'écoute vos conseils, j'ose les approuver; Je m'excite contre e l l e , et tache à la b r a v e r ; M a i s , je t'expose ici ifion ame toute nue, Sitrtt que mon malheur me ramène à sa vue, Soit que j e n'ose encor démentir le pouvoir De ces yeux où j'ai lu si l o n g - t e m p s mon devoir; Soit qu'à tant de bienfaits ma mémoire fidelle L u i soumette en secret t o u t ce que j e tiens d ' e l l e ; Mais enfin, mes efforts ne me servent de r i e n : Mon génie étonné tremble devant le sien. Kt c'est pour m'affranchir de cette indépendance, Que je la fuis p a r t o u t , que même je l'offense; E t q u e , de temps en t e m p s , j'irrite ses ennuis, Afin qu'elle m'évite a u t a n t que je la fuis. Mais je t'arrête t r o p , r e t i r e - t o i , Narcisse: Rritannicus p o u r r a i t t'accuser d'artifice. Narcisse. N o n , n o n , Britannicus s'abandonne à ma f o i : P a r son o r d r e , Seigneur, il croit que j e vous roi, Que je m'informe ici de t o u t ce qui le touche, E t veut de vos secrets être instruit par ma bouche. I m p a t i e n t , s u r t o u t , de revoir ses amours, Il attend de mes soins ce fidèle secours. Néron. J ' y consens; p o r t e - l u i cette douce nouvelle: 11 la verra. Narcisse. Seigneur, bannissez - le loin d'elle.
Racine.
192
Néron. J'ai mes raisons, Narcisse; et tu peu* concevoir Que je lui vendrai cher le plaisir de la voir. Cependant vante-lui ton heureux stratagème: Dis-lui qu'en sa faveur on me trompe moi-même, Qu'il la voit sans mon ordre. On ouvre. La voici. Va retrouver ton maître, et l'amener ici.
S c è n e Néron,
VIII, Narciste.
Néron» l i é bien, de leur amour tu vois la violence, Narcisse: elle a paru jusque dans son silencel Elle aime mon r i v a l , je ne puis l'ignorer; Mais je mettrai ma joip à le désespérer. Je? me fais de sa peine une image charmante; Et je l'ai vu douter du coeur de son amante. Je la suis. Mon rival t'attend pour éclater. Par de nouveaux soupçons, va, cours le tourmenter; E t tandis qu'à mes y e u x , on le pleure, on l'adore, Fais-lui payer bien cher un bonheur qu'il ignore. Narciste, (seul,) L a fortune t'appelle une seconde fois, Narcisse; voudrais-tu résister à sa voix? Suivons jusques au tout ses ordres favorables; E t , pour nous rendre heureux, perdons les misérables.
Acte
troisième.
S c è n e Néron,
Britannicus,
VIII. Junie.
Néron. Prince, continuez des transports si charmans. Je conçois vos bontés par ces remercimens, Madame: à vos genoux je viens de le surprendre. Mais il aurait aussi quelque grâce à me rendret Ce lieu le favorise, et je vous y retiens Pour lui faciliter de si doux entretiens. Britannicust Je puis mettre à ses pieds ma douleur ou ma joie Partout où sa bonté consent que je la voie; E t l'aspect de ces lieux où vous la retenez N'a rien dont mes regards doivent être étonnés.
Racine.
193
Néron. E t que vous montrent-ils qui ne vous avertisse Qu'il faut qu'on me respecte et que l'on m'obéisseï Britannicus. 11 ne nous ont pas vus l'un et l'autre élever, Moi pour vous obéir, et vous pour me braver; E t ne s'attendaient pas, lorsqu'ils vous virent naître, Qu'un jour Domitius me dût parler en maître. Néron. Ainsi par le destin nos voeux sont traversés; J'obéissais alors, et vous obéissez. Si vous n'avez appris à vous laisser conduire, Vous êtes jeune encore, et l'on peut vous instruire. Brit
annicut.
E t qui m'en instruira? Néron. Kome.
Tout l'empire à la fois,
Britannicus. Borne met-elle au nombre de vos droita Tout ce qu'a de cruel l'injustice et la force, L e s emprisonnemens, le rapt et le divorce? Néron. Rome ne porte point ses regards curieux Jusque dans des secrets que je cache à ses yeux. Imitez son respect. Britannicus. On sait ce qu'elle en pense. N ér 0 n. Elle se tait du moins: imitez son silence. Britannicus. Ainsi Néron commence à ne se plus forcer. N ér 0 n, Néron de vos discours commence à se lasser. Britannicus. Chacun devait bénir le bonheur de son règne. Néro n. Heureux ou malheureux, il suffit qu'on me craigne. Britannicus. Je connais mal Junie, ou te tels sentimens Ne mériteront pas ses applaudissemens.
11.
13
t94
Racine.
Néron. Du moins, si je ne sais le sçcret de lui plaire, Je sais l'art de punir un rival téméraire. Britannica». Pour moi, quelque péril qui me puisse accabler, Sa seule inimitié peut me faire trembler. Néro n. Souhaitez-la; c'est tout ce que je vous puis dire. Brit annicus. Le bonheur de lui plaire est le. seul où j'aspire. N ér on. Elle vous l'a promis: vous lui plairez toujours. Britannicu». Je ne sais pas du moins épier ses discours. Je la laisse expliquer sur tout ce qui me touche, Et ne me cache point pour lui fermer la bouche. Néron. Je vous entends. Hé bien, Gardes. 3 unie. Que faites-vous? C'est votre frère. Hélas, c'est un amant jaloux! Seigneur, mille malheurs persécutent sa vie. Ah, son bonheur peut-il exciter votre envie. Souffrez que, de vos cours rapprochant les liens, Je me cache à vos yeux, et me dérobe aux siens. Ma fuite arrêtera v.os discordes fatales; Seigneur, j'irai remplir le nombre des vestales. Ne lui disputez plus mes voeux infortunés; Soûffrez que les dieux seuls en soient importunés. Néron. L'entreprise, Madame, est étrange et soudaine. Dans son appartement, Gardes, qu'on la remène. Gardez Britannicus dans celui de sa soeur. Britannicu». C'est ainsi que Néron sait disputer un coeur! J unie. Prince, sans l'irriter, cédons *à cet orage. Néron. Gardes, obéissez sans tarder davantage.
195
Racine.
S c è n e IX. Néron,
Burrhus.
Burrhu». Que rois- je % O ciel! Néron,
(sans voir Burrhus. J
Ainsi leurs feux sont: redoublés: Je reconnais la main qui les a rassemblés. Agrippine ne s'est présentée à ma vue, Ne s'est dans ses discours si long-temps étendue, Que pour faire jouer ce ressort odieux. (apercevant Burrhus.J
Qu'on sache si ma mère est encore en ses lieux, B u r r h u s , dans ce palais je veux qu'on la retienne, E t qu'au lieu de sa garde on hii donne la mienne. Burrhus. Quoi, Seigneur, sans l'ouïr ? Une mère! Néron. Arrêtez: J'ignore quel projet, Burrhus, vous méditez; Mais depuis quelques jours, tout ce que je désire Trouve en vous un censeur prêt à me contredire. Répondez - m'en, vous d i s - j e ; ou, sur votre refus, D'autres me répondront et d'elle et de Burrhus.
Acte quatrième. S c è n e Néron,
II.
A g r i p p i n e .
Agrippine, (s'asseyaat.) Approchez-TOUS, Néron, et prenez votre place. On veut sur vos soupçons que je vous satisfasse. J'ignore de quel crime on a pu me noircir. De tous ceux que j'ai faits je vais vous éclaîrcir. Vous régnez: vous savez combien votre naissance Entre l'empire et vous avait mis de distance. Les droits de mes aïeux, que Rome a consacrés;, Etaient même sans moi d'inutiles degrés. Quand de Britannicus la mère condamnée Laissa de Claudius disputer l'hymenée, Parmi tant de beautés qui briguèrent son choix, Qui de ses affranchis mendièrent les voix»
196
Bacine.
Je souhaitai son l i t , dans l a seule pensée De vous laisser au trône où je serais placée. Je fléchis mon orgueil; j'allais prier Pallas. Son m a î t r e , chaque jour caressé dans mes bras. Prit insensiblement dans les yeux de sa nièce L'amour où je voulais amener ta tendresse. Mais ce lien du sang qui nous joignait tous deux Ecartait Claudius d'un lit incestueux: Il n'osait épouser la fille de son frère. L e sénat fut séduit: une loi moins sévère Mit Claude dans mon l i t , et Home à mes genoux. C'était beaucoup pour moi, ce n'était rien pour vous. Je vous fis sur mes pas entrer dans sa famille; Je vous nommais son gendre, et vous donnai sa fille: Silanus, qui l'aimait, s'en vit abandonné, E t marqua de son sang ce jour infortuné. Ce n'était rien encore. Eussiez-vous pu prétendre Qu'un jour Claude k son fils dût préférer son gendre? De ce même Pallas j'implorai le secours : Claude vous a d o p t a , vaincu par ses discours, Vous appella Néron; et du pouvoir suprême Voulut avant le temps vous faire part l u i - m ê m e . C'est alors que chacun, rappelant le passé, Découvrit mon dessein déjà trop avancé; Que de Britannicus la disgrâce f u t u r e Des amis de son père excita le murmure. Mes promesses aux uns éblouirent les y e u x ; L'exil me délivra des plus séditieux; Claude m ê m e , lassé de ma plainte éternelle, Eloigna de son fils tous ceux de qui le zèle, Engagé dès long-temps à suivre son destin, Pouvait du trùne encor lui rouvrir le chemin. Je fis plus: j e choisis moi-même dans ma suite Ceux à qui je voulais qu'on livrât sa conduite. J'eus soin de vous nommer, par un contraire choix, Des gouverneurs que Rome honorait de sa voix; Je fus sourde à la brigue, et crus la renommée: J'appelai de l'exil, je tirai de l'armée, E t ce même Sénèque, et ce même Burrhus, Qui depuis . . . Home alors estimait leurs vertus. De Claude en même temps épuisant les richesses, Ma Main, sous votre nom, répondait ses largesses. Les spectacles, les dons, invincibles appas, Vous attiraient les cours du peuple et des soldats, Q u i , d'ailleurs, réveillant leur tendresse première, Favorisaient en vous Germanicus mon père. Cependant Claudius penchait vers son déclin. Ses y e u x , l o n g - t e m p s fermés, s'ouvrirent à la fin: 11 connut son erreur. Occupé de sa crainte, 11 laissa pour son tils échapper quelque plainte, E t voulut, mais trop t a r d , assembler ses amis. Ses gardes, son palais, son lit m'étaient soumis. Je lui laissai sans fruit consumer sa tendresse; De ses derniers soupirs je nie rend in muitresse : Mes soins, en apparence épargnant ses douleurs, De son fils, en mourant, lui cachèrent les pleurs.
Racine. Il mourit. M i l l e bruits en courent à m a honte. J'arrêtai de sa mort la nouvelle trop p r o m p t e ; E t tandis que B u r r h u s allait secrètement D e l ' a i m é e en v o s mains exiger le serment, Que vous m a r c h i e z au c a m p , conduit sous m e t auspices, Dans R o m e les autels fumaient de s a c r i f i c e s ; P a r mes ordres trompeurs tout le peuple e x c i t é D u prince déjà mort demandait la santé. E n f i n , des l é g i o n s l'entière obéissance A y a n t de v o t r e empire affermi l a puissance, Ou vit C l a u d e ; et le p e u p l e , étonné de son s o r t , Apprit en même temps votre règne et sa mort. C'est le sincère a v e u que j e voulais vous f a i r e : V o i l à tous mes forfaits. En voici le s a l a i r e : D u fruit de t a n t de soins à peine jouissant, E n a v e z - v o u s s i x mois paru reconnaissant, Q u e , lassé d'un respect qui vous gênait p e u t - ê t r e , V o u s a v e z a f f e c t é de ne me plus connaître. J'ai vu B u r r h u s , S é n è q u e , aigrissant vos soupçons, D e l'infidélité v o u s tracer des leçons, Havis d'être v a i n c u s dans leur propre science. J'ai vu f a v o r i s é s de votre confiance O t h o n , S é n é c i o n , jeunes voluptueux, E t de tous v o s pilaisirs flatteurs respectueux. Ë t l o r s q u e , Vos mépris excitant mes murmures, Je vous ai demamdé raison de tant d'injures, Seul recours d'um i n g r a t qui se voit confondu, P a r de nouveaux affronts vous m'avez répondu. Aujourd'hui j e p r o m e t s Junie à votre f r è r e ; Ils se flattent t o u s deux du choix de votre m è r e : Que f a i t e s - v o u s ? Junie enlevée à la cour, D e v i e n t en une n u i t l'objet de votre a m o u r ; Je vois de votre coeur Octavie effarée, P r ê t e à sortir du; lit où j e l'avois p l a c é e ; Je vois P a l l a s b a n n i , votre frère a r r ê t é ; V o u s attentez enfin jusqu'à ma l i b e r t é : l i u r r h u s ose sur moi porter ses mains hardies. E t l o r s q u e , convaincu de tant de perfidies, V o u s deviez ne 111e voir que pour les expier, C'est vous qui m'ordonnez de me justifier. Néron. J e me souviens toujours que j e vous dois l ' e m p i r e ; E t sans vous f a t i g u e r du soin de le redire, V o t r e b o n t é , M a d a m e , avec tranquillité P o u v a i t se reposer sur nia fidélité. Aussi bien ces soupçons, c e s plaintes assidues, Ont fait croire à tous ceux qui les ont entendues, Que j a d i s , j'ose ici vous le; dire entre nous, V o u s n'aviez sous mon nom travaillé que pour vous. „ T a n t d'honneurs, d i s a i e n t : - i l s , et tant de déférences, „ S o n t - c e de ses bienfaits iûle faibles r é c o m p e n s e s ! „ Q u e l crime a donc commits ce fils tant condamné? „ E s t - c e pour obéir qu'elle l'a couronné? , , N ' e s t - i l de son pouvoir q u e le d é p o s i t a i r e ? " N o n q u e , si jus^ue-lii j ' a v a i s pu vous complaire,
198
Racine.
J e n'eusse pris plaisir, Madame, à TOUS céder Ce pouvoir que vos cris semblaient redemander; Mais Rome veut un maître « et non une maîtresse. Vous entendiez les bruits qu'excitoit ma faiblesse: L e sénat chaque jour et le peuple, irrités De s'ouir par ma voix dicter vos volontés, Publiaient qu'en mourant Claude avec sa puissance M'avait encore laissé sa simple obéissance. Vous avez vu cent fois nos soldats en courroux P o r t e r en murmurant leurs aigles devant vous ; Honteux! de rabaisser par cet indigne usage Les héros dont encore elles portent l'image. Toute autre se serait rendue à leurs discours; M a i s , si vous ne régnez, vous vous plaignez toujours. Avec Britannicus contre moi réunie, Vous le fortifiez du parti de Junie; E t la main de Pallas trame tous ces complots. E t , lorsque malgré moi j'assure mon repos, On vous voit de colère et de haine a n i m é e : Vous voulez présenter mon rival a l ' a r m é e ; Déjà jusques au camp le bruit en a couru. Agripp ine. M o i , le faire empereur! I n g r a t , l ' a v e z • vous cru? Quel serait mon dessein? Qu'aurais-je pu prétendre? Quels honneurs dans sa cour, quel rang p o u r r a i s - j e a t t e n d r e ? A h , si vous votre empire on ne m'épargne pas, Si mes accusateurs observent tous mes pas, Si de leur empereur ils poursuivent la mère, Que f e r a i s - j e au milieu d'une cour étrangère? Ils me reprocheraient, non des cris impuissans, Des desseins étouffés aussitôt que naissans, Mais des crimes pour vous commis à votre vue, E t dont je ne serais que trop tôt convaincue. Vous ne me trompez point, je vois tous vos détours; Vous êtes un i n g r a t , vous le fûtes t o u j o u r s : Dès vos plus jeunes ans, mes soins et mes teudresses M'ont arraché de vous que de feintes caresses. Rien ne vous a pu vaincre*, et votre dureté Aurait dû dans son cours arrêter ma bonté. Que je suis malheureuse! E t par quelle infortune F a u t - i l que tous mes soins me rendent importune! Je n'ai qu'un fils. O ciel, qui m'entends aujourd'hui, T ' a i - j e fait quelques voeux qui ne fussent pour lui? R e m o r d s , c r a i n t e , périls, rien ne m'a r e t e n u e ; J'ai vaincu ses mépris; j'ai détourné ma vue Des malheurs qui dès-lors me furent annoncés; J ' a i fait ce que j'ai pu : vous régnez, c'est assez. Avec ma l i b e r t é , que vous m'avez ravie, Si vous le souhaitez, prenez encore ma vie, Pourvu que par ma mort tout le peuple irrité Ne vous ravisse pas ce qui m'a tant coûté. Néron. Hé bien d o n c , prononcez. Que voulez-vous qu'on fasse? Agrippine. De mes accusateurs qu'on punisse l'audace;
Hacine.
199
Que de Britannicus on calme le courroux ; Que Junie à son choix puisse prendre un époux; Qu'ils soient libres tous deux, et que Pallas demeure; Que vous me permettiez de vous voir à toute heure, (Apercevant Burrhus dans le fond du théâtre.)
Que ce même Burrhus, qui vous vient écouter, A votre porte enfin n'ose plus m'arrêter. Néron, Oui, madame, je veux que ma reconnaissance Désormais dans les coeurs grave votre puissance; E t je bénis déjà cette heureuse froideur, Qui de notre amitié va rallumer l'ardeur. Quoi qui Pallas ait f a i t , il suffit, je l'oublie; Arec Britannicus je me réconcilie; E t , quant à cet amour qui nous a séparés, Je vous fais notre arbitre, et vous nous jugerez. Allez donc, et portez cette joie à mon frère. Gardes, qu'on obéisse aux ordres de ma mère.
S c è n e Néron,
111.
B u r r h u s. Burrhus.
Que cette paix, Seigneur, et ces embrassemens Vont offrir à mes yeux de spectacles charmans ! Vous savez si jamais ma voix lui fut contraire, Si de son amitié j'ai voulu vous distraire, E t si j'ai mérité cet injuste courroux. Néron. Je ne vous flatte point, je me plaignais de vous, Burrhus: je vous ai cru tous deux d'intelligence; Mais son inimitié vous rend ma confiance. Elle se hâte t r o p , Burrhus, de triompher: J'embrasse mon rival, mais c'est pour l'étouffer. Quoi, Seigneur!
Burrhus.
Néron. C'en est trop. Il faut que sa ruine Me délivre à jamais des fureurs d'Agrippine, Tant qu'il respirera je ne vis qu'à demi. Elle m'a fatigué de ce nom ennemi ; Et je ne prétends pas que sa coupable audace line seconde fois lui promette ma place. Burrhus. Elle va donc bientôt pleurer Britannicus? Néron. Avant la fin du jour je ne le craindrai plus.
200
Bacine. Burrhut.
Et qui de ce dessein vous inipire l'envie?
Néron. Ma gloire, mon amour, ma sûreté', ma Tie.
Bitrrhua. Non, quoi que*Vous disiez, cet horrible dessein Ne fut jamais, Seigneur, conçu dans votre sein. Burrhust
Néron. Burrhut.
De votre bonche, ô ciel, puis-je l'apprendre! Vous-même, sans frémir, avez-vous pu l'entendre ? Songez-vous dans quel sang vous allez vous baigner? Néron dans tous les coeurs est-il las de régner? Que dira-1-on de vous? Quelle est votre pensée?
Néron. Quoi, toujours enchaîné de ma gloire passée, J'aurai devant les yeux je net-sofa quel amour Que le hasard nous donne et nous Ote en un jour? Soumis à tous leurs voeux, à mes désirs contraire, Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire?
Burrhut. Et ne suffit-il pas, Seigneur, à vos souhaits Que le bonheur public soit un de vos bienfaits? C'est à vous à choisir, vous êtes encor maître. Vertueux jusqu'ici, vous pouvez toujours l'être: Le chemin est tracé, rien ne vous retient plus Vous n'avez qu'à marcher de vertus en vertu». Mais, si de vos flatteurs vous suivez la maxime, Il vous faudra, Seigneur, courir de crime en crime, Soutenir vos rigueurs par d'autres cruautés, Et laver dans le sang vos bras ensanglantés. Britannicus mourant excitera le zèle De ses amis, tout prêts à prendre sa querelle. Ces vengeurs trouveront de nouveaux défenseurs, Qui, même après leur mort, auront des successeurs : Vous allumez un feu qui ne pourra s'éteindre. Craint de tout l'univers, il vous faudra tout craindre, Toujours punir, toujours trembler dans vos projets, Et pour vos ennemis compter tous vos sujets. Ah, de vos premiers ans l'heureuse expérience Vous fait-elle, Seigneur, haïr votre innocence? Songez-vous au bonheur qui les a signalés? Dans quel repos, A ciel, les avez-vous coulés 1 Quel plaisir de penser et de dire en vous-même: „Partout, en ce moment, on me bénit, on m'aime; „On ne voit point le peuple à mon nom s'alarmer; „Le ciel dans tous leurs pleurs ne m'entend point nommer; „Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage; „Je vois voler partout les coeurs à mon passage!"
Racine. Tels étaient vos plaisirs. Quel changement, & Dieux L e sang le plus objet vous était précieux: Un j o u r , il m'en souvient, le sénat équitable Vous pressait de souscrire à la mort d'uin coupable; Vous résistiez, Seigneur, à leur sévérité; V o t r e coeur s'accusait de trop de cruauté; E t , plaignant les malheurs attachés à l'empire, „ J e voudrais, disiez-vous, ne savoir pas écrire." N o n , ou vous me croirez, ou bien de ce malheur Ma mort m'épargnera la vue et la douleur; On ne me verra point survivre à votre gloire Si vous allez commettre une action si noire. (Se jetant aux pieds de Néran.) Me voilà p r ê t , Seigneur: avant que de partir« Faites percer ce coeur qui n'y peut consentir; Appelez les cruels qui vous l'ont inspirée; Qu'ils viennent essayer leur main mal assurée. Mais j e vois que mes pleurs touchent mon empereur; Je vois que sa vertu frémit de leur fureur. Ne perdez point de temps, nommez-moi les perfides Qui vous osent donner ces conseils parricides ; Appelez votre f r è r e , oublie? dans ses bras . , . . , Néron. A h , que demandez-vous! fiurrhus. N o n , il ne vous hait pas, Seigneur; on le t r a h î t : je sais son innocence; Je vous réponds pour lui de son obéissance. J ' y cours. Je vais presser un entretien si doux. Néron. Dans mon appartement qu'il m'attende avec vous.
Scène Néron,
IV. Narcisse.
Narcisse. Seigneur, j'ai tout prévu pour une mort si j u s t e : Le poison est tout prêt. L a fameuse Locuste A redoublé pour moi ses soins officieux: Elle a fait expirer un esclave à mes y e u x ; E t le fer est moins prompt pour trancher une vie, Que le nouveau poison que sa main me confie. Néron. Narcisse, c'est assez; je reconnais ce soin, E t ne souhaite pas que vous alliez plus loin.
202
Racine.
Narcitte. Quoi, pour Britannicus votre haine affaiblie Me défend . . . . Néron. Oui, Narcisse: 011 nous réconcilie. Narcitte. Je me garderai bien de vous en détourner, Seigneur. Mais il s'est vu tantôt emprisonner: Cette offense en son coeur sera long,-temps nouvelle. Il n'est point de secrets que le temps ne révèle: Il saura que ma main lui devait présenter Un poison que votre ordre avait fait apprêter. L e s dieux, de ce dessein puissent-ils le distraire! Mais peut-être il fera ce que vous n'osez faire. Néron. On répond de son coeur; et je vaincrai le mien. Narcitte. Et l'hymen de Junie en e s t - i l le lien? Seigneur, lui faites-vous encor ce sacrifice? Néron. C'est prendre trop de soin. Quoi qu'il en soit, Narcisse, Je ne le compte plus parmi mes ennemis. Narcitte. Agrippine, Seigneur, se l'était bien promis: Elle a repris stfr vous son souverain empire. Néron. Quoi donc?
Q u ' a - 1 - elle dit?
E t que voulez - vous dire?
Narcitte. Elle s'en est vantée assez publiquement. De quoi?
Néron.
Narcitte. Qu'elle n'avait qu'à vous voir un moment; Qu'à tout ce grand éclat, à ce courroux funeste, On verrait succéder un silence modeste; Que vous-même à la paix souscririez le premier: Heureux que sa bonté daignât tout oublier! Néron. Mais, Narcisse, d i s - m o i , que veux-tu que je fasse? Je n'ai que trop de perte à punir son audace; E t , si je m'en croyais, ce triomphe indiscret Serait bientôt suivi d'un éternel regret. Mais de tout l'univers quel sera le langage? Sur les pas des tyrans v e u x - t u que je m'engage,
Racine. E t que Borne, effaçant tant de titres d'honneur, Me laisse pour tous noms celui d'empoisonneur? Ils mettront ma vengeance au r a n g des parricides. Narcitte. E t prenez-vous, Seigneur, leurs caprices pour guides? Avez-vous prétendu qu'ils se tairaient toujours? E s t - c e à vous prêter l'oreille à leurs discours? De vos propres désirs perdrez-vous la mémoire? E t serez-vous le seul que vous n'oserez croire? Mais, Seigneur, les Romains ne vous sont-pas connus: N o n , n o n , dans lears discours ils sont plus retenus. 'l'ant de précaution affaiblit votre règne: Ils croiront en ep'et mériter qu'on les craigne. Au joug depùis long-temps ils se sont façonnés; Ils adorent la main qui les tient enchaînés. Vous les verrez toujours ardens à vous complaire: L e u r prompte servitude a fatigué Tibère. M o i - m ê m e , revêtu d'un pouvoir emprunté, Que je reçus de Claude avec la liberté, J'ai cent fois, dans le cours de ma gloire passée, Tenté leur patience, et ne l'ai point lassée. D'un empoisonnement vous craignez la noirceur? Faites périr le f r è r e , abandonnez la soeur, Romle, sur les autels prodiguant les victimes, Fussent-ils innocens, leur trouvera des crimes: Vous verrez mettre au rang des jours infortunés Ceux où jadis la soeur et le frère sont nés. Néron. Narcisse, encore un coup, je ne puis l'entreprendre. J'ai promis à Burrhus, il a fallu me rendre. Je ne veux point encore, en lui manquant de foi, Donner à sa vertu des armes contre moi. J'oppose à ses raisons un courage inutile: Je ne l'écoute point avec un coeur tranquille. Narcisse. Burrhus ne pense pas., Seigneur, tout ce qu'il d i t : Son adroite vertu ménage son crédit; Ou plutôt ils n'ont tous qu'une même pensée: Ils verraient par ce coup leur puissance abaissée; Vous seriez libre alors, Seigneur; et, devant vous, Ces maîtres orgueilleux fléchiraient comme nous. Quoi donc? Ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire? ,,Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire „11 ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit: „Burrhus conduit son coeur, Sénèque son esprit. „Pour toute ambition, pour vertu singulière, „11 excelle à conduire un char dans la carrière, „A disputer des prix indignes de ses mains, „A se donner lui-même en spectacle aux Romains, „A venir prodiguer sa voix sur un théâtre, réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre ; „Tandis que des soldats, de momens en momens, „Vont arracher pour lui les applaudissemens."
204
Racine'
Ah, ne roulez-TOUS pas les forcer à se taire 1 Néron. Viens, Narcisse : allons voir ce que notfs devons faire.
A t h a 1 i e, T r a g é d i e . A c t e
p r e m i e r . S c è n e J oa i,
I. Abner.
Abner. Oui, je viens dans son temple adorer l'Eternel; Je viens, selon l'usage antique et solennel, Célébrer avec vous lia fameuse journée Où sur le mont Sina la loi ous fut donnée. Que les temps sont changés I Sitôt que de ce jour La trompette sacrée annonçait le retour, Du temple, orné partout de festons magnifiques, Le peuple saint en foule inondait les portiques; Et tous, devant l'autel avec ordre introduits, De leurs champs dans leurs mains portant les nouveaux fruits, Au Dieu de l'univers consacraient ces prémices: Les prêtres ne pouvaient suffire aux sacrifices. I,'audace d'une femme, arrêtant ce concours, En des jours ténébreux a changé ces beaux jours. D'adorateurs zélés à peine un petit nombre Ose des premiers temps nous retracer quelque ombre: Le reste pour son Dieu montre un oubli f a t a l ; Ou même, s'empressant aux autel de Baal, Se fait initier à ses honteux mystères, Et blasphème le nom qu'ont invoqué leurs pères. Je tremble qu'Athalie, à ne vous rien cacher, Vous-même de l'autel vous faisant arracher, N'achève enfin sur vous ses vengeances funestes, El d'un respect forcé ne dépouille les restes. J o ad. D'où vous vient aujourd'hui ce noir pressentiment t Abner. Pensez-vous être saint et juste impunément? Dès long-temps elle hait cette fermeté rare Qui rehausse en Joad l'éclat de la tiare; Dès long-temps votre amour pour la religion Est traité d« révolte et de sédition.
Racine. D u mérite éclatant cette reine jalouse H a i t sourtout Josabeth votre fidèle épouse, Si du g r a n d - p r ê t r e Aaron Joad est successeur, D e notre dernier roi Josabeth est la soeur. N a t h a n d'ailleurs, Nathan, ce prêtre sacrilège, P l u s méchant qu'Athalie, à toute heure l'assiège; N a t h a n , de nos autels infâme déserteur, E t de toute vertu zélé persécuteur. C'est peu que, le front ceint d'une m î t r e é t r a n g è r e , Ce Lévite à Baal prête son m i n i s t è r e : Ce temple l'importune, et son impiété Voudrait anéantir le Dieu qu'il a quitté. P o u r vous perdre il n'est point de ressorts qu'il n'invente: Quelquefois il vous piaint, souvent même il vous v a n t e ; Il affecte pour vous une fausse d o u c e u r ; E t , p a r - l à de son fiel colorant la noirceur, T a n t ô t à cette reine il vous peint redoutable, T a n t ô t , voyant pour l'or sa soif insatiable, 11 lui feint qu'en un lieu que vous seul connoissez, Vous cachez des trésors par David amasseés. E n f i n , depuis deux j o u r s , la superbe Athalie Dans un sombre chagrin p a r a î t ensevelie. Je l'observois hier, et je voyais ses y e u x L a n c e r sur le Lieu Saint des regards f u r i e u x : Comme si dans le fond de ce vaste édifice, Dieu cachait un vengeur armé pour son supplice. C r o y e z - m o i , plus j ' y pense, et moins je puis douter Que sur vous son courroux ne soit près d ' é c l a t e r ; E t que de Jézabel la fille sanguinaire Ne vienne attaquer Dieu jusqu'en son sanctuaire. Joad, Celui qui met un frein à la f u r e u r des flots, Sait aussi des méchans a r r ê t e r les complots. Soumis avec respect à sa volonté sainte, Je crains L)ieu, cher Abner, et n'ai point d ' a u t r e crainte. Cependant je rends grâce au zèle officieux Qui sur tous mes périls vous f a i t ouvrir les yeux. J e vois que l'injustice en secret vous irrite, Que vous avez encor le coeur Israélite. L e ciel en soit béni! Mais ce secret courroux, Cette oisive vertu vous en contentez - vous? L a foi qui n'agit p o i n t , e s t - c e une foi sincère? H u i t ans déjà passés, une impie étrangère D u sceptre de David usurpe tous les droits, Se baigne impunément dans le sang de nos rois, Des enfans de son fils détestable homicide, E t même contre Dieu lève son bras perfide; E t v o u s , l'un des soutiens de ce tremblant E t a t , Vous, nourri dans les camps du saint roi Josaphat, Qui sous son -ii ls Joram commandiez nos armées, Qui rassurâtes seul nos villes alarmées L o r s q u e d'Ochozias le trépas imprévu Dispersa tout son camp à l'aspect de Jéhu : „.le crains Dieu , dites - v o u s , sa vérité me touche." Voici comme ce Dieu r o u s répond p a r ma b o u c h e :
205
206
•Racine.
„Du zèle de ma loi que sert de TOUS parer? „ P a r de stériles voeux pensez-vous m'honorer? „Quel fruit me revient-il de tous vos sacrifices? „ A i - j e besoin du sang des boucs et des genisses? „ L e sang de vos rois crie, et n'est point écouté. „Rompez, rompez tout pacte avec l'impiété ; „Du milieu de mon peuple exterminez les crimes: „ E t vous viendrez alors m'immoler vos victimes. Abner. H é que puis-je au milieu de ce peuple abattu? Benjamin est sans force, et Juda sans vertu. L e jour qui de leurs rois vit éteindre la race Eteignit tout le feu de leur antique audace. Dieu même, disent-ils, s'est retiré de nous: De l'honneur des Hébreux autrefois si jaloux, 11 voit sans intéVèt leur grandeur terrassée; Et sa miséricorde à la fin s'est lassée: On ne voit plus pour nous ses redoutables maint De merveilles sans nombre effrayer les humains; L'arche sainte est muette, et ne rend plus d'oracles. J o ad. E t quel temps fut jamais si fertile en miracles! Quand Dieu par plus d'effets m o n t r a - 1 - i l son pouvoir? A u r a s - t u donc toujours des yeux pour ne point voir, Peuple ingrat? Quoi, toujours les plus grandes merveilles Sans ébranler ton coeur frapperont tes oreilles? F a u t - i l , Abner, f a u t - i l vous rappeler le cours Des prodiges fameux accomplis en nos jours, Des tyrans d'Israël les célèbres disgrâces, E t Dieu trouvé fidèle en toutes ses menaces: L'impie Achab détruit, et de son sang trempé L e champ que par le meurtre il avait usurpé; Près de ce champ fatal Jézabel immolée, Sous les pieds de»chevaux cette reine foulée, Dans son sang inhumain les chiens désaltérés, E t de son corps hideux les membres déchirés; Des prophètes menteurs la troupe confondue, E t la flamme du ciel sur l'autel descendue; Elie aux élémens parlant en souverain, Les cieux par lui fermés et devenus d'airain, E t la terre trois ans sans pluie et sans rosée; Les morts se ranimant à la voix d'Elisée? Reconnaissez, Abner, à ces traits éclatans, Un Dieu tel aujourd'hui qu'il fut dans tous les temps: Il sait, quand il lui plait, faire éclater sa gloire; E t son peuple est toujours présent à sa mémoire. Abner. Mais où sont ces honneurs à David tant promis, E t prédits même encore à Salomon son fils? H é l a s , nous espérions que de leur race heureux Devait sortir des rois une suite nombreux; Que sur toute trihu, sur tuute nation, L'un d'eux établirait sa domination,
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Racine. Ferait cesser partout la discorde et la guerre, Et verrait à ses pieds tous les rois de la terre! Jo ai. Aux promesses du ciel pourquoi renoncez-TOUS? 4B ne T. Ce roi, fils de David, où le chercherons-nomsî L e ciel même peut il réparer tes ruines De cet arbre séché jusque dans ses racines! Atthalie étouffa l'enfant même au berceau. Les morts, après huit ans, sortent-ils du tombeau? Ah, si dans sa fureur elle s'était trompée; Si du sang de nos rois quelque goutte échappée
J oad. Hé bien, que feriez-vous? Abner, O jour heureux pour moi! T)e quelle ardeur j'irais reconnaître mon roi! Doutez-vous qu'à ses pieds nos tribus empressées . . . . Mais pourquoi me flatter de ces vaines pensées ? Déplorable héritier de ces rois triomphant, Ochozias restait seul avec ses enfans; Par les traits du Jéhu je vis percer le père; Vous avez vu les fils massacrés par la mère. Joad. Je ne m'explique point; niais quand l'astre du jour Aura sur l'horizon fait le tiers de son tour, Lorsque la troisième heure aux prières rappelle, Retrouvez-vous au temple, avec ce même zèle. Dieu pourra vous montrer par d'importans bienfaits Que sa parole est stable et ne trompe jamais. Allez: pour ce grand jour il faut que je m'apprête, Et du temple déjà l'aube blanchit le faite. Abner. Quel sera ce bienfait que j» ne comprends pas? L'illustre Josabeth porte vers vous ses pas: Je sors, et vais me joindre à la troupe fidelle Qu'attire de ce jour la pompe solennelle. S c è n e Joad,
II. JotabetA.
Joad. Les temps sont accomplis, Princesse: il fau-t parler, Et votre heureux larcin ne se peut plus céler. Des ennemis de Dieu là coupable insolence, Abusant contre lui de ce profond silence,
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Racine.
Accuse trop long-temps ses promesses d'erreur. Que dis-je? Le succès animant leur fureur, Jusque sur notre autel votre injuste marâtre Veut offrir à Baal un encens idolâtre. Montrons ce jeune roi que vos mains ont sauvé» Sous l'aile du Seignëur dans le temple élevé. De nos princes Hébreux il aura le courage, Et déjà son esprit a devancé son âge. Avant que son destin s'explique par ma voix, Je vais l'offrir au Dieu par qui régnent les rois: Aussitôt assemblant nos Lévites, nos prêtres, Je leur déclarerai l'héritier de leurs maîtres. Josabeth. S a i t - i l déjà son nom et son noble destin? 3 oai. II ne répond encore qu'au nom d'Eliacin, Et se croit quelque enfant rejeté par sa mère, A qui j'ai par pitié daigné servir de père. Hélas, de quel péril je l'avais su tirer! Dans quel péril encore il est près de rentrer ! Joai. Quoi, déjà votre foi s'affaiblit et s'étonne! Jotabetk. A vos sages conseils, Seigneur, je m'abandonne. Du jour que j'arrachai cet enfant à la mort, Je remis en vos mains tout le soin de son sort; Même, de mon amour craignant la violence, Autant que je le puis, j'évite sa présence, De peur qu'en le voyant quelque trouble indiscret Surtout j'ai cru devoir aux larmes, aux prières, Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières. Cependant aujourd'hui puis-je vous demander Quels amis vous avez prêts à vous seconder? Abner, le brave Abner viendra-1-il nous défendre? A - t - i l près de son roi fait serment de se rendre?
Joai. Abner, quoiqu'on se pût assurer sur sa foi, Ne sait pas même encor si nous avons un roi. Jotabet
h.
Mais à qui de Joas confiez-vous la garde? Est-ce Obède, est-ce Amnon que cet honneur regarde? De mon père sur eux les bienfaits répandus Joai. A l'injuste Athalie ils se sont fous vendus.
Racine. Jo sabe
th.
Q u i donc o p p o s e z - v o u s contre ses satellites* Joa
d.
N e vous l ' a i - j e pas d i t ! Nos p r ê t r e s , nos L e r i t e s . J o sabe
th.
J e s:ais que, près de vous en secret assemblé, P a r vos s o i n s , prévoyans leur nombre est redoublé ; Q u e , pleins d'amour pour v o u s , d'horreur p o u r Athalie, Un s e r m e n t solennel par avance les lie A ce fils de David qu'an leur doit révéler. M a i s quelque noble ardeur dont ils puissent b r û l e r , P e u v e n t - i l s de leur roi venger seuls la querelle? P o u r un si grand ouvrage e s t - e e assez de leur z è l e ? ' D o u t e z - vous qu'Athalie, au premier b r u i t semé Q u ' u n fils d'Ochozias est ici renfermé, D e ses fiers étrangers assemblant les cohortes, N ' e n v i r o n n e l e temple, et n'en brise les portes'? S u f f i r a - t - il contre eux de vos ministres saints» Qui, levant a u Seigneur leurs innocentes mains, N e s a v e n t que gémir et prier pour nos crimes, E t n ' o n t j a m a i s versé que le sang des victimes? P e u t - être dans leurs bras Joas percé de coups . . . J oad. E t c o m p t e z - v o u s pour Tien Dieu qui combat pour nous D i e u , qui de l'orphelin protège l'innocence, E t f a i t dans la faiblesse éclater sa puissance; D i e u , qui hait les t y r a n s , et qui dans J e z r a ë l J u r a d ' e x t e r m i n e r Achab et Zézabel ; D i e u , qui, f r a p p a n t Joram le mari de leur fille, A j u s q u e sur son fils poursuivi leur f a m i l l e ; Dieu, dont le bras vengeur, pour un teirips suspendu, Sur c e t t e race impie est t o u j o u r s étendu? Josabeth. E t c'est sur tous ces rois s a justice sévère Que j e crains pour le fils d e mon malheureux f r è r e . Qui sait si cet e n f a n t , p a r leur crime entrafné, Avec eux en naissant ne fuit pas condamné? Si Dieu, le séparant d'une 1 odieuce race, E n f a v e u r de David voudrai lui faire grâce? H é l a s , l ' é t a t horrible o ù le ciel me l'offrit Revient à tout moment e f f r a y e r mon esprit! D e princes égorgés la chambre était remplie; Un poignard à la main l'implacable Athalie Au carnage animait ses barbares soldats, E t poursuivait le cours de ses assassinats. J o a s , laissé pour mort, f r a p p a soudain ma v u e : J e me figure encor sa nourrice éperdue, Qui devant les bourreaux s'était jetée en vain, E t , faible, le tenait renversé sur son sien. J e le pris tout sanglant. En baignant son visage Mes pleurs du sentiment lui rendirent l'usage ; II. H
210
Bacine.
E t , soit frayeur encore, ou pour me caresser, De ces bras innocens je me sentis presser. Grand Dieu, que mon amour ne lui soit point funeste! Du fidèle David c'est le précieux reste. Nourri dans ta maison, en l'amour de ta loi, 11 ne connaît encor d'autre père que toi. Sur le point d'attaquer une reine homicide, A l'aspect du péril si ma foi s'intimide, Si la chair et le sang, se troublant aujourd'hui, Ont trop de part aux pleurs que je répands pour lui, Conserve l'héritier de tes saintes promesses, Et ne punis que moi de toutes mes faiblesses. J o ad. Vos larmes, Josabeth, n'ont rien de criminel; Mais Dieu veut qu'on espère en son soin paternel Il ne recherche point, aveugle en sa colère, Sur le fils qui le craint l'impiété du père. Tout ce qui reste encor, de fidèles Hébreux Lui viendront aujourd'hui renouveler leurs voeux •. Autant que de David la race est respectée, Autant de Jezabel la fille est détestée. Joas les touchera par sa noble pudeur Où semble de son rang reluire la splendeur; E t Dieu, par sa voix même appuyant notre exemple, De plus près à leur coeur parlera dans son temple. Deux infidèles rois t o u r - à - t o u r l'ont bravé: 11 faut que sur le trône un roi soit élevé, Qui se souvienne un j o u r qu'au rang de ses anrêtrea Dieu l'a fait remonter par la main de ses prêtres, L'a tiré par leur main de l'oubli du tombeau, Et de David éteint rallumé le flambeau. Grand Dieu, si tu prévois qu'indigne de sa race, Il doive de David abandonner la trace, Qu'il soit comme le fruit en naissant arraché, Ou qu'un souffle ennemi dans sa fleur a séché. Mais si ce même enfant, à tes ordres docile, Doit .être à tes desseins un instrument utile, Fais qu'au juste héritier le sceptre soit remis; Livre en mes faibles mains ses puissans ennemis; Confonds dans ses conseils une reine cruelle ! Daigne, daigne, mon Dieu, sur Mathan et sur elle Répandre cet esprit d'imprudence et d'erreur, De la chûte des rois funestes avant-coureur ! L'heure me presse: adieu. Des plus saintes familles Votre fils et sa soeur vous amènent les filles.
S c è n e Josabeth,
Zacharie,
III.
Salomith,
Josabeth. Cher Zacharie, allez, ne vous arrêtez p a s ; De votre auguste père accompagnez les pas.
Le
Choeur.
Racine.
211
O tilles de Lévi, troupe jeune et fidèle, Que déjà le Seigneur embrâse de son zèle, Qui venez si souvent partager mes soupirs, Enfans, ma seule joie en mes longs déplaisirs, Ces festons dans vos mains, et ces fleurs sur vos t è t e s ; Autrefois convenaient à nos pompeuses fêtes ; M a i s , h é l a s , en ce temps d'opprobre et de douleurs, Qu'elle offrande sied mieux que celle de nos pleurs ! J'entends d é j à , j'entends la trompette sacrée, E t du temple bientôt on permettra l'entrée, Tandis que j e me vais préparer à marcher, Chantez, louez le Dieu que vous venea chercher.
S c è n e Le
IV.
Choeur.
Tout le Choeur (chante.) T o u t l'univers est plein de sa magnificence: Qu'on l'adore ce Dieu, qu'on l'invoque k jamais! Son empire a des temps précédé la naissance; C h a n t o n s , publions ses bienfaits. Une
Voix,
(seule.)
En vain l'injuste violenec Au peuple qui le loue imposerait silence: Son nom ne périra jamais. L e j o u r annonce au jour sa gloire et sa puissance; T o u t l'univers est plein de sa magnificence : C h a n t o n s , publions ses bienfaits. Tout le Choeur (répète.) T o u t l'univers est plein de sa magnificence: Chantons, publions ses bienfaits. Une
Voix,
(seule.)
11 donne aux fleurs leur aimable peinture; Il fait n a î t r e et mûrir les fruits : 11 leur dispense avec mesure E t la chaleur des j o u r s et la fraîcheur des n u i t s ; L e champ qui les reçut les rend avec usure. Une Autre. Il commande au soleil d'animer la nature, E t la lumieré est un don de ses mains; Mais sa loi s a i n t e , sa loi pure E s t le plus riche don qu'il ait f a i t aux humainsUne Autre. O mont de Sinaï, conserve la mémoire D e ce jour à jamais auguste et renommé, Quand, sur ton sommet enflammé, Dans un nuage épais le Seigneur enfermé F i t luire aux yeux mortels un rayon de sa gloire. H «
Racine.
212
Dis - nous pourquoi ces feux et ces éelairs, Ces torrens de fumée, et ce bruit dans les airs, Ces trompettes et ce tonnerre t Venait-il renverser l'ordre des élémens? Sur ses antiques fondemens Venait-il ébranler la terre? Une Autre. 11 venait révéler aux enfans des Hébreux De ces préceptes saints la lumière immortelle; Il venait à ce peuple heureux Ordonner de l'aimer d'une amour éternelle. Tout le Choeur. O divine, ô charmante loi! O justice , bonté suprême! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi! Une
Voix,
(seule.)
D'un joug cruel il sauva nos aïeux, I.es nourrit au désert d'un pain délicieux; 11 nous donne ses lois, il se donne lui-même: Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime. Choeur. Le O justice, à bouté suprême ! La Même Voix, Des mers pour eux il entr'ouvrit les eaux; D'un aride rocher fit sortir des ruisseaux; 11 nous donne ses lois, il se donne lui-même: Pour tant de biens, il commande qu'on l'aime. Le Choeur. O divine ô charmante loi ! Que de raison, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi! Une Autre Voix, (seule.) Vous qui ne connaissez qu'une crainte servile, Ingrats, un Dieu si bon ne peut-il vous charmer? E s t - i l donc à vos coeurs, est-il si difficile Et si pénible de l'aimer? L'esclave craint le tyran qui l'outrage; Mais des enfans l'amour est le partage. Vous voulez que ce Dieu vous comble de bienfaits, E t ne l'aimer jamais! Tout le Choeur. O divine, 0 charmante loi ! O justice, ô bonté suprême! Que de raisons, quelle douceur extrême D'engager à ce Dieu son amour et sa foi !
Racine. A c t e II. S c è n e V. Athalie,
Abner, Mathan. ( Suite il'Atlialie.)
Mathan. Grande reine, est-ce ici votre place? Quel trouble vous agite, et quel effroi vous glace? Parmi vos ennemis que venez-vous chercher? De ce temple profane osez-vous approcher? Avez-vous dépouillé cette haine si vive Prêtez-moi l'un et Atlialie. l'autre une oreille attentive. Je ne veux point ici rappeler le passé, Ni vous rendre raison du sang que j'ai versé: Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire. Je ne prends point pour juge un peuple téméraire. Quoi que son insolence ait osé publier, L e ciel même a pris soin de me justifier. Sur d'éclatans succès ma puissance établie A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie; Par moi Jérusalem goûte un calme profond; L e Jourdain ne voit plus l'Arabe vagabond Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages Comme au temps de vos rois désoler ses rivages ; L e Syrien me traite et de reine et de soeur ; Enfin de ma maison le perfide oppresseur, Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie, Jéhu, le fier Jéhu tremble dans Samarie; De toutes parts pressé par un puissant voisin Que j'ai su soulever contre cet assassin, 11 me laisse en ces lieux souveraine maîtresse. Je jouissais en paix du fruit de ma sagesse; Mais un trouble importun vient depuis quelques jours De mes prospérités interrompre le cours. Un songe (me devrais-je inquiéter d'un songe!) Entretient dans mon coeur un chagrin qui le ronge: Je l'évite p a r t o u t ; partout il me poursuit. C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit: Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée, Comme au jour de sa mort, pompeusement parée; Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté; Même elle avait encor cet éclat emprunté Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage. Pour réparer des ans l'irréparable outrage; „Tremble, m ' a - t - e l l e dit, fille digne de moi; „ L e cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi. „ J e te plains de tomber dans ses mains redoutables, „ M a fille." lin achevant ces mots épouvantables, Son ombre vers mon lit a paru se baisser; E t moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser; Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange D'os et de chair meurtris, et traînés dans la fange,
213
Racine. Des lambeaux pleins de sang, et des membres affreux Que des chiens dévorans se disputaient entre eux, Abner. Grand Dieu Athalie. Dans ce désordre à mes yeux se présente Un jeune enfant couvert d'une robe éclatante, Tels qu'on voit des Hébreux les prêtres revêtus. Sa vue a ranimé mes esprits abattus ; Mais lorsque, revenant de mon trouble funeste, J'admirais sa douceur, son air noble et modeste, J'ai senti t o u t - à - c o u p un homicide acier Que le traitre en mon sein a plongé tout entier. De tant d'objets divers le bizarre assemblage P e u t - ê t r e du hasard vous parait un ouvrage: M o i - m ê m e quelque temps, honteuse de ma peur, Je l'ai pris pour l'effet d'une sombre vapeur. IVlais de ce souvenir mon âme possédée A deux fois en dormant revu la même idée ; Deux fois mes tristes yeux se sont vu retracer Ce même enfant toujours tout prêt à me percer. Lasse enfin des horreurs dont j'étais poursuivie, J'allais prier Baal de vieiller sur ma rie, E t chercher du repos au pied de ses autels : Que ne peut la frayeur sur l'esprit des mortel? ! Dans le temple des Juifs un instinct m'a poussée, E t d'appaiser leur Dieu j'ai conçu la pensée; J'ai cru que des présens calmeraient son courroux, Que ce Dieu, quel qu'il soit, en deviendrait plus doux. Pontife de B a a l , excusez ma faiblesse. J'entre: le peuple f u i t , le sacrifice cesse, L e grand - prêtre vers moi s'avance avec fureur : Pendant qu'il me p a r l a i t , ô surprise ! ô terreur ! J'ai vu ce même enfant dont je suis menacée, Tel qu'un songe effrayant l'a peint à ma pensée. Je l'ai vu: son même a i r , son même habit de lin, Sa démarche, ses y e u x , et tous ses traits enfin; C'est lui-même. Il marchait à côté du g r a n d - p r ê t r e ; Mais bientôt à ma vue on l'a fait disparaître. Voilà quel trouble ici m'oblige à m'arréter, E t sur quoi j'ai voulu tous deux vous consulter. Que présage, M a t h a n , ce prodige incroyable? Mathan. Ce songe et ce r a p p o r t , tout me semble effroyable. Athalie. Mais cet enfant f a t a l , Abner , vous l'avez vu : Quel e s t - i l , de quel s a n g , et de quelle t r i b u t Abner. Deux enfans à l'autel prêtaient leur ministère: L'un est fils de J o a d , Josabeth est sa mère ; L'autre m'est inconnu. Mathan. Pourquoi délibérer? De tous le* deux, M a d a m e , il se faut assurer.
Racine.
21»
Vous savez pour Joad mes é g a r d s ; mes mesures; Que je 11e cherche point à venger mes injures ; Que la 9eule équité règne en tous mes avis; Mais l u i - m ê m e , après t o u t , f u t - c e son propre fils, V o u d r a i t - i l un moment laisser vivre un coupable! Abner. De quel crime un enfant p e u t - i l être capable? Ma
than.
[je ciel nous le f a i t voir un poignard à l a main : L e ciel est juste et sage, et ne fait rien en rain. Que cherchez - vous de plus ? Abner.* Mais, sur la foi d'un songe, Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge? Vous ne savez cnctor de quel père il est né, Quel il est. M a than. On le craint: tout est examiné. \ d'illustres parens s'il doit son origine, L a splendeur de son sort doit hâter sa ruine; Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé, Qu'importe qu'au hazard un sang vil soit versé? E s t - c e aux roiq à garder cette lente justice? L e u r sûreté souvent dépend d'un prompt supplice. N'allons point les gêner d'un soin embarrassant: Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent. Abner. H é quoi, M a t h a n , d'un prêtre e s t - c e là le langage! M o i , nourri dans la guerre aux horreurs du carnage, Des vengeances des rois ministre rigoureux, C'est moi qui prête ici ma voix au malheureux! E t vous, qui lui devez des entrailles de père, Vous, ministre de paix dans les temps de colère, Couvrant d'un zèle faux votre ressentiment, Le sang à votre gré coule trop lentement! Vous m'avez commandé de vous parler sans feinte f Madame: quel est donc ce grand sujet de crainte? P e u t - ê t r e sans raison croit avoir reconnu. At ha lie. Je le veux croire, Abner; je puis m'être trompée: P e u t - ê t r e un songe vain m'a trop préoccupée, l i é bien, il faut revoir cet enfant de plus p r è s ; 11 en faut à loisir examiner les traits. Qu'on les fasse tous deux paraître en ma présence. Abner. Je crains
. . . . .
At h a lie. Manquerait - on pour moi de eomplaissanee?
Hacine.
216
De ce refus bizarre où seraient les raisons ? 11 pourrait nie jeter en d'étranges soupçon». Que Josabeth, vous d i s - j e , ou Joad les amène. Je puis, quand j e voudrai, parler en souveraine. Vos prêtres, je veux bien, Âbner, vous l'avouer, Des bontés d'Athalie ont lieu de se louer. Je sais sur ma conduite et contre ma puissance Jusqu'où de leurs discours ils portent la licence: Ils vivent cependant, et leur temple est debout. Mais je sens que bientôt ma douceur est à bout. Que Joad mette un frein à son zèle sauvage, E t ne m'irrite point par un second outrage. Allez.
S c è n e Athalie,
Mathan,
VI. (Suite dAthalie.)
Math an. Enfin j e puis parler en liberté; Je puis dans tout son jour mettre la vérité. Quelque monstre naissant dans ce temple s'élève, Heine: n'attendez pas que le nuage crcve. Abner chez le g r a n d - p r ê t r e a devancé le j o u r : Pour le sang de ses rois vous savez son amour. E t qui sait si Joad ne veut point en leur place Substituer l'enfant dont le ciel vous menace, Soit son fils, soit quelqu'autre Athalie. Oui, vous m'ouvrez les yeux : Je commence à voir clair dans cet avis des cieux. Mais je veux de mon doute être débarrassée: Un enfant est peu propre à trahir sa pensée; Souvent d'un grand dessein un mot nous fait juger. Laissez-moi, cher Mathan, le voir, l'interroger. Vous cependant, allez; et sans jeter d'alarmes, A tous mes Tyriens faites prendre les armes.
Scène Joas,
Athalie, Deux
Josabeth, Lévites, J O 8 ab e th,
VII.
Zacharie, Salomith, (Le Choeur, Suite d'Athalie.) (aux deux Lévites.)
O vous, sur ces enfans si chers, si précieux, Ministres du Seigneur, ayez toujours les yeux. Abner, (à Josa!>eth.) Princesse, assurez - vous, je les prends sous ma garde. Athalie. O ciel, plus j'examine, et plus je le regarde,
Abner,
Racine. C'est lui!
D'horreur encor tous mes sens sont saisis. ( montrant Joag. )
Epouse de J o a d , e s t - c e là votre fils? J os abet h. Qui? L u i , Madame? At ha lie. Lui. Josabeth. Je ne suis point sa mère. (Montrant Zacharie.)
Voilà mon tils. Athalie,
(à Joas.)
E t vious, quel est donc votre père? Jeune e n f a n t , répondez. J os abet h. L e ciel jusqu'aujourd'hui: A t halie. Pourquoi vous pressez-vous de répondre pour lui? C'est à lui de parler. Josabeth. Dans un âge si tendre Quel éclaircissement en pouvez-vous attendre? Athalie. Cet âge est innocent: son ingénuité N'altère point encor la simple vérité : L a i s s e z - l e s'expliquer sur tout ce qui le touche. Josabeth,
( t o u t bas.)
Daigne m e t t r e , grand d i e u , t a sagesse en sa bouche Athalie. Comment vous n o m m e z - v o u s ? Joas. J'ai nom Eliacin. Votre père?
Athalie.
J oa s. Je suis, dit - on , un orphelin E n t r e les bras de Dieu jeté dès ma naissance, E t qui de mes parens n'eus jamais connaissance. Athalie. Vous êtes sans parens ! Joas. Ils m'ont abandonné. Athalie. Comment, et depuis quand? Joas. Depuis que je suis né.
213
Racine. Athalie.
Ne s a i t - o n pas au moins quel p a y s est le vôtre?
Joas. Ce temple est mon p a y s ; je n'en connais point d'autre.
Athalie. Où d i t - o n que le sort vous a fait rencontrer?
Joat. Parmi des loups cruels prêts à me dévorer.
Athalie. Qui
TOUS
mit dans ce temple?
Joas. Une femme inconnue, Qui ne dit point son n o m , et qu'on n'a point revue.
Athalie. Mais de vos premiers ans quelles mains ont pris soin ?
Joat. Dieu l a i s s a - t - i l jamais ses enfans au besoin? Aux petits des oiseaux il donne leur pdture, E t sa bonté s'étend sur toute la nature. Tous les jours j e l'invoque: et d'un soin paternel 11 me nourrit des dons oiferts sur son autel.
Athalie. Quel prodige nouveau me trouble et m'embarrasse ! L a douceur de sa voix, son enfance, sa grâce, Font insensiblement à mon inimitié Succéder Je serjùs sensible à la pitié!
Abner. M a d a m e , voilà donc cet ennemi terrible! De vos songes menteurs l'imposture est visible, A moins que la pitié qui semble vous troubler, Ne soit ce coup f a t a l qui vous faisait trembler. Athalie, Vous sortez?
(à Joas et à Josaketh.)
J osabeth.
Vous avez entendu sa fortune: Sa présence à l a An pourrait être importune.
Athalie, N o n , revenez.
(ii Joas.)
Quel est tous les jours votre emploii
Joas. J'adore le Seigneur; on m'explique sa lui;
ltacine. Dans son livre divin on m'apprend à la lire ; Et déjà de ma main je commence à l'écrire. Athalie. Que vous dit cette loi? Joas. Que Dieu veut être aimé; Qu'il venge tflt ou tard son saint nom blasphémé; Qu'il est le défenseur de l'orphelin timide ; Qu'il résiste au superbe, et punit l'homicide. Athalie. J'entends. Mais tout ce peuple enfermé dans ce lieu, A quoi s'occupe-1-il? Joas. 11 loue, il bénit Dieu. Athalie. Dieu veut-il qu'à toute heure on prie, on le contemple! Joa». Tout profane exercice est banni de son temple. Athalie. Quels sont donc vos plaisirs?
Joas. Quelquefois à l'autel Je présente au grand-prêtre ou l'encens ou le sel; J'entends chanter de Dieu les grandeurs infinies; Je vois l'ordre pompeux de ses cérémonies. Athalie. Hé quoi, vous n'avez point de passe-temps plus doux! Je plains le triste sort d'un enfant tel que vous. Venez dans mon palais, vous y verrez ma gloire. Joas. Moi, des bienfaits de Dieu je perdrais la mémoire! Athalie. Non, je ne vous veux pas contraindre à l'oublier. Joas. Vous ne le priez point, Athalie. Vous pourrez le prier.
220
Racine.
Joa». Je rerrais cependant en invoquer un autre. Athalie. J'ai mon Dieu que je sers; vous servirez le vôtre: Ce sont deux puissans dieux. J oas. Il faut craindre le mien: Lui seul est Dieu, Madame ; et le vôtre n'est rien. A tItalie. Les plaisirs près de moi vous chercheront en foule. J oas. L e bonheur des méchans comme un torrent s'écoule. Athalie. Ces méchans, qui sont-ils? Josabeth. Hé Madame, excusez
Un enfant
Athalie, (« Joialietli.) J'aime à voir comme vous l'instruisez. Enfin, Eliacin, vous avez su me plaire; Vous n'êtes point sans doute un enfant ordinaire. Vous voyez, je suis reine, et^n'ai point d'héritier; Laissez là cet habit, quittez ce vil métier; Je veux vous faire part de toutes mes richesses: Essayez dès ce jour l'effet de mes promesses. A ma table, partout, à mes côtés assis, Je prétends i;ous traiter comme mon propre ,fils. Joa». Comme votre fils! Oui.
Atha lie. Vous vous taisez? J oas.
Je quitterais!
Qu'el père
E t pour Athalie. Hé bien? J oas.
Pour quelle mère! Athalie, (à Josabeth.) Sa mémoire est fidèle; e t , dans tout ce qu'il dit, De vous et de Joad je reconnais l'esprit.
Bacine. Voilà Vous Vous Vous
comme, infectant cette simple jeunesse, employez tous deux le calme où je vous laisse. cultivez déjà leur haine et leur fureur; ne leur prononcez mon nom qu'arec horreur.
3 osabeth. P e u t - o n de nos malheurs leur dérober l'histoire? Tout l'univers les sait; vous même en faites gloire? A t ha lie. O u i , ma juste fureur, et j'en fais vanité, A vengé mes parens sur ma postérité. J'aurais vu massacrer et mon père et mon frère»Du haut de son palais précipiter ma mère, Et dans un même jour égorger à la fois (Quel spectacle d'horreur!) quatre-vingts fils de roi: E t pourquoi ? Pour venger je ne sais quels prophètes D o n t elle avait puni les fureurs indiscrètes: E t m o i , reine sans coeur, fille sans amitié, Esclave d'une lâche et frivole pitié, Je n'aurais pas du moins à cette aveugle rage Rendu meurtre pour meurtre, outrage pour outrage, E t de votre David traité tous les neveux Comme on traitait d'Achab les restes malheureux! Où serais-je aujourd'hui, si domptant ma faiblesse, Je n'eusse d'une mère étouffé la tendresse; Si de mon propre sang ma main versant des Aots N'eilt par ce coup hardi'réprimé vos complots^ Enlin de votre Dieu l'Implacable vengeance Entre nos deux maisons rompit toute alliance: David m'est en horreur; et les fils de ce roi, Quoique nés de mon sang, sont étrangers pour moi. Tout vous a réussi.
3 osabeth. Que Dieu voie, et nous juge.
Athalie. Ce Dieu, depuis l o n g - t e m p s votre unique refuge, Que deviendra l'effet de ses prédictions? Qu'il vous donne ce roi promis aux nations, Cet enfant de David, votre espoir, votre attente . . . . Mais nous nous reverrons. Adieu. Je sors contente: J'ai voulu voir; j'ai vu.
Abner,
(k Josabeth.)
Je vous l'avais promis: Je vous rends le dépôt que vous m'avez commis.
222
Racine.
A c t e
q u a t r i è m e . S c è n e J o a s,
II.
J o a d.
J o a s , (courant dans les bras d u gr&nd-pr