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English Pages 208 Year 2014
Auteur : Jeremy Roe Traducteur : Elise Nœtinger Mise en page : Baseline Co Ltd 33 Ter - 33 Bis Mac Dinh Chi St., Star Building, 6e étage District 1, Hô-Chi-Minh-Ville Vietnam © Confidential Concepts, worldwide, USA © Parkstone Press International, New York, USA © Catédra Gaudí photographies pp.16-21-31-60-109-110-113-140 © Eduard Solé photographie p.70 © Luis Gueilburt photographie p.111 Casa Milà, La Pedrera (Barcelona). Remerciements à la Fundació Caixa Catalunya. François Devos pour toutes les photographies Remerciements particuliers au Gaudí Club ISBN : 978-1-78042-837-6 Tous droits d’adaptation et de reproduction réservés pour tous pays. Sauf mention contraire, le copyright des œuvres reproduites se trouve chez les photographes qui en sont les auteurs. En dépit de nos recherches, il nous a été impossible d’établir les droits d’auteur dans certains cas. En cas de réclamation, nous vous prions de bien vouloir vous adresser à la maison d’édition.
ANTONI
GAUDí
SOMMAIRE
Prologue
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Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí
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La Barcelone de Gaudí
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Transformer l’espace domestique
63
L’architecture ecclésiastique de Gaudí
107
La rencontre créatrice entre Gaudí et Güell
143
La Sagrada Familia
181
Biographie
205
Liste des illustrations
206
Prologue Pour comprendre la véritable portée de l’architecture de Gaudí, il est indispensable de tenir compte des différents facteurs qui ont influencé sa pensée. Qu’il s’agisse de sa famille, de son enfance, de son lieu de naissance ou de scolarisation, du contexte historique de la Catalogne et de l’Espagne de son temps, de ses amis et relations, ce sont tous des éléments constitutifs de l’architecture extraordinaire et très singulière d’Antoni Gaudí i Cornet. Cependant, sa personnalité demeure insaisissable et ce pour diverses raisons. Tout d’abord, la nature timide et solitaire de Gaudí fait qu’il n’existe pratiquement aucun document original qui pourrait témoigner de son apparence. Il veillait étroitement à son intimité et il s’agit là d’un sancta sanctorum dans lequel l’historien doit se garder de pénétrer, à la fois par respect et parce qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour tirer des conclusions définitives. D’où les nombreuses légendes qui entourent Gaudí – des affabulations dépourvues de valeur historique malgré l’attrait qu’elles exercent sur le public, toujours avide de détails sur la vie intime des grands hommes, qu’ils soient véridiques ou non. L’ascendance familiale de Gaudí a joué un rôle extrêmement important, car la nature même du métier qu’exercèrent son père et ses grands-pères, tant paternel que maternel, est très révélatrice. Plus de cinq générations de Gaudí avaient été artisans chaudronniers, fabriquant les cuves destinées à l’alcool distillé à partir du raisin de Camp de Tarragona. La dimension spatiale des formes courbes de ces cuves, faites de tôles de cuivre battu, eut une influence considérable sur Gaudí, comme il se plaisait à le reconnaître lui-même, car elles lui apprirent à visualiser les corps dans l’espace plutôt qu’à les projeter géométriquement sur une surface plane. Ces visions de son enfance et de l’atelier de son père, telles un kaléidoscope de formes vivement colorées, brillantes et malléables, de sculptures vivantes, se perpétuèrent dans son architecture. Élevé dans une famille chrétienne d’artisans et d’ouvriers, il fréquenta l’école Pies de Reus, où il reçut un enseignement humaniste et sans préjugés, influençant de façon décisive la formation de son caractère. C’est là qu’il rencontra Eduard Toda Güell, qui fit naître en lui un amour pour le monastère de Poblet et pour l’histoire de la Catalogne en général. Au milieu du XIXe siècle, la ville de Reus était un foyer d’agitation politique, radicale et républicaine. Bien que Gaudí n’ait jamais ressenti le désir de participer activement à la politique, ni à aucune autre activité si ce n’est sa propre architecture singulière, il est clair qu’il se laissa pénétrer par les puissantes émotions de ceux qui l’entouraient et qu’il s’intéressa profondément aux sérieux problèmes dont souffrait son pays.
Il était étudiant au moment de la dernière guerre carliste, et bien qu’il n’ait jamais dû participer à aucun affrontement, il fut mobilisé pendant toute la durée du conflit. Plus tard, pendant ses études d’architecture à Barcelone, lorsqu’il manifesta son intérêt pour les préoccupations des classes laborieuses en participant à la conception de La Obrera Mataronense, la première coopérative d’Espagne, il mit en pratique certaines idées qui avaient germé en lui pendant sa scolarité à Reus. Reus et le village voisin de Riudoms, où il passa de nombreux étés dans une petite maison que possédait son père, influencèrent tous deux Gaudí, non seulement par le caractère de ses habitants, mais aussi par leur climat et le paysage environnant. D’arides champs de pierres, dotés d’une luminosité singulière, où poussaient la vigne, les amandiers et les noisetiers, les cyprès et les caroubiers, les pins et les oliviers : des terres qui auraient pu être celles du Latium ou du Péloponnèse ; un paysage méditerranéen par excellence, que Gaudí considérait comme l’endroit idéal pour contempler la nature, car le soleil y brille d’une splendeur inhabituelle et vient frapper la terre en formant un angle de 45 degrés, produisant les plus parfaits effets de lumière. La réalité dans toute sa vérité et sa beauté était présente dans les paysages de Camp de Tarragona sous le soleil de la Méditerranée. Gaudí se considérait lui-même comme un observateur des choses à l’état naturel. Sa prodigieuse imagination reposait uniquement sur sa capacité à assimiler la réalité de la nature, illuminée et présentée de manière exquise par le soleil de cette belle région. Mais nous savons tous que le soleil – y compris celui de Camp de Tarragona – brille pour tout le monde ; pourtant, il ne suggère pas à tous ce qu’il inspirait à Gaudí. Et ceci nous amène à un deuxième facteur : en effet, le talent d’observateur de Gaudí trouvait son origine dans sa condition d’enfant malade, atteint de rhumatisme articulaire aigu, ce qui l’empêcha de se joindre aux jeux des autres enfants. Isolé et seul, il passait la plupart de son temps à observer la nature, et il réalisa, grâce à la finesse de son intelligence, que parmi le nombre infini de formes présentes dans le monde, certaines conviennent parfaitement à la construction et d’autres à la décoration. Au même moment, il remarqua que structure et décoration sont concomitantes dans la nature – parmi les plantes, les pierres et les animaux – et que la nature crée des formes qui sont à la fois parfaitement proportionnées et extrêmement belles, reposant essentiellement sur leur caractère fonctionnel.
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La partie structurelle d’un arbre et le squelette d’un mammifère ne font rien d’autre que se conformer strictement aux lois de la gravité et donc à celles de la mécanique. Le parfum et la beauté d’une fleur ne sont rien d’autres que des mécanismes destinés à attirer les insectes pour assurer la reproduction de l’espèce. La nature crée des structures somptueusement décorées sans la moindre intention de réaliser des œuvres d’art. Il nous faut maintenant prendre en considération un autre élément constitutif du caractère de Gaudí. Nous avons expliqué comment le concept de structure a pris forme dans son esprit à partir des formes de cuivre battu que produisait son père dans son atelier. Pourtant Gaudí ne comptait aucun architecte ou maçon parmi ses ancêtres. Ceci signifie qu’il ne portait pas le poids de 3 000 ans de culture architecturale, comme c’est le cas dans la plupart des familles d’architectes. Bien que l’architecture ait souvent varié au fil de son histoire, et que des styles visiblement très différents aient succédé les uns aux autres, en réalité, des premiers Égyptiens à nos jours, l’architecture des architectes a reposé sur une géométrie simple utilisant des lignes, des figures bidimensionnelles et des polyèdres classiques combinés à des sphères, des ellipses et des cercles. Cette architecture était toujours le fruit de plans – des plans produits grâce à des instruments de base comme le compas et l’équerre, et suivis à la lettre par les maçons de tout temps. Gaudí, cependant, constata que la nature ne réalisait aucune esquisse préliminaire et ne semblait utiliser aucun de ces instruments pour élaborer ses structures magnifiquement décorées. De plus, la nature, dont le royaume englobe toutes les formes géométriques, n’utilise que rarement les plus simples d’entre elles, ce qui est commun chez les architectes de toutes les époques. Sans aucun parti pris architectural, mais en même temps avec une grande humilité, il estimait qu’il n’y avait rien de plus logique que ce que crée la nature, riche de millions d’années de perfectionnement de ses formes. Par une profonde réflexion, il tenta de découvrir une géométrie applicable à la construction architectonique et qui, en outre, était habituellement utilisée par la nature chez les plantes et les animaux. Ses recherches couvraient à la fois la géométrie des surfaces et des volumes, mais afin de mieux suivre sa pensée, ces deux domaines seront abordés ici séparément. C’est un fait bien connu que l’arc, élaboré sur un linteau et composé luimême de voussoirs, était utilisé dans l’antiquité orientale et par les Étrusques, qui le transmirent aux Romains. Dans l’architecture antique, les arcs étaient en principe semi-circulaires, ou encore segmentaires, elliptiques ou en anse de panier.
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Dans la nature, lorsqu’un arc se forme de façon spontanée – sur une montagne érodée par le vent, ou suite à un éboulement rocheux – il n’est jamais semicirculaire, ni d’aucune autre forme conçue par des architectes avec leur compas. Les arcs naturels décrivent le plus souvent soit une parabole soit une chaînette. Curieusement, la chaînette, qui suit la courbe formée par une chaîne suspendue librement entre deux points, mais inversée et possédant d’excellentes propriétés mécaniques déjà connues à la fin du XVIIe siècle, n’était que rarement utilisée par les architectes, qui la trouvaient laide, influencés qu’ils étaient par des siècles de tradition architecturale qui les avaient habitués à des formes dessinées au compas. Gaudí, au contraire, était convaincu que si cet arc était le plus parfait d’un point de vue mécanique et que la nature le produisait spontanément, alors c’est qu’il était le plus beau, car le plus simple et le plus fonctionnel. Simple tant que sa formation était naturelle, mais pas lorsqu’il était conçu à l’aide d’instruments d’architecture. Dans les étables de la Finca Güell (1884), la cascade du jardin de la Casa Vicens (1883), dans la salle de blanchiment de La Obrera Mataronense (1883), Gaudí utilisa ce type d’arc avec une grande confiance et une suprême élégance, et continua à y recourir dans ses édifices les plus modernes comme Bellesguard (1900), la Casa Batlló (1904) et La Pedrera (1906). Concernant la géométrie des volumes, il remarqua la fréquence dans la nature de courbes gauches – c’est-à-dire de surfaces courbes engendrées exclusivement par des lignes droites. Toutes les formes naturelles de structure fibreuse, telles le jonc, l’os ou les tendons des muscles, produisent, lorsqu’elles sont tordues ou courbées et que leurs fibres demeurent droites, ce que l’on appelle des courbes gauches. Un paquet de bâtons que l’on laisse tomber sur le sol formera ce genre de courbes gauches ; de même, les tentes des Indiens d’Amérique sont constituées de perches couvertes de peau qui forment des courbes gauches. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe siècle que ces surfaces courbes furent étudiées par la géométrie (principalement par Gaspard Monge), et c’est alors qu’elles se virent attribuer les noms compliqués d’hélicoïdes, de paraboloïdes hyperboliques, d’hyperboloïdes et de conoïdes. Les noms sont ardus, mais les formes géométriques sont très simples à comprendre et à produire. Le paraboloïde hyperbolique est formé de deux lignes droites, situées sur des plans différents, et d’une troisième ligne qui court le long des deux premières, générant ainsi une figure courbe dans l’espace entièrement constituée de lignes droites. On trouve des paraboloïdes hyperboliques dans les cols de montagne, entre les doigts d’une main, etc. Le wigwam indien auquel il a été fait référence précédemment est un hyperboloïde, de même que le fémur humain.
Les bourgeons sur la tige d’une plante poussent selon un schéma hélicoïdal, de même que l’écorce des eucalyptus. Les formes géométriques engendrées par des lignes droites sont présentes dans tous les règnes de la nature (animal, végétal et minéral) et celles-ci possèdent une structure parfaite. Gaudí remarqua autre chose. Il existe en Catalogne un procédé de construction très ancien et toujours fréquemment employé qui consiste à superposer de fines briques dont seule la face la plus large est visible (les briques de chaque assise sont posées bout à bout). Ce procédé, utilisant le plâtre, la chaux ou le ciment pour les joints et formant des surfaces d’une ou deux couches d’épaisseur, est utilisé pour les sols, les cloisons ou les murs, et aussi pour les voûtes, qui sont des surfaces courbes dans l’espace et que l’on nomme en catalan voltes de maó de pla. Pour les construire, les maçons utilisent généralement des lattes de bois souples, bien que parfois ils se contentent de deux règles et d’une corde, et l’on peut en apprécier le résultat dans des cages d’escaliers spacieuses ou des plafonds très élevés. Gaudí pensait que si l’on se servait de deux règles placées sur des plans différents et que l’on construisait les assises de la voûte en suivant la corde allant d’une règle à l’autre, on obtiendrait un paraboloïde hyperbolique parfait. C’est ainsi qu’il trouva, dans cette méthode de construction catalane traditionnelle, l’opportunité de produire des formes courbes très similaires à celles de la nature, agréables au regard et dotées d’excellentes capacités de portance. Il obtint les mêmes formes courbes et brillantes que son père produisait en battant le cuivre dans son atelier – sauf que Gaudí utilisait des briques placées en lignes droites, puis les recouvrait de fragments de céramique (trencadís, en Catalan) afin d’obtenir un effet iridescent et brillant. Son architecture fut conçue dans l’atelier du chaudronnier, comme le fruit de ses observations ingénues, mais intelligentes des courbes gauches présentes dans la nature et des voûtes à faible courbure produites grâce à une technique de construction catalane si délicieusement simple. Elle n’a rien en commun avec l’architecture méticuleuse et répétitive de l’histoire, assise sur la géométrie euclidienne. L’architecture des architectes connut une stagnation lorsque l’on commença à l’étudier dans une perspective historique. L’histoire de l’architecture donna lieu à un historicisme, et les choses se compliquèrent avec le début des études des traités d’architecture. Tout ceci produisit une science de la science, surchargeant l’architecture de théories et de concepts philosophiques qui finirent par l’éloigner toujours plus de la réalité. Gaudí commença à jouer le jeu de l’architecture en partant de zéro ; il changea la géométrie en vigueur en remplaçant les cubes, les sphères et les prismes par des hyperboloïdes, des hélicoïdes et des conoïdes, les ornant d’éléments de la nature tels que les
fleurs, l’eau ou les pierres. Il changea la base de l’architecture – la géométrie – modifiant ainsi complètement l’état de l’art. Le résultat fut spectaculaire, mais bien qu’admiré par beaucoup, il fut bien peu compris de la majorité. C’est pourquoi son style architectural a été qualifié de confus, chaotique, surréaliste ou encore dégénéré. Ceux qui pensent ou disent cela ignorent que l’architecture de Gaudí repose sur la géométrie de la nature et sur des méthodes de construction traditionnelles. Il est clair que Gaudí utilisa des formes que l’on n’avait encore jamais vues dans le bâtiment, et qu’il n’usa jamais deux fois des éléments composant l’immense variété de son répertoire ; mais la chose la plus surprenante, c’est qu’il y parvint grâce aux méthodes de construction les plus ordinaires et les plus traditionnelles. Jamais il ne recourut aux innovations, ni au béton armé, ni aux grandes structures d’acier, pas plus qu’aux matériaux nouveaux. Avec ces derniers, il est à peu près évident que l’on peut créer de nouvelles formes, mais produire quelque chose d’innovant avec des méthodes démodées, est un signe de grande intelligence. Cette architecture apparemment compliquée est en fait aussi simple que la nature, maîtresse de la logique, née des mains de Gaudí comme une sculpture faite de courbes gauches, structurellement parfaite, mais en même temps indéniablement organique, vivante et palpitante. Quiconque a visité la chapelle de la Colònia Güell à Santa Coloma de Cervelló (1908-1915) aura eu l’impression d’être au cœur d’une structure vivante qui respirerait et procurerait une sensation de tension musculaire, et dont les parois seraient chaudes comme la peau, vigoureusement irriguée par le sang. Gaudí, qui grandit à Camp de Tarragona et dont les réalisations se trouvent essentiellement à Barcelone, exprima son esprit méditerranéen et catalan en montrant au monde qu’il existe une autre voie, une autre géométrie, capables de produire une architecture plus en harmonie avec la nature. C’est une architecture logique, claire et aussi transparente que la lumière de alt Camp; une architecture non pas abstraite, mais très concrète, qui n’invente rien, mais, au contraire, revient aux origines, ainsi qu’il l’expliqua un jour dans sa phrase célèbre : « L’originalité signifie revenir aux origines des choses. » Gaudí non seulement voyait ces origines dans les choses naturelles de ce monde, mais les embellit et les idéalisa aussi, mu par un sentiment religieux inspiré d’un simple précepte de saint François d’Assise, qui aimait la nature parce qu’elle était l’œuvre du Créateur.
Prof. Dr. Arch. Juan Bassegoda Nonell, Hon. FAIA Conservateur de la chaire Gaudí, Barcelone
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Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí On trouve le meilleur témoignage de la vie d’Antoni Gaudí (1852-1926) dans ses nombreux édifices, dans leur conception et leur décoration. Les édifices, les plans et les croquis témoignent du personnage de Gaudí, de ses intérêts et de sa créativité remarquable, d’une manière que les recherches sur son enfance, son quotidien et ses habitudes de travail ne peuvent que vaguement éclairer. Les recherches d’informations textuelles sur la pensée de Gaudí sont problématiques. Gaudí n’était pas un universitaire enclin à conserver ses pensées et ses idées pour la postérité par le biais de l’enseignement ou de l’écriture. Son travail relevait d’une sphère non pas théorique, mais pratique. Et comme si cela ne suffisait pas à lancer un défi aux tentatives de mesurer l’esprit de cet architecte novateur, la violence de la guerre civile d’Espagne conduisit à la destruction d’une large partie de ses archives, et partant d’une compréhension plus approfondie de l’homme, de son personnage et de sa pensée. Un 29 juillet, au cours de la première année de la guerre civile, on entra par effraction dans la Sagrada Familia et les documents, les croquis et les maquettes architecturales entreposés dans la crypte furent détruits. L’absence de documents limite les possibilités d’une biographie détaillée et a encouragé toutes sortes de spéculations sur l’architecte. Aujourd’hui, Gaudí possède un statut quasi-mythique, de même que ses réalisations sont devenues des icônes. Alors que ses édifices continuent d’attirer la « dévotion » de milliers de touristes, sa vie inspire un éventail de réactions. Outre l’érudition universitaire de Juan Bassegoda Nonell, par exemple, ou la récente étude biographique de Gijs Van Hensenberg, la vie de Gaudí a encouragé une forme d’hagiographie et des réflexions plus inventives. Dans une veine différente, la première de l’opéra Antoni Gaudí, très applaudi, de Joan s’est déroulée en 2004 à l’opéra de Barcelone, el Liceu, et ce processus de célébration culturelle a pris une dimension métaphysique avec la campagne de l’Associació Pro Beataifició d’Antoni Gaudí en faveur de sa canonisation. Les incessantes célébrations et constructions autour de l’homme Gaudí par des groupes de tous ordres signalent à quel point, à notre époque « postmoderne », ce créateur ascétique, inspiré et infatigable demeure une référence d’inventivité dans l’imagination populaire. Il reste une figure énigmatique et les tentatives d’interprétation en disent souvent plus sur l’interprète comme en témoignent les citations suivantes. Salvador Dalí rapporte un échange avec l’architecte Le Corbusier dans son essai intitulé « La terrifiante beauté comestible de l’architecture Modern Style ». L’artiste déclare que « (…) le dernier grand génie de l’architecture
s’appelait Gaudí, dont le nom signifie “réjouis-toi” ». Il note que le visage de Le Corbusier signalait son désaccord, mais Dalí poursuit, arguant que « le plaisir et le désir (qui) sont caractéristiques du Catholicisme et du Gothique méditerranéen » furent « réinventés et portés à leur paroxysme par Gaudí ». La conception de Gaudí et de son architecture avec laquelle le surréaliste s’opposa au rationnel architecte moderniste illustre un trait récurrent de l’historiographie de Gaudí, en l’occurrence le souci de l’isoler de l’histoire spécifique de l’architecture et de faire de lui un génie visionnaire. En outre, l’article de Dalí vise à situer Gaudí dans une préhistoire du surréalisme et à faire de lui un « prophète » ou un précurseur de l’esthétique et des idées du mouvement moderniste d’avant-garde. Alors qu’une bonne partie des œuvres et des écrits de Dalí aurait probablement été frappée d’anathème par l’architecte studieux et fervent catholique qu’était Gaudí, celui-ci n’aurait peut-être pas été en complet désaccord avec le présent commentaire. Cependant, il serait bon de noter que le fait de désigner Gaudí comme un proto-surréaliste risque de cacher son postulat intellectuel, aussi bien que ses croyances religieuses traditionnelles. D’un point de vue historiographique, l’affirmation de Dalí donne une idée de l’intérêt continu pour Gaudí jusqu’en ce début de XXIe siècle. On peut avancer que la réappropriation et la « réinvention » fréquentes de styles antérieurs dans l’art contemporain, la mode ou le design ont permis de donner forme à l’intérêt pour celles qu’a occasionné l’art de Gaudí, ce que Dalí formule sous la forme d’un « paroxysme du Gothique ». Il est du plus haut intérêt de noter que Le Corbusier n’était nullement sans sympathie pour Gaudí. En 1927, ses propos sont les suivants : « Ce que j’ai vu à Barcelone était l’œuvre d’un homme d’une force, d’une foi et d’une aptitude extraordinaires (…). Gaudí est “le” constructeur de 1900, le bâtisseur professionnel de la pierre, du fer ou de la brique. Sa gloire est reconnue aujourd’hui dans son propre pays. Gaudí était un grand artiste. Seuls restent et dureront ceux qui touchent les cœurs sensibles des hommes (…) . » Les commentaires de Dalí et de Le Corbusier signalent différentes dimensions du travail de Gaudí, l’une créative et l’autre insistant sur la rigueur des pratiques de construction, de conception et de décoration. Cette diversité est au centre de la présente étude sur Gaudí et son œuvre. Un compte-rendu de la vie de Gaudí dans la société de Barcelone fournit les bases de cette étude.
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Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí On peut soutenir avec plus de certitude que cette époque de la vie de Gaudí l’a exposé à quatre éléments fondamentaux de sa future carrière : un intérêt pour l’architecture, le gothique en particulier ; l’histoire et la culture catalanes ; le dogme et la piété catholiques ; et, ultimement, les formes et les couleurs de la nature. De diverses manières, l’architecture fut un moyen d’explorer et de réfléchir aux trois derniers points. Outre les traces de l’héritage médiéval de Reus, les villes et la campagne alentour offraient un nombre important d’édifices à visiter, tels que le célèbre lieu de pèlerinage qu’est l’église de Montserrat et l’impressionnante cathédrale de Tarragona. Les expériences que Gaudí avait de ces endroits étaient teintées de la conscience qu’ils constituaient le patrimoine culturel non de l’Espagne, mais de la Catalogne, dont Barcelone est la capitale. La Catalogne avait à un moment donné fait partie du royaume indépendant d’Aragon, qui fut le premier rattaché au royaume de Castille pour former, au quinzième siècle, ce que nous reconnaissons comme l’Espagne moderne. Le processus d’équilibre entre l’unification et l’autonomie régionale est encore à négocier aujourd’hui, la Catalogne ayant par la suite développé un puissant sentiment d’identité nationale, avec Barcelone à son centre.
1. 2. 3. 4.
Parc Güell, mosaïque du banc, en trencadís. Portrait de Gaudí. Sagrada Familia, nouvelles tours de la façade de la Nativité. Palais épiscopal d’Astorga, vue générale de la façade.
L’enfance de Gaudí
B
ien que Barcelone ait été la ville qui offrit un cadre à l’architecture de Gaudí, c’est dans la petite ville catalane de Reus qu’il naquit. Les biographes de Gaudí, souvent encouragés par l’architecte lui-même, ont placé les expériences d’une enfance provinciale à l’origine de sa future créativité. Par exemple, Gaudí affirmait qu’il avait hérité sa « qualité d’appréhension spatiale » de trois générations de chaudronniers du côté de son père, ainsi que d’un marin du côté de sa mère. Quelle que soit la part de vérité de cette affirmation, nous pouvons être certains que sa vie d’enfant fut aisée et agréable. La seule ombre au tableau fut une période de maladie grave, dont les effets psychologiques sur le développement des facultés d’imagination et des convictions spirituelles du jeune enfant sont difficiles à mesurer, bien que le fait qu’il ait survécu puisse être vu comme le signe précoce d’une constitution solide et d’une détermination farouche.
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Le fait que de nombreux édifices visités par Gaudí soient religieux rappelle le rôle particulier que la religion joua dans la construction de l’identité catalane, ainsi que dans les autres régions de l’Espagne. Adulte, Gaudí s’identifiait à la fois à une forme provocatrice de nationalisme catalan, et à un engagement fervent à l’Église catholique. Néanmoins, pour l’enfant et le jeune homme, de si sérieuses préoccupations étaient fort distantes. Un grand intérêt de jeunesse pour l’histoire de l’architecture, ainsi qu’une préoccupation pour le patrimoine catalan, constituèrent toutefois les fondements de ses futures positions idéologiques. Outre le fait de parcourir des édifices existants, Gaudí, accompagné d’amis, recherchait les ruines des grands bâtiments du temps jadis et les traces de l’histoire catalane. Il ne serait pas hasardeux d’avancer que ces excursions bucoliques inspirèrent à Gaudí une vision créatrice du paysage, des pierres, de la végétation et des autres éléments de la nature. Il y a peu de traces écrites sur l’attitude de Gaudí à l’égard de la nature dans sa jeunesse, et nous devons attendre d’étudier son architecture pour mesurer cet aspect de sa pensée. Néanmoins, le témoignage le plus clair de signes précoces des pouvoirs créatifs et intellectuels de Gaudí se trouve dans un épisode important de sa jeunesse, en l’occurrence son implication dans le projet de restauration du monastère cistercien en ruines de Poblet.
Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí
En 1867, accompagné de ses amis d’enfance Eduardo Toda et José Ribera Sans, Gaudí visita les ruines de ce monastère du XIIe siècle.
Dans les années 30, Toda retournera au monastère pour en diriger les travaux de restauration, mais Gaudí était alors mort depuis quatre ans.
Les preuves documentaires de leurs visites rendent compte de leurs impressions d’une inventivité débordante : le Manuscrito de Poblet, rédigé par Toda en 1870, fait la liste de leurs projets de restaurer les murs tombant en miettes pour les transformer en coopérative utopique, attirant la maind’œuvre nécessaire ainsi qu’une communauté d’artistes et d’écrivains, les deux se combinant pour donner une nouvelle vie au monastère.
Entre-temps, ce dernier ne s’était pas contenté de fictives restaurations de ruines, mais il avait formulé une interprétation créatrice et innovante du langage architectural du passé, ainsi que de ses valeurs. C’est au cours de ses années d’études à Barcelone que ce processus artistique débuta vraiment.
Leurs jeunes esprits étaient cependant plus empreints d’un idéal monastique, ayant l’art, la vie et le plaisir comme lignes de conduite, que d’un souci de restauration de la tradition catholique. On notera que dans le Manuscrito de Poblet se trouve le premier dessin connu de Gaudí, le blason de Poblet, réalisé en 1870.
5. Finca Güell, Ladon, le gardien du jardin des Hespérides (détail du dragon). 6. Sagrada Familia, Sculptures de l’ancienne façade.
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Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí
Études d’architecture à Barcelone
L
a vie de Gaudí à Barcelone commença à l’automne 1868. Son frère aîné, Francesc, s’y trouvait déjà pour ses études de médecine. Durant la première année, il termina les deux cursus obligatoires de ses études secondaires à l’Instituto de Jaume Baulmes. On peut toutefois supposer qu’il passa un temps considérable à découvrir l’architecture barcelonaise, ancienne et nouvelle. L’année suivante, Gaudí, âgé de dix-sept ans, s’inscrivit à la faculté des sciences de l’université de Barcelone. Le cursus de cinq ans qu’il suivit couvrait diverses branches des mathématiques, la chimie, la physique et la géographie. Ses résultats universitaires donnent une idée de ses capacités intellectuelles. Bien qu’il ait réussi ses examens, il dut repasser sa dernière année avant d’entrer à l’École d’architecture en 1874. Les témoignages de ses pairs rendent compte de son caractère studieux, mais aussi des difficultés qu’il rencontra, en particulier dans les matières théoriques comme la géométrie. L’image qui se dégage de l’étudiant Gaudí d’après ses biographes est celle d’un penseur qui appréciait les travaux pratiques, mais trouvait les principes théoriques et abstraits à la fois difficiles et ennuyeux. L’approche concrète de Gaudí pour résoudre de complexes problèmes architectoniques se remarque dans son œuvre de maturité, lorsqu’il emploie des maquettes pour développer ses idées au lieu d’exploiter des solutions mathématiques. L’esprit de Gaudí n’était cependant pas uniquement scientifique. Avant d’être accepté à l’École d’architecture, il dut faire ses preuves en matière de dessins d’architecture et d’après modèle.
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Alors que l’on n’attendait rien de moins d’un étudiant en architecture, il réussit aussi les tests de français de l’École. Il est clair qu’il avait des facilités en langues et en littérature. Au cours de sa vie, il acquit une parfaite maîtrise de l’allemand et était un lecteur avide de la poésie de Goethe, dont il connaissait une grande partie par cœur. Le profil qui se détache par conséquent des résultats universitaires de Gaudí révèle des compétences dans des domaines extrêmement variés. Son avide enthousiasme d’apprendre est peut-être encore plus important, notamment en ce qui concerne la discipline de son choix. Les études à l’École d’architecture consistaient, en premier lieu, en cours visant à développer les connaissances en matière de dessins de plans d’architecture, de conception, et de matériaux de construction. Conjointement à ces cours théoriques, les étudiants se livraient aussi à des travaux pratiques. Entre 1874 et 1875, les projets de Gaudí inclurent la conception d’un candélabre, d’un château d’eau et, très remarquablement, d’un portail de cimetière. Ses études furent interrompues l’année suivante par la conscription. Bien que Gaudí ait été décoré pour défense de la nation, il semble qu’il n’ait pas été au champ de bataille. L’année suivante, ses projets furent plus compliqués, réalisant un patio pour des bureaux de la municipalité, ainsi qu’un pavillon espagnol à l’une des grandes expositions internationales à Philadelphie. Au cours de ses années d’études, il allait aussi travailler sur une chapelle en hommage à la Vierge de Montserrat, des plans pour un hôpital, un lac de canotage, une fontaine et un chalet de vacances. Ayant accompli ce large échantillon de conceptions. Gaudí pouvait travailler de la petite échelle au monumental, tout en étant prêt à
Perspectives sur la vie d’Antoni Gaudí
satisfaire les diverses exigences de clients potentiels, des bâtiments institutionnels aux édifices religieux, en passant par les espaces publics ou privés. Comme en témoignent la variété de ces travaux, les années d’études de Gaudí furent extrêmement industrieuses et productives. Des quelques dessins et travaux de conception qui ont survécu jusqu’à nos jours, un grand nombre relève de ses projets d’étudiant. Bien qu’ils démontrent l’influence des principes et des idées de ses enseignants, qui font l’objet d’une discussion dans le chapitre suivant, ces travaux marquent le début de sa carrière et soulignent les changements radicaux qu’il introduisit dans sa pratique de l’art architectural. En dépit de la simplicité classique de la conception du projet de portail de cimetière de 1875, on peut noter l’intégration de sculptures et de ferronneries qui deviendraient les traits marquants de son œuvre future. Six anges bordent la voûte, les deux portails de fer se joignent en un groupe central représentant la Crucifixion avec la Vierge Marie et saint Jean-Baptiste. Au-dessus, au centre de la voûte, se trouve la figure du Christ, juge de l’humanité, l’ensemble étant couronné par l’image de Dieu sur le trône. Gaudí réalisa un programme iconographique, tissé d’autres éléments, basé sur l’Apocalypse selon saint Jean, qui rend compte de ses visions mystiques et eschatologiques. L’ajout de flambeaux aux quatre coins et de ce qui semble être un encensoir, signalent son intérêt pour les effets de lumière et les formes naturelles de flammes et de fumée. Ce projet de Gaudí fut un échec, sa mise en scène descriptive n’étant pas considérée comme la démarche correcte d’un architecte. Les talents de dessinateur de Gaudí sont remarquables, et ses professeurs l’ont reconnu tout en mettant en question certaines de ses techniques. Il obtint une mention au cours de ses études et put par conséquent entrer en compétition pour un prix de l’école. Le projet qu’il soumit pour la compétition consistait en un embarcadère lacustre élaboré, avec des marches pour embarquer sur des bateaux de plaisance. Il allie une arcade élégante, mais travaillée, avec des arcs gothiques au-dessus desquels s’élèvent deux tours cylindriques. La promenade au bord du lac est décorée de sculptures sur piédestaux, reliées par une balustrade en fer forgé. Reconnaissant les contraintes de ses professeurs concernant les principes du dessin, Gaudí élimine quasiment toutes les références au réel ; de légères touches d’aquarelle évoquent la surface du lac et un bateau qui s’amarre. Une étude plus attentive révèle la richesse du détail avec laquelle Gaudí imagina cette construction. Une telle attention au détail manifeste l’engagement total du jeune apprenti architecte, et le labeur de Gaudí à cette époque était encore accru par la nécessité de travailler dans divers bureaux d’architectes pour payer ses études. Malgré les défis qu’il dut relever, sans compter l’épreuve émotionnelle de la mort de sa mère et de son frère aîné, qu’il parvint à surmonter grâce à un travail acharné, il obtint finalement son diplôme d’architecte en 1878. Il y eut cependant une controverse entre les professeurs au sujet de son diplôme, signalant peut-être que sa charge de travail excessive le détourna de ses études. En annonçant l’obtention de son diplôme à Gaudí, Rogent, le directeur de l’École d’architecture, déclara : « Messieurs, nous sommes ici aujourd’hui en présence soit d’un génie, soit d’un fou ! » On rapporte qu’un Gaudí mécontent aurait répondu : « Alors, maintenant, il semble que je sois un architecte. » S’il est intéressant de noter que l’on accola aussi précocement la notion de génie au nom de Gaudí, il est dommage de ne pas avoir de preuves suffisantes pour comprendre pourquoi il se distinguait de la norme établie par ses professeurs et suivie par ses pairs. Néanmoins, comme l’indiquent les comportements ultérieurs de Gaudí à l’égard de l’autorité, sa personnalité était marquée d’une très haute confiance en lui-même et en son propre travail.
7. Dessin d’étudiant du lac Pier. 8. Parc Güell, colonnes. 9. Casa Milà, détail de la charpente.
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Le personnage et la pensée de Gaudí
T
outefois, l’agressivité n’est qu’un trait de son caractère, et quand bien même elle donne une indication de la conscience de sa propre valeur, elle nous en dit moins sur son œuvre architecturale. L’un des traits définitoires du style de Gaudí réside dans sa réaction inventive aux formes et aux styles des traditions architecturales. Par la juxtaposition, la transformation et la réinvention, il employait les motifs et les styles architecturaux de manière originale et créative dans son travail ultérieur. L’École d’architecture fournit à Gaudí un contexte intellectuel et idéologique pour amorcer une réflexion de cet ordre, sur les théories les plus à jour en pratique architecturale. Ce fut, néanmoins, une période durant laquelle Gaudí allait développer sa propre pensée et ses propres opinions ; malheureusement, la correspondance existante est limitée et Gaudí n’était pas enclin à employer l’écriture comme moyen d’expression. En 1913, il affirme :
« On peut diviser les hommes en deux groupes : les hommes de mots et les hommes d’action. Les premiers parlent, les seconds agissent. Je fais partie des seconds. Il me manque les moyens de m’exprimer de manière adéquate. Je serais incapable d’expliquer à qui que ce soit mes concepts artistiques. Je ne les ai pas explicités. Je n’ai jamais eu le temps d’y réfléchir. J’ai passé mon temps à travailler. » Bien que l’on doive porter une attention critique au détail des affirmations des artistes, des architectes, des compositeurs, des écrivains et de toute autre figure publique, cette affirmation contient plus qu’un simple élément de vérité. D’abord, à l’exception d’écrits de jeunesse rédigés entre 1876 et 1881, Gaudí ne montra aucun souci de théoriser ses conceptions de l’architecture. Il ne devint pas non plus un enseignant au sens universitaire du terme, seulement au
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sens pratique d’instruction et de travail en compagnie de son équipe d’assistants, de collègues architectes et autres artisans. Ensuite, Gaudí ne s’accorda jamais assez de temps en dehors des projets sur lesquels il travaillait pour analyser les idées qui donnaient forme à sa manière de travailler. On trouve néanmoins, au cours des dix dernières années de sa vie, des affirmations morcelées, qui, avec ses écrits de jeunesse, offrent, comme on le verra plus tard, une approche suggestive de ses œuvres. Une curieuse déclaration autobiographique de Gaudí consiste en un bureau qu’il conçut pour lui-même en 1878. Il s’agit de l’un des rares éléments de son œuvre tout entière qui allie aux dessins une déclaration écrite personnelle. On ne connaît malheureusement ce bureau qu’à travers des photographies. Le bureau est une publicité raffinée de ses talents de concepteur, en qualité duquel il allait bientôt recevoir un certain nombre de commandes. Il montre aussi son intérêt pour l’alliance entre la décoration et les éléments architecturaux. Il fournit dans son écrit un compte rendu détaillé des nombreux éléments qui constituaient le bureau, animaux, plantes et autres formes naturelles. Un principe important d’alliance entre la décoration et les éléments structuraux du bureau est explicite dans la description qu’il en fait : « Il apparaît fréquemment que le mélange des idées les diminue et les obscurcit. La simplicité leur donne de l’importance. » Même au sein de la complexité de la Sagrada Familia, la faculté qu’avait Gaudí de maintenir une dialectique entre la simplicité de la forme et la richesse des idées serait respectée. Gaudí semble certainement avoir été fidèle aux quelques principes qu’il énonça clairement. Tout en apprenant à maîtriser et à affiner son art, Gaudí fit rapidement la transition vers les habitudes et les modes de Barcelone et de sa communauté estudiantine. On rapporte des anecdotes sur l’allure soignée et recherchée de Gaudí durant ses années d’études. Le travail supplémentaire qu’il exécutait était peut-être la résultante d’une pression sociale le poussant à conserver une apparence à la mode, et il semble
10. Finca Güell, relief décoratif du mur. 11. Bureau de Gaudí. 12. Finca Güell, porche d’entrée, détail de colonne.
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probable que le fils d’un chaudronnier se sentit fier d’être bien vêtu. L’élégance vestimentaire de Gaudí a fait l’objet d’une critique attentive de la part de ses biographes en raison du contraste qu’elle offre avec l’ascétisme ultérieur. Néanmoins, le fait qu’il se débarrassa de ses costumes et se vêtit de manière plus sobre, est plus significatif que le fait même de les porter, et la meilleure indication de ce que Gaudí allait devenir se trouve dans son engagement total dans le travail. De plus, l’apparence physique a dû influencer le fait de pénétrer la société barcelonaise, en particulier parmi ses futurs employeurs. Le projet d’une carte professionnelle qu’il fit en 1878 est en ce sens remarquable. L’élégante écriture Art nouveau et les fioritures florales sur la lettre « A » font une promotion subtile de ses talents. Les amitiés et les relations professionnelles qu’il se fit témoignent du fait que ses talents et son intelligence furent rapidement reconnus à Barcelone. Nous verrons plus loin comment il entreprit des projets architecturaux pour ses connaissances. Il conçut une maison pour son proche ami et médecin le Dr Santalò. Il fut aussi proche de ses mécènes, en particulier l’architecte et industriel Don Eusebio Güell. Au cœur de l’amitié entre Gaudí et Güell, ainsi qu’avec d’autres amis, collègues et assistants, se trouvait un avide intérêt pour l’architecture, la culture, l’histoire et l’héritage de la Catalogne.
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Architecture et identité catalane
S’
il se dégage de ses années d’étude l’émergence d’une forte tête et d’un individualiste, il en va de même pour son engagement à l’égard de la tradition et de la culture catalanes. L’architecture, avec le temps, allait être pour lui un moyen parmi d’autres de l’exprimer. Son intérêt de jeunesse pour l’histoire de la Catalogne fit de Gaudí un ardent défenseur de la région et de ses valeurs, qu’il resta jusqu’à ses derniers jours. En 1920, quand la police tenta d’empêcher un concours littéraire traditionnel, il reçut une pluie de coups de matraque et rétorqua par une bordée d’insultes. Quatre ans plus tard, il fut arrêté pour avoir protesté contre la police, qui faisait obstacle à la célébration d’une messe en l’honneur de martyrs catalans du XVIIIe siècle. Gaudí ne fut pas toute sa vie engagé dans les actions politiques contre la police ou l’État. Le soutien à l’autonomie catalane et la liberté de célébrer ses valeurs allaient de pair avec une situation politique espagnole instable sujette à des changements périodiques. Quoiqu’il en soit, il se tint, durant son existence, à l’écart de l’action politique directe. En 1907, quand le parti politique Solidaritat Catalana attirait un large soutien, il y eut des pressions sur l’architecte, l’engageant à faire partie de la sphère politique. Il travaillait à ce moment-là sur son grand projet domestique, la Casa Milà. Il refusa d’être distrait de son travail. Pour Gaudí, la politique s’entendait dans un large sens culturel et était intimement liée à son architecture. De plus, durant cette période qui fut témoin du développement des mouvements politiques révolutionnaires, Gaudí conserva une position conservatrice. Il ne se faisait certainement pas l’avocat de la violence. L’alliance de son sentiment nationaliste, d’un souci conservateur de la tradition et de ses opinions religieuses produisit une vision paternaliste de la société. Il affirma à plusieurs reprises son respect des classes laborieuses et son engagement à leur égard, mais il croyait que le devoir des employeurs et de l’Église était d’assurer des conditions de vie et de travail décentes, ainsi qu’un ordre social fondé sur la morale chrétienne. On juge mieux des perspectives de la vision sociale de Gaudí par les différents édifices qu’il réalisa pour de riches commanditaires et leurs employés, et pour les autorités religieuses et leur congrégation. Un an après l’obtention de son diplôme d’architecte, Gaudí rejoignit une organisation plus pacifiste dévouée aux traditions culturelles de la Catalogne, l’Associació Catalinista d’Excursiones Científicas. Les finalités de cette organisation, fondée en 1876, étaient nombreuses. Comme le suggère son nom, son activité principale consistait en des visites de la campagne et de sites présentant un intérêt culturel. C’est un bon exemple de la croyance, répandue au dix-neuvième siècle, en un esprit sain dans un corps sain, et du soupçon que portaient les classes bourgeoises sur les effets nocifs que la ville pouvait avoir sur la condition morale. La marche campagnarde et la visite de sites présentant un intérêt historique en compagnie de ses pairs était une solution à ce dernier problème. L’association avait aussi un club au centre de Barcelone avec une bibliothèque, lieu de conférences sur la diversité de la culture catalane et sur les
aspects de son économie. Ces deux aspects constituaient des facteurs importants de la revendication catalane à l’indépendance. Le jour de la saint Georges, saint patron de Barcelone, le club était le centre de célébrations patriotiques. La première « excursion » de Gaudí au sein de l’association fut à la cathédrale de Barcelone, un voyage à pied pas trop épuisant ! Les visites qui suivirent furent plus éloignées. La participation de Gaudí à ses excursions enrichit son architecture de diverses manières, la plus évidente étant que toutes ces visites visaient à observer et à étudier des monuments. Toutefois, plus que de planifier de nouveaux édifices, le souci qui motivait nombre de ses excursions résidait dans la restauration de monuments oubliés ou délabrés. Après certaines visites, des rapports étaient adressés aux membres officiels du gouvernement pour encourager l’initiative de projets de rénovation. Cette association poursuivait de maintes manières la vision idéaliste de Gaudí et de ses compagnons d’enfance à Poblet. Plus tard, Gaudí entreprit le gigantesque projet de restauration de la cathédrale de Majorque. Dans le chapitre suivant, la relation entre l’identité catalane et l’architecture est explorée plus en détail. Aujourd’hui, le travail de Gaudí est tout à fait identifié à une certaine image de Barcelone et, au cours de sa vie, il s’efforça de développer une architecture qui s’inspirait des traditions de sa patrie et les faisait revivre. Les visites de monuments ont dû être accompagnées d’une réflexion sur les traditions architecturales de la région. Ses études architecturales se concentraient sans doute sur l’héritage catalan, mais il est probable que ces excursions zélées et idéalistes offraient une impulsion créatrice supplémentaire. De surcroît, d’autres architectes étaient eux aussi membres de cette association, comme Domènech dont nous parlerons plus avant dans le prochain chapitre. Outre le fait de lui assurer des contacts avec ses pairs, l’association offrit à Gaudí la possibilité de développer son amitié avec Eusebio Güell, qui en était aussi membre. Le fait que les architectes et leurs commanditaires fissent partie de l’association révèle le genre de personnes qu’elle attirait, et souligne à quel point elle était un lieu important de fermentation de projets culturels. Les activités de Gaudí avec l’association, ainsi qu’avec un groupe du même acabit, l’Associació d’Excursiones Catalana, étaient limitées par son travail qui, à partir du milieu des années 1880, fut une entrave à ce type d’engagement. Gaudí resta cependant en contact avec les débat culturels et politiques générés par la société catalane par le biais de ses amis, ses commanditaires et par une autre dimension essentielle de l’homme qu’il était, sa foi religieuse. Le nationalisme catalan prit différentes formes reflétant le spectre politique. Gaudí se plaça du côté de l’aile conservatrice et, par conséquent, les traditions de l’Église, comme la dévotion aux saints catalans, constituaient pour lui un centre d’intérêt important. 13. 14. 15. 16.
Finca Güell, détail d’un carreau mural. Bellesguard, passage sur le toit. Casa de los Botines, saint George. Bellesguard, détail du banc (Le requin porte le ‘M’ marial entrelacé à quatre barres, symbole de l’hégémonie catalane sur la Méditerranée).
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Religion et spiritualité
E
n travaillant à la Sagrada Familia, dans laquelle Gaudí espérait voir son chef-d’œuvre dans le domaine de l’architecture religieuse, il entra en contact avec une autre association, l’Associación Espiritual de Devotos de San José. La formation de ces organisations volontaires, ayant des attributions pédagogiques ou sociales, était un phénomène européen. L’association, que ses méditations à l’église montagnarde de Montserrat l’avaient amené à fonder, était dirigée par José María Bocabella Verdaguer. La publication de propagande religieuse constituait l’activité principale de l’association, dans le souci qu’avait cette dernière de défendre les valeurs catholiques traditionnelles contre l’athéisme, les idées socialistes et anarchistes, et l’immoralité qui accompagnait la croissance rapide de Barcelone et des autres villes européennes. Les liens entre Gaudí et Bocabella seront discutés plus en détail, mais il serait erroné de résumer Gaudí à ce groupe religieux, qui n’était qu’un rouage d’un plus large mouvement pour susciter le regain de foi et du statut de l’Église catholique dans le monde moderne. De plus, les croyances religieuses de Gaudí sont plus complexes. On peut identifier leur présence dans son éducation traditionnelle, et Van Hensenbergen a par ailleurs argué que sa foi, à l’instar de celle de nombre de ses pairs, se teintait d’un mélange entre la spiritualité, le plaisir esthétique et les sensations. L’Église catholique a toujours reconnu le rôle des arts plastiques et littéraires, et montré son adresse à incorporer, aussi bien qu’à guider, les changements de style et d’expression. Selon la thèse de Van Hensenbergen, on peut avancer que l’œuvre de Gaudí constitue un chapitre significatif dans le développement d’une esthétique moderne de l’Église catholique. Il faut néanmoins noter que sa vision était tout autant, si ce n’est plus, celle d’un monde gothique que celle d’un monde moderne.
17. Ricardo Opisso, 1901. Gaudí travaillant dans l’atelier de la Sagrada Familia.
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La religiosité de Gaudí signale son éloignement des concepts de modernité. L’historien Cirlot rapporte la définition suivante de l’art que fait Gaudí : « L’art est quelque chose de si élevé qu’il doit être accompagné de souffrance et de misère pour établir un contrepoids dans l’homme ; sinon, il serait un déni à tout équilibre. » Le statut que Gaudí accorde à l’art fait de lui un moderniste, conception nuancée par les notions de douleur et de souffrance, qui enracinent sa philosophie dans le catholicisme et le dogme du péché originel. Il évoque une dialectique qui donne à son œuvre une dimension existentielle, bien que Gaudí ait toujours cherché à sortir le spectateur des contingences matérielles pour l’élever vers la spiritualité. Ces préoccupations étayent sa manière de retravailler le style gothique, d’une manière radicale par bien des points ; elles donnent aussi forme au souci de maintenir les traditions architecturales et métaphysiques de l’époque médiévale. Un autre exemple des dimensions religieuses de la pensée de Gaudí est cette opinion, fréquemment citée, que « la beauté est le rayonnement de la vérité », impliquant ici un principe théologique. Cette vision du passé était sans doute « teintée à l’eau de rose ». Gaudí n’était pas le seul à entretenir une vision idéalisée de la société médiévale. En GrandeBretagne, Ruskin et William Morris recherchèrent dans le Moyen-Âge des idéaux artistiques et sociaux qui permettraient le développement d’une société morale et harmonieuse. Les édifices que Gaudí construisit pour Güell illustrent la vision utopique et religieuse partagée par l’architecte et son commanditaire. On rencontre de même cette vue du monde médiéval qu’évoque l’œuvre de Gaudí dans les allusions aux palais et châteaux des habitations pour ses riches mécènes, l’usine et l’entrepôt étant devenus les fiefs
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de la modernité. Bien qu’aujourd’hui la discussion de tels idéaux utopiques puisse paraître naïve aux visiteurs, leur matérialisation dans la pierre, l’espace et la lumière conserve une puissance évocatrice. Un autre aspect de la conception traditionnelle de Gaudí se rencontre dans la manière dont il organisait son chantier avec ses nombreux artisans. Outre l’importance qu’il accordait au savoir-faire manuel, Gaudí entretint de longues relations de travail avec des architectes tels que Berenguer ou Jujol, qui devinrent tous deux d’importants architectes indépendants à part entière. S’il avait le respect de ses pairs, Gaudí suscitait aussi celui de toute son équipe d’assistants, ayant la réputation d’être un maître d’œuvre sévère, mais juste. Son attitude paternaliste se remarque par exemple dans le fait d’enjoindre ses ouvriers à la sobriété, et d’allouer les travaux plus légers aux plus âgés. Une étude minutieuse des cercles religieux que fréquenta Gaudí au cours de son existence reste encore à effectuer. Les chapitres qui suivent abordent les relations entre la théologie de la communauté ecclésiastique et l’impact qu’elles eurent sur l’architecture de Gaudí ; une analyse détaillée de ces thèmes dépasse néanmoins le cadre de cette étude. Il était aussi en relation avec le Cercle Artístic de Sant Lluc, patron traditionnel des peintres. Ce groupe, fondé en 1894 par le sculpteur Josep Lilmona, cherchait autant à promouvoir l’art catholique qu’à contrer les activités avant-gardistes immorales des artistes modernista de Barcelone, à l’instar de Picasso. Gaudí devint membre en 1899. Il est clair que l’art était un espace de contestation féroce entre les défenseurs de la tradition et leurs adversaires qui souhaitaient la renverser. Un certain nombre de caricatures parodient explicitement les croyances religieuses de Gaudí, y compris un dessin de Picasso. Quoiqu’il en soit, une approche prudente est requise si l’on souhaite porter une attention plus soutenue aux rapports entre Gaudí et la confrérie catholique intellectuelle de Barcelone. Le fameux individualisme de Gaudí et sa vision artistique influencèrent son contact avec les idées. Il prenait avant tout sa dévotion personnelle très au sérieux, en particulier lorsqu’il atteignit l’âge mûr. En 1894, pendant le Carême, il se soumit à un jeûne total et dut s’aliter. Sa célébrité en tant qu’architecte était alors telle que les journaux locaux faisaient des rapports sur sa convalescence. De surcroît, on rapporte que son point de vue conservateur pouvait aussi être critique et que son austérité, associée à sa bienveillante attention à l’égard des pauvres, suscita un point de vue critique de l’Église. La pensée indépendante de Gaudí permet par conséquent de nous rappeler que c’est dans son atelier, avec ses architectes et ses ouvriers qu’il concevait, forgeait et sculptait sa réponse à la théologie ainsi qu’aux préoccupations nationalistes de la culture catalane.
18. Sagrada Familia, détail du décor architectural.
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La mort de Gaudí et les hommages de Barcelone à sa vie
O
n peut mesurer la reconnaissance publique dont Gaudí faisait l’objet par la réaction causée par sa mort. Il fut victime d’un accident. Le lundi 7 juin 1926, après une journée sur le chantier de la Sagrada Familia, il partit à pied, selon son habitude, à travers la ville vers l’église de San Felipe Neri pour aller à confesse. Il n’arriva jamais. Au cours de l’enquête concernant sa mort, le chauffeur de tram déclara qu’il avait heurté un homme qui avait l’air d’un clochard, et qu’il avait été dans l’incapacité de ralentir. Celui qui ressemblait à un clochard n’était rien moins que Gaudí ! Après l’accident, il fut aidé par deux passants et la Guardia Civil, qui finirent par l’amener à un proche dispensaire, ayant essuyé plusieurs refus de chauffeurs de taxi en raison de l’apparence de la victime. L’accident causa à Gaudí des fractures des côtes, des contusions cérébrales et une hémorragie dans l’oreille. On l’emmena à l’hôpital, où il ne fut toujours pas identifié, ce qui peut s’expliquer par le fait que l’austérité personnelle dont il témoignait était à un point tel qu’il changeait rarement de vêtements que ses pairs reconnaissaient.
hôpitaux de Barcelone. On le trouva à l’hôpital Santa Cruz. Un fois identifié, il fut transporté dans une chambre privée et reprit conscience le jour suivant. La nouvelle se répandit et ses amis, les représentants officiels de l’Église et de l’État, et ceux qui voulaient lui présenter leurs respects, lui rendirent visite. Si les derniers jours de Gaudí virent ces témoignages de reconnaissance de l’homme et de son travail, ils furent aussi un moyen de manifester sa foi et ses sentiments politiques. On lui donna les derniers Sacrements, et il attendit la mort dans son lit en tenant un crucifix. On lui avait proposé une clinique privée plutôt qu’un hôpital public, mais il insista pour rester où il était et finir ses jours parmi les gens du peuple. Gaudí mourut le jeudi 10 juin. Sa disparition fut marquée par des funérailles qui firent honneur à sa contribution aux traditions et à la foi des Catalans. On obtint l’autorisation papale de l’inhumer dans la crypte de la Sagrada Familia, et l’enterrement eut lieu le samedi.
Bien que son allure et son accoutrement aient fait l’objet de caricatures dans la presse, ils firent de lui un parfait anonyme dans un grave contexte hospitalier, loin du décor de la Sagrada Familia.
La procession qui suivit le cercueil témoigne de l’importance de l’architecte et de la reconnaissance dont il faisait l’objet dans différents milieux sociaux : on y vit des hommes politiques de Barcelone et de Reus, sa ville natale, des représentants de l’Église, des membres des associations religieuses et culturelles auxquelles il avait participé, et de nombreux artisans des guildes de la ville dont il était aussi membre.
Gaudí n’avait cependant pas été oublié. Son ami Mossèn Gil Parés s’inquiéta de son absence et partit ce soir-là à la recherche de l’architecte dans les
On commémora ainsi la passion et l’engagement dont Gaudí avait toujours témoigné dans divers aspects de sa vie comme de son œuvre.
19. Église de la Colonie Güell, vitrail.
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La Barcelone de Gaudí Gaudí et l’architecture de son époque
L
e soutien de Gaudí au nationalisme catalan et sa foi catholique constituèrent les facteurs sociaux et culturels qui guidèrent son œuvre d’architecte, et que l’on peut étudier plus en détail par le biais d’une analyse du développement d’un discours et d’une pratique modernes de l’architecture à Barcelone. Les traditions architecturales et l’idéologie catalanes avaient évolué parallèlement au cours des siècles, mais elles avaient gagné un regain de vigueur au dix-neuvième siècle, devenant qui plus est étroitement liées. Au cœur de ce changement culturel se trouvaient la force industrielle en expansion et la richesse économique de Barcelone, et de la Catalogne toute entière. Pour les individus et plus largement pour la ville, l’architecture était un moyen essentiel de définir une identité à l’image de l’ère moderne et d’exprimer le nouvel optimisme promis par cette dernière. De larges maisons de villes élégantes, construites par Gaudí et par d’autres, contribuèrent à l’articulation d’une identité bourgeoise nouvelle. L’œuvre de Gaudí pour son seul mécène le plus important, Eusebio Güell, permet une étude attentive des relations entre l’art de l’architecte, les capitaux et l’idéologie de la Barcelone du dix-neuvième siècle. C’est en gardant ces idées à l’esprit que l’on place Gaudí parmi ses contemporains. Il s’agit donc moins de l’envisager comme un génie isolé que comme un homme de son temps, dont l’œuvre tendait à matérialiser nombre des idéaux de la ville historique, spirituelle et moderne qu’était Barcelone. L’étude de l’œuvre de Gaudí nécessite de rappeler le large éventail de ses talents. Le spécialiste de Gaudí, Basegoda i Nonnell, a écrit : « On ne peut distinguer dans une discussion sur Gaudí les concepts d’architecte, de décorateur d’intérieur, de concepteur, de peintre et d’artisan. Il était tout cela à la fois. »
On peut identifier Gaudí, qui travaillait dans tous ces domaines, à plusieurs courants artistiques et intellectuels à travers l’Europe occidentale au moment où l’industrialisation apporta de rapides changements à quasiment tous les aspects de l’existence. Le mouvement Arts and Crafts et le style connu sous le nom d’Art nouveau sont les parallèles les plus évidents. Toutefois, faire une carte de ces réseaux de connexions offre une vision du passé plutôt modelée par des intérêts contemporains. Notre approche privilégie la scène culturelle spécifique de Barcelone et, en particulier, le mouvement connu sous le nom de Modernisme, que l’on traduira avec précaution par Modernisme, car il renvoie à une période se situant entre 1890 et 1910.
20. Casa Vicens, détail de la tour. 21. Parc Güell, fontaine.
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La Barcelone de Gaudí
Le Modernisme
L
e Modernisme s’applique à un large éventail d’arts visuels et littéraires. En ce qui concerne l’architecture, le terme renvoie à un groupe d’architectes menés par Gaudí et Domènech i Montaner, incluant aussi des noms tels que Josep Marià Jujol, qui entretint une collaboration étroite avec Gaudí, dont on discutera dans les chapitres suivants. Le début et la fin des mouvements culturels modernes sont toujours sujets à caution. Certains historiens situent le Modernisme entre 1883 et 1888 avec la Casa Vicens de Gaudí, et d’autres pas avant le travail de Domènech pour l’Exposition universelle de Barcelone en 1888. On semble s’être accordé sur la fin du mouvement en 1910, ce qui pose la question de savoir où placer les dernières œuvres de Gaudí, comme la Sagrada Familia. Robert Hughes affirme que : « Sous certains aspects, Gaudí n’était en rien un architecte modernista. Ses obsessions religieuses, par exemple, l’écartent du caractère généralement séculier du Modernisme. Gaudí ne croyait pas en la Modernité. Il voulait trouver des manières radicalement nouvelles d’être radicalement ancien (...). » Nous reviendrons sur les aspects plus personnels de Gaudí, particulièrement mis en lumière par l’analyse de la Sagrada Familia. Néanmoins, on peut sans aucun doute affirmer que Gaudí contribua de manière essentielle au Modernisme barcelonais, dont on doit étudier les préoccupations si l’on veut explorer l’identité de l’architecte en tant que « figure moderne ». Il faut pour cela étudier trois points : le contexte urbain en pleine modification de Barcelone, les théories du style architectural, et enfin les dimensions idéologiques de l’architecture.
22. Casa Vicens, façade latérale.
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La Barcelone de Gaudí
Barcelone : la croissance d’une ville moderne histoire de l’architecture du XIXe siècle à Barcelone est marquée par le besoin de répondre au développement de la ville. L’accroissement rapide de la population résultant des usines industrielles conduisit à une expansion urbaine au-delà du célèbre quartier médiéval de Barcelone et de ses rues gothiques sinueuses.
L’
vie citadine supportable, comme des patios et des jardins au centre de chaque immeuble, des centres médicaux et des marchés. Le projet de Cerdà était basé en partie sur une recherche de l’espace de vie existant dans la ville, et répondait à la pauvreté dont il était témoin.
En 1859, le conseil municipal organisa un concours pour la conception d’un nouveau plan urbain. Il fut remporté par l’ingénieur Ildefons Cerdà, qui présenta un projet rationnel abstrait de rues droites divisées en blocs égaux d’espace pour vivre, appelé l’Eixample. À son centre se trouvaient deux avenues diagonales, en intersection avec une troisième avenue horizontale pour former ce que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de la Plaça de las
Alors que les générations suivantes recherchèrent des solutions plus inventives au problème de l’espace urbain, elles durent faire face à des obligations de conception similaires, en l’occurrence résoudre les problèmes sociaux générés par les changements de vie urbaine. De plus, l’Eixample de Cerdà définissait un type standard de maison avec une façade sur la rue, une autre sur une cour arrière, et des murs porteurs construits autour de patios qui fournissaient la ventilation.
Glories Catalanes.
En 1860, la reine Isabelle II posa la première pierre et le nouveau visage de Barcelone en tant que cité moderne fut décidé. Les générations suivantes critiquèrent ce projet pour l’absence de variété qu’il imposait à la ville. Si l’on souhaite se concentrer sur Gaudí, il est impossible de détailler les qualités et les défauts des plans de Cerdà ; ces derniers ont de toute façon été dénaturés par les promoteurs. Les plans de Cerdà tendaient à intégrer à la ville des traits architecturaux importants et des équipements sociaux pour rendre la
Les Casa Batlló et Casa Milà sont la contribution de Gaudí au projet de Cerdà, toutes deux se basant sur le type de maison défini par l’Eixample. Les projets tels que le parc Güell furent aussi inspirés par le but d’améliorer la vie urbaine, mais d’une manière moins abstraite. Enfin, l’envergure du projet de Cerdà est représentative du vent nouveau qui animait les esprits des architectes et des mécènes de Barcelone. Alors que Gaudí et ses contemporains, la génération du Modernisme, avaient un point de vue très différent de celui de Cerdà, ils partageaient avec lui la vision et la confiance en un projet audacieux et de grande ampleur.
23. Parc Güell, colonnes obliques du viaduc.
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24. Casa Milà, façade de la Calla Provença, détail du balcon. 25. Casa Milà, détail de fenêtre, vue de la cour.
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Théories architecturales et la recherche d’un style moderne
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es projets de Cerdà pour la ville étaient motivés par sa croyance en ce que
« (...) nous menons un nouveau genre d’existence, qui fonctionne d’une manière nouvelle. Les villes anciennes ne sont rien d’autre qu’un obstacle ». Dans le contexte de l’architecture du dix-neuvième siècle, cette affirmation signale la différence entre un ingénieur et un architecte. Pour la communauté architecturale, les bâtiments des cités anciennes, les villes, les ruines même constituaient une source d’inspiration importante pour le style architectural, ce qui est un second facteur à la base du Modernisme. Deux courants de pensée animèrent les réactions à l’histoire de l’architecture : d’abord, les développements internationaux en matière de théorie et de pratique architecturales, ensuite, le développement de l’architecture catalane moderne. Ces deux éléments furent à la base de l’évolution de Gaudí en tant qu’architecte. La génération de ses professeurs universitaires avait joué un rôle important dans l’amorce de ce processus. Elias Rogent i Amar, auteur du commentaire sardonique à la remise de diplôme de Gaudí, était un architecte dont le travail englobait ces deux éléments. À la différence de Gaudí, Rogent avait beaucoup voyagé en Europe. Il avait de plus étudié les travaux du théoricien français Viollet-le-Duc, connu pour son importante analyse de l’architecture gothique, qui porte non sur son attrait esthétique, mais sur ses éléments structurels fondamentaux. L’influence de la théorie de Viollet-le-Duc était pénétrante et l’on peut noter l’expérimentation que fit Gaudí de certaines formes radicales dans certains de ses édifices. De plus, l’étude théorique du style faite par ce penseur français fournit les bases d’un usage de plus en plus éclectique des styles architecturaux et des motifs décoratifs. À Barcelone, cet éclectisme se traduisit fréquemment par un recours aux styles catalans régionaux, et souvent agrémenté d’autres styles espagnols nationaux comme le style mauresque. Un exemple de cet éclectisme progressif dans l’œuvre de Rogent se trouve dans le premier édifice d’importance ajouté à l’Eixample de Cerdà. En 1872, après douze ans de travail, on ouvrit la nouvelle université de Barcelone. En approchant de l’édifice, on aperçoit peu de ce style roman qui se déclare
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moderne. Aucun monument d’art roman n’existe néanmoins à cette échelle. Le style sobre et ordonné insiste sur le plan horizontal formé par la répétition de voûtes à chaque étage. Leur rythme crée un effet harmonieux et donne de l’animation à un mur nu et imposant. Le bâtiment évoque la forme d’un monastère : au Moyen-Âge, les ordres monastiques avaient contribué d’une manière fondamentale à l’établissement et au développement des universités européennes. Le choix du style a aussi quelque chose à voir avec la question des origines. La Catalogne possède un fonds important d’architecture romane, et le choix de Rogent était guidé par l’intérêt de recourir à un style national. La tendance nationaliste dans la pratique architecturale allait devenir bien établie, à travers l’œuvre de personnages comme Rogent, quand Gaudí commença ses études. Il faut remarquer toutefois que l’approche historique du style ne dicta pas la construction du bâtiment tout entier : la décoration intérieure de l’université de Rogent allie les éléments islamiques et byzantins, ce qui démontre clairement l’éclectisme de l’œuvre. L’œuvre de Rogent et les idées qu’elle soutenait constituèrent une étape vers l’engagement de la génération suivante, plus passionné vis-à-vis de la signification moderne et nationale de l’architecture. En 1878, l’année où Gaudí obtint son diplôme d’architecte, un contemporain, Lluís Domènech i Montaner, publia son article « À la recherche d’une architecture nationale ». Bien qu’il s’agisse d’un bref traité, l’essai de Domènech fournit un panorama de l’histoire du style architectural. Les idées d’un autre théoricien sous-tendaient son analyse ; Gottfried Semper avait défini dans ses écrits des éléments structurels fondamentaux pour l’architecture, et avait argumenté que le style était dicté par les circonstances sociales. Domènech en tirait la leçon suivante : d’une part, les matériaux modernes apportaient une contribution positive, d’autre part on pouvait aborder les conclusions tirées de l’histoire d’une nouvelle manière. Pour Domènech les deux idées étaient inextricablement liées, les nouveaux matériaux apportaient de nouvelles possibilités structurelles qui, à leur tour, signifiaient que l’on ne devait pas imiter aveuglément l’architecture du passé, mais plutôt appliquer de nouvelles formes à l’architecture. La thèse de Domènech prenait ses distances avec les idées de la génération de Rogent, qui ne croyait qu’en l’authenticité académique dans ses emprunts du passé, et Domènech amorça une phase d’éclectisme nouvelle et audacieuse.
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Architecture et idéologie Domènech recommandait absolument l’étude de toute l’histoire de l’architecture, « la pratique de toutes les bonnes doctrines », mais son objectif était d’ « appliquer les formes que les nouvelles expériences et les nouveaux besoins nous imposent, en les enrichissant et en leur donnant une force expressive ». Il se déclarait lui-même fièrement coupable d’éclectisme. Gaudí allait adopter ses principes, avec des résultats impressionnants dans les maisons qu’il construisit, mais, au cours des dernières décennies de son existence, il allait développer progressivement un style propre, achevé, que l’historienne de l’architecture Mireia Freixa appelle « la confluence impossible entre abstraction et expression ». L’une des nombreuses affirmations de Gaudí, rapportée par ses disciples, illustre la relation qu’il entretenait avec les idées de Domènech, bien que la date de cette déclaration soit moins certaine : « La structure esthétique est ce qui explique la construction et ses ressources variées, ainsi que la résolution de problèmes féconds, faisant des objets plaisants en eux-mêmes (…). La première qualité qu’un objet doit avoir pour être beau est d’atteindre le but qui lui était fixé (…). Pour qu’un objet soit beau au sens le plus élevé du terme, il est nécessaire que sa forme n’ait pas de détail superflu, mais qu’elle ait ce qui est utile aux conditions matérielles. »
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ireia Freixa a écrit que
« Le rétablissement de la culture catalane est la tâche qui unifia la majorité des artistes et des intellectuels au cours d’une large période qui va de la Renaixença au Noucentismo. La génération Modernista remplaça simplement la nostalgie romantique par une volonté décisive de moderniser le pays (...). »
Freixa introduit deux termes nouveaux, la Renaixença et le Noucentismo, à côté du Modernisme. Le second terme est moins pertinent dans le cadre de ce chapitre en ce qu’il renvoie au glissement du Modernisme plus extravagant vers le classicisme austère du début du XXe siècle. La Renaixença est néanmoins importante. Le terme, que l’on peut traduire littéralement par « Renaissance », recouvre le souci de faire avancer et de protéger la croissance économique de Barcelone et de la Catalogne, aussi bien que celui de nourrir les traditions littéraires et artistiques de la région. Jusqu’au XIXe siècle, l’histoire économique et marchande de Barcelone a été celle de périodes de richesse et de reconnaissance internationale suivies de déclin. Au cours du XIXe siècle, la Catalogne et Barcelone, en particulier, furent les lieux d’un rétablissement économique spectaculaire en tant que centres d’industries et de textiles, et de la prospérité et de l’assurance qui en résultèrent, naquit la Renaixença.
Fort des termes de structure et de beauté, Gaudí offre un regard théorique sur les thèmes abordés par Domènech. Un autre commentaire attribué à Gaudí le rattache clairement à l’éclectisme : « L’originalité est un retour à l’origine. » Toutefois, les constructions de Gaudí combinent souvent certains éléments et origines de l’architecture gothique, romane et mauresque, éléments significatifs, car ils signalent l’identification qu’en fait Domènech aux trois styles nationaux espagnols. Les deux architectes travaillèrent même ensemble sur un nouveau projet de façade de la cathédrale de Barcelone, ce qui révèle leur engagement à l’égard du développement d’une tradition catalane spécifique. Les dimensions idéologiques de leur pensée apportèrent une dynamique importante au développement de leur œuvre architecturale.
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Gaudí et les idéaux de l’ère industrielle
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ans le cadre économique de cette prospérité, Gaudí lui-même contribua à l’histoire de la conception des usines par son projet pour la première coopérative ouvrière, la coopérative Mataró. Inspirée par le développement de la pensée politico- économique socialiste et anarchiste, elle était dirigée par des travailleurs pour faire des produits en coton, et elle associait la production industrielle aux activités éducatives et sociales qui leur étaient destinées. Gaudí était l’ami de l’un des organisateurs, Salvador Pagés. En 1878, l’architecte réalisa un certain nombre de projets pour la coopérative, y compris un plan de toutes les installations et aménagements. Les bâtiments construits les plus importants étaient la salle de blanchiment du coton et deux maisons résidentielles pour trente ouvriers. La salle de blanchiment, bien qu’étant un simple bâtiment avec une charpente en bois et une structure en brique, constitue peut-être l’aspect le plus important de ce projet au sens où Gaudí eut recours à ce que l’on appelle une voûte caténaire pour la structure. L’avantage de ce type de voûte, qui est faite de petites pièces de bois jointes pour être économique, est qu’il lui permit d’enjamber le large espace de la salle de blanchiment grâce à un toit plus élevé. La voûte caténaire allait devenir un élément-clé de l’architecture de Gaudí et lui permettre de créer des espaces architecturaux remarquables. Cette œuvre simple constitue par conséquent la première étape de l’évolution de son style. À part un projet qui apporte peu d’informations, il ne reste rien de la résidence des ouvriers, mais il existe un projet plus élaboré pour le bâtiment principal de la coopérative, connu sous le nom de casino. Alors que l’image de droite montrant la façade sur la rue, avec son utilisation éclectique de style classique et roman, présente un aspect plus sobre, celle de gauche représentant la façade du jardin révèle une apparence plus élaborée. L’escalier en colimaçon indique la connaissance des traditions et des matériaux islamiques. Ces deux projets d’une coopérative ouvrière sont le témoignage de la confiance qui régnait alors à Barcelone. Une autre facette de l’œuvre de Gaudí est révélée par une affiche qu’il réalisa pour la coopérative. Les lettres majuscules du texte évoquent une écriture médiévale. L’imagerie associe la nature et l’industrie avec le symbole de la coopérative, l’abeille, renvoyant au dévouement de l’insecte à la communauté et au travail, le métier à tisser sur lequel les plantes fleurissent illustrant l’activité de cette communauté. On ne doit pas interpréter la capacité de Gaudí de prendre en considération les besoins pratiques et d’exprimer les aspirations de la coopérative dans son travail comme une indication des positions politiques de l’architecte, même s’il peignit aussi des slogans dans le hall de réunion comme :
26. Casa Milà, détail de la charpente. 27. Casa Milà, tuyaux de cheminée sur le toit.
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« Rien n’est plus puissant que la fraternité » ; « Un camarade est solidaire, pratique la bonté » ; « Beaucoup de formalité montre une mauvaise éducation ». Peu après, le ton anarcho-syndicaliste de ces slogans allait apparaître comme une affirmation radicale de Gaudí, alors qu’il s’agissait simplement d’une brève incursion dans le monde de l’ouvrier moderne, et qu’il travailla par la suite pour les employeurs de ces mêmes ouvriers, en partie pour des raisons pécuniaires. Après ce projet, il déclara qu’il n’y en aurait plus de ce genre, car « Comme vous le savez très bien, je vis de mon œuvre et je ne peux pas m’engager dans des projets vagues ou expérimentaux (…) » Les projets pour les ouvriers de Mataró doivent être envisagés comme une opportunité saisie par le jeune architecte de lancer sa carrière. Néanmoins, les aspirations de Gaudí à réaliser des édifices plus complexes avec de meilleurs budgets et des récompenses allaient lui permettre d’explorer les potentialités stylistiques du Modernisme et son approche éclectique, et influencer sa recherche d’autres clients. Avant d’étudier les idées que Gaudí exploita en tant qu’architecte reconnu, nous devons mentionner deux autres exemples de projets pratiques sur lesquels il travailla plus tard dans sa carrière. Le premier est l’atelier qu’il conçut pour Josep et Luis Badia, en 1904. Les Badia étaient des artisans qui travaillaient le fer forgé et collaborèrent avec Gaudí sur plusieurs projets de commande. On pense qu’ils payèrent le projet en partie avec leur propre travail. Cette conception est simple et remarquable, et marque l’évolution de Gaudí vers une manière personnelle de travailler les formes courbes. Il révèle aussi sa capacité de réaliser des conceptions simples, utilisant des matériaux économiquement viables comme la brique, la pierre et les carreaux. Ces matériaux donnent de surcroît une impression de solidité et de permanence. Le second projet est un pont pour Pomaret entre 1904 et 1906. Bien que ce projet n’ai jamais dépassé le stade de la conception, Gaudí y associe la fonction pratique et les formes esthétiques créées par les piliers alternés des voûtes du pont et la forme ondulatoire de la barrière. De plus, il ajouta une prière à Ste Eulalie, pour l’écriture de laquelle on aurait utilisé une mosaïque colorée. On a une indication de la forme et des couleurs qu’aurait eu ce pont par les images du Parc Güell, qui, d’une manière intéressante, associe aussi un certain nombre de motifs religieux signalant l’identification de Gaudí à la branche conservatrice de la pensée Renaixença, insistant sur la tradition religieuse et la moralité.
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Célébration des valeurs de la Catalogne et modernité
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ne vitalité culturelle et intellectuelle impressionnante accompagna la croissance économique de Barcelone. L’essai de Domènech en est un bon exemple, avec son souci d’associer l’architecture et l’identité nationale de la Catalogne. Gaudí lui-même rédigea la critique d’une exposition industrielle pour un journal intitulé La Renaixença. Une citation du Dr Torras y Bages, un ecclésiastique haut placé que Gaudí connaissait bien et pour lequel il allait concevoir plus tard un monument funéraire, illustre ce courant idéologique : « Vous qui travaillez pour la restauration de votre vie, amoureux talentueux de la Catalogne, qui travaillez pour la région, vous travaillez aussi à la restauration des sentiments humains, pour réussir une véritable littérature humaine (…). Celui qui aime le genre humain, doit aimer le genre humain dans son pays, comme un saint est vénéré sur son autel. » Cette citation fut le sujet d’un concours littéraire, genre d’événements qui visaient à générer et promouvoir la culture catalane. Le public privilégié de Torras y Bages était la section catalane de la jeunesse catholique de Barcelone et constitue un bon exemple de la veine religieuse de l’esprit de la Renaixença. Les positions conservatrices comme celles-ci contrastaient avec la position plus objective de Domènech et d’autres lignes plus radicales. Quand Picasso vivait dans la ville avant de partir à Paris, il faisait partie d’un groupe d’artistes, incluant Santiago Rusinyol et Ramón Casas, qui se rencontraient au célèbre café Le Quatre Gats.
Gaudí n’avait rien à faire avec les activités culturelles décadentes et anarchiques de ces rassemblements. Sa pensée était plus conservatrice et s’associait au pouvoir institutionnel représenté par des hommes d’Église comme Torras y Bages ou ses autres riches mécènes. La Sagrada Familia, qui couvre et dépasse la période du Modernisme, est l’expression la plus monumentale des objectifs conservateurs de la Renaixença. Néanmoins, les nombreux projets domestiques de Gaudí marquent aussi une contribution importante en tant qu’expression du goût et de l’optimisme plus luxuriants de la bourgeoisie barcelonaise. Deux monuments publics offrent une idée des éléments de la société Renaixença de Barcelone à laquelle Gaudí s’identifiait. Il y a d’abord ses projets pour une parade en l’honneur de Francisco Vicente García, recteur de Vallfogona. Le recteur était connu au dix-septième siècle pour sa poésie, et fut 28. Bellesguard, détail des carreaux de l’entrée (Lions et coqs, symboles du pouvoir royal).
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l’ami du prolifique dramaturge Lope de Vega, ce qui est un gage de ses talents littéraires. Pour le deux cent cinquantième anniversaire de sa mort, la ville de Vallfogona décida d’organiser une série de célébrations, y compris des processions élaborées dont les chars décoratifs furent conçus par Gaudí. Malheureusement, la procession gaudíesque n’eut jamais lieu. Les dessins existants révèlent néanmoins qu’il avait choisi une procession dans un style renaissance adéquat, dédiée aux thèmes pastoraux de la moisson des champs de maïs, des oliviers, et celui des vendanges. On voit les personnages porter des torches, les ânes et les charrettes sont ornés de guirlandes de fleurs. Gaudí a tenté d’évoquer la recréation poétique d’une procession du début de l’ère moderne avec de la musique et une cérémonie. Un aspect important de cette commande est qu’elle a bien pu résulter des contacts qu’il se fit par les associations d’« excursionistas ». Quoi qu’il en soit, il est certain que de telles activités avaient enflammé son imagination lors de la création de ces projets. Bien que cela ne soit pas une certitude, on pense que Gaudí a pu contribuer à un monument permanent et explicitement politique dédié au Dr Robert, maire de Barcelone en 1899. Pendant son bref mandat, il s’opposa audacieusement aux exigences de Madrid, que l’on considérait comme une force centralisatrice essayant de dominer les entreprises et la prospérité de Barcelone. Son intransigeance contre Madrid était telle que la guerre fut déclarée contre la Catalogne, mais évitée par la démission du Dr Robert et par la soumission aux exigences du gouvernement. En 1907, on érigea un monument au maire, mort en 1902. Il semble que la contribution de Gaudí en soit le socle, qui est monumental, de forme géologique, évoquant les montagnes de Catalogne qui jouent un rôle important dans l’identité nationale de la région. Le style de cette réalisation permettrait de penser que le travail est de Gaudí. Sur les côtés du monument, on voit de petits passages ressemblant à des grottes, et de cette montagne, symbolisant la force de la Catalogne, coule de l’eau jaillissant de fontaines. Au-dessus se trouve une série de figures allégoriques, y compris le Dr Robert et la Vérité, sculptées par Juan Llimona Bruguera. Sous la dictature de Franco on démonta la sculpture, à cause de son radicalisme, mais elle fut ensuite replacée dans les années 80.
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Préserver les valeurs et les pratiques du passé à l’ère moderne
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audí et les différents commanditaires pour lesquels il travaillait partageaient une vision sélective de la modernité : ils appréciaient les progrès technologiques, comme les métiers à tisser automatiques, qui accroissaient leur richesse, mais étaient moins enthousiastes à l’égard des modifications de l’ordre social, tels que l’égalité des salaires pour les femmes, ou même la démocratie. Gaudí affirmait que « La démocratie est la règle de l’ignorance et de la stupidité. » Il avait manifestement pris de la distance vis-à-vis de l’association de sa jeunesse avec les idées de la coopérative Mataró pour adopter une vision plus conservatrice de l’ordre social, fondée sur un modèle à l’eau de rose et paternaliste de féodalité urbaine. On peut noter un lien entre l’attrait des styles architecturaux médiévaux et ces comportements sociaux. Le souci de maintenir une société rigide et ordonnée, que l’on rencontrait à travers l’Europe, peut se comprendre comme la réponse inquiète aux changements sociaux spectaculaires et le désir d’accroître la richesse autant que possible. Gaudí lui-même préservait les traditions dans sa manière de travailler. Il dirigeait un large atelier avec des assistants pour accomplir différentes tâches, la menuiserie, les constructions en fer forgé, la mosaïque, la peinture et les vitraux. Cette manière de travailler permet de comprendre ses liens avec les idéaux de l’Arts and Crafts. On trouve un bon exemple de la diversité du travail effectué dans l’atelier de Gaudí ainsi que sa qualité dans les meubles qu’il concevait. Le marquis de Comillas, l’un des mécènes les plus riches de Gaudí, lui commanda une série de travaux pour sa chapelle privée. Gaudí réalisa un fauteuil en forme de trône, un prie-Dieu et un banc en bois. Ce dernier démontre la capacité de Gaudí de travailler les formes architecturales à petite échelle, et de les associer à des sculptures décoratives. Vues de côté, ces sculptures, soutenues par de minces colonnes, comportent des voûtes gothiques en ogive et un élégant dragon ailé et sinueux. La signification du dragon est développée dans le cinquième chapitre, au cours de l’étude de la propriété de campagne d’Eusebio Güell, de la famille Comillas par alliance. Gaudí conçut les meubles de plusieurs maisons qu’il construisit, comme la Casa Calvet, construite entre 1901 et 1902. On peut avoir une idée de leur conception élégante grâce aux chaises réalisées pour la famille Calvet. Elles révèlent la progression de l’idée dans l’esprit de Gaudí, à mesure qu’il expérimente diverses formes. Au début du vingtième siècle, Gaudí avait évolué d’un style traditionnel vers une conception fluide et abstraite, qui met en valeur le grain et la couleur du bois.
29. Casa Milà, chaise sculptée conçue par Gaudí. 30. Parc Güell, colonnes obliques du viaduc.
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La Barcelone de Gaudí Nous mentionnerons plusieurs des assistants de Gaudí dans les chapitres qui suivent, et leur contribution est difficile à étudier avec minutie, même si certains de leurs travaux se distinguent au sein des histoires mêlées des arts et métiers, et les différencient du mouvement Arts and Crafts. Le rôle des assistants soulève la question de la paternité des œuvres de Gaudí, mais ne peut être analysée ici dans le détail. Il est cependant clair que Gaudí faisait œuvre d’autorité dans son travail : « Celui qui est responsable ne devrait jamais entamer de discussions, au risque de perdre son autorité dans le débat (…). L’Architecte est un patron dans tous les sens du terme, ce qui signifie qu’il ne trouve pas la constitution toute faite, il la fait lui-même. » Bien que cette affirmation ait un caractère autoritaire, de nombreux assistants travaillèrent avec Gaudí toute leur vie, en ayant la liberté de développer leurs talents et leur imagination. Gaudí semble donc avoir été un « patron » raisonnable et éclairé. Bien que Gaudí employât des matériaux modernes par le biais de son équipe d’assistants, il vantait aussi l’utilisation de matériaux traditionnels. L’un des contrastes frappants de la Sagrada Familia réside dans l’opposition entre la section moderne, produit de la technologie, et l’aspect très différent de ce qui a été fait à la main. L’apparence industrielle diminue l’impression que donne l’édifice. En employant des artisans, Gaudí pouvait expérimenter des effets de formes et de couleurs pour réussir « la confluence impossible entre abstraction et expression ». Il étudia la relation entre forme et signification architecturales avec une intensité grandissante. Outre la liberté de styles architecturaux dus à l’éclectisme et à l’éventail de moyens offerts par ses assistants, un facteur-clé de ses conceptions se trouvait dans l’étude de la nature. La nature n’est jamais éloignée de son œuvre, ses formes organiques et ses motifs offrant une myriade de traits décoratifs et d’exemples de possibilité structurelle. De plus, dans la conception néo-médiévale de Gaudí, la nature était une preuve importante de l’activité divine : « Dieu n’a conçu aucune loi stérile, c’est-à-dire qu’elles ont toutes leur application ; l’observation de ces lois et de leurs applications est la révélation de la Divinité. Les inventions sont les imitations de ces applications (un avion imite un insecte ; un sous-marin, un poisson). Ainsi, quand une invention n’est pas en harmonie avec les lois naturelles, elle n’est pas viable. » Il y a donc au centre de l’œuvre de Gaudí le souci de suivre les lois de la nature, car elles sont la révélation de Dieu. 31. Casa Milà, chaises sculptées conçues par Gaudí. 32. Parc Güell, salamandre en revêtement de mosaïque en trencadís. 33. Parc Güell, banc sinueux de l’esplanade.
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Boutiques et réverbères : les projets urbains de Gaudí
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n dépit d’un regard plein d’affection sur le passé, ni Gaudí ni ses mécènes n’étaient coupés du monde moderne quotidien de Barcelone. Ils formaient une génération nouvelle qui cherchait à donner une définition neuve de la ville et de ses espaces urbains. Les vastes maisons de Gaudí et ses immeubles en étaient pour lui le moyen principal. Il existe toutefois un autre groupe d’œuvres qui dénotent la vision et la conception que Gaudí avait de la ville et de l’espace urbain modernes.
En 1879, un an après l’obtention de son diplôme, Gaudí reçut une commande du conseil municipal. Il devait assurer la conception de lampadaires décoratifs au gaz. Il produisit deux modèles, le plus élaboré comportant six lampes pour la place se trouvant au centre du quartier gothique de Barcelone, appelée la Plaça Reial. Un projet de Gaudí pour ces lampadaires les décrit vus de dessous, comme une touche architecturale spectaculaire dans les rues et les places de la ville. S’élevant d’un socle de marbre, la colonne de fer du lampadaire est décorée du blason de Barcelone, et l’on voit à son sommet le casque ailé et le caducée du dieu Hermès, à la fois messager des dieux et dieu du commerce, une référence tout à fait adéquate pour l’époque. Il manque la référence classique au projet plus simple avec trois lampes. En 1880, Gaudí fut impliqué dans un second projet de modernisation de la ville par l’adjonction de lampadaires, électriques cette fois-ci. Ces lumières devaient longer une promenade côtière de Barcelone, mais ne furent malheureusement jamais réalisées. Les deux projets existants montrent que Gaudí avait des idées bien plus grandioses que deux années auparavant. Le dessin le plus accompli montre une silhouette debout près d’un réverbère supposé atteindre vingt mètres de hauteur. Son apparence diverge totalement des projets précédents.
34. Plaza Real, réverbère.
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Un jardin ornemental se trouve à la base, ce qui aurait sans nul doute décidé des couleurs du travail, qui aurait été peint si l’on en croit le dessin. Il était de surcroît décoré d’écussons de la Catalogne en métal et de noms d’amiraux catalans célèbres. L’histoire et la politique sont au cœur de cet étalage de technologie moderne. Les lumières électriques devaient pendre autour d’un second bac ornemental de fleurs suspendu, les cordons supportant les armoiries paraissant d’une importance secondaire au regard de la déclaration de l’histoire maritime de Barcelone. Près de trente ans après, Gaudí allait revenir à cet élément propre à la ville moderne, en dehors de Barcelone, dans la petite cité de Vic. Il s’y était rendu pour une convalescence, et se trouva impliqué dans un projet de création d’un monument à la mémoire de l’un des célèbres citoyens de Vic, Jaime Balmes Urpía. Le projet de réverbères commémoratifs recommandé par Gaudí indique qu’il cherchait à associer l’ancien et le moderne. La conception qu’il en fit offre une indication claire de son développement créatif en tant qu’architecte. Les œuvres achevées furent mises en place en 1910, mais sont difficiles à analyser, car elles furent démolies en 1924. D’après les photographies d’archives, il est clair que Gaudí avait dépassé l’expression classique des premiers réverbères et adopté une conception plus élaborée et décorative. Le socle en basalte offre une base naturelle de laquelle s’élève ce qui relève plus de l’arboricole que de l’architectural. Les supports des lampes ressemblent aux branches d’un arbre, les lampes ellesmêmes étant semblables à de larges fruits. Au sommet se trouve une croix qui elle aussi évoque la substance végétale. Le second ensemble de travaux qui illustrent la modernité de Gaudí participe de son œuvre dans le secteur du commerce, et constitue le dernier objet de ce chapitre.
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La Barcelone de Gaudí Parmi les petits projets qu’il réalisa juste après son diplôme, l’un des plus important, se trouve être, curieusement, un étalage de gantier, réalisé pour que Raimundo Comella puisse montrer ses articles à l’Exposition universelle de Paris en 1878. Ces expositions constituaient un trait important de la vie du XIXe siècle. La Grande Exposition au Crystal Palace en 1851 établit un précédent à ce type d’événement, qui cherchait à exposer les dernières avancées que la société industrielle pouvait offrir, ainsi que l’œuvre des artisans qui continuaient de travailler de manière traditionnelle. Malheureusement cet étalage n’existe plus, bien qu’il existe un dessin d’une large structure en verre. Le meilleur témoignage de son succès est le fait que, quand il le vit à Paris, Eusebio Güell fut si impressionné qu’à son retour à Barcelone il se mit en quête de Gaudí, et ce fut le début d’une longue relation de mécène à architecte qui produisit nombre des plus grandes œuvres de Gaudí. Barcelone elle-même organisa une Exposition universelle en 1888. Gaudí conçut un pavillon pour la Compagnie Transatlantique, propriété du marquis de Comillas. On en sait malheureusement peu sur son engagement car l’exposition était temporaire et les projets n’existent plus. Néanmoins, en 1910, Gaudí exposa encore à l’Exposition universelle organisée pour la seconde fois à Paris. À cette occasion, Gaudí montra son propre travail, et en particulier celui qu’il effectuait sur la Sagrada Familia. Eusebio Güell prit en charge tous les frais de l’exposition, exprimant sa confiance absolue dans le talent de Gaudí. Il y eut des réactions critiques variées à l’œuvre et à son thème ouvertement religieux. Tandis que ces expositions révèlent la participation de Gaudí à la scène culturelle de son époque, il reste peu de traces des expositions elles-mêmes. Une fois encore, le passage du temps n’a pas préservé un autre ensemble d’œuvres de Gaudí, en l’occurrence ses travaux pour les commerces. Bien qu’il y ait pour seule preuve les dessins et les photographies, ceux-ci illustrent un aspect populaire et séculier des commandes publiques de Gaudí. En 1878, il réalisa un kiosque pour Manuel Carré et Enrique Girossi. Il ne fut jamais construit, mais le projet consiste en une large structure de fer forgé et de verre destinée à la vente de fleurs. Le verre aurait été idéal pour les fleurs. De plus, le toit dépassait des murs pour abriter les plantes du fort soleil méditerranéen. Il comprenait aussi une horloge et des lampes à gaz. Il apparaît que Gaudí cherchait à créer une structure qui rendait ses marchandises visibles et qui attirait l’œil par un certain nombre de détails. Gaudí accepta une deuxième commande moins importante, qui consistait en la création de l’enseigne et de la façade de la pharmacie Gibert. On en sait peu sur ce projet, mais il subsiste une photographie du travail de Gaudí.
L’écriture de l’enseigne contraste avec la carte professionnelle que Gaudí réalisa pour lui-même, et elle est un exemple de ses travaux calligraphiques. Les sculptures sont aussi caractéristiques de la décoration de ses premiers meubles. Vingt-deux ans plus tard, Gaudí revint à la conception d’un établissement commercial, cette fois-ci en tant que collaborateur. Le projet était de bien plus grande ampleur. Un homme d’affaires italien, Falminio Mezzalana, commanda à Gaudí la conception d’un café au coin de deux des rues principales de l’Eixample, le Passeig de Gracia et la Gran Vía. Une fois fini, ce Café Torino servait de vitrine au vermouth Martini et Rossi. Bien que Gaudí ne bût jamais une goutte d’alcool et fût strictement végétarien, cela n’empêcha pas sa contribution à ce qui doit être un chef-d’œuvre parmi les bars de l’époque. La façade conçue par José Puig i Cadafalch a la forme d’un large haricot, soutenue par un vaste pilier central avec des portes vitrées de chaque côté. D’après la seule photographie qui nous reste, la taille de la vitre est étonnante et la courbe gracieuse qui l’entoure crée l’effet d’une élégante grotte urbaine. Sur le pilier se trouve une sculpture modernista d’Eusebi Arnau, représentant une nymphe avec une coupe débordante. Au-dessus d’elle on voit un rameau de vigne en fleurs. À l’intérieur du bar, où se déployèrent les talents de Gaudí, il y avait une série de pièces décorées par des artistes vénitiens et catalans. Gaudí conçut un salon orientalisant dans un style mauresque. Comme il l’avait fait précédemment avec la Casa Vicens, Gaudí utilisa du carton comprimé pour créer les effets exotiques sur les murs et les plafonds. La dernière œuvre que nous discuterons ne fut, encore une fois, jamais construite par Gaudí, et elle renvoie par bien des points à la reconnaissance de l’architecte aux États-Unis. En 1908, deux visiteurs américains exprimèrent un intérêt considérable pour l’œuvre de Gaudí, et suggérèrent qu’il conçoive un grand projet à New York. Il s’agissait d’un ensemble de bâtiments conçus avec trois objectifs : des appartements résidentiels, des restaurants, et des espaces d’expositions et autres événements culturels et divertissements. Le dessin le plus achevé que nous ayons de cet épisode de la vie de Gaudí est de son assistant Juan Matamala, dont le bref article à ce sujet fournit la plupart des informations que nous puissions rassembler. Le projet de Matamala donne une idée fascinante de la manière dont Gaudí a pu aborder la plus moderne des formes architecturales, le gratte-ciel. S’il avait entrepris cette commande, l’image moderne de Gaudí serait sans doute très différente, mais la maladie et de nombreuses commandes en cours à Barcelone rendirent ce projet impossible à réaliser.
35. New York Hotel, design de Juan Matamala.
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Tranformer l’espace domestique À l’exception de deux remarquables maisons de campagne, l’architecture temporelle et domestique de Gaudí, analysée dans ce chapitre, est essentiellement urbaine. La plupart de ces projets citadins furent à Barcelone, et constituent des repères de la croissance de la ville. Tous les édifices offrent des perspectives importantes sur les aspects sociaux et culturels de la Renaixença catalane. Cette série de commandes non seulement renseigne sur la réflexion de Gaudí en ce qui concerne les traditions architecturales catalanes, mais elle sert aussi de témoignage du développement économique de Barcelone et d’une nouvelle classe de mécènes aisés ; on peut noter qu’un certain nombre de ces maisons associaient des bureaux et un entrepôt pour les marchandises dont les propriétaires faisaient commerce. Pour célébrer la force de la capitale catalane, Gaudí chercha dans le passé des paradigmes de puissance et de succès régionaux, tels un palais de la Renaissance ou un château médiéval. Tous deux apportent une indication efficace de l’impression que les propriétaires ont voulu créer. Les commandes réalisées pour Eusebio Guëll étant étudiées plus loin, ce chapitre trace l’évolution du style de Gaudí à travers une étude attentive de
certains des édifices civils les plus connus de l’architecte, ainsi que d’autres, nombreux, souvent négligés. Deux principaux thèmes sont explorés : tout d’abord, l’engagement créatif de Gaudí dans le vocabulaire architectural des traditions du passé, ensuite, le développement progressif d’approches radicales et novatrices d’un éventail de tâches architecturales. La conception des façades extérieures, l’usage créatif de l’espace intérieur, les diverses méthodes décoratives et les effets inventifs accomplis par le biais d’un éclairage subtil sont étudiés. Une étude de cet ensemble de demeures révèle comment Gaudí commença d’abord à expérimenter les « règles » de l’architecture, ce qui peut s’identifier à l’éclectisme du Modernisme. Un second développement montre par la suite comment Gaudí chercha à pousser plus loin ses expériences sur l’éclectisme et à réinventer quasiment les « règles », à mesure qu’il développait un style qui fusionnait la tradition architecturale et une esthétique moderne basée sur la nature et l’abstraction. Les résultats de ce processus constituent une série de repères dans l’architecture « moderniste », couronnés par les innovantes Casa Batlló et Casa Milà.
36. Casa Vicens, vue de la façade depuis la Calle de Carolines. 37. Casa Vicens, détail de la grille d’entrée. 38. Casa Vicens, détail de la tour.
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La Casa Vicens
L
e premier projet domestique de Gaudí fut la Casa Vicens. Des recherches dans les archives municipales ont permis de retrouver un plan pour la maison signé de 1883, mais on pense que Gaudí commença à préparer les projets cinq ans auparavant. La phase de construction fut aussi longue que le processus de conception. En 1888, la maison n’était toujours pas achevée. La complexité du projet de Gaudí et la richesse de la décoration intérieure expliquent le temps que mit Gaudí à réaliser cette demeure. Bien que la Casa Vicens ait subi un certain nombre de changements, elle reste un témoignage impressionnant du talent de Gaudí à cette étape précoce de sa carrière ; il n’avait nullement perdu son temps. En termes stylistiques, la maison est un exemple impressionnant de son utilisation multiple de l’approche éclectique de l’architecture telle qu’elle était pratiquée par ses pairs, Vilaseca ou Domènech par exemple. La Casa Vicens est une démonstration lyrique et assurée de la maîtrise créative qu’avait Gaudí d’un style architectural orientalisant. À l’origine, la demeure était mitoyenne avec un couvent du voisinage, mais malgré cela Gaudí créa un palais oriental richement décoré dans un jardin agrémenté d’une fontaine élaborée. Si le style oriental était alors très en vogue en Europe, il est cependant important de rappeler la contribution mauresque à l’architecture espagnole. L’Alhambra de Grenade est le plus célèbre des nombreux édifices qui pouvaient influencer les architectes. De plus, la conception des maisons avait intégré bien des principes mauresques, comme l’utilisation de la brique, du carreau et de l’eau dans un but décoratif. Gaudí explora toutes ces possibilités. L’étage supérieur démontre l’utilisation que faisait Gaudí des éléments mauresques architecturaux, avec ses colonnes de brique recouvertes de carreaux verts et blancs conduisant à des tourelles à coupole. Néanmoins, ce souci de créer une image exotique de l’oriental ne résulte pas d’une application méthodique de principes, mais d’une élaboration créatrice à partir de ces derniers. Les voûtes du rez-de-chaussée et du dernier étage font clairement référence à celles que l’on trouve dans l’architecture mauresque, mais Gaudí s’est détaché d’une simple imitation. Il parvient plutôt à les évoquer au moyen d’une conception géométrique plus abstraite, dont le dessin des carreaux verts et blancs accentue la forme. Dans toutes ces maisons de la première heure, on assiste à une démonstration de l’inventivité de Gaudì dans sa capacité à développer les traditions architecturales de manière nouvelle et créative. Les éléments de fantaisie et de plaisir si étroitement liés dans les emprunts artistiques des pays asiatiques et africains occupent une place importante dans cette maison ; les tourelles à coupoles ont des balcons que l’on atteint par des passages sur les toits et, après avoir contemplé le jardin et ses palmiers, les propriétaires pouvaient descendre dans le fumoir sophistiqué, exemple pragmatique du goût orientalisant de la fin du dix-neuvième siècle. Ici, les voûtes décorées révèlent toutefois une autre facette de la créativité de Gaudí. 39. Casa Vicens, vue de la façade avec détail de la fenêtre. 40. Casa Vicens, fenêtre avec dragon de fer forgé. 41. Casa Vicens, fenêtre avec dragon de fer forgé.
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Il n’a pas eu recours aux techniques traditionnelles des architectes mauresques pour créer cet effet, mais il a, au lieu de cela, employé les techniques modernes : les carreaux appliqués sur les murs sont des reliefs en carton comprimé ! Ceci fut réalisé par un autre client de Gaudí, Hermengildo Miralles Anglés. Les carreaux étaient bleu foncé à l’origine, et ce thème chromatique fut repris dans les œillets jaunes et bleus peints à l’huile. Le fumoir montre combien les talents de Gaudí comprenaient non seulement la conception de l’extérieur d’un bâtiment, mais aussi la création de l’espace intérieur et de sa décoration. On perçoit Gaudí le concepteur à côté de l’architecte. Ses talents de décorateur sont aussi manifestes dans la salle à manger, avec ses portes entourées d’images d’oiseaux et de fleurs jaillissant abondamment entre les poutres. Les motifs végétaux se poursuivent dans de vives couleurs le long des murs. On a suggéré que Gaudí s’était inspiré d’une revue britannique pour ces modèles, ce qui signale son intérêt pour les nouveautés au-delà des traditions de sa Catalogne natale. La culture méditerranéenne exerce néanmoins une forte influence. Quatre inscriptions poétiques entourent la pièce, correspondant à l’orientation de la maison par rapport au soleil. Par exemple, au sud-est, que le soleil atteignait le matin, on peut lire : « Sol, solet, vina’m a veure que tinc fret » (« soleil, petit soleil, viens me voir j’ai froid »). Il est important de noter très tôt que nombre de riches traits décoratifs sont tout autant de preuves du développement de l’atelier de Gaudí. Il n’entre pas dans le sujet de cet ouvrage de traiter dans le détail le rôle des assistants de Gaudí pour toutes ses réalisations, mais il faut constamment garder en mémoire la contribution de son équipe d’assistants. José Torrescassana Sellarés et Antonio Riba García travaillèrent respectivement à la peinture et aux sculptures de la salle à manger. Le second sculpteur mis à contribution fut Lorenzo Matamala Pinyol, un ami d’enfance de Gaudí, qui allait jouer un rôle central à l’atelier de la Sagrada Familia. Il fit le modèle d’une palme en argile, que Juan Oñós reproduisit en fer pour le portail principal. En tant qu’élément de la façade, ce motif fixe le ton moderniste et orientalisant de la demeure, et constitue le premier des nombreux portails que Gaudí et son atelier allaient créer pour donner une cadence théâtrale à l’expérience architecturale de ses habitations. Pendant la construction de la Casa Vicens, Gaudí travaillait à sa première demeure rurale, connue sous le nom d’El Capricho. Elle fut commandée en 1883 par Don Máximo Díaz de Quijano, et terminée en 1885 ; les meubles et la décoration furent finalement achevés en 1887. Il existe un débat entre les Gaudinistas, pour savoir si Gaudí vint effectivement sur le site ; Bassegoda i Nonell penche pour une réponse affirmative, car de nombreux détails avaient dû attirer son attention. Il est toutefois certain que le chef des travaux était Cristóbal Cascante Colom, qui utilisa une maquette réalisée par Gaudí. La collaboration entre Gaudí et Cascante avait débuté avec les projets sur lesquels ils avaient travaillé ensemble durant leurs études.
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El Capricho
E
l Capricho (le Caprice), comme son nom l’indique, était une retraite
rurale destinée à des escapades agréables loin du labeur et de la vie citadine. Le plaisir étant un aspect central de ses directives, Gaudí trouva une solution inventive qui fait écho à nombre d’éléments fantastiques de la Casa Vicens, les deux édifices étant proches sur bien des points.
El Capricho manifeste l’éclectisme de Gaudí, caractérisé par l’utilisation
assurée, et non la simple imitation, des traditions et des modèles architecturaux. Dans le cas présent, le modèle est le château médiéval, comme on le voit clairement évoqué dans la tour très travaillée. Don Quijano avait sans doute pris plaisir à ces allusions romantiques au fief médiéval, une escapade bienvenue dans les gloires du passé, loin des réalités de la vie commerciale moderne. L’allusion à l’architecture gothique éclectique est plus claire dans les fenêtres pointues, cependant l’éclectisme de Gaudí est manifeste dans le contraste entre les arabesques de la tour et les colonnes classiques du portique. Il ne paraît pas extravagant de suggérer que le choix de ce type de colonne est dicté par le fait qu’elles doivent soutenir la tour, un système gothique plus élaboré ayant demandé une solution plus complexe. La capacité qu’avait Gaudí de trouver des solutions créatives à des problèmes architecturaux se manifeste dans la solution qu’il apporta au niveau inégal du site. La maison a trois étages. L’entrée que nous venons de mentionner ouvre sur le premier étage, ou encore ce que l’on nomme le planta nobile pour ce genre élaboré d’habitation. Sous cet étage se trouve une sorte de sous-sol, dans lequel on entre par l’autre côté du bâtiment. Les pièces de ce niveau comprennent une cuisine, une buanderie et une écurie, alors que l’étage supérieur est destiné aux principaux habitants, avec la salle à manger, le salon, et une chambre. On trouvait à l’étage supérieur d’autres chambres, ainsi qu’un accès à la tour, le balcon à la base de cette dernière et une terrasse sur le toit. Les différents niveaux de la maison se démarquaient par leurs matériaux. Le rez-de-chaussée en pierres de taille rustiques offre de solides fondations physiques et visuelles. Sur le côté ouest où le sol est plus haut, ces fondations sont de trois rangées de pierres seulement.
42. El Capricho, tour. 43. El Capricho, détail de la tour.
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Les colonnes de pierre blanche de l’entrée principale, indiquant clairement l’étage le plus important de la demeure, contrastent avec les murs de briques alternant le rouge et le jaune, et divisés par des bandes de carreaux de céramique avec des feuilles et des tournesols. L’étage supérieur est essentiellement sous les combles ; on retrouve les mêmes carreaux de
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céramique, qui habillent aussi les lucarnes ouvrant sur les toits pentus en tuiles du dernier étage, ainsi que la tour. Un escalier en colimaçon mène à un balcon entouré d’une élégante balustrade en fer, couronnée de la structure semblable à un temple qui semble flotter sur quatre fines colonnes. On peut noter les similarités avec la Casa Vicens, dans le recours à des carreaux de céramique et à la ferronnerie. Malheureusement, en raison de réformes et de réparations nécessaires, la décoration intérieure n’est pas aussi bien préservée que celle de la Casa Vicens. On trouve de nouvelles références à l’architecture islamique dans des niches conçues pour des plantes. S’ajoutant à cette dimension du travail de Gaudí, on doit mentionner son projet pour le jardin, qui inclut des murs, une fontaine et une grotte artificielle, éléments architecturaux qu’il allait développer dans le Parc Guëll.
44. El Capricho, entrée principale. 45. El Capricho, façade nord. 46. El Capricho, façade est.
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Casa de los Botines
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omme avec El Capricho, la commande suivante de Gaudí, la Casa de los Botines, de León (1891-1892), témoigne de sa renommée grandissante au-delà de la ville de Barcelone, cette fois-ci au-delà même de la Catalogne, jusqu’à León. Le lien catalan subsistait néanmoins. Dans ce cas-ci, les mécènes Símon Fernández et Mariano Andrés étaient des négociants catalans installés à León.
La force du lien avec la Catalogne est évidente dans la statue du saint patron de la région, saint Georges, installée au-dessus de l’entrée principale du bâtiment. La Casa de los Botines dénote un changement significatif dans l’architecture temporelle et domestique de Gaudí. Au lieu d’une petite résidence privée, constituant une échappatoire aux rigueurs de la vie commerciale, la Casa de los Botines est plus un édifice public par bien des aspects. D’abord, dans son état original, elle comprenait deux appartements pour les propriétaires, au premier étage, alors que le rez-de-chaussée et le soussol abritaient des bureaux et des entrepôts pour leur négoce dans le textile. De plus, les deux derniers étages offraient quatre appartements destinés à être loués. L’édifice signale donc la réponse de Gaudí à l’accroissement de la population urbaine, du développement commercial, ainsi que son souci de créer un espace citadin exaltant. Ce point est important, car c’est ici que Gaudí pouvait s’impliquer dans l’espace public et urbain. Il allait continuer à développer des réponses à ces facteurs dans les commandes qui suivirent à Barcelone. L’utilisation d’éléments gothiques pour El Capricho a été développée dans cet édifice pour créer un palais urbain monumental dans un style médiéval. Il faut noter que le recours de Gaudí à la tradition architecturale médiévale doit être considéré dans le contexte de son architecture ecclésiastique, en particulier le palais de l’archevêque à Astorga, non loin de León. Néanmoins, le choix du langage gothique ne doit pas être seulement compris comme un changement dans la pratique de Gaudí : il évoque, dans la Casa de los Botines, d’importants points communs idéologiques avec les commanditaires. En termes d’histoire économique espagnole, le textile a constitué une source de richesse considérable à la fin du Moyen-Âge, dans les villes catalanes comme León en particulier. Le choix du style gothique peut donc être lu comme une allusion à l’héritage économique de la ville, et à sa résurgence. Il ne semble pas extravagant de suggérer que les propriétaires voulaient s’imposer en tant que Leoneses, les allusions à la Catalogne restant cependant centrales. Le choix du gothique comporte aussi des liens spécifiques avec la période de prospérité et de croissance de la Catalogne avant la domination de la monarchie castillane à partir du XVIe siècle.
47. Casa de los Botines, vue de la tour. 48. Casa de los Botines, fenêtre.
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La sculpture de saint Georges terrassant le dragon, de Lorenzo Matamala, est une référence audacieuse à cette histoire et évoque l’importance des valeurs catalanes, que l’on imagine à la clé de la réussite commerciale des propriétaires. On peut aussi noter que, au sujet de l’insistance sur les valeurs nationales, bien des concepteurs qui contribuèrent à la construction de cet édifice étaient catalans. Le matériau principal est la pierre rustique qui donne au bâtiment un effet imposant, mais cette impression d’austérité est soigneusement modifiée, tout d’abord grâce aux tours fines et élégantes à chaque angle, qui semblent flotter aux extrémités de l’édifice. Les habitants de León émirent des doutes quant à savoir si elles resteraient « à la surface », mais ces doutes furent rapidement dissipés et la construction commença. La recherche rigoureuse de Gaudí et sa compréhension des matériaux avec lesquels il travaillait, prouvèrent que ses 49. Casa de los Botines, vue générale. 50. Casa de los Botines, vue d’angle de l’édifice.
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détracteurs avaient tort, comme il allait le démontrer à plusieurs reprises par la suite. Le second élément-clé du projet de Gaudí se trouve être les fenêtres ; elles montrent sa maîtrise assurée et créative du style gothique. Sur la large façade principale, elles articulent les divisions entre chaque étage, attirant l’attention sur l’étage des propriétaires, et guidant l’œil vers le saint catalan. Elles insistent aussi sur une verticalité graduelle, qui complète celle des tours, l’œil étant dirigé des fenêtres inférieures plus complexes vers celles, plus simples, des étages supérieurs, culminant avec les fenêtres à pignons du grenier, qui se détachent du toit d’ardoises sombres. Le contraste entre ces éléments verticaux et horizontaux est fondamental dans l’opposition entre la grandeur monumentale et les allusions romantiques au monde médiéval, si fréquentes au dix-neuvième siècle, et si importantes pour l’imagination créative de Gaudí. La Casa de los Botines ponctue le premier groupe d’édifices séculaires.
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La Casa Calvet
L
a Casa Calvet constitue la commande suivante effectuée par Gaudí en matière d’architecture temporelle, en 1898. Entre-temps, le travail de Gaudí avait été dominé par des projets pour des mécènes ecclésiastiques, pour Eusebio Guëll, et bien sûr la Sagrada Familia captivait l’intérêt et l’énergie de l’architecte de manière constante.
En effet, c’est dans l’atelier de cette dernière que les plans et les maquettes de cette élégante maison de ville furent conçus ; dominant la carrière de Gaudí, la Sagrada Familia joua un rôle significatif dans le développement de ses conceptions en matière d’architecture. L’ensemble de maisons étudié dans le reste de ce chapitre trace l’émergence d’éléments particuliers de l’œuvre de Gaudí. La Casa Calvet inaugure la seconde série de bâtiments, leur étude nous permettant de retracer l’émergence et le développement de nouvelles approches créatrices de l’architecte en matière d’architecture et de décoration. Il devient ainsi clair que, s’il pouvait envisager des projets à l’échelle de la Sagrada Familia, Gaudí était aussi encouragé, par ses réalisations résidentielles, à explorer de manière remarquable et grandiose ce que l’on pouvait réussir avec de la brique, de la pierre et du béton. Construite en un an, la Casa Calvet ne fait pas a priori grande impression. Si toutefois l’on porte son attention sur les proportions et les rythmes des éléments architecturaux, on détecte une énergie ondulante qui désigne les apparences plus grandioses de ses deux dernières maisons. La façade de pierre est haute et élancée, impression accentuée par les deux pignons qui couronnent l’édifice. Le rez-de-chaussée offre des fondations visuelles solides, avec ses pilastres modulés. Les cinq espaces dégagés par ces derniers définissent la structure de toute la façade. Au rez-de-chaussée, l’espace central marque l’entrée de quatre appartements aux étages supérieurs. Les quatre autres entrées donnaient sur les bureaux et les entrepôts de l’entreprise de textile de la famille Calvet. On peut noter l’importance accordée à cet espace commercial, qui comprenait la cave et qui s’étendait à l’arrière au-delà de l’espace occupé par les appartements. Le toit de l’espace supplémentaire du rez-de-chaussée constituait une terrasse pour l’appartement du premier étage. On note des similitudes avec la Casa de los Botines, en ce qui concerne les fonctions du bâtiment et l’importance accordée à l’appartement du premier étage. En termes de style, Gaudí se détacha du néo-gothique, les rythmes dynamiques de la maison évoquant plutôt l’architecture baroque du dix-septième siècle. Il insiste sur la désinvolture et la légèreté, ce qui suggère un parallèle avec l’architecture Art nouveau, à l’exemple des minces colonnes soutenant le balcon ornementé à fenêtrage du premier étage, qui guide l’œil vers le ciel et souligne la résidence principale du premier étage. Une dynamique s’établit à partir de ce
motif central, en alternant le traitement des baies vitrées le long de la façade. Le balcon central est flanqué de chaque côté d’autres balcons, avec des balustrades recourbées en saillie. Sur les côtés les plus éloignés, on retrouve d’autres balcons, cette fois plus petits et d’une forme plus simplement plate. Gaudí articule le rythme de la façade grâce à ces éléments. Les balcons recourbés sous les pignons accentuent les éléments verticaux de l’édifice, alors que les plus petits balcons tissent entre eux des bandes horizontales. La Casa Calvet constitue le premier pas de Gaudí vers une articulation plus grandiose des éléments horizontaux et verticaux de ses façades. On retrouve d’autres éléments Art nouveau dans cette demeure, spécialement à l’intérieur, à l’instar des escaliers, avec leurs piliers incurvés au virage de l’étage et leur balustrade faite de cercles entrecroisés de ferronnerie sinueuse. Sur deux côtés de l’escalier, qui court autour de la cage de l’ascenseur, des patios apportent de la lumière, démontrant l’utilisation que faisait Gaudí de cette dernière comme un composant de son projet pour exprimer l’espace et souligner les effets de décoration. Si l’on passe de l’effet général aux détails décoratifs, on constate que la Casa Calvet révèle les intérêts et les préoccupations du commanditaire. L’emblème installé au-dessus de l’entrée principale associe la lettre C pour Calvet et le cyprès, symbole de l’hospitalité, une branche d’olivier pour la paix et l’emblème de la Catalogne. Bassegoda i Nonnell a aussi attiré l’attention sur la décoration de la balustrade où l’on voit trois sortes de champignons, et suggère qu’ils évoquent l’intérêt du Señor Calvet pour la botanique. Un autre signe intéressant des idées que Gaudí et son mécène avaient en commun est le heurtoir, forgé par Juan Oños d’après un dessin de Gaudí. Le heurtoir luimême est une lourde croix grecque, que le visiteur abaissait sur le dos d’un large insecte. Alors que ceci peut paraître un motif amusant, le recours à la croix porte une signification allégorique, l’idée de la Foi, la croix, punissant le blasphème ou le péché. L’édifice contient d’autres références à la foi catholique, signalant l’identification de Gaudí avec les traditions plutôt qu’avec les valeurs libérales liées aux styles modernes de l’architecture et de la conception. La commande de Gaudí inclut aussi le mobilier, et l’un des dommages causé par le temps est que nous sommes dans l’incapacité d’apprécier l’ensemble de l’édifice et de son contenu. On a déjà mentionné le fait que Gaudí avait conçu son propre bureau et des chaises ; les étagères et les tables de cette demeure démontrent son talent en la matière, ainsi que l’habileté des ateliers de Casas i Bardés. On apprécia presque immédiatement la demeure ; en 1899, le conseil municipal de Barcelone avait décidé d’octroyer un prix pour le meilleur projet d’édifice public ou privé ; Gaudí obtint la première de ces récompenses annuelles avec la Casa Calvet.
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51. Casa Calvet, vue générale. 52. Casa Calvet, détail de l’anagramme. 53. Casa Calvet, heurtoir de la porte principale.
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54. Bellesguard, banc en céramique de l’entrée principale.
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55. Bellesguard, détail du banc (Le requin porte le ‘M’ marial entrelacé à quatre barres, symbole de l’hégémonie catalane sur la Méditerranée).
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Bellesguard
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n 1900, Gaudí commença à travailler sur sa dernière maison de campagne, Bellesguard, qui, dans une plus large mesure que la Casa Calvet, pousse le vocabulaire de l’architecture traditionnelle dans ses derniers retranchements. Gaudí dépasserait ces limites avec ses deux dernières demeures. Le nom de la maison fait allusion à la vue offerte par sa situation sur les montagnes près de Barcelone. Les preuves apportées par les archives et par les ruines ellesmêmes sur le terrain de la maison attestent sa longue histoire de pavillon de chasse rural. La demeure aspirait à être un château. Son apparence de fort montre l’allusion que faisait Gaudí à l’histoire du site ; on trouvait parmi les propriétaires précédents de nobles familles catalanes, et même le roi catalan Martin Ier. De toutes les constructions temporelles, Bellesguard constitue peut-être l’identification la plus explicite aux traditions et à l’histoire de la Catalogne. Au-delà des allusions à la Renaixença, les documents de Bellesguard apportent des dimensions plus audacieusement sculpturales à l’architecture de Gaudí. La façade principale de l’édifice, au sud, fournit l’expression la plus marquée de ce pas vers un style sculptural. En approchant de la porte principale, on saisit la composition de l’édifice en un arrangement dynamique d’accents verticaux et angulaires. La voûte arrondie entourée d’une mosaïque de pierres de taille établit la dynamique verticale. Au-dessus se trouve une voûte de style mauresque avec deux délicates fenêtres en pointe de part et d’autre. Par bien des aspects, toutes les façades sont des exercices de style en matière de fenêtrage, bien que cela ne relève pas uniquement de la décoration extérieure, comme le montrent les effets de lumières intérieurs ; l’un des éléments-clés du fenêtrage extérieur se trouve dans les hautes fenêtres en pointe. Gaudí a emprunté la fenêtre gothique et l’a étirée et aiguisée à sa plus extrême limite. Le résultat donne une impression de légèreté et de délicatesse quasi impossibles. Dans les deux fenêtres appariées à droite de la façade, les minces colonnes ne semblent pas suffire à soutenir la lourde pierre utilisée pour le mur. Ce motif se répète au premier étage des façades est et nord.
56. 57. 58. 59.
Bellesguard, nervures du plafond au deuxième étage. Bellesguard, vue du côté ouest. Bellesguard, nervures du plafond au deuxième étage. Bellesguard, détail des arcs trilobés de forme parabolique, première mansarde.
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Si l’on remonte la façade, on aperçoit une série de balcons entrecroisés qui s’assemblent en un groupe de fenêtres en pointe, guidant l’œil vers la flèche et sa lourde croix. Toutefois, cette dynamique verticale est aussi dirigée par le côté, les paires de fenêtres en pointe montant vers la rangée de minces colonnes qui encadrent
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les fenêtres supérieures et soutiennent la création d’un effet de fortification recherché par Gaudí ; ici encore, les colonnes semblent trop minces pour la tâche qui leur incombe. La forme angulaire du crénelage insiste sur la verticalité, renforcée par le toit qui se dresse derrière ce dernier. C’est ici néanmoins que l’effet sculptural apparaît dans son entier ; l’aspect en deux dimensions des étages inférieurs de la façade gagne en solidité dans son rapport avec le retrait du toit, qui permet de fixer l’édifice dans l’espace et de donner conscience au spectateur de ses volumes magistraux. La masse sculpturale de Bellesguard, comme pour bien d’autres monuments de Gaudí, exige que l’on marche tout autour pour en découvrir la complexité formelle. Le souci du volume se remarque aussi dans des éléments individuels. La flèche est un exemple de premier choix, et joue avec le contraste paradoxal de légèreté et de gravité qui constitue un thème récurrent des réalisations tardives de Gaudí. Les remparts, les cheminées, les fenêtres du grenier montrent tous comment Gaudí utilise les éléments de base de la façade extérieure à des fins créatrices. Si l’on se déplace autour de l’édifice, on voit l’intérêt de Gaudí pour les contrastes spatiaux et pour les matières permettant d’adoucir les effets de la lourde pierre, utilisée pour donner une tonalité médiévale à la demeure, dans les balcons du premier étage de la façade ouest et des passages sur le toit entre les remparts qui entourent l’édifice. On a suggéré que Bellesguard évoque les ruines d’une précédente bâtisse. Elle est pourtant bien plus qu’une folie sophistiquée, et annonce un mouvement vers son utilisation ultérieure de la pierre, où les propriétés esthétiques du matériau peuvent jouer un plus grand rôle. Bellesguard suggère une relique du passé, et non son caractère éphémère ; l’édifice est une évocation romantique des traditions de l’histoire catalane que Gaudí et ses mécènes cherchaient à perpétuer. L’intérieur révèle les effets décoratifs créés par les différentes formes des fenêtres, et forme un contraste marqué avec les allusions historiques de l’extérieur. La cage d’escalier, avec ses carreaux et les murs en plâtre lisse, est pleine de lumière.
60. Bellesguard, détail du vitrail, etoile de Vénus. 61. Bellesguard, hall d’entrée. 62. Bellesguard, fenêtre sur le toit.
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On note un calcul dans le choix des fenêtres du premier étage, car les formes de la voûte mauresque et des deux voûtes en ogive de part et d’autre sont reprises dans la jonction des voûtes de la cage d’escalier. Le recours au verre teinté, les rampes de fer délicatement sinueuses évoquent une élégante maison Art nouveau, plus qu’un château médiéval. On doit pourtant considérer deux aspects intérieurs importants. On a mentionné le plâtrage qui cache la brique et la pierre derrière des surface lisses et ondulantes, un effet créé par Gaudí dans des réalisations antérieures et utilisé à des fins grandioses dans ces derniers projets. Il faut néanmoins noter le contraste offert par la large pièce du deuxième étage, dans laquelle on n’a pas recouru au placage en plâtre. Au lieu de cela, les lignes de briques individuelles s’ajoutent à la rangée de voûtes qu’il a créée dans le plafond, et qui sont soutenues par des poutres de briques entrecroisées. On remarque encore une fois la sensibilité de Gaudí aux différents effets créés par ses matériaux. Le contraste entre l’intérieur et l’extérieur des réalisations de Gaudí révèle combien il ne planifiait pas la décoration selon une esthétique uniforme, cherchant plutôt à créer une panoplie d’effets. Gaudí ne termina pas ce projet, qui fut achevé par l’architecte Doménec Sugranes ; la maison reste néanmoins le témoignage d’une transition vers ses travaux ultérieurs, comme nous le verrons avec ses deux dernières maisons ainsi qu’avec le Parc Guëll. Gaudí travailla non seulement à la conception de la maison elle-même, mais aussi à celle des jardins. L’un des traits principaux en était un viaduc avec des arches que Gaudí avait ajouté pour un chemin vers le cimetière qui avait été dévié pour construire la maison. Les arches de briques lourdes et de pierre donnent une idée des réalisations de Gaudí qui se développent à partir de formes naturelles, sens qu’allait prendre son architecture. Gaudí allait délaisser le langage et l’évocation historiques pour développer une architecture de formes inspirée de la nature, qui évoquait les thèmes plus élémentaires de la vie et de la mort dans son architecture temporelle. La rédemption et la résurrection étaient réservées à ses œuvres ecclésiastiques.
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Des demeures pour deux amis et un peintre
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vant de nous intéresser aux deux dernières maisons qui portent l’architecture domestique de Gaudí à son point culminant, il faut noter certains projets mineurs qu’il réalisa. Certains sont à plus petite échelle, et d’autres ne furent jamais terminés ou ne laissent que peu de traces. Deux projets révélant les talents de Gaudí à travailler à petite échelle montrent aussi sa disponibilité pour des amis. En 1899, Gaudí réalisa une maison pour son ami le peintre Alejo Clapés Puig. On peut encore la voir aujourd’hui, et elle a une apparence inhabituelle au sens où on la considérait peu du fait de sa simplicité jusqu’en 1976. Pour ces raisons, il n’est nul besoin d’en parler longuement ici, si ce n’est pour mentionner la contribution de Clapès à la décoration du Palacio Guëll et de la maison connue sous le nom de « La Pedrera ». En 1900, Gaudí accepta aussi de refaire la façade de la maison de son proche ami le Dr Pedro Santaló Castellví. Ici encore, on trouve très peu des caractéristiques de ses remarquables talents, discutées jusqu’à présent, dans la dernière façade qu’il conçut. L’aspect le plus significatif de ce travail est son désir de travailler pour des amis à des projets plus modestes. L’année suivante, on lui commanda la décoration de la maison de Barcelone de la marquise de Castelldosrius. Il travailla trois ans à ce projet. Mais il n’existe aucune trace du fruit de ce labeur, puisqu’il fut détruit pendant la guerre civile d’Espagne. À la fin de ce projet, Gaudí commença la conception d’un chalet, qui ne fut jamais construit, pour le peintre Luis Graner. Il y a néanmoins deux preuves fascinantes indiquant la nouvelle direction qu’avaient prises les idées architecturales de Gaudí. Une petite esquisse de la maison suggère la transformation du projet de Bellesguard, avec sa haute tour, mais le volume imposant de la demeure rurale a été remplacé par une forme extérieure plus organique, avec une plus grande insistance sur les lignes courbes. À l’exception de la pose des fondations, la seule autre trace que nous ayons de cet édifice est le porche. Après son projet d’étudiant pour un porche de cimetière et pour l’entrée de la Casa Vicens, Gaudí continua de concevoir plusieurs entrées et porches imaginatifs et originaux. Certains des plus célèbres furent pour Eusebio Guëll, comme on le verra plus loin. Par anticipation, on peut toutefois faire un bref commentaire sur le porche du chalet de Graner, preuve d’une dimension enjouée de la pensée de Gaudí. L’entrée principale du porche est pour les véhicules, avec une petite entrée sur le côté pour les piétons ; on voit néanmoins au-dessus une petite ouverture ronde, que Gaudí appela « la porte des petits oiseaux ». Le profil de ce porche de pierre indique une conception semblable à celle de l’esquisse de la maison, avec des courbes audacieuses.
63. Casa Batlló, vue des étages supérieurs et du toit.
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Casa Batlló
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n autre projet de petite envergure dans lequel Gaudí était impliqué porte le nom de Torre Damían Mateu. La réalisation est en fait attribuée à l’architecte Francesc Berenguer Mestres, un assistant de Gaudí. La raison probable pour laquelle Gaudí laissa ce projet à un assistant est qu’en 1906, quand le contrat fut établi, il était plongé dans son avant-dernier projet résidentiel de grande envergure, la Casa Batlló. Les signes de changement perçus dans ce qu’aurait pu être le Chalet Graner sont tout à fait évidents dans les deux dernières demeures auxquelles Gaudí travailla. Les appeler « maisons » est mal les nommer, elles sont plutôt comme la Casa de los Botines ou la Casa Calvet, de grands immeubles. Gaudí fut impliqué, pour le premier des projets, dans la Casa Batlló, à partir de 1904 pour un travail de restauration, qui comportait trois tâches spécifiques : revoir la façade, élargir le patio intérieur et refaire la distribution des pièces, en particulier celle de l’appartement principal du Señor Batlló. Il vaut peut-être mieux parler d’une transformation de l’apparence de l’édifice à la fin des travaux en 1906. La façade apporte une indication spectaculaire du développement de la pensée de Gaudí. Les solides colonnes de pierre du rez-de-chaussée offrent une série d’ouvertures caverneuses, ombrées par une avancée ondulante qui soutient les colonnes pour les fenêtres du premier étage, ou appartement piano nobile. Ici, Gaudí a donné une forme fluide, changeante à la pierre. Il ne travaille plus de manière éclectique avec un vocabulaire architectural identifiable ; au lieu de cela, les structures semblent dériver d’une étude des formes et des substances organiques. Les fenêtres du premier étage paraissent supportées par une structure d’apparence tendineuse et osseuse. On peut néanmoins considérer les fines colonnes qui divisent les fenêtres comme un développement de celles des fenêtres gothiques de Bellesguard par le sentiment de légèreté qu’elles créent. La solidité sculpturale des deux premiers étages laisse place à un arrangement moins lourd de balcons et de fenêtres le long d’une surface colorée et gravée de disques. Dans la transition entre le premier et le deuxième étage, la réforme est manifeste. Les formes spectaculaires du rez-de-chaussée et du premier étage, qui culminent dans les fenêtres de côté du deuxième étage et dans les deux balcons que ces formes créent au troisième étage, ont été pour la plupart greffées sur le bâtiment.
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Au centre du troisième étage, le travail est moins impressionnant, consistant essentiellement en de nouveaux balcons et en la décoration colorée des murs. À l’origine, ces balcons, qui prolongent les formes incurvées des étages inférieurs, avaient des couleurs moins intenses, mais ils sont maintenant peints en noirs. L’adhésion de Gaudí aux directives de son commanditaire ne conduit pas à une façade fragmentée, mais plutôt au souci de développer un sentiment de hauteur et de légèreté. La dynamique verticale de la demeure qui conduit au point où le toit se dissout dans le ciel fait, une fois encore, allusion à Bellesguard, mais Gaudí déploya ici des techniques très différentes pour créer cet effet. Le toit remarquable, semblable à une vague, ajoute au sentiment de légèreté que donne l’édifice. Gaudí planifia néanmoins consciencieusement son impact, utilisant la tour cylindrique comme un élément-clé. Comme le montre l’esquisse originale, Gaudí avait à l’origine disposé la tour au centre, puis il la déplaça pour mieux la distinguer de la maison voisine, la Casa Amataller, construite par José Puig i Cadalfach en 1901. Ayant déplacé la tour vers la gauche, Gaudí dut repenser son rapport avec le toit. Pour ce faire, il plaça la fenêtre de gauche du cinquième étage à l’arrière d’une terrasse. La courbe du toit émerge ainsi plus en arrière pour rencontrer la tour qui le relie à la partie principale de la façade. Le toit incurvé de chaque côté de son pinacle renforce cette impression. L’effet entier de cette nouvelle manière de travailler est peut-être plus évident à distance, et le contraste avec les bâtiments de part et d’autre révèle la singularité de l’édifice. À l’intérieur, le visiteur découvre une nouvelle approche du souci qu’avait Gaudí de fusionner son architecture avec les arts visuels et décoratifs. Les formes douces de la façade constituent le thème principal de la maison. Les formes du hall d’entrée ne présentent aucun angle ni coin ; un couple de placards ovales se trouve contre des carreaux colorés ; les balustrades sont soutenues par des formes en métal incurvées. La réussite de Gaudí en ce qui concerne la conception intérieure est la plus apparente dans l’appartement principal. Derrière les colonnes osseuses de la façade, le rejet de la forme géométrique est partout : le toit, les portes, la cheminée créent un environnement superbement doux, loin des déclarations de Le Corbusier qui affirmait que la maison est une machine à vivre.
Ici, on n’insiste pas sur le mécanique, mais sur la création d’une échappée utopique loin de l’industriel. Certes, les divers artisans talentueux qui travaillèrent à cette demeure montrent la préoccupation de Gaudí pour les savoir-faire traditionnels. En faisant le tour de la maison, l’effet n’est pas seulement formel, il est aussi chromatique, effet accentué par les jeux de lumière. L’utilisation de miroirs, de surfaces en bois brillantes, de carrelage de céramique et de vitraux contribue aux effets de lumière et de couleurs surprenants et contrastés. L’extension du patio intérieur, lui aussi source de lumière, démontre la conscience qu’avait Gaudí de l’interaction entre couleur et lumière. Différentes nuances de bleus sont modulées sur les carreaux en fonction de leur place, les plus foncés vers le haut, près de la lumière ; ils sont plus clairs à mesure que l’on s’approche du sol, accroissant le sentiment de luminosité. Le toit montre comment la couleur s’étend à toutes les parties de la maison. Ce qui, de la rue, frappe le passant par sa forme, s’avère une symphonie de couleurs lorsqu’on le détaille depuis les terrasses. Les effets incurvés du toit sont accentués par les vertèbres de céramique bleu-vert alignées le long d’une colonne vertébrale rouge incurvée. La tour et les cheminées sont couvertes de mosaïques, comme le fut le sol de la terrasse. Les plans de Gaudí furent renforcés et égayés par l’ingénuité des artisans qui travaillaient pour lui. L’échelle de la Casa Batlló est essentiellement humaine, impression renforcée par les allusions anthropomorphiques de la façade. À l’inverse, la dernière construction de Gaudí n’est plus à dimension humaine, mais s’avère monumentale. Ce n’est pas simplement parce que la Casa Milà est la plus grande maison de ville de l’architecte, construite sur un terrain de 1 620 mètres ; c’est surtout grâce à l’effet monumental que lui donne la phase suivante du développement des formes naturelles que donnait Gaudí à son architecture. On peut noter des échos avec la Casa Batlló dans le premier projet soumis au conseil en 1906, mais, selon la manière caractéristique de travailler de Gaudí, le projet allait évoluer avec le temps. L’impact spectaculaire des changements se retrouve dans les premières réactions à l’édifice achevé.
64. Casa Batlló, vue du toit.
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La Casa Milà
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n an après l’achèvement du projet en 1910, Ramiro de Maeztu écrivit que la Casa Milà est « un groupe de maisons sans pareil » ; ne sachant comment exprimer l’effet de ses cinq étages et de ses innombrables fenêtres, il écrivit que « chaque étage évoque le mouvement ondulant d’une vague le long d’un large golfe dans une mer agitée ». Gaudí lui-même reconnut que les montagnes étaient une source d’inspiration, et cet édifice peut se percevoir comme le prolongement de sa méditation sur la nature, et en particulier de son observation du fait qu’ « il n’y a pas une ligne droite dans la nature ».
À part la singularité de sa conception, d’autres aspects importent tout autant dans la dernière commission résidentielle effectuée par Gaudí, notamment sa position à l’angle d’un pâté de maisons sur le Paseo de Gracia, qui permit à Gaudí de développer la forme sculpturale ondulante de l’édifice. Pour relever le défi posé par un projet de cette ampleur, Gaudí et ses assistants eurent recours à des matériaux d’ingénierie modernes et à des techniques à l’exemple de celles que l’on employait pour les gares. La stabilité de la structure principale lui permit de développer un plan remarquable d’appartements luxueux et d’ajouter ensuite la façade spectaculaire. L’immeuble consiste en six étages principaux, avec un sous-sol et des combles. Il y a trois entrées et un parking en sous-sol. De tels détails nous rappellent que les projets de Gaudí associaient l’invention esthétique à une attention minutieuse aux détails pratiques. Rendre un si grand nombre d’appartements lumineux posait un sérieux défi. Gaudí développa l’usage traditionnel du patio. Les patios de la Casa Milà forment un contraste étonnant avec ceux de la Casa Batlló. Dans la première, les murs sont étroitement alignés avec les fenêtres et, dans les étages supérieurs, les murs sont même inclinés pour laisser entrer le plus de lumière possible. Pour résoudre ce type de problèmes, Gaudí établit un atelier pour ses assistants et pour lui-même. On raconte que cela se transforma en un centre d’enseignement informel où de nombreux architectes en vue, ainsi que des étudiants, venaient l’écouter expliquer son travail. Malheureusement, il ne reste aucune trace orale ou écrite de ces séminaires d’architecture informels.
65. 66. 67. 68.
Casa Casa Casa Casa
Milà, Milà, Milà, Milà,
cage d’escalier dans la tour du toit. détail d’une colonne du hall d’entrée. détail d’une colonne du hall d’entrée. détail d’une colonne du hall d’entrée.
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L’étude de l’édifice dans son entier ferait l’objet d’un essai à lui seul, aussi, pour conclure ce chapitre, les aspects essentiels de la Casa Milà seront examinés afin de noter l’évolution du style de Gaudí à sa maturité. On peut toutefois mentionner que la Casa Batlló et la Casa Milà sont maintenant ouvertes au public. La Casa Milà restaurée offre aux visiteurs la possibilité de se faire une idée non seulement des aspects techniques de cet immeuble, mais aussi de son apparence à l’époque de Gaudí. L’un des appartements a été décoré et meublé dans le style du début du XXe siècle. Le contraste entre les
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formes fluides du plâtrage utilisé par Gaudí et les formes de son époque donne un résultat intéressant. De plus, la visite est un rappel important de la manière dont on allait vivre dans cet immeuble et de l’attention qu’il portait aux détails triviaux de la vie quotidienne, ainsi qu’à sa vision architecturale plus grandiose. On a fait mention de la comparaison entre la maison et une montagne ou une vague, et l’on doit examiner ces effets plus attentivement. L’édifice est entièrement en pierre à nu, et il n’y a aucun recours au carreau, si ce n’est pour l’étage des combles. Le rez-de-chaussée s’articule autour de lourdes colonnes, et, comme pour la Casa Batlló, le premier étage dépasse en une ombre prépondérante, ce qui ajoute au sentiment de poids donné par la pierre sombre. Chaque étage s’articule avec les fenêtres encastrées dans l’édifice, de sorte qu’il tient l’étage inférieur dans l’ombre. Le retrait des fenêtres crée une série d’ondulations semblables à une vague tout au long de la hauteur du bâtiment. On doit noter qu’il n’y a pas de régularité apparente sur l’édifice, et
que cela contribue à transformer la Casa Milà d’un simple immeuble au coin de la rue en une falaise sculptée et incurvée. On doit enfin mentionner qu’un nouveau collaborateur artistique avait rejoint l’atelier de Gaudí, Josep Jujol. Il allait devenir une figure centrale des deux dernières décennies de la vie de Gaudí, et l’on étudiera d’autres exemples de son travail. On le chargea de la conception des balustrades en fer des balcons de la Casa Milà. On lui laissa une liberté considérable et les résultats sont d’étonnants tissages de fer. Son ingéniosité en la matière est remarquable dans divers autres travaux effectués pour Gaudí. En ce qui concerne les balcons, Gaudí avait prévu que les résidents cultiveraient des fleurs suspendues pour compléter la façade, ce qui aurait indubitablement adouci l’apparence austère de l’édifice et accentué ses formes naturelles. Gaudí ne pouvait évidemment pas contrôler tous les aspects de l’apparence finale du bâtiment, mais il faut prendre cet élément en considération lorsque l’on évalue son importance en tant qu’œuvre architecturale moderne.
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69. Casa Milà, façade.
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À l’inverse des précédentes demeures de Gaudí qui montraient le souci de créer une dynamique verticale, l’échelle de la Casa Milà ne permet pas une telle entreprise. Il serait intéressant de s’interroger sur la manière dont Gaudí eût réagi à la commande d’un gratte-ciel ou d’un immeuble plus haut, mais l’argent et les restrictions du conseil étaient tels que la question ne se posa pas. Cela ne signifie cependant pas que Gaudí n’apporta pas une solution intéressante à l’étage des combles ; c’est en fait à cet endroit qu’il développa certains des éléments les plus créatifs de l’édifice. Les combles forment un contraste avec le gris foncé de la pierre. Un écran incliné et incurvé avec de petites fenêtres revient vers l’arrière de l’immeuble, vers ce qui est en un sens un terrain fonctionnel de cheminée et de conduits de ventilation. Les solutions de Gaudí et de son équipe à ses conduits constituent peut-être l’un des aspects les plus mémorables de l’immeuble, ainsi que le point culminant de la visite du bâtiment. Les cheminées sont comme des tours ou des sculptures. Elles associent les formes naturelles, géométriques et anthropomorphiques. En un
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sens, leurs formes semblent ajouter une dimension mythologique au bâtiment qui évoque les forces du monde naturel. On peut toutefois les considérer en termes de sculpture abstraite. En ce sens, l’édifice indique la modernisation profonde de l’harmonie entre architecture et sculpture. Gaudí avait commencé à explorer ce rapport par le biais de l’étude des traditions gothiques et islamiques. Elles semblent très loin avec la Casa Milà. On a beaucoup spéculé au sujet des sources des nouveaux effets sculpturaux inventés par Gaudí, les suggestions allant des ruines de Petra aux diverses styles architecturaux de pays africains, comme le Soudan. L’éclectisme de Gaudí était pris dans un sens spectaculairement différent. Lorsque l’édifice fut achevé, il causa un grand débat entre architectes aussi bien qu’entre Barcelonais, de nombreuses traces verbales témoignant de son importance, sans compter les caricatures qui tendaient à saper les changements spectaculaires que la demeure introduisait.
70. Casa Milà, intérieur des pièces restaurées.
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Considérée dans le contexte du développement ultérieur de l’art et de l’architecture modernes, la transformation introduite par Gaudí avec la Casa Milà marque un épisode important de l’exploration de l’abstraction en tant qu’esthétique, ainsi qu’un changement diamétral de notre compréhension des formes du monde naturel.
71. Casa Milà, façade de la Calla Provença, détail du balcon.
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Il faut cependant noter que Gaudí grava sur l’édifice un premier verset de rosaire, et avait à l’origine l’intention de couronner la façade d’une statue de la Vierge Marie. Les propres sentiments religieux de Gaudí et ceux de ses commanditaires sont donc présents dans ce qui inspira cette demeure. L’une des raisons possibles du changement de programme est qu’en juillet 1907, durant une semaine de manifestation anarchiste, de nombreuses églises avaient été attaquées et brûlées. On a avancé que Pedro Milà ne souhaitait voir sa demeure et ses habitants devenir les cibles de futures agressions. Ainsi, au cours du processus de construction lui-même, l’édifice était sujet aux aléas de l’histoire.
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La signification de la Casa Milà a été revue par les générations successives, et les opinions ont continué de varier entre l’éloge et le vitriol, avec, entre les deux, des jugements plus sobres. Son importance fera encore, sans nul doute, l’objet de débats. Il est néanmoins certain que la dernière méditation de Gaudí sur le concept d’habitat domestique et urbain démontre le pouvoir imaginatif de l’architecte. En atteignant la dernière étape de sa pensée, son travail subit une transition constante, mais significative. Le commentaire de la Casa Milà par le contemporain de Gaudí, Francisco Pujols, reflète la manière dont l’innovation architecturale de Gaudí était liée à l’étude de l’art ancien ainsi qu’aux expressions de l’identité nationale catalane, thèmes explorés dans ce chapitre. Selon Pujols, la Casa Milà « mérite les louanges de tous les Catalans et restera un exemple vivant des efforts de notre nation pour restaurer la flamme vivante de l’art ancien ».
72. Casa Milà, détail de cheminée.
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L’architecture ecclésiastique de Gaudí On a discuté l’importance de la théologie catholique, des organisations pieuses et de la propre foi religieuse de Gaudí au regard de la lumière que ces thèmes jettent sur son existence et sur la société dans laquelle il travaillait. L’architecture ecclésiastique offre une vue plus approfondie de l’importance de la religion et des thèmes spirituels dans son œuvre. Le témoignage le plus connu de l’architecture religieuse de Gaudí est bien sûr la monumentale Sagrada Familia. Néanmoins, ce projet grandiose et spectaculaire, resté inachevé à la mort de Gaudí, ne constitue qu’un seul des nombreux travaux exécutés pour des commanditaires religieux. Pour comprendre totalement le travail d’architecte de Gaudí, ces derniers ne peuvent être ignorés. Comme nombre d’entre eux étaient de petites commandes, ou se trouvaient en dehors de Barcelone, ou encore restèrent inachevés, ils sont négligés de manière tout à fait regrettable. Ils forment un ensemble qui dénote une approche plus traditionnelle dans l’architecture de Gaudí que ses maisons ou ses travaux pour Eusebio Guëll, qui inclut aussi une église remarquable à la colonie Guëll. Le décorum attendu de l’architecture religieuse ne permettait pas les expériences éclectiques des projets civils, ce qui n’est pas une raison de les ignorer. Ils prouvent que Gaudí pouvait aussi bien créer des innovations spectaculaires que travailler selon des critères plus traditionnels.
73.
Collège des Thérésiennes, vue générale.
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Études de jeunesse et autels
L’
implication de Gaudí dans le champ de l’architecture ecclésiastique remonte à ses visites au monastère de Poblet lorsqu’il était jeune homme, ce dont nous avons parlé dans le premier chapitre, et aux projets de restauration du site qu’il avait avec ses amis. Plus tard, il allait avoir l’opportunité de planifier et d’entreprendre de vastes projets de restauration d’édifices de l’époque gothique. Le projet de porche de cimetière, abordé plus haut, peut être considéré comme la première réalisation ecclésiastique. Fruit d’un exercice pour démontrer ses talents de conception et non d’une commande, Gaudí se permit d’explorer un projet à grande échelle en termes de structure physique et de signification théologique dans les sculptures décoratives. Dans l’ensemble, les projets ecclésiastiques de Gaudí ne lui permirent pas de travailler à l’échelle à laquelle il aspirait, mais ils révèlent son aptitude à satisfaire les exigences de ses commanditaires, qualité importante pour un architecte. Les commandes religieuses lui permirent néanmoins de travailler sur un éventail de supports, outre l’architecture. Une aquarelle de 1878, représentant un reliquaire, offre un exemple de ses conceptions d’objets religieux, alliant la sculpture et le travail du métal. Il se peut que le projet d’autel pour une petite chapelle dédiée à la Vierge Marie au monastère de montagne de Montserrat, près de Barcelone, soit le premier projet religieux de Gaudí, mais il subsiste un doute, aggravé par des travaux récents, sur l’auteur exact. Bien que le rôle de Gaudí dans la réalisation de cet autel de conception élaborée reste incertain, il établit son engagement précoce dans ce champ de travail spécifique, ainsi que ses liens avec Montserrat où il retournerait travailler plus tard. Le travail de Gaudí sur l’autel de la ville de Tarragone est plus certain, bien qu’il ait subi des changements considérables. L’autel et sa chapelle sont tout ce qu’il reste du collège de Jésus et Marie i Tarragona. Le collège, qui avait été dirigé par un ordre de religieuses appelé les « religiosas de Jesús y María », fut
74. 75. 76.
Misterio de Gloria en Montserrat. Autel de chapelle, Tarragona. Retable de Bocabella.
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vendu et détruit en 1979. Des dégâts advenus en 1936, ainsi que des modifications autorisées, signifient que les œuvres de Gaudí, réalisées entre 1880 et 1882, sont incomplètes, mais pas totalement perdues. L’autel d’albâtre et ses anges sculptés existent toujours, mais l’ostensoir fut égaré dans la violence de la guerre civile. On peut néanmoins voir une reproduction fidèle de l’original. La forme cylindrique démontre la capacité de Gaudí de travailler les formes architecturales à petite échelle, et de les relier aux formes sculptées des anges flanquant l’ostensoir cylindrique et les symboles des quatre évangélistes. Rafols, biographe de Gaudí, prétend que des photographies de jeunes gens furent utilisées pour les anges. Gaudí utilisait fréquemment la photographie pour la conception de ses sculptures. Si le passage du temps a limité l’effet de la chapelle, elle reste la preuve de l’existence des mécènes ecclésiastiques de Gaudí. Entre 1879 et 1881, il réalisa aussi un autel et un tabernacle pour la chapelle du collège de Sant Andreu del Palomar, dirigé par le même ordre de religieuses. Les violentes attaques anti-cléricales qui secouèrent Barcelone en 1909 causèrent la destruction de ces travaux de Gaudí. Il reste néanmoins un sol en mosaïque, et le fait que les religieuses emménagent en 1897, au nouveau collège de Sant Gervasi permit de sauver d’autres objets décoratifs réalisés par Gaudí, à l’instar de quatre appliques. Faites de bois doré, de colonnes décorées et de dragons dont la bouche devait tenir les lampes, elles constituent un témoignage de valeur du projet, le dragon étant un motif récurrent dans le travail de Gaudí, bien qu’ici la référence soit plus biblique que mythologique. Les visions de saint Jean l’Évangéliste évoquent une bête souvent représentée par un dragon, et saint Georges, le patron de la Catalogne, tua un dragon. L’œuvre de Gaudí à Tarragone débuta aussi son association avec celui qui était alors évêque, Juan Bautista Grau. En 1886, il prenait le siège d’Astorga et allait commander à Gaudí l’un de ses plus grands projets ecclésiastiques.
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Premiers projets d’église
Une nouvelle façade pour la cathédrale de Barcelone
n compte rendu des premiers travaux religieux de Gaudí continue d’être le catalogue des pertes causées par les attaques anticléricales durant la guerre civile d’Espagne. En 1882, on commanda à Gaudí une église dans la ville de Villaricos en Almería, une région du sud de l’Espagne. L’église, dédiée au Saint Esprit, devait accompagner l’établissement d’un nouveau monastère de l’ordre de saint Benoît.
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L
Gaudí livra le plan d’une église néo-gothique après quatre mois. Le projet ne dépassa pas l’étape de planification, et l’on a perdu ce que Gaudí avait fixé sur le papier dans l’incendie de la Sagrada Familia. On a néanmoins avancé que l’on pouvait se faire une idée de l’édifice d’après une autre église achevée, Las Salesas.
L’exposition consistait en des travaux de Manuel Girona, José Oriol Mestres et Juan Martorell. Les résultats semèrent la discorde, tous les journaux se jetant dans les débats, critiquant avec véhémence ou soutenant ardemment les différents candidats. Le projet plut à la sensibilité publique, devenant l’expression concrète du présent de Barcelone ressuscitant les gloires du passé.
Gaudí travailla à cette église avec l’un de ses professeurs, Martorell, avec lequel il collabora étroitement sur de nombreux projets à cette époque, comme l’église du collège jésuite de Barcelone. L’utilisation associée de la brique, de la pierre et de la céramique à Las Salesas suggère que Gaudí avait peut-être l’intention d’utiliser les mêmes matériaux avec lesquels il avait commencé à travailler sur des projets domestiques comme la Casa Vicens ou El Capricho.
La décision finale en faveur du projet commun de Mestres et d’Augusto Font Carreras ne fut pas prise avant 1887 et, pendant ce temps, le débat fit rage. Gaudí soutenait Martorell, son professeur et son collaborateur d’alors. Il n’était pas le seul dans ce cas.
De surcroît, on peut remarquer que c’est pendant cette période qu’il tissa des liens avec de nombreux artisans importants, tels le ferronnier Juan Oños, le fabricant de verre Amigó, le sculpteur Juan Flotats et le concepteur de mosaïques Luigi Pallarin.
a collaboration est à la base d’un autre projet dont nous avons une preuve manifeste, en l’occurrence celui de la nouvelle façade de la cathédrale de Barcelone. La façade n’avait jamais été terminée depuis les travaux de la cathédrale elle-même au XVe siècle. À la suite d’un processus assez compliqué de tissage d’idées pour la nouvelle façade, une exposition des projets rassemblés eut lieu en 1882.
En 1882, il faisait partie des vingt-huit architectes barcelonais qui signèrent une pétition en faveur de Martorell. Avec son engagement à restaurer l’héritage de la Catalogne, son soutien était sincère et actif. Il aida au projet pour l’exposition de 1882. Cinq ans plus tard, il reproduisit le même projet, avec l’aide de Domènech i Montaner pour une publication dans le journal La Renaixença. Le projet de Gaudí révèle la puissante influence du gothique sur les architectes barcelonais. Bien qu’il ne soit pas celui de Gaudí, son engagement dans la planification d’un projet de cette ampleur a dû lui procurer une expérience précieuse qu’il pouvait utiliser pour la conception des façades de la Sagrada Familia, qu’il allait bientôt entreprendre. Le projet de Martorell fut critiqué par un journal en 1882, comme se détachant du gothique catalan pour prendre des apparences trop germaniques. D’une certaine manière, cela rejoint l’analyse que Robert Hughes fait du gothique catalan, considéré comme bien plus sobre que les styles développés en France, en Allemagne et en Grande-Bretagne.
77.
Dessin pour la façade de la cathédrale de Barcelone.
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On peut donc suggérer que l’étude que fit Martorell de ces formes non catalanes, en particulier l’accent mis sur une verticalité vertigineuse et sur l’utilisation de la sculpture, a inspiré Gaudí au cours de la longue évolution de la conception de la Sagrada Familia. Ce processus allait néanmoins amener Gaudí au développement d’approches audacieusement originales de la conception et de la décoration de la cathédrale.
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L’architecture ecclésiastique de Gaudí
Deux autels
L’
année qui suivit l’exposition des projets pour la façade de la cathédrale, quand les travaux de l’orientaliste Casa Vicens commencèrent, Gaudí conçut aussi une chapelle dédiée au saint sacrement de l’église de la paroisse de San Félix de Aella. Le projet fut approuvé, mais ne fut jamais construit. L’existence d’un projet offre une idée appréciable des intentions de Gaudí, projet qui suggère un usage restreint d’éléments architecturaux, les détails décoratifs étant réservés à la conception de l’autel. Il projetait de montrer le Christ sur la croix s’élevant au-dessus du tabernacle, avec la Vierge Marie et saint Jean à ses pieds. Les rayons de lumière, que Gaudí avait sans doute dorés ou colorés, se déploient dans la forme d’un mandala sculpté, avec une rangée de chérubins au bord. Autour de ce foyer spectaculaire au centre, le traitement de l’autel associe des décorations peintes du mot Sanctus et des motifs gothiques. Il est couronné d’une arcade avec des voûtes en ogive, une rangée de trèfles, au-dessus desquels s’élèvent des anges et une seconde croix, signifiant cette fois la résurrection du Christ. Bassegoda Nonnell a montré combien cet arrangement n’est pas seulement décoratif ; comme le projet de porche de cimetière, il est fondé sur une lecture attentive de l’Apocalypse de saint Jean l’Évangéliste. Par exemple, les sept anges prévus pour les vitraux sont une référence directe à ce texte divin. L’attention méticuleuse que Gaudí portait au détail n’était pas seulement le résultat de son intérêt pour l’apparence esthétique de son architecture, mais était motivée par le souci de donner à l’édifice un sens spirituel plus profond. En 1885, Gaudí commença à travailler à un autre autel, cette fois-ci de moindre envergure, mesurant seulement 176 x 85 x 9 centimètres. Ce dernier existe toujours, et donne la possibilité d’examiner une œuvre de Gaudí en bois, et non en pierre ou en métal. L’autel en acajou est verni et sa couleur sombre accentuée par l’utilisation de dorures dans la predelle. Bien que travaillant à petite échelle, Gaudí a incorporé des éléments architecturaux tels que les colonnes, avec des chérubins et des motifs floraux sculptés, ainsi que des images et un texte sacrés. Le charpentier Federico Laboria était chargé de réaliser le travail. Laboria travailla aussi avec Gaudí à la Sagrada Familia.
78.
Palais épiscopal d’Astorga, vue de derrière.
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Représenter l’autorité ecclésiastique : le palais épiscopal, Astorga
C
omme on l’a dit plus haut, Gaudí était connu de l’évêque Grau, qui devint évêque d’Astorga le 16 octobre 1886. Deux mois plus tard, un feu détruisit le palais épiscopal. Ces événements malheureux qui ouvraient le gouvernement du diocèse par l’évêque allaient apporter un contrat important pour Gaudí, et la construction de l’un de ses édifices en dehors de Barcelone. À l’origine, l’administration religieuse envisagea d’établir un contrat avec un architecte local, mais nul n’était capable de mener le projet à bien. C’est à ce moment-là que l’évêque Grau pensa à Gaudí, ayant récemment conduit la cérémonie de consécration de la chapelle des nonnes de Jesús et Maria. À la fin de février 1887, le comité responsable de la construction de la nouvelle cathédrale reçut une réponse positive de Gaudí, qui demandait des informations sur le projet et expliquait qu’il ne pourrait venir à Astorga avant d’avoir achevé le palais barcelonais d’Eusebio Guëll. Les projets, nombreux pour Gaudí à cette époque, associés à la distance entre Barcelone et Astorga, compliquèrent les travaux du palais, qui ne fut achevé qu’en 1960 ! Un certain nombre de difficultés contrecarrèrent le projet jusqu’à cette date. Pour Gaudí, le problème principal surgit avec la mort de l’évêque Grau en septembre 1893, quatre ans après le début des travaux. Gaudí conçut un catafalque pour ses funérailles, aujourd’hui perdu, ainsi qu’une pierre tombale. Néanmoins, son dévouement pour son mécène ne pouvait pas maintenir le projet en cours. Le diocèse y mit fin, ce qui occasionna de sérieux ennuis avec Gaudí. Une lettre de ce dernier, datant de 1892, révèle que l’architecte n’était pas payé à temps, et qu’il se plaint du fait que, à l’inverse des commanditaires privés, l’État n’a aucune idée de la manière dont on traite les gens avec dignité et justice. Gaudí donna sa démission le 4 novembre 1893, probablement sous la pression. Des années plus tard, la princesse Isabel de Borbon lui demanda pourquoi il avait négligé ce travail, et il répondit qu’il n’était pas parti, mais qu’il avait été remercié ! A la suite de cette conversation avec la princesse, on exprima à Gaudí une gratitude officielle attitrée, datée a posteriori de 1894.
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En dépit du retrait précoce de Gaudí, ses plans furent exécutés et l’édifice reste un exemple frappant d’une réaction moderne au style gothique. Dépendant d’une commission institutionnelle, les étapes de planification du palais épiscopal furent longues. L’aval officiel fut donné le 20 février 1889, après que les plans furent passés du conseil du diocèse au ministère de la Grâce et de la Justice, puis à l’Académie des Beaux-Arts de San Fernando à Madrid, tout en devant satisfaire Gaudí et l’évêque. Espérant éviter certaines expériences passées, l’Académie spécifia, entre autres choses, que Gaudí devait s’assurer de la protection des éléments en bois contre le feu. Outre les projets de Gaudí, deux échanges avec l’évêque offrent un témoignage précieux des idées qu’il avait pour l’édifice. L’une est extrêmement concrète. L’évêque rappela à Gaudí de ne pas sous-estimer les rigueurs de l’hiver à Astorga, et d’inclure un système de chauffage central. Bien qu’heureux du projet d’un édifice grandiose dans le style gothique, l’évêque souhaitait lui ajouter le confort moderne. La réaction de Gaudí montre la compréhension qu’il avait des questions structurelles qui accompagnaient l’installation de tels progrès. Il affirma que le chauffage central doit être associé à une bonne ventilation pour ne pas être malsain. Dans le second échange, Grau suggéra d’utiliser de la pierre artificielle, ce que Gaudí rejeta en arguant qu’elle n’était utilisée que pour les bâtiments de second ordre ; Gaudí avait clairement l’intention de construire un édifice qui mette en valeur le statut de l’évêque. Bien que Gaudí fût toujours prêt à travailler les matériaux les plus humbles, comme le carton pour la Casa Vicens ou la porcelaine brisée pour le Parc Guëll, il cherchait à conserver, pour cette commande, un certain décorum architectural. Un palais épiscopal, comme le Parc Guëll par exemple, devait refléter le statut de ses habitants, et l’œuvre de Gaudí à Astorga crée sans nul doute un sentiment d’autorité épiscopale.
79. 80. 81. 82.
Palais Palais Palais Palais
épiscopal épiscopal épiscopal épiscopal
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d’Astorga, cheminée. d’Astorga, vue de l’entrée. d’Astorga, détail du porche. d’Astorga, vue générale.
L’expression du statut ecclésiastique s’impose à Astorga dans un édifice monumental et audacieux de style gothique. La taille des pièces sur le plan et les impressions spectaculaires créées par la façade le démontrent. Gaudí a associé les formes rappelant l’architecture religieuse et celles de la forteresse médiévale ; le palais est entouré de douves. On peut supposer que le projet de Gaudí, suivant peut-être la demande de l’évêque et du diocèse, était d’assortir le palais au style gothique tardif de la cathédrale de la ville. En ce qui concerne l’apparence de forteresse, on doit se rappeler que jusqu’au milieu du XVe siècle, l’évêque commandait souvent de petites armées et associait son rôle spirituel à la défense du territoire temporel sous son administration. Une signification importante de ce projet est que non seulement Gaudí put développer son intérêt pour l’héritage architectural médiéval, mais qu’il avait reçu des directives plus conservatrices. Dans le cadre de ces restrictions, il démontra sa compréhension des principes du gothique et sa capacité d’intégrer des éléments modernes et originaux au projet. Ses talents d’architecte sont apparents non seulement dans ses grands projets visionnaires, mais aussi dans la subtilité de ses travaux plus sobres. Le palais est entièrement en granit, et les couleurs douces de cette pierre résistante contrebalancent la pierre à nu ; comme dans ses autres constructions, Gaudí a maintenu un équilibre entre le monumental et un sentiment de grâce. Les nombreux groupes de fenêtres jouent un rôle central pour cet effet, et accroissent la verticalité de l’édifice. Au-dessus des tourelles coiffées de flèches, se trouve l’un des éléments qui accentue cette dynamique visuelle. Gaudí a aussi ajouté des conduits de cheminée et des fleurons. On voit en outre des arc-boutants aux coins de l’édifice.
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Une fois le pont passé et les escaliers montés, le respect de Gaudí pour la tradition architecturale et sa capacité de rendre vie aux styles historiques se manifestent dans le hall d’entrée, avec ses larges voûtes, les arches décorées et ses simples colonnes. La tonalité austère de l’édifice est allégée par l’effet de verre rouge des briques utilisées pour décorer les nervures des voûtes. Une attention minutieuse et créative pour l’éclairage s’avère, comme dans toutes les œuvres de Gaudí, particulièrement évidente. La variété de sources de lumière est centrale dans les effets du hall. L’intégration de fenêtres dans les voûtes en ogives renforce leur éclairage. Les groupes de fenêtres rondes, rassemblées en un groupe pyramidal, nombre d’entre elles comprenant des vitraux conçus par Gaudí, tirent le meilleur parti du fenêtrage dans ces murs porteurs, problème architectural central dans le développement des innovations du style gothique. Comme le montrent les plans, l’édifice est grand et une étude approfondie n’est pas possible ici. Néanmoins, la chapelle constitue un trait important et fut achevée, comme le montrent les photographies de la monographie sur Gaudí écrite par Rafols en 1929. La conception de l’abside, formée de voûtes à nervures en ogive, est un hommage et une imitation de l’âge gothique. Ceci est cependant associé à des traits remarquables, comme le contraste spectaculaire entre les colonnes et les voûtes qui jaillissent de leurs chapiteaux. L’échelle de la chapelle offre un espace privé de contemplation à l’évêque résident, dans un style évoquant son statut. Naturellement, des questions de paternité émergent à propos de ce palais, et l’on ne peut que spéculer quant à l’apparence qu’aurait eu l’édifice si Gaudí lui-même l’avait terminé. Ses méthodes de travail sur d’autres édifices intégraient les changements aux plans d’origine à mesure que les problèmes survenaient. On ne peut toutefois nier le fait que cet édifice soit son œuvre. La preuve précise de l’étape qu’il avait atteinte est perdue. En raison de la distance entre Barcelone et Astorga, Gaudí se faisait envoyer des photographies toutes les semaines, montrant l’usage qu’il faisait de la technologie moderne. Un témoignage important réside dans le Guide des Monuments de la province de León de 1902, qui décrit ce palais, bien qu’à moitié construit, comme la meilleure œuvre d’architecture néo-gothique d’Espagne.
83. 84. 85. 86.
Palais épiscopal d’Astorga, détail de vitrail. Palais épiscopal d’Astorga, détail de blason sur la façade. Collège des Thérésiennes, entrée principale. Collège des Thérésiennes, angle de l’édifice avec le blason.
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Un style contemplatif : le collège pour la Compagnie de Santa Teresa
L
a capacité de Gaudí de travailler avec des contraintes fut encore plus mise à l’épreuve avec sa commande religieuse suivante, le collège de la Compagnie de Santa Teresa à Barcelone, en raison d’un budget plus strict et d’une interprétation plus austère du décorum que devaient avoir les édifices religieux. L’édifice était un collège résidentiel pour un ordre de nonnes, la Compagnie de Santa Teresa, fondée en 1876 par le père D’Ossó i Cervelló. Il s’agissait d’un ordre d’enseignement qui fonda des collèges en Espagne, en Afrique et en Amérique. Ces activités cherchaient à perpétuer celles de sainte Thérèse d’Avila au XVIe siècle. En 1887, D’Ossó commença à établir l’église principale de l’ordre à Barcelone. L’édifice devait servir à différentes choses : un lieu où les novices pourraient étudier en vue d’obtenir les diplômes nécessaires à l’enseignement, le quartier général de l’ordre, et un pensionnat pour filles. L’année suivante, le terrain fut acquis dans un endroit alors rural, à l’extérieur de Barcelone. La même année, on posa la première pierre, selon un projet conçu par un architecte inconnu. En 1889, Gaudí signa un contrat pour les travaux de façade, et pris le projet en main à partir de ce moment-là. À la fin de 1890, les religieuses étaient installées dans le collège, en compagnie de cent étudiantes. Les plans du projet ont été perdus, mais l’édifice a survécu par chance au XXe siècle, souffrant seulement de quelques dommages superficiels. Ce bâtiment se détache dans l’œuvre de Gaudí par sa simplicité, et son contraste avec le palais d’Astorga révèle comment Gaudí commençait à se dégager des principes de l’espace gothique pour créer un espace innovant et moderne, exemple parfait de la construction d’un espace contemplatif. Le dernier projet laissé par Gaudí est un plan allongé et rectangulaire avec un sous-sol et trois étages principaux. La façade elle-même traduit une manière de travailler très différente de celle d’Astorga, et ce contraste manifeste la diversité de sa pensée. Il cherchait à faire quelque chose d’original dans chaque édifice. Les trois premiers étages sont en maçonnerie, le dernier est en brique, choix opposé à celui de la pierre coûteuse utilisée à Astorga, qui signale les limites budgétaires du projet.
87. 88. 89. 90.
Collège Collège Collège Collège
des des des des
Thérésiennes, colonnes de brique au rez-de-chaussée. Thérésiennes, arches du cloître. Thérésiennes, toit, détail de la tour. Thérésiennes, détail de fenêtre.
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La façade culmine en une forme dynamique crénelée ; l’effet n’est toutefois que décoratif, et ne cherche pas à évoquer un couvent conçu comme un château fort médiéval. On a suggéré que les allusions de Gaudí au château étaient peut-être une réaction à l’imagerie mystique. Les formes pointues des créneaux font écho aux fenêtres qui constituent les éléments principaux de l’articulation de la façade. La forme des fenêtres renvoie clairement au fenêtrage en pointe de l’architecture gothique, bien qu’il s’agisse en réalité de voûtes paraboliques. Gaudí eut souvent recours à cette forme de voûte, réussissant des effets spéciaux remarquables, comme dans cet édifice. La voûte
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L’architecture ecclésiastique de Gaudí parabolique est le motif central du bâtiment, et c’est grâce à une utilisation innovante de cette forme que Gaudí créa les corridors remarquables qui constituent l’un des traits extraordinaires de cette construction. Le portique d’entrée démontre l’élégance de la forme allongée et incurvée de la parabole. Le portique, qui dépasse du bâtiment, contient un symbole en céramique qui associe l’insigne de l’ordre des carmélites, auquel l’ordre de sainte Thérèse appartenait, et celui de la compagnie moderne des religieuses : le Mont Carmel avec, en son centre, une étoile sous une croix. De chaque côté de la croix se trouve un cœur, celui de la Vierge immaculée et celui de la transfiguration de Thérèse. L’une des visions de sainte Thérèse fut celle d’un ange lui transperçant le cœur avec une lance enflammée ; le sculpteur baroque Bernini en fit une célèbre représentation. Au-dessus de ces symboles se trouve la toque doctorale de la sainte. En 1936, ces décorations ainsi que d’autres sur la façade principale furent endommagées, mais presque toutes ont été remplaçées. Les mots « seul Dieu suffit » étaient à l’origine aussi inscrits sur la façade, mais ils n’ont pas été replacés. Bien que la décoration soit limitée à l’intérieur de l’église, en raison du coût et du décorum, un portail de fer protège l’entrée et expose lui aussi les symboles de l’ordre. À l’intérieur du bâtiment, Gaudí a réalisé un large hall d’entrée, décoré uniquement des coloris de la brique et du plâtre. L’aspect le plus impressionnant de ce projet était la création d’espaces remarquables, essentiellement des couloirs, mais la manière dont ils associent l’éclairage et un rétrécissement spectaculaire est innovante. Par bien des côtés, leur raison d’être était de résoudre le problème de faire entrer le plus de lumière possible dans le bâtiment. Quand Gaudí reprit le travail sur le collège, le premier étage était construit ; aussi devait-il faire avec un rectangle étroit. Il divisa cet espace en trois sections longitudinales, chacune centrée autour de larges patios, afin de faire entrer le plus de lumière naturelle. La conception des corridors et la forme gracieuse de la voûte parabolique sont ici centrales. Les murs autour des patios sont en théorie porteurs et n’autorisaient donc pas de nombreuses fenêtres. Néanmoins, les qualités structurelles particulières des voûtes paraboliques permettent de soutenir l’édifice et de créer des fenêtres. En regardant dans le couloir, on peut observer l’étroitesse des baies vitrées et leur répétition à intervalle régulier le long du corridor. Les espaces étroits et la répétition indiquent le poids structurel qu’ils supportent, et pourtant l’effet créé n’est pas la pesanteur, mais la légèreté. Dans les écrits mystiques de sainte Thérèse et d’autres saintes carmélites de la Réforme catholique, la lumière est une métaphore centrale de l’union spirituelle avec Dieu, et il n’est pas impossible qu’il y ait une allusion subtile au sens mystique de la lumière dans ces corridors, peut-être mieux définis par le terme de cloître.
91. 92. 93. 94. 95.
Collège Collège Collège Collège Collège
des des des des des
Thérésiennes, vue de la façade, détail de fenêtre. Thérésiennes, entrée. Thérésiennes, vue du couloir, hall d’entrée. Thérésiennes, blason. Thérésiennes, détail d’angle de l’édifice.
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Les missions catholiques, Tanger
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n construisant le collège, Gaudí démontrait qu’il pouvait travailler avec les contraintes budgétaires d’un ordre religieux, tout en créant un bâtiment novateur en termes architectoniques, en termes de concepts modernes d’espace et d’équilibre entre les détails sensuels et les conceptions ascétiques du commanditaire. Bien que le projet suivant de Gaudí, la Mission catholique de Tanger en 1892-1893, fût aussi pour un ordre religieux, celui des Franciscains, il lui permit une conception bien plus audacieuse et créative. Une des raisons principales en était que le projet était subventionné par un mécène privé, le second marquis de Comillas. Gaudí avait conçu un mobilier pour le premier marquis, son père, et la nouvelle commande révèle le dévouement des riches mécènes de Gaudí pour les causes spirituelles, en dehors des considérations mercantiles et du mécénat de l’architecture civile. Gaudí n’était pas le seul à associer piété et intérêt pour l’architecture et la conception modernes. Alors que les projets précédents de Gaudí avaient été menés à bien dans des conditions de restrictions budgétaires, il semble que cette réalisation laissait à l’architecte toute latitude financière. Le marquis de Comillas était remarquablement riche, ses intérêts marchands incluant une compagnie de paquebots transatlantiques. Néanmoins, en 1896, il risquait la ruine et l’on pense que c’est là l’une des raisons principales de l’annulation malheureuse du projet. La guerre entre l’Espagne et le Maroc à propos de la ville de Melilla accentua aussi les difficultés de construction d’une grande église missionnaire en Afrique du Nord. Il existe néanmoins un dessin du bâtiment, et la grandeur du projet lui accorda, en 1908, le statut de construction la plus importante de Gaudí après la Sagrada Familia, et de supériorité à toutes ses autres réalisations en matière d’innovation. Plus récemment, l’historien de l’architecture Tokutoshi Torii a écrit : « Ce projet pour la Mission catholique en Afrique est une clé transcendante dans la création et dans le développement architectonique de Gaudí, car il est la matrice de l’église de la colonie Guëll et du Temple expiatoire de la Sainte Famille (la Sagrada Familia). » L’église de la colonie Guëll et la Sagrada Familia sont les commandes les plus célébrées de Gaudí. Les travaux examinés ici, comme les missions catholiques, fournirent les bases de ces deux dernières œuvres. Lorsque l’on étudie les dessins existants du projet, on voit immédiatement combien l’imagination de Gaudí était orientée vers un bâtiment à large échelle
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et vers une approche spectaculairement nouvelle de la conception. Le profil des tours élancées du bâtiment aurait présenté un symbole puissant d’évangélisation catholique, dans le territoire politiquement chargé de l’Afrique du Nord. Le projet cherche clairement à évoquer la conception augustinienne de la Cité spirituelle de Dieu, et pourtant cette ville est conçue, selon des critères médiévaux, comme un château fort. Naturellement, la seule existence de quelques plans empêche une analyse détaillée de l’édifice. On a toutefois constaté qu’il aurait été carré avec des angles arrondis. Au centre devait être construit ce que Rafols, qui avait non seulement connu Gaudí, mais avait eu accès à de nombreux plans, maquettes et autres sources aujourd’hui perdus, identifie distinctement comme une chapelle, indication pertinente de l’échelle du bâtiment, puisqu’il ne la qualifie pas d’église. Autour du temple central, Gaudí avait prévu des patios, une école et des bâtiments résidentiels. Une analyse attentive a décelé la présence de treize tours. Les fenêtres et les entrées révèlent le recours à la voûte parabolique. L’édifice reste un mystère fascinant, et laisse imaginer les idées et les pensées de Gaudí durant sa visite de plusieurs mois à Tanger avec le marquis de Comillas. L’évocation d’une cité céleste et d’un château médiéval rend difficile l’évaluation de l’échelle de l’édifice. On a toutefois suggéré que le mur extérieur aurait atteint quatorze mètres, la plus haute tour environ quarante-cinq et la hauteur de la façade à peu près cinquante-cinq mètres, à l’inverse des tours de la Sagrada Familia qui atteignent cent deux mètres. Si l’échelle entre ces deux bâtiments est apparente, il y a, selon Tokutoshi Torri, des rapports étroits entre eux. La forme des tours, en particulier, offre le lien le plus frappant entre les deux églises. Basée une nouvelle fois sur la forme d’une voûte parabolique, ces formes côniques signalent la distance prise par Gaudí à l’égard du langage architectural éclectique pour développer ses propres formes et styles originaux. Certes, alors que l’ensemble de l’édifice fait allusion au style gothique employé précédemment, il offre aussi un contraste spectaculaire avec ce dernier. De surcroît, son échelle est grandiose, si l’on considère le nombre des treize tours et que Gaudí souhaite créer un symbole sculptural aussi bien qu’un bâtiment fonctionnel. La Sagrada Familia allait être sa tentative la plus audacieuse en matière de conception, mais les Missions catholiques marquent un changement dans la pensée de Gaudí, vers l’exploration simultanée des dimensions symboliques et sculpturales d’un édifice ainsi que de sa fonction. Le projet indique de quelle manière l’intérêt de Gaudí pour l’esthétique d’une construction poursuivait des fins originales, tout en cherchant des solutions ingénieuses aux problèmes de structures.
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Deux projets pour sa ville d’origine
T
out en travaillant pour de puissantes figures de l’Église, Gaudí s’engagea dans des projets plus humbles. Deux d’entre eux manifestent ses liens à Reus, sa ville natale. Le premier est un étendard de cérémonie porté pendant un pélerinage et que les habitants de Reus, les Reusenses, portèrent jusqu’au sanctuaire de la Vierge de la Merci à Reus en 1900. Les liens de Gaudí pour la ville de sa famille sont non seulement évidents dans le fait qu’il conçut cet étendard, mais aussi dans celui de venir en personne à la procession, comme le montrent les photographies de presse. L’étendard fut détruit en 1936, mais on en a gardé quelques traces photographiques. Des scènes étaient peintes des deux côtés d’un écusson incurvé. La scène de devant décrivait une apparition miraculeuse de la Vierge à une jeune bergère de Reus. De l’autre côté se trouvait le drapeau catalan, une rose et une branche à quatre feuilles. Des aiguilles de romarin de cuivre et d’étain ornaient l’étendard, porté sur une hampe de bois. La peinture fut réalisée par un ami de Gaudí, Aljeo Clapés Puig. On présenta l’étendard au sanctuaire. La même année, Gaudí conçut un second étendard, l’Orfeó Feliuà, qui existe toujours, et offre un exemple de ce genre de réalisation. Il mesure un mètres soixante-quinze. À son sommet se trouve une croix s’élevant à partir d’un disque plaqué de cuivre et représentant une meule sur laquelle sont gravées les initiales S F pour saint Félix. Dans un projet pour cette réalisation, Gaudí lui substitua le nom d’Orfeó Feliuà. Feliu est la version catalane de Felix, nom d’un martyr du IIIe siècle, torturé sous une meule. L’allusion à cette mort macabre se concentre sur le fait qu’elle est un passage
vers la sainteté. De la croix pendent des bandes de cuir, couvertes de soie et de cuivre, auxquelles sont accrochées des pommes de pin, emblèmes du saint, et des cloches de métal. Ces deux exemples relèvent d’une série d’objets cérémoniels que Gaudí conçut au cours de sa carrière pour un ensemble d’associations publiques et religieuses. L’engagement de Gaudí dans ce projet semble avoir mené à la préparation de plans initiaux pour la restauration du sanctuaire de la Vierge de la Merci à Reus. Quelques petits dessins existent, mais on a conservé peu de documentation. À partir de ce que l’on peut glaner, il semble que Gaudí ait travaillé sur ce projet de façon intermittente entre 1900 et 1914. En raison de la trop grande ambition de ses projets, trait caractéristique de son travail ultérieur en général, qui s’accentua encore à la fin de sa carrière il ne fut finalement pas sélectionné. Il n’eut par conséquent pas la possibilité de laisser sa marque dans sa ville natale. Les deux dessins restants montrent ce qui semble être une façade baroque avec la Vierge Marie s’élevant au-dessus d’un portique. Derrière la Vierge, la façade devait s’élever jusqu’à un fronton entouré de volutes de part et d’autre. Le choix du style baroque avec ces éléments architecturaux à l’encontre du gothique peut s’expliquer par le fait que la vision de la Vierge à Reus eut lieu en 1592, et que la première église construite en son hommage fut conçue au XVIIe siècle. Gaudí respectait et suivait les précédents et les traditions liés à ses projets.
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Une installation sculpturale
A
vant de s’intéresser au dernier projet religieux majeur de ce chapitre, nous devons nous tourner vers un exemple de représentation de miracle religieux et d’expérience visionnaire, qui relève plus d’une sculpture en plein air que de l’architecture. En 1893, on initia le projet de construction d’une série de monuments au monastère de Montserrat, au sommet d’une montagne près de Barcelone. Chaque monument devait représenter les quinze mystères médités dans les prières dédiées au rosaire. La prière du rosaire est divisée en quinze mystères divisés en trois sections, les mystères joyeux, les mystères douloureux et mystères glorieux. L’évêque Torras i Bages, qui était un proche de Gaudí, était l’un des principaux organisateurs. Le 12 décembre 1900, on contacta Gaudí pour réaliser le monument du premier des mystères glorieux, qui devait être une sculpture de la résurrection du Christ. Cette représentation religieuse était associée à une dimension politique, puisqu’on commanda à Gaudí de compléter d’un drapeau catalan sa représentation du triomphe miraculeux du Christ sur la mort, allusion à la résurrection de la Catalogne. On remarquera que l’étendard des habitants de Reus associait lui aussi l’imagerie religieuse et le drapeau catalan. Ces projets signalent l’étroite relation entre l’identité catalane et la religion. On peut noter que Gaudí fut l’architecte choisi comme étant le plus à même de concevoir cette déclaration à la fois politique et théologique. La première étape du travail de Gaudí fut l’excavation d’une grotte existante, le long du chemin qui devait contourner ce rosaire sculptural d’altitude pour mener à l’église, où la sculpture miraculeuse révérée de la Vierge de Montserrat est conservée. Il commanda ensuite la sculpture d’un Christ ressuscité, coulée en bronze au sculpteur José Llimona. À ce point, le projet fut interrompu en raison du caractère trop grandiose du projet de Gaudí pour les fonds disponibles. Néanmoins, l’abbé José Deàs Villaardegrau rappelle que le comité chargé d’établir un contrat avec Gaudí et de le financer incluait « des personnes bien
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connues pour leur érudition et leur richesse », et ayant amassé de larges sommes d’argent. Il rappelle aussi que, selon le projet original de Gaudí, la phase d’excavation n’avait pas pour seul but de mettre en valeur la grotte susmentionnée, mais d’utiliser la pierre extraite pour construire un grand espace ouvert, entouré de murs et complété de tours. Afin d’effectuer ce travail, selon l’abbé, Gaudí réclama plus d’argent, dans une mesure qui choqua le comité en charge. En 1907, l’argent était presque épuisé. Le comité décida que chacun de ses membres ferait une contribution individuelle et qu’il fallait terminer la figure christique, qui fut ensuite installée dans la grotte. Gaudí se retira du projet à ce moment-là. Le monastère n’était naturellement pas satisfait d’un projet à moitié terminé, et il y eut des pressions sur le comité pour l’achever. Ils entrèrent en rapport avec un certain nombre d’architectes, toujours en proie à des problèmes financiers qui ne s’arrangeaient pas avec les changements fréquents de membres du comité, mais on trouva finalement des fonds et en 1916, une version plus modeste du projet fut mise en place. Le nouveau projet exigea de repositionner la figure du Christ et l’addition de quatre figures de bronze supplémentaires réalisées par Llimona, un ange et trois martyrs. On a ainsi un aperçu des dimensions sculpturales de l’idée de Gaudí, même si l’organisation architecturale grandiose ne fut jamais achevée. Dans l’installation finale, le Christ flotte au-dessus de l’excavation, l’ange et les trois martyrs levant les yeux sur cet événement miraculeux. On voit le drapeau catalan à gauche du Christ. Gaudí voyagea à Montserrat pour organiser le projet entre 1903 et 1904. Pendant cette visite, Gaudí conçut des plans pour conduire un point de vue sur le plus haut des sommets de la chaîne de Montserrat, ainsi que l’installation d’une énorme cloche dans un « beffroi » naturel de la montagne ! La localisation impressionnante de Montserrat est suffisante pour stimuler l’imagination du visiteur, mais comme nous l’avons vu, son importance pour l’église de la Catalogne guida l’imagination de Gaudí vers des projets si remarquables.
L’architecture ecclésiastique de Gaudí
Restaurer la tradition à Majorque
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ans les dernières années de sa vie, Gaudí entreprit deux travaux de restauration, qui réclamèrent de sa part d’adapter à l’architecture préexistante sa capacité d’innover en matière architecturale. Le plus important de ces projets fut la restauration de la cathédrale de Majorque. Le projet dura de 1903 à 1914, et s’il y eut encore des limites imposées à l’architecte, il put passer du temps à travailler l’architecture de style gothique développée en Catalogne. La construction de la cathédrale de Majorque commença en 1230 après la conquête de l’île par Jaime I sur les colons maures, et fut consacrée en 1340. Elle est longue de cent vingt mètres et large de cinquante-huit mètres. La nef centrale, flanquée d’ailes et de chapelles, a une largeur de vingt mètres. La hauteur de quarante-quatre mètres est l’un des traits notoires de l’édifice. Malheureusement, cette grande structure fut endommagée par un tremblement de terre en 1851. L’année suivante, l’évêque organisa les travaux de réfection, ainsi qu’un projet de modification de la place du chœur. L’architecte Miguel Salvà Munart avait commencé à travailler sur ce projet en 1853, mais les travaux étaient loin d’être terminés en 1899. Cette année-là, l’évêque en place, Dr Pedro Campins Barceló, rendit visite à Gaudí à Barcelone. La première rencontre fut très positive ; la perspicacité professionnelle de Gaudí impressionna l’évêque. En 1902, ayant acquis la nécessaire permission du Vatican, Gaudí signa un contrat pour le projet. À la fin mars, il partit pour les Baléares et entreprit un état des lieux de la cathédrale. De retour à Barcelone, il prépara une maquette en bois qu’il montra à l’évêque au mois d’août de la même année. La proposition de Gaudí était axée sur la réorganisation de la nef, divisée en une chapelle royale et une chapelle de la Trinité, et du chœur par deux larges autels, l’un gothique et l’autre baroque. Les éléments-clés du projet envisageaient de démonter ces autels, ce qui ouvrait l’espace central de la nef, et de construire deux nouveaux pupitres, d’installer un baldaquin et, finalement, d’ajouter des tableaux et un mobilier nouveaux. Au printemps 1903, Gaudí retourna à Palma pour finaliser les plans du projet, incluant aussi des vitraux. Il fit, à la fin de l’année, une autre visite, accompagné de Juan Rubió Bellver, qui allait avoir la responsabilité d’exécuter le projet. La première phase de travail inclut le déplacement des places assises du chœur, de style gothique, datant du XVIe siècle. Gaudí laissa le soin de la restauration de cet élément à son assistant Jujol, dont on a mentionné le travail sur les balcons de la Casa Milà, et dont la tendance à travailler avec des couleurs vives,
ainsi qu’avec le fer et la céramique, sera discutée dans les chapitres suivants. Malheureusement, dans le cas présent, les couleurs audacieuses qu’il ajouta aux places assises ainsi que l’inscription n’entrèrent pas dans les canons esthétiques de la cathédrale, et cet aspect du travail fut interrompu. Ces anecdotes révèlent le contraste entre la notion de restauration de Gaudí et le goût de ses commanditaires, ainsi que les approches plus prudentes prises aujourd’hui par les conservateurs. Le démontage d’un couloir du XIIIe siècle en est un autre exemple. Dans la nef dégagée, Gaudí et son équipe ajoutèrent deux pupitres, dont il ne reste qu’un seul aujourd’hui, richement décoré de reliefs sculptés de figures d’évangélistes et d’autres symboles religieux. Une fois les autels démontés, la nef fut laissée ouverte à l’extrémité est où se trouve le trône de l’évêque, à une courte distance duquel Gaudí plaça l’autel. Une grille de fer forgé fut installée pour séparer le presbytère de la nef, fin exemple des conceptions de Gaudí en la matière. Les armoiries de Majorque et d’Aragon sont insérées dans les formes entrelacées. Il fit confiance aux talents des artisans locaux pour ce travail, mais il modifia leur manière de travailler. Une seconde structure fut ajoutée au-dessus du mur de séparation derrière le trône épiscopal, grille qui soutient sept lampes en référence à l’imagerie de l’Apocalypse. On ajouta aussi des lampes à d’autres endroits de la cathédrale, au coin de l’autel, toutes à cinq mètres de hauteur et pouvant porter dix-sept cierges. Gaudí ne se préoccupait pas seulement d’effacer et de réduire les traits architecturaux anciens de l’église. Aux quatre coins de l’autel, il ajouta des colonnes issues d’un oratoire familial. De plus, certaines des sculptures ayant fait partie de l’un des autels furent placées sur les murs de la chapelle royale. L’un des ajouts les plus spectaculaires faits à l’autel est le baldaquin, achevé en deux phases. On accrocha d’abord un baldaquin rectangulaire dans un angle. On ajouta ensuite autour de ce dernier un autre baldaquin qui formait une couronne polygonale autour du premier. De part et d’autre de la structure pendaient sept lampes. Tout en résolvant la question de l’éclairage de l’autel, l’effet général de ces chandelles flottantes est l’un des mystères faisant allusion aux concepts de l’illumination divine. On y trouve aussi des détails sculpturaux, tels que les feuilles de vigne et les épis de maïs qui symbolisent le pain et le vin sacrés célébrés sur l’autel qui se trouvait au-dessous. On voit aussi le Christ, la Vierge et saint Jean au sommet du baldaquin. L’effet spectaculaire du baldaquin s’apprécie en regardant en direction de l’autel.
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L’architecture ecclésiastique de Gaudí
Projets inachevés La structure du baldaquin fait écho à l’ensemble de l’édifice. Les voûtes en ogive de chaque côté du trône épiscopal offrent la base visuelle de sa forme, et les figures sculptées s’élevant au-dessus de ce qui semble être des lampes flottantes atteignent la lumière qui jaillit de la rosace du vitrail à l’est, à distance. Bien que ce travail semble apparemment mineur, l’historienne de l’architecture Freixa a attiré l’attention sur la combinaison d’abstraction et d’expression dans l’œuvre de Gaudí à la cathédrale de Majorque. Elle a affirmé que c’était « (…) quand il surpassa pratiquement l’historicisme et entra dans sa phase la plus créative, (qu’) il recréa une atmosphère à travers le traitement judicieux de la lumière basé sur un projet complètement abstrait ». Le début du XXe siècle allait être le témoin d’une évolution de Gaudí vers des conceptions plus abstraites dans toute son œuvre, comme la Casa Milà et la Sagrada Familia, et les projets de la cathédrale de Majorque constituent un élément important de cette évolution stylistique. Dans tous les travaux de Gaudí, la lumière est un medium auquel il attachait beaucoup d’importance ; elle a pu jouer un rôle majeur dans son évolution vers une ligne de conception plus abstraite. En plus du baldaquin, il restaura aussi les vitraux en lancette et en rosace de la cathédrale de Majorque. Bassegoda i Nonnell considère ce travail comme « l’un des plus spectaculaires dans la cathédrale » . Sa tâche consistait à compléter le remplage avec des vitraux. L’évêque suggéra une série de mots latins emblématiques issus de la litanie de la Vierge de Loreto tels que « Regina angelorum », et « Regina apostorum ». Gaudí rechercha comment obtenir la plus grande intensité de lumière colorée. Pour les couleurs secondaires, il développa une technique de superposition de trois couches de verre en couleurs primaires. Il délégua ce travail à une équipe faite des verriers barcelonais Rigalt, Granell et Cía, avec l’aide du sculpteur Vilarubias Vals et des peintres Torres García, Llonguera Badia et Pascual Rodés. Il est intéressant de noter que Gaudí insista pour qu’ils travaillent avec des photographies pour les personnages ; l’attachement de Gaudí à la photographie comme fondement du figuratif est discuté plus en profondeur dans la relation aux sculptures de la Sagrada Familia. Il est clair que même avec un support aussi apparemment abstrait que le vitrail, il sentait qu’il était important d’avoir une base visuelle du quotidien. Gaudí entreprit aussi un second groupe de fenêtres pour la chapelle royale.
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l existe, à côté des travaux achevés à Majorque, d’autres œuvres qu’il fut impossible de terminer en raison de leur échelle et de leur complexité. Le projet de la chapelle de la Trinité, que l’on peut étudier sur un dessin existant de Juan Matamala, en fait partie. On a malheureusement perdu la maquette réalisée par Gaudí. Dans l’auréole centrale se trouve la Vierge Marie, entourée du Christ et de Dieu le Père, audessus desquels on voit la colombe symbole du Saint-Esprit. Le dessin au crayon apporte peut-être une raison pour laquelle ce ne fut jamais construit ; il eut été difficile de fixer ces sculptures flottant dans l’espace. De plus, on peut être certain que Gaudí avait l’intention de colorer vivement cette œuvre. Le dessin essaie d’évoquer les effets splendides de lumière irradiant des figures spirituelles. Bassegoda a suggéré que Gaudí pensait utiliser le métal, l’or, la mosaïque et l’albâtre, ainsi que les lumières naturelles de la chapelle, un élément crucial de cette œuvre somptueuse. À mesure que la carrière de Gaudí progressait, la Sagrada Familia allait dominer son activité. Dans les dernières décennies de sa vie il accepta néanmoins un certain nombre de commandes. Certaines d’entre elles étaient des collaborations comme les plans de restauration de la cathédrale du quatorzième siècle de Manresa en 1915. Son travail avec l’architecte Soler March se réduisit à l’étape de planification. D’autres travaux, comme les pupitres qu’il conçut pour Blanes et une chasuble de prêtre pour Girona, ont été perdus. On demanda même à Gaudí de concevoir une église pour la ville de Rancagua au Chili. À ce moment, en 1922, il travaillait ardemment à la Sagrada Familia, et il manqua une autre opportunité à l’étranger. Il ressort de cet ensemble de travaux inachevés le fait que Gaudí fut une figure importante dans le domaine des commandes religieuses, et qu’il avait acquis une solide réputation en tant qu’architecte en la matière, réputation assurée par la Sagrada Familia elle-même. Les idées développées au cours des travaux examinés dans ce chapitre furent transformées en une interprétation moderne de la cathédrale gothique.
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Cathédrale de Mallorca, vue intérieure.
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La rencontre créatrice entre Gaudí et Güell Les noms d’Antoni Gaudí et d’Eusebio Güell sont inextricablement liés dans l’histoire de l’architecture et dans celle de Barcelone. Peu de visiteurs de Barcelone, en particulier ceux qui recherchent les contributions de Gaudí à travers la ville, manquent de monter au Parc Güell. Celui-ci n’est pourtant que l’une des œuvres de Gaudí pour cet important mécène qu’était Don Eusebio Güell. Leur relation est celle d’une amitié proche et durable entre un mécène et un artiste, qui eut pour fruit une série d’œuvres hautement créatives. Le dévouement de Güell pour Gaudí et son travail fut inconditionnel, et il s’appuyait sur des points de vue communs non seulement au sujet de l’architecture et de l’art, mais, peut-être de manière plus importante, sur une conception de la société fondée sur un capitalisme bienveillant, le questionnement intellectuel, les arts littéraires et visuels étant centraux dans la création d’une société moderne et morale.
Il était un « self-made man », et il en était fier. L’absence de tradition familiale et son caractère personnel lui donnèrent la liberté d’établir sa position sociale à Barcelone par de nouveaux biais, auxquels Gaudí est étroitement lié. L’architecte était un fidèle partisan de son nouveau mécène, qui pouvait le payer largement. On rapporte que Gaudí décrivit les qualités de Güell au cardinal Casañas dans les termes suivants : « Un homme noble est une personne à la sensibilité, aux manières, à la position excellentes. Excellant en tout, il n’est pas envieux et nul ne l’ennuie. Il est heureux de voir que ceux qui l’entourent montrent ce dont ils sont capables (…) Les Médicis n’étaient-ils pas ainsi ? » La référence aux Médicis signale la manière dont Gaudí l’architecte et Güell le mécène envisageaient leur collaboration.
Gaudí conçut un blason pour Güell, qui cherchait à imiter la noblesse des temps passés, avec une devise latine signifiant « hier un berger et aujourd’hui un seigneur ».
Par bien des aspects, on peut dire que Güell puisait ses modèles dans la Renaissance. Une brève incursion en politique le convainquit que ses talents étaient ailleurs, et il se dédia à l’étude et à la promotion de la culture catalane, moderne et historique.
Tout en évoquant des tropes biographiques que l’on trouve plus fréquemment dans les histoires de la Renaissance, l’association de la fierté et de la modestie renvoient à un trait important du personnage de Güell, en ce qu’il n’était pas issu d’une famille aristocratique ou reconnue, mais d’une famille qui avait assuré sa fortune dans les colonies latino-américaines espagnoles.
Il fournit des fonds pour l’Exposition universelle de Barcelone en 1888, par exemple ; il chercha à encourager les développements internationaux entre l’art et l’industrie à Barcelone. Mécène, il était aussi peintre et architecte à ses heures. Il utilisa ses propres connaissances linguistiques pour démontrer les origines uniques du catalan et, suivant ses intérêts scientifiques, il publia un article de microbiologie en 1889.
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Finca Güell, vue du centre équestre.
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Le premier projet : un dragon pour une maison de campagne
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üell rencontra l’œuvre de Gaudí pour la première fois à l’Exposition universelle de Paris en 1878, quand il vit la vitrine réalisée pour la ganterie d’Esteban Cornellà. En revenant à Barcelone, il avait recherché Gaudí et leurs relations professionnelles prirent forme peu à peu. Les espaces culturels, tels que les excursionnistes catalans, encouragèrent leurs relations et contribuèrent à développer les idées qu’ils allaient mettre à exécution dans les œuvres les plus inventives de Gaudí. Güell était aussi une source de mécénat pour Gaudí ; il le recommanda en premier lieu à son beau-père, le marquis de Comillas, pour la commande du mobilier d’une chapelle privée. C’est pour un ami du marquis de Comillas que Gaudí construisit El Capricho. Les premiers plans que Gaudí conçut pour Güell en personne furent ceux d’un pavillon de chasse pour sa propriété de Garraf en dehors de Barcelone, près de la ville côtière de Sitges. Les plans, dessinés en 1882, indiquent un projet associant le langage stylistique de la Casa Vicens et d’El Capricho. S’il avait été exécuté, la propriété de Güell eût été dotée d’un château fantastique avec des remparts et des tours construites dans un style éclectique associant l’oriental et le médiéval. L’idiome pastoral romantique de cet édifice allait dominer la plupart des travaux de Gaudí pour Güell, comme on le voit dans la première commande qu’il entreprit en 1884, en l’occurrence la conception d’une grille pour une autre retraite rurale de Güell, la propriété de Can Cuyàs de la Riera. Gaudí conçut un mur d’ensemble avec trois entrées, une fontaine et d’autres éléments décoratifs pour les bâtiments, et des ornements pour le jardin. Bien que l’on ne puisse plus tout voir aujourd’hui, ce qui reste montre que, dès le début, Gaudí présenta des projets audacieux et créatifs à son client cultivé et imaginatif. L’entrée principale qui rencontrait l’allée privée vers la maison consiste en deux maisons de gardien flanquant un large portail de cinq mètres. L’une des maisons de gardien, connues aussi sous le nom de pavillon, devait être la résidence du concierge, pendant que l’autre était une écurie et un manège.
98. 99. 100. 101. 102.
Portrait d’ Eusebio Güell Bacigalupi. Finca Güell, détail de colonne, porche d’entrée. Finca Güell, Ladon, le gardien du jardin des Hespérides (détail du dragon). Finca Güell, vue de l’édifice. Finca Güell, oranger.
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Le style néo-mudéjar de ces pavillons, repérable dans les matériaux utilisés, la couleur et le traitement décoratif des surfaces signent un lien étroit avec la conception d’El Capricho. Les effets contrastés de la brique, de la pierre et de la tuile sont mis en valeur par le recours aux formes géométriques à travers ces surfaces. Gaudí utilisa aussi de nouveaux accessoires pour éclairer l’écurie en recourant à des tours de lanternes pour fournir une source de lumière supplémentaire. Cette entrée crée une barrière imposante, et néanmoins raffinée et élégante avec le monde extérieur. On mentionna le travail de Gaudí dans la presse internationale, et des croquis de son œuvre accompagnèrent les louanges des critiques. Une image en particulier frappa l’imagination des journalistes : il s’agissait du portail dominé par un dragon rugissant s’enroulant autour du portail en fer forgé. Gaudí créa peut-être l’expression la plus artistique du panneau « propriété privée ». Le portail fut forgé dans les ateliers de Vallet et Piqué. Le Correo Catalan écrivit, avec un euphémisme mesuré,
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« Le talent de Gaudí dans le champ de la conception est si connu qu’il y a peu à dire en ce qui concerne ce projet, dont l’aboutissement est une combinaison notable de richesse, de nouveauté et d’élégance. » Ils discutèrent aussi des nombreuses difficultés générées par le projet, évidentes d’après l’échelle et la complexité du projet de Gaudí. Les griffes ressemblant à celles d’un oiseau, la queue enroulée et l’aile en volute sont toutes spectaculairement représentées en fer forgé, qui capture la tension et la force du mouvement de la bête. La structure de la grille est presque cachée au spectateur confronté à cette étonnante rencontre mythologique, grille qui irradie de la fin de la queue et qui soutient le dragon. Par la faculté de tisser la structure et la décoration quasiment sans couture apparente, Gaudí et son équipe témoignent d’un brio technique derrière ce sursaut d’imagination. Ces rapports entre l’art et l’industrie sont soulignés dans l’éloge d’un journaliste catalan qui n’eut de cesse d’affirmer : « En un mot, le portail auquel nous faisons référence est une nouvelle démonstration de ce que l’industrie catalane peut réussir, et de la valeur de ses artistes et de ses entrepreneurs. »
Robert Hughes propose une interprétation intéressante de cette référence poétique : « Le cercle Güell-Comillas n’a aucune difficulté à interpréter ceci. Pour les jardins du côté ouest du monde, lisez Cuba ; pour les fruits d’or, les profits ; pour la valeur d’Hercule, les habitudes commerciales du fonceur indiano (un individu dont l’argent venait du commerce ou des affaires avec les colonies américaines restant à l’Espagne). Il s’agissait pour eux d’une allégorie parfaite et flatteuse (…). » L’argent de Güell était en effet d’origine indiano ; on ne sait exactement qui choisit la conception du portail, s’il s’agissait de flatterie de la part de Gaudí ou d’une simple identification de Güell aux affirmations modernes et littéraires les plus significatives de l’identité catalane nationale. L’idiome pastoral et poétique fonctionne bien dans cette propriété rurale, bien qu’il soit en contraste avec les projets de maisons citadines conçus par Gaudí pour Güell. Dans cette commande, débutée en 1886 et poursuivie en parallèle, on peut mesurer les efforts de Gaudí pour représenter l’autorité culturelle de Güell dans la construction d’un palais pour le nouveau « Médicis ».
Les sentiments nationalistes avaient sans doute trouvé un écho chez Güell, et il avait sans doute été doublement ravi d’être identifié à la promotion des arts catalans. Toutefois, le dragon n’est en rien un symbole vide destiné à effrayer et à servir de gardien à la propriété Güell. Ce thème est récurrent dans la culture visuelle catalane, et sa signification est forte de références à des légendes de saints, comme saint Georges, et de traditions de livres emblématiques. Il s’agit aussi par ailleurs d’un symbole de la mythologie classique et, peu avant le début des travaux, un goût pour les racines de la littérature européenne s’était développé, avec une insistance particulière sur la Catalogne. Un poète étroitement lié à Güell et à Gaudí, Jacint Verdageur, avait publié un poème épique, L’Atàlantida, dédié au marquis de Comillas. Ce poème écrit en catalan rapporte les voyages d’Hercule, quoique le texte de Verdageur raconte la traversée de l’Atlantique par le héros thébain pour arriver au jardin des Hespérides, et prendre ses pommes d’or. Dans les mythes grecs et catalans, le précieux arbre du jardin des Hespérides était gardé par un dragon, vaincu par Hercule. Il faut noter que la tour construite par Gaudí à la droite du pavillon d’entrée est surmontée d’un arbre fruitier sculpté. On a donc impliqué que la propriété Güell était le nouveau jardin des Hespérides.
103. Finca Güell, coupole du pavillon du gardien. 104. Finca Güell, date de début de construction. 105. Finca Güell, porche d’entrée, détail.
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Le Palacio Güell
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es écrits sur le palais Güell attirent l’attention sur le contraste marqué entre l’édifice et la pauvreté du voisinage. Güell ne choisit pas le quartier connu sous le nom d’Eixample, où Gaudí construisit la Casa Milà, lieu de développement de la riche bourgeoisie barcelonaise. Ce choix se justifiait en partie par sa proximité avec une maison du père de Güell, que Gaudí allait relier à la nouvelle propriété au moyen d’un passage par les toits. Il se peut que les goûts personnels de Güell aient contribué au choix du site ; le Carrer Nou de la Rambla était un quartier de la vieille ville de Barcelone. En réponse à l’héritage aux alentours du site, Gaudí construisit un palais qui évoquait l’histoire autant que la modernité. Néanmoins, outre sa référence historique, la caractéristique la plus importante de cet édifice est peut-être sa taille. Il mesure seulement dix-huit par vingt-deux mètres. Gaudí triompha de cette restriction, et elle fut la seule, car l’argent afflua sans interruption pour Gaudí. Comme l’écrit Bassegoda i Nonell :
106. Palacio Güell, façade. 107. Palacio Güell, arches de l’entrée.
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108. Palacio Güell, base de la coupole. 109. Palacio Güell, chauve-souris sur la flèche de la coupole.
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La rencontre créatrice entre Gaudí et Güell « Le Palais Güell est un palais noble authentique suivant le style gothique ou Renaissance, mais interprété par Gaudí d’une manière personnelle. » Certains critiques ont vu dans l’association des styles gothique et Renaissance une réaction spécifique à la conception du palais vénitien. Avec les Médicis comme précédent culturel, on pouvait s’attendre à ce que Gaudí regarde du côté de Florence, mais le classicisme plus sévère qu’on y trouvait offrait moins de possibilités d’expérimentation que le style vénitien plus décoratif. Toutefois, comme le signale Bassegoda, c’est l’interprétation personnelle de Gaudí qui est plus clairement mise en exergue. La façade avec ses minces arcades, ses corbeaux et ses créneaux surprend par son originalité évidente dans les deux voûtes caténaires d’entrée au centre de la façade. On a déjà remarqué que Gaudí avait recours à ces arches en partie pour leur attrait esthétique, mais aussi pour leur soutien structurel. La façade en marbre venue de l’une des propriétés de Güell, fut le fruit d’un travail considérable de Gaudí, qui réalisa pour celle-ci vingt-et-un projets différents. Il en subsiste trois aujourd’hui. De manière significative, on raconte qu’il présenta deux motifs à Güell, l’un avec des entrées rectangulaires, l’autre avec les voûtes paraboliques que l’on peut voir aujourd’hui. Gaudí n’était peut-être pas certain de l’adhésion de ce dernier à son « architecture moderne ». Güell pencha néanmoins en faveur de Gaudí et choisit le projet favori de l’architecte. Le soutien de Güell aux idées et aux projets de Gaudí offrit à ce dernier de nombreuses opportunités de travail sans les restrictions qu’il rencontra souvent avec d’autres projets. De plus, les sommes dépensées par Güell pour son palais sont légendaires, bien qu’inconnues. Il demandait ce qu’il y avait de mieux, et Gaudí s’attacha à satisfaire son client par tous les moyens possibles. Au centre de la façade se trouve l’identification de Güell au nationalisme catalan, représenté par un travail audacieux et élaboré en fer forgé de Joan Oños. Entre les deux portes, les rayures rouges et jaunes des armes de la Catalogne sont représentées par des bandes de grillage et de plaquage de fer alternées en diagonale, couronnées d’un casque guerrier et d’un aigle prenant son essor. Au-dessus de chacune des grilles d’entrée, le fer ouvragé guide l’œil vers les initiales d’Eusebio Güell, E et G. L’association de l’architecture et de l’artisanat visibles à l’intérieur prolongent le motif de l’affirmation voyante, mais se déplace vers des tons et des effets plus subtils et délicats.
110. Palacio Güell, cheminée. 111. Palacio Güell, coupole.
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112. Palacio Güell, vue intérieure de la coupole de l’entrée.
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113. Palacio Güell, balcon de la façade arrière.
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Le palais devait être une résidence officielle pour divertir et converser, et non pas un simple lieu de vie. On attendait des visiteurs qu’ils passent simplement sous l’arche et qu’ils descendent de leurs coches.
architecturales et de la conception intérieures réalisées par Gaudí et ses assistants, il est la proie d’une critique de certains de leurs travaux qui n’ont pas résisté au temps qui passe ou à un goût esthétique durable.
Les cochers pouvaient ensuite conduire les véhicules dans l’écurie au sous-sol, ventilée par des conduits débouchant sur le toit, signe de la conscience qu’avait Gaudí des besoins quotidiens de tous les lieux de la demeure. Les aspects décoratifs éblouissent souvent le visiteur et font écran à la dimension structurelle. Une cage d’escalier mène de l’entrée à une mezzanine, conduisant à la bibliothèque de Güell et à son bureau.
Néanmoins, en se concentrant sur les points forts de l’édifice, Gaudí offrit à Güell une scène idéale pour ses nombreuses activités publiques. Le palais fut aussi un moyen notoire pour Gaudí d’affirmer sa propre expérience d’architecte.
Les escaliers mènent au piano nobile, débouchant sur une série de larges pièces. Les fenêtres ouvrent sur la longue tribune en arcades de la façade, les voûtes caténaires s’élevant à partir de minces colonnes faisant écho aux baies extérieures. En opposition au marbre gris pâle, les murs sont décorés de bois d’eucalyptus doré et de plafonds élaborés. La troisième de ces suites de pièces se distingue par le plafond le plus spectaculaire. L’intrication des grilles de bois de hêtre doré superposées en intersection crée un motif géométrique flottant au-dessus de la tête des visiteurs. Certaines de ces pièces verticales mesurent un mètre, et Gaudí conçut la structure de sorte qu’elle se soutienne elle-même et ne soit pas uniquement décorative. L’architecture est en œuvre dans toutes ses conceptions. Le salon central est le plus grand, avec cinq voûtes, et s’ouvre sur la pièce centrale du palais, la large entrée qui s’élève vers une coupole de dix-sept mètres de hauteur. La coupole parabolique, une fois encore utilisée par Gaudí, s’inspire de la technologie de la Renaissance italienne. Comme la coupole de la cathédrale de Florence réalisée par Brunelleschi, elle est composée de deux épaisseurs, dont l’une, intérieure, est décorée de motifs hexagonaux à la manière d’une ruche, dont certaines sections laissent entrer la lumière extérieure. Cela confère à la coupole un effet flottant, et la lumière tombe d’une hauteur dont les spectateurs ne peuvent voir la source. Gaudí avait néanmoins installé l’électricité pour maintenir l’effet de nuit. Cette pièce centrale devait servir de salle de concert, sans qu’il s’agisse d’affaires sensuelles et décadentes, la foi catholique n’étant jamais éloignée. Sur un côté du salon central se trouvait l’oratoire de Güell. Des portes coulissantes ouvrent sur un cabinet d’un mètre et demi de profondeur, décoré des peintures religieuses d’Alejo Clapes Puig et richement incrusté d’ivoire et d’écailles de tortue. En dépit de la grandeur du palais, le ton est sobre et le thème sous-jacent pieux. De plus, s’il révèle la créativité et l’invention de nouvelles approches
L’échelle et la grandeur du palais Güell, à l’intérieur comme à l’extérieur, étudiées jusqu’à présent, révèlent la distance qu’il y avait entre cette demeure et El Capricho ou la Casa Vicens. Guëll permit à Gaudí de faire des expérimentations, la plus notable étant sur le toit. Sur le palais, achevé en 1889 quinze ans avant la Casa Milà, Gaudí créa un travail sculptural impressionnant avec vingt cheminées et conduits de ventilation. Chacun d’entre eux a une forme différente et est habillé d’une variété de mosaïques colorées, incluant un service de table en porcelaine de Limoges transformé en tessons pour un plus grand effet artistique. Au-dessus de ces formes colorées se trouve une haute flèche soutenant une girouette, coiffée d’une chauve-souris en fer forgé dont les ailes s’étendent pour prendre son envol dans le ciel. On l’a décrit comme « peut-être la plus belle installation sculpturale permanente à Barcelone », et il est dommage qu’elle soit fermée au public. Gaudí révéla toute l’étendue de ses qualités d’architecte temporel avec cet édifice. Bassegoda affirme que « le palais Güell confirma le caractère exceptionnel de Gaudí en tant qu’architecte », ajoutant que plus on étudie la demeure, plus on reconnaît son originalité conceptuelle. Gaudí n’allait plus construire quoique ce fût d’aussi grandiose pour Güell. Au lieu de cela, le hasard, ou peut-être la providence, voulut que les projets commandés par Güell à Gaudí lui permissent de réaliser pleinement son plus grand édifice religieux, bien que seule la première phase fût construite, et d’explorer de quelle manière travailler à côté de sa plus grande source d’inspiration, la nature.
114. Palacio Güell, phœnix en fer forgé.
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La crypte de la colonie Güell
A
vant d’examiner l’église ou la crypte Güell, on doit s’intéresser brièvement aux sources de la richesse du propriétaire. Le marbre de ses propriétés pouvait bien être gratuit, mais les employés nombreux de son usine textile furent une autre raison importante du rôle que jouait Güell dans le fait de remettre les arts catalans à la mode. On peut identifier Güell à ces nombreux industriels du XIXe siècle, qui cherchaient à pourvoir aux besoins de leurs ouvriers d’une manière paternaliste teintée d’une vision utopique d’un ordre social stable auquel ils présidaient. L’environnement toujours plus peuplé représentait une menace pour le bienêtre des ouvriers. La maladie, l’alcoolisme et le socialisme constituaient certains des principaux maux qui menaçaient la productivité, et soulignaient le contraste entre les riches dans leurs palais et les pauvres dans leur habitat surpeuplé. Afin d’établir une alternative à l’industrialisation urbaine, Güell créa la colonie Güell, réponse catalane aux villages créés par les réformateurs anglais comme Cadbury à Port Sunlight avec ses six cents cottages pour ouvriers répartis sur cinquante-six hectares. Il s’agissait d’améliorer les conditions de vie plus que d’augmenter les revenus. Güell amorça les projets de fondation d’une colonie ouvrière en 1882, installée dans une campagne vierge des influences pernicieuses de la ville. Huit ans plus tard, on fondait la colonie. Une impulsion de taille fut donnée par l’introduction que fit Güell de nouvelles machines semi-automatiques pour la production du velours côtelé, du velours et du velvet. Deux ans plus tard, l’État reconnut officiellement le site qui offrait non seulement un habitat aux employés, mais aussi une chorale, un théâtre, un club de football, une école, une bibliothèque, un dispensaire et une église. Les maisons furent conçues par les assistants de Gaudí, Berenguer Mestres et Rubió Bellver. Au début, un vieil édifice du XVIIe siècle offrait assez d’espace pour les besoins spirituels de la colonie, mais l’expansion de la production et du nombre des employés exigea la présence d’une église. En 1898, Güell commanda une nouvelle église à Gaudí. Il créèrent ensemble une expression spectaculaire des relations entre le capital et l’esprit idéologique de la Renaixença. Au-delà de ces dimensions culturelles, Gaudí développa une nouvelle manière de planifier l’architecture qui indique l’aspiration à une pensée angélique.
115. Église de la Colonie Güell, coupole du hall principal d’entrée. 116. Église de la Colonie Güell, intérieur. 117. Église de la Colonie Güell, fenêtre.
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On ne posa pas la première pierre avant 1908 et, à la mort de Güell en 1918, l’édifice était inachevé. Ses fils, effrayés par les coût d’un travail avec Gaudí, interrompirent les autres sections prévues pour le bâtiment, mais, heureusement, la crypte fut achevée. Bien qu’il puisse être regrettable que l’église entière n’ait pu émerger de ses formes de racine, comme on en voit le projet sur un rare dessin, la crypte existant aujourd’hui s’avère le projet achevé le plus créatif de Gaudí en matière religieuse. Parallèlement au fait qu’il travaillait simultanément à d’autres projets, à l’instar des Casas Batlló et Milà et de la Sagrada Familia, la raison principale de cette longue phase de planification réside dans la nouveauté du projet. On a noté que Gaudí se souciait peu de théorie, et réfléchissait en termes de matériaux et des propriétés structurelles de ces derniers. Les préoccupations structurelles prédominèrent dans la préparation de ce projet. Gaudí le conçut non pas en le planifiant abstraitement sur le papier, mais en réalisant un modèle funiculaire. Ayant amorcé le plan de la crypte sur un tableau attaché au plafond, il y suspendit un réseau compliqué de fils pour tracer les colonnes, les arches et les voûtes qu’il imaginait. Pour calculer les effets de compression de son réseau de formes architecturales, il accrocha de petits sacs lestés de plombs de fusil calibrés à une échelle de 1 : 100 000. La maquette terminée avait une hauteur de quatre mètres, bel exemple des lois physiques en jeu dans cet édifice. Gaudí fit photographier la maquette et, en retournant la photographie, il obtenait le modèle de la crypte qu’il allait construire. Il s’inspira du squelette photographique pour les membres architecturaux et suivit ce guide pour commencer la construction. Si cette approche devance l’utilisation de modèles informatiques, il semble que Gaudí ne l’ait pas considérée comme moderne, mais comme une manière de penser frôlant le divin. « L’intelligence de l’homme peut seulement opérer en deux dimensions : il peut résoudre des équations à une inconnue, à un degré. L’intelligence d’un ange opère sur trois dimensions et agit directement dans l’espace. L’homme ne peut agir jusqu’à ce qu’il ait vu les faits : il suit fondamentalement les trajectoires et les lignes en plan. » En réalisant ce modèle funiculaire, Gaudí abandonna le travail en plan pour se lancer dans le tridimensionnel, exemple de la pensée angélique.
118. Église de la Colonie Güell, façade.
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L’église est construite sur un site de vingt-cinq par soixante-trois mètres, situé sur la pente d’une petite colline dominant la colonie. Une fois achevée, elle devait s’élever au-dessus de la colline. Suivant l’angle de la colline, la crypte s’érige à partir de cette base avec des murs pentus et des piliers aux angles spectaculaires. Le porche d’entrée est décoré de mosaïques emblématiques des vertus cardinales, telles que la Tempérance sous la forme d’un couteau coupant le pain et un pichet de vin catalan, que Gaudí admirait pour le très mince filet de vin, minimal par conséquent, qu’il laissait passer. Le porche révèle les matériaux principaux de l’église, la brique et la pierre, le modeste échantillon de couleurs correspondant aux formes brutes, taillées et organiques de l’architecture. C’est en entrant dans la nef que cet effet atteint son point culminant, lorsque l’on fait face aux quatre hauts piliers de basalte menaçants. Les colonnes de soutènement sur les côtés sont en briques. Les arches et les voûtes ne sont ni gothiques, ni romanes, mais résultent du recours de Gaudí à la parabole hyperbolique. On observe ici une transition avec l’utilisation précédente de la simple parabole. Les angles des piliers et des murs créent l’effet d’une force élémentaire au travail dans l’existence de cet édifice. Dans la crypte de la colonie Güell, Gaudí laissa clairement derrière lui son œuvre d’architecte éclectique. Il ne travaille pas avec des styles reconnus, mais de nombreux critiques argumentent en faveur des formes naturelles. Un contemporain l’a décrit comme n’étant « pas un architecte de maisons, mais un architecte de grottes ; pas un architecte de temples, mais un architecte de forêts ». Ce jugement résonne dans la crypte Güell. L’édifice renvoie l’expérience religieuse à ses origines et à ses métaphores centrales. D’un côté, il y a saint Pierre comme la pierre sur laquelle le Christ allait construire son église et d’un autre, les rites célébrés dans les catacombes de Rome par les premiers chrétiens. Les ouvriers de la colonie Güell étaient non seulement isolés de la vie urbaine moderne, mais ils faisaient face, dans la crypte de Gaudí, à une expérience théologique très éloignée de celle de la paroisse urbaine. La mortalité et la tombe sont un autre thème de la crypte, avec sa forme caverneuse.
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Ici, les intentions de Gaudí sont limitées par le caractère incomplet du projet. L’église imaginée devait s’élever de ses fondations terrestres dans une série spectaculaire de tours bleues, blanches et dorées, exprimant de manière architecturale la résurrection et évoquant la récompense de la cité de Dieu pour les fidèles. En dépit de l’humble apparence de la crypte, Gaudí ne l’a pas privée de sa conception inventive de la décoration. L’ouvrage de brique explore différents motifs. Les fenêtres, en forme de gouttes d’eau ou de larmes pour certaines, d’autres comme des nœuds de bois, sont en vitraux aux motifs floraux. Une croix de céramique colorée est au-dessus de chacune d’elle, et les simples grilles de fer forgé reprennent devant elles le motif floral. D’autres éléments, comme le mobilier de bois conçu par Gaudí, n’ont pas survécu. Comme dans bien d’autres œuvres de l’architecte, de nombreux détails captivent l’œil, une fois seulement que le spectateur a trouvé ses repères après la première impression spectaculaire de l’édifice dans son ensemble.
En construisant les escaliers qui mènent au-dessus de la crypte vers ce qui devait être l’entrée de l’église, Gaudí dut faire face à la perspective de couper un pin d’un âge respectable. On avait déjà sacrifié un nombre suffisant d’entre eux pour éclaircir le site. Gaudí décida de modifier l’escalier, affirmant qu’ : « (il pouvait) faire un escalier en trois semaines, mais il (lui) faudrait vingt ans pour avoir un pin comme celui-ci. » Le respect de Gaudí pour la nature allait au-delà des leçons esthétiques et structurelles qu’elle lui donnait pour ses constructions. Elle fut aussi au cœur de son dernier travail pour Güell, la conception d’un parc résidentiel.
119. Église de la Colonie Güell, détail de l’extérieur de l’entrée. 120. Église de la Colonie Güell, détail de l’extérieur de l’entrée.
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Le Parc Güell out comme les utopies pastorales du XIXe siècle étayaient la colonie ouvrière Güell, le parc était aussi motivé par une recherche d’alternative à la vie urbaine. À la fin du XIXe siècle, Güell avait visité l’Angleterre, et avait appris le concept de cité-jardin, qui remonte aux idées de William Morris développées en 1874, et à la création, en 1898, par le gouvernement britannique de l’Association urbaniste des cités-jardins. La colonie Güell fut la première expérience d’implantation de ces idées en Espagne. Toutefois, contrairement à celle-ci, le parc n’était pas pour les ouvriers. Güell acheta deux propriétés de quinze hectares divisés en soixantedix lots de terrain pour les habitants de sa cité-jardin. La population envisagée était de trois cents habitants. Quiconque était intéressé par le projet devait signer un contrat l’engageant à ne pas utiliser le terrain pour
T
« l’exploitation de toute industrie, de tout commerce ou de toute profession pouvant porter préjudice ou déranger les propriétaires de la propriété du Parc, ou heurter les projets particuliers dont nous cherchons à maintenir le caractère permanent ». Le parc était une retraite loin du monde du travail, et ses habitants devaient être suffisamment cultivés et riches pour subvenir à leurs propres besoins. Il n’était pas question dans ce projet d’école, de bibliothèque, de chorale ou de dispensaire, mais Güell s’engagea à fournir l’infrastructure moderne telle que l’eau, l’électricité, les égouts, ainsi que les employés nécessaires au fonctionnement et à la sécurité de ce lieu naturel idyllique. D’autres conditions incluaient la protection de la forêt naturelle, et tous les projets de construction de demeure sur les terrains acquis, les habitations n’étant pas incluses dans le projet, devaient avoir l’aval de Gaudí. On ne construisit malheureusement que trois maisons dans le parc. Güell vécut dans l’une d’entre elles, Gaudí dans une autre ; ils furent rejoints par le troisième résident, Martín Trías Domènech. L’aventure économique de Güell ne fut pas un succès, mais cette perte est à l’avantage de quiconque porte un intérêt à Gaudí. Au lieu d’être divisé en lopins de terrain privés, le parc fut ouvert au public en 1923. Güell ne garda pas jalousement la retraite naturelle qu’il avait créée ; elle pouvait être visitée pour une somme modique, et gratuite si l’on s’inscrivait à l’avance.
121. 122. 123. 124.
Parc Parc Parc Parc
Güell, Güell, Güell, Güell,
colonnes obliques du viaduc. pavillon. mosaïque, détail. médaillon de mosaïque.
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Il existe un certain nombre de raisons probables à l’échec du projet, comme le prix des lopins et la distance entre le parc et la ville en ce début de XXe siècle. On a aussi avancé que la réputation excentrique des projets de Gaudí a pu amener les acheteurs potentiels à réfléchir. Si l’on se détourne néanmoins des aspirations architecturales qui ne furent jamais menées à bien, on doit porter son attention sur le travail de Gaudí.
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Selon la rumeur, Domènech i Montaner aurait eu la commande le premier. Le mécène pensa peut-être que Gaudí avait trop à faire avec son travail sur la crypte et ses nombreux autres projets. Si tel est le cas, il lui prouva le contraire et son « architecte de cour » releva le défi. On suppose que les plans furent commencés en 1899 ; l’excavation préliminaire pour les routes d’accès, les murs extérieurs et les pavillons de l’entrée furent achevés en 1903, un an avant la présentation des plans au conseil. De toute manière, les plans avaient évolué au fur et à mesure de la progression du projet, selon la méthode intuitive de Gaudí. Le mur et les pavillons de l’entrée, à la fois fonctionnels et défensifs, révèlent une nouvelle étape dans l’exploration de son style personnel de construction. Le mur en pierre à nu suit le périmètre du parc avec son parapet à pignons ondulant, rayé rouge et blanc. De larges médaillons de céramique portent le nom du parc. Longeant le mur, le visiteur parvient à l’entrée principale, où il
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est clair qu’il ne s’agit pas d’un parc municipal ordinaire. Faisant face à l’entrée depuis la rue, le pavillon de droite était celui du gardien, une résidence compacte avec quatre chambres. Le toit, avec ses formes incurvées et décoré de mosaïques, a souvent été considéré comme une création de conte de fées. Certes, plus que toute autre création de Gaudí, le parc Güell a encouragé tout un champ d’études interprétatives sur les sources et les origines dont Gaudí s’est inspiré. En raison de la réticence de Gaudí et de la perte d’une grande partie de la documentation, nous en sommes réduits à la spéculation, et pourtant nul autre site ne semble mieux autoriser une certaine liberté à la fantaisie que le parc Güell. Des détails tels que des champignons empoisonnés, mais hallucinogènes qui couronnent le pavillon du gardien ont encouragé certaines hypothèses au sujet des sources d’inspiration de Gaudí en réponse aux formes et aux couleurs de la nature. On a parlé de l’évocation d’une maison de sorcière dans un conte de
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fées. Une version catalane de l’opéra d’Humperdinck, Hänsel and Gretel, avait été jouée à l’opéra juste avant la construction du parc. Sur la gauche de la grille se tient un second pavillon clairement du côté du bien, sa flèche de trente mètres de hauteur étant couronnée d’un large crucifix. Des allusions aux contes de fées allemands et à la confrontation du bien et du mal, les thèmes glissent vers la mythologie grecque et la célébration du nationalisme catalan. En passant entre les maisons de conte de fées, les routes d’accès mènent sur la droite et sur la gauche. Plus loin se trouve un perron, au-dessus duquel se dresse un ensemble de colonnes. On approche les escaliers en passant deux structures semblables à des grottes – l’une d’entre elles était un garage. Avec une fontaine à leur centre, elles semblent se répandre en deux ruisseaux sur une pente, courant autour de différentes formes sculptées sur leurs quatre paliers. On voit le drapeau catalan avec un serpent sur le second palier. Le drapeau rappelle la proclamation de l’aumônier et proche ami de Güell, Miquel de Esplugues, à savoir que le parc promouvait le sentiment nationaliste catalan.
Néanmoins, le serpent, en particulier ses oreilles, rend les spécialistes de Gaudí perplexes. On a suggéré des allusions possibles aux serpents bibliques, mais, comme l’affirme Bassegoda, Gaudí aurait sans doute été amusé de ses tentatives de fixer le mouvement des allusions culturelles, de la fantaisie et de la nature en jeu dans sa création. L’étape suivante de ces « escaliers aquatiques » est marquée du repère touristique le plus célèbre du parc, reproduit sur d’innombrables cartes postales, en l’occurrence le dragon recouvert de petits carreaux de céramique. Sa forme vint apparemment du saut de Gaudí sur une pile de grillage ! Ses pattes sont de part et d’autre de la plinthe, l’eau jaillit de sa bouche dans un bassin situé en dessous. La mosaïque est par bien des aspects le meilleur moyen de représenter un reptile, et les rayures créent le sentiment que l’eau coule sur lui. Le dragon n’est toutefois pas un simple motif amusant, faisant peut-être allusion à la grotte de fossiles découverte au cours de la phase
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d’excavation ; il constitue aussi une référence classique en rapport avec le temple qui attend le visiteur en haut des marches. L’eau qui jaillit de la bouche du dragon vient d’une citerne souterraine que Gaudí construisit pour contrôler le drainage du parc. Bien qu’hors d’accès pour le visiteur, elle montre la capacité de Gaudí de faire face aux nécessités pratiques à grande échelle. L’aspect pratique semble toutefois tissé d’une dimension symbolique. On peut voir dans le dragon le Piton classique, qui tenta d’inonder le temple de Delphes. Le dieu Apollon le vainquit pour préserver son sanctuaire et son temple, qui servit de geôle au dragon. Emprisonné sous le temple, il devint le gardien des eaux souterraines du monde. Le temple qui domine la sculpture devient ainsi le temple d’Apollon, les allusions au dieu classique peuvent même s’étendre au propriétaire du parc luimême, Güell. Ayant fait ces rencontres formidables, le dernier palier offre au visiteur un banc abrité pour se reposer et admirer les vues de Barcelone encadrées par les pavillons d’entrée, et pour se préparer à entrer dans le temple qui le domine. On choisit pour ce temple les formes simples de l’ordre dorique. Ses quatrevingt-six colonnes furent érigées entre 1906 et 1908. Elles font à peine plus de six mètres de hauteur et leur diamètre est d’un mètre vingt. Tandis que le choix du dorique renvoie aux formes premières de l’architecture classique, l’angle selon lequel Gaudí disposa les colonnes extérieures évoque le poids du temps sur cet édifice, comme si son origine remontait aux temps des batailles mythologiques entre les dieux et les dragons. Entre les colonnes se trouve un plafond voûté avec des décorations en mosaïque et des médaillons représentant des soleils colorés conçus par Gaudí et ses assistants. Jujol fut une figure importante, son triomphe artistique dans le parc étant une large plaza soutenue par les piliers. Comme dans la colonie Güell, le projet de Gaudí fusionne avec le type de terrain du site. Néanmoins, outre le fait de créer un espace archaïque ombragé et mystérieux, le temple permet aussi de former sur sa partie supérieure un large espace plat ouvert. De part et d’autre du temple, des escaliers mènent à ce que l’on appelle le théâtre grec. Ce large espace ouvert devait accueillir des concerts, des marchés et des manifestations publiques, tout en permettant de se promener en admirant les vues panoramiques de la ville et de la mer au loin. Le banc est d’un intérêt architectural et décoratif certain, qui s’enroule et se courbe le long du bord extérieur du théâtre grec. Sa célébrité est moins le fait de Gaudí que celui de son disciple Jujol. La surface du banc est la démonstration exquise
125. Parc Güell, Casa Gaudí. 126. Parc Güell, loge avec tour.
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d’une conception créative de la mosaïque. Suivant l’exemple de Gaudí, Jujol utilisa des matériaux de récupération, il encouragea les employés du parc à collecter les bouteilles de verre. Des fragments de céramique et même de poupées de porcelaine se trouvent au milieu des milliers de fragments colorés décorant toutes les faces du banc, qui sert aussi de muret. Une anecdote amusante, mais satirique rapporte que l’on voyait, au moment de la construction du parc, des ouvriers casser les carreaux à l’entrée pendant qu’au-dessus, d’autres les rassemblaient pour réaliser la décoration du théâtre grec ! Jujol ajouta des carreaux de céramique sur lesquels il peignit et écrivit. On a cherché à déchiffrer son message. Tout au long du banc, émergeant de l’explosion de couleurs et de la richesse des formes, se distingue une série de courtes prières à la Vierge. La dimension religieuse du monde naturel est placée au cœur du parc. Gaudí avait l’intention de construire une chapelle et un large crucifix avec les emblèmes de la Passion sur le point culminant du parc. Ceux-ci ne furent jamais construits et seul un modeste calvaire évoque ce projet. Il fut détruit en 1936 et l’on trouve aujourd’hui à sa place une version moderne. Il existe différents chemins sillonnant le bois pour y parvenir. L’architecture élaborée laisse le pas à la nature, mais Gaudí facilita la transition entre le domaine de l’homme et celui de la nature par une série de longs portiques qui mènent du temple grec au parc. Les piliers anguleux et le sommet incurvé de certains d’entre eux rappellent les formes des vagues qui s’écroulent. Mais le thème et les couleurs aquatiques des niveaux inférieurs ont été remplacés par les tons arides de la terre. C’est à cet endroit que se rencontrent nature et architecture. Au-delà de ces chemins de promenade tranquilles et contemplatifs se trouve un jardin aménagé, union harmonieuse entre l’architecture et la nature ; Gaudí y a fait planter au moins seize espèces d’arbres et vingt espèces d’arbustes. Gaudí fut essentiellement l’architecte de la famille Güell pendant trente-cinq ans et, comme on l’a montré, cette fonction lui donna la possibilité de créer certains des monuments les plus mémorables de Barcelone. De plus, grâce à la confiance que Güell avait en son architecte, il eut la liberté d’explorer un large éventail d’idées architecturales et artistiques. Gaudí pensa comme toujours à large échelle, et il eut la chance d’avoir le soutien financier de Güell pour le support et la concrétisation de ses idées. Leur relation longue et créative est rare dans l’histoire de l’art et de l’architecture. Tout comme le mécénat de Güell, le dernier édifice que nous examinerons, la Sagrada Familia, domina la vie de Gaudí et le conduisit à des modifications radicales de sa pensée et de son style.
La Sagrada Familia Le commanditaire de l’édifice le plus célébré de Gaudí fut l’association spirituelle de la Dévotion à saint Joseph à Barcelone, fondée en 1866 par un libraire nommé Josep Marià Bocabella i Verdaguer. Soucieuse des manquements à la morale dont la vie urbaine et la montée du libéralisme étaient la cause, l’association faisait partie d’une plus large campagne catholique en faveur de la tradition, de la moralité pieuse. Les joséphins définissaient leur objectif principal de la manière suivante : « (…) implorer Dieu par l’intercession de saint Joseph, pour le triomphe de l’Église dans les conditions difficiles et périlleuses qui pervertissent le monde en général et notre Espagne catholique en particulier ». Avec l’assentiment du pape et du roi, ils se mirent à leur tâche évangélique, en partie véhiculée au moyen d’un tract religieux. Bocabella, convaincu de son saint rôle, décida qu’il manquait à Barcelone une église non seulement dédiée au Christ et à la Vierge, mais aussi à saint Joseph. Les valeurs traditionnelles de la famille et le péché étaient au cœur de ce projet. Le nom entier de l’église allait être le « temple expiatoire de la Sainte Famille », manifestant ses préoccupations au sujet de la pénitence et des prières pour le pardon. Dans l’acte de fondation de l’église, Bocabella déclara qu’elle allait « (…) réveiller les cœurs de leur sommeil, donner vie et chaleur à l’amour, et provoquer la pitié des puissances du ciel pour la Catalogne ». Le sentiment de fierté de l’identité nationale catalane, bien que dans sa version conservatrice, allait être intimement lié à ce projet spirituel. Le poète Maragall écrivait, en 1905, dans le Diario de Barcelona que « (…) l’église de la Sagrada Familia est le monument des idéaux catalans à Barcelone, le monument de la piété éternellement ascendante, de la concrétisation faite pierre du désir d’élévation, de l’image de l’âme du peuple ». Si l’on garde à l’esprit l’état d’inachèvement de l’église à la mort de Gaudí en 1926, on doit replacer la déclaration de Maragall dans le cadre d’une campagne pour maintenir l’intérêt et le soutien populaires pour l’édifice. L’église dépendait des fonds recueillis par l’association de Bocabella, qui s’appauvrissaient à mesure que le projet avançait. L’engagement de Gaudí était tel qu’il y investit son propre argent et les dernières années de sa vie, quoiqu’une grande partie de sa vie d’adulte ait rimé avec la Sagrada Familia.
127. Sagrada Familia, vue de nuit de l’ancienne façade. 128. Sagrada Familia, reflet de la façade dans un lac.
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Creuser les fondations
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n ne choisit pas initialement Gaudí pour amorcer le projet, mais un architecte qui travaillait pour le diocèse de Barcelone, Francisco de Paula del Villar i Lozano. Il avait offert de travailler gratuitement dès 1877. La piété et l’économie de cette offre se concrétisèrent en un projet académique de style néo-gothique, sans aucun trait modernista.
La première pierre fut posée en 1882, mais, au cours de la construction de la crypte, une controverse sur la meilleure manière de construire les colonnes interrompit le chantier l’année suivante. Villar donna sa démission et le comité de supervision dut trouver un autre architecte. La légende veut que Bocabella ait vécu une expérience mystique, au cours de laquelle il avait appris que l’architecte de son église devait avoir les yeux bleus. Il est impossible de savoir si les yeux bleus de Gaudí et son regard perçant permirent de décrocher le contrat. Il fut en tout cas nommé architecte officiel en 1884, mais semble avoir commencé le travail l’année précédente. Gaudí hérita d’un projet dont il conserva la crypte. De plus, les arcs-boutants et les fleurons démarquant l’extérieur de l’abside pour l’autel très élevé indiquent que le style néo-gothique fut aussi conservé par Gaudí. Néanmoins, les signes précoces d’un détachement progressif du style néo-gothique traditionnel se remarquent dans les pointes abstraites décoratives des fleurons. Bien que passant facilement inaperçus, ils sont en étroit rapport avec les formes curieuses des toits du palais Güell et, plus tard, de la Casa Milà. Ils indiquent le sens de la pensée de Gaudí sur ce projet ; le reste évolua progressivement vers une vision stylistique entièrement différente. Les éléments architecturaux gothiques furent peu à peu soumis à une transformation spectaculaire. Un exemple du style gothique de la crypte est l’autel de la Vierge, qui est aussi le dernier repos de Gaudí. Villar avait projeté trois nefs pour l’église, se terminant en une abside audessus de la crypte, ainsi que sept chapelles et une flèche de quatre-vingt-cinq mètres. Le premier plan de l’église ne fut pas publié avant 1906, et il continua d’évoluer, les formes toujours plus complexes et les projets grandioses de Gaudí suffisant à l’expliquer.
129. Sagrada Familia, vue détaillée des tours. 130. Sagrada Familia, sculptures des Anges de l’Apocalypse. 131. Sagrada Familia, détail de la façade de la Passion, sculpture du portail de l’Espoir. 132. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail d’un animal, serpent dans le cloître.
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Ce que Gaudí recherchait exactement pour l’église est un point de discussion entre ceux qui poursuivent son œuvre et les critiques des ajouts modernes, thème sur lequel nous reviendrons. Les critiques les plus ardentes et leur objet disparurent dans l’incendie de 1936 de l’atelier de Gaudí, suivi du vandalisme iconoclaste qui détruisit les plans et les maquettes. Les architectes et les historiens ont depuis essayé, ensemble, de reconstituer les idées de Gaudí dont nous pouvons être certains.
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La vision de Gaudí
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audí avait l’intention de construire cinq, et non pas trois nefs, et, pour édifier une église cruciforme, il avait imaginé une croisée de transepts, chacun formé de trois nefs. La nef principale devait mesurer quatrevingt-quinze mètres de long et quinze mètres de large. Comme dans le projet de Villar, l’abside devait contenir sept chapelles. Un cloître devait faire le tour de l’église afin d’insister sur les traditions de pèlerinage. Par bien des points, Gaudí, que l’on a appelé le « dernier bâtisseur de cathédrale », ne construisait pas une église, mais une cathédrale. Il semble avoir considéré qu’il faudrait, pour construire son édifice, autant de temps que pour une cathédrale. L’intérieur devait contenir de nombreux signes de dévotion pour souligner la liturgie et la signification des sacrements. Ainsi, Gaudí avait l’intention de construire une immense fontaine devant le baptistère avec des jets d’eau évoquant les quatre rivières du paradis. En face, il voulait placer, pour symboliser les conseils de Dieu à ses fidèles, une torche allumée monumentale, évoquant la colonne de feu qui guida les israélites dans le désert. La musique était un autre trait de l’église, et les chœurs et les orgues faisaient partie du projet dès le début. Les recherches de Gaudí en matière d’acoustique le guidèrent vers l’étude du chant grégorien, et il est clair qu’il pensa à associer la pierre et l’architecture musicale dans son église. L’extérieur de l’édifice est peut-être ce que l’on connaît le mieux, et à partir duquel on peut avec le plus de confiance évoquer les projets de Gaudí. On entrait dans la nef et les deux transepts par deux portails situés à la base d’une façade richement sculptée de formes décoratives et organiques. Au-dessus s’élèvent les tours qui ont modifié le ciel de Barcelone de manière définitive.
« Son contour sera sombre et anguleux, et la concision des lignes, leur progression verticale exprimeront la souffrance du calvaire et la dureté du sacrifice. » Alors que les sculptures modernes de Josep Subirachs ont tenté de suivre cette directive, leur apparence sévère semble très éloignée de la qualité ou de la vision du travail produit du vivant de Gaudí. Le portail principal, qui faisait face à la forte lumière du soleil de midi, devait se concentrer sur le thème eschatologique de la résurrection et de la rédemption, la promesse du salut résultant de la naissance et du sacrifice du Christ, thème des deux autres portails. On en sait peu, là aussi, à ce sujet, et c’est avec appréhension que l’on attend la décision ultime de ceux qui ont la charge de percer à jour l’édifice. Les façades ressemblant à des falaises sont les fondements du projet extérieur de la Sagrada Familia, qui cherchait à rivaliser avec la tradition gothique et les monuments de la Renaissance classique comme saint Pierre en insistant sur la hauteur. L’église devait avoir dix-huit tours, chacune symbolisant une figure biblique. Au centre, au-dessus de la croisée, se trouvait bien sûr la tour dédiée au Christ. Son sommet devait atteindre, et peut-être atteindra, près de deux cents mètres, de vingt mètres supérieur à saint Pierre à Rome. Légèrement plus bas vers l’autel se trouvait une tour dédiée à la Vierge. À chacun des quatre angles de la croisée se trouvaient des tours dédiées aux évangélistes, chacune d’elle décorée de leur symbole respectif : un homme pour saint Matthieu, un lion pour saint Marc, un bœuf pour saint Luc et un aigle pour saint Jean. On rapporte à plusieurs reprises que Gaudí souhaitait installer des projecteurs lumineux sur ces tours pour illuminer celle du Christ.
La seule façade presque achevée du vivant de Gaudí est la façade de la Nativité sur le transept est, faisant symboliquement face au levant. Sur le transept ouest, faisant face au couchant, Gaudí planifia une façade évoquant la Passion. À l’époque de la construction, elle était la plus proche de la ville, le site de construction se situant à la lisière des aménagements urbains les plus récents.
Deux autres sources lumineuses au moins étaient envisagées, l’une vers le ciel et le paradis, l’autre vers le sol pour marquer le don divin des Évangiles à l’homme ; d’autres peut-être auraient créé un phare nocturne de la foi. On peut voir, parallèlement à cette vision futuriste de la cathédrale avec son utilisation des derniers progrès technologiques, l’expression artistique d’autres mouvements se développant ailleurs en Europe à cette époque, comme le futurisme ou l’expressionnisme.
On avait pensé construire cette façade en premier pour attirer des fonds de manière constante en mettant en évidence la progression de l’édifice. Gaudí décida du contraire afin d’éviter de choquer les visiteurs par sa vision spectaculaire de sculptures montrant les souffrances du Christ. Nous n’avons aucune idée de ses intentions, si ce n’est la directive suivante :
Néanmoins, après les deux guerres mondiales durant lesquelles le projecteur fut associé à la détection des attaques ou la prévention de la fuite des prisonniers, la théâtralité d’un tel projet semble naïve. On observera cependant une nouvelle fois le souci qu’avait Gaudí d’intégrer les éléments du monde moderne dans sa vision médiévale.
133. Sagrada Familia, détail de scuplture.
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La Sagrada Familia
Les tours évoquées jusqu’à présent ne peuvent être analysées avec certitude, et l’on ne peut que spéculer à partir des quelques plans qui restent et des quatre tours construites du vivant de Gaudí. Il conçut quatre tours au-dessus de chacun des trois portails, représentant les douze apôtres. Quand Gaudí mourut en 1926, les tours de la façade de la Nativité, dédiées à saint Matthieu, saint Jude Thaddée, saint Pierre et saint Barnabé étaient achevées. Il voulait en faire des clochers carillonnant à la force manuelle ou éolienne. L’échelle et l’effet spectaculaires de ces tours sont peut-être les traits les plus originaux de cet édifice, qui inclut, de surcroît, l’utilisation chromatique propre à Gaudí. Les fleurons de céramique tournent leur profil voyant dans un jaillissement de couleurs. Les formes ne sont pas purement abstraites, mais associent au contraire les formes de la mitre épiscopale, de la crosse et de l’anneau, les douze apôtres ayant été les premiers évêques de l’Église chrétienne. Les tours elles-mêmes, en forme de cône parabolique, rappellent les projets de Gaudí pour la Mission catholique de Tanger. La ponctuation de la surface évoque celle d’une ruche, ce qui aurait permis l’effet complet des cloches, et relie les formes plus pures des tours au détail diversifié des parties inférieures de l’église et à son ensemble sculptural éclatant. Les tours manifestent peut-être le plus clairement la rupture de Gaudí avec le gothique, et les critiques, à l’instar de George Collins, ont en effet mis leur forme en rapport avec des courants artistiques internationaux : « Les flèches de la Sagrada Familia (…) font partie des tendances internationales cubistes-constructivistes des années 1924-1926, et pourtant, en raison de leur caractère architectural unique, elles anticipent sur l’esprit des années 60. » À la différence des cubistes, désireux de fragmenter le paradigme classique et académique de la représentation artistique pour explorer et développer une vision artistique moderne, la transformation de Gaudí s’appuyait sur une méditation sur le gothique. Il cherchait moins à le bouleverser qu’à le soutenir par des formes nouvelles. Il s’agissait là d’un concept différent de la modernité, ayant néanmoins des conséquences spectaculaires. Aucun visiteur de la Sagrada Familia ne peut échapper à l’ascension des tours, ni à l’expérience des escaliers en colimaçon. Vus de dessus, ils marient de manière remarquable l’art et la géométrie d’un côté, et, de l’autre, une évocation limpide de l’importance de la nature pour Gaudí.
134. Sagrada Familia, vue latérale. 135. Sagrada Familia, vue de l’ancienne façade.
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136. Sagrada Familia, animaux sculptés sur l’ancienne façade. 137. Sagrada Familia, détail du décor architectural.
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La Sagrada Familia
La façade de la Nativité
E
n abaissant son regard vers la façade de la Nativité, le spectateur observe une série de ponts étroits qui relient les tours, ainsi qu’un autre élément coloré, un arbre vert dans lequel sont perchées des colombes blanches. Il s’agit de la conclusion architecturale et visuelle de l’installation sculpturale la plus complexe que Gaudí échafauda jamais. L’arbre évoquant le Saint-Esprit fait écho aux arcs en ogives de la façade gothique. La « métamorphose » de la forme architecturale en une forme « naturelle » est le thème central de la façade inférieure toute entière. Les trois entrées servent de structure à la base de la façade, les portails de l’Espérance et de la Foi, respectivement à gauche et à droite, le portail plus majestueux de la Charité étant au centre. La doctrine catholique pénétrait chaque aspect du projet de Gaudí. Tout comme dans la crypte de la colonie Güell, le traitement de la pierre donne un sentiment de permanence géologique à l’église, et les entrées de ces cathédrales sont devenues des entrées de cavernes. Des stalactites paraissent pendre sur les côtés, et des formes végétales couvrent les surfaces modulées d’ondulations gelées. Une association complexe de sculptures émerge de ce cadre et de cette surface abstraits. Un groupe d’anges avec de longues trompettes annonce la gloire de ce qui est montré pour accompagner le carillonnement des cloches. On aperçoit, dans des ouvertures semblables à des grottes qui évoquent la structure traditionnelle de la cathédrale gothique, une série de groupes de sculptures figuratives. Juste au-dessus de l’arbre couvert de colombes, avec des anges à sa base, se trouve le couronnement de la Vierge, conclusion théologique des scènes inférieures qui rapportent la naissance et le début de la vie du Christ. On célèbre clairement la Vierge : le culte marial a toujours été puissant en Espagne, et la proclamation du dogme de l’Immaculée Conception, en 1854, a rehaussé la dévotion à la Vierge. De chaque côté de la voûte centrale, les deux portails encadrent les fiançailles de Marie et Joseph à gauche, et la présentation du Christ au Temple à droite. En descendant vers les scènes directement au-dessus des portes, on voit, à gauche, Jésus à l’atelier, sans doute pour toucher la corde sensible des membres de la congrégation les plus humbles. Le portail de droite représente le Christ parmi les docteurs de la loi, ses pouvoirs intellectuels présentant un contraste avec ses humbles origines de fils de charpentier. Le centre d’intérêt est naturellement sur le portail central, qui donne son nom à la façade toute entière et qui représente la Nativité.
138. 139. 140. 141.
Sagrada Familia, façade de la Nativité, palmier portant les anges de l’Apocalypse. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail, caméléon dans le cloître. Sagrada Familia, façade est de la Nativité, cage d’escalier dans les tours. Sagrada Familia, détail de la façade de la Nativité avec un cyprès, arbre symbole d’Éternité.
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La Sagrada Familia
L’enfant Jésus est nu dans les bras de sa mère, tandis que Joseph incline la tête, prêt à aider Marie. Bien que l’on associe le plus souvent les sculptures de Gaudí à la décoration abstraite, il s’appuyait sur une étude rigoureuse du corps humain. Il choisissait des modèles dans le voisinage ou à son propre atelier, qu’il faisait photographier, et l’on réalisait les ébauches d’après ces clichés. Si les archives photographiques existaient encore, nous aurions aujourd’hui une source précieuse de compréhension des méthodes de travail de Gaudí, mais aussi de l’histoire des rapports entre l’art et la photographie. Au cours du XIXe siècle, les classes populaires furent l’objet d’un intérêt photographique soutenu à travers l’Europe, ce projet étant peut-être l’étude la plus approfondie de leur physiognomie « spirituelle ». Les études que Gaudí commanda à son assistant Ricardo Opisso étaient très étendues, s’intéressant à différents types physiques, vieux et jeunes, valides et infirmes, ou à des clichés d’enfants morts-nés pour les études du Massacre des Innocents. Cette scène se trouve sur la droite de Jésus dans l’atelier, et donne une tonalité violente à laquelle s’oppose sa contrepartie dans la scène de la fuite vers l’Égypte, située en face, sensée insister sur l’Espérance. Un certain nombre d’autres scènes ajoutent à la complexité de cette façade, que l’on ne peut analyser dans l’espace de ce chapitre. À l’étude de l’humain s’ajoute la recherche des formes naturelles. La façade est peuplée d’animaux et de plantes. Une tortue porte le fardeau de la façade, dont la carapace, par exemple, sert de base à une colonne gaudiesque. On voit aussi des poulets et d’autres animaux présents dans la mangeoire. Ces détails suivent une longue tradition de l’art religieux qui instruit autant qu’il décore. D’autres détails intéressants signalent les préoccupations contemporaines auxquelles l’Association des Dévots de saint Joseph souhaitaient s’attaquer. Parmi les travaux achevés du portail du Rosaire sur l’entrée nord, deux sculptures sont dédiées aux thèmes de la tentation et du mal. Les manœuvres des tentateurs sataniques sont caractérisées par des figures humaines reptiliennes ; l’une tend un sac d’argent à une prostituée lascive, l’autre une bombe avec des piques à ce que l’on peut supposer être un anarchiste. Au cours de la vie de Gaudí, l’anarchisme radical avait mené à un certain nombre d’attentats auxquels la police avait violemment fait face. La prostitution était l’une des dépravations consécutives à la vie urbaine. La vie moderne est donc une fois encore clairement signalée dans l’église de Gaudí.
142. 143. 144. 145.
Sagrada Sagrada Sagrada Sagrada
Familia, Familia, Familia, Familia,
façade de la Nativité, détail des grottes et des trois portails. détail de la façade de la Nativité, couronnement de la Vierge. façade de la Nativité, détail d’un ange jouant de la harpe. détail de la façade de la Nativité.
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La Sagrada Familia
Travailler à la Sagrada Familia après Gaudí
D
u vivant de Gaudí, l’atelier de la Sagrada Familia accueillit fréquemment des architectes professionnels et des étudiants.
Au cours d’une discussion sur l’intérieur de l’église, on demanda à Gaudí : « Excusez-moi, Maître, cette idée de colonnes a dû exiger beaucoup de réflexion, au moins deux ans d’études, non ? » Il répondit : « Ecoutez, l’automne dernier il y a eu quarante ans que j’ai accepté d’être l’architecte de la Sagrada Familia, et j’avais déjà l’idée précise de ces formes, et je dirais même, bien avant cela. Quand, à l’âge de dix-huit ans, j’ai étudié l’analyse mathématique, je l’avais déjà. »
D’un côté, cette affirmation d’un Gaudí âgé met en relief l’ingéniosité remarquable des projets de l’intérieur de l’église, et elle éclaire l’importance de la pensée mathématique dans le processus créatif de l’architecte. On peut d’un autre côté émettre quelques réserves quant à la clarté immédiate du projet de la Sagrada Familia. Il y avait eu, en 1910, une exposition des projets de cette église à Paris au Salon de la Société des Beaux-Arts de France. Eusebio Güell la finança en payant plus de 20 000 pesetas. À cette époque, Gaudí ne semble pas avoir été soucieux de présenter un plan définitif. Il dit à son assistant Juan Bordás Salellas qu’il n’y avait pas besoin de s’inquiéter d’envoyer le projet général, bien qu’il eût envoyé une maquette polychrome de la façade de la Nativité réalisée par Jujol, et des photographies. Les critiques furent dans l’ensemble favorables en France et en Espagne.
sur l’extérieur de la structure. Gaudí s’attacha à concentrer leur « énergie vitale » à l’intérieur du corps même de la cathédrale, sans accroître la taille des piliers ou l’épaisseur des murs. Il concevait la voûte et le pilier comme des entités inséparables, formant une unité dynamique : il abandonna l’ordre gothique vertical et adopta un ordre oblique, parabolique. Les colonnes elles-mêmes canaliseront et équilibreront les forces et les poussées ; elles seront coniques et allongeront la voûte en constituant une ligne parabolique continue. Là se trouve l’élément fondamental d’une recherche de plus de trente ans. » L’originalité du projet de Gaudí est évidente si l’on observe les colonnes qui se dressent. Où l’on a auparavant observé des chapiteaux, on distingue des motifs en forme de coquilles Saint-Jacques. Leurs bords dentelés se retrouvent à plus large échelle sur les premiers niveaux de voûte visibles aujourd’hui. La manière dont les colonnes se séparent évoque un arbre de manière remarquable, pour soutenir le toit et bien sûr les tours envisagées.
L’intérieur de l’église était à peine esquissé à la mort de Gaudí. Les constructions modernes que l’on voit aujourd’hui offrent une idée des formes complexes qu’il avait choisi d’utiliser. Elles marquent le point culminant de l’application de la parabole et de ses formes dérivées en tant qu’outil structural pour l’étendue de larges espaces, tout en perçant le plus de fenêtres possibles dans le mur. L’historien Robert Descharnes résume sa pensée :
L’intérieur de la nef assure une photographie étonnante, mais la réalité de l’espace est distincte. C’est un chantier. Aucun de ces piliers ni aucune de ces voûtes ne date de l’époque de Gaudí ils sont le fruit d’un projet moderne. On a mentionné les projets de Gaudí en relation avec d’autres mouvements artistiques européens, tels que l’Arts and Crafts en GrandeBretagne. Leur lien est le souci commun de préserver les savoir-faire artisanaux face à la production de masse de l’ère industrielle. Bien que les sculptures et les projets de Gaudí ne soient pas du goût de tous, ils témoignent d’une main-d’œuvre de haute qualité. Le contraste est évident si l’on pénètre dans les sections modernes de l’église, car c’est avec une technologie et des machines modernes que les formes architecturales ont été réalisées. Les lignes et les surfaces ont une uniformité industrielle ; elles semblent précises et acérées, à l’opposé de la célébration que faisait Gaudí de la courbe et de la surface ondulante. Bien que les techniques modernes permettent d’économiser du temps et de l’argent, le contraste entre l’apparence de l’intérieur et de l’extérieur révèle la différence qualitative entre l’homme et la machine.
« Gaudí pensait que l’on ne comprenait plus la loi naturelle suivante, qui veut qu’une force ne s’exerce jamais complètement verticalement. Les poussées de la voûte gothique sont réparties
Le débat sur la manière de traiter l’édifice de Gaudí a été considérable au cours des années : fallait-il le laisser inachevé ou le terminer ? La campagne en faveur de la canonisation de Gaudí a obtenu un crédit dans cette dernière direction.
146. Sagrada Familia, sculptures de la façade de la Passion par J.M. Subirachs.
201
La Sagrada Familia
Le tourisme est un autre facteur important. À la suite d’une publicité nationale pour du whisky avec la Sagrada Familia, le tourisme japonais s’est envolé et Mark Burry note qu’elle attire autant de touristes que le Prado à Madrid. Les raisons idéologiques et économiques jouent un rôle important dans cet effort de continuation. Il est certain que Gaudí considérait cet édifice comme une cathédrale gothique et s’attendait à ce que d’autres la poursuivent. Il s’agit néanmoins peut-être d’un cadeau empoisonné pour tout architecte, car les intentions de Gaudí seront toujours incertaines, et la comparaison toujours en faveur de l’architecte d’origine de la Sagrada Familia. Il existe aussi des arguments en faveur de l’achèvement de l’édifice en ce que cela offrirait une meilleure compréhension de Gaudí. Ses intentions étaient cependant incertaines, comme Salvador Dalí l’affirmait :
« Je ne pense pas que la Sagrada Familia puisse jamais être achevée, certainement pas jusqu’à ce qu’un autre génie apparaisse (…), un génie capable de superposer à l’art de Gaudí une conception et un style architectoniques nouveaux que nous ne pouvons prévoir aujourd’hui (…). Ce serait trahir l’art de Gaudí que de vouloir ou prétendre achever la Sagrada Familia selon des méthodes bureaucratiques auxquelles il manque la touche de génie. Il est bien mieux de laisser l’édifice tel une dent géante, gâtée, ouverte à tous les possibles. » La vision surréaliste de Dalí est fascinante et indique combien l’édifice le plus célèbre de Gaudí était, comme tous les autres, fondé sur les pouvoirs de son imagination et de sa fantaisie, et ce sont ces facultés qui s’éveillent chez le visiteur.
« L’édifice devrait être laissé en l’état. Gaudí lui-même l’aurait probablement achevé dans un style complètement différent de son idée originale. » Avançant un argument étonnant, qui défie l’approche moderne de conservation des monuments, Dalí proclama aussi :
147. Sagrada Familia, vue de la nouvelle façade. 148. Sagrada Familia, détail de la nouvelle façade. 149. Sagrada Familia, détail de la nouvelle façade.
203
La Sagrada Familia
À l’ombre de la cathédrale : les écoles de la Sagrada Familia
L
a Sagrada Familia domine l’œuvre de Gaudí et les discussions au sujet de celle-ci. Toutefois, pour conclure cet inventaire et celui de toutes les œuvres majeures de Gaudí, si le dernier travail considéré semble minuscule, il révèle pourtant la diversité de Gaudí et sa capacité à créer des projets modernes et pratiques aussi bien que des édifices religieux et civils spectaculaires. En 1913, on ouvrit les écoles paroissiales de la Sagrada Familia.
l’œuvre de Gaudí : l’architecte du style monumental, et le concepteur novateur et moderne dont les idées les plus simples créèrent des espaces hautement originaux. Il a été question, au début du présent ouvrage, de l’opposition que faisait Dalí entre l’œuvre de Gaudí et le style abstrait de Le Corbusier. Pour conclure cette étude, nous laisserons le dernier mot à celui-ci, que les écoles de la Sagrada Familia impressionnaient particulièrement.
Elles devaient êtres des structures temporaires, mais elles manifestent la capacité qu’avait Gaudí de travailler sur un simple projet qui annonce l’architecture moderniste abstraite. Il faut cependant noter que la courbe gaudiesque en est le motif dominant, et non une stricte géométrie.
Les commentaires de Le Corbusier et de Dalí révèlent qu’il faut différentes perspectives critiques pour évaluer la pleine importance de l’œuvre de Gaudí.
Le toit ondulant indique l’influence des formes naturelles en jeu dans le projet, ses courbes évitant la rigidité des surfaces rectangulaires. La surface est seulement de dix mètres sur vingt, et la structure simple fut construite sur un sol en ciment.
C’est ce que nous avons tenté d’effectuer au cours de la présente étude, en examinant les dimensions architecturales, structurales, artistiques, poétiques et religieuses des édifices tout en explorant leur contexte social et historique. De cette manière, se développe une compréhension du
Il y avait de la place pour trois classes et un total de cent cinquante élèves. Chaque classe avait un patio, des bancs et des fontaines conçues par Gaudí, et l’on sent son influence sur le règlement de l’école selon lequel chaque élève était chargé de faire pousser une plante. Les écoles brûlèrent deux fois pendant la guerre civile, mais elles ont été reconstruites sur le terrain de la Sagrada Familia. Elles présentent deux points de vue uniques sur
« (…) travail d’un homme d’une force, d’une foi et d’une aptitude extraordinaires (…). Gaudí est « le » constructeur de 1900, le bâtisseur professionnel de la pierre, du fer ou de la brique. Sa gloire est reconnue aujourd’hui dans son propre pays. Gaudí était un grand artiste. Seuls restent et dureront ceux qui touchent les cœurs sensibles des hommes (…) ».
204
Biographie 1852 Gaudí naît le 25 juillet, dans la ville de Reus.
1891 Gaudí voyage à Tanger et prépare les projets d’une mission franciscaine.
1863 Gaudí débute sa scolarité au couvent de saint Francis, à Reus.
1894 Gaudí se soumet à un jeûne draconien et doit s’aliter.
1868 Gaudí part à Barcelone pour terminer sa dernière année d’études secondaires à l’Instituto Jaume Baulmes.
1895 Gaudí collabore à la Bodegas Güell avec Francesc Berenguer.
1869 Gaudí s’inscrit à la faculté des sciences de l’université de Barcelone.
1898 Gaudí commence la Casa Calvet. Il développe une maquette pour la crypte de la Colonía Güell..
1873 Gaudí s’inscrit à l’École d’architecture.
1899 Gaudí reçoit un prix du conseil municipal pour la Casa Calvet.
1875 Gaudí part au service militaire.
1900 Les travaux du Parc Güell commencent.
1876 Mort de son frère aîné Francesc et de sa mère Antonia. 1878 Gaudí obtient son diplôme d’architecte. 1879 Gaudí rejoint les excursionistas. Mort de sa sœur Rosa. 1883 Gaudí commence à travailler au projet de la Sagrada Familia ; l’année suivante, il devient l’architecte officiel du projet. Il commence à travailler à la Casa Vicens et réalise El Capricho. 1884 Gaudí commence à construire Las Corts de Sarría, dans la propriété Güell. 1886 Les travaux du palais Güell débutent. 1888 Exposition universelle à Barcelone, incluant une exposition conçue par Gaudí. Il commence la construction du Colegio Teresiano, ainsi que le travail sur le palais épiscopal à Astorga et la Casa de los Botines à León ; ces projets se poursuivront jusqu’en 1891.
1903 Début de la restauration de la cathédrale de Majorque. 1905 Gaudí, son père et sa nièce emménagent dans une maison du Parc Güell. 1906 Mort du père de Gaudí, Francesc. 1910 Première exposition de Gaudí à l’étranger, au Grand Palais à Paris. 1911 Gaudí contracte la brucellose. 1912 Mort de la nièce de Gaudí, Rosa Egea i Gaudí. 1925 La première des Tours des Apôtres de la Sagrada Familia est achevée. 1926 Gaudí est renversé par un tramway le 7 juin et meurt trois jours plus tard, le 10 juin.
205
Liste des illustrations 1.
Parc Güell, mosaïque du banc, en trencadís.
p. 6
41.
Casa Vicens, fenêtre avec dragon de fer forgé.
p. 69
2.
Portrait de Gaudí.
p. 10
42.
El Capricho, tour.
p. 70
3.
Sagrada Familia, nouvelles tours de la façade de la Nativité.
p. 12
43.
El Capricho, détail de la tour.
p. 71
4.
Palais épiscopal d’Astorga, vue générale de la façade.
p. 13
44.
El Capricho, entrée principale.
p. 72
5.
Finca Güell, Ladon, le gardien du jardin des Hespérides
45.
El Capricho, façade nord.
p. 73
46.
El Capricho, façade est.
p. 74-75
47.
Casa de los Botines, vue de la tour.
p. 76
48.
Casa de los Botines, fenêtre.
p. 77
49.
Casa de los Botines, vue générale.
p. 78
50.
Casa de los Botines, vue d’angle de l’édifice.
p. 79
51.
Casa Calvet, vue générale.
p. 80
(détail du dragon).
p. 14
6.
Sagrada Familia, sculptures de l’ancienne façade.
p. 15
7.
Dessin d’étudiant du lac Pier.
p. 16
8.
Parc Güell, colonnes.
p. 17
9.
Casa Milà, détail de la charpente.
p. 19
10.
Finca Güell, relief décoratif du mur.
p. 20
11.
Bureau de Gaudí.
p. 21
12.
Finca Güell, porche d’entrée, détail de colonne.
p. 23
52.
Casa Calvet, détail de l’anagramme.
p. 82
13.
Finca Güell, détail d’un carreau mural.
p. 24
53.
Casa Calvet, heurtoir de la porte principale.
p. 83
14.
Bellesguard, passage sur le toit.
p. 26
54.
Bellesguard, banc en céramique de l’entrée principale.
p. 84
15.
Casa de los Botines, saint Georges.
p. 27
55.
Bellesguard, détail du banc.
16.
Bellesguard, détail du banc.
(Le requin porte le ’M’ marial entrelacé à quatre barres,
(Le requin porte le ’M’ marial entrelacé à quatre barres,
symbole de l’hégémonie catalane sur la Méditerranée).
p. 85
56.
Bellesguard, nervures du plafond au deuxième étage.
p. 86
57.
Bellesguard, vue du côté ouest.
p. 87
58.
Bellesguard, nervures du plafond au deuxième étage.
p. 88
59.
Bellesguard, détail des arcs trilobés de forme parabolique,
symbole de l’hégémonie catalane sur la Méditerranée). 17.
p. 28-29
Ricardo Opisso, 1901. Gaudí travaillant dans l’atelier de la Sagrada Familia.
p. 31
18.
Sagrada Familia, détail du décor architectural.
p. 32
19.
Église de la Colonie Güell, vitrail.
p. 35
20.
Casa Vicens, détail de la tour.
p. 36
21.
Parc Güell, fontaine.
p. 37
22.
Casa Vicens, façade latérale.
p. 39
23.
Parc Güell, colonnes obliques du viaduc.
p. 40
24.
Casa Milà, façade de la Calla Provença, détail du balcon.
25.
première mansarde.
p. 89
60.
Bellesguard, détail du vitrail, Étoile de Vénus.
p. 91
61.
Bellesguard, hall d’entrée.
p. 92
62.
Bellesguard, fenêtre sur le toit.
p. 93
p. 42
63.
Casa Batlló, vue des étages supérieurs et du toit.
p. 95
Casa Milà, détail de fenêtre, vue de la cour.
p. 43
64.
Casa Batlló, vue du toit.
p. 96
26.
Casa Milà, détail de la charpente.
p. 47
65.
Casa Milà, cage d’escalier dans la tour du toit.
p. 98
27.
Casa Milà, tuyaux de cheminée sur le toit.
p. 48-49
66.
Casa Milà, détail d’une colonne du hall d’entrée.
p. 99
28.
Bellesguard, détail des carreaux de l’entrée
67.
Casa Milà, détail d’une colonne du hall d’entrée.
p. 100
(Lions et coqs, symboles du pouvoir royal).
p. 51
68.
Casa Milà, détail d’une colonne du hall d’entrée.
p. 101
29.
Casa Milà, chaise sculptée conçue par Gaudí.
p. 52
69.
Casa Milà, façade.
p. 102
30.
Parc Güell, colonnes obliques du viaduc.
p. 53
70.
Casa Milà, intérieur des pièces restaurées.
p. 103
31.
Casa Milà, chaises sculptées conçues par Gaudí.
p. 54-55
71.
Casa Milà, façade de la Calla Provença, détail du balcon.
p. 104
32.
Parc Güell, salamandre en revêtement de
72.
Casa Milà, détail de cheminée.
p. 105
73.
Collège des Thérésiennes, vue générale.
p. 106
74.
Misterio de Gloria en Montserrat.
p. 109
75.
Autel de chapelle, Tarragona.
p. 110
76.
Retable de Bocabella.
p. 111
mosaïque en trencadís.
p. 56
33.
Parc Güell, banc sinueux de l’esplanade.
p. 57
34.
Plaza Real, réverbère.
p. 59
35.
New York Hotel, design de Juan Matamala.
p. 60
36.
Casa Vicens, vue de la façade depuis la Calle de Carolines.
p. 62
37.
Casa Vicens, détail de la grille d’entrée.
p. 64
77.
Dessin pour la façade de la cathédrale de Barcelone.
p. 113
38.
Casa Vicens, détail de la tour.
p. 65
78.
Palais épiscopal d’Astorga, vue de derrière.
p. 115
39.
Casa Vicens, vue de la façade avec détail de la fenêtre.
p. 67
79.
Palais épiscopal d’Astorga, cheminée.
p. 116
40.
Casa Vicens, fenêtre avec dragon de fer forgé.
p. 68
80.
Palais épiscopal d’Astorga, vue de l’entrée.
p. 117
206
81.
Palais épiscopal d’Astorga, détail du porche.
p. 119
120. Église de la Colonie Güell, détail de l’extérieur de l’entrée.
p. 171
82.
Palais épiscopal d’Astorga, vue générale.
p. 120-121
121. Parc Güell, colonnes obliques du viaduc.
p. 172
83.
Palais épiscopal d’Astorga, détail de vitrail.
p. 122
122. Parc Güell, pavillon.
p. 173
84.
Palais épiscopal d’Astorga, détail de blason sur la façade.
p. 123
123. Parc Güell, mosaïque, détail.
p. 174
85.
Collège des Thérésiennes, entrée principale.
p. 124
124. Parc Güell, médaillon de mosaïque.
p. 175
86.
Collège des Thérésiennes, angle de l’édifice avec le blason.
p. 125
125. Parc Güell, Casa Gaudí.
p. 176-177
87.
Collège des Thérésiennes,
126. Parc Güell, loge avec tour.
p. 179
colonnes de brique au rez-de-chaussée.
p. 126
127. Sagrada Familia, vue de nuit de l’ancienne façade.
p. 180
88.
Collège des Thérésiennes, arches du cloître.
p. 127
128. Sagrada Familia, reflet de la façade dans un lac.
p. 181
89.
Collège des Thérésiennes, toit, détail de la tour.
p. 128
129. Sagrada Familia, vue détaillée des tours.
p. 182
90.
Collège des Thérésiennes, détail de fenêtre.
p. 129
130. Sagrada Familia, sculptures des Anges de l’Apocalypse.
p. 183
91.
Collège des Thérésiennes, vue de la façade, détail de fenêtre.
p. 130-131
92.
Collège des Thérésiennes, entrée.
p. 132
93.
Collège des Thérésiennes, vue du couloir, hall d’entrée.
p. 133
94.
Collège des Thérésiennes, blason.
p. 134
95.
Collège des Thérésiennes, détail d’angle de l’édifice.
p. 135
96.
Cathédrale de Mallorca, vue intérieure.
p. 140
97.
Finca Güell, vue du centre équestre.
p. 142
98.
Portrait d’ Eusebio Güell Bacigalupi.
p. 144
99.
Finca Güell, détail de colonne, porche d’entrée.
p. 145
131. Sagrada Familia, détail de la façade de la Passion, sculpture du portail de l’Espoir.
p. 184
132. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail d’un animal, Serpent dans le cloître.
p. 185
133. Sagrada Familia, détail de scuplture.
p. 187
134. Sagrada Familia, vue latérale.
p. 188
135. Sagrada Familia, vue de l’ancienne façade.
p. 189
136. Sagrada Familia, animaux sculptés sur l’ancienne façade.
p. 190
137. Sagrada Familia, détail du décor architectural.
p. 191
100. Finca Güell, Ladon, le gardien du jardin des Hespérides 138. Sagrada Familia, façade de la Nativité, (détail du dragon).
p. 146-147 palmier portant les anges de l’Apocalypse.
p. 192
101. Finca Güell, vue de l’édifice.
p. 148
102. Finca Güell, oranger.
p. 149
103. Finca Güell, coupole du pavillon du gardien.
p. 150
104. Finca Güell, date de début de construction.
p. 152
105. Finca Güell, porche d’entrée, détail.
p. 153
106. Palacio Güell, façade.
p. 154
107. Palacio Güell, arches de l’entrée.
p. 155
108. Palacio Güell, base de la coupole.
p. 156
109. Palacio Güell, chauve-souris sur la flèche de la coupole.
p. 157
110. Palacio Güell, cheminée.
p. 158
111. Palacio Güell, coupole.
p. 159
112. Palacio Güell, vue intérieure de la coupole de l’entrée.
p. 160
113. Palacio Güell, balcon de la façade arrière.
p. 161
114. Palacio Güell, phœnix en fer forgé.
p. 162
145. Sagrada Familia, détail de la façade de la Nativité.
115. Église de la Colonie Güell, coupole du hall principal d’entrée.
p. 164-165
146. Sagrada Familia, sculptures de la façade de la
116. Église de la Colonie Güell, intérieur.
p. 166
117. Église de la Colonie Güell, fenêtre.
p. 167
147. Sagrada Familia, vue de la nouvelle façade.
p. 202
118. Église de la Colonie Güell, façade.
p. 169
148. Sagrada Familia, détail de la nouvelle façade.
p. 203
119. Église de la Colonie Güell, détail de l’extérieur de l’entrée.
p. 170
149. Sagrada Familia, détail de la nouvelle façade.
p. 203
139. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail, caméléon dans le cloître.
p. 193
140. Sagrada Familia, façade est de la Nativité, cage d’escalier dans les tours.
p. 194
141. Sagrada Familia, détail de la façade de la Nativité avec un cyprès, arbre symbole d’Éternité.
p. 195
142. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail des grottes et des trois portails.
p. 196
143. Sagrada Familia, détail de la façade de la Nativité, couronnement de la Vierge.
p. 197
144. Sagrada Familia, façade de la Nativité, détail d’un ange jouant de la harpe.
Passion par J.M. Subirachs.
p. 198 p. 199
p. 200
207
A
rchitecte et designer barcelonais, Antoni Gaudí (1852-1926) occupe une large place dans l’histoire de l’art espagnol. L’usage de la couleur, l’emploi de différents matériaux et l’introduction du mouvement dans ses constructions furent une innovation dans le domaine de l’architecture. Il laissa dans ses carnets de nombreuses réflexions à propos de son art telles que : « La couleur dans l’architecture doit être intense, logique et fertile. » Appuyée par de nombreuses photographies et de nombreux détails architecturaux, l’étude que mène l’auteur, Jeremy Roe, permet une approche du contexte de l’art barcelonais et introduit une minutieuse étude critique des constructions, objets et écrits du plus célèbre architecte barcelonais.