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French Pages 154 [166] Year 2003
ANIMAL DOMESTIQUE, ESPECE DOMESTIQUE, DOMESTICATION : POINTS DE VUE
ETHNOZOOTECHNIE N° 71
En couverture : Le loup et le chien ; Fables de La FONTAINE, illustrées par GRANDVILLE, Furne et Cie Libraires-Editeurs, Paris, 1842.
SOCIETE D’ETHNOZOOTECHNIE
Président d’Honneur, fondateur
Raymond LAURANS †
Président............................... .....................................................................................Pr Bernard DENIS (rédacteur en chef de la revue) Vice-Président..................... ....................................................................................... Pr Raymond PUJOL Secrétaire-Trésorier............ ....................................................................................... François SPINDLER ( rédacteur de « La Lettre ») Secrétaire-Trésorier adjoint ..................................................................................... Maurice MOLENAT
Autres membres du Conseil d’Administration : Jacques ARNOLD, Laurent AVON, Jean BLANCHON, Pr Jacques BOUGLER, Germain DALIN, Anne-Claire GAGNON, Caroline LAURANS, Jean-Jacques LAUVERGNE, Philippe LESELLIER, Jacques LOUGNON, Jean ROUGEOT. Membre honoraire : Pr Marcel THERET
ANIMAL DOMESTIQUE, ESPECE DOMESTIQUE, DOMESTICATION : POINTS DE VUE
Journées d’étude de la Société d’Ethnozootechnie et de la Société zoologique de France
15 - 16 MAI 2003 MUSEUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE Amphithéâtre de la Galerie de l’Evolution
ORGANISEE PAR
Bernard DENIS
© SOCIETE D’ETHNOZOOTECHNIE 2003 - ISBN 2-901081-57-6 Les opinions librement émises dans Ethnozootechnie n’engagent que leurs auteurs
SOCIETE D’ETHNOZOOTECHNIE -16 bis, Boulevard Cote Blatin - 63 000 CLERMONT-FERRAND
SOMMAIRE N° 71 B. DENIS Avant-propos.............................................................................................................. 1
B. DENIS La conception zoologique classique de la domestication : présentation générale......... 3
J.D. VIGNE Où, quand, pourquoi a-t-on domestiqué. Le point des connaissances................. 11
J. GENERMONT Aspects génétiques de la domestication................................................................. 15
J. GOLDBERG Domestication et comportement............................................................................. 25
J.P. DIGARD La domestication animale revisitée par l’anthropologie..................................... 33
F. SIGAUT Regard critique sur la notion de domestication..................................................... 45
Ph. GOUIN Carnages ou laitages ? Le bon motif pour domestiquer l’animal....................... 51
I. INEICH Nouveaux animaux de compagnie ou nouveaux animaux domestiques ? Le mythe du serpent arc-en-ciel........................................................................................... 71
Ph. LHERMINIER Peut-on parler d’espèces domestiques.................................................................. 89
M. PERRET L’approche réglementaire...................................................................................... 97
D. POULAIN La domestication vue par un phytotechnicien.....................................................103
R. BELLON Domestication et lexicographie. Le couple sauvage/domestique dans quelques dictionnaires du XVII° siècle............ 111
E. CORDIER Tentative d’interprétation de la dévalorisation des animaux domestiques dans les lexiques de patois normand et de français........................................................ 121
COMPTES RENDUS, ANALYSES, COURRIER DES LECTEURS - Eric BORDESSOULE - « Les montagnes » du Massif Central ............................................. 135 - Domestications animales, dimensions sociales et symboliques (VII° colloque international HASRI).................................................................................................................. 136 - Jocelyne PORCHER - Eleveurs et animaux, réinventer le lien............................................... 141 - J. HODGES et J. BOYAZOGLU - Sciences animales et qualité des produits...................... 142 • J. P. DIGARD Coord. -Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident ..143 - Ethique de l’élevage et de la commercialisation des chiens (Journée SFC).......................... 145 - Jocelyne PORCHER - La mort n’est pas notre métier..............................................................147 - Eric BARATAY - Et l’homme créa l’animal............................................................................. 148 - Bernard BELIN - Le loup & le chien & l’homme..................................................................... 151 - Les races locales de l’Ouest : situation actuelle.........................................................................153 - Courrier des lecteurs : lettres de Jean-Pierre DIGARD et de Jean DOMEC........................ 154
Adresse des auteurs
- Bernard DENIS, 5 Avenue Foch, 54 200 TOUL. - Jean-Denis VIGNE, Laboratoire d’Anatomie comparée, Museum national d’Histoire naturelle, 55 rue Buffon, 75005 PARIS. - Jean GENERMONT, Université de Paris-Sud XI, IBAIC, bât. 446, 91405 ORSAY Cedex. - Jacques GOLDBERG, Laboratoire de Biosociologie animale et humaine, Université René Descartes, ParisV. - Jean-Pierre DIGARD, CNRS, Centre de Recherche Pluridisciplinaire, 27 rue Paul Bert, 94204 IVRY-SUR-SEINE Cedex. - François SIGAUT, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 54 Boulevard Raspail, 75270 Paris Cedex 06. - Philippe GOUIN, Centre d’Archéologie orientale de l’Université de Paris 1 (PanthéonSorbonne), 3 rue Michelet, 75006 PARIS. - Ivan INEICH, Museum national d’Histoire naturelle, Département d’Ecologie et de Gestion de la Biodiversité, Laboratoire Reptiles et Amphibiens, 25 rue Cuvier, 75005 PARIS. - Philippe LHERMINIER, Château du Fontenil, Saint-Sulpice, 61300 LAIGLE. - Michel PERRET, Ministère de l’Ecologie et du Développement durable, Sous-Direction de la Chasse, de la Faune et de la Flore sauvages, 20 Avenue de Ségur, 75302 PARIS 07 SP. - Dominique POULAIN, Laboratoire de Sciences du Végétal, Ecole nationale supérieure agronomique de Rennes, 65 rue de St Brieuc, 3 5042 RENNES Cedex. - Roger BELLON, Université Stendhal, AGREAH (Association des Groupes de Recherches en Etudes Anciennes et Humanistiques), Equipe « Histoire de la langue et de la rhétorique », Domaine universitaire 1180, avenue centrale BP 25, 38040 GRENOBLE Cedex 9. - Eric CORDIER, 23 rue Custine, 75 018 PARIS.
AVANT-PROPOS La Société d’Ethnozootechnie avait déjà organisé, en 1988, au Museum National d’Histoire Naturelle, une séance sur le thème « Etat sauvage, apprivoisement, état domestique ». Certains participants au présent colloque y étaient, d’ailleurs, déjà intervenus. Le thème de la domestication continue de susciter beaucoup d’intérêt : pour se limiter à un seul exemple récent, trois journées d’études, consacrées aux « Domestications animales » se sont tenues à Lyon, à l’initiative de l’association « L’Homme et l’animal », en novembre 2002 (voir rubrique « Comptes rendus, Analyses, Courrier des lecteurs dans ce numéro). Elles ont rassemblé des intervenants et des participants d’horizons très divers.
Le colloque des 15-16 Mai 2003 était co-organisé par la Société d’Ethnozootechnie et la Société Zoologique de France. Ce n’est pas par hasard. Les organisateurs ont choisi de se recentrer sur les concepts, car les mots tendent à dériver dans leur signification ; nous y reviendrons dans un instant. Or, ce sont bien les zoologistes, relayés par les zootechniciens, qui se sont intéressés les premiers à la notion de domestication et ont tenté de définir et de dresser une liste d’espèces dites «domestiques». Il était donc logique que l’information relative à de nouvelles conceptions de la domestication soit apportée dans un contexte zoologique et zootechnique, d’autant plus que le cloisonnement toujours plus grand des disciplines, et la spécialisation au sein de celles-ci, font qu’il n’est pas certain que les idées des uns et des autres soient connues de tous. Nous disions que les mots relatifs à la domestication tendent à dériver dans leur signification. En y prêtant un peu attention, nous avons tous eu l’occasion de vérifier que, selon la formation des personnes qui s’expriment, « animal domestique » ou « domestication » ne sont pas utilisés selon la même acception. La signification la plus restreinte, qui est aussi la plus récente, fortement médiatisée, consiste à assimiler « animal domestique » à « animal familier », chien et chat surtout. La domestication devient alors, même si ce n’est pas dit explicitement, le processus par lequel l’animal s’intégre à la famille, dont il finit par être un membre à part entière. La signification la plus large revient à considérer comme domestique tout animal qui est élevé par l’Homme, pendant la période, courte ou longue, où celui-ci continue de s’intéresser à l’espèce ; la domestication est alors une action permanente que l’Homme exerce sur l’animal et qui cesse dès que l’espèce n’est plus soumise à élevage. Entre ces deux extrêmes se situent notamment la conception zoologique classique de la domestication, plutôt étroite même si les contours en sont flous, et celle du législateur qui, pour des raisons conjoncturelles, est obligé de faire des choix susceptibles de dérouter.
L’objectif des deux Sociétés organisatrices n’était pas de tenter un rapprochement des différentes significations et une réorientation vers plus d’uniformité, ce qui aurait été bien difficile et peut-être pas souhaitable. Il était seulement de permettre, dans la même enceinte et, ultérieurement, dans la même publication, aux différents points de vue de s’exprimer.
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Le colloque, s’il privilégiait les aspects conceptuels relatifs à l’animal, ne s’y est pas réduit. Il s’est ouvert à d’autres aspects de la domestication : les apports de disciplines nouvelles comme la biologie moléculaire, et la manière dont la domestication est appréhendée en d’autres secteurs, les sciences du végétal, la linguistique en l’occurrence.
Une forte participation , malgré une grève des transports, des discussions soutenues et des témoignages de satisfaction spontanés ont attesté que la réunion avait beaucoup plu. Les intervenants, qui ont su nous passionner, doivent en être vivement remerciés. Nous nous félicitons du partenariat qui s’est établi entre la Société d’Ethnozootechnie et la Société Zoologique de France qui, chacune en son domaine, s’efforcent de faire vivre une certaine conception de la zootechnie et de la zoologie que l’Enseignement supérieur et la Recherche sont, malheureusement, contraints aujourd’hui de malmener.
Bernard DENIS
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LA CONCEPTION ZOOLOGIQUE CLASSIQUE DE LA DOMESTICATION : PRESENTATION GENERALE Bernard DENIS Professeur honoraire à l’Ecole vétérinaire de Nantes Président de la Société d’Ethnozootechnie
Résumé - La conception zoologique classique de la domestication tend parfois à être oubliée. Elle a pourtant une antériorité historique et conserve sa logique, même si de nouvelles conceptions, séduisantes, tendent à en souligner l’étroitesse et les limites. L’auteur tente de la résumer, sans autre prétention que pédagogique. La domestication apparaît comme un processus situé dans le temps, à des époques variables selon les animaux, susceptible de jouer à nouveau, qui fait passer des espèces prédisposées, du statut de sauvage à celui de domestique. La possibilité de développer des rapports sociaux avec l’Homme est une condition importante de la reconnaissance d’une espèce domestique, d’où une liste fatalement limitée de ces dernières. Le processus de domestication lui-même et ses conséquences sur les animaux, sont brièvement évoqués. INTRODUCTION Il est difficile de dire à partir de quand le mot « domestication » a commencé de devenir ambigu : peut-être des traditions différentes co-existent-elles depuis relativement longtemps, sans que le besoin de les soumettre à un examen critique ait été vraiment ressenti. Il semble que les dictionnaires se soient fait volontiers l’écho de la conception zoologique classique. A titre indicatif, le Larousse du XX° siècle distingue l’apprivoisement, qui contraint par force ou par ruse un esprit naturel d’indépendance, et la domestication, laquelle exploite un instinct naturel de sociabilité chez des animaux qui peuvent aller jusqu’à rechercher la vie au contact de l’Homme ; il s’ensuit que les espèces réellement domestiques sont très peu nombreuses (article « Domestication »). Mais Factuel Petit Larousse change radicalement de registre puisqu’y est qualifié de « domestique » un animal qui a été dressé ou apprivoisé !
Il ne va donc plus de soi aujourd’hui que la domestication correspond à ce qu’en disaient classiquement les zoologistes. Bien plus, cette conception zoologique est parfois oubliée, alors qu’elle conserve vocation à servir de référence compte tenu de son antériorité, même si les critiques qu’elle suscite sont parfaitement recevables et que les propositions alternatives ne manquent pas d’intérêt. La conception zoologique classique de la domestication a fait l’objet de nombreuses publications. Nous nous limiterons ici à en présenter une sorte de résumé, qui n’est peut-être pas exempt de subjectivité car des choix et des interprétations ont dû être effectués. Nous mentionnons en bibliographie les principaux livres et articles - certains datent mais demeurent des « classiques » - à partir desquels nous avions déjà travaillé pour préparer un document de synthèse sur la domestication. C’est ce cours qui, remanié pour tenir compte du programme du présent colloque, est proposé ici. Compte tenu du niveau très général auquel nous nous situons, nous avons renoncé à faire figurer des renvois bibliographiques dans le texte. Nous nous souvenons que nous avions particulièrement apprécié l’ouvrage de Jacques GRAVEN. ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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Nous envisagerons successivement la notion d’animal domestique, le processus de domestication et, enfin, les conséquences de la domestication, en nous contentant de mettre en place les thèmes qui ont été développés par ailleurs lors de ce colloque.
NOTION D’ANIMAL DOMESTIQUE 1) Définition Il semble a priori aisé de définir l’animal domestique : en fait, il n’en est rien. De nombreuses définitions ont été proposées dans le passé, dont aucune ne s’applique à la totalité des espèces que l’on considère pourtant volontiers comme domestiques : - certaines sont trop larges qui, considérant que « domestique » dérive de « domus », appliquent le qualificatif « domestique » à tout animal vivant dans la maison. Il est pourtant impossible de considérer comme tel la Mouche (Musca domestica), la Souris (Mus musculus domesticus) etc ... pour lesquelles c’est plutôt « commensal » qui est malencontreusement exprimé par « domestique » ; - d’autres sont trop étroites, qui impliquent notamment la reproduction en captivité, ce qui n’est pas vrai de l’Eléphant d’Asie. Il est inutile de les passer en revue. On peut se contenter de signaler qu’un animal est domestique si, dans une certaine mesure, il est apprivoisé, amélioré, utilisé : - l’apprivoisement est évidemment indispensable : au minimum, la présence humaine est-elle tolérée, au maximum y a-t-il transfert vers l’Homme de comportements sociaux caractéristiques du groupe zoologique auquel l’animal appartient ; - l’amélioration consiste à rechercher puis à tenter de fixer par sélection certaines qualités intéressantes pour l’Homme. Elle suppose le choix des reproducteurs, donc le contrôle de la reproduction. Celui-ci culmine avec les actuelles biotechnologies mais il peut aussi se faire de manière très ténue (Eléphant d’Asie) ; - le critère d’utilité est fondamental et indispensable : un animal inutile ne saurait être domestiqué ou, du moins, il ne le reste pas. On peut naturellement considérer, spécialement aujourd’hui, que 1’ « agrément » procède de l’utilité. Certains individus d’une espèce donnée peuvent, ponctuellement, satisfaire à ces critères. Il faut qu’une proportion importante d’animaux soit concernée pour qu’apparaisse une «espèce domestique». L’habitude prévalut pendant longtemps de distinguer l’espèce sauvage de l’espèce domestique, même lorsqu’elles demeurent très proches l’une de l’autre et s’hybrident sans difficulté, puis la tendance à revenir à une seule espèce (avec des « races domestiques ») s’imposa dans beaucoup de cas. La discussion paraît néanmoins se poursuivre (voir communication de LHERMINIER).
2) La liste des espèces domestiques Si on se limite à une liste d’espèces dont le qualificatif de domestique n’est contesté par personne, on arrive un nombre particulièrement faible : moins de trente. Une telle liste figure dans la communication de DIGARD. On trouve toutefois des listes plus importantes dans la littérature, qui ne paraissent pas excéder la cinquantaine d’espèces lorsqu’elles émanent de zoologistes (on pourra se référer à la communication de LHERMINIER). La subjectivité n’est pas absente de leur élaboration car, d’un auteur à l’autre, ce ne sont pas toujours les mêmes espèces « supplémentaires » qui sont retenues. Force est d’admettre que les critères scientifiques convaincants manquent.
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Il semble que, consciemment ou inconsciemment, la possibilité d’entretenir des rapports sociaux avec l’Homme soit un élément clé du choix. C’est probablement cela qui fait éliminer de certaines listes « étroites » les mollusques, les insectes et même les poissons, en dépit de l’importance de leur élevage.
Ce n’est donc pas parce qu’une espèce fait l’objet d’un élevage qu’elle est obligatoirement considérée comme « domestique ». En ce sens, nous signalerons un fait peu connu en dehors de la profession vétérinaire, qui ne manque pourtant pas d’intérêt. Dans l’enseignement vétérinaire, il est traditionnellement fait une différence entre la Zootechnie, qui traite des espèces domestiques sensu stricto, et la Zoologie appliquée, qui s’occupe - entre autres - de l’élevage des espèces dont le statut de domestique ne va pas de soi. Ainsi, dans l’enseignement vétérinaire, l’élevage des abeilles, des mollusques, des poissons est du ressort de la Zoologie appliquée. Un simple regard sur une liste restreinte d’espèces domestiques montre que certaines familles y tiennent une place importante (Camélidés et, surtout, Bovidés), ce qui pose le problème d’une aptitude à la domestication.
3) Aptitude à la domestication Certains zoologistes reconnaissent l’existence d’une sorte de hiérarchie entre les espèces, principalement celles qui sont proches morphologiquement. Les espèces « supérieures » chasseraient les « inférieures » des territoires où la cohabitation semble pourtant possible, ces dernières tendant alors à se réfugier dans des biotopes moins favorables. Par exemple, le Chevreuil chasserait le Chamois, le Lapin, le Lièvre, le Tigre,le Lion. Les espèces domestiques pourraient bien appartenir, au moins pour beaucoup d’entre elles, à la catégorie des espèces inférieures, venues se réfugier en quelque sorte dans l’environnement humain, mais cette caractéristique ne saurait évidemment pas suffire. L’organisation sociale de l’espèce est fondamentale, celles qui vivent en grands troupeaux, comprenant les deux sexes, étant évidemment les plus aptes à la domestication si l’on se réfère aux pratiques de l’élevage. Les espèces organisées en familles ou en couples, occupant un territoire bien délimité, supportent mal les rassemblements mais il y a des exceptions (le Chat par exemple). Concernant le mode de reproduction, les espèces polygames sont favorisées puisqu’en élevage, le nombre de mâles reproducteurs est toujours très inférieur au nombre de femelles. On trouve, là encore, au moins une exception : le Pigeon. Ces exceptions ne nuisent aucunement à la règle : nous nous intéressons aux facteurs qui favorisent la domestication, ce qui ne veut pas dire qu’ils soient indispensables.
Les habitudes alimentaires sont très importantes à considérer puisque les animaux doivent pouvoir se satisfaire dans l’environnement de l’Homme. Les statuts d’herbivores polyvalents et de détritivores sont les plus favorables. L’aptitude à se reproduire en captivité est également fondamentale. On connaît le retentissement du stress de la captivité sur la fonction reproductrice de nombreux animaux de parcs zoologiques. Seules, les espèces les moins perturbées en ce sens par l’enfermement dans l’environnement humain étaient susceptibles de générer des formes domestiques.
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D’autres facteurs favorisant la domestication pourraient être mentionnés ; nous nous sommes limité aux plus classiques. En reconnaissant l’existence d’une aptitude à la domestication, les zoologistes admettent du même coup que, même s’il l’exploite, l’Homme ne peut domestiquer à proprement parler n’importe quelle espèce. Cela nous ramène à la discussion précédente.
4) Immuabilité de la liste des espèces domestiques ? La liste des espèces domestiques ne peut évidemment pas être considérée comme immuable.
Tout d’abord, on sait que, dans le passé, l’Homme a tenté de domestiquer la Hyène, le Guépard, le Bouquetin, certaines espèces d’Antilopes etc ... Pour expliquer que ces essais n’aient pas été poursuivis sur le long terme, on se réfère volontiers aux propositions de LEROI-GOURHAN, qui fait se confronter deux impératifs fondamentaux, l’utilité et l’inertie : - l’utilité pousse l’Homme à enrichir la gamme des espèces qui composent son cheptel. Si une nouvelle venue offre des services inédits ou une supériorité par rapport à celles qui sont déjà disponibles, elle pourra donner lieu à une tentative de domestication ; - l’inertie maintient l’élevage dans ses limites traditionnelles : si la supériorité d’une nouvelle espèce n’est pas évidente, elle ne sera finalement pas conservée. Ainsi, de même que le Renne ou le Lama ne sont nullement indispensables en France, les Egyptiens n’avaient sans doute pas besoin d’antilopes (ils avaient le Mouton) ni du Guépard (le lévrier lui était supérieur pour la chasse à vue). Si l’inertie explique que la liste des espèces domestiques sensu stricto existe sous sa forme actuelle depuis longtemps - au moins à l’échelle historique - l’utilité est susceptible de jouer à nouveau. Par exemple, dans certaines zones difficiles de l’Afrique du Sud et de l’Est, la biomasse susceptible d’être produite à l’hectare par certaines espèces sauvages est supérieure à celle que permettent les animaux de rente classiques. Des tentatives de domestication concernent ainsi l’Eland du Cap, les gazelles de Grant et de Thomson, l’Impala, l’Oryx, l’Addax, qui viendront peut-être un jour grossir la liste des espèces domestiques. De nouvelles espèces font l’objet d’élevage en Europe : l’Autruche, le Cerf, le Bison ...
On peut alors se demander à partir de quand une espèce, soumise à élevage, mérite d’être considérée comme domestique. Il n’y a évidemment pas de réponse précise : les zoologistes n’ont pas cherché à estimer la durée nécessaire à la transformation sauvage/domestique. Toutefois, à ceux qui tendent à considérer que le processus est rapide - et qui sont également partisans d’une listé élargie des espèces domestiques -, ils répondent qu’il faut attendre de nombreuses générations, même si l’élevage s’en avère facile. Sans doute fautt-il voir là le désir de s’assurer que l’élevage perdure et que le statut de « domestique » de la nouvelle espèce ne fait plus aucun doute. Selon cette idée, la domestication est un long processus, qui précède la « vie en domesticité », c’est-à-dire l’élevage. En toute logique, il ne faudrait pas utiliser le même mot pour désigner l’élevage des espèces non reconnues comme domestiques mais ce n’est pas essentiel (d’autant plus que le mot de remplacement n’existe pas).
II) LE PROCESSUS DE DOMESTICATION Classiquement, cette question est abordée en tentant de répondre à : quand, où, pourquoi et comment a-t-on domestiqué ? Nous ne traiterons pas à proprement parler de ce
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sujet, qui fait l’objet de (ou qui est abordé dans) plusieurs communications. Limitons nous à quelques idées très générales, qui caractérisent la conception zoologique classique. La domestication est un processus situé dans le temps, même si on ne sait pas exactement en préciser les bornes. L'époque en varie considérablement selon les espèces. Dans la mesure où elle semble avoir commencé vers -12 000 (Chien) et être encore invoquée au Moyen-Age (Lapin), on peut considérer qu’elle ne s’est jamais interrompue et intégrer les tentatives actuelles dans un processus quasi-continu. D’un point de vue zoologique, il ne se justifie sans doute pas de distinguer les premières domestications de celles qui ont suivi. L’essentiel est de retenir que, pour une espèce donnée qui deviendra effectivement domestique, la domestication s’achève à un certain moment et cède la place aux activités d’élevage (voir plus haut).
La domestication est également située dans l’espace, avec une évolution des idées en faveur, pour beaucoup d’espèces, de l’existence de plusieurs centres de domestication. Celleci peut alors porter sur plusieurs sous-espèces - ou races géographiques - et enclencher un premier processus de raciation au sein de l’espèce domestique, par la constitution de grands ensembles ayant valeur de races fondamentales (ou grand’races, ou races primaires). Le zoologiste ne s’intéresse pas particulièrement au « pourquoi » de la domestication. Il entérine donc les opinions des anthropologues, lesquelles ont évolué : - il a été dit pendant longtemps que l’Homme a domestiqué les animaux à des fins utilitaires, donc par nécessité, ce qui est incontestable, mais pas au début du processus de domestication ; - compte tenu de la place qu’ont tenu les animaux dans la religion des sociétés anciennes - dieux eux-mêmes ou offrande aux dieux - il est aisé d’imaginer que l’homme primitif aurait nourri son « totem », avant d’en faire peu à peu son « domestique » ; - certains auteurs pensent que la domestication se serait faite plus ou moins d’ellemême, l’homme ne se rendant pas bien compte de ce qui se passait au fur et à mesure que les liens sociaux se renforçaient entre l’animal et lui ; .- la thèse la plus récente, défendue par des intervenants à cette journée (DIGARD, SIGAUT), consiste à voir dans T « action domesticatoire » une logique de pouvoir et de séduction sur l’animal, avant qu’elle ne devienne action pour l’Homme. Il est évidemment probable que la réponse au pourquoi connaisse des variations d’une espèce à l’autre. Quoi qu’il en soit, le potentiel utilitaire des animaux a sans doute été reconnu rapidement.
La réponse à la question sur le « comment » de la domestication est du ressort des éthologues et des ethnologues. Là aussi, le zoologiste entérine leurs conceptions. Qu’elles concernent des animaux capturés adultes acceptant de se reproduire en captivité ou des animaux jeunes, allaités par des femelles d’une autre espèce (éventuellement la femme), elles passent par une imprégnation à l’Homme en général et non pas seulement au « soigneur » (ce qui est classique lorsqu’un jeune animal sauvage a été nourri par un humain). On rejoint là la question d’une prédisposition à la domestication, déjà évoquée.
III) CONSEQUENCES DE LA DOMESTICATION SUR L’ANIMAL La domestication et, surtout, le processus de sélection et d’élevage qu’elle enclenche, ont des conséquences très importantes sur les animaux domestiques : la morphologie,
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l’anatomie, la physiologie, la psychologie et la structure génétique au moins se trouvent bouleversées. Il est admis que, dans les débuts de la domestication, le format des animaux se réduit, ce qui permet aux archéologues de distinguer les ossements des animaux sauvages de ceux de leurs congénères domestiques. Par la suite, il connaît des évolutions différentes selon la qualité de l’alimentation et les objectifs de sélection. L’extraordinaire variation morphologique qui s’observe aujourd’hui est assez récente et ne peut donc être rapportée à la domestication en tant que telle mais celle-ci permettait à des animaux « différents » (parce que porteurs d’une mutation par exemple) de survivre et de se reproduire alors qu’ils avaient toutes chances d’être éliminés dans les conditions de vie naturelle. Leur participation à la reproduction contribuait à une variabilité génétique susceptible d’être exploitée plus tard. C’est pour la coloration de la robe que l’accumulation précoce de mutants dans les conditions de la vie en domesticité fut la plus sensible. Les modifications anatomiques sont classiquement illustrées, chez les animaux domestiques, par : un allongement du tube digestif, une réduction du volume et du poids de l’encéphale, un moindre développement de la mâchoire (au moins chez les carnivores). Les modifications physiologiques (amélioration de la maturité sexuelle et de la prolificité, allongement de la période de reproduction, accroissement parfois spectaculaire du niveau de «production» etc ... sont également une conséquence assez récente de la sélection et de l’amélioration des conditions d’élevage, beaucoup plus que de la domestication elle-même. Les conséquences psychologiques de la domestication font l’objet d’une communication spéciale : en simplifiant, on peut dire que la coexistence de comportements en partie infantiles à l’égard de l’Homme et adultes vis-à-vis des congénères constitue, chez l’animal domestique, une incontestable originalité. Les aspects génétiques de la domestication sont également envisagés par ailleurs : le fait que quelques sous-espèces seulement soient concernées, en raison d’un nombre limité de centres de domestication, et une sélection sévère des animaux pour retenir ceux qui répondaient à ce que l’Homme en attendait, constituent un important effet de fondation, qui entraîne au départ une baisse importante de variabilité par rapport à l’espèce sauvage ; par la suite, les mutations ré alimenteront le polymorphisme génétique, lequel est très malmené sur la période contemporaine.
Toutes ces modifications sont d’envergure, d’autant plus que beaucoup d’entres elles ont une composante génétique, plus ou moins importante selon les caractères. Elles distinguent radicalement les espèces domestiques de leurs parentes sauvages. Même dans l’hypothèse où une espèce domestiquée depuis longtemps serait capable de retourner à l’état sauvage, il faudrait que s’écoule une longue période d’action de la seule sélection naturelle pour que lui soit re-conféré le qualificatif de « sauvage » : ce n’est pas par hasard que les zoologistes préfèrent parler de « marronnage ». En d’autres termes, selon la conception zoologique classique de la domestication, il est accepté, comme nous l’avons vu, que des espèces sauvages soient soumises à élevage et utilisation par l’Homme, tout en conservant le qualificatif de « sauvage », et que des espèces domestiques retournent à l’état sauvage tout en conservant le qualificatif de « domestique ». Cette remarque, qui va bien au-delà du jeu de mots apparent, ne vaut évidemment, dans un cas comme dans l’autre, que pendant un certain temps, mais long.
CONCLUSION Le résumé que nous venons de proposer, de la conception zoologique classique de la domestication, a un but avant tout pédagogique. On trouvera des développements beaucoup plus détaillés sur certains points, dans plusieurs communications faites à ce colloque.
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L’essentiel était, pour nous, de rappeler l’existence de cet abord, historiquement le premier, de la domestication. On le juge volontiers, aujourd’hui, trop étroit. C’est sans doute vrai. On est libre ou pas de l’accepter car les raisons ne manquent pas - on s’en rendra compte à la lecture de certaines communications - de le moduler, de le corriger, voire de l’oublier ... Il nous paraît toutefois mériter qu’on lui reconnaisse une cohérence et une logique.
BIBLIOGRAPHIE CLUTTON-BROCK, J. (1999) .- A Natural History of Domesticated Mammals, Cambridge University Press, deuxième édition. GAUTIER, A. (1990).- La domestication. Et l’Homme créa l’animal, Editions Errance, Paris. GRAVEN J. (s.d., vers 1968).- L’Homme et l’animal, Encyclopédie Planète, Planète Ed., Paris. GUERIN, C. (1994).- L’Homme et la domestication des animaux, ARPPAM-Edition, Museum de Lyon. HALE, E.B. (1962) .- « Domestication and the evolution of behaviour », in HAFEZ, E.S.E, The behaviour of domesticated animals, Baillière, Tindall and Cox. JUSSIAU, R., MONTMEAS, L. et PARÛT, J.C. (1999).- L’élevage en France. 10 000 ans d’histoire, Educagri Editions, Dijon. PETTER, F. (1973) .- Les animaux domestiques et leurs ancêtres, Coll. Bordas Poche, Bordas, Paris. THEVENIN, R. (1960).- L’origine des animaux domestiques, Coll. Que sais-je ?, P.U.F., Paris, 2ème édition.
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Le berger et son troupeau - Fable de LA FONTAINE illustrée par GRANDVILLE (op. cit.)
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OU, QUAND, POURQUOI A-T-ON DOMESTIQUE ? Le point des connaissances Jean-Denis VIGNE Museum National d’Histoire Naturelle
Note de la Rédaction - J.D. VIGNE ne nous a pas transmis le texte de sa communication. Ce qui suit a été rédigé par nous à partir de l’enregistrement de son intervention orale. Il lui avait été demandé de refaire rapidement le point sur un sujet qu’il avait déjà en partie traité en 1988 (voir Ethnozootechnie n° 42). Je commencerai par le chien. Cet animal a un statut particulier et privilégié dans le processus de domestication, notamment parce qu’il a été le premier à être domestiqué. On dispose maintenant d’un grand nombre d’indices sérieux, vérifiés, validés par les datations directes souvent sur les os eux-mêmes, largement publiés et donc bien connus, de l’existence de chiens domestiques entre 18 000 et 12 000 avant JC. Ils se répartissent sur toute l’Europe, de la Péninsule ibérique jusqu’à l’Europe de l’Est et le Proche-Orient, voire le Moyen-Orient. On a là un phénomène ancien, unique, puisqu’à ce jour, on ne dispose pas de preuves sérieuses de la domestication d’un autre taxon que Canis lupus pour ces tranches de temps. Il y a bien sûr d’autres indices que ceux que j’ai retenus ici : ils sont plus discutables mais confortent l’idée selon laquelle la domestication du chien a eu lieu en de nombreux endroits dans le monde. On peut difficilement imaginer que toutes ces zones concernées soient dépendantes d’une même source : il est vraisemblable que les événements qui s’y sont produits sont indépendants et parallèles.
Quelques mots sur les approches génétiques récentes de ce phénomène : en gros, il y a eu deux publications importantes (1998 et 2002) sur la diversité génétique des chiens et des loups. Je ne parlerai que de la seconde, parue dans Science. Elle indique que la diversité génétique des chiens actuels est décroissante depuis l’Asie jusqu’en Europe occidentale et en Amérique. Pour résumer très brièvement, les auteurs en tirent la conclusion que, au même titre que les Homo sapiens, les chiens ont eu également une « Eve » (si tant est qu’on puisse l’appeler ainsi ... ) et qu’il y a eu une origine unique de la domestication, extrême-asiatique, à partir de laquelle se seraient répandus tous les chiens. Notons que cet article dément le précédent en ce qui concerne les dates puisqu’il propose 18 000/12 000, ce qui est cohérent avec les données archéologiques, tandis que le premier concluait à -70 000 ! L’interprétation qui est faite des données est entachée d’une indétermination dans la mesure où, même si la diversité que nous fait connaître ces travaux est bien réelle et qu’il est très important et utile de la connaître, on ne peut pas la « caler » dans le temps. A partir de quel moment est-elle apparue ? Rien ne nous indique que ce sont effectivement des chiens qui se sont déplacés et non pas des loups. Le scénario peut très bien s’être déroulé avec des loups originaires d’Asie orientale qui auraient migré vers l’Ouest : les zoologistes qui se sont un peu intéressés au pleistocène et à l’holocène connaissent bien ce phénomène d’invasion périodique de l’Europe occidentale par des loups originaires de l’Eurasie centrale. On imagine aisément que des loups originaires d’Asie, qui seraient arrivés dans l’Ouest avant une phase de réchauffement comme le tardif glaciaire, qui auraient introgressé avec leurs gènes asiatiques des loups occidentaux, puissent avoir donné naissance quelques siècles plus tard à des chiens dotés de gènes asiatiques, bien que domestiqués en Europe occidentale. On le voit, les études d’ADN ne donnent pas forcément lieu à des interprétations aisées et n’éclairent pas toujours la situation, comme on aimerait qu’elles le fassent. Intéressons nous maintenant aux animaux d’intérêt économique ; encore une fois, le chien est à part, tout comme le chat d’ailleurs, dont nous n’aurons pas le temps de parler. Les animaux de production, ou de rapport, ont été domestiqués beaucoup plus tardivement, au cours de l’holocène, à partir de 8 500 ans avant JC approximativement. Où ? En de nombreux endroits mais en premier lieu au Proche-Orient. Pourquoi « en premier lieu » ? Parce qu’on a là les dates les plus anciennes, ainsi que plusieurs taxons - quatre ou cinq probablement, voire plus - à avoir été domestiqués à cette époque. Mais il y a d’autres foyers parallèles, potentiels de domestication des bovins : un foyer en Afrique (il est discuté), un autre, probable au sens biologique (il s’agit sans doute de bovins), dans la basse vallée de l’Indus, au Pakistan, et qui a donné naissance aux boeufs à bosse. Ce dernier est-il anthropologiquement différent du foyer proche-oriental ?, c’est une autre question, sur laquelle nous reviendrons. On connaît également un foyer certain de domestication du porc et, peut-être aussi d’autres taxons, en Chine moyenne. Un foyer presque aussi important que celui du Proche-Orient se rencontre au ETHNOZOOTECHNIE N°71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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Pérou avec, là-bas, alpaca, cobaye, canard de barbarie. L’Amérique du Nord n’a pas ignoré la domestication puisque, aux confins du Mexique et des USA, la dinde a été concernée. Il ne faut pas oublier un foyer très important pour l’alimentation moderne, de l’occidental en particulier, celui de la domestication du coq, dans le sud de la Chine ou le Nord de l’Asie du Sud-Est. Et puis, d’autres espèces : le buffle, le chameau et le dromadaire (en des zones qui ne sont pas forcément identiques), le cheval, l’âne etc ... Je n’ai pas tout dit. Il ne faut toutefois pas oublier notre « fierté locale», le lapin, seule espèce domestiquée anciennement en Europe occidentale. Le tableau qui ressort de ce résumé très schématique est qu’il n’y a pas un seul ou deux foyers de domestication à partir desquels auraient diffusé les animaux de toutes les espèces domestiques, mais un grand nombre d’événements séparés dans l’espace, souvent séparés dans le temps puisqu’ils s’échelonnent entre 1 500 avant JC et le début du second millénaire de notre ère. Des événements multiples et, souvent aussi, indépendants. Mais de quelle indépendance s’agit-il ? Il faut en effet distinguer l’indépendance biologique, lorsque la domestication porte sur des populations locales, ce qui est le cas par exemple entre le Proche et le Moyen-Orient, et l’indépendance anthropologique, laquelle est en l’occurrence moins certaine, la domestication du MoyenOrient ayant très bien pu être influencée par des courants d’échange entre groupes humains. La question qui se pose est donc de savoir si ce sont les idées qui se sont déplacées ou les animaux. Grande diversité également des situations culturelles, que je n’ai pas le temps de détailler. On imagine bien que sur une tranche de temps aussi longue - 8 à 9000 ans - on a affaire à des sociétés très différentes (sédentaires, mobiles, villageoises, urbaines), donc à des situations très variées, dans l’espace comme dans le temps. Je vais insister maintenant un peu plus sur le Proche-Orient, d’une part parce que c’est cette région que je connais le mieux au plan de la domestication, d’autre part parce que c’est elle qui a fourni le plus de données et suscité le plus d’hypothèses pour aborder les questions du genre : « Comment cela a-t-il pu se faire ? Quel fut le déroulement du processus ? Pourquoi la domestication est-elle apparue là? etc ... Dans quel contexte tout d’abord ? Entre 15000 et 5000 avant JC, on est en transition entre le tardif glaciaire et l’holocène et, pendant cette transition, au Proche-Orient, on assiste au passage d’une société de chasseurs-cueilleurs à des sociétés d’agriculteurs-éleveurs. Ce passage ne se fait pas en quelques décennies ni même en quelques siècles, mais en plusieurs millénaires ! C’est dire que, si l’expression « révolution néolithique » doit être conservée, au sens d’un basculement fondamental dans l’histoire de l’humanité, elle ne doit pas l’être lorsqu’il s’agit de considérer sa durée. C’est un phénomène de très longue durée, qui s’enracine d’abord dans l’apparition des premiers villages avec habitations en dur aux alentours de 13 - 14 000 avant JC ; puis les premières agricultures, phénomène très important pour notre propos mais que je ne pourrai pas détailler, qui se situe aux alentours du 10ème millénaire/début du 9ème ; puis les premières poteries, lesquelles apparaissent assez tardivement au Proche-Orient, qui n’est pas une zone d’innovation pour ces objets, contrairement à l’Extrême-Orient ou à l’Afrique, où elles sont beaucoup plus anciennes ; puis l’apparitio n des villes, des outillages en fer etc ... Voilà le cadre général retracé. L’élevage, on le voit apparaître ici vers la fin du 9ème millénaire et le courant du 8ème, entre les premiers agriculteurs et les premières poteries. Si l’on détaille cette tranche de temps, on distingue, avant ce qu’on appelle le néolithique avec céramique, une phase culturelle longue et relativement homogène, qu’on appelle le néolithique précéramique B (PPNB). C’est au cours de cette phase que tout se passe, dans une société qui est assez homogène, dans une large zone du Proche-Orient, j’y reviendrai tout à l’heure. On décompose le PPNB en PPNB ancien, moyen et récent, qui correspondent en gros, pour fixer les idées, aux trois demimillénaires concernés : 8 500-8000, 8000-7500, 7500-7000.
Voyons maintenant les données et ce qu’on sait de cette « histoire ». Les données : les sources d’informations archéozoologiques ayant porté sur des assemblages d’ossements d’animaux suffisamment importants et suffisamment étudiés pour documenter correctement la question que je vous expose sont assez nombreuses. II faut dire que le Proche-Orient est un lieu de compétition internationale forte sur cette problématique, ce qui entraîne une stimulation importante et l’apparition de beaucoup de données. L’histoire : comment s’est-elle passée ? On trouve encore dans des ouvrages, même récents, des articles qui disent que la domestication a commencé en Palestine mais cette conception doit être considérée comme erronée, depuis une bonne dizaine d’années. De l’avis de tous maintenant, la domestication a commencé beaucoup plus au Nord. On est d’abord « passé » en Syrie, puis on a franchi la frontière syro-turque, et on se trouve maintenant sur les versants sud du Taurus oriental, où apparaissent, aux alentours de 8500-8000, les premiers ongulés domestiques : chèvre, mouton, porc. Contrairement à ce que l’on pensait, ces premiers ongulés sont rapidement sortis de cette zone, qui pourrait être qualifiée de « nucléaire » si elle était effectivement nucléaire, car on dispose maintenant de preuves du déplacement de ces animaux vers le Sud, le long de la vallée de l’Euphrate. En quoi consistent ces preuves ? Dans cette vallée, il y a des zones dépourvues de mouflons autochtones où l’on voit apparaître des mouflons un peu transformés déjà par la domestication, aux alentours de 8200-8000 avant JC, c’est-à-dire au tout début du PPNB moyen. Même chose pour l’Anatolie centrale, où les
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indices de déplacements d’animaux sont moins évidents mais où la question de domestications locales se pose avec beaucoup d’acuité. Même chose également pour une troisième zone à laquelle on ne s’attend pas car elle était déjà séparée du continent, comme aujourd’hui, par un bras de mer de 80 km : l’île de Chypre. Arrêtons nous un peu sur son cas. On y trouve, dès le début du PPNB moyen ou l’extrême fin du PPNB ancien, aux alentours de 8200, des moutons, des chèvres, des cochons, qui ont été introduits, très probablement sous une forme que l’on peut qualifier de domestique mais qu’il est plus prudent de qualifier d’appropriée, par les sociétés humaines concernées. Ces animaux-là ne sont d’ailleurs pas les seuls : il y a aussi des bovins et des daims. Les chercheurs sont bien sûr obligés de se poser la difficile question qu’on imagine : d’où viennent ces animaux ? Quels éléments manquent encore pour y répondre ? Evidemment, nous ne savons pas tout car beaucoup de zones n’ont pas encore été fouillées et il est probable qu’en cette région du Proche-Orient, il a existé des endroits où le boeuf était déjà domestiqué à l’époque et où, vraisemblablement, on avait engagé des expériences, des tentatives d’appropriation du daim. Voilà donc, aux alentours de 8000 avant JC (début du PPNB moyen), la situation du Proche- Orient. Voilà les zones où il est à peu près sûr que les quatre principaux ongulés de rapport étaient déjà maîtrisés, domestiqués et source de produits alimentaires.
Au même moment, beaucoup plus à l’Est, dans les Monts du Zagros, aux confins de l’Irak et de l’Iran, apparaissent des chèvres domestiques, dont on pense qu’elles ont été domestiquées localement, à partir de chèvres aegagres du Zagros. La même question se pose alors : transfert d’idée ? invention autonome ? Il est bien difficile d’y répondre. On sait tout de même que cette zone - l’argument est très fort - est culturellement très différente des zones occidentales où toutes ces domestications ont eu lieu. Un autre argument ne manque pas d’intérêt : on ne rencontre ni le boeuf ni le porc. Le mouton apparaît un petit peu plus tard, mais introduit à partir de la zone occidentale, on le sait. Toujours aux alentours de 8000, on a très vraisemblablement aussi un foyer de domestication des chèvres dans le Nord de la Palestine. On constate donc que, sur une zone aussi réduite que le Proche-Orient et le début du Moyen-Orient, il est possible d’avoir deux, trois, quatre, plusieurs foyers de domestication, qui ont pu donner des populations domestiques pérennes (ou non, d’ailleurs). Et on a même pu montrer qu’au milieu du 8èmè millénaire, des moutons , des cochons et des bovins avaient été introduits en Palestine, jusqu’aux confins du désert, dans la zone de Petra. Au total, aux alentours de 7600 avant JC, au milieu du 8ème millénaire, on a des ongulés domestiques sur une très vaste zone, qu’on serait tenté d’appeler croissant fertile mais qui n’y correspond en réalité pas puisqu’elle intègre des zones relativement arides, des zones méditerranéennes. Le recouvrement n’est donc pas total avec le croissant fertile qui fera la Mésopotamie quelques deux millénaires plus tard. A cette époque aussi, il faut remarquer que, dans la plupart des sites que nous avons envisagés la proportion des produits de la chasse reste majoritaire dans l’alimentation carnée. On continue à chasser des bouquetins sauvages, des gazelles, des hémiones, qui sont les principales sources alimentaires. On continue à pêcher, bien sûr et, en bilan, les animaux que l’on a domestiqués ou que l’on s’est appropriés un peu partout ne fournissent qu’une part secondaire de l’alimentation carnée. Ce n’est qu’à partir de 7500 (début du PPNB récent) que la part des animaux domestiques dans l’alimentation carnée devient majoritaire à peu près partout. Du moins dans les grosses implantations stables car, autour d’elles subsistent des groupes humains nomades, mobiles, qui continuent d’être essentiellement chasseurs mais sont susceptibles d’assurer des contacts entre les différents ensembles pré-urbains.
J’en viens, très rapidement, au « pourquoi » de la domestication. Deux grands courants d’hypothèses se rencontrent : - l’hypothèse climatique : dans la mesure où les domestications des animaux de production se sont faites toutes à peu près au même moment, on peut se demander s’il n’y a pas eu alors, dans l’histoire de l’humanité, une modification climatique d’envergure qui ait déclenché tout cela ; - la seconde « voie » : n’y a-t-il pas plutôt un stade d’évolution donné d’Homo sapiens qui permet, soit en raison d’une évolution technique, soit à cause d’une nécessité économique, soit sous la pression d’un contexte social ou politique, de pratiquer la domestication. Cette deuxième hypothèse est, clairement, anthropologique. Les contraintes climatiques ont été très à la mode dans les années 70 et au début des années 80, notamment chez des auteurs américains ayant travaillé dans la région irako-iranienne. Aujourd’hui, il est possible de traiter ces hypothèses avec des connaissances beaucoup plus précises sur l’histoire du climat, car on dispose de datations et de dosages d’oxygène 18 qui permettent de retracer l’évolution de la température à partir des carottes faites dans les calottes glaciaires, au Groenland par exemple. On voit très bien que, dans l’évolution de la température au cours des 15000 dernières années, on a trois phases très fortes et très brutales de modifications. Or, les phénomènes majeurs envisagés il y a un instant ne sont pas contemporains de ces modifications climatiques. L’hypothèse, qui était objectivement fondée à l’époque, sur la contemporanéité du réchauffement climatique et de la sédentarisation, ne tient plus si on l’examine finement avec les connaissances actuelles. Il n’en reste pas moins que, si l’on peut évacuer les contraintes climatiques comme déclencheur principal, les
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phénomènes importants qui nous intéressent se produisent surtout en des périodes favorables au plan climatique. Cela veut dire que le climat fait bien partie du cadre général qui rend les choses possibles. L’hypothèse économique a déjà été évoquée : dans la mesure où la chasse est restée longtemps prédominante, on peut difficilement imaginer que les premières tentatives d’élevage aient visé l’amélioration économique. Autre point : l’innovation technique. L’exemple du chien nous ayant montré que, bien avant la domestication des ongulés, les chasseurs-cueilleurs avaient déjà maîtrisé l’appropriation des animaux, il n’y a sans doute pas lieu de persévérer dans cette voie. Je n’ai pas le temps de parler de l’hypothèse de CAUVIN.
En conclusion : Où a-t-on domestiqué ? En de nombreuses régions, dans des situations culturelles très différentes. Quand a-t-on domestiqué ? A des dates comprises entre 10500 et 1000 avant l’époque actuelle. Je dirai que la domestication se continue, au travers notamment de l’appropriation du cerf, de l’autruche etc ... pour la production. Pourquoi a-t-on domestiqué ? Les conditions bio-géographiques et climatiques devaient être favorables pour que la domestication apparaisse mais la philosophie est qu’il n’y a pas un seul déclencheur, climatique ou anthropologique, mais un ensemble d’éléments qui permettent à la domestication d’apparaître. La domestication est, toutefois issue d’abord d’une dynamique culturelle propre à la société : les systèmes sociaux, économiques et symboliques sont en jeu dans la mise en marche de ce processus, et il n’y a donc pas, de ce fait, de modèle global. Il n’y a pas une mécanique de mise en place de la domestication à l’échelle mondiale : il y a des situations très diverses en fonction des sociétés concernées, de leur niveau social, démographique, technique et aussi en fonction des espèces concernées. Tout cela pour aboutir au plus près de la question générale de ce colloque : l’histoire que nous avons rapidement brossée montre que, manifestement, la domestication est avant tout un choix de société, au sein d’un domaine du possible. Pour nous, un animal domestique, au début du néolithique, c’est un animal que la société a décidé de rendre domestique et non pas un animal qui était initialement biologiquement domestique. Les conséquences de ce choix anthropologique sont, par contre biologiques et comportementales et font peu à peu l’espèce domestique telle qu’elle a été caractérisée dans la précédente communication.
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ASPECTS GENETIQUES DE LA DOMESTICATION Jean GÉNERMONT UMR 8079 "Ecologie, Systématique et Evolution"
Université de Paris-Sud
Résumé. Les fondateurs d’une entité domestique quelconque ont été choisis par les domesticateurs en fonction de caractères supposés avantageux, tandis que les autres caractères participant à la variation héréditaire intraspécifique subissaient des effets d’échantillonnage. Par la suite, les troupeaux étaient soumis à une sélection artificielle de plus en plus intense en même temps qu’à une sélection naturelle profondément modifiée et à la dérive génétique. Les conséquences de ces phénomènes sont illustrées par des exemples portant sur les structures génétiques d’entités domestiques actuelles et leur divergence avec les formes sauvages apparentées, d’après des marqueurs moléculaires, la couleur externe et des caractères polygéniques. Abstract. The founders ofany domestic entity were retained by domesticators according to characters which were expected to be advantageous, while other characters contributing to intraspecific hereditary variation were affected by sampling effects. Once domestication achieved, the breeds were submitted to an increasingly intensive artificial selection, together with profoundly modified natural selection as well as genetic drift. The consequences ofthese phenomena are illustrated by some examples dealing with the present genetic structures of domestic entities and their divergence from related wildforms, on the basis of molecular markers, external colour and polygenic traits. INTRODUCTION Une des nombreuses définitions de la domestication animale la présente comme un processus au cours duquel une population acquiert une adaptation à l’homme et à la captivité par le jeu combiné de changements génétiques durables accumulés au cours des générations successives et d’effets phénotypiques du milieu non héritables mais réitérés à chaque génération (PRICE, 1984). On peut y voir une mise en garde contre la tentation d’appliquer aux comparaisons entre formes sauvages et domestiques la conception du « tout génétique ». susceptible de conduire à de grossières erreurs, notamment à propos des traits de comportement, mais aussi à propos de l’ensemble des caractères morpho-anatomiques et physiologiques (ATLAN, 1999 ; KUPIEC & SONIGO, 2000). L’analyse des conséquences génétiques de la domestication doit donc reposer sur des observations comparatives étayées par de solides connaissances préalables ou par des expérimentations spécialement conçues pour faire la distinction entre le génétique et le non génétique, sans omettre de prendre en compte leurs interactions. Dans le présent survol, cette analyse ne pourra pas être faite systématiquement et rigoureusement, mais des outils en seront évoqués dans des cas particuliers.
La question des aspects génétiques de la domestication peut donner lieu à au moins trois approches. La plus directe, l’étude descriptive longitudinale, consiste à enregistrer les variations présentées au cours du temps par une population depuis la phase initiale de sa domestication. Elle se heurte à une difficulté majeure, celle de la durée, puisque la domestication des bovins ou des caprins, par exemple, remonte à quelque 10 000 ans avant nos jours, alors que la génétique n’a guère plus d’une centaine d’années. Elle ne peut donc être fondée que sur des données archéologiques éparses et souvent peu précises ou sur des cas très particuliers, tels que ceux des souris ou des rats domestiqués à des fins de recherche, en physiologie par exemple, qui ont surtout valeur de modèles. L’approche transversale, consistant à comparer les populations domestiques actuelles entre elles et à leurs contemporaines sauvages, peut fournir une description scientifiquement valable, éventuellement très fouillée, de la situation actuelle, mais reste muette sur la dynamique de son établissement. Des considérations théoriques, reposant pour une bonne part sur les résultats de la Génétique des populations, dont par exemple ETHNOZOOTECHNIE N°71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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HENRY & GOUYON (1998) donnent un exposé simple, permettent d’inventorier les facteurs aptes à moduler la variation génétique au sein d’un ensemble de populations apparentées, les unes sauvages et les autres domestiques, et en particulier à favoriser une divergence entre domestiques et sauvages. Elles conduisent en outre à émettre des hypothèses sur les modalités de structuration de la variation. C’est en fait de la convergence de ces trois approches que peut émerger une vision cohérente.
EFFETS DE FONDATION
1. Approche théorique Une source de divergence entre une entité domestique et la (ou les) forme(s) sauvage(s) dont elle est issue1 est liée à l’existence d’une biodiversité naturelle préalable à tout acte de domestication. On peut, avec PRICE (1984), décrire sous le nom de préadaptations les caractères qui, jugés favorables, ont été pris en compte par les futurs domesticateurs pour faire porter leur effort sur telle espèce plutôt que sur telle autre et, à l’intérieur de l’espèce, sur telle entité infraspécifique plutôt que sur telle autre, ainsi que pour choisir individuellement des fondateurs dans l’éventail des nombreux candidats potentiels. Ces caractères peuvent toucher le comportement (faible agressivité envers l’homme), la physiologie (exigences nutritionnelles), l’anatomie (taille ou conformation en accord avec les objectifs attendus et les contraintes de l’élevage) ou d’autres domaines. De la sorte, la population domestiquée se singularise de toutes les populations sauvages de la même espèce, dès sa constitution, non tant par des caractères qui lui seraient propres que par un exceptionnel assortiment de caractères dont certains au moins sont héréditaires. À cette divergence intentionnelle s’ajoute nécessairement une divergence fortuite. Le groupe des fondateurs, d’effectif évidemment limité, diffère nécessairement de la population ou de l’ensemble des populations naturelles dont il est issu par un effet d’échantillonnage sur les caractères non pris en compte par les domesticateurs. Il s’agit globalement d’un appauvrissement de la diversité, et notamment, mais non exclusivement, de sa composante sélectivement neutre, donc d’une large part de la variation moléculaire. Notons que cet échantillonnage n’est pas parfaitement équitable, même pour les gènes neutres, par suite des liaisons génétiques et des « déséquilibres de liaison » qu’ils ont avec ceux qui déterminent les caractères retenus intentionnellement. Si une entité domestique ne recevait pas d’apports extérieurs, l’évolution de sa variation génétique neutre au long des quelques milliers ou, au plus, quelques dizaines de milliers de générations écoulées de sa fondation à nos jours serait de faible amplitude, car, sachant que l’effectif global cesse dès les premières générations d’être très petit, elle ne tiendrait guère qu’à des pertes alléliques exceptionnelles et à l’occurrence de mutations engendrant des allèles voués, du fait de leur neutralité, soit à une élimination rapide, soit à une quasi-stagnation à faible fréquence. La structure génétique actuelle serait donc un reflet assez fidèle de celle du noyau des fondateurs et sa comparaison à la structure actuelle de l’espèce d’origine pourrait fournir des indications fiables sur l’origine des fondateurs. Cela suppose toutefois que les populations naturelles n’aient pas subi, pendant le même laps de temps, un brassage génétique trop intense. Un tel brassage pourrait rendre la comparaison inapte à révéler d’affinités particulières de l’entité domestique avec aucune population sauvage ou conduire à des résultats différents selon les marqueurs génétiques pris en compte. Une étude portant sur un seul marqueur génétique aurait ainsi beaucoup de chances de déboucher sur des conclusions fausses. Ces effets, qui ne diffèrent dufounder principle de MAYR (1942, 1963) ou de l’effet de fondation de premier ordre de GÉNERMONT & LAMOTTE (1986) que par leur caractère moins strictement fortuit, peuvent être présentés sous la rubrique « effets de fondation ». On peut leur adjoindre sous la même dénomination les phénomènes suivants.
Dans le cas général, la domestication d’une espèce sauvage n’est pas un événement unique. Des processus indépendants de domestication, plus ou moins éloignés dans l’espace 1 L’emploi des termes « entité » et « forme » permet de ne prendre aucune position sur le plan taxinomique.
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et/ou dans le temps, peuvent individualiser des populations domestiques génétiquement différentes les unes des autres, pour plusieurs raisons non exclusives : structures génétiques des populations sauvages accessibles aux domesticateurs, objectifs de ceux-ci, conséquences de l’évolution propre des premières populations domestiquées, etc. Le brassage génétique qui se réalise entre toutes ces populations joue le rôle d’apports extérieurs et a pour effet de restaurer partiellement la diversité génétique, tout en la structurant du fait qu’il est loin d’être parfait, ne serait-ce qu’en raison des distances géographiques entre élevages. La structure génétique neutre de l’entité domestique doit alors apporter des informations, outre sur la diversité de ses origines (avec la restriction précédente relative au brassage des populations sauvages), sur son histoire postérieure à la domestication.
2. Quelques données récentes sur le chien Un premier exemple illustrant ces considérations est celui du chien, domestiqué à partir du loup. De récents travaux comparatifs entre entités domestique et sauvage actuelles ont porté sur une variation, réputée sélectivement neutre, de la séquence nucléotidique de l’ADN mitochondrial (SAVOLA1NEN et al., 2002). L’échantillon analysé comportant 654 chiens, d’origines géographiques et raciales très variées, et seulement 38 loups, tous eurasiatiques, le cladogramme obtenu rend avant tout compte de la diversification de la forme domestique. Le clade le plus important renferme 73 haplotypes de chiens très divers et 3 haplotypes de loups originaires de Chine et de Mongolie. On pourrait être tenté de voir dans ce clade le résultat d’une domestication effectuée en Asie de l’est, alors qu’un autre clade, renfermant 3 haplotypes trouvés chez des loups d’Europe et d’Afghanistan, aurait une origine plus occidentale. Les auteurs de l’étude soulignent à juste titre que de telles conclusions seraient pour le moins prématurées en raison du brassage vraisemblablement subi par les populations de loups. C’est sur une analyse de la diversité des seuls chiens qu’ils se fondent pour suggérer que tous dérivent d’un centre de domestication et de diffusion situé en Asie orientale. Ce scénario, sans doute le plus probable dans le cadre des données analysées, gagnerait toutefois à être étayé par la prise en compte d’autres marqueurs génétiques.
Dans un autre travail utilisant le même marqueur, l’échantillon renferme des loups américains et, grâce au séquençage d’ADN ancien, des chiens de populations présentes en Amérique à l’époque précolombienne (LEONARD, 2002). Du fait que les haplotypes de ces chiens se rangent dans le clade principal de l’entité domestique, loin de ceux des loups américains, les auteurs concluent que les hommes qui ont colonisé l’Amérique à l’époque préhistorique ont amené avec eux des chiens et qu’il n’y a eu sur place ni domestication ni introgression significative. Ceci suppose néanmoins, entre autres, que les six haplotypes trouvés chez les loups américains actuels sont représentatifs de l’ensemble des loups présents sur le continent pendant ou peu après sa colonisation par l’homme. La prise en compte d’autres marqueurs, transmissibles par voie paternelle (et non strictement maternelle comme les marqueurs mitochondriaux), serait en outre souhaitable pour confirmer ou infirmer l’absence d’introgression.
3. Quelques données récentes sur le bœuf On peut regrouper sous l’appellation « bœuf » deux formes domestiques très fortement apparentées, à peu près parfaitement interfertiles, distinguées morphologiquement par la présence ou l’absence de bosse dorsale, souvent désignées sous les noms respectifs de « zébu » et « taurin », considérées tantôt comme deux espèces, Bos indicus et B. taurus, tantôt comme deux sous-espèces, B. taurus indicus et B. t. taurus. On admet que toutes deux dérivent de l’aurochs, forme sauvage qui a connu à l’époque préhistorique une large répartition géographique en Eurasie et Afrique, tôt disparue d’Asie et d’Afrique, et dont le dernier représentant européen est mort en 1627 (ZEUNER, 1963). Si l’on fait abstraction des introductions effectuées par l’homme aux temps modernes, on trouve des taurins en Eurasie occidentale et en Afrique, des zébus en Asie orientale et en Afrique. Zébus et taurins cohabitent donc en Afrique, avec prédominance des premiers dans les zones sèches et des seconds dans les zones humides.
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Les haplotypes d’ADN mitochondrial du bœuf se répartissent entre deux clades dont la divergence semble remonter à plus de 100 000 ans. L’un correspond aux seuls zébus asiatiques, l’autre se subdivise en deux rameaux, séparés depuis plus de 20 000 ans, celui de tous les taurins eurasiatiques et celui de l’ensemble des taurins et zébus africains (LOFTUS et al., 1994; BRADLEY et al., 1996). Cependant, d’autres marqueurs, microsatellites notamment, révèlent que le matériel génétique chromosomique des zébus africains est bien plus proche de celui des zébus asiatiques que de celui des taurins. Une analyse fine de l’ensemble des données a permis d’élaborer un scénario plausible, rendant compte des observations archéologiques (MACHUGH et al., 1997 ; HANOTTE et al., 2002). Selon ce scénario, le bœuf domestique résulte de trois événements indépendants de domestication à partir de trois entités infraspécifiques d’aurochs antérieurement bien différenciées. L’une a engendré les zébus asiatiques, tandis que les deux autres, plus fortement apparentées entre elles qu’à la première sont à l’origine des taurins, eurasiatiques et africains respectivement. Les premiers bœufs africains, issus de populations sauvages autochtones, étaient des taurins. Plus tard, des navigateurs venus d’Asie ont introduit des zébus dans la région de la « corne de l’Afrique ». L’hybridation entre zébus asiatiques, génétiquement adaptés aux milieux secs, et certains taurins indigènes a fait diffuser par voie paternelle le matériel génétique zébu, donnant ainsi naissance aux zébus africains qui ont toutefois conservé les mitochondries de type taurin. Les actuels taurins africains appartiennent à des groupes qui, confinés à des milieux relativement humides, n’ont subi qu’une faible introgression de gènes zébus. Ils ont en revanche connu des hybridations avec des taurins eurasiatiques d’introduction récente.
Ce scénario n’a pu être construit que parce que, conformément aux prévisions théoriques, malgré un brassage génétique non négligeable, la structure génétique reflète assez fidèlement, pour les caractères sélectivement neutres, les spécificités des populations fondatrices. Notons par ailleurs qu’il est en accord avec l’idée selon laquelle la trypanotolérance, fréquente chez les taurins africains mais non chez les zébus, aurait été déjà présente chez leurs ancêtres sauvages qui, vivant en Afrique, l’auraient acquise par sélection naturelle (PETTER, 1999).
ÉVOLUTION GÉNÉTIQUE POSTÉRIEURE À LA FONDATION
1. Approche théorique Après sa fondation, une entité domestique est le siège de mutations, mais en cela elle ne diffère pas des populations sauvages, si ce n’est par l’effet, négligeable avec une excellente approximation, des conditions de milieu sur les taux de mutations, ou par l’éventualité, négligeable elle aussi sauf dans quelques cas très particuliers, de traitements mutagènes appliqués en vue d’une sélection ultérieure. Plus important, comme son effectif est limité, elle est soumise à la dérive génétique. Pour la plupart des entités domestiques, l’effectif efficace global est suffisamment grand pour que la dérive n’ait guère d’effet, à échéance de quelques milliers ou quelques dizaines de milliers de générations, à l’échelle de l’entité dans son ensemble. Néanmoins, elle renferme souvent des groupes (troupeaux, voire races) assez isolés les unes des autres et d’effectifs assez faibles pour que la dérive joue en rôle non négligeable dans l’accroissement de la diversité génétique entre groupes, avec en contrepartie une homogénéisation de chaque groupe et l’apparition concomitante de liens de parenté étroits entre reproducteurs, au point de justifier, pour assurer la sauvegarde de certaines races, la mise en œuvre de méthodes propres à minimiser la hausse de la consanguinité (VERRIER, 1992 ; VERRIER & ROGNON, 2000).
Une entité domestique vit dans des conditions bien différentes des conditions naturelles. Ainsi, la protection vis-à-vis des espèces prédatrices est au moins en partie assurée par l’éleveur, la compétition pour l’accès à la nourriture ou aux sites de reproduction prend une forme bien différente de ce qu’elle est à l’état sauvage et la promiscuité favorise le développement des épizooties. On voit au travers de ces exemples, de très loin non exhaustifs, que la domestication bouleverse les modalités d’action de la sélection naturelle, allant sans doute en moyenne dans le sens d’une baisse de la pression de sélection. Par ailleurs, l’éleveur impose
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une sélection, éventuellement intense, pour des caractères qui, jugés à quelque titre intéressants, étaient soit neutres, soit faiblement favorisés, soit même défavorisés dans la nature. Cette sélection intentionnelle a d’abord été empirique, mais elle a pris au XXe siècle une dimension scientifique accroissant considérablement son efficacité. La sélection, tant artificielle que naturelle, est donc une cause majeure de divergence entre entités domestique et sauvage. C’est aussi une cause de diversification entre fractions de l’entité domestique, car d’une part les objectifs de la sélection intentionnelle ne sont pas identiques sur ses différentes populations, d’autre part la sélection naturelle peut avoir une composante diversifiante, par exemple en contribuant aux adaptations à des conditions climatiques variées, notamment dans le cas, fréquent, de débordement de faire géographique originelle.
2. Domestication et diversification des couleurs Il est classique de souligner la remarquable variabilité de couleurs que présente souvent une entité domestique par comparaison avec l’entité sauvage correspondante. L’analyse génétique faite en détail chez certaines espèces, plus sommairement chez d’autres, montre qu’elle est quasi exclusivement de nature génétique (voir JACKSON, 2001). Le relâchement de la sélection naturelle est certainement une des causes de sa genèse. Un lapin entièrement blanc serait dans la nature très visible et constituerait une proie facile, tandis qu’un chat blanc, repéré de loin par ses proies potentielles, aurait bien de la peine à trouver son alimentation. On peut donc penser que tout allèle déterminant le type blanc est irrémédiablement éliminé par la sélection naturelle dans les populations sauvages, alors qu’il peut être bien toléré dans les populations domestiques.
Les choses ne sont cependant pas aussi simples, car les gènes qui influent sur la coloration des vertébrés sont pour la plupart, sinon tous, pléiotropes, c’est-à-dire qu’ils agissent aussi sur d’autres caractères. En effet, les cellules portant les pigments cutanés proviennent par migration des crêtes neurales qui, comme leur nom l’indique, sont des ébauches nerveuses, et il n’est pas étonnant que leurs fonctions soient liées, entre autres, à celles du système neurosensoriel d’une part, aux mécanismes de base des déplacements cellulaires d’autre part. Les effets « secondaires » connus de mutations portant sur la couleur vont de la létalité pure et simple à des anomalies plus ou moins graves de la vision, de l’audition, de l’hématopoièse, etc. (JACKSON, 2001). Des modifications du comportement, en particulier dans le sens d’une réduction de l’agressivité, sont en outre soupçonnées, à défaut d’être parfaitement démontrées (KEELER, 1942 ; ROBINSON, 1965 ; KEELER et al., 1968). Par ailleurs, l’éleveur peut préférer une couleur particulière pour sa valeur esthétique ou symbolique, par souci d’originalité, dans un but technologique (possibilité de teindre la laine blanche) ou pour mille autres raisons. Il est donc certain que la variation des couleurs n’échappe totalement, dans les conditions d’élevage, ni à la sélection naturelle, ni à la sélection intentionnelle. L’existence de populations présentant une importante variabilité de couleurs peut toutefois s’expliquer en admettant que les types qui se maintiennent sont relativement peu défavorables en élevage et que les éleveurs n’exercent qu’une pression de sélection faible. C’est le cas par exemple du zébu de Madagascar (SOUVENIR ZAFINDRAJAONA, 1991), auquel s’applique la notion de populations « traditionnelles » qui, selon LAUVERGNE (1982), traduisent un état relativement peu évolué de la domestication, les races standardisées, homogènes pour divers caractères, dont la couleur, apparaissant dans une étape ultérieure. Cette homogénéité, qui résulte d’une sélection intentionnelle, souvent sans lien direct avec la sélection pour les caractères d’intérêt, permet d’inclure la couleur dans le « standard » de la race. Ainsi les bovins charolais sont uniformément blancs, les Prim’Holstein irrégulièrement panachés de noir et de blanc, et les normands « tricolores ». Si l’on peut généraliser les conclusions de PRICE (2002), issues d’un travail comparatif ne portant malheureusement que sur neuf espèces d’oiseaux, de domestication plus ou moins ancienne, la couleur est un des tout premiers caractères fixés lors de l’individualisation d’une race. Quand une entité domestique cesse d’être une mosaïque de populations traditionnelles pour devenir un assemblage de races standardisées, sa variation pour la couleur n’est donc pas perdue (du moins pas en totalité), mais elle passe de l’état intra à l’état interpopulation, en même temps qu’elle acquiert, de façon largement
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contingente, une structure géographique et une liaison avec les finalités économiques. Ces considérations peuvent, à l’évidence, être étendues à d’autres caractères morphologiques.
3. Trois caractères à déterminisme complexe chez le porc De nombreux caractères justifiant de domestiquer et d’élever des animaux ont un déterminisme comportant, outre une composante génétique, une composante environnementale plus ou moins importante. C’est le cas des caractères à variation continue, pour lesquels la composante génétique est elle-même en général polygénique, c’est-à-dire mettant en jeu un nombre indéterminé, supposé grand, de gènes à effets individuels supposés faibles. Leur étude, au plan fondamental comme au plan des applications, met en jeu les méthodes fortement mathématisées de la génétique quantitative, dont MINVIELLE (1990) et OLLIVIER (2002) donnent des exposés relativement élémentaires. Comme beaucoup d’autres espèces élevées pour la production de viande, le porc a été soumis à une forte sélection, tant pour augmenter la vitesse de croissance que pour diminuer la quantité de graisse accumulée avant l’âge de l’abattage. Le déterminisme génétique des différences portant sur ces deux caractères entre la race Large White et le sanglier européen a été étudié grâce à un croisement entre huit truies domestiques et deux mâles sauvages (ANDERSSON et al., 1994). L’utilisation d’un large éventail de marqueurs moléculaires révèle un effet majeur de gènes portés par un segment du chromosome 4, qui en particulier rend compte à lui seul d’une différence de poids de l’ordre de 10 kg à l’âge de 6 mois en faveur de la race domestique. Il y a d’autres différences géniques entre les deux types parentaux, mais la puissance de l’outil statistique mis en œuvre ne permet pas de les évaluer avec autant de précision. Le travail apporte en outre des informations sur un caractère qui n’est pas pris en compte dans les programmes de sélection, la longueur de l’intestin grêle, dont l’augmentation est associée à la domestication chez diverses diverses espèces, fait déjà constaté par DARWIN (1868). Ce phénomène est classiquement mis en relation avec le changement de régime alimentaire (ZEUNER, 1963), mais on pourrait penser à un effet phénotypique direct du régime, réitéré de génération en génération. Les résultat obtenus chez le porc montrent clairement que des gènes du chromosome 4 sont impliqués dans le déterminisme du caractère.
Ce travail appelle, du point de vue qui nous intéresse ici, une critique2. On peut en effet se demander si les deux sangliers européens choisis comme parents peuvent être considérés comme représentatifs de l’ancêtre sauvage de la race Large White. L’ascendance de celle-ci est à l’évidence trop complexe (GIUFFRA et al., 2000) pour qu’il en soit véritablement ainsi mais on peut raisonnablement penser que d’une façon générale, et tout particulièrement pour les caractères étudiés, les ancêtres sauvages du porc domestique ressemblaient suffisamment aux sangliers européens actuels pour qu’on puisse considérer les différences observées comme essentiellement liées à la domestication et largement indépendantes des effets de fondation. Plus précisément, il est tout à fait admissible, même si cela repose plus sur une intime conviction que sur une démonstration rigoureuse, que celles qui portent sur la vitesse de croissance et sur l’accumulation de graisse soient en quasi-totalité dues à la sélection intentionnelle. Cependant, bien des questions restent sans réponses. Ainsi, combien de gènes du chromosome 4 influentils sur la vitesse de croissance, sur l’accumulation de graisse et sur la longueur de l’intestin grêle ? L’analyse statistique suggère que deux couples d’allèles sont impliqués majoritairement dans le déterminisme des deux premiers caractères, mais les résultats sont en fait compatibles aussi bien avec un déterminisme monogénique qu’avec la mise en jeu de nombreux gènes à effets individuels faibles regroupés sur un segment du chromosome 4. Par ailleurs, ces gènes sont-ils pléiotropes, c’est-à-dire agissant chacun sur deux caractères, voire sur les trois ? Quant à l’allongement de l’intestin grêle, représente-t-il une réponse secondaire (par exemple due à la pléiotropie) à la sélection intentionnelle ou procède-t-il au moins pour une part de la sélection naturelle ?
² Cette critique ne s’adresse évidemment pas aux auteurs, dont l’objectif n’était pas d’étudier la domestication, mais de détecter et de localiser sur le génome les gènes impliqués dans le déterminisme génétique de caractères d’intérêt économique, en vue du développement de nouveaux schémas de sélection.
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Le fait que de telles interrogations subsistent illustre combien il est difficile d’analyser en détail et avec rigueur toutes les conséquences génétiques de la domestication, particulièrement pour ce qui concerne les caractères à déterminisme complexe.
4. Autres caractères à déterminisme complexes Les exemples présentés ici succinctement ne visent pas à faire un bilan complet. Ils ne font qu’illustrer la diversité des caractères affectés par la domestication, en particulier ceux qui ne sont pas ou sont peu pris en compte dans la sélection intentionnelle. Pour plus d’exhaustivité, on pourra consulter, entre autres, ZEUNER (1963), PRICE (1984) ou CLUTTON-BROCK (1999). Dans le domaine de l’anatomie, la domestication s’accompagne le plus souvent de diverses modifications de la région céphalique. Les bovins domestiques diffèrent de leurs homologues sauvages par une réduction (voire dans certaines races la perte) et des changements de forme des cornes. Très général est chez les mammifères le raccourcissement des mâchoires (relativement aux dimensions du neurocrâne), associé à un amoindrissement de la robustesse de la denture. Ce sont des effets attendus de la sélection intentionnelle de caractères facilitant la manipulation des animaux par l’éleveur, mais ils peuvent avoir au moins une autre cause. Une amélioration de la productivité passe en effet dans bien des cas par une accélération tant de la croissance corporelle que de l’acquisition de la maturité sexuelle. La sélection intentionnelle dans ce domaine doit induire des hétérochronies de développement (GOULD, 1977), notamment un certain degré de néoténie, avec présence chez l’adulte de traits juvéniles, comme précisément la faible longueur des mâchoires.
Un autre caractère fréquemment cité est la réduction de la masse de l’encéphale, particulièrement importante chez le porc (33 p. cent). Le retour de l’état domestique à l’état sauvage n’entraîne aucune réversion de ce caractère (RÖHRS & EBINGER, 1999), ce qui démontre à la fois sa nature génétique et son éventuelle compatibilité, au moins à brève échéance, avec la vie sauvage. On peut néanmoins penser qu’il résulte d’un relâchement, voire d’une inversion, de la sélection naturelle sur certaines aspects du comportement, car la possession de fonctions sensorielles performantes et bien intégrées qui était certainement favorable dans la nature est sans doute inutile, voire nuisible, en élevage (DIAMOND, 2002). La domestication a évidemment modifié le comportement des animaux. Dans ce domaine, il est particulièrement difficile de distinguer avec certitude les composantes génétique et environnementale des différences constatées entre entités domestiques et sauvages. L’approche la plus directe consiste à comparer des populations placées pendant plusieurs générations dans des conditions identiques. Ceci a été réalisé récemment chez le cobaye, dont la forme domestique a un plus faible degré de vigilance vis-à-vis des facteurs externes, moins d’agressivité, plus d’activités de toilettage ou d’échanges de signaux, une plus haute fréquence de comportements de cour et un plus fort degré de tolérance entre mâles, en liaison du reste avec des particularités de la physiologie neuro-endocrinienne (KÜNZL & SACHSER, 1999). On peut certainement affirmer que la domestication comporte toujours une évolution de la composante génétique des caractères éthologiques. Cependant, sur les causes et les modalités précises de cette évolution génétique, on ne peut guère que formuler que des hypothèses très générales : la sélection intentionnelle est sans doute pour une bonne part dans Je développement de la docilité par exemple, mais, sachant que la faible agressivité est un caractère juvénile, on peut aussi se demander s’il n’y participe pas un effet particulier du phénomène général de néoténie, invoquée aussi pour expliquer la plasticité comportementale des animaux domestiques. Il est par ailleurs quasi évident que la vie en élevage, avec la cohabitation de nombreux individus sur un espace restreint, a introduit une pression de sélection naturelle en faveur de remaniements adaptatifs de l’organisation sociale.
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CONCLUSIONS
La domestication est un phénomène extrêmement récent dans l’histoire de la vie sur Terre. Les formes domestiques actuelles n’en diffèrent pas moins très sensiblement de leurs ancêtres sauvages, à tel point qu’il leur a souvent été donné un nom d’espèce propre. Ainsi les dénominations Canis familiaris L., Ovis aries L., Capra hircus L., Gallus domesticus L. ne s’appliquent-elles qu’à des entités purement domestiques ou secondairement revenues à la vie sauvage (le dingho étant parfois traité comme une sous-espèce du chien domestique). Sans discuter en détail de la validité d’une telle décision, ce qui conduirait à une longue analyse du concept même d’espèce, on peut remarquer que c’est en contradiction tant avec la définition biologique qu’avec les définitions cladistiques, donc avec toutes les définitions modernes de l’espèce (voir GÉNERMONT, 1995). Un point important est celui de la diversité interne à chaque entité domestique. Il a été mentionné à propos de la couleur, mais il n’est pas inutile de souligner la diversité entre races pour de nombreux autres caractères, en relation avec une spécialisation plus ou moins poussée pour tel ou tel type d’utilisation par l’homme. Or cette diversité tend actuellement à régresser, par exemple du fait de la supériorité admise de certaines races qui connaissent une extension considérable aux dépens de celles qui, jugées moins performantes, sont irrémédiablement vouées à la disparition si des mesures conservatoires ne sont pas prises. A l’intérieur même d’une race, la sélection poussée à l’extrême peut aussi conduire à une perte de variabilité génétique. Or il est indispensable, pour l’évolution utile à long terme d’une entité domestique, de disposer d’une réserve suffisante de variabilité pour optimiser en permanence la sélection, éventuellement la réorienter, créer de nouvelles races, etc. D’où la nécessité non seulement de sauvegarder la variabilité génétique des entités domestiques existantes, mais aussi de conserver les représentants actuels des entités sauvages d’origine, ainsi que les espèces proches à partir desquelles des introgressions sont possibles (yak, gaur, banteng, proches parents du bœuf) et plus généralement autant que faire se peut toutes les espèces actuelles, avec leur propre diversité, en tant que réservoirs éventuels de gènes transférables par génie génétique ou en tant que candidates éventuelles à de nouvelles actions de domestication.
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DOMESTICATION ET COMPORTEMENT Jacques GOLDBERG Professeur à l’Université René Descartes, Paris
Résumé - L’auteur s’intéresse dans un premier temps à l’existence éventuelle de prédispositions comportementales à la domestication chez certaines espèces et donne des exemples allant en ce sens ; il n'existe toutefois pas d’explication univoque car un facteur considéré comme prédisposant peut très bien se rencontrer chez des espèces demeurées sauvages. Le rôle des facteurs génétiques dans le processus de domestication est envisagé ensuite. Il est important car les comportements utiles à l’adaptation des animaux à l’environnement humain ont nécessairement été sélectionnés peu à peu. En améliorant nos connaissances de la composante génétique des caractères comportementaux, il demeure d’ailleurs encore possible aujourd’hui d’augmenter la qualité de l’adaptation des animaux à leur milieu d’élevage. Dans un troisième temps, l’auteur traite des modifications du comportement induites par la domestication, dans lesquelles il distingue differents degrés. Ainsi, certains comportements se modifient fort peu (comportement de défense chez les chevaux par exemple) tandis que d’autres changent beaucoup (d’une façon générale, réduction des déplacements puisqu’il n'y a plus à rechercher la nourriture, réduction également des comportements de survie liés à l’absence de prédateurs). Les stimuli reçus par les animaux sont beaucoup moins variés dans l’environnement humain que dans la vie sauvage, ce qui ne manque pas defaire varier les comportements.
DEFINITIONS ET GENERALITES La domestication est l’une des voies empruntées par l’homme pour transformer, en fonction de ses besoins, le monde et naturellement en particulier le monde vivant. La domestication crée des relations entre l’homme et l’animal étendues et complexes sans comparaison avec celles établies dans d’autres relations biologiques entre espèces différentes par exemple, comme dans le commensalisme, le parasitisme, la symbiose ou même l’apprivoisement. Le processus de domestication entraîne chez l’animal des changements souvent importants sur des plans différents : morphologique, physiologique et surtout comportemental. Ces changements s’avèrent en général utiles à l’homme. La domestication a affecté les animaux sauvages et continué d’affecter les animaux déjà domestiqués : aussi bien animaux de compagnonnage que de ferme ou de zoo. On peut dire qu’un animal devient domestique quand l’homme commence à en prendre soin tant sur le plan de son habitat que de ses besoins alimentaires. Il y a donc domestication lorsque les animaux sont bien adaptés à leurs conditions de vie en ferme et que l’homme contrôle leur élevage.
Le processus principal touche l’adaptation à l’homme et à l’environnement qu’il propose ; ainsi d’ailleurs Price (1984) a défini la domestication comme “ un processus par lequel une population d’animaux devient adaptée à l’homme et à l’environnement de captivité”, en précisant que. ceci est rendu possible par une certaine combinaison génétique qui se reproduit sur des générations et induit du point de vue de l’environnement des évènements de développement se reproduisant à chaque génération. Selon Price, le processus de domestication correspond à l’adaptation génétique d’une population aux contraintes imposées par l’homme, et a permis de changer les caractéristiques physiques et comportementales en atténuant notamment la réactivité envers l’homme. De fait, les animaux domestiques sont souvent bien différents des animaux sauvages, dans leur comportement. Des facteurs génétiques peuvent sous-tendre donc les comportements impliqués dans l’adaptation aux conditions d’élevage : comportements sociaux, parentaux-maternels, relations avec une autre espèce, l’homme, et toutes les réponses émotionnelles émises au cours de ces comportements. ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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L’homme a traditionnellement, et depuis fort longtemps, domestiqué certaines espèces : bovins, ovins, rennes, porcs, poules. Certaines espèces à fourrures comme les visons ou les renards, les daims ou les bisons sont devenus beaucoup plus récemment de véritables espèces domestiques. La domestication semble avoir été abandonnée chez quelques espèces anciennement domestiquées (certaines antilopes et gazelles, chacals, hyènes). Actuellement, des tentatives sont faites pour domestiquer diverses espèces de cerfs et de daims.
A propos des changements survenus au cours ou à cause de la domestication, on est amené à se demander d’abord quels types de changement dans le comportement sont causés par le processus de domestication ? Sont-ils typiques de la domestication ? Ces changements comportementaux accompagnés souvent de changements physiologiques aident-ilsles animaux à s’adapter aux conditions créées par l’homme pour leur habitat ? La domestication a, certes, une incidence sur le comportement mais les potentialités comportementales d’une espèce sont également essentielles pour sa domestication. Il faut donc les considérer en un premier temps.
LES POTENTIALITES DE DOMESTICATION Toutes les espèces animales ne recèlent pas, en effet, les mêmes potentialités de domestication. Le nombre d’espèces domestiques est fort rare. Une question difficile est donc de savoir si les espèces qui ont pu subir le processus de domestication présentaient déjà quelque préadaptation à cet effet ou si, plus simplement, le facteur limitant provient de la nécessité des hommes d’avoir des animaux domestiques (Clutton-Brock, 1992). Chez les Félidés, peu d’espèces sont domestiquées. Ici le caractère d’affiliation envers l’homme est primordial et paraît être la préadaptation essentielle à la domestication. Mais ce caractère se retrouve chez d’autres espèces comme l’Ocelot (même à un haut degré) alors qu’elles n’ont pas été domestiquées. C’est pourquoi il semble que si seule l’espèce Felis catus l’a été, c’est que des traits particuliers dans la culture humaine ont largement joué le rôle principal. Charlotte Cameron-Beaumont(2002) a testé à cet effet 16 espèces ou sous-espèces de petits félidés et conclut que la domestication de Felis silvestris en Felis silvestris catus est due, plus à un jeu d’évènements culturels humains qu’à une tendance unique de docilité.
Les chiens sont à même de comprendre des indications fournies par l’homme sur des nourritures invisibles mieux que ne peuvent le faire des chimpanzés ou des loups élevés par l’homme. Les chiots de tous âges excellent pour suivre un regard humain ou un pointage du doigt vers la nourriture, même lorsque les sujets n’ont eu que peu d’expérience avec les humains (Brian Hare 2002). D’un autre côté, les chimpanzés sont bien phylogénétiquement nos plus proches parents, mais ils ne coopèrent ou ne communiquent que faiblement avec les humains. B. Hare affirme que les chiens, bien plus éloignés pourtant au plan phylogénétique, mais qui ont fait un long chemin d’évolution avec l’homme, semblent converger avec l’homme sur bien des processus de pensée humaine. Loups et hommes ont montré des parallèles étonnants dans leurs modèles de comportement (Uerpmann, 1995). Dans les deux espèces, la chasse de proies de grande taille grâce à la coopération des membres du groupe, a été un élément important de la stratégie de quête de nourriture. On peut expliquer de la même façon, l’évolution parallèle des structures sociales et des moyens de communication (vocaux et visuels). De nombreux traits comportementaux (signes d’agression, de crainte, de joie) sont facilement compris mutuellement.
En ce qui concerne la domestication des herbivores, un élément important est celui du nursing de très jeunes individus (Serpell,1989), ainsi qu’un certain degré de docilité. Un animal docile n'est pas pour autant un animal domestique. Pour les chèvres et les moutons,
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probablement les premiers herbivores à avoir été domestiqués, on peut aussi rajouter la propension à venir s’abriter dans des trous, cavernes, excavations de l’environnement qui leur faisaient bien accepter les abris que leur offraient les humains.
Les analyses comparatives de comportement social chez les chacals (Canis aureus) , les coyotes (Cani. latrans) et les loups européens (Canis lupus lupus) apportent des éléments sur l’évolution de la socialité humaine elle-même. Les canidés les plus sociaux loups et chiens domestiques- lorsqu’ils s’engagent dans un jeu social, s’attendent à être traités loyalement. Les types de jeu s’avèrent très différents entre ces canidés (jeux plus longs au lieu de jeux dégénérant vite en combat)(Feddersen-Pettersen, 2002) . Les plus sociaux apprennent des règles pour coordonner leurs vies. La taille des meutes est régulée par des facteurs sociaux. On pourrait apprendre beaucoup sur l’évolution du comportement social humain en étudiant les carnivores sociaux, peut-être plus, selon certains auteurs, qu’avec les primates non-humains, qui sont pourtant censés nous renseignersur les précurseurs de la socialité humaine. De fait, le chien, premier animal domestiqué, a été capable de s’adapter à l’environnement physique et social humain. Des relations complexes se sont établies. Le chien domestique offre aussi un très bon exemple pour investiguer la cognition humaine et cette recherche contribue aussi à notre compréhension de quelques aspects du comportement humain. Notamment, les chiens ont un comportement de “ faire-semblant ” envers leurs maîtres ; ils sont capables de communiquer leur intention, d’obtenir une nourriture cachée en engageant avec leur maître souvent une alternance de regard entre celui-ci et l’endroit convoité. D’autres part, Adam Miklosi et son équipe (1998, 2000) ont bien montré que les chiens sont capables de trouver de la nourriture en se basant sur des signaux visuels et gestuels variés donnés par des humains. Ces chercheurs hongrois vont même jusqu'à dire que les chiens surpassent les singes et se situent au niveau des enfants humains (1,5 - 2,5 ans)pour la compréhension des gestes humains. Chez les Chiens, en outre, le contact humain a augmenté les capacités mentales dans le domaine de là communication. J.Topal et Viranyi 2001, de la même équipe, soutiennent que les chiens sont, non seulement capables de communication intentionnelle et fonctionnellement référentielle avec leurs maîtres, mais peuvent aussi parfaitement reconnaître la nature communicative de certains gestes humains. On serait en présence de l’émergence par la domestication de traits semblables - par analogie - entre les deux espèces. Chez les chats aussi, la domestication a eu un très grand effet sur les capacités cognitives mais la récompense et la motivation sont plus difficiles à trouver que chez le chien et les expériences plus difficiles donc à effectuer.
LE PROCESSUS DE DOMESTICATION ET LA SELECTION DES GENES Comme il a déjà été dit, la domestication est “ possible par une certaine combinaison génétique qui se reproduit sur des générations et induit du point de vue de l’environnement des évènements de développement se reproduisant à chaque génération. ” La sélection artificielle remplace, en quelque sorte, la sélection naturelle. Comme l’avait déjà souligné Dobzhansky (1951), la pression sélective ne s’exerce plus sur les caractères favorisant la survivance et la reproduction mais sur ceux qui sont utiles à l’éleveur qui, d’ailleurs, va souvent avoir recours à l’hybridation pour renforcer la sélection. De fait les animaux domestiques diffèrent significativement des animaux à l’état sauvage. La domestication est, en effet, accompagnée d’un certain nombre de caractéristiques liées à la pédomorphose c’est-à-dire la rétention de caractères juvéniles dans le corps adulte (Coppinger et Smith 1983, Morey, 1994). Il est vraisemblable que la sélection naturelle et la sélection artificielle ont contribué l’une et l’autre à la domestication du loup (qu’elle se soit produite parce que les hommes sélectionnèrent les traits de caractère désirés ou qu’ils aient fourni une nouvelle niche écologique exploitée par les loups). Par l’intention
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humaine ou par l’exploitation par eux-mêmes d’une niche écologique (préparée ou non par l’homme), de nombreux changements sont intervenus chez les loups devenus chiens : morphologiques, physiologiques et comportementaux. Le Chien adulte a gardé de nombreux traits phénotypiques comportementaux du loup juvénile (gémissements, aboiements, soumission). Il s’agirait pour Morey (1994) d’un dérivé de la sélection naturelle pour une maturité sexuelle précoce. On trouve de tels traits pédomorphiques au cours de la domestication chez de nombreuses autres espèces. En tous cas, ces changements apparaissent héréditaires. Un biologiste soviétique, Belyaev, dans les années 50 à 80, a testé ces différents traits : la sélection pour un trait comportemental -la docilité- pouvait-elle apporter en même temps qu’elle, les traits morphologiques et physiologiques associés à la domestication et à la pédomorphose ? Il postula que si, seule l’intention humaine était impliquée, les hommes auraient sélectionné leurs loups pour leur docilité. Comme la docilité et le caractère agressif étaient probablement régulés par des hormones, la sélection pour docilité-anti-agression aurait signifié alors la sélection de variables physiologiques en même temps. Or ces variables physiologiques à leur tour devaient être associées à la rétention de traits juvéniles (Belyaev 1979, Trut 1999).
Trut (1999), ainsi qu’un certain nombre de biologistes russes de la même équipe, ont poursuivi les travaux de Belyaev, espérant de leur côté expliquer pourquoi des animaux domestiques tels que cochons, bovidés et chiens sont si différents de leurs ancêtres sauvages. Selon eux, précisément, l’élevage sélectif ne peut expliquer toutes les différences. Ils font appel à Belyaev qui pensait, on l’a déjà entrevu, que le processus de domestication lui-même pouvait avoir changé les loups de façon draconienne, et en apparence, et en comportement. Il avait sélectionné expérimentalement des renards (Vulpes vulpes) sur la base de leurs réactions aux humains. Aucun des animaux testés n’avait jamais été domestiqué ou dressé. Etaient retirés de l’expérience ceux qui répondaient avec peur, et conservés, seuls ceux ne réagissant pas avec crainte. A la 6ème génération, quelques uns des renards se comportaient comme des chiens domestiques (ils gémissaient pour attirer l’attention, léchaient leurs soigneurs, remuaient la queue) ; le pourcentage d’animaux adoptant ce comportement augmenta jusqu’à atteindre 18 % à la 10ème génération, 35 %’ à la 20 ème génération, et 70-80% actuellement après plus d’une quarantaine d’années de sélection. Les changements étaient accompagnés de modifications physiologiques : réduction de la sécrétion d’hormones adrénaliennes, réduction des niveaux de base des corticostéroides et augmentation de sérotonine (ainsi que divers changements morphologiques et comportementaux). Le groupe a obtenu des résultats similaires chez d’autres espèces : surmulots et loutres d’eau douce. Cette expérience indique bien que le comportement agressif a une base génétique et peut être réduit rapidement par la sélection
De nombreux facteurs génétiques sous-tendent donc les comportements utiles à l’adaptation des animaux aux conditions d’élevage, notamment les comportements sociaux, les rapports avec l’homme, les comportements maternels et les réponses émotionnelles en général. Des travaux sont en cours dans plusieurs laboratoires de l’INRA pour intervenir sur les animaux en sélectionnant les individus en prenant pour base des profils comportementaux réactionnels bien adaptés aux conditions d’élevage : gémissements, aptitude plus ou moins développée à s’attacher à la progéniture (selon le type de conduite, laitier ou allaitant), aptitude au regroupement et à la marche, moins grande réactivité émotionnelle. Une meilleure connaissance de la composante génétique des caractères comportementaux devrait permettre d’améliorer l’adaptation des ruminants.(Boissy et collaborateurs, 2002) Les poissons domestiqués sont, eux aussi, mieux adaptés à l’élevage : ils sont moins stressés et se nourrissent plus facilement. Par contre, ils perdent les comportements de fuite habituels à l’état sauvage envers les prédateurs et se reproduisent moins bien s’ils sont en compétition avec d’autres individus.(Vandeputte 2002)
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LE TEMPS DU PROCESSUS DE DOMESTICATION Les animaux à fourrure, plus récemment introduits dans le monde de la domestication, tels que les renards ou les visons, ont permis de préciser le processus de domestication et particulièrement les temps requis pour l’accomplir. Encore faut-il bien définir le moment où un animal élevé par l’homme devient véritablement domestique (Liisa Syrjala-Qvist). L’homme a domestiqué les animaux domestiques courants, il y a des centaines, voire des milliers d’années. Les plus anciens sont les bovins, les porcs, les poules les moutons et les chevaux alors que les animaux à fourrure du Nord (renards, ou visons) ne le sont que depuis 90 ans environ mais n’en sont pas moins des animaux domestiques après des douzaines de générations en ferme. Des visons sont adaptés à la captivité depuis 120 générations et en ce laps de temps court à l’échelle de l’évolution, des changements significatifs ont été enregistrés (J. Fitton 2000).
LES MODIFICATIONS De nombreux comportements se modifient mais tous ne se modifient pas avec la même intensité.
Certains comportements se modifient relativement peu au cours domestication :
de la
Deux exemples sont significatifs : -les comportements de défense chez les Chevaux . Ce sont des animaux dont la réponse de fuite est le principal moyen de défense. Cette réaction provient de leurs origines (également coups de pieds, morsures, se cabrer, faire le gros dos ou dressage debout et attaques). Nombre de ces réactions sont maintenues dans la domestication et peuvent même être redéployées à l’encontre de soignants ou autres intervenants. -Selon Per Jansen,(1993) le comportement naturel des porcs est resté relativement inchangé durant la domestication. Relâchés dans des environnements naturels, ils manifestent un comportement plus ou moins identique à celui de leurs ancêtres, les sangliers sauvages européens. Ceci plaide évidemment pour l’amélioration des conditions d’élevage qui sont bien rarement celles des ancêtres et qui entraînent des troubles du stress et des anomalies du comportement. De nouveaux systèmes plus naturels d’élevage permettraient un farming intense avec un bien-être acceptable.
La domestication tend à accentuer la variabilité de certaines caractéristiques du comportement (comportements de défense étudiés par Trapezov(2000) chez certaines espèces de vison)
Certains comportements sont beaucoup plus modifiés On a pu constater que les porcs sauvages utilisent une stratégie comportementale plus coûteuse en comparaison de leurs congénères domestiques (il en est de même chez les poules, et autres femelles d’oiseaux). Durant la domestication, les hommes ont fourni aux animaux nourriture et protection. Progressivement, s’est produite une perte graduelle des possibilités comportementales rencontrées dans la vie sauvage. Les hybrides porc/sanglier montrent une stratégie comportementale plus coûteuse que celle des animaux domestiqués. Les truies hybrides ont tendance à tourner plus autour du nid durant la période de sa construction et à utiliser plus intensément les matériaux disponibles dans les caisses de mise-bas, comparativement aux truies domestiques. Les mères hybrides laissent plus souvent leurs petits dans les caisses que les domestiques. Elles mettent également fin plus tôt à leur nursing. Les effets portent sur les contacts agressifs et contacts nasaux de communication, interactions, et la recherche de nourriture optimale chez les porcs
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(Gustafsson 1999). A noter que de tels résultats se retrouvent chez d’autres espèces bien différentes : comme le comportement de banc chez les poissons par exemple (Ruzzante 1994).
Les réactions de crainte (avec panique, douleur et blessures), de stress social et d’agression suite à des regroupements excessifs entraînent des problèmes sérieux dans l’élevage « industriel » des volailles. La production d’œufs, la croissance et la qualité des produits sont spécialement affectés. Il a été montré (Bryan Jones, 1996) que les effets génétiques et environnementaux interfèrent aussi bien chez les cailles que chez les poules. Tous ces inconvénients peuvent être largement atténués en enrichissant l’environnement des oiseaux et en améliorant le mode d’élevage. Notamment la crainte, la socialité, les coups de bec contre les plumes et les stress physiologiques ont une composante génétique, ce qui laisse croire en la possibilité de la réduire par sélection.
L’activité Chez de nombreuses espèces, on a constaté des différences dans l’activité et le comportement exploratoire entre les formes sauvages et les formes domestiques. Cela a été notamment le cas pour les oies. Molnar (2002) a montré que les oies sauvages étaient plus actives dans la période d’élevage que la forme domestiquée. Elles manifestent un taux plus élevé de jeu et de nettoyage-lissage des plumes, mais la fréquence des prises de nourriture et de l’abreuvement est aussi plus élevée. Cela pourrait s’expliquer par la nécessité plus pressante pour les oies sauvages de trouver de la nourriture, tandis que la réduction du nettoyage-lissage chez les oies domestiques pourrait être en rapport avec leur impossibilité de voler. Le comportement social est moindre chez l’oie domestique car la domestication a réduit l’incidence de l’agression.
CONCLUSION En résumé, donc, la domestication induit de nombreux changements du comportement mais pas systématiquement toujours. Il faut en tenir compte, en tout cas, pour l’amélioration des conditions d’élevage. D’une façon générale, l’environnement humain est moins riche que. l’environnement sauvage, ce qui signifie que les stimuli reçus y sont moins diversifiés et que les comportements varient en conséquence. Les comportements sont relativement plastiques et peuvent donc bien s’accorder avec un nouvel environnement. Mais cet environnement entraîne aussi des limitations : la nourriture, la boisson et les partenaires sexuels se trouvent localisés et il n’y a donc plus à les rechercher. Certains des apprentissages qui s’effectuent en domesticité n’ont, ainsi, aucune valeur en milieu naturel. Il faut insister aussi sur le développement et la multiplication notamment pour les élevages en batterie. La puberté est atteinte plut tôt et le comportement juvénile peut être maintenu à l’âge adulte. L’animal domestique le plus souvent a perdu un certain nombre de ses comportements de survie. Il se déplace moins, surtout court moins, puisqu’il n’a plus de prédateurs et que la nourriture lui est fournie, contribuant par ailleurs à un certain embonpoint.
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La génisse, la chèvre et la brebis, en société avec le lion - Fable de LA FONTAINE illustrée par GRANDVILLE (op. cit.)
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LA DOMESTICATION ANIMALE REVISITEE PAR L’ANTHROPOLOGIE Jean-Pierre DIGARD Directeur de recherche au CNRS Institut d’Ethnologie méditerranéenne et comparative
Résumé • Les champs classiques de l’étude de la domestication des animaux sont l’archéologie, la zoologie et son prolongement appliqué, la zootechnie. Après avoir brièvement rappelé les apports de ces disciplines, l’article souligne leurs limites du point de vue de l’étude de l’homme. Définissant la domestication, ni comme un processus fini et daté, ni comme un état de l’animal, mais, par un renversement de perspective, comme « action de l’homme sur l’animal », l’anthropologie ouvre des perspectives nouvelles : relativisation de la frontière sauvage/domestique, contextualisation de la domestication par la notion de « système domesticatoire », liaison des caractéristiques technologiques de l’action domesticatoire avec la culture et l’organisation des sociétés. Enfin, l’article montre que les conceptions de la domestication animale ne sont pas sans incidences pratiques sur des activités comme la protection de la faune sauvage et la diversification agricole.
Summary - After recalling the contributions made by the classical disciplines — archaeology and zoology, along with its application, zootechnology — that have studied animal domestication, their limits are pointed out in relating domestication to the study ofmankind. By defining domestication not as afinished, dated process, nor as a State of animals but, instead, by reversing perspectives, as an action by humans on animals, anthropology opens new horizons: the relativization of the bounds between "wild" and "domesticated”; the contextualization of domestication thanks to the notion of a “domesticative system”; and the linkage of the technical characteristics ofdomesticative actions to the organization of societies and culture. Conceptions of animal domestication are not without practical effects on activities such as the protection ofwildlife and agricultural diversification. Loin de prétendre faire table rase des connaissances accumulées sur la domestication animale par zoologues et zootechniciens, l’anthropologue que je suis (mais qui n’a pas oublié sa formation première de zoologue) souhaite simplement faire part de ses interrogations et de ses trouvailles sur un sujet qui implique l’homme au moins autant que les animaux. Ces interrogations et ces trouvailles ont été exposées dans un ouvrage publié il y a une douzaine d’années (Digard, 1990), qui a connu une certaine audience chez les spécialistes des sciences de l’homme et de la société, ainsi, dans une moindre mesure, que chez les zootechniciens. L’occasion qui m’est offerte d’en présenter les grandes lignes aux zoologues viendra peut-être combler un manque et relancer le débat.
I. LES CHAMPS CLASSIQUES DE L’ÉTUDE DE LA DOMESTICATION ANIMALE ET LEURS LIMITES
1) L’archéologie Par définition, l’archéologie a affaire aux premières domestications, qu’elle envisage en tant que processus situés dans l’espace et dans le temps — par exemple : le dindon a été domestiqué au Mexique vers 5000 av. J.-C. —, processus dont elle s’attache à préciser le contexte, les procédés et les premiers effets, tant sur les animaux (archéozoologie) que sur les sociétés humaines (ethnologie préhistorique).
Ces disciplines ont enregistré en une cinquantaine d’années des résultats décisifs. Grâce à des méthodes profondément renouvelées, fouilles et datations, ont permis, en particulier : ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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- de découvrir de nouveaux foyers (européens, africains et américains notamment) et de faire reculer plusieurs dates de première domestication ; - de remplacer l’ancienne séquence périodique —activité cynégétique caractéristique du stade de la « sauvagerie » —> pastoralisme nomade associé à la « barbarie » —> agriculture à la « civilisation » — par la séquence — chasseurscueilleurs nomades —> agriculteurs et agro-pasteurs sédentaires —> pasteurs nomades (Néolithique pastoral) — ; - de préciser les processus domesticatoires (chasse sélective, coralling, domestication agricole, domestication secondaire, rôles respectifs des phénomènes conscients et des événements fortuits, liaison avec la complexification socioculturelle des sociétés concernées, etc.). Ce faisant, et malgré l’étendue et la solidité de ses apports, l’archéologie laisse à peu près inexploré tout le domaine des domestications — et des dédomestications — ultérieures, tendant à faire oublier que la domestication n’est pas circonscrite dans le temps mais qu’elle doit au contraire s’inscrire dans la durée, faute de quoi —c’est la conséquence la plus spectaculaire — des animaux peuvent retourner à la vie sauvage (marronnage).
2) La zoologie Pour les zoologues, la domestication désigne le résultat sur l’animal du processus étudié par l’archéologie —autrement dit: l’état des espèces animales que la domestication a fait passer sous le contrôle de l’homme.
Selon ce point de vue classique, sont admis comme animaux domestiques « vrais » ceux appartenant à des espèces qui se reproduisent en captivité et qui se distinguent des espèces sauvages souches par des caractères génotypiques et phénotypiques résultant d’une sélection prolongée et délibérée de la part de l’homme. La liste de ces animaux est une liste fermée, qui comprend généralement 26 espèces (Bourlière, 1974) : Sous-classe des Oiseaux : Ordre des Ansériformes : Famille des Anatidae : canard (Anas platyrhynchos) canard de Barbarie (Cairina moschata) oie (Anser anser) Ordre des Galliformes : F. des Phasianidae : poule (Gallus gallus) F. des Numididae: pintade (Numida meleagris) F. des Meleagrididae : dinde (Meleagris gallopavo) O. des Columbiformes : F. des Columbidae : pigeon (Columba livia) Ss-cl. des Mammifères : O. des Rongeurs : F. des Caviidae: cobaye (Cavia porcellus) O. des Lagomorphes : F. des Leporidae : lapin (Oryctolagus cuniculus) O. des Carnivores : F. des Canidae :
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chien (Canis familiaris) F. des Felidae : chat (Felis catus) O. des Périssodactyles : F. des Equidae : cheval (Equus caballus ou E. przewalskii ?) âne (E. asinus) O. des Artiodactyles : F. des Suidae : porc (Sus domesticus) F. des Camelidae : chameau (Camelus bactrianus) dromadaire (C. dromedarius) lama (Lama glama) alpaca (L. pacos) F. des Cervidae : renne (Rangifer tarandus) F. des Bovidae : boeuf (Bos taurus) zébu (B. indicus) yak (B. grunniens) gayal (B. frontalis) buffle d’eau (B. bubalus) mouton (Ovis aries) chèvre (Capra hircus)
Cette liste (que les progrès de la cladistique remettront probablement en cause) est, tantôt ramenée à 24 espèces par certains auteurs — qui retranchent notamment le renne —, tantôt élargie à 32 par d’autres — qui ajoutent, par exemple, l’éléphant d’Asie (Elephas maximus) pour les Mammifères, le serin (Serinus canarius) pour les Oiseaux, la carpe (Cyprinus carpio) pour les Poissons, etc. —, ce qui suffit à signaler les hésitations des zoologues. Ces hésitations ne sont au demeurant pas illégitimes. Si un animal domestique est « celui qui, élevé de génération en génération sous la surveillance de l’homme, a évolué de façon à constituer une espèce différente de la forme sauvage primitive dont il est issu » (Thévenin, 1960), alors le renne, l’éléphant d’Asie et le chameau de Bactriane, qui subsistent tous plus ou moins à l’état sauvage, sous des formes qui ne différent guère des formes- domestiques, ne devraient pas être comptés au nombre des espèces domestiques. En revanche, l’acception zoologique classique de la domestication fait l’impasse sur plusieurs phénomènes que je range dans les « cas limites » et que l’on aurait tort de considérer comme marginaux ou peu significatifs : - domestications ratées ou abandonnées : hyène tachetée, chacal, addax en Egypte ancienne, biche traite par les Romains, genette en Europe médiévale, élan monté au XVIIe s. en Suède ; - semi-domestications : renne, éléphant d’Asie ; - sur-domestications : bombyx du mûrier ; - proto-domestications : porcs de Nouvelle-Guinée ; - néo-domestications (XIXe et XXe siècles) : zèbre, buffle, éléphant d’Afrique (Loxodonta africana), élan (Alces alces) en URSS, éland du Cap (Taurotragus oryx), boeuf musqué en Alaska et au Canada, cerf, daim, bison d’Europe, autruche, divers gros rongeurs, etc.
Ce qui semble gêner la zoologie dans la domestication, c’est, au fond, l’intervention humaine et la marque qu’elle laisse sur les animaux. Cette prévention
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n’est d’ailleurs pas nouvelle : de même que Buffon voyait dans la « domesticité » des animaux un facteur de « dégénération » (dégénérescence) des espèces, Linné se disait «dégoûté » par les plantes cultivées... Toujours est-il que, depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (Geoffroy Saint-Hilaire, 1861), l’état de la recherche sur les problèmes posés par les animaux domestiques et la domestication est resté presque inchangé, du moins pour la perspective qui est ici la nôtre. Comme si la zoologie avait préféré s’en remettre entièrement, pour le passé des animaux domestiques, à l’archéologie, et, pour leur présent et leur avenir, à la zootechnie (celle-ci ne s’intéressant, pour sa part, qu’aux animaux déjà domestiqués, à seule fin d’en rechercher la meilleure adaptation aux besoins humains et à leurs conditions d’élevage). Que la domestication des animaux complique leur étude, c’est certain ; il serait, en revanche, injustifiable qu’elle nous en détournât : existe-t-il encore à la surface du globe une Nature non anthropisée ?
II. LES INTERROGATIONS ET LES APPORTS DE L’ANTHROPOLOGIE 1) La notion d’« action domesticatoire » Les réserves qui viennent d’être exprimées ne signifient évidemment pas que les apports de l’archéologie, de la zoologie et de la zootechnie doivent être tenues pour négligeables ou erronés, mais simplement qu’ils ne répondent pas entièrement aux interrogations de l’anthropologie, qui sont centrées sur l’homme.
En tant qu’anthropologue, les animaux ne me concernent que dans la mesure où l’homme, mon objet, s’intéresse à eux et où, en retour, ils m’apparaissent comme des révélateurs de l’homme. Dans cette perspective, je m’intéresse moins à ce qui est arrivé aux animaux qu’à ce que les hommes ont eu l’idée de leur faire, moins à ce que les hommes ont réalisé en définitive qu’à ce qu’ils ont investi, comme action, comme pensée, individuelles et collectives, donc comme organisation sociale et comme culture, dans la domestication. Ainsi, par domestication, j’entends l’action que les hommes exercent sur les animaux qu’ils possèdent, ne serait-ce qu’en les élevant. Cette action domesticatoire est identifiée, non pas au vu d’un résultat car l’action préexiste toujours à son résultat, mais en fonction d’un projet, celui de faire quelque chose — on ne sait pas toujours très bien quoi — avec un animal. Encore une fois, si je préfère ma définition de la domestication aux vôtres, ce n’est pas qu’elle est meilleure mais simplement parce qu’elle apparaît plus performante sur le plan heuristique, pour les besoins de l’anthropologue que je suis : elle m’ouvre plus de fenêtres sur l’homme. Dans le livre cité plus haut et dans un autre, consacré plus particulièrement aux relations hommes-animaux domestiques en France (Digard, 1999), j’examine des faits relatifs à cette action domesticatoire empruntés aux cinq continents, du Néolithique à l’époque contemporaine. Faute de pouvoir entrer ici dans le détail, je me contenterai de livrer mes principaux résultats.
2) La frontière sauvage/domestique a) L’action domesticatoire s’exerce toujours, d’abord, sur des animaux concrets, non sur des espèces. C’est notamment pourquoi cette action n’a que rarement débouché sur la domestication d’espèces entières ; ainsi, il existe des espèces, comme le renne, l’éléphant d’Asie, le lapin, le porc ou l’autruche, qui comportent en même temps des sujets sauvages et des sujets domestiques. En toute rigueur, on ne peut donc pas dire qu’il existe des espèces domestiques —entre vingt et trente, selon les critères— et
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d’autres qui ne le sont pas ; ce que l’on peut dire, en revanche, c’est qu’il y a des animaux — appartenant à plus de deux cents espèces — sur lesquels l’homme a exercé, à un moment ou à un autre, d’une manière ou d’une autre, avec des résultats inégaux, une action de domestication. La frontière sauvage/domestique ne passe donc pas là où on la fait passer d’habitude, entre différentes espèces, mais à l’intérieur des espèces — espèces qui présentent par conséquent des sujets sauvages et des sujets domestiques, dans des proportions variables selon les lieux et les époques. b) L’action domesticatoire doit nécessairement, on l’a dit, s’exercer de manière continue, chaque jour renouvelée et entretenue, faute de quoi des animaux peuvent se dédomestiquer et retourner à l’état sauvage. Qu’ils soient discrets et proches, comme dans le cas des chats harets, ou d’ampleur exceptionnelle, à l’échelle continentale, comme dans l’Amérique moderne (mustangs) ou l’Australie contemporaine (lapins, brumbies, dromadaires...), les phénomènes de marronnage montrent qu’aucune espèce animale ne peut jamais être considérée comme totalement et définitivement domestiquée. À l’inverse, les domestications ou redomestications contemporaines indiquent, elles, qu’aucun animal sauvage ne peut jamais être considéré comme entièrement à l’abri de toute tentative de domestication.
c) De nombreux animaux, que j’appelle les cas limites, se trouvent en perpétuelle situation d’équilibre plus ou moins instable entre état sauvage et état domestique, soit parce qu’ils se laissent moins aisément domestiquer que d’autres (éléphants, abeilles, pour des raisons différentes), soit parce qu’ils sont délibérément maintenus par l’homme dans un état proche de la sauvagerie (chiens de combat, chat jusqu’au XVIIIe siècle, guépard et oiseaux affaités pour la chasse, taureaux de corrida...). L’action domesticatoire n’est donc pas univoque ; elle peut s’exercer dans le sens d’un ensauvagement dosé et contrôlé (selon divers degrés de domestication) pour conserver intacts certains éthogrammes spécifiques afin de les détourner au profit de l’homme. La frontière sauvage/domestique n’est pas une frontière imperméable, intangible, fixée une fois pour toutes ; elle n'est pas la même pour tous les animaux dans tous les contextes culturels. Son tracé et ses déplacements dépendent en dernière instance de l’action de l’homme.
3) La notion de « système domesticatoire » a) Pour comprendre l’action domesticatoire, il faut considérer cette notion dans son acception la plus large, c’est-à-dire en ne négligeant aucun des aspects, idéels aussi bien que matériels, de la domestication telle qu’elle se trouve effectivement réalisée dans le cadre de systèmes sociaux et culturels concrets.
Tout système domesticatoire est d’abord un système technique — ce qui n’exclut pas l’irrationnel (pourquoi coupe-t-on la queue du braque et de l’épagneul mais pas celle du pointer ou du setter ?). Un système domesticatoire n’est cependant pas un système technique comme les autres. Le fait, essentiel, que l’action technique s’exerce ici sur un animal, c’est-à-dire sur un être vivant, doué d’autonomie, de sensibilité voire d’intelligence, ne va pas sans entraîner certaines conséquences : l’homme ne s’implique pas de la même manière, ni avec la même intensité émotionnelle dans la domestication des animaux que, par exemple, dans la culture des plantes ; l’élevage, plus qu’aucune autre activité, révèle une étroite imbrication des faits techniques, sociaux et idéologiques (les animaux pensés par les éleveurs sont souvent fort éloignés des animaux réels, y compris dans les élevages modernes).
C’est l’ensemble de tous ces éléments, en interagissant les uns sur les autres, qui forment le « système domesticatoire ».
b) A chaque situation concrète, dans un milieu, une culture et à un moment donnés, correspond un système domesticatoire particulier. Corollairement, on peut
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observer, dans le temps et dans l’espace, une grande variété de systèmes domesticatoires.
Certaines variations s’expliquent aisément en termes de contraintes écologiques ou techniques : il est évident, par exemple, qu’on ne peut pas élever des rennes en Arabie, ni des dromadaires en Laponie, de même qu’on ne peut pas utiliser des rennes comme des dromadaires. D’autres variations, en revanche, ne relèvent ni de la cohérence interne des systèmes techniques, ni même des données du milieu naturel ou des caractères biologiques des espèces élevées ; seuls des facteurs sociaux et culturels, produits d’une histoire, expliquent qu’un même animal, le dromadaire, ne soit pas monté de la même manière par les Maures, les Touaregs, les Bédouins de Syrie et ceux d’Arabie du Sud, ou que le renne ne soit pas domestiqué en Amérique du Nord mais le soit en Eurasie, et que, même là, il soit produit et utilisé de plusieurs manières différentes, depuis le « pro-élevage » des Tchouktchis et des Lapons de Norvège, jusqu’aux rennes traits et montés avec selle et étriers chez les Bouriates au nord de la Mongolie (la même diversité s’observe avec l’éléphant d’Asie, avec les porcs de Nouvelle-Guinée, battus chez les Awa, cajolés et masturbés chez les Kouma, etc.). Ces variations historiques et géographiques soulignent, s’il en était besoin, le caractère éminemment culturel (au sens ethnologique) des faits de domestication.
4) « Moyens élémentaires d’action » sur l’animal et « chaînes opératoires » de la domestication De même qu’il a domestiqué ou essayé de domestiquer tous les animaux qui pouvaient l’être, et tiré ou essayé de tirer d’eux tout ce qu’ils étaient susceptibles de lui apporter, on peut dire que l’homme a tout essayé pour parvenir à ses fins, ne reculant devant aucune expérience, aussi coûteuse ou insolite soit-elle (voir, par exemple, dans l’article « Soie » de l’Encyclopédie, le compte rendu des expériences tentées sur les araignées par René-Antoine de Réaumur, 1683-1757).
Mais, en tant qu’ils s’exercent sur des êtres vivants, les « moyens élémentaires d’action » sur l’animal et les « chaînes opératoires » de la domestication (selon les expressions de Leroi-Gourhan, 1943, 1945 et 1964-1965, passim) présentent, par rapport aux autres ensembles techniques, une forte originalité. a) L’action de l’homme est d’abord dictée par les exigences fondamentales qui doivent être satisfaites pour que les animaux qu’il convoite ou détient survivent à la fois en tant qu’individus et en tant qu’espèces. Ces exigences sont au nombre de trois : - la défense contre les agressions de toutes natures (intempéries, prédateurs, etc.) ; l’alimentation ; - la reproduction. C’est « au degré d’intervention des hommes à chacun de ces trois niveaux critiques de la vie et de la survie [...] animales, dans chacune de ces trois exigences vitales, que l’on pourra apprécier le degré de domestication. On pourrait ainsi considérer que le stade le plus avancé de cette domestication serait atteint quand aucune de ces trois exigences vitales ne pourrait être satisfaite sans l’assistance humaine, sans l’entremise du travail humain » (Barrau, 1978). Selon ces critères, le plus domestique des animaux serait incontestablement un papillon : le bombyx du mûrier (Bombyx mori). b) Ces moyens d’action sur l’animal sont, pour la plupart, des « techniques sans objets », relativement pauvres en outils (cf. la culture matérielle des pasteurs nomades) — ce dépouillement étant compensé par la richesse des savoirs fondés sur une observation très fine du comportement animal et des ressources du milieu naturel ; en effet, c’est le plus souvent en détournant au profit de l’homme les comportements spécifiques des animaux (grégarisme, empreinte, etc.) que s’exerce l’action domesticatoire.
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c) Ce sont des techniques polyvalentes : le bâton et le chien qui éloignent les prédateurs servent aussi à diriger le troupeau, l’alimentation des animaux contribue à leur familiarisation voire à leur dressage, la reproduction contrôlée permet de les modifier... Il suffit donc que l’homme détienne et élève des animaux pour exercer sur eux une action domesticatoire.
La polyvalence des techniques domesticatoires est à la base de la satisfaction de l’exigence de familiarisation, d’apprivoisement ou de dressage des animaux domestiques. L’arsenal des procédés de dressage et le considérable supplément d’action qu’il représente de la part de l’homme consiste pour l’essentiel à jouer en même temps — et en permanence («Tout non-dressage est de l’anti-dressage »)— sur les trois claviers des techniques de protection/contention, d’alimentation et de reproduction des animaux, auxquels s’ajoute ici un quatrième clavier, d’un maniement particulièrement délicat, qui est celui du « consentement des animaux à leur propre asservissement » (pour paraphraser Godelier, 1985, 205). Le dressage des animaux de travail comme le chien ou le cheval, par exemple, suppose en effet un état actif de l’animal et, de la part de l’homme, une attitude constante de négociation et de compromis avec le premier (« Ne demander que ce que l’on est certain d’obtenir »). d) Les effets sur l’animal des techniques domesticatoires ne sont jamais immédiatement visibles, ce sont des résultats différés — d’où des aptitudes spécifiques des éleveurs : facultés d’abstraction, résistance à la frustration.
5) Finalité et nature de Faction domesticatoire De même que l’homme n’a pas toujours eu une conscience très nette de la nature et de la finalité des actions domesticatoires qu’il effectuait, il n’a pas non plus toujours eu conscience des motifs pour lesquels il entreprenait ces actions. Plus précisément, l’homme n’a pas d’abord domestiqué des animaux pour en tirer des services ou des produits matériels, pour la simple raison que ceux-ci résultent des effets à long terme de la domestication. Les hommes du Néolithique ne pouvaient pas savoir que le mouflon fournirait de la laine, ni que la vache pourrait donner plus de lait que pour son seul veau, ni, a fortiori, que le cheval serait appelé à jouer le rôle militaire et économique qu’on lui connaît. Les premières domestications ont probablement été guidées, avant tout, par deux tendances inscrites dans la nature de l’homme : - la curiosité intellectuelle gratuite, le besoin de relever des défis, de réussir du jamais vu, de venir à bout de ce qui échappe, indépendamment de toute nécessité ; - la compulsion mégalomaniaque de dominer les êtres et la nature, de se les approprier, de les transformer.
Certaines utilisations d’animaux domestiques posent des problèmes particuliers d’un grand intérêt. Ce sont toutes celles dont la logique n’est pas d’abord économique : utilisations symboliques ou religieuses (en vue de sacrifices), ludiques ou sportives (spectacles d’animaux, courses), pour l’ornement ou la compagnie (oiseaux de cage ou de volière, nombreux animaux dits « familiers » ou « de compagnie »).
On trouve donc, de part et d’autre de la grande masse des animaux domestiques dont l’homme tire des services ou des produits (« animaux de rente »), des animaux qu’il joue à domestiquer, les uns sur le mode tragique, en les réduisant par la violence, parfois jusqu’à la mort (tauromachie), les autres sur le mode de la comédie sentimentale, en les sur-domestiquant. Que l’homme consomme des animaux domestiques, c’est indéniable ; qu’il consomme aussi et surtout de la domestication, c’est-à-dire du pouvoir de l’homme sur l’animal, voilà qui est à peu près certain. Le stupéfiant zèle domesticateur de l’homme ne s’explique bien souvent que par la recherche de la domestication pour elle-même et pour l’image qu’elle renvoie d’un pouvoir sur la vie et les êtres. Même quand elle sert aussi à autre chose, l’action domesticatoire contient sa propre fin. Corollairement, en construisant l’animal, l’homme se construit lui-même, élabore sa culture, se civilise.
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6) Domestication et société S’interroger sur les rapports entre domestication animale et société revient à chercher quels « choix » en matière de domestication (préférence pour telles espèces, telles utilisations, telles techniques d’élevage plutôt que telles autres) sont compatibles ou incompatibles —et pourquoi — avec quels « choix » de société. C’est ainsi que plusieurs auteurs ont été amenés à constater que « la domestication est [...] l’archétype d’autres sortes de subordination » (Thomas, 1985, après Haudricourt, 1962).
Si Ton compare la place des animaux dans différents types de sociétés, on constate, par exemple, que, dans les sociétés pastorales nomades — à « structures élémentaires » (fondées sur la parenté) et plus ou moins « égalitaires » —, il y a parallélisme entre troupeau et groupe domestique, alors que, dans les sociétés agricoles — à « structures complexes », fondées, moins sur la filiation (indifférenciée) et sur l’alliance, que sur la résidence—, le trait le plus saillant est la hiérarchisation des animaux domestiques en plusieurs catégories distinctes, faisant l’objet d’un traitement inégal (cf., dans les sociétés occidentales modernes, la différence de traitement entre les animaux de compagnie et les animaux de rente). Existe-t-il des systèmes sociaux « non domesticateurs », incompatibles avec la domestication ? Cette question vient immédiatement à l’esprit quand on constate les « blancs » que laissent, sur une carte de la domestication, certaines sociétés d’Afrique tropicale ou d’Australie (avant les domestications ou les introductions de bétail contemporaines) ou encore d’Amérique (avant la conquête espagnole et même après, comme chez certains Indiens d’Amazonie). Il se trouve que toutes ces sociétés présentent au moins un caractère commun : il s’agit de chasseurs-cueilleurs qui apprivoisent couramment des animaux isolés prélevés sur le milieu mais ne sont jamais passés à la domestication d’espèces entières (à la seule exception notable du chien ou, parfois, du porc). Pourquoi ? La réponse à cette question doit être cherchée dans les systèmes de représentation des rapports hommes-animaux propres aux sociétés de chasseurs-cueilleurs. Chez les Pygmées, les Amérindiens, les Eskimos, les peuples sibériens ou les aborigènes d’Australie, le monde animal est conçu à l’image du monde humain. Plus particulièrement avec les animaux qui constituent leur gibier, les chasseurs-cueilleurs ressentent la crainte que leurs proies ne se laissent plus prendre ou se vengent des chasseurs en les attaquant. Pour conjurer ce danger, les chasseurs se livrent à des rites complexes afin que les animaux tués ne se formalisent pas du traitement qu’on leur fait subir (on leur présente des excuses et des friandises, leurs restes sont traités avec déférence) ou bien qu’ils ne puissent pas reconnaître leurs agresseurs (en Sibérie, on coupait le museau de Tours ou Ton accusait les Russes de la mort du loup) ; des fêtes de réconciliation entre les hommes et les animaux sont organisées, etc.
L’apprivoisement d’animaux isolés enlevés à la vie sauvage par les chasseurscueilleurs entre dans ce cadre. Chez les Indiens d’Amazonie, par exemple, cet apprivoisement attentif et affectueux — qui est le fait exclusif des femmes — représente une contrepartie, une réparation nécessaires de l’acte de prédation dont les hommes se rendent coupables en chassant. Cette contrepartie n’a évidemment de valeur que si les animaux familiers ainsi maternés ne sont jamais ni tués, ni mangés. Semblable interdiction est justifiée et manifestée par l’insertion des animaux familiers dans un système de parenté classificatoire et métaphorique complexe (dont je passe ici le détail) qui fait de leur consommation un acte d’anthropophagie. En ce sens, l’apprivoisement d’animaux sauvages appartient bien, en effet, à l’univers de la chasse (Erikson, 1987). On voit mal, au demeurant, quel intérêt de telles sociétés pourraient trouver à domestiquer, sur une plus grande échelle, des animaux qui se trouvent frappés d’un interdit alimentaire.
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Pourtant, cet apprivoisement n’est pas contradictoire avec toute domestication. Le cas du chien en est la preuve. Cet animal domestique est lui aussi assimilé à la société humaine mais d’une manière totalement différente. Très prisé comme auxiliaire de chasse, il appartient au monde masculin. Vivant par ailleurs dans la promiscuité sexuelle avec ses congénères, le chien pratique l’inceste : il incarne donc la transgression voire l’inversion de la norme. L’animal domestique qu’est le chien se distingue donc doublement des animaux apprivoisés (Descola, 1993, 99-101). Cela explique notamment que la consommation du premier, à la différence de celle des seconds, soit considérée comme licite par de nombreuses sociétés amérindiennes ou africaines.
Plutôt que d’opposition entre des sociétés apprivoisatrices et des sociétés domesticatrices radicalement différentes, c’est donc plutôt de cloisonnement, interne à certaines sociétés, entre un apprivoisement lié à la chasse et la domestication, qu’il convient de parler (c’est sans doute pourquoi les Indiens des Plaines, qui avaient pourtant l’expérience de la domestication du chien puis de celle du cheval — animaux entre lesquels ils établissaient d’ailleurs de nombreuses analogies — n’ont pas eu l’idée d’entreprendre aussi celle du bison ou du caribou).
III. Conséquences pratiques 1) Les incertitudes du Droit quant à la définition de domestique Les conséquences pratiques de ce qui précède ne sont pas minces. En effet, les incertitudes de la zoologie ne sont pas sans responsabilité dans les difficultés du Droit à distinguer animaux sauvages et animaux domestiques. Nombreux sont les cas de tribunaux ayant eu à se prononcer sur le caractère domestique du taureau de corrida ou de l’abeille avant de conclure à l’application des dispositions relatives au mauvais traitement des animaux domestiques ou à leur divagation.
Si de tels débats reviennent périodiquement devant les juridictions, c’est que ni la loi ni la jurisprudence ne sont parvenues pour l’instant à des conclusions satisfaisantes dans ce domaine. Aussi curieux cela puisse paraître, on ne trouve dans la loi française aucune définition indiscutable de l’animal domestique : « sont considérés comme appartenant à des espèces non domestiques les animaux n’ayant pas subi de modification par sélection de la part de l’homme », dit l’article R213-5 du Code rural [mes italiques]. À défaut de texte de référence suffisamment explicite, force est de se reporter à la jurisprudence : « une jurisprudence constante [?] considère comme animal domestique celui né en captivité, qui dépend de son propriétaire, lequel assure sa protection, sa nourriture et sauvegarde sa reproduction » (TGI Boulogne-sur-Mer, 10 sept. 1986, affaire Vandenberghe). Ailleurs, les textes s’en tirent en maniant la redondance : « animal domestique, apprivoisé et détenu » (Journal Officiel, 1984, passim). En fait, c’est le plus souvent à la dernière de ces trois notions que les juristes dans l’embarras se réfèrent, car il leur importe moins, au fond, de déterminer si un animal est sauvage ou domestique, que d’identifier la personne —propriétaire ou usager — qui pourra, le cas échéant, être tenue pour responsable des agissements de celui-ci. En général, pour le Droit français, sont réputés domestiques les animaux « qui ont un maître », dont ils sont des « biens meubles, attachés à un immeuble : exploitation agricole, étang, forêt, ruche, colombier» (Planiel, 1928, 713) ou qui peuvent être marqués, tatoués ou identifiés par des moyens électroniques et faire l’objet de documents signalétiques suffisamment précis (comme les chiens, les chats et les chevaux).
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2) Les hésitations sur la notion d’espèce et leurs conséquences pour la protection de la faune Une autre approche juridique du problème consiste à contourner l’écueil de la définition. C’est ainsi que procèdent certains grands textes de protection de la faune « sauvage » : on n’y trouve aucune définition à proprement parler mais des listes d’espèces réputées sauvages et protégées en tant que telles. Ainsi, la CITES (Convention sur le commerce international des espèces de la faune et de la flore sauvages menacées d’extinction, dite convention de Washington, adoptée en 1982 et que la France a ratifiée) interdit ou restreint sévèrement le transport et le commerce de tout animal vivant ou mort ou partie d’animal figurant sur une liste de près de 600 espèces. L’arrêté du 17 avril 1981 interdit, quant à lui, la destruction, la mutilation, la capture, le transport et le commerce des animaux compris dans une liste d’espèces d’oiseaux et de mammifères réputées sauvages du territoire français. Enfin, l’arrêté du 1er juillet 1985 interdit le transport et le commerce de certaines « espèces sauvages nées et élevées en captivité ». Tous ces textes qui, tantôt se recoupent, tantôt se complètent, ne sont pas dénués d’ambiguïtés ni d’inconvénients. D’une part, ils n’identifient pas toujours les animaux concernés avec une précision suffisante: par exemple, l’arrêté de 1985 parle du « faisan de chasse » au singulier ; il doit s’agir de Phasianus colchicus et de ses multiples variétés ; mais qu’en est-il du faisan vert (Phasianus versicolor), croisé avec le précédent, du faisan vénéré (Syrmaticus reevesi), également présent dans certaines chasses, et éventuellement d’autres espèces voisines ? D’autre part, conçus pour prévenir certains excès, ces textes n’interdisent pas de détenir les animaux dont ils prohibent le transport et la vente. Dans le contexte actuel de dépeuplement et, par conséquent, de développement de l’élevage de certains gibiers, aussi bien d’animaux dits de « repeuplement » que d’animaux de « venaison fermière » (pour la viande), la législation en vigueur génère parfois plus de problèmes qu’elle n’en résout. Des problèmes analogues se posent en ce qui concerne les espèces animales exotiques : les insuffisances des textes, leurs contradictions éventuelles (arrêté du 1er juillet 1985 contredisant la loi du 10 juillet 1976) et, par conséquent, les difficultés de leur interprétation amènent inévitablement des magistrats de juridictions différentes à prononcer, en toute logique, des conclusions opposées. C’est ainsi que le tribunal de grande instance de Boulogne-sur-Mer, par jugement du 10 septembre 1986, a relaxé un éleveur prévenu d’importation d’oiseaux protégés — il s’agissait d’oies bernaches —, en considérant que les oiseaux en question n’avaient pas été prélevés dans le milieu naturel, mais qu’ils étaient nés et avaient été élevés en captivité où leur reproduction était contrôlée et qu’ils devaient donc être considérés comme domestiques. Au risque de tomber dans la facilité, bien française, qui consiste à se gausser des fonctionnaires et de leurs œuvres, on ne saurait clore cette énumération sans signaler tout ce que la distinction animaux domestiques/animaux sauvages doit, dans notre pays, à l’administration, plus précisément à la répartition (changeante) des prérogatives en matière de faune entre trois autorités de tutelle (également changeantes) : l’Agriculture, la Chasse et l’Environnement. À la première vont le porc (Sus scrofa), le lapin de clapier (Oryctolagus cuniculus), le pigeon et les oiseaux de basse-cour, les deux dernières se partageant le sanglier (... Sus scrofa !), le lapin de garenne (... Oryctolagus cuniculus !), la tourterelle à collier et les oiseaux de cage et de volière considérés comme « animaux sauvages maintenus en captivité »... Mais que l’on se rassure : la France n’a pas le monopole de l’incohérence. Aux États-Unis, par exemple, les 150 000 à 200 000 furets que compte ce pays sont admis, selon les États, tantôt comme domestiques, tantôt comme sauvages, selon qu’ils relèvent du Department of Agriculture ou du Fish and Game Department. Plus près de nous, en Suède, il est interdit de faire « travailler » des animaux « sauvages » ; seuls leurs homologues domestiques sont corvéables. Ainsi, dans les cirques, le dressage des éléphants d’Asie est autorisé mais non celui de leurs équivalents africains, même s’ils descendent de cinq générations d’animaux nés et élevés en captivité. Les fauves bénéficient de la
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même protection mais non les otaries dont il faut croire qu’elles sont là-bas classées comme domestiques... La difficulté pratique procède ici, une fois encore, de l’habitude erronée qui consiste de faire passer la frontière sauvage/domestique entre des espèces alors qu’en réalité, elle les traverse.
3) Les incohérences pour la diversification agricole On pourrait sourire du spectacle de nos autorités s’obstinant à prendre pour sauvages des animaux qui ne le sont plus ou plus tout à fait, si cette obstination ne menait des éleveurs compétents et de bonne foi devant les tribunaux. Parmi les « filières de diversification animale » soutenues ou encouragés par le ministère de l’Agriculture —une publication de ce ministère en énumère quatorze: ratites (autruche, émeu, nandou), escargots (héliciculture), cervidés (cerf, daim), sangliers, soie (sériciculture), grenouilles, bisons, camélidés (lama, alpaga), lapins angora, écrevisses (astaciculture), crocodiles, visons, chèvres angora, vers de terreau (lombriciculture)(Dupuis, 1994) —, deux au moins — la « filière ratites » et la « filière cervidés » — représentent des cas d’élevage particulièrement surveillés voire contestés par les DSV (Directions des services vétérinaires). Ces deux types d’élevage sont régis en effet par les dispositions législatives et réglementaires relatives aux établissements détenant des « animaux d’espèces non domestiques » (mes italiques) : les éleveurs concernés doivent obtenir d’abord un « certificat de capacité » à titre personnel puis une « autorisation d’ouverture » de leur établissement. S’y sont ajoutées, pour les cerfs, jusqu’à leur abrogation le 12 août 1994, les dispositions concernant les « espèces de gibier dont la chasse est autorisée », qui limitaient les périodes de commercialisation du gibier d’élevage aux périodes d’ouverture de la chasse !
La réalité de l’élevage des autruches et des cerfs élaphes n’empêche pas la dénégation persistante et la suspicion de l’administration et la justice françaises. Dénégation parce que ces deux espèces sont considérées comme sauvages (à tort pour les autruches qui sont aujourd’hui en majorité domestiques). Suspicion parce que, tout en refusant aux cerfs le label domestique, l’administration les considère, non sans paradoxe, comme abâtardis et donc comme susceptibles, s’ils venaient à s’échapper, de « contaminer » par des gènes allochtones les cerfs autochtones, animaux emblématiques de nos forêts, et de compromettre ainsi « la conservation de la pureté génétique du patrimoine sauvage » (Pinet, 1994, 23.). Conçus dans une optique de repeuplement cynégétique, ces textes sont inadaptés à une production agricole de venaison (Pinet, 1994, 23). Ils freinent l’essor d’activités qui pourraient contribuer à la diversification de l’économie agricole et, par là, à la résorption de la crise qui sévit aujourd’hui dans le monde rural. Enfin, ils justifient des ostracismes dont on ne saisit pas bien les fondements... Du moins présentent-ils, pour notre propos, un avantage : ils montrent que, loin d’être uniquement spéculative, la question de la domestication animale est aussi une question pratique.
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REGARD CRITIQUE SUR LA NOTION DE DOMESTICATION François SIGAUT Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Note de la rédaction - François SIGAUT n’a pas pu participer à lajournée d’étude. Il nous avait toutefois remis une courte note, conçue comme un résumé, dont il a été fait lecture au moment où il aurait dû intervenir. Depuis, il a rédigé un texte plus conséquent destiné à la présente publication. Dans la mesure où les deux documents ne se superposent pas entièrement, il nous a paru logique de faire profiter nos lecteurs de l’ensemble. Par ailleurs, il ne nous a pas semblé inutile de remettre en mémoire les deux articles clé de François SIGAUT sur la domestication, auxquels il fait allusion dans ce qu’il a écrit pour Ethnozootechnie. Les résumés/présentations sont de la Rédaction. L’ensemble des quatre paragraphes ainsi constitués offrira un bon aperçu du « regard critique » que cet auteur porte sur la « notion de domestication ». NOTE POUR LA REUNION DU 15 MAI Dans « domestication » il y a domus, « maison » : étymologiquement parlant, un animal domestique est un animal qui partage notre habitat. Et cela, que nous le voulions ou non. La mouche, le moineau, la souris sont aussi domestiques que l’abeille, la poule, le chat.
Il y a d’autres acceptions du terme « domestication ». L’une d’elle vient de faire quelque bruit, avec la découverte d’un gène dit de la domestication, qui serait à l’origine d’un comportement nettement moins farouche de l’animal vis-à-vis de l’homme. (A ce propos, je ne peux m’empêcher de poser deux questions. 1° Quid des animaux qui ne connaissaient pas l’homme, comme le célèbre dodo des Mascareignes ? Et 2° Ne faudrait-il pas aussi chercher ce gène dans notre espèce, où on observe, vis-à-vis des animaux, des différences de comportement bien aussi marquées qu’en sens inverse ?) C’est précisément parce que la notion commune de domestication me paraissait beaucoup trop polysémique que je l’ai critiquée il y a un certain temps. Je ne reviens pas sur ces critiques, ni sur la proposition que j'en avais tirée : il s’agissait de distinguer trois registres autonomes dans nos rapports avec les animaux : l’économique (utilisation), le juridique (appropriation) et l’éthologique (familiarisation). Jusqu’ici, cette proposition me semble assez bien résister à la confrontation avec les faits, et s’il fallait l’amender, je crois que ce serait plutôt en affinant les distinctions qu’en revenant en arrière.
Si j’ai quelque chose à ajouter, c’est que le tableau - le tableau domesticatoire, si je puis dire - n’est pas le même d’une espèce à l’autre. En un sens c’est une évidence : le boeuf n’est pas « domestique » de la même façon que le chat, que l’éléphant, le pigeon, le canari ... Or ce sont ces différentes façons de domestiquer un animal qui nous intéressent, bien plus qu’une notion globale et vague, qui ne suggère pas grand’chose d’autre que l’opposition assez simpliste entre domestication et sauvagerie. Un animal quelconque serait d’autant plus domestique qu’il serait moins sauvage, et voilà tout. C’est à peu près cette idée qu’on retrouve derrière la théorie du gène à laquelle je viens de faire allusion. En réalité, la gamme infiniment diverse des rapports hommes (et femmes)/animaux ne se ramène pas à cela. ETHNOZOOTECHNIE N° 71 -2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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Dans un de ses voyages, à l’île de Gotland je crois, Linné raconte que les habitants fabriquent des nids artificiels, qu’ils accrochent dans les arbres autour de chez eux, pour le plaisir d’entendre les oiseaux chanter. S’agit-il de « domestication » ou non ? Il serait dommage qu’à trop se fixer sur cette question, finalement assez secondaire, on en vienne à oublier que ce sont les petits faits vrais comme celui-là qui sont la réalité dont nous avons à rendre compte.
TEXTE REDIGE POUR LA PRESENTE PUBLICATION COQUIN. Nom que les Bergers donnent à une bête qu’ils ont accoutumée à venir à eux quand ils l’appellent, & avec laquelle ils conduisent leur troupeau au défaut de chien. (M. Tessier).1 Y a-t-il encore des coquins dans nos élevages d’aujourd’hui ? Sans doute pas. Evidemment pas dans les élevages industriels, où la notion même de troupeau a disparu. Mais pas non plus dans les troupeaux encore conduits de façon « traditionnelle » où, depuis deux ou trois siècles, le berger travaille avec des chiens. L’histoire du chien de berger - plus exactement du chien de conduite, par opposition au chien de garde - a été mise en lumière par X. de Planhol dans un article fondateur de 19692. On connaît moins bien, me semble-t-il, l’histoire (et la géographie) des coquins, c’est-à-dire des animaux spécialement dressés pour aider le berger à conduire ses bêtes, et dont Tessier notait avec pertinence qu’on s’en servait à défaut de chiens. Le coquin est un animal de même espèce que le reste du troupeau, mais ce n’est pas n’importe lequel. Le berger choisit pour jouer ce rôle, soit une femelle d’un certain âge, soit un mâle également d’un certain âge, mais qui est alors castré. Il peut y avoir plusieurs coquins dans un seul troupeau, si l’effectif le justifie. Et pour compliquer les choses, ajoutons que le rôle de coquin peut être tenu ... par des chiens. Le cas a été décrit avec beaucoup de précision en Amérique du Sud par Alcide d’Orbigny et surtout par Darwin, dont le texte est le plus connu3. D’après ce dernier, les chiens destinés à ce service sont séparés de leur mère aussitôt que possible, et on les fait allaiter par des brebis ; on les fait coucher à l’étable, avec celles-ci, dans une couche de laine brute ; on veille à ce qu’ils n’aient pas de contact avec d’autres animaux que les brebis (sauf, bien sûr, l’homme) ; et enfin, on les castre. Tout cela arrive à faire d’eux des moutons d’adoption pratiquement complets, sur le plan de l’attachement du moins. Mais des moutons capables d’aboyer et de mordre, et par conséquent de défendre et de conduire le troupeau, même le cas échéant en l’absence du berger.
Les informations sur le fait « coquins » sont dispersées. A une exception près4, je ne connais pas d’étude de synthèse sur ce sujet, et je n’ai pas entrepris de recherche moi-même. Si le fait me paraît de première importance, c’est parce qu’il met en pleine lumière la diversité des pratiques dites domesticatoires. Avec l’exemple des coquins, nous nous trouvons devant une situation dans laquelle les rapports hommes-animaux, mais aussi animaux-animaux (y compris d’espèces différentes) sont manipulés avec un art consommé. La (trop simple) notion de domestication ne nous est pas d’un grand secours pour analyser cette situation.
1 Encyclopédie Méthodique, Agriculture, Tome 3, p. 497 (1793). 2 « Le chien de berger », Bulletin de l’Association des Géographes Français, 1969, 370 : 355-368. 3 C. Darwin,The Voyage ofthe Beagle, 1845, chap. VIII. Darwin cite d’Orbigny et en donne la réference exacte. 4 Y. Tani, « Domestic Animal as Serf », dans R. Ellen & K. Fukui (dir.), Redefining Nature, Oxford, Berg, 1996, pp. 387-415.
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C’est pour cette raison qu’en 1988, sur la base d’exemples certes différents, j’ai proposé une « Critique de la notion de domestication »5. Je ne crois pas nécessaire d’y revenir ici, si ce n’est pour dire que dans l’ensemble, je ne me sens pas démenti par les faits qui sont venus à ma connaissance depuis lors (compte tenu des amendements justifiés proposés par J.P. Digard). Ces faits sont le plus souvent rapportés sous la forme d’anecdotes, ce qui est assurément gênant pour une argumentation solide. Mais il faut bien voir que si certains faits sont traités comme des anecdotes, c’est seulement, le plus souvent, parce qu’ils sortent de l’ordinaire - et l’ordinaire est une notion bien subjective. Il y a là un cercle dont on ne peut sortir sans remettre en cause la notion « ordinaire » de domestication, ou plutôt le couple domestication/sauvagerie, où aucune notion ne se conçoit sans l’autre.
Cependant, la presse, et les médias en général, se font de plus en plus souvent l’écho de ces anecdotes où les rapports hommes-animaux sortent de l’ordinaire. C’est, par exemple, l’histoire d’un commerçant de Brajrajnagar (Inde), qui a dû s’accomm oder de la présence dans sa boutique de deux cobras qui sont venus un jour y élire domicile, et dont ils sont devenus les fidèles et redoutables gardiens quand le propriétaire n’est pas là (Libération du 27 février 2003). C’est un petit cambodgien de trois ans, Oeun Sambat, qui s’est lie d’amitié avec un python femelle de quatre mètres de long (Ouest-France du 23 mai 2003). C’est Randy le dauphin, qui hante les plages d’Irlande, d’Angleterre, de Bretagne et de Vendée, à la grande joie des vacanciers (ibid, été 20036). C’est un photographe animalier travaillant au Kénya qui est « adopté » par une lionne et se lie avec son lionceau, devenu aujourd’hui mâle dominant dans son groupe (ibid, 18 déc. 2002), etc ... Evidemment, ces histoires ne sont pas toutes à prendre pour argent comptant. Il y a tout un travail de vérification à faire, qui serait une entreprise de longue haleine. Mais en un sens ces histoires signifient toujours quelque chose. Car soit elles sont vraies, et elles tendent à confirmer que les rapports hommes-animaux sortent vraiment souvent de l’ordinaire. Soit elles sont inventées, et elles renvoient à une analyse de l’imaginaire humain qui a aussi son intérêt. Dans les deux cas, elles constituent des matériaux qu’on n’a pas le droit de rejeter a priori.
Quand ces matériaux auront fait l’objet d’études adéquates, il sera possible d’en dire davantage. Pour l’instant, je me borne à observer que la multiplication actuelle des anecdotes animalières dans les médias tient probablement aux trois causes suivantes. 1° A l’activité accrue des médias dans tous les domaines. 2° Au développement de ce qu’on peut appeler l’éthologie populaire, consécutif à celui de l’éthologie de terrain moderne. Et 3° à la disparition, ou du moins à l’isolement dans des bâtiments où l’entrée est interdite à peu près à tout le monde, des animaux utiles (chevaux, boeufs, volailles etc ... ) qui peuplaient autrefois non seulement les villages et les champs, mais les rues des villes. Cet effacement des élevages traditionnels semble de nature à accroître l’intérêt du public pour des modèles différents dans les rapports hommes-animaux. Un intérêt qui se manifeste dans la sphère de l’imaginaire mais pas seulement. L’accroissement du nombre d’élevages de plaisir ou de fantaisie ressortit de la même tendance. Mon dernier exemple, qui n’a rien d’anecdotique cette fois, est celui des eiders en Islande. Les modalités de cet « élevage » semblent n’avoir à peu près pas changé depuis le XV° siècle, et en tout cas pas depuis l’époque de Buffon. L’intervention humaine s’y limite à un aménagement des aires de nidification, pour attirer les oiseaux en période de reproduction, et à leur protection contre les prédateurs (aigles, renards, visons ...). Puis, quand les femelles 5 L’Homme, 1988, 108 : 59-71. Voir aussi dans le même numéro l’article de J.P. Digard, « Jalons pour une anthropologie de la domestication animale », pp. 27-57, et, du même, L’homme et les animaux domestiques, Paris,Fayard, 1990, pp 185-196. 6 Au moins sept articles entre les 28-29 juin et le 22 août, presque un feuilleton !
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se sont installées et ont commencé à pondre, il s’agit de récolter une partie du duvet et des oeufs en les dérangeant le moins possible, parce que c’est à cette condition qu’elles reviendront l’année suivante. L’eider s’apprivoise très facilement. Il n’y a pas d’élevage où Ton ne trouve quelques oiseaux apprivoisés, en particulier par les enfants. Mais on cherche plutôt à l’éviter, parce que la production de duvet n’est possible que si le cycle biologique de l’oiseau (qui est migrateur) n’est pas modifié. On obtiendra peut-être un jour, par manipulation génétique, des eiders produisant leur duvet en continu, même dans les conditions d’un élevage en batterie. Pour l’instant, cela ne semble pas d’actualité, et il est probable que l’eider restera longtemps ce qu’il est - un animal dont il n’y a pas de sens à chercher s’il est sauvage ou domestique7. Cela dit, je ne crois pas qu’il faille récuser entièrement la notion de domestication. Elle a eu son utilité et elle Ta encore, si on se garde de vouloir trop en faire. Il faut en particulier se garder du dualisme simpliste qu’elle peut facilement entraîner. En règle générale, la question de savoir si un animal est domestique, et depuis quand, n’est pas très intéressante. Ou plus exactement, cette question ne correspond qu’à la phase vraiment préliminaire d’une recherche, quand on part de zéro. Mais dès qu’on a quelques informations sur l’animal en question, les questions qui se posent deviennent plus précises et plus variées. J’ai proposé il y aura bientôt vingt-cinq ans un « Tableau des produits animaux » conçu comme un moyen de nous aider à nous poser de meilleures questions sur l’utilisation matérielle des animaux8. Il s’agissait, en somme, de rappeler qu’il y avait eu, qu’il pouvait y avoir des chiens à viande ou à laine, des moutons de bât, des porcs de trait, des chameaux de combat, etc ..., et que ces cas de figure ne pouvaient pas être sommairement évacués sous prétexte qu’ils sont rares ou étrangers à nos habitudes. Je crois aujourd’hui qu’il faudrait étendre cette façon de procéder aux différentes formes de relations hommes-animaux, du point de vue de leurs comportements respectifs. Ou autrement dit, à une sorte d’éthologie réciproque des rapports hommes-animaux. Le cas du chien de conduite, étudié par X. de Planhol, est encore le meilleur exemple qu’on puisse proposer de ce genre d’étude. Le chien est un animal domestique, assurément, et il est même le plus ancien. Mais domestiqué comment et pourquoi faire ? C’est là que les choses commencent à devenir intéressantes - et difficiles. Il n’a pas été facile à X. de Planhol d’identifier le rôle « chien de conduite », et de l’opposer au rôle « chien de garde des troupeaux », avec lequel il n’est que trop facilement confondu lorsqu’on parle sans précision de « chien de berger ». Combien de rôles semblables faudrait-il identifier dans l’histoire, non seulement pour le chien, mais pour tous les autres animaux avec lesquels l’homme a pu être en relation, pour en quelque sorte donner son véritable contenu à la notion de domestication ?
Dans cette perspective, le rôle de l’éthologie devient central. Non seulement de l’éthologie animale (dont J.P. Digard a d’ailleurs regretté à juste titre qu’elle s’intéressât si peu aux animaux domestiques), mais aussi, et peut-être surtout, de l’éthologie humaine. Car ce qu’il s’agit de savoir, finalement, c’est comment l’animal et l’homme se perçoivent l’un l’autre, comment ils interprètent leurs faits et gestes respectifs, comment ils se comprennent (ou se méprennent, mais utilement) sur leurs intentions, et comment, avec tout cela, ils parviennent à partager quelque chose de leurs mondes respectifs au bénéfice de chacun d’eux.
7 J’ai utilisé, sur l’eider, la synthèse brève mais remarquablement documentée, présentée par Emilie Mariat à mon séminaire en mai 2003. E. Mariat est doctorante sous la direction d’Aliette Geistdoerfer. 8 Production pastorale et Société, 1980,7 : 20-36. Article republié en abrégé dans Nouvelles de l’Archéologie, 1983, 11 : 45-50, et longuement commenté par J.P. Digard.
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SIGAUT, F. (1988).- « Critique de la notion de domestication », L’homme, n° 108, 59-71. Selon F. SIGAUT, la notion très globalisante de domestication implique des relations d’appropriation, de familiarisation et d’utilisation des animaux. Dès que l’un ou l’autre de ces trois éléments manque, on parle volontiers de « cas marginal » ou de « protodomestication » alors que, spontanément, les animaux concernés sont bien considérés comme domestiques. Pour l’auteur, ces trois relations correspondent en fait à des réalités distinctes, qui obéissent à des logiques différentes et assez largement indépendantes. Ainsi, les animaux peuvent être: - appropriés, non apprivoisés, non utilisés : chasse proprement dite, lorsque les terres et le gibier appartiennent à quelqu’un ; garennes et pigeonniers médiévaux, où le prélèvement des animaux s’apparentait, au moins dans l’esprit, à la chasse ;
- appropriés, apprivoisés, non (ou peu) utilisés : bétail de nombreuses sociétés d’Afrique orientale et d’Asie du Sud et du Sud-Est, qui a une pure valeur d’échange ou de signe ; animaux familiers de nos sociétés occidentales qui ne sont pas utilisés matériellement ; - appropriés, non apprivoisés, utilisés : animaux sauvages montrés en spectacle ; utilisation du chat ou de la belette pour la chasse des rats et des souris, qui, pour être optimisée, demande à ce que l’animal n’ait pas de familiarité avec l’homme ; utilisation de la vigogne dans les Andes, qui ne survit pas en captivité et qui, à l’époque incaïque, était rabattue chaque année dans des enclos pour la récolte de la laine, puis relâchée ; la civette, qui ne donne son musc que sous l’effet de la colère, laquelle devait être provoquée, en tourmentant l’animal. Le cas de l’éléphant d’Asie se rattache à cette situation : on le maintient à l’état sauvage pour éviter d’entretenir les jeunes à grands frais pendant 15 à 20 ans avant de les faire travailler, alors que la capture et le dressage d’éléphants sauvages ne demandent que quelques mois. L’élevage du cheval, en Europe, s’est longtemps fait selon le même principe ; il en serait peut-être de même du boeuf et du porc ; - appropriés, apprivoisés, utilisés : les animaux domestiques « classiques » entrent dans cette catégorie.
F. SIGAUT estime que, si l’on accepte de prendre en compte les trois relations d’appropriation, de familiarisation et d’utilisation indépendamment les unes des autres, on peut sans difficulté couvrir toutes les configurations possibles dans les relations homme-animaux, et résoudre les contradictions auxquelles conduit la notion trop globale de domestication. Il en arrive alors à se demander ce qu’il convient de faire du mot « domestication », qui daterait de 1836 selon le Petit Robert, mais dont l’idée est plus ancienne : il a certes rendu bien des services mais correspond aujourd’hui à une notion inadéquate. La logique voudrait qu’on le supprime : l’auteur ne va toutefois pas jusque là, précisant qu’on ne sait pas par quoi le remplacer et qu’il est utile de continuer à l’utiliser.
Au total, F. SIGAUT refuse d’enfermer la domestication dans des limites trop étroites - en ce sens, il rejoint sans doute les idées de J.P. DIGARD - mais, au lieu d’élargir le concept, il paraît préférer s’en éloigner et s’intéresser aux relations homme - animal sans, finalement, se demander si ce dernier est domestique ou sauvage.
SIGAUT, F. (1980) .- « Un tableau des produits animaux et deux hypothèses qui en découlent », Production pastorale et Société, 7,20-36. Dans l’esprit de l’auteur, il s’agissait de proposer une méthode de travail, visant à l’identification systématique de l’utilisation passée et actuelle, beaucoup plus variée qu’on ne le croit spontanément, des animaux. Le chien, le porc et le coq sont traités à titre d’exemple.
TABLEAU DES PRODUCTIONS ANIMALES (1)
Chien
Porc
Coq Poule
:
: PRODUITS CORPORELS
| Viande Abats Sang
Graisse
Secrétions
*
Quartiers Aliment Colle, etc. Aliment Eclairage Autres Liquides Solides (bézoars, gobes)
Membranes Tendons
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• *
•
♦ * *
♦
•
J
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CARNAGES OU LAITAGES ? Le bon motif pour domestiquer l’animal Philippe GOUIN Archéologue-Orientaliste au CNRS
« De cette manière, je pus non seulement me nourrir de la chair de mes chèvres mais encore de leur lait ; chose à laquelle je n’avais pas pensé d’abord, et qui me causa une grande joie quand elle me vint à l’esprit. J’établis tout de suite une laiterie ... » De FOE. Robinson Crusoé.
Résumé - Dès la fin du 12° millénaire, au Proche-Orient, des groupes de chasseurs-cueilleurs construisent les premiers villages permanents actuellement connus. C’est là la phase initiale d’un processus qui en comportera trois : la sédentarisation de l’homme, la domestication des caprins, l’exploitation des animaux et de la nature. Les hommes passeront ainsi graduellement d’une économie de prédation à une économie de production. C’est pourquoi la plupart des hypothèses tentent de démontrer que les premières domestications de caprins avaient pour but de permettre leur exploitation. Or, on ne peut croire que plusieurs dizaines de générations de chasseurs-cueilleurs aient mené à bien ce processifs parce qu’ils espéraient qu’il leur apporterait plus que les prélèvements sauvages. Tout porte donc à croire qu’en réalité la domestication des caprins se produisit par hasard et qu’elle n'avait initialement aucun but. Les hommes se contentèrent en fait d’exploiter l’occasion qui leur était offerte de récolter certains produits. Attribuer un auteur, une date et un lieu précis à une mutation qui fut l’oeuvre de dizaines de générations de « proto-bergers » s’avère donc impossible et il faut écarter sans regret l’hypothèse d’une rencontre décisive entre un chasseur génial et une chèvre compréhensive. La solution à ce très vieux problème se trouve probablement dans les traditions d’adoption de jeunes sujets isolés ou orphelins par des communautés. Complètement dépendants de l’homme, les petits s’apprivoisent immédiatement et se comportent comme dejeunes chiens. Conséquence logique de la domestication, l’exploitation la suivit pourtant d’assez loin. Il fallait en effet que de profonds changements de mentalités se produisent auparavant aussi bien chez l’homme que chez l’animal, il reste à déterminer pour quelle raison l’homme transforma son invité en pourvoyeur. L’élevage a pour but premier de fournir des aliments et des matières premières, mais la plupart de ces produits (fig.5 tabl.2) peuvent aussi être obtenus par la chasse (fig.4 - tabl. 1). C’est donc parmi les exceptions qu’il faut chercher le produit exceptionnel. Bien que la viande soit le principal produit de la chasse, les auteurs la donnent presque toujours comme le produit-type de la domestication. Or, rien ne nous assure qu’elle était partout un aliment de base. Des matières « tégumentaires », comme la laine, les os ou les tendons pouvaient, elles aussi, être facilement prélevées par la chasse. Il en est de même des avantages « virtuels » liés aux pratiques religieuses ou sociales d’ostentation comme le prestige, la richesse ou le prétendu besoin de dominer la nature ou d’impressionner ses voisins. Le prestige qui s’attache à l’élevage de quelques caprins est d’ailleurs bien trop mince pour justifier le début de l’élevage. Quant à leurforce de travail, elle est tout à fait négligeable. Reste le lait, seul produit qui ne peut être obtenu par la chasse et dont les qualités alimentaires justifient, à elles seules, la mise en place d’un nouveau système technique et social. Un tel produit devait être bien connu des Préhistoriques qui n'avaient pu ignorer les similitudes entre l’alimentation de leurs bébés et celle des jeunes herbivores. Quoi de plus naturel donc qu’ils aient profité de leur récente familiarité avec des caprins pour les exploiter et s’assurer ainsi une récolte quotidienne d’un aliment aux exceptionnelles qualités. Grâce à l’élevage, l’homme va disposer de ressources alimentaires incomparables avec celles obtenues par prélèvements sauvages durant des centaines de millénaires. Les laitages complètent d’ailleurs parfaitement la production concomitante des céréales domestiques. Il en résulte une sécurité et une stabilité alimentaires inconnues jusque là. Le nouveau processus d’évolution qui aboutira quelques millénaires plus tard à l’émergence des remarquables sociétés urbanisées plonge ses racines dans cette fondamentale «révolution alimentaire ». ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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Figure 1-
Carte des sites Néolithiques du Proche-Orient (dessin informatique de Ch. Vogt)
I • PREDISPOSITION Rares sont ceux qui, parmi nous, n’ont pas été tentés d’expliquer quand, pourquoi et comment l’homme domestiqua l’animal1. Dix ans de recherches sur l’archéologie des produits pastoraux m’ont naturellement conduit à m’y intéresser aussi et à remettre en cause les hypothèses classiques. Celles-ci, en effet, tendent presque toutes à démontrer que les hommes qui s’engagèrent dans l’aventure savaient déjà quels avantages ils allaient en retirer2. Or, il paraît difficile de croire qu’il se soit trouvé des chasseurs-cueilleurs épipaléolithiques assez clairvoyants pour anticiper les résultats d’un processus qui s’étendit sur plusieurs millénaires. Comment ces hommes auraient-ils pu deviner qu’élever des animaux allait s’avérer plus profitable que de les prélever dans la nature ? Comment auraient-ils pu pressentir qu’ils maîtriseraient un jour leur reproduction et même leur évolution ? Comment auraient-ils pu penser qu’ils pourraient plus tard récolter et utiliser à leur gré les produits et les forces de leurs nouveaux amis3 ? Croire que la domestication fut préméditée reviendrait à prêter des prétentions métallurgistes aux Néanderthaliens d’Arcy-sur-Cure qui collectionnaient des pyrites4 ou des ambitions industrielles aux tailleurs de silex du Grand-Pressigny. La grande variété de formes prises par la domestication-exploitation de l’animal et le fait qu’elle n’ait pas encore complètement remplacé la chasse-cueillette dix millénaires plus tard semble d’ailleurs indiquer qu’elle ne fut ni préméditée, ni inéluctable. Peut-être alors faut-il envisager son déroulement d’une tout autre manière et distinguer dans le processus d’appropriation deux phases conjecturales dont la première se serait produite par hasard et la seconde par nécessité ?5 Il est fort possible qu’au Proche-Orient le processus de domestication se soit amorcé de façon insensible dès la fin du Paléolithique supérieur6. A cette époque, les groupes humains disséminés entre la Caspienne et la Méditerranée ne ressemblent guère aux hordes errantes qu’imaginaient les Préhistoriens d’autrefois, même s’ils dépendent encore uniquement de la chasse et de la cueillette pour se nourrir (fig. 1). Comme la très grande majorité des chasseurscueilleurs, ils sont attachés à des territoires déterminés, s’installent régulièrement sur des emplacements habituels et se déplacent avec leur gibier selon des itinéraires familiers. C’est probablement d’ailleurs à la relative permanence de leur cadre d’activité qu’il faut attribuer les « faciès » et particularismes régionaux qui marquent leur culture matérielle et symbolique. On sait qu’à la fin de l’Epipaléolithique, un lent réchauffement climatique (oscillation 1 Bien que l’Art de la Laiterie y soit curieusement négligé, les deux anciens mais irremplaçables volumes de Evolution et Technique d’André LEROI-GOURHAN constituent la toile de fond de cet essai. Du fait de la variété des thèmes abordés et du nombre de travaux sur la domestication, les références bibliographiques ont été réduites à quelques travaux fondamentaux et à des renvois au Dictionnaire de l’Ethnologie et de l’Anthropologie de P. BONTE et M. IZARD. 2 « Quand on entreprend d’expliquer un phénomène social, il faut rechercher séparément la cause efficiente qui le produit et lafonction qu’il remplit » (E. DURKHEIM). 3 Le verbe « récolter » a été utilisé pour désigner les activités agro-pastorales, le verbe « prélever » étant réservé à celles des chasseurs-cueilleurs. 4 On sait qu’un petit lot d’objets curieux, fragment de pyrite de fer, petit polypier et coquille fossiles, a été découvert dans l’habitat moustérien de l’une des grottes du site (LEROI-GOURHAN 1965 : 213, et fig.128). 5 Cette hypothèse heuristique s’oppose donc fondamentalement à celle de J. CAUVIN (1994 et 2000) pour qui la domestication était la conséquence inéluctable d’une révolution mentale et symbolique et non pas, comme nous le croyons, un phénomène techno-économique initialement imprévisible et limité. Suivant en cela A. LEROIGOURHAN (1945 : 92-99), F. POPLIN (1980) et F. SIGAUT (1981), notre approche des origines de la domestication et de l’exploitation animale a donc été matérialiste et évolutionniste, et nous avons évité autant que possible d’aborder ses aspects culturels et symboliques déjà traités par d’autres auteurs. Les mécanismes inductifs de notre système de recherche sont exposés dans des articles précédents (GOUIN 1994 et 1997). 6 Cela n’implique absolument pas que le Proche-Orient ait été l’unique région du Vieux Monde où apparut la domestication-exploitation des plantes et des bêtes, ni bien sûr que celle-ci commença au Paléolithique.
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CHEVRE DE SYRIE
CHEVRE DE JUDA
Figure 2 - Chèvre de Juda et chèvre de Syrie. D’après les Oeuvres complètes de Buffon. Paris 1858. (Gravures d’Ed. Traviès, informatisées par Ch. Vogt)
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d’Alleröd) apporte la colonisation, très progressive et évidemment lenticulaire, des savanes aréiques et du relief bas du Proche-Orient par des plantes à graines et à fruits de haute valeur nutritive : engrain, amidonnier, orge, lentilles, chêne, amandier, pistachier, etc ... (WILLCOX 2000 : 126). Les herbivores et les hommes qui les suivent, occupent alors de proche en proche les zones les plus accueillantes et s’y fixent. Le fait que les premiers villages permanents apparaissent à cette période, au Natoufien, vers 12500-10000, ne peut donc être considéré comme fortuit. Les Natoufiens puis les Khiamiens, vers 10000-8500, restent néanmoins des chasseurs-cueilleurs même s’ils exploitent déjà des sites de plantes sauvages et constituent les réserves de nourriture qui vont presque toujours de pair avec la sédentarité (TESTART 1982 ou 1998 : 27). Comme on le sait aussi, ni l’agriculture ni l’élevage ne sont à l’origine de la sédentarisation des Natoufiens. Même si, au Proche-Orient, les conditions nécessaires se trouvent alors réunies, l’exploitation organisée des ressources naturelles ne commencera effectivement que des millénaires plus tard, peut-être au PPNB ancien vers 9000 (VIGNE et BUITENHUIS 1999 : 55, CAUVIN 2000 : 49) en Anatolie centrale, dans le Taurus, le Zagros et sans doute aussi en des lieux non encore reconnus. Il est d’ailleurs remarquable que la domestication des graminées et celle des caprins se soient produites de façon à peu près concomitante. Mais peut-être n’est-ce pas là une coïncidence car la moisson haute à la faucille laisse sur les zones pâturables des sous-produits (éteule, paille, regain, ...) qui, justement, permettent de nourrir un petit bétail.
Il - APPRIVOISEMENT Comment les choses ont-elles bien pu commencer ? Cette question est devenue traditionnelle à propos de la domestication. Telle quelle, elle est pourtant vide de sens parce que sa réponse dépend du moment où l’on situe le début du processus. On peut tout d’abord choisir comme point liminaire la « première » domestication, c’est-à-dire celle du chien, ou la « seconde », c’est-à-dire celle du caprin7 (fig. 2). On peut aussi faire commencer la domestication au moment où, pour la première fois, un homme, ou plutôt une femme approcha ou nourrit un animal. On peut enfin la faire débuter au premier essai d’exploitation ou d’élevage. En fait, choisir l’un de ces faits nouveaux comme début de la domestication animale, c’est déjà répondre à la question initialement posée. Pour les mêmes raisons, il semble un peu vain d’essayer d’attribuer des dates, des auteurs et des lieux précis aux premiers essais d’appropriation des caprins, même si cela semble être un réflexe incontrôlable chez les Occidentaux. Il paraît surtout absurde d’essayer d’abstraire une telle « invention » du contexte techno-culturel paléolithique où elle a germé car même une rupture socioéconomique brutale, une « révolution » comme disait V.G. CHILDE, trouve son origine dans le milieu existant et s’annonce toujours par quelques signes prodromiques. Il est donc peu vraisemblable qu’une « découverte » aussi complexe et aussi graduelle que celle de l’élevageexploitation de l’animal soit due à un homme génial isolé dans une communauté inapte à recevoir cette nouveauté. Une invention ne s’impose pas tout à coup, mais plonge ses racines dans un capital de connaissances techniques acquises de longue date (LEROI-GOURHAN 1945 : 377). Elle préexiste souvent de façon latente et n’émerge que lorsque le milieu techno culturel du groupe a suffisamment évolué pour qu’elle puisse éclore et se développer8. Toutes 7 Les définitions de l’animal domestique sont nombreuses mais toutes, ou presque, comportent des lacunes que relèvent, entre autres, A. LEROI-GOURHAN (1945), F. SIGAUT (1988), J.P. DIGARD (1991), A.M. BRISEBARRE (1991). Nous avons donc préféré nous en tenir au sens premier de l’adjectif : un animal est domestique s’il vit avec nous et s’il est exploité à notre seul avantage. Cette position nous amène ainsi à considérer que des micro-organismes comme Lactobacillus bulgaricus et Streptococcus thermophilus, principaux artisans de l’élaboration du yoghourt, sont aussi des animaux domestiques. 8 Lisant L’origine des espèces de Ch. DARWIN, son contemporain le naturaliste Th. HUXLEY se serait écrié : « quel âne suis-je de ne pas y avoir pensé ».
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les découvertes, depuis la taille bifaciale jusqu’au génome, forment ainsi une chaîne de « progrès » interdépendants et, partant de là, indissociables. Pourtant, si l’hypothèse de la découverte de l’agriculture et de l’élevage à une date précise par un groupe particulièrement doué doit être résolument écartée, il reste évident que certains milieux étaient plus propices que d’autres à son émergence. La « dispersion groupée » des lieux d’éclosion des « premières » domestications le montre assez clairement. Quel que soit l’endroit du ProcheOrient où apparurent les « premières » domestications, on ne peut douter que c’est la sédentarisation de groupes comme les Natoufiens, les Khiamiens et d’autres sans doute, qui permit la conjonction des conditions favorables à leur développement (GUILAINE 2000 : 122). Mais l’émergence et l’expérimentation de ce nouveau système de subsistance ne furent évidemment que fort lentes. Le processus occupa probablement des dizaines de générations de « proto-bergers » dont aucune ne fut évidemment consciente de participer à cette évolution fondamentale. On peut penser que durant cette longue période, leurs premiers champs durent ressembler bien plus à des prairies naturelles qu’à des cultures et leurs premiers élevages bien plus à des hardes sauvages qu’à des troupeaux.
III - DOMESTICATION A ce point de l’analyse, il devient nécessaire de distinguer deux phases dans les débuts du processus d’appropriation des caprins (et d’eux seuls !) : la domestication, qui est une mutation naturelle résultant d’un apprivoisement graduel, et l’exploitation, qui est le résultat d’une entreprise organisée et opportuniste. La première en constituerait donc le fait technique et la seconde l’acte technique. C’est peut-être l’habituelle confusion entre ces deux phases pourtant fort distinctes, qui a donné naissance au mythe du premier face-à-face amical entre un homme (ou plutôt une femme), et une chèvre. Il est difficile de comprendre comment deux espèces aussi dissemblables réussirent cette miraculeuse conjonction et comment elles en arrivèrent à se faire confiance au point de lier leurs destinées pour toujours. Une entente soudaine entre un humain exceptionnellement prévoyant et une chèvre particulièrement débonnaire paraissant à exclure, on est en fait conduit à penser que non seulement la domestication des caprins se produisit fortuitement mais aussi, et surtout, comme l’a écrit J.P. DEMOULE (1982 : 72) qu’elle fut « inutile à l’origine ». La durée même du processus semble montrer clairement que la domestication est un enchaînement heureux de hasards, d’habitudes et de circonstances favorables mais imprévisibles (fig. 3).
N’oublions pas qu’une domestication complète nécessite une compatibilité entre les caractères physiques de l’espèce concernée et ceux de son nouveau milieu. Elle exige aussi que le futur éleveur soit techniquement, économiquement et socialement capable de mener l’opération à bien (PENSUET et TOUSSAINT 1987), ce qui n’est pas antinomique avec la spontanéité de l’événement. En tout état de cause, ces conditions propices n’étant réunies qu’exceptionnellement, rares furent donc les groupes, les lieux et les espèces qui purent réussir puis développer l’expérience. Rares .aussi étaient les circonstances qui pouvaient permettre aux deux espèces de se côtoyer suffisamment pour que leur méfiance réciproque s’atténue. L’une de celles-ci est l’adoption de jeunes caprins, isolés ou orphelins, par une femme ou un jeune enfant, plus présent que les hommes dans les villages. C’est là un cas de figure assez banal, même dans nos régions (VIGNE 2000 : 145-146). Les petits animaux s’attachent tout de suite à la personne qui les entretient et se comportent avec elle comme de jeunes chiens, leurs lointains devanciers domestiques. On ne peut donc exclure que de semblables circonstances aient pu permettre à de très jeunes ongulés de développer une confiance et une dépendance suffisante envers leurs futurs maîtres pour se reproduire dans une sorte de « libre captivité » et constituer ainsi le premier maillon d’une chaîne de domestications. Le processus ainsi déclenché se serait ensuite développé grâce à la relative
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Figure 3 - Schéma du processus d’appropriation des caprins
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passivité des herbivores. Pourtant, la contribution de l’animal à la domestication s’arrête là. L’hypothèse selon laquelle c’est une chèvre qui fit le « pas décisif » vers la domestication en acceptant de se laisser nourrir est plaisante (HAUDRICOURT 1962 : 42), mais elle est inversée car une chèvre qui se laisse nourrir est en fait déjà domestique. Tout cela porte donc à croire que les premières domestications de caprins furent bien le fruit du hasard et non le résultat d’une entreprise volontaire et planifiée. Le fait que la sédentarisation et la domestication se trouvent séparées par plusieurs millénaires de « proto-élevage » renforce encore cette conviction9.
IV - EXPLOITATION Dans cette analyse, la domestication ne représente que la première étape de l’appropriation et de l’exploitation des ongulés. La phase suivante est l’exploitation. Mais, au tout début, celle-ci n’était sans doute pas encore envisagée par l’homme. En effet, passer de la domestication à l’exploitation ne va pas de soi, ni économiquement, ni mentalement. En outre, aucune bête simplement apprivoisée ne se laisse spontanément alléger d’une partie des produits de son corps. Peut-être acceptera-t-elle de la nourriture d’une main qui lui semble amie mais elle refusera sûrement d’être tondue ou traite et, cela va sans dire, d’être transformée en biftecks ou en pelisses. Seule une approche douce et graduelle permet d’amener l’animal à un degré d’attachement et de dépendance suffisant pour lui en faire accepter l’exploitation. Cette approche demande donc beaucoup de temps et de patience. Elle requiert aussi, et ce n’est pas là le point le moins important, un radical changement d’attitude du pasteur envers l’animal et l’environnement. Or, aucune des dizaines de générations de chasseurs et de cueilleuses concernées par le processus de domestication ne pouvait imaginer le type de société auquel celui-ci conduisait. Comment auraient-ils pu se douter qu’il .aboutirait à l’exploitation intégrale de l’animal et de la nature ? Elever des bêtes afin de les convertir en machines alimentaires et utilitaires, planifier leur reproduction et détourner la nourriture de leurs petits n’est ni naturel, ni prévisible, ni inéluctable, ni même nécessaire à l’homme (SIGAUT 1983 : 48). Tous les peuples qui, aujourd’hui encore, n’ont pas choisi cette voie le prouvent abondamment (TESTART 1982). Le fait que la première phase d’accaparement, la domestication, ait été spontanée, n’implique donc pas du tout que la seconde, l’élevage-exploitation, Tait été aussi. Pour la mener à bien, il a fallu que l’homme se forge d’abord une expérience pastorale à partir de tentatives répétées heureuses ou malheureuses puis que, petit à petit, il amène l’animal à s’en remettre à lui en toutes circonstances, même les plus fondamentales et naturelles, comme son alimentation, sa. défense ou sa reproduction. Une longue et graduelle période d’adaptation de l’homme lui-même fut donc sans doute nécessaire pour que l’animal passe du statut de compagnon familier à celui de sujet exploité. Reste maintenant à déterminer quels sont les avantages qui poussèrent l’homme à changer aussi fondamentalement d’attitude.
Les produits que l’élevage des caprins permet d’obtenir sont en fait peu nombreux. Ils peuvent donc être facilement comparés avec ceux de la chasse, encore moins nombreux, en les regroupant dans des tableaux synoptiques10. Pour faciliter les rapprochements comparatifs, les produits ont été divisés en trois groupes et trois sous-groupes selon qu’ils proviennent d’un abattage de caprins sauvages et/ou domestiques (fig. 4 - tabl. 1) ou de récoltes régulières sur des caprins d’élevage vivants (fig. 5 - tabl. 2). Comme les produits d’abattage peuvent tout 9 II est étonnant que les deux principales phases d’appropriation de l’animal, la domestication et l’exploitation, soient presque toujours confondues dans les analyses. De l’avis même des spécialistes, elles furent pourtant séparées par un long « pré-élevage » que nous voyons plutôt comme une période d’approche non-exploitative. 10 Des classements des produits de l’exploitation animale ont déjà été proposés par F. SIGAUT (1983), J.P. DIGARD (1982), J.D. VIGNE (1998), etc ...
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aussi bien être prélevés sur des carcasses d’animaux sauvages que domestiques, c’est évidemment parmi les produits récoltés régulièrement sur des animaux vivants qu’il faudra rechercher celui ou ceux qui poussèrent l’homme à pratiquer l’élevage. On notera aussi que la distinction abattage/récolte aboutit en fait à séparer les produits « naturels » directement utilisés de ceux qui doivent être préalablement préparés ou transformés. 1 - Produits obtenus uniquement par l’abattage de caprins sauvages et/ou
domestiques (fig. 4 - tabl. 1) 11
) Denrées alimentaires
La raison la plus fréquemment avancée par les auteurs pour la domestication-élevage est la constitution de réserves de « viande sur pied » (§ 111). Selon ces spécialistes, des stocks d’aniaux auraient été constitués par certains groupes humains afin de se nourrir durant les périodes de disette, de surchasse11 ou d’épizootie (SHERATT 1983, HELMER 1992). On peut pourtant douter du bien-fondé de cette hypothèse parce qu’elle implique que la domestication fut entreprise en prévision d’une éventuelle diminution du gibier ou d’une possible augmentation des consommateurs. Elle implique aussi que la viande occupait toujours une place primordiale dans l’alimentation préhistorique12, ce qui est loin d’être prouvé. Sauf dans certains milieux extrêmes ou particuliers comme, par exemple, les régions arctiques et les bords de mers ou de lacs, l’alimentation habituelle des chasseurs-cueilleurs actuels est souvent à dominante végétale et, dans nombre de cas, la viande n’est consommée qu’aux repas rituels ou cérémoniels. Peut-être vaudrait-il mieux d’ailleurs les appeler, comme le fait B. BENDER (1978), des « cueilleurs-chasseurs ». De plus, choisir l’élevage comme moyen de constituer des stocks de viande ne semble pas être une solution universelle. De nombreux exemples ethnographiques nous montrent en effet que nombre de chasseursstockeurs préfèrent sécher ou fumer les produits carnés et constituer des réserves considérables (TESTART 1982 ou 1998), plutôt que de se lancer dans l’élevage et se nourrir sur des troupeaux. Pour les pasteurs traditionnels actuels (DEGOIS 1985), la viande n’est souvent qu’un sous-produit de l’élevage provenant de mâles en surnombre et de femelles devenues stériles13. Alors, même s’il est à peu près sûr que les premiers paysans aimaient déguster, à l’occasion, quelques côtelettes grillées, rien n’indique en réalité qu’ils lancèrent le processus d’élevage des caprins dans l’unique but de s’assurer un barbecue ou un méchoui quotidien14. Le sang d’animaux sauvages ou domestiques (§ 112) peut être consommé avec la viande ou recueilli à part au moment de l’abattage. Dans le second cas, il forme un aliment original, mais dont la faible valeur alimentaire disparaît devant le fort contenu symbolique. La récolte de graisse (§ 113) a aussi été citée comme l’un des bénéfices de la domestication. Il a même été dit que la consommation de gibier trop maigre15, avait pu limiter l’élimination de l’azote musculaire et être à l’origine de la mortalité des enfants et des vieillards. Bien qu’il 11 Selon une ingénieuse mais improbable hypothèse émise il y a une dizaine d’années par TCHERNOV et reprise par BAR YOSEF et MEADOW, les Néolithiques auraient entrepris d’élever des chèvres parce qu’ils avaient fini par épuiser tout le gibier de leurs territoires (voir note 13 ci-dessous). 2 « La viande garnit nos tables depuis 8000 ans. C’est dire l’importance de nos animaux d’embouche » (HELMER 1992 : 13). 13 Comme le pensent certains chercheurs, les chasseurs préhistoriques appliquaient sans doute déjà naturellement ces règles de prélèvements régulateurs aux hardes sauvages. 14 En l’absence de fouilles microstratigraphiques et d’informations archéologiques précises sur des données aussi essentielles que le nombre de consommateurs et leurs habitudes alimentaires, certaines conclusions archéozoologiques devraient être encore acceptées avec prudence. 15 Selon les saisons, les animaux sauvages n’ont que peu ou pas de réserves de stérides.
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Figure 4 - Tableau des produits obtenus par abattages
Figure 5 - Tableau des produits obtenus par récoltes
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soit difficile de juger de la valeur de cette hypothèse sur le plan physiologique, elle paraît cependant insuffisante pour expliquer l’appropriation des caprins. De plus, comment les Néolithiques auraient-ils pu deviner dès l’abord que l’élevage, puis la castration, leur permettraient d’obtenir des bêtes grasses ? De même, il paraît tout aussi exclu qu’ils aient pu attribuer leur mortalité élevée à la consommation de gibier maigre même si les données anthropologiques montrent que la pratique de l’élevage s’accompagne d’une réelle augmentation démographique. Il paraît donc plus raisonnable de penser que si l’élevage a effectivement enrichi l’alimentation des Néolithiques en graisses animales, c’est en fait en leur permettant d’en consommer sous forme de laitages. Cet inventaire des produits alimentaires fournis par les caprins sauvages ou domestiques serait incomplet s’il omettait de mentionner une substance souvent à l’origine de l’abattage juvénile. Il s’agit de la chymosine, plus connue sous le nom de présure animale (§ 114), un enzyme sécrété par le quatrième estomac ou caillette, des jeunes ruminants non encore sevrés, qu’ils soient sauvages ou domestiques (chevreaux, agneaux, veaux ...). Ignorée du chasseur stricto sensu, cette substance que seul l’abattage permet évidemment d’obtenir, ne fait pas partie des aliments proprement dits mais, elle contribue à leur préparation car elle est utilisée pour cailler le lait16. Il est vrai que ce liquide peut aussi coaguler sous l’action de jus de fruits comme la figue, le citron ou la grenade, mais il est rare que le berger en dispose durant toute la saison de traite. Sans doute préparée dans les chaumières dès les débuts de l’élevage, la présure animale pourrait donc bien avoir été indissociable des toutes premières préparations de laitages caillés. 12) Matières utilitaires (« tégumentaires »)
Préalable au tannage, le délainage des peaux d’animaux sauvages, et à plus forte raison celles d’animaux domestiques, permet de récolter une certaine quantité de laine ou de poil qui peut parfaitement être filée et/ou tissée (§ 121). En l’absence de témoins matériels, il est cependant difficile de déterminer avec certitude si les Préhistoriques travaillaient déjà ces matières. Nous reviendrons donc sur cette question dans le chapitre qui concerne les produits récoltés. De toutes façons, débarrassée de sa chair et de sa fourrure, la carcasse d’un animal sauvage ou domestique représente encore une très importante réserve de matières premières utilitaires et artisanales (§ 122 et 123). Irremplaçables jusqu’à l’arrivée de la métallurgie, les peaux, les nerfs, les boyaux, les os et les cornes tenaient une grande place dans l’économie néolithique qui les utilisait pour fabriquer toutes sortes d’outils, d’équipements et d’objets de parure. Seul l’abattage permet évidemment d’obtenir ces produits, mais l’élevage offrait aux pasteurs le moyen d’en récolter un peu plus et d’une meilleure qualité qu’avec la chasse17. Il paraît néanmoins peu probable que les Néolithiques se soient lancés dans l’élevage uniquement pour récolter ces produits.
13) Avantages « sociaux-économiques » Ces avantages ou privilèges « sociaux-économiques », qui ne laissent évidemment aucune trace matérielle, sont ceux liés à des pratiques religieuses ou à une recherche de prestige (§ 131). Dans le premier cas, le chasseur abat rituellement un ou plusieurs animaux pour s’attirer la protection d’une divinité ou conjurer un sort défavorable. Dans le second, il abat des animaux, en particulier des animaux puissants ou agressifs, afin de prouver sa valeur 16 Le lait de dromadaire, qui ne caille pas naturellement, est l’exception. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles cet animal ne fut domestiqué que relativement tard et, d’abord, pour la monte ou la charge. 17 Les peaux d’animaux domestiques sont en bien meilleure condition que celles prélevées sur des individus sauvages qui portent souvent de nombreuses lésions accidentelles.
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à ses congénères. Dans ce cas, la bête n’est pas toujours consommée. Le chasseur conserve seulement comme trophées les parties remarquables ou effrayantes du corps de sa victime (peau, tête, cornes, dents, griffes, etc ... ). Cependant, la chasse fournit généralement assez de victimes propitiatoires ou d’occasions d’affrontements glorieux sans qu’il soit nécessaire de recourir à l’élevage pour s’en procurer.
2 - Produits obtenus uniquement par récoltes régulières sur des caprins d’élevage vivants (fig. 5 - tabl. 2) 21) Denrées alimentaires Commençons par les laitages qui, on le sait, représentent pour nous un secteur de recherche d’un intérêt tout particulier (§ 211). Comme tout mammifère, le petit humain tient son éducation alimentaire de ses parents et celle-ci oriente ses goûts futurs, même si l’expérience lui permet ensuite de les enrichir. Consommer du lait à l’âge adulte n’est donc pas une évidence alimentaire et de nombreuses ethnies ne le font jamais. Cela dit, on peut être certain que toutes les femmes préhistoriques, même celles des époques les plus reculées, avaient remarqué les évidentes similitudes entre l’alimentation de leurs bébés et celle des jeunes herbivores . On peut être tout aussi certain qu’elles profitèrent de la première occasion pour récolter le précieux liquide jusque-là uniquement et parcimonieusement distillé par leur sein. Il ne serait d’ailleurs pas surprenant que, plus impliquées que les hommes dans la vie domestique et donc plus à même de juger des futurs avantages de l’appropriation, elles aient été les instigatrices de l’opération et qu’elles aient effectué, elles-mêmes, la première traite dans une calebasse fraîchement évidée. On imagine facilement quelle valeur les « premières » bergères néolithiques durent attacher aux premières « bolées » de lait tiède tirées des trayons des « premières » chevrettes devenues complaisantes19. En s’alimentant aux mêmes mamelles que ses « totems », l’homme se créait tout à coup une parenté avec eux en devenant leur « frère de lait ». Aller plus loin dans cette voie serait scientifiquement dangereux car il est fort probable que l’intérêt nutritif de la nouvelle source alimentaire éclipsa quelque peu ses implications symboliques et que l’homme devint éleveur bien plus pour combattre sa cachexie que pour communier spirituellement avec des quadrupèdes. Si le lait est au pasteur ce que la viande est au chasseur, sa récolte présente pourtant sur cette dernière l’inappréciable avantage
18 Cette similitude entre les laits n’est en fait qu’apparente, les compositions différant très sensiblement d’une espèce à l’autre (GOUIN 1991, tableau 1). Citons, à ce propos, un extrait de l’article « Chèvre » du Dictionnaire général des sciences théoriques et appliquées de M. PRIVAT-DESCHANEL et Ad. FOCILLON (Paris, 1870) : « Dans la chaumière du pauvre, dont elle est la Providence, elle (la chèvre) se fait la commensale des enfants, dont elle partage presque tous les jeux ... Considéré dans l’économie rurale ou domestique, cet animal est, par rapport à la vache, ce que l’âne est par rapport au cheval ; et chacun d’eux rend des services importants dans les contrées montagneuses et arides. Lés chèvres coûtent peu à nourrir et donnent un produit considérable relativement à leur taille ; le lait qu’elles fournissent en abondance, plus sain et de meilleure qualité que celui de la brebis, convient aux personnes affaiblies et aux estomacs délabrés. On dit qu’une chèvre bien nourrie peut donner jusqu’à trois ou quatre litres de lait... Mais c’est dans ses fonctions de nourrice d’un enfant que la chèvre fait preuve d’un instinct et d’un attachement admirables : on sait en effet, que, dans quelques circonstances exceptionnelles on a été obligé de faire nourrir des enfants par une chèvre. A peine a-t-elle commencé son service, qu’on la voit se dévouer tout entière à ses importantes fonctions ; la mère la plus tendre n’est ni plus vigilante, ni plus empressée ; attentive au moindre cri de son cher élève, elle accourt à toutes jambes, se faisant annoncer par un léger bêlement, puis, si le petit enfant est à sa portée, elle se pose de manière à ce qu’il puisse saisir le mamelon de sa chère bouteille ; c’est vraiment quelque chose de merveilleux ! et ce qui ne l’est pas moins, c’est de voir les mouvements inquiets, les allées et venues, les bêlements, je dirai presque les gestes de l’animal, si le nourrisson n’a pas été mis à sa portée ». 19 Disposant désormais de bétail, il est impensable que nos ancêtres n’aient pas tiré profit du lait des mères » (POPLIN 1980 : 15).
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de ne pas réduire sensiblement le troupeau20. De plus, même partagée avec son ou ses petits, la traite peut être répétée matin et soir sur l’animal consomptible durant de longues années, assurant ainsi au pasteur un repas quotidien. Pratiquée sur un caprin durant la saison de lactation, l’opération rapporte ainsi chaque jour un bon litre d’un aliment d’une qualité exceptionnelle qui convient à tous, des jeunes enfants jusqu’aux vieillards. En outre, le lait et ses dérivés peuvent être facilement et durablement conservés sous différentes formes, par caillage, séchage et barattage. Il est d’ailleurs vraisemblable que les pasteurs apprirent à cailler le lait dès leurs toutes premières récoltes, non seulement pour pouvoir le conserver, mais aussi pour le mieux assimiler21. Par simple abandon à l’air ou par addition de l’un des nombreux acides et/ou enzymes naturels, il leur était très facile d’obtenir du caillé22. Ce caillé pouvait ensuite être égoutté et durci dans de simples paniers tressés. En devenant pasteurs, les Néolithiques devinrent probablement aussi fabricants de fromages, de simples fromages blancs évidemment mais peut-être déjà salés. On voit bien que les bénéfices et les bienfaits apportés par les laitages supplantent largement ceux de la célèbre mais hypothétique « réserve de viande sur pied ». Trop de facteurs entrant en jeu dans le phénomène, il serait imprudent d’affirmer que la nette poussée démographique perceptible au Néolithique est due à l’introduction de laitages dans l’alimentation mais on peut au moins penser qu’ils y ont très largement contribué. Le sang ne figure que pour mémoire sur notre liste des aliments même s’il est parfois, comme le lait, prélevé sur des animaux domestiques vivants (§ 212). Archi-connue et toujours citée à ce propos, la récolte par les Masaï de quelques pintes de sang sur des animaux vivants paraît surtout avoir une importance symbolique car sa valeur alimentaire reste fort limitée. Le sang n’occupe donc dans cet inventaire qu’une place tout à fait secondaire (voir supra, note 1). Par contre, il est remarquable que les animaux nés en captivité soient si souvent oubliés dans les typologies des produits pastoraux (§ 213). L’élevage n’apporte pourtant pas que des matières consommables «mortes», il produit aussi le «croît» c’est-à-dire des animaux vivants (DIGARD 1990, CAUVIN 1994 : 171) qui permettent au pasteur d’augmenter son cheptel, de remplacer les parents sacrifiés et d’entamer un nouveau cycle d’exploitation.
22) Matières utilitaires (« tégumentaires ») Parmi les matières utilitaires obtenues par récoltes régulières sur des animaux d’élevage vivants, celles auxquelles on pense en premier sont les poils et la laine (§ 221). Bien que certains spécialistes assurent que cette dernière n’a pu être utilisée avant des millénaires d’améliorations par sélection23, il est raisonnable de supposer que les derniers Paléolithiques récoltaient, filaient et tissaient déjà la toison lanugineuse de certains animaux (LEROI-
20 L’élevage pour la viande et l’élevage pour le lait imposent tous deux à l’éleveur un abattage des sujets non productifs, jeunes mâles inutiles et vieilles femelles sèches (DEGO1S 1985 : 266-276). Dans la majorité des cas, les diverses observations archéozoologiques sont donc insuffisantes pour confirmer l’existence de l’un ou l’autre de ces systèmes économiques. 21 Le problème de l’intolérance au lactose, si souvent évoqué à propos de la consommation du lait par les « primitifs » (SHERATT 1981 : 276 - 77 et 1983 : 94 - 95), se trouve ainsi résolu car, lorsque le lait caille, le sucre de lait se transforme en acide lactique parfaitement digeste. 22 L’hypothèse populaire de la découverte du fromage à la suite de l’oubli d’un bol de lait dans le coin sombre d’une hutte paraît tout aussi fantaisiste que celle de la découverte de la céramique par la cuisson fortuite d’une empreinte de genou dans l’argile d’un foyer. Grâce aux nouvelles analyses et mesures physico-chimiques de traces alimentaires (par exemple, BOURGEOIS et GOUIN 1995), on sait maintenant que la consommation des divers laitages commença très tôt. 23 Pour que des toisons laineuses puissent être améliorées, il fallait pourtant qu’elles existent déjà. De fort nombreuses espèces sauvages, chameau, vigogne, chèvre du Cachemire, bison, (yack), etc ... possèdent d’ailleurs naturellement une laine d’une qualité exceptionnelle (SIGAUT 1983 : 48).
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GOURHAN 1964 : 239). De nombreux exemples ethnographiques montrent d’ailleurs qu’un matériel rudimentaire et un peu d’habileté suffisent pour obtenir de remarquables résultats. Les produits tissés étant périssables, les données archéologiques manquent évidemment pour appuyer cette hypothèse, mais des analogies peuvent éclairer le sujet. Si Ton admet en effet que les Préhistoriques savaient déjà préparer et tresser les fibres végétales, les nerfs assouplis et les poils filés pour fabriquer toutes sortes de sparteries : liens solides (fils et cordes ... ), engins de chasse et de pêche (pièges, lignes, filets ... ), récipients (vases tressés enduits ou non, corbeilles, coffres, hottes ... ), vêtements (pagnes, capes, sandales ... ) et panneaux pour se protéger (couvertures, nattes, treillages, claies ... )24, on doit aussi admettre qu’ils pouvaient préparer des feutres ou des tissus en utilisant, à défaut de laine véritable, les poils, les bourres ou les crins arrachés au moment du délainage aux peaux des animaux les plus hirsutes. Cela dit, il est peu vraisemblable que ces hommes ingénieux aient domestiqué les caprins avec l’hypothétique espoir d’améliorer un jour leur toison à des fins de tissage.
Enfin, il faut aussi mentionner les déjections animales, crottins et autres bouses, si précieuses au paysan oriental (§ 222) qui les utilise comme combustible, engrais, liant pour le torchis ou même emplâtres médicaux. Malgré leur importance, il paraît pourtant difficile de croire que c’est uniquement pour elles que l’élevage fut entrepris. Quant à la récolte de corne (§ 223) sur des bêtes d’élevage vivantes, elle est tout à fait exceptionnelle et ne figure ici que pour mémoire. 23) Avantages sociaux-économiques
Les avantages « sociaux-économiques » apportés par l’élevage ne laissent aucune trace archéologique (cf. §231). Force nous est donc de les imaginer. Plusieurs spécialistes pensent ainsi que le processus de domestication aurait pu être déclenché par l’homme pour satisfaire des besoins intellectuels, comme celui de dominer la nature25. Comme rien ne prouve que nous sommes naturellement et systématiquement doués d’instincts dominateurs, la réalité de cette explication peut laisser sceptique. Il a aussi été dit que des troupeaux avaient été domestiqués et réunis par des individus ou des communautés dans le seul but de montrer aux autres leur importance et leur richesse. Comme la précédente et pour les mêmes raisons, cette hypothèse doit être mise en doute26. II a été dit plus haut que les premières domestications ne concernèrent probablement que des sujets isolés et non de grands troupeaux qui, dans ces régions arides, auraient posé de graves problèmes de pâturage et de fourrage (BONTE 1991 : 561-63). De plus, si les avantages gastronomiques apportés par l’élevage de quelques chèvres paraissent évidents, on ne perçoit pas clairement le prestige qui peut s’attacher à leur élevage27. Rien n’indique en effet que posséder des chèvres ait été, au Néolithique, plus prestigieux que posséder un champ d’orge. Il paraît aussi très significatif que, contrairement 24 « Ce qui caractérise les textiles n’est pas leur origine mais la possibilité de les regrouper pour faire un fil, une tresse, un tissu « (LEROI-GOURHAN 1943 : 269). 25 Selon J.P. DIGARD (1999 : 82), « La domestication avait été dictée moins par des considérations utilitaires que par deux tendances fondamentalement humaines : 1) le besoin purement intellectuel de connaître et de comprendre, de satisfaire une curiosité désintéressée ; 2) le besoin quasi-mégalomaniaque de dominer, de s’approprier et de transformer la nature ». 26 Bien qu’une certaine valeur sociale et symbolique s’attache aussi incontestablement au bétail, le but primordial de l’élevage reste avant tout la production d’aliments et de matières premières (BRISEBARRE 1991 : 224 - 227). 27 « Imaginons par contre l’effet que dut faire sur des chasseurs immémoriaux l’arrivée de groupes humains, même clairsemés, poussant devant eux des chèvres et des moutons dociles, où l’exotisme des espèces s’ajoutait pour surprendre à la maîtrise des bergers. Demandons-nous si ce pouvoir étrange ne devait pas exercer sur les esprits un impact bien plus considérable que la perspective d’un renouvellement de leurs ressources » (CAUVIN 1994:268-69).
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aux suivantes, les premières tentatives d’exploitation de l’animal aient justement concerné des espèces plutôt modestes et paisibles. Il paraît donc difficile de croire que les premiers pasteurs se soient approprié les caprins afin d’impressionner leurs voisins. Certains auteurs (SHERATT 1983) ont enfin avancé que l’homme domestiqua l’animal afin d’utiliser sa force de travail (§ 232). Cette théorie met, si l’on peut dire, la charrue avant les boeufs, car elle implique que les chasseurs-cueilleurs étaient assez clairvoyants pour anticiper les labours, les transports et le matériel technique compliqué qui l’accompagne, ce qui est évidemment inadmissible (SIGAUT 1983 : 48). De plus, elle ne tient pas compte du fait que les caprins, premiers animaux domestiqués après le chien, étaient certainement, parmi les ongulés, les moins aptes à exécuter des travaux de force28.
V - ELEVAGE L’élevage représente en fait la phase terminale logique du processus d’appropriation de l’animal. En élevant des bêtes, l’homme les domine et les contrôle intégralement, depuis leur naissance jusqu’à leur mort et même, par-delà, dans leur descendance. Pourtant, il est peu probable que nos ancêtres se soient lancés dans l’élevage uniquement pour satisfaire un besoin nietszchéen de dominer la nature : ils s’y trouvèrent en fait contraints par l’augmentation progressive et naturelle de leurs troupeaux. En effet, les chèvres adaptées à la captivité se multiplient assez vite à l’abri des prédateurs, même si la mortalité néonatale reste assez forte (PENSUET et TOUSSAINT 1987). Néanmoins, deux conditions principales doivent être remplies pour qu’une tentative d’élevage ait des chances d’aboutir : le milieu biologique doit convenir à l’espèce captive et les compétences techniques du groupe expérimentateur doivent être suffisantes. Une volonté et des moyens individuels ne suffisent pas, en effet, pour mener à bien l’élevage d’un troupeau. L’opération mobilise tout le capital technique, économique et social du ou des groupes concernés. L’élevage conduit à prendre entièrement en charge la petite existence des bêtes, à assurer leur subsistance, leur défense, leur reproduction. On peut donc penser que même s’ils connaissaient parfaitement les habitudes et les besoins des animaux, les premiers éleveurs cueilleurs-chasseurs durent rencontrer de nombreux échecs et que nombre d’entre eux en restèrent à de simples tentatives. C’est pourquoi les groupes qui réunissaient les qualités et les compétences suffisantes furent, au début, fort rares. La dispersion des premiers foyers de domestication et d’élevage s’explique peut-être ainsi. De plus, en l’absence d’installations pastorales particulières et de réserves de provende, seul l’élevage de quelques animaux était possible à de petits groupes29. On peut supposer que, au moins dans les premiers temps, les bêtes partagèrent la vie, l’espace et les ressources de leur cellule d’adoption sur la base de relations synallagmatiques, chacune des parties nourrissant l’autre30. Ce type de situation est encore classique, de nos jours, dans les villages d’Afrique ou d’Asie. Les bêtes sont soignées et exploitées par leur propriétaire, mais elles sont menées à la pâture et, le cas échéant, défendues par la communauté villageoise ou tribale. De ce fait, et par le jeu de la multiplication naturelle et des apports sauvages, des enrichissements dus aux mariages, aux conquêtes et aux alliances, les cheptels familiaux ou communautaires peuvent 28 Les animaux de bât, cheval, dromadaire etc ..., ne frirent domestiqués que des millénaires après les animaux de lait et de viande. Mais un avantage n’empêche pas l’autre car nous avons pu voir dans les hautes montagnes du nord du Pakistan de dociles moutons himalayens utilisés comme porteurs sur les sentiers escarpés. Chacun d’eux était chargé d’un petit sac contenant une dizaine de kilos de céréales, de sel ou de menus objets. A l’inverse, on sait l’importance prise en trois millénaires seulement par le lait de jument et de chamelle dans l’économie alimentaire des peuples des steppes. 29 Bien que plus tardive, une image exemplaire de ces premières infrastructures d’exploitation (enclos, étable, laiterie ... ) nous est donnée par la frise sumérienne dite « à la Laiterie », découverte dans le temple d’el’-Obeid (GOUIN 1993). 30 Cette situation a été choisie comme « modèle » de domestication agricole (LEROI-GOURHAN 1964, 307, groupe C,c : l’animal s’intégre dans le dispositif domestique en y jouant un rôle d’instrument technique).
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s’accroître considérablement et acquérir une valeur sociale et culturelle de richesse cumulée (BONTE 1991 :561 -63).
VI - MULTIPLICATION On Ta dit, l’opportunité de domestiquer un animal s’offrit sans doute à la plupart des groupes humains, mais rares furent ceux dont le milieu permettait de la mener jusqu’à son terme, c’est-à-dire l’élevage-exploitation. Le passage de la prédation à la production impliquait en effet un ajustement, évidemment lent, de leurs milieux biologique, technique et social aux nouvelles dispositions. De plus, cet assujettissement impliquait aussi une métamorphose, peut-être déjà amorcée à la fin du Paléolithique, du comportement physique et mental de l’homme envers l’animal31. Les modalités de l’appropriation furent aussi contraintes de s’adapter aux climats sociaux-économiques et aux milieux techno-culturels fort divers des groupes emprunteurs. Selon qu’ils étaient nomades ou villageois, montagnards ou campagnards, ceux-ci développèrent ainsi complémentairement et parfois concurremment, des « proto-élevages » où les bergers suivent des animaux à demi sauvages, des « élevages pastoraux » itinérants où les pasteurs s’associent à des collectivités agricoles et des « élevages agricoles ou domestiques » où seuls quelques animaux sont attachés à des communautés ou à des familles sédentaires (LEROI-GOURHAN 1964 : 307). Cette diversité dans la gestion des cheptels incline ainsi à penser que la diffusion de l’élevage se fit très progressivement à partir des foyers d’émergence. De longues périodes étaient évidemment nécessaires pour que les techniques pastorales s’adaptent au mieux aux possibilités des groupes emprunteurs. Nous sommes ainsi conduits à distinguer deux phases dans la diffusion de l’élevage : une phase initiale durant laquelle les troupeaux des groupes initiateurs se composent uniquement de sujets domestiqués par acclimatation, et une seconde phase d’adoption où des groupes imitateurs les constituent de bêtes acquises par échanges, cadeaux, larcins et autres potlatchs. Dans un cas comme dans l’autre, le noyau de sujets domestiques peut s’enrichir progressivement d’éléments sauvages. On peut aussi penser qu’il ne fallut pas longtemps aux nouveaux bergers pour découvrir les recettes et les « trucs » qui facilitent la récolte des produits d’élevage32. La constitution de grands troupeaux représente une étape marquante dans l’évolution de l’élevage car l’entretien et l’exploitation de plusieurs dizaines de bêtes mobilise les efforts journaliers de plusieurs pasteurs et une complète solidarité du groupe détenteur, qu’il soit mobile ou sédentaire. Ce dernier se trouve ainsi conduit à adopter une structure technique, économique et sociale tout à fait particulière en fonction des exigences de son troupeau. L’attitude du groupe envers les bêtes évolue en conséquence et dans l’affaire, celles-ci perdent leur aura de mystère et de déité. Une page de l’histoire des relations entre l’homme et l’animal se trouva ainsi tournée et même si nous ne pouvons deviner exactement quels avaient été les rapports des deux espèces durant les centaines de millénaires précédents, nous pouvons être sûrs qu’ils furent, dès lors, fondamentalement et définitivement changés. En fait, la vraie « révolution » socio-économique du Néolithique viendrait plus de la constitution de grands troupeaux de ruminants que de leur domestication.
On peut alors se demander pourquoi toutes les ethnies de la planète ne se sont pas immédiatement adonnées à l’élevage. Dans la majorité des cas, son extension semble avoir été 31 Une sorte de familiarité complice, lointain prélude à la domestication, devait déjà régner entre les Paléolithiques et certains ongulés qui figurent (et avec quelle précision !) dans les représentations pariétales. L’archéozoologie ne nous fournit aucune donnée sur les prémices de l’exploitation animale, c’est-à-dire les phases d’apprivoisement et de domestication sans exploitation car celles-ci n’amènent apparemment aucune modification perceptible dans la physiologie de l’animal. 32 Ces artifices : présence du petit près de sa mère, massages des mamelles etc ..., sont utilisés depuis toujours pour faciliter la mulsion ,comme en témoignent de nombreuses représentations figurées orientales.
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limitée ou ralentie par des obstacles ancrés dans les traditions techniques et les ressources écosystémiques des collectivités. Tout d’abord, toutes ne devaient pas éprouver le même besoin de se convertir à une économie de production. Environné par des troupes de chèvres sauvages, un groupe sera naturellement tenté de se mettre à l’élevage alors qu’un autre, installé au bord d’une mer poissonneuse, continuera à se nourrir de sa pêche ou qu’un autre encore, établi au coeur d’une forêt giboyeuse, restera chasseur. Les exemples illustrant ce choix de société abondent (TESTART 1998 : 26). Ensuite, il faut insister sur le fait que l’individu ou le groupe a une tendance naturelle à stagner dans des structures techno économiques éprouvées et confortables. Le chasseur-cueilleur, libre et désinvolte, se sent d’ailleurs parfaitement à Taise dans une nature qu’il connaît parfaitement et dans laquelle il se contente de prélever de quoi subsister. Equipé du strict nécessaire33, il ne vit que pour luimême et son petit groupe, et se déplace à son gré sur son territoire. Rien ne le pousse donc à changer de mode de vie et de subsistance pour en adopter un autre, peut-être moins dur mais plus contraignant.
VII - EVOLUTION Pour conclure, voyons de façon très synthétique quelles furent les conséquences les plus marquantes des domestications. Toutes les espèces végétales et animales domesticables qui pouvaient être utiles sur le moment seront, l’une après l’autre, conquises34. Maîtrisant dorénavant les principales ressources du biotope et de ses hôtes, l’homme néolithique les détourne alors à son seul profit. Du fait de sa durée, cette mutation décisive lui fut évidemment imperceptible, mais elle lui permettra, en fin de compte, de disposer de matières alimentaires et utilitaires en quantité et en qualité incomparables à celles qu’il pouvait obtenir depuis des millions d’années par prélèvements sauvages. Cette lente prise de contrôle des sources d’approvisionnement lui apporte une sécurité et une stabilité économiques inimaginables auparavant. Indissociables des sites d’habitat et de production, les réserves de denrées agricoles et pastorales conservables fixent les ethnies sédentaires sur les territoires qu’elles contrôlent mais développent l’avidité des groupes circonvoisins (LEROI-GOURHAN 1964 : 223). Les fondements socio-culturels de communautés que l’on s’accorde à considérer jusque là comme « égalitaires » s’en trouvent complètement bouleversés (TESTART 1982). Mais l’attirance exercée par la relative richesse des communautés les plus dynamiques ne provoque pas seulement des conflits, elle favorise aussi des regroupements qui permettent de constituer, entretenir et protéger des champs et des troupeaux de plus en plus importants. Les problèmes fondamentaux posés par l’agriculture et l’élevage dans les zones arides constituent une puissante dynamique de progrès qui pousse les groupes à perfectionner leurs équipements individuels et collectifs et à en inventer de nouveaux. Probablement très ancienne, la pratique d’une irrigation limitée leur permet de cultiver des parcelles jusque là inutilisables35. L’apparition de la poterie qui, au Proche-Orient, suit de loin celle de l’agriculture et de 33 Plus les conditions de subsistance sont rudes, moins les hommes s’encombrent d’outils : « Un nomade apprécie la valeur d’un objet en fonction de sa facilité à être transporté » (SAHLINS 1976 : 50). 34 Chaque grand palier techno-culturel de l’évolution humaine nous semble marqué par l’appropriation d’espèces animales nouvelles répondant aux nouveaux besoins. Précédant de loin celle des caprins, la domestication du chien s’accorde bien avec les dernières sociétés paléolithiques dans lesquelles il pouvait s’intégrer comme auxiliaire de chasse et gardien, non de troupeaux mais de campements. Peut-on aussi imaginer les périodes historiques du Vieux Monde sans le cheval et le dromadaire ? Pourrait-on se passer aujourd’hui des bactéries sélectionnées, élevées et alimentées comme du bétail qui, véritablement domestiquées, « fermentent » pour nous fromages et pains, moûts alcooliques et saucissons, choucroutes et vinaigres ... et aident même à la guérison de certains de nos maux’ Et, si nous ne les détruisons pas avant, des dizaines de milliers d’espèces animales petites ou grosses peuvent encore être domestiquées ! 35 Cette hypothèse pourra être éprouvée lorsque les fouilles néolithiques orientales dépasseront les murs des villages pour s’intéresser aussi aux surfaces cultivables environnantes.
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l’élevage, autorise enfin la cuisson directe et facilite le stockage alimentaire. Elle étend considérablement le choix des modes de préparation et accroît la durée de conservation des denrées. Comme les activités alimentaires, les activités artisanales, stimulées par la demande et l’abondance des matières premières, se développent et aboutissent à la constitution de spécialistes à temps partiel. La fabrication suivie d’objets utilitaires et même de luxe, nettement perceptible dès le Natoufien, développe les possibilités d’échanges entre groupes. Il en résulte que les hameaux deviennent villages puis bourgs et que le capital technique des principaux groupes s’en trouve augmenté, encourageant ainsi l’émergence des compétences et accélérant leur promotion. En améliorant peu à peu la conception des habitats, les nouvelles techniques de construction y apportent un certain confort mais mettent en évidence les inégalités sociales et cristallisent les pouvoirs apparus avec les surplus alimentaires. Enfin, très tôt, la collecte et la gestion des stocks alimentaires amènent l’homme à en réglementer la consommation et à en dresser des inventaires écrits.
Toutefois, contrairement à ce qui a été souvent avancé (LEROI-GOURHAN 1964 : 239), il n’est pas du tout certain que la constitution de réserves ait permis aux premiers agro pasteurs de disposer de plus de « moments d’oisiveté pour inventer » que n’en avaient les derniers chasseurs36. L’innovation et le perfectionnement d’outils ou de procédés est un exercice mental qui me paraît pouvoir être pratiqué à n’importe quel moment et il n’est pas du tout certain que les moments d’inactivité soient les plus favorables pour ce faire . De plus, de nombreux exemples montrent que produire les matières nécessaires à sa subsistance est, pour un petit groupe, bien plus astreignant que de les prélever directement sur la nature (SIGAUT 1983 : 49). En fait, les activités agro-pastorales laissent souvent bien moins de temps que la chasse ou la cueillette pour la rêverie ou les « loisirs » créatifs37. Il faut dire que, dès le début, les premiers paysans néolithiques durent se trouver confrontés à une multitude de problèmes entièrement nouveaux. Il leur fallut défricher et cultiver des terres souvent ingrates, nourrir et soigner leurs troupeaux, réparer et améliorer leurs outils, leurs produits et leurs structures et, sans doute aussi, défendre leurs biens contre les prédateurs de toutes sortes. Etablir une distinction entre le temps de travail et le temps libre est donc une attitude socio-culturelle fort récente qui devait être, en tout cas, absolument inconcevable pour des Néolithiques. Ce ne sont donc probablement pas des « temps libres » mais bien des contraintes qui poussèrent les agro-pasteurs à perfectionner leurs moyens de production afin d’alléger, de contourner ou de résoudre leurs problèmes quotidiens. C’est d’ailleurs cette dynamique de progrès qui accélérera la « lente révolution » socio-économique déjà animée par la maîtrise croissante des ressources naturelles. Toutefois, il faudra encore attendre plusieurs millénaires et l’émergence des sociétés urbanisées, pour que s’imposent aux hommes les notions très modernes de « temps de production » et de « temps de réflexion ».
(Paris, Janvier 1996 - Novembre 2002)
36 L’extraordinaire production matérielle et « artistique » des Paléolithiques nous prouve qu’il n’était pas du tout nécessaire de thésauriser les aliments pour disposer de longues périodes de « temps libre ». A. TESTART (1982 : 52 - 53) a par ailleurs très clairement démontré que les Préhistoriques pouvaient constituer des réserves saisonnières mais que celles-ci ne pouvaient en aucun cas être considérées comme des surplus alimentaires. 37 Selon le dictionnaire Littré, le loisir est « l’état dans lequel il est permis de faire ce qu’on veut», ce qui suppose un espace de temps libéré aussi des contraintes sociales. Ce n’est ni le cas des sociétés de prédateurs soumises aux fêtes et rites collectifs, ni celui des sociétés agraires où se mêlent réjouissances et travail.
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NOUVEAUX ANIMAUX DE COMPAGNIE OU NOUVEAUX ANIMAUX DOMESTIQUES ? Le mythe du serpent arc-en-ciel
Ivan INEICH Museum national d’Histoire naturelle Département d’Ecologie et de Gestion de la Biodiversité Reptiles et Amphibiens
Résumé - Les reptiles sont des nouveaux animaux de compagnie particulièrement recherchés. La sélection de mutants de coloration prend une place de plus en plus importante dans leur commerce car l’attrait financier est considérable. On trouve à l’heure actuelle des mutants faisant intervenir plusieurs gènes à l’état homozygote, mais aussi des hybridations interspécifiques agissant sur la coloration, quelquefois combinées avec des gènes jouant sur la taille. La plupart de ces sélections humaines n’ont aucune chance d’exister à l’état naturel. Malgré cela nous pensons que ces individus, pures créations de l’homme, ne peuvent être considérés comme des formes domestiques car leur fréquence d’occurrence reste malgré tout limitée par rapport à celle de leurs progéniteurs du type sauvage ; ils possèdent également encore la majorité du pool génétique de la forme sauvage qu’ils peuvent toujours produire dans leur descendance.
Summary - Reptiles are particularly prized pet animals. Coloration mutation selection takes now a more and more important place in commercial transactions because financial attractions are considerable. Today we can find mutations dealing with several genes at an homozygous state, but also some inter-specific hybrids carrying new color variations, sometimes combined with genes acting on size. Most of those human selections have no chance to occur in nature. Despite these facts we think that such individuals, pure human creations, can not be considered as domestic forms because their occurrence frequencies stay low compared to that of their wild parents ; they still possess most of the genetic pool of the wild form that they can always produce in their descendance.
Introduction L’homme moderne est à la recherche d’exotisme. La possession d’animaux inhabituels comme les serpents, inspirant souvent des craintes injustifiées, lui permet d’assouvir ce besoin. Notre société doit à présent faire face à cette demande sans cesse grandissante. Elle engendre de nombreux problèmes comme par exemple le contrôle des prélèvements dans la nature, l’identification des spécimens ou encore la prolifération de ces animaux dans les grandes cités.
ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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Ivan INEICH - Mutants de coloration chez les serpents
Près de 2950 espèces de serpents (voir le site internet http://www.emblheidelberg.de/~uetz/db-info/SpeciesStat.html) sont à présent connues. Autrefois les serpents n’étaient visibles du grand public que dans certains zoos et seulement par très peu d’espèces. Ils sont maintenant très facilement accessibles et n’importe quel enfant peut posséder son python, souvent proposé dans des magasins de plus en plus grands, de mieux en mieux achalandés, et spécialisés dans ce commerce. Cette banalisation a abouti à la demande d’animaux de plus en plus exceptionnels. D’un autre côté la modernisation des techniques d’élevage a permis la reproduction captive de nombreuses espèces et la sélection de variants de coloration très rares dans les populations naturelles. Pour le seul python royal (Python regius), espèce africaine facilement disponible dans les animaleries, on propose à présent sur internet plus d’une trentaine de mutants de coloration. La seule difficulté pour créer une souche mutante est de trouver le premier individu sauvage ou captif présentant le caractère recherché , il suffira ensuite de sélectionner la variation souhaitée par des croisements répétés entre parents et descendance ... et d’avoir de la patience. Certains variants actuellement commercialisés impliquent la présence de plusieurs mutations comme par exemple le mutant ‘snow’, simultanément homozygote pour deux caractères récessifs (albinisme ou amélanisme et axanthisme ou anérythritisme) ; cette double mutation est connue chez la couleuvre à gouttelettes, Elaphe guttata, et a fait l’objet de sélections chez le python royal. Certaines mutations spectaculaires observées concernent l’absence quasi-totale d’écailles qui ne restent présentes, de façon très réduite, que sur certaines parties de la tête et ventro-latéralement ; cette mutation d’un gène autosomal récessif, rare dans la nature, semble associée à une survie limitée. Elle a été signalée chez plusieurs serpents : Colubridae (Elaphe obsoleta lindheimeri, Lampropeltis calligaster rhombomaculata, Nerodia s. sipedon, Thamnophis s. sirtalis) et Viperidae (Crotalinae : Crotalus atrox). Tous ces mutants sont souvent très beaux et attractifs, ce qui explique leur forte demande et donc leur disponibilité dans le commerce. La plupart peuvent exister dans la nature mais leurs chances d’apparition sont alors infimes. L’occurrence de ces mutations doit cependant être plus importante qu’on ne le croit, mais comme elles concernent souvent des gènes récessifs, elles ne s’exprimeront vraiment que lors du processus d’élevage et de sélection impliquant souvent une forte consanguinité permettant l’état homozygote (Murphy et al., 1987). Les colorations anormales sont connues depuis très longtemps chez les reptiles (voir par exemple WERNER, 1893), mais de nos jours de plus en plus de variants de coloration complexes sont produits par sélection artificielle chez les serpents. Les critères sélectionnés sont uniquement esthétiques et leur finalité n’est que le plaisir des yeux humains. La sélection s’opère par modification du génome sauvage ou du moins de la fréquence de certains gènes chez des serpents de familles diverses (principalement Boidae, Viperidae et Colubridae). Les mutations naturelles sélectionnées concernent aussi bien le patron et la coloration que l’absence d’écailles sur la majeure partie du corps (voir par exemple Stickel, 1942). D’autres mutations particulièrement recherchées concernent la taille. Le python réticulé dépasse normalement 9 mètres de longueur totale. Récemment, une forme naine provenant de quelques îles indonésiennes (Tanahjampea souvent appelée simplement Jampea et Kayuadi) a été proposée dans le commerce. Adultes, ces spécimens ne dépasse que difficilement les 4 mètres et semblent bien moins agressifs que la forme normale (CLARK, 2003a). Certains mutants peuvent atteindre des prix exorbitants comme par exemple un iguane vert albinos proposé au prix de 8 000 euros ! Leur sélection est à présent une source de revenus non négligeable et les potentialités sont grandes. L’appât du gain entraîne des vols de plus en plus nombreux chez les sélectionneurs les plus connus aux Etats-Unis. Un python royal ‘albinos’ ou ‘piebald’ atteint un prix de 7 000 à 10 000 euros et le premier python réticulé ‘albinos’
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s’est vendu au prix de 70 000 euros ! De la même façon, un Epicrates c. cenchria leucistique a atteint 40 000 euros et un Python molurus bivittatus ‘granit’ se vendait entre 10 000 et 15 000 euros (BROGHAMMER, 1998). En ce qui concerne la sélection de ces nouveaux mutants, la France reste à la traîne tout comme l’Europe en général, alors que les Etats-Unis sont toujours largement en tête pour le marché des variétés nouvelles. Très peu de documents existent en langue française alors que plusieurs ouvrages entièrement dévoués à ces mutants de coloration sont à présent disponibles (BECHTEL, 1995 ; BROGHAMMER, 1998 ; PETITJEAN, 2001). On trouve même des sites internet qui présentent les bases de la génétique des croisements chez les serpents afin de permettre aux éleveurs de sélectionner certains mutants de coloration (voir par exemple http://www.pitt.edu/~mcs2/herp/genetics.html).
Avant de discuter des liens entre ces animaux hautement sélectionnés par l’homme et la domestication, nous pensons qu’il est utile de rappeler la façon dont se met en place la couleur et la patron de coloration chez ces animaux, puis de passer en revue les principales mutations commercialisées.
1. Rappels sur la peau des serpents La peau des reptiles présente des points communs avec celle des mammifères mais s’en distingue également par plusieurs caractéristiques. La peau des serpents est composée d’écailles imbriquées dont les fonctions sont diverses. L’écaillure étant nettement moins variable que la coloration au sein d’une même espèce, elle est souvent utilisée pour identifier les espèces, surtout les spécimens fixés dans le formol et souvent décolorés. Chez la majorité des serpents, la peau n’est directement visible que lorsqu’elle est distendue, par exemple après un repas pantagruélique comme ces reptiles savent si bien le faire ou lors de certaines parades d’intimidation face à un prédateur ou un agresseur (inflation du cou). Comme chez les autres vertébrés, la peau des reptiles est composée d’un épiderme superficiel et d’un derme sous-jacent, ces deux couches ayant une origine embryologique distincte. De suite après la fertilisation, l’œuf entame une série de divisions mitotiques aboutissant à la formation de cellules souches destinées à construire les ébauches de l’organisme à venir. Les nouvelles cellules vont ensuite se positionner en trois couches : l’ectoderme externe, le mésoderme médian et l’endoderme interne. Ces couches poursuivent leurs divisions et se différencient graduellement en tissus, donnant eux-mêmes naissance aux différents organes. L’épiderme, les glandes cutanées et le système nerveux tiennent leur origine de l’ectoderme. Le mésoderme embryonnaire se différencie en derme, muscles, squelette, système circulatoire, gonades, reins et la majeure partie de l’appareil respiratoire. Foie, pancréas et certaines parties des systèmes digestifs et respiratoires proviennent de l’endoderme embryonnaire. L’épiderme, non vascularisé, est composé d’une couche de cellules appelées kératinocytes, elles-mêmes surmontées par le stratum corneum. La couche basale de kératinocytes, disposée sur le dessus du derme, prolifère durant toute la vie du serpent et soit migre vers la surface de la peau, soit est repoussée progressivement vers l’extérieur par la formation de nouvelles cellules. Lorsqu’elles approchent de la surface, elles se transforment en kératine. Les mélanophores de l’épiderme sont éparpillés parmi les cellules basales. Le stratum corneum est une couche dure et fibreuse composée essentiellement de kératinocytes morts (kératine). La transformation du cytoplasme métaboliquement actif dans les cellules basales épidermiques en couche morte de kératine lors de la migration vers l’extérieur est connue sous le nom de kératinisation. Ce processus implique une perte d’eau et une concentration du contenu cytoplasmique des kératinocytes. Le derme se compose de fibres de tissus conjonctif avec des fibroblastes et des capillaires éparpillés. Ces fibres sont
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arrangées de façon lâche en une substance gélatineuse dans la plus grande partie du derme, mais de façon plus compacte dans la zone immédiatement adjacente à l’épiderme et dans le derme profond. Le derme accueille les vaisseaux sanguins cutanés, les chromatophores et les récepteurs de la douleur et de la température.
2. Génétique de la coloration La majorité des mutations de coloration observées chez les serpents sont mises en évidence par des croisements entre F1 ou des back-cross d’un F1 avec l’un de ses parents. Le carré de Punnett, ainsi nommé en l’honneur du généticien britannique G C. Punnett, est pratique pour déterminer la fréquence théorique de jeunes des différents génotypes et phénotypes lors d’un processus de sélection artificielle. Par exemple, en sélectionnant une double mutation à partir de deux individus chacun hétérozygote pour un seul des caractères, nous obtiendrons 9/16eme d’individus à phénotype sauvage, deux fois 3/16ème d’individus homozygotes pour chacun des caractères sélectionnés et seulement 1/16ème d’individus double homozygotes. Chez Elaphe guttata, la coloration de base comprend deux couleurs, le rouge et le noir, et les sélections les plus faciles consistent à supprimer le noir (amélanisme), le rouge (anérythristisme) ou les deux couleurs (mutant ‘snow’). De nombreux sites internet proposent des informations sur les mutations de coloration chez cette couleuvre et chez les serpents en général (voir par exemple http://www.newenglandreptile/CareInfo/GenSimRec.html ; http://www.reptimania.co.uk/commorphs.htm ; http://www.elaphe.be/mutation.htm ; http://www.snakeshed.com/color.htm ; http://www.homegrownherps.com/expected_cornsnakes.htm, http://www.kingsnake.com/PL corn anerythristic.htm). Les formes proposées portent des noms plus
ou moins évocateurs, souvent sans équivalent français, et sont quelquefois issues de la sélection de nombreux gènes. Citons notamment ‘amber’ (combinaison des gènes hypomélanique et ‘caramel’), ‘amelanistic Okeetee’, ‘anerythristic’ (‘black albino’), ‘anerythristic motley’, ‘aztec’, ‘blizzard’ (combinaison des gènes anérythristique de type B et amélanique), ‘bloodred’, ‘butter’ (combinaison des gènes ‘caramel’ et amélanique), ‘candy cane’, ‘caramel’, ‘creamsicle’ (combinaison d’une hybridation et du gène albinos), ‘crimson’, ‘fantasy/frosted’ (combinaison d’une hybridation de Elaphe g. guttata XE. obsoleta spiloides et du gène amélanique), ‘frosted candy cane’, ‘fluorescent orange’, ‘ghost’ (combinaison des gènes anérythristique de type A et hypomélanique), ‘hurricane’ (combinaison des gènes ‘striped’ et ‘motley’), ‘hypomelanistic’ (‘hypo’) ou ‘rosy corn’, ‘jungle’, ‘lavender’, ‘miami corn snake’, ‘milksnake phase’, ‘moka’, ‘motley’ (gène récessif agissant sur la fusion des taches dorsales), ‘motley caramel’ (combinaison des gènes ‘motley’ et caramel’), ‘motley sunglow’ (amélanique avec peu ou pas de marges blanches), ‘Okeetee corns’, ‘pastel motley’, ‘pewter’ ou ‘pepper corn’ (combinaison des gènes ‘bloodred’ et ‘charcoal’), ‘pewter blizzard’, ‘red creamsicle’, ‘rosy’, ‘snow’ (combinaison des gènes anérythristique et amélanique), ‘striped’, ‘striped amelanistic’, ‘sunglow’ et ‘zigzag’ (‘zipper’).
3. Les différentes cellules à la base de la coloration chez les serpents Les chromatophores sont les cellules pigmentaires responsables de la coloration des serpents. Les anomalies de coloration que l’on peut observer sont essentiellement liées à des désordres structurels ou fonctionnels des chromatophores. Une connaissance de la biologie de ces cellules est indispensable pour comprendre ces anomalies de coloration. Chez les vertébrés, les cellules pigmentaires proviennent de la crête neurale embryonnaire sous la forme de cellules indifférenciées appelées chromatoblastes. La crête neurale tient son origine
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dans l’ectoderme embryonnaire, une structure également à l’origine du cerveau et de la moelle épinière. Très tôt au cours de l’embryogenèse, les chromatoblastes migrent vers la peau où ils se différencient en cellules pigmentaires matures. Chez les serpents, ils forment trois types distincts de chromatophores : mélanophores, xanthophores et iridophores. Bien que ces trois types dérivent des mêmes souches cellulaires et partagent de nombreux points communs, ils diffèrent en apparence, en composition et leur fonction est distincte. Comme ces cellules proviennent de la crête neurale, elles présentent des relations physiologiques avec le système nerveux, contrairement aux kératinocytes et aux autres cellules du derme. Les chromatoblastes des vertébrés homéothermes ne se différencient qu’en un seul type de chromatophore, les mélanocytes de l’épiderme.
3.1. Les mélanophores Ce sont des cellules dendritiques qui synthétisent des pigments noirs et bruns appelés mélanines. Leurs dendrites sont des projections cytoplasmiques issues du corps cellulaire. Le pigment est contenu dans des organelles intracellulaires appelés mélanosomes. On distingue les mélanophores dermiques, localisés dans le derme supérieur, et les mélanophores épidermiques dispersés dans la couche basale de kératinocytes située dans l’épiderme inférieur. Bien que ces deux types contiennent et synthétisent de la mélanine, ils sont clairement différents. Les mélanophores épidermiques des hétérothermes sont anatomiquement et fonctionnellement équivalents aux mélanocytes épidermiques des homéothermes. Les deux agissent sur les changements de coloration (saisonniers ou liés aux radiations ultraviolettes) ; ils sont actifs durant toute la vie d’un organisme. La fonction principale des mélanophores dermiques est la production du patron de coloration et les changements rapides de coloration chez les espèces capables de le faire. Chez ces dernières, les dendrites sont proéminents et leur rôle est important. Les mélanophores dermiques, une fois la coloration adulte installée, ne sont alors que peu impliqués dans la synthèse de mélanine et deviennent moins actifs. La mélano-synthèse correspond essentiellement à une conversion d’un acide aminé naturellement présent, la tyrosine, en mélanine.
3.2. Les xanthophores Les chromatophores vivement colorés des vertébrés hétérothermes sont appelés xanthophores. Ils contiennent une variété de pigments comprenant des ptéridines et des caroténoïdes. Les pigments ptéridines rouges et jaunes, synthétisés par les xanthophores, sont généralement les premiers pigments qui apparaissent durant l’ontogenèse des xanthophores. Ils sont contenus dans des organelles appelés ptérinosomes, analogues des mélanosomes dans les mélanophores. Les caroténoïdes appartiennent à une classe de pigments jaunes à rougeâtres rencontrés dans de nombreuses huiles végétales et certaines graisses animales. Ils ne sont pas synthétisés par les xanthophores : leur origine est alimentaire. Dans les xanthophores, ils sont stockés dans des vésicules de tailles variables intercalées entre les ptérinosomes. Ces pigments apparaissent généralement tardivement dans les xanthophores au cours de l’ontogenèse. La couleur des xanthophores dépend de la combinaison des pigments ptéridines et caroténoïdes qu’ils contiennent : ils peuvent être jaune, rouge ou intermédiaire. Ceux qui renferment préférentiellement des ptéridines rouges (drosoptérines) sont appelés érythrophores.
3.3. Les iridophores
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Les iridophores ne synthétisent pas de pigments mais participent à la production de couleur du fait de leurs propriétés physiques. Ils contiennent des dépôts cristallins de purines, notamment de guanine, d’hypoxanthine et d’adénine dans des organelles appelés plaquettes réfléchissantes. Les plaquettes sont arrangés en piles orientées. La réflexion et la dispersion de la lumière incidente provoque des reflets vert, bleu rouge et verdâtres. La forme, la taille et l’orientation de ces plaquettes réfléchissantes détermine la couleur réfléchie et elles varient intra- et inter-spécifiquement.
4. Chromatophores et couleur des serpents La coloration des serpents provient surtout de l’interaction des chromatophores dermiques, mais aussi des mélanophores épidermiques, de l’hémoglobine du sang et de la diffraction optique des couches de kératine de l’épiderme (surtout chez les espèces iridescentes). Les patrons les plus fréquents chez les serpents incluent des bandes, des taches, des losanges, des anneaux et des rayures. Ils sont typiques de chaque espèce, déterminés génétiquement et fort utile dans l’identification spécifique. Certaines espèces sont dépourvues de patron de coloration. D’autres, comme la vipère rhinocéros (Bitis nasicornis) ou la vipère du Gabon (Bitis gabonica), présentent un patron très complexe à la fois pour la coloration et pour les dessins. A l’exception des mélanophores épidermiques, tous les chromatophores des serpents occupent une zone de coloration primaire placée dans la partie superficielle du derme. Les xanthophores et les mélanophores dermiques sont concentrés dans une zone restreinte en contact avec l’épiderme. Quand ils sont présents, les iridophores sont localisés entre les xanthophores et les mélanophores. La répartition, la densité, la quantité et la qualité des pigments de ces trois types cellulaires interagissent pour déterminer la coloration et le patron d’un serpent. La fonction des chromatophores et la façon dont ils interagissent pour créer les combinaisons de couleur sont relativement bien connues et peuvent être appréhendées par l’examen microscopique de biopsies cutanées, mais la genèse du patron de coloration n’est pas encore vraiment comprise : plusieurs théories existent. La première prétend que lorsque le chromatoblaste indifférencié entre dans la peau il rencontre un pré-patron cutané qui induit sa localisation et sa différenciation en relation avec le micro-environnement cutané. Le déroulement détaillé de ce phénomène reste cependant hypothétique. Une théorie alternative avance que la formation du patron est une fonction inhérente à la crête neurale et que la différenciation des chromatoblastes serait déterminée à ce niveau. Dans ces deux hypothèses, le patron serait déterminé génétiquement. Certaines observations sembleraient montrer que les chromatoblastes, une fois différenciés dans l’un des trois types cellulaires basiques, peuvent se trans-différencier en un autre de ces types sous certaines conditions, ce qui semble plausible car les trois types de chromatophores ont une origine commune et sont très proches. Ce mécanisme de trans-différenciation expliquerait les changements ontogéniques considérables, aussi bien pour le patron que pour la coloration, que l’on observe chez certaines espèces (ex. Elaphe obsoleta quadrivittata ; BECHTEL & Bechtel, 1981).
5. Chromatophores et changements de coloration chez les reptiles Bien que localisés dans la peau, les chromatophores répondent aux stimulations neuronales et hormonales et sont responsables des changements de la coloration. Tout comme les amphibiens, les reptiles peuvent changer de coloration, soit de façon morphologique, soit de façon rapide. Les changements de coloration morphologiques sont lents et impliquent la synthèse de mélanine sous l’influence d’une stimulation persistante. Ces changements
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semblent rares et ne se produisent généralement qu’en liaison avec les variations saisonnières ; ils ne sont pas bien connus chez les serpents (BECHTEL, 1995). Certains crotales peuvent changer de couleur de façon discrète, par exemple s’éclaircir quand la température augmente. La variation de coloration morphologique est expliquée physiquement par un accroissement de la mélano-synthèse, de la dispersion des mélanosomes dans les mélanophores et de l’accumulation de mélanine dans les kératinocytes (légèrement visible sur la mue). Les radiations ultraviolettes, la température et la lumière, la reproduction, les émotions et autres stimuli externes sont capables d’induire des changements de coloration très marqués dans certaines familles de reptiles comme par exemple les caméléons ou certains iguanes Les mouvements des mélanosomes dans les dendrites sont contrôlés par deux hormones, la MSH (Melanocyte Stimulating Hormone) secrétée par la glande pituitaire antérieure et l’intermédine, secrétée par le lobe intermédiaire de la glande pituitaire. Le système nerveux et les hormones contrôlent ce mécanisme mais de façon différente selon l’espèce concernée.
6. Principales modifications de la couleur chez les serpents Coloration et patron permettent aux serpents de se camoufler vis à vis des prédateurs mais aussi d’approcher leurs proies, bref de survivre dans leur environnement. Les patrons cryptiques fonctionnent de différentes manières. Certains permettent au serpent de se confondre avec son environnement naturel ; beaucoup de serpents arboricoles sont uniformément verts. D’autres patrons provoquent une attaque inefficace du prédateur permettant au serpent de s’échapper. Ainsi, plusieurs espèces présentent une coloration particulière sous leur queue qui est soulevée et exposée quand ils se sentent menacés. De nombreux serpents présentent des bandes et des rayures. Quand ils se déplacent dans un environnement discontinu en n’exposant qu’une partie de leur corps, ils donnent l’impression d’une cible immobile même en se déplaçant rapidement (genre Psammophis par exemple). D’autres serpents miment une espèce souvent venimeuse, et en tirent profit (par exemple Micrurus fulvius, un Elapidae venimeux et Cemophora coccinea ou Lampropeltis triangulum elapsoides, deux couleuvres inoffensives des Etats-Unis). Toute modification du patron de l’espèce chez un individu aura généralement une valeur sélective négative mais pourra quelquefois permettre une meilleure protection dans un nouvel environnement (par exemple formes de savane claires et formes de forêt contrastées chez certains serpents africains).
6.1. Albinisme, amélanisme et hypo-mélanisme chez les serpents Le terme d’albinisme reste difficile à définir car de nombreux animaux présentant des déficits de coloration plus ou moins prononcés sont classés comme albinos. On peut cependant tenter de le définir comme un déficit congénital ou une absence de mélanine dans la peau, les muqueuses et les yeux. Son origine est liée à une perturbation du métabolisme de la mélanine. Les variations d’intensité du déficit en mélanine ont donné naissance à des termes techniques permettant de les caractériser : albinoïde ou albinistique, albinos étant réservé pour les individus présentant une absence complète ou quasi-complète de mélanine L’albinisme est répandu dans le règne animal. Il se rencontre chez les insectes, les poissons (voir par ex. Ben BRAHIM et al, 1998), les amphibiens, les reptiles, les oiseaux et les mammifères et a été mentionné chez les plantes (mutation létale). Son incidence a été estimée de 1/10 000 à 1/40 000 individus. Le terme albinos a été utilisé dès 1660 par un explorateur portugais pour décrire les africains blancs rencontrés durant son voyage. Chez l’homme son
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incidence est d’environ 1/20 000 mais atteint 1/100 chez les Indiens Cuna d’Amérique centrale (Panama). La valeur sélective de l’albinisme est négative chez les animaux très exposés à la prédation et présentant souvent des problèmes visuels associés La sélection de l’albinisme se fait artificiellement par l’homme chez la souris blanche par exemple. C’est un caractère récessif qui suit généralement la loi de Mendel (notons que certains types d’albinisme répondent à un déterminisme génétique différent). L’albinisme peut être classé selon différents critères : zone du corps concernée, intensité et origine génétique. Tous les types reconnus ne sont pas rencontrés chez les amphibiens et les reptiles. On l’appelle piebaldisme quand une ou plusieurs zones séparées du corps sont concernées par l’absence de mélanine. Certaines mutations récessives permettent encore la mélano-synthèse partielle à l’état homozygote. Certains reptiles hypo-mélaniques sont en fait de vrais albinos même si la mélanine est encore partiellement présente Chez la souris ce sont plus de 130 gènes sur 50 loci qui influencent la coloration et il est fort probable que la situation soit aussi complexe chez les reptiles. Certains reptiles hypo-mélaniques qui ne sont pas de vrais albinos seraient soumis à des mutations autres qu’au locus de l’albinisme. L’albinisme le plus répandu est lié à l’absence de synthèse de tyrosinase (tyrosinase-négative ou t-), un caractère récessif. Une autre mutation, qualifiée de tyrosinase-positive (t+), ne permet pas la transmission de la tyrosine dans les mélanosomes. La dopa-réaction permet de détecter la présence de tyrosinase sur une biopsie de peau et ainsi de distinguer les individus tyrosinase-négatifs ou positifs (BECHTEL et al, 1980). Certaines carences alimentaires en cuivre, essentiel pour produire la tyrosinase, peuvent aussi influer sur la pigmentation de la peau.
L’installation de l’albinisme dans une population sauvage est exceptionnelle. C’est le cas chez Elaphe climacophora, une couleuvre du Japon dont les populations albinos sont classées monument national dans ce pays (Tokunaga & Akagishi, 1991). En fait, dans ce cas, l’homme est à l’origine de la sélection en tuant les individus à coloration sauvage uniquement. Le terme d’hypo-mélanique (souvent abrégé en « hypo ») qualifie les serpents présentant un déficit partiel en mélanine et plusieurs formes sont rencontrées dans le commerce : albinos jaune, albinos xanthique et albinos rouge par exemple (Boa constrictor, Eunectes notaeus, Morelia viridis, Python regius [appelé ‘caramel’]). Le croisement d’un individu hypo-mélanique avec un individu axanthique donne la double mutation dénommée ‘ghost’ On a pu montrer que l’albinisme est lié à une mutation autosomale récessive chez plusieurs couleuvres (Pituophis melanoleuca annectens, Elaphe guttata) (Groves, 1965 ; Bechtel & BECHTEL, 1962 ; BECHTEL et aL, 1980). Cette mutation est très recherchée par les terrariophiles et pour la plupart des espèces les milliers de descendants rencontrés en captivité proviennent souvent d’un unique individu prélevé dans la nature et sélectionné. L’albinisme existe dans les populations naturelles et la littérature herpétologique en fait régulièrement état. En 1957, Hensley recense plus de 100 cas d’albinisme chez 16 genres de serpents aux EtatsUnis (Hensley, 1959). BECHTEL (1995) estime l’incidence de l’albinisme chez les serpents à 1/10 000 à 1/30 000. En tablant sur une incidence de l’albinisme à l’état homozygote de 1/10 000, alors 1 individu sur 50 serait porteur du gène à l’état hétérozygote dans la nature (1 sur 100 avec une incidence de 1/30 000). Il n’existe pas de test pour déterminer si un individu à phénotype sauvage est porteur ou non du gène de l’albinisme à l’état hétérozygote. Certains croisements d’individus albinos ne donneront pourtant que des individus a phénotype sauvage. Dans ce cas, appelé albinisme non-allèlique, ce croisement implique un individu tyrosinase-négatif et un autre tyrosinase-positif D’autres cas d’albinisme, plus complexes, impliquent également des allèles multiples (ex. plusieurs allèles au locus albinos tyrosinasepositif). L’un des points marquants de l’albinisme chez les serpents est la présence quasi-
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constante d’une pigmentation rouge à jaune plus ou moins prononcée. Chez beaucoup d’espèces la forme albinos est notamment plus colorée que la forme sauvage. Rappelons que chez les homéothermes un seul type de cellule est impliqué dans la pigmentation, les mélanocytes épidermiques qui ne possèdent qu’un seul pigment, la mélanine. Malgré cela ils sont capables d’avoir différentes couleur car ces mélanocytes épidermiques synthétisent des pigments noirs mais aussi bruns (eumélanine). Quand le soufre sous forme de cystéine est incorporé dans le circuit tyrosine-mélanine, les mélanocytes épidermiques synthétisent de la mélanine rouge et jaune appelée phaeomélanine. Bien que de couleur différente, eumélanine et phaeomélanine sont pourtant produits selon la même voie biochimique impliquant la tyrosinase. La mutation albinos chez ces animaux homéothermes empêche la mélano-synthèse quelle que soit la coloration de la mélanine. De ce fait, l’albinisme se manifestera par un individu totalement dépourvu de pigments. Chez les serpents, les mélanophores produisent des mélanines noires et brunes alors que les pigments rouges et jaunes sont produits par les xanthophores. Comme la mutation albinos est spécifique de la mélano-synthèse, les xanthophores et les iridophores ne sont pas concernés. Les secrétions de ces derniers, non affectées par la mutation, permettront l’apparition de patrons très brillamment colorés (jaunes et rouges) autrement masqués par les pigments noirs. Ceci explique le fort attrait pour l’albinisme chez les serpents au sein de la communauté des terrariophiles. Albinisme et hypomélanisme se rencontrent chez de nombreux serpents appartenant à différentes familles : Boidae (Boa constrictor, Epicrates cenchria, Python curtus, Python molurus bivittatus, Python regius, Python reticulatus), Colubridae (Boiga cynodon, Cemophora coccinea, Coluber constrictor, Elaphe climacophora, Elaphe g. guttata, Elaphe o. obsoleta, Farancia a. abacura, Heterodon platirhinos, Lampropeltis c. calligaster, Lampropeltis getula californiae, Lampropeltis getula splendida, Lampropeltis ruthveni, Lampropeltis triangulum elapsoides, Lampropeltis t. triangulum, Nerodia s. sipedon, Pituophis melanoleucus catenifer, Pituophis m. melanoleucus, Pituophis melanoleucus sayi, Rhadinea flavilata, Thamnophis s. sirtalis), Elapidae (Demansia psammophis), Viperidae (Agkistrodon contortrix, Crotalus adamanteus, Crotalus atrox, Crotalus durissus culminatus, Crotalus viridis helleri).
Chez le python réticulé (P. reticulatus) le premier individu albinos (amélanique) a été obtenu de Malaisie en 1993. Cet individu, magnifique, présentait une coloration lavande qui remplaçait la couleur noire et des yeux oranges avec une pupille rouge. Les premiers albinos homozygotes ont ensuite été obtenus en 1999. D’autres facteurs, non génétiques, semblent également impliqués dans l’expression de ce caractère car la couleur de fond (blanc à lavande ou même pourpre) varie beaucoup d’un individu à l’autre. Depuis, des individus albinos de source sauvage, mais avec un déterminisme génétique différent, ont été importés aux EtatsUnis où ils font l’objet de sélections. Les variations observées semblent liées au caractère tyrosinase + (t+) et tyrosinase - (t-) mais aucun test n’a été fait pour le moment (CLARK, 2003a). On trouve actuellement des individus albinos de petite taille chez cette espèce ; ils sont issus de croisements avec la forme insulaire naine d’Indonésie.
Chez le python molure (Python molurus bivittatus) le premier exemplaire albinos a été importé de Thaïlande au tout début des années 80. Chez le python royal, cette mutation est apparue vers la fin des années 80 chez un spécimen provenant du Ghana et de nos jours un individu porteur se vend environ 7 500 euros. L’amélanisme (absence de mélanine) est une mutation fréquente chez la couleuvre à gouttelettes, Elaphe guttata. Ces animaux se caractérisent par l’absence quasi totale de pigments noirs et bruns. Seule une trace subsiste sur le bord des iris normalement rouges. On les appelle plus généralement albinos ou albinos rouge. Ce trait génétique récessif est
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facilement disponible dans le commerce. Selon la coloration dominante, on distingue différentes formes dénommées par exemple ‘candy corns’ ou encore ‘creamsicle’. L’hypomélanisme réduit de façon significative la quantité de mélanine dans la peau, sans toutefois l’éliminer totalement. Les yeux restent alors noirs et la coloration générale tend à être intermédiaire entre celle d’un individu sauvage et un amélanique. La mutation ‘sunglow’ cumule les mutations hypo-mélanique et albinos.
6.2. L’axanthisme chez les serpents Chez les serpents, l’axanthisme se manifeste par une coloration bleue plus ou moins prononcée. Il se rencontre par exemple chez certains serpents à sonnette. On rencontre un mutant de coloration bleu chez l’iguane vert (Iguana iguana). Normalement verts au stade adulte pour des raisons évidentes de camouflage dans le milieu naturel, les juvéniles bleus de cette espèce changent de couleur une fois leur maturité sexuelle atteinte, vers l’âge d’un an. Chez le mutant bleu, originaire du Pérou, la coloration verte ne se manifeste que si l’animal est stressé ou s’il a froid. La combinaison des pigments bleus et jaunes engendre la coloration verte. Comme l’apparition des pigments jaunes est plus lente que celle des pigments bleus, cette coloration bleue va disparaître rapidement avec la croissance. Certains commerçants peu scrupuleux ou mal informés proposaient sur le marché de soit disant mutants bleus mais qui n’étaient en fait que des juvéniles normaux de la forme verte sauvage. Par contre, la forme bleue mutante conserve sa coloration bleue, même au stade adulte ; ce mutant bleu péruvien présente une coloration verte puis jaune juste avant sa mue, puis récupère sa couleur bleue. Plusieurs autres mutations de coloration sont connues chez cet iguane (KAPLAN, 2003), mais notons toutefois que les changements de coloration sont également influencés par d’éventuels stress thermiques et par la reproduction L’axanthisme correspond à une anomalie héréditaire du métabolisme des pigments des xanthophores produisant l’absence ou du moins une diminution de la quantité de jaune et de rouge. Cette anomalie implique les pigments ptéridines mais n’a pas d’effet sur les caroténoïdes et les autres pigments contenus mais non synthétisés dans les xanthophores. Bien entendu, cette mutation n’affecte ni les mélanophores ni les iridophores qui vont interagir pour produire la nouvelle coloration. Les mutants axanthiques des espèces a patron de coloration marqué vont conserver leur patron.
Chez Elaphe guttata, l’axanthisme est lié à une mutation sur un gène récessif autosomal. Il se manifeste surtout par la perte de la coloration rouge prédominante chez la forme sauvage. Cette caractéristique fait que l’axanthisme est perçu visuellement par la perte prédominante de rouge, ce qui fait souvent qualifier ces mutants d’anérythristiques (absence de pigments rouges), bien que les pigments jaunes aient aussi disparus mais de façon bien plus discrète. La mutation anérythristique est liée à un simple gène qui empêche la synthèse des pigments rouges (érythrine). Ces animaux sont complètement amélaniques et possèdent des pigments gris, bruns et noirs mais pas de pigments rouge et orange. On la rencontre par exemple chez le Boa constrictor et chez Epicrates cenchria. Dans le cas de la couleuvre à gouttelettes, on les appelle souvent ‘noirs’ ou ‘albinos noirs’. Quand le pigment jaune est encore présent, il reste uniquement localisé sur les côtés de la tête et du cou. Au moins deux gènes responsables de ce phénotype sont répertoriés et qualifiés respectivement de type A et type B (plus rare). Les serpents axanthiques présentent des variations ontogéniques importantes de leur coloration rouge et jaune ne sont véritablement dominants qu’une fois la maturité sexuelle atteinte. La mutation de l’axanthisme implique la perte des pigments ptéridines de toutes les couleurs, la persistance de la coloration jaune est due à l’accumulation de caroténoïdes alimentaires stockés dans les xanthophores. La coloration bleue, présente
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chez certains individus, décroît avec l’âge. Un autre cas d’axanthisme a été mis en évidence chez Elaphe obsoleta lindheimeri (BECHTEL, 1995). Cette mutation est aussi bien connue chez un python australasien, Morelia viridis (autrefois dénommé Chondropython viridis) et chez le boa canin (Corallus caninus) chez qui les jeunes axanthiques présentent une intense coloration bleue du fait de la disparition des pigments jaunes. L’incidence de cette mutation chez les serpents n’est pas connue mais pourrait ne pas être aussi rare qu’on le suppose généralement. Beaucoup de serpents axanthiques observés dans la nature sont des adultes, ce qui semblerait montrer que cette mutation n’influence pas la survie des porteurs. Chez E. guttata, on a également mis en évidence un axanthisme non allélique par des croisements d’un individu axanthique avec un homozygote pour cette mutation, croisement qui n’a pas donné que des axanthiques (BECHTEL, 1995). Ce résultat montre que plus d’un locus peut être impliqué dans l’apparition de l’axanthisme. L’axanthisme se rencontre chez de nombreux serpents appartenant à différentes familles : Boidae (Boa constrictor, Python molurus bivittatus, Python regius), Colubridae (Elaphe flavirufa, Elaphe g. guttata, Elaphe obsoleta lindheimeri, Elaphe obsoleta quadrivittata, Farancia a. abacura, Lampropeltis getula floridana, Lampropeltis triangulum hondurensis), Viperidae (Crotalus adamanteus). Le xanthisme a été signalé chez le Python royal (Python regius). Les mutants xanthiques et érythristiques, qui sont inverses des axanthiques et des anérythristiques, montrent une augmentation de la proportion de pigments rouges ou jaunes par rapport à la forme sauvage (mutants ‘high yellow’ ou ‘jungle’ chez le python royal). Les animaux à la fois albinos et xanthiques sont appelés ‘high yellow albinos’ et sont très beaux. La mutation ‘lavendel albino’ est particulièrement esthétique chez le python réticulé.
6.3. Le leucisme chez les serpents Le premier individu leucistique mentionné est un python molure (Python molurus molurus) blanc comme neige avec des yeux noirs (KAUFELD, 1956). Ce serpent, considéré comme sacré par la population locale et nommé du nom de la déesse Serata, a été capturé dans l’est du Pakistan. Cet individu, alors considéré comme le serpent le plus rare au monde, a fait la une de plusieurs journaux. Le leucisme est une déficience héréditaire impliquant tous les chromatophores. Les serpents leucistiques ne possèdent plus ni mélanophores ni xanthophores fonctionnels, et seulement très peu d’iridophores, contrairement à ce qui s’observe dans les cas d’albinisme et d’axanthisme. En transplantant expérimentalement des chromatoblastes dans une peau d’albinos ou d’axanthique, les cellules pigmentaires normales s’installent et synthétisent leurs pigments respectifs, ce qui n’est pas le cas chez les leucistiques. Il semblerait que ce soit les tissus de la peau blanche qui ne permettent pas l’installation des cellules pigmentaires L’incidence de cette mutation n’est pas connue mais elle demeure très rare dans les populations naturelles, bien que largement répandue au sein des reptiles et des amphibiens. Notons cependant que certains individus leucistiques peuvent avoir été identifié comme des albinos par le passé. Tous présentent la même coloration, blanche avec des yeux bleus ou noirs. Son origine tient à la mutation d’un gène autosomal récessif mais il a fallut attendre 1981 pour confirmer son mode d’héritabilité chez la couleuvre Elaphe obsoleta (BECHTEL & BECHTEL, 1985). Cette mutation est souvent associée à une exophtalmie prononcée mais la nature de cette association n’est pas connue plus en détails Les individus affectés ont des yeux bleus ou noirs ce qui pourrait laisser supposer que ces animaux possèdent encore des mélanocytes. Elle a aussi été observée sur un crotale (Crotalus sp.) et se rencontre chez l’alligator ou même chez l’axolotl (BECHTEL, 1995). Le leucisme existe chez de nombreux serpents appartenant à différentes familles : Boidae (Python molurus bivittatus), Colubridae (Elaphe obsoleta lindheimeri), Viperidae
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(Agkistrodon piscivorus, Crotalus adamanteus). Un spécimen leucistique du boa Epicrates cenchria maurus a atteint le prix de 30 000 euros lors d’une vente !
6.4. Le piébaldisme chez les serpents Le piebaldisme concerne l’implantation de zones blanches totalement décolorées sur des surfaces plus ou moins importantes du corps. Ces taches blanches sont particulièrement visibles sur l’animal dont les autres parties présentent la pigmentation normale de l’espèce. Cette mutation, qui se rencontre chez l’homme, a été signalée chez un crotale, Crotalus v. viridis (Gloyd, 1958) et chez le Python molure chez qui la perte localisée de pigmentation peut être retardée et n’apparaître que plus tard au cours de la croissance (Barten et al, 1985). Le piebaldisme existe chez des serpents de différentes familles : Boidae (Epicrates cenchria maurus, Python molurus bivittatus, Python regius) et Colubridae (Elaphe g. guttata). On trouve à présent des doubles mutants piebald/xanthiques et piebald/albinos.
6.5. Le mélanisme chez les serpents Les serpents mélaniques peuvent être considérés comme des variants noirs d’une espèce qui normalement présente un patron de coloration ; ce phénotype est l’opposé du leucisme. Plusieurs espèces, comme par exemple la couleuvre américaine Coluber constrictor, présentent un mélanisme ontogénique normal. Le mélanisme est fréquent dans certaines populations de couleuvre à collier (Natrix natrix helvetica) du sud-ouest de la France ou chez la vipère péliade en France (Vipera berus). Cette mutation est liée à un gène autosomal récessif (BLANCHARD & BLANCHARD, 1941). Il semblerait qu’il existe une différence génétique ou liée au développement importante entre les individus mélaniques dès la naissance et ceux qui le deviennent au cours de leur croissance. Le mélanisme se rencontre aussi chez d’autres serpents : Boidae (Boa constrictor, Python regius), Colubridae (Nerodia fasciata, Thamnophis s. sirtalis), Viperidae (Agkistrodon contortrix, Crotalus atrox, Sistrurus c. catenatus). L’hypomélanisme se rencontre notamment chez les Colubridae (Elaphe o. obsoleta, Lampropeltis getula floridana) et les Viperidae (Crotalus adamanteus et Crotalus horridus). Le mélanisme est différent de l’anérythrisme qui est l’absence de pigmentation rouge et orange : un serpent anérythristique n’a pas plus de pigments noirs qu’un animal sauvage et un animal mélanique possède des pigments rouges masqués par la mélanine surabondante.
6.6. La mutation ‘tigre’ chez les serpents En 1993, une. forme originale du python réticulé (Python reticulatus) est reproduite aux Etats-Unis. La moitié de la descendance conserve le patron original de la mère tandis que l’autre moitié possède le patron sauvage. CeS animaux sont dénommés ‘Tigre Retics’ car ils présentent différents degrés de bandes et dans certains cas une duplication latérale de ce patron anormal. En croisant un individu ‘tigre’ avec un autre sauvage on obtient 50% de ‘tigre’ et 50% de sauvages. Ce type de mutation est qualifié de co-dominant et les individus ‘tigre’ sont hétérozygotes pour ce caractère qui s’exprime dans cet état. Plus tard, un éleveur a croisé deux individus ‘tigre’. La descendance de ces animaux hétérozygotes comprenait des individus sauvages, des ‘tigres’ et certains qualifiés de ‘super-tigres’, avec plus de bandes et plus de jaune que les ‘tigres’ : ils sont homozygotes pour ce caractère et bien plus dociles que la forme sauvage. Les ‘super-tigres’ croisés entre eux donnent toujours des ‘super-tigres’. Les sélections actuellement en cours tentent de produire des ‘super-tigre’ présentant les deux types d’albinisme (t+ et t-) (CLARK, 2003a). On trouve actuellement des individus nains
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présentant cette mutation ; ils ont été obtenus par des croisements avec la forme naine des îles indonésiennes.
6.7. La mutation ‘calico’ chez les serpents Chez le python réticulé, la mutation ‘calico’ est extrêmement variable. Ces serpents présentent des zones blanches ou sont presque totalement blancs. Certains n’ont pas de pigments noirs et d’autres peuvent en présenter un peu ainsi que des taches noires et brunes. Généralement les yeux sont sombres et tous semblent être du sexe femelle. Cette coloration peut ne pas être stable. Un spécimen a changé vers la coloration sauvage après 10 années de captivité, ce qui semblerait montrer que ce caractère n’est pas déterminé génétiquement mais sa cause demeure inconnue. Cette anomalie de coloration est également mentionnée chez Python molurus bivittatus et la couleuvre Thamnophis s. sirtalis.
6.8. Autres mutations Plusieurs autres mutants sont proposés dans le commerce. La mutation ‘labyrinthe’ existe uniquement chez Python molurus bivittatus. Découverte en 1988 sur un spécimen sauvage provenant de Thaïlande, elle a fait l’objet d’une sélection puis a été combinée pour former des mutants doubles ‘albinos labyrinthe’. La mutation ‘granit’ est rencontrée chez la même espèce et est originaire de Thaïlande. Cette mutation récessive simple fait actuellement l’objet de croisements pour l’obtention de formes ‘amélaniques/granit’ et de nombreuses autres nouvelles combinaisons. Les sélections actuelle se poursuivent pour combiner les mutations ‘tigre’ et ‘super-tigre’ avec d’autres mutations maintenant classiques. La nouvelle mutation co-dominante qualifiée de ‘saumon’ a permis la sélection d’individus qualifiés de ‘super-saumon’ chez le boa constrictor (IHLE et al., 2000; Ihle, 2002), ainsi que des combinaisons de cette mutation avec des caractères maintenant plus classiques comme par exemple l’albinisme. Enfin, la mutation ‘banana’ a été obtenue chez le python royal. Elle porte sur la surface des taches par rapport à celle de la couleur de fond jaune (plus de 80% chez les porteurs de cette mutation).
7. Anomalies du patron de coloration chez les serpents Le patron de coloration d’un serpent est un caractère spécifique stable permettant l’identification par un spécialiste ou même une personne expérimentée. Cependant, il faut se rendre à l’évidence, chez toutes les espèces certains individus présentent un patron atypique. Ces anomalies sont contrôlées génétiquement, bien que certaines puissent être engendrées par l’alimentation, des pathologies ou l’action de la température durant l’embryogenèse. Leur fréquence d’occurrence est variable mais de nombreuses variations ne demeurent connues que par un unique spécimen. Toutes ces anomalies ne sont pas liées à des modifications génétiques : la température d’incubation (supérieure ou inférieure) peut être à l’origine des malformations du patron de coloration. Dans le cas du Python molure, chez qui la femelle incube ses œufs entre les anneaux de son corps, l’incubation artificielle a permis de reconnaître deux types d’anomalies : celles concernant le patron de coloration et celles concernant la colonne vertébrale (VINEGAR, 1973).
7.1. Les bandes Les variants à bandes de certaines espèces normalement tachetées ou annelées sont relativement fréquents. Cette aberration est quelquefois interprétée comme une rotation de 90°
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du patron transformant les taches ou les anneaux en bandes. Le cas le plus connu est celui de la couleuvre Lampropeltis getula californiae où cette mutation peut se rencontrer chez 40% des individus dans certaines populations (KLAUBER, 1936 ; Zweifel, 1981) ; cette variation était à l’origine considérée comme liée à une sous-espèce différente (Lampropeltis getula boylii), ce qui s’est révélé inexact. Les croisements en captivité ont par la suite montré que le patron annelé est récessif par rapport au patron à bandes dont la dominance est variable. Le patron mutant à bandes est également fréquent chez d’autres couleuvres des genres Lampropeltis, Pituophis et chez Elaphe guttata (REIMER, 1958 ; BECHTEL & BECHTEL, 1978 ; DYRKACZ, 1982 ; BECHTEL & WHITECAR, 1983). Quelquefois le mutant à bandes diffère également de la forme sauvage à taches par son ventre uniforme. Dans ces cas également la forme à bandes est dominante par rapport à la forme à taches. La forme à bandes a été trouvée chez plusieurs crotales américains (Gloyd, 1958). On note aussi l’existence de spécimens qui ne présentent le patron à bandes que sur une partie de leur corps (aussi bien antérieure que postérieure) et quelquefois cette anomalie est associée à une écaillure aberrante pour l’espèce concernée, ce qui pourrait indiquer un stress durant l’embryogenèse plutôt qu’une anomalie génétique. Le patron anormal de bandes se rencontre notamment chez les Boidae (Boa constrictor. Python regius), Colubridae (Cemophora coccinea, Elaphe guttata emoryi, Elaphe g. guttata, Elaphe o. obsoleta, Lampropeltis c. calligaster, Lampropeltis g. getula, Pituophis catenifer, Rhinocheilus lecontei) et Viperidae (Agkistrodon contortrix, Crotalus adamanteus, Crotalus horridus, Sistrurus c. catenatus). Les variations ‘clown’ et ‘ghost’ sont particulières au python royal ; la première affecte à la fois la couleur et le motif (bandes dorsales) et la seconde provient de deux mutants sauvages du Ghana mais serait différente de la mutation ‘ghost’ rencontrée chez d’autres espèces.
7.2. Les mutants zig-zag Chez certaines espèces qui présentent normalement une seule série médio-dorsale de taches, celles-ci peuvent se positionner de façon à créer un patron asymétrique aboutissant à la formation de zig-zag. Cette variation génétique, qui peut ne concerner qu’une partie du corps, est connue chez la couleuvre Elaphe g. guttata et chez plusieurs Boidae (Acrantophis dumerili, Boa constrictor, Morelia spilota, Python reticulatus). Chez le boa constrictor, cette mutation, considérée comme co-dominante, est appelée ‘jungle’ chez les hétérozygotes et ‘super-jungle’ chez les homozygotes.
7.3. L’absence de patron Cette rare anomalie a surtout été reportée chez des crotales (FITCH, 1959) et semblerait liée à une mutation récessive présente seulement chez les mâles (BECHTEL, 1995). Elle est signalée chez Agkistrodon contortrix, Crotalus adamanteus et Crotalus atrox C’est en 1987 (Clark, 2003b) que le premier python molure ‘vert’ encore appelé ‘sans patron’ a été produit en captivité. Plus tard on proposait des albinos sans patron chez ce même python.
Discussion La sélection de mutants de coloration chez les serpents est totalement sous contrôle humain et ne répond, pour l’instant, qu’à la seule recherche esthétique. Elle implique presque toujours la production d’homozygotes pour le caractère sélectionné. Pourtant, certains de ces mutants ont une origine hybride en plus de combiner plusieurs gènes à l’état homozygote. L’attribution de ces nouveaux morphes à des formes domestiques ou sauvages reste délicate. En admettant qu’une forme maintenue en captivité n’existe pas et n’a jamais existé dans la
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nature, il serait tentant de la considérer comme domestique. La sélection opérée par les éleveurs terrariophiles permet la confrontation de plusieurs gènes qui, sans l’intervention des croisements artificiels, ne seraient très probablement jamais en contact dans la nature. C’est par exemple le cas du python réticulé nain endémique des îles indonésiennes (‘Jampea’) chez qui la sélection a permis notamment d’introduire l’un des gènes de l’albinisme. La sélection permet le maintient en captivité d’individus dont les chances de survie dans la nature restent très limitées du fait de leur coloration trop visible par les prédateurs naturels. En fait, la probabilité d’occurrence d’une mutation double dans une population naturelle est pratiquement nulle et l’on peut affirmer que les chances pour que deux telles mutations soient rencontrées dans l’état homozygote parmi la descendance de deux adultes sauvages sont nulles (c’est le cas des doubles mutants, comme par exemple les formes ‘snow’ et ‘ghost’ ou ‘labyrinthe/albinos’ et ‘piebald/albinos’). Les conditions de détention en captivité favorisent également l’apparition de mutants nouveaux probablement par des températures inadéquates. Le rôle de l’éleveur consiste à stabiliser et fixer les nouvelles mutations issues de la nature ou de la captivité pour ensuite les combiner à celles existantes. Chez Python regius, près de 30 mutants sont actuellement proposés dans le commerce. Leur déterminisme génétique n’est pas toujours connu. En ce sens, ces nouveaux animaux de compagnie pourraient être considérés comme des formes domestiques car ils sont issus de la seule volonté humaine, leur finalité est purement anthropique et leurs caractères sont stabilisés et reproductibles (sous certaines conditions).
D’un point de vue juridique aucune mutation de reptile n’est à l’heure actuelle exclue du cadre législatif de l’espèce concernée. En effet, un individu mutant possède encore la majorité du potentiel génétique permettant de générer une descendance de phénotype ‘sauvage’ et donc éventuellement soumise à une protection. Il n’est par conséquent pas envisageable de ne pas rattacher ces variants de coloration à leur espèce, même s’ils n’existent pas dans les populations naturelles sous cette forme.
Malgré le caractère fortement artificiel de la majorité des mutants de coloration de serpents proposés sur le marché, il ne nous semble pas opportun de les considérer comme des formes domestiques, ni de les déclasser pour les extraire du cadre juridique de protection concernant l’espèce à laquelle ils se rattachent. On ne peut cependant éliminer la possibilité d’un changement de cette situation par la sélection d’individus issus d’hybridations inter spécifiques, stériles et porteurs de plusieurs mutations à l’état homozygote.
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La tête et la queue du serpent - Fable de LA FONTAINE illustrée par GRANDVILLE (op. cit.)
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PEUT-ON PARLER D’ESPECES DOMESTIQUES ? Philippe LHERMINIER Généticien, Professeur à l’ESITPA Résumé - L’auteur rappelle que DARWIN s’est servi des races d’animaux domestiques comme modèle d’étude des espèces parce que, selon lui, il n'y a pas de distinction essentielle entre les espèces et les unités taxonomiques de rang inférieur, les lois qui régissent leur formation étant les mêmes. Il passe en revue les critères de ressemblance/différence, de descendance et d’interfécondité et montre qu’aucun ne permet véritablement de distinguer l’espèce de la race. C’est toutefois le critère de descendance qui est le plus opérationnel : diagnostiquer des lignées distinctes est l’essentiel, qu’elles soient appelées espèces ou races n'étant plus qu’une question de mot. Plus l’isolement est marqué, plus l’expression "espèce domestique" est justifiée. Les animaux domestiques paraissent ainsi pouvoir être ventilés en trois catégories : 1) une espèce unique si la forme domestique diffère peu et continue d’échanger avec la forme sauvage, 2) un seul nom d’espèce avec mention de races domestiques si l’isolement est moyen, 3) deux espèces distinctes si l’isolement de la forme domestique est total.
Ce titre d’apparence anodine soulève en réalité un des problèmes les plus importants de l’histoire de la biologie. Au premier chapitre De l’origine des espèces DARWIN en effet substitue à la définition de l’espèce par laquelle on attend qu’il s’ouvre, la description de l’origine des races domestiques : l’histoire des espèces échappant à l’expérience, c’est au laboratoire de la domestication de proposer un simulacre accessible duquel on puisse légitimement induire des races aux espèces selon une équation de proportionnalité, les unes différant des autres en degré et non en nature : "les lois complexes et peu connues qui gouvernent la formation des variétés sont ... les mêmes qui ont gouverné la production des formes physiques distinctes " (De l’origine des espèces, p.485). La question liminaire n'est donc pas si le porc doit porter le même nom latin que le sanglier, mais pose un problème bien plus fondamental où le modèle des races domestiques joue un rôle de premier plan. Ce modèle a servi à DARWIN comme analogie et peut-être comme preuve, il a produit les seuls cas longtemps connus et indiscutables d’effets sélectifs, il bénéficie de l’autorité et du prestige de ce qui fait le fleuron de l’agriculture, enfin il a même tenté les utopies sociales, idéologies, etc. jusqu'aux réductions à l’eugénisme de l’Homo domesticus.
L’argumentation de DARWIN est de type nominaliste-sceptique. La réponse à la question : les races domestiques sont-elles des espèces ? devient une question de mots (pp 4758) : "Lorsqu'il s’agit de déterminer si une forme doit prendre le nom d’espèce ou de variété, l’opinion des naturalistes doués d’un jugement sûr et en possession d’une grande expérience semble devoir faire seule autorité ... Si une variété vient à s’accroître jusqu'à excéder en nombre l’espèce mère, celle-ci prendra alors le nom de variété et la variété celui d’espèce ... Je considère les variétés un peu plus distinctes et un peu plus permanentes comme des degrés qui conduisent à des variétés encore plus fortement tranchées, ces dernières ainsi formant passage aux sous-espèces et aux espèces ... Je ne considère le terme d’espèce que comme arbitrairement appliqué pour plus de commodité à un ensemble d’individus ayant entre eux de grandes ressemblances, mais qu’il ne diffère pas essentiellement du terme de variété donné à des formes moins distinctes et plus variables. De même le terme de variété en comparaison avec les différences purement individuelles est appliqué non moins arbitrairement et encore par pure convenance de langage ... Une variété bien tranchée doit être considérée comme une espèce naissante" ... Le critère de ressemblance est balayé : "la somme des différences considérées comme nécessaire pour donner à deux formes le rang d’espèce, est complètement ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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indéfinie" ... "les systématiciens ayant seulement à décider si les différences sont assez importantes pour mériter le nom d’espèces" (p.560). La difficile question de l’interfécondité entre races traditionnellement opposée à l’interstérilité entre espèces est longuement discutée au chapitre VIII et dans diverses notes ultérieures, pour conclure qu’il "n'existe aucune distinction essentielle et fondamentale entre les espèces et les variétés" (p.290). Cette dialectique visant, sous le prétexte qu’on les connaît mal, à confondre variété et espèce pour mieux faire servir la formation des unes de modèle à celle des autres, est frustrante. A côté de ces développements assez répétitifs, une phrase essentielle de DARWIN est rarement citée (p.41) : "il importe de pouvoir prévenir les croisements, si l’on veut réussir à former de nouvelles races, au moins dans une contrée déjà peuplée d’autres races analogues. A cet égard le mode de clôture des terres joue un grand rôle. Les sauvages nomades ou les habitants de plaines ouvertes possèdent rarement plus d’une race de la même espèce". DARWIN cette fois distingue race et espèce avec un soin inaccoutumé, surtout il souligne l’isolement des lignées. Ce n'est pas la différence ni la stérilité qui fait la race, c’est la clôture. Nous y reviendrons.
DEFINITIONS Un sujet aussi vaste que l’espèce contraint à quelques schématisations, et c’est la raison pour laquelle nous admettrons sans les nuances et les discussions qui outrepasseraient notre exposé, les définitions suivantes, d’ailleurs bien connues. Selon le concept "fort" tous les individus de l’espèce se ressemblent, descendent les uns des autres et sont interféconds. Bien souvent ces critères ne sont pas parfaitement respectés. Il existe donc des concepts "faibles" qui ne retiennent que l’un ou l’autre. Ainsi la plupart du temps nous identifions un animal selon sa ressemblance à d’autres connus, sans rechercher ses parents ni tester sa fécondité. De leur côté les concepts phylétiques de l’espèce privilégient la descendance (tous les descendants d’ancêtres communs) et négligent l’interfécondité. Au contraire le concept biologique ne retient qu’elle et ignore ressemblance et descendance : ainsi les espèces jumelles, qui sont très ressemblantes entre elles mais interstériles, sont séparées en espèces distinctes, tandis que les races, qui sont dissemblables mais interfécondes, sont réunies en une même espèce.
Les variétés, races et sous-espèces sont des catégories taxonomiques de rang inférieur à l’espèce. Plus encore que l’espèce ces concepts sont excessivement mal définis. Certainement le mot race a l’avantage de se prêter à des situations variées, ce qui est bien commode. En réalité, plus que les mots, ce sont les critères relationnels qui comptent et sur lesquels l’analyse doit toujours s’appuyer. A cet égard ces trois catégories taxonomiques présentent des différences morphologiques claires et une interfécondité totale, et pour race et sous-espèce, une répartition géographique plus ou moins bien circonscrite, donc un isolement de circonstance. Ces traits correspondent assez bien à l’idée qu’on se fait d’une race domestique. Pour compliquer les choses, ils correspondent aussi à certains concepts phylogénétiques de l’espèce, lesquels considèrent justement race et sous-espèce comme étant des espèces de plein droit (CRACRAFT, 1989). Il faut bien garder à l’esprit que ces ambiguïtés de concepts ne sont pas améliorées depuis DARWIN, loin de là ! La meilleure réponse dépend en définitive d’une analyse serrée des critères objectifs : quelles relations entre animaux sauvages et domestiques ? Une définition forte de l’espèce domestique est-elle possible ? Sinon, la nature des critères distinctifs contraint-elle à voir
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plutôt des races - que certains qualifieront peut-être d’espèces ? N'y a-t-il pas plusieurs réponses possibles en fonction des espèces concernées ?
COMMENT LES CRITERES DE L’ESPECE S’APPLIQUENT AUX ANIMAUX DOMESTIQUES Les races domestiques sont des produits de l’art (au double sens artiste et artisan) et non des effets de la nature. Le point de vue du biologiste doit être complété par celui du zootechnicien, si l’on veut bien comprendre que les espèces domestiques ne sont pas tout à fait des espèces "comme les autres". 1 ) Le critère de ressemblance/différence ou de distance génétique semble aller de soi dès que l’on se représente les animaux de ferme les plus sélectionnés : un Mérinos n’est pas un mouflon, ni un Large-White un sanglier. L’un des buts d’un classement est d’y intégrer un maximum d’information. A cet égard, le critère de morphologie est très riche. La définition des standards de races, leur identification au quotidien, les pratiques des éleveurs et les grilles de qualification des jurys, reposent pour une large part sur une description méticuleuse, donc contiennent une information abondante.
Et pourtant, malgré son indéniable commodité, ce critère n'est pas plus pertinent pour décider du statut de race plutôt que d’espèce domestique, qu’il ne l’était à l’époque de DARWIN. - Certaines formes domestiques diffèrent très peu de leur équivalent sauvage (cf. tableau 1). - Inversement, une souris blanche est-elle une espèce nouvelle ? La sélection artificielle peut en quelques générations entraîner des modifications considérables sur quelques caractères d’intérêt qui rendent les populations domestiques méconnaissables, quoique restées proches des sauvages pour tous les autres caractères. HALDANE a imaginé la notion baroque de darwin (HALDANE, 1959) comme unité de mesure des taux d’évolution. Pour les caractères quantitatifs le darwin est le taux de 1,001 par mille ans ou e = 2,718 par million d’armées. Les dents des équidés ont un taux moyen d’évolution de 30 à 40 millidarwins, et la production laitière des vaches danoises, de 10 kilodarwins, soit 300 000 fois plus. Une telle disproportion invalide toute idée de définir l’espèce par des distances, souligne les limites de l’analogie entre sélection naturelle et artificielle, et ridiculise le choix des caractères solides et mesurables comme critères d’évolution. - D’un programme de sélection à un autre, les caractères d’intérêts changent, à ce point que bien des races domestiques diffèrent plus entre elles que de la forme sauvage. Il faudrait donc faire, non plus de l’ensemble domestiqué, mais de chaque forme repérable, une espèce distincte. - Ce critère est trop "phénotypique" car le standard inclut, d’ailleurs à juste titre, de nombreux traits liés aux conditions d’élevage et à la présentation des animaux (par exemple, oreilles taillées). 2) Le critère de descendance
Un véritable concept d’espèce ou de race demande à être plus "génotypique", s’il doit décider du statut taxonomique des animaux présentés. Le critère de descendance selon lequel les membres d’un taxon descendent les uns des autres, répond à cette exigence. Il rend compte des décisions des sélectionneurs, de l’histoire de l’évolution des lignées. Isolements, partages, croisements divers, tout le savoir sur une population domestique tient en ces termes. C’est pourquoi le critère de descendance est privilégié pour vraiment connaître et qualifier les
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animaux d’élevage. Isoler une lignée de reproducteurs est la condition de tout programme de création de race, comme l’avait souligné DARWIN. Enregistrer les filiations sur un Herd Book ou autre Livre Généalogique est l’étape suivante. Elle est si décisive que le nom de ce Livre a bientôt désigné par métonymie les Associations d’éleveurs qui y inscrivaient l’état civil des animaux sélectionnés. Plus simplement, le pédigréeest la marque de l’appartenance raciale. De leur côté, les concepts dits phylogénétiques et cladistiques se fondent sur l’identification de lignées indépendantes, issues d’une population ancestrale unique (c’est le critère de monophylétisme) et qui sont chacune une espèce. Il y a espèces distinctes dès qu’une lignée se partage en deux. La différence n'est pas un critère en soi mais sert au diagnostic de l’indépendance des lignées. L’interfécondité est sans valeur de critère car c’est un caractère vestigial qui perdure parfois entre espèces depuis longtemps séparées. La seule évolution indubitable est donc la dichotomie des lignées. Selon ce point de vue, les races domestiques, étant des lignées phylétiques dérivées, seraient bel et bien des espèces.
On voit tout de suite le sophisme, qui était d’ailleurs celui de DARWIN. Les concepts phylogénétiques élèvent au rang d’espèce les sous-espèces et races (CRACRAFT, 1989), de sorte que les formes domestiques sont des espèces ... à condition de donner au mot "espèce" le contenu habituellement réservé à la race.
Les difficultés ne sont pas seulement de vocabulaire. - Prolifération exponentielle du nombre d’espèces car c’est un concept très "diviseur". En effet tout morcellement est facteur d’isolement, donc produit une espèce. Un comble : plus une espèce menacée se réfugie dans des habitats morcelés, plus il "apparaît" d’espèces nouvelles. La multiplication des isolats peut-elle être interprétée comme une multiplication des espèces ? Pour peu qu’un éleveur s’y amuse, chaque partage mendélien bien identifié est-il une espèce nouvelle ? C’est la difficulté non résolue par la phylogénétique. - Plusieurs domestications parallèles sont survenues. Il faut se résoudre à accepter que l’espèce Bos taurus soit un regroupement ayant une origine polyphylétique. - Réversibilité des lignées : les animaux ou lignées croisés, si fréquents en élevage, ne sont pas monophylétiques, et donc ne seraient d’aucune espèce ? - D’une façon plus générale, en rejetant la notion de grade évolutif et en faisant de la différence un simple indicateur de partage, la cladistique ne peut plus définir les seuils qui permettent de parler de race ou d’espèce ou, d’ailleurs, de toute autre catégorie taxonomique. Tout se tient dans une gigantesque suite de dichotomies où aucune classe ne peut plus être circonscrite. 3) Le critère de fécondité, si pertinent qu’il soit du point de vue biologique, n'apprend rien au zootechnicien puisque toutes les formes domestiques connues restent systématiquement fécondes avec leur correspondant sauvage. C’est l’objection qu’on a toujours faite à DARWIN. Ce critère est donc totalement inapproprié pour distinguer les formes domestiques des sauvages puisqu'il les rassemble au contraire en une seule espèce commune à tous. Selon le concept biologique de l’espèce (MAYR, 1942 : 120) les espèces sont des groupes de populations naturelles réellement ou potentiellement interfécondes et reproductivement isolées d’autres groupes semblables. Il n'est fait aucune référence à leur morphologie ni à leur répartition ni à leur descendance. Selon ce concept, les races sont des subdivisions de l’espèce, pleinement interfécondes, et distinguées par leur morphologie et leur répartition géographique. Elles sont des parties de l’espèce, car leur potentiel de croisement invalide toute idée de séparation de rang spécifique. L’interfécondité est un critère très "réunisseur" : ainsi, la chèvre se croise au bouquetin, qui n'est pourtant pas sa forme sauvage. Jugées sur ce seul critère,
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toutes les formes domestiques et leurs correspondants sauvages sont réunies au sein d’une seule et unique espèce sans aucun partage possible.
On objecte encore : - Les races auraient toujours des aires géographiques distinctes, tandis que domestiques et sauvages ont souvent la même aire puisque la domestication s’est produite là où l’on trouvait les sauvages. On répond à cette objection, que la plupart d’entre elles sont isolées les unes des autres de quelque manière, sinon par la distance, du moins par un obstacle physique (une clôture...). - Toutes les races domestiques sont potentiellement fécondes avec leur forme sauvage, néanmoins certaines en sont réellement isolées, donc mériteraient d’être appelées espèces. Un cochon d’Inde apprivoisé dans un appartement parisien n'a vraiment aucune chance de s’accoupler à un sauvage du Pérou. C’est encore plus vrai du boeuf domestique puisque l’aurochs est éteint. - La nomenclature trinominale (genre + espèce + race) est lourde puisqu’on ne peut plus appeler un chat un chat mais Felis catus catus ou Felis catus silvestris. En définitive, la descendance s’avère le seul véritable critère opérationnel. Tout nous porte à ne retenir parmi les critères traditionnels de l’espèce, ni la ressemblance/différence, ni l’interfécondité/stérilité, mais essentiellement l’examen au cas par cas de la nature précise des relations entre lignées. Diagnostiquer les lignées est la véritable tâche taxonomique du zootechnicien. Désigner alors ces lignées comme races ou espèces n'est plus qu’une question de mot, puisque l’information est tout entière contenue dans l’analyse de la descendance.
NATURE DE L’ISOLEMENT ENTRE LIGNEES L’isolement phylétique est l’effet de la "volonté des éleveurs". Celle-ci serait en quelque sorte le véritable et ultime critère d’espèce. Pour cette raison l’isolement comporte plusieurs degrés qui dépendent des pratiques d’élevage. La réponse ultime à la question : peuton parler d’espèces domestiques? serait donc : plus l’isolement est marqué, plus
l’expression ''espèce domestique" est justifiée. A titre d’illustration de cette règle, nous distinguerons trois degrés d’isolement correspondant à trois statuts taxonomiques possibles. Il est évident que toutes les situations intermédiaires existent, y compris pour une même espèce. Des nombreuses listes qui ont été proposées, aucune n'est complète ni définitive. Nous reprenons celle de CORBET & CLUTTON-BROCK (1984) qui répond le mieux à notre analyse.
1) Faible isolement (tableau I). Les élevages entretenus en captivité continuent d’échanger largement avec les populations sauvages. Les différences entre formes élevées et sauvages sont de même ordre que celles que l’on trouve entre populations sauvages. On ne parle ni d’espèce ni de race distinctes mais on peut indiquer (en élevage). 2) Isolement moyen (tableau II). Les croisements sont rares avec l’espèce sauvage ancestrale. Celle-ci est bien connue et reste toujours identifiable. Les populations élevées sont devenues bien reconnaissables et certaines formes sont inconnues dans la nature. Le statut approprié serait celui de "race domestique" incluse dans une espèce commune. 3) Isolement total (tableau III). Plus aucune relation avec l’espèce sauvage ancestrale. Celle-ci est parfois inconnue ou éteinte. L’isolement reproductif est réel mais n'atteint pas le
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degré de la stérilité (prézygotique et non postzygotique). On peut admettre qu’il s’agit de deux véritables espèces, la domestique étant dérivée de l’espèce sauvage.
LA NOMENCLATURE : LE NOM "FAIT-IL" L’ESPECE ? La nomenclature latine binominale comporte un nom de genre avec majuscule, et un nom (ou plutôt une épithète) d’espèce toujours sans majuscule, y compris s’il dérive d’un nom propre. La sous-espèce est désignée par un troisième terme (cf International ...). On optera donc entre trois situations : - Un nom d’espèce unique lorsque la forme domestique diffère peu de l’espèce sauvage (tableau I). - Un nom d’espèce unique auquel s’ajoute un troisième terme vernaculaire précisant d’une manière ou d’une autre qu’il s’agit d’une forme domestique (tableau II). Si ce troisième terme est latinisé, la forme domestique prend valeur de sous-espèce au sens taxonomique plein. Cette méthode rend le binom équivoque car il désigne les deux formes. Un autre point embarrassant est que la forme domestique a souvent été décrite la première, donc elle a la priorité, ce qui tend à faire de l’espèce sauvage une sous-espèce subordonnée. Par exemple, il n'est pas satisfaisant que le chat sauvage décrit en 1777 devienne une sous-espèce du chat domestique nommé en 1758 ! - Deux noms d’espèces attestant qu’elles sont bien séparées (tableau III). Le cas échéant, le nom latin de l’espèce domestique est suivi lui-même du nom de race. Les races domestiques n'utilisent jamais la nomenclature trinominale latine mais toujours un terme vernaculaire ; Bos taurus de race Normande.
L’auteur qui nomme une espèce nouvelle justifie sa décision par un faisceau d’arguments. Désormais le nom qu’il a choisi traduit et condense cette information riche et compliquée, et il suffit d’appeler le mot sans plus revenir aux attendus (sauf révision taxonomique). En raison même de sa précision, la nomenclature prend valeur d’argument d’autorité. Ainsi, dans une classification, le "mot” se substitue à la "chose" (FOUCAULT, 1966). On dira : puisqu’ils ont deux noms, Felis catus et Felis silvestris sont bien deux espèces, ou au contraire, Felis catus catus et F. c. silvestris sont deux sous-espèces d’une même espèce. Il est donc indispensable de prendre des décisions nomenclaturales claires et exactes, et de s’y tenir.
BIBLIOGRAPHIE CORBET, G.B. et CLUTTON-BROCK, J. (1984) .- "Taxonomy and nomenclature", in MASON, LL. (édit.), Evolution of domesticated animals, Longman, Londres, 434-438. CRACRAFT, J. (1989) .- "Speciation and its ontology", in OTTE, D. et ENDLER, J.A. (édits.), Speciation and its consequences, Sinauer Associates Inc., USA, 28-59. DARWIN, C. (1859, 3è édit. 1861, trad.,introduction et notes, C. ROYER 1862, rééd. 1918) .- De l’origine des espèces, Flammarion, Paris. DUPLAN, J.M. (1995).- "Bouvines du monde", Elevage et Insémination, n° 267, 1-26. FOUCAULT, M. (1966).- Les mots et les choses, Gallimard, Paris. HALDANE, J.B.S. (1959) .- "Natural selection", in BELL, P.R.,Darwin's biological works, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 101-149. "International code of zoological nomenclature". The international trust for zoological nomenclature, 4è édit 1999. The Natural History Museum, Londres. MAYR, E. (1942).- Systematics and the origin ofspecies, Columbia university Press, New-York.
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Tableau I Eléphant d’Asie Ragondin Chinchilla Pintade Paon Autruche
Elephas maximus (Linné 1758) Myocastor coypus (Molina 1782) Chinchilla laniger (Molina 1782) Numida meleagris (Linné 1758) Pavo cristatus (Linné 1758) Struthio camelus (Linné 1758)
Les animaux de zoo et les nouveaux animaux de compagnie appartiennent à cette catégorie
Tableau II Banteng / boeuf de Bali Caribou / Renne Renard Vison Lapin Hamster doré Souris / de laboratoire Rat de Norvège / de laboratoire Poule de jungle / d’élevage Dinde Mallard / Canard domestique Canard de Barbarie Oie cendrée / domestique Cygne Pigeon de roche / domestique Serin Perruche Poisson rouge Abeille domestique
Bosjavanicus (d’Alton 1823) Rangifer tarandus (Linné 1758) Pulpes vulpes (Linné 1758) Mustela vison (Schreber 1777) Oryctolagus cuniculus (Linné 1758) Mesocricetus auratus (Waterhouse 1839) Mus domesticus (Rutty 1771) Rattus norvegicus (Berkenhout 1769) Gallus gallus (Linné 1758) Meleagris gallopavo (Linné 1758) Anas platyrhyncos (Linné 1758) Cairina moschata (Linné 1758) Anser anser (Linné 1758) Anser cygnoïdes (Linné 1758) Columba livia (Gmelin 1789) Serinus canarius (Linné 1758) Meleopsittacus undulatus (Shaw 1805) Carassius auratus (Linné 1758) Apis mellifera (Linné 1758)
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Tableau III
Bos taurus (Linné 1758) bœuf Bos indicus (Linné 1758) zébu Bibosfrontalis (Lambert 1804) gayal Poephagus grunniens (Linné 1766) yak domestique Bubalus bubalis (Linné 1758) bufle d’eau Ovis aries (Linné 1758) mouton domestique Capra hircus (Linné 1758) chèvre domestique Camelus dromedarius (Linné 1758) dromadaire Camelus bactrianus (Linné 1758) chameau domestique Lama glama (Linné 1758) lama Lamapacos (Linné 1758) alpaca Sus domesticus (Erxleben 1777) porc Equus caballus (Linné 1758) cheval domestique Equus asinus (Linné 1758) âne domestique Canisfamiliaris (Linné 1758) chien Felis catus (Linné 1758) chat domestique Mustelafuro (Linné 1758) Furet Cavia porcellus (Linné 1758) cochon d’inde Bombyx mori (Linné 1758) ver à soie domestique
B. primigenius (Bojanus 1827) auroch
id. Bibos gaurus (Smith 1827) gaur Poephagus mutus (Przewalski 1883) yak sauvage Bubalus arnee (Kerr 1792) arni Ovis orientalis (Gmelin 1774) mouflon d’Asie Capra aegagrus (Erxleben 1777) Chèvre de Perse inconnu
Camelusferus (Przewalski 1883) Chameau sauvage Lamaguanicoe (Muller 1776) guanaco inconnu Sus scrofa (Linné 1758) sanglier Equusferus (Boddaert 1785) tarpan Equus africanus (Fitzinger 1857) âne sauvage Canis lupus (Linné 1758) loup Felis silvestris (Schreber 1777) chat sauvage Mustelaputorius (Linné 1758) putois Cavia aperea (Erxleben 1777) sauvage Bombyx mandarina (Moore 1872) sauvage
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L’APPROCHE REGLEMENTAIRE Michel PERRET Ministère de l’Ecologie et du Développement durable Direction de la Nature et des Paysages
Résumé - La protection des espèces animales non-domestiques a suscité des mesures contraignantes pour les personnes qui en détiennent. Le législateur a défini une espèce non-domestique comme n’ayant pas subi de modifications par sélection de la part de l’homme, ce qui laisse entendre que les espèces domestiques ont fait l’objet d’une sélection continue et constante qui leur a fait acquérir des caractères stables, transmis génétiquement. L’auteur s’attache à montrer que les dispositions réglementaires doivent être appliquées avec précaution et souplesse, spécialement lorsque, chez les oiseaux, elles concernent des espèces non-domestiques au sein desquelles ont été reconnues des races ou variétés domestiques. Les débats de nature scientifique illustrent la difficulté à appréhender la notion d’espèce animale domestique. Or toute réglementation doit avoir le souci de clairement déterminer son champ d’application. La réglementation relative à la protection de la nature s’attache notamment à la préservation des espèces non domestiques. Dans ce cadre, elle apporte une définition d’une espèce non domestique (et a contrario, celle d’une espèce ou d’une entité (race - variété) domestique). Avant de l’examiner, et afin de parfaitement l’appréhender, il est nécessaire de rappeler la nature des dispositions réglementaires assurant la protection des espèces animales sauvages, leur contexte et leurs objectifs qui sont à titre principal de nature écologique. L’exposé sera suivi d’une réflexion sur les précautions à prendre pour l’application de cette réglementation en raison précisément des difficultés scientifiques et techniques ainsi qu’aux pratiques d’élevage s’attachant aux entités animales dites domestiques.
1) EXPOSE ET OBJECTIFS DES REGLEMENTATIONS S’ATTACHANT A LA PROTECTION DES ESPECES ANIMALES NON DOMESTIQUES - La protection des espèces animales non domestiques s’intégre dans l’objectif général de protection de la nature tel que défini à l’article L. 110-1 du code de l’environnement : (extraits) « I. - Les espaces, ressources et milieux naturels, les sites et paysages, la qualité de l’air, les espèces animales et végétales, la diversité et les équilibres biologiques auxquels ils participent font partie du patrimoine commun de la nation. I I. - Leur protection, leur mise en valeur, leur restauration, leur remise en état et leur gestion sont d’intérêt général et concourent à l’objectif de développement durable qui vise à satisfaire les besoins de développement et la santé des générations présentes sans compromettre la capacité des générationsfutures à répondre aux leurs. » - Le livre IV « faune et flore » du code de l’environnement renferme les dispositions législatives adoptées aux fins de parvenir aux objectifs généraux précédemment définis, s’agissant de la protection des espèces non domestiques. Il comprend trois titres, poursuivant finalement le même objectif de préservation des ressources biologiques naturelles : - Titre 1er : protection de la faune et de la flore - Titre II : chasse - Titre III : pêche en eau douce et gestion des ressources piscicoles ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION ; POINTS DE VUE
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Issues de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, les dispositions du titre 1er seront seules présentées ici pour la concision de l’exposé et dans la mesure où il porte explicitement sur la protection des « espèces non domestiques ». Il prévoit trois grand types de mesures :
Article L. 411-1 du code de l’environnement (préservation du patrimoine biologique) : (extraits) « 1. - Lorsqu'un intérêt scientifique particulier ou que les nécessités de la préservation du patrimoine biologique Justifient la conservation d’espèces animales non domestiques ou végétales non cultivées, sont interdits : 1° La destruction ou l’enlèvement des oeufs ou des nids, la mutilation, la destruction, la capture ou l’enlèvement, la perturbation intentionnelle, la naturalisation d’animaux de ces espèces ou, qu’ils soient vivants ou morts, leur transport, leur colportage, leur utilisation, leur détention, leur mise en vente, leur vente ou leur achat ; » Ces dispositions permettent en particulier la transposition en droit interne des directives européennes de protection de la faune européennes (directives « oiseaux » et « habitats »)
Article L. 412-1 du code de l’environnement : « La production, la détention, la cession à titre gratuit ou onéreux, l’utilisation, le transport, l’introduction quelle qu’en soit l’origine, l’importation sous tous régimes douaniers, l’exportation, la réexportation de tout ou partie d’animaux d’espèces non domestiques et de leurs produits ainsi que des végétaux d’espèces non cultivées et de leurs semences ou parties de plantes, dont la liste estfixée par arrêtés,..., doiventfaire l’objet d’une autorisation. » Ces dispositions permettent en particulier la transposition en droit interne des modalités d’application de la CITES et des règlements européens s’y rapportant.
Articles L. 413-2 et L. 413-3 du code de l’environnement (extraits): « Les responsables des établissements d’élevage d’animaux d’espèces non domestiques, de vente, de location, de transit, ainsi que ceux des établissements destinés à la présentation au public de spécimens vivants de la faune locale ou étrangère, doivent être titulaires d’un certificat de capacité pour l’entretien de ces animaux.» « L’ouverture des établissements d’élevage d’animaux d’espèces non domestiques, de vente, de location, de transit, ainsi que l’ouverture des établissements destinés à la présentation au public de spécimens vivants de la faune locale ou étrangère, doivent faire
l’objet d’une autorisation.» Ces dispositions permettent en particulier la transposition en droit interne de la directive européenne « zoos ». - Les objectifs des réglementations au titre de la protection de la nature sont les suivants :
* encadrer voire interdire les activités portant un préjudice aux espèces sauvages et à leurs équilibres biologiques naturels. * dans ce cadre, les réglementations sont amenées à encadrer la détention des animaux en captivité en s’assurant que les activités s’y rapportant ne nuisent pas à la conservation des
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espèces sauvages. Ces réglementations se fondent donc sur le principe que les activités d’élevage sont susceptibles d’avoir un impact sur la conservation des espèces sauvages. En revanche, les espèces animales (ou les entités) dites « domestiques » sont entretenues en captivité, en théorie, sans mettre en jeu les équilibres naturels des espèces non domestiques. Elles sont donc légitimement écartées des exigences relatives à la protection de la nature.
* il convient également d’évoquer les autres objectifs de la réglementation : - promotion de la qualité des élevages de manière à produire des animaux issus des activités d’élevage et en réduisant par conséquent les prélèvements dans la nature. - sécurité des personnes. - contribution aux actions de protection des animaux, de protection sanitaire. • désormais, la réglementation, sous l’impulsion de la directive « zoos » reconnaît clairement un rôle « positif » des activités d’élevage d’animaux d’espèces non domestiques (acquisition d’informations utiles à la conservation de la biodiversité, informations du public sur la biodiversité, maintien de populations animales pouvant participer à des programmes de restauration des espèces sauvages dans leur milieu naturel). - Cet exposé nous permet de formuler les premières remarques suivantes :
* le fait même que ces réglementations s’appliquent aux animaux captifs explique sans doute que le législateur a éprouvé le besoin d’utiliser le concept « d’espèces non domestiques » plutôt que celui d’espèces de faune sauvage (qui est en fait équivalent) : en effet, si dans la nature, on rencontre des spécimens d’espèces sauvages - on peut dire exclusivement - ; en captivité, on trouvera des individus appartenant soit à des espèces domestiques soit à des espèces sauvages (qualifiées de non domestiques dans le souci de bien marquer l’opposition avec les espèces domestiques). * dès lors, il convient de bien définir ce que l’on entend par « espèces non domestiques » et par « espèces domestiques », pour déterminer le champ d’application des réglementations ; en d’autres termes, pour l’application de la réglementation : on doit répondre clairement à la question - par exemple lors des contrôles - : a-t-on affaire à un animal appartenant à une espèce domestique ou non ? * on ajoutera que la définition de ce champ d’application est d’autant plus importante que les obligations faites aux détenteurs d’animaux d’espèces non domestiques rappelées ci-dessus, sont très lourdes et que les manquements sont sévèrement réprimés.
2) LA DEFINITION REGLEMENTAIRE D’UNE ESPECE ANIMALE NON DOMESTIQUE - Le législateur a laissé le soin au pouvoir réglementaire de définir la notion d’espèce non domestique (décret en Conseil d’Etat pris en 1977 à la suite de la loi du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature, désormais codifié dans le code rural). - Pour l’application de l’article L. 411-1 du code de l’environnement :
Article R. 211-5 du code rural : « Sont considérées comme espèces animales non domestiques celles qui n’ont pas subi de modifications par sélection de la part de l’homme ».
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- Pour l’application des articles L. 413-2 et L. 413-3 du code de l’environnement :
Article R. 213-5 du code rural : « Sont considérés comme appartenant à des espèces non domestiques les animaux n'ayant pas subi de modifications par sélection de la part de l’homme ». - De ces définitions, on doit retenir que, pour l’application de la réglementation, les espèces domestiques sont celles qui ont fait l’objet d’une pression de sélection continue et constante. Cette pression a abouti à la formation d’un groupe d’animaux qui a acquis des caractères stables, génétiquement héritables. - Le fait qu’un animal d’espèce non domestique soit né libre ou captif et le temps qu’il a passé en captivité sont sans influence sur son caractère non domestique : tout au plus peuton parler d’un animal d’espèce sauvage, apprivoisé ou tenu en captivité (termes utilisés par le code rural, aux fins des réglementations relatives à la protection des animaux, aux animaux errants ou dangereux ainsi que par le code pénal). La jurisprudence a eu l’occasion de rappeler ce principe. La réglementation n’aura donc pas pour but d’exonérer de tels spécimens de son champ d’application mais d’adapter ses exigences du fait que ces animaux ne sont pas issus « directement » de la nature mais des activités d’élevage. - Sur le fondement de ces critères, une instruction de la direction de la nature et des paysages en date du 28 octobre 1994 a énuméré non seulement les espèces considérées comme domestiques mais aussi les races et variétés de certaines espèces (autres que celles strictement domestiques) devant être considérées comme domestiques. En effet, on doit considérer que l’espèce, telle que la taxonomie la détermine, ne constitue pas une entité permettant à elle seule de distinguer populations animales domestiques et populations animales non domestiques (citons par exemple: Oryctolagus cuniculus). - Au sens de l’instruction précitée, on entend par : * race : l’ensemble d’animaux d’une même espèce présentant entre eux suffisamment de caractères héréditaires communs ; le modèle de la race est défini par l’énumération de ces caractères héréditaires avec indication de leur intensité moyenne d’expression dans l’ensemble considéré. * variété : la fraction des animaux d’une espèce ou d’une race que des traitements particuliers de sélection ont eu pour effet de distinguer des autres animaux de l’espèce ou de la race par un petit nombre de caractères dont l’énumération définit le modèle.
3) DISCUSSION La mise en œuvre des dispositions précitées doit être effectuée avec certaines précautions pour les raisons indiquées ci-après et qui résultent des observations et des difficultés rencontrées lors des contrôles.
En effet les entités utilisées pour déterminer le champ d’application de la réglementation se réfèrent à des populations animales (espèces, races, populations). Si l’on considère l’ensemble des animaux constituant ces populations, on pourra relativement facilement reconnaître et appréhender leur caractère domestique : l’ensemble des animaux possèdent des caractères spécifiques qui les distinguent et les font correspondre à un
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standard reconnu ; au sein de cette population, les activités de reproduction utilisent des spécimens faisant partie de cette population pour assurer sa constitution et son maintien. C’est le cas typique de gestion des races domestiques qualifiées de classiques (bovins, chevaux, etc...). Or, lors des contrôles, on n’a évidemment pas affaire à l’ensemble de la population d’une entité qualifiée de domestique mais seulement à un animal ou à quelques animaux.
Dans le meilleur des cas, on constate que le phénotype des animaux est celui du standard d’une entité domestique déterminée.
Deux questions peuvent en résulter : le phénotype d’un animal est-il suffisant pour le relier sans se tromper à l’entité domestique et ne doit-on pas s’intéresser à son ascendance (comme on le fait pour les bovins ou les chiens par exemple, en consultant son pedigree, avant d’affirmer que l’animal en question appartient bien à la race considérée) ? En effet, le phénotype (par exemple si l’on s’intéresse à la couleur du plumage, comme seul critère d’appréciation du caractère domestique) pourra facilement masquer une ascendance purement sauvage.
D’autre part, on constate en pratique l’existence de phénotypes qui se rapprochent du standard domestique mais qui ne lui sont pas strictement conformes. Ces observations résultent du fait que pour bon nombre d’espèces (autres que les espèces domestiques dites classiques), les spécimens d’une race ou d’une variété domestique de ces espèces peuvent être élevés avec leur congénère n’appartenant pas à cette race ou à cette variété. En d’autres termes, si les pratiques d’élevage font que pour Oryctolagus cuniculus, on rencontre rarement des lapins de garenne et des fauves de bourgogne dans le même clapier, il n’en va pas de même pour bon nombre d’autres espèces fondamentalement non domestiques, ceci sauf chez les éleveurs spécialisés qui maintiennent le standard d’une race ou d’une variété domestique. Négliger les conséquences de ces constats mettrait en cause les objectifs des réglementations relatives à la protection de la nature car ces objectif passent par une maîtrise des populations et notamment des origines des animaux qui la composent.
Pour l’éclairer, s‘il en est besoin, cette question peut être mise en parallèle avec le statut des hybrides, issus de croisements entre entités domestiques et non domestiques. A titre d’exemple, l’arrêté du 19 mai 2000 relatif à la détention de loups stipule que les animaux dont l’ascendance récente comporte un loup (ces animaux pouvant ressembler aux chiens de certaines races) sont soumis à la même réglementation rigoureuse que les loups.
De cette discussion, il en résulte en pratique la nécessité d’apprécier la population animale d’un élevage dans son ensemble; si l’on a affaire à une population répondant intégralement au standard d’une entité domestique reconnue (déterminée par l’instruction ministérielle précitée), on considérera l’élevage comme étant d’animaux d’espèces domestiques et donc affranchi des autorisations relatives à la protection de la nature.
Dans les cas où l’on ne rencontre pas cette homogénéité (mélange d’animaux au phénotype « sauvage » et au phénotype « domestique »), on considérera l’élevage comme étant d’animaux d’espèce non domestique.
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Il n’en demeure pas moins que la mise en œuvre des principes évoqués ci-dessus est délicate. A titre d’exemple, face aux écueils présentés, la réglementation internationale relative à la CITES ne reconnaît pas à l’heure actuelle l’existence de variétés domestiques au sein des espèces concernées par cette réglementation (cas en particulier, des psittacidés).
D’une manière plus générale, il est légitime d’assouplir les règles applicables à des espèces qui se reproduisent facilement en captivité (et celles possédant des races ou des variétés considérées comme domestiques en font généralement partie). Il convient de souligner qu’il existe d’autres moyens que l’exclusion pure et simple du champ d’application des réglementations (notamment : détermination d’un statut particulier pour l’animal né et élevé en captivité, réduisant les obligations qui y sont attachées ; fixation de seuils d’effectifs élevés en dessous desquels les élevages sont affranchis des autorisations relatives aux établissements détenant des animaux d’espèces non domestiques).
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LA DOMESTICATION VUE PAR UN PHYTOTECHNICIEN Dominique POULAIN Ecole Nationale Supérieure Agronomique de Rennes
Résumé - « Plantes domestiquées » n'est pas synonyme de « plantes cultivées », les premières ayant subi d’importantes modifications génétiques par rapport aux types sauvages originels. Pour tenter d’établir les différentes étapes de la domestication des végétaux, l’auteur prend l’exemple du blé. Des espèces plus faciles à récolter et plus nutritives que d’autres étaient déjà apparues dans la nature, avant que ne commence leur culture : l’homme a retenu celles qui correspondaient le mieux à ses besoins et a entamé un très long processus de sélection. Les cultivateurs gardant leurs semences et les échanges étant plutôt rares, de nombreux types régionaux de blés se sont constitués peu à peu. C’est au XIX° siècle que l’arrivée de blés étrangers a suscité la création d’hybrides, à l’initiative principalement de sociétés privées. Des milliers de variétés ont été créées dans le monde depuis. L’auteur, en conclusion, évoque les méthodes de travail actuelles des sélectionneurs, qui conduiront peut-être un jour à l’apparition de blés OGM.
Pour la plupart d’entre nous, une plante cultivée est une plante domestique et il ne viendrait à l’idée de personne qu’on puisse cultiver des plantes sauvages. La situation n’est cependant pas toujours aussi simple qu’il n’y paraît.
En premier lieu parce qu’il n’est pas toujours aisé de faire la différence entre espèce cultivée et espèce sauvage et qu’il existe de très nombreux états intermédiaires entre ces deux situations. Dans les études qu’il a réalisées sur l’agriculture de l’Amérique du Sud, Lévi-Strauss a parfaitement démontré cette ambiguïté. Je ne me hasarderai d’ailleurs pas à tenter de dresser une liste des espèces cultivées au plan mondial car contrairement au monde de l’élevage où il me semble qu’on ne doit pas dépasser une trentaine d’espèces, il s’agit ici de plusieurs centaines d’espèces : rien que pour les plantes alimentaires par exemple, le Oxford Book of Food Plants en cite un peu plus de 400 espèces. Que serait-ce en ajoutant les plantes industrielles et surtout les plantes fourragères !
Dans la suite de cet exposé, je ferai miennes les théories de Harlan sur la distinction entre plante cultivée et plante domestique : en la comparant avec un domestique qui est un serviteur vivant dans la même maison que son maître et que l’on entretient pour qu’il serve au mieux son maître, la plante cultivée est maintenue par l’homme en son voisinage. Puisque la domestication est un processus évolutif, on doit donc pouvoir trouver tous les degrés d’association entre la plante et l’homme, ainsi que toute une série de différences morphologiques entre la forme sauvage et la forme domestique, qui résulte d’une altération du patrimoine génétique originel.
Par contre avec l’idée de culture, il est fait référence à un ensemble d’opérations culturales nécessaires à un développement plus ou moins optimisé de la plante : préparation de sol, fertilisation, protection phytosanitaire, irrigation, etc. ... La culture est donc liée aux activités humaines alors que la domestication concerne la réponse génétique des plantes ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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entretenues ou cultivées. On peut imaginer qu’une plante totalement domestiquée, comme c’est le cas pour le maïs, ne puisse survivre sans l’aide de l’homme tellement ses caractéristiques naturelles ont été modifiées.
En suivant les idées de Harlan, on peut cultiver des plantes sauvages et les plantes cultivées ne sont donc pas nécessairement domestiquées ... Pour essayer de s’y retrouver, on peut tenter d’établir les différentes étapes de ce que nous appelons la domestication, en prenant l’exemple des céréales, et plus particulièrement du blé.
LE POINT DE DEPART : L’ETAT SAUVAGE L’énorme travail réalisé par Vavilov a permis de préciser les régions d’origine des plantes cultivées. Pour lui, ces régions sont pour une espèce donnée celles où l’on trouve la plus grande diversité génétique de l’espèce et éventuellement des espèces voisines. Parmi les huit centres qu’il avait ainsi identifiés, c’est au Moyen Orient qu’il situe l’origine des blés.
Les Poacées (autrefois appelées les Graminées) sont apparues sur terre il y a environ 70 millions d’années vers le Crétacé supérieur. Parmi celles-ci se trouvait le blé, ou plutôt les blés, car de nombreuses espèces sont apparues au cours des millénaires ; l’une des formes les plus évoluées correspond au blé tendre ou froment que l’on cultive aujourd’hui sur tous les continents ; le blé dur qui fournit la semoule nécessaire à la fabrication de nos pâtes alimentaires, en est une autre. Les formes les plus simples sont apparues les premières. Ce sont des blés diploïdes : comme la grande majorité des espèces végétales ou animales, ils possèdent tous leurs chromosomes en double (7 dans le cas présent), soit 14 chromosomes au total. On a coutume d’appeler génome A cette entité originelle de 7 chromosomes. Les blés diploïdes ont reçu le nom d’engrains, car chaque épillet, c’est-à-dire la petite inflorescence située à chaque étage, ou article, de l’épi, ne porte généralement qu’un seul grain. Comme chez l’orge et l’avoine, ces grains sont dits vêtus, car des restes de pièces florales, les glumelles, emprisonnent le grain à maturité, ce qui augmente ainsi la quantité de cellulose du produit récolté et ne constitue pas particulièrement un avantage. L’engrain sauvage, dont la grande fragilité de l’axe de l’épi rend celui-ci difficile à récolter en raison d’un égrenage spontané, était présent en Grèce, en Turquie, en Syrie, au Nord de l’Irak et en Transcaucasie. Par la suite sont apparus les blés tétraploïdes, ainsi appelés parce que leur nombre de chromosomes est le double de celui des blés diploïdes, soit 28 chromosomes. Ils ne correspondent cependant pas à 4 génomes A, mais à 2A + 2B, les génomes B provenant probablement d’une autre graminée, Aegilops speltoïdes. On remarquera qu’il n’existe pas de blé diploïde de type AB, car si 2 chromosomes de même numéro, appartenant à un même génome (A ou B par exemple) s’apparient normalement lors des divisions cellulaires, ce n’est pas le cas s’ils appartiennent à des génomes différents (A et B par exemple). Ils donneraient des grains de pollen anormaux et donc des plantes stériles. La présence simultanée dans une même plante d’un génome A et d’un génome B ne peut donc être viable que si la plante est tétraploïde. Ces croisements, ainsi que le doublement du nombre de chromosomes, se sont produits spontanément dans la nature. Il existe dans ce groupe de nombreuses espèces qu’on appelle globalement des amidonniers : elles sont apparues pour certaines en Iran ou en Irak, pour d’autres en Palestine, en Géorgie ou en Arménie. Si quelques-unes produisent encore des
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grains vêtus, on en trouve qui donnent des grains nus, c’est-à-dire dépourvus de leur enveloppe de cellulose et donc plus riches sur le plan nutritionnel.
Les derniers blés apparus, hexaploïdes, c’est-à-dire à 42 chromosomes, proviendraient d’un croisement entre un blé tétraploïde et une autre graminée, probablement Aegilops squarrosa, qui a apporté le génome D. Pour les mêmes raisons que précédemment, ce croisement n’a pu être fertile qu’avec des plantes dont chaque chromosome existait en double. De nombreuses nouvelles espèces, correspondant au groupe de l’épeautre, ont ainsi été obtenues un peu plus tardivement, avec des morphologies assez variées, qu’on retrouve dans de vastes régions, allant du Centre Europe à la Sibérie, de l’Iran à l’Inde et au Pakistan. Parmi elles figure le blé tendre que nous connaissons aujourd’hui. En “ proposant ” progressivement des espèces à la fois plus faciles à récolter (absence d’égrenage spontané) et plus nutritives (grains sans enveloppes), la nature aurait-elle préparé le blé à sa domestication ?
LE RAPPROCHEMENT HOMME - PLANTE : LA DOMESTICATION Lorsque l’homme “ moderne ”, Homo sapiens, est arrivé sur terre, il y a de cela entre 50 000 et 200 000 ans selon les scientifiques, ce sont quelques dizaines d’espèces de blés qui prospéraient ainsi, pour la plupart au Proche-Orient. Certes, ses prédécesseurs, Homo habilis et Homo erectus (qui ont vécu de 3 millions d’années à 200 000 ans avant nous), ont probablement consommé des grains de blé récoltés au hasard de leurs pérégrinations de chasseurs, mais ce sont réellement les hommes de Neandertal et surtout leurs successeurs, les hommes de Cro-Magnon, qui sont à l’origine de l’intérêt de l’Homme, pour les céréales.
Avec le réchauffement du climat qui eut lieu entre 16 et 12 000 ans avant notre époque, les activités traditionnelles de chasse et de pêche sont complétées par une augmentation de la collecte de grains de céréales et de légumineuses. En certains points privilégiés par la richesse de la flore et de la faune, quelques groupes humains vont commencer à se sédentariser, tout en améliorant leur outillage et les procédés de conservation. Les régions du monde où cette transformation s’est produite sont estimées au nombre de 6 par les spécialistes : elles constituent les foyers d’origine de la révolution agricole néolithique. Le foyer qui est le plus étroitement associé aux blés est centré sur la Palestine, la Syrie et plus largement autour des plaines du Croisant Fertile, à une époque qui se situe environ 10 000 ans avant le présent. On constate qu’il a fallu à peu près 1 000 ans pour que les chasseurspêcheurs-cueilleurs qui y étaient primitivement installés, deviennent agriculteurs-éleveurs. Cette évolution s’est probablement réalisée sous l’effet de l’augmentation de la population et de la nécessité de trouver des moyens plus sûrs et plus rentables de la nourrir.
Les plus anciennes traces d’engrain (Triticum monococcum) ou d’amidonnier (T. dicoccum) complètement cultivés, datent de plus de 9 500 ans ; cela suppose que la domestication de ces espèces a dû commencer quelques centaines d’années plus tôt. Il est toutefois difficile d’avancer des dates précises quant aux débuts de la culture : le passage d’une plante sauvage à une plante domestiquée demande du temps. Pour affirmer qu’une espèce commence à être cultivée, on se base sur l’augmentation du nombre de graines retrouvées dans des lieux habités, ou du nombre de grains de pollen dans des zones supposées cultivées, ou encore on recherche ces deux indices en dehors des aires d’origine. Quelles conséquences l’activité humaine a-t-elle eues sur ces blés ? Selon Harlan,
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la domestication commence très tôt avec la récolte de plantes sauvages. Toutefois, tant que l’activité se limite à récolter des grains mûrs, les effets génétiques sur les populations sauvages sont négligeables. C’est le grain qui échappe au moissonneur qui assure la génération suivante et en l’absence de toute pression de sélection, ce sont les caractères “ sauvages ” qui vont prédominer, tels que l’égrenage spontané naturel ou la dormance des graines à maturité. Par contre, dès que l’homme sème ce qu’il a récolté, la situation change : il y a maintenant deux populations, l’une spontanée et l’autre cultivée, sur lesquelles s’exercent des pressions de sélections différentes. Il apparaît dès lors évident que seules les graines effectivement récoltées au moment de la moisson contribuent à l’établissement de la nouvelle génération et qu’ainsi certains caractères sont retenus alors que d’autres sont éliminés. Au départ, les hommes ont probablement été amenés à choisir parmi les différentes espèces de blés celles qui présentaient soit une certaine utilité, soit une certaine facilité de récolte ou d’utilisation. Ainsi l’engrain sauvage (T. monococcum boeoticum), dont l’axe de l’épi est particulièrement fragile, n’a-t-il pas été retenu, de même que l’amidonnier sauvage (T. turgidum dicoccoïdes). En semant à proximité des habitations les grains collectés sur des plantes présentant les caractères recherchés, l’Homme a progressivement modifié non seulement la morphologie mais également certains caractères biologiques ou physiologiques de ces espèces : l’égrenage spontané, la taille des épis et la grosseur des grains, la durée de floraison, le tallage, la dormance des grains, l’épaisseur des enveloppes et la couleur du grain, son goût, sa teneur en protéines et en amidon, le caractère vêtu ou non, etc.... Après plusieurs centaines de générations successives, les plantes ainsi obtenues ont plus ou moins largement divergé des types sauvages originels.
Conséquences des pressions de sélection liées à : - la récolte . accroissement de la proportion de grains récoltés grâce à : élimination de l’égrenage spontané (ex. blé) augmentation du caractère déterminé de la croissance (ex. blé, orge, seigle, riz, maïs, sorgho,...) . accroissement du nombre de grains produits grâce à : diminution du nombre ou de la proportion de fleurs stériles (ex. orge) augmentation de la taille de l’inflorescence (ex. maïs, sorgho, millet,...) augmentation du nombre d’inflorescences (ex. orge, riz,...) - la compétition entre plantules . amélioration de la vigueur des plantules grâce à : accroissement de la taille de la graine diminution du taux de protéines, augmentation des glucides . accroissement de la vitesse de germination grâce à : diminution ou disparition des inhibiteurs de germination réduction de l’importance des enveloppes du grain (d’après Harlan, de Wet et Price, 1973)
UNE PREMIERE CONSEQUENCE : L’EXTENSION DE L’AIRE DE CULTURE En la domestiquant, l’homme va s’attacher à répondre aux besoins de la plante ; ce faisant, il l’affranchit progressivement des liens étroits avec sa zone d’origine. Dès lors, les
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multiples qualités des blés vont assurer leur extension. Peu à peu, au cours des millénaires suivants, les connaissances et les pratiques des agriculteurs de la Palestine et du Croissant Fertile s’étendent aux territoires voisins : - Dès le 7e millénaire av J.-C., la civilisation natoufienne se tourne vers l’agriculture sur un territoire situé entre la région de Beyrouth, la Méditerranée et la Mer Rouge. Rapidement, de l’Iran à la Palestine, en passant par le sud de l’Anatolie et la Syrie, une économie entièrement agricole se met en place avec la culture de l’engrain, de l’amidonnier et du blé dur (T. durum). - Dans le courant du 6e millénaire, le développement du commerce maritime en Méditerranée permet d’exporter les progrès accomplis vers l’Occident : l’Egypte et l’Afrique du Nord, la Grèce et le Sud de l’Italie, la Corse et l’Espagne. - Un peu plus tard, aux 4e et 3e millénaires, des peuplades originaires d’Anatolie viennent s’installer sur les bords de la Mer Noire et remontent progressivement la vallée du Danube, arrivant ainsi jusque dans l’Est de la France, alors que celle-ci était également pénétrée depuis la péninsule ibérique, par la Garonne, de même que par la vallée du Rhône. La culture des céréales arrivait ainsi peu à peu jusqu’au Bassin Parisien, l’Angleterre, le Sud de l’Allemagne et la Suisse. - Finalement, vers 4 000 av J.-C., le Sud de la France cultive l’engrain, l’amidonnier et le blé tendre (T. aestivum), l’Est produit de l’amidonnier à côté des pois et des lentilles, alors que dans le Bassin Parisien on retrouve surtout du blé et de l’orge.
- La civilisation romaine a élargi la culture des céréales aux pays conquis : même si l’orge est prépondérante, le blé est dorénavant cultivé en Angleterre comme sur les bords du Rhin. Au Ier siècle, les blés nus (blé tendre et blé poulard) remplacent l’amidonnier dans les meilleures régions de culture. L’Histoire nous a laissé l’image d’une agriculture gauloise productive, où un outillage adapté s’est développé (charrue plus évoluée que l’araire, grande faux, moissonneuse poussée par des bœufs,...) et dont les rendements, estimés entre 15 et 18 q/ha, sont suffisamment élevés pour nourrir la population locale et les légions romaines d’occupation.
UNE DEUXIEME CONSEQUENCE : LA NECESSITE D’AMELIORER L’ESPECE Au cours des siècles suivants, on sait que le niveau de rendement des blés ne s’est guère amélioré, chutant même parfois au point d’être à l’origine de graves famines : les mauvaises années ne produisaient que 2 à 3 grains pour un grain semé, alors que les bonnes permettaient d’en obtenir jusqu’à 10 ou 12, quantités sur lesquelles il fallait, bien sur, conserver la semence pour l’année suivante... Les rendements sont souvent restés inférieurs à 10 q/ha jusque vers le milieu du XIXe siècle ! Il faut dire que les engrais étaient inconnus et que la panoplie de protection phytosanitaire restait à inventer, mais l’un des principaux facteurs limitants de la production résidait dans les variétés elles-mêmes, de grande taille (souvent supérieure à 1,50 m, voir 1,80 m), sensibles à la verse et aux maladies, tout particulièrement les rouilles.
Au fil des ans, les agriculteurs conservant leur semence, et les échanges étant rares d’une région à l’autre, des "types" de blés se sont créés naturellement, donnant naissance aux premières variétés, plus ou moins bien adaptées à leur aire de culture, plus ou moins
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différentes entre elles, par exemple pour la morphologie de l’épi. Au début du XIXe siècle, le développement du commerce international conduit à l’introduction en France de blés d’origine étrangère : c’est ainsi qu’en 1826, un meunier de Nérac (dans le Lot et Garonne), du nom de Plante, avait isolé dans des envois en provenance d’Odessa, un blé dit "de Noé" parce que le marquis de Noé s’y est intéressé et l’a propagé en Aquitaine, puis en Beauce et en Brie. Il s’agissait d’un blé précoce, relativement résistant à la verse, mais sensible à la rouille jaune. Ce blé est à l’origine des vieilles variétés connues sous les noms de "Japhet", "Gros Bleu", "Rouge prolifique barbu" ou "Rouge de Bordeaux". A ses côtés, on trouvait également des blés d’origine anglaise, comme "Victoria blanc", "Chiddam d’automne", "Prince Albert", "Trump" ou "Squarehead", encore appelé "Epi carré". Ces blés étaient relativement tardifs, de bon rendement et assez résistants à la verse.
Au milieu du XIXe siècle, constatant la complémentarité des caractéristiques de ces deux groupes de variétés, Henri de Vilmorin a l’idée de chercher à les réunir par hybridation. Son travail était d’autant plus moderne que les lois de la génétique découvertes par Mendel n'étaient pas encore connues. C’est ainsi que sont apparus les premiers blés obtenus par cette technique, comme Dattel (1884) ou Bordier (1889). En 1918, les variétés Bon Fermier (créée en 1905) et Hâtif Inversable (créée en 1908) occupaient alors respectivement 1 million et 400 000 ha en France. Pendant toute la fin du XIXe siècle et le début du XXe, les travaux de la "dynastie" des Vilmorin résument la sélection du blé en France, avec une faiblesse qu’on peut leur reprocher a posteriori, c’est d’avoir toujours recours aux mêmes géniteurs pour leurs différents croisements. Soulignant ce danger, un professeur de l’Institut National Agronomique de Paris, Emile Schribaux, va intégrer dès 1890 dans ses croisements, des blés de pays bien adaptés à certaines conditions défavorables, comme Rouge d’Alsace (résistant au froid), Bladette du Roussillon (résistant à l’échaudage) ou Rieti (précoce et résistant à la rouille jaune). Plus que l’augmentation des rendements recherchée par Vilmorin, ses créations visent à leur régularité : "Hybride à courte paille", "Institut Agronomique", ou encore "Préparateur Etienne", en hommage à son technicien. Ce n'est qu’après la première guerre mondiale que des établissements privés vont mettre leurs premières obtentions sur le marché : "Vilmorin 23", "Vilmorin 27", "Paix", "Alliés" pour les Etablissements Vilmorin-Andrieux, "Hybride de Montilleul", "Hybride carré géant blanc", "Travenant", "Rouge de Presle" pour les Etablissements Denaiffe, "Jaune précoce" pour les Etablissements Desprez qui créeront ensuite "Hâtif de Wattines", "Hybride du Joncquois", "Picardie" et surtout "Cappelle" ; bien qu’inscrit au catalogue en 1942, celui-ci couvrait encore 35 % des surfaces de blé en France en 1960 !
Par la suite, d’autres sélectionneurs vont se lancer à leur tour, comme les Etablissements Bataille ("Bataille 28", "Innovation", "Bataille 30"), Tourneur ("Prolifique nain", "Chanteclair"), Lepeuple ("Hybride de Lobau", "Bellevue"), Camille Benoist ("Hybride 40", "Blé de l’Yveline"), Blondeau ("Hybride de Bersée", "Yga" ou encore "Petit Quinquin").
Véritables images de prestige que toutes les grandes maisons de sélection se doivent d’avoir à leur catalogue, les variétés de blé se sont multipliées par dizaines au cours de ces dernières décennies ; certains noms sont restés dans les mémoires : "Etoile de Choisy", "Champlein", "Capitole", "Joss", "Hardi", "Top", "Talent", "Maris Huntsman", "Clément", "Fidel", "Thésée", "Soissons" et d’autres, mais bien plus nombreuses sont celles qui n'ont jamais connu la gloire bien qu’elles aient, comme les autres, nécessité plus d’une dizaine d’années de travail chacune.
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LA SOPHISTICATION DES MOYENS D’AMELIORATION : DERNIERE ETAPE ? En cette fin du 2e millénaire (ap J.-C., cette fois ...), c’est parmi plus de 120 variétés inscrites au Catalogue que l’agriculteur français doit faire son choix, auxquelles il faut ajouter celles qui sont inscrites au Catalogue Européen. Combien de milliers de variétés ontelles ainsi été créées de par le monde au cours de l’histoire récente de la culture du blé ? Et l’exemple nous montre qu’il est cependant encore possible d’en proposer de nouvelles, toujours capables d’apporter une amélioration ! Notre esprit cartésien nous laisse toutefois penser que l’exploitation systématique d’un patrimoine génétique donné conduit inéluctablement sinon à une limite, du moins à un ralentissement des progrès obtenus, ne serait-ce par exemple, qu’en raison de l’absence totale d’un caractère donné au sein de l’espèce en question. Les progrès de “ la science ’ lèvent aujourd’hui cette objection : tout simplement, et grâce à des techniques de laboratoire de plus en plus sophistiquées, les sélectionneurs vont tout simplement chercher ailleurs ce dont ils ne disposent pas chez le blé.
Le cas de la variété Roazhon, mise au point dans les années 70 en est un bon exemple. Partant du constat que la résistance à une maladie importante, le piétin verse, n’existait pas chez le blé tendre, les chercheurs sont allés “ prendre ” le gène nécessaire chez un lointain cousin du blé, Aegilops ventricosa, lequel acceptait de donner une descendance fertile après un croisement avec Triticum persicum. Grâce à plusieurs croisements en retour entre l’hybride obtenu et la variété cultivée de blé tendre Marne, il a ainsi été possible d’“ injecter ” la résistance voulue au blé.
De même afin d’améliorer les connaissances fondamentales sur la génétique du blé, de nombreux laboratoires travaillent sur le séquençage du génome du blé ; travail de longue haleine dont les résultats permettront un jour de mieux répondre aux attentes des agriculteurs comme des industriels utilisateurs, et gagner un temps précieux par rapport à la sélection classique. Même s’ils n’en sont pas, ces exemples nous font naturellement penser aux OGM : précisons que si les méthodes pour les obtenir sont au point, il n’existe toutefois aujourd’hui aucun blé OGM proposé à la culture ...
BIBLIOGRAPHIE ACADEMIE D’AGRICULTURE DE FRANCE : Deux siècles de progrès pour l’agriculture et l’alimentation, 1788- 1988. C. R. Acad. Agric. Fr., 74, 6-164. A. BONJEAN et E. PICARD : Les céréales à paille : Origine, Histoire, Economie, Sélection. Softword. Paris. 1990. J. BOYELDIEU : Les cultures céréalières. Hachette. Paris. 1980. A. de CANDOLLE : L’origine des plantes cultivées. Diderot Ed. Paris. 1998. G. DUBY et E. LEROY LADURIE : Histoire de la France Rurale. Seuil. Paris. 1976. H.-L. DUHAMEL Du MONCEAU : Traité de la culture des terres. H.L. Guérin et L.F. Delatour. Paris. 1750-1758. J. R. HARLAN : Crops and man. American Society of Agronomy. Madison. Wisconsin. 1975. S. G. HARRISSON, G . B. MASEFIELD et M. WALLIS : The Oxford book offoodplants.
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DOMESTICATION ET LEXICOGRAPHIE : Le couple sauvage / domestique dans quelques dictionnaires du XVII° siècle Roger BELLON Université Stendhal, Grenoble
Résumé - L’étude du vocabulaire de la domestication est conduite dans quatre dictionnaires du XVIIe siècle, ceux de Nicot, Richelet et Furetière et la première édition du Dictionnaire de l’Académie Française il s’agit de voir comment sont définis et illustrés les adjectifs fondamentaux pour notre question que sont sauvage et domestique. L’enquête montre que ce dernier adjectif est encore fortement concurrencé par privé et que l’absence des termes domestiquer et domestication finit par gêner les lexicographes lorsqu'il s’agit d’opposer ce qui concerne un individu (apprivoiser, dans la langue moderne) et ce qui concerne l’espèce (domestiquer) ; mais les lexicographes de l’époque classique ne se soucient pas deformaliser les définitions des termes ayant trait à ce que nous appelons le processus domesticatoire.
Après les animaux et les plantes, les mots ... ou plus exactement les livres qui recensent les mots en usage et en donnent la définition. Le projet initial était d’étudier le couple de termes qui constituent le centre de nos travaux dans l’ensemble des dictionnaires de langue, du XVIème au XXIème siècle : projet irréalisable dans les conditions de temps qui sont celles du colloque ! Je me suis donc volontairement limité à quatre dictionnaires de la période classique, considérés comme très représentatifs de l’esprit et des méthodes de la science lexicographique naissante. Il s’agit dans l’ordre chronologique du Thresor de la langue de Nicot (1606)42, du Dictionnaire contenant les mots et les choses de Pierre Richelet (1680), du Dictionnaire universel de Furetière (1690)43 et de la première édition du Dictionnaire de l’Académie française (1694)44. L’objectif de cette communication est d’analyser les articles de dictionnaires pour les mots qui nous concernent (schématiquement, “domestique”, “sauvage” et leur famille) et d’examiner non seulement l’apparat lexicographique (définitions, exemples forgés et/ou citations données à l’appui) mais aussi les occurrences de ces termes dans l’ensemble du volume, et cela avec une ambition : tenter de reconstituer, au-delà de la poussière des éléments disséminés dans tout l’ouvrage, leur représentation du monde animal et peut-être même de poser les prémices de ce qu’on appellerait avec F. Poplin un bestiaire coordonné. On pourra alors confronter ces représentations avec l’état des connaissances zoologiques de cette époque et mettre face à face zoologues et lexicographes.
Avant d’aborder les dictionnaires de la langue classique, il m’a paru utile de jeter un coup d’oeil rapide sur la situation en latin classique et dans la langue française du Moyen Age
42 L’édition utilisée est la réimpression publiée en 1960 aux Editions Picard par la Fondation Singer-Polignac de
l’édition de 1621, qui n'est elle-même qu’une reproduction de l’édition de 1606. 43 Pour ces deux ouvrages, j'utilise le CR-ROM Dictionnaires desXVle etXVIIe siècles, Champion (collection LEXICA), 2003.
44 Le Dictionnaire de l’Académie Française, Histoire et nuances de la langue française, CR-ROM publié par Redon, 1999 (série complète des huit éditions depuis 1694).
ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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et de la Renaissance. Si l’on se souvient qu’on qualifie de domestique l’animal ou la plante qui partage l’habitat (au sens large) de l’homme, on voit qu’en latin domesticus forme couple antinomique avec silvestris : cet adjectif dérive de silva, l’espace boisé, c’est-à-dire l’espace qui n’est ni habité ni cultivé par l’homme, et du sens premier de “boisé” puis “qui vit dans la forêt”, il passe au sens de “non cultivé, non domestiqué” pour les plantes et les animaux, sens qui seront repris par silvaticus qu’on rencontre dans les textes de Pline et Varron. Mais à côté de ce couple qui oppose les animaux par leur habitat, la langue latine en utilise un autre qui relève du domaine comportemental : il s’agit de ferus / mansuetus. Ferus, dont le sens premier est “sauvage” et s’applique à ce qui est non cultivé (plante) ou non apprivoisé (animal), prend très vite le sens figuré, nous dit le Gaffiot, de “sauvage, grossier, farouche, cruel, insensible” et il donne naissance à ferox, ferocem, qui reprendra les derniers sens du terme simple. Mansuetus est interprété comme un composé de manus et suetus (“habitué, accoutumé”), et prend le sens de “apprivoisé” (en parlant d’animaux) puis plus largement de “doux, traitable, tranquille, calme”. Cet adjectif est, en latin classique et en latin tardif surtout, au centre d’une vaste famille45 dont rien ne survit dans la langue contemporaine, si ce n’est dans le registre littéraire mansuétude. On ne trouve pas de trace du couple sauvage / domestique dans la langue française du Moyen Age central : sauvage est régulièrement attesté, mais il forme couple avec privé en de multiples occurrences :
Il [le cerf apprivoisé] alot fors par toz les jors par chanpaignes et par boschages, ensenble les biches salvages, o les privees autretel. (Enéas, w.3538-3541)46
Il s’agit du cerf apprivoisé par Silvia, la fille du seigneur de Laurente, animal tellement apprivoisé que le soir on peut utiliser sa tête comme chandelier en plaçant dans ses bois les chandelles qui éclairent la salle ! On retrouve dans les vers cités la bipartition classique dans la représentation de l’espace rural de la France médiévale, ce qui est découvert et cultivé s’opposant à ce qui est boisé et donc non mis en culture. On peut interpréter privatum appliqué à l’animal comme la marque de l’appropriation dans la sphère privée de l’animal sauvage, qui, comme le disait la loi, n’appartient à personne, étant res nullius. Certes l’adjectif latin domesticum n’a pas totalement disparu, puisqu’il a évolué régulièrement en domesche, mais ce terme est d’un emploi peu fréquent, qu’il soit employé pour les animaux ou pour les végétaux (El vergier ot arbres domesches, dit Le Roman de la Rose47). Notre adjectif domestique n’apparaît qu’à l’extrémité du XIVème siècle et il est constitué, comme il est d’usage à l’époque, par francisation pure et simple de la partie finale de l’étymon latin domesticum. Appliqué d’abord aux personnes attachées au service de la maison, il est employé ensuite pour les animaux et il entre donc en cooccurrence et en concurrence avec privé, qu’il finit par supplanter mais la 8e édition du Dictionnaire de l’Ac. Fr. (1932-35) donne encore pour privé la définition de la première édition (“qui est apprivoisé ; en ce sens il est opposé à sauvage’’), en ajoutant toutefois “il vieillit”. Mais il est vrai que tous les dictionnaires du XVIIème siècle mentionnent privé dans son emploi pour les animaux domestiques : Nicot cite l’expression bestesprivées et traictables, qu’il traduit par mansuetae vel cicures bestiae ; à propos du comportement défectueux des chiens de chasse qui courent au bestiail privé, il explique qu’il s’agit d’une expression employé entre chasseurs pour désigner le bestail qu’on nourrist [élève] et rameine chascun soir en la maison, boeufs, vaches, veaux, moutons, brebis, porceaux et semblables48. 45 On notera cependant la présence de mansuefactio, -tionem (“action d’apprivoiser, de rendre doux” dans le De natura et gratia de Saint Augustin. 46 Enéas, roman du XIIIe siècle, édité par JJ. Salverda De Grave, Champion (CFMA, 44 et 62), 1983. 47 Le Roman de la Rose, édité par F. Lecoy, Champion (CFMA, 92 et 95), 1985. 48 Nicod mentionne explicitement le partage du même habitat (en la maison).
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Le terme est repris par Richelet et par Furetière, qui insistent tous les deux sur un animal qui leur paraît exemplaire, le canard pour souligner, sans préciser s’il agit d’une seule espèce ou de deux espèces différentes, qu’il existe deux types de canard, le canard sauvage et le canard domestique, et Richelet souligne que le premier est un oiseau de riviere, tandis que la canne privée est définie comme
la femelle du canard privé, qui aime l’eau, qui vit sur terre et dans la maison. La première édition du Dictionnaire de l’Ac. Fr. convoque, pour illustrer la définition de privé appliqué à l’animal, successivement l’oiseau, le loup, la fouine et le canard, mais dès l’édition suivante (celle de 1718), le loup disparaît et à la troisième (1740) la fouine est remplacée par le moineau : quelle explication donner à ce ballet de retrait et de substitution ? De toute façon l’emploi de privé pour l’animal domestique régresse très rapidement à partir du XVIIe siècle, laissant face à face le couple domestique - sauvage.
Ce qui est constant dans les dictionnaires considérés c’est que l’adjectif sauvage est constamment référé non seulement à l’animal qui ne partage pas l’habitat de l’homme, mais aussi à l’homme qui a un habitat et un mode de vie original, et à la plante. Nicot, qui ne donne pas de définition du terme, mais seulement plusieurs traductions en latin (quasi in sylvis agens, sylvester, sylvicola), emploie 82 fois l’adjectif sauvage dans le corps des définitions : plus de la moitié de ces occurrences concernent les végétaux (arbres, herbes, fleurs) et la proportion ne varie guère dans les autres dictionnaires. Il est intéressant de dresser la liste des animaux auxquels Nicot applique le qualificatif de sauvage : on rencontre, selon l’ordre alphabétique l’albrent (canard sauvage), l’asne, le caire49, le cheval, l’ellend50, le sanglier et le loup cervier . Nicot aborde la question, déjà soulevée plusieurs fois dans ce colloque, de l’espèce animale comportant une entité sauvage et une entité domestique qui coexistent dans la proximité sans étanchéité, et il s’y attarde pour le cochon et le sanglier, défini comme un porc sauvage ; il précise ensuite à l’entrée laye : c’est une truie (porca foemina) mais le mot laye s’entend plus pour la sangliere ou verrate sauvage et celui de truie pour la verrate domestique.
A l’entrée porceau Nicod utilise l’expression porcs sangliers et il définit le porceau sauvage (hibris hibridis) comme engendré d’un sanglier et d’une truye domestique et privee. Cette question de l’unité ou de la dualité d’une espèce animale comme l’espèce porcine se trouve tranchée par la lexicographie moderne, et plus particulièrement par le Petit Robert qui distingue clairement les deux sens de l’adjectif sauvage lorsqu’il est appliqué à l’animal : après avoir donné la définition globale (“qui est à l’état de nature ou qui n’a pas été modifié par l’action de l’homme”)51, ce dictionnaire distingue pour l’animal les deux sens suivants : - qui vit en liberté dans la nature, n’appartient pas à l’expérience familière de l’homme, la vie des animaux sauvages, apprivoiser les bêtes sauvages. - se dit des animaux non domestiqués d’une espèce qui comporte des animaux domestiques, chien, chat (V. haret), canard sauvage, taureaux, chevaux sauvages.
Mais il convient d’observer que cette distinction se trouve esquissée dans la première édition du Dictionnaire de l’Ac. Fr., sans toutefois autant de formalisation : 49 Définition : Ceppus en latin, beste sauvage en Ethyopie. 50 II s’agit de l’élan, beste sauvage grande comme le cerfdans la définition de Nicod. 51 Cette première définition s’applique aux animaux, aux humains, aux végétaux, aux lieux et aux choses (sens récent, daté de “vers 1965", par ex. une grève sauvage) ; la seconde ne concerne qu’un comportement humain : “qui fuit toute relation avec les hommes, se plaît à vivre seul et retiré”.
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SAUVAGE, adj. de t. g. Feroce, farouche. En ce sens il ne se dit proprement que de certains animaux carnaciers qui se tiennent dans les deserts, dans les lieux esloignez de la fréquentation des hommes. Les lyons, les tigres, les ours, sont des animaux sauvages, des bestes sauvages. Sauvage, signifie aussi, Qui n’est point apprivoisé. En ce sens, il se dit generalement de tous les animaux qui ne sont point domestiques. Les animaux sauvages, les animaux domestiques, le lievre est un animal fort peureux & fort sauvage, un canard sauvage, un chat sauvage. La première définition, assez restrictive, concerne l’absence d’habitat commun, tandis que la seconde, si elle amorce la distinction de l’entité domestique et de l’entité sauvage pour une même espèce, ne fait pas de distinction entre un animal vivant toujours à l’état sauvage (le lièvre), un animal avec une variété sauvage et une autre domestique (le canard) et un troisième animal au statut original jusqu’au XVIIIe siècle (le chat). L’article Sauvage de Furetière mérite d’être cité intégralement pour la partie qui concerne l’animal :
SAUVAGE, adj. m. & f. Farouche, qui ne se laisse pas approcher, manier, ou apprivoiser. Les cerfs, les loups, & presque tous les animaux qui habitent les bois & la campagne, sont sauvages; & en ce sens ils sont opposez à domestiques. Ce mot vient de l’Italien salvagio, qu’on a fait de selvaticus, ou salvaticus, dont se sont servis les Auteurs de la basse Latinité. Menage. Il y a des chevaux sauvages qu’on a de la peine à dompter. Les chats domestiques deviennent sauvages, quand ils sont prés des garennes. On appelle aussi des chats sauvages, ceux qui ne se laissent pas approcher, qui fuyent sur les gouttieres, &c. Quelquesuns tiennent que les animaux ne sont sauvages que par la connoissance qu’ils ont du mal que leur veulent faire les hommes. Ainsi on a dit que les premiers Voyageurs qui ont abordé aux Isles de l’Amerique, y ont trouvé des oiseaux qui se laissoient prendre avec la main. Il n'y a gueres de beste si sauvage, qu’on n’apprivoise avec de l’adresse & de la patience, quand on les esleve de jeunesse. On appelle des oyes, des canards sauvages, par opposition à ceux qu’on nourrit dans les bassecours. Des pigeons sauvages, sont ceux des fuyes & des grands colombiers, qui vivent à la campagne, par opposition à ceux que les bourgeois nourrissent dans un volet.
Ce “fourre-tout génial”, si l’on peut dire, propose tout d’abord une approche du sens par la négative : est sauvage tout animal qui ne se laisse pas approcher, manier ou apprivoiser, donc tous les animaux qui ne partagent pas l’haibitat de l’homme, ou plus exactement la zone habitée (par opposition à la forêt et à l’espace cultivé). Furetière donne ensuite une liste d’animaux sauvages par taille décroissante (chevaux, chats, oies et canards, pigeons), puis il propose deux explications qui méritent toute notre attention : tout d’abord l’explication du caractère farouche des animaux, imputable à la connoissance qu’ils ont du mal que leur veulent faire les hommes ! Il y a probablement à la base de cette explication une réminiscence du texte biblique de la Genèse52. La seconde explication relève d’un bel acte de foi en la toute puissance humaine : tout animal sauvage peut être apprivoisé (sous deux conditions toutefois), mais on observe que Furetière parle d’un individu né 52 Sur les deux récits de la création des animaux dans la Genèse, je renvoie à mon étude :
"Du temps que les bestes parlaient : à propos de la création des animaux dans Le Roman de Renart", Recherches et Travaux, ”Parler(s) du Moyen Age’’, Université Stendhal, n°55, 1998, pp. 21 -33.
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sauvage et non d’une espèce domestiquée. On retrouve un écho à cet sorte d’anthropocentrisme de la vision du monde animal dans les définitions que donne Furetière de deux animaux communs à l’époque : le loup est qualifié d’espece de chien sauvage et le sanglier de porc sauvage. La définition de l’état domestique de l’animal a visiblement embarrassé les lexicographes de l’époque classique et pour mesurer l’état lacunaire de leurs définitions, je donnerai tout d’abord la définition de domestique par le Petit Robert :
(animaux) qui vit auprès de l’homme pour l’aider ou le distraire et dont l’espèce depuis longtemps apprivoisée se reproduit dans des conditions fixées par l’homme. Le chien, le chat, le cheval sont des animaux domestiques. Face à une telle définition qui complète la notion d’habitat commun et de service (rendu par l’animal) par la mention d’une intervention humaine continue et implicitement par la notion de sélection des espèces, il n’est pas exagéré de dire que le Dictionnaire de l’Ac. Fr. se contente d’une définition minimale dans sa première édition :
Il se dit aussi53 des animaux privez qui demeurent dans les maisons. Le chien est un animal domestique. L’édition de 1835 complète cette définition :
Il se dit aussi Des animaux qui vivent dans la demeure de l’homme, qui y sont élevés et nourris, par opposition à ceux qui vivent dans l’état sauvage. Le chien, le cheval, sont des animaux domestiques. Le chat domestique et le chat sauvage. On constate la même concision dans le dictionnaire de Furetière
DOMESTIQUE, Se prend aussi pour apprivoisé, & est opposé à sauvage. Les pigeons d’un colombier sont mis au rang des animaux domestiques. Les chiens, chats, &c. sont animaux dometiques.
Richelet réserve, en revanche, un traitement original pour l’adjectif domestique ; à l’entrée Domestique il ne donne pas le sens usuel de l’adjectif lorsqu’il s’applique à un animal (qui vit dans la maison ...), mais à l’entrée Chat, après avoir précisé que le chat est un animal fort connu, il donne comme exemple chat privé ou domestique, et on constate que cet adjectif connu (ou fort connu) peut fonctionner en couple oppositionnel avec l’adjectif sauvage : ainsi Richelet mentionne pour l’âne l’animal connu et l’animal sauvage. Néanmoins ce système, dans lequel connu tendrait à prendre la place de privé ou de domestique, ne fonctionne pas de façon parfaite dans tout l’ouvrage et je citerai deux exemples qui perturbent ce système : d’abord la définition du renard, animal sauvage qui est fort connu, parce que les campagnes françaises de polyculture céréalière constituent un biotope idéal pour lui, et celle du bœuf, animal domestique châtré fort connu et fort nécessaire dans le commerce de la vie54. On ne peut que constater, outre l’absence d’homogénéité dans l’emploi des adjectifs connu et sauvage ou domestique, que cette notion de fort connu annonce le couple proximité - distance, vulgarisé par l’ethnozoologie moderne, et qui peut recouper ou non le couple soumission résistance, la combinaison de ces quatre pôles permettant d’affiner le concept de domestication. On en arrive enfin à la domestication et à la définition du processus domesticatoire : bien entendu, le terme domestication ne figure pas dans nos dictionnaires
53 La première définition, à valeur fortement étymologique, est qui est de la maison, qui concerne la maison. 54 le porc est défini ainsi : animal domestique à quatre pieds, fort connu, noir ou blanc.
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puisqu’il n’apparaît qu’en 183255, d’abord dans le vocabulaire spécialisé, puis en 1878 dans le Dictionnaire de l’Ac. Fr. avec une définition sèche : action de domestiquer, alors que le Petit Robert précise : action de domestiquer et son résultat. Mais le plus surprenant est que le verbe domestiquer, attesté depuis le XVe siècle et utilisé par Rabelais et par Olivier de Serres (pour le riz) est absent de tous les dictionnaires que nous examinons, à l’exception de celui de Nicot, qui se contente de le gloser par apprivoiser et de le traduire par le verbe latin cicurare. Il en va de même pour le substantif domesticité, utilisé pour l’état de l’animal domestiqué depuis le XVIIe siècle et absent de nos dictionnaires dans cette valeur : je ne peux pas résister ici au plaisir de vous lire trois définitions de domesticité tirées de dictionnaires du XIXe siècle, car tout est dans l’implicite qui les sous-tend :
Ac. Fr. (1835) : se dit aussi en parlant des animaux qu’on parvient à apprivoiser par opposition à ceux qui demeurent à l’état sauvage. La plupart des animaux dégénèrent dans l’état de domesticité. Littré : état de dépendance, de servitude dans lequel vivent, relativement à l’homme, les animaux qu’il entretient et modifie pour ses besoins ou ses plaisirs.
Noël et Chapsal (1848)56 : se dit des animaux par opposition à la liberté pour laquelle la nature les avait créés. Face à cette carence lexicographique (absence de domestiquer, domestication et domesticité) il convient de chercher les termes de substitution : c’est la famille du verbe apprivoiser, dérivé de l’adjectif privé et attesté depuis le XIIIe siècle, qui est mise à contribution. Mais il faut noter que dans ce cas la langue classique ne pourra pas distinguer, comme le fait la langue moderne, domestiqué, appliqué à toute une espèce ou en tout cas à une sous-espèce, et apprivoisé, appliqué seulement à un animal, le plus souvent né sauvage ; ainsi le Petit Robert glose l’adjectif domestiqué en affirmant : un animal est domestiqué quand ses petits naissent eux-mêmes apprivoisés, tandis que le Nouveau Dictionnaire de Noël et Chapsal, dans un souci tout pédagogique de distinguer les termes de sens voisins, propose une vision statique, une sorte d’ordre éternel des champs : les animaux privés le sont naturellement, les apprivoisés le sont par l’art de l’homme. Le terme de substitution pour domestication est depuis le milieu du XVIe siècle apprivoisement, mais il n’est connu que de Furetière (et d’ailleurs n’entrera dans le Dictionnaire de l’Ac. Fr. qu’en 1878) qui en donne une définition dynamique :
APPRIVOISEMENT. S.m. Action par laquelle on apprivoise. L’apprivoisement des bestes les plus farouches s’est fait par l’industrie des hommes qui en ont voulu prendre le soin. Le terme présent dans nos quatre dictionnaires est le verbe apprivoiser et il est à noter que tous les quatre le définissent par une action de l’homme sur l’animal, mais avec des procédures différents. Pour Nicot apprivoiser, c’est faire privé et il traduit trois expressions : Lespetis s’apprivoisent, Pulli deponunt ingenia syluestria. On apprivoise les bestes sauvages par parler à elles, Mulcentur alloquiis ferae. Bestes qui sont apprivoisées, Domita et condocefacta animalia, Cicurata.
55 Sur ce point cf Jean Pierre Digard, L’Homme et les animaux domestiques, anthropologie d’une passion, Fayard (Le Temps des Sciences), 1990, et plus particulièrement le chapitre 1 (“heurs et malheurs de la notion de domestication”), pp.2l-36. 56 Nouveau Dictionnaire de la languefrançaise, douzième édition, Maire-Nyon, Roret, L. hachette et Cie, Delalain, 1848.
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Mais si l’on élargit la recherche des emplois de ce verbe dans le corps des articles, on se rend compte qu’apprivoiser est envisagé de façon beaucoup plus large : tout d’abord, Nicot précise que dans le vocabulaire de la fauconnerie (activité noble par excellence et réservée à la noblesse), on emploie plutôt le verbe affaictier, ainsi défini : Et en fait de fauconnerie Affaicter un faucon, c’est le rendre faictis, privé et courtois, L’apprivoiser, Cicurare, Mansuefacere57. Le verbe est ensuite employé dans le domaine végétal : un arbre apprivoisé est un arbre rendu domestique par culture ou par enter [greffe] ; il y a là un emploi qui ne sera pas repris par les dictionnaires suivants. Enfin notre verbe apparaît dans le corps de la définition d’un verbe qui s’applique par excellence à l’activité humaine, les relations commerciales :
ACHALANDER, actif, acut. Est attirer, apprivoiser, acconduire aucun à venir acheter d’ordinaire chez nous, ce dont il a affaire, Allicere emptores, voyez Chaland.
Les trois dictionnaires de la fin du XVIIe siècle se distinguent par la façon dont ils envisagent la transformation produite par ce que nous appelons le processus domesticatoire : Richelet, qui utilise peu le verbe apprivoiser et la participe passé dans le corps de ses articles, le définit comme une soustraction (rendre moins sauvage, adoucir le naturel sauvage), tandis que Furetière prend le problème à l’envers et donne une vision positive du processus : APPRIVOISER, v. act.Rendre doux & traitable. Le Dictionnaire de l’Ac. Fr. ne tranche pas (rendre doux et moins farouche) et ce n’est qu’en 1935 qu’il modifiera cette définition en supprimant l’exemple forgé apprivoiser un sauvage (encore présent dans l’édition de 1878) en la recentrant sur l’animal (Faire d’un animal sauvage un animal privé). Furetière montre dans ses exemples forgés que le terme s’applique aussi bien à l’homme qu’à l’animal :
APPRIVOISER, v. act.Rendre doux & traitable. Il n’y a gueres d’animal si farouche qu’on ne puisse apprivoiser, on a eu de la peine à apprivoiser les Sauvages de l’Amerique.
Ce qui est intéressant, c’est qu’en recensant les définitions dans tout le dictionnaire on voit se mettre en place un classement des animaux selon ce qu’on appellera leur aptitude à l’apprivoisement : sont considérés comme apprivoisés le pacos et la cigogne, comme apprivoisables le crocodile, le perroquet, la pie et les singes, mais sont classés dans la liste des animaux qui ne s’apprivoisent jamais le castor, le cerf, la chauve-souris, l’hirondelle, le sanglier et le taureau : on pourrait taxer Furetière d’inconséquence mais il faut, semble-t-il, comprendre que pour ces derniers animaux, l’apprivoisement est possible, mais qu’il n’est jamais réalisé, en raison, semble-t-il, du faible rendement de l’effort exigé de l’homme, si l’on peut interpréter la part importante d’implicite contenue dans ces définitions. Il convient pour terminer d’examiner le verbe dompter en oubliant son sens moderne (dompter un lion, c’est briser la résistance de l’animal par des méthodes violentes) et cela afin de vérifier si dompter ne serait pas le substitut du verbe domestiquer peu utilisé à l’époque et de toute façon non spécialisé pour l’animal. Le Dictionnaire de l’Ac. Fr. fait bien ressortir la polyvalence de l’usage58 et lorque le terme s’applique à l’animal, il distingue bien l’action et le résultat, plaçant toutefois celui-ci en premier :
57 Furetière reprendra mot pour mot cette définition du verbe affaictier. 58 Pour les adjectifs indomté et indomtable, on retrouve toujours dans l’exemplification cheval, taureau et courage.
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DOMTER. v. a. Subjuguer, mettre sous sa loy. Domter une nation, domter les peuples. On le dit aussi des animaux, & il signifie Les assujettir, leur faire perdre leur ferocité. Domter un cheval, un taureau, domter les lyons. On dit fig. Domter ses passions, dompter sa colere, son courage. Cette définition sera modifié deux fois, d’abord dans l’édition de 1878, qui supprime le terme de férocité en le glosant par une périphrase qui marque bien la transformation subie par l’animal dompté :
DOMPTER, v. a. [...] Il se dit aussi en parlant Des animaux, et signifie, Les assujettir, leur faire perdre le naturel indépendant qu’ils avaient dans l’état sauvage. Dompter un cheval, un taureau.
puis dans l’édition de 1935, qui remplacer assujettir par une périphrase mettant en valeur la domination de l’homme dompteur sur l’animal dompté :
DOMPTER. (Dans ce mot et dans les deux suivants, le p ne se prononce pas.) v. tr. Réduire sous son obéissance un animal à l’état sauvage. Dompter un cheval, un taureau.
On voit se mettre en place un système d’inclusion des deux verbes dompter et apprivoiser : le second a un spectre sémantique plus large que le premier, puisque apprivoiser, c’est faire en sorte que l’animal farouche accepte la compagnie de l’homme, tandis que dompter, c’est faire en sorte que cet animal obéisse à l’homme et donc se mette à son service. Richelet ne dit pas autre chose, utilisant bien avant l’édition moderne du Dictionnaire de l’Ac. Fr. le terme obéissant pour marquer de résultat recherché par l’opération :
Domter, v.a. Ce mot se dit proprement des bêtes, & signifie rendre doux & obéissant. [Alexandre domta Bucephale.] Mais Furetière apporte plus de précision sur la finalité de cette obéissance recherchée et précise que domter, c’est assujetir les animaux au travail et leur faire perdre leur fougue et leur fureur ; et il donne comme exemple deux expressions touchant aux activités essentielles de l’époque : dompter des chevaux dans un manège, dompter les taureaux pour les mettre sous le joug. Comme Furetière a rangé, nous l’avons vu plus haut, le taureau dans la catégorie des animaux qui ne s’apprivoisent pas, peut-être accorde-t-il au verbe dompter le sens moderne de “briser la résistance par des méthodes violentes”. On retrouve en tout cas à l’article domptable l’optimisme déjà signalé pour la verbe apprivoiser :
il n’y a point d’animaux si forts et si farouches que l’adresse de l’homme n’ait rendus domptables.
En guise de conclusion à ce survol rapide des dictionnaires du XVIIe siècle59, je propose la lecture de la première partie de l’article farouche de Furetière :
59 J’ai volontairement passé sous silence le Dictionnaire des Arts et des Sciences de Thomas Corneille (le frère de Pierre Corneille), contemporain des dictionnaires étudiés ici (1694) : il fera l’objet, en raison de sa richesse, d’une étude séparée.
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FAROUCHE, adj. m. & f. Qualité des animaux sauvages & cruels qui se retirent dans des forests, des deserts & des cavernes. Les lyons, les tygres & les ours sont des animaux farouches & cruels, plusieurs Martyrs ont esté exposez aux bestes farouches. Ce mot vient de ferox. Nicod. FAROUCHE, se dit aussi des animaux timides qu’on a de la peine à apprivoiser. Parmy les oiseaux & les animaux domestiques il y en a de farouches qu’on ne peut apprivoiser, qui s’enfuyent quand on en approche, comme des chats, des pigeons, &c. On appelle un cheval farouche, lors qu’il n'a pas encore esté dompté, les bœufs & les chiens qu’on a laissé dans les Isles de l’Amerique sont devenus farouches. On constate que Furetière isole d’abord les animaux qui ne partagent pas l’habitat de l’homme, puis il introduit une distinction parmi ceux qui partagent cet habitat, les animaux domestiques ou privés par excellence : à côté des animaux domestiques difficiles à approcher (pigeon et chat) et qui sont pour ainsi dire farouches en permanence, il range les animaux qui n’ont pas encore été touchés par le processus domesticatoire mais qui ont vocation à l’être (cheval), et ceux qui, après avoir subi ce processus, ont retrouvé leur état d’avant la domestication chien et bœuf d’Amérique). Furetière, qui était lexicographe et non pas zoologue ou ethnozoologue, marque bien que l’opposition qui occupe notre colloque sauvage et domestique - ne relève pas de l’état de nature, mais, si l’on peut reprendre cette opposition commode, de la culture, et on voit aisément que tout son classement des animaux est établi selon la situation de l’animal par rapport à l’action de l’homme et à son habitat60.
Note de la Rédaction : une malencontreuse erreur de manipulation, dont nous nous sommes rendus compte trop tard pour pouvoir procéder à la correction, a transformé la numérotation des notes de bas de page du présent article : au lieu de commencer, comme on s’y attend, au n° 1, elles commencent au n° 42 ! Fort heureusement, la lecture ne s’en trouve pas perturbée. Nous prions néanmoins M. Roger BELLON d’accepter toutes nos excuses.
60 Je remercie très chaleureusement ma collègue Chantal Wionet, qui m’a fait bénéficier généreusement de sa parfaite connaissance de la lexicographie classique.
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Frontispice - Fables de LA FONTAINE illustrées par GRANDVILLE (op. cit.)
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TENTATIVE D’INTERPRETATION DE LA DEVALORISATION DES ANIMAUX DOMESTIQUES DANS LES LEXIQUES DE PATOIS NORMAND ET DE FRANÇAIS Eric CORDIER Ethnologue
Résumé -Dans le cadre d’une étude plus vaste, l’analyse du lexique et des expressions relatives aux animaux sauvages permet de constater qu’ils sont valorisés et conséquemment porteurs de représentations. L’auteur propose donc l’hypothèse de la nécessité de la conjonction entre une certaine proximité de l’animal avec l’homme, doublée d’une résistance du premier face au second pour qu’émergent des représentations. Dans le présent article, l’auteur examine le cas des animaux domestiques et cherche à comprendre pourquoi sont-ils dévalorisés et peu porteurs de représentations. Face au caractère contre-intuitif des résultats, l’investigation linguistique n’est pas limitée au patois et une comparaison est menée avec la langue française. Or, la situation de l’animal domestique est en quelque sorte inverse de celle de l’animal sauvage : placé dans un processus de soumission, il n’est plus un exemple valorisé pour l’homme, il ne fait plus image.
Abstract - Attempt of interpretation of the decrease of the standing of the domestic animals in the vocabularies of Normandy’s dialect and French.In the context of a larger study, the scrutiny of the vocabulary and expressions relating to wild animals allow to notice that their standing is increased and consequently that they are holder of representations. Also, the author has proposed the hypothesis of the necessity of the conjunction between a kind of proximity between the animal and the human, doubled with resistance of thefirst in front of the second so that representations come out. In this article, the author study the case ofthe domestic animals and try to understand why are their standing decreased and why are they less holders of representations. In front of this counter-intuitive aspect ofthe results, the linguistic investigation is note restricted to the dialect and a comparison is built with the French language. Whereas the situation of the domestic animal is rather inverse ofthe one ofthe wild animal : positioned in a submission process, his standing is loweredfor the humans, he his no-more a figure of style.
Dans le cadre d’une thèse, j’ai entrepris une étude des représentations des paysans Normands du XIXe siècle à partir de l’analyse du patois. Pour ce faire, j’ai compilé une quarantaine de dictionnaires en appliquant un filtre de sélection : ont été écartés les éléments littéraux et retenus les mots ou expressions qui ont recours à une figure de style ou les notices de dictionnaires qui apportaient des informations d’ordre ethnographique. Les données ont ensuite été triées de façon thématique. Le thème le plus abondant a été celui de l’animal suivi par celui du végétai, de la terre, des météores... L’abondance des matériaux relatifs au premier thème a permis de le garder pour seul objet de la thèse.
Par représentations, j’entends les représentations langagières et non pas picturales ou autres. Il s’agit d’un ensemble des constructions intellectuelles par lesquelles les paysans appréhendent le monde et plus particulièrement, en ce qui nous concerne, les animaux. Les représentations ne rendent pas obligatoirement compte du réel et elles n’ont pas été construites à partir d’une approche scientifique (même si aujourd’hui, les connaissances acquises grâce à une démarche hypothétique-déductive viennent irriguer une partie des représentations de l’homme contemporain). Les représentations des paysans sont constituées d’un ensemble de connaissances, d’expériences, d’intuitions, de stéréotypes, de préjugés... qui sont organisés suivant un système que j’ai essayé de décrypter. Si les représentations ne rendent pas strictement compte du réel, elles ne sont pas qu’affabulation car elles ont été construites en fonction d’un certain pragmatisme qui a parfois fait défaut à la culture savante préscientifique, et certaines intuitions des paysans se voient parfois avalisées par des découvertes scientifiques récentes. Les représentations comprennent les figures de styles au premier rang desquels on trouve les métaphores. Cependant à côté de ces constructions langagières bien répertoriées, il existe toute une série de faits diffus qu’il est également intéressant d’étudier. Par exemple, le rapport entre ETHNOZOOTECHNIE N° 71 - 2003 - LA DOMESTICATION : POINTS DE VUE
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l’usage d’un mot et le contexte dans lequel il est employé apporte de nombreuses informations. Prenons l’Abeille, elle est liée à un ensemble de questions relatives au déplacement et à la résistance. Le Loup, quant à lui, est lié à des questions relatives au désordre... Il est également intéressant de se demander pourquoi le Chien est toujours pris en mauvaise part et au contraire le Loup en bonne part (et cet article tentera d’en donner une interprétation).
Concernant les animaux, 7% de mes données ne m’ont pas paru exploitables. Il s’agit de noms d’animaux aux occurrences isolées. Si l’on examine plus particulièrement le statut des animaux -domestique ou sauvage-, la catégorie la plus représentée est celle des animaux sauvages 41%. Parmi ceux-ci on trouve par ordre d’importance : le Loup (représentant à lui seul 31%), le Renard (8%), suivis loin derrière des Lièvre, Hermine, Belette, Buse, Sanglier... Les animaux domestiques constituent 32% de la documentation1. L’Abeille rassemble 20% de la documentation. L’insecte est décompté à part car son statut n’est, a priori, pas bien établi même en recourant aux critères contemporains. Il est difficile de le déclarer domestique malgré les bénéfices qu’en tire l’homme, et malgré que ce dernier ait favorisé son développement. En effet, l’Abeille ne connaît aucune modification conséquente à une éventuelle domestication et sa capacité à retourner à la vie sauvage est demeurée intacte. Elle met celle-ci en œuvre chaque année, au printemps et au début de l’été, dans ce qu’il est convenu d’appeler l’essaimage. D’ailleurs l’ensemble de la représentation de l’Abeille est déterminée par ce point. C’est autour de l’essaimage que tournent toutes les représentations de l’Abeille2. Il est deux autres animaux, le Cochon3 et le Chat, dont on ne peut douter du statut d’animal domestique. Cependant pour les paysans, ces deux animaux domestiques sont envisagés pour une grande part du point de vue de leur sauvagerie : sexualité, poil, désordre, saleté, ensauvagement... Le Cochon rassemblant 17%, les autres espèces domestiques : Vache, Cheval, Mouton, Chien, Chat représentent au alentour de 2% des données chacunes, si l’on se place du strict point de vue des représentations, la question du sauvage et de l’émancipation de l’animal du domaine humain représente 77% du vocabulaire relatif aux animaux alors que le statut domestique et la question de la soumission des animaux à l’homme ne fournissent qu’à peine plus de 16% des images. De cette étude qui prend sa source dans le langage, un premier élément est venu s’imposer avec force, il n’y a pas de corrélation entre la valeur économique d’un animal et l’importance des représentations qu’il véhicule. Les éléments apportés par le Cochon, le Renard, le Loup et l’Abeille sont considérables. Les éléments apportés par les ovins, les bovins et les chevaux sont assez peu importants. Or l’importance économique cumulée des animaux qui rassemblent le plus de représentations : Renard, Loup, Cochon et Abeille est faible comparée à celle des ovins, bovins et chevaux, ces animaux domestiques proches de l’homme, avec lesquels il entretient des relations constantes. De tels résultats sont complètement contre-intuitifs, mais, d’une certaine façon, l’analyse des données ne laisse planer aucun doute : dans la société traditionnelle l’intérêt porté aux animaux n’est pas strictement assujetti à l’importance économique. D’autre part, la faible place du Mouton et du Bœuf, dans les représentations des paysans normands, est absolument étonnante face à la valorisation de ces animaux dans le cadre de la religion chrétienne. Dans les lignes qui suivent, je vais exposer les données relatives que j’ai rassemblé à propos des animaux domestiques afin d’essayer de dégager les représentations qu’ils ont engendrées et comprendre pourquoi sont-elles si faibles.
LE CHIEN, LE COCHON ET L’ÉGLANTIER Plusieurs locutions régionales font intervenir le nom du Chien et du Cochon dans l’appellation de l’églantine. Le patois comprend rose de chien, de quen, de quien, de tchieyn ; 1 Avec en tête de classement le Cochon rassemblant à lui seul plus de vocabulaire que l’ensemble des autres domestiques. 2 Voir mon article : Comment parler aux animaux ? l’exemple de l’abeille, in La Mandragore, revue des littératures orales, n° 6, 2000, CERDO/Métive ; Partenay, pp. 6-28 un article complémentaire est en cours de parution dans une revue d’éthologie. 3 J’utilise préférentiellement le mot "cochon" à celui de "porc" dans la mesure ou c’est celui presque exclusivement retranscrit par les dictionnaires de patois, les mots savants y ayant peu leur place. À propos du Cochon, un article a été soumis à une revue d’ethnologie.
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ronce cochognére et encore rose à cochon4. Les fruits de l’églantier sont appelés cochonnets ou cochonés5. Les folkloristes Lucien Barbe et Henry Lamiray relevant même : Cochon de lait6. La même métaphore est à l’œuvre pour désigner la camomille (Anthemis cotula) camomille des chiens précise-t-on (Barbe 1907, p. 32). Pour les noms de l’églantier Eugène Rolland rapporte encore pike-tchin, et pince-tchin (Rolland 1879-1883, t. 5, p. 228). Cet usage métaphorique du Chien pour baptiser la plante dépasse largement la Normandie dans la mesure où le naturaliste suédois Linné lui a donné le nom scientifique de rosa canina. Selon Eugène Rolland, cette association remonte au IVe siècle après JC (Ibid., p. 222). Le Chien se retrouve encore derrière le nom français du fruit de l’églantier : cynorrhodon, de même sens. Cette construction savante à partir du grec apparaît chez Antoine Furetière en 1690 (T. L. F., t. VI, p. 660). Mais, suivant Pierre Lieutaghi, elle reprendrait un ancien nom grec, kunorrhodon, signifiant déjà “ronce des chiens”. Toujours selon Lieutaghi, cet usage métaphorique est attesté anciennement et rend compte de l’établissement d’un lien d’analogie entre l’animal et la plante, l’églantier possédant des crocs : les épines. C’est ainsi que les racines de l’églantier étaient considérées avoir une action contre la rage7. Cette conception antique a peut-être laissé une trace quelque peu altérée en patois, puisque Jules Lecœur a rapporté que : "L’odeur de la rose de chien [églantine] procure la rage" (Lecœur 1883/87, t. 2, p. 119). Cependant, lorsque la désignation métaphorique de l’églantine et de ses fruits renvoie au Cochon on ne peut le mettre sur le compte de ses "crocs" qui ne sont rien au regard de ceux du sanglier. Par contre, par comparaison avec les autres noms : ronce au renard, ronce au vilain, on peut estimer que toutes ces dénominations sont dépréciatives surtout si Ton compare l’églantine à la rose, l’églantine étant une rose dépréciée. Prenons l’expression : "Caleux comme un quien d’cu’é" qui signifie paresseux comme un chien de curé en ce sens que : "C’est que contrairement à ses collègues des fermes, il n'a pas de tâche précise à accomplir, ni troupeau à surveiller, ni garde à monter (...)" (Lepelley & Bougy, 1998, p. 38). Cette expression n’envisage pas le chien de berger, pour vanter son utilité, mais dans son ironie, elle rend compte du chien le moins utile. Le choix allant à l’opposé des rôles effectifs de l’animal, le contenu de la représentation acquiert plus de fermeté. Même si de fait le Chien est utile a l’homme, ce qui est frappant ici c’est de constater que le langage des paysans ne retient pas l’utilité du chien de ferme, mais au contraire l’inutilité du chien de curé. Tout le champ sémantique du Chien insiste sur les métaphores en sa défaveur. Frédéric Pluquet rapporte d’ailleurs deux autres expressions. La première est l’expression de la déférence, plaçant le Chien au plus bas de la hiérarchie : "Un chien regarde bien un évêque". La seconde est ironique : "Noble comme les quatre quartiers d’un chien" (Pluquet 1829, p. 305). Ainsi, le Chien partage avec le Cochon le fait de qualifier la chose de peu8. Ce dernier est placé très bas dans la hiérarchie des êtres vivants. Le vocabulaire du Cochon appliqué à l’homme désigne toujours un être déprécié. Les autres champs sémantiques partagés par le Chien et le Cochon le confirment. Paul Sébillot a noté que l’attitude qui visait à adresser une excuse à une personne d’une classe supérieure en présence d’un cochon se retrouve pour le Chien : "Quand on compare quelqu'un à un chien, on dit : “Sans comparaison puisqu’il (un tel) a été baptisé9". Dire Monsieur à un cochon en présence d’un Monsieur (humain d’une classe sociale supérieure) est 4 Joret 1881, p. 71 & Rolland 1896-1914, t. 5, p. 228. 5 Pluquet 1834, p. 62 & Joret 1881, p. 71. 6 1907, p. 54 ; Lamiray Notes de folklore, Ie partie, de M à Z, p. 194. 7 (Lieutaghi E. U. 2000) Il cite Pline, sans donner la référence et signale que l’idée est reprise au XVIe siècle par Tragus et Césalpin. 8 En dehors de celle-ci, les expressions se référant au Chien véhiculent l’idée d’irruption du désordre comme avec : "Etre reçu comme un chien dans un jeu de quille" ou "Aller de travers comme un chien qui revient de vêpres" (Pluquet 1829, p. 305). En parlant d’un buveur : "S’il avise de marcher, il va de travers comme un tchiin qui r’vient d’vêpres" (Sauvé 1889, p. 384). Le caractère isolé de ces éléments ne permet pas de déduire une interprétation, mais, il est à noter qu’ils se situent dans le champ sémantique propre au loup, ce que je ne saurais plus expliquer. 9 (Sébillot 1905-1968, t. III, p. 96) Sa référence laisse un petit doute quand à la localisation. La phrase précédente était relevée pour la Haute-Bretagne et la Basse-Normandie d’après Jules Lecœur, mais pour celle-ci cela est moins évident.
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bien de l’ordre de la comparaison. Dans cet exemple, la distance sociale n’est plus requise, il n’y a pas d’expression d’excuse et le refus de la comparaison dénote la distanciation. En fonction du vocabulaire rassemblé autour du Cochon et du Chien, il semble possible de contredire la remarque d’Edmund Leach selon laquelle, "Certains animaux semblent être porteurs d’une charge injuste d’injure. On sait bien que le cochon est un nettoyeur de poubelles, mais le chien l’est aussi par nature, et il n’est guère rationnel de considérer le premier comme "sale" alors que nous élevons le second chez nous" (Leach 1966-1979, p. 286). Cela me paraît discutable car à la fois “chien” me semble au moins autant utilisé comme terme d’injure que “cochon” et à la fois les deux animaux sont l’expression du négligeable. Cette rectification est d’autant plus nécessaire que dans ce même article Edmund Leach donne la dimension péjorative du vocabulaire anglais du Chien (notamment avec bitch). Selon François Poplin, le rapprochement entre les deux animaux est effectué à partir de la nature de la nourriture qui leur est consentie, les deux animaux mangeant les rebus des hommes (Poplin 1988, pp. 165-166). En patois, la nourriture préparée pour ces deux animaux s’appelle du bran. L’étymologie de bran indique clairement un caractère excrémentiel et montre que ce mot était anciennement appliqué au Chien : "Du latin brennus “ son ” attesté sous la forme brin (n) a “ son, nourriture pour chien ’’ Gaulois ? Dérivé, de brener “ Déféquer ”" (T. L. F., t. IV, 1975, p. 889). D’ailleurs, le parallèle ne s’arrête pas là. Les goûts du Chien semblent tout autant obtus que ceux du Cochon, car ce qui ne convient pas au Chien est vraiment immangeable : "Toute pomme glu, toute pomme de saveur acerbe est dite d’étrangle-tchiin" (Sauvé 1889, p. 374). D’autre part, le Chien partage avec le Cochon le nom de sa cabane, le cotin dans l’Orne (Dud’huit & Morin, 1979, p. 65). Dans les deux cas, les caractéristiques partagées avec le Cochon sont dépréciatives.
Le nom pour la portée du Cochon, la forsée est également partagée par la Chienne selon Charles Joret (1881, p. 100), même chose pour les breuilles : "tétines de truie, de chien." (Delboulle 1876, p. 51). Comme pour la truie, la fertilité du canidé a certainement contribué à induire une connotation sexuelle de la Chienne. Je n’ai pas besoin de développer ce contexte en français, tant il est bien connu. Mais, son pendant se retrouve en patois : "vicieux comme un tchiin d’probytère" (Sauvé 1889, p. 385) expression qui en voulant illustrer l’adage : l’oisiveté est mère de tout les vices, décline vice, paresse et anticléricalisme. Henry Moisy, en menant des études d’onomastique régionale, relève Grusse, un "nom propre voulant dire chienne et par métaphore, femme débauchée" (Moisy 1875, p. 178). Ensuite, le mot caignot pour dire “ petit chien ”, est un diminutif de cagne, qui était déjà au XVIIe siècle un "vieux mot qui signifiait autrefois chienne. Il ne se dit plus que par injure à des femmes qu’on veut taxer d’infâme prostitution"(Moisy 1887, p. 101 & Furetière, 1690, t. 1) et en français pré-académique, cagneux signifie paresseux selon Gilles Ménage (1694, p. 145). Le lexicographe Edouard le Héricher a rencontré le verbe : "Lachier, saillir en parlant de l’action du chien sur la lice (chienne) en latin lycisca (...) en vieux français lisce, prostituée, analogue à louve, à Gore (...) Littéralementfille d’une louve ou d’un chien."10.
COMPARAISON AVEC LES REPRÉSENTATIONS LEXIQUE FRANÇAIS
DU CHIEN
DANS
LE
Pour le plus vieux compagnon de l’homme, la moisson des représentations patoises qui lui sont propres, se montre peu fructueuse en regard de son importance comme auxiliaire de l’humanité. Le Chien est la chose de peu et l’expression du péjoratif et du rebut, un Cochon en moins sale. Sachant que de tels résultats ne manqueraient pas de surprendre le lecteur, j’ai tenté de voir si cette faiblesse des représentations du Chien et leur connotation ne venait pas de mes sources et si par une circonstance extraordinaire les lexicographes normands n’étaient pas passés à côté d’informations importantes, lacune qui aurait pu orienter mon analyse. En vue d’opérer une vérification, j’ai eu recours à un corpus extérieur à mes collectes, afin de mesurer si cette déficience de représentations du Chien était propre au patois normand ou si elle était plus large. J'ai donc entrepris d’examiner les représentations du Chien dans la langue française. C’est ainsi que j’ai entrepris d’examiner les représentations du chien dans la langue française, en consultant le Trésor de la Langue Française. L’un des atouts de ce dictionnaire est de comprendre des 10 Hericher (le) 1862 t. 2, p. 421. Notons que, pour une fois, l’hypothèse étymologique de cet auteur est juste.
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indicateurs statistiques traduisant l’évolution des occurrences des mots pour les deux derniers siècles. Le Trésor de la Langue Française n’est pas issu d’une documentation orale mais d’une base de données constituée à partir d’un ensemble d’œuvres littéraires des XIXe et XXe siècles. Son utilisation est intéressante non seulement pour comparer la richesse (ou non) des expressions patoises comparées aux expressions françaises, mais aussi parce qu’il permet d’effectuer des comparaisons entre différents animaux à l’intérieur même de la langue française. Enfin, s’il est difficile, voire impossible au lecteur de refaire mon parcours en matière de patois, la consultation du Trésor de la Langue Française est aisée et permet de facilement vérifier qu’il n’y a pas, de ma part, manipulation des sources. Les protocoles de constitution des dictionnaires de patois étant extrêmement différents de ceux ayant prévalu à la constitution du T. L. F., la stricte comparaison n’aurait peut-être aucun sens. Ainsi, il m’est apparu plus pertinent de confronter le Chien à son homologue sauvage le Loup en français, afin de comparer le même rapport entre le Chien et le Loup en patois. En cumulant les données du Trésor de la Langue Française, on observe qu’au travers de son corpus, il est beaucoup plus question du Chien que du Loup, plus de trois fois plus : 8500 occurrences pour le Chien contre 2500 seulement pour le Loup. Cela paraît logique compte tenu de la proximité du Chien et de l’extinction du Loup en France durant la période considérée. Cependant, si on parle beaucoup plus du Chien, la quantité d’expressions générées autour de ces animaux est équivalente, puisque cela requiert trois pages et demie pour chacun. La première remarque consiste à faire observer que bien que le discours sur le Chien soit trois fois plus important (en nombre d’occurrences), il n’est pas plus riche (en nombre d’expressions). Ensuite, le contenu de ces trois pages et demie recouvre deux types de vocabulaires qui s’opposent. Le vocabulaire relatif au Loup recouvre une grande variété de domaines et est assez valorisant. Le vocabulaire relatif au Chien recouvre peu de domaines et est assez dévalorisant. Les deux animaux ont en commun de caractériser des types humains, des aspects physiques, des éléments de technologie et de météorologie. Cependant le Loup génère des métaphores dans huit domaines qui sont absents chez le Chien : la fourrure, l’héraldique, l’astronomie, le costume (masque), la pêche, la médecine/pathologie, la métallurgie, les machines de guerre et enfin le textile. C’est au travers des deux (et seuls) premiers thèmes (types humains ; aspects physiques) que les locutions relatives au Chien rejoignent en quantité celles du Loup.
Entrons un peu plus dans la comparaison en mettant, vis-à-vis, ces deux principaux thèmes : le Chien représente l’état de domesticité, de dépendance, de gardien, et une vie pénible, là où le Loup représente une personne sauvage, solitaire, expérimentée, habile, rusée. Le Chien paraît courageux, mais ne l’est pas, alors que le Loup est avide, cruel, brutal, féroce et représente le danger : as-tu vu le loup, loup-y-es-tu, crier au loup, ou est redoutable : quand on parle du loup, on en voit la queue. Dans ce vis-à-vis où le Chien est sur-représenté celui-ci semble énumérer la longue litanie de l’assujettissement et de l’infériorité, là où la valorisation du Loup est déclinée en sous-thèmes se différenciant bien les uns des autres. Les expressions : l’homme est un loup pour l’homme et comme un chien battu s’opposent d’ailleurs de façon caractéristique. Ensuite, la louve est une mère adoptive généreuse (à l’origine d’une grande nation) là où la Chienne est une femme sensuelle et sans moralité. La richesse du Chien -si l’on peut dire- est essentiellement péjorative, négative et dégradante, quand il ne s’agit pas d’injures. Le Chien représente quelqu’un d’âpre au gain, un homme quelconque : chien coiffé, l’avarice, l’absence de valeur et de considération, l’absence d’intérêt : avoir d’autres chiens à fouetter (on retrouve dans ces derniers exemples la thématique patoise de l’être de peu), la préparation d’une vengeance, la contradiction : chiens et chats, la mésentente aboiement, faire les choses de mauvaise grâce, le mauvais accueil avec les aboiements : comme un chien dans un jeu de quilles, et enfin les jurons : nom d’un chien. Ce portrait du Chien dans la langue française est comparable à celui que nous avions déduit du patois, mais en plus accentué. La différence de richesse de vocabulaire et de valorisation des représentations de ces deux canidés, en français, penche nettement en faveur du Loup. C’est la même constatation en patois puisque la documentation que j’ai rassemblée sur le Loup11 est quinze fois plus étoffée que celle sur le Chien. La faiblesse de représentations du Chien et en comparaison, la valorisation du Loup 11 Cette partie intégrant, il est vrai, son homologue surnaturel le loup-garou.
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se retrouvent donc à la fois en patois et en français. Seulement, la différence entre les deux animaux semble nettement plus marquée en patois qu’en français, si l’on admet qu’une comparaison entre les deux sources est pertinente12. Si le lecteur a besoin de plus d’arguments pour être convaincu, je peux ajouter la synthèse de l’enquête de Lazare Sainéan. Ce linguiste roumain a en effet opéré une comparaison plus large que la mienne. Il a étudié le vocabulaire de quelques animaux, tant sauvages que domestiques, dans l’ensemble des langues latines et une partie des dialectes et patois qui leur sont associés. Il en tire des conclusions similaires aux miennes : "Le chien qui, sous le rapport de l’intelligence, vient immédiatement après l’homme, n’a fourni à la langue que des idées de méchanceté et d’abjection. Tandis que les nobles qualités de l’animal, sa fidélité à toute épreuve, son dévouement jusqu’à la mort et par-delà la mort, n’ont trouvé aucun écho dans le langage, ses défauts, grossis démesurément, ontfait du chien le type de la misère physique et morale. Tout ce qui est excessif, détestable, a été rattaché à la notion chiens..." (Sainéan 1907, p. 1).
Le Chien et le Loup, si proches dans l’ordre biologique, sont donc radicalement opposés dans la représentation que l’homme en donne. Je serai tenté de poser comme hypothèse que la domestication, ou plus précisément l’assujettissement, le contraire de la résistance entraîne cette différence de richesse et de valorisation13. Ainsi, le Loup semble avoir été à la base d’un vocabulaire gratifiant et comprenant un plus grand éventail de thèmes. Valorisation issue de son statut de prédateur : féroce, cruel, dangereux, rusé : il a frappé l’imagination, fasciné l’homme, alors que le vocabulaire relatif au Chien témoigne de la dépréciation du fait de son statut d’animal soumis. D’ailleurs Lazare Sainéan le confirme également dans son enquête : "Le loup est, de tous les animaux sauvages, celui qui a fourni à la langue le plus grand nombre d’images" (Sainéan 1907, p. 59). Nous sommes rassurés de voir que notre culture, malgré deux millénaires de christianisme, met en valeur la rébellion du Loup et déprécie la soumission du Chien14, et ceci en dépit des inconvénients occasionnés par le premier et de l’aide apportée par le second. Cette hypothèse d’un état sauvage valorisant est renforcée par le cas de l’Abeille, car, dans un autre article15, j’ai tenté de montrer comment la caractéristique de l’insecte était la résistance à la domestication dans la réitération de l’acte d’essaimage ?
LES AUMAILLES (bovins, équidés, ovins...) Devant la faiblesse des données recueillies et du fait que le patois les rassemble au sein d’une même catégorie appelée aumailles, la Vache, le Cheval, l’Ane, le Mouton... il m’a semblé préférable d’étudier ces animaux ensemble. La désignation d’aumailles correspond à une classification des animaux de la ferme en fonction de leur taille et de leur utilité. Les aumailles sont essentiellement les bêtes à cornes, mais parfois il leur est ajouté les Moutons, les Chevaux, les Porcs. Les aumailles ne sont jamais les Poules, les Canards, les Lapins, les Chats, les Chiens, les Chèvres.
AUMAILLES, UNE APPELLATION GÉNÉRIQUE VALORISANTE? Concernant l’histoire du mot, Madeleine Foisil remarque très justement qu’au XVIe siècle, dans le journal de Gilles de Gouberville aumailles n’apparaît que comme l’adjectif de “bêtes” (Foisil 2001, p 194). Ce trait est confirmé par Antoine Furetière, pour le français pré12 L’étude du lexique relatif au cheval, plus loin, permettra de comprendre les différences entre le patois et le français, imputable en grande partie à un effet de source induit par T. L. F.. 13 En fait, cette hypothèse n’a pas été élaborée seulement à partir du cas présenté ici, mais elle l’a été à partir d’un ensemble d’animaux au premier rang desquels apparaissent l’Abeille, le Cochon, le Loup, le Renard. D’autre part, l’enquête de Lazare Sainéan qui porte sur l’ensemble des langues romanes permet d’élargir la comparaison entre le patois normand et le français. La première citation de Sainéan montre aisément comment la soumission de l’animal s’est vue être à l’origine d’un vocabulaire péjoratif et la soixantaine de pages qu’il lui consacre ne proposent que des exemples péjoratifs et dévalorisants. D’ailleurs il poursuit la même citation en expliquant que c’est la même chose dans les langues classiques et : "C’est ainsi que le chien a toujours été le représentant linguistique de tous les mauvais penchants : avarice, colère, envie, haine ; sa soumission absolue est devenue de l’obséquiosité ; sa prudence, de la lâcheté : ses caresses, de l’adulation" (Sainéan 1907, p. 1). 15 Op. cité, cf. note 4.
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académique16. Il n’est pas systématiquement attesté par les lexicographes normands, comme si l’adjectif avait été substantivé au cours du temps. L’étymologie fait venir le mot du bas latin animalia “ animaux ” (Lepelley 1993, p. 17). Le résultat donne une association de mots au sens redondant comparable au loup-garou, le “ Loup-Loup ”. Les bêtes aumailles sont, en quelque sorte, les bêtes-animales, ceci mis en rapport avec leur valeur économique au sein de la ferme, elles apparaissent comme les animaux par excellence17. Relativement ancienne, cette classification est attestée en Normandie depuis l’ancien français médiéval18. Cependant, cette catégorisation des animaux apparaît plus de l’ordre du prestige et de la valeur économique que découlant de facteurs ontologiques. Les petits de ces animaux qui ne réalisent encore que potentiellement cette valeur économique ne sont pas tout à fait appelés bêtes aumailles, car, ainsi que l’a noté Jean Fleury, un jeune veau ou un jeune taureau est appelé àoumel, aoumet... (pluriel aoumalles), la redondance en moins19.
LE VOCABULAIRE TECHNIQUE Si les représentations concernant les animaux domestiques s’avèrent pauvres, le vocabulaire propre aux animaux domestiques n’est pas pauvre. En effet, comment pourrait-il en être autrement d’animaux qui vivent dans la proximité des paysans. Le vocabulaire des animaux domestiques, va nous permettre de caractériser un peu mieux ce qu’est une représentation. En fait, l’observation la plus importante consiste à distinguer vocabulaire technique et représentations. Si une partie du vocabulaire peut générer des représentations ce n’est pas le cas de l’ensemble du vocabulaire. Le vocabulaire technique a beau être varié et affectant un grand nombre de domaines, il est littéral et ne fait pas image. Le vocabulaire technique n’est utilisé que pour rendre compte de ce pour quoi il a été forgé. Il n’est que très rarement employé métaphoriquement pour être appliqué à l’homme ou à d’autres animaux. La vocation du vocabulaire technique est d’être précis et univoque. Je ne vais pas énumérer tout le vocabulaire technique des animaux de la ferme, mais donner des exemples autour de quelques grands thèmes. Il existe des mots pour nommer les animaux, il en est d’autres pour désigner leur cri, leurs excréments, leur viande, leur façon d’engraisser, les comportements liés à la reproduction, les techniques d’élevage... Prenons un exemple qui est encore de l’ordre de la classification: les animaux sont ordonnés assez précisément en fonction de leur âge et de leur qualité. Pour distinguer les différents âges de l’animal, c’est la Vache qui connaît le plus de précision. Lejeune veau qui tète encore sa mère est appelé : tetterel, téteux, laiton, laitron, lait’ron20. Le jeune animal qui ne tette plus est appelé : bêton, beton, bedelle, bedasson, bedon21 ; "Formé sur le radical bod, qui évoque l’idée de gonflement et qui adonné également boudin et bidon, bide '‘ventre'’'' (Lepelley 1993, p. 23). Lorsqu’il est mis à engraisser, il prend un nom que l’on retrouve également employé pour le Cochon : nourtier, nourturiau, nourriture22. Ensuite, le jeune taureau est appelé : genisson d’un latin classique junix23. Le taureau adulte est le robin, ou le tauriau en Haute-Normandie24 et le teurel en Basse-Normandie (Fleury 1886, p. 305). La femelle est la vaque ou la taure25 et parfois la robinière, torlière, taurelière, taure : la "vache stérile qui tourne autour des autres et prend les allures du taureau"26.
16 (Furetière 1690, t. 1) Il annonce substantif féminin pluriel, mais le place en adjectif de bestes dans l’exemple qu’il donne. Littré précise également “adjectif’. 17 Ce qui est également l’impression d’Émile Littré. 18 Roquelet & Beaurepaire 1995, t. 2, p. 156, mais aussi Ménage 1694, p. 61. 19 Cette acception n’est jamais sous la forme adjective, mais uniquement substantivé. Fleury 1886, p. 119 ; aumeau, Moisy 1887, p. 42 ; aumai [aômé] des aômias Beaucoudrey (de) 1911, p. 64 ; Bourdon 1993, p. 22. 20 Fleury 1886, p. 305 ; Brasseur 1990, p. 168; Duméril 1849, p. 142 ; Fresnay (de) 1885, p. 170. 21 Barbe 1907, pp. 39-40 ; Alexandre 1988, p. 313; Robin 1882, p. 53 ; Clérisse 1925, p. 12. 22 Travers & Du Bois 1856, p. 249 ; Moisy 1887, p. 451 ; Duméril 1849, p. 163. 23 Moisy 1875. p 159 ; Lepelley 1993, p. 7 8. 24 Travers & Du Bois 1856, p. 317 ; Barbe 1907, p. 129 & 139. 25 Fleury 1886, p. 308 ; Moisy 1887, p. 652 ; Brasseur 1990, p. 175 ; Duméril 1849, p. 204. 26 Travers & Du Bois 1856, p. 317 ; Brasseur 1990, p. 168 ; Duméril 1849, p. 206 ; Barbe 1907, p. 139 ; Brasseur 1990, p. 157.
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Après ces classifications techniques relatives à l’élevage, il existe des classifications basées sur la qualité de l’animal. Le Cheval est le champion des noms dépréciatifs, pouvant être qualifié de : biroque, bidoche, byringue, carcan, carou, cornard, guédan, harin, harouse, hène27. Tant de vocabulaire relatif au Cheval de peu de valeur traduit par contrecoup la valeur économique de l’animal. La brebis la plus petite des aumailles est à peine en reste du point de vue de la “richesse” de ce vocabulaire dépréciatif en déclinant : berque ; cline ; erbeline ; gerce28. Ici, comme pour le chien, le lexique insiste sur un aspect dépréciatif. Issu de l’expérience quotidienne des paysans, le patois peut rendre compte de choses extrêmement précises : "Tandis que la langue française confond les cris de la vache et du taureau, les pays d’élevage les distinguent le plus souvent. C’est ainsi que dans le Val de Saire, la vache “brâle" et le taureau “bûle”. Ailleurs en Basse-Normandie, on dira aussi que la vache “brait" et que le taureau “bûlye” ou “beule”. En Haute-Normandie, on entendra plutôt le verbe meuler pour la femelle et breuiller pour le mâle. (...) Cependant, lorsqu’une vache devient taure, non seulement elle prend des mœurs de taureau (elle tiboule ou gercaille, c’est-à-dire qu’elle monte sur les autres vaches), mais elle en emprunte aussi la voix ; elle devient bûlyeuse" (Lepelley 1997, pp. 161-169). Le patois décrit une chose encore plus spécialisée comme la panique bovine. Cette dernière connaît non seulement un riche vocabulaire, mais celui-ci rend compte soit de l’identification d’une cause précise (piqûre d’insecte) : moucher, beser, béser, besaer, besiner, b'siner29, soit d’une absence de cause apparente : hébeugir, hermoner, evaré, faucade, evredin, guerigat30.
Je ne prétends à aucune exhaustivité dans ces listes, et je m’arrête avant d’ennuyer le lecteur. Je voulais tout de même donner quelques exemples afin de montrer l’aridité du vocabulaire technique. La quête devenant décevante en ce qui concerne le bétail de la ferme, ici, aurait dû s’arrêter l’analyse faute de documentation. Cependant s’interrompre si vite après quelques pages, au-delà de la frustration infligée au lecteur, ne me satisfait pas et j’ai au moins l’intention de comprendre pourquoi les représentations sont si faibles chez les animaux domestiques.
VÉRIFICATION DE LA FAIBLESSE DES REPRÉSENTATIONS DU CHEVAL DANS LE LEXIQUE FRANÇAIS Avant de comprendre les raisons de cette différence entre animaux sauvages et domestiques, il est certainement intéressant de compléter l’examen en procédant à l’étude des représentations du Cheval dans le lexique français de la même façon que pour le Chien31. Il ne m’a pas paru important de le faire pour tous les animaux, mais en prenant le Cheval, on examine l’un des animaux les plus cités de la littérature française. Le Trésor de la Langue Française relève pour cet animal une fréquence d’occurrences de 14 500 largement supérieure à celles du Chien et du Loup réunis. Le nombre de pages consacrées au Cheval, dix, est beaucoup plus important que celui des deux autres animaux. Les expressions relatives au Cheval recueillies par le Trésor de la Langue Française présentent une documentation abondante dont l’analyse sera d’autant plus convaincante que le Cheval est justement l’un des animaux les plus cités de la littérature. Il est à noter cependant qu’en raison de la perte de son utilité en tant que force motrice au cours du XXe siècle, la fréquence de ses occurrences marque alors une forte diminution32. La particularité du 27 Pluquet 1829. p. 286 ; Duval 1890. p. 23 ; Barbe 1907, p. 48 ; Alexandre 1988, p. 504 ; Duméril 1849, p. 130 ; Fleury 1886, p. 241. 28 Duméril 1849, p. 36 ; Robin 1882, p. 57 ; Brasseur 1990, p. 27 ; Travers & Du Bois 1856, p. 81 ; Duméril 1849, p. 95 ; Pluquet 1834, p. 75. 29 Vasnier 1862, p. 22 ; Robin 1882, p. 57 ; Barbe 1907, p. 40 ; Bourdon 1993, p. 42 ; Moisy 1887, p. 66 & 300 ; voir aussi Pluquet 1829, p. 285 ; étymologiquement à cause de la piqûre des insectes du germanique Bizen “ piquer ” , Greimas & Keane, 1992, p. 64. 30 Travers & Du Bois 1856, p. 187 & 189 ; Moisy 1887, p. 273 ; Dud’huit & Morin, 1979, p. 116 ; Moisy 1887, p. 300. 31 Cependant, il est impossible de procéder exactement de la même façon que pour le Chien puisque le cheval ne vit pas en Normandie à côté de son double sauvage. 32 La sur-représentation du cheval vis-à-vis des autres animaux et notamment du Chien n’est pas logique et elle trahit un problème de source (et de classe) propre à la documentation sur laquelle se base le T. L. F. Si l’on prend
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vocabulaire relatif au Cheval est d’avoir produit une pléthore d’expressions et généré 23 mots dérivés, exposés en 7 pages basés sur les racines cheva- et caval-. L’animal connaît même 17 synonymes ce qui est beaucoup plus important que chez la plupart des animaux. Le vocabulaire et les expressions autour du Cheval constituent donc une somme écrasante de données. Et pourtant, la prise en compte, par exemple, de l’ensemble des mots dérivés montre qu’ils ne déclinent que les idées de monture, force de traction et déplacement : chevalement, chevaleresque, chevalerie, chevalet, chevalier, chevalière, chevalin, cheval-vapeur, chevauchant, chevauchée, chevauchement, chevaucher, chevaucheur, à chevauchons, chevau-légers, cavalcade, cavalcadour, cavale, cavaler, cavalerie, cavalier... La même thématique étroite se retrouve pour les expressions construites autour du Cheval. Les métaphores utilisent les mêmes images auxquelles doivent être ajoutées la robustesse et la dépense ("cheval à l’écurie”). L’idée de monture est seulement dépassée dans l’expression "à cheval” qui signifie de part et d’autre. Le plus surprenant à propos du Cheval est de le retrouver dans une position inverse du Cochon ; alors que le Cochon est un animal domestiqué, les quelques traces de sauvagerie qu’il conserve (saleté, sexualité...) sont mises à profit pour l’ensauvager. Pour le Cheval, alors que son petit naît quasiment sauvage au point qu’il sera nécessaire de le dresser, aucune représentation ne vient rendre compte de cette bipolarité sauvage/domestique connue pour chaque individu de l’espèce. Une seule expression fait une allusion lointaine et assez adoucie à cette caractéristique : “À jeune cheval vieux cavalier". Cette occultation d’une dimension sauvage chez l’équidé est absolument étonnante. Il peut être intéressant d’essayer de la comprendre. En fait, le Cheval est certainement l’animal dont les représentations, bien que pauvres, sont soumises à la plus forte pression idéologique. Il est aisé de comprendre pourquoi sa représentation portertracter-convoyer s’est vue étroitement exploitée dans les actions belliqueuses de l’homme, actions elles-mêmes valorisées. Un extrait d’un dictionnaire d’art vétérinaire en atteste : "Le cheval est sans doute la conquête la plus utile que l’homme ait faite sur les animaux : on pourroit même dire, celle qui fait le plus d’honneur à son industrie. Ce fier animal affronte la mort avec un courage intrépide; il la voit sans en être étonné, & glorieux de partager le péril, avec des héros, au milieu des combats, il s’anime de la même ardeur, il se plaît parmi le sang & le carnage : le bruit des armes n’est qu’un nouvel éguillon qui excite de plus en plus son intrépidité"(La Servole 1772, t.2, p. 55). Ces représentations étaient déjà énoncées au VIIIe siècle par Paul Diacre : "Le cheval est propre à la guerre tandis que le bœuf est propre à la production des fruits de la terre"33. Le Cheval bénéficie donc de la valorisation de l’action guerrière et de la valorisation de la classe aristocratique à laquelle il était associé et dont il était un éminent symbole. Rappelons que la déchéance est pour Je noble d’être privé de monture. Pierre de La Servole écrit sous l’Ancien Régime. Dans son dictionnaire vétérinaire, il effectue une comparaison entre le Bœuf et le Cheval en concédant à ce dernier les prérogatives de la classe aristocratique : "le cheval est d’ailleurs trop peu constant ; sa fierté, & la grâce de son attitude font aisément apercevoir que s’il porte les Héros dans le champ de Mars, il est peu capable de fournir à leur subsistance" (La Servole 1772, t. 1, p. 374). L’auteur transpose les caractéristiques sociales d’Ancien Régime au Cheval, signifiant ainsi que son rôle guerrier lui vaut exemption des tâches vivrières. Cette survalorisation se retrouve dans l’anthropomorphisation du Cheval pour lequel chacun sait que certains traits
le rapport de fréquence de 1,7 en faveur du cheval, il ne rend pas compte du nombre et de l’utilité du Chien par rapport au cheval dans le monde paysan. Dans une certaine mesure le Trésor de la Langue Française est mal nommé car il aurait mieux valu Trésor de la Littérature Française ou de la langue littéraire. En se basant sur une documentation strictement littéraire, il ne rend pas compte de la langue parlée, pas plus qu’il ne rend compte de l’ensemble de la société française. La littérature du XIXe siècle ne rend que peu compte de l’activité principale des français d’alors. La littérature rend essentiellement compte de l’activité urbaine et même plus particulièrement de celle de son élite. D’où l’intérêt d’une étude sur le patois pour accéder aux représentations de la paysannerie. La différence observée entre le Chien et le Loup montre la même chose. Dans le T. L. F., la fréquence cumulée des occurrences relatives au Chien est double de celle du Loup, alors que la documentation patoise montre un facteur 15 en faveur du Loup. Même en considérant que mes critères de sélection du vocabulaire aient pu favoriser le Loup, et qu’il faille minimiser le chiffre, même en le ramenant à 2, on ne peut que constater une préoccupation inverse entre le Chien et le Loup suivant que l’on se place du côté des écrivains ou des paysans. Le Chien revêt peut-être la même importance pour les deux populations, mais force est de constater que les écrivains citadins n’ont que faire du Loup alors qu’il fait partie des préoccupations des paysans normands. 53 (Paul Diacre in Dumézil 1975, p. 204)
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descriptifs sont partagés avec l’homme : la bouche, le talon34, la robe,... J’aurais donc tendance à dire que l’image du Cheval relève d’une forte idéologie expliquant du même coup l’occultation de sa dimension sauvage première.
UN ANIMAL PLACÉ DANS UN PROCESSUS DE SOUMISSION Cependant, cette occultation de la caractéristique sauvage, même si elle semble surprenante au premier abord, apparaît à l’analyse comme absolument normale. Une comparaison avec les représentations d’autres animaux le montre aisément. L’Abeille et le Cochon sont deux des animaux ayant produit le plus de représentations chez les paysans normands. À partir de cela, il s’impose de remarquer que la traditionnelle césure entre animaux sauvages et domestiques ne permet pas de tracer une démarcation entre animaux riches ou pauvres en représentations. C’est ainsi que pour trouver un modèle explicatif en matière de représentations, il m’a été nécessaire de renoncer à la simple opposition sauvage/domestique en proposant un modèle qui inclut cette opposition tout en la dépassant. Les animaux sauvages sont les animaux qui résistent à l’homme et vivent dans une certaine distance avec l’homme. Les animaux domestiques sont les animaux qui sont soumis et vivent dans la proximité de l’homme. La double opposition, que je propose, ajoute à ces catégories traditionnelles celle des animaux vivant dans la proximité de l’homme et qui lui résistent, cette résistance pouvant être le fait de l’animal (l’essaimage des Abeilles) ou le fait de l’homme (l’ensauvagement du Cochon)35. Or précisément, les animaux fournissant le plus de représentations sont issus de cette dernière catégorie car les représentations émergent de situations où les animaux allient proximité avec, et résistance face, à l’homme. C’est en effet quand la relation avec l’animal est conflictuelle que les témoignages abondent, lorsque le Cochon est ensauvagé, ou lorsque l’Abeille menace d’essaimer. Or en ce qui concerne le Cheval, sa dimension sauvage est première, et son dressage vise à le soumettre. Le rapport du Cheval à l’homme est placé sous le signe d’une domestication qui n’affecte pas l’espèce mais qui doit indéfiniment être réitérée pour chaque individu. Il est, en conséquence, un animal placé dans un processus de soumission à l’égard de l’homme perpétuellement recommencé, mais un processus de soumission tout de même. Placé dans un processus de soumission à l’homme, le Cheval malgré un usage militaire valorisant, n’est pas un animal bon à penser.
LA SOUMISSION NE FAIT PAS IMAGE Si les animaux domestiques sont pauvres en représentations, ils connaissent tout de même un champ sémantique qui leur est propre, celui justement de la soumission. Ce que nous avons constaté avec le Cheval est peut-être le problème récurent des animaux domestiques, à savoir qu’on construit rarement de métaphores à partir de leur vocabulaire. Alors, même dans l’état qui leur est propre, celui de la soumission, les métaphores qui rendent compte de cet état sont empruntées à d’autres domaines comme celui du vêtement et même paradoxalement à celle de l’émancipation mais renversée. La métaphore la plus riche, concernant les animaux domestiques, est celle de l’habit. Or, l’habit est affecté de deux mouvements contraires : habiller et déshabiller. S’habiller est le propre de l’homme, alors que se déshabiller est se “mettre à poil”, c’est-à-dire faire un pas vers l’animalité. Cette métaphore nous la retrouvons à l’œuvre chez le loup-garou, comme préalable à l’animalisation36. Si, dans le cas du loup-garou, la métaphore convoquée exprime une sorte de-passage de l’humanité vers l’animalité, pour les animaux domestiques la métaphore exprime le passage du domaine sauvage vers le domaine domestique. Comme si l’appartenance à la sphère d’activité de l’homme pouvait, pour l’essentiel, être caractérisée par l’enfilement d’un vêtement. A propos du Mouton, le patois utilise une expression en apparence contraire, déshabiller, pour rendre compte de son entretien dans le cadre de la domestication, mais 34 Le cheval a un talon (La Servole 1772, t. 6, art. talon) 35 D’autre part, ce modèle construit à partir d’une double opposition a l’avantage d’offrir une répartition en deux dimensions des animaux rendant compte de toute une série de nuances alors que la catégorisation en domestique et sauvages entraîne l’idée d’une catégorisation discrète : soit sauvage, soit domestique qui tend à faire oublier qu’un bon nombre d’animaux peuvent être considérés comme plus ou moins sauvages et plus ou moins domestiques. 36 Ces exemples ont été présentés en détail dans un précédent article : Varou, le loup-garou en Normandie, in Terres des signes, n° 2, automne hiver 1995, OVIRI/L’Harmattan ; Paris, pp. 51-67, notamment pp. 52-55.
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en apparence seulement car il s’agit de lui soustraire son poil. De la même façon, la pose du harnais s’appelle habiller un cheval ou un âne. Dans le système de représentation des paysans normands, les métaphores animales occupent des domaines distincts. Cette répartition n’est pas stricte. Prenons le domaine de la sexualité, il est un de ceux qui connaît le plus de recouvrements. Il est investi par presque tous les animaux, sauf : le Mouton, la Vache et le Cheval37. D’ailleurs, cette répartition est signifiante. Tous les animaux peuvent servir à évoquer la sexualité, sauf ceux dont la soumission à l’homme est la plus nette38, puisque l’un des aspects le plus patent de la domestication est justement le contrôle de leur sexualité par l’homme. Chez ces animaux, l’absence de prise en compte de leur sexualité dans les représentations peut nous amener à nous demander si elle ne serait d’ailleurs pas à l’origine de l’accession à l’étape suivante consistant en la limitation de l’exercice de la sexualité par le recours à l’insémination artificielle39. Tant en français qu’en patois, malgré un vocabulaire technique abondant, les animaux domestiques ne sont pas des animaux bons à penser. La seule image issue des animaux domestiques est celle qui rend compte de leur propre assujettissement. Et même dans ce cas, les images qui leurs sont liées ne sont même pas construites à partir de caractéristiques spécifiques à ces animaux, du fait que la domestication est avant tout un façonnage par l’homme et un effacement du propre de l’animal. Les animaux domestiques empruntent donc à l’homme le vocabulaire même de leur soumission : habiller, tondre. Qu’ils soient aumailles ou Chien, leur soumission ne leur a valu que le silence, ou à défaut la désignation du peu. Quant aux autres, Poule, Canard, Lapin... ils connaissent à peine plus que le nom qui sert à les désigner. Alors le modèle explicatif que j’ai été amené à construire pour comprendre le problème posé par les représentations des paysans est-il valable pour les zoologues et les zootechniciens ? Je ne saurais le dire. Par contre j’espère qu’il leur apportera matière à penser,
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37 II est investi par l’Abeille même si c’est en négatif puisque l’insecte est censé piquer l’apiculteur qui vient d’avoir des rapports sexuels, 38 Ce fait est d’ailleurs à mettre en rapport avec la néoténie. 39 À noter que les moutons y échappent encore en partie du fait qu’ils vivent toujours le plus souvent à l’extérieur et qu’ils sont en grand nombre ce qui rend l’opération encore trop coûteuse en termes de main-d’œuvre.
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COMPTES RENDUS ANALYSES
COURRIER DES LECTEURS
Rubrique tenue par
Bernard DENIS (Sauf indication contraire, les textes sont de lui)
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Eric BORDESSOULE - «LES MONTAGNES» DU MASSIF CENTRAL. Espaces pastoraux et transformation du milieu rural dans les Monts d’Auvergne, Presses universitaires Biaise Pascal, 29 Bd Gergovia, Clermont-Ferrand, 2001 (18,29 Euros) « La vie rurale dans les Massifs volcaniques des Dores, du Cézallier, du Cantal et de l’Aubrac » d’A. DURAND (1946) avait rassemblé ce que l’on savait alors de la géologie, du climat, des sois, de la végétation de ces régions., l’histoire de leur mise en valeur et leur économie essentiellement tournée vers la production fromagère - à la veille des grands bouleversements qui devaient démarrer dans les années 60. La grosse ferme laitière cantalienne pourvue d’une « montagne » ou « estive », semblait le modèle pour les hautes terres volcaniques. « Les « montagnes » du Massif central. Espaces pastoraux et transformation du milieu rural dans les Monts d’Auvergne», thèse d’E. BORDESSOULE, viennent près d’un demi-siècle après, montrer que la production laitière est en perte de vitesse alors que la production de viande marque maintenant ces hautes terres, où l’Aubrac - qui essayait de réaliser ce qui se faisait dans le Cantal - est à la tête du progrès. L’ouvrage se partage en trois grandes parties : Une montagne encore vivante, Fragilité et nouveaux enjeux, Du Sud au Nord : l’inégale dynamique de l’activité pastorale.
La première partie fait le constat que la vie pastorale en Auvergne fait toujours preuve de vitalité, qu’elle soit l’oeuvre des montagnards ou des transhumants (essentiellement Aveyronnais, suivis en moins grand nombre par les éleveurs de la Châtaigneraie, du bassin d’Aurillac et de la planèze de Saint-Flour). Si historiquement, la transhumance s’adressait aux troupeaux laitiers, ce n’est plus le cas aujourd’hui et la montagne sert souvent à « décharger » les exploitations de base lorsqu’il y a sécheresse, mévente d’animaux d’où trop d’animaux sur les prairies, etc... alors qu’elle avait un rôle central dans le domaine fromager cantalien. Les surfaces volcaniques, dont l’altitude moyenne n’est que de 1000 à 1500 mètres, où le relief et les pentes sont en général faibles, la pluviométrie bonne et bien répartie, les sols relativement riches, ont des aptitudes certaines pour la production d’herbe. Ces montagnes ont très tôt connu une appropriation bourgeoise, elles ont en fait peu concerné la petite paysannerie. Dans les années 50, le système traditionnel connaît le déclin (hausse des salaires, crainte des épizooties lors des mélanges de troupeaux en montagne ... ). Très vite la production fromagère a été abandonnée en estive. Les burons sont alors devenus inutiles, les races locales, remplacées, ont failli disparaître. Ce fut en particulier le cas de l’Aubrac. Dans le même temps, l’élevage en vue de la production de la viande, plus consommateur d’espace, plus économe en main d’oeuvre, se mat en place. La seconde partie se penche d’abord sur les «symptômes de fragilité», lorsque l’élevage local reste fort sur l’Aubrac aveyronnais et lozérien et le bassin d’Aurillac, c’est le Nord Aveyron qui achète les « montagnes » et estive dans le Cantal et le Cézallier. Ensuite sont examinés les nouveaux obstacles à la mise en valeur du domaine pastoral. Il peut s’agir de l’accès, des clôtures, des points d’eau, des risques sanitaires mais le coût de l’estivage : prix des estives s’il y a achat, charges sur le foncier non bâti pour les propriétaires ou tarif de la prise en pension et prix du transport sont très lourds. La mise en place de systèmes plus extensifs - certes moins peuplants, mais pour l’instant économiquement viables - le peu d’activités autres qu’agricoles, font que la démographie devient inquiétante pour l’avenir : ne va-t-on pas vers «une montagne du vide et des vieux»? Les exploitations disparues ne tombent pas en friche, elles servent à l’agrandissement. La crise démographique est « pour l’instant sans effet sur l’occupation agricole de l’espace ». Bien des incertitudes planent quant aux nouvelles orientations techniques et économiques. La spécialisation en élevage allaitant, la trop grande dépendance à l’égard du marché italien et surtout les incidences de la réforme de la PAC posent beaucoup de questions pour l’avenir.
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A côté de son utilisation agricole, la montagne a des atouts touristiques. Il s’avère que le tourisme reste très localisé et que tourisme et vie pastorale sont deux mondes largement étrangers. De même, les politiques d’aménagement et d’espaces pastoraux (associations pastorales créées par la Loi de 1972, Opérations groupées d’Aménagement Foncier : OGAF) n’ont pas recueilli beaucoup d’échos. La troisième partie, consacrée aux aspects régionaux examine « l’inégale dynamique de l’activité pastorale ». En Aubrac, très tôt, le développement de la production de la viande s’est accéléré. Les exploitations se sont agrandies, de plus : « aujourd’hui près d’un agriculteur sur cinq a moins de 35 ans». L’intensification fourragère (fauche, fertilisation, cloisonnement des pâtures) a augmenté les ressources fourragères. Au lieu de produire des « broutards » (veaux de 8-9 mois), l’Aubrac s’est orienté vers le « bourret d’herbe » (18 mois), ce qui a permis de doubler la production de viande. Une coopérative se charge du débouché. Dans le même temps, une coopérative fromagère a relancé avec succès la production du fromage de Laguiole. Ce sont les éleveurs du Nord-Aveyron qui achètent ou louent des montagnes dans le Cantal ou le Cézallier en vue d’intensifier l’élevage à viande sur l’exploitation. A côté, les Monts du Cantal constituent un « espace en attenté ». Après avoir été un modèle pour la montagne volcanique auvergnate, le Cantal a vu régresser la production laitière et se développer l’élevage allaitant, mais il produit des « broutards » et ne cherche pas comme l’Aubrac une plus-value dans la production de « bourrets d’herbe ». La Planèze de Saint-Flour est devenue une région de production laitière intensive. Le fermage semble avoir été un frein puissant à toute intensification ou modernisation des bâtiments. Dans le Cantal, l’espace pastoral fuit les sommets et s’installe dans les vallées où les exploitations qui cessent leur activité sont utilisées comme estives. « La déprise ne demeure limitée que grâce à la venue des transhumants ». Dans « les Massifs septentrionaux : un recul marqué de l’activité pastorale ». La transhumance garde sa vigueur en Cézallier, venant de plus en plus du Nord-Aveyron, de la Châtaigneraie et du bassin d’Aurillac.. Dans les Monts Dore, l’orientation laitière persiste, très intensive dans le « Bassin laitier de Rochefort-Montagne » que les « montagnes » n’intéressent plus, plus traditionnelle sur le versant SudOuest voué à la fabrication du Saint-Nectaire dans des exploitations relativement petites qui se passent de la transhumance. Ainsi le domaine pastoral est-il de moins en moins convoité dans les Monts Dore. Quant à la Chaîne des Puys, ancien pays agro-pastoral où les troupeaux de moutons assuraient un transfert de fertilité de la lande vers les maigres terres à céréales, elle a vu ce système s’effondrer : les reboisements artificiels mais surtout spontanés, la pression de l’agglomération clermontoise (terrains à bâtir, détente) font disparaître l’agriculture. Seul le Parc des Volcans, en assurant le maintien de quelques troupeaux ovins, permet là où ils se trouvent de conserver le paysage ouvert. On le voit, rien n’est joué quant à l’avenir : l’appauvrissement en hommes est préoccupant, la volonté peut peut-être encore beaucoup.
Il est toujours présomptueux de résumer en quelques pages un ouvrage - dense - de 342 pages où le texte est évidemment conforté et illustré par de nombreux tableaux et cartes. Que ceux que la question de nos hautes terres volcaniques intéresse, lisent maintenant l’ouvrage dans son intégralité. Cette thèse est un travail qui marquera un jalon dans l’histoire des « montagnes » volcaniques. Jean BLANCHON
DOMESTICATIONS ANIMALES, DIMENSIONS SOCIALES ET SYMBOLIQUES VII° Colloque international HASRI, co-organisé par « L’Homme et l’animal » et la « Maison de l’Orient méditerranéen - Jean Pouilloux », Villeurbanne, 21-23 Novembre 2002 Le hasard avait voulu que L’homme et l’animal et la Société d’Ethnozootechnie organisent un colloque sur la domestication à peu près à la même époque. Des contacts avaient même été établis
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entre les deux associations pour envisager un rapprochement ou, au moins, éviter les chevauchements. Rapidement, il est apparu qu’en réalité, le seul point commun entre les deux colloques serait l’utilisation du mot « domestication », les thèmes traités n’étant pas les mêmes et, comme on va le voir, à Villeurbanne, c’est une conception très élargie de la domestication qui prévalut. Ce compterendu illustre en quelque sorte, mais au travers d’une simple évocation, la diversité de signification de « domestication » aujourd’hui, comme cela a été amplement traité à la réunion SEZ/SZF.
Le VII° colloque international HASRI fut dédié à J. CAUVIN, qui a peu écrit sur les domestications mais a encadré de nombreuses thèses en ce domaine. P. BONTE introduisit la réunion en rappelant que le rapport à l’animal ne se réduit pas à l’aspect technique et qu’il importe donc d’intégrer celui-ci à un ensemble beaucoup plus vaste de représentations et de symbolisme. C’est à une réflexion interdisciplinaire sur la manière dont diverses sociétés, y compris la nôtre, pensent le biologique comme une dimension du social, et le social comme le fondement de l’organisation du vivant, qu’étaient conviés les participants. Plus de 40 communications furent proposées, qui feront l’objet d’un numéro spécial d’Anthropozoologica. Nous nous contentons ici de quelques mots pour chacune d’entre elle, n’ayant évidemment pas la prétention de les résumer mais seulement de les situer, dans l’ordre où elles ont été faites. Nous conservons l’intitulé des séances.
Séance 1 : Us et ruses de la domestication François POPLIN développa quelques idées relatives aux « Fondements anthropologiques de la domestication », notamment la complémentarité, voire la synergie qui existe entre les ovins et les caprins, la domestication des uns et des autres s’étant produite à l’intersection des aires de répartition géographique des ancêtres sauvages. Egalement, la distinction entre les animaux domestiques « vrais », peu nombreux, et les autres, auxquels l’homme continue d’accoler le mot « culture » (salmoniculture, cuniculiculture etc ... ) ; l’homme n’éprouve de sentiment de culpabilité, au moment où il les sacrifie, qu’à l’égard des premiers car il entretient des rapports avec eux, ils sont proches de lui. Sophie BOBBE (« Gestion faunistique et brouillage des catégories »), rappelant les travaux d’HAUDRICOURT sur les différences de traitement que connaissent les animaux selon qu’ils appartiennent à des espèces sauvages ou domestiques, souligna une évolution paradoxale récente dans les Pyrénées : les moutons sont en liberté totale pendant la saison d’estive, abandonnés à eux-mêmes, sans aucune protection (pas même celle d’un « Patou ») et se trouvent directement exposés aux attaques de prédateurs. Dans le même temps, la faune sauvage fait l’objet d’une attention de tous les instants dans le cadre des Parcs Naturels ... Jean-Denis VIGNE (« Les premiers animaux de compagnie 8 500 ans avant notre ère ? Ou comment j’ai mangé mon chat, mon chien et mon renard») signala que sur un site archéologique ancien de Chypre, des traces de cuisson ont été observées sur des os de chien, de chat et de renard ( espèces introduites sur cette île) tandis que des chats se trouvaient susceptibles d’être enterrés avec des humains, ce privilège étant réservé à des animaux domestiques. Ce genre d’exemple montre que la perception différenciée du « sauvage » et du « domestique » a probablement requis beaucoup de temps. Chez les Touaregs (Catherine HINCKER, « Représentations sociales des principes de la domestication animale. L’exemple touareg»), la société animale est hiérarchisée (un peu comme la société humaine), du sauvage au domestique mais sans valorisation particulière du domestique : l’animal domestique est issu du «sauvage», il conserve une certaine indépendance dans l’environnement humain et devrait pouvoir redevenir sauvage s’il le désirait. L’éducation des enfants peut être mise en parallèle avec la domestication dans la mesure où la liberté de ces derniers est respectée, tout étant fait pour que leurs potentialités s’expriment En Grèce, à Naxos (Katerina MELISSINOU, « Abattage du porc et mascarade : la dichotomie domestique/sauvage à Naxos comme véhicule de la construction sociale des identités de sexe »), l’abattage du porc, qui marque l’ouverture du Carnaval, est suivi du défilé de jeunes hommes porteurs de sonnailles, déguisés en quelque sorte en boucs. Ovins et caprins étant élevés sur cette île dans un état demi-sauvage, le port des sonnailles est un signe de virilité exacerbée (liée au monde sauvage),
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tandis que l’abattage du porc (animal castré, donc doté symboliquement d’un vagin), que l’on dispose de manière telle que son sang s’écoule dans la rue, symbolise la féminité défaillante. Au travers d’un « subterfuge dans la domestication du dattier (Tassili n’Ajjer) », qui consiste à placer de l’armoise à côté de l’arbre et éviter à ce dernier de « sentir » l’odeur de l’homme, que le dattier est censé ne pas supporter, Vincent BATTESTI se demande s’il n’y aurait pas lieu d’établir des passerelles entre la domestication des animaux et celle des végétaux.
Séance 2 : Le contexte social et culturel de la domestication. Le point de vue des archéologues Danielle STORDEUR (en coll. avec D. HELMER et L. GOURICHON, « A l’aube de la domestication des animaux. Imaginaire et symbolisme animal dans les premières sociétés éolithiques organisées du Moyen-Euphrate ») s’est interrogée sur le contexte social et symbolique des populations qui vivaient dans la moyenne vallée de l’Euphrate entre 9500 et 8200 ans avant JC : l’animal prenait une place importante dans le monde symbolique, et ses représentations étaient probablement mythologiques Deux sites et ce qu’ils révèlent sur le contexte social et culturel ont été ensuite présentés : Maria SANA-SEGUI et M. MOLIST-MONTANA, « Caractères symboliques et ‘usage social’ des animaux dans le contexte des premières sociétés agricoles du Proche-Orient : l’exemple de tell Halula (Syrie), du PPNB moyen au Pré-Halaf » ; Liora HORWITZ-KOLSKA, « Animals and Ritual during the Levantine PPNB : a Case Study from the site of Kfar Hahoresh, Israël ». Yves CALVET communiqua sur « Les animaux auxiliaires de la chasse à Ougarit au Bronze récent ». Ils sont représentés sur des objets luxueux et renseignent sur les conditions de la chasse antique. Les chevaux sont fréquemment représentés, sous forme d’attelages surtout. Les chiens sont rares, plutôt de type molossoïde, les lupoïdes que l’on peut voir étant probablement des chiens pariahs venus se greffer sur la chasse. Des animaux « appats » servent à attirer les fauves. Joris PETERS (« Pre-Pottery Neolithic animal Domestication in South-Eastern Turkey and its cultural context »), faisant état de récentes fouilles-archéologiques en Turquie du Sud-Est et en Syrie du Nord, explique que les causes de la domestication, très précoce en ces régions pour Ovis, Capra, Sus et Bos, sont à chercher du côté des facteurs socio-économiques et non pas de celui des changements climatiques et paysagers de grande envergure. Hugo YACOBACCIO aboutit à des conclusions voisines à propos des camélidés andins (« Social Dimensions of Camelid Domstication in the Southern Andes »), la domestication de ces derniers ayant probablement eu simultanément une valeur économique, sociale et symbolique. La projection d’un film traitant de l’abattage des bovins dans le cadre de la lutte contre l’ESB, « Une sacrée vacherie », termina la séance, suivie d’un débat animé par Anne-Marie BRISEBARRE. Alors que les médias faisaient volontiers ressortir à l’époque l’aspect « holocauste » et la réification de l’animal, ce film donnait largement la parole à un éleveur dont le troupeau venait d’être euthanasié : ses interrogations sur le pourquoi de la contamination, le regard suspect qu’il porte sur tous les maillons de la filière, l’affirmation que la valeur du troupeau ne peut se réduire à l’économie ...
Séance 3 : Nommer et fonder l’animal Jacqueline SUBLET s’attacha, de manière très détaillée, à « Nommer et fonder l’animal en arabe au XI1° siècle » : les noms servent beaucoup plus à caractériser qu’à identifier ; très diversifiés (27 pour le lion, 20 pour le caméléon, 10 pour le coq), ils sont beaux et cherchent à plaire aussi bien à l’oreille que, pour ce qu’ils évoquent, à l’oeil. Colette MECHIN parla de « La nomination des animaux familiers dans les sociétés occidentales contemporaines », en se limitant au chien et à la France. Il s’avère qu’il n’y a plus de barrières entre le corpus des noms d’hommes et celui des noms d’animaux. L’évolution s’est faite probablement en parallèle avec la levée de certaines contraintes relatives à la nomination des enfants (donner le prénom du parrain et de la marraine par exemple) et le souci de l’originalité de l’individu. L’intégration du chien à la famille étant pratiquement acquise, la fusion qui se produit entre les enfants et les chiens risque de conduire peu à peu à une animalisation du nom des enfants ...
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Guillaume LEBAUDY traita du Mérinos d’Arles, qui fonde largement l’identité des éleveurs bas-provençaux (« Bonne à manger, bonne à penser : la Métisse ou le Mérinos d’Arles. La mémoire longue d’un métissage »). L’ensemble « bergers, territoire (de la Crau aux Alpes), transhumance, Mérinos d’Arles » est original et a permis à la race « miroir » d’exprimer sa polyvalence d’aptitudes, sa rusticité, et de perdurer. Tandis que ce que l’on appelle aujourd’hui encore la « métisse » est proche du type ancien, lainier, d’autres animaux ont évolué pour mieux répondre aux exigences d’une production de viande. Le Mérinos d’Arles étant également « producteur d’espace» depuis 1980, la question se pose de savoir s’il saura garder un équilibre entre la production d’espace et de viande. Marie-Christine MARINVAL-VIGNE (« La carpe, cette orientale : dimensions sociales et symboliques », en coll. avec R. BENAROUS),expliqua longuement comment la carpe, qui n'est pas considérée comme autochtone en Europe de l’Ouest, a été introduite en France et prit rapidement une place à la fois symbolique et économique importante. Pour elle, la carpe est du « bétail d’eau », qui est aussi domestiqué que les bovins ou les cochons. Hassan SIDI-MAAMAR (« Les modes d’adoption des bovins dans le processus de néolithisation en Europe tempérée. Nos vaches ont du sens, des substances et de la valeur », en coll. avec Karoline MAZURIE), s’interrogea notamment sur les raisons, matérielles et idéelles, qui font que telle espèce animale est consommée et pas telle autre, tout en soulignant que la question n’a pas encore été suffisamment travaillée. De même, si l’on admet que les chasseurs sont, vis-à-vis des animaux, dans un système horizontal et une logique d’alliance, et les éleveurs, dans une logique de filiation et un système vertical, on peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles le cerf est resté dans la première catégorie, et le boeuf est passé aussi facilement dans la seconde. Le chamanisme a-til joué un rôle ?
Séance 4 : Identités animales, identités sociales Bernadette LIZET présenta « Le cheval arabe du Nejd et le système des races orientales dans le manuscrit de Waclaw-Seweryn Rzewuski ». On sait qu’elle est à l’origine de la publication récente de ce dernier document (voir notre analyse dans Ethnozootechnie n°70, pp. 140-143). Jean-Pierre DIGARD s’exprima sur un thème d’actualité, « La construction sociale d’un animal domestique : le pitbull », et souligna notamment quelques paradoxes ou conséquences imprévues des mesures réglementaires qui ont été prises : les bons propriétaires de bons pitbulls se sont laissés dissuader tandis que, la mode de ces chiens se trouvant amplifiée par la médiatisation, la clandestinité des « mauvais » (hommes et chiens) s’est renforcée, et la banlieue s’est trouvée un peu plus « diabolisée ». De son côté, la défense des pitbulls n’a pas tardé à se construire, sur fond de protection animale et de bonté naturelle du chien, ce dernier étant évidemment présenté, en l’occurrence, comme perverti par l’homme ... J.P. DIGARD rappela que les chiens et les taureaux de combat demeurent néanmoins des animaux domestiques et conclut sur la construction culturelle de l’animal. Emmanuelle VILA (« Alimentation et idéologie : la place du sanglier et du porc au bronze récent sur la côte levantine », en coll. avec Anne-Sophie DALIX) mit en évidence un phénomène culturellement étonnant : alors que les porcs furent élevés très tôt et consommés, dès la domestication, sur la côte levantine, la pratique cesse au Bronze récent. Mais l’élite de l’époque, tout en ayant renoncé à consommer du porc, consomme des sangliers ! (François POPLIN intervint pour dire qu’à son avis, le sanglier était considéré comme une bête à corne, les « cornes » étant dans sa bouche !) Jacqueline STRUDER (« Règle contre tradition : la chair animale consommée par les moines de Jabal Harûn (Jordanie) ») mit en évidence, sur le site qu’elle a étudié, une forte consommation de viande, contraire aux habitudes de frugalité des moines. Les restes archéologiques - beaucoup de côtes - paraissent indiquer que les animaux n’étaient pas abattus sur place mais provenaient plutôt de dons. Nous avons nous-même (Bernard DENIS, « Abord zootechnique de la notion de race ») voulu rappeler un certain nombre de points concernant la notion de race, en les regroupant autour de deux thèmes : la race, en zootechnie, n’est pas uniquement une construction artificielle de l’homme au moment où les standards sont définis et les livres généalogiques, ouverts mais est issue d’un long processus de différenciation régionale, nuancé seulement par les croisements ; les limites de la race sont, d’un point de vue scientifique, à revoir, en s’inspirant par exemple des idées de SANSON. Nous avons vérifié combien le sujet de la race, même chez les animaux, frôlait maintenant le tabou lorsqu’on l’aborde sous l’angle zoologique. Sans doute le mot lui-même gagnerait-il à disparaître,
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mais pour le remplacer par quoi ? Espèce, variété, souche, population ont d’autres significations. Alors... Louis CHAIX proposa quelques éléments de réflexion sur « Les boeufs à cornes déformées » qui sont attestés par des bucrânes fossiles en diverses régions d’Afrique et qui résultent d’une modification anthropique, dont la cause n'est pas connue. Nicolas DESSAUX parla d’un précurseur, oublié, en matière d’amélioration des animaux par le choix des reproducteurs, qui fut peut-être un conseiller de COLBERT (« Penser l’amélioration au XVII° siècle : les brochures de Gabriel CALLOET-KERBRAT »). Les zootechniciens liront avec grand intérêt le texte de la communication à venir, qui précédera peut-être un travail de plus grande envergure. Christian SEIGNOBOS (« Le poney musey et les pratiques vétérinaires (région de Gobo, Nord-Cameroun », en coll. avec E. CARDINALE) s’est intéressé à une race de poney avec laquelle les éleveurs entretiennent des relations très particulières, l’animal étant quasiment « humanisé » : on procède à l’ablation de sa luette, comme chez l’enfant (bien qu’il se trouve qu’elle n’existe pas chez le cheval ... ), on ne le soigne pas comme un animal mais presque comme un humain, on l’enterre après sa mort, on le pleure et on plante des pieux pour garder la mémoire de ses exploits. Bernard FAYE parla de « Le dromadaire entre feralisation et intensification ». En Australie, il y a eu un authentique retour à l’état sauvage de cette espèce, ce qui a permis des études éthologiques objectives (on a pu notamment noter une forte mortalité des chamelons à cause de l’agressivité des mâles). A l’inverse, dans certains pays du monde arabo-musulman, le dromadaire est entré dans une logique d’intensification (certaines chamelles sélectionnées produisent 5 à 6000 litres de lait par an !). Françoise AUBAILE s’est intéressée à « Le mouton à queue grasse, sa diffusion dans le monde arabo-musulman. Questions d’ethno-sciences, langues, savoirs, pratiques ». Ce type d’ovin est connu depuis longtemps et s’est développé essentiellement en parallèle avec l’Islam. L’auteur a confirmé l’usage d’un petit chariot pour les animaux à queue très grasse et longue, a signalé qu’ils faisaient l’objet d’un véritable gavage en certaines régions au XII° siècle, a indiqué qu’il serait possible, en agissant sur l’alimentation, d’obtenir une graisse huileuse au lieu d’une graisse qui se fige, et a relaté une pratique étonnante : fendre la queue, récupérer la graisse et suturer la plaie !
Séance 6 : jeux et enjeux de la domestication Pierre BONTE parla de certains groupes qui, au Maghreb, sont considérés comme des mangeurs de chiens, alors que cette pratique, pour un musulman, relève de la transgression. Pourtant, elle perdure depuis plus de dix siècles à là frontière du Sénégal (« Entre mythes et sacrifices. Le dossier inachevé de la cynophagie dans le monde berbère »). Le nom des « Iles Canaries » pourrait bien renvoyer à la consommation de chien et, d’ailleurs, 1s premiers habitants de ces îles étaient des Berbères. La pratique est peut-être à rapprocher des mythes d’origine. Frédéric SAUMADE («Animal de loisir et animal de rente : l’énigme de la monte du taureau dans la charreada et le jaripeomexicains ») présenta les circonstances dans lesquelles les taureaux sont montés aujourd’hui au Mexique et expliqua que cette pratique est née comme une inversion de la monte du cheval par les Espagnols et devint peu à peu une pratique propre. Jacqueline MILLIET entra dans le vif des excès de la protection animale, au travers de la question des animaux à fourrure (« L’élevage des animaux à fourrure et le port de la fourrure face à l’éthique animale »). Le sujet, très sensible, a donné lieu à une enquête, difficile à conduire, qui mena à des réflexions de fond, sur la pratique de l’éthique en général aujourd’hui, et sur « l’activisme anti fourrure » en Angleterre. Il semble bien que des positions prises a priori l’emportent largement sur la question du bien-être des animaux ; l’auteur estime qu’on peut par ailleurs se demander pourquoi la démocratisation de la fourrure s’est accompagnée d’un rejet de sa production. Parallèlement, il ne faut pas oublier que 60 000 chiens et 30 000 chats alimenteraient chaque année l’industrie de la fourrure en France (!). Nabil SWEYDAN communiqua sur « De la domestication et des rituels sacrificiels d’animaux sauvages, apprivoisés et domestiques en Egypte, du Prédynastique à l’Ancien Empire ». Le rituel de la chasse au lasso du taureau sauvage et autres ongulés, fut notamment présenté, ainsi que les techniques de saignée, à partir du membre antérieur gauche, avec une lame de silex comme couteau sacrificiel. Patricia PELLEGRINI apporta le regard d’une ethnologue sur 1’ « Incidence des politiques de conservation ». Lorsqu’elle a commencé de s’intéresser à la question, elle fut très surprise
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d’apprendre que des races puissent disparaître. Depuis, elle a parfaitement suivi l’évolution des idées et la mise en place de mesures visant à protéger les races à faibles effectifs. Elle fit remarquer que, derrière la problématique de la conservation se rencontre une multitude de situations, dont la sauvegarde du patrimoine génétique n’est qu’une composante. Michèle SALMONA aborda la question « De la domestication à la réification. Une volonté des technosciences de détruire le lien avec la bête et le taylorisme impossible ». Elle signala tout d’abord que l’INRA aurait fini par comprendre que la dimension affective du travail de l’éleveur ne peut être évacuée : l’attachement de ce dernier (et, plus encore, de l’éleveuse) à ses animaux se rapproche de l’attachement d’une infirmière à ses malades. L’élevage industriel réifie les animaux, et les éleveurs seraient conscients qu’ils « torturent » les leurs (Sic.) : si marche arrière n’est pas faite, il faudra donc trouver des lieux de détachement pour les éleveurs. L’auteur déplore aussi que la « culture des sens », qui n’existait plus que chez les paysans, soit en train de disparaître parce que leurs enfants, formés comme les enfants des villes à l’école, ne recueillent plus beaucoup de traditions de la part de leurs parents.
Séance 7 : Domestications : métaphores, imaginaires, virtualités. Mamadou BA SADA s’intéressa à « Les marques distinctives du bétail, présage de destin chez les Peuls ». Il s’attacha notamment à montrer que la capacité à reconnaître des différences, parfois très ténues, entre chacune des têtes de bétail de son troupeau, demande un long apprentissage au berger Peul. Eric CORD1ER parla des conceptions relatives à humanité/animalité, sauvage/domestique, d’après le patois normand du XIX° siècle. Revenants, loups-garous, goubelins firent l’objet de commentaires ; le goubelin (analogue du « goblin » anglais) traduit l’idée de l’irruption d’un animal, sauvage ou domestique, dans une ferme, dans le but de s’y faire adopter. Roberto MARTINEZ GONZALES traita de « Nahualli. A la recherche d’une définition ». Le concept du nagual demeure ambigu et diffus dans la Mésoamérique mais il s’applique néanmoins à la manière d’incorporer l’animal, et le non-humain, à la société, pour créer des identités individuelles et expliquer la position des individus dans la société. Frédérique MAUDIEU (« Humaniser l’animal, animaliser l’homme : principes d’éducation en milieu urbain »), à partir de données provenant de la SPA de Strasbourg, développa le thème selon lequel l’éducation du chien implique aussi une éducation du maître : le plus mauvais service que l’homme puisse rendre à son chien est de nier sa nature animale et, par conséquent, de l’en éloigner. L’homme doit réapprendre ce qu’est un animal. Laurent DUBREUIL, travaillant à partir d’Aristote sur le thème de l’animalisation de l’homme, s’est demandé : « L’esclave est-il un homme domestique ? ». Au total, le colloque HASRI fut extrêmement riche : l’évocation que nous venons d’en faire, en ne consacrant que quelques lignes à chaque communication, l’aura à coup sûr démontré. Elle aura par ailleurs confirmé ce par quoi nous commencions : l’utilisation très diversifiée qui est faite du mot « domestication » aujourd’hui. Probablement donnera-t-elle aussi envie à nos lecteurs de se procurer les Actes, lorsqu'ils seront parus. (Renseignements : L’Homme et l’animal, Bâtiment d’Anatomie comparée. Museum national d’Histoire naturelle, 55 rue Buffon, 75 005 PARIS)
Jocelyne PORCHER - ELEVEURS ET ANIMAUX, REINVENTER LE LIEN, ColL « Partage du savoir », Presses Universitaires de France / Le Monde Ed., Paris, 2002 (24 Euros) Cet ouvrage, édité en fin 2002 dans 1a collection « Partage du savoir» par le journal Le Monde et les Presses Universitaires de France, correspond au travail de thèse de l’auteur (la thèse a été soutenue à l’INA Paris-Grignon le 7 septembre 2001) qui, depuis 1997, était Chargée de mission « Bien-être animal » à la Bergerie Nationale de Rambouillet et est, depuis un an, Chercheur à l’INRA.
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Jocelyne PORCHER nous présente dans cet ouvrage une très intéressante réflexion sur l’évolution de l’élevage et du métier d’éleveur au cours des dernières décennies. Cette évolution, qui a été stimulée et encouragée depuis environ un siècle par les travaux des zootechniciens et des économistes, débouche en effet dans un certain nombre de cas, notamment en aviculture et en production porcine, sur des formes d’élevage industriel et des pratiques qui, à juste titre, peuvent et doivent nous interroger : primauté d’une logique technico-économique, l’animal n’est plus qu’une chose, l’éleveur perd son affectivité, il n’y a souvent plus de partage de sens ni de compréhension mutuelle entre l’homme et l’animal, tout cela pouvant déboucher sur des souffrances tant pour l’un que pour l’autre ... Certes, cette situation n’est pas générale, fort heureusement, mais il faut bien reconnaître qu’elle existe et que la recherche du bien-être de l’animal que l’on poursuit actuellement ne règle pas toute la question ... C’est tout cela qui est finement analysé par Jocelyne PORCHER dans cet ouvrage de près de 300 pages dont la lecture ne peut manquer d’interroger toutes les personnes oeuvrant, à un titre ou à un autre, dans le domaine des productions animales.
L’élevage a en effet aujourd'hui largement cédé la place à des « productions animales » ; de même, nos reproducteurs relèvent maintenant de la rubrique « matériel animal », à côté des gamètes, des embryons et demain des clones. Cette transformation a certes été un succès en matière d’augmentation de nos productions et de diminution de leurs prix de revient, mais beaucoup d’éleveurs, un grand nombre de zootechniciens et une part croissante des consommateurs souhaitent que l’on préserve, tant dans ces systèmes que dans les autres plus traditionnels, les valeurs qui sont au coeur de l’homme : « la reconnaissance de l’animal comme autre, quelque part semblable mais pourtant différent, et la conscience de soi, en tant qu’éleveur (j’ajouterai, zootechnicien, consommateur, citoyen ... ), comme être responsable, en vue de permettre de poser les bases de la relation respectueuse et digne qui forge à la fois le sens collectif de la relation aux animaux et le sens du métier d’éleveur, J. PORCHER) ; « il est temps de rappeler que nos animaux ne se réduisent pas à un tube digestif ou à une mamelle, mais qu’ils ont un cerveau !, R. DANTZER ». Amis de la Société d’Ethnozootechnie, ne tardez pas, si vous ne l’avez encore fait, à lire ce livre-plaidoyer qui nous propose une vision plus exigeante et plus humaniste des activités d’élevage, en adjoignant aux mots pouvoir et argent ceux d’amitié et de liberté ; même si le débat reste bien sûr ouvert, le présent travail de Jocelyne PORCHER marque une étape sur le sujet. Merci, Jocelyne, de ton cri !
Jacques BOUGLER
John HODGES et Jean BOYAZOGLU - Sciences animales et qualité des produits au XXI° siècle, in Agricultures (Cahiers d’Etudes et de Recherches francophones), 2002, H., 6, 373-375. Il s’agit d’un éditorial, reprenant des thèmes que les auteurs ont déjà eu l’occasion de développer. Nos sociétaires devraient être sensibles à l’argumentation, que nous tentons de résumer. La position de méfiance, voire de refus des consommateurs à l’égard des biotechnologies et des OGM, ne peut pas s’expliquer seulement par la désinformation, l’émotion et la peur de l’inconnu mais aussi par le sentiment qu’on leur impose quelque chose sans les avoir consultés. Les scientifiques ont donc besoin de nouveaux principes, rôles et compétences pour s’adapter aux préoccupations du public, à ses valeurs, à ses attentes. Ils ont trop souvent pensé que la zootechnie telle qu’ils la pratiquaient et l’enseignaient était automatiquement bénéfique à la société, mais ce n’est sans doute plus vrai. Poursuivre la politique des rendements et de l’intensification à grande échelle risque d’entrer en conflit avec les structures et les valeurs de la société développée du XXI° siècle. Le prix de détail de la nourriture demeure important, il n’est toutefois plus le seul critère : valeur nutritive et gustative, santé, sécurité alimentaire sont trois nouveaux éléments clés, qui incitent le consommateur averti à accepter de payer plus cher que le prix de base. De plus, les citoyens ont
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maintenant des exigences sur l’environnement, la protection des animaux, l’organisation des zones rurales pour les loisirs et la qualité de vie à la campagne. Les zootechniciens, qui n’ont guère connu que l’efficacité biologique, ont maintenant à énoncer une vision plus large de leur contribution à la société. Ils doivent se détacher du « credo » en l’intensification, au profit et à l’idée qu’une plus grande consommation de produits d’origine animale constitue une fin en soi. Il leur faut reconquérir et préserver l’objectivité scientifique, se poser en serviteurs bienveillants de la société, s’informer auprès du public de ce qu’il désire, dialoguer avec tous les intervenants de la chaîne alimentaire pour améliorer transparence et responsabilisation, s’assurer que la science ne sert pas surtout des intérêts privés. Bref, il s’agit pour eux d’agir selon l’éthique car, « en l’absence d’un fondement éthique, la science et l’économie de marché capitaliste ne sont pas plus viables que le communisme et l’économie planifiée ».
Collectif, sous la direction de Jean-Pierre DIGARD - CHEVAUX ET CAVALIERS ARABES dans les arts d’Orient et d’Occident - Catalogue de l’exposition présentée à l’Institut du Monde arabe, Paris, du 26 novembre 2002 au 30 mars 2003, Institut du Monde arabe/Gallimard Ed., 2002 Nombre de sociétaires de la région parisienne n’ont probablement pas manqué d’aller voir cette exposition, à la préparation de laquelle Jean- Pierre DIGARD a participé. Ce dernier s’est également beaucoup investi dans un magnifique catalogue, qui fut réalisé sous sa direction. L’ouvrage, outre la reproduction commentée de la totalité des pièces exposées, offre au lecteur une quinzaine d’articles originaux, que nous allons évoquer, en nous attardant un peu plus sur les aspects zootechniques. Après une introduction de Brahim ALAOUI, qui présente l’exposition et insiste sur la place particulière du thème équestre dans les arts islamiques, J.P. DIGARD brosse le «destin hors du commun » du cheval d’Orient. Cette dernière expression est préférable à « cheval arabe », dont la notion, plus réductrice, est européenne et remonte au plus à la fin du XVIII° siècle. La civilisation musulmane a été un creuset dans lequel sont venus se fondre les apports d’autres civilisations. Le domaine équestre illustre bien ce phénomène avec la fusion de trois grandes traditions : celle de Turcs, monteurs de hongres et très mobiles, celle des Iraniens, monteurs d’étalons parfaitement dressés et puissants, et celle des Bédouins arabes, monteurs de juments à la rusticité éprouvée. L’influence arabe sur l’Europe fut limitée pendant les Croisades car les traditions occidentales et orientales étaient très différentes au combat : choc frontal de cavaleries lourdement caparaçonnées dans le premier cas, cavaleries légères et tactique du harcèlement dans le second. Par contre, aux XV° et XVI° siècles, l’essor de l’artillerie et des fortifications modernes entraînèrent un déclin de la cavalerie lourde et la découverte des avantages d’une cavalerie légère ; c’est alors que les acquis de la tradition équestre musulmane pénétrèrent en Europe. L’équitation orientale exerça peu à peu une influence décisive sur l’apparition et le développement de l’équitation académique européenne « de légèreté ». C’est en Angleterre, à la fin du XVI° siècle, qu’apparaît l’idée d’améliorer, par des croisements avec des étalons orientaux, les types de chevaux européens, jugés grossiers et lourds, impropres au service de la cavalerie. Cela devint peu à peu un dogme, y compris pour les chevaux de trait lourd (Boulonnais, Percheron) chez lesquels il fallait mettre « du sang sous la masse ». Au XIX° siècle, l’arabomanie fut une mode sous l’empire, précédant l’anglomanie de la Restauration ... mais faut-il rappeler que le soi-disant Pur-Sang anglais dérive du croisement de juments autochtones avec trois étalons orientaux ? Les chevaux arabes ont toujours excellé dans deux domaines : la beauté et l’endurance, que « l’obsession contemporaine de la performance et de la spécialisation » a conduit à se disjoindre. Reviendra-t-on un jour au cheval d’Orient de l’âge d’or, beau et bon à la fois, étant entendu, si l’on se réfère à BUFFON, que « tout beau cheval est un bon cheval ». Cette interrogation, formulées en terme d’espoir, termine l’article de J.P. DIGARD, sur lequel nous avons choisi de nous attarder car il introduit et résume beaucoup de thèmes qui sont détaillés, par lui-même et par d’autres auteurs, dans la suite de l’ouvrage.
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« Les héritages équestres de l’Islam » font l’objet d’une première partie, composée de cinq chapitres. « L’origine légendaire du cheval arabe » (Farouk MARDAM-BEY) - il est monture d’Allah, don particulier de Dieu, descendant des chevaux ailés de Salomon etc ... - précède « Les cultures équestres à l’origine de l’équitation arabe classique » (J.P. DIGARD), déjà évoquées à propos de son précédent article. Christian ROBIN et Saud Soliman THEYAB (« Arabie antique : aux origines d’une passion ») nous apprennent que, si les Arabes nourrissent une passion pour le cheval depuis l’Antiquité tardive, son introduction en Arabie ne remonterait qu’aux premiers siècles de l’ère chrétienne, à partir de la Syrie ou de l’Irak. Par contre, le cheval était présent au Maghreb pendant toutes les périodes de l’Antiquité, élevé aussi bien pour les loisirs que pour le travail et autres besoins de la vie quotidienne (Mohamed Hassine FANTAR, « Le cheval au Maghreb antique »). Jean-Louis GOURAUD raconte une fable orientale - il paraît que les occidentaux en raffolent ! - intitulée « Les sept vies du cheval Barbe », lesquelles peuvent être résumées ainsi : 1) Il a aidé à la résistance contre les diverses tentatives d’occupation de son sol (jusqu’aux Vandales, puis aux Byzantins) ; 2) L’expansion de l’Islam s’est faite avec des chevaux barbes car il y avait alors peu de chevaux en Arabie ; 3) Le cheval barbe, une fois entré en Europe, s’est croisé avec des chevaux espagnols pour donner l’Andalou, et devint peu à peu la « coqueluche » des cours d’Europe ; 4) Si Ton considère que les chevaux des conquistadores étaient plus ou moins mâtinés de Barbe, on peut considérer que les chevaux américains dérivent de ce dernier ... De même, après avoir traversé la Manche, le Barbe a contribué à la constitution du Pur-Sang anglais ; 5) La conquête de l’Algérie fît redécouvrir aux français les extraordinaires qualités du Barbe ; 6) La seconde guerre mondiale marque la fin du cheval militaire et l’oubli du Barbe : il n’est même plus autorisé à la monte en France ; 7) On note une renaissance au plan mondial à partir de 1987 ; il est de nouveau autorisé à saillir dans notre pays ; les Allemands découvrent la race et en deviennent de fervents défenseurs. La deuxième partie s’intitule «La Furûsiyya : la culture équestre arabe». La Furûsiyya désigne un ensemble très vaste de connaissances pratiques et théoriques, dépassant le cadre strict des activités touchant au cheval et aux sports équestres, auxquelles on le cantonne souvent, puisqu’elle inclut l’art vétérinaire, l’art militaire, la cynégétique, l’halieutique etc ... Shihab AL-SARRAF traite de l’ « Evolution du concept de furûsiyya et de sa littérature chez les Abassides et les Mamlouks », tandis qu’Annie VERNAY-NOURI se centre sur « Chevaux et pratiques équestres dans les manuscrits arabes », nous apprenant notamment que le plus ancien ouvrage d’art vétérinaire remonte au IX° siècle et émane d’un auteur ayant une très bonne connaissance des textes scientifiques grecs et familiarisé également avec les sources persanes et arabes. Abdesselam CHEDDADI parle de « Le cheval au Maghreb à l’époque médiévale » et montre, en dépit de la rareté des documents, que son rôle y fut important. « Le cheval et l’art islamique » fait l’objet d’une étude de Marthe BERNUSTAYLOR. Différents types de manuscrits illustrés sont envisagés : les scientifiques ; ceux qui représentent des scènes de chasse ou de guerre et exploitent le thème du « prince cavalier » ; ceux dont le cheval devient le principal centre d’intérêt, au plan strictement artistique - ce qui n’implique pas toujours une représentation fidèle, comme on s’en rend compte à l’existence de robes fantaisistes - et qui déboucheront plus tard sur la naissance d’un genre nouveau, celui des « portraits d’animaux ». On remarque que la convention qui consiste à représenter les chevaux avec une petite tête et une grosse croupe est ancienne. « Armes et armures islamiques » (David NICOLLE illustre la « légèreté » des équipements, dominante mais pas systématique, adaptée aux tactiques militaires musulmanes, qui faisaient appel à une cavalerie très mobile. Le harnachement faisait l’objet de grands soins et les arabes en tiraient fierté.
« Un héros des textes religieux et littéraires », tel est le titre de la troisième partie. Farouk MARDAM-BEY s’intéresse à «Le cheval dans la poésie arabe» : sa description y fut un thème majeur pendant la période préislamique et les deux premiers siècles de l’Islam, et elle a influencé les écrits ultérieurs, y compris techniques. On note une longue présentation du canon de la beauté du cheval arabe. Yves PORTER évoque « deux chevaux héroïques de la littérature persane ». Parmi les miniatures présentées à l’exposition et reproduites et commentées au catalogue, figure un Jésus-Christ que les chrétiens trouveront un peu particulier : il se convertit à l’Islam, tue les porcs et déverse le vin sur le sol... Il est vrai que Jésus est reconnu comme un prophète par l’Islam.
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La quatrième partie est consacrée à « Le cheval arabe en occident ». Christine PELTRE évoque « Le cheval d’Orient, fils et rival d’Urpferd », au travers de la création artistique occidentale du XIX° siècle. Les représentations furent minutieuses, succédant à des études attentives, sous le pinceau de peintres comme CHASSERIAUX ou DELACROIX mais l’imaginaire se donna également libre cours dans des compositions élaborées : « A l’énergie guerrière, le cheval arabe associe la sensualité et la grâce d’une femme et c’est bien ainsi qu’il apparaît aux cimaises ds Salons du XIX° siècle ». J.P. DIGARD clôt l’ouvrage avec une contribution intitulée « Le rayonnement de la culture équestre orientale vers l’Occident », dans laquelle il revient, en les détaillant, sur un certain nombre de points abordés dans son article introductif. Des voyages aventureux, comme celui que fît le comte RZEWUSKI et que nous connaissons au travers de l’ouvrage coordonné par Bernadette LIZET, sont replacés dans leur contexte, celui, aux XVIII° et XIX° siècles, des gros besoins d’importation de bons chevaux pour l’armée. Le rôle que jouèrent les chevaux orientaux dans la réflexion zootechnique est ensuite souligné puisque, au-delà du cheval lui-même, l’intérêt du croisement continu sur la consanguinité s’imposa au XVIII° siècle comme valable pour toutes les espèces ; cette question fit l’objet d’amples discussions au XIX°, certains auteurs (GAYOT, HOUËL) demeurant fidèle à l’idée.
Au total, l’ouvrage « Chevaux et cavaliers arabes dans les arts d’Orient et d’Occident » est, comme nous espérons l’avoir montré, très riche d’informations techniques qui intéresseront les sociétaires. Ils seront également sensibles à l’aspect strictement artistique, qui était le but premier de l’exposition, comme son titre l’indique et éprouveront un grand plaisir à la voir ou revoir, au travers des photographies de grande qualité et des commentaires qui les accompagnent.
ETHIQUE DE L’ELEVAGE ET DE LA COMMERCIALISATION DES CHIENS Séminaire de la Société francophone de Cynotechnie, Ecole vétérinaire d’Alfort, 11-12 Avril 2003 Ethique, Ethique ... qui n’a pas entendu ce terme actuellement très « mode ». J’avoue humblement que j’en avais une perception un peu floue. J’ai eu le privilège d’assister aux deux journées de la Société francophone de Cynotechnie consacrées à ce concept. Assistants et intervenants venaient d’horizons très variés : éleveurs, enseignants, philosophes, hommes politiques, journalistes etc ... Ces journées furent d’autant plus intéressantes que le débat fut d’entrée de jeu élargi à tous les animaux de compagnie et même à l’éthique humaine. « Pour le médecin au service des soins palliatifs l’éthique consiste à respecter le serment d’Hippocrate ... sans aller jusqu’à l’acharnement thérapeutique. Respecter l’homme c’est faire le maximum pour alléger sa souffrance, mais aussi respecter ses dernières volontés lorsqu’il considère que la douleur devient intolérable ». Avec ce cas de conscience comme entrée en matière le ton était donné : nous ne risquions pas de tomber dans la polémique mesquine.
Il fallait, malgré tout revenir à quelques attitudes usuelles, toujours utiles à rappeler. Pour l’éleveur comme pour tout détenteur d’un animal, faire de l’éthique, c’est faire que l’animal ne devienne pas victime de la tyrannie de son maître ... tout en évitant la zoolâtrie. Pour le vétérinaire, il s’agit de respecter les désidérata de ses clients, en imposant des limites comme le refus de l’acharnement thérapeutique et, surtout, l’« euthanasie de confort ». Pour l’expérimentateur scientifique, ce n’est pas abandonner tout essai, toute expérience sur animaux, mais ne les mettre en oeuvre que lorsque toutes les autres voies ont été épuisées. Pour la personne handicapée, c’est utiliser un animal sans en faire un esclave. Pour le commerçant, c’est vendre des animaux « propres » ... à des acheteurs « responsables ». Etc ...
Et ces « banalités » amènent immédiatement des tas de réflexions. L’animal a-t-il des échelles de valeurs que nous lui attribuons sur la souffrance, la douleur, ses besoins, les conditions de déplacement, de transport,, l’environnement... ?
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Elever, sélectionner, c’est trier, c’est choisir dans un ensemble les sujets destinés à perpétuer la race. A-t-on le droit, au nom des standards, de conserver des « hypertypes », de procéder à des amputations (queue, oreilles ... ), de castrer certains sujets ? Le commerçant adopte-t-il un comportement éthique par conviction ou par intérêt ? Que doit faire le non-voyant pour que son chien ne soit pas son esclave ? Doit-il se priver de sa présence plusieurs heures par jour ? Doit-il posséder deux chiens, au risque de jalousies entre eux ? Existe-t-il des éthiques différentes selon la destination des animaux : animaux de compagnie, animaux de rente ? Etc
La discussion met aussi en lumière des ambiguités ou des cas de conscience. A certaines périodes, les animaux abandonnés « pullulent ». Des « âmes charitables » les recueillent, mais ne peuvent ni les faire adopter en totalité, ni les entretenir. Elles demandent alors aux vétérinaires de les euthanasier. N’est-ce pas se donner bonne conscience au moindre frais ? Le remède ne serait-il pas d’intervenir efficacement avant les abandons ? Le commerce éthique n’est-il pas une vue de l’esprit ? C’est à l’acheteur d’acquérir un animal qui convient à son environnement. Le vendeur ne peut pas se transformer en agent de police. Ethique et politique. L’opinion publique craint de plus en plus les « Pitt Bulls », souvent utilisés comme de véritables armes. En 1999, une loi restreint la détention de ces animaux. Où est l’éthique : le législateur a puni les animaux mais pas les propriétaires. N’y a-t-il pas risque à légiférer sous la pression d’associations influentes et non en toute sérénité ? La médiatisation des abattages massifs d’animaux d’élevage, l’angélisme de certains ont déprécié le métier de vétérinaire ... et pourtant, à part lui, qui peut procéder à ces opérations ? Comment réagir ? Il est évident que de telles journées se devaient d’aborder le problème du statut de l’animal. Une phrase résume les discussions : « L’animal a (verbe avoir) sa place, mais à (préposition) sa place ». L’Eglise reconnaît l’animal mais le distingue de l’Homme en séparant l’âme végétative (les végétaux), l’âme sensitive (les animaux) et l’âme spirituelle (les humains). Pour le philosophe, le professeur, le vétérinaire, l’animal doit être reconnu, respecté, aimé mais doit rester un animal et ne doit pas être élevé au rang de l’Homme. C’est un point sur lequel de nombreuses associations sont en désaccord et arrivent même à placer l’Homme au-dessous de l’animal : « plus je connais les hommes, plus j’aime les animaux ». Même si c’est une boutade, cette phrase résume bien une certaine conception du statut de l’animal. Le législateur est embarrassé : - entre l’Homme et l’objet inanimé, il y a sans doute place pour une définition de l’animal... mais quel animal ? De l’ infiniment petit aux êtres supérieurs,où placer la frontière ? - peut-on légiférer sur un concept qui relève du spirituel, de la philosophie ? - devant la puissance des associations animalières , le législateur semble se préoccuper essentiellement du statut des animaux de compagnie. (Nota : l’Homme peut évidemment légiférer sur les conditions imposées aux animaux, maltraitances notamment, mais c’est un aspect différent de celui du statut de l’animal).
Mes conclusions Toute réflexion humaine est anthropocentrique par nature et la réflexion éthique n’échappe pas à la règle. Personne ne peut se substituer à l’animal, parler en son nom et prétendre détenir la vérité. Ce postulat implique une grande humilité ... sans interdire la réflexion sur les relations entre l’Homme et l’animal. L’éthique, c’est F « auberge espagnole » où chacun trouve ce qu’il a apporté : « Mon éthique, c’est mon idée de la relation homme-animal ». Un auditoire très éclectique a entraîné des confrontations, des échanges nombreux et enrichissants, souvent plus près du verbe que de l’action. Rien d’anormal puisque l’éthique est un mode de pensée et non un code de vie. De nombreux participants utilisent le mot éthique pour parler morale. Ce détournement de sens me paraît avoir une raison profonde . Plusieurs décennies de démagogie avaient tenté de faire
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disparaître les valeurs fondamentales que sont l’humanisme, l’altruisme, le respect mutuel ... Ces valeurs retrouvent le devant de la scène, habillées d’un langage nouveau. C’est ma perception de ces deux journées. Il s’agit d’une vision personnelle, qui n’est pas obligatoirement partagée. Maurice MOLENAT
La Société francophone de Cynotechnie est présidée par le Dr Alain GANIVET, vétérinaire, membre de longue date de la Société d’Ethnozootechnie. Les Actes des colloques qu’elle organise sont en vente. Renseignements à l’adresse du président : 1 rue des Salles, 92 400 COURBEVOIE.
Jocelyne PORCHER - LA MORT N’EST PAS NOTRE METIER, Editions de l’Aube, 84 240 La Tour d’Aigues, 2003 (18 Euros) Dans une longue introduction, Jocelyne PORCHER se livre à une vive critique de l’évolution de l’élevage depuis cinquante ans, où le seul mot d’ordre fut : produire ! L’industrialisation qui le permit fait que l’élevage ne donne plus à voir la vie : au lieu de contempler des animaux dans les prés, le citadin les imagine maltraités, à l’image de ce que lui en montre la télévision. Quant aux éleveurs, ils ne seraient plus fiers de leurs animaux, ni de leur travail, ni de ce qu’ils produisent ; chez eux, le regret le disputerait même à la honte et à la souffrance. Toutefois, les « productions animales » n’ont pas encore totalement réduit le véritable élevage ni les éleveurs, et les candidats seraient nombreux, qui veulent être heureux dans leur travail, vivre avec des animaux eux-mêmes heureux, en bonne santé, beaux et actifs, dont la mort soit « le bout et non le but de la vie » (citation de MONTAIGNE). La tonalité générale de l’ouvrage est ainsi donnée. Il comprend sept chapitres, dont les titres sont : Productions animales, La mort et le lien, Domestication et élevage : donner-recevoir-rendre, Travailler en élevage, La filière porcine industrielle : réussir et échouer, Triste bilan, Le plaisir en partage. Nous nous limiterons ici à présenter quelques unes des idées développées par l’auteur.
-Les animaux sont, aujourd’hui, standardisés et enlaidis (écornage des vaches par exemple) et l’éleveur ne les contemple même plus : heureusement d’ailleurs, car il ne saurait alors supporter les réformes précoces auxquelles il est contraint. Pourtant, la motivation prépondérante de nombreux jeunes éleveurs à faire ce métier est le plaisir qu’ils espèrent prendre à travailler avec les animaux. -Les relations avec les animaux devraient pouvoir s’analyser, comme Marcel MAUSS l’a fait pour les relations humaines, au travers du don/contre-don : on donne pour que l’autre donne à son tour, ce jeu du don et du contre-don étant un moyen de reconnaissance mutuelle. Le véritable éleveur sait ce qu’il reçoit de ses animaux et leur donne en retour : pour lui, le travail « se construit sur un désir de vivre ensemble en bonne intelligence et, plus encore ... en bonne amitié avec eux ». -Le système industriel nie la nécessité de la communication et la place de l’affectivité dans le travail et, du même coup, nie l’existence du corps vivant. « En réprimant chez les éleveurs tout sentiment et en les faisant participer à une entreprise dont le seul et unique objectif est le profit à court terme, il nie la vie tout court. Il rompt les liens, il réduit l’espoir, il détruit la dignité ». -Le consommateur ne reconnaît plus ni les éleveurs, ni les animaux. D’abord, il ne les voit plus et pense que les premiers se cachent et dissimulent les seconds (même le ramassage en vue de l’abattage s’effectue la nuit !). Ensuite, il y a eu une rupture dans l’opinion vis-à-vis des élevages intensifs, censés produire de la « merde industrielle » et polluer l’environnement, les animaux y étant ressentis comme une « masse indifférenciée » maltraitée et non plus comme des individus. -Notre société évacue la réalité de la mort. Rien d’étonnant, par conséquent, que la mort des animaux soit elle-même niée, ce que permet l’ignorance volontaire et la banalisation de ce qui se passe dans les abattoirs. Pourtant, la mort des animaux d’élevage procède d’une responsabilité collective, à commencer par celle du consommateur. Il importerait de reconnaître le travail des personnes qui en sont les agents, et de trouver les moyens d’une sorte de ritualisation de l’ « abattage ».
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-Triste bilan ! Dans plus de 40 % des exploitations agricoles, il n’est pas possible de dégager plus du SMIC par actif à temps complet. Les filières industrielles vont dans le mur : l’impasse économique, sociale et morale est telle qu’aucune activité industrielle n’en a jamais connue, et les perspectives de disparition de l’essentiel de l’élevage dans notre pays, se laissent entrevoir. Ce n’est pas supportable : vivre sans les animaux n’existe dans aucune culture humaine ! - Des éleveurs qui prennent plaisir à leur métier, qui éprouvent et expriment des sentiments envers les animaux, qui bénéficient d’une reconnaissance sociale ... ce n’est pas une vue de l’esprit, il en existe, comme le montre un certain nombre de témoignages.
Dans la conclusion, Jocelyne PORCHER insiste sur la nécessité de ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, c’est-à-dire de ne pas éliminer l’élevage en même temps que les productions animales. Pour elle, « il ne s’agit pas de « libérer » les animaux et de nous laver les mains de 10 000 ans de domestication, c’est-à-dire d’engagements réciproques ». Il faut que le consommateur fasse preuve de responsabilité, en acceptant d’augmenter de façon sensible le budget qu’il consacre à se nourrir. Ce faisant, il aidera les éleveurs à réapprendre l’orgueil et les scientifiques, l’humilité. Nul doute que ces quelques évocations inciteront des sociétaires, s’ils ne l’ont déjà fait, à se procurer l’ouvrage de Jocelyne PORCHER. D’autres trouveront que ce discours - à la mode - suffit et qu’il est inadmissible parce que très exagéré. Les plus nombreux penseront que de tels écrits font certes rêver mais qu’ils n’en sont pas moins irréalistes ...
Quelle que soit son opinion, on peut aussi se demander à quoi servent vraiment les milliers de pages qui sont couvertes, depuis des années, par des auteurs engagés dans la lutte « pour l’animal » et qui, à l’égard de l’élevage, tiennent un discours outrancier qui ne les honore pas. Il est vrai que ce discours plaît et que les livres se vendent. Or, la plupart de leurs lecteurs ne sont nullement disposés à payer plus cher les denrées alimentaires dont ils ont besoin. Il est donc temps que les auteurs en question s’attaquent de front au véritable problème, celui de la société des « prix écrasés », de cette société qui sait si bien transformer les simples désirs en besoins et faire de nous des « machines à consommer ». Mais l’enjeu est d’envergure, et les livres se vendraient probablement beaucoup moins bien. Jocelyne PORCHER a su nous offrir un ouvrage facile à lire, émaillé de nombreux extraits d’entretiens avec des éleveurs, et, au travers d’un court passage en conclusion, elle a accepté de mettre le doigt sur cet essentiel-là.
Eric BARATAY - ET L’HOMME CREA L’ANIMAL, Odile Jacob, Paris, 2003 (26,50 Euros) Sans doute l’auteur et l’éditeur ont-ils eu du mal à trouver un titre à cet ouvrage. L’expression retenue, « Et l’homme créa l’animal », traduit bien la mainmise que le premier exerce sur le second. Présenter la manière dont celle-ci s’est peu à peu imposée et quelles formes elle revêt, était effectivement l’un des objectifs de l’auteur, qui affirme en introduction que l’homme est devenu le facteur principal de la condition animale et de l’évolution de celle-ci, « créant, gérant, utilisant, protégeant, détruisant à volonté » et se propose, pour comprendre comment on en est arrivé là, d’une part, de prendre du recul et de consulter l’histoire, d’autre part, d’aborder des thèmes très diversifiés. Ce titre nous paraît toutefois réducteur car il pourrait laisser croire que l’ouvrage est un essai, une réflexion, alors qu’en réalité, il est d’une extraordinaire densité et offre au lecteur une synthèse de grande qualité sur pratiquement tous les thèmes qu’englobent les relations homme/animal et la « question animale ». Selon ce qu’il recherche, le lecteur peut s’en tenir à la lecture du livre, ou bien choisir d’approfondir par lui-même certains aspects qui le motivent particulièrement. Il n’en sera alors que mieux à même d’apprécier l’ampleur et le sérieux du travail qu’a accompli Eric BARATAY. L’ouvrage est divisé en 25 chapitres, regroupés en six parties. La première partie s’intitule « Le valet du quotidien ». C’est parce que l’animal d’élevage est devenu véritablement un objet - si tel n’était pas le cas, aurait-on préféré l’abattage massif et préventif à la vaccination lors de la dernière épizootie de fièvre aphteuse ? - qu’il a été retenu pour « ouvrir », en quelque sorte, le livre. Une analyse des « longues domestications », où E. BARATAY souligne
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notamment l’intérêt des thèses de J.P. DIGARD mais préférerait une utilisation étroite du mot « domestication », précède un véritable abrégé d’histoire de l’élevage, que les zootechniciens sauront apprécier. La transformation des animaux en « machines à produire » remonterait à la seconde moitié du XIX° siècle. Dans le même temps, la « race » ne se conçoit plus de la même manière : alors qu’elle était traditionnellement pensée au travers de l’origine des bêtes, des qualités du terroir, des connaissances et des pratiques humaines, on finit par ne plus s’intéresser qu’aux caractéristiques physiques et physiologiques, ce qui est exacerbé aujourd’hui. L’animal n’est plus pensé pour luimême car la priorité est donnée dorénavant aux « matières animales ». On pourra ne pas suivre l’auteur lorsqu’il reprend l’idée, largement véhiculée par les médias, de «vaches carnivores», ou qu’il affirme (comme l’auraient compris les Danois, pourtant inventeurs de l’élevage industriel ?) que l’avenir de l’élevage est dans l’extensification ... en réalité, quelle extensification ? Il reste que tout professeur de sensibilité ethnozootechnique souhaiterait que cette synthèse sur l’histoire de l’élevage fasse partie du « bagage » des futurs agronomes et vétérinaires.
« Le devoir de mourir » est le titre de la deuxième partie. C’est également, pour l’animal, le signe de sa soumission et celui de la suprématie de l’homme et de sa maîtrise du monde. On trouvera une présentation de l’histoire de la chasse et de la pêche, qui n’ont pour point commun que le prélèvement de denrées animales dans la nature : la chasse a disposé en effet d’une «grande valeur symbolique car cette pratique spectaculaire, réservée aux hommes, sert de signe de suprématie sexuelle, sociale et entre espèces » ; la pêche, apparentée à la cueillette, a peu marqué les consciences, sans doute parce que « le monde aquatique est marginal dans notre imaginaire et ses habitants ne paraissent pas des animaux comme les autres » L’usage très diversifié qui était fait des dépouilles des animaux est illustré par le « Testament du porc », que dicta Brunera, cochon médiéval, avant sa mort : « Il lègue sa viande au paysan, ses défenses au papetier pour faire des coupe-papiers, ses soies au cordonnier pour des lacets, ses poils au peintre pour des pinceaux, sa vessie aux enfants pour un ballon, sa peau au tanneur pour un vêtement, sa couenne au chimiste pour de la colle et du savon, son suif au fabricant de bougies, son saindoux au tisserand pour travailler le chanvre, ses os au bimbelotier pour des dès etc ... ». On notera une étude de l’évolution du mode de présentation des carcasses dans les boucheries, qui sont véritablement exhibées dans la première moitié du XX° siècle, puis dissimulées dans la seconde car on ne veut plus voir l’animal mort, alors que sa consommation explose : il s’agirait d’éviter une sensation de culpabilité, voire même, selon certains, de cannibalisme ! Concernant la consommation de viande, E. BARATAY rappelle qu’il y avait en elle un jeu de distinction sociale : elle fut un signe de richesse mais, aujourd’hui, « les conversions au végétarisme ... proviennent surtout des classes moyennes ou supérieures alors que la consommation populaire de viande est à son apogée ». L’interrogation sur « Un homme ou une machine » fait l’objet de la troisième partie. Elle est ancienne, les hommes ayant sans cesse navigué entre deux pôles opposés : humaniser ou chosifier l’animal. Des réponses différentes ont été exprimées en fonction des théories philosophiques, théologiques, scientifiques. On peut donc dire que « l’animalité n’est pas une réalité mais une catégorie, une condition accordée qui sert à dessiner l’humanité, toujours par comparaison, souvent en antithèse». L’interrogation des philosophes sur l’âme des bêtes, l’incrédulité des clercs sur leur destin, l’incertitude des savants sur leur intelligence sont successivement envisagées. E. BARATAY rapporte l’idée actuelle selon laquelle il existerait autant d’intelligences que d’espèces, avec des perceptions du monde et des adaptations personnelles, ce qui permet d’insister sur les différences qui existent entre les espèces, et non pas entre l’homme et l’animal, « une créature uniforme qui n’existe pas ». Cette idée mériterait d’être largement diffusée car elle contribuerait à ramener le débat homme/animal dans le champ de la philosophie, c’est-à-dire à sa véritable place selon nous. « Les opinions de Monsieur Tout le Monde » ont leur part d’autonomie et méritent pour cela d’être également prises en considération : elles le sont à partir de groupes côtoyant les animaux ou de récits de populations rurales. Le « verdict des juristes » clôt le chapitre : « Tout se passe comme s’il se dessinait une troisième étape dans l’histoire du Droit. Il fut d’abord réservé aux hommes libres, puis étendu à tous les hommes. Il est maintenant élargi aux vivants animés, ce qui oblige à chercher un nouveau statut pour l’animal, entre la machine et l’homme ».
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La quatrième partie s’intitule « Une créature bonne à penser ». La nature ambiguë de l’animal, jugé à la fois proche et différent de l’homme, permet son utilisation, tout aussi bien pour cristalliser sur lui la peur de l’homme envers la nature que pour aider à penser la société et la condition humaines en servant de point de comparaison et d’exemple. La peur des bêtes est atavique et a suscité des chasses systématiques à l’initiative des pouvoirs publics ou des communautés locales. Il semble que le rôle anthropophage du loup ait été beaucoup exagéré : « En fait, les récits oraux des XIX°-XX° siècles montrent que les populations rurales ont une conception nuancée du loup : il rôde, suit, menace mais il peut être raisonné, contrôlé par des paroles ou des aliments ». Peu à peu, les animaux réels bénéficieront d’un retournement d’image total en devenant sympathiques, l’ouvrage « Le livre de la jungle » (1896) ayant joué un rôle fondateur. Dans le même temps, la nature apparaîtra beaucoup plus fragile que dangereuse, victime qu’elle est de l’anthropisation. La croyance aux animaux fantastiques, l’animal dans l’art, l’animal dans la littérature, font l’objet de pertinents exposés. Quant à l’utilisation de 1’animal pour décrire le monde, qui commença dès l’Antiquité, elle constitue un thème immense dont la synthèse n’a pas encore été faite. Des exemples sont proposés par E. BARATAY, qui nous apprennent notamment que les patronymes ont été volontiers animaux dans le passé, ou que l’animal a servi à critiquer la Société. Ainsi, la « Vie privée et publique des animaux», de STAHL, connue le plus souvent grâce aux dessins de GRANDVILLE, fut un moyen de dire les « espoirs enfouis d’un renversement social aussi hypothétique qu’un bouleversement de la nature ». Le symbolisme ayant été, dès la préhistoire, l’instrument privilégié des discours visant à instruire des populations peu cultivées, il n’y a rien d’étonnant à ce que l’animal y ait joué un rôle privilégié. Beaucoup d’exemples montrent que la signification de telle ou telle espèce a changé dans le temps, le sort de l’animal réel, lié à celui de l’animal pensé, ayant également évolué.
« Une bête de spectacle », tel est le sujet de la cinquième partie. Les spectacles d’animaux anciens, nombreux et fréquentés - concrétisaient la profonde ambition de « vaincre le sauvage, soumettre les bêtes et la nature » : cette intention est, dans le spectacle, répétée au travers d’actes codifiés et ritualisés. Les jeux et combats d’animaux font l’objet de tout un chapitre. Tandis que la violence sur l’animal fait partie du quotidien, son organisation en divertissement intervient le plus souvent lors des fêtes de communauté et vise à rassurer face au danger et à l’adversité « représentés symboliquement par un autre vivant, un élément de la nature tourné en dérision, utilisé, berné, vaincu ». Les combats opposant des animaux sauvages et domestiques, qui furent fréquents, permettaient de situer l’oeuvre de l’homme par rapport à celle de la nature ; ils eurent aussi pour but, plus tard, de confirmer symboliquement la supériorité de l’aristocratie, les « fauves élevés au château » étant censés l’emporter sur les « bovins achetés au boucher ». Le goût de combats de ce type s’effaça au XVIII° siècle et ils furent interdits en 1833. Le retour clandestin des combats de chiens dans les banlieues et les quartiers difficiles des années 1990 s’inscrit dans le contexte d’un affaissement du contrôle social et d’un renouveau de la violence comme mode de relation. La corrida d’une part, les parcs zoologiques d’autre part - thèmes chers à E. BARATAY - font l’objet de longs développements. On y retrouve notamment l’évolution des motivations et des conceptions des zoos : passion des collections sous l’Ancien Régime ; présentation, au XIX° siècle, d’une nature vaincue, domestiquée, soumise au bon plaisir des hommes d’une Europe conquérante et colonisatrice ; expression, au XX° siècle, d’une soif de nature immaculée, d’un souhait de préservation de la biodiversité qu’on ne peut et ne veut réaliser dans les biotopes puisque leur destruction s’accentue... Une étude de l’animal dans le cirque et, enfin, de l’évolution de l’équitation, viennent clore cette partie. La sixième et dernière partie a pour titre « L’enfant de la famille » et traite des animaux familiers, au sens surtout où on l’entend aujourd’hui. Ils ont remplacé le cheptel dans l’environnement humain puisqu’ils sont présents dans une famille sur deux, dans toutes les classes sociales et bénéficient d’une affection croissante. La situation est nouvelle par son intensité mais ancienne par nombre de ses aspects. Tous les animaux de la ferme étaient « familiers » dans le monde rural mais il faut se garder du mythe de l’éternelle présence. C’est surtout au XIX° siècle qu’un cheptel abondant se diffuse, loge dans les mêmes bâtiments que l’homme, parfois dans la même pièce, et que la co-habitation
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homme/animal domestique est étroite. A la même période, dans les villes, la présence animale est à son apogée (chevaux, chiens et chats, animaux de production pour satisfaire la demande en lait et viande frais) mais de plus en plus mal supportée. Le comportement humain à l’égard des animaux a toujours oscillé entre violence et respect et il faut se garder de construire une légende dorée de l’intégration d’« avant » et une apocalypse du détachement actuel : le maintien d’une affectivité dans les relations éleveur/animaux est ressorti de plusieurs études dans les années 1990. E . BARATAY développe longuement le thème de la « création de l’animal de compagnie » en envisageant successivement, le cheval, qui fut pendant longtemps l’animal « le plus individualisé, choyé, installé près de l’homme », le chien et, enfin, le chat. Le chien « c’est quelqu’un » : 90% des possesseurs de chiens estiment qu’il est membre à part entière de la famille, en étant à la fois ami et enfant ; on lui fait mener une vie d’homme, le plus étonnant pour l’illustrer étant peut-être, dans les pays anglo-saxons où le végétarisme se développe, le recours à des aliments du commerce sans viande ! Le régime de l’animal est aligné sur celui du maître ! C’est le renversement des valeurs, notamment la promotion de l’individu, qui aurait assuré l’ascension fulgurante du chat dans la seconde moitié du XX° siècle. Les sociétés l’avaient volontiers vilipendé et maltraité dans le passé car elles valorisaient le groupe, la solidarité et n’aimaient pas l’indépendance jugée ingrate du chat. L’essor de l’animal de compagnie résulterait surtout d’un changement de regard sur l’animal : les enquêtes sur les motivations de la possession montrent que l’amour des animaux vient en tête devant l’intérêt de la compagnie et l’utilité. Cela n’empêche pourtant pas E. BARATAY, dans un épilogue intitulé « L’animal n’est pas ce que l’homme cherche », de tenir des propos un peu désabusés et probablement excessifs : l’homme refuserait, fondamentalement, de considérer les animaux comme des vivants respectables ; il aurait décidé, une fois pour toutes en quelque sorte, de leur faible valeur et se croit le seul vrai vivant sur terre. Le peu que nous venons de restituer de l’ouvrage d’E. BARATAY suffira sans doute pour convaincre le lecteur de sa richesse. La diversité des thèmes et la densité des informations ne rebutent nullement car le style est très clair et la pédagogie est partout présente, notamment sous la forme d’excellentes introductions aux parties et chapitres. Près de 400 références bibliographiques, toutes en langue française, figurent en fin d’ouvrage. C’est dire, s’il en était besoin, l’intérêt que suscite l’animal aujourd’hui. On remarque avec plaisir que tous les numéros d’Ethnozootechnie (ou presque tous, nous n’avons pas vérifié) sont dans la liste. Le texte de l’ouvrage lui-même, par contre, ne comporte aucun renvoi bibliographique ; cela peut évidemment frustrer le lecteur qui souhaiterait en savoir plus sur tel ou tel point mais n’était guère possible compte tenu du niveau assez général auquel se situe la synthèse. L’ouvrage apparaît avant tout comme l’oeuvre d’un enseignant ayant acquis une très vaste connaissance de son sujet et s’efforçant de la restituer le mieux possible. Il y est parvenu. En tant qu’enseignant nous-même, nous sommes impressionné par la quantité d’informations, transmises pédagogiquement, qu’Eric BARATAY nous offre dans « Et l’homme créa l’animal ». Nous ne pouvons que conseiller aux adhérents de la Société d’Ethnozootechnie de chercher à leur tour à en bénéficier.
Bernard BELIN - LE LOUP & LE CHIEN & L’HOMME, L’Harmattan, Paris, 2003 (24,40 Euros) Bernard BELIN a publié en 2000 « Animaux au secours du handicap » (voir analyse in Ethnozootechnie n° 65). Il revient sur le thème dans « Le loup & le chien & et l’home », mais dans un cadre très élargi et en mettant l’accent sur les relations homme/animal.
L’ouvrage est conçu de manière vivante, presque « interactive », avec une mise en page très étudiée et plaisante, et de nombreuses citations émanant notamment de poètes et écrivains qui se sont exprimés sur les animaux. Beaucoup de ces citations sont regroupées de manière à faire jouer le contraste, voire le paradoxe. Anne SYLVESTRE n’imaginait sans doute pas qu’elle serait qualifiée un jour d’« arrière - arrière -(...)- arrière petite fille d’Archiloque », poète grec né en 705 avant JC, lequel serait le véritable inventeur de la fable « Le loup et le chien », cette « fable du loup au caractère
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farouche qui refuse de porter le collier qui a marqué le chien d’une plaie honteuse ». Pour ceux qui ne le sauraient pas, la chanteuse a écrit et composé seize chansons inspirées des fables de LA FONTAINE dont l’une, calquée sur « Le loup et le chien », s’intitule « La Louve et l’Afghane ». Notons aussi un rapprochement inattendu entre le code d’HAMMOURABI et « B.B. » (!) : le premier nous apprend que, si le « médecin de boeuf ou d’âne » est responsable de la mort d’un animal en raison d’une erreur chirurgicale, il devra remettre au propriétaire du boeuf ou de l’âne le 1/5° de la valeur de ce dernier. La seconde proclame : « XXXVIII siècles ont passé. Civilisation et progrès sont intervenus : en l’an 2000 après JC, l’Occident européen moderne éradique par le bûcher l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) et la fièvre aphteuse ! ».
Quatre parties composent cet ouvrage. La première est intitulée « Evolution de la relation « chien/homme » de la préhistoire à nos jours. Concernant la naissance de cette relation, l’auteur donne libre cours à son imagination, « comme se le sont autorisés jusqu’alors tous les auteurs, scientifiques ou non ». Il rappelle à l’occasion que le chien est la seule espèce domestique qui soit devenue un ennemi de son ancêtre resté sauvage, en aidant l’homme à attaquer ce dernier. Sont ensuite envisagés ce qu’ont dit de la relation « chien/homme » les auteurs antiques grecs et latins, ceux du Moyen-Age à nos jours, puis les fabulistes, de l’Antiquité à nos jours. L’auteur fait preuve de beaucoup d’érudition, multiplie les citations, invente l’ « interface », qui se veut prendre place entre la préface et la postface, et se montre à l’aise aussi bien dans les passages scientifiques que dans les développements littéraires. « Les chiens d’assistance et de sauvetage » font l’objet de la deuxième partie. Après des utilisations très diversifiées au cours de l’histoire - y compris la fabrication traditionnelle des outres de cornemuse avec sa peau - , le chien n’est devenu que récemment un auxiliaire des personnes en difficulté mais on peut y voir là une sorte de « couronnement ». En même temps, ont été découverts les bienfaits de la présence animale, spécialement du chien, en tant qu’outil éducatif avec les enfants et, plus généralement, en tant que facteur d’épanouissement au sein de notre société urbanisée. On change radicalement de thématique par rapport à la première partie. Sont successivement présentés et caractérisés, le chien-guide pour personne aveugle, le chien d’assistance pour personne handicapée moteur, le chien écouteur pour personne sourde, le chien co-thérapeute à l’égard des personnes âgées ou malades en perte d’autonomie et les personnes poly-handicapées. Un émouvant extrait de l’autobiographie de Gilles SALA convainc, s’il en était besoin, de la nécessité d’oeuvrer pour l’introduction officielle du chien dans les hôpitaux. Le chien (et autres animaux familiers) en milieu carcéral, les chiens d’avalanche, les chiens de sauvetage en décombres ou « chiens de catastrophe », les chiens de sauvetage nautique, complètent la présentation. On notera au passage une citation de TOUSSENEL : « Le Terre-Neuve qui a eu la chance de retirer de l’onde un noyé devient insupportable par exagération de dévouement. On en cite qui ne peuvent voir un homme se baigner sans éprouver le besoin irrésistible de le noyer pour le sauver ensuite » ( ! ). La troisième partie fait directement suite à la précédente, en traitant des « Autres animaux co thérapeutes » : le chat à l’hôpital ou en maison de retraite, le cheval en hippothérapie ou en équithérapie, le singe capucin pour personne tétraplégique, le dauphin et la delphinothérapie : mythe ou réalité ; oiseaux, poissons et NAC. Changement de ton pour la dernière partie, « Les animaux ont la parole », où ces derniers sont censés réagir à la « Lettre ouverte à la gent animale » que Bernard BELIN avait insérée dans son livre « Animaux au secours du handicap ». H y évoquait l’aptitude particulière de telle race ou telle population à une fonction bien définie - par exemple le Labrador pour la conduite des non-voyants -, ce qui pourrait laisser supposer que les autres ne font rien, tentés qu’ils sont par le farniente ou le labeur. Les animaux protestent et répètent tout ce en quoi ils ont rendu service à l’homme depuis les débuts de la domestication. Un épilogue ou « Assemblée des sept sages de la Gent canine », accompagnés d’invités tels la vache Vosgienne et la vache d’Aubrac, termine l’ouvrage. Elle se tient une nuit de Noël, au pied du mont Mézenc, dans le cirque géographique glaciaire de Medille, et les animaux y débattent des relations homme/animal.. Le loup ne faisait pas partie des invités ... mais il le sera lors d’une prochaine assemblée des Sages élargie.
« Le loup & le chien & l’homme » est un livre très original dans sa conception, par ailleurs facile et agréable à lire. On est sûr de passer un bon moment en sa compagnie et, en même temps, de se familiariser avec les services diversifiés que peut rendre aujourd’hui le chien d’assistance. Les
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lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur les multiples facettes des relations de l’homme et du chien, pourront puiser dans la bibliographie, forte de près de 500 titres ! ! Pour terminer, nous extrayons de la présentation du livre qui figure en quatrième de couverture : « Rigueur scientifique et humour caractérisent cet essai cynique ... Une étude originale où s’entremêlent mythologie, réalité et fiction. Un bibliographie érudite. Une inattendue discographie . Un florilège de citations ».
LES RACES LOCALES DE L’OUEST : situation actuelle, valorisation, perspectives Journée régionale de la Société d’Ethnozootechnie, Ecomusée du Pays de Rennes, 14 juin 2003 La journée, organisée par Jacques BLAIN, s’est tenue dans le cadre bien agréable de l’Ecomusée de la Bintinais. J.L. MAILLARD, son Conservateur, accueillit chaleureusement la Société d’Ethnozootechnie et tînt à participer à la totalité de la réunion, qui se déroula en salle le matin, et au contact des animaux et des végétaux qu’entretient l’Ecomusée, l’après-midi. L. AVON, J. SERGENT, P. QUEMERE (Bovins), L. REVELEAU (Moutons), M. LUQUET (Porc), J.P. CILIARD (Chèvres, Volailles) et F. BOERLEN (Chevaux) se sont succédé pour présenter une sorte d’état des lieux des races bretonnes, en insistant plus particulièrement sur la valorisation dont elles font l’objet et qui permettent à leurs éleveurs d’en dégager des revenus. L’auditoire, de son côté, ne manqua pas de réagir et de participer à une discussion constructive. Certaines races se sont développées de manière importante (Coucou de Rennes, qui commercialise 25 000 poulets par an, Bretonne Pie-Noir, qui compte maintenant 1 200 vaches, Mouton des Landes de Bretagne, qui atteint les 580 brebis), d’autres stagnent, sans que leur existence ne paraisse toutefois menacée, alors qu’elles auraient pu disparaître. Sur ce point, L. AVON rappela que, en dépit des stocks de semence disponibles, l’Armoricaine fut officiellement interdite d’insémination artificielle, ce qui conduisit à son absorption par la Pie-Rouge des Plaines et fit chuter ses effectifs en « pur » à 40 vaches ! Il aura fallu attendre 40 ans pour remonter à 200 ; S’il n’est pas toujours indispensable de valoriser (quand la passion et d’autres sources de revenus sont là ... ), il est évidemment le plus souvent nécessaire d’y recourir. Certains résultats ponctuels sont étonnants : ainsi, J. SERGENT rapporte que la BPN, en système « Bio », avec transformation du lait à la ferme et vente sur les marchés, des éleveurs parviennent à valoriser le litre de lait quatre fois mieux qu’en le livrant à la laiterie, et à dégager des revenus identiques à ceux que l’on obtient dans une exploitation laitière conventionnelle. Quinze éleveurs se sont installés ces dix dernières années et des emplois ont même été créés. L. REVELEAU connaît des éleveurs qui valorisent le Mouton des Landes de Bretagne jusqu’à plus de 150 Euros la carcasse de 17-18 Kg (découpe et vente à la ferme). M. LUQUET signale que des éleveurs de porcs Blanc de l’Ouest vendent directement de la viande fraîche et obtiennent de bons résultats économiques. Le point commun à toutes ces démarches est que les éleveurs fonctionnent de manière indépendante et n’alimentent pas de micro-filière. La valorisation est donc individuelle et non pas collective.
De l’expérience des uns et des autres et d’une riche discussion, ressortirent un certain nombre de points consensuels. Il convient de rester prudent à l’égard de l’organisation de micro-filières, à cause des difficultés de les approvisionner régulièrement et des risques de récupération par la distribution. Il serait immoral que des éleveurs qui ont, envers et contre tout, conservé les vieilles races, se fassent déposséder d’une effective valorisation. Cela dit, valorisation individuelle et valorisation collective ne doivent pas être opposées car il est des cas où l’orientation « filière » peut s’avérer intéressante : l’expérience acquise, dans le sud-ouest, avec le porc Basque et le porc Gascon le prouve. La Coucou de Rennes aussi : la conjonction d’un produit bien identifié, d’un partenariat avec la Chambre d’Agriculture, d’un professionnel motivé, d’éleveurs réalistes, ont permis l’élaboration d’un cahier des charges drastique et la création d’un marché de produit haut de gamme. La démarche « Slow-Food », née en Italie, paraît particulièrement appropriée. Elle promeut des produits traditionnels de qualité, liés à une région précise, obtenus avec des variétés végétales ou des races animales indigènes, qui sont (produits et races) menacés de disparition.
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Le consommateur doit toujours être informé que, s’il paie un peu plus cher les produits de races locales, il contribue en même temps à leur sauvegarde, à l’entretien de la biodiversité et au maintien d’une certaine identité régionale. C’est l’idée d’une «consommation responsable» qui est sous-jacente : elle passe obligatoirement par une information claire. S’il est prudent de ne pas trop argumenter sur l’éventuelle supériorité organoleptique des produits des races locales, il n’en est pas moins nécessaire d’essayer, lorsqu’elles existent, de les objectiver et de les faire connaître. Enfin, dans l’aide qui peut être apportée aux éleveurs, l’unanimité s’est faite pour souligner l’importance du contact, que permettent des visites régulières. C’est un point clé, qui passe peut-être avant les subventions. Encore faut-il des zootechniciens « de terrain » pour faire ce travail.
La discussion se poursuivit pendant le repas, très convivial et pris sur place. L’après-midi fut consacrée à la visite de l’Ecomusée du Pays de Rennes, commentée par son Conservateur, les conférenciers du matin, et D. POULAIN, de l’ENSAR, pour la partie végétale. Du point de vue de la Société d’Ethnozootechnie, cet écomusée est l’exemple même de ce qu’on espérerait voir dans toute les régions, alors qu’il y en a très peu qui exposent et participent à la reproduction de la totalité des races d’animaux domestiques locales. Les sociétaires qui ne le connaissent pas encore ne doivent pas manquer, lors de leur prochain passage dans la région de Rennes, de le découvrir. Encore merci à J. BLAIN, à J.L. MAILLARD et aux intervenants. Il reste à espérer maintenant qu’en d’autres régions, des initiatives de rencontres, qui peuvent être conçues de manières fort diverses, soient prises.
COURRIER DES LECTEURS Lettre de Jean-Pierre DIGARD (réaction à l’éditorial de Louis REVELEAU) Je viens de lire, dans la dernière Lettre de la SEZ, l’éditorial de notre collègue Louis Reveleau intitulé « Poussée d’anthropomorphisme ? ».
Ce texte aurait pu recevoir mon assentiment plein et entier s’il n’avait pas contenu une mise en accusation totalement injustifiée des sciences humaines (1ère ligne du 3e paragraphe), mise en accusation qui n’est due, je l’espère, qu’à l’ignorance de son auteur mais que je trouve particulièrement regrettable dans une publication de notre société fondée précisément sur le rapprochement interdisciplinaire. Je voudrais donc faire observer que les chantres du courant anthropomorphiste que Louis Reveleau dénonce à juste titre se recrutent, non pas chez les spécialistes des sciences sociales, mais chez les philosophes (Florence Burgat, Elisabeth de Fontenay etc.) ainsi, n’en déplaise à Louis Reveleau, que chez les zootechniciens (Robert Dantzer, Jocelyne Porcher), et que c’est l’ INRA qui finance les travaux des uns et des autres (cf. le livre de F. Burgat, Les animaux ont-ils droit au bienêtre ? paru aux éditions de l’INRA, et la conclusion de mon compte rendu dans la revue Etudes rurales, n°163-164, juillet-décembre 2002, p. 340-343).
Je vous serais reconnaissant de bien vouloir donner à la présente lettre l’écho qui convient dans une prochaine publication de notre société. Nous croyons utile d’ajouter ici le dernier paragraphe du compte rendu évoqué ci-dessus :
«Comment, dans ces conditions, ne pas s’étonner que l’INRA encourage et édite (du moins sous cette forme) ce type de recherches ? Après avoir sacrifié durant plusieurs décennies sur l’autel du productivisme, cet établissement public aurait-il décidé de sacrifier les éleveurs au bien-être animal ? Tout ce que ce livre prouve, c’est, une fois encore, que toute action excessive - ici, pression du productivisme sur les animaux - finit tôt ou tard par déclencher une réaction inverse également excessive - sensiblerie hypocrite et déplacée, surtout lorsqu’elle vient d’un organisme comme l’INRA et qu’elle s’exerce au détriment de femmes et d’hommes qui, dans leur immense majorité, respectent
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leurs animaux et les traitent avec discernement et compétence. La recherche d’une position de juste milieu n’en est que plus urgente, et l’INRA serait bien inspiré d’y prendre sa part. »
Lettres de Jean DOMEC La Chèvre est un animal domestique (Lettre du 1er juin 2003) La Chèvre est un être vivant, sensible et sentimental, qui a besoin pour prospérer de la présence affectueuse de son maître/esse. Elle aime la chaleur de la maisonnée ou bien diriger un troupeau de moutons sous l’autorité du Berger. Bien que la nourrice de Jupiter ait la réputation d’être un animal rustique, solide, rarement malade, un manque d’égard de son chevrier/ère engendre des maux qui peuvent être mortels. La Chèvre est une créature vivante fiévreuse, la température de son corps est normalement comprise entre 39°C et 40°C, c’est pourquoi elle a besoin de courir, d’accomplir des bonds capricieux, des cabrioles. La Chèvre est une danseuse née, d’ailleurs avant sa traite à la main, symbole de l’élevage et de ses rites, elle se dandine, puis pendant le tirage de son lait, rumine pour montrer sa satisfaction à son maître/esse. Pour assurer sa bonne santé et un lait de terroir, la reine des champs exige d’être élevée en extensif, en nombre restreint. Pour se nourrir en parcours, les petits herbivores ruminants obligent la présence d’un gardien/enne. «Elles restent l’hôte de l’homme, jamais son esclave ». « Dociles aux caresses, elles n’accordent rien à la force ». Spontanément, la Chèvre allaite un bébé humain, accourt à ses cris et lui donne la mamelle avec une affection maternelle. Dans nos climats tempérés, comme celui de Touraine, la Chèvre peut s’alimenter toute l’année dans les bois, champs, landes, friches, jachères ... Il faut compter au moins six heures de pâturage par jour pour répondre aux droits d’usage immémoriaux des caprins de « bois, herbage, feuillage, ramage » qui leur permettent de se sustenter. Comme l’écrit le naturaliste Pierre BOITARD (1787 - 1859) : « La chèvre, ‘’la vache du pauvre”, a été calomniée par la plupart des économistes sur la dénonciation de quelques riches propriétaires, et souvent on a voulu enlever aux pauvres habitants des campagnes cette dernière et précieuse ressource. On l’accuse d’avoir la dent venimeuse, de faire périr les arbres et les arbrisseaux qu’elle ronge ... Le vrai est que sa dent n’est pas plus venimeuse que celle de la Vache ou de la Brebis, mais comme elle a l’instinct de se dresser sur les pieds de derrière, elle atteint les bourgeons à une plus haute altitude que ces animaux » (1). C’est au gardien du troupeau de veiller. La gratitude de la Chèvre pour son chevrier/ère est grande. Ainsi, les naissances se passent très rarement la nuit, tant la Chèvre, confiante en son protecteur, ne veut pas le déranger. Chaque jour, à l’aurore, mes Chèvres me montrent leur joie de vivre; Elles sortent de la bergerie en esquissant un pas de deux. D’ailleurs, leur dandinement, leur queue relevée, leurs oreilles attentives, marquent leur bonne santé. Je partage le point de vue du poète grec Archiloque (VIII° siècle avant notre ère) qui affirme que « Les chèvres respirent par les oreilles, il suffit d’observer leurs comportements pour constater qu’elles aspirent l’air par le nez et par les oreilles ». Le collaborateur de l’empereur Charles-Quint, le juris-consulte espagnol COVARRUBIAS (1512 - 1577) nous donne l’explication ; « On a attribué à la Chèvre le qualificatif de camarde ou camuse, car elle a les naseaux plats, et comme pour cette raison elle respire mal, il faut bien qu’elle repire aussi par les oreilles ». Pour se nourrir, en élevage de plein-air, la biquette a besoin de la présence humaine. Je constate que mes Chèvres ne mangent pas normalement en mon absence. Elles attendent patiemment, elles si impatientes, l’arrivée de leur maître/esse. Le changement de gardien s’avère perturbateur. La production de lait diminue immédiatement. La mère du monde, agile, capricieuse, à la vue perçante, à l’odorat subtil, qui gravit agilement les collines, parcourt sous-bois et landes, qui, pour que ses petits naissent au printemps, a le comportement sexuel des animaux sauvages, ne peut se passer de l’assiduité d’un maître/esse. Elle n’apprécie guère la venue de personnes étrangères, les bruits inhabituels de véhicules, d’avions etc ... et ne supporte pas son ombre quand les rayons du soleil sont vifs, tant ils signifient une présence étrangère insolite. La Chèvre, reine des champs, symbole de la terre nourricière et de «lagratuité des dons imprévisibles de la divinité » réclame l’affection des maisonnées. Elle ne résistera plus longtemps aux affres de son exploitation intensive. Le retour aux champs de sa Reine s’impose en ce début du XXI° siècle, qui sera spirituel si nous avons le courage de rétablir les relations harmonieuses Homme, Animal, Milieu, en restaurant notre agriculture paysanne.
1) « Grand Dictionnaire universel du XIX° siècle.
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Restaurer la maisonnée (Lettre du 24 juin 2003) Je ne pense pas que nous puissions restaurer une Agriculture paysanne sans qu’une partie de la Nation accepte, à nouveau, de vivre une existence sédentaire. Etre Paysan n’est pas une profession mais un état. C’est une famille, au sein d’une communauté villageoise qui vit, jour et nuit, à la disposition de ses animaux domestiques et de ses plantes. C’est un état qui me paraît incompatible avec la vie nomade et citadine de ce début du XXI° siècle. « Dieu créa trois états : le Chevalier, le Prêtre et le Paysan » dit un vieux dicton populaire.
Cette volonté de rester et de vivre en paysan se reflète dans un témoignage sur la paysannerie cauchoise, en Haute-Normandie, du Père Bernard ALEXANDRE dans « Le Horsain. Vivre et survivre en Pays de Caux (1). En effet, ce dévoué Curé de campagne, venu de sa ville du Havre, n’arrive pas à convaincre ses paroissiens de rompre avec leurs traditions, d’« être les fidèles d’une église combattante moderne, agissant dans l’esprit des premiers chrétiens ». Douloureux témoignage d’un état paysan cauchois qui sent « sa fin » et ne peut comprendre la nouvelle vie, pleine de mouvements, annoncée par un prêtre qui doute lui-même de l’avenir de l’église catholique. La révolution mécaniste, concrétisée par la zootechnie, s’est heurtée pendant plus de cent ans à la résistance paysanne, car comme l’écrit Hubert GODEFRO1D dans « Elevages et éleveurs. Les grandes dynasties de la race bovine Normande » (2) : « Comme dans une grande Famille, les liens qui unissent les éleveurs à leurs animaux dépassent de très loin les simples exigences économiques car les bêtes qu’ils élèvent font partie d’euxmêmes. C’est ainsi que le célèbre éleveur normand Alfred MOUCHEL disait : « Les bêtes sont comme les gens. Y a que la Chrétienté qui les sépare ». La séparation des pasteurs avec leurs ouailles est annoncée, dès son arrivée à Vattetot sous Beaumont en 1945, au Curé qui se dirigeait de la gare à sa cure à pied, par un Berger, planté au milieu du troupeau de moutons. Celui-ci demande au prêtre « Ne seriez-vous pas le nouveau curé ? En effet. Alors, mi-malicieux, miamer, le Berger jette, dans un semblant de sourire : « Pour moi, je vais vous dire ; à cette heure, métier de Curé, métier de Berger, deux métiers foutus ». Serons-nous la génération à avoir assisté impuissants à la fin de la Paysannerie, à celles d’une Religion, et d’une Nation ? Oui, si nous acceptons de continuer à survivre mécaniquement « hors-sol », entraînant dans nos dérives animaux et végétaux. Non, si nous avons le courage de reconquérir notre Civilisation paysanne, c’est-à-dire de reconstituer les pays, les communes, leurs familles dans la joie d’une vie sédentaire où ne régnent plus les lotissements et les dortoirs mais les Maisonnées, inondées de sentiments. 1) Fayard, 1988. 2) « La vache et l’homme », Musée de Normandie à Caen, 1997. Lettre du 14 octobre 2003
Je suis surpris que « La Lettre trimestrielle de la Société » ne parle pas de l’immense désastre français et européen de cet été, qui a causé la mort de millions et de millions d’animaux de la ferme, provoquant une cruelle épreuve pour leurs exploitants et leurs employés. Je sais que la Société d’Ethnozootechnie n’a pas de « messages à délivrer ». En l’occurrence, la faillite de l’exploitation intensive des animaux qui nous donnent lait, viandes et oeufs me paraît néanmoins relever des relations Homme, Animal, Milieu, et de la raison d’être de notre Société (1). Aussi, j’espère que la Société d’Ethnozootechnie appellera à une réflexion et à un débat parlementaire sur « L’avenir de l’élevage intensif » en France et en Europe, comme l’aurait demandé le Ministre néerlandais de l’Agriculture dans son pays (cf La France Agricole du 4 juillet 2003. 1 ) « Réflexions générales sur l’ethnozootechnie et son domaine de travail », par le président Raymond Laurans ; VARIA n°44, 1989.
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SOCIÉTÉ D’ETHNOZOOTECHNIE Association loi 1901
étudie les relations HOMME, ANIMAL, MILIEU dans les sociétés anciennes et actuelles, et leurs transformations déterminées par l’évolution de l’élevage. Elle réunit ainsi des éléments de comparaison, de réflexion et des informations utiles à ceux qui s’intéressent à l’histoire et à l’avenir de l’élevage des animaux domestiques.
Les thèmes suivants retiennent plus particulièrement l’attention : • l’origine des animaux domestiques et l’évolution des races • l’histoire de l’élevage • l’évolution des techniques et du langage des éleveurs • leur adaptation aux conditions socio-économiques • la conservation du patrimoine génétique animal • la place de l’élevage dans les sociétés anciennes et actuelles
organise • des colloques et journées d’étude
publie • les textes des communications présentées aux journées d’étude • des articles et mémoires sur thèmes divers • des informations, comptes rendus et analyses
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possibilités, un numéro hors série. Photocopie des sommaires des numéros parus.......................................................................................................................................................... 7€
NUMÉROS ÉPUISÉS (Il est toutefois possible de s’en procurer une photocopie : nous consulter) 1975/1 RACES DOMESTIQUES EN PÉRIL (1ère JOURNÉE). 1975/2 QUELQUES ASPECTS DE LA TRANSHUMANCE (1975). N° 15 LE YAK (1976), N° 16 LE PORC DOMESTIQUE (1976), N° 18 L’ÉLEVAGE EN GRÈCE (1977), N° 20 L’ETHNOZOOTECHNIE (1977). N° 22 LES RACES DOMESTIQUES EN PÉRIL (2e journée) (1978). N° 24 ZONES MARGINALES ET RACES RUSTIQUES (1979). N° 25 LE CHIEN (1979). N°26 LE PETIT ÉLEVAGE DES ANIMAUX DE FERME (1980). N° 27 LE LAPIN (1980). N° 29 LE CONCEPT DE RACE EN ZOOTECHNIE (1981). N° 30 LE CHEVAL EN AGRICULTURE (1982). N° 37 L’ÂNE (1985). N° 38 LES FEMMES ET L’ÉLEVAGE (1986). N° 52 RACES DOMESTIQUES EN PÉRIL (4e journée) (1993). N° 57 VARIA 3 (1996). N° 21 LES DÉBUTS DE L’ÉLEVAGE DU MOUTON (1977)................................................................................................. 8.5€ N° 28 LES CONCOURS DE BÉTAIL (1980)................................................................................................................................................................ 10€ N° 31 N° 32 N° 33 N° 34 N°35 N° 36 N°39
LES ANIMAUX DOMESTIQUES DANS LES PARCS NATURELS ET LES ZONES DIFFICILES (1982)...................................... 9€ L’ÉVOLUTION DE L’ÉLEVAGE BOVIN (1983)..........................................................................................................................................11.5 € RACES EN PÉRIL (3e journée) (1983).............................................................................................................................................................. 12 € LA MÉDECINE VÉTÉRINAIRE POPULAIRE (1984) ................................................................................................................ 115 € FOIRES ET MARCHÉS (1984).................................................................................................................................................................................. 10€ LES ÉLEVEURS DE BREBIS LAITIÈRES (1985)..........................................................................................................................................12 € LES PALMIPÈDES SAUVAGES ET DOMESTIQUES (1987).................................................................................................................... 11.5€
N°40 N°41
LECHAT(1987).............................................................................................................................................................................................................13€ LA CHÈVRE (1988)................................................................................................................................................................................................. 13,5 €
N° 42 N° 43 N° 44 N° 45 N° 46 N° 47
ETAT SAUVAGE. APPRIVOISEMENT, ETAT DOMESTIQUE (1988).................................................................................................... 11.5€ LES CHIENS DE TROUPEAU (1989)................................................................................................................................................................... 12€ VARIA 1(1989)............................................................................................................................................................................................................. 12€ LA COULEUR DU PELAGE DES ANIMAUX DOMESTIQUES (1990).................................................................................................... 13.5€ ÉVOLUTION DES RAPPORTS HOMMES-ANIMAUX EN MILIEU RURAL (1990)...................................................................... ...14.5€ MILIEUX, SOCIÉTÉ ET PRATIQUES FROMAGÈRES (1991)..................................................................................................................... 15,5€
N° 48 L’HOMME ET LA VIANDE (1991)......................................................................................................................................................................... 15,5€ N°49 LE DINDON (1992)............... 15,5€ N° 50 VARIA 2(1992).................................................................... 12€ N° 51 LE LOGEMENT DES ANIMAUX DOMESTIQUES (1993)....................................................................................................................... 15,5 € N° 53 LA FAUNE SAUVAGE (1994)......................................................... ...................................................11.5 € N° 54 LA ZOOTECHNIE ET SON ENSEIGNEMENT (1994)............................................................................................................................... 15,5 € N° 55 LA TRANSHUMANCE BOVINE(1995)........................................................................................................................................................... 13.5€ N° 56 L’ÂNE (2e journée) (1995)...................................................................................................................................................... ...............................13.5 €
N° 58 N° 59
LE COQ (1996)............................................................................................................................................................................................................12 € L’ÉLEVAGE MÉDIÉVAL (1997)......................................................................................................................................................................... 12 €
N° 60 LES BŒUFS AU TRAVAIL (1997)..................................................................................................................................................................... 13.5 € N°61 VARIA 4(1998).......................................................................................................................................................................................................... 12€ N° 62 LA POULE ET L’ŒUF (1998).................................................................................................................................................................................12 € N° 63 PRÉMICES ET DÉBUTS DE LASÉLECTION ANIMALE EN FRANCE (1999)................................................................................... 12 €
N° 64 PONEYS (1999)............................................................................................................................................. 13,5g N°65 VARIA 5 (2000)......................................................................................................................................................................................................... 13,5 € Hors-série n° 1 L’HABITAT RURAL TRADITIONNEL DANS LES RÉGIONS FRANÇAISES (2000)....................................................15.5 € N°66 L’ALIMENTATION DES ANIMAUX : ASPECTS HISTORIQUES ET ÉVOLUTIFS (2000)........................................................... 13,5 € N° 67 L’ÉLEVAGE EN AGRICULTURE BIOLOGIQUE (2001)...........................................................................................................................13,5€ Hors-série n° 2 L’ANIMAL ET L’ÉTHIQUE EN ÉLEVAGE (2001)................................................................. .................................................. 13,5 € N° 68 ÉLEVAGE ET ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA ZOOTECHNIE (2001)................................................................................. 13,5 € N°69 VARIA 6 (2002)................................................................................... .......................................................................................................................... 12 € Hors-série n° 3 ELEMENTS D’HISTOIRE DES RACES BOVINES ET OVINES EN FRANCE (2002)..................................................... 13.5 € N° 70 LA CHÈVRE : SON RÔLE DANS LA SOCIÉTÉ AU XXeme SIÈCLE.................................................. ............. ........................................ 15 € Nc 71 ANIMAL DOMESTIQUE. ESPÈCE DOMESTIQUE. DOMESTICATION : POINTS DE VUE........................................................ 12 €
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