Analyser la communication numérique écrite 9782200602987, 9782200614287

Le développement et la diffusion de l’internet et des technologies numériques ont transformé la communication écrite en

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French Pages [149] Year 2016

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Analyser la communication numérique écrite
 9782200602987, 9782200614287

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Michel Marcoccia

Analyser la communication numérique écrite

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Collection ICOM Série « Discours et communication » dirigée par Dominique Maingueneau

Amossy R., L’argumentation dans le discours, 2016 (nouvelle présentation). Krieg-Planque A., Analyser les discours institutionnels, 2012. Sandré M., Analyser les discours oraux, 2013. Ringoot R, Analyser le discours de presse, 2014. Maingueneau D, Discours et analyse du discours, 2014. Berthelot-Guiet, Analyser les discours publicitaires, 2015. Maquette de couverture : Raphaël Lefevre

© Armand Colin, 2016 Armand Colin est une marque de Dunod Éditeur, 11 rue Paul Bert 92247 Malakoff ISBN : 978‑2-­200‑60298‑7 www.armand-colin.com

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Sommaire Introduction

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Références bibliographiques

Partie I – Définir et analyser la communication numérique écrite 1. Qu’est-­ce que la communication numérique écrite ? 1. Définir la communication numérique écrite 2. Décrire les différents dispositifs 3. Désigner et nommer l’objet d’étude

12 13 15 16 17

21 4. É  tablir une typologie des différents modes et des différentes situations de communication numérique 24 Références bibliographiques

2. La communication numérique écrite comme corpus 1. La richesse des corpus d’écrits numériques

1.1. Des corpus naturels et transcrits 1.2. La taille du corpus 1.3. L’observation persistante et l’étude longitudinale 1.4. L’observation d’un phénomène à sa naissance

2. L  e problème de l’accès au contexte de production des messages 3. L  es problèmes éthiques posés par l’analyse de corpus d’écrits numériques

33 37 38 38 38 39 39 40 41

3.1. La mise en place d’une éthique de la recherche 41

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4  Analyser la communication numérique écrite 3.2. Les messages observés sont-­ils publics ou privés ? 3.3. Comment protéger l’identité des internautes observés ? 3.4. Comment avoir le consentement éclairé des internautes ? 3.5. Comment évaluer le risque que notre recherche fait courir aux internautes ?

Références bibliographiques

3. Théories et méthodes pour l’analyse de la communication numérique écrite 1. La constitution d’un champ de recherche 2. L’analyse de la communication numérique 3. L’analyse des discours numériques

3.1. Niveaux d’analyse et approches 3.2. L’analyse linguistique des écrits numériques 3.3. La pragmatique de la communication numérique écrite 3.4. L’analyse des conversations numériques écrites

4. Méthodes et corpus Références bibliographiques

43 45 46 46 47 49 50 51 53 53 54 55 57 57 60

Partie II – Les écrits numériques

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4. Décrire les discours numériques écrits

65 66

1. Genres discursifs, norme et variation 2. Les écrits numériques et la frontière oral/écrit  3. Q  uelques caractéristiques générales du discours numérique écrit 4. Les procédés du « style texto » Références bibliographiques

5. Numérique, plurisémioticité et hypertextualité 1. Une écriture instrumentée 2. Des écrits « recherchables » 3. Des discours plurisémiotiques

3.1. Hétérogénéité énonciative et sémiotique des discours numériques 3.2. émoticônes et représentation du non verbal

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Sommaire  5 4. Intertextualité et hypertextualité

4.1. L’intertextualité des écrits numériques 4.2. La citation 4.3. Le partage de contenus 4.4. L’hypertextualité des écrits numériques

Références bibliographiques

100 100 101 103 104 106

6. Écrits conversationnels et contexte partagé

109 1. Des écrits pour faire de la conversation 109 2. Des écrits pour fabriquer un contexte partagé 111 Références bibliographiques 114

Partie III – Pragmatique de la communication numérique écrite

115

7. La construction et la dynamique des échanges

117

1. L  es cadres participatifs de la communication numérique écrite 2. La structuration des échanges 3. Intelligibilité et principe de coopération 4. La performativité des discours numériques Références bibliographiques

117 121 124 126 128

8. Relations interpersonnelles et communauté en ligne 131 1. Les relations interpersonnelles en ligne 2. Distance et proximité 3. égalité et inégalité 4. Politesse et impolitesse 5. L’expression des émotions 6. L’émergence de communautés en ligne Références bibliographiques

131 134 135 137 138 138 143

9. Identité et présentation de soi dans la communication 145 numérique écrite 1. Traces et identité numériques 2. Les procédés de présentation de soi Références bibliographiques

Conclusion

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145 148 153 155

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Introduction L

e développement et la diffusion de l’internet et des technologies numériques ont transformé la communication écrite en faisant émerger une de ses modalités particulières : la communication numérique écrite. Cette dénomination renvoie aux nombreuses productions écrites réalisées par le moyen de l’internet ou de la téléphonie mobile. Les dispositifs de communication numérique écrite les plus connus sont le courrier électronique, le forum de discussion, la liste de diffusion, le tchat, la messagerie instantanée, le SMS (ou texto), le blog, les plateformes de réseaux sociaux. Le plus souvent, l’expression « communication numérique écrite » (ou « communication écrite en ligne ») réfère à des situations de communication interpersonnelle et n’intègrent pas les médias numériques de masse, comme le Web (dans sa version 1.0), qui relève plus d’une problématique de publication que de c­ ommunication. On parle ainsi de communication numérique écrite pour désigner des situations d’échanges discursifs très diverses : du cadre supérieur gérant ses projets par courrier électronique à l’adolescent envoyant un texto pour convenir d’un rendez-­vous avec un ami, du citoyen livrant ses colères dans un forum de discussion au politique alimentant son compte twitter de messages chocs, du malade engagé dans des échanges d’entraide avec des pairs au hater déversant sa bile sur la page Facebook d’une jeune personne imprudente. Ces situations sont assez hétérogènes mais correspondent toutes à ce même phénomène : la possibilité

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d’écrire et de diffuser rapidement et largement des messages en utilisant les médias numériques. Depuis une vingtaine d’années, avec l’apparition de l’internet, ce phénomène a pris une ampleur considérable. Ainsi, en 2014, 83 % des Français utilisaient régulièrement Internet (en y passant en moyenne près de 4 heures par jour via un ordinateur et 1 heure via un mobile) ; 43 % d’entre eux étaient des utilisateurs actifs de Facebook1. En moyenne, en 2015, un internaute français reçoit à son adresse personnelle près de 40 courriels par jour (dont plus de 60 % de spams !) et un peu moins de 90 à son adresse professionnelle2. On peut ainsi considérer que l’internet, à la différence du Minitel, a réellement fait des conversations sur écran un élément de la vie quotidienne. Les dispositifs de communication numérique publique rencontrent aussi un grand succès. Par exemple, les forums de discussion francophones les plus populaires reçoivent jusqu’à 900 000 visites par jours : c’est le cas des forums disponibles sur le site d’information médicale Doctissimo, qui, en décembre 2015, avaient un peu plus de 300 millions de messages archivés ! La communication numérique par téléphone mobile est aussi un phénomène massif : en 2014, les clients des opérateurs français avaient envoyé en moyenne 250 messages interpersonnels (SMS et MMS) par mois3. La communication numérique s’est ainsi installée dans notre vie quotidienne et a même remplacé en partie certains modes de communication : en 2009, dans le monde, en moyenne 30 % des gens parlaient avec un ami au téléphone au moins une fois par jour ; en 2012, seulement 14 %. Les 12‑17 ans sont même 25 % à ne plus du tout passer d’appel téléphonique4 ! La communication numérique écrite est donc incontestablement un mode de communication très utilisé, au point de 1. Source : agence « We are social », synthèse disponible à l’adresse http:// www.blogdumoderateur.com/chiffres-­2014-­mobile-­internet-­medias-­sociaux/ (consulté en janvier 2016). 2.  Source : agence « Radicati Group », synthèse disponible à l’adresse http:// www.arobase.org/actu/chiffres-­email.htm (consulté en janvier 2016). 3. Source : ARCEP (autorité de régulation des communications électroniques et des postes), étude disponible à l’adresse http://www.arcep.fr/index. php?id=12773 (consulté en janvier 2016). 4. Source : Pew Research Center, étude disponible à l’adresse : http://www. pewinternet.org/2015/08/06/teens-­technology-­and-­friendships/2015‑08‑06_ teens-­and-­friendships_0‑02/ (consulté en janvier 2016).

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Introduction  9

faire émerger une culture numérique largement partagée, une manière particulière d’envisager la communication, l’information, l’humour, la relation à autrui, etc. Selon certains, cette culture numérique imprégnerait fortement les adolescents et les jeunes adultes (la génération Y), dont les pratiques de communication numérique écrite sont encore plus importantes que celles de la moyenne de la population. En France, en 2015, 78 % des 13‑19 ans avaient une page Facebook, par exemple5. Cette nouvelle forme de communication, apparue au milieu des années 1990 et qui a bénéficié d’un développement très rapide, a fait naître autant de promesses que d’inquiétudes. Pour les plus optimistes, la communication numérique permet aux timides d’élargir leur réseau de sociabilité, l’échange de points de vue sur les forums vivifie la démocratie, l’amateur peut exposer ses passions, etc. Selon eux, l’internet favorise tout simplement la communication et la communication est en soi une bonne chose. Pour les plus pessimistes, l’internet favorise les échanges agressifs, aggrave l’isolement de certains, surcharge le travail d’autres. Sans parler de l’effet terrible que pourrait avoir le style texto sur la qualité de la langue française. Le débat est assez prévisible ; il oppose des technophiles et des technophobes, des anciens et des modernes, des naïfs et des critiques. En tous les cas, il pose une problématique : les technologies numériques ont un effet sur la manière d’écrire et de communiquer. On peut ainsi considérer que la communication numérique renouvelle profondément les formes de la communication verbale et donne à observer un matériau original. Comme l’affirme F. Gadet, en 2007 : « c’est un matériau conjoignant la nouveauté d’un objet, la nouveauté des technologies, la nouveauté d’une dissémination sociale, et la nouveauté (ou la reconfiguration) des questions adressées à la linguistique générale ». De manière plus générale, les technologies numériques ont de fortes incidences sur notre mode de vie : elles modifient nos pratiques de consommation et de loisirs, notre rapport à l’information, nos vies professionnelles et ont un impact sur notre identité et notre sociabilité. Elles modifient assez profondément notre manière de communiquer et d’utiliser le langage. 5. Source : étude IPSOS : les jeunes, internet et les réseaux sociaux. Synthèse disponible à l’adresse http://www.blogdumoderateur.com/etude-­ ipsos-­ junior-­ connect-­2015/ (consulté en janvier 2016).

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C’est cette problématique qui est traitée dans cet ouvrage. L’objectif de ce livre est en effet de présenter les théories, les méthodes et les concepts les plus pertinents pour analyser la communication numérique écrite. Cet ouvrage propose ainsi de rendre accessible un champ de recherche assez récent, l’analyse de la Communication Médiatisée (ou Médiée) par Ordinateur (Computer-­ Mediated Communication Studies). Ce champ de recherche pluridisciplinaire est né aux Etats-­Unis au début des années 90, s’est développé partout dans le monde, et compte par exemple de nombreux chercheurs francophones. Les recherches issues de ce courant appartiennent le plus souvent aux champs de l’analyse des discours, des sciences de la communication, de la psychologie et de la sociologie. Elles poursuivent généralement trois objectifs : analyser ce qui est spécifique dans la communication numérique par rapport aux autres modes de communication, analyser la manière dont certains phénomènes bien décrits pour d’autres modes de communication sont « transformés » dans un contexte numérique et, enfin, étudier la manière dont la communication numérique et son étude obligent à repenser certains concepts. Cet ouvrage propose de présenter les principaux apports de ce champ de recherche, en se focalisant sur les questions de langage et de communication. Les dimensions psychologiques et sociales de la communication numérique ne seront pas abordées en tant que telles mais à travers le prisme de l’analyse des discours et de la communication. Le livre est divisé en trois parties. La première partie propose une présentation de la communication numérique écrite en décrivant les différents dispositifs utilisés. La dimension technologique de ce mode de communication doit nécessairement être prise en compte car il s’agit d’une communication instrumentée. Une typologie des différents modes de communication numérique sera alors proposée, ainsi qu’une réflexion sur les critères pertinents pour l’élaborer. Cette première partie aborde aussi la question des méthodes et des théories pour appréhender la communication numérique écrite. Quelles sont les spécificités de la communication numérique écrite en tant que corpus pour le chercheur en sciences humaines ? Quels problèmes méthodologiques ou éthiques se posent au chercheur ? Enfin, quelles sont les différentes théories et méthodes

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Introduction  11

utiles pour analyser la c­ ommunication numérique écrite ? De l’analyse de la CMO (communication médiatisée/médiée par ordinateur) à l’analyse des conversations numériques, différents types d’approche seront présentés, pour constituer une méthode d’analyse à différents niveaux (linguistique, discursif, pragmatique, interactionnel). La seconde partie du livre est consacrée aux écrits numériques et à leurs spécificités. Trois aspects seront mis en avant. Tout d’abord, l’observation des caractéristiques du discours numérique écrit permettra de mettre en évidence une tension entre norme et variation. Un courriel professionnel peut ne présenter aucune spécificité par rapport au registre écrit standard. En revanche, le style « texto » est totalement du côté de la variation. Au-­delà de cette diversité, les écrits numériques se caractérisent assez généralement par une hybridité oral/écrit et, du même coup, obligent à interroger cette distinction. De plus, ces écrits sont marqués par une forte plurisémioticité : différents régimes sémiotiques coexistent et ce phénomène joue un rôle important dans l’intertextualité et l’hypertextualité des écrits numériques. De même, les émoticônes constituent un bon exemple d’une utilisation de la plurisémioticité au service de l’expressivité des écrits. Cette seconde partie proposera enfin un cadre d’analyse permettant d’intégrer les différents procédés observés : les écrits numériques sont fondamentalement des écrits conversationnels et « contextualisés ». La troisième partie du livre correspond à une approche pragmatique de la communication numérique. Il s’agira en fait de s’intéresser à la nature des interactions sociales instrumentées par les technologies numériques. Quelques questions caractéristiques de l’approche pragmatique seront abordées : la structuration et les formats de participation des échanges numériques, l’intelligibilité mutuelle et la mise en œuvre du principe de coopération, le problème de la performativité des écrits numériques. Enfin, le livre abordera deux aspects traités dans de nombreux travaux sur la communication numérique : la construction de l’identité numérique et la mise en place de la relation interpersonnelle en ligne. L’objectif de cet ouvrage est de parcourir le champ des études sur la communication numérique écrite et, ainsi, de proposer un

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cadre et une méthode d’analyse permettant de travailler sur des situations de communication numérique écrite, pour en saisir la dimension linguistique, communicationnelle ou sociale. Cet ouvrage ne défend aucune thèse. Ni technophile ni technophobe, il vise à accompagner ceux qui désirent comprendre l’influence des technologies numériques sur la communication écrite. Cette démarche implique beaucoup d’humilité. En effet, l’évolution des technologies numériques est telle que toutes nos connaissances sur cet objet d’étude sont précaires. Ainsi, les travaux sur l’écriture numérique publiés jusqu’au milieu des années 2000 n’intègrent pas l’écriture via des smartphones et proposent des analyses qui ont maintenant une portée limitée. De même, certains procédés jugés emblématiques des écrits numériques ont disparu (aucun adolescent ne se risquerait à utiliser « LOL » en 2015 !) ou ont muté : en vingt ans, les émoticônes à base de signes de ponctuation ont été remplacés par des smileys graphiques puis animés puis par des émojis… En fait, les études linguistiques sur la communication par internet sont souvent démodées au moment même où leurs résultats sont publiés. Comme le souligne malicieusement Crystal, en 2011 : la technologie est plus rapide que la linguistique !

Références bibliographiques Crystal David, 2011. Internet Linguistics, London/New York, Routledge. Gadet Françoise, 2007. À la mémoire de Jacques Anis, Glottopol. Revue de sociolinguistique en ligne, 10, 2‑3. URL (janvier 2016) : http://­glottopol. univ-­rouen.fr/telecharger/numero_10/gpl10_temoignage.pdf

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Partie I

Définir et analyser la communication numérique écrite C

ette première partie vise à donner les outils nécessaires pour appréhender de manière utile la communication numérique écrite. Il s’agira dans un premier chapitre de définir ce qu’est la communication numérique écrite en décrivant les dispositifs utilisés et en mettant au jour les critères permettant de distinguer les situations de communication numérique écrite. Dans un second chapitre, seront présentées et analysées les spécificités de la communication numérique écrite en tant que corpus pour le chercheur en sciences humaines. Quels avantages et quels problèmes méthodologiques présentent ces corpus ? Quelles questions éthiques doivent être prises en compte pour analyser des situations naturelles de communication numérique écrite. Enfin, un troisième chapitre passera en revue les différentes théories et méthodes utiles pour analyser la communication numérique écrite, en distinguant différents niveaux : linguistique, pragmatique et interactionnel.

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Chapitre 1

Qu’est-­ce que la communication numérique écrite ? P

our définir clairement un objet d’étude, on peut proposer une définition spécifique, qui consiste en une énumération des caractéristiques de l’objet étudié. Ainsi, dans ce chapitre, on définira dans un premier temps, la communication numérique écrite en mettant en évidence ses spécificités. On peut aussi proposer une définition par extension. C’est ce qu’on trouvera dans un second point, avec une liste des différents dispositifs appartenant à la communication numérique écrite. On s’intéressera ensuite à une question terminologique : comment désigner cet objet d’étude ? Divers choix ont été faits dans le champ des recherches sur la communication numérique, aussi bien dans le monde anglophone que francophone. On les présentera en montrant qu’ils ne se réduisent pas à des vaines querelles terminologiques mais renvoient à des enjeux théoriques et méthodologiques fondamentaux. Enfin, dans un quatrième point, on présentera les critères à partir desquels on peut distinguer les différents modes de communication numérique et établir une typologie préalable à une analyse des usages communicationnels et discursifs.

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1. Définir la communication numérique écrite La communication numérique renvoie à toute forme d’échange communicatif dont les messages sont véhiculés par des réseaux télématiques, c’est-­à-­dire basés sur la combinaison de l’informatique et des télécommunications, du minitel à la téléphonie mobile, en passant par l’internet. La communication numérique est donc le terme générique englobant divers types de situations de communication interpersonnelle (privée ou publique) par courrier électronique, messagerie instantanée, forums, tchats, plateformes de réseaux sociaux, etc. On parle donc de communication numérique écrite pour désigner la possibilité de mener un dialogue par écrit en utilisant des applications dédiées à cette activité et en passant par l’internet ou la téléphonie mobile. Il peut s’agir de communication numérique « uniquement » écrite lorsque le texte est le seul – ou le principal – matériau sémiotique échangé (comme pour le courrier électronique, par exemple). Mais on ne doit pas négliger les très nombreuses situations de communication numérique « avec de l’écrit » à l’occasion desquelles s’échangent à la fois des textes et des images, comme sur une page Facebook ou sur la plateforme Instagram, qui permet de partager des photographies ou des vidéos et de les commenter. En revanche, la communication numérique écrite exclut les modes de communication numérique par visiophonie (en utilisant les logiciels NetMeeting à la fin des années 90 ou Skype 2.0. depuis 2006) ou par téléphone (par la VoIP ou en utilisant le logiciel Skype depuis 2003, par exemple) même si, d’un point de vue théorique, ces deux modes de communication peuvent parfois poser des problèmes de même nature que la communication numérique écrite, par exemple l’effet de la médiation technique sur l’organisation des échanges, sur le sens et la perception du contexte, etc. Il faut noter que, dans cet ouvrage, comme dans de nombreux travaux, « communication numérique » renvoie de manière privilégiée à des médias de communication interpersonnelle ou « individualisée » (pour reprendre la dénomination proposée par J. Anis en 2002) et n’intègre donc pas les médias numériques de masse, comme le Web (dans sa première version), qui relèvent

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Qu’est-­ce que la communication numérique écrite ?  17

d’une problématique de publication plus que de communication ou, pour le dire autrement, de communication médiatique et non pas médiatisée. Cependant, certains dispositifs de communication numérique écrite, comme les forums ou les plateformes de réseaux sociaux, dépassent cette opposition et instrumentent des communications qui sont à la fois interpersonnelles et de masse, médiatisées et médiatiques. La communication numérique écrite peut enfin appartenir à deux types particuliers de communication numérique : la communication médiatisée (ou médiée) par ordinateur (CMO) ou la communication médiatisée (ou médiée) par téléphone mobile (CMT). La technologie utilisée pour rédiger un message numérique peut alors déterminer quelques caractéristiques de l’écriture. Ainsi, on peut penser que l’ergonomie du clavier et la portabilité des smartphones favorisent certaines spécificités des messages produits en situation de CMT : plus brefs, répondant à un principe d’économie temporelle. Cependant, cette distinction entre CMO et CMT semble de moins en moins pertinente dans la mesure où ces technologies sont de moins différentes et, du même coup, de moins en moins dédiées à des usages distincts. Comme le note F. Liénard : « les ordinateurs (favorisant la CMO) sont de plus en plus portables, mobiles rendant les usages proches de ceux produits en CMT et (…) les téléphones (permettant la CMT) se rapprochent de plus en plus des ordinateurs transformant les usages (qui se rapprochent de la CMO) » (2012 : 145).

2. Décrire les différents dispositifs Analyser la communication numérique écrite exige une bonne connaissance des différents dispositifs dédiés à cette activité. Ces dispositifs sont très nombreux, en dresser une liste chronologique permet de saisir leur variété et leurs fonctionnalités spécifiques. Par ailleurs, analyser un dispositif plutôt qu’un autre peut amener à privilégier certaines questions de recherche et certaines orientations, de l’analyse linguistique des spécificités de la communication numérique écrite à l’analyse interactionnelle de la dynamique des échanges. Tout d’abord, il serait abusif de limiter la communication numérique écrite au phénomène de l’internet. En effet, la com-

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munication numérique ne se réduit pas au « réseau de réseaux » mais prend sa source dans diverses expérimentations de télématique menées au cours des années 80. En France, le Minitel correspond à l’enfance de la communication numérique. Cette technologie – le service Vidéotex – a été développée par le Ministère des Télécommunications dans les années 80 et offrait divers services : consultations des actualités, des programmes de télévision, de cinéma, et de la météo, ainsi que quelques jeux. On trouvait aussi un service de messagerie électronique de type courriel (avec un principe de « boîtes aux lettres ») et de messagerie instantanée. Cet ancêtre du tchat a connu un énorme succès, en particulier avec les « messageries roses ». L’arrivée de l’internet en France a rapidement fait disparaître ces dispositifs télématiques. Les dispositifs de communication numérique directement liés à l’avènement puis à la généralisation de l’internet sont nombreux et variés. Certains dispositifs permettent la communication interpersonnelle en mode asynchrone. Le courrier électronique, inventé en 1971 par R. Tomlinson, est un service de transfert de messages envoyés par un système de messagerie dans la boîte aux lettres électronique d’un ou de plusieurs destinataires choisis par l’émetteur. Les premiers forums de discussions ont été créés en 1979 par deux étudiants de l’université Duke en Caroline du Nord : il s’agit des newsgroups accessibles sur le réseau Usenet, système qui permet l’échange et l’archivage de messages entre les membres d’un groupe de discussion. La liste de diffusion a été développée au début des années 80. C’est une utilisation spécifique du courrier électronique, qui permet la diffusion massive de messages à un grand nombre d’utilisateurs inscrits à cette liste. Celle-­ci est gérée par un logiciel installé sur un serveur. D’autres dispositifs rendent possibles les échanges en mode synchrone. Ainsi, en 1988, un étudiant finlandais, J. Oikarinen, crée l’Internet Relay Chat, dispositif de Tchat permettant la discussion de groupe en mode synchrone. La messagerie instantanée est introduite sous sa forme grand public en 1996, il s’agit d’une messagerie synchrone permettant de recevoir et d’envoyer instantanément des messages. La plus connue est MSN Messenger, très utilisée entre 1999 et 2013. La messagerie instantanée reste

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Qu’est-­ce que la communication numérique écrite ?  19

un outil de communication très populaire, avec le succès de la messagerie de Facebook ou d’applications comme WhatsApp. Depuis la fin des années 90 et l’arrivée du web 2.0., différents dispositifs transforment le web en combinant des outils de publication et de communication interpersonnelle. Il s’agit pour l’essentiel des services basés sur le blog. Un blog est un site web constitué par la réunion de billets déposés sur le site au fil du temps. En postant un billet, le blogueur publie un contenu souvent textuel, enrichi d’hyperliens et d’éléments multimédias, au sujet duquel chaque lecteur peut apporter des commentaires. À partir du blog se sont développés des dispositifs variés. Les plus connus sont les sites de réseaux sociaux, comme Facebook (créé en 2004), qui est en fait un simple blog dont les contributeurs constituent un réseau d’amis. D’autres réseaux sociaux ont pour fonction de permettre l’élargissement de son réseau d’amis (par exemple dans un but professionnel, comme avec LinkedIn) ou le partage de contenus (comme avec Pinterest). Le système du blog a aussi donné naissance aux plateformes de microblogage, comme Twitter. Ce type d’outils permet à un utilisateur d’envoyer de brefs messages de 140 caractères, appelés tweets. Certains dispositifs n’appartiennent pas strictement à la communication numérique écrite dans la mesure où le matériau échangé ou publié n’est pas principalement du texte. C’est le cas de Snapchat, application de partage de photos et de vidéos qui permet aussi l’accès à un outil de tchat. Instagram est une application du même type, qui permet de partager ses photographies et ses vidéos avec son réseau d’amis, et de laisser des commentaires sur les clichés déposés par les autres utilisateurs. Enfin, le célèbre site web d’hébergement vidéo YouTube permet aussi aux internautes de poster des commentaires. Enfin, certains dispositifs permettent la production de textes numériques, dans une perspective de publication plus que de communication interpersonnelle. Il s’agit des plateformes de wikis, permettant la rédaction collaborative de textes en ligne en y intégrant parfois des espaces de discussion : c’est le cas de la célèbre encyclopédie participative Wikipédia. Les sites de média participatif et de journalisme citoyen (comme Mediapart, par exemple) appartiennent aussi à cette catégorie : ils permettent à

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des internautes de publier des articles de presse et favorisent un renversement dans l’univers médiatique, faisant passer le citoyen de simple récepteur à celui d’émetteur d’un message public. Les sites d’avis de consommateurs (comme Trip Advisor ou Cityvox) s’inscrivent dans ce même mouvement, en invitant les internautes à poster leurs avis sur des produits et des services. Les dispositifs de ce type sont en fait les vecteurs principaux d’une tendance profonde dans la société contemporaine : la montée en puissance des « amateurs » et le règne des experts-­autodidactes et des pro-­am (les « professionnels-­amateurs » décrits par P. Flichy en 2010). Du côté de la téléphonie mobile, le dispositif de communication numérique le plus connu est évidemment le service de messagerie SMS, plus connu sous le sigle de SMS (pour « Short Message Service ») ou le nom de « texto », qui permet de transmettre de courts messages textuels. Le service SMS a été inventé à la fin des années 80 par une équipe d’ingénieurs finlandais. Le premier SMS commercial a été envoyé en 1992 sur le réseau de Vodafone au Royaume Uni mais l’usage par les abonnés s’est développé au milieu des années 90, avec l’arrivée des premiers téléphones grand public permettant l’écriture de textos (comme le Nokia 2010, en 1994). Ainsi, on peut distinguer différents outils de communication numérique écrite, qui donnent une place plus ou moins centrale à l’échange de messages écrits et qui correspondent à différentes époques de la communication numérique : la naissance de la télématique, l’ère de la discussion en ligne, le web social et l’internet des « amateurs ». Le choix d’un corpus de communication numérique écrite et, du même coup, d’un dispositif particulier oriente le chercheur vers certaines questions de recherche et l’amène à en négliger d’autres. Ainsi, les recherches sur les premiers outils de communication interpersonnelle numérique (courrier électronique, tchats, forums et messageries instantanées) amènent le plus souvent à s’intéresser au format particulier qu’est la discussion ou conversation en ligne, dilogale ou polylogale, en direct ou en différé. De quelle manière converse-­t‑on à l’écrit ? Comment s’organisent les échanges ? L’étude des dispositifs de blogs ou de web social amène généralement à aborder des questions relevant de la dimension sociale, psychologique ou politique des discours : quel type de sociabilité apparaît avec ce type de communication ? Quels procédés de mise en scène de soi peut-­on observer ?

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Comment se joue la question de l’autorité et de la légitimité des discours numériques, etc. ? Enfin, analyser les textos oblige à s’intéresser à la dimension purement linguistique des messages échangés, tant leurs spécificités formelles semblent remarquables.

3. Désigner et nommer l’objet d’étude Lorsqu’on veut définir précisément un objet d’étude, le choix d’une dénomination pour le désigner est une étape importante. En effet, ce choix terminologique oblige souvent à rendre explicite la nature même de cet objet, son homogénéité, ses limites et le cadre théorique à partir duquel on essaie de l’appréhender. Divers choix terminologiques ont été faits dans le champ des recherches sur la communication numérique, aussi bien dans le monde anglophone que francophone. Ces choix renvoient généralement à des enjeux théoriques et méthodologiques. On peut tout d’abord observer l’utilisation d’une très grande variété de dénominations pour désigner la communication numérique, sans doute parce que le champ de recherche est encore assez jeune et que tout n’y est pas stabilisé. Si l’on se limite aux études publiées en anglais et en français, et sans prétendre à aucune exhaustivité, on rencontre de très nombreux termes pour désigner la communication numérique. La plupart des termes renvoient tout simplement à la dimension technologique de ce mode de communication, à sa « nature » électronique ou numérique (les deux adjectifs fonctionnant à peu près comme synonymes, le premier d’un usage plus ancien que le second) : D. E. Murray utilise « electronic communication », R. Panckhurst préfère « discours électronique médié », Anis adopte « communication électronique scripturale », et Marcoccia préfère « écriture numérique », par exemple. Cette dimension peut s’exprimer par la référence à d’autres composantes technologiques : le terminal avec « l’écrit d’écran » (défini par E. Souchier en 1996), ou le réseau avec « les discours de l’internet » (auxquels les Carnets du CEDISCOR consacraient un numéro spécial en 2004), par exemple. Ces choix terminologiques mettent au premier plan la question de la détermination technique de ce mode de communication. Ce point de vue, qui peut être critiqué pour son trop grand déterminisme technique,

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est totalement assumé par M.-A. Paveau qui, parle d’activité « technoscripturale » pour désigner la communication numérique écrite et qui, du même coup, défend une méthodologie qui accorde une place importante aux effets de la médiation technique dans l’écriture numérique. Un autre cadrage est opéré lorsque le choix terminologique renvoie plutôt à la nature interactionnelle ou conversationnelle de la communication numérique écrite : Murray parle de « computer conversation », K. Ferrara, H. Brunner et G. Whittemore de « written interactive discourse », Anis introduit « l’écrit interactif et dialogique » en 1998, par exemple. Avec ces choix terminologiques, on se focalise sur les spécificités et le caractère presque inédit de cette forme particulière de conversation qui se pratique à l’écrit. L’accent sera parfois mis sur le renouvellement langagier que constitue la communication numérique écrite : en 2006, J. Véronis et E. Guimier de Neef parlent de « nouvelles formes de communication écrite ». Avec un tel choix terminologique, c’est l’écart entre les écrits numériques et les écrits standards qui devient l’objet d’étude par excellence. Cette grande variété de termes implique différentes manières d’appréhender la communication numérique écrite et, du même coup, traduit divers choix théoriques et méthodologiques. Cependant, depuis l’émergence des études sur la communication numérique, cette diversité terminologique demeure un peu secondaire si on la compare à l’importance considérable d’une dénomination particulière, majoritairement utilisée par les chercheurs anglophones : « computer-­mediated communication » et « computer-­mediated discourse ». On trouve en particulier ces deux dénominations dans les publications de Herring ou dans les ouvrages collectifs qu’elle a dirigés. Il faut noter que Susan C. Herring occupe depuis le milieu des années 1990 une position centrale dans le champ des « Computer-­Mediated Communication Studies », en raison de l’importance de ses travaux et du rôle qu’elle joue dans l’organisation académique de ce domaine de recherche. « Computer-­Mediated Communication » est, de loin, l’expression la plus utilisée pour désigner la communication numérique, même si de moins en moins de chercheurs l’adoptent. Elle pose quelques problèmes du point de vue de sa visée définitoire et de sa traduction en français.

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« Computer-­Mediated Communication  » et «  Computer-­Mediated Discourse » sont des dénominations à la fois trop larges et trop restreintes. Elles ne permettent pas de distinguer les différents modes de communication numérique (écrite, visiophonique, téléphonique, etc.) et limite le champ d’étude à la communication par ordinateur, sans intégrer les autres technologies. Cette limitation s’explique par le moment où ce terme s’est imposé : au milieu des années 1990, il n’y avait pas de communication numérique sans ordinateur. Depuis, ce terme est mal choisi pour saisir un mode de communication qui, par exemple, intègre les textos, mode de communication fondé non pas sur l’ordinateur mais sur le téléphone mobile. Les chercheurs qui essaient de saisir de manière globale les différents modes de communication numérique préfèrent donc utiliser « communication électronique » (comme Anis ou F. Liénard), « communication médiatisée par les technologies de l’information et de la communication » (comme J. Gerbault, en 2007), « Electronically-­Mediated Communication » (comme N. S. Baron) ou « communication numérique ». Par ailleurs, on peut noter que « Computer-­Mediated  Communication » a été traduit en français de deux manières (« communication médiatisée par ordinateur » et « communication médiée par ordinateur »), chaque dénomination renvoyant à une vision particulière de l’objet d’étude. La dénomination « communication médiatisée par ordinateur » est la plus utilisée (dans 1070 publications indexées dans Google Scholars en janvier 2016), par exemple par M. Marcoccia ou F. Mangenot. Elle correspond à peu près à une traduction littérale de l’expression en anglais et réfère implicitement à la notion de médiatisation, aux rôles du médium dans la communication et s’inscrit aussi dans une perspective d’analyse des médias. Panckhurst a proposé en 1997 la dénomination concurrente « communication médiée par ordinateur », moins utilisée (dans 370 publications indexées dans Google Scholars en janvier 2016) mais néanmoins très présente dans le domaine strict de la linguistique des discours numériques (et défendue par exemple par Anis en 1999). Panckurst justifie sa proposition néologique : « médier » serait plus approprié que « médiatiser », car la communication par ordinateur est véritablement « médiée », au sens de la médiation de Vygotsky, et non pas simplement « médiatisée », c’est-­à-­dire simplement transmis par un médium.

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4. Établir une typologie des différents modes et des différentes situations de communication numérique Analyser un discours exige de tenir compte de la situation de communication dans laquelle il a été produit, pour tenter d’en saisir les composantes et d’identifier la manière dont elles peuvent déterminer ces discours. Pour le cas de la communication numérique écrite, décrire et analyser les conditions qui président à la production des messages implique de tenir compte du rôle des dispositifs et des différents modes de communication qu’ils vont permettre. Ainsi, l’analyse de la communication numérique écrite passe nécessairement par l’élaboration d’une typologie des différents modes et des différentes situations de communication et par la caractérisation des catégories ou des critères à partir desquels cette typologie sera élaborée. D’un point de vue heuristique, ces catégories peuvent renvoyer à autant de questions de recherche. Dresser une typologie permet par ailleurs d’éviter de sombrer dans une trop grande généralisation. Par exemple, considérer l’usage des abréviations, des émoticônes et de l’orthographe non-­ standard comme caractéristique du discours numérique écrit est abusif dans la mesure où ces formes sont en fait absentes ou très marginales dans certaines variétés de communication numérique écrite. Ainsi, analyser la communication numérique écrite oblige à en distinguer les différentes variétés, déterminées à la fois par des critères technologiques et situationnels (ou communicationnels) : on n’écrit pas de la même manière un texto adressé à un ami et un courrier électronique professionnel, pour des raisons liées à la fois à l’outil utilisé et à la situation (par exemple à son degré de formalité). Un premier type de typologie a été proposé dans le champ des recherches sur la communication numérique, fondé sur la distinction entre certaines propriétés des outils de communication utilisés. On trouve une telle typologie dans les travaux de Jacques Anis ; les critères de classement sont uniquement technologiques, même s’ils influencent aussi la situation de discours.

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Individu

Individu

Individu

Internet

Différé

Texte

Lecteur

Répondeur

Lecteur réponse

Réseau

Temporalité

Environnement

Calibrage

Support lecture

Libre

Écran ordinateur

Clavier ordinateur

Néant

Médiateur

Instrument lecture

Individu

Scripteur

Courriel

Libre

Écran ordinateur

Clavier ordinateur

Texte

Différé

Internet

Groupe

Individu

Libre

Écran ordinateur

Clavier ordinateur

Texte

Différé

Internet

Groupe

Individu

Groupe

Modérateur/ Néant

Modérateur/ Néant Groupe

Individu

Forums Usenet

Liste de diffusion Individu

Libre

Écran ordinateur

Clavier ordinateur

Texte

Internet Direct Quasi direct

Individu

Individu

Individu

Néant

Messagerie instantanée Individu

3 à 4 lignes

Écran ordinateur

Clavier Téléphone mobile Écran téléphone mobile 160/140 caractères

Texte

Texte Multimédia Clavier ordinateur

Différé

GSM

Individu

Individu

Individu

Néant

Individu

SMS (textos)

Quasi direct

Individu Néant Parfois animateur Individu Groupe Individu Individu Groupe Internet

Tchats

Tableau 1 : Typologie des outils de communication numérique selon Anis (2002)

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Ce tableau demande à être complété (certaines technologies n’existaient pas en 2002) et certaines de ses descriptions ne sont plus valables : la distinction entre les « instruments » n’est plus opératoire car chaque outil peut fonctionner sur un ordinateur ou un téléphone mobile. La temporalité et l’environnement ont pu évoluer avec le temps. Par ailleurs, certains critères ne sont pas assez distinctifs et manquent donc de pertinence. En fait, deux critères restent déterminants pour distinguer les dispositifs de communication numérique écrite : la persistance et le format de réception des messages. Ces deux critères, apparemment simples, renvoient à des définitions et à des questions de recherche assez complexes. Pour le premier critère, on distingue généralement deux types de dispositifs de communication numérique : les dispositifs de communication synchrone (qui permettent l’échange en direct, ou quasi-­direct) et asynchrone (qui permettent l’échange en différé). Cette distinction est souvent présentée comme allant de soi. Elle est pourtant discutable. En effet, il est plus juste de distinguer les outils obligeant la communication synchrone des outils laissant les utilisateurs choisir leur mode d’utilisation. Ainsi, le courrier électronique peut très bien être utilisé comme un outil de communication synchrone si les internautes sont connectés au même moment. Par exemple, cette utilisation du courrier électronique en direct est très courante dans les entreprises. En fait, il paraît plus intéressant de remplacer ce critère de temporalité par un critère lié à une autre caractéristique des outils de communication numérique : l’archivage ou le non-­archivage automatique des échanges par le système. Par exemple, les messages échangés dans un forum de discussion sont archivés ; les logiciels de messagerie conservent les messages envoyés et reçus. En revanche, la messagerie instantanée, en principe, supprime les messages échangés dès que l’on se déconnecte. Ainsi, il semble pertinent pour l’analyse de distinguer les systèmes à messages persistants et les systèmes à messages non persistants, pour reprendre la distinction proposée par T. Erickson. Le deuxième critère à partir duquel on fonde généralement une typologie des outils de communication écrite numérique est celui du format de réception des messages. Bien souvent, on oppose les systèmes permettant l’envoi de messages à des indivi-

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dus aux ­systèmes permettant l’envoi de messages à des groupes. Ainsi, c’est sur ce seul critère que se distingueraient le courrier électronique et la liste de diffusion, par exemple. L’observation des pratiques de communication numérique montre la nécessité de redéfinir ce critère. En effet, pour ne prendre qu’un exemple, on peut envoyer un courrier électronique à un groupe de destinataires distincts ou à une adresse collective. Il semble en fait plus pertinent pour l’analyse de différencier les systèmes reposant sur l’adressage des messages des systèmes ne permettant que l’envoi à un destinataire inconnu. Ainsi, avec le courrier électronique, on s’adresse à un ou plusieurs destinataire(s) sélectionné(s) alors que poster un billet sur un blog le rend accessible à un destinataire inconnu. Du point de vue de l’adressage des messages, certains dispositifs sont hybrides : ils permettent de poster des messages à la fois adressés à un ou des destinataire(s) particulier(s) et lisibles par un public plus ou moins prédéfini (tout lecteur consultant un forum ou mes « amis » sur Facebook, par exemple). à partir de ces deux critères, on peut donc identifier quatre grands types d’écrits numériques : les écrits adressés persistants, les écrits adressés non persistants, les écrits non adressés persistants, et les écrits non adressés non persistants (voir tableau 2). Tableau 2 : Typologie des outils de communication numérique selon les critères de l’adressage et de la persistance Messages adressés

Messages non adressés

Persistance Liste de diffusion des messages Courrier électronique SMS Message de réponse dans un forum Réponse à un billet publié dans un blog

Message ouvrant un fil de discussion dans un forum Billet publié dans un blog

Non Messagerie instantanée persistance (par défaut) des messages Message de réponse dans un tchat (par défaut)

Message ouvrant un fil de discussion dans un tchat

L’analyse peut alors mettre en relation certaines spécificités d’un écrit numérique avec le type auquel il appartient. Par exemple, les différences entre les écrits numériques produits en

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situation synchrone et asynchrones peuvent être analysées en les mettant en relation avec la problématique de la persistance. En effet, si les écrits numériques asynchrones sont généralement plus formels et plus proches de l’écrit standard que les écrits numériques synchrones, c’est peut-­être parce que les scripteurs ont conscience de leur archivage et de leur pérennisation par le système. De la même manière, la recherche de l’intelligibilité maximale des messages sera plus forte dans des situations de communication non adressée, dans lesquelles un message devra être signifiant pour le plus grand nombre. Par exemple, les messages de requêtes adressés dans un forum d’entraide sont bien souvent écrits en français standard, et sont généralement plus développés que les messages de réponse. On peut aussi comprendre la proximité entre le tchat et la conversation orale en face à face en notant qu’il s’agit de deux situations de communication adressée non persistante. Cette entreprise de classification peut dépasser la dimension purement technologique et intégrer d’autres critères situationnels. C’est ce que propose Herring en 2007, avec sa classification à facettes, qui présente deux avantages : elle est très développée pour les critères technologiques et articule ces critères avec d’autres aspects de la situation, communicationnels et sociaux. Cette classification est une composante essentielle de la méthodologie de la CMDA (Computer-­ Mediated Discourse Analysis), défendue par Herring (dans un article publié en 2004 en particulier) dans la mesure où elle constitue une grille pour décrire très précisément les situations de communication numérique que l’on désire analyser. Elle joue ainsi un rôle comparable au fameux modèle S.P.E.A.K.I.N.G. développé par Hymes à la fin des années 1960 dans le champ de la sociolinguistique ou de l’ethnographie de la communication. Cette typologie combine deux séries de catégories à partir desquelles on peut décrire et analyser des situations de communication numérique. Les premières catégories relèvent de facteurs technologiques (medium factor), déterminés par les propriétés et les fonctionnalités des dispositifs de communication numérique. Chacun de ces facteurs peut donner lieu à une analyse portant sur la manière dont il affecte ou non la communication et les discours numériques observés. Le second ensemble de catégories

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renvoie aux facteurs situationnels, sociaux et communicationnels : les participants, leurs relations, leurs objectifs, le contenu des messages, le type de langage utilisé. Le tableau ci-­dessous récapitule cette classification : Tableau 3 : Classification à facettes, selon Herring (2007) Facteurs technologiques (medium factors)

Facteurs situationnels (situation factors)

M1 – Synchronicité

S1 – Cadre participatif

M2 – Mode de transmission et granularité des unités : caractère par caractère, mot à mot, ligne à ligne, etc.

S2 – Caractéristiques des participants : âge, genre, compétences, statuts, etc.

M3 – Persistance des messages

S3 – Objectifs visés

M4 – Taille du message

S4 – Sujets des messages, thèmes abordés

M5 – Canal de communication

S5 – Ton des messages

M6 – Pseudonymat, anonymat

S6 – Type d’activité

M7 – Possibilité de passer en mode privé

S7 – Normes

M8 – Possibilité de filtrer les messages reçus

S8 – Code utilisé

M9 – Procédés de citation (automatique ou non, complète, partielle…) M10 – Format de présentation des séries de messages (ordre chronologique, antéchronologique, autres…)

Herring distingue dix facteurs technologiques susceptibles d’avoir une influence sur la communication. Le premier facteur (M1) concerne la synchronicité de la participation : les utilisateurs du système sont-­ils obligés d’être connectés au même moment ? Le facteur (M2) correspond au mode de transmission des messages et, plus précisément à la granularité des unités transmises : les messages sont-­ils transmis caractère par caractère, mot par mot, ligne par ligne, etc. Ce critère est déterminant pour la question de la régulation des échanges et de la possibilité d’un feed‑back

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simultané. En effet, lorsqu’un message est envoyé une fois entièrement rédigé, il ne permet pas à son destinataire de produire un feed-­back simultané, par exemple d’interrompre l’émetteur du message ou de modifier leurs engagements dans l’échange. C’est la raison pour laquelle ce type de transmission est qualifié de « one-­way » (transmission uni-­directionelle) par L. Cherny en 1999. En revanche, une transmission caractère par caractère sera qualifiée de « two-­ways » (bi-­directionnelle) dans la mesure où elle permet au destinataire de voir le message en train d’être rédigé et, ainsi, de pouvoir intervenir sur ce processus. La plupart des systèmes de communication numérique sont unidirectionnels mais, dans les tout premiers programmes de messagerie instantanée (comme ICQ), chaque lettre apparaissait sur l’écran du destinataire dès qu’elle était tapée et disparaissait dès qu’elle était effacée. La persistance des messages (M3) renvoie à la durée pendant laquelle un message reste archivé par le système, une fois envoyé. Le courrier électronique est un système persistant par défaut, alors que le Tchat ne l’est généralement pas. Ce facteur peut avoir une influence sur la communication écrite dans la mesure où la persistance d’un message et de sa visibilité peut favoriser la conscience métalinguistique et permet par ailleurs la participation simultanée à différentes discussions (dans les forums par exemple) sans « perdre le fil ». Au contraire, certains systèmes vont développer chez leurs utilisateurs un sentiment de « communication éphémère », comme les messages instantanés et les tweets, « dont la valeur paraît courte et limitée », selon O. Le Deuff (2011 : 18). La taille des messages (M4) correspond évidemment au nombre de caractères que le système autorise pour un seul message. De très nombreux travaux montrent que la limitation du nombre de caractères favorise un style d’écriture particulier, avec une fréquence importante d’abréviations et une structuration des échanges assez spécifiques : les échanges sont plutôt organisés sur la base d’une alternance de « tours de parole » (ou « tours d’écriture ») assez courts. Avec l’évolution du multimédia, il devient nécessaire de prendre en compte les différents canaux de communication « ouverts » par le système de communication numérique analysé (M5) : a-­t‑on seulement du texte écrit ? Peut-­il être associé à des fichiers audio, vidéo, des images, etc. ? Les facteurs (M6), (M7), (M8) et (M9) renvoient à des

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fonctionnalités techniques particulières : communiquer anonymement ou avec un pseudonyme, passer d’échanges publics à privés sur une même plateforme, filtrer les messages reçus, citer les messages auxquels on répond. Ces procédés ne dépendent pas uniquement des fonctionnalités techniques et des affordances des outils (c’est-­à-­dire des usages potentiels qu’ils suggèrent) mais peuvent correspondre à des activités « fabriquées » par les utilisateurs. On peut toutefois considérer que ces activités sont favorisées lorsque les dispositifs fournissent des fonctionnalités adaptées. Ces différents facteurs renvoient à de nombreuses questions de recherche : la construction de l’identité dans la communication numérique, la possibilité d’engagements multiples et la coexistence de plusieurs cadres participatifs, la citation et l’intertextualité dans les discours numériques. Enfin, le facteur (M10) renvoie au format et à l’ordre de présentation des séries de messages : dans quel ordre et sous quelles formes apparaissent les messages reçus par un utilisateur (ordre chronologique, antéchronologique, représentation visuelle, etc.). La plupart de systèmes de communication numérique présentent les séries de messages en ordre chronologique. Ce choix parait le plus naturel mais il peut poser en fait des problèmes de visibilité de l’organisation des échanges. Ainsi, lorsqu’un échange est composé de nombreux messages, le dernier message reçu ne sera pas nécessairement celui par lequel le destinataire débutera sa lecture, ce qui peut favoriser les échanges croisés (on va répondre au message que l’on vient de lire alors que d’autres échanges ont eu lieu depuis son « postage »), et un faible degré d’adjacence des tours (à la lecture, un message pourra être très éloigné de celui auquel il répond). Cette classification peut être enrichie d’un nouveau facteur technologique : la géolocalisation. Ce critère permettrait de distinguer les systèmes de communication électronique n’apportant pas d’information sur la localisation des utilisateurs et ceux qui utilisent des techniques de géolocalisation (de type GPS) et qui permettent, du même coup, d’utiliser cette information comme une des composantes de la communication, particulièrement dans le cadre d’applications communautaires, de jeux mobiles ou de rencontres. La classification de Herring combine facteurs technologiques et situationnels. Ces facteurs situationnels constituent une grille

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d’analyse de la situation de communication qui n’est pas spécifique à la communication numérique mais qui, pour ce type particulier, correspondra à des questions de recherche spécifiques. Ainsi, la description du cadre participatif (S1) permettra de mesurer l’effet que peuvent avoir sur les discours numériques écrits des facteurs comme le format de réception, le degré d’anonymat, le caractère privé ou public des échanges, la taille des groupes de discussion. Par exemple, lorsque les échanges sont anonymes et publics, les messages sont souvent moins polis et la violence verbale peut l’emporter. Les caractéristiques des participants (S2) doivent évidemment être prises en compte dans l’analyse des discours numériques écrits. Le genre, l’âge, les compétences, l’expérience, les rôles, les idéologies sont autant de facteurs qui pourront expliquer en partie les procédés discursifs observables dans les messages. Ainsi, de nombreux travaux mettent l’accent sur l’importance du genre dans la communication en ligne. L’analyse des objectifs de la communication (S3) est pertinente pour comprendre, par exemple, la manière dont les buts des échanges se construisent à la fois dans les messages et à travers le collectif et l’interaction. C’est par exemple un des niveaux d’analyse pertinents pour l’observation des communautés en ligne. Le cadrage thématique des messages (S4) et sa progression au cours des échanges en ligne est un objet d’étude qui permet de saisir quelques aspects caractéristiques de la communication numérique. Ainsi, Herring, en 1999, et K. Kear, en 2001, ont mis en évidence que les phénomènes de digression et de « désintégration » thématiques sont favorisés dans les systèmes de type tchat ou forums, à cause de la difficulté pour un utilisateur d’avoir une vision claire de la focalisation thématique des échanges et de savoir si sa vision est partagée par les autres utilisateurs. Le ton des messages (S5) renvoie à l’esprit dans lequel les échanges sont menés : du plus formel au plus familier, du plus poli au plus conflictuel, du plus sérieux au plus drôle, etc. De nombreux procédés discursifs propres à la communication numérique écrite sont dédiés à la mise en place de la tonalité des messages : émoticônes, ponctuation expressive, etc. Par ailleurs, on observe pour certaines catégories de population une sorte de correspondance entre une tonalité particulière et l’usage de dispositifs de communication numérique. Par exemple, l’humour, l’ironie et le

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s­arcasme semblent constitutifs des échanges numériques écrits entre adolescents : c’est la culture du « lulz », variante négative du lol, qui consiste à rire aux dépens d’autrui. Les activités (S6) sont les moyens discursifs d’accomplir les objectifs interactionnels visés : débattre, plaisanter, séduire, etc. On considère que chaque activité peut être associée à un ensemble de pratiques discursives qui signalent leur réalisation. Il est alors intéressant de voir quels procédés propres à la communication numérique écrite sont utilisés pour réaliser certaines activités, par exemple comment faire comprendre à son destinataire que l’on est en train de plaisanter. Une situation de communication peut aussi être définie par son système de normes (S7). Dans le cas de la communication numérique, trois types de normes peuvent être décrites. Les normes « organisationnelles » renvoient aux protocoles d’accès au système et de distribution des messages, par exemple. Les normes sociales correspondent aux standards comportementaux qui s’appliquent aux divers environnements de communication numérique. Ces normes peuvent être implicites ou explicites, rédigées sous la forme de chartes ou de « nétiquette ». Les normes langagières correspondent aux conventions propres à un groupe d’utilisateurs ou à un type de dispositif : abréviations, acronymes, humour, etc. Le code utilisé (S8) renvoie à la langue ou, à la variété de langue utilisée dans les messages. Ainsi, il est intéressant d’analyser cette dimension en situation multilingue, pour voir si les choix linguistiques et le « code-­switching » (l’alternance de plusieurs codes linguistiques), par exemple, fonctionnent de manière spécifique dans la communication numérique. Par ailleurs, dans quelle mesure la communication numérique écrite favorise l’utilisation de langues minoritaires ?

Références bibliographiques Anis Jacques, 1998. Texte et ordinateur. L’écriture réinventée. Paris/ Bruxelles, De Boeck/Larcier. Anis Jacques, 1999. Introduction, in J. Anis (ed.), Internet, communication et langue française, Paris, Hermes Science, Hermes Science Publications : 7‑10. Anis Jacques, 2002. Communication électronique scripturale et formes langagières, Réseaux Humains/Réseaux technologiques, 4 : 57‑70.

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Qu’est-­ce que la communication numérique écrite ?  35 Le Deuff Olivier, 2011. La formation aux cultures numériques. Une nouvelle formation pour une culture de l’information à l’heure du numérique, Limoges, FYP éditions. Liénard Fabien, 2012. TIC, Communication électronique écrite, communautés virtuelles et école, ELA – Études de linguistique appliquée, 166 : 143‑155. Mangenot François, 2008. Pratiques pédagogiques instrumentées et propriétés des outils : le cas des forums, Revue STICEF, 15. URL (­janvier 2016) : http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2008/05mangenot/sticef_2008_mangenot_05.htm Marcoccia Michel, 2012. Conversationnalisation et contextualisation : deux phénomènes pour décrire l’écriture numérique, Le Français dans le Monde – Recherches et applications, 51 : 92‑105. Murray Denise E., 1989. When the medium determines turns : turn-­ taking in computer conversation, In H. Coleman (ed.). Working with language : a multidisciplinary consideration of language use in work contexts. Berlin, Mouton de Gruyter : 317‑337. Panckhurst Rachel, 1997. La communication médiatisée par ordinateur ou la communication médiée par ordinateur ?, Terminologies nouvelles, 17 : 56‑58. Paveau Marie-­Anne, 2013. Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique, Epistémé, 9 : 139‑176 Souchier Emmanuel, 1996. L’écrit d’écran : pratiques d’écriture et informatique, Communication et langages, 107 : 105‑119. Véronis Jean et Guimier de Neef Emilie, 2006. Le traitement des nouvelles formes de communication écrite. In G. Sabbah, (ed.), Compréhension automatique des langues et interaction, Paris, Hermès Science : 227‑248.

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Chapitre 2

La communication numérique écrite comme corpus L

a communication numérique écrite donne assez souvent aux linguistes et autres chercheurs en sciences humaines la possibilité d’observer « en cachette » de très nombreux discours et échanges écrits naturels, en évitant d’être pris dans le fameux paradoxe de l’observateur (comment observer la manière dont un phénomène se déroule lorsqu’on ne l’observe pas ?) Lorsqu’on observe les échanges dans un forum de discussion, les messages d’un fil Tweeter, les billets d’un blog ou une page Facebook, les auteurs des messages ignorent notre présence. Dans ce chapitre, nous partirons de cette situation et l’aborderons selon trois perspectives. Tout d’abord, il s’agira d’identifier les bénéfices que l’analyste de discours peut tirer de cette situation d’observation et des corpus qu’il peut en extraire. Dans un second temps, on verra que ces corpus de communication numérique écrite impliquent aussi divers problèmes méthodologiques. Enfin, on abordera un certain nombre de questions éthiques qui se posent à ceux qui analysent ce type de corpus.

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1. La richesse des corpus d’écrits numériques 1.1. Des corpus naturels et transcrits L’analyse de la communication numérique écrite peut profiter d’un premier bénéfice méthodologique qui réside dans la facilité d’accès à la plupart des corpus, en particulier ceux qu’on peut constituer sur l’internet. Herring, en 1996, soutient d’ailleurs que l’internet est un dispositif aussi important pour l’évolution de l’analyse de discours des années 1990 que le magnétophone dans les années 1960 et 1970. L’internet est même plus pratique que le magnétophone : l’enregistrement de données verbales obéissait à de nombreuses contraintes et, une fois enregistrées, ces données devaient être minutieusement transcrites, ce qui limitait du même coup la taille et le nombre des corpus accessibles au chercheur. Ces limites sont apparemment inexistantes pour les corpus d’écrits numériques, qui sont aisément enregistrables et déjà « transcrits » par leurs producteurs. Par ailleurs, ces corpus sont naturels : il s’agit d’activités discursives qui auraient lieu en l’absence du chercheur, qui n’ont pas été sollicitées par ce dernier et qui ne sont pas biaisées par leur recueil. Pour atteindre cet idéal du « spontané total » dans le cas des corpus oraux, il faudrait enregistrer les locuteurs sans qu’ils ne le sachent, mais les dispositions juridiques et la présence du linguiste et de son dispositif d’enregistrement limitent cette possibilité. Le plus souvent, ces problèmes n’existent pas pour l’analyse des discours numériques écrits ; on peut même, comme D. Waskul et M. Douglass, en 1996, considérer que les données numériques enregistrées correspondent intégralement à l’expérience réelle des participants, lorsque les échanges en ligne sont entièrement textuels.

1.2. La taille du corpus Un autre avantage pour l’analyse des discours est la taille des corpus numériques, en particulier ceux qui sont accessibles par l’internet. L’analyste de discours étudie généralement des corpus échantillonnés, jugés représentatifs d’une réalité plus large,

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permettant alors de donner une valeur plus générale aux observations. La qualité du corpus sera alors liée à sa représentativité, et l’une des manières de l’assurer est d’avoir accès à un grand nombre de données. De ce point de vue, l’internet et les technologies numériques peuvent offrir la possibilité de garantir une bonne représentativité aux échantillons étudiés, tout simplement parce qu’ils sont de taille importante. On peut même avoir accès à des corpus de taille gigantesque : les messages adressés à un forum de discussion, la totalité des courriels envoyés à la messagerie d’un sujet ayant autorisé leur recueil, les messages postés sur la page Facebook ou sur le fil Twitter d’une personnalité publique, les sms envoyés et reçus par un sujet ayant autorisé leur recueil, etc.

1.3. L’observation persistante et l’étude longitudinale Les messages écrits persistants, produits en utilisant des systèmes assurant leur archivage, offrent des possibilités méthodologiques intéressantes dans la mesure où ils permettent l’engagement prolongé et l’observation persistante, deux postures méthodologiques nécessaires pour faire une recherche qualitative de qualité. Ainsi, l’étude sociolinguistique d’une communauté en ligne peut s’enrichir de la possibilité d’observer sur une longue durée les pratiques discursives de la communauté. Sans cette possibilité, l’analyste resterait par définition hermétique aux codes et aux rites de cette communauté. Par ailleurs, la persistance des messages permet aussi de réaliser des études longitudinales, c’est-­à-­dire de capter la manière dont un phénomène linguistique, interactionnel ou social évolue dans le temps.

1.4. L’observation d’un phénomène à sa naissance L’approche longitudinale, combinée au fait que les discours écrits numériques ne sont pas des productions discursives très anciennes et figées, peut permettre aussi l’observation et l’analyse de phénomènes au moment même où ils émergent. De manière privilégiée, de nombreux travaux portant sur la communication

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numérique écrite tentent d’analyser le registre ou le genre auxquels appartiendraient ces discours et observent généralement que ce registre (ou ce genre) est en train de se constituer, par l’hybridation de caractéristiques de l’écrit et de l’oralité et par l’émergence de traits spécifiques.

2. Le problème de l’accès au contexte de production des messages Par rapport à l’intérêt méthodologique qu’elle représente pour le chercheur en linguistique ou en communication, la communication numérique écrite instaure aussi une sorte de paradoxe. L’internet et les technologies numériques peuvent permettre l’accès à de nombreux corpus naturels mais, en même temps, cet accès se limite aux productions discursives et rend difficile, parfois impossible, l’accès au contexte de production de ces messages. Or, l’intérêt de travailler sur des données naturelles va généralement de pair avec la reconnaissance du caractère situé de l’organisation des pratiques discursives, c’est-­à-­dire leur ancrage dans un contexte social. De ce point de vue, la communication numérique écrite pose un vrai problème méthodologique : comment le chercheur peut-­il être sûr que le phénomène qu’il étudie n’est pas en partie déterminé par une variable contextuelle à laquelle il n’a pas accès ? Pour résoudre ce problème de faible accès au contexte, deux positions sont généralement adoptées dans le champ de l’analyse des discours numériques. Tout d’abord, considérant que les productions sont décontextualisés par nature, de nombreuses études se limitent à observer les discours (text-­centered), sans tenir compte du fait que leur production est nécessairement située et incarnée par des individus. L’autre position revient à considérer que ces discours numériques sont bien contextualisés, mais que les éléments du contexte pris en compte sont ceux qui sont accessibles à travers les discours eux-­mêmes : les échanges sont situés dans la communauté virtuelle dans laquelle ils se tiennent, les internautes ont les identités qu’ils construisent par leurs discours et leurs pseudonymes, les normes et les valeurs idéologiques déterminant les discours sont celles de la communauté en ligne, etc. En bref, du point de vue de la prise en compte du

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contexte, l’analyse de la communication numérique écrite risque de bloquer l’analyste dans deux positions assez radicales : une nouvelle forme d’immanentisme (il n’y a pas de contexte, il n’y a que des textes) ou de constructivisme (le contexte est dans les textes). Ce faible accès au contexte de production des messages s’accompagne de l’impossibilité de saisir les processus d’écriture des messages autrement qu’à travers leur publication. Deux exemples peuvent illustrer ce problème. Tout d’abord, lorsqu’on analyse un forum modéré (c’est-­à-­dire contrôlé par un modérateur), on n’a accès en fait qu’aux messages que le modérateur a jugé dignes d’être publiés, et pas aux messages envoyés. Cet écart peut poser problème dès lors qu’on prétend saisir la dynamique des échanges. En effet, lorsque le modérateur agit a posteriori, il peut avoir laissé dans le forum un message qui était une réponse à un autre message qui, entre temps, a été supprimé. Ainsi, l’alternance des messages et la structuration des échanges peuvent apparaître d’une manière trompeuse aux yeux de l’analyste. De la même manière, l’alternance des messages échangés en messagerie instantanée résulte des procédés d’affichage du système de messagerie (qui rend visible les messages les uns après les autres) mais peut être éloigné de l’alternance de ces mêmes messages au cours de leurs processus de production. Ainsi, lorsqu’on étudie les échanges par messagerie instantanée en se focalisant sur les activités d’écriture des internautes, on peut observer de fréquents chevauchements dont le système d’affichage ne rend pas compte.

3. Les problèmes éthiques posés par l’analyse de corpus d’écrits numériques 3.1. La mise en place d’une éthique de la recherche La prise en compte de considérations éthiques est une nécessité pour l’analyse de la communication numérique écrite car, dans ce type de démarche, on est particulièrement exposé au

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risque de violer des principes éthiques élémentaires, en raison de la facilité de recueillir et d’observer en cachette des discours naturels, de la difficulté d’identifier si ces terrains sont publics ou privés et des problèmes pratiques pour obtenir le consentement des internautes dont les discours sont étudiés. Comme le montre Y. Gingras, en 2011, la situation est paradoxale : alors que les gens dévoilent de plus en plus d’informations sur leurs vies privées – en particulier sur les plateformes de réseaux sociaux – les chercheurs en sciences humaines et sociales sont soumis à des cadres éthiques et réglementaires de plus en plus rigides. Partant de ce constat, deux démarches sont possibles. Tout d’abord, traitant d’échanges discursifs produits en situation naturelle, le chercheur intéressé par la communication numérique écrite peut s’inspirer des bonnes pratiques existant pour l’analyse de données comparables, par exemple des corpus oraux authentiques. Ainsi, la lecture du « guide des bonnes pratiques pour les corpus oraux » publié en 2006 aux éditions du CNRS peut être un point de départ pour sensibiliser le chercheur aux questions éthiques et juridiques et pour choisir une position acceptable. Quel est le statut juridique du corpus (domaine public et/ ou produit d’une création intellectuelle) ? Contient-­il des données personnelles ? Comment se conformer au respect de la vie privée ? Ce guide conseille d’obtenir le consentement des personnes ayant produit les discours étudiés. De manière évidente, l’exigence éthique défendue par ce guide peut être une source d’inspiration mais ses recommandations ne semblent pas pouvoir être respectées lorsqu’on analyse des corpus de communication numérique écrite. Par exemple, par quel moyen obtenir le consentement des internautes dont on analyse les discours ? La limite de cette première démarche est évidemment de vouloir appliquer aux corpus d’écrits numériques des règles élaborées pour d’autres corpus. On peut donc préférer mener une réflexion éthique spécifique à l’analyse de la communication numérique. Dans l’espace francophone, cette démarche n’est pas encore très représentée, mais elle a donné lieu à de nombreuses discussions dans le monde anglophone, et à l’établissement d’une thématique : l’Internet Research Ethics (IRE). La naissance de l’IRE date de la publication d’un numéro spécial de la revue The

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Information Society, en 1996, suivi en 1999 d’un workshop national sur l’IRE organisé par l’American Association for the Advancement of Science. De 1999 à 2002, de nombreux chercheurs ont publié leurs réflexions sur les difficultés éthiques qu’ils rencontraient et, à partir de 2000, l’AoIR (Association of Internet Researchers) organisa un atelier sur l’IRE, qui donna lieu, en 2002, à la publication d’un guide, édité par le philosophe Charles Ess.

3.2. Les messages observés sont-­ils publics ou privés ? Les choix éthiques qui doivent être faits lorsqu’on analyse des écrits numériques dépendent très largement de leur caractère public ou privé. Ainsi, l’AoIR considère que plus les messages étudiés sont publics moins est forte l’obligation de protéger l’intimité et la vie privée des internautes et la confidentialité de leurs discours. Les choix éthiques ne sont donc pas les mêmes lorsqu’on analyse un corpus de courriers électroniques ou de textos (clairement privés) ou des pages web (apparemment publiques). Un double problème apparaît lorsqu’on tente de fonder des choix éthiques sur cette distinction public – privé. Tout d’abord, elle n’est pas toujours adaptée à la communication numérique écrite. Par exemple, les forums de discussion sont souvent considérés comme publics alors même que la possibilité d’y poster un message exige une inscription. En fait, ce problème de définition – et le dilemme qui en résulte – repose sur la confusion entre la position du chercheur et celle de l’internaute. Si le chercheur a le sentiment qu’un forum de discussion est public, c’est parce que les messages lui sont totalement accessibles. Mais, de son côté, l’expérience de l’internaute qui poste ces messages peut l’amener à considérer le forum comme privé. De manière évidente, un internaute parlant de ses problèmes de santé dans Doctissimo.fr s’attend à ce que son message soit lu par d’autres participants au forum et, même plus précisément, par des internautes concernés par le même problème de santé. Il n’imagine pas a priori que ses messages seront lus par n’importe quel internaute, et certainement pas par un internaute qui désire les analyser pour rédiger un dossier ou publier un article. En d’autres termes, un accès facile ne signifie pas un accès public, un échange public

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pour un observateur extérieur peut être vécu comme privé par ses participants. De manière réciproque, et pour voir le point de vue juridique, un accès réservé ne signifie pas un accès privé. C’est ce que signifiait la décision du conseil des prud’hommes de Boulogne-­Billancourt en novembre 2010, qui a jugé valide le licenciement d’un salarié ayant critiqué sa hiérarchie sur sa page Facebook. Même si son message n’était accessible qu’à ses « amis », ces derniers étaient en assez grand nombre pour que l’outrage fût considéré comme public. Le chercheur peut décider de se baser sur une distinction entre public et privé apparemment plus nette, comme celle que lui fournit la loi. En France, par exemple, depuis l’adoption de la loi du 1er août 2000 relative à la liberté de communication, les services de communication en ligne autres que de correspondance privée (le courrier électronique6, le SMS, par exemple) sont considérés comme des services de communication audiovisuelle, dont la nature est publique. L’internaute est alors considéré comme l’auteur de son message et le chercheur peut utiliser ce message en le citant (en vertu du droit de citation et de l’exception au droit d’auteur prévu pour les analyses scientifiques), sous réserve que soient indiqués clairement le nom de l’auteur et de la source. Mais, dans ce cas, on ne peut en aucun cas protéger la vie privée et l’intimité des auteurs des messages, puisqu’on doit, au contraire, divulguer leurs identités pour respecter le code de la propriété intellectuelle. De même, d’un point de vue juridique, caractériser des écrits numériques comme publics exonère totalement le chercheur de l’obligation de manifester sa présence : il peut alors espionner à sa guise. Ainsi, en basant des choix éthiques sur la distinction public – privé, on arrive à des comportements paradoxaux. Si l’on considère les écrits numériques comme potentiellement privés, on doit adopter un ensemble de précautions éthiques faisant disparaître l’essentiel de l’intérêt méthodologique de tels corpus. Si, au contraire, on

6.  Pour être plus précis, d’un point de vue juridique le courrier électronique n’est pas considéré comme une correspondance privée dans un contexte professionnel. Un arrêt de la Cour Européenne des Droits de l’Homme du 12 janvier 2016 autorise en effet les employeurs à lire les courriels de leurs salariés sauf si ces derniers ont indiqué explicitement (dans la zone « sujet ») que les messages étaient « privés » ou « personnels ».

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considère certains écrits numériques comme publics, on doit adopter une position assez peu éthique. Aussi, pour sortir de ce dilemme, Herring propose de juger du caractère public ou privé d’une situation de communication numérique en utilisant d’autres critères, comme le nombre de destinataires d’un message (par exemple la taille d’un forum), la nature des écrits (les sujets abordés dans les messages sont-­ils intimes ou pas ?) et la dimension « intrusive » de la recherche (la présence du chercheur a-­t‑elle un effet sur les messages étudiés ?).

3.3. Comment protéger l’identité des internautes observés ? Selon l’AoIR, le chercheur se doit de protéger l’identité des internautes dont il étudie les discours, particulièrement lorsqu’il s’agit d’individus « vulnérables » (des enfants, des mineurs, etc.). La réponse pratique à cette exigence de protection passe naturellement par l’anonymisation des données. Sur ce point, les pratiques des chercheurs sont assez hétérogènes. Ainsi, si l’on prend comme exemples les travaux publiés dans l’ouvrage collectif La langue du cyberespace : de la diversité aux normes (dirigé par J. Gerbault en 2007), on observe différents choix : conserver les pseudonymes dans les messages sans les modifier, anonymiser les messages en ne reproduisant pas leurs en-­têtes et leurs signatures mais en en conservant l’intégralité (y compris les prénoms qui peuvent y apparaître), se contenter d’utiliser des extraits courts des messages étudiés, anonymiser les messages en indiquant [nom] ou en utilisant les initiales à la place des noms des auteurs des messages. On peut voir que ces choix sont tous orientés vers la protection de l’identité des internautes, mais avec des niveaux d’anonymisation différents. La présence de pseudonymes dans certains types de messages numériques incite parfois à ne pas anonymiser leurs corpus, sans doute parce que la protection de l’identité personnelle paraît être assurée par les internautes eux-­mêmes. Cette position est très discutable car comme le note H. T. Battles, en 2010, elle consiste à protéger l’identité « in-­real-­life » de l’internaute mais à laisser accessible son identité « online », ce qui revient à dénier la réalité sociale du cyberespace, attitude curieuse lorsqu’on étudie la communication numérique. Enfin, il est naïf de penser

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que l’anonymisation des corpus puisse garantir la protection de l’identité des internautes observés. En effet, d’un point de vue technique, n’importe quel extrait d’un message produit par un internaute peut permettre dans une certaine mesure de « remonter » à quelques éléments de son identité, parfois même à son identité « réelle », que ce soit en remontant à son profil d’utilisateur (dans un forum ou sur une plateforme de réseau social) ou à travers son adresse IP.

3.4. Comment avoir le consentement éclairé des internautes ? Idéalement, l’AoIR préconise d’obtenir le consentement éclairé des internautes dont les messages sont analysés. Demander le consentement des locuteurs dont on analyse la production est une pratique courante pour l’analyse de corpus oraux naturels mais aussi, de manière évidente, une difficulté technique et un biais méthodologique potentiel. Pour l’analyse de la communication numérique, une difficulté pratique vient s’ajouter à ces problèmes. Si l’on désire obtenir le consentement éclairé des internautes observés, comment peut-­on faire ? Lorsqu’on étudie un forum par exemple, doit-­on adresser une demande au forum dans son ensemble ou uniquement individuellement aux internautes dont les messages nous intéressent ?

3.5. Comment évaluer le risque que notre recherche fait courir aux internautes ? Le dernier principe évoqué par l’AoIR est lié à la question des risques qu’une recherche, ses résultats et leur diffusion peuvent faire courir aux internautes observés. Ainsi, en 1996, Reid relate la manière dont son étude du MUD7 JennyMUSH a provoqué la désintégration sociale de la communauté en ligne observée. Dès lors que E. Reid a demandé à certains membres de la communauté l’autorisation d’utiliser leurs messages, la communauté

7.  Un MUD (multi-­user dungeon) est un espace virtuel de discussion, d’échanges ou de jeu, basé sur des descriptions textuelles de salles, d’objets ou de personnages. Ce type de système a été très populaire dans les années 80 puis a été remplacé par des plateformes représentant des univers virtuels par des moyens graphiques.

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a été traversée par une crise liée au sentiment qu’avaient alors les membres de ne pas être protégés dans la communauté. Une règle d’or s’impose en fait pour les chercheurs : s’interroger sur ce qu’eux-­mêmes ressentiraient s’ils étaient traités de la manière dont ils traitent les internautes qu’ils observent

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Chapitre 3

Théories et méthodes pour l’analyse de la communication numérique écrite L

’analyse de la communication numérique écrite correspond à un champ de recherche qui s’est constitué depuis le milieu des années 90. Ce chapitre permettra de présenter les différentes approches qui le composent. Dans un premier temps, nous le définirons en présentant son positionnement et son historique. On verra ensuite qu’il constitue une partie d’un ensemble plus vaste, l’analyse de la communication numérique (initialement Computer-­ Mediated Communication Studies), qui regroupe des recherches souvent issues de la psychologie sociale, essayant de saisir l’impact des technologies numériques sur la communication interpersonnelle. On verra enfin que l’analyse des discours numériques se focalise sur la dimension langagière de ces échanges et correspond à des démarches de recherche qui s’inscrivent dans un de ces trois niveaux d’analyse : l’analyse lin-

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guistique des écrits numériques, la pragmatique des échanges numériques écrits et l’analyse des « conversations numériques écrites ».

1. La constitution d’un champ de recherche L’analyse de la communication numérique est un champ de recherche assez vaste, qui correspond au domaine anglo-­ saxon des Computer-­Mediated Communication Studies. Ce champ de recherche renvoie à des travaux appartenant à plusieurs disciplines, principalement la psychologie sociale, la sociologie, les sciences de la communication et les sciences du langage. Lorsque ces travaux mettent l’accent sur la dimension langagière de la communication numérique, on considère qu’ils appartiennent à un sous-­champ, l’analyse des discours numériques, dont la constitution en tant que domaine autonome date du milieu des années 1990 avec l’émergence de la Computer-­Mediated Discourse Analysis. L’analyse des discours numériques combine l’étude des propriétés formelles des écrits numériques et l’analyse de leurs effets communicatifs. Ce domaine de recherche poursuit en fait plusieurs objectifs : la description et la classification des nouvelles formes discursives qui ont émergé avec la communication numérique, l’analyse des effets de la médiation des technologies numériques sur le langage, la communication et d’autres phénomènes spécifiques comme la cognition, l’apprentissage, la construction de l’identité, la dynamique de groupes, etc. Les premières études portant sur l’impact des technologies d’information et de communication sur les caractéristiques des écrits numériques datent du milieu des années 1980 (avec les travaux de N. S. Baron ou D. E. Murray, par exemple) mais ce domaine de recherche a véritablement pris son essor au milieu des années 1990 avec les travaux de Ferrara, Brunner et Whitemore sur le discours écrit interactif, ou avec l’ouvrage collectif édité par Herring en 1996, par exemple. Depuis la fin des années 1990, l’analyse des discours numérique est devenu un domaine de recherche bien identifié au niveau international, ce dont témoigne le nombre important de publications, l’existence

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de revues (comme le Journal of Computer-­Mediated Communication ou Language@Internet, par exemple) ou de congrès scientifiques. En France, la communication écrite médiatisée par les T.I.C. est un objet d’étude qui est apparu assez tôt dans le paysage de l’analyse de discours, tout simplement parce qu’il correspond à un usage ancien très développé en France, celui de la télématique et de ses messageries. Ainsi, on trouve certains travaux pionniers sur les échanges sur Minitel dès la fin des années 1980, avec les publications de Anis, F. Debyser ou D. Luzzati, par exemple. On peut noter que, dès 1989, la revue Réseaux consacrait un numéro aux messageries télématiques. L’arrivée de l’internet et la constitution de l’analyse des discours numériques comme domaine de recherche légitime ont favorisé la production de nombreux travaux en France, issus de divers courants de la linguistique : la sémiolinguistique de l’écrit (avec les travaux fondateurs de Anis), la linguistique informatique (avec l’analyse linguistique des courriels et des SMS de R. Panckhurst, par exemple), l’analyse de discours (avec les recherches sur les genres numériques de R. Mourlhon-­Dallies, ou la « technodiscursivité » de Paveau, par exemple), la sociolinguistique (avec les travaux de I. Pierozak ou Liénard, par exemple), la linguistique interactionnelle (avec les travaux de Fornel ou Marcoccia, par exemple), la didactique (avec les travaux de Mangenot, par exemple) ou la pragmatique interculturelle (avec les travaux de H. Atifi).

2. L’analyse de la communication numérique La plupart des travaux sur la communication numérique appartiennent aux domaines des sciences de la communication et de la psychologie sociale. Ils tentent généralement d’identifier les problèmes que va poser la médiation technologique sur les processus de communication. Ils ne sont pas strictement focalisés sur la dimension langagière de la communication numérique et ne s’inscrivent donc pas dans le champ de l’analyse des discours numériques mais peuvent néanmoins en constituer une sorte d’arrière-­plan théorique. Depuis l’article visionnaire de J. C. R. Licklider et R. W. Taylor en 1968 et les recherches pionnières de S. R. Hiltz et M. Turoff en

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1978, de nombreux chercheurs s’interrogent sur la possibilité de communiquer via des réseaux informatiques. Le plus souvent, la communication numérique est analysée à travers ses limites, ses contraintes, les problèmes que ses caractéristiques vont poser et la manière dont les utilisateurs vont essayer de les résoudre. Ainsi, on trouve de nombreux travaux sur les difficultés que pose l’absence de co-­présence des participants à l’échange communicatif et sur la faiblesse du contexte partagé. De la même manière, on s’interroge sur l’absence de données para-­verbales et non verbales dans les messages et sur la difficulté de produire un feed-­back et de mettre en place des principes de régulation de la communication. Ces différentes questions sont souvent traitées à partir de quatre grands modèles ou hypothèses. Tout d’abord, de nombreuses recherches utilisent la théorie de la richesse des médias, développée par Daft et Lengel en 1986, par exemple pour expliquer des phénomènes de « choix de médium » (« media preference ») : quelle technologie de communication numérique va-­t‑on utiliser pour réaliser quelle tâche ? Ce choix sera souvent basé sur la représentation qu’ont les utilisateurs de la « richesse » des médias, c’est-­à-­dire de la vitesse de réaction qu’ils rendent possible, de la variété des canaux disponibles, de leur capacité à être personnalisés et de la richesse du langage qui peut être utilisé. Trois théories ou modèles issus de la psychologie sociale sont aussi utilisés pour identifier les limites ou les potentialités des technologies numériques pour la communication interpersonnelle, en particulier dans sa dimension expressive et émotionnelle. En 1986, L. Sproull et S. Kiesler développent la théorie du filtrage des indices sociaux et soulignent les limites de la communication médiatisée par ordinateur et ses effets négatifs : les dispositifs de communication numérique sont peu propices à la communication expressive et à l’intelligibilité des messages et des intentions des utilisateurs, en raison de l’absence d’indices habituellement présents en face à face et de contexte partagé (particulièrement pour les outils permettant la communication entre inconnus, comme les forums de discussion). De même, l’anonymat caractéristique de certains dispositifs de communication numérique peut entraîner une forme de désinhibition sociale qui peut déboucher sur des comportements antisociaux

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(provocation, agressivité, violence verbale qui peut se traduire par la production de « flames », c’est-­à-­dire de messages insultants produits avec l’intention de créer un conflit). En développant une théorie du « traitement des informations sociales » (social information processing), à partir de 1992, Walther s’oppose à la théorie du filtrage des indices sociaux et assure que les internautes réussissent à dépasser les limites du médium en adaptant leurs comportements langagiers et en développant des stratégies communicatives pour représenter la dimension sociale et relationnelle de l’échange. La communication numérique présente en effet des caractéristiques qui sont favorables à la mise en œuvre de ces stratégies : en situation de communication asynchrone, les participants disposent de temps pour produire le message, peuvent le modifier et l’améliorer pour qu’il soit le plus proche possible de l’attitude qu’ils souhaitent manifester. En fait, selon J. Walther, la communication numérique permet de contrôler son image, ses attitudes et ses émotions plus facilement qu’en situation de face à face. De leur côté, Postmes, Spears et Lea contestent le fait que la communication en ligne entraîne nécessairement une violation des normes sociales. En effet, selon le modèle SIDE (« Social Identity Models of Deinviduation Effects »), introduit en 1998, la communication numérique et l’anonymat en ligne peuvent favoriser un processus de désindividuation tel que les internautes vont être moins définis pas leurs identités spécifiques que par l’appartenance à des groupes (groupes de discussion, utilisateurs d’un même canal de Tchat, « amis » dans un même réseau social, etc.), ce qui va plutôt renforcer les normes sociales de ces collectifs. Ainsi, les phénomènes d’agressivité sur l’internet seraient plutôt liés à des questions de conflit intergroupe.

3. L’analyse des discours numériques 3.1. Niveaux d’analyse et approches On peut appeler « analyse des discours numériques » toute analyse de la communication numérique qui se focalise sur sa dimension langagière. De nombreux travaux s’inscrivent dans ce champ et peuvent être distingués selon le niveau d’analyse

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qu’ils proposent : linguistique (au sens de l’analyse des structures formelles des discours numériques), sémantique/pragmatique (lorsque l’intérêt se porte sur des questions de signification, d’intelligibilité et de valeur illocutoire des discours) et interactionnelle (lorsqu’il s’agit d’analyser la dynamique et la structuration des échanges numériques écrits). Ces travaux peuvent parfois relever d’une démarche comparative lorsqu’il s’agit d’identifier les caractéristiques des discours numériques par rapport à d’autres types de discours, oraux ou écrits. Ainsi, dans les travaux pionniers, on trouve souvent la question suivante : les écrits numériques sont-­ils plus proches de l’écrit ou de l’oral ? Une autre démarche a consisté à relever et analyser les procédés de surface les plus remarquables dans les écrits numériques. Ainsi, on a à la fin des années 90 un nombre très important d’études sur les acronymes, les abréviations ou les émoticônes. La plupart des recherches sur les discours numériques sont qualitatives : il s’agit d’analyser des phénomènes discursifs présents dans des corpus spécifiques et limités. Il existe néanmoins quelques travaux d’analyse quantitative, par exemple l’analyse proposée par Yates en 1996 à partir d’importants corpus de « conférences par ordinateur » en français et en anglais.

3.2. L’analyse linguistique des écrits numériques On parlera d’analyse linguistique des écrits numériques pour désigner, de manière limitative, les recherches qui portent sur la structure des écrits numériques, appréhendés à un niveau micro. Pour l’essentiel, il s’agit de recherches qui peuvent porter sur la typographie, l’orthographe, la morphologie lexicale (la formation des mots) ou la structure des phrases (syntaxe). Plus précisément, l’analyse linguistique des écrits numériques tente d’identifier et de comprendre les effets de la médiation technologique sur ces aspects langagiers. Par exemple, la synchronicité des échanges numériques écrits a de nombreux effets sur les propriétés formelles des discours produits, en termes de densité lexicale et d’intégration syntaxique, et globalement de complexité structurale. Ainsi, dans des discours produits en situation de communication numérique synchrone, on trouvera moins de compléments, des mots plus courts, une plus faible densité lexicale, et un plus faible ratio de noms (par rapport aux verbes)

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que dans n’importe quel autre type de discours écrit. De manière encore plus évidente, l’analyse linguistique du langage texto laisse apparaître de très nombreux phénomènes remarquables, plus ou moins déterminés par les contraintes technologiques et situationnelles de la communication par SMS.

3.3. La pragmatique de la communication numérique écrite D’autres recherches portent sur un niveau d’analyse « supérieur », qu’on peut qualifier d’analyse pragmatique de la communication numérique écrite. De manière schématique, ces travaux portent sur des phénomènes liés au langage en action, aussi bien sur le langage analysé dans son utilisation en situation que sur la dimension strictement pragmatique du langage, c’est-­à-­dire sa capacité à réaliser des actions. Trois approches coexistent. La première consiste à porter son intérêt sur des sujets qui appartiennent traditionnellement au domaine de la pragmatique du langage, et à les étudier dans un contexte de communication numérique. Certains objets d’étude s’imposent alors : les principes de coopération et de pertinence, la performativité du discours, et la question des normes de politesse dans les échanges. Le principe de coopération et, particulièrement, de pertinence développés par Grice (en 1975) ou Sperber et Wilson (en 1986) repose, de manière schématique, sur l’idée selon laquelle on interprète un énoncé en faisant l’hypothèse que celui qui l’a produit l’a fait de telle sorte qu’il soit le plus intelligible possible (c’est-­à-­dire le plus clair, concis, pertinent, etc.). Il est alors intéressant d’analyser la manière dont ce principe est mis en œuvre dans les échanges numériques écrits, particulièrement problématiques lorsqu’ils ne reposent pas sur un contexte partagé, que les messages peuvent s’échanger entre inconnus et que leur cohérence thématique est parfois mise à mal. Comment être coopératif, clair ou pertinent lorsqu’on poste un message dans un forum de discussion, par exemple ? La performativité des discours – c’est-­à-­dire leur capacité à réaliser des actes (de langage) – est aussi un objet d’étude privilégié de l’analyse pragmatique des discours numériques. Ainsi, certains travaux portent sur des actes de langage particuliers et sur la manière dont ils sont réalisés dans des situations de communication numérique

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spécifiques : la demande dans les forums d’entraide, analysée par Gauducheau et Marcoccia en 2011 ou l’excuse par courriel, analysée par S. Harrison et D. Allton en 2013, par exemple. Enfin, les travaux sur les normes de politesse, leur mise en œuvre par des moyens discursifs ou leur violation dans les échanges numériques sont assez nombreux. En effet, cet objet d’étude, traité sous sa dimension pragmatique et langagière, renvoie directement aux questionnements récurrents sur la nature des relations interpersonnelles en ligne. En 2010, un numéro du « Journal of politeness Research », dirigé par M. A. Locher, a ainsi été consacré à la politesse et l’impolitesse dans la communication écrite. On peut distinguer une deuxième approche dans les travaux s’inscrivant dans le champ de la pragmatique de la communication numérique, qui part des procédés discursifs spécifiques des écrits numériques pour les analyser du point de vue de leur dimension pragmatique. Ainsi, ces recherches partent de l’observation de phénomènes pour nourrir une réflexion sur la pragmatique des discours numériques : quels rôles jouent les émoticônes dans la politesse en ligne ? Quelle fonction peut avoir la présence d’un hyperlien dans un message du point de vue de son intelligibilité ou de la quantité d’informations qu’il permet de transmettre ? Dans quelle mesure de la performativité est introduite par les « technosignes » (pour reprendre le terme introduit par Paveau), c’est-­à-­dire les segments à la fois langagiers et techniques, souvent cliquables comme les mots-­consignes du type « j’aime » ou « partager » sur Facebook ? Enfin, on peut citer les travaux de F. Yus sur la cyberpragmatique (2011) qui représentent une troisième approche qu’on peut qualifier de « pragmatique cognitive ». Ce type d’analyse privilégie la question de l’interprétation des messages en contexte de communication numérique dans le cadre de la théorie de la pertinence de Sperber et Wilson, selon laquelle un locuteur va fournir à son interlocuteur un certain nombre d’indices qui, liés au contexte, vont permettre d’inférer l’intention de communication, en respectant un principe « d’économie » du travail d’interprétation. Dans ce cadre, l’analyse pragmatique cognitive de la communication numérique écrite s’interroge sur la manière dont l’environnement numérique va modifier les principes de production et d’interprétation des messages.

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3.4. L’analyse des conversations numériques écrites Les travaux s’inscrivant dans le champ de l’analyse des conversations ou, plus généralement, de la linguistique interactionnelle sont naturellement consacrées aux conversations en face à face, le plus souvent familières. Néanmoins, certains chercheurs analysent les échanges communicatifs numériques écrits en s’inscrivant dans ce paradigme. Ces recherches tentent pour l’essentiel d’identifier la manière dont les phénomènes habituellement décrits pour la conversation en face à face sont modifiés par la médiation numérique : le déroulement des séquences d’ouverture, la gestion des faces, les « réparations » (repairs), l’organisation temporelle et séquentielle des échanges, leur cohérence interactionnelle, etc. Ces travaux essayent bien souvent de mettre en évidence les caractéristiques de la communication numérique écrite qui vont poser des problèmes pour réaliser réellement des « conversations en ligne ». Ainsi, les échanges par Tchat ou en forum sont souvent marqués par une forte « désintégration » thématique et par une faible lisibilité de la structuration des échanges. En revanche, la persistance des messages et les mécanismes de « citation automatique » deviennent des ressources permettant aux internautes de gérer leurs engagements dans les discussions en ligne. La plupart de ces travaux traitent du tchat ou de la messagerie instantanée, ce qui n’est pas étonnant puisqu’il s’agit de dispositifs de communication en ligne quasi-­ synchrones, qui se rapprochent le plus de la conversation « naturelle ». Cependant, quelques travaux d’analyse conversationnelle concernent la communication en ligne asynchrone, particulièrement les forums. La question se pose alors de l’adéquation du cadre de l’analyse des conversations pour des types d’échanges dont la dimension conversationnelle est discutable.

4. Méthodes et corpus Quel que soit le niveau d’analyse choisi et le type de phénomène étudié, l’analyse de la communication numérique écrite s’inscrit généralement dans une des trois postures de recherche mises en évidence par F. Mourlhon-­Dallies, F. Rakotonoelina et S. Reboul-­Touré en 2004 : chercher du nouveau, chercher du

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connu ou faire un retour sur les théories. Les premières recherches sur les écrits électroniques étaient souvent consacrées à des nouvelles formes discursives (linguistiques ou iconiques), très différentes de ce qu’on trouve dans les écrits standards imprimés traditionnels : les émoticônes, le langage « texto », l’usage fréquent d’abréviations, l’hybridation oral/écrit, etc. Sans doute en réaction à cette prime à la nouveauté, une seconde vague de recherche s’est attachée à identifier ce qui rapproche la communication numérique écrite de formes et de procédés déjà connus : les émoticônes comparées à des didascalies électroniques par F. Mourlhon-­Dallies et J. Y. Colin en 1999, la nétiquette (« l’étiquette du net », les règles de bon comportement en ligne) et les chartes comparées aux traités de savoir-­vivre par Marcoccia, en 1999, par exemple. Ces rapprochements ont ainsi permis à l’analyse des écrits numériques de dépasser une forme d’enthousiasme débridé – et assez peu scientifique – pour la nouveauté et la dimension soit disant « révolutionnaire » de la communication numérique. Cela a permis aussi de faire de l’analyse des discours numériques un instrument d’interrogation privilégié de notions fondatrices dans le champ des sciences du langage. En effet, décrire et analyser ces nouvelles situations de communication a obligé à interroger et revisiter parfois les notions de cadre participatif (lorsqu’on étudie les forums au format de réception assez complexe), de genre (lorsqu’on compare ces mêmes forums aux courriers des lecteurs ; appartiennent-­ils au même genre ?), de registre (lorsqu’on s’intéresse aux Tchats) et, de manière constante, d’oral et d’écrit ? On peut aussi observer une évolution des pratiques d’observation et d’analyse des écrits numériques du point de vue de la caractérisation des corpus. Lorsqu’on veut analyser la communication écrite numérique, que faut-­il observer ? Uniquement les productions écrites des internautes (du texte) ? Ces productions intégrées à leur environnement technologique (la « textualité numérique ») ? Ou bien l’activité d’écriture instrumentée par ces technologies (l’écriture numérique, comme activité située et « équipée ») ? Le premier choix revient à porter ses analyses sur des corpus uniquement textuels, extraits de leurs environnements numériques. Pour être concret, cela revient par exemple à extraire des

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messages d’un dispositif de communication numérique et de les archiver et de les décrire dans un fichier de texte standard. Ce type de corpus – qu’on peut qualifier de « verbo-­centriste » – présente de nombreuses limites : il « nettoie » les discours de ce qui fait leur matérialité numérique, il ne rend plus perceptible la part de texte (ou de péritexte) produite par le système technologique lui-­même (par exemple les informations apportées dans l’en-­tête d’un courriel), etc. En revanche, ce traitement rend les corpus plus facilement manipulables et permet de se focaliser uniquement sur les productions écrites des internautes. Le deuxième choix est de recueillir les corpus d’écrits numériques en conservant leur environnement technologique, soit par copie d’écran soit en travaillant sur ces corpus « en ligne ». L’objectif est évidemment d’analyser les écrits numériques tels qu’ils se présentent en situation « naturelle ». Deux problèmes doivent néanmoins être pris en compte. Tout d’abord, les contraintes de publication des travaux de recherche peuvent rendre impossible l’accès aux corpus pris dans leur « textualité numérique » : un message numérique reproduit dans un article publié dans une revue imprimée n’aura en fait plus rien de numérique ! Par ailleurs, le choix de sélectionner et d’analyser son corpus en ligne rend très difficile sa clôture. Par exemple, si un chercheur préserve l’aspect « dynamique » et hypertextuelle de la page Facebook qu’il désire analyser, où s’arrête son corpus ? Certains travaux de recherche, assez rares, portent sur des corpus recueillis par des méthodes d’analyse multimodale. Il s’agit de capter à la fois l’activité des internautes (qui sont filmés par des webcams installés sur leurs ordinateurs ou avec un dispositif plus lourd) et « ce qui se passe » sur leurs écrans (en utilisant des logiciels d’enregistrement vidéo d’écrans, comme Camtasia qui permet de réaliser des captures vidéo dynamique des textes numériques en train d’être écrits). Dans ce cas, ce ne sont plus les écrits mais l’activité d’écriture et, plus largement, de communication qui est analysée. Cela permet de saisir des phénomènes habituellement invisibles lorsqu’on analyse uniquement les messages : l’analyse de la dimension socio-­affective des échanges en ligne peut par exemple gagner beaucoup à intégrer des données non verbales. Ainsi, l’analyse des mimiques des internautes permet d’analyser plus finement l’utilisation des émoticônes, en distin-

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guant ceux qui traduisent une émotion apparemment ressentie et ceux qui permettent de « jouer » l’émotion. De la même manière, l’étude de la gestualité – et particulièrement de celle qui n’est pas strictement ergonomique – permet d’analyser en détail des mécanismes d’engagement dans les échanges en ligne. Dans une étude publiée en 2008, Marcoccia, Atifi et Gauducheau observent qu’au cours d’échanges en messagerie instantanée, les utilisateurs ont des mouvements de buste comparables aux attitudes d’engagement dans l’échange observables habituellement en face à face. Par ailleurs, l’analyse multimodale permet de saisir des écarts entre la manière dont les échanges sont rendus visibles par le système et la manière dont ils se déroulent « réellement ». Par exemple, l’ordre dans lequel sont affichés les messages produits au cours d’un échange en messagerie instantanée peut ne pas correspondre à l’ordre dans lequel ils ont été produits et envoyés. Ainsi, un message B peut apparaître à l’écran « en dessous » d’un message A, alors qu’il a pu être produit avant ou pendant ce message A. À cette défense de l’analyse multimodale, on peut objecter que les messages produits et rendus visibles par le système sont, de toute façon, les seules choses qui sont partagées par les internautes. De ce point de vue, l’analyse « purement textuelle » peut se justifier.

Références bibliographiques Anis Jacques, 1987. Le vidéotex interactif : un nouvel espace-­temps pour la communication écrite, LINX, 17 : 46‑55. Atifi Hassan, 2003. La variation culturelle dans les communications en ligne : analyse ethnographique des forums de discussion marocains. Langage & Société, 104 : 57-82. Baron Naomi S. 1984. Computer mediated communication as a force in language change, Visible Language, XVIII (2) : 118‑141. Debyser Francis, 1987. Télématique, interactivité et langage, LINX, 17 : 62‑64 Ferrara Kathleen, Brunner Hans et Whittemore Greg, 1991. Interactive written discourse as an emergent register, Written Communication, 8(1) : 8‑34. Fornel Michel de, 1989. Une situation interactionnelle négligée : la messagerie télématique, Réseaux, 38 : 31‑48.

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Théories et méthodes pour l’analyse de la communication  61 Gauducheau Nadia, 2008. La communication des émotions dans les échanges médiatisés par ordinateur : bilan et perspectives, Bulletin de psychologie 4/496 : 389‑404. Gauducheau Nadia et Marcoccia Michel, 2011. Le soutien social dans les forums de discussion Internet : réalisations interactionnelles et contrat de communication, in P. Castel, E. Salès-­Wuillemin et M.-­ F. Lacassage (eds.), Psychologie sociale, communication et langage. De la conception aux applications, Bruxelles, De Boeck Editions : 349‑368. Harrison Sandra et Allton Diane, 2013. Apologies in email discussions. In S. Herring, D. Stein & T. Virtanen (eds.), Pragmatics of Computer-­ Mediated Communication, Berlin, Mouton/De Gruyter : 315‑338 Herring Susan C. (Ed.), 1996. Computer-­Mediated Communication : Linguistic, Social and Cross-­Cultural Perspectives, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company. Herring Susan C., Stein Dieter, et Virtanen Tuija (Eds.), 2013. Pragmatics of computer-­mediated communication. Berlin, Mouton/De Gruyter. Hiltz Starr Roxanne et Turoff Murray, 1993. The Network Nation : Human Communication via Computer (revised edition), Cambridge (MA), MIT Press. (Première édition 1978). Licklider Joseph C.R. et Taylor Robert W., 1968. The computer as a communication device. Science and Technology, 76 : 21‑31. Liénard Fabien, 2007. Analyse linguistique et sociopragmatique de l’écriture électronique. Le cas du SMS tchaté. In J. Gerbault (éd.), La langue du cyberespace : de la diversité aux normes, Paris, L’Harmattan : 265‑278. Mangenot François, 2009. Du Minitel aux SMS, la communication électronique et ses usages pédagogiques, Linx, 60 : 97‑110 Marcoccia Michel, 1999. La Nétiquette : analyse sociopragmatique des règles de savoir-­vivre sur Internet, In-­Cognito. Cahiers romans de science cognitive, 13 : 5‑14. Marcoccia Michel, 2004. L’analyse conversationnelle des forums de discussion : questionnements méthodologiques, Les Carnets du CEDISCOR, 8 : 23‑38. Marcoccia Michel, Atifi Hassan et Gauducheau Nadia, 2008. Text-­ centered versus multimodal analysis of Instant Messaging conversation. Language@Internet, 5, article 7. URL (janvier 2016) : http://www. languageatinternet.org/articles/2008/1621

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62  Analyser la communication numérique écrite Mourlhon-­Dallies Florence et Colin Jean-­Yves, 1999. Des didascalies sur l’internet ?, In J. Anis (ed.), Internet, communication et langue française, Paris, Hermes Science : 13‑29. Mourlhon-­Dallies Florence, 2007. Communication électronique et genres du discours, Glottopol, 10 : 11‑23. URL (janvier 2016) : http:// glottopol.univ-­rouen.fr/telecharger/numero_10/gpl10_01mourlhon.pdf Mourlhon-­Dallies Florence, Rakotonoelina Florimond et Reboul-­ Touré Sandrine, 2004. Les discours de l’internet : quels enjeux pour la recherche ?, Les Carnets du Cediscor, 8 : 9‑18. Murray Denise E., 1985. Composition as Conversation : The Computer Terminal as Medium of Communication, In L. Odell et D. Goswami (eds.), Writing in Non-­Academic Settings. New York : Guilford Press : 205‑229. Panckhurst Rachel, 2007. Discours électronique médié : quelle évolution depuis une décennie ?, In J. Gerbault (éd.), La langue du cyberespace : de la diversité aux normes, Paris, L’Harmattan : 121‑136 Paveau, Marie-­Anne, 2013. Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique, Epistémé, 9 : 139‑176. Pierozak Isabelle, 2003. Le « français tchaté » : un objet à géométrie variable ?, Langage et société, 104 : 123‑144. Postmes Tom, Spears Russel et Lea Martin, 1998. Breaching or building social boundaries ? SIDE-­effects of computer-­mediated communication, Communication Research, 25 : 689‑715. Sproull Lee et Kiesler Sara, 1986. Reducing social context cues : Electronic mail in organizational communication, Management Science, 32(11) : 1492‑1512. Walther Joseph, 1996. Computer-­ mediated ­ communication : Impersonal, interpersonal and hyperpersonal interaction, Communication Research, 23 (1) : 3‑43. Yates Simeon J., 1996. Oral and Written Linguistic Aspects of Computer Conferencing : A Corpus Based Study, in S. C. Herring (ed.), Computer-­ Mediated Communication. Linguistic, Social and Cross-­Cultural Perspectives, John Benjamins, Amsterdam/Philadelphia : 29‑46. Yus Francisco, 2011. Cyberpragmatics. Internet-­ mediated communication in context, Amsterdam/Philadelphia, John Benjamins Publishing Company.

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Partie II

Les écrits numériques C

ette deuxième partie vise à mettre en évidence à la fois les principales caractéristiques des discours numériques écrits et les questionnements théoriques que l’on rencontre lorsqu’on tente de caractériser ce type de discours. Dans le chapitre 4, il s’agira de présenter les caractéristiques des discours numériques écrits. Deux points théoriques seront abordés : l’hétérogénéité des discours numériques en particulier du point de vue de leurs rapports aux normes de l’écrit standard et la question de leur position par rapport à la distinction écrit/oral. La description des procédés langagiers remarquables dans les écrits numériques sera faite en distinguant des caractéristiques assez générales et celles qu’on va trouver dans le style « texto », qui représente le type de discours numérique le plus éloigné de l’écrit standard. Dans le chapitre 5, la dimension technologique des écrits numériques sera mise en avant puisqu’il s’agira de décrire certaines propriétés directement liées à l’environnement numérique : l’instrumentation et le formatage technologiques de ces écrits, leur plurisémioticité (ils peuvent combiner texte, image, icône, « techno-­signes », etc.), leur fort degré d’intertextualité (dans la mesure où les écrits numériques intègrent souvent des fragments d’autres écrits, par citation, par exemple), et leur dimension hypertextuelle (au sens technologique du terme).

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Dans le chapitre 6, il s’agira de donner un cadre explicatif assez général aux divers procédés observés. On verra qu’ils renvoient le plus souvent à deux phénomènes fondamentaux : la « conversationnalisation » des écrits (c’est-­à-­dire leur capacité à « faire des conversations ») et la construction d’un contexte partagé.

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Chapitre 4

Décrire les discours numériques écrits D

ans ce chapitre, la description détaillée des procédés caractéristiques du discours numérique écrit et de sa forme la plus éloignée de l’écrit standard – le style « texto » – sera précédée de deux points théoriques. Il s’agira tout d’abord d’éviter toute généralisation et de montrer que les discours numériques écrits constituent un ensemble de pratiques discursives assez hétérogènes. Analyser ces discours revient alors à trouver un bon équilibre entre la recherche de caractéristiques générales (qui distinguent les écrits numériques des autres types d’écrit) et la mise en évidence de spécificités propres à certains écrits numériques : un courrier électronique est très différent d’un texto, mais, en même temps, ces deux types d’écrits numériques ont quelques points communs qui les distinguent d’autres formes de correspondance écrite, par exemple. Ainsi, les écrits numériques peuvent être très différents du point de vue de leur rapport aux normes de l’écrit standard. Il s’agira ensuite d’aborder une question récurrente dans le champ de l’analyse des discours numériques : sont-­ils plus proches de l’écrit ou de l’oral ? Dans quelle mesure peut-­on parler de discours hybride ?

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1. Genres discursifs, norme et variation En 2001, en conclusion de Language and the Internet, David Crystal vantait la créativité linguistique de l’être humain, qui s’est rapidement adapté aux nouvelles situations de communication numérique et a su exploiter le potentiel de ce nouveau médium pour créer de nouvelles formes d’expression. L’idée est partagée par de nombreux linguistes : les échanges verbaux qui s’opèrent par voie numérique sont à l’origine de nouveaux genres discursifs. Des conditions de production et de réception inédites entraînent assez logiquement l’émergence de nouveaux genres discursifs. La notion de genre est centrale en analyse de discours. à travers cette notion, on peut en effet saisir la manière dont on construit, on planifie et on interprète les activités verbales à l’intérieur d’une situation de communication donnée, d’un lieu, d’une communauté langagière, etc. De nombreux travaux en linguistique textuelle et en analyse de discours s’inscrivent dans une démarche globale de typologie des genres, quels que soient les points de vue à partir desquels cette typologie est élaborée : linguistique (en privilégiant les spécificités de l’énonciation et de l’organisation textuelle), fonctionnel (en s’intéressant aux fonctions des discours observés) ou situationnel, en se focalisant sur le type d’acteurs (discours des femmes, des adolescents, etc.), le contexte social de la communication (« ordinaire », médiatique, en contexte scolaire, etc.), le canal ou support utilisés (écrit manuscrit, imprimé, écrit numérique, oral formel, etc.). Ainsi, une modification de la finalité des discours, de leurs paramètres situationnels ou du support matériel assurant leur transmission entraîne nécessairement une modification des procédés mis en œuvre par les locuteurs dans leurs activités discursives. Dans le cas de la communication numérique, observe-­t‑on l’apparition de nouveaux genres ? L’arrivée d’un nouveau support matériel (le numérique) et de nouvelles pratiques sociales (la discussion en ligne, par exemple) donne-­t‑elle lieu à l’émergence de genres nouveaux ou à des variations dans un genre préexistant ? Par exemple, le courrier électronique est-­il une variation numérique du courrier ou un genre spécifique, dont la dimension matérielle devient distinctive, ou bien encore un hypergenre

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à l’intérieur duquel il faudra distinguer les genres du courrier électronique commercial, privé, etc. ? En fait, il est nécessaire de distinguer genre discursif et dispositif de communication. Comme le montre Mourlhon-­Dallies, en 2007, un genre est associé à des contextes précis et inscrit dans des communautés langagières bien délimitées. De ce fait, les forums de discussion, par exemple, ne constituent pas un genre en tant que tel : les forums de discussion sur la politique sont très différents des forums d’entraide, par exemple. Par ailleurs, un dispositif de communication numérique peut instrumenter la production de discours ou d’échanges qu’on peut classer dans des genres pré-­existants ou « théoriques ». Par exemple, H. Labbe et Marcoccia, en 2005, placent le courrier électronique dans la lignée du billet, du pneumatique, du télégramme et du fax et considèrent qu’on peut le définir comme l’adaptation numérique du genre de l’épistolaire bref. Il ne s’agit pas d’affirmer l’existence d’une filiation historique entre billet et courrier électronique mais de constater des proximités formelles, sans doute liées à des caractéristiques situationnelles ; les courriers électroniques et les billets correspondent à des échanges écrits, rapides et fréquents, s’enchaînant dans la même journée. De manière comparable, Colin et Mourlhon-­ Dallies, en 2004, affirment que les forums de discussion correspondent à la réalisation sur support numérique d’un genre qu’ils nomment « discussion asynchrone par écrit en groupe restreint », dont le courrier des lecteurs d’une revue spécialisée pourrait être une autre réalisation. Pour le Tchat, un même type d’analyse peut être défendu : il s’agit de la réalisation numérique d’une « conversation simultanée à plusieurs » qui existe déjà avec les supports du téléphone (avec les conférences téléphoniques), du Minitel, de la CB (« citizen band »), ou de la radio, par exemple. La communication numérique écrite ne constitue donc pas nécessairement un nouveau genre en soi mais renvoie à différents types de communication, qui pourront être distingués selon divers critères. F. Liénard, en 2012, propose une « matrice de la communication numérique écrite » qui peut servir de version simplifiée du classement multi-­facettes de Herring.

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Figure 1 : La matrice de la communication numérique écrite, selon Liénard, 2012 Contexte situationnel

Liénard propose de classer les différents types de communication numérique écrite selon la combinaison de quatre critères : la technologie (c’est-­à-­dire précisément le « terminal » avec lequel on produit, envoie et reçoit les messages), le mode communicationnel (c’est-­à-­dire le dispositif ou l’application utilisés), les scripteurs et l’objectif de la communication. Ces différents paramètres se déterminent mutuellement dans la mesure où certaines combinaisons seront plus cohérentes que d’autres. Par exemple, le paramètre technologique (l’usage du téléphone mobile) couplé à un contexte situationnel plus ou moins « confortable » (un déplacement en ville) va conditionner le recours à un mode communicationnel (le SMS) pour remplir un objectif (fixer un rendez-­vous amoureux) propre au scripteur du message et à son destinataire (sphère privée). Autre exemple : une finalité (convocation à une réunion) et une situation (assis ou debout dans un transport en commun) particulières amènent le scripteur (qui veut communiquer dans la sphère professionnelle) à recourir à un mode communicationnel (le courrier électronique) rendu possible par la technologie disponible (le smartphone). Certaines configurations peuvent se « cristalliser », se ritualiser, correspondre à certains procédés langagiers et se constituer ainsi en genres. L’émergence de genres discursifs liés à la communication

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numérique écrite renvoie donc à un ­processus plus complexe qu’un simple renouvellement des discours par la technologie. Lorsqu’on analyse les genres discursifs numériques non plus à partir de critères technologiques ou situationnels mais uniquement du point de vue des spécificités langagières, on observe en fait une assez grande hétérogénéité des discours numériques écrits. Par exemple, une approche quantitative, comme celle adoptée par Panckhurst en 2007, montre que le tchat contient un pourcentage global élevé de verbes et d’adverbes par opposition à un pourcentage réduit de noms, tandis que le forum et le courrier électronique contiennent un pourcentage global élevé de noms et un pourcentage réduit de verbes et d’adverbes. Les écrits numériques se distinguent ainsi du point de vue des écarts qu’on peut y observer par rapport à l’écrit standard. Par exemple, le Tchat non modéré s’éloigne beaucoup des écrits standards alors que le forum de discussion et le courrier électronique en sont plus proches. De même, l’étude des listes de diffusion par Anis en 2004 montre que le registre de langue utilisé est assez soutenu et ne comporte que très rarement des emprunts au style familier et des procédés d’oralité. On trouve des résultats similaires dans les travaux de R. A. van Compernolle et L. Williams en 2007 : alors que des formes oralisées non traditionnelles pullulent dans les tchats non modérés, il n’y a presque pas de variation dans le tchat modéré ou dans les forums. Il est intéressant de noter que si l’on adopte une perspective diachronique, comme Panckhurst en 2007, on observe l’augmentation d’une double variation : il y a de plus en plus de différences entre les différents écrits numériques et il y a aussi une variation de plus en plus importante entre les écrits standards et les écrits numériques les plus éloignés des écrits standards. En termes de variation par rapport à l’écrit standard, les écrits numériques sont donc très différents. Pour rendre compte de cette situation, F. Liénard propose en 2012 une cartographie visant à classer les divers écrits numériques selon deux axes : le degré de variation plus ou moins important par rapport aux écrits standards, l’usage de l’ordinateur ou du smartphone pour écrire les messages.

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Figure 2 : Cartographie de la communication numérique écrite, adaptée de Liénard, 2012

On observe donc assez peu de fonctionnements langagiers généraux, qui s’appliqueraient à la totalité des écrits numériques. On peut cependant en relever certains et, en particulier, montrer que les écrits numériques posent, de manière assez générale, la question de la frontière entre écrit et oral.

2. Les écrits numériques et la frontière oral/écrit Les travaux consacrés aux écrits numériques soulignent très souvent leur caractère hybride, entre l’écrit et l’oral, ou au-­delà de l’opposition écrit-­oral. à des degrés divers, les différents types d’écrits numériques comportent à la fois des traits de l’oral et de l’écrit, en particulier ceux qui sont produits avec un dispositif de communication synchrone. En reprenant les propositions formulées par F. Gadet en 2008, on peut situer les écrits numériques dans la zone graphique-­parlé (particulièrement le tchat), dans la mesure où ils combinent code graphique et langue parlée. Cependant, l’hybridité est un concept assez flou qui fait prendre le risque de ne pas traiter clairement les questions suivantes :

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qu’est-­ce qui dans les écrits numériques les rapproche de l’oral et de l’écrit ? Quels procédés semblent véritablement spécifiques et nouveaux ? En quoi l’analyse des écrits numériques oblige à repenser la frontière oral/écrit ? L’hybridation des écrits numériques résulte pour une part de la combinaison de différents paramètres situationnels et technologiques qui différencient habituellement la communication écrite et orale. Par exemple, le courrier électronique allie la possibilité de mener des échanges verbaux rapides et d’en conserver une trace écrite permettant un temps de réflexion « hors-­ligne ». A. Georgakopoulou, en 2011, met en évidence l’hybridité des écrits numériques en montrant qu’ils possèdent à la fois des propriétés de l’écrit (l’absence de données paralinguistiques, la communication à distance, l’activité scripturale en elle-­même) et de l’interaction orale en face à face (l’immédiateté des échanges, la possibilité d’un feed-­back, le style informel, la nature parfois éphémère des messages, la faible planification des discours). On pouvait trouver à la fin des années 80 des observations comparables dans les études consacrées aux échanges par Minitel. Ainsi, les travaux précurseurs de Anis ou Debyser insistaient déjà sur l’hybridité de l’écrit télématique. En 1989, Debyser se demandait par exemple s’il s’agissait « d’une langue orale scriptée », « d’un écrit oralisé », ou « d’un oral transcrit à la va-­vite ». De manière évidente, cette position médiane des écrits numériques est liée à la possibilité qu’ils offrent de mener des échanges s’apparentant à des conversations. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir que la communication numérique écrite asynchrone reste plus proche de la communication écrite et qu’on trouve plus de marques d’oralité dans les écrits numériques produits avec des dispositifs de communication synchrone. C’est la rapidité des échanges qui va amener les écrits numériques à se rapprocher plus ou moins de l’écrit ou de l’oral. Pour être plus précis, il est nécessaire d’identifier les paramètres à partir desquels on peut évaluer la proximité ou la distance entre écrit, oral et écrit numérique. En reprenant les critères utilisés par M. Sandré, en 2013, pour caractériser l’opposition oral/écrit, on peut mieux saisir le caractère hybride des écrits numériques. L’opposition oral/écrit repose tout d’abord sur une différence de canal et de matériau sémiotique (phonique versus graphique).

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Sur cet aspect, les écrits numériques appartiennent évidemment à la communication écrite. Par ailleurs, la communication orale est multicanale. Les écrits numériques ne le sont pas mais on y trouve de nombreux procédés de verbalisation du matériau non-­ verbal et paraverbal, comme les émoticônes ou les marques de ponctuation expressive. L’oral exige l’existence d’un contact direct entre les interlocuteurs alors que l’écrit ne l’exige pas. Sur ce point, les écrits numériques peuvent être hybrides dans la mesure où les dispositifs de communication synchrone impliquent une modalité particulière de contact, pas réellement direct mais basé sur la co-­ temporalité et le partage d’une même plateforme de communication. Du point de la production des discours, les écrits numériques sont aussi dans une position médiane. Le discours oral est élaboré instantanément et sa production est irréversible alors que l’élaboration du discours écrit est plus longue, et retravaillée jusqu’à ce que le discours satisfasse son auteur. Les écrits numériques sont moins irréversibles que l’oral mais plus instantanés que les écrits habituels ; ils sont par exemple souvent envoyés sans relecture. En fait, l’analyse des écrits numériques met en évidence que les différences entre écrit et oral ne constituent pas nécessairement une opposition mais plutôt un continuum. Par exemple, les discours écrits ne sont pas toujours élaborés et le discours oral n’est pas toujours spontané. Les écrits numériques appartiennent sans doute avant tout à un mode de communication qui dépasse cette opposition : il s’agit souvent d’écrits en situation informelle et, plus encore, d’écrits dialogaux. On peut donc considérer que la nature hybride des écrits numériques et leur position médiane par rapport au continuum écrit/oral sont déterminées par des critères de formalité (l’axe « formel/informel ») et de « dialogalité » (l’axe ­monologal/dialogal). La proximité entre les écrits numériques et la communication orale va se traduire par de nombreux phénomènes, très largement étudiés dans le champ de l’analyse des discours numériques écrits. Par exemple, l’analyse syntaxique d’un large corpus de courriers électroniques, présentée par Panckhurst en 2007, montre que certaines catégories d’erreurs sont typiques d’une situation de communication orale. De même, selon l’observation de S. J. Yates en 1996, la plus forte utilisation des pronoms de première et de deuxième que de troisième personne rapproche

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les discours numériques écrits du discours oral. Les procédés discursifs qui sont le plus souvent mis en avant pour illustrer la proximité entre la communication numérique écrite et l’oral sont ceux qui sont supposés reproduire les fonctionnalités des marqueurs paraverbaux et non verbaux de l’oral et qui s’inscrivent dans ce que Gadet appelle en 2008 une « logique d’oralité fictive et jouée ». Il s’agit des émoticônes, ou de l’utilisation des majuscules pour donner de l’emphase, de l’allongement ou de la répétition de caractères pour simuler des effets de prononciation ou de la représentation de vocalisations, comme « Hum », par exemple. On peut aussi noter, particulièrement pour le tchat, l’utilisation de marques de familiarité, de marqueurs phatiques, de procédés manifestant l’immédiateté du discours ou mimant l’adjacence des tours de parole, (c’est-à-dire la contiguïté des messages formant un échange sur le modèle oral) décrits par exemple par àlvarez Martinez et C. Degache, en 2009. Le rapprochement entre la communication numérique écrite et l’oral est aussi fondé sur l’observation de la dimension conversationnelle des échanges écrits en ligne ou de la manière dont les internautes engagés dans ce type d’échanges simulent ou reconstruisent cette dimension. Ainsi, divers procédés servent à simuler des tours de parole, par exemple la reprise de segments du message auquel on répond (précédés de chevrons) pour le commenter, l’évaluer, le compléter. Cette forme de citation, parfois générée automatiquement par le dispositif, peut permettre la mise en scène de la dimension interactionnelle des échanges. Dans cette même perspective, de nombreux travaux soulignent le caractère informel des échanges en situation de communication numérique écrite. Malgré les points communs entre écrits numériques et oral ou conversation, on ne doit pas négliger que, sur de nombreux aspects, ces discours numériques écrits gardent des marques typiques de l’écrit standard. Ainsi, en 2006, Panckhurst rappelle que dans la plupart des discours numériques écrits (et particulièrement dans ceux qui sont produits en mode asynchrone) l’usage des noms est plus important que l’usage des verbes, les formes interrogatives classiques sont le plus souvent utilisées, la négation « ne…pas » est généralement respectée. De même, les discours numériques écrits sont lexicalement denses (les noms sont fréquemment utilisés),

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alors que l’oral est plutôt grammaticalement dense (autrement dit, il ­comporte beaucoup d’articles, de pronoms, de prépositions). Dans la même perspective, Yates montrait en 1996 que le ratio type/token (le nombre de mots différents par rapport au nombre de mots utilisés) des écrits numériques est plus proche de l’écrit que de l’oral. Par ailleurs, le travail de composition et de structuration des messages numériques (titres, sous-­titres, listes parfois composées d’items numérotés) les inscrit nettement dans le genre écrit. Cependant, par leur dimension technologique, les écrits numériques se distinguent assez nettement des écrits standards : la présence d’hyperliens et la nature dynamique des textes (qui ne sont jamais véritablement clos) introduisent une rupture importante avec la stabilité de l’écrit. En bref, le caractère hybride de la communication numérique écrite semble manifeste : on y observe à la fois des traits de l’oral, de l’écrit et des traits spécifiques, le plus souvent liés à la dimension technologique. Une approche diachronique peut nuancer cette affirmation. Ainsi, en analysant et comparant des corpus de même nature de 1996 à 2005, Panckhurst montre que les écrits numériques sont en général de plus en plus marqués par l’oralité. Dans une perspective de retour sur la théorie, l’analyse des écrits numériques amène à revenir sur la question de l’hybridité écrit/oral : est-­elle définitoire des écrits numériques ou est-­elle, en fait, un phénomène plus banal, observable dans d’autres types de communication écrite et orale ? Gadet, en 1996, considère que, même s’il est nécessaire de les distinguer pour les descriptions, oral et écrit sont des abstractions et des catégories difficiles à isoler, qui s’inscrivent en fait dans un continuum. On observe en effet de nombreuses formes d’oralité secondaire (pour reprendre le terme introduit par Ong, en 1982), c’est-­à-­dire d’un oral qui se réalise sous une forme autre que celle de la proximité immédiate, et qui peut s’appuyer sur des textes écrits. De même, l’osmose écrit/oral est un phénomène fréquent dans la littérature actuelle. Beaucoup de croisements sont possibles : un oral indépendant du contexte (utilisé au journal télévisé), des écrits de style parlé (le fameux style célinien, ou les dialogues de bande dessinée, par exemple), etc. Une frontière, en principe évidente, devient floue et la thèse du « grand partage », initiée par J. Goody en 1979, selon laquelle la différence matérielle entre écrit et oral est déterminante pour distinguer les

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types de discours, doit être remise en cause et remplacée par une approche plus contextuelle, qui considère que c’est l’activité menée à l’oral ou à l’écrit qui détermine le discours produit. Si l’on admet donc que la frontière oral/écrit est floue par nature alors le caractère hybride de la communication numérique écrite devient un exemple remarquable du brouillage de cette frontière.

3. Quelques caractéristiques générales du discours numérique écrit L’analyse des discours numériques écrits ne se limite pas à l’identification des phénomènes qui rapprochent ou éloignent les écrits numériques de l’oral ou de l’écrit standard. En effet, on peut aussi identifier divers phénomènes langagiers propres aux écrits numériques qui ont une valeur relativement générale dans la mesure où on est susceptible de les observer, à des degrés divers, dans la totalité des discours numériques écrits. De manière schématique, Anis, en 2002, propose une caractérisation des discours numériques écrits : il s’agit d’écrits « bruts » (sans relecture), familiers, « affectifs » (avec une large part accordée à l’expression des émotions), ludiques (avec néographie – c’est-à-dire écart à la norme orthographique – et jeux sur les mots) et socialisants (avec une dominance de la fonction phatique et des enjeux relationnels). Corrélativement, leurs caractéristiques formelles les plus saillantes sont les effets d’oralité, l’abréviation et l’iconicité (avec l’usage des émoticônes, par exemple). Pour une étude plus approfondie, on peut décrire les spécificités des discours numériques écrits en distinguant cinq niveaux : typographique, orthographique, morphologique, lexical et syntaxique. Les spécificités typographiques des discours numériques écrits sont principalement l’intégration de symboles non-­alphabétiques dans les textes (volontaire comme pour « @ » pour dire « chez » ou automatique comme les chevrons « > » en début de ligne pour indiquer une citation dans les premiers logiciels de messagerie), l’utilisation non-­standard de capitales (tout écrire en capitales pour simuler une parole criée, alterner capitales et minuscules dans un même mot, comme « tU aS fAiT uNe FaUtE », généraliser le principe du CamelCase, qui consiste à écrire un ensemble de mots en mettant en majuscule la première lettre des mots

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liés, comme « PlayStation », etc.) et, évidemment, l’utilisation des émoticônes à base de caractères pour représenter schématiquement des mimiques faciales, comme « ;-­) », « :-­P », etc. Par ailleurs, on observe une utilisation particulière des signes de ponctuation, qui privilégie leur dimension expressive (avec le redoublement des points d’exclamation, par exemple) par rapport à leur fonction syntaxique. Comme Anis le montrait déjà pour les messages télématiques en 1994, la ponctuation à valeur syntaxique est parfois absente mais, en revanche, la ponctuation à valeur expressive est plus importante que dans les écrits standards. L’utilisation d’une orthographe non-­standard est aussi considérée comme une des caractéristiques des discours numériques écrits. On peut en effet observer des procédés de simplification d’écriture, comme les abréviations (« slt » pour « salut »), l’écriture phonétique (par exemple des substitutions de lettres basées sur un principe de phonétisation, comme « koi » pour « quoi »), l’imitation de prononciation non-­standard (« combieng » pour imiter l’accent marseillais) ou de données prosodiques (comme dans « hellooooo » ou de sons non-­linguistiques – comme des rires). En dehors de ces formes orthographiques non-­standards, les discours numériques écrits contiennent aussi une proportion plus importante de fautes d’orthographe que les autres modes de communication écrite. Par exemple, une étude de O. Volckaert-­ Legrier et J. Bernicot, publiée en 2006, montre que les collégiens font plus de fautes lorsqu’ils rédigent un courrier électronique que lorsqu’ils pratiquent un mode d’écrit traditionnel. De nombreuses spécificités de niveau morphologique (qui concerne la formation des mots) sont observables dans les discours numériques écrits. Il s’agit essentiellement des procédés d’abréviation (phénomène strictement graphique, comme écrire « cmt » pour « comment »), de troncations (chutes de segments au début ou à la fin des mots, comme écrire « prob » pour « problème »), de phonétisation ou l’utilisation d’acronymes (« mdr » pour « mort de rire »), qui apparaissent avec une très forte densité dans les écrits de style « texto » (voir plus loin), particulièrement lorsque les scripteurs sont des adolescents. Au niveau lexical, la communication numérique écrite a fait apparaître de nouveaux termes, un vocabulaire spécialisé assez réduit mais qui est assez largement utilisé dans les échanges

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en ligne. Un certain nombre de termes et d’acronymes correspondent à des usages et des significations figées au sein de la communauté des internautes utilisant régulièrement des outils de communication numérique écrite, par exemple les habitués des forums de discussion ou les adolescents utilisant des dispositifs de messagerie ou le SMS. Par exemple, les formules « +1 » ou « je plussoie » sont très utilisées dans les forums de discussion pour signifier « je suis d’accord avec le message précédent ». Dire d’un internaute qu’il vient de « marquer un point Goodwin » dans une discussion en ligne revient à lui attribuer de manière ironique une récompense car il a fait référence à Hitler ou au nazisme pour discréditer ou réfuter le message d’un autre internaute. Il s’agit d’une allusion à la « loi de Goodwin », élément célèbre de la cyberculture, qui énonce de manière amusante que « plus une discussion en ligne dure longtemps, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les nazis ou Hitler s’approche de 1 ». Quelques expressions sont nées avec la communication numérique et, dans un second temps, en deviennent des symboles péjoratifs. Ainsi, « kikoo » servait fréquemment de formule de salutation dans les forums de discussion d’adolescents avant de devenir un terme utilisé justement pour moquer ces jeunes internautes et leurs habitudes langagières. Pour souligner l’aspect puéril d’un message, on dira qu’il a été écrit par un « kikoolol ». Divers acronymes sont très souvent utilisés et constituent les formes les plus remarquables du langage numérique écrit : « A+ » utilisé à la fin d’un courriel, « ASV » (« âge, sexe, ville ») initialement utilisé dans les tchats pour signaler un message de présentation de soi, « Lol » (laughing ou loud »), « MDR » (mort de rire) et autres variantes (PTDR pour « pété de rire », KCDR pour « cassé de rire ») pour signaler divers degrés de joie et de rire, « osef » pour signifier « on s’en fout », etc. Quelques acronymes viennent de l’anglais, comme BBL (Be Back Later) et BRB (Be Right Back), utilisés dans le contexte du Tchat pour signifier qu’on quitte son clavier quelques instants mais qu’on sera de retour dans quelques minutes. D’un point de vue syntaxique, les discours numériques écrits sont souvent décrits comme s’éloignant de la syntaxe standard et adoptant une organisation « télégraphique » ou fragmentée.

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Certaines composantes de la phrase peuvent disparaître (articles, sujets) et de nombreuses phrases peuvent être composées de clauses ou de propositions incomplètes (qui ne contiennent pas de sujet et de prédicat). Certains travaux, comme ceux de Panckhurst, consacrés au courriel électronique, publiés en 1999 ou de Yates, consacrés aux premières messageries professionnelles (les « computer conferencing systems ») en 1996, par exemple, dressent la liste des propriétés syntaxiques qui distinguent la communication numérique écrite à la fois de l’écrit et de l’oral : l’usage prédominant du présent, la fréquence plus importante de pronoms de première personne qu’à l’oral et à l’écrit, l’importance de l’utilisation des verbes modaux, etc. En bref, le discours numérique écrit, au sens large, se caractérise par un ensemble de phénomènes hétérogènes : l’utilisation d’émoticônes, la ponctuation à des fins expressives, l’utilisation de formes orthographiques non-­standard, d’abréviations, de procédés de phonétisation, l’adoption d’une syntaxe « simplifiée » et présentant quelques spécificités du point de vue du système verbal ou pronominal, par exemple. Certaines de ces caractéristiques sont évidemment propres à certaines langues mais il est intéressant de noter que quelques phénomènes semblent avoir une portée « universelle ». Ainsi, on va trouver des jeux sur la typographie et le principe des émoticônes dans les discours écrits numériques de toutes les langues. Cela suffit pour que D. Crystal, en 2001, affirme que le « langage numérique » (« Netspeak ») fonctionne comme une langue universelle. Cette affirmation est démentie ou, au moins, atténuée par les travaux qui s’intéressent justement à l’analyse comparative des discours numériques de différentes langues, comme ceux de M. Bieswanger en 2007. Partant de l’observation de ces propriétés formelles, on peut s’interroger sur la spécificité du discours numérique écrit ou, plus précisément, sur son degré de spécificité. Par exemple, on peut évaluer la proportion de formes spécifiques dans les écrits numériques par rapport aux formes standards. Les rares travaux dans lesquels on trouve ce type de questionnement présentent des résultats contrastés. En effet, de manière générale (c’est-­à-­dire indépendamment du dispositif) de très nombreux messages numériques écrits contiennent des formes spécifiques. Par exemple, l’étude d’un très important corpus de courriers é­ lectroniques par

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Petrie en 1999 (citée par C. Dürscheid et C. Frehner, en 2013) montre que plus de 55 % des messages contiennent au moins un procédé discursif propre à l’écriture numérique, principalement l’exploitation de la citation automatique, la ponctuation expressive ou l’utilisation de capitales. En revanche, si l’on applique ce type de calcul au nombre de mots, on arrive à un résultat très différent. Par exemple, Ling et Baron publient en 2007 les résultats de l’analyse comparée d’un important corpus d’échanges entre étudiants par la messagerie instantanée et par SMS : les formes les plus spécifiques sont les abréviations, les acronymes et les émoticônes mais elles ne constituent que 1 % des mots pour la messagerie instantanée et 3,9 % pour le texto. Ainsi, on voit que la communication numérique écrite a fait émerger de nombreuses formes spécifiques mais qu’elle n’a pas pour autant un degré de spécificité très élevé par rapport aux écrits standards. Sa spécificité est en fait très variable, du courrier électronique professionnel qui peut correspondre totalement à l’écrit épistolaire standard au texto qui présente des formes très éloignées de l’écrit standard.

4. Les procédés du « style texto » On parle de « style texto » pour désigner l’ensemble des procédés observables en grand nombre dans les messages envoyés par SMS. Ce style peut cependant être utilisé dans un autre contexte que celui du texto. Ainsi, on peut trouver certains procédés caractéristiques du style texto dans un courrier électronique ou un message de forum mais, évidemment, ils seront plus fréquents dans les messages envoyés par SMS et, de manière moins nette, les messages produits avec un dispositif de tchat ou de messagerie instantanée. Le style texto correspond au discours numérique écrit le plus marqué par la variation par rapport aux écrits standards. En effet, il amène généralement ses utilisateurs à s’éloigner fortement des formes de l’écrit standard pour des raisons à la fois temporelles (le texto est le plus souvent écrit dans l’urgence), techniques (les textos ont par défaut une taille limitée à 160 caractères), financières (à l’époque où les opérateurs facturaient l’envoi des textos à l’unité), ludiques (écrire un texto est une occasion de jouer

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avec la langue) et pragmatique (le texto sert souvent à communiquer rapidement et efficacement une information). Ainsi, le texto est en général un message bref, familier, rarement relu, souvent de nature ludique et affective. Il s’agit sans doute du type de discours numérique écrit qui a donné lieu à la plus grande créativité linguistique. C’est la raison pour laquelle de nombreux chercheurs ont établi des relevés et des typologies des différents procédés constitutifs du style texto. Pour le style texto en français, on peut utiliser les typologies de Anis (qui associe texto et tchat, en 2002), de C. Fairon, J. R. Klein et S. Paumier, qui ont réalisé l’enquête « Faites don de vos SMS à la science » en 2006, de Liénard (qui étudie le « sms tchaté » en 2007) et Panckhurst en 2009, entre autres. L’étude de 75 000 SMS par Fairon et son équipe en 2004 permet d’établir une classification générale des procédés du style texto. Dans un ordre décroissant de leur degré de spécificité, Fairon et son équipe distinguent la phonétisation des caractères, qui consiste à remplacer un son par une lettre ou un chiffre, avec la valeur sonore qu’on lui donne lorsqu’on la dénomme (comme « je t’m » pour « je t’aime » « KC » pour « casser » ou « 2m1 » pour « demain »). Ce phénomène correspond aux syllabogrammes et rébus à transfert, décrits par Anis. Cela peut entraîner parfois des effets de polysémie ; selon les messages « v » peut signifier « veux » ou « vais ». L’effet rébus résulte de l’utilisation d’une combinaison de signes hétérogènes, des lettres, des chiffres ou autre signes pris pour leur valeur dénominative (comme « tu te x malin » pour « tu te crois malin »). De nombreux procédés correspondent à un principe d’orthographe phonétique, c’est-­à-­dire un ensemble de graphies qui sont supposées reproduire des formes propres à l’oralité, tout en simplifiant et raccourcissant l’orthographe des mots (Anis parle dans ce cas de réduction graphique) : les suppressions de fin de mots muettes (« par hazar » pour « par hasard »), la simplification des trigrammes et des digrammes, c’est-­à-­dire l’utilisation de trois ou deux graphèmes pour transcrire un phonème unique (« je voulé » pour « je voulais », par exemple), la suppression des consonnes doubles (« ele » pour « elle »), l’utilisation des

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lettres « k » et « z » comme transcription unique et simplifiée des phonèmes [k] et [z] (« pourkoi » pour « pourquoi », « bizou » pour « bisou »), l’utilisation des graphies « oua » et « oa » pour « oi » (« koua » pour « quoi ») et « oo » pour « ou » (« bizoo » pour « bisou »), la simplification de semi-­voyelles remplacées par « w » (« qwa » pour « quoi », « jswi » pour « je suis »), l’effet d’écrasement fondé sur des assimilations consonantiques (c’est-­ à-­dire la transcription de phénomènes oraux qui s’éloignent de la prononciation normée, comme « chui » pour « je suis »). On trouve par ailleurs divers phénomènes graphiques comme les graphies à fonction expressive (« bisouxxxx »), par exemple par des étirements graphiques (« t’aimmmme »), des liaisons évoluant en agglutinations, lorsqu’on accentue la liaison entre deux mots (« les zieu » pour « les yeux » ou « mon namour »), les graphies renvoyant à des références culturelles (« po » pour « pas », faisant référence à la manière de parler du personnage de bande dessinée Titeuf), et les abréviations, en particulier par l’usage des squelettes consonantiques (« cmt » pour « comment », « ds » pour « dans »). Le style texto repose aussi sur l’utilisation d’icônes et autres symboles : les émoticônes (ou smileys, par exemple « ;-­) » pour faire un clin d’œil) ou l’utilisation de notations mathématiques ou logiques (« + » pour signifier « et », « –> » pour signifier une relation causale). On trouve aussi divers phénomènes lexicaux, essentiellement des procédés d’abrégement, qui ne sont pas spécifiques au style texto mais qu’on trouve en grand nombre : les troncations par aphérèse (le début du mot chute, comme dans « tain » pour « putain ») et par apocope (le segment final chute, comme dans « prob » pour « problème »), l’utilisation de sigles et d’acronymes (déjà évoqués, comme « ASV », « MDR », « LOL »). À un niveau morphosyntaxique, on trouve des phénomènes de conversion, c’est-­ à-­ dire de changement de classe grammaticale : par exemple, une onomatopée peut devenir un verbe (« j’arrive pas à zzz » pour « je n’arrive pas à dormir ») ou un adjectif (« c’était lol »). L’organisation syntaxique des textos présente quelques procédés remarquables : l’omission de mots grammaticaux (comme la particule « ne ») et le « style télégraphique ».

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Enfin, Fairon et son équipe notent quelques organisations du discours particulières, par exemple le fait de répondre « en rafale » dans un même message à des questions multiples ou de poser une question et de la faire suivre de sa réponse immédiate (« tu va bien ? moi oui »). Quelques phénomènes complémentaires ont été étudiés. Ainsi, M. A. Cougnon, en 2010, met en évidence trois phénomènes graphiques propres au style texto. Elle souligne la faible utilisation des majuscules dans leur usage conventionnel (en début de phrase, pour signaler un nom propre, etc.) et, en revanche, l’utilisation d’une « casse fonctionnelle », c’est-­à-­dire un usage non conventionnel de la casse (le choix entre majuscule ou minuscule) qui joue dans le style texto deux rôles majeurs : marquer la séparation entre des mots agglutinés (« 2m1PaDCiné » pour « demain pas de ciné ») ou simuler la prosodie (« JE CRIE »). Enfin, elle note la chute massive de l’accentuation dans les textos. De son côté, Anis note que le style texto se caractérise aussi par une fréquence importante d’anglicisme, d’utilisation du verlan et des onomatopées. Cette classification peut donner lieu à deux types d’analyse. Tout d’abord, on peut partir des propriétés formelles des procédés observables dans le style texto et essayer d’identifier des phénomènes de nature très générale qui pourraient intégrer tous ces procédés. C’est ce que fait Panckhurst en 2009, en proposant une classification réduite à quatre grands phénomènes : la substitution de caractères, la réduction du nombre de caractères, la suppression (ou absence) de signes, et l’augmentation/ajout. Liénard, en 2012, propose une approche fonctionnelle (ou pragmatique) en distinguant trois processus et trois logiques qui recouvrent chacun plusieurs procédés d’écriture des textos : un processus de simplification (pour rédiger le message le plus court et le plus clair possible), un processus de spécialisation (intégrant une appropriation et une ludicisation de l’écriture numérique) et un processus d’expressivité (visant à rendre le texto apte à exprimer des émotions). De nombreux travaux de recherche ou de vulgarisation sur la communication écrite numérique sont consacrés au « style texto » (souvent appelé « langage texto »). Ce succès est sans doute lié au caractère remarquable des procédés langagiers uti-

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lisés, à leur écart important avec l’écrit standard et, du même coup, aux débats de société qu’ils ont suscités (quel effet sur l’orthographe et sur la maîtrise de l’écrit par les adolescents ?). Il faut en fait résister à un certain nombre de clichés au sujet du style texto. Tout d’abord, il ne s’agit pas d’un langage en soi, dans la mesure où, dans les messages, les procédés spécifiques du texto se combinent avec des formes standards. Ainsi, C. Thurlow (en 2003) et Ling (en 2005) montrent que les abréviations constituent un peu moins de 20 % des mots dans un corpus nord-­américain et seulement 6 % dans un corpus norvégien. Par ailleurs, la plupart des procédés utilisés dans le style texto ne lui sont pas vraiment spécifiques. En effet, les phénomènes d’abréviations, de rébus, de squelettes consonantiques ou de phonétisation ne sont pas nouveaux : « K7 » est utilisé depuis bien longtemps et, en anglais, on écrit « IOU » (pour « I owe you », signalant une reconnaissance de dette) depuis le début du 17e siècle ! Néanmoins, la combinaison de ces procédés, dans le cadre d’un nouveau mode de communication, avec des visées d’efficacité et d’expressivité est originale.

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Chapitre 5

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ans ce chapitre, il s’agira de décrire certaines propriétés des discours numériques écrits liées à l’environnement technologique dans lequel ils sont produits. On abordera la question de l’instrumentation et du formatage technologiques de ces écrits, de leur « investigabilité » (c’est-­à-­dire de la possibilité qu’ils offrent d’être retrouvés par un moteur de recherche), de leur hétérogénéité énonciative et sémiotique, de leur dimension iconique et expressive avec les émoticônes, de l’intertexualité et de l’hypertextualité qui les caractérisent.

1. Une écriture instrumentée La communication numérique écrite est un exemple d’activité instrumentée dans la mesure où elle est formatée en partie par les dispositifs technologiques qui la rendent possible. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que les discours numériques écrits et certaines de leurs propriétés peuvent être en partie déterminés par l’environnement technologique dans lequel ils ont été produits. L’importance de l’instrumentation dans la communica-

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tion écrite ne date pas du numérique. Avec le calame, le stylo ou la machine à écrire, l’activité d’écriture a toujours été instrumentée. Cependant, l’utilisation de technologies numériques a nettement modifié la production et la matérialité des discours. Maingueneau, en 2014, n’hésite pas à parler de « nouvelle textualité » et identifie trois composantes de la scénographie d’un espace numérique, comme un site web : la composante iconotextuelle (le site présente des images et des textes), une composante architecturale (il correspond à un réseau de pages agencé d’une certaine façon) et une composante procédurale (il correspond aussi à un réseau d’instructions destinées à l’internaute). Ainsi, pour saisir les spécificités de l’écriture numérique, il ne faut pas négliger le fait que, dans une situation de communication numérique, écrire est une activité supportée par divers logiciels, combinant les fonctionnalités bureautiques les plus communes aux fonctionnalités spécifiques du dispositif de communication (messagerie, tchat, plateforme de réseau social, etc.). Même s’il ne s’agit pas de considérer que les écrits numériques sont surdéterminés par les outils technologiques utilisés (ils le sont aussi par des conventions d’écriture et par les paramètres situationnels), il paraît nécessaire de tenir compte de cet environnement. En effet, les environnements technologiques produisent à la fois une restriction et une ouverture des actions (d’écriture) possibles. Par exemple, la limitation du nombre de caractères composant un message de tchat ou de SMS est un des facteurs expliquant les procédés d’abréviation utilisés. De la même manière, à l’époque des claviers téléphoniques à touches, certains procédés de l’écriture SMS résultaient sans doute d’un principe d’économie de frappe de touches : il fallait parfois presser plusieurs fois une touche pour obtenir une lettre (trois pressions sur la touche 2 pour obtenir un « c » par exemple). Par ailleurs, les dispositifs de communication en ligne ont souvent la propriété de générer automatiquement du texte apportant des informations sur le contexte, indépendamment du scripteur. Ainsi, l’identification de l’émetteur d’un message est presque toujours assurée automatiquement par les dispositifs : par exemple, l’adresse de l’émetteur d’un courrier électronique apparaît automatiquement dans l’en-­tête du message. De la même manière, la date et l’heure d’envoi d’un message

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numérique sont quasiment toujours affichées par le système. La connexion d’un internaute est aussi souvent signalée par les systèmes de communication synchrone, comme le tchat. Le format de production des messages est donc le plus souvent décrit par les systèmes. Le format de réception d’un message numérique est lui aussi relativement déterminé par les fonctionnalités des outils de communication, qui obligent les internautes à l’expliciter. Par exemple, poster un message dans un forum de discussion exige de définir précisément la place de ce message dans la structure des échanges et, du même coup, son format de réception (à qui s’adresse-­t‑on prioritairement ?). Un message qui ouvre un fil de discussion est adressé à la cantonade alors qu’un message s’inscrivant dans un fil déjà ouvert s’adresse forcément à l’auteur d’un des messages postés dans ce fil. Dans une même perspective, diffuser des informations sur sa page Facebook oblige à déterminer au préalable les destinataires possibles de ces informations (mes amis, mes amis et leurs amis, tout le monde). Parallèlement à ces contraintes, les outils de communication numériques offrent diverses possibilités. Par exemple, de nombreuses caractéristiques des écrits numériques sont liées à l’exploitation des fonctionnalités bureautiques et numériques : insérer un lien hypertexte dans un message, jouer sur la valeur typographique (écrire en capitales, par exemple), utiliser les signes de ponctuation pour composer des émoticônes (comme :-­) ) que les logiciels bureautique transforment automatiquement en smileys graphiques (), exploiter les ressources de la citation automatique dans les messageries ou les forums pour la manipuler, la découper, y insérer des éléments de texte afin de reproduire une alternance de tours de parole fictive. Par ailleurs, on peut faire l’hypothèse que la possibilité de copier-­coller des segments de texte favorise la reproduction littérale et, donc la citation, au détriment d’autres formes de discours rapporté. D’autres spécificités des écrits numériques sont sans doute moins liées à des contraintes ou à des possibilités qu’à des affordances, c’est-­ à-­ dire, pour reprendre la définition de D. A. Norman, à la capacité d’un objet à suggérer sa propre utilisation, la qualité qu’a un dispositif de susciter un certain usage (sans le contraindre) de par sa conformation ergonomique. Ainsi, on peut penser que les fenêtres des outils de courrier

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é­ lectronique sont perçues comme des supports invitant à rédiger des messages brefs (alors qu’aucune limite de taille n’est en fait contrainte par le système). De la même manière, la zone « sujet » d’un message de courrier électronique ou de forum demande à être remplie (et le système réitère cette invitation lorsque le scripteur ne la remplit pas) et devient un espace de rédaction exploité par les scripteurs pour favoriser l’intelligibilité et l’efficacité de leurs messages. Par exemple, dans un forum, on pourra demander de l’aide en formulant sa requête de manière très directe dans la zone sujet (« Urgent : besoin d’infos sur… ») et de manière plus courtoise dans le corps du message (« quelqu’un serait-il assez gentil pour m’informer sur… »). Enfin, l’usage fréquent des émoticônes dans la messagerie instantanée MSN Messenger était sans doute favorisé par l’affichage d’un répertoire de smileys dans l’interface de ce logiciel. L’importance de l’environnement technologique dans la communication numérique écrite amène ainsi Paveau, en 2012, à proposer les notions de « technologie discursive » et de « technodiscursivité » pour rendre compte du fait que la production langagière et discursive est intrinsèquement liée à des outils technologiques. Dans cette perspective, elle met en évidence le caractère composite des formes de discours. Ainsi, Paveau, en 2015, montre le caractère composite de la demande d’amitié sur Facebook, en même temps technologique et discursive : cette demande se réalise en cliquant sur un bouton (« ajouter ») et en accompagnant ou non ce clic par un message écrit. Il s’agit donc d’une forme constitutivement technodiscursive. De la même manière, la communication écrite par Twitter comporte des traits spécifiquement technodiscursifs, en particulier la contrainte des 140 signes par message et, plus encore, la délinéarisation de l’énoncé, par insertion de liens, de hashtags, d’énonciateurs et d’interlocuteurs multiples. Cependant, il ne faut pas surestimer l’effet de l’environnement technologique sur les productions discursives. Ainsi, Ling, en 2005, montre que les propriétés linguistiques des textos qu’il étudie varient selon le genre des scripteurs : on trouve par exemple un plus grand nombre d’abréviations et d’émoticônes dans les messages écrits par des femmes que par des hommes, mais, en même temps, plus de respect des normes de la langue standard

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(par exemple, 8,5 % des femmes contre 4,9 % des hommes respectent les règles d’utilisation des capitales et majuscules). Ainsi, la technologie n’est jamais neutre. Les concepteurs des objets techniques ont par ailleurs tendance à défendre une vision particulière d’un usager imaginaire et d’anticiper ses pratiques. En même temps, cette technologie est ancrée dans le social, insérée dans des systèmes de valeurs et déterminée par la capacité d’inventivité, de créativité et de détournement des usagers.

2. Des écrits « recherchables » Lorsque la communication numérique écrite passe par des dispositifs et des plateformes accessibles par le web, les écrits produits sont indexés et « recherchables ». Cela signifie que tout extrait de discours produit par un internaute et hébergé sur le web peut être retrouvé à partir d’une requête effectuée avec divers outils comme des moteurs de recherche. Cette « recherchabilité » des écrits numériques devient donc une de leurs propriétés et, aussi, une ressource utilisée par les scripteurs eux-­mêmes. En d’autres termes, la production de discours numériques écrits s’accompagne de son indexation, de manière volontaire ou automatique. Comme le montre Paveau, en 2013, les discours numériques, et particulièrement les discours des réseaux socio-­numériques, sont « investigables » (ou « recherchables ») car les productions discursives et la présence numérique des locuteurs sont visibles et traçables grâce à divers outils (moteurs de recherches généraux ou intégrés aux plateformes, tags, hashtags, liste d’amis sur Facebook, etc.). De manière singulière, cette « recherchabilité » rend visibles et explicites la mémoire discursive, l’intertextualité et la dimension polyphonique des discours numériques écrits, alors que ces dimensions dialogiques doivent être reconstruites par le lecteur (ou l’analyste) pour les discours écrits standards. Ainsi, il est très facile d’établir l’histoire conversationnelle partagée par les utilisateurs d’un forum, de retrouver l’ensemble des messages postés par un individu, ou même, dans le cas d’activités non-­langagières, de tracer les déplacements d’un internaute s’il utilise sa page Facebook en activant la fonction de géolocalisation.

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3. Des discours plurisémiotiques 3.1. Hétérogénéité énonciative et sémiotique des discours numériques Lorsqu’on est en position de récepteur d’un discours numérique écrit, que l’on lit ou que l’on consulte, on est frappé par sa très grande hétérogénéité, à la fois d’un point de vue énonciatif (quelles sont les sources des éléments constitutifs du discours ?) et sémiotique (à quels codes appartiennent ces éléments ?). D’un point de vue énonciatif, il convient tout d’abord de distinguer les signes produits par l’internaute responsable du discours (le texte qu’il a écrit, par exemple), les signes produits par d’autres internautes, cités ou retransmis par le responsable du discours (la citation du message auquel on répond dans un courrier électronique ou le message redirigé, par exemple), et les signes produits par le système, que ce soient des informations sur le discours et son responsable (par exemple le péritexte d’un message de courrier électronique, c’est-à-dire les éléments textuels accompagnant le texte principal) ou les signes constituant l’environnement dans lequel le discours est produit (l’interface du système). Ces trois types de signes sont par ailleurs de diverses natures : textuel, iconique, technologique, etc. Ainsi, l’utilisateur qui poste un discours numérique peut produire du texte pour communiquer avec son/ses destinataire(s) (un message, ou un « post » par exemple) ou pour indexer son propre discours (du « techno-­texte », comme un hashtag avec Twitter). Il peut aussi utiliser des images, des graphiques, des pictogrammes, de la vidéo ou du son comme élément de son discours, produisant alors un matériau sémiotique homogène (un message uniquement textuel, comme un texto) ou hétérogène (une vidéo déposée sur YouTube, commentée par un message contenant des émoticônes et des liens hypertextuels, par exemple). Il peut aussi produire un hypertexte, en utilisant des liens hypertextuels ou tout autre moyen de renvoyer à un autre document et de permettre au destinataire de « naviguer ». Il peut du même coup rendre visible un intertexte/interdiscours, c’est-­à-­ dire l’ensemble des documents avec lequel son document entretient des relations particulières.

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Le discours produit ou « déposé » par un utilisateur peut aussi donner accès à des discours produits par d’autres sources énonciatives, par le biais des procédés de citation ou de renvoi. Ces discours cités, reportés ou redirigés peuvent être eux aussi très variés d’un point de vue sémiotique : du texte, des images fixes ou animées, etc. Enfin, les discours numériques écrits sont aussi composés de signes produits par le système technologique. On peut distinguer cinq types de signes produits par le système. Tout d’abord, on peut noter l’importance du péritexte, des informations apportées par le système sur les messages produits par les utilisateurs et destinées à aider le lecteur et à « contextualiser » l’échange communicatif (identification de l’auteur d’un message, de son adresse, de la date d’envoi du message, etc.). De plus, le discours numérique écrit peut contenir de nombreux signes servant de liens vers d’autres documents. Sur Facebook, c’est le cas des zones cliquables (des « boutons ») « statut », « afficher d’autres commentaires », « photos », « vidéo », « (nombre) j’aime », « (nombre) commentaires », etc. Certains signes fonctionnent comme des traces de l’activité de l’utilisateur qui a produit le discours. Sur une page Facebook, on pourra savoir que « x a ajouté x photos » ou que « x aime… ». On trouve aussi des techno-­signes au sens fort car ils correspondent à des moyens d’action, notamment à ce que Paveau appelle des « mots-­consignes »  : « j’aime », « partager » ou « commenter » pour Facebook, « répondre » ou « faire suivre » pour la messagerie, etc. Cliquer sur ces mots (matérialisés par des « boutons ») entraîne la réalisation d’une action. Généralement, cette action correspond à une expression d’affect (le bouton « like »), à un partage de discours (les boutons « Facebook », « Twitter » permettant de rendre accessible le même discours à partir de plusieurs plateformes), ou même à un micro-­paiement avec des outils comme Flattr. Enfin, un certain nombre de signes constituent l’environnement ou l’espace dans lesquels les discours numériques sont accessibles. Cet environnement est composé de constituants de nature plus variée que ce que l’on trouve dans le texte imprimé : fenêtres aux formats variés, mouvements, « pop-­ups », cadres,

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inserts, bordures, barres de navigation dont l’organisation et la position vont structurer les discours numériques et leur lecture. L’hétérogénéité énonciative et sémiotique des discours doit donc être prise en compte lorsqu’on analyse des situations de communication numérique écrite. Il faut cependant noter que cette hétérogénéité peut être plus ou moins marquée. Ainsi, il semble que l’évolution des technologies de communication numérique va vers une complexité sémiotique de plus en plus grande. Par exemple, le courrier électronique ou les forums Usenet n’offrent pas un matériau sémiotique très complexe : ce sont des discours presque essentiellement textuels, avec un environnement technologique relativement simple. En revanche, si l’on reprend la description qu’en propose Paveau, en 2013, on trouve dans un tweet, à la fois des formes langagières linéaires sans caractéristiques technolangagières particulières, des symboles, des formes iconiques, des émoticônes non cliquables, des technomots cliquables comme le hashtag permettant l’organisation de l’information, des mots-­consignes et des liens cliquables. On retrouve cette même diversité et hétérogénéité sémiotique lorsqu’on analyse un site web. J. Bonnacorsi, en 2013, décrit la très grande hétérogénéité sémiotique, la polyphonie énonciative et les temporalités contrastées de la page web d’un journal en ligne : zone paratextuelle (menus, formulaires), texte du journal, publicité, contenu rédactionnel, bannières animées, contenu en cours, en continu, mis à jour, etc. Enfin, cette hétérogénéité énonciative et sémiotique peut être globale lorsqu’on l’observe au niveau de la « page » et du site ou locale lorsqu’elle caractérise une unité plus petite, comme un seul message produit par un utilisateur. Par exemple, on peut trouver dans un texto du matériau textuel et iconique (avec l’utilisation des émoticônes, par exemple).

3.2. émoticônes et représentation du non verbal Les émoticônes sont un bon exemple de la plurisémioticité des discours numériques écrits dans la mesure où ils correspondent à un usage très fréquent de combinaison de codes intégrant de l’iconique dans du textuel. À l’origine, les émoticônes (ou smileys) sont des combinaisons de signes typographiques de ponctuation et de caractères

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d’imprimerie permettant de représenter de manière schématique (si on les incline à 90 degrés) des mimiques faciales comme des sourires, des clins d’œil, des moues de colère ou de tristesse. Figure 3 : émoticônes typographiques de base Sourire Clin d’œil Tristesse/colère

:-­) ;-­) :-­(

Ces émoticônes ont été très largement utilisés dans la communication numérique écrite à la fin des années1990 et ont peu à peu été remplacés par les « smileys graphiques », disponibles sur l’interface de la messagerie Messenger, par exemple, puis par des émojis, pictogrammes permettant de représenter plus de choses que des mimiques faciales et des émotions. Figure 4 : émoticônes graphiques et émojis (source : http://www.graphemes.com)

Les émoticônes appartiennent aux premiers temps de la communication numérique écrite mais restent toujours très utilisés et sont régulièrement renouvelés. Par exemple, Facebook propose depuis janvier 2016 cinq nouveaux « boutons » qui correspondent en fait à des émoticônes. La polysémie du « j’aime », utilisé pour signaler du soutien, une approbation, des félicitations ou juste pour saluer un ami, trouvait ses limites. Par exemple, il paraissait impossible d’ajouter un « j’aime » pour partager la peine d’un ami ayant publié une nouvelle triste. Facebook a donc proposé à ses utilisateurs

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cinq nouveaux boutons pour signifier de manière plus claire l’affection, l’hilarité, l’étonnement, la tristesse, et la colère. Figure 5 : émoticônes de base de Facebook (source : http://www.lefigaro.fr)

Par leur fonctionnement sémiotique, on peut assimiler les émoticônes à des pictogrammes. Il s’agit d’un des procédés les plus visibles lorsqu’on s’intéresse aux spécificités des écrits numériques et leur usage fait l’objet de prescriptions, dans des documents présentant « le savoir-­communiquer sur Internet ». L’importance des émoticônes dans l’écriture numérique explique que de nombreux travaux sur la communication numérique écrite les mentionnent. Ces travaux appartiennent à deux paradigmes distincts : l’analyse des discours et la psychologie. Les recherches linguistiques proposent généralement des typologies des rôles des émoticônes dans les messages. On y trouve diverses hypothèses sur les relations entre les émoticônes et le contenu verbal qu’ils accompagnent et sur les phénomènes auxquels ils peuvent être comparés (essentiellement la communication non verbale). Les recherches en psychologie traitent avant tout de la dimension émotionnelle des émoticônes et de leur rôle dans l’interprétation des messages. La plupart de ces travaux s’accordent sur le rôle des émoticônes dans la communication numérique écrite et distinguent quatre fonctions essentielles : les émoticônes expressifs, les émoticônes d’ironie et d’humour, les émoticônes relationnels et les émoticônes de politesse. Selon de nombreux auteurs (A. Wilson, Mourlhon-­Dallies et Colin, ou Marcoccia et N. Gauducheau, par exemple), les émoticônes permettent de rendre plus accessibles les sentiments et les émotions de l’auteur d’un message, comme la joie, la tristesse ou la colère. La relation entre un émoticône expressif et le contenu verbal du message peut être de trois types : l’émoticône souriant peut apporter une information sur l’état émotionnel de l’émet-

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teur d’un message, qui n’est pas accessible par son contenu verbal (par exemple, « à midi, j’ai mangé de la purée :-) »), il peut aussi permettre d’expliciter la dimension émotionnelle d’un message lorsque son contenu verbal rend possible plusieurs interprétations (par exemple, « Demain retour à la maison :-) ») ou renforcer la valeur expressive présente dans le contenu verbal (par exemple, « super bonne nouvelle :-) »). Apporter , confirmer ou renforcer l’émotion transmise par un message numérique sont donc les trois fonctions des émoticônes expressifs. Il faut noter que J. Walther et K. P. D’Addario, en 2001, considèrent que la fonction expressive des émoticônes est en fait limitée. Demandant à des sujets d’évaluer des messages, ils observent que les émoticônes renforcent la valeur expressive et émotionnelle déjà présente dans le verbal mais n’ont pas d’impact lorsque la valeur du contenu verbal est contradictoire. Les émoticônes peuvent aussi permettre de désambiguïser le contenu des messages lorsqu’il est ironique ou humoristique. Wilson (en 1993) réduit d’ailleurs les émoticônes interprétatifs à cette unique fonction. Les indices de l’inversion sémantique propres aux énoncés ironiques n’étant pas toujours aisément repérables, les émoticônes joueraient alors le même rôle que le non verbal ou l’intonation en face à face. Les émoticônes clin d’œil ou sourire peuvent apparaître alors pour renforcer la dimension ironique d’un message qui contient déjà des marques discursives d’ironie (par exemple, « personne n’a pensé à te décerner le prix Nobel de coiffure ;-) ») mais aussi pour manifester la dimension ironique que le contenu verbal d’un message rendrait indécidable. Il est amusant de noter que l’émoticône d’ironie joue en fait le même rôle que le point d’ironie, signe typographique ressemblant à un point d’interrogation inversé, inventé à la fin du 19e siècle mais qui n’a jamais véritablement été utilisé. Utiliser un émoticône peut aussi permettre à un locuteur d’indiquer qu’il entretient ou aimerait entretenir une relation de familiarité ou de connivence avec son destinataire. La dimension relationnelle des émoticônes est confirmée par les résultats d’une étude expérimentale menée par D. Derks, A. E. R. Bos et J. von Grumbkow (publiée en 2007) : les gens utilisent plus d’émoticônes dans un contexte d’échange socio-­émotionnel que lorsque l’échange est orienté vers la réalisation d’une tâche. Certains

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émoticônes peuvent ainsi être analysés comme des marqueurs de proximité (des taxèmes de proximité pour reprendre la terminologie proposée par Kerbrat-­Orecchioni en 1987) qui seront en corrélation avec d’autres marques discursives (tutoiement, utilisation d’un registre familier, etc. Enfin, les émoticônes peuvent être vus comme des procédés de politesse qui servent à atténuer le caractère menaçant ou hostile du contenu verbal d’un message. L’analyse d’un corpus de messages adressés à des forums de discussion montre que l’on trouve souvent des émoticônes de politesse dans des messages comportant déjà des procédés d’atténuation : désactualisateur modal, modalisation des critiques, etc. Selon les divers travaux consacrés aux émoticônes, cette typologie permet de rendre compte de la quasi-­totalité des émoticônes observables. Toutefois, comme de nombreux émoticônes restent assez ambigus, Crystal (en 2001) propose une catégorisation plus simple : les émoticônes exprimant des attitudes positives et les émoticônes exprimant des attitudes négatives. Pour la dimension relationnelle, on peut aussi adopter un point de vue plus général et considérer que de nombreux émoticônes ont avant tout une fonction phatique et de maintien de contact. Dans la plupart des travaux, les émoticônes sont décrits comme des conventions utilisées pour compenser l’absence d’indices paralinguistiques, comme la mimogestualité ou l’intonation. Ainsi, Marcoccia, en 2004, considère que les émoticônes sont des phénomènes qui s’inscrivent dans un processus de cadrage plus large : faire du face à face avec de l’écrit. Ce rapprochement est très courant dans la littérature sur la communication numérique écrite et sert souvent d’argument pour souligner l’oralité des écrits électroniques. Pourtant, on peut mettre en doute cette comparaison. Comme le montrent D. Crystal et J. Walther et K. P. D’Addario, les émoticônes sont produits volontairement, ce qui n’est pas le cas du non verbal. Contrairement au non verbal, l’absence d’émoticône n’indique pas que le locuteur ne ressent aucune émotion. Inversement, la présence d’un émoticône n’indique pas que l’émotion est véritablement ressentie. Enfin, lorsqu’un émoticône est produit dans un message, cela n’indique pas que l’émotion n’est pas ressentie dans d’autres messages.

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On peut aussi être tenté de traiter les émoticônes comme des signes de ponctuation expressive. Ainsi les études sur la communication numérique écrite montrent que ses utilisateurs ont tendance à privilégier la ponctuation à valeur expressive par rapport à la ponctuation syntaxique. Ce rapprochement est cependant discutable puisque, si la ponctuation appartient à la chaîne verbale et qu’elle contribue à son découpage, les émoticônes relèvent d’un autre code et ont une dimension iconique. De leur côté, Mourlhon-­Dallies et Colin comparent les émoticônes au système des didascalies dans le texte théâtral, dans la mesure où ils permettent au lecteur de se représenter la discussion quand il lit le texte, de recréer la matérialité et la corporalité absentes. L’analyse des émoticônes et la typologie des fonctions qu’ils peuvent jouer peuvent être enrichies par une étude de la manière dont ils sont compris. Ainsi, on peut vérifier l’efficacité des émoticônes du point de vue de leurs visées expressives, ironiques, relationnelles et de politesse. L’étude de Marcoccia et Gauducheau, publiée en 2007, montre que l’interprétation de la valeur des émoticônes est en fait assez problématique. Ainsi, l’analyse des réactions à des messages de forums comportant des émoticônes permet d’observer que leur fonction expressive est plutôt reconnue par les destinataires. En revanche, la réaction aux messages comprenant des émoticônes de politesse est contrastée. Les messages dont le caractère menaçant est atténué à la fois par des procédés verbaux et par des émoticônes paraissent plus polis que ceux pour lesquels seuls les émoticônes servent d’adoucisseurs. Par ailleurs, les réactions aux messages comprenant des émoticônes relationnels ne sont pas homogènes : cette dimension est reconnue ou non. Il est intéressant de noter que cette expérimentation ne permet pas de mettre en évidence une fonction ironique des émoticônes. La possibilité qu’offrent les émoticônes d’indiquer le caractère ironique d’un message est discutable. En effet, l’émoticône clin d’œil semble jouer un rôle de désambiguïsation dans le cas où le message ne contient pas déjà de marques d’ironie. Par contre, la présence d’un émoticône sourire aurait tendance à atténuer la dimension ironique d’un message lorsqu’elle est déjà présente dans le verbal et introduirait une autre dimension (la familiarité, par exemple).

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En bref, cette étude confirme le rôle expressif des smileys. Ce rôle est évident pour l’émoticône triste, ce que montrent déjà Walther & D’Addario, plus complexe pour les émoticônes sourire et clin d’œil qui peuvent avoir un effet d’atténuation de l’émotion exprimée lorsque celle-­ci est nettement manifestée par le contenu verbal. On peut donc voir que les émoticônes ont un fonctionnement complexe, particulièrement le sourire et le clin d’œil qui sont à la fois plurifonctionnels et polysémiques. Par ailleurs, les études sur les émoticônes permettent de montrer les limites de la comparaison très fréquente entre émoticônes et communication non verbale. En fait, il est rare que les émoticônes déterminent l’interprétation d’un message lorsqu’elle est contradictoire avec le contenu verbal. Au contraire, en face à face, les comportements non verbaux, notamment les mimiques, peuvent être plus déterminants que le canal verbal pour l’interprétation des attitudes. Ainsi, l’analyse des émoticônes peut permettre de traiter de manière plus nuancée la question de l’oralité des écrits ­numériques.

4. Intertextualité et hypertextualité 4.1. L’intertextualité des écrits numériques Les écrits numériques se caractérisent aussi par le fait qu’ils manifestent un haut degré d’intertextualité, par la présence (plus ou moins littérale et intégrale) de textes dans d’autres textes. La citation, comme convocation explicite d’un texte, à la fois présenté et distancié par des marqueurs spécifiques (comme les chevrons dans les premières versions de courrier électronique) est l’exemple le plus évident d’intertextualité. Les dispositifs d’écriture numérique ont en effet suscité un renouvellement des pratiques de discours rapporté et, plus précisément, des pratiques citationnelles. Par ailleurs, les écrits numériques ont une dimension hypertextuelle qui les éloigne nettement des écrits imprimés standards. Ainsi, on peut considérer que l’une des spécificités des discours numériques écrits réside dans le fait qu’ils combinent différentes strates discursives et construisent des superpositions

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de discours. Dans l’espace textuel d’un message, on trouvera souvent du « discours reporté », pour reprendre l’expression de F. Cusin-­Berche en 1999. La communication numérique écrite est donc marquée par l’intertextualité. Dans un sens général, la notion d’intertextualité désigne le fait qu’un texte peut renvoyer à d’autres textes ou parties de textes, selon diverses modalités, des plus explicites (avec une citation en style direct, par exemple) aux plus implicites (avec un emprunt de vocabulaire, par exemple). Sous une forme explicite, l’intertextualité des discours numériques peut s’actualiser par trois procédures : la citation, l’insertion d’un lien hypertextuel et le partage de contenu.

4.2. La citation Les dispositifs de communication numérique écrite ont suscité un renouvellement des pratiques de discours rapporté et, plus précisément, des pratiques citationnelles. Par exemple, Marcoccia, en 2011, montre que les messages produits dans les forums de discussion se caractérisent par un nombre important et une grande variété de procédés de citation, c’est-­à-­dire de procédés de reproduction (intégrale ou non) de segments de discours autres. Si l’on s’intéresse aux dispositifs de communication écrite les plus élémentaires (qui sont essentiellement à base de textes, comme les forums ou le courrier électronique, par exemple), on peut faire une typologie des divers procédés de citation. La citation automatique est la première forme de citation repérable dans un corpus de messages extraits de forums de discussion ou de messageries. Ce procédé de citation est déterminé par les propriétés technologiques de ces dispositifs de communication numérique. En effet, lorsqu’on répond à un message posté dans un forum ou à un courriel, l’utilisation de la procédure de réponse va citer automatiquement le message auquel on répond dans son propre message. Ce procédé peut ainsi être qualifié de citation automatique. D’un point de vue matériel, les lignes constituant le message cité sont marquées visuellement ; dans les premiers dispositifs, elles étaient précédées de chevrons, qui fonctionnaient comme des procédés de surmarquage du discours cité. De nos jours, dans les messages de courriers électroniques ou de forums, les passages cités

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sont plutôt encadrés. On peut noter par ailleurs que la citation automatique dans les courriers électroniques et les forums intègre souvent un verbe introducteur, avec mention de la forme matérielle du discours cité et de l’auteur auquel est attribué le passage cité : dans le courriel, il s’agit par défaut de « X a écrit » ou « X wrote », mais, dans certains forums, les utilisateurs peuvent reconfigurer cette fonctionnalité logicielle afin d’afficher des messages plus amusants, comme « X nous raconte ». Par défaut, la citation automatique est totale et placée avant le message citant. Elle permet alors de rendre visible la structuration de l’échange et sa succession temporelle. Cela permet aussi de reconstruire l’échange sous la forme d’une paire adjacente le message citant répond au message cité. Le message cité peut aussi apparaître après le message citant. La citation peut aussi être partielle. Une manipulation peut être opérée par le rédacteur du message : le découpage du message cité et la sélection d’extraits dans le message final. Ce travail de segmentation et de reconfiguration fonctionne comme un dispositif de focalisation, qui sélectionne des éléments dans le message précédent et rend visibles les points d’ancrage de la réponse. Par exemple :  Jean était en retard.  Toi aussi, tu étais en retard !  et le film avait commencé  Non. Juste les bandes annonces

Les citations peuvent aussi être enchâssées. En effet, le procédé de citation automatique permet de générer des messages ayant plus de deux strates discursives. Un message peut citer un message à l’intérieur duquel il y a déjà du texte cité. La frontière entre les différents niveaux de citation sera visualisée par exemple par le nombre de chevrons en début de ligne. Par exemple : » C’est vraiment nul !  D’accord avec toi  Vous êtes un peu sévère ?

La citation automatique est donc un procédé qui résulte d’une action du système logiciel du forum ou de la messagerie mais, pour autant, elle n’exclut pas une utilisation stratégique

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de l’utilisateur, qui pourra alors profiter de ses différentes fonctions. Les citations automatiques semblent, de loin, les formes les plus fréquentes de citation dans les forums ou dans le courrier électronique. Cependant, on trouve aussi des exemples de citation volontaire, non automatique, qui reprennent des activités citationnelles propres à la communication écrite standard. Ces citations peuvent être diverses : citations de discours appartenant aux échanges numériques en cours (par exemple, citation d’un message d’un autre utilisateur) ou de discours externes aux échanges numériques en cours, d’une formule, d’un texte intégral, ou d’un extrait de texte, par exemple. Cette forme de citation « externe » peut poser un problème de référence. En effet, bien souvent, la citation n’est pas accompagnée de la référence du discours-­source, tout en étant pourtant bien une « citation exhibée ». Enfin, on peut observer une pratique citationnelle assez ritualisée dans les courriers électroniques et, plus encore, dans les forums, la citation d’aphorismes près de la signature. Il s’agit, pour l’auteur du message, de manifester son adhésion à un système de valeurs, et, du même coup, son appartenance à une communauté ou sa position argumentative.

4.3. Le partage de contenus L’environnement technologique des discours numériques renouvelle les formes de discours rapporté et de citation, au point que certaines de ces formes peuvent être vues comme du « technodiscours rapporté », pour reprendre le concept introduit par Paveau, en 2014. Dans une opération de « technodiscours rapporté », l’opération de référence à un discours autre ou de citation est prise en charge par l’outil technologique. C’est le cas lors d’une opération de partage de contenu, telle qu’on peut la réaliser dans la plupart des sites de réseaux sociaux, par exemple : le discours d’autrui, produit préalablement et « stocké » dans un espace donné est rapporté ultérieurement sur un autre espace via un outil de partage de contenu, activé par un « bouton » (un « technosigne ») du type « partager » ou « faire suivre ». L’acte d’énonciation de citation ou de référence à un discours autre est alors matérialisé et « supporté » par une fonctionnalité de la plateforme

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de communication numérique. À ce type de technodiscours rapporté correspondent divers processus : le partage d’un billet de blog sur un compte Facebook (qui correspond à une forme numérique de discours rapporté direct intégral), le partage de contenus internes à un réseau (par exemple un retweet), ou le partage d’un billet de blog par l’URL de ce billet (qui constitue alors une forme numérique de discours rapporté résumé) par exemple.

4.4. L’hypertextualité des écrits numériques Lorsqu’on observe les discours numériques écrits, on est aussi frappé par la présence importance d’insertions de liens hypertextuels dans les messages. Ce procédé n’est pas une citation au sens strict mais ne peut pas non plus être simplement assimilé à la mention d’une référence ou d’une source (comme l’insertion d’une référence bibliographique dans un écrit standard par exemple). En effet, dans le cas d’un lien hypertextuel, un simple clic permet bien d’avoir accès à un discours externe. C’est la raison pour laquelle A. Rabatel, en 2010, propose de définir ce type de citation par lien comme une « citation potentielle » ou une « citation à faire apparaître » : il s’agit d’une sorte de citation à distance. On trouve plusieurs types de citation par hypertexte, dont certains sont directement liés aux possibilités techniques de la communication numérique. Intégrer dans son message un segment non textuel (de l’image, du son, de la vidéo) est parfois techniquement impossible (dans les messageries, tchat ou forums, par exemple) sauf en intégrant un lien permettant d’avoir accès au document. Par exemple, un lien dans un message peut donner accès à une vidéo ou à une image. Lorsque le lien hypertextuel pointe vers un autre texte, on observe alors dans les discours numériques écrits deux s­ tratégies différentes. Tout d’abord, on peut simplement trouver un lien vers un texte. Il s’agit là de l’utilisation la plus banale de l’écriture hypertextuelle. L’auteur d’un message propose à ses destinataires une source complémentaire. On peut aussi trouver un lien vers un texte, reproduit en totalité ou en partie dans le corps du message (ce qu’on trouve parfois dans les forums de discussion). L’auteur du message numérique propose alors à ses destinataires deux versions d’un même discours source : une version

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rapportée et la version originale. L’intérêt d’une telle redondance citationnelle peut être de donner accès au texte dans sa matérialité d’origine et, surtout, d’attirer l’internaute sur un nouveau site web, par exemple. L’hypertextualité peut être vue comme la modalité la plus spécifiquement numérique de l’intertextualité. Cependant, même si la notion d’hypertexte rejoint celle d’intertexte, une différence importante subsiste, mise en évidence par C. Vandendorpe en 1999 : l’intertexte est un fait de lecture alors que l’hypertexte est un construit informatique. D’un point de vue technique, l’hypertexte est un procédé qui permet de lier entre eux un ensemble de documents sous la forme d’un réseau plutôt que d’une suite ordonnée de pages. Cette liaison s’élabore en cliquant sur des liens visualisés au niveau des documents par des ancrages. Un hypertexte est donc constitué d’un ensemble de documents stockés sur une base de données, d’un réseau de liens reliant les différents documents et d’une interface permettant à l’utilisateur de consulter les différents documents en naviguant sur le réseau. L’hypertextualité est donc un phénomène constitutif des écrits numériques, lié à leur structuration informatique, qui différencie fortement les écrits numériques des écrits traditionnels. Ainsi, dès lors que l’on clique sur un lien hypertextuel, on sort du document consulté pour aller dans un autre document, qui est lié par l’auteur du premier document, et appartient ainsi à l’hypertexte que le lecteur est invité à parcourir. Ce principe contribue à modifier totalement ce que sont la production, la définition et la consultation d’un document. D’un point de vue sémiotique, l’hypertextualité oblige à caractériser un nouveau type de signe auquel correspondent tous les marqueurs d’hypertextualité susceptibles d’être présents dans un document : liens, « boutons », soulignement, changement de couleur des caractères se déclenchant au passage du curseur, etc. Bonaccorsi, en 2013, propose de les appeler des « signes passeurs ». Par ailleurs, l’hypertextualité amène à s’interroger sur les notions mêmes de texte et de document : comment définir l’unité d’un document ou d’un discours et quelles en sont les limites ? Tout d’abord, l’hypertextualité oblige à repenser la matérialité des textes, pas seulement à cause du passage de l’im-

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primé au numérique, mais aussi à cause de l’instabilité de ces textes, qui ne peuvent plus correspondre à une définition canonique prévoyant qu’un texte se caractérise par son autonomie et sa clôture. Un hypertexte apparaît en effet comme sans limite, sans début et sans fin apparente. Il correspond aussi à un discours délinéarisé, c’est-­à-­dire un discours qui n’instaure pas de lecture linéaire et qui est composé d’éléments lui donnant une « profondeur ». La délinéarisation du discours numérique repose sur de nombreuses formes discursives numériques, par exemple les liens hypertextuels, les hashtags (précédé de #) et le pseudo (précédé de @), sur Twitter, etc. Corrélativement, l’hypertextualité des discours ­numériques transforme la notion même de lecture. Comme le note Maingueneau en 2014, ce n’est plus l’auteur qui définit son texte, mais c’est l’internaute qui fabrique l’hypertexte qu’il lit, par les choix qu’il effectue au cours de sa navigation. Comme le souligne Lautenbacher, en 2007, si le lecteur du texte imprimé a le choix de ses stratégies de lecture, le lecteur de l’hypertexte est obligé de prendre une part active dans la construction de son texte. C’est cette « liberté obligatoire » lors de la lecture qui constitue le facteur majeur de discontinuité entre hypertexte et texte.

Références bibliographiques Bonaccorsi Julia, 2013. Approches sémiologiques du web, In C. Barats (ed.), Analyser le web en Sciences humaines et sociales, Paris, Armand Colin : 125‑141, 2013 Crystal David (2001). Language and the Internet. Cambridge : CUP. Cusin-­Berche Fabienne, 1999. Courriel et genres discursifs, In J. Anis (ed.), Internet, communication et langue française, Pris, Hermes Science Publications : 31‑54. Derks Daantje, Bos Arjan E.R., et von Grumbkow Jasper, 2007. Emoticons and social interaction on the internet : the importance of social context, Computers in Human Behavior, 23(1) : 842‑849. Kerbrat-­Orecchioni Catherine, 1987. La mise en places, In J. Cosnier et C. Kerbrat-­Orecchioni (eds.), Décrire la conversation. Lyon, Presses Universitaires de Lyon : 319‑352.

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Numérique, plurisémioticité et hypertextualité  107 Lautenbacher Olli Philippe, 2007. Hypertexte et réception : pour une approche trajectographique, Glottopol, 10 : 24‑38. URL (janvier 2016) : http://glottopol.univ-­rouen.fr/telecharger/numero_10/ gpl10_02lautenbacher.pdf Ling Rich, 2005. The socio-­linguistics of SMS : An analysis of SMS use by a random sample of Norwegians. In R. Ling et P. Pedersen (eds.), Mobile communications : Renegotiation of the social sphere, London, Springer : 335–349 Maingueneau Dominique, 2014. Discours et analyse de discours. Introduction, Paris, Armand Colin. Marcoccia Michel, 2004. La communication écrite médiatisée par ordinateur : faire du face à face avec de l’écrit, Actes de la journée d’étude de l’ATALA « Le traitement automatique des nouvelles formes de communication écrite (e-­mails, forums, chats, SMS, etc.) », 5 juin 2004, ENST Paris. URL (janvier 2016) : http://sites.univ-­provence.fr/~veronis/je-­nfce/ Marcoccia.pdf Marcoccia Michel, 2011. Formes et fonctions de la citation et du copier-­coller dans les discussions en ligne, In A. Jaubert, J. M. Lopez, S. Marnette, L. Rosier et C. Stolz (eds.), Citations I : Citer à travers les formes. Intersémiotique de la citation, Louvain, Harmattan – Academia : 281‑298. Marcoccia Michel et Gauducheau Nadia, 2007. Le rôle des smileys dans la production et l’interprétation des messages électroniques, In J. Gerbault (ed.), La langue du cyberespace : de la diversité aux normes, Paris, L’Harmattan : 279‑295. Mourlhon-­Dallies Florence et Colin Jean-­Yves, 1999. Des didascalies sur l’internet ? In J. Anis (ed.), Internet, communication et langue française, Paris, Hermes Science : 13‑29. Norman Donald A., 1988. The Psychology of Everyday Things, New York, Basic Books. Paveau Marie-­Anne, 2012. Activités langagières et technologie discursive. L’exemple de Twitter, La pensée du discours, 27.02.2012, URL (janvier 2016) : http://penseedudiscours.hypotheses.org/8338 Paveau Marie-­Anne, 2013. Technodiscursivités natives sur Twitter. Une écologie du discours numérique, Epistémé, 9 : 139‑176. Paveau Marie-­ Anne, 2014. Technodiscours rapporté, In Dictionnaire d’analyse du discours numérique / Technologies discursives / Carnet de recherche. URL (janvier 2016) : http://technodiscours.hypotheses.org/606

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108  Analyser la communication numérique écrite Paveau Marie-­Anne, 2015. Ce qui s’écrit dans les univers numériques. Matières technolangagières et formes technodiscursives, Itinéraires. Littérature, textes, cultures, 2014‑1. URL (janvier 2016) : http://­itineraires. revues.org/2313 Rabatel Alain, 2010. Analyse énonciative des s/citations du site d’Arrêt sur images, In S. Mellet, S.Marnette, J. M. López Muñoz et L. Rosier (eds.), Ci-­Dit – Communications du IVe Ci-­dit, Colloque international, Nice 11‑13 juin 2009. URL (janvier 2016) : http://revel.unice.fr/symposia/ cidit/index.html?id=584 Vandendorpe Christian, 1999. Du papyrus à l’hypertexte. Essai sur les mutations du texte et de la lecture, Paris, La Découverte. Walther Joseph B. et D’Addario, Kyle P., 2001. The Impact of Emoticons on Message Interpretation in Computer-­ Mediated Communication, Social Science Computer Review, 19 (3) : 324‑347. Wilson Andrew, 1993. A pragmatic device in electronic communication, Journal of Pragmatics, 19 : 389‑398.

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Chapitre 6

Écrits conversationnels et contexte partagé C

e chapitre propose un cadre d’analyse permettant d’intégrer les différents procédés présentés dans les chapitres 4 et 5 en les mettant en relation avec une double dynamique : faire de la conversation avec de l’écrit et construire un contexte partagé. Il s’agit en fait de montrer que les écrits électroniques sont fondamentalement des écrits conversationnels et « contextualisés ».

1. Des écrits pour faire de la conversation Les spécificités des écrits numériques présentées dans les chapitres précédents correspondent à des stratégies de communication ou d’appropriation des caractéristiques des systèmes technologiques. Ces stratégies sont assez hétérogènes mais semblent pour certaines d’entre elles s’inscrire dans un même mécanisme : faire de la conversation écrite. On peut en effet considérer que de nombreuses spécificités des discours en ligne contribuent à conversationnaliser les écrits numériques, c’est-­à-­dire à les rendre aptes à servir de code efficace pour la conversation.

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Cette conversationnalisation des écrits s’inscrit dans une tendance générale de conversationnalisation de l’oral, mais aussi de l’écrit, c’est-­à-­dire d’une extension du champ de la conversation ordinaire et de la sphère privée à la sphère publique. Ainsi, à la suite de N. Fairclough, on appelle conversationnalisation l’ensemble des procédés discursifs qui témoignent de l’influence qu’a le registre de la conversation ordinaire sur d’autres types de discours, par exemple les discours publics. Selon de nombreux sociolinguistes, ce processus de conversationnalisation est une tendance générale du changement discursif et a tendance à s’étendre à tous les genres qui semblent conçus sur le modèle du bavardage décontracté et informel, même lorsqu’ils appartiennent à la communication écrite. Cependant, si la conversationnalisation des écrits numériques est inscrite dans cette tendance générale, elle est aussi une forme de stratégie d’écriture adoptée par les utilisateurs afin d’atteindre un objectif communicationnel essentiel : faire de la conversation en situation de communication écrite. Plus précisément, les internautes, en conversationnalisant leurs écrits, tentent de résoudre le paradoxe des outils de communication en ligne qui prétendent rendre possible la discussion en ligne tout en instaurant une situation de communication particulièrement peu propice à ce type d’échange : la discussion ne peut passer que par l’écrit, les espaces et les temporalités des participants peuvent être disjoints, les identités des discutants peuvent être peu définies. La conversationnalisation des écrits est alors un processus permettant tout simplement d’adapter l’écrit à la situation de conversation que l’on désire instaurer. Ainsi, en contexte de communication asynchrone, les utilisateurs seront engagés dans une sorte de « conversation discontinue », apparemment éloignée de la conversation traditionnelle car ne reposant pas sur la co-­temporalité mais sur l’utilisation de procédés discursifs, communicatifs et technologiques permettant de maintenir le cadre conversationnel. Par exemple, on trouvera dans le courrier électronique la construction de pseudo-­ dialogues par le montage des éléments du message initial et des éléments correspondants dans le message réactif. De nombreux procédés s’inscrivent dans ce processus, qui devient plus subtil que la simple adoption d’un style oral. Ainsi,

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la représentation des marqueurs verbaux et non verbaux permet de simuler le face à face de la conversation, l’informalité et l’oralité permettent de construire la familiarité propre aux conversations ordinaires, l’utilisation de la citation automatique permet de fabriquer une alternance de tours de parole, constitutive de la conversation, les citations en style direct provoquent aussi un effet de conversationnalisation de l’écrit. On peut donc mieux comprendre l’utilisation de certains procédés d’écriture numérique si on les met en relation avec ce processus de conversationnalisation. Il faut noter que cette conversationnalisation des écrits numériques est aussi produite par les systèmes eux-­mêmes, qui génèrent automatiquement l’organisation en tours de parole ou qui invitent à utiliser des émoticônes, par exemple. En d’autres termes, ce mécanisme de conversationnalisation semble être déjà intégré aux systèmes techniques permettant l’écriture numérique. Ainsi, la possibilité qu’offrent les technologies de communication numérique de s’engager dans des échanges conversationnels (particulièrement les dispositifs de communication synchrones) est renforcée par les procédés de conversationnalisation de ces écrits. Cette double détermination (par la situation et par les types de discours produits) engendre alors un genre de discours qu’on peut qualifier de « conversation écrite numérique » (même si certains préfèrent réserver cette dénomination pour la communication numérique synchrone) ou de « conversécriture », pour reprendre le néologisme proposé par Maingueneau en 2014. Les normes réglant ces productions écrites seront alors des normes scripto-­conversationnelles, visant à adapter le médium écrit à la dynamique d’une conversation.

2. Des écrits pour fabriquer un contexte partagé La conversationnalisation est accompagnée d’un autre processus, tout aussi important pour comprendre les spécificités des écrits numériques, qu’on peut qualifier de contextualisation ou de fabrication d’un contexte partagé. Au sens général, la contextualisation comprend toutes les activités par lesquelles

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les participants rendent intelligible et pertinent un aspect particulier du contexte de l’échange, qui guide alors l’interprétation des messages. Ce processus a une importance considérable dans la communication numérique écrite qui, justement, peut poser problème pour l’établissement d’un contexte partagé. En effet, on peut considérer que de nombreuses situations de communication numérique écrite sont largement « décontextualisées ». Cela ne signifie évidemment pas qu’elles se déroulent hors-­contexte, mais qu’il n’existe pas nécessairement de contexte partagé entre les différents locuteurs engagés dans un échange en ligne et que, pour chacun de ces locuteurs, la connaissance du contexte de ses interlocuteurs est très limitée. On pense avant tout aux dispositifs permettant la communication asynchrone entre personnes qui ne se connaissent pas au préalable, comme les forums et, dans une certaine mesure, les sites de réseaux sociaux (lorsqu’ils restent ouverts au public). Dans ce cas, on assiste à des échanges entre des individus anonymes ou sous pseudonymes, qui ne partagent pas de contexte spatio-­temporel, ni même d’histoire conversationnelle, dans la mesure où chacun peut avoir une connaissance différente des discussions et des messages préalables. En quelque sorte, ni le contexte ni le cotexte ne sont partagés. Par ailleurs, les discours numériques sont eux-­mêmes des configurations instables et entraînent des problèmes de référence temporelle et spatiale dans les textes : impossible d’utiliser dans un message numérique un « plus loin », « plus haut », « hier » ou « demain » en étant sûr que ces références soient comprises. En effet, si les technologies de l’information et de la communication ne permettent pas à elles seules la réalisation d’échanges « authentiquement » conversationnels, elles ne garantissent pas non plus l’intelligibilité mutuelle des messages échangés, condition minimale pour la discussion. De nombreux travaux en psychologie sociale ont relevé cette propriété des échanges en réseau : la communication médiatisée par ordinateur entraîne un important filtrage des indices sociaux. L’anonymat, la disjonction des espaces spatio-­temporels, l’absence de canal non verbal fonctionnent alors comme des freins à l’intelligibilité mutuelle et à la dimension socio-­émotionnelle des échanges, par exemple. La contextualisation est alors un

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processus de compensation par lequel les scripteurs apportent dans leurs messages des indices (ou des signaux) rendant accessibles certains éléments du contexte, linguistiques (le co-­texte), situationnels, sociaux, ou relatifs au savoir partagé par les participants ou au code et au canal utilisés. Ces indices constituent alors les caractéristiques des messages par lesquelles les scripteurs signalent (et les lecteurs interprètent) l’identité et le rôle des discutants, l’inscription spatio-­temporelle de l’échange, la nature de l’activité en cours, la manière dont chaque message se rapporte à ce qui précède ou ce qui suit, la manière dont le contenu des messages doit être interprété. Pour les écrits numériques, de nombreux procédés s’inscrivent dans ce processus de contextualisation des échanges. Ainsi, les procédés de représentation des marqueurs verbaux et paraverbaux permettent de donner des informations sur l’état psychologique du scripteur, son identité sera aussi manifestée par de nombreux procédés, le plus souvent directement liées aux systèmes techniques (les adresses, les signatures), le contexte temporel est rendu accessible par le système. Les mécanismes d’intertextualité portés par les procédés de citation ou par l’insertion de liens hypertextuels participent nettement de cette contextualisation, l’intertextualité pouvant être vue comme un accès au cotexte. Par exemple, dans les forums de discussion ou dans les messageries, la citation automatique est souvent utilisée comme un moyen d’intégrer un message dans un contexte, que ce soit un fil thématique ou une continuité discursive et d’assurer la cohérence du fil de discussion. De manière plus générale, les pratiques citationnelles permettent de pallier les insuffisances de la communication en ligne (particulièrement dans les forums) et de mettre en œuvre le principe de coopération gricéen, reposant sur la supposition qu’un message est formulé pour faciliter son interprétation. Par ailleurs, un certain nombre de fonctionnalités des dispositifs de communication numérique permettent d’établir ce contexte partagé ou, au moins, de contribuer à ce que Paveau, en 2013, appelle une « contextualisation technologique ». Sur un réseau socio-­numérique, par exemple, tous les énoncés, qu’ils soient verbaux, iconiques ou plurisémiotiques, sont produits et reçus dans un environnement spécifique, qui est le compte de

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chaque locuteur et récepteur. Cette décontextualisation initiale se combine avec la contextualisation des énoncés, c’est-­à-­dire leur mise en relation avec les autres énoncés du réseau via des outils comme les hashtags, les liens ou les pseudos qui importent avec eux des éléments contextuels.

Références bibliographiques Fairclough Norman, 1999. Discourse and social change, Cambridge, Polity Press. Maingueneau Dominique, 2014. Discours et analyse de discours. Introduction, Paris, Armand Colin. Marcoccia Michel, 2012. Conversationnalisation et contextualisation : deux phénomènes pour décrire l’écriture numérique, Le Français dans le Monde – Recherches et applications, 51 : 92‑105. Paveau Marie-­ Anne, 2013. Analyse discursive des réseaux sociaux numériques, Dictionnaire d’analyse du discours numérique / Technologies discursives / Carnet de recherche, 9 mai 2013. URL (janvier 2016) : https:// technodiscours.hypotheses.org/431

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Partie III

Pragmatique de la communication numérique écrite C

ette dernière partie correspond à une approche pragmatique de la communication numérique. Il s’agira en fait de s’intéresser à l’organisation et à la nature des interactions sociales instrumentées par les technologies numériques. Quelques questions caractéristiques de l’approche pragmatique et interactionniste seront abordées : la structuration et les formats de participation des échanges électroniques, l’intelligibilité mutuelle et la mise en œuvre du principe de coopération, le problème de la performativité des écrits électroniques. Enfin, ce chapitre abordera trois aspects abordés dans de nombreux travaux sur la communication numérique et qui permettent de dépasser les questions strictement communicatives et langagières pour aller vers des questionnements sociaux et psychologiques : la construction de l’identité (numérique), la mise en place de la relation interpersonnelle et la constitution de communautés en ligne.

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Chapitre 7

La construction et la dynamique des échanges A

nalyser la manière dont se déroulent les échanges en situation de communication numérique écrite revient à se poser quatre questions correspondant à quatre problématiques centrales dans le champ des analyses interactionnistes-­ pragmatiques : l’instauration d’un cadre participatif par les technologies de communication numérique, l’organisation et la structuration des échanges, l’intelligibilité des messages et la mise en œuvre d’un principe de coopération, et la performativité des discours numériques, c’est-­à-­dire leur capacité à être suivis d’effets.

1. Les cadres participatifs de la communication numérique écrite Traditionnellement, on distingue deux types de médias et, du même coup, deux types de « communication par les médias » (pour ne pas dire « médiatique », « médiatisée » ou « médiée »…) : les médias de masse (comme la télévision ou le Web 1.0) et les médias de communication interpersonnelle (le

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téléphone ou le courrier électronique). Certains dispositifs de communication numérique appartiennent clairement à l’un ou l’autre de ces types de médias mais d’autres perturbent cette dichotomie. C’est le cas de la communication par canaux de Tchat, des forums de discussions, des blogs, de Twitter et, dans une certaine mesure, des réseaux socio-­numériques. En effet, ces dispositifs peuvent être définis comme des dispositifs de « communication interpersonnelle de masse » (pour reprendre l’expression avec laquelle N. K. Baym définit les forums de discussion, en 1998) dans la mesure où ils permettent à la fois l’échange interpersonnel (A répond à B) et la communication de masse (A poste un message lisible par un nombre potentiellement illimité d’internautes). Cette question renvoie en fait à l’identification du format de réception des messages produits dans une situation de communication numérique. Traditionnellement, dans le champ de l’analyse des interactions, on distingue deux types de destinataires pour un message : les destinataires ratifiés (qu’ils soient directs ou indirects, c’est-­à-­dire que le message leur soit explicitement ou implicitement adressés) et les non-­ratifiés, témoins d’un échange dont ils sont normalement exclus. Ce modèle proposé par Goffman est reformulé et enrichi par H. H. Clark, qui, en 1996, distingue « audience » (public) et « addressee » (destinataire) : l’audience est l’ensemble des destinataires et destinataires potentiels, directs, indirects ou simples témoins d’un message alors que l’addressee correspond à celui ou ceux auxquels le message s’adresse vraiment. On peut alors distinguer différents modes de communication selon la nature de leurs destinataires ou de leur public. Ainsi, le destinataire d’un message dans un système de communication numérique peut être individuel (par défaut dans un courrier électronique) ou collectif, lorsque le message est adressé à un groupe particulier identifié, comme dans une liste de diffusion par exemple ou pour un courriel adressé à différentes personnes à la fois. Si l’on s’intéresse non plus aux destinataires directs et indirects mais au public en général, on peut distinguer différents systèmes de communication numérique : la communication peut être ­privée (je sais qui constitue mon public), publique (je ne sais pas qui

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constitue mon public) ou semi-­publique (je contrôle en partie mon public). Ainsi, on parlera de communication publique lorsque le destinataire d’un message est un public inconnu et potentiellement illimité, comme pour le cas d’un billet déposé sur un blog. Facebook est parfois un bon exemple de communication semi-­ publique (lorsque ma page est accessible à mes amis et à leurs amis, je ne suis capable de faire la liste que d’une partie de mes destinataires). Enfin, le courrier électronique est, par défaut, privé (mais un espion peut néanmoins lire vos messages…). On peut résumer ces différents formats de participation par le tableau (4). Décrire les formats de réception induits par les dispositifs technologiques ne suffit pas pour analyser finement la manière dont les messages sont adressés et reçus. En effet, il est nécessaire de prendre en compte aussi la manière dont l’auteur d’un message construit son format de réception. Ce format peut être construit par l’auteur (c’est ce qu’on appelle « l’audience design ») indépendamment du format induit par le dispositif technologique. En d’autres termes, de quelle manière les auteurs de messages dans les systèmes de communication numérique écrite catégorisent-­ils l’échange dans lequel ils sont engagés : communication interpersonnelle ou de masse ? Prenons l’exemple d’un forum de discussion. Ouvrir un fil de discussion revient par défaut à s’inscrire dans un mode de communication de masse : le message ne s’adresse à personne en particulier. Ainsi, on ne s’étonnera pas de trouver de nombreux messages sans termes d’adresse ou avec des termes indéfinis comme « tous » ou « tout le monde » dans les forums. La situation est plus complexe lorsqu’un participant répond à un message. Ainsi, trois stratégies sont observables. L’auteur du message peut désigner explicitement son destinataire par divers moyens (l’utilisation du pseudonyme ou du nom du destinataire, la copie du message auquel on répond, etc.) et, du même coup, ne pas tenir compte de manière visible du caractère public de son message et de la présence obligatoire de « témoins ». Dans ce cas, on peut considérer que l’auteur du message n’est engagé que dans un échange interpersonnel et que cette dimension de la communication est manifestée. Cependant, il n’est pas rare que des messages de réponse ne contiennent aucun terme d’adresse et ne manifestent donc pas leur dimension interpersonnelle. Enfin,

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Oui Oui

Privé ou semi‑public

Semi-­public

Semi-­public

Facebook

Forum de discussion

Twitter

Internet Relay Chat Semi-­public

Sites web et blogs

Public

Oui

privé

Messagerie instantanée

Oui

Oui

Oui

Oui

privé

Oui

privé

SMS

Destinataire direct (individuel ou collectif)

Courrier électronique

Public

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Oui

Non

Destinataire indirect (individuel ou collectif)

Non

Oui

Non

Non

Non

Non

Non

Non

Destinataire non ratifié, visible (témoin)

Possible

Impossible

Possible

Possible

Possible

Possible

Possible

Possible

Destinataire non‑ratifié invisible (espion)

Tableau 4 : Format de réception de systèmes de communication numérique écrite

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on peut observer un phénomène plus rare de multi-­adressage d’un message par lequel son auteur rend manifeste un format de réception privé mais collectif du type « bonjour Paul et Jacques ». On voit bien en fait que le forum de discussion, comme d’autres systèmes de communication numérique, est basé sur un format de réception complexe qui permet aux participants de construire par leur énonciation un mode communicationnel spécifique, qui tient compte ou non de la présence d’un public invisible, qui joue la communication interpersonnelle ou de masse. Facebook peut correspondre au même type de format de réception, ce qui amène D. Cardon, en 2009, à considérer qu’on y trouve des « apartés à la cantonade », des messages adressés mais lisibles aussi par un ensemble de destinataires auxquels les messages ne sont pas adressés. Par ailleurs, Facebook propose aussi deux formats de réception, privé et public. En effet, le site de réseau social propose en fait deux plateformes de communication : l’une publique, ou semi-­publique, le « mur », et l’autre privée, l’espace de « discussion instantanée », communément désigné sous l’abréviation « d.i ».

2. La structuration des échanges La plupart des dispositifs de communication numérique écrite sont supposés permettre l’échange dialogal, sous la forme d’une conversation écrite, de manière principale (comme pour les messageries ou le Tchat) ou secondaire (comme pour les blogs pour lesquels la discussion n’est qu’une activité qui accompagne la publication de billets). Il est intéressant de noter que les utilisateurs de tels systèmes arrivent indiscutablement à s’engager dans des conversations productives alors même que la structuration de ces échanges est particulièrement problématique. En effet, tous les travaux portant sur la structuration des échanges dans les systèmes de communication numérique écrite mettent en évidence plusieurs phénomènes qui, normalement, devraient entraîner des dysfonctionnements ou, au moins, des difficultés dans la dynamique de la discussion. Ainsi, si l’on ­s’intéresse aux dispositifs dédiés à la discussion (plus qu’à la

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publication), on peut y observer divers phénomènes ayant un impact sur la structuration et la cohérence des échanges. Tout d’abord, de très nombreux échanges sont tronqués : de nombreux messages ne donnent lieu à aucune réaction, par exemple dans les forums de discussion. De plus, lorsque les échanges sont poursuivis, ils constituent très souvent une séquence assez courte. En d’autres termes, il est rare qu’un message initiatif donne naissance à une discussion très longue. Ce phénomène est lié en grande partie au mode d’affichage des discussions en ligne, qui généralement ne laisse visible qu’une partie de la liste des messages alimentant la discussion et, du même coup, peut rapidement rendre celle-­ci peu compréhensible et peu « engageante ». Par ailleurs, pour les dispositifs asynchrones, on peut faire l’hypothèse que leurs utilisateurs considèrent que les messages initiatifs ont une « durée de vie » limitée. En d’autres termes, on peut considérer certains messages comme obsolètes, du point de vue de leur ancienneté ou de leur contenu (par exemple, une requête du type « qui peut m’amener demain à Paris ? » n’a plus de valeur initiative deux jours après son envoi par courrier électronique). Enfin, un polylogue (un dialogue à plus de deux participants, médiatisé ou non) est un type d’interaction permettant un engagement minimal. Un utilisateur peut parfaitement occuper le rôle de témoin tout au long des échanges sans que cela ne provoque de perturbation. Par ailleurs, les utilisateurs de système de discussion en ligne font parfois des erreurs lorsqu’ils placent leurs messages dans la discussion, par exemple en plaçant en position d’intervention initiative un message dont le contenu montre qu’il est une réaction à un message précédemment posté, en d’autres termes en ouvrant un nouveau fil par un message qui s’inscrit en fait dans un fil précédent. Enfin, la structure de la conversation numérique, telle que l’interface la rend visible, est parfois incomprise par les utilisateurs. Un “bon” placement du message ne suffit pas forcément pour que le format de réception soit parfaitement compréhensible. Il est par exemple très courant de lire un message dans un forum, sur un site de réseau socio-­numérique ou sur Twitter et de s’interroger sur son destinataire : à quel message le message

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que je lis est-­il la réponse ? Là encore, ces problèmes de visibilité de la structuration des échanges peuvent être liés aux limites des interfaces. Ces phénomènes sont aggravés par certains problèmes liés à la médiation technique des messages, en particulier dans les systèmes asynchrones. Ce type de système peut favoriser en effet une forte incohérence des échanges qui se manifeste par le fait que des messages fonctionnant en paires (des messages initiatifs et des messages réactifs) ne sont pas adjacents. Lorsqu’un message B est une réaction à un message A, on met généralement en œuvre en face en face un principe de préférence pour l’adjacence des tours de parole qui forment une paire : le tour de parole (b) est produit immédiatement après le tour de parole (a) auquel il réagit. Cette règle garantit une bonne compréhension de la discussion et le maintien de la cohérence thématique et pragmatique. Cette adjacence disparaît très souvent dans les échanges en ligne tout simplement parce que, en mode asynchrone, au niveau de l’affichage de la discussion, des messages ont pu s’intercaler entre deux messages qui pourtant forment bien un échange. A pose une question, B poste un message de réponse mais, entre ces deux actions, C, D et E ont initié des nouveaux échanges : le résultat affiché correspond à un échange faiblement structuré et relativement incohérent. En particulier, cela va affecter la progression thématique des échanges, qui peut prendre parfois la forme d’une véritable « décomposition thématique » (comme le souligne S. C. Herring en 1999). En effet, les échanges en ligne, particulièrement en forums, se caractérisent par une forte dispersion thématique. K. Kear, en 2001, montre que ce problème de cohérence thématique est lié à la fois à la difficulté qu’ont les discutants d’avoir une vision globale de la discussion à laquelle ils participent, de sa focalisation thématique, et à la capacité qu’offrent de tels dispositifs de discussion aux internautes de tenter d’imposer leurs thématiques de prédilection, indépendamment des thèmes déjà introduits dans la discussion. Par ailleurs, les problèmes de cohérence des échanges, de leur structuration et de leur progression thématique, peuvent être en relation avec des phénomènes de « chevauchement », lorsque A et B rédigent un message à peu près en même temps

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et que cette simultanéité n’est pas rendue visible par le système. Par exemple, si A pose une question (1), et que B y répond (2) mais, qu’en même temps, A reformule sa question dans un second message (3), posté avant la réponse de B, le message de B sera alors affiché comme une réponse à (3) alors qu’il est une réponse à (1) et qu’il peut n’avoir aucune pertinence par rapport à (3). Il est intéressant de noter que ces nombreux problèmes n’empêchent pas les utilisateurs de mener de longues conversations en ligne. Comment font-­ils ? Plusieurs éléments de réponse sont apportés par les travaux de Herring en 1999 et en 2013 ou T. Örnberg Berglund, en 2009. Tout d’abord, Herring montre que la persistance des échanges permet aux utilisateurs de gérer les problèmes de structuration et d’incohérence thématique. La possibilité de naviguer dans les discussions peut compenser leur apparente désintégration. Par ailleurs, même lorsque l’adjacence des paires de messages est rompue, la distance entre ces messages reste faible et leur cohérence grammaticale et sémantique permet de comprendre à quels autres messages ils sont rattachés. Enfin, les utilisateurs, conscients de ces problèmes, mettent en œuvre diverses stratégies compensatoires, comme l’adressage explicite des messages, la citation des messages auxquels on répond, etc. Ainsi, la possibilité de mener à bien des échanges conversationnels numériques, en particulier asynchrones, passe par une appropriation des outils et un dépassement de leurs limites par les utilisateurs.

3. Intelligibilité et principe de coopération On peut trouver des stratégies compensatoires comparables lorsqu’on s’intéresse non plus aux simples questions d’organisation structurale des échanges mais à leur intelligibilité. La littérature sur la communication numérique montre qu’elle se caractérise par la faiblesse de l’accès au contexte de la communication : il n’y a pas de contexte physique et temporel partagé par les participants, peu d’informations fiables sur les identités des participants (qui peuvent être cachés derrière des

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pseudonymes), pas de co-­présence et, du même coup, aucun indice non verbal. Ces caractéristiques peuvent poser problème pour la bonne compréhension des messages et être à l’origine de malentendus dans les échanges. Corrélativement, il est difficile d’adapter son message à son destinataire lorsqu’on ne partage pas avec lui de contexte commun. Ainsi, la communication numérique écrite peut favoriser la mauvaise compréhension du contenu propositionnel d’un message, de sa valeur illocutoire (l’action qu’il permet de réaliser), de mauvaises inférences sur le contexte spatio-­temporel et l’identité des participants, et l’identification de la dimension émotionnelle des messages, par exemple. Ces divers problèmes, ajoutés au défaut de cohérence de la structuration des échanges numériques et de leur progression thématique, peut rendre difficile l’intelligibilité mutuelle. Il est entendu que, dans une situation de communication numérique écrite, comme dans toute autre situation de communication, pour interpréter un message, on fait l’hypothèse que son auteur a respecté un principe, appelé principe de coopération par Grice. Par exemple, on fait l’hypothèse que le message que l’on lit apporte autant d’informations que nécessaire, mais pas trop d’informations. On fait aussi l’hypothèse que notre interlocuteur est supposé avoir produit un message pertinent, aussi clair et concis que possible. Ce principe de coopération peut paraître fondé dans une situation où l’échange a lieu entre personnes qui se connaissent. Par exemple, apporter juste assez d’informations, avec un bon niveau de pertinence et de clarté exige que l’on connaisse plus ou moins le niveau d’information préalable de son destinataire. La situation semble beaucoup plus difficile dans certaines situations de communication numérique écrite. On peut alors observer diverses stratégies compensatoires, visant à garantir l’intelligibilité des messages produits dans un contexte de communication supposé la rendre difficile. Si l’on prend l’exemple du respect de la maxime de quantité (« Rends ta contribution aussi informative que possible mais ne la rend pas plus informative que nécessaire »), dont la mise en pratique dans les forums de discussion a été étudiée par H. Atifi,

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S. Mandelcwajg et Marcoccia en 2011, on peut relever diverses stratégies. Par exemple, la citation permet aux internautes de produire des messages assez informatifs, dans la mesure où elle contextualise le message. Mais elle permet aussi de produire des messages qui ne sont pas trop informatifs. Par exemple, citer le message précédent rend un message assez informatif, mais le citer partiellement permet de ne pas apporter trop d’informations. De la même manière, l’insertion d’un lien hypertexte peut être vue comme une solution technique habile pour mettre en œuvre la maxime de quantité. De même, l’usage de signatures « enrichies » (de citations, de plaisanteries, etc.) permet de donner de manière concise des informations sur son identité. Ainsi, de nombreuses stratégies discursives sont très polyvalentes dans la mesure où elles jouent un rôle à la fois dans la conversationnalisation, la contextualisation et, au bout du compte, l’intelligibilité des messages numériques écrits.

4. La performativité des discours numériques Les propriétés de la communication numérique écrite posent aussi la question de l’efficacité des messages, de leur performativité. En théorie, un acte de langage peut réussir lorsque certaines conditions de félicité (générales et spécifiques) sont remplies. Par exemple, pour qu’un acte directif puisse réussir, il faut qu’il soit prononcé par quelqu’un qui a l’autorité de le faire, que ce qui est demandé puisse être réalisé par le destinataire de l’acte et, en revanche, que celui qui produit l’acte ait besoin que ce qu’il demande soit réalisé et qu’il ne puisse pas le réaliser lui-­même. On peut noter que la communication numérique écrite joue un rôle complexe du point de vue des conditions de félicité. En effet, la situation de communication numérique peut entrer en contradiction avec certaines conditions de félicité, par exemple celle qui porte sur la possibilité qu’a le destinataire de l’acte de le réaliser et celle qui porte sur la question de savoir si celui qui fait la requête a l’autorité suffisante pour voir sa demande exaucée. Difficile de demander à quelqu’un de faire quelque chose dans un forum de discussion, par exemple.

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Qui peut garantir que les destinataires de notre requête prendront le temps d’y répondre ? La réussite d’un acte de langage dépend aussi de sa formulation. En théorie, trois stratégies, sont disponibles (dont deux sont contradictoires) : formuler l’acte de langage de la manière la plus claire et explicite possible, formuler cet acte de langage en renforçant sa force illocutoire, formuler cet acte de langage de manière polie pour susciter la bienveillance des destinataires. Il est intéressant de voir quelles stratégies utilisant les spécificités et les ressources de la communication numérique écrite peuvent être utilisées pour garantir la performativité et l’efficacité des messages numériques. Si l’on observe par exemple la manière dont cette question est traitée par les utilisateurs du courrier électronique, on peut mettre en évidence des procédés couplant des stratégies langagières et l’utilisation de fonctionnalités particulières du dispositif. Les procédés liés aux fonctionnalités de l’outil sont divers : l’utilisation d’un indicateur de priorité (ajouter une « étiquette » d’urgence à son message), de la fonction « transférer » (on peut transférer un message pour « relancer » ses destinataires). Certains procédés sont liés à l’exploitation discursive de la zone « sujet ». On peut indiquer explicitement la nature de la requête ou son urgence : il s’agira de rendre le message immédiatement sollicitant pour que son destinataire l’intègre comme priorité. D’autres procédés correspondent à des stratégies langagières utilisant les spécificités de l’écrit numérique, par exemple l’usage d’émoticônes pour renforcer la force illocutoire de message, mis en évidence par E. Dresner et Herring en 2010. Enfin, d’autres procédés, plus classiques, sont perceptibles dans le corps du message et correspondent à des stratégies de performativité qui ne sont pas spécifiques à la communication numérique : utiliser des formulations par lesquelles on montre que les conditions de réussite de l’acte de langage sont remplies, ou des formulations claires et explicites du contenu et de la valeur illocutoire du message, utiliser un terme d’adresse (particulièrement le prénom), qui permet de personnaliser l’interpellation, utiliser des procédés de politesse pour rendre son message efficace. On peut aussi adopter une stratégie contraire et utiliser

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des procédés qui renforcent et « durcissent » la performativité du message, comme l’impératif. On peut observer que certains dispositifs de communication numérique écrite permettent de combiner des stratégies apparemment contradictoires. Ainsi, on observe que les demandes d’information postées dans des forums utilisent souvent une formulation qui va renforcer la valeur illocutoire du message dans la zone sujet (avec l’usage de l’impératif ou de « URGENT !!! ») et atténue son caractère très directif par un texte qui, dans le corps du message, mettra plutôt en œuvre des stratégies de politesse et d’atténuation du caractère injonctif de la demande. Ainsi, la communication numérique écrite pose un certain nombre de problèmes pour le performativité des messages que les utilisateurs vont tenter de résoudre en jouant justement avec les fonctionnalités des dispositifs et les spécificités des écrits numériques.

Références bibliographiques Atifi Hassan, Mandelcwajg Sacha et Marcoccia Michel, 2011. The Co-­operative Principle and Computer-­Mediated Communication : the Maxim of Quantity in Newsgroup Discussions, Language Sciences, 33(2) : 330‑340. Baym Nancy K., 1998. The Emergence of on-­ line community. In S.G. Jones (ed.), Cybersociety 2.0 : Revisiting computer-­mediated communication and community, Thousand Oaks CA, Sage : 35‑68. Cardon Dominique, 2009. L’identité comme stratégie relationnelle, Hermès, 53 : 61‑66 Clark Herbert H., 1996. Using language, Cambridge, Cambridge University Press. Dresner Eli et Herring Susan C., 2010. Functions of the non-­verbal in CMC : Emoticons and illocutionary force. Communication Theory, 20 : 249‑268. Goffman Erving, 1987. Façons de parler, Paris, Minuit (traduction de 1981 : Forms of Talk). Grice H. Paul, 1979. Logique et conversation, Communications 30 : 57‑72. (Traduction de Logic and conversation, 1975).

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La construction et la dynamique des échanges  129 Herring Susan C., 1999. Interactional Coherence in CMC, Journal of Computer-­Mediated Communication, 4(4). URL (janvier 2016) : http:// onlinelibrary.wiley.com/journal/10.1111/(ISSN)1083‑6101 Herring Susan C., 2013. Relevance in computer-­mediated conversation. In S. Herring, D. Stein & T. Virtanen (eds.), Pragmatics of Computer-­ Mediated Communication, Berlin, Mouton/De Gruyter : 245‑268. Kear Karen, 2001. Following the thread in computer conferences, Computers & Education, 37 : 81-99. Örnberg Berglund Therese, 2009. Disrupted turn adjacency and coherence maintenance in Instant Messaging conversations, Language@ Internet, 6, article 2. URL (janvier 2016) : http://www.languageatinternet. org/articles/2009/2106

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Chapitre 8

Relations interpersonnelles et communauté en ligne C

e chapitre est consacré à la question de la relation interpersonnelle dans les situations de communication numérique écrite. Dans une perspective pragmatique et sociolinguistique, il s’agit de s’interroger sur les effets de la communication numérique sur la construction de relations interpersonnelles, en distinguant cinq problématiques : l’établissement de relations de distance ou de proximité, les relations hiérarchiques, la dimension harmonieuse ou conflictuelle des échanges, l’expression des émotions et la constitution de liens communautaires.

1. Les relations interpersonnelles en ligne L’analyse des interactions verbales accorde une place importante à la dimension relationnelle des échanges. La relation interpersonnelle est, dans cette perspective, à la fois déterminée par

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des facteurs externes à l’interaction (le degré de connaissance préalable entre les interactants, leur familiarité, les relations hiérarchiques préexistantes, etc.) et construite dans et par l’interaction. La relation interpersonnelle est construite de manière collaborative dans les échanges, a minima lorsque cette construction est le reflet des relations préalables. D’un point de vue conceptuel, la relation interpersonnelle peut renvoyer à cinq dimensions spécifiques : la distance (les échanges vont-­ils instaurer de la proximité ou de la distance ?), la relation hiérarchique (les échanges seront-­ils égalitaires ou inégalitaires ?), la gestion des faces (les échanges sont-­ils polis ou « menaçants » ?), l’expressivité (les échanges vont-­ils laisser place à l’expression des émotions, ou non ?), le sentiment communautaire (les échanges vont-­ils favoriser l’émergence d’une communauté en ligne et d’un sentiment d’appartenance communautaire ?). D’un point de vue méthodologique, l’analyse de la construction de la relation interpersonnelle en ligne peut consister en l’identification de divers marqueurs de relation observables dans les messages constituant un échange. Par exemple, les marqueurs de familiarité observables peuvent être les termes d’adresse (tutoiement, noms d’adresse familiers), les thèmes abordés (les sujets de discussion qui concerne le vécu personnel construisent de l’intimité), le niveau de langue (qui sera informel pour une relation de proximité). Pour qu’une relation de proximité soit construite, il faut qu’il y ait une utilisation symétrique de tels marqueurs dans les messages des participants engagés dans l’échange. Les marqueurs de la relation « verticale » seront variés : l’utilisation complémentaire d’une variété «  haute  » (formelle) et « basse » (familière) de la langue permet d’instaurer une relation hiérarchique, la prise en charge de l’organisation de l’interaction (de sa structuration, de sa progression thématique), la production d’actes de langage directifs, l’utilisation du tutoiement non réciproque sont par exemple des marqueurs de position haute. Cette relation hiérarchique résulte de l’ajustement mutuel des participants dans la mesure où elle implique des comportements complémentaires (un marqueur de position haute n’opère que s’il trouve en réaction des marqueurs de position basse). Les procédés de politesse permettant de construire une relation « harmonieuse » sont de diverses natures : rempla-

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cer une formulation menaçante directe par une formulation plus « douce », utiliser des désactualisateurs modaux, temporels et personnels pour atténuer le caractère menaçant d’un acte de langage (« je voulais savoir » à la place de « je veux savoir », par exemple), des réparations (excuses, justifications), produire des « anti-­menaces » (comme des compliments, par exemple), etc. L’utilisation d’un tel système de politesse doit aussi être partagée par tous les participants engagés dans l’échange pour qu’on puisse parler de relation harmonieuse. Les procédés permettant de donner une dimension émotionnelle aux interactions verbales sont nombreux : l’utilisation d’un lexique émotionnel, de suffixes affectifs, de procédés d’intensification, etc. Pour l’étude des espaces d’échanges en ligne, la construction de la relation interpersonnelle est un objet d’étude important, particulièrement lorsqu’on désire analyser la manière dont un groupe de discutants arrive à constituer une communauté, en dépassant les limites d’une situation de communication apparemment peu favorable à l’établissement de liens. En effet, l’absence du canal non verbal et de contexte partagé semble compromettre la possibilité de construire des relations proches (ou intimes). La théorie du filtrage (cue-­filtered-­out theory) souligne par exemple les limites de la communication numérique pour la communication socio-­émotionnelle. Les amitiés numériques ont ainsi peu de choses à voir avec de véritables amitiés. Cependant, J. Walther (en 1996) considère que les internautes réussissent à dépasser les limites du média en mobilisant des stratégies pour pallier le manque d’informations non verbales (par exemple, l’utilisation d’émoticônes pour exprimer ses émotions) et pour construire des relations interpersonnelles émotionnellement riches. Pour cet auteur, les échanges numériques peuvent donc être aussi intimes qu’en face à face. Par ailleurs, la communication numérique peut avoir un impact sur le caractère égalitaire ou inégalitaire de la relation. Par exemple, V. J. Dubrovsky, S. Kiesler et B. N. Sethna (en 1991) montrent que les relations seraient plus égalitaires sur l’internet en raison du faible accès aux indices sociaux. Ces indices étant moins présents, le statut social d’autrui deviendrait moins « visible » et influent.

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Enfin, la communication numérique peut favoriser les conduites conflictuelles, agressives, voire déviantes. Cela s’expliquerait par un phénomène général de désinhibition et de non-­ respect des normes sociales, causé par le manque d’indices sociaux et par l’anonymat. L’existence de messages particulièrement hostiles témoignerait ainsi de l’exacerbation de l’agressivité dans les échanges sur l’internet. Cependant, il faut noter que T. Postmes, R. Spears et M. Lea (en 1999) remettent en cause l’hypothèse selon laquelle l’internet favoriserait la violence dans les échanges. Selon ces auteurs, les internautes semblent respecter les normes sociales. Par exemple, les flames seraient plutôt rares et seraient produits par des participants ne faisant pas partie du groupe (ou de la communauté).

2. Distance et proximité L’analyse de la communication numérique écrite du point de vue de sa dimension relationnelle met parfois au jour un paradoxe. Assez souvent, les échanges numériques sont à la fois intimes et impersonnels. L’analyse de la construction de la relation interpersonnelle dans les forums de discussion permet par exemple d’observer ce paradoxe. Par exemple, dans un forum de discussion entre adolescents (Ados.fr.) étudié par Marcoccia, Atifi et Gauducheau, en 2014, la relation construite instaure à la fois de la proximité et de la distance. Le tutoiement est évidemment présent dans les échanges, ainsi que l’utilisation d’un registre familier. Ces deux caractéristiques sont néanmoins peu pertinentes dans la mesure où elles sont constitutives du registre de communication utilisé par les adolescents. Néanmoins, il faut noter que le tutoiement est de rigueur dans la plupart des forums de discussion et dans de nombreux sites de discussion en ligne, même lorsque les participants sont des adultes qui ne se connaissent pas. Dans ce cas, ces phénomènes permettent bien l’établissement d’une relation de proximité. Le résultat est convergent si l’on observe le contenu des échanges. Dans les forums, on aborde assez facilement des sujets intimes, ce qui crée une relation de proximité plus inattendue, dans la mesure où les interactants ne se connaissent pas du tout au préalable. L’expression des émotions contribue aussi

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à l’établissement de relations de proximité : beaucoup de messages ont une tonalité émotionnelle, avec une utilisation importante d’émoticônes. En revanche, les termes d’adresse utilisés instaurent une relation beaucoup moins proche dans le forum Ados.fr. En effet, de manière inattendue, les pseudonymes et les prénoms sont peu utilisés lorsqu’on poste un message. Plus précisément, le fait de pouvoir facilement avoir accès aux pseudonymes et aux prénoms des interactants, qui les indiquent généralement en signatures, n’incite manifestement pas les internautes à poster leurs messages en y intégrant des termes d’adresse. En fait, l’adressage collectif ou même l’absence d’adressage est privilégié dans les forums et dans de nombreux dispositifs de communication numérique, même lorsqu’un message est adressé à une personne en particulier. Ainsi, la relation construite peut être ambivalente : on trouve à la fois des marqueurs de proximité et « d’impersonnalité ». Les échanges sont plutôt marqués par l’expressivité émotionnelle et l’intimité des sujets, moins par la proximité relationnelle et la « reconnaissance interpersonnelle » : les messages instaurent une relation proche, mais avec personne en particulier. On peut considérer que les échanges numériques peuvent instaurer une relation interpersonnelle paradoxale : l’engagement dans les échanges est important mais les relations peuvent rester de « basse intensité ».

3. égalité et inégalité La question de l’égalité/inégalité dans les échanges numériques renvoie au fait que tout échange discursif instaure ou manifeste une relation hiérarchique entre ses participants. Par rapport à cet axe, on affirme souvent que la communication numérique, par exemple par courrier électronique ou dans les forums, permet d’instaurer une relation de type égalitaire. De nombreux travaux, essentiellement nord-­américains, montrent que dans les dispositifs de communication numérique, les traits identitaires susceptibles d’impliquer une relation inégalitaire sont atténués au profit de mises en scène identitaires favorables. Par exemple, les marques de genre ou d’appartenance culturelle susceptibles d’instaurer une relation inégalitaire pourront être

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masquées par l’usage de pseudonymes « neutres ». Ces travaux montrent aussi que la communication numérique écrite facilite les échanges entre des groupes sociaux ayant au préalable une relation très inégalitaire. Ce phénomène (appelé equalization phénomenon) a été très largement étudié dans un contexte de communication intra-­organisationnelle. Par exemple, Ducheneaut (en 2002) montre que le courrier électronique est un moyen de communication qui atténue les différences statutaires dans les organisations. Tan, Weil & Watson (en 1999), travaillant sur l’impact des technologies de communication à distance dans les prises de décision en groupe, soulignent que lorsque la différence hiérarchique ou statutaire est un facteur nuisible pour la prise de décision, l’utilisation de dispositifs de communication médiatisée par ordinateur permet d’atténuer ce facteur. De même, Dubrovsky, Kiesler & Sethna (en 1991) montrent que les groupes utilisant le courrier électronique sont moins marqués par une domination des participants occupant des positions hiérarchiques hautes sur ceux qui occupent une position plus basse. Ainsi, le niveau de participation devient plus équitable (la corrélation entre la position hiérarchique et la participation devient moins forte), et les arguments exposés par des participants occupant une position basse sont plus pris en compte qu’en situation de face à face. Parmi les facteurs expliquant ce phénomène, on peut évoquer le sentiment de sécurité provoqué par la distance, qui favorise l’expression d’opinions ou la manifestation de comportements que l’on sait minoritaires ou habituellement sanctionnés par le groupe. Par ailleurs, certaines caractéristiques stylistiques et formelles des messages numériques vont favoriser les formulations directes (de critiques, d’opinions ou de tout autre acte de langage) habituellement évitées par des locuteurs occupant une position basse. L’hypothèse selon laquelle le courrier électronique va instaurer de manière privilégiée des relations moins distantes et plus égalitaires que le courrier papier est majoritaire dans les travaux sur la communication numérique ; on considère assez souvent qu’elle a une portée générale et qu’elle est valable pour l’ensemble des dispositifs de communication numérique. En fait, on peut considérer que les échanges numériques limitent le poids des relations hiérarchiques préalables. En revanche, elles peuvent favoriser les négociations de rapports de places.

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4. Politesse et impolitesse Il est courant de considérer que la communication numérique écrite favorise l’impolitesse, la violence verbale et l’agressivité. De nombreux travaux confirment ce point de vue et amènent à s’interroger sur les facteurs qui expliqueraient ce phénomène. Le premier type d’explication a déjà été évoqué : la communication numérique écrite favoriserait les conduites conflictuelles, agressives, voire déviantes à cause d’un phénomène général de désinhibition et de non-­respect des normes sociales, causé par le manque d’indices sociaux et par l’anonymat/pseudonymat. Pourtant, le rôle du médium ne semble pas pouvoir expliquer totalement les phénomènes de violence verbale et d’impolitesse observés dans les situations de communication numérique. En effet, pour ne prendre que l’exemple des forums, on peut observer des différences très importantes entre forums où l’empathie et la solidarité sont dominantes (par exemple les forums d’entraide sur les questions de santé comme Doctissimo), alors même qu’il n’y a pourtant pas de connaissance mutuelle préalable entre les participants, et les forums de discussion politique bien souvent « pollués » par des échanges d’une grande violence. Une autre piste possible pour expliquer la violence verbale et l’impolitesse dans la communication numérique écrite est que ce type de communication peut mettre en présence des individus et des groupes sociaux très hétérogènes. Ainsi, une étude sur la violence verbale dans les forums d’adolescents, publiée par Atifi, Gauducheau et Marcoccia en 2015, montre que les participants au forum sont clivés sur différents aspects : adolescents jeunes vs. plus âgés, de milieu social favorisé vs. « racailles », avec une culture classique vs. populaire, valorisant l’orthographe standard vs. le SMS, etc. Les forums et autres dispositifs de communication numérique interpersonnelle de masse constituent donc des espaces où des individus très différents sont amenés à se rencontrer et à confronter leurs valeurs et normes. Les conséquences de ces rencontres peuvent être assez contradictoires du point de la politesse des échanges. Ces rencontres peuvent être marquées par l’agressivité, favorisée par la présence de « trolls » (des internautes suscitant volontairement et artificiellement des polémiques) et la production de « flames ». Elles peuvent aussi mettre au premier plan la question du respect des normes et

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donner à voir de nombreux rappels à l’ordre et des références aux chartes, à la nétiquette (l’étiquette du Net) et autres règles de savoir-vivre en ligne.

5. L’expression des émotions Dans le champ des études sur la communication numérique de nombreux travaux sont consacrés à l’expression des émotions. Ces recherches, globalement issues de la psychologie sociale, abordent les questions suivantes : le caractère intime des relations en communication numérique, les phénomènes de dévoilement de soi, l’attraction interpersonnelle, la formation d’impressions, etc. Autant de phénomènes qui impliquent l’expression, la reconnaissance et le partage d’émotions. Ces travaux reposent sur une opposition entre deux thèses déjà présentées et analysées par Gauducheau en 2008. Selon certains travaux, la communication numérique est peu propice à une communication centrée sur les aspects socio-­émotionnels, ce que contestent d’autres travaux qui montrent que la communication numérique écrite permet, voire favorise, l’expression des émotions. Partageant un même constat sur le filtrage des éléments contextuels, ces recherches s’attachent à montrer que les internautes compensent et dépassent cette faiblesse du dispositif. Pour atteindre cet objectif, les utilisateurs expriment leurs émotions en s’adaptant ou en tirant parti des spécificités de la communication numérique. La possibilité de prendre le temps d’écrire les messages permet notamment la mise en place de stratégies d’expression des émotions, par exemple la présence de phénomènes tels que la ponctuation expressive ou les émoticônes propres aux écrits numériques.

6. L’émergence de communautés en ligne La problématique des relations interpersonnelles dans les « univers numériques » correspond aussi à une question de nature plus sociologique et sociolinguistique, celle des communautés en ligne. Pour de nombreux chercheurs, la communication numérique a fait émerger un nouveau type d’organisation

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collective désignée à la fin des années 1990 par le terme de « communauté virtuelle ». En 1993, Rheingold propose une définition qui signale les éléments essentiels d’une communauté virtuelle mais qui témoigne en même temps de la difficulté d’une description précise de ce phénomène : les communautés virtuelles sont des regroupements socioculturels qui émergent du réseau lorsqu’un nombre suffisant d’individus participent à ces discussions publiques pendant assez de temps en y mettant suffisamment de cœur pour que des réseaux de relations humaines se tissent au sein du cyberespace. En abordant cette question du point de vue de l’analyse des discours numériques, on peut considérer que, puisque les actes les constituant sont essentiellement des actes langagiers et interactionnels, les communautés virtuelles correspondent à des communautés en paroles. Du même coup, on peut considérer que ce qui fonde le sentiment d’appartenance à la communauté est l’adoption et la validation par le groupe d’un certain nombre de comportements langagiers dans un espace de communication donné. La notion de « communauté en parole » apparaît en 1968 dans un article de Gumperz. Selon le fondateur de la sociolinguistique interactionnelle, les interactions verbales sont des processus sociaux dans lesquels les énoncés produits sont en accord avec des normes collectivement reconnues et attendues. En étudiant le discours, on observe les reflets des normes de comportement d’un univers social. C’est cet univers social qu’on qualifie de communauté en paroles. Tous les groupes humains durables peuvent être ainsi analysés. Le comportement verbal dans un groupe est en fait un système à partir duquel s’évaluent les énoncés collectivement acceptables ou non, de la même manière que le système grammatical, à partir duquel s’évaluent les énoncés bien et mal formés. En substance, une communauté est une expérience collective qui tend à se développer parmi des individus qui ont une histoire commune et qui ont vécu des expériences communicatives similaires et durables au sein d’un contexte spécifique de réseaux relationnels. Avec une approche plus structuraliste, on peut dire, comme Erickson (en 1997), que la communauté virtuelle est un genre participatif (participatory genre), un cadre qui apporte des façons et des moyens d’accomplir des actions dans des situations particulières.

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à partir de quel moment un groupe d’individus échangeant des messages grâce à un système de communication numérique se constitue-­t‑il comme communauté ? En s’appuyant sur différents travaux empiriques, on peut dégager neuf conditions qui doivent être remplies pour qu’un groupe conversationnel en ligne se constitue en communauté, et on peut identifier les procédés discursifs qui permettent de remplir ces conditions. Tout d’abord, il faut qu’il y ait un sentiment d’appartenance des membres (et corrélativement un sentiment d’exclusion). Par quels types de comportements discursifs et interactionnels va se construire et se manifester le sentiment d’appartenance ? Tout d’abord, il s’agit de délimiter les frontières de la communauté. Le nom des groupes de discussion ou des pages Facebook peuvent servir à délimiter ces frontières. Des procédures techniques peuvent aussi permettre de garder les intrus hors de ces frontières. Par ailleurs, de nombreux commentaires méta-­ discursifs permettent aux membres du groupe de montrer qu’ils sont conscients de ces frontières (par exemple lorsque quelqu’un s’excuse pour son « intrusion »). Le sentiment d’appartenance sera aussi évidemment basé sur l’utilisation d’un langage et d’un code commun. Les formes d’expression seront assez particulières pour identifier la communauté en paroles et renforcer le sentiment d’appartenance. On peut aussi identifier certains contenus (ou topoï) caractéristiques de la communauté : certains arguments, jugements de valeur, idées reçues, etc. De manière similaire, certains types d’activités de parole vont se ritualiser et signaler l’appartenance communautaire de ceux qui les utilisent. Ainsi, certaines formes de requête vont entrer dans le langage commun d’un groupe de discussion, par exemple la forme « Je vais prochainement à X. Quels bons vins peut-­on y trouver ? » dans un groupe de discussion entre amateurs de vins. L’usage de rituels d’interaction spécifiques, et relativement figés, va aussi manifester l’appartenance communautaire. Ces rituels sont essentiellement des ouvertures et des clôtures de messages, des salutations et des rituels d’hospitalité par lesquels les « anciens » peuvent accueillir les « nouveaux ». L’appartenance à une communauté en ligne doit aussi donner la possibilité pour les membres d’y construire leurs identités. Une communauté doit permettre à ses membres de se construire

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une identité communautaire, une manière d’être reconnu au sein du groupe. On peut observer alors des identités construites par le discours (comme celle d’animateur du groupe, de blagueur, etc.), ou manifestées plus simplement par des formes de personnalisation des signatures ou des profils. De nombreux comportements observables dans les communautés en ligne contribuent à la construction de la relation. L’importance de la dimension relationnelle des échanges se manifestera par plusieurs indices. De nombreux travaux insistent sur l’importance de la politesse et de la courtoisie pour construire la dimension communautaire d’un forum de ­ discussion (par exemple M. L. McLaughlin, K. K. Osborne et Smith en 1995). L’expression des émotions contribuera au renforcement du lien communautaire. La familiarité entre les membres de la communauté en ligne se manifeste par divers indices énonciatifs. On retrouve en fait les procédés habituellement décrits par la pragmatique des interactions : l’utilisation du prénom, le tutoiement, l’humour basé sur la connivence. Pour qu’un groupe de discussion numérique se constitue en communauté, la manière de s’y comporter doit être marquée par la réciprocité et la coopération entre les membres. L’important dans une communauté virtuelle, c’est le sentiment d’être là pour les autres afin que chacun ait du « répondant ». Lorsqu’un membre envoie un message, il a le sentiment gratifiant que quelqu’un va le lire, le développer, reprendre son idée et lui renvoyer quelque chose. C’est avec ces gratifications que se construit le sentiment communautaire. Pour que ce sentiment se construise, il faut que les échanges aient une forte dimension coopérative et que cette finalité coopérative se ritualise. Le partage des valeurs et des finalités du groupe se construit à travers l’élaboration collective de normes comportementales. Ces normes se manifestent par deux types de comportement discursif : de manière explicite par la rédaction d’une charte par un des membres du groupe, qui se charge de la poster régulièrement ou par la production de commentaires métacommunicatifs rappelant les normes comportementales à ceux qui les enfreignent. Par exemple, dans les forums de discussion on observe de fréquents rappels à l’ordre permettant de définir les valeurs communes et de renforcer leur partage.

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Une communauté est basée sur une histoire commune. Dans le cas d’une communauté basée sur l’échange discursif, son histoire sera avant tout une histoire conversationnelle, c’est-­à-­dire l’ensemble des échanges ayant eu lieu entre des interlocuteurs ou dans un groupe. La constitution de la communauté se manifeste ainsi par la connaissance affichée par ses membres de son histoire conversationnelle. De plus, des membres de la communauté se sentent investis de la mission de garantir et de rendre lisible cette mémoire des échanges, si besoin en réinjectant dans le groupe des interactions qui ont eu lieu ailleurs mais qui entrent indirectement dans son histoire conversationnelle. C’est ainsi qu’on va partager des contenus, citer des messages, construire un interdiscours propre à la communauté. Enfin, la durée des échanges est une condition d’émergence des communautés en paroles. En effet, il y a communauté en ligne, lorsqu’il y a abandon de la communication transitoire. Avec la continuité vient la possibilité de partager une histoire, une mémoire, la possibilité de construire des normes sociales, du rituel, du sens. Plus que la durée elle-­même, c’est la perception de cette durée et de l’histoire conversationnelle qui semble importante. De ce point de vue, les systèmes persistants favorisent cette perception de la durée, grâce à l’asynchronicité des échanges et à l’interface qui les structurent. Par ailleurs, une communauté en ligne a d’autant plus de chances d’émerger et de se stabiliser qu’elle met à la disposition de ses membres un système pour piloter et au besoin sanctionner leurs comportements. Par exemple, dans de nombreux forums non-­modérés, ce système de pilotage et de sanction est pris en charge par les membres eux-­mêmes, grâce à l’élaboration d’une charte et à la prise en charge du rôle d’animateur par certains membres du groupe. La prise en charge par un animateur du pilotage et des sanctions des comportements est une activité centrale dans une communauté en ligne dans la mesure où c’est une manière de mettre à la disposition des autres membres des mécanismes de résolution de conflit efficaces et faiblement coûteux en temps et en engagement. Enfin, la conscience de l’existence du groupe par ses membres et leur capacité à l’expliciter sont des indices forts de stabilité d’une

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communauté en paroles. En effet, les mots ont une sorte de pouvoir performatif, ils font exister ce qu’ils nomment ou, au moins, homogénéisent l’entité qu’ils désignent. Par exemple, l’existence et la force d’un groupe seront d’autant plus évidents que ses membres seront capables de réflexivité, c’est-­à-­dire capables de désigner eux-­mêmes le groupe qu’ils constituent, en ayant donné un nom à leur forum ou à leur page Facebook, par exemple. L’utilisation du pronom « nous » ou d’un syntagme nominal pour désigner la communauté seront, dans cette perspective, des indices supplémentaires de constitution d’une communauté.

Références bibliographiques Atifi Hassan, Gauducheau Nadia et Marcoccia Michel, 2015. Violence verbale et conflits dans un forum de discussion d’adolescents, Jeunes & Médias. Les Cahiers francophones de l’éducation aux médias, 7 : 145‑158. Dubrovsky Vitaly J., Kiesler Sara et Sethna Beheruz N, 1991. The equalization phenomenon : Status effects in computer-­mediated and face-­ to-­face decision-­making groups, Human-­Computer Interactions, 6(2) : 119‑146. Ducheneaut Nicolas B., 2002. Social impacts of electronic mails in organizations, Information, Communication & Society, 5[2] : 153‑188. Erickson Thomas, 1997. Social Interaction on the Net : Virtual Community as a Participatory Genre, In Proceedings of the Thirtieth Hawaii International Conference on System Sciences. URL (janvier 2016) : http://www.pliant.org/personal/Tom_Erickson/VC_as_Genre.html Gauducheau Nadia, 2008. La communication des émotions dans les échanges médiatisés par ordinateur : bilan et perspectives, Bulletin de Psychologie, 61(4) : 389‑404 Gumperz John J., 1968. The Speech Community, In International Encyclopedia of the Social Sciences, Macmillan : 381‑387. Repris In P. P. Giglioli (ed.), 1972. Language and Social Context, London : Penguin : 219‑231. Gumperz John J., 1991. La Communauté en paroles d’un point de vue interactionnel, In H. Parret (ed.), La Communauté en paroles, Liège, Mardaga : 55‑77. McLaughlin Margaret L., Osborne Kerry K. et Smith Christine B., 1995. Standards of Conduct in Usenet, In S. G. Jones (ed.), Cybersociety.

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Chapitre 9

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e dernier chapitre est consacré à la question de l’identité numérique. Il s’agit d’analyser la manière dont les dispositifs de communication numérique sont utilisés dans une perspective de construction identitaire et de présentation de soi par des locuteurs mais aussi le fait que ces dispositifs contribuent aussi à archiver, traiter et rendre visibles des traces de ces locuteurs, constitutives de leurs identités numériques.

1. Traces et identité numériques L’identité numérique est l’ensemble des informations personnelles que nous déposons volontairement ou laissons sur le Web. C’est en fait l’ensemble de nos traces numériques. Cette identité peut reposer sur des procédés langagiers de p ­ résentation

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de soi mais elle n’est pas forcément verbale : un « j’aime », ou le nombre d’amis que vous avez sur Facebook sont aussi des composantes de votre identité. La question de l’identité et des traces numériques est devenue centrale dans le champ des sciences de l’information et de la communication et aussi de l’informatique. La trace numérique est un objet que nous percevons et auquel nous attribuons un potentiel de sens, une capacité à faire référence à un objet ou un individu absent. Ainsi, comme le soulignent S. Zlitni et Liénard, en 2012, l’environnement numérique, en tant qu’il est structuré autour d’espaces virtuels dans lesquels les utilisateurs produisent, échangent et déposent des données, est composé d’éléments iconiques et discursifs qui sont autant de traces numériques, relativement dé-­spatialisées et dé-­temporalisées. Ces traces numériques peuvent être de nature et de persistance variables et, comme toute trace, elles sont constituées à partir d’empreintes laissées volontairement ou non dans l’environnement, à l’occasion d’un processus. On peut ainsi, comme L. Merzeau (en 2013), catégoriser les traces numériques selon leur degré d’intentionnalité. Les traces déclaratives relèvent d’une production sémiotique (discursive ou iconique) volontaire et revendiquée comme telle : productions discursives, profils, statuts, photos et vidéos postées, etc. Les traces comportementales sont produites de manière volontaire (ou, au moins, consentie) mais avec un faible niveau de conscience ou d’intentionnalité, comme par exemple les requêtes ou les données de géolocalisation. Enfin, les traces calculables (et calculées) correspondent aux variables quantitatives automatiquement produites par les plateformes à partir des informations ou des comportements liés aux utilisateurs : nombre, fréquence et chronologie des publications, liste des amis, scores, etc. Ces traces constituent de fait l’identité numérique des individus : elles sont bien les signes qui manifestent l’individu dans la communication informatisée. Elles constituent les informations qu’un dispositif numérique enregistre et/ou rend visible sur l’activité et l’identité de ses utilisateurs. Ainsi, l’intentionnalité des traces recouvre trois composantes de l’identité numérique, telle qu’elle a été définie par F. Georges (en 2009). L’identité déclarative est composée des données saisies directement et

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v­ olontairement par l’individu : le pseudonyme choisi, les images postées, les messages produits. C’est uniquement cette composante de l’identité numérique qui renvoie à la représentation ou mise en scène de soi. S’y ajoute l’identité agissante, c’est-­à-­dire l’ensemble des activités de l’individu telles qu’elles sont répertoriées et définies par le système (par exemple, A est l’ami de B, A « aime » un contenu, A a re-­tweeté le message de B, etc.). Enfin, l’identité calculée correspond aux données quantitatives fournies par le système au sujet de l’individu. Les stratégies discursives de mise en scène de soi ne correspondent donc qu’à une dimension de l’identité numérique, uniquement à la représentation de soi, dont la perception par autrui contribuera à la constitution de l’identité numérique, une fois ajoutées les composantes de l’identité agissante et calculée. Ainsi, l’identité résulte de la combinaison de signes, ou de traces, produits par soi, par autrui et par le système. Si l’on s’intéresse avant tout à l’identité déclarative et aux stratégies de mise en scène de soi, on doit noter l’intérêt particulier des dispositifs de communication numérique pour cette dimension de l’identité. Ceux-­ci ont été présentés dès leur apparition comme favorisant la construction de l’identité, en particulier lorsqu’il s’agit de dispositifs permettant l’échange entre « inconnus » (comme les forums, par exemple). L’identification des participants d’un forum de discussion est particulièrement limitée : l’âge, le sexe, le statut social, l’origine peuvent être des composantes identitaires totalement construites, si la manière dont les participants se mettent en scène est convaincante. De ce point de vue, la communication médiatisée par ordinateur est un type d’échange langagier pour lequel l’analogie entre les relations sociales ordinaires et le spectacle théâtral s’applique à merveille. L’identité des participants se construit par plusieurs procédés. Divers matériaux sémiotiques et procédés langagiers contribuent à cette mise en scène de soi : le choix d’images (en particulier celles qui tiennent lieu de portraits de l’internaute), le choix d’un pseudonyme, des stratégies d’énonciation variées (comme le ­ registre de langue ou le type de discours adopté), des discours d’auto‑présentation explicites, des jeux permettant une personna-

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lisation par la graphie, etc. Ainsi, on peut distinguer trois types d’identité déclarative construite : l’identité subie, qui correspond aux données péri-­textuelles objectives, lorsqu’il y en a, comme l’adresse électronique, l’identité clamée, mise en scène de soi explicite à travers sa signature par exemple, et l’identité discursive à proprement parler, construite tout au long de son discours. L’identité numérique d’un participant est aussi largement construite par le type d’activité qu’il réalise : chaque type d’activité (blaguer, accueillir un nouveau dans le forum, animer un fil de discussion…) peut présenter en effet dans son organisation une distribution des rôles et des identités.

2. Les procédés de présentation de soi Si l’on s’intéresse aux procédés sémiotiques (essentiellement verbaux) utilisés dans les situations de communication écrite numérique pour la mise en scène de soi, on arrive à un ensemble d’observations qui ont un caractère à la fois générique et spécifique. En effet, malgré la convergence des TIC et de leurs modes communicationnels, les spécificités des différents dispositifs de communication électronique conduiront à la production volontaire ou involontaire de traces d’une grande variété. Ainsi, les traces de l’identité produites dans le cadre de discussions en forums auront à la fois des aspects génériques (l’utilisation des émoticônes, par exemple) et spécifiques (l’exploitation de l’espace « profil », par exemple). Tout d’abord, les images choisies pour tenir lieu d’autoportraits et pour tenir lieu de « profils » (dans un forum ou une page Facebook par exemple) vont évidemment jouer un rôle important dans la construction de son identité en ligne. Diverses stratégies peuvent être observées. La photographie peut représenter « l’être réel », plus ou moins mis en valeur par la technique photographique du « selfie », mais assez proche d’une photographie d’identité. Elle peut aussi représenter un « être mis en scène », c’est-­à-­dire une image de soi mettant en valeur un trait identitaire particulier, une affinité ou une dimension spécifique. Par exemple, une photographie montrant une jeune fille embrassant un garçon mettra en évidence l’importance qu’accorde la jeune adolescente à la vie amoureuse. Une photographie peut aussi

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manifester l’appartenance de l’utilisateur à une communauté ou à une sous-­culture, par l’adoption de codes visuels spécifiques (vêtements, posture, mimiques, etc.). Enfin, l’image peut représenter un symbole, une illustration ou un avatar, renvoyant de manière le plus souvent métaphorique à un trait identitaire mis en valeur ou une affinité particulière. Ainsi, de nombreux adolescents agrémentent leurs pages Facebook d’images de personnages de fiction et d’univers enfantins. Si l’on s’intéresse aux procédés discursifs de mise en scène de soi, on doit évidemment donner une place prépondérante aux autonymes, c’est-­à-­dire aux noms donnés à soi-­même pour se représenter, dont le choix répondra aussi à diverses stratégies : utiliser le vrai, ou supposé vrai, patronyme (prénom ou nom), utiliser un pseudonyme pour manifester une affinité, pour mettre en avant un trait particulier de l’identité, ou donner un indice de localisation ou d’origine. Ce jeu de décodage trouve évidemment ses limites dans la mesure où de très nombreux pseudonymes sont uniquement basées sur la fantaisie des internautes ou sur les limites du système (parfois, trouver un pseudonyme qui n’est pas déjà utilisé est difficile et peut expliquer un choix peu justifié par ailleurs). Divers autres procédés discursifs sont utilisés pour la présentation de soi, des plus explicites aux plus implicites. Dans de nombreuses situations de communication numérique, on trouve de très nombreuses présentations de soi explicites, des séquences de description de soi, dans lesquelles on a d’ailleurs bien souvent les marqueurs sociaux de base (le fameux ASV, âge/sexe/ville), permettant de pallier l’anonymat parfois gênant de la communication numérique, mais aussi des indications sur la personnalité, les goûts (ce que j’aime/ce que je n’aime pas) : D’autres mécanismes peuvent être associés à la question de l’identité, implicite dans ce cas, comme le choix d’un sociolecte particulier ou la production d’un type de discours particulier, lié à un rôle spécifique, par exemple le « discours de l’expert ». Enfin, la zone signature dans les messages numériques sera souvent exploitée pour transmettre divers signes identitaires : citations (donnant accès aux affinités, opinions, valeurs de l’internaute), plaisanteries, etc.

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Par ailleurs, les émoticônes peuvent aussi jouer un rôle dans la présentation de soi et la construction de l’identité en ligne en apportant une information sur l’auteur d’un message, en l’occurrence son état psychologique ou émotionnel. On voit donc que les signes par lesquels l’identité est manifestée sont variés et utilisent de nombreuses ressources de l’écriture numérique. Lorsqu’on s’intéresse de manière spécifique aux forums et à la manière dont ils favorisent les activités de présentation de soi, on peut distinguer deux types d’espaces (et de fonctionnalités associés) proposés aux internautes : des espaces dédiés aux activités de présentation de soi et des espaces pour lesquels cette activité n’est pas supposée être centrale. Pour le premier cas, on trouve évidemment le « profil utilisateur ». La plupart des forums exigent pour s’y inscrire (et pour poster des messages) de passer par le remplissage d’un « profil utilisateur », en fait une page associée à chaque auteur de message et accessible pour chaque message (en cliquant sur l’onglet « profil », dans la plupart des systèmes de forum). Cette page « profil » est donc strictement dédiée à la présentation de soi et combine deux types de signes : des signes choisis et contrôlés par l’internaute, comparables à ceux déjà évoqués, des photos (réalistes ou « symboliques »), des textes (petits mots, descriptions, portrait chinois), l’accès à d’autres contenus numériques (des fichiers son, vidéo) et des signes générés par le système, liés à l’identité calculée comme un rang, définissant la productivité de l’internaute dans le forum (par exemple, dans Ados.fr, on trouve « Étranger : 50, Quidam : 300, Citoyen : 750, Superstar : 10 000, Légende : 15 000 », etc.), des statistiques sur la fréquentation du forum, des informations sur la fréquentation du forum (date du premier et du dernier message, par exemple), la liste des derniers messages postés, et la liste des amis (c’est-­à-­dire des internautes que l’adolescent a sélectionnés comme amis lorsqu’il lisait leurs messages). En bref, on a une combinaison intéressante entre les fonctionnalités courantes dans les blogs et une logique plus habituelle dans les plateformes de réseaux sociaux (avec la liste d’amis, par exemple). Cette combinaison repose aussi sur la mise à disposition de deux types de marqueurs ­constitutifs

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de l’identité numérique, décrits par F. Georges (en 2010) : les sociatifs (les traces renvoyant non pas à l’individu mais à son réseau de sociabilité) et les possessifs (ce que l’individu possède et met à la disposition d’autrui : des fichiers son, vidéos, des textes, etc.). Les enjeux de la construction identitaire et les problématiques associées aux procédés de présentation de soi sont très différents lorsqu’on observe la manière dont ces activités se déroulent dans des espaces dédiés (le profil utilisateur, par exemple) et au cours de discussions qui n’ont pas cette finalité. En d’autres termes, on trouve aussi des messages et des séquences de présentation de soi dans des discussions numériques « ordinaires » et non pas seulement dans les « zones » et les dispositifs consacrés à cette activité. Dans le cas d’une discussion numérique ordinaire, la construction de l’identité ne devient pas une fin en soi mais peut jouer différents rôles dans la dynamique des échanges et peut renvoyer à divers enjeux interactionnels. Quatre aspects peuvent être évoqués. La présentation de soi n’est pas qu’un phénomène sémiotique ou énonciatif, il est avant tout interactionnel dans la mesure où il s’agit d’un phénomène qui se construit dans l’échange. Ces mécanismes de présentation de soi – ou d’auto-­catégorisation – se combinent avec des activités d’hétéro-­catégorisation  : l’identité de l’utilisateur est aussi définie par les autres. Cette identité mise en scène n’est pas seulement individuelle mais peut être aussi une identité collective. Enfin, la construction de l’identité dans les échanges n’est pas forcément un objectif en soi, mais est liée à divers enjeux interactionnels : la présentation de soi joue un rôle dans l’interaction. Par exemple elle fonctionne comme pré-­requête ou alimente le rapport de places. Parler de mise en scène de soi, d’exposition ou de construction de l’égo implique généralement que l’on parle d’une activité menée en solitaire, avec un contrôle assez complet du processus par celui qui l’a initié. S’intéresser aux mécanismes de construction de l’identité dans la dynamique des échanges numériques oblige à modifier ce point de vue et à observer que le plus souvent cette activité est coopérative. Ainsi, la validation de l’identité d’un participant est un processus interlocutoire. Un internaute endosse l’identité qu’il a construite dans la mesure où elle n’est

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pas mise en doute par les autres. La présentation de soi se valide dans et par l’interaction. Si l’on tient compte de la dynamique interactionnelle, on observe aussi que ces mécanismes de présentation de soi – ou d’auto-­catégorisation pour utiliser le vocabulaire de la microsociologie – se combinent avec des activités d’hétéro-­ catégorisation : l’identité numérique d’un locuteur n’est pas définie que par lui-­même ; elle est aussi définie par les autres. Dans les échanges numériques, des utilisateurs peuvent catégoriser leurs interlocuteurs et jouer alors un rôle dans la construction de leur identité numérique. Par ailleurs, l’identité mise en scène dans les messages numériques n’est pas seulement individuelle mais peut être aussi une identité collective : le « nous » est présent dans ces mécanismes de mise en scène de soi, et, corrélativement, les enjeux psychosociaux de la construction de soi se combinent avec des enjeux sociopolitiques correspondant à l’émergence du social et du collectif dans l’espace de la discussion. Enfin, la construction de l’identité dans les échanges n’est pas forcément un objectif en soi, mais est souvent liée à divers enjeux interactionnels : la présentation de soi joue un rôle dans l’interaction, par exemple elle peut fonctionner comme pré-­requête ou alimenter le rapport de places. Lorsqu’on utilise un forum, par exemple, pour demander de l’aide aux autres utilisateurs, il n’est pas rare que la séquence que l’on construit débute par un message de présentation de soi. Si l’on s’inscrit dans le cadre de la théorie des actes de langage, on dira que cette présentation de soi joue en fait un rôle de pré-­requête (de message préliminaire à la demande) et qu’elle permet en fait de garantir quelques conditions de félicité de cette requête. Ainsi, en se présentant, on donne aux autres les informations dont ils ont éventuellement besoin pour apporter l’aide attendue. Se présenter permet aussi de créer une proximité et, du même coup, l’empathie nécessaire pour que les autres aient envie d’apporter de l’aide. Se présenter et adopter un rôle particulier dans l’échange numérique peut aussi être un moyen d’instaurer un rapport de place basé sur une relation asymétrique, par exemple entre un internaute se mettant en scène comme « cultivé » opposé un interlocuteur affichant ses goûts « grand public ».

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Conclusion L

’analyse de la communication numérique écrite peut passer par diverses étapes. Il est tout d’abord nécessaire de bien comprendre ce qui caractérise cet objet d’étude, par exemple les modes de fonctionnements particuliers des nombreux dispositifs de communication numérique et les modes de communication qu’ils vont permettre. Du point de vue de l’analyse, il s’agit ensuite de saisir précisément la nature des corpus d’écrits numériques et leurs conséquences méthodologiques et éthiques. Il est utile enfin d’identifier les différentes théories et méthodes qui sont généralement utilisées pour analyser la communication numérique écrite. Décrire précisément les caractéristiques des écrits numériques amène à rencontrer la question de l’hybridité entre l’oral et l’écrit et la problématique de la variation. Dans cette perspective, il est intéressant de bien connaître les spécificités du style texto pour justement comprendre qu’il s’agit de la forme la plus remarquable d’écrit numérique, mais pas nécessairement la plus caractéristique. Ainsi, si l’on s’interroge sur ce qui caractérise réellement la communication numérique écrite par rapport aux autres formes d’écrits, on voit qu’il s’agit plutôt de ses dimensions intertextuelles, hypertextuelles et plurisémiotiques. On peut noter aussi qu’une grande partie des procédés caractéristiques des écrits numériques renvoient à deux grands processus : faire de la conversation écrite et fabriquer du contexte partagé.

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156  Analyser la communication numérique écrite

Enfin, une vision plus pragmatique et interactionniste de la communication numérique écrite met en évidence de nombreux phénomènes interactionnels, communicationnels et sociaux : la construction et la structuration difficile des échanges, l’intelligibilité problématique des messages numériques, les mécanismes de construction de relation interpersonnelle et, enfin, la fabrication de l’identité numérique de l’utilisateur par lui-­même et par les dispositifs. Par ailleurs, l’analyse de la communication numérique écrite permet de s’interroger sur les rapports entre les hommes et les techniques. Ainsi, tout au long de l’analyse, on peut identifier trois postures caractéristiques. L’utilisateur peut profiter de la technologie et tirer parti de ses fonctionnalités dans une visée de créativité linguistique, de sociabilité ou de construction identitaire. L’utilisateur peut aussi s’adapter aux dispositifs qui vont dans une certaine mesure formater ses activités. Enfin, l’utilisateur peut aussi compenser les faiblesses des dispositifs. De nombreux procédés décrits dans cet ouvrage sont en fait des stratégies compensatoires permettant de dépasser les limites du dispositif pour réaliser l’activité que l’on entend mettre en œuvre. Ainsi, l’analyse de la communication numérique écrite illustre parfaitement la relation d’actions et d’influences réciproques entre les humains et leurs machines.

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