Amnistie et fausses factures : le racket politique 9782226048653, 2226048650

Depuis 1982, Josua Giustiniani est, au service du Parti socialiste, l'un des meilleurs spécialistes pour la collect

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French Pages 271 [274] Year 1990

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Amnistie et fausses factures : le racket politique
 9782226048653, 2226048650

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LE RACKET POLITIQUE

JEAN MONTALDO PRÉSENTE

Josua Giustiniani

AMNISTIE ET FAUSSES FACTURES

LE RACKET POLITIQUE

Albin Michel

© f:ditions Albin Michel S.A., 1990 22, rue Huyghens, 75014 Paris Tous droits réservés. La loi du 11 mars 1957 interdit lrs copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit- photographie, photocopie, microfilm, bande magnétique, disque ou autre -, sans le consentemenl de l'auteur et de l'éditeur, f"St illicite e-t constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 rt suivants du rode pénal.

ISBN 2-226-04865-0 ISSN 1142-8430

PRÉFACE

« (... ] Je considère que l'argent gagné trop facilement est pour toujours suspect et qu'en effet, il est fait pour corrompre (...] » (Déclaration de François Mitterrand, président de la République, le 12 février 1989, à l'émission 7 sur 7 de TF1, où il commente« l'affaire Pechiney­ Triangle » dans laquelle sont impliqués son ami, Roger-Patrice Pelat, et Je financier socialiste Max Théret.)

À NOS JUGES par Jean Montaldo Depuis 1982,Josua Giustiniani est, au service du Parti socialiste, l'un de ses meilleurs spécialistes pour la collecte de fonds occultes, par l'établisse- · ment de «fausses factures» et le «trafic d'influence». Ancien gauchiste de l'après-mai 1968, il révèle, dans ce témoignage courageux, comment, à Marseille sous Gaston Defferre, il fit ses premières armes, avant d'être enrôlé à Paris pour devenir l'un des «financiers» officiels du PS. - Avec mon commando d'élite, nous avons racketté les entreprises françaises aux quatre coins du territoire, dans les Bouches-du-Rhône, à Paris:

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en Eure-et-Loir, à Nevers ou Châtellerault, dans la Drôme et le Vaucluse, et jusque dans les territoires d'Outre-Mer, raconte ce « Monsieur Fausses Factures » ... L'auteur s'accuse et révèle les méthodes, les chiffres, les lieux, les noms de ses commandi­ taires. Il remonte jusqu'aux sommets de l'État ... et met à nu les circuits les plus secrets utilisés pour remplir les « caisses noires» du premier parti politique de France. Une confession choquante, à peine croyable. Mais les preuves sont là. À l'heure où ceux qui ont bénéficié de cet « argent sale» se blanchissent, en s'auto-amnis­ tiant, Josua Giustiniani choisit maintenant de parler pour se défendre: - Je veux bien, ajoute-t-il, être jugé pour ce que j'ai fait, mais pas tout seul. Comment, en effet, après avoir lu ce récit époustouflant, des magistrats pourraient-ils le Londamner en raison des délits qu'il a commis, en excluant de leur jugement ceux qui lui en ont donné l'ordre, les hommes politiques qui l'ont· commandé, pour ensuite partager avec lui le pro­ duit de ces fraudes ? Publié dans une collection destinée à combattre les arrangements avec la vérité, même la plus insupportable, ce document est révélateur des mœurs politiques en général et de celles, en particulier, d'un parti qui a pourtant fait de la morale et de la vertu son image de marque. Voici l'envers du décor.

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Fin avril 1990 : nous rencontrons Josua Giusti­ niani pour la première fois. Entretien franc, parfois déroutant. Notre interlocuteur n'élude aucune question. Conversation surréaliste : - Je veux, nous dit-il d'emblée, dévoiler des vérités dont on peut difficilement imaginer qu'elles puissent exister. Aujourd'hui, je dois tout dire, quelles qu'en soient les conséquences. J'ai rempli mon contrat, mais on m'a abandonné. Je ne peux l'acce:Rter. - Êtes-vous un homme de gauche? - Au Parti socialiste, la question ne m'a jamais été posée. Elle est donc sans objet. Je n'ai adhéré que tardivement au PS, et de mon plein gré. Le Parti a d'ailleurs commis un «faux» en me décla­ rant toujours, pour les besoins de la cause, comme un de ses membres. - Comment est-il possible que le premier parti politique de France ait fait appel à un homme comme vous pour l'accomplissement d'une activité aussi inavouable? - Peut-être parce que, justement, l'on savait qui j'étais, quel avait été mon parcours. Mais, en raison de la réputation de mes employeurs, il ne m'est pas venu immédiatement à l'esprit que ce que nous faisions était illégal. Il m'a fallu quelque temps pour le comprendre. Le travail qui m'était demandé par les responsables socialistes n'était pas autre chose que du vol authentique et certifié sans risque. Dans cette organisation, je n'ai jamais été qu'un comparse. Mais, participant au financement

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du parti politique au pouvoir, j'avais la conscience tranquille. À l'appui de ses affirmations, Josua Giustiniani nous présente les centaines de pièces originales contrats, bons de commande, fausses factures, chèques, courriers, photographies et articles en tous genres - qu'il a amassées entre 1982 et 1990. Voici même l'état détaillé des sommes qu'il a collectées et partagées avec le PS, celui-ci se réservant la part du lion. Dialogue: - Vous admettez donc avoir commis des actes répréhensibles ? - Je ne me considère responsable qu'à hauteur de mes profits personnels. Pour le reste, c'est-à­ dire l'essentiel, je demande à la justice de s'adres­ ser directement à mon commanditaire, le Parti socialiste. Pourquoi devrais-je payer à sa place ? Sous prétexte que, au pouvoir, il bénéficierait d'une totale immunité ? Non, il n'en est pas ques­ tion. - Mais, tout de même, vous avez violé la loi eri . exerçant des activités illicites, ce que notre société ne saurait admettre. - Recruté et rémunéré par le parti du Prési­ dent, j'ai toujours eu bonne conscience. Je pensais même agir au nom de« la raison d'État». Quelle est la différence entre un «James Bond» et moi ? Lui agit au nom de la reine, et moi au nom de ceux qui dirigent la République. Bien sûr, on pourra me rétorquer que je n'étais pas membre

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d'un service secret. Mais je vous donne ma parole que ce que que je faisais devait rester secret. Les« secrets» dejosua Giustiniani sont mainte­ nant en notre possession : deux caisses de docu­ ments dont le lecteur trouvera un échantillonnage représentatif dans les pages qui suivent. Ces archives sont, bien entendu, à la disposition du fisc et de la justice qui, jusqu'à présent, n'ont pas daigné s'y intéresser. Aussi explosives qu'elles soient, les révélations de l'auteur ne surprendront pas totalement les obser­ vateurs et lecteurs avertis. En effet, dans mon livre 850 jours pour abattre René Lucet 1 (sur « les secrets d'une exécution politique»), je dévoilais des méca­ nismes similaires. Publié sous le gouvernement de Pierre Mauroy, cet ouvrage est à l'origine de la fameuse« affaire des fausses factures à la mairie de Marseille». Tandis que les employés municipaux de Gaston Defferre sont alors incarcérés par dizaines à la prison des Baumettes, je dois, le 14 juillet 1982, quitter le territoire français pendant plusieurs mois pour échapper à des tueurs à gages. A mon retour, avec le journaliste Jean-Louis Remillieux, nous réalisons, pour Le Quotidien de Paris d'abord, pour Le Figaro Magazine ensuite, une grande enquête sur « les caisses noires du Parti socialiste». Nous y révélons l'existence d'un vérita­ ble réseau de racketteurs, créé en 1971 par les plus hauts dignitaires du PS. Copiant l'infrastructure l. Éditions Albin Michel, juin 1982.

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commerciale du Parti communiste français, parti dont j'ai amplement prouvé qu'il est, en France, le plus sauvagement capitaliste 1 , les socialistes ont développé, dès après leur congrès d'Épinay, un appareil analogue et tout aussi monopoliste. Son rôle? Parasiter les marchés publics des collectivités locales entre leurs mains, par le prélèvement de commissions à taux variables. U rbaconseil, U rbatechnic, le Gracco, Valorimo, Mercure International : telles sont les enseignes des bureaux d'études fictifs, mais gourmands, placés sous l'autorité de la vieille garde du PS. Deux d'entre eux sont dirigés par Gérard Monate, ancien gardien de la paix, fondateur de la FASP (Fédéra­ tion autonome des syndicats de police), plus tard au cabinet du ministre socialiste de la Sécurité, Joseph Franceschi, et aujourd'hui inculpé dans « l'affaire Sormae ». Les documents que je publie encore, le 7 novem­ bre 1987 dans Le Figaro Magazine, auraient dû provoquer l'ouverture immédiate d'une informa­ tion judiciaire à l'encontre des activités des sociétés conduites par Gérard Monate, militant dévoué du PS, maintenant dans la même situation que Josua Giustiniani. Mais il faudra attendre le 19 avril 1989 pour que tout soit officiellement reconnu, grâce à l'initiative de deux courageux inspecteurs de la police judiciaire, Antoine Gaudino et Alain Mayot. l. Voir mes livres: Les Finances du PCF (1977); La France communiste ( 1978); Les secrets de la banque soviétique en France (1979); f:a mafia des syndicats, les secrets d'une dictature (1981), tous publiés aux

Editions Albin Michel.

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Au siège marseillais d'Urbatechnic, ces policiers font, à cette date, une découverte confirmant tout ce que nous savions et avions écrit depuis tant d'années, à propos des agissements de ces officines. Selon les journalistes Georges Marion et Edwy Plénel da Monde, tout est consigné dans « quatn.. cahiers rédigés par M. Joseph Delcroix [un confrère dejosua Giustiniani, notre auteur], militant socialiste et dirigeant du bureau d'études d'ùrbatechnic». Dans ces cahiers saisis « tout le fonctionnement financier du Parti socialiste est décrit avec minutie, notamment à l'occasion de la campagne présiden­ tielle de 1988 1 ». Journalistes d'investigation, Marion et Plénel reproduisent les explications données à la PJ par Joseph Delcroix: - L'action d'Urba-Gracco consiste essentielle­ ment à intervenir auprès des décideurs socialistes ou apparentés, aux fins de favoriser les entreprises clientes pour l'obtention de marchés publics ou privés. �< La lecture de ces cahiers, ajoutent nos confrères, prouve que cette " action " se faisait, sinon en accord, du moins en coordination avec l'état-major du Parti. Il faudrait donc entendre une bonne partie des responsables socialistes dont les noms viennent sous la plume de M. Delcroix mais qui, parfois, sont aujourd'hui ministres.» Marion et Plénel vont encore plus loin : « ( ...) Nous avons pu feuilleter ces fameux 1. Le Monde, mardi 10 octobre 1989, p. 13, sous le titre: « L'enquête sur le financement des campagnes socialistes - Les fausses factures à livre ouvert. »

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cahiers pour les années 1987 et 1988. Les citations se passent de commentaires, tant elles sont expli­ cites. Durant cette période, la mission prioritaire d'Urba-Gracco est d'assurer une partie du finance­ ment de la campagne électorale du candidat socia­ liste à l'élection présidentielle, qui sera finalement M. François Mitterrand. » Dans un second article, les deux journalistes du Monde révèlent encore que l'évaluation du coût de cette campagne est passée de « 100 » à « 150 millions de francs », dont « 24 694 000 francs » ont été fournis par le groupe des sociétés employant Joseph Delcroix. Mais ce n'est pas tout : il y a aussi l'OFRES, la société créée par Hubert Haddad, sur laquelle j'ai tant écrit et dont Josua Giustiniani nous apprend maintenant qu'il en fut l'efficace successeur. Dénoncé tant de fois, avec un luxe de détails et de preuves concrètes qui, aux États-Unis, en Alle­ magne ou en Grande-Bretagne, auraient provoqué illico l'ouverture de retentissantes informations judiciaires, ou la constitution de commissions d'enquête au Parlement, tous ces réseaux n'en ont pas moins été laissés libres de continuer tranquille­ ment leur racket, jusqu'à ces derniers temps, en attendant que d'autres viennent prendre la relève. Chancellerie, parquets, directeurs des impôts, gar­ diens de l'ordre public : tous savaient et tous ont laissé faire. Tels commentateurs politiques, qui ont fait de l'encensoir leur fonds de commerce, nous diront

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(peut-être) que la publication du témoignage fra­ cassant de Josua Giustiniani a le tort de participer au discrédit d'une classe politique majoritairement honnête. Si tel était le cas, les agissements ici révélés auraient été depuis longtemps punis, sévè­ rement condamnés. Autant par les hommes politi­ ques que par les tribunaux. Or, les uns et les autres ont préféré fermer les yeux, alors que tous étaient parfaitement informés de cette bien triste réalité : des centaines d'entreprises françaises (dont les grands groupes nationalisés) sont systématique­ ment ponctionnées, contraintes de payer les fausses factures fabriquées pour aider au financement de partis vivant douillettement en marge de la loi. Corruption ? Le mal n'est pas nouveau : il date des débuts de la ye République. Mais, par une inexorable dérive, il n'a fait qu'empirer. Au moins, sous le général de Gaulle et Georges Pompidou, on n'hésitait pas à envoyer des députés gaullistes, impliqués dans« l'affaire de la Garantie foncière» , se faire condamner en correctionnelle. Vingt ans après, parlementaires et ministres s'auto-blanchis­ sent, en hâte et en catimini, et ont même le toupet de se dégager de toutes leurs fautes sur leurs complices de la société dite civile, la seule qui, à leurs yeux, soit passible des tribunaux. Bref, avec le récit de Josua Giustiniani, nous avons le sentiment de nous retrouver dans une République bananière. Après le« gaullisme immo­ bilier» , puis le communisme des milliardaires

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rouges, voici venu le temps du socialisme d'affaires, avec, en toile de fond, le pire des maux dont une démocratie puisse souffrir: l'avilissement de la justice. L'accepter serait nous condamner. Jean Montaldo P. S. -Je ne pouvais envisager de consulter la masse des documents sur lesquels cet ouvrage repose, sans un témoin qualifié. Pour m'accompa­ gner dans cette exploration, j'ai choisi François Labrouillère, journaliste au Quotidien de Paris et co­ auteur, avec Gilles Sengès, du livre Le piège de Wall Street (sur la ténébreuse affaire Pechiney-Triangle) publié dans cette collection, en septembre 1989. Ensemble, quelque part du côté de Marseille, nous avons pendant huit jours - pénible besogne cohabité avec une montagne de fausses factures. Elles attestent que rien dans l'exposé qui suit n'est exagéré et que, bien au contraire, le pire se profile souvent derrière les pièces comptables communi­ quées à mon avocat, Me Pascal Dewynter, et à celui d'Albin Michel, Me Patrick Gaultier. Nous· nous contentons, dans ce livre, de dire ce que la loi permet, laissant à l'autorité judiciaire -- dans la mesure où elle voudra bien se mobiliser - le soin de poursuivre plus loin des investigations dont il n'est pas malaisé de deviner la conclusion: Le lecteur trouvera, en Annexes 1 à 16, un florilège de ces preuves sans lesquelles nous n'aurions pu donner la parole à Josua Giustiniani ...

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Giustiniani: mon nom, à lui seul, est déjà tout un programme. Ce n'est pas un pseudonyme. A trente­ cinq ans, confronté aux choses de la vie, à l'ingrati­ tude des hommes, à la déception promise à tout jeune Rubempré, il me faut maintenant me regar­ der en face. Fils du néant, d'une société sans âme, je n'ai compris que tardivement, tout récemment, à quel point l'être que je suis est, après tout, moins méprisable que ceux, au pouvoir, qu'il a servis. Du passé, j'entends faire table rase. Pour cela, il me faut être juste à l'égard de tous, et donc commencer par reconnaître qui je suis, avant de révéler la vraie nature de ceux dont je fus ces dernières années le mercenaire aveugle, bien que · chèrement rémunéré pour des actes inavouables et ô combien condamnables. Mon père? Je n'ai pas reçu grand-chose de lui, hormis mon nom corse. Ma mère? Elle n'a jamais su m'éclairer sur les origines exactes de sa famille. Europe centrale, Suisse, France, en passant par la Tunisie où je suis né: je suis, de son côté, issu d'un long flot d'immigration. Mon prénom, Josua, indi­ que mon appartenance à une communauté que je

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crois être aussi la mienne, sans en avoir l'absolue certitude : la communauté juive. Mon propos ne consiste pas à philosopher ici sur la vie, sur mon sort. Il consiste seulement à témoigner, à retracer, le plus objectivement possi­ ble, sans détour, le parcours d'un jeune homme ordinaire, désorienté, mais avide.Je veux expliquer comment j'en suis arrivé à être l'instrument, pres­ que innocent - car ignorant -, d'une authentique mafia politico-financière qui m'a offert la fausse immunité dévolue à toute personne admise à la table et au rang de ceux qui sont en charge des affaires de l'État. Marseillais d'adoption, mes frasques commence­ ront à l'ombre de Notre-Dame de la Garde et du vieux quartier du Panier surplombant l'hôtel de ville de Gaston Defferre et de son successeur Robert Vigouroux, mes deux« parrains » en politique... et en affaires. La direction nationale du Parti socia­ liste, dont je vais devenir un homme de l'ombre, saura, elle aussi, apprécier mes exploits à leur juste valeur et m'appeler, en conséquence, à de plus hautes destinées. En effet, après avoir servi dans la· capitale phocéenne, je serai vite invité à « monter » à Paris. Racketteur professionnel du Parti, on y compte sur moi pour mettre en coupe réglée les entreprises publiques et privées voulant travailler avec les collectivités à la main du Parti du président de la République : François Mitterrand. Tandis que, à partir de 1985, une brochette de «golden boys» inexpérimentés feront fortune à la bourse de Paris, en spéculant sur la bêtise et la

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cupidité d'une foule de « gogos» naïfs, de mon côté je serai chargé, rue de Solferino (où siège le PS) , de jouer le rôle d'un « golden boy» d'un tout autre genre, à savoir celui du collecteur de fonds sans âme ni scrupule, pratiquant une seule stratégie : celle de la terre brûlée. C'est ainsi qu'entre Mar­ seille et Paris j'aurai à fréquenter un monde étrange, impitoyable - celui de la politique et des affaires -, dont je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse exister en dehors des frontières de la Sicile. Écrire ce qu'il va vous être donné de lire n'est pas sans comporter quelques risques. Peu m'importe. Nous ne sommes pas à Palerme, même s'il est vrai que l'univers où j'ai évolué jusqu'ici est celui d'une bande ayant toujours eu pour règle d'observer la loi du silence propre à toute société secrète, je veux oarler de la loi de l'omerta. Certes, on pourra me reprocher d'avoir donné un témoignage à chaud, sous l'emprise de la colère. Serein, je répondrai que je préfère une déposition dénuée de tout arrangement avec la vérité, plutôt que de produire, a posteriori, un exposé forcément édulcoré. Je ne dois pas risquer d'oublier ces détails sans lesquels mon histoire ne pourrait plus être contée, tant elle paraît incroyable. Condamné récemment par le tribunal correctionnel, au nom du droit de mes employeurs, « auto-amnistiés», à se décharger sur autrui de fautes qui furent aussi les leurs, je suis dans la situation d'une sorte de mort­ vivant, d'un prisonnier voué au poteau d'exécution, et que ses chefs pusillanimes refusent de secourir. Savoir que je serai fusillé - façon de parler - me

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serait moins insupportable si ceux qui m'ont aban­ donné m'avaient préventivement averti des règles de leur jeu, s'ils ne s'étaient comportés à mon égard comme des ingrats me vouant au simple rôle du cocu piteux, livré à la meute des chiens, au nom de leurs incommensurables cynisme et lâcheté. Cocu, oui je le suis ! Idiot, non je ne saurais l'être ! Serais-je moins amnistiable, excusable que ceux qui m'ont recruté, employé en sachant qui j'étais et d'où je venais ? Ayant donc pris le parti de tout dire sur mon parcours, venons-en au commencement de mon aventure. Né en 1954 à Tunis, je suis élevé par mes grands­ parents. D'abord de l'autre côté de la Méditerra­ née, où mon grand-père sert dans l'administration pénitentiaire. Puis à Calenzana, un petit village de la Haute-Corse rendu célèbre par le fameux clan des Guérini qui a fait trembler Marseille, la ville dont je serai à mon tour et bien plus tard la victime. Ma vie d'enfant et d'adolescent ne me laisse pas un souvenir impérissable, en dehors du soleil et des odeurs de ce beau pays du sud où ceux qui m'ont en charge ne parviennent pas à me fixer. Dès mon plus jeune âge, l'aventure m'appelle. Après les longues escapades dans le maquis corse, les interminables promenades le long de ses torrents, voyages durant lesquels je fréquente les fantômes des bandits qui ont fait l'histoire de l'île de Beauté, après d'inces­ sants va-et-vient entre Calvi et Marseille (où mon

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père dirige un temps le casino de Carry-le-Rouet), après toutes ces pérégrinations sans fin, je décide très tôt de quitter les miens. J'ai à peine quinze ans et ce départ sans retour me conduit vers les communautés hippies. Les événements du mois de mai 1 968 viennent d'ébranler ma jeune cervelle. Je me suis laissé pousser les cheveux jusqu'à ressem­ bler à un disciple du Christ et ne sais alors vers qu01 Je cours. De ces deux années de fuite en avant, je ne conserve que le souvenir d'un seul point fixe, d'un unique endroit où, épisodiquement, je retourne pour dormir et me doucher: un petit hôtel de passe de la rue Châteauredon, à Marseille, en un mot un « bordel». Je trouve auprès de ses pensionnaires la confiance et l'affection qui me font défaut. Je ne connais rien d'autre de leur milieu, en dehors du bruit intermittent des coups de feu qui ponctuent alors la vie quotidienne des quartiers chauds de Marseille, détonations qui, à vrai dire, ne m'empê­ chent pas de dormir. Il me faut vivre à la sauvette, d'expédients. Je zigzague entre de petites bandes de paumés. En 1971, je partage de temps à autre, avec mon ami Michel Baliozian, une chambre de la cité universitaire Paul-Masson, dans le 5e arrondisse­ ment de Marseille. Elle est alors occupée par une bande de marginaux de tout poil, de tous horizons, la plupart munis de fausses cartes universitaires leur donnant droit au gîte et au couvert sous le haut patronage de l'État, formidable vache à lait. C'est là que je fais pour la première fois connaissance du

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« mitan » de la politique. Les groupuscules d'extrême gauche, auxquels j'appartiens, prolifè­ rent dans la « cité U », devenue une véritable place-forte où les forces de l'ordre sont interdites. Faux étudiant moi-même, je vis en tenue de combat révolutionnaire. Cependant, notre engagement militant n'est que de façade, même s'il est vrai que nous sommes de toutes les manifs. Le Che est mon idole. Notre slogan,« La propriété c'est le vol », est un parfait prétexte. Haschisch, marijuana, tout y est. Comme chacun, je trouve dès lors ma subsis­ tance dans la réalisation brouillonne de petits « casses » aux quatre coins de Marseille. Un coup de pied dans la porte d'un appartement des beaux quartiers - que nous écumons sans préparation ni objectifs particuliers -, et nous rapportons de quoi alimenter la caisse collective de notre bien singu­ lière cité universitaire. Les séances de partage, le soir à la veillée, nous font ressembler, sous les portraits de Marx, Mao et Che Guevara, aux pirates de l'Île au trésor. Parmi nous, quelques rêveurs s'imaginent bien naïvement pouvoir finan­ cer ainsi la révolution mondiale. La majorité de · notre troupe crasseuse a tôt fait de les inviter à moins d'ambitions. Nous comptons seulement sur leur soif de vengeance, de revanche sociale, pour augmenter le rendement de nos expéditions débraillées. Peut-être par instinct de survie, je me repose en prenant parfois mes quartiers dans un casernement de CRS. Le hasard a voulu que je sois accepté par l'un d'eux, parent d'une de mes amies. Mes

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camarades ignorent cette fréquentation pour le moins insolite. Les Compagnies républicaines de sécurité sont les gardiennes d'un monde qu'il ne leur déplairait pas de voir à feu et à sang. Mais chez les CRS, j'ai mon lit de camp - le fameux « lit Picot» des militaires - sur lequel je peux enfin dormir tranquille, sans que nul vienne me chercher ni me tourmenter. Je partage leur popote et converse des heures durant avec un compatriote corse, parfaite caricature du policier «macho» dont la violence n'est faite que d'apparences. Cependant, je passe le plus clair de mon temps à la cité universitaire. Un soir d'été, une dispute oppose mon copc1in Michel Baliozian à nos voisins de palier : des Algériens en goguette dont la stéréo dérange nos tympans. Michel meurt, poignardé Arrêté par la police, son assassin est libéré après un an de prison. Jeune homme révolté, ma rancœur à l'égard de la société et de son glaive, l'appareil judiciaire, n'en sera dès lors que bien plus grande. Je prends pour la première fois conscience de l'arbitraire. Au soir de sa sortie de prison, le meurtrier est à son tour abattu par un autre Algérien, désireux de venger notre camarade Baliozian. Cette exécution est aussitôt présentée comme un crime raciste : motions, manifestations de masse, vives réactions des centrales syndicales nous laissent pantois. Quelques mois après, le vengeur algérien de Michel est lui aussi tué d'une balle en pleine tête par la brigade anti-gang, lors d'un hold-up raté, à Paris. La vie suit son cours.

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À Aix-en-Provence, je subis ensuite les assauts d'un hiver rigoureux. A moitié clochard, il me faut passer quelques nuits dans un vide-ordures, blotti à côté d'autres adolescents perdus. Exposé au pire, je vis au contact de tous les dangers. Le désespoir m'envahit. Dans ce quotidien d'infortune, il m'arrive toute­ fois de rencontrer la tendresse de personnages venus de nulle part, de croiser le long de la route le bon Samaritain. Le souvenir le plus marquant reste une femme, dont j'ai oublié le visage, venue m'apporter un bol de chocolat chaud, à 6 heures du matin, après une nuit de décembre passée au dernier étage d'un immeuble, sur une dalle de ciment. Les femmes ont toujours été et demeurent ma seule planche de salut. De ces temps malheureux, je ne garde pas un seul ami, tous ayant fini soit à l'asile psychiatrique, soit dans les grandes centrales pénitentiaires, soit à la morgue de Marseille. Au fin fond de l'abîme, devenu presque une épave, le hasard me fait toutefois rencontrer un homme providentiel. Dans une soirée mondaine où, m'étant trompé d'adresse, j'atterris en guenilles, il intervient pour empêcher que l'on m'expulse. Déjà d'un certain âge, il impose ma présence à la maîtresse des lieux, une bourgeoise poudrée et parfumée. Au milieu de cette assistance brillante, mes mains sales et mes chaussures trouées focali­ sent tous les regards, pendant que le buffet me nourrit copieusement. Je reverrai régulièrement mon sauveur. Avec constance, il s'efforce de

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m'extirper de la misère noire dans laquelle je suis en train de sombrer. Mais sans jamais me poser la moindre question. Pourtant, je continue de fré­ quenter toutes sortes de personnages interlopes. Parmi eux, un baroudeur barbu se disant ancien frère d'armes de Che Guevara. Avec ce marxiste endurci, je passe des nuits entières à revivre les grandes heures des guérillas sud-américaines. L'alcool coule à flots. Je renais à la vie. Tandis que, sur le conseil de celui grâce auquel je suis en train de sortir de la fange, je reprends des études abandonnées depuis de longs mois, je per­ siste tout de même à améliorer mon ordinaire dans des expéditions nocturnes. Un soir de grande faim, muni d'un sac de marin et accompagné d'un lascar italien, je fais la connaissance d'un jeune de notre âge sur les quais du Vieux-Port. Il nous invite à dîner chez lui pour fêter notre rencontre. Nous voici rue de la Loge, à deux pas de la mairie de Gaston Defferre, au cinquième étage d'un immeuble cossu, dans un appartement dont l'archi­ tecture et le mobilier ont toutes les marques de l'opulence. L'apéritiftraîne en longueur. Je ne peux m'empêcher de dresser mentalement l'inventaire de tout ce que je vais bien pouvoir enfourner dans mon grand sac. Mû par je ne sais quelle irrésistible force, je me rue tout d'un coup sur les objets qui ont éveillé ma convoitise. Armoires, commodes, vitrines, placards, tiroirs : parfaite razzia, sans violence aucune ... mais avec frénésie. Aux cris de « Madonna», « Ah ! Madonna», l'italien, lui aussi dans un état second, m'aide à tout embar-

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quer. Cette rafle folle a pour effet de totalement terrifier notre hôte : Didier F ... hurle, nous supplie, nous menace, pour tenter d'interrompre notre entreprise dévastatrice. Rien n'y fait. Il faut que nos deux regards s'entrecroisent pour que je per­ çoive son effroi dans ses yeux bleus. Ils s'arrondis­ sent comme de grosses billes sous ses cheveux bouclés. Je recouvre tout à coup mes esprits, et suis pris de pitié. Au point de décider de stopper net notre sauvage déménagement et de tout remettre en place. Pendant que je m'applique à effacer les traces de notre pillage, Didier s'absente quelques instants. Il revient les bras chargés de canettes de bière et la conversation reprend, comme si rien ne s'était passé. Bientôt remis de ses émotions, notre amphitryon est affalé dans un fauteuil Il entre­ prend de nous interroger : - Savez-vous chez qui vous êtes, qm vous vouliez dévaliser ? La question me paraît saugrenue : - Chez le pape ou la reine des gitans, je m'en tape. File-nous plutôt tes bières. On va pouvoir s'éclater pour de bon. D'origine pied-noir, Didier F ... a le verbe coloré : - Putain, fils ! Mais tu es dans l'appartement du préfet ! - Tu rigoles ? - Oui, dans l'appartement du préfet de Marseille, l'ami de Gaston Defferre. C'est ainsi que, par cette entrée fracassante, je vais être projeté, sans même que je m'en rende compte, dans la stratosphère politique de Mar-

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seille. Car la révélation que me fait ce soir-là Didier F . . . , quant aux lieux que nous étions venus « cas­ ser », est immédiatement suivie d'une beuverie d'enfer. Nous la terminons aux aurores en allant jusqu'à faire exploser nos bouteilles de biere sur les murs du préfet. Cette mémorable « cuite » scelle une indéfectible amitié. Et, à dix-sept ans, je deviens l'inséparable compagnon de ce brave Didier, proche parent du préfet de Marseille. Trois semaines après, nous partons ensemble, avec sa mère, seconde épouse du préfet (qui est du voyage), passer quelques jours de vacances à Londres. Le préfet est un haut fonctionnaire discret, sérieux, efficace. Gaston Defferre le considère comme un précieux partenaire. En sa présence, je suis intimidé etje m'interdis toute forme de familia­ rité. À son contact, je me dis que ce grand commis de l'État doit être le vice-roi de Marseille, et je suis flatté d'être admis dans sa suite, de partager son intimité. En l'espace de quelques jours, me voici miracu­ leusement passé de la marginalité sordide à la société légale la mieux établie. Incroyable transi­ tion. Elle me déstabilise au point de m'inciter à mieux suivre les conseils de mon bienfaiteur ren­ contré chez la bourgeoise poudrée et parfumée. De 1971 à 1981, j 'apprendrai donc, petit à petit, à devenir un garçon normal, bien sous tous rap­ ports. Longue convalescence, non sans quelques rechutes mineures.

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Didier ne me quitte plus. Entre autres aven­ tures, il m'accompagne dans la tentative de prise de contrôle de la secte du gourou Maradhji, un illuminé installé en Floride qui parcourt le monde en jet privé et Rolls-Royce, flanqué d'un parterre de disciples envoûtés par sa philosophie pseudo­ hindoue. Le gourou est représenté à Marseille par un tandem pittoresque : Marie G . . . -G . . . , venue comme moi d'on ne sait où ; Michel M . . . , un vieux savant de quatre-vingt-cinq ans, ancien dis­ ciple du docteur Von Braun, l'ingénieur allemand récupéré par les autorités américaines à la fin de la seconde guerre mondiale et, comme chacun sait, père de la conquête de l'espace. Sur les hauteurs de Perrier, à deux pas de la somptueuse villa du docteur Vigouroux, le futur maire de Marseille, nous investissons le château du savant, où la secte réside. Sa cinquantaine de pièces, richement meublées, devient quasiment notre propriété. Pour financer ses activités, la secte donne dans le trafic des pierres précieuses. Rubis et émeraudes de Thaïlande sont importés clan­ destinement en France, grâce aux incessants · voyages des disciples. Nous sommes chargés de la revente, à la sauvette, et autorisés à prélever au passage notre commission. Au bout de quelque temps, nous finissons tout de même par compren­ dre que ce commerce n'est pas très catholique et décidons de quitter les lieux. Heureux pressenti­ ment : la police j udiciaire ne tarde pas à inter­ rompre les activités frauduleuses du gourou et de sa petite escouade. Quel n'aurait pas été l'embar-

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ras de la PJ de Marseille si elle s'était trouvée nez à nez avec le proche parent du préfet ! Chez lui, il m'arrive maintenant de côtoyer, dans des réunions officielles ou privées, les têtes couron­ nées de Marseille. J'y croise Gaston Defferre plu­ sieurs fois et finis par faire vaguement connaissance d'un de ses dauphins, Michel Pezet. Entre-temps, de 1975 à 1978, je passe trois ans en Suisse pour obtenir, dans un Institut de Lausanne, un diplôme de psychosomaticien que je n'aurai guère besoin d'utiliser. Hormis une courte période de deux ans, jusqu'en 1980, pendant laquelle je suis employé successivement par les cliniques psychiatriques Valmont et Labruyère de Marseille. J'y anime des séances de rééducation par la «dynamique de groupe». Parallèlement je crée un cabinet de médecines naturelles. L'année 1980 me voit entrer dans le petit monde de la publicité : par relations, j'obtiens la régie publicitaire, locale d'abord, ensuite pour plusieurs départements, d'encarts régionaux insérés dans Paris-Match et la revue Gault et Millau. Ce patronage du groupe Filipacchi m'est d'un grand secours et je mets beaucoup de zèle à développer les rentrées publicitaires de cet honorable et prestigieux employeur. Je suis émerveillé : dès le premier jour, les commissions que j'empoche représentent à elles seules un mois de mon salaire dans les cliniques psychiatriques. Mes exploits font vite le tour de la place ; les agences de publicité me sollicitent et tentent de me débaucher. Car mon travail consiste

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à les court-circuiter en obtenant directement, pour mes deux journaux, la manne publicitaire que, jusqu'alors, ceux-ci étaient tenus de décrocher, par l'intermédiaire de ces mêmes agences, à un tarif bien plus élevé. Les affaires marchent bien. Jusqu'au jour de l'automne 1 982 où je subis le contrecoup d'une initiative dont je n'avais pas entrevu qu'elle me serait reprochée. François Mitterrand est président de la République depuis mai 1 981 . N'étant mêlé en rien aux affaires politiques locales, je n'ai plus revu le maire de Marseille, Gaston Defferre, dont le président a fait son ministre d'État, ministre de l'Intérieur. Mais le hasard veut que, démarchant le Conseil régional Provence-Alpes-Côte d'Azur, j'organise la parution d'un publireportage dans Paris-Match sur Michel Pezet, en sa qualité de président de ce Conseil. Or, à Marseille, la succes­ sion de Defferre est déjà ouverte et les prétendants à son siège seigneurial se livrent à toutes sortes de coups fourrés pour éliminer leurs adversaires. J'ignore alors que quiconque s'immisce dans cette lutte fratricide, au sein de la Fédération socialiste · des Bouches-du-Rhône, dont Pezet est le premier secrétaire, risque de chèrement payer son interven­ tion. J'en fais l'expérience, car je suis évincé de la régie publicitaire régionale de ces deux journaux grâce auxquels j'ai enfin réussi à faire mon trou. Michel Pezet est prévenu du malheur qui me frappe. Et, par un après-midi meublé d'insolubles préoccupations, je retrouve à nouveau, grâce à lui, la faveur du destin. Le 7 novembre 1 982, le

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téléphone sonne: au bout du fil, Pezet me pro­ pose de prendre la direction d'une importante revue que doit lancer son Conseil régional. Nous prenons rendez-vous pour le lendemain, rue Gri­ gnan, dans l'immeuble où Michel Pezet a son cabinet d'avocat et où se trouve également, au troisième étage, son cabinet politique. En son absence, j'y rencontre son principal lieutenant, Guy Pallet, qui gère aussi les activités de l'IREC (Institut régional d'études et de conseils) , la société où auront lieu nos futurs entretiens. En effet, l'IREC, avec ses luxueux bureaux, est une officine proche du PS, qui sert de discret relais financier en donnant dans l' «intermédiation» entre les entreprises publiques et privées et le Conseil régional. Pallet est un personnage aux allures énigmati­ ques. Socialiste de longue date, il est l'animateur efficace, sérieux, de la section PS du 12e arrondis­ sement de Marseille, dont Pezet est aussi le chef. Méfiant, il joue celui qui ne comprend pas bien la raison de ma visite. N'ayant jamais fréquenté le Parti socialiste, je méconnais cet adjoint de Pezet qui veille de près sur les comptes de la Fédération PS des Bouches-du-Rhône. Au cours de l'entretien, son assistant, Pierre Varin, se joint à nous. Ancien de Saint-Gobain, il est, comme moi, étranger au Parti socialiste. Les camarades l'ont recruté pour son professionna­ lisme et son aptitude à organiser les finances de la Fédération. Toutefois, le personnage ne m'est pas inconnu. Nous nous sommes croisés plusieurs

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fois à la Chambre de commerce. Un courant de sympathie est déjà passé entre nous. De la proposition initiale de Michel Pezet, il n'est plus question. Peut-être a-t-on considéré qu'il était préférable de surseoir provisoirement à la sortie de la revue souhaitée par le président du Conseil régional, pour qu'elle flatte ses réalisations? Dans le bureau de la rue Grignan, Pierre Varin prend l'initiative de me proposer, tout de go, de travailler pour la régie publicitaire du journal L 'Unité PA CA (Provence-Alpes-Côte d'Azur) , organe régional du Parti socialiste. Édité par la société Presse édition PACA, il est à Marseille et dans les départements alentour le pendant de L 'Unité, l'hebdomadaire central du Parti socialiste, placé à Paris sous l'autorité de Claude Estier. Il est manifeste que mes interlocuteurs sont informés sur ma personne. Ami intime de Didier F ... , le proche parent de l'ancien préfet, on sait à Marseille, dans les milieux de gauche, quel fut mon parcours. Depuis les années de l'après-68, aucun vrai gauchiste, habitué des manifs, des occupations de lycées, de facs ou d'usines, ne peut prétendre ne pas me connaître. L'offre qui m'est faite, ce jour-là, doit donc bien résulter quelque part de ce passé modèle. Aussi ne suis-je pas étonné d'avoir été choisi pour l'accomplissement de cette mission de confiance, dont je ne comprends pas tout de suite qu'elle sera vraiment très spéciale. Refuser d'entrer dans le Saint des Saints, écarter une telle marque de considération ne me vient pas à l'esprit. J'observe seulement que l'on ne me

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demande pas de prendre la carte du Parti. Cela facilite ma décision : j'accepte sans réserve, et nous convenons de nous revoir deux jours plus tard pour la signature d'un contrat en bonne et due forme ; nous en avons fixé les termes. Je suis engagé en qualité d' « agent commercial». L'article 3 de ce contrat prévoit, avec certaines conditions, le mon­ tant des commissions qui me seront versées 1 : «

Monsieur Giustiniani perçoit sur les ventes d'espaces publicitaires de son secteur une commission en pourcentage égale à 20 % du montant des factures [. . .}. » « Pour des raisons purement commerciales [. . .} le droit à la commission n 'est acquis à M. Giustiniani qu 'après acceptation des ordres par Presse édition PA CA, livraison des marchandises, objet de ces ordres et règlement des factures les concernant [. . .}. » Enfin, « il ne peut être dû [à M. Giustiniani] aucune commission sur les commandes acceptées et non livrées ou non encaissées pour quelque cause que ce soit, sauf du fait de Presse édition PACA». Ainsi, tout est clair. Mes responsabilités sont parfaitement définies : employé du Parti, tous mes actes devront être agréés par lui pour que je sois payé. Il est le seul décideur. Lorsque je ressors de cette entrevue, mes idées reçues sont totalement bouleversées : je croyais, jusqu'alors, que l'on entrait en politique comme dans les ordres, après une solide formation et une 1 . Voir le fac-similé de l'original en Annexe 3.

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longue période probatoire. Ayant erré si longtemps en quête d'une vérité révélée, je viens soudain d'être consacré par un envoyé de «Dieu», de recevoir enfin l'onction qui va transformer mon existence. Les années vont passer. Elles me verront évoluer en grand équipage dans les palais nationaux. Rien ne me sera plus refusé : lambris dorés, intimité des grands de la politique et des affaires, limousines, petits fours et champagne, bureaux, salons et restaurants du Parlement, argent facile, argent qui corrompt, argent qui tue.

2. Le « tir aux pigeons »

« Monsieur, suite à notre entretien du 8.11.82, nous vous confions la mission de présenter les ordres de par­ ticipation de notre journal L'Unité PACA. Je vous prie d'agréer, Monsieur, l 'expression de nos sentiments les meilleurs. » Signées par Guy Pallet, le bras droit de Michel Pezet, ces lignes accréditives sur papier à lettres du Parti socialiste et de son organe local, me sont remises en main propre et, comme promis, à la date fixée par leur signataire, le 8 décembre 1982. J'apprends par la même occasion en quoi consistera exactement ma tâche. Autant dire de quelles techniques je devrai user pour remplir les caisses de la commission interfédérale du Parti socialiste Provence-Alpes-Côte d'Azur, abritée dans l'immeuble de la Fédération du PS, 58, rue Montgrand, dans le 6e arrondissement de Mar­ seille. On me demande de démarcher les entre­ prises de la région et de leur soutirer des publi­ cités qu'elles nous régleront à prix d'or. Je reçois à cet effet un document à l'en-tête du

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Parti socialiste, portant la mention : « Le Pre­ mier Secrétaire». Son texte est sans équivoque 1 • « Marseille, le 29 avril 1985

Monsieur le Directeur, A u nom des Fédérations du Parti socialiste, de la Région Provence-Alpes-Côte d 'Azur, en ma qualité de premier secrétaire de la Fédération des Bouches-du-Rhône et prési­ dent de l 'lnteifédérale, je me permets de vous adresser tous mes remerciements pour le soutien que vous avez bien voulu accorder à notre revue, L'Unité PACA, grâce à vos annonces publicitaires. Toutefois, je tiens à attirer votre attention sur le fait que certains démarcheurs usurpent le sigle de notre revue ou se recommandent de moi-même pour faciliter les contrats, afin d'obtenir des rendez-vous. Je vous conseille d'être très vigilant vis-à-vis de ces démarcheurs. Je confirme que seuls sont habilités à démarcher au nom de L'Unité PACA, Messieurs Giustiniani et Prual, soutenus concrètement par une lettre originale accréditive signée par le président des Fédérations que je suis. Pour faciliter vos vérifications ou obtenir des informations complémentaires, vous pouvez appe­ ler Madame Bemardoni aux numéros de téléphone suivants : (91) 54.85.03 (91) 33.59.96 Renouvelant tous mes remerciements pour votre concours et vos soutiens futurs, je vous prie de croire, Monsieur le Directeur, en l 'assurance de nos sentiments distingués. Michel Pezet. » 1 . Voir le fac-similé de ce document en Annexe 4. Le lecteur y trouvera également la plupart des documents dont il est fait état dans ce livre-témoignage.

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Michel Pezet fait ainsi de moi son officiel collec­ teur de fonds. Sans qu'il me soit précisé par quel miracle les chefs d'entreprises que j'irai solliciter pourront être intéressés par des passages publici­ taires dans un journal dont il ne m'est pas non plus indiqué qu'il est à diffusion militante et parfaite­ ment confidentielle. Je reçois pour seul viatique des bons de commande, frappés cette fois du logo du Parti socialiste (le poing et la rose) et curieusement intitulés « ordre de participation» (?). Ce docu­ ment annonce tout de suite la couleur. Au bas, une ligne stipule : « Payer uniquement par chèque barré à l 'ordre de . Presse édition PA CA, 3, rue Saint-Saëns, 13001 Marseille. » Il ne me faudra que peu de temps pour découvrir - étrange coïncidence - que cette adresse sert également de domiciliation bancaire à l'IREC, le mystérieux Institut où je dois aller régulièrement ... pour rendre compte. Presse édition PACA est une société à responsa­ bilité très limitée. Sa gérance est confiée à Ginette Bernardoni, militante socialiste dévouée, active, secrétaire du journal L 'Unité PA CA, à la rédaction duquel elle participe à l'occasion. En réalité, Presse édition PACA n'est rien d'autre qu'une société paravent, ayant pour raison d'être la justification comptable des fonds versés au Parti socialiste de la région. Elle permet à celui-ci de se cacher derrière un écran juridique et commercial commode, sans que la mention « Parti socialiste » apparaisse

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jamais sur les chèques des entreprises acceptant de cotiser au PS, dans les conditions que je vais révéler. C'est elle également qui va me régler les 20 % de commission prévus dans mon contrat (signé le 13 décembre 1982 par Ginette Bernardoni, la gérante de Presse édition PACA), et dont je réaliserai bientôt qu'il est celui d'un authentique racketteur. En effet, ma collaboration avec la Fédération PS des Bouches-du-Rhône va m'obliger à des prati­ ques dignes du capitalisme le plus sauvage. À vingt-huit ans, je vais découvrir tous les secrets du « politique-business». Sans formation comptable ni juridique, j'ignore tout alors des fausses factures et des conséquences possibles de leur utilisation, sur les plans fiscal et pénal. Pourquoi d'ailleurs m'en soucierais-je, puisque ceux qui en sont les principaux bénéficiaires diri­ gent l'État, et que le Parti socialiste qui me rémunère a toujours affiché son attachement farouche à la morale et aux bonnes mœurs? Pourquoi douterais-je de ceux qui nous gouver- · nent et de la principale formation politique de la nation? Pour être franc, je dois à la vérité d'ajouter que, sans emploi, il m'importe avant tout de subvenir à mes besoins. Nécessité connue de mes sergents­ recruteurs. Je m'attache immédiatement à ne pas les décevoir. Jeune et plein d'entrain, je me mets tout de suite à battre la campagne, exhibant partout, comme un

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« coupe-file ministériel», la lettre par laquelle le PS m'accrédite. Fort de mon expérience dans le groupe Filipacchi, au service de Paris-Match et de la revue Gault et Millau dont chacun connaît la qualité, j'ai préalablement analysé le contenu du « produit» que je dois maintenant représenter. Immédiate­ ment un doute m'a assailli : comment un journal à l'aspect aussi sinistre, rébarbatif au possible, et forcément inconnu des annonceurs, pourrait-il les intéresser ? Quel intérêt auraient-ils à débourser les fortes sommes que je dois leur réclamer pour un impact publicitaire assurément négligeable, si ce n'est inexistant ? Ce doute m'angoisse : vais-je pouvoir gagner ma vie en vendant ce qui ne vaut rien ? Je me rassure toutefois en me disant que, introduit dans la maison du «Tout-Puissant», Dieu sera avec moi. En présence de mon premier client, je suis rouge de confusion, lorsque je lui présente nos exorbitants tarifs hors taxe, pour trois, six, dix ou zéro paru­ tions. Mais là, surprise ! l'individu ne daigne ni les regarder ni même les discuter. Ses yeux ne vont pas au-delà de l'énorme en-tête : « PARTI SOCIA­ LISTE», assorti d'une plus discrète mention « Unité PA CA », le nom du journal. Mon interlocu­ teur ne traîne pas : - J'ai voté Mitterrand. Je suis de tout cœur avec votre Parti. Et je sais que nous pouvons compter sur vous. Inutile de me montrer votre journal, je le connais. Ce premier contact me rapporte 60 000 francs, le

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prix (théorique) d'une page de publicité pour dix passages. Mais quel n'est pas mon étonne­ ment quand le P-DG me précise, en me remet­ tant le bordereau de commande accompagné du chèque : - Surtout, comme d'habitude, veillez à ce . . que nen ne paraisse. Dans une seule journée, je récolte ainsi mes quatre premiers chèques. Miracle : la régie publicitaire de ma feuille de chou du Parti socia­ liste des Bouches-du-Rhône, confectionnée avec du papier de récupération, s'avère finalement une affaire cent fois plus lucrative que les publi­ cations renommées des éditions Filipacchi. Loin de faiblir, mes succès vont grandissant. Dans les jours et les semaines qui suivent, au seul énoncé des noms magiques de L 'Unité et de la Fédération du PS, les chèques arrivent en un flot ininterrompu. Et mon compte en banque grossit. Moins cependant que celui du Parti qui accapare 80 % de la recette. Au fil des mois, je prends de l'assurance. Devant les P-DG, c'est moi désormais qui décide du montant de l'addition : 50 000 francs ici, 200 000 francs là... , mes choix se font à la tête du client, en raison de la taille de l'entre­ prise et des services qu'elle peut espérer du Parti. À ce petit jeu, les grands groupes du bâtiment et des travaux publics, ceux de la distribution des eaux, de l'incinération et de la collecte des ordures ménagères sont mes partenaires favoris.

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Les responsables du PS n'ont pas oublié, non plus, de m'enseigner que je ferai aussi de faciles moissons auprès des géants du secteur nationalisé. Quel directeur ou chef de service de l'administra­ t10n ou d'une compagnie publique d'assurances oserait me refuser l'argent nécessaire au fonction­ nement du parti majoritaire, celui qui est capable de briser leur carrière, mais aussi de permettre leur avancement ? La manne que je rapporte m'incite à devenir plus gourmand. Rompant avec mon ancienne mentalité ultra-gauchiste, je considère maintenant que tout travail mérite salaire, que l'argent n'a rien de déshonorant et que le profit, finalement, arrange bien les choses : employé par un parti qui a fait du combat contre les inégalités sociales son cheval de bataille, je ne supporte pas longtemps d'être, vis-à­ vis de lui, dans la situation d'un exploité. Je m'en ouvre à mes deux patrons, Guy Pallet et Pierre Varin : - Vingt pour cent de commission, c'est trop peu. D'autant que vos tarifs de publicité ne me semblent pas à la hauteur de ce que vous pourriez obtenir... et ensuite me reverser en pourcentage. Puisque personne ne renâcle à nous payer, il me paraît tout à fait possible de relever nos prix. Nous tombons de suite d'accord. Il est vrai que les besoins de la Fédération ne cessent de croître. Nous sommes à l'époque des élections municipales de 1983, pour lesquelles il lui faut trouver des paquets de millions. Comment pourrions-nous satisfaire ses exigences sans devenir nous-mêmes

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plus ambitieux ? Et, de 20 % , ma commission passe à 30 % . Une augmentation qui ne sera pas difficile à assumer pour le PS des Bouches-du-Rhône : ses propres tarifs « publicitaires» subissent de leur côté un relèvement brutal de 120 % ! Mes revenus vont maintenant me permettre de passer à la vitesse supérieure. Dès le départ, immédiatement après avoir été sélectionné par Michel Pezet et ses deux équipiers, j'ai créé une petite affaire en nom propre, l'Agence Media Presse (AMP) . Son objet social,« l'édition, les relations publiques, l'ingénierie et la publicité», correspond aux activités que le Parti socialiste me demande d'exercer pour les besoins de la cause. L'appétit venant en mangeant, j'ai pris la précau­ tion de dédoubler l'enseigne et le nom commercial de ma société. En effet, celle-ci est aussi enregistrée au greffe du tribunal de commerce sous le nom Communication Inter-Entreprises (CIE). Ainsi, je vais pouvoir jouer des deux patronymes, comme s'il s'agissait d'entités différentes. Alors que AMP et CIE ne font qu'un. Sous l'intitulé«Agence Media Presse », je fais transiter les commissions tirées de la publicité ; avec les factures à en-tête« Communi­ cation Inter-Entreprises», je perçois des hono­ raires, en qualité d'intermédiaire entre les mairies à direction socialiste et les entreprises que je recrute pour .travailler avec elles. Ces dernières nous rétro­ cèdent un pourcentage variable sur leur recette. À charge pour moi de prélever ma dîme au passage en qualité d'apporteur d'affaires, toujours (bien sûr)

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dûment mandaté par le Parti, sans l'accord duquel rien ne pourrait se faire. A mon insu, je franchis ainsi les limites de l'amateurisme pour entrer dans le cercle très fermé des vrais professionnels. Je suis honoré par la direction du PS, en raison de mes capacités à réussir dans les opérations les plus délicates. Elle me salue, non seulement pour mon habileté à accumuler chèques et argent liquide pour des publicités fantômes (car, dans 95 % des cas, elles ne paraissent jamais dans notre journal), mais aussi pour le talent que je déploie dans l'exercice de la discipline la plus sportive : celle du trafic d'influence. Avec toujours la haute complicité des élus du Parti. Ma qualité de chef d'orchestre clandestin d'un appareil de financement qui ne l'est pas moins m'a obligé, dès les premiers mouvements de cette symphonie fantastique, à avoir pignon sur rue. Pour Paris-Match et le Gault et Millau, je me contentais de rester ce que j'avais toujours été : un itinérant. Sans vraiment de domicile fixe, mes lieux de travail changeaient régulièrement. J'habitais dans les grands hôtels, où je recevais la clientèle, la carte de visite de Gault et Millau constituant, sans que je sache vraiment pourquoi, un sésame efficace. Représenter maintenant le parti du président de la République dans des cérémonies financières aussi précieuses, nécessite un minimum de stabi­ lité. Comment voulez-vous être pris au sérieux par les entrepreneurs les plus importants de la région si

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vous ne possédez pas, au moins, une table, deux chaises et un téléphone ? Cette façade sociale minimale est indispensable pour qui veut s'attirer les bonnes grâces des grands banquiers de la place et des capitaines d'industrie. Je ne fais donc pas un grand sacrifice en louant, 5 7, rue Paradis, à Marseille, un trois-pièces défraî­ chi d'une cinquantaine de mètres carrés. Au qua­ trième étage sans ascenseur, il a le grand mérite d'épuiser mes plus vieux visiteurs qui, comme chacun s'en doute, sont souvent les plus riches. Cet argument que j'avance face aux responsables du PS soulève leur admiration. Il me vaut, une fois encore, des compliments appuyés. De plus, à la différence de la Fédération du Parti, je suis entouré - ce qui n'est pas pour leur déplaire - d'un essaim de jeunes femmes, aussi attirantes que peuvent être revêches les militantes profession­ nelles. Ah ! comme il est déjà loin le temps, pourtant si proche, où je croupissais, les nuits d'hiver, dans ce vide-ordures d'Aix-en-Provence ! Pour remercier mes commanditaires de leurs encouragements, je débouche souvent quelques bouteilles de champagne, du Cristal Roederer, la marque des tsars, celle dont je sais qu'ils sont les fidèles. Ce délicieux champagne que nous parta­ geons ensemble enchante les camarades, ainsi que la section féminine de mes courtiers en publicité. Car, dans un premier temps, je n'embauche que des femmes. Par souci d'efficacité. Elles sont une demi-douzaine et je leur assigne d'aller prendre,

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dans toutes les entreprises locales, sans aucune distinction, cet argent - nerf de la guerre - dont le Parti a tant besoin. Cadence infernale ! Je découvre que la fortune est promise, et même garantie, à tout parti politique au pouvoir, à condition qu'il s'en donne la peine. Les camarades du PS en salivent de joie. J'encaisse ma part, sans jamais avoir à me plaindre du moindre retard dans la perception des sommes qui, contractuellement, doivent m'être reversées par la fameuse société paravent de L 'Unité PA CA. Durant tous ces mois, je mène avec mes dynami­ ques amazones des actions de pénétration inten­ sives, sans me préoccuper jamais de l'univers politique dont je suis, avec d'autres, la vache à lait. Parfois, j'en arrive à penser que tout cet argent versé directement dans les caisses du PS par les sociétés ne doit pas être à nombre de dirigeants socialistes si désagréable à toucher. Un jour, Janus se présente à mon domicile. Claude Prual est socialiste et Victor Cohen ne l'est pas. Ils m'offrent leurs services. Enfant de la balle moi-même, je les reconnais comme mes frères. Leur objectif est de travailler en étant directement rattachés à la Fédération PS des Bouches-du­ Rhône. Ma structure légère leur paraît idéale. Pour l'heure, ils sont les collaborateurs d'un dénommé Mamou, responsable de Réalités socialistes, journal « drivé» par un cacique local, Charles Émile Loo. Loo, dit« Milou», est une vieille«figue» du Parti. Il connaît tout de ses finances et singuliers secrets.

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Avec ces deux nouvelles recrues, je vais enfin pouvoir passer du stade des étincelles au grand feu d'artifice. Je découvre avec eux un monde et un marché dont je n'aurais jamais pu imaginer l'exis­ tence. Mon chiffre d'affaires est encore dérisoire par rapport aux sommes qu'ils perçoivent, grâce à un « fichier clientèle» et un savoir-faire, fruit de leur parfaite connaissance du terrain que je dois ratisser. Démarcheurs publicitaires du mensuel Réalités socialistes, Claude Prual et Victor Cohen reçoivent à ce titre des appointements de 30 000 à 40 000 francs par mois. Montant déjà rondelet pour l'époque nous sommes en 1 983. Mes propres collaboratrices gagnent moins de la moitié. Néanmoins, je prends le risque de les embaucher. J'ai l'intuition qu'en hommes d'appareil et de métier, ils pourront servir de « turbo» à ma mécanique. Savant calcul . très vite, ils me ramènent l'ensemble des employés d'Henri Mamou qui, ivre de rage, ne tarde pas à me donner de ses nouvelles. Nous nous parlons sur le Vieux-Port, à la terrasse de la brasserie Le New York, haut lieu de rencontre du Tout-Marseille de la politique, de la finance et des médias. Elégant, sympathique, Mamou porte bien sa quarantaine. Sûr de lui, il me met en demeure, sur un ton qui se veut péremptoire, de travailler pour son organisation. Il tente aussi de m'intimider en mettant en avant ses responsabilités à l'intérieur du PS : - De toute manière, insiste-t-il, j'aurai tôt fait de tout récupérer, toi et L 'Unité PA CA.

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Je l'écoute en silence, nullement impressionné par ce propos fanfaron. Ayant déjà débauché ses meilleurs éléments, je suis persuadé de pouvoir le neutraliser, sans même avoir à bouger le petit doigt. De fait, Mamou va disparaître de la scène en moins d'un mois. Malgré son ancienneté sur le marché, il ne fait plus le poids et les socialistes l'ont bien compris. Grâce à Prual et Cohen, j 'enrôle une dizaine de courtiers que je n'ai pas besoin de mettre au diapason : ils connaissent la musique. Ces garçons sont des «pros». Aucun parti politique ne leur est inconnu : ils ont travaillé pour toutes les « familles » siégeant au conseil municipal, au Conseil général et à l'Assemblée régionale. Ce sont de vieux, de bons routiers du financement occulte. Ils ont même servi à alimenter les caisses noires de plusieurs syndicats, dont ceux de la police et des impôts. Ils savent tout des rouages grâce auxquels il nous sera possible de faire remonter jusqu'au Parti socialiste l'or dont il a besoin. Le tissu économique et commercial de la région leur est familier, ce qui n'est pas encore mon cas. Pas une ville, pas une bourgade, pas un arrondissement de Marseille n'échappe à leur vigilance : ils disposent partout de correspondants, de clients potentiels, ceux qu'ils appellent dans leur jargon « les petits pigeons». Notre chasse est fructueuse : à la tête de ce commando d'élite, je deviens un des meilleurs spécialistes du PS en matière de fausses factures.

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Formation accélérée. Les éloges dont on me couvre à la Fédération des Bouches-du-Rhône, pour le rendement obtenu, me valent cependant la ran­ cœur de mes concurrents - car il en demeure quelques-uns - furieux de voir un nouveau venu empiéter sur leurs plates-bandes. Notre plan de bataille est bien étudié. Comme dans une opération militaire, nous nous dotons d'une base arrière et de postes avancés. Le bureau de la rue Paradis est abandonné. Trop central, il ne convient pas tout à fait à la stratégie que nous allons maintenant déployer. Nous nous trouvons un nouveau quartier général dans un endroit qui présente, à bien des égards, des avantages considé­ rables. Au 14 de la rue Julien, dans le nord de Marseille, nous occupons désormais une centaine de mètres carrés où nous sommes assurés d'être naturellement protégés. Pour y accéder, il faut avoir le courage de passer entre, d'un côté, la fameuse cité Bassens, authentique ghetto où règnent des bandes redoutées, de l'autre un vérita­ ble souk que les patrouilles de police préfèrent éviter. Pas question de pouvoir compter sur les · agents du commissariat voisin. Une nuit, n'a-t-il pas été attaqué par des jeunes du quartier, bien décidés à conserver le contrôle de leur carré de béton? Repérés, nous avons conscience d'être des intrus. Mais les menaces et vols dont nous sommes les victimes sont des inconvénients bien mineurs au regard de la tranquillité dont nous jouissons. En effet, aucun président ou directeur financier des entreprises qui nous visite et nous adresse du

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courrier ne saurait prétendre maintenant qu'il a trouvé normal qu'une société commerciale traitant des affaires aussi importantes que les nôtres, et à une grande échelle, ait pour siège social un endroit si insolite. Le 14, rue Julien n'indique-t-il pas clairement que l'Agence Media Presse n'est vrai­ ment pas une société comme les autres ? Pour ceux qui auraient un doute, celui-ci s'estompe immédia­ tement quand ils débarquent dans nos locaux. On y accède par un hall obscur au bout duquel un petit escalier en fer, et en colimaçon, débouche sur un palier lépreux. Tout en longueur, nos quatre pièces communiquent entre elles. Pas de couloir. Ce qui empêche toute intimité. De plus, la saleté repous­ sante des lieux - je n'exagère rien - est telle que même un rat n'y élirait pas domicile. Dans ce décor rare - nous avons, pour tout ameublement, de vieilles tables en bois, quelques chaises branlantes et de vieux fauteuils défoncés -, nous recevons les invités et généreux donateurs du PS au milieu de monceaux de mégots et monticules de vieux papiers. Au centre de cet univers kafkaïen trône un instrument magique : le téléphone. Je l'appelle« la pieuvre». Il est l'outil grâce auquel nous captons la monnaie. Sa présence, ses sonneries ininterrom­ pues illuminent ces lieux. Sauf quand nous déci­ dons de le couper pour des parties de poker endiablées. Nous avons pris la précaution de nous munir de lignes groupées, afin de pouvoir contacter un maximum de clients et d'être joints facilement par eux. Entrer ou sortir de ce repaire n'est pas sans nous

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poser quelques problèmes. Il me faut m'en expli­ quer avec un dignitaire local du PS, stupéfait de m'y trouver armé comme un porte-avions. De passage rue Julien, ce gentil camarade marque quelque étonnement quand il voit posé sur le rebord de la fenêtre, devant laquelle je suis assis, un fusil à pompe Mosberg, calibre 12. Je le rassure et lui montre qu'il n'est chargé que de balles « gom­ cogne», en caoutchouc : - Ces lieux délabrés et peu sûrs, lui dis-je, sont une base idéale pour collecter des millions tout en restant dans l'ombre. Mais, vu l'environnement, il nous faut bien, tout de même, prendre quelques précautions. La précarité de l'endroit ne nous empêche pas d'être méthodiques : notre machine commence à être bien huilée. Nous procédons maintenant sui­ vant un plan rigoureux. Chaque campagne de ramassage de fonds se traduit par une prospection systématique. Nous opérons évidemment en nous réclamant très officiellement du Parti socialiste et de son journal. Chacun d'entre nous - pour · l'heure trois courtiers seulement sont en carte au PS - a en sa possession une lettre de celui-ci qui l'accrédite. La technique est de ratisser large, pour ensuite faire un tri. J'ai prévenu ma troupe. Nous écartons d'emblée les petits payeurs : - Nous ne sommes pas des gagne-petit. Notre cause doit rester juste et je vous interdis de ponctionner les humbles. Il nous faut faire du chiffre et le prendre là où les caisses sont pleines.

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Ce discours est indispensable, car je crains les bavures. Bien sûr, il y aura des accidents. Quoi que je dise, quoi que je fasse, l'âpreté au gain de certains de mes gars les prive de tout scrupule. Leur leitmotiv se résume à une for­ mule : « Pas de quartier. » Mais, de leur côté, les camarades sont satis­ faits. Ils ont ainsi l'alibi de ne pas trouver de contradictions entre leur profession de foi, les discours vertueux qu'ils prononcent sous tous les toits, et nos collectes chez les capitalistes. Dans leur intérêt, s'entend, qui est aussi le nôtre. Forts de cet état d'esprit, rien ne nous arrête. Nous avançons comme la bande à Bonnot. Imaginez, par exemple, qu'au hasard d'une conversation, nous apprenions par M. Durand - tel fut d'ailleurs le cas - que son concur­ rent M. Dupont vient d'obtenir un marché public dans une collectivité locale de notre bord. Notre réaction est immédiate. Nous contactons sur l'heure l'heureux bénéficiaire pour, diplomatiquement, lui rappeler les bonnes · manières : - Le Parti se félicite du contrat que vous venez de signer. Cependant, vous êtes bien conscient qu'aujourd'hui les affaires sont dures. Vous serez bien avisé, pour assurer la pérennité de vos bonnes relations avec nos élus, de ne pas être ingrat à leur égard. Notez que s'ils ne demandent rien pour eux, de son côté le Parti a des frais considérables et nous vous serions

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reconnaissants de bien vouloir ne pas l'oublier. Notre société existe justement pour vous aider et vous faciliter les choses, lors de nouvelles adjudica­ tions. À l'exception d'une poignée de P-DG irascibles, je ne me rappelle pas avoir enregistré de réactions négatives à ce type d'argumentaire. Quatre-vingt­ dix-neuf fois sur cent, le chèque est là pour nous récompenset. Il n'est que les naïfs, les professionnels de mauvaise foi, pour prétendre aujourd'hui que ces pratiques n'existent que dans les Républiques bananières. N'étant professeur ni de morale ni de vertu, je peux assurer que je n'ai jamais eu à fournir à mes interlocuteurs de mode d'emploi explicatif, en complément de nos demandes lapidaires. J'ajoute que les sociétés concourant pour l'obten­ tion de marchés publics ont pris l'habitude d'inté­ grer dans leur prix la part d'argent qui nous revient. Finalement nul n'est lésé, à l'exception du contribuable qui, lui, en bout de course, paie l'addition. Il n'y a pas trente-six méthodes : au même titre que toutes les autres sociétés de racket liées au PS, nous recensons systématiquement les appels d'of­ fres pour les marchés publics, ceux lancés par les mairies à direction socialiste de notre région. Ensuite, il ne nous reste plus qu'à aller solliciter les firmes qui soumissionnent à ces adjudications. Nous leur proposons nos services, sans autre forme de procédure... et faisons payer d'avance. Une fois le chèque perçu par Presse édition PACA, la

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société-écran du journal L 'Unité, nous concluons notre mission en présentant nos victimes à Guy Pallet et Pierre Varin, les adjoints de Michel Pezet. À charge pour eux de prendre le relais et d'assurer le «service après-vente». Il leur appartient dès lors de transmettre les dossiers des entreprises coti­ santes aux services compétents de la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, du Conseil régio­ nal, ou des municipalités concernées. Parlons cru : d'ordinaire, nos payeurs - le savent-ils ? - sont victimes d'un marché de dupes. Le plus souvent, leur cotisation forcée ne sert à rien et le contrat convoité leur échappe. Il est vrai que pour chaque appel d'offres, un seul candidat est retenu. Alors que nous ne nous privons pas de plumer tous les postulants. Quant à l'heureux élu, il ne peut pas espérer s'en tirer à si bon compte : ayant payé avant, il repaiera après. Curieusement, les protestations sont rares. A ma décharge, il me faut préciser que, personnellement, je ne garantis jamais à mes clients l'obtention d'une affaire.Je me contente uniquement de leur donner l'assurance que nous agissons bien pour le compte du PS. À nous d'encaisser, à lui de s'occuper du reste. 1 984 : la mairie de Marseille lance un appel d'offres pour confier au secteur privé la collecte des ordures ménagères de la ville. Je suis loin de me douter que ce marché nous fera vivre plusieurs mois une aventure que le meilleur des romanciers n'aurait osé imaginer. Nous serons les témoins, autant que les acteurs, d'une partie de cartes

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totalement biseautées, véritable« pagnolade» dont seul le PS et nous-mêmes allons tirer profit. Prévenu de l'importance de l'adjudication (plu­ sieurs dizaines de millions de francs) , nous savons que les ordures marseillaises font rêver tous les grands groupes spécialisés dans les services pour collectivités locales. Mon adjoint, Claude Prual, décroche son téléphone. Il contacte le directeur à Marseille de la CGEA (Compagnie générale d'entreprise automobile), filiale de la Compagnie générale des eaux. Sa réaction dépasse nos espé­ rances. À l'annonce de notre carte de visite, « PARTI SOCIALISTE», ce jeune manager mon­ tre une telle excitation que ses cris en arrivent presque à percer le tympan de mon lieutenant. Notre proposition d'une rencontre en tête à tête, dans le cadre très confidentiel de nos locaux, décuple son exaltation: - L'affaire de Marseille est d'une telle taille qu'il me faut obligatoirement en référer à mes supérieurs, à Paris. Nous lui communiquons notre numéro de télé­ phone et, une heure plus tard, il nous rappelle: Rendez-vous est fixé pour dès le lendemain, à · 9 h 30. Le temps suffisant pour que quelqu'un de sa direction saute dans le premier avion et vienne en toute hâte l'assister. À l'heure dite, les deux «pingouins» - un autre de nos termes consacrés - font leur apparition au 14 de la rue Julien. Après être passés par le hall et l'escalier en colimaçon ambiance digne de la cour des miracles -, la vue de nos bureaux et de nos mines patibulaires les

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laisse sans voix. Prual est mal rasé. Il affiche, comme à son habitude, un air renfrogné de mau­ vais aloi. Je ne dois pas davantage les rassurer : la perspective d'une affaire juteuse fait briller mes yeux et l'appât du gain me fait ressembler à une machine à sous. La pluie et un ciel grisâtre noircissent encore plus le tableau. Richard Appour­ chaux, le représentant régional de la filiale de la Générale des eaux, nous présente Louis Branquet, son supérieur parisien. Ils prennent des précau­ tions : - Avant d'engager toute discussion, nous vou­ lons être mis en relation avec vos responsables du Parti socialiste. Il nous faut nous assurer de vos identités et de vos qualités. Manifestement, l'insalubrité de notre coupe­ gorge les rend méfiants. Claude Prual se fait rassurant. Militant socialiste dûment encarté, il sait mieux que personne s'adapter aux situations les plus difficiles. Rien ne le démonte. Ce qui a pour effet, chaque fois, de provoquer chez moi des crises de fou rire qui m'obligent à simuler une quinte de toux, voire à changer de pièce. Pendant que je tente de me reprendre, Prual, imperturbable, téléphone à la Fédération du Parti et tend le combiné à Branquet. Conversation surréaliste ! À la grande surprise de notre future victime, l'examen de passage réussit : - Ces messieurs de l' Agence Media Presse sont bien des nôtres. Ils sont habilités à vous recevoir au nom du PS. Sans être un bellâtre, Richard Appourchaux a un

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physique agréable. Mais gâché par des lunettes démodées. Emotif, son débit est trop rapide pour camoufler son excitation. Je remarque qu'il s'exprime sans même reprendre souille, ni prendre le temps de nous écouter. Cadre zélé, il est désireux de bien faire. Plus âgé, son patron est un solide barbu, les yeux vifs, malicieux comme un singe. Autoritaire, professionnel aguerri, il ne se laisse pas . . 1mpress10nner: - Depuis deux ans, nous perdons de l'argent à Marseille. Nous voulons absolument cette affaire et avons soumissionné pour l'obtenir. L'adjudication comprend plusieurs lots. Il nous en faut au moins deux. Que pouvez-vous faire pour nous ? Prual et moi faisons chorus: - Nous pouvons induire votre dossier et vous informer des démarches de la concurrence. • « Induire» ? Ce verbe peut tout et rien dire à la fois: nous l'utilisons souvent, en de pareilles circonstances, pour« embobiner» ce type de clien­ tèle. • « Informer des démarches de la concur­ rence» ? Inutile de dire que la formule est tout · aussi ambiguë. Bien entendu, dans le cas présent, nous ne connaissons pas les concurrents de nos visiteurs. Nous comptons justement sur eux pour nous fournir les noms de ceux que nous irons tout aussitôt démarcher pour faire monter les enchères. Ni Branquet ni Appourchaux ne perçoivent le piège. Ils nous détaillent le dossier, persuadés que nous en savons bien plus qu'eux. Comment pour­ raient-ils penser le contraire ? N'est-ce pas nous qui

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les avons contactés ? Ils nous croient dans le secret des dieux, et même à l'intérieur des enveloppes des difîerentes offres faites par les entreprises candi­ dates au marché. Après avoir obtenu tous les détails de l'affaire, nous en arrivons enfin au coût de notre intervention et aux modalités de paiement. Atmosphère fiévreuse ! Branquet veut bien payer, mais «sur résultat». Sur ce point, je suis inflexi­ ble : - Il n'en est pas question. D'ailleurs vos concurrents se feront un plaisir de nous recevoir et de prendre votre place. Vieux briscard des affaires, Louis Branquet marque un temps d'arrêt. Ce langage direct ne lui est assurément pas coutumier. J'en profite pour enchaîner : - Nous ne sommes pas là pour perdre du ten:_ips. C'est à prendre ou à laisser. A voir sa mine déconfite - Appourchaux est presque sous la table -, nous comprenons que la partie est gagnée. Le regard offusqué de son supérieur est pour moi le signal de l'estocade : - Pour vous, afin de vous être agréable, ce sera 200 000 francs. Les bras lui en tombent. Appourchaux, lui, reste bouche bée. Branquet se ressaisit : - Pour moi, c'est d'accord. Mais je dois être couvert : il me faut maintenant le feu vert de Paris. Au téléphone (sur amplificateur) nous conver­ sons avec Georges Ladauge. Sa voix est sourde, méfiante, retenue. Il nous invite à mieux chiffrer le prix de nos services et à lui préciser très exactement

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quelle sera la nature de notre intervention. Je préfère rester évasif et, pour éluder la réponse, lui rétorque qu'il n'est pas dans nos habitudes de traiter ce genre d'affaire par téléphone. Mais j 'insiste : - I l y a urgence. Le dossier est chaud. Vous n'êtes pas les seuls sur les rangs et nous ne pouvons intervenir sans au moins un acompte. - Combien ? - 200 000 francs ! Suit une discussion de marchands de tapis. Pour amorcer la pompe, nous transigeons à 1 50 000 francs, « un prix d'ami ». L'homme de Paris donne aussitôt l'ordre à Branquet de nous préparer un chèque et de nous le faire remettre dès le lendemain matin. La partie est gagnée. . . et nous passons l'après-midi à contacter d'urgence les rivaux de la CGEA, dont nous venons d'apprendre les noms. Tous montrent le même enthousiasme et nous débitent le même discours enflammé : - Nous voulons Marseille ; nous sommes prêts à payer ; nous ne redoutons vraiment qu'un seul adversaire, Michel M . . . , qui s'occupe d'une succur­ sale de la Lyonnaise des eaux à Marseille. L'indication est précieuse. Je me précipite et rend visite au personnage qui semble tant gêner nos correspondants. À son contact, je comprends les raisons de leur animosité, pourquoi Michel M . . . est si détesté par ses challengers. Il est de ces hommes qui voient tout d'un seul coup d'œil. De plus, son intuition est remarquable et il sait se rendre sympathique. Enfin, son pouvoir de séduction est

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indéniable. C'est un malin, qui peut être redouta­ ble. Il me plaît d'emblée. Sa collaboration sera pour nous une aubaine. Grâce à lui, à ses informations, nous parvenons à joindre toutes les entreprises intéressées par la collecte des ordures de Marseille. Et toutes vont passer à la caisse. Car, pour récolter toujours plus de chèques, il nous est facile de les monter les unes contre les autres. Notre position clé nous permet insidieusement de leur faire croire que nous sommes au courant de l'évolution des offres de leurs concurrents. Les services techniques de la mairie ayant finale­ ment retardé l'adjudication, ce feuilleton infernal dure plus de deux ans. Il est pour nous une véritable bénédiction. Nous devons seulement déployer des trésors d'ingéniosité pour calmer les impatiences et prolonger le suspense. Il nous arrive un jour, pour cette affaire, de solliciter un certain Bernard B... , responsable d'une entreprise alsacienne. Nous allons l'accueillir, lui et son garde du corps, à l'aéroport de Marignane. Entretien de routine. À son terme, ayant flairé la proie facile, nous lui faisons le coup dit de l'« as­ sommoir». Nous nous hasardons à lui réclamer « une provision de 500 000 francs». Honoré de voir son déplacement aérien salué par une telle demande, !'Alsacien ne semble pas choqué. Il prend bonne note de nos exigences et reprend l'avion. Quelques jours plus tard, nous apprenons que Michel Pezet a reçu un appel alarmé du premier

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ministre, Laurent Fabius. Le « coup de l'assom­ moir » aurait-il fait mauvais effet à Matignon? Paris veut être informé, et interroge Marseille sur nos agissements. Guy Pallet et Pierre Varin (les adjoints de Pezet qui nous supervisent) n'échap­ pent pas à un savon en bonne et due forme. Car Bernard B . . . est alors le gendre d'un député socialiste, proche de l'Élysée. Un détail que, bien sûr, nous ignorions. Cette mésaventure lui aura au moins rapporté d'économiser 500 000 francs. Peut­ être aurait-il pu obtenir le marché s'il n'avait eu la mauvaise idée de se faire remarquer? Quoi qu'il en soit, cet incident de parcours ne nous empêchera pas de continuer de plus belle nos lucratives activités. Au fil des mois, le dossier des ordures ménagères de Marseille nous permet de ramener dans les filets du Parti plus d'un million de francs. Nous accumu­ lons les paiements sous forme d' « ordres de partici­ pation publicitaire » tenant lieu de factures et adressés à la société- Presse édition PACA, sous l'en-tête : « L 'Unité PA CA, commission interfédé­ rale du Parti socialiste Provence-Alpes-Côte d'Azur, 58, rue Montgrand, 13006 Marseille. Tél. : 54.85.03. » Mais certains de nos généreux bailleurs de fonds ne manquent pas de remarquer que cette adresse ne correspond même pas à celle (3, rue Saint-Saëns, 13001 Marseille) indiquée en bas de page. Étourderie. . . J'ajoute que ces factures se rapportent toutes à une commande de placards publicitaires et qu'elles peuvent être qualifiées de « fausses factures »,

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puisque, à l'exception d'un des trois encarts sous­ crits par la CGEA à des tarifs déments (voir documents en Annexe 13), tous ceux payés par les entreprises concernées n'ont jamais été publiés dans L 'Unité PA CA, ni dans L 'Unité de Claude Estier. Ces généreux donateurs n'en seront d'ailleurs pas pour autant récompensés. Ni les uns ni les autres n'obtiendront le moindre petit lot de l'adju­ dication si convoitée. À l'exception d'un seul élu, la société Nova Services de Paris, qui, elle, pourra rentabiliser ses contributions, versées au PS par notre intermédiaire. Les chefs d'entreprise ne sont pas susceptibles : nous garderons avec l'ensemble de ces firmes des relations professionnelles toujours cordiales. Et fructueuses, autant pour nous que pour le Parti. Au fur et à mesure du temps qui passe, je développe notre réseau de relations. Je suis de ceux dont l'existence se façonne par la magie des rencon­ tres. La providence va m'être d'un grand secours. À croire que les banquiers du ciel m'accordent plus de confiance que leurs piètres émules terrestres. Avec Claude Prual, j'atteins une vitesse de croisière à faire pâlir d'envie le commandant de la plus belle unité de l'arsenal de Toulon. Depuis quelques mois, je peux me flatter d'être, grâce à mon équipe, la principale pompe à finances de la première Fédération socialiste de France (celle des Bouches­ du-Rhône), de ses élus, de sa presse et de ses campagnes électorales. Claude Prual est devenu mon copain en même temps que mon homme de

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barre. Sous ses ordres, l'équipage est soudé. Il remplit toutes les tâches sans rechigner, même les plus ingrates. Seul maître à bord, mes journées sont organi­ sées avec la précision qui sied à un horloger s u i s s e . Repu , après des déj euners touj ours copieux et bien arrosés, je prends l'habitude de m'accorder une longue sieste quotidienne. Céré­ monie rituelle, qui me voit dormir dans nos locaux, les pieds sur mon bureau. On sait à Marseille qu'il convient de ne pas me dérange1 durant ce moment privilégié au cours duquel on évite de me téléphoner. Un réveil en sursaut pourrait m'irriter et m'inciter à gonfler les prix. Car tout cet argent commence à Jaire de moi un personnage irascible. À Paris, mes petites habitudes ne sont pas encore connues. Au début de 1 985, je suis plongé dans un profond sommeil quand la sonnerie du téléphone me réveille en sursaut. Quelqu'un réclame Claude Hassoun, l'un de mes collabora­ teurs. De fort mauvaise humeur, je lui signale son · absence et raccroche derechef. Sans même une formule de politesse. À peine rendormi, le télé­ phone sonne à nouveau. Agacée, la même voix insiste : - Pouvez-vous me passer M. Hassoun, s'il vous plaît ? Mon ton se fait plus acide. Tranchant, je lui suggère de le rappeler plus tard. Et, furieux, je raccroche brutalement pour la deuxième fois.

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Puis je m'assoupis à nouveau, pour être encore dérangé par le même correspondant, dont l'insis­ tance finit toutefois par m'intriguer. - Mais enfin, qui êtes-vous, monsieur, pour oser me déranger à cette heure? Manifestement, cet importun n'a pas dû lire ce que je viens d'écrire dans mon ouvrage L 'ABC de la Connaissance à propos de« l'intelligence du repos». L'homme insiste : - Je suis Claude Estier. - Qui donc? - Claude Estier ! - Je ne connais pas, etje fais la sieste. Rappelez plus tard ! Ça commence à suffire. La voix devient rageuse : - Mais enfin, vous êtes un âne, je suis Claude Estier, du journal L 'Unité. On m'a dit que M. Has­ soun souhaitait acquérir un espace publicitaire dans mon journal. Je l'appelle pour cela. Cette fois, je suis interloqué. Aussi incroyable que cela puisse paraître, j'ignore alors jusqu'au nom de Claude Estier. Ma connaissance du PS s'arrête aux frontières des Bouches-du-Rhône. Moi qui ne lis jamais les journaux (sauf pour prendre connaissance des « appels d'offres» des mairies et des collectivités, que découpent mes collabora­ teurs), je me moque éperdument de ce qui se passe à Paris et ne m'intéresse pas aux activités politiques et encore moins à celles du Parti socialiste dont je ne suis pas encore membre. Je ne connais de ses leaders que ses têtes d'affiche, les François Mitter­ rand, Laurent Fabius ou Pierre Mauroy que l'on

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voit parfois au journal télévisé. Cette connaissance sommaire me suffit amplement pour mon travail. Entendre donc cet inconnu se présenter à moi, le financier du journal L 'Unité PA CA, comme l'un de ses membres, alors que je les fréquente tous, me paraît un peu fort de caïe. Je l'envoie vertement balader: - Vous tombez mal, monsieur. Savez-vous que vous parlez justement au responsable du service commercial de L 'Unité. Claude Hassoun est mon employé. Et si vous apparteniez vraiment à L 'Unité, comme vous le prétendez, vous sauriez que, sous mes ordres, Hassoun n'achète pas d'espaces publicitaires dans notre journal, puis­ qu'il est précisément chargé de les vendre. Le quiproquo est total. Claude Estier m'expli­ que posément, très calmement, qu'il est le seul patron du journal L 'Unité et que, haut responsable du Parti socialiste, il dirige personnellement cet hebdomadaire national. Devant tant d'insistance et un tel aplomb, je lui rétorque que Michel Pezet, premier secrétaire de la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, est · notre seul dirigeant politique, celui dont nous dépendons tous, et que je ne vois pas comment nous aurions un autre directeur, à Paris ou ail­ leurs, sans que je le sache. De plus, ayant la haute main sur la publicité du journal, je sais que sa diffusion n'est en rien nationale, notre rayon d'action s'arrêtant à la région Provence-Alpes­ Côte d'Azur. Ces propos semblent avoir le don d'irriter ce

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Claude Estier dont l'impudence commence à m'exaspérer. Je finis seulement par comprendre ma bévue quand il m'explique que certaines Fédérations socialistes, comme celle des Bouches-du-Rhône, sont les dépositaires de sa marque et que L 'Unité, c'est lui. Nous échangeons ensuite quelques paroles. Il me faut lui apprendre le rôle de mon officine. Manifestement, mon récit l'intéresse au plus haut point. Sa curiosité est aiguisée. Ses questions fusent et il a l'idée d'un rendez-vous de travail, en son bureau de la cité Malesherbes, à Paris, ancien siège historique du Parti socialiste : - Je vous attends dans deux jours, à 10 heures du matin. Nous étudierons ensemble les modalités d'une éventuelle collaboration. Une heure plus tard, Claude Prual me rejoint et je lui relate les faits. Vrai apparatchik du Parti, ses yeux s'écarquillent et lui, toujours si maître de lui, en balbutie d'émotion : - Mais tu es complètement fou, Claude Estier est un vieil ami de Mitterrand, c'est un des grands du Parti. J'accuse le coup, mais me dis qu'après tout, si Estier m'a si vite fixé un rendez-vous, c'est bien qu'il n'a pas trop mal considéré mon attitude. Et puis, ce que je lui ai confié concernant nos activités ne l'a-t-il pas quelque part émoustillé ? Je monterai donc à Paris... pour y devenir une étoile dans le firmament socialiste.

3. Le « coup de l'assommoir »

En cette fin de janvier 1985, je ne quitte pas Marseille sans m'être quelque peu documenté sur ce fameux Claude Estier. Ce qu'on m'en a dit est plutôt rassurant. Son propre parcours n'est-il pas aussi, au bon sens du terme, celui d'un aventurier? Bien que d'âges différents (plus d'un quart de siècle nous sépare), nous avons tous deux flirté dans le passé avec l'extrême gauche. De toute évidence son itinéraire est aussi mystérieux que le mien. À la place qu'il occupe - son ami François Mitterrand est au pouvoir et Gaston Defferre, ministre du Plan et de l'Aménagement du territoire, après être passé par l'Intérieur -, il a dû lui aussi, avant de me recevoir, consulter mon curriculum vitre ou deman­ der qu'on l'instruise à mon sujet. Or, ceux qui au Parti me connaissent savent que mon indifférence à l'égard de la vie politique, des prises de position des uns et des autres, n'est pas la manifestation d'un esprit inculte, uniquement préoccupé par les choses matérielles de la vie. Dans le livre de pensées, quelque peu icono­ clastes, que je viens de publier en 1984 aux éditions Présence et intitulé L 'ABC de la Connaissance, je ne

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cache rien de ma personnalité, de mon style de vie, de ma nature profonde. Ceux qui m'ont lu, ou entendu lors d'une tournée de conférences, un peu partout en France et même en Suisse ( elles n'ont, il est vrai, intéressé qu'un public d'initiés) savent que j"aime à dénoncer nos impostures et nos fau:y­ semblants. À cet égard, n'ai-je pas précisément écrit, à propos de l' « apprentissage du faux » : « Voir le faux en soi, c'est rompre avec les délits d'opinion tenus pour justes. » Référence faite ici à tous les tyrans, aux nazis et autres staliniens, qui ont fondé leurs monstruosités sur des certitudes érigées en lois. Claude Estier a dû ainsi apprendre que j ' éprouve à l'égard de la société, des gens, une réserve qui ne se dément jamais. Je me méfie des mots autant que des formules magiques, celles qui entraînent les foules et m'ont déjà fait descendre au plus profond de l'abîme.

À l'heure convenue, j 'entre 1 2 cité Malesherbes, dans l'hôtel particulier où Estier a son bureau et où loge également l'Association des communes de France, proche de Pierre Mauroy. À trente et un ans, j 'ai la certitude d'être reçu - mais peut-être ai-je tort - pour ce que je suis. Le monde ? Je l'ai toujours vu sans verres déformants, et n'ai besoin ni d'un président de la République ni de son Premier ministre ni de son opposition ni de quicon­ que, pour savoir où je me situe et pourquoi j 'existe. J'ignore seulement vers quoi je vais, sachant que ma vie n'est faite que du présent.

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Claude Estier est en retard. Au troisième étage, je l'attends une vingtaine de minutes sur le palier qui borde son bureau. Enfin, l'homme me reçoit ; il est tout en rondeurs. La soixantaine, le crâne dégarni, je suis frappé par sa prestance. Son amabilité me met immédiatement à l'aise. Il parle sans détour d'une voix claire et forte. Sa bonhomie très « radicale-socialiste » contraste avec la fran­ chise de ses jugements, des mots qu'il prononce. Il a l'aspect d'un jouisseur, mais je ne tarderai pas à découvrir son aptitude à toujours conserver la maîtrise de ses actes. Nos échanges portent surtout sur Marseille. Je lui détaille mes activités. Il me fait part de ses sentiments à propos de Michel Pezet, dont je lui ai dit que je dépendais, avec toute mon organisation : - Marseille et sa Fédération des Bouches-du­ Rhône, je ne veux pas m'en mêler. C'est l'affaire de Gaston Defferre. Bien trop complexe. Vous savez que votre Fédération est une véritable forteresse à l'intérieur de l'appareil du Parti. Je n'en ai pas les clés. Ni moi ni personne, en dehors de votre maire. Néanmoins, ce que vous me dites me plaît. Si vous en êtes d'accord, nous pouvons envisager de tra­ vailler ensemble, en dissociant vos activités mar­ seillaises de celles que je vous confierai à l'échelon national. Demandez à Michel Pezet de m'appeler, vous n'aurez pas d'ennuis. Je ne veux pas de problèmes avec lui ni avec Defferre. Être choisi, reconnu à Paris par un homme de haut rang ne me flatte pas. Etant donné mon rendement, l'efficacité de mon équipe, je ne doute

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pas que la nouvelle ait fait le tour de la place. Mais je ne veux pas abandonner la proie pour l'ombre et pose la seule question qui me paraît essentielle, celle que tout Marseillais de la politique et des affaires a l'obligation, le devoir de ne pas oublier quand il sort des limites de sa ville : - Connaissez-vous personnellement Gaston Defferre? Claude Estier sourit. S'il ne désire en aucun cas être mêlé aux problèmes essentiels de notre ville, c'est que, bien sûr, il doit savoir qu'il ne nous serait pas possible de graviter, peu ou prou, dans l'orbite de la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône sans que notre parrain soit toujours tenu au courant de nos moindres faits et gestes. Sa réponse est celle d'un dirigeant qui se veut au-dessus de la mêlée : - Je connais tous les responsables du Parti, jusqu'aux secrétaires de Fédération. J'ai pour François Mitterrand une affection que rien ne pourrait entamer. Je suis à ses côtés depuis 1965. Cette année-là, journaliste en rupture d'emploi, j'essayais d'entrer dans un cabinet politique. J'ai tiré toutes les sonnettes, j'ai même vu Guy Mollet. · Seul Mitterrand m'a favorablement accueilli. Def­ ferre? J e vais vous raconter une anecdote : Edmonde Charles-Roux I a publié un ouvrage pour lequel j'ai omis de lui adresser mes compliments. Peu après, je croise Gaston Defferre dans les couloirs de l'Assemblée nationale et lui tends la l . Edmonde Charles-Roux : !'écrivain, auteur de Oublier à Palerme, femme de Gaston Defferre.

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main. Imperturbable, il ignore mon geste et m'éconduit d'une phrase bien dans son style : « Je ne parle pas aux salauds. » Cette saute d'humeur ne l'a pas empêché de m'accueillir ensuite à Marseille avec la plus grande des cordialités. - Et Michel Pezet? - C'est un homme que nous cernons mal. Rien de plus. Son air narquois en dit davantage qu'un long discours. Il me faut décoder sa pensée quand il me parle de la Fédération des Bouches-du­ Rhône, dont Yves Vidal, en dépit de son manque d'éclat, est maintenant le phare. Chacun d'entre nous sait qu'il n'est qu'une créature de Pezet. Pour Claude Estier, ni l'un ni l'autre d'ailleurs ne semblent exister. Le patron de L 'Unité me confie être préoccupé par des contingences matérielles autrement plus importantes. Son journal, l'organe central du Parti socialiste - dont il assure la diffusion nationale -, a de réelles difficultés finan­ cières. Depuis 1 984, le financement commence à battre de l'aile. Il est notamment assuré par l'OFRES (Organisation française des relations extérieures et sociales), la société d'Hubert Had­ dad. Originaire de Tunisie, ce personnage a été introduit dans les sphères du Parti par François Mitterrand et chacun d'entre nous sait qu'il est, depuis plusieurs années, un des grands pour­ voyeurs de fonds du PS. Je me suis laissé dire qu'il fait depuis longtemps, dans toute la France, ce que, à ma manière, j'ai mis en œuvre depuis 1982 dans les Bouches-du-Rhône. Et je connais ses méthodes. Ne me suis-je pas employé à les perfectionner? Et

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n'est-ce pas parce que j'ai réussi à le surpasser que je me trouve maintenant sollicité par Claude Estier ? Celui-ci vient, sans le vouloir, de m'indi­ quer qu'une place est à prendre : j 'en connais l'importance. J'enregistre une petite phrase qui, dans ma tête, fait « tilt » : - Pour des raisons que je ne tiens pas à développer, je suis dans l'obligation de me passer des services d'Hubert Haddad. Je vous demande d'assurer sa succession. Cependant, l'OFRES existe encore. Supervisé par Haddad, celui-ci n'en est plus officiellement le gérant depuis mars 1984 et il achève de liquider ses opérations. De la même manière que j'ai pu grandir à Marseille en occupant le siège laissé vacant par Henri Mamou, je vais maintenant pouvoir acquérir une dimension nationale en prenant le relais d'Hu­ bert Haddad, sachant que les jours de ce dernier sont maintenant comptés. Je ne quitte pas Claude Estier sans lui donner mon accord de principe : - J'accepte votre proposition. Je voudrais pour moi 50 % des recettes. Compte tenu, me dit-il, des frais que L 'Unité lui impose, il ne peut satisfaire à ma demande. Nous transigeons à 45 % pour moi. Dès lors, les choses vont très vite. À Marseille, je me heurte à un problème de logistique : com­ ment pousser notre offensive sur toute la France, avec un personnel aussi réduit, à partir de notre cloaque du 14 rue Julien ?

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En effet, le démarrage ne va pas sans quelques anicroches : on ne transforme pas aisément un petit bateau en chalutier de pêche industrielle. Au bout de deux mois, les camarades de la Fédération des Bouches-du-Rhône finissent par apprendre ce que nous leur avons caché : notre nouvelle mission. Car les entreprises de la région avec lesquelles nous travaillons ont prévenu la Fédération du changement intervenu dans l'affecta­ tion des chèques qu'elles signent pour financer le PS. Effectivement, nous sommes convenus, avec Claude Estier, de les faire libeller non plus à l'ordre de Presse édition PACA (la société-écran de la Fédéra­ tion socialiste des Bouches-du-Rhône) , mais à celui de l' Agence Media Presse, à charge ensuite pour moi de rétrocéder 55 % de ces paiements au journal L'Unité de mon nouveau patron, à Paris. En outre, j'ai entre les mains une lettre manuscrite, dont je ne fais pas mystère. Missive annonciatrice d'une seconde - dactylographiée -, que je peux mainte­ nant exhiber lors de mes opérations de collecte. Malgré son français un tantinet hésitant, la première lettre est déjà très explicite. La voici, sans date précise, dans son intégralité : « L'UNITÉ Paris, le 20 février

Messieurs, Vous trouverez ci-joint - la lettre accréditive dont nous étions convenus - le projet de contrat que vous m 'avez adressé mais que

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je vous demande de refaire en tenant compte de la correction indiquée qui me paraît conforme à notre entretien et à ma volonté de ne créer aucune confusion entre votre activité et celle de l'OFRES. Je vous retournerai aussitôt un exem­ plaire signé de ce nouveau texte. Veuillez croire, messieurs, à mes meilleurs sentiments. Claude Estier. » La seconde lettre - l'accréditif du journal L 'Unité, dont je donne également le fac-similé en Annexe - fait de moi un ambassadeur officiel de l'hebdomadaire national du Parti socialiste. Elle confirme, si besoin est, le rôle exact joué par l'OFRES. Ce que son patron Hubert Haddad a toujours plus ou moins nié, après son inculpation le 27 janvier 1988, qui se soldera finalement par un non-lieu. Dans son courrier, Claude Estier tient en effet à très précisément délimiter nos zones d'influence. Il donne l'avantage de l'ancienneté et de l'antériorité à la société dont Hubert Haddad n'est certes plus le gérant, mais toujours le porteur de parts majoritaire. Lisons : « L 'UNITÉ

Paris, le 25 février 1985 Monsieur Giustiniani 14-16, rue Julien 13003 - Marseille Monsieur, Suite à notre récent entretien, nous vous confions la mission de présenter les ordres de participation publicitaire pour notre journal L'Unité.

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De votre zone d'activité sont exclus tous les secteurs où vous seriez susceptibles de gêner les démarches habituelles de la Sté OFRES. Étant entendu qu 'en cas de litige survenant entre vous et la Sté OFRES, le bénéfice de tout contrat réalisé revien­ drait d'office à ladite société. Nous vous prions de croire, monsieur, à l 'assurance de nos meilleurs sentiments. Claude Estier, Directeur du journal. » Nous sommes à un an des élections législatives de 1986. Échéance décisive. Si le PS les perd, chacun pense, dans le Parti, que le septennat de François Mitterrand ne pourra aller jusqu'à son terme. Aussi le PS a-t-il besoin de se constituer un trésor à la mesure de l'effort de propagande qu'il lui faudra faire pour gagner la bataille. On compte sur moi ... En moins de deux mois, je fourbis mes armes et passe à l'attaque. Je déménage du 14 rue Julien pour transporter mes troupes 20 rue Raphaël, dans le se arrondissement de Marseille, en des bureaux loués. Le contrat me liant au propriétaire des lieux, le groupe immobilier Cofi­ meg, est établi au nom de« M. Giustiniani Josua, représentant le journal Unité Parti socialiste » . Coïncidence fortuite, l'immeuble est situé dans un ensemble où siègent, tout près de nous, l'agence marseillaise de la société Urbatechnic, le bureau d'études fantôme - qui, lui aussi, sert à alimenter les caisses noires du PS -, sans oublier un autre de nos congénères de la fausse facture œuvrant,

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lui, dans le financement des syndicats, toutes tendances confondues. Que du beau monde ! Je respire. Au service de l'ami du président, je dois main­ temr mon rang. Que puis-je craindre maintenant, quelle trahison puis-je redouter avec une aussi haute protection et un pareil employeur? À un jet de ballon du stade de !'Olympique de Mar­ seille, le nouveau siège de !'Agence Media Presse n'est pas tout à fait dans les quartiers bourgeois. Mais le ghetto de Bassens est déjà loin. À la Fédération des Bouches-du-Rhône, la doublure de Michel Pezet est dans tous ses états. On m'appelle : - J'ai eu confirmation de ta trahison. Je t'interdis toute collaboration avec Claude Estier et L 'Unité nationale. Ici, à Marseille, L'Unité, c'est nous ! L'argent ne doit revenir qu'à nous. Paris, on s'en fout ! Je n'essaie même pas de me justifier. Au train où vont les choses, j'ai presque le sentiment de pouvoir bientôt exiger beaucoup. Je ne prends . aucun gant : - Écoutez, je n'ai pas de conseils à vous donner mais je crois qu'il vaut mieux que vous vous taisiez. J'ai le feu vert de Paris. On téléphone sur l'heure à Estier. Un entretien au terme duquel je n'entendrai plus d'aboiements. À ce moment, Yves Vidal - car il s'agit de lui est loin de se douter qu'un contrat de « régie publicitaire » en bonne et due forme a été signé, le

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25 février 1985, par Claude Estier, Claude Prual et moi-même pour, en six articles, fixer les condi­ tions de notre collaboration militante. En voici les clauses : • Le premier article reprend les termes de la lettre accréditive, dont je viens de donner le contenu. • L'article deux précise qu' « il a été décidé que 45 % » nous « sont attribués sur le montant hors taxe de chaque contrat réalisé». Puis que « Messieurs Prual et Giustiniani s'engagent à se rendre mensuellement au journal, L'Unité Paris, afin de remettre chèques revenant au journal et documents publicitaires», • L'article trois nous oblige à « transmettre documents et textes d'annonceurs au journal L 'Unité », • L'article quatre stipule : « Les frais de bureau relatifs au démarchage publicitaire du journal L 'Unité sont à la charge de Messieurs Prual et Giustiniani», • L'article cinq nous rend « responsables des agissements de nos courtiers», tandis que L'Unité « ne saurait être tenu pour responsable de quel­ que litige résultant du démarchage publicitaire», • Enfin, l'article six précise que pour éviter tout malentendu avec les annonceurs, c'est-à-dire nos bailleurs de fonds, « une liste de noms com­ prenant l'identité des courtiers sera communiquée au journal L 'Unité », de telle manière « que toute société sollicitée sur le plan publicitaire puisse

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éventuellement vérifier l'authenticité de la sollicita­ tion». Ce document est révélateur à bien des égards de nos obligations et, plus encore, des engagements du Parti du président, tant envers les sociétés que nous allons ponctionner que de nous-mêmes. On peut noter que si, en sa qualité de directeur du journal du Parti socialiste, Claude Estier prend les précau­ tions d'usage pour se protéger d'éventuelles fautes professionnelles imputables à des courtiers incom­ pétents ou indélicats, 1 1 exige, par contrat, une liste nominative de ceux-ci - dont il n'aura d'ailleurs jamais à se plaindre - et, mieux encore, que les chèques lui soient remis chaque mois, en main propre. On le voit : ce protocole a été minutieuse­ ment étudié ; et nul, au PS, ne pourrait prétendre aujourd'hui que notre commanditaire ignorait le but de nos agissements. N'en était-il pas l'initiateur véritable et le principal bénéficiaire? En plus des chèques, je remets alors à Estier le bilan écrit de mes activités : sommes perçues, personnes contac­ tées... À Marseille d'abord, bientôt dans toute la France, nos méthodes changent radicalement. Il nous faut user de plus de tact, car l'autorité morale qui nous est conférée par la lettre de mission de Claude Estier nous impose un peu de retenue. Je dis bien : « un peu». À partir de maintenant, nous y mettrons davantage de formes. Ce qui rendra encore plus barbare la mise en application de nos

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méthodes. Le« coup de l'assommoir» va se perfec­ tionner, au point de prendre les allures du « coup du lapin». Munis de l'accréditif magique du PS, nous débarquons toujours à deux dans les entre­ prises. Comme dans la police, l'un fait le bon, l'autre le méchant. Avec l'autorisation, et même la recommandation de Claude Estier, notre papier à lettres change d'en-tête. Il mentionne désormais : « Agence Media Presse - service publicitaire de L'Unité, journal du Parti socialiste. » Cet intitulé est, à lui seul, un sauf-conduit qui i10us ouvre toutes les portes. Pour nous faciliter les douloureux problèmes de stationnement et circula­ tion, nos véhicules sont munis maintenant de cocardes tricolores. À notre passage, même la police nom, salue révérencieusement. Il n'est pas rare que nous nous fassions escorter par des motards. À Paris, Claude Estier me voit régulièrement. Au début, il manifeste une certaine déception à la vue des chèques que je lui remets. Il en veut davantage. Je lui fais part de mon manque d'effectifs. Réponse abrupte : - Recrutez, mais attention, pas de bavures ! Le conseil est aisé, l'art plus difficile. Pour étancher sa soif, je m'entoure de la fine fleur de tout ce que la F-ance connaît de plus qualifié. La plupart de mes recrues savent à peine lire et écrire et parlent dans un sabir effroyable. En revanche, tous seraient capables de vendre du sable, même en plein désert. Ce sont aussi de redoutables machines

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à calculer ; ils n'adorent qu'un seul dieu : l'argent.

Je les recrute essentiellement dans les bars du quartier de ]'Opéra à Marseille, ou rue du Fau­ bourg-Montmartre à Paris : les meilleures écoles de l'arnaque financière. Pour les sélectionner, je dois faire le tour des tripots, maisons de passes, casinos, boîtes de nuit et cercles de jeux. Bref, partout où je sais pouvoir les trouver. Pour ce faire, je me suis procuré une liste de noms et d'adresses. Ces collaborateurs sont rarement de grands délinquants. Quelques-uns doivent toutefois provi­ soirement me quitter pour de petits séjours à l'ombre de nos prisons. Ils seront bientôt une bonne quarantaine à s'abattre sur les entreprises françaises, comme une volée de moineaux. Nous ne sommes liés par aucun contrat. Comment m'en demanderaient-ils, étant à peu près tous interdits de chéquier? Je leur octroie sur le montant (toutes taxes comprises) du chiffre d'affaires qu'ils réali­ sent la moitié du pourcentage qui m'est fixé par le contrat me liant à Claude Estier. Je me flatte d'avoir ainsi récupéré quelques-uns des meilleurs éléments de l'OFRES. Flanqué de ces personnages d'une haute intégrité morale, je vais, pendant cinq ans, passer la France au peigne fin. Ceux d'entre eux qui ne peuvent s'adapter à l'esprit de notre groupe sont aimable­ ment priés de se retirer discrètement . . . et de ne surtout pas bavarder. Il ne m'a pas fallu plus de deux mois pour constituer cette équipe de sou­ dards Je la soumets à un entraînement intensif. Les résultats ne se font pas attendre. Les entre-

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prises souscrivent, les chèques abondent et Claude Estier - je veux dire L 'Unité - perçoit ce qui lui revient. Il est maintenant tout sourires. Nos rap­ ports, sans devenir très intimes, sont de plus en plus cordiaux. Il nous arrive de partager un repas. Je remarque que, à la différence de bien des camarades, il s'interdit le vin et tout autre alcool. Un détail me frappe : à table, il commande de l'eau qu'il ne fait que goûter. Il est sans nul doute l'un des rares responsables socialistes dont je puis assurer que l'alcootest ne lui sera jamais fatal. Je l'ai surnommé « le chameau». Sur le terrain, notre organisation obéit scrupu­ leusement à nos ordres. Claude Prual surveille les agissements de chacun. Je ne m'occupe plus que des grosses affaires, des contacts avec les élus socialistes, et allonge mes périodes de repos. Mes rendez-vous avec les maires et leurs adjoints sont pris directement au nom de L 'Unité. Je leur propose systématiquement des publireportages à paraître dans le journal et dans lesquels ils ont le loisir de faire leur propre publicité. Aux frais du contribua­ ble, lorsqu'ils les paient. En échange, il leur faut me livrer la liste exhaustive des fournisseurs de leur commune et de toutes les entreprises locales. J'obtiens souvent d'eux qu'ils mettent à ma disposi­ tion, dans les locaux mêmes de la mairie, bureaux et téléphones, de telle manière que mes hommes puissent agir plus efficacement, dans l'intérêt du Parti, en convainquant les annonceurs, fournis­ seurs du maire, que nous travaillons pour la bonne

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cause. Ensuite, mes équipes peuvent débarquer dans la ville ciblée et, en moins de temps qu'il ne faut pour le dire, contacter tous ces braves gens et les inviter à nous rendre visite en mairie. En règle générale, la réponse est favorable. Nous ne man­ quons pas de les prévenir · - Surtout, n'oubliez pas votre chéquier. Il ne nous reste plus qu'à collectionner les chèques. Non sans enregistrer les doléances de nos généreux donateurs. Elles se rapportent aux marchés qu'ils espèrent. Les plus méfiants certains diront les plus imprudents - n'hésitent pas à faire figurer, sur l' « ordre de participation» qu'ils signent - et qui porte maintenant l'en-tête : « L 'Unité, journal du Parti socialiste, 12 cité Males­ herbes 75009 Paris», ainsi que notre numéro de téléphone à Marseille. précédé de la mention « bureau de coordination» -, les montants qu'ils nous concèdent, assortis d'observations telles que : « Sous réserve de résultat», ou : « 50 % d'acompte. Solde après service obtenu». Notre racket pour le compte de la direction du PS à Paris n'est pas toujours du goût des élus. Cet argent que nous captons, contre un espoir de services - je veux parler de notre intervention en faveur des entreprises donatrices, auprès du maire qui nous accueille dans ses murs - provoque parfois des incidents. Ici ou là, on nous reproche de nous comporter comme des vampires. Il est vrai que, comme aurait dit Attila, « après notre pas-

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sage, l'argent ne repousse plus». Pourquoi, dans ces conditions, les maires rempliraient-ils nos pro­ messes? Question légitime. Car ils ne sont pas assurés de recevoir en retour, de Paris, leur part du magot. Je m'en ouvre auprès de Claude Estier. Ce cas de figure ne lui est pas inconnu : - L 'Unité a besoin d'argent pour son fonction­ nement. Soyez prudents. En cas de vrais pro­ blèmes, décrochez. Comme à Marseille, à l'échelon national nos tarifs sont toujours sans rapport avec l'impact publicitaire réel du journal dont nous vendons les espaces. Est-il besoin de souligner qu'ils restent prohibitifs? Cet aspect des choses ne trouble ni les entreprises ni le Parti. Le plus petit encart équivaut chez nous aux tarifs des plus grands médias. Nous ne sommes pas meilleur marché que Le Monde. Nos barèmes enfoncent littéralement ceux de Libération et du Quotidien de Paris. Nous avons fixé la barre à la hauteur des Figaro Magazine, Paris-Match, L'Express et Le Point. Ainsi, nous obtenons des sommes astronomiques, eu égard aux montants que cer­ taines sociétés allouent habituellement dans leur budget à la publicité. Même dans les plus petites d'entre elles, nous arrivons à soutirer des chèques de 14 232, 35 580, 11 860, 30 520, 29 650 francs . . . , montants qui peuvent paraître faibles mais qui, additionnés chaque jour, aux quatre coins du territoire, expliquent pourquoi nos petits ruisseaux font une grande rivière. Plus grave, les factures que nous remettons celles que les inspecteurs-vérificateurs de la Direc-

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tion générale des impôts peuvent toujours consulter - comportent au-dessus de la place réservée à notre signature et à celle du prétendu annonceur, une ligne intitulée : « Observations. » Sur les docu­ ments que je donne en Annexe, on peut lire ordinairement l'énigmatique mention : « case réser­ vée ». Tous les professionnels de la publicité con­ naissent la signification de ce terme. Pour les lecteurs ( et les agents du fisc, qui feignent de l'ignorer), « case réservée » veut dire« ordre de non­ parution ». En clair, ces documents attestent que notre organisation, voulue par le Parti socialiste et domiciliée chez lui, émet des « fausses factures », dans le sens strict du terme. Fausses, parce que les entreprises nous paient, au préjudice des intérêts de leurs actionnaires, pour de pseudo-passages publi­ citaires et, de surcroît, à un prix sans commune mesure avec l'influence du journal L'Unité qui en est le bénéficiaire. Trouvent-elles gênant de s'affi­ cher dans les « comptes » que je rends à la princi­ pale publication du PS? Allez savoir. Toujours est­ il que la plupart de nos annonceurs paient sans rechigner pour une réclame dont ils nous deman­ dent instamment qu'elle ne paraisse pas. Partout, à Nevers (la ville de Pierre Bérégovoy, ministre de tutelle de la Direction générale des impôts dont l'adjoint a mis à notre disposition, en mairie, un bureau et un téléphone), à Angoulême (dont le maire de l'époque, Jean-Michel Bouche­ ron, a déjà accueilli l'OFRES), à Montpellier (où nous sommes abrités par la Fédération socialiste locale, avant de devoir « décrocher »), à Lille (où

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Pierre Mauroy ne se montre pas suffisamment accueillant à notre goût) , à Châtellerault (chez Edith Cresson qui, elle, fait des excès de zèle . . . ) et dans tous les Départements et Territoires d'Outre­ Mer (où j'envoie l'hiver se faire bronzer les plus méritants de mes « cow-boys ») . . . partout, nous labourons, semons et récoltons. Dans les Fédérations, les« premiers secrétaires » et les militants ne nous admirent pas toujours. Beaucoup envient notre train de vie, tout en nous méprisant. Ils ont du mal à supporter nos costumes trois-pièces, nos voitures de sport et nos bom­ bances. Mes hommes, quand ils débarquent quel­ que part, demandent toujours aux camarades où ils pourront trouver la cuisine la plus chère et la plus lourde. Cette requête est le gag qui les amuse le plus. L'esprit canaille, ils aiment à provoquer les fonctionnaires du Parti, pour qui le socialisme c'est la vie, et le capitalisme la mort. Gagner de l'argent est pour eux une tare. Aussi, notre venue et nos mœurs bouleversent-elles leurs idées reçues. J'ai toutes les peines du monde à refréner les ardeurs provocatrices de mes troupes. Je dois accomplir des prodiges pour éviter les «clashes ». J'ai pour cela un argument de poids, auquel les camarades ne sont jamais insensibles : - Mes garçons travaillent pour le Parti. Ils ne sont pas très raffinés, et, c'est vrai, ce ne sont pas des exemples de discrétion. Mais ce sont des gars du peuple, ils pensent comme nous. Eux, au moins, ne sont pas des hypocrites. Croyez-vous que nos

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dirigeants soient des malheureux ? J'en connais beaucoup qui, à Paris, vivent comme des princes. Ce discours porte ses fruits : au fil des ans, j'en ai vu plusieurs changer de déguisement et prendre pour modèle vestimentaire l'élégance raffinée de Jack Lang ou l'habit voyant du camarade trésorier André Laignel. À ce moment de mon aventure, un curieux phénomène se produit. Dans le Parti, nombre de militants se métamorphosent. Ils suivent l'exemple de nos dirigeants, de leur train de vie, de la modération soudaine de leurs discours, du change­ ment radical de leurs thèmes de campagne. Sauf quelques rechutes accidentelles, comme lors des élections présidentielles de 1988 où, pour laminer Jacques Chirac, François Mitterrand doit réenfour­ cher ses vieux chevaux de bataille en agitant le spectre d'un ennemi redoutable : l'argent qui cor­ rompt, l'argent qui tue. Ainsi, la physionomie du PS et de sa classe dirigeante connaît une évolution qui les fait ressem­ bler maintenant à une famille politique modérée. · Mais, de mon côté, je vais finir par me révolter contre son double langage. En effet, notre recours systématique, et à si grande échelle, à des méthodes de financement aussi sauvages nous fait mainte­ nant plutôt ressembler à une association de malfai­ teurs. Moi qui n'avais de la politique et de son personnel qu'une idée somme toute très vague, moi qui, en dehors de mes élans pseudo-révolution-

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naires de jeunesse, n'ai jamais éprouvé d'attirance pour l'engagement militant, je commence à me sentir saisi par un sentiment d'écœurement. La fréquentation du personnel que j'utilise pour les besoins du Parti me devient, aussi, de plus en plus pénible. Qu'avons-nous en commun? Rien. L'argent? J'ai déjà dit ce que j'en pensais. La politique? Si je ne me suis jamais fait d'illusion sur elle, je découvre à l'occasion de mes pérégrinations à l'intérieur du Parti socialiste qu'elle peut cacher des comportements méprisables. Toutes ces procla­ mations, ces leçons, ces promesses, cette morale dispensée pour devenir la base sur laquelle sera édifié un monde nouveau, libéré des contraintes de l'argent, de l'injustice sociale, commencent à m'énerver souverainement. J'ai été un vagabond ; j'ai failli sombrer dans la délinquance ; j'ai connu l'horreur de la pauvreté, du dénuement complet. Je suis maintenant l'interlocuteur des puissants, leur confident et, plus encore, le témoin de leurs men­ songes. Je les accompagne et les vois se courber devant les foules . . . pour flatter, cajoler, cueillir les voix des plus humbles. La nausée me gagne. Les entendre se lamenter devant la masse des déshé­ rités, s'insurger contre les bas salaires, glorifier les « Restaurants du Cœur» ne m'est plus supporta­ ble C'est ainsi qut, paradoxalement, par réaction contre la tartuferie de ceux qui ont fait de moi leur complice, je vais progressivement m'employer à détruire ce que j'ai construit. Le point de non­ retour, je l'atteindrai en 1989, après huit années

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d'un voyage jusqu'aux confins de l'imposture. J'en reviendrai en ayant enfin compris que les défen­ seurs des saignés ne sont pas des seigneurs et que notre univers n'est décidément peuplé que de maîtres, décimètres et décimés.

4. Nous faisons feu de tout bois

1985 : depuis le début de l'année, je vis à Marseille une situation de plus en plus ambiguë. Pour satisfaire Claude Estier qui, à Paris, confortable­ ment installé cité Malesherbes, attend tous les mois ma visite et mes chèques, je détourne à son profit le flux des ordres publicitaires qui, jusque-là, reve­ naient à la Fédération socialiste des Bouches-du­ Rhône. Mes rapports avec elle ne cessent de se dégrader. Dans la capitale, l'état-major du PS enregistre plainte sur plainte. Pour respecter mon contrat sans gêner personne, je décide d'abandon­ ner provisoirement toute prospection sur Marseille et ses environs. Claude Estier m'approuve. Nous étudions longuement ensemble l'orientation qu'il convient de donner à ce nouvel envol. Il me promet son concours, et me laisse libre d'utiliser son nom, voire le prestige de sa fonction (il est, depuis 1983, le président de la commission des Affaires étran­ gères de l'Assemblée nationale), pour que ma tâche soit facilitée dans tous les départements et régions. Notre siège de la rue Raphaël ne sert plus mainte­ nant que pour les opérations comptables et admi­ nistratives. Comme l'OFRES ( devenue la Société

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de publications extérieures), je me suis laissé tenter par l'adresse prestigieuse des Champs-Élysées. Au numéro 66 de l'avenue « la plus belle du monde», j e loue un minuscule bureau de vingt mètres carrés (deux tables et deux téléphones) et profite de toute l'infrastructure en secrétariat de mon loueur, une société dite de domiciliation. Elle offre à ses clients la possibilité de faire croire qu'ils disposent, en propre, de moyens considérables. Je n'ai pas le temps de chercher une pension de famille pour y loger nos mercenaires. Comme il sied à notre standing, no�s nous partageons donc entre le confortable hôtel Elysées-Star, rue du Colisée, à deux pas du restaurant Le Fouquet's (où j'évite de me montrer quand j e suis accompagné de mes poids lourds), et le Warwick, le somptueux palace de la rue de Berri où je traite Claude Estier. Ce qui me coûte relativement cher. .. mais me rapporte les bonnes grâces du patron des lieux, assorties d'une appréciable réduction sur le prix des chambres. Au Warwick, le restaurant La Couronne est un cadre idéal pour recevoir clients et élus. Là ou ailleurs, Estier préside parfois la cérémonie. Sa présence est nécessaire pour faciliter la signature des gros contrats. Ce sera le cas, cocasse, lors du passage à Paris des propriétaires d'une clinique des Bouches­ du-Rhône. À la fin du mois de mai 1985, je fais la connaissance d'un grand professeur de médecine de Marseille. Ses amis, patrons d'une clinique aux environs de Gardanne, ne parviennent pas à obte-

'.'lOUS FAISONS FEU DE TOUT BOIS

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nir l'autorisation d'implanter un scanner. Ils sou­ haitent notre bienveillante intervention. Autant me demander si un cadeau en forme de billets de banque pourrait nous faire plaisir. Après une étude attentive du dossier, il ne nous paraît pas impossible de solliciter l'attention du ministère des Affaires sociales. Je préviens toutefois le professeur : - Nos services doivent - c'est l'usage - être précédés du versement d'une provision préalable à toute action. Dès le lendemain, je suis reçu par le directeur de la clinique, un certain B ... , et l'un des propriétaires, Charles M... , dont le frère (son associé) aurait rang de sous-préfet. Nous discutons pendant une bonne heure, avant d'en arriver à l'essentiel. Direct, Charles M... m'interroge: - À combien chiffrez-vous le prix de vos démarches? Silence quasi religieux : tous les regards conver­ gent vers moi. Tandis que je perçois une impa­ tience mal contenue, je songe aux marges bénéfi­ ciaires que laisse l'exploitation d'un scanner. Pro­ bablement énormes, quand on connaît la lutte à laquelle se livrent les cliniques entre elles pour obtenir l'indispensable agrément de l'administra­ tion. Mon cerveau fonctionne à la vitesse d'une caisse électronique. En présence de représentants aussi qualifiés du corps médical, je n'hésite pas à me risquer dans l'énoncé d'un chiffre qui, en d'autres lieux, m'aurait fait craindre de provoquer chez eux un infarctus du myocarde :

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Un million de francs me paraît le juste

pnx. B. . . en perd le souille. Charles M. . . devient rouge écarlate. C'est bon signe : - Il n'est pas dans mon intention d'exiger la somme dans sa totalité. Ensemble nous pouvons étudier la possibilité d'un taux d'acompte et les modalités d'échéances pour le paiement. - Je ne peux rien décider sans l'accord de mon frère, repond le propriétaire. Quelques jours après, nous nous rendons donc à un dîner chez le sous-préfet. Claude Prual m'accompagne. Heureuse initiative. Le repas me donne la sinistrose. Je m'écroule sur la table, foudroyé par un sommeil de marmotte. Ce qui, vous en conviendrez, fait toujours le plus mau­ vais effet. Mais, par je ne sais quel miracle, grâce à Prual, la soirée s'achève, avec bonheur, par le consentement des deux frères. Ils s'enga­ gent à nous verser une provision de 250 000 francs suivie de trois versements trimestriels du même montant, à dater de l'obtention de l'auto­ risation qu'ils convoitent. Pour faire avancer les· choses, rendez-vous est pris pour un déjeuner avec Claude Estier, à la Brasserie de La Ban­ que, à Paris, non loin des Folies-Bergère et des grands boulevards. À la date prévue, le 6 juin 1 985, les frères M . . . ne nous ont toujours pas remis leur premier chèque. Fâcheux contretemps. Dans l'avion qui les amène à Paris, Claude Prual tente vainement de l'obtenir. Refus catégorique :

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Par principe, lui disent-ils, nous vous le donnerons, mais seulement après avoir vu Claude Estier. B . . . , le directeur, acquiesce. C'est lui probable­ ment qui leur a glissé cet utile conseil. Le repas qu'ils paieront - avec le président de la commis­ sion des Affaires étrangères de l'Assemblée natio­ nale est digne des meilleurs vaudevilles. Mala­ dresses et quiproquos s'entrecroisent à un tel rythme que Claude Estier lui-même a du mal à conserver son sérieux. B . . . et les frères M . . . sont des pieds-noirs. Ils s'expriment avec cet accent inimita­ ble qui évoque la chaude atmosphère d'antan, à Bab-el-Oued et rue Bab-Azoun. D'emblée, l'aîné des M . . . tutoie Estier : - Tu te souviens, on s'est connu il y a dix ans, au cours d'une réception . . . De cet événement capital, il ne se remémore cependant ni le lieu ni les circonstances. Qu'im­ porte : il extirpe de sa poche un véritable accordéon miniature, d'où il retire les cartes des clubs dont il est membre. Elles devraient, dit-il, lui permettre de se rappeler l'endroit de leur rencontre. Un dialogue à la mesure des niaiseries qui meublent la suite du déjeuner. Dans mon coin, une seule question m'obsède : « Donneront, donneront pas?» Finalement, entre la poire et le fromage, et après qu'Estier a examiné leur dossier, le chèque tant attendu nous est remis, hors sa présence. Il n'est que de 237 200 francs. Tiré sur la BNP, il est établi à l'ordre de mon Agence Media Presse, et sera encaissé sur notre compte 790201 D, à l'agence

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centrale 2800 du Crédit lyonnais, à Marseille (extrait n° 109 du 14 juin 1985). Les 12 800 francs restants doivent nous être envoyés ultérieurement. Bagatelle. Nous nous quittons devant une station de taxis pour, avec Prual, rejoindre Claude Estier, rue Cadet, à l'imprimerie du journal L'Unité. Je m'empresse de lui remettre le chèque (numéro 7866168 DQ) établi à l'ordre de L'Unité, tiré sur la même agence du Crédit lyonnais et correspondant à la part qui lui revient, au titre de ses attributions au PS. D'un montant de 130 460 francs, il corres­ pond très exactement aux 55 % de l'argent des frères M . . . , pourcentage que l'Agence Media Presse doit contractuellement rétrocéder à L'Unité de Claude Estier, comme prix de l'intervention future du Parti socialiste dans cette affaire. Six jours avant, le 30 mai, j'avais déjà remis à Estier, pour une autre de nos affaires, un chèque (n° 7866147 DQ) de 83 338,69 francs. Ces deux chèques sont encaissés prestement par la banque de L 'Unité : celui du dossier des bons frères M... , le 11 juin, l'autre le 7 du même mois. Inutile de prolonger plus loin ce déballage : un livre · tout entier n'y suffirait pas. Pour l'heure, nous sommes tous trois ravis. Quelques jours après, nous déchantons : le minis­ tère compétent nous fait part, au téléphone, d'un « veto sans appel». Le faire savoir à nos« clients» serait courir le risque de les entendre crier au scandale ou, à tout le moins, de nous voir réclamer un fàcheux remboursement. Prudents, patients, nous prenons l'initiative d'attendre, sans même en

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parler au directeur de L 'Unité. Chaque jour, B... vient aux nouvelles. Et, pendant plus d'un mois, nous l'assurons que «le dossier est à l'étude». Bientôt, ses questions se font plus pressantes. Notre embarras grandit. Prévenu, Claude Estier s'enquiert de savoir ce que je compte faire. - Surtout pas rembourser, lui dis-je. A son petit sourire, je crois deviner qu'il m'ap­ prouve. Il ne manifeste pas, en tout cas, l'intention de décaisser quoi que ce soit. Mais, au fur et à mesure du temps qui passe, les choses s'enveni­ ment. Les M... deviennent menaçants, et B... , excédé, commet l'erreur de parcours qui va nous sauver. Il se rend, de son propre chef, au ministère des Affaires sociales pour tenter d'obtenir gain de cause auprès de la commission chargée d'attribuer les autorisations de scanner. Malheur au mala­ droit ! il portera la responsabilité de l'échec. Fou de rage - car la position du ministère ne change pas -, il me demande d'organiser une entrevue avec Claude Estier. Le président le reçoit dans son bureau de l'Assemblée nationale. Le pauvre homme en repart comme il est venu. Quand il traverse la cour de la Chambre des députés, il vocifère et gesticule tel un diable dans un bénitier. A l'étage, derrière le rideau de sa fenêtre, Claude Estier observe la scène en silence. L 'Unité gardera son argent. Du côté de Marseille, je fais feu de tout bois. Un matin de la fin juillet 1985, une vague relation m'informe qu'un de ses amis souhaite me

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rencontrer, à des fins professionnelles. Sans en dire plus, il griffonne un numéro de téléphone, et me conseille d'appeler ce personnage à la mi-journée. Au bout du fil, la voix de « Monsieur Paul» est calme, aiguë, presque fluette. Mon correspondant fait preuve d'une extrême courtoisie. Il souhaite me voir, dès que possible, à propos d'un dossier qui lui tient à cœur. Rendez-vous est pris pour le lendemain 15 heures, au bar des Danaïdes, un établissement en renom sur les hauteurs de la Canebière. Sur place, je demande ce«Monsieur Paul». Un serveur me désigne un sexagénaire que j'imagine être le propriétaire de l'établissement. Il s'avance vers moi, m'invite à m'asseoir dans un coin tran­ quille. Face à face agréable. Malgré son âge et sa calvitie, l'homme porte beau. Il donne une impression qui vous invite spontanément au respect. Derrière des lunettes cerclées or, le regard est glacial, scrutateur, et manifeste une forte personnalité. Elle contraste avec la douceur de la voix. Il me dit avoir entendu parler de moi, et se présente: - Je suis Paul Mondoloni, j'ai des intérêts dans le casino de Bandol. Son problème: obtenir l'autorisation de jeu pour un autre casino dont il veut se rendre acquéreur sur la Côte d'Azur. Seul le ministre de l'Intérieur, en l'espèce Pierre Joxe, peut lui fournir cet agrément. - Je suis prêt, me dit-il, à payer très cher. - Combien ? - Cinq millions de francs au minimum.

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À l'énoncé de ce chiffre, j'en avale presque mon cigare. Compte tenu de l'aspect sensible du dossier, je préfère en référer à ma hiérarchie et lui demande un délai de deux ou trois jours. Ensuite, telle la foudre, je regagne mon bureau et me mets en rapport avec Paris. J'ai l'impression que le chiffre l'interpelle. On me demande de patienter une demi-heure afin de déterminer ma latitude d'inter­ vention. On ne tarde pas à me rappeler. La réponse est laconique : - Sortez de là. Nous ne touchons pas à ce genre d'affaire. Le dossier est peut-être délicat, mais bougrement rentable. Malgré cette mise en garde - je devrais dire cet ordre - je me refuse à abandonner la perspective d'un tel pactole, j'en parle à Claude Prual et, ensemble, nous cherchons désespérément une solution. Je rappelle Mondoloni : nous repre­ nons rendez-vous pour le lendemain soir, à 19 heures, au même endroit. Je calcule qu'il me faudra environ trois quarts d'heure pour m'y rendre. Toujours ponctuel, je quitte donc la rue Raphaël vers 18 heures. Ma voiture, une Maserati « hi-turbo » à cocarde, refuse obstinément de démarrer, et je n'ai personne sous la main qui soit susceptible de m'accompagner. Mes connaissances mécaniques se limitent à la jauge d'huile et à l'ouverture du capot. Il ne me reste que les imprécations dont j'affuble la construction automo­ bile italienne tout entière. Il faut croire que les jurons stimulent même les chevaux mécaniques. Mon bolide parvient enfin à démarrer. Il est

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19 h 30 lorsque j'atteins les Danaïdes. Des four­ gons, des voitures de police, gyrophares allumés, ceinturent l'endroit, masqué par une foule aggluti­ née. Je m'y fraye tant bien que mal un passage. Le spectacle est effroyable. Paul Mondoloni, la bouche ouverte, les lunettes en travers du visage, gît dans une mare de sang. Il vient d'être abattu par deux tueurs qui ont aussitôt pris la fuite. Je me dis que je l'ai échappé belle. La presse locale rendra une sorte d'hommage à l'un des derniers vrais parrains de Marseille. Les tueurs étaient munis de gilets pare-balles, ce qui explique qu'aucun des projectiles du garde du corps de« Monsieur Paul» n'ait pu les atteindre. Le soir même, j'informe Prual du drame. Un malaise m'étreint. Il s'accentue le lendemain matin quand je découvre que nos bureaux ont été cam­ briolés. Notre matériel (photocopieuse, ordinateur, calculatrice) n'a pas été touché. Mais tous mes dossiers - pièces comptables, fichiers, versement à L 'Unité PA CA et à L 'Unité nationale ont été embar­ qués. Le local est sens dessus dessous. Mais mes visiteurs ignoraient sans doute que je conserve . toujours les doubles de mes opérations. Je préviens immédiatement la police: nous sommes un samedi. Sur place, les officiers de la PJ constatent l'effrac­ tion et enregistrent ma plainte au nom de:«Josua Giustiniani, Parti socialiste», ce que d'ailleurs atteste la plaque apposée sur la porte d'entrée de mes bureaux. Quelque chose me dit qu'il vaut mieux changer d'air. Claude Prual et moi disparaissons de la scène

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une bonne quinzaine de jours : en Corse, je prends le maquis pour des mois de vacances d'été. À notre retour, nous déménageons pour nous installer cinquante mètres plus loin, au premier étage du 58 boulevard Michelet, faisant angle avec la rue Raphaël. Le message est reçu : notre porte est blindée et les serrures sont de haute sécurité. On ne m'y reprendra plus. Cependant, vous ne pourrez jamais convaincre un âne qu'il n'est pas un cheval de course. Aussi vais-je connaître à nouveau, avant même d'avoir reposé mon baluchon, le même sentiment de sourd danger en me frottant - encore une fois par accident - au marché parallèle de l'armement militaire. A deux pas des Champs-Élysées, à Paris, le cabinet d'un avocat me joint. Je suis depuis quelques mois en relation avec cet honorable représentant du barreau, fils d'un proche du PS et de l'un de ses principaux argentiers, dont le lecteur comprendra que je ne puisse ici donner le nom : serait-ce bien raisonnable? On me demande tout bonnement de prêter mon concours dans la recherche d'avions de chasse américains dont la réelle destination ne m'est malheureusement pas précisée. Ces « coucous» sont nécessaires à la défense d'un pays étranger en guerre. Bien que cela ne me soit pas spécifié, je le devine, sachant que dans le cas contraire on ne viendrait pas sonner à ma porte. j'ai gagné la réputation d'un homme passe-partout et, à tort ou à raison, on fait appel à

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m01 pour débrouiller même l'indébrouillable. Routine. Je n'ai jamais touché aux armes, encore moins aux avions à réaction. N'ayant jamais reculé devant les tâches difficiles. je devine tout de même que ce genre de quincaillerie ne s'achète pas dans le premier des bazars venus. Il faut pour cela des connexions, des filières qui passent par l'Angleterre, la Belgique, le Luxembourg, la Suisse, le Portugal, l'Espagne, quelques pays d'Afrique, deux au moins d'Amérique du Sud . . . Notre rémunération, en cas de succès de l'opé­ ration, n'est pas exactement établie. On me laisse seulement entendre qu'elle serait au moins de 10 % . Dans ma chambre de l'hôtel Warwick, je reçois donc tout ce que Paris peut compter de trafi­ quants en poudre et explosifs, fils de fer barbelés, filets de camouflage, mitrailleuses et armes de poing, chars d'assaut, missiles et chasseurs, même soviétiques. Les jours passent: il me faut quitter la France, où il est manifeste que je ne trouverai pas les bons contacts. À Genève, j'ai l'adresse d'un · ancien ministre de la Confédération, « partner» de l'un des plus gros cabinets d'avocat de la place. Il m'attend dans un restaurant, à proxi­ mité du siège central de l'Union des Banques suisses, rue du Rhône. Sa réponse est favorable: - J'ai vos avions, vous pouvez contacter vos clients. Retour à Paris: à l'hôtel Warwick, l'avocat proche du PS me rejoint, sa mine est défaite et

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ses phrases désordonnées. Ses lunettes ne tiennent pas sur son nez, tant son visage dégouline de sueur : - J'ai peur, je redoute des représailles pour mon entourage et moi-même. L'affaire devient trop dangereuse. J'abandonne. Je plaque là le poltron et, comme précédem­ ment avec « Monsieur Paul», décide de voler de mes propres ailes. Cuisante initiative : je me retrouve assis au bar du club American Legion, rue Pierre-Charron, entre les Champs-Élysées et l'avenue George-V, devant un comité d'accueil. Gardé par un molosse beau comme le bourreau de Béthune, mon hôte, un élégant barbu, aussi chauve qu'une boule de pétanque, est antipathi­ que à souhait. Visiblement connu des lieux, il me menace sans même avoir l'obligeance de me regar­ der en face : - Je sais qui vous êtes. Je suis officier du Mossad et vous un imbécile. Les avions que vous cherchez sont destinés à l'Iran. Nous n'avons qu'un conseil à vous donner : laissez tomber, cette affaire n'est pas pour vous. Au sortir de l'American Legion, je me rends chez un ami politique - non cité dans ce livre -... et lui fais part du peu d'estime dont nous honore Jérusalem. Je suis furieux : on aurait au moins pu me prévenir de la destination de ces appareils. Grâce à cette rencontre, je réalise juste à temps que j'ai failli me fourvoyer dans un lrangate à la française. Le commerce des avions et casinos s'avère bien

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trop dangereux. On ne m'y reprendra plus. À tout prendre, je préfère en revenir à mon nouveau métier, celui que je sais faire. Nos expéditions sidérales ne se soldent pas toutes - on le voit - par de brillants succès. Nous essuyons parfois - rarement, il est vrai - de cuisants revers. Je m'en console vite, l'humour et les divertissements ayant toujours pris chez moi le pas sur les petits problèmes de la vie. Je ne me souviens pas avoir jamais eu d'aigreurs ni de crampes d'estomac. Je garde par exemple en mémoire le souvenir de ma première et très bril­ lante rencontre avec Édith Cresson, alors en charge du Commerce extérieur de la France. J'ai alors, en vue de la diffusion gratuite dans L 'Unité, d'un publireportage sur Châtellerault, la ville dont Mme le ministre est le maire, téléphoné à son chef de cabinet pour le lui proposer. Un mois après envi­ ron, on m'appelle : - Bonjour, c'est Édith Cresson. Durant quelques secondes, je crois à une farce puis, à bien l'écouter, je réalise que c'est bien elle. Nous prenons rendez-vous. La même semaine je suis, en début d'après-midi, à son ministère. C'est la fin de l'été. La chaleur est torride et, pour un Marseillais, porter cravate et costume dans ces conditions est une rude épreuve. De surcroît, depuis quelque temps déjà, Claude Prual et moi commençons à pâtir de nos excès de table. Apéritifs, vins fins, bonne chère, chocolats et liqueurs sont notre lot quotidien. Claude arbore

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maintenant un ventre de socialiste pourvu, type Troisième République. Quant à moi, on pourrait me croire piqué par une mouche tsé-tsé, tant j'affiche un air endormi. Imaginez la stupeur de l'huissier de service lorsque, essouffiés, dépenaillés et suant comme des catcheurs, nous débarquons dans le couloir menant au bureau du ministre. La belle Édith nous accueille avec une infinie gentillesse. Nous nous tutoyons immédiatement, comme il est de tradition dans le Parti. D'ordinaire, cet usage me déplaît. Mais cette fois, la situation me ravit. Nous sommes tous les trois confortable­ ment installés en arc de cercle devant son bureau. Belle pièce du Mobilier national dont je m'amuse à évaluer Je prix. Claude Prual expose l'objet de notn., v1s1te pendant que je détaille notre hôtesse. C'est une femme charmante dont la myopie n'entame en rien l'attrait qu'elle exerce. En revanche, je suis frappé par le gigantisme de ses pieds. Elle est jolie, apparemment intelligente, ministre de surcroît. Notre discussion est déjà bien avancée lorsqu'elle nous interrompt : - Voulez-vous boire? Intimidé, Prual refuse sans même réfléchir. Moi, j'accepte. Édith sonne et, presque instantanément, la porte s'ouvre sur un maître d'hôtel chargé d'un plateau de rafraîchissements. Il dépose le tout sur le bureau du ministre, puis s'en retourne. Le service reste à faire. Ouvrir les bocaux de jus de fruit n'est jamais aisé. Qui n'a éprouvé la résistance de leur couvercle? Je reste tranquille dans mon coin et me garde bien de broncher. Galant, Prual se

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lève Avec mille précautions, il manipule le flacon, le tapote, lui parlerait s'il le pouvait. Visiblement, la mécanique est rebelle. N'y tenant plus, il emploie les grands moyens, retrousse ses manches, gonfle ses biceps, empoigne l'engin et commence à serrer le couvercle récalcitrant comme s'il s'agissait du cou de quelque malheureux. volatile. Admirable ! C'est Bérurier dans ses œuvres. Soudain - traîtrise du récipient - c'est le drame ! Tel un geyser le liquide sucré jaillit : il se répand sur les dossiers du ministre et dégouline sur le sol. Pour finir, nous voilà tous les trois en train d'éponger les dégâts. L'incident ne fait qu'accroître notre complicité. Le publireportage est acquis. Mais, en réalité, il ne paraîtra jamais. Édith Cresson veut bien aussi mettre son bureau et ses secrétaires de la mairie de Châtellerault à notre disposition. Dans les jours qui suivent, nous y sommes et prenons possession des lieux. Le bureau du maire est vaste. Agréablement meublé, il est pourvu d'un divan sur lequel, portes hermétiquement closes, je dors d'un sommeil profond. Nous restons là trois semaines : la région est passée au crible, au grand · dam du premier secrétaire fédéral du PS, à Poitiers. Nous repartons non sans quelques chèques que nous encaissons, avant de ristourner 55 % de leur montant à L 'Unité.

5. Racketteur à la solde du Parti

Nos affaires marchent de mieux en mieux. Partout où nous allons, nous récoltons en quelques jours plus d'argent que les élus en un an. Dans notre catégorie, nous sommes maintenant les leaders. Les jalousies s'aiguisent. Il ne se passe plus une semaine sans que Claude Estier soit pris à partie par des dirigeants socialistes qui lui reprochent nos agissements. Députés, ministres, tous s'en mêlent. Des villes et des Fédérations nous sont désormais interdites : élus et responsables veulent y protéger leur propre financement, plutôt que de favoriser celui de la direction du Parti. A Charleville­ Mézières, Clermont-Ferrand, Montpellier, Rennes ou Lille, nous sommes maintenant personae non gratae. Il est même un élu qui n'hésite pas à recourir aux bons soins de la police judiciaire pour préserver sa chasse. Nous en arrivons à nous frotter directement à Urbatechnic, le prétendu bureau d'études créé par la vieille garde du Parti socialiste, l'entourage le plus proche de François Mitterrand, pour organiser la tonte méthodique des entreprises françaises. Véritable pieuvre, groupe de sociétés dont le

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Gracco est l'étoile montante, Urbatechnic sert d'intermédiaire obligatoire entre les collectivités locales à direction socialiste et les entreprises intéressées par leurs marchés. Dirigé par l'anckn policier socialiste Gérard Monate et supervisé par les plus hauts dignitaires du Parti - dont plusieurs siègent maintenant au Conseil des min}stres, en face du président de la République à l'Elysée -, U rbatechnic et ses satellites perçoivent un pourcen­ tage variable sur le montant de ces marchés, obtenus par son entremise, et pratiquent un vaste trafic d'influence. Il faudra longtemps avant que la justice s'en inquiète, en excluant bien sûr de son champ d'investigations les vrais responsables de ce racket organisé, ceux qui aujourd'hui occupent les plus hauts sommets de l'État et se couvrent par des lois d'auto-amnistie. Ils ont beau jeu de considérer que seuls leur petit personnel et les entreprises incriminées doivent rendre des comptes à la justice. Et pourtant, c'est bien sur ordre du PS que les représentants d'Urbatechnic ont été répartis par région, et partagent alors leurs émargements entre la direction de Paris, les Fédérations ou les élus · locaux. Pour qu'intervienne un cessez-le-feu avec ce concurrent, je rencontre au siège du Parti, à Paris, rue de Solferino, le trésorier national André Lai­ gnel, qui, sous Michel Rocard, deviendra ministre. A l'évidence, il ne porte pas Estier dans son cœur et nous déteste autant. Toutefois, il fait preuve d'une diplomatie quasi onctueuse et se décharge de toute responsabilité pour l'avenir. Il me met en contact

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avec son assistante, redoutable cerbère. Sa vertu n'a d'égale que celle de son patron qui, dans Libération, le 6 décembre 1982, répondant à la question : « Le PS a-t-il des liens et lesquels avec le bureau d'études Urba-Conseil? », a l'impu­ dence d'affirmer : « Le PS ne possède aucune société. » À une autre question : « Les municipalités socialistes ne doivent-elles pas passer par U rba­ Conseil quand elles veulent faire des études d'urbanisme?», Laignel n'a-t-il pas aussi osé ajouter : « Non. Est-ce que vous nous voyez en état d'imposer quoi que ce soit à nos élus? On ne le fait pas plus dans ce domaine que dans d'autres. L'exigence fondamentale liée à l'exercice de la démocratie est celle de la transparence. Chaque parti devrait être une maison de verre. » Gilles Bresson, le journaliste qui a recueilli ces propos, serait aujourd'hui bien inspiré d'aller reposer les mêmes questions à l'actuel ministre du gouvernement Rocard qui, dans cette divertissante interview, disait sans rire, au sujet de la proposi­ tion de loi du PS visant à moraliser l'exercice de la vie publique : « Elle est fondée sur le vieil adage qui veut que, pour que la femme de César soit insoupçonnable, il faut que César lui-même ne se mette pas dans le cas d'être soupçonné» ... Au fil des mois, nos positions s'affaiblissent. Malgré leurs efforts, mes hommes ne parviennent plus à occuper le terrain. Notre chiffre d'affaires

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diminue. Depuis quelque temps, Estier connaît des ennuis qui portent atteinte à notre crédibilité. En novembre 1985, la presse l'a impliqué, avec l'OFRES, dans un scandale financier. Un indus­ triel du Nord, Jean-Pierre Maillez, P-DG de la société Escogypse, a raconté comment « il a été victime des racketteurs du Parti socialiste». Les documents sont accablants. L ) Unité est aussi mis en cause comme « organe de chantage publicitaire». Heureusement, mon Agence Media Presse, qui fait la même chose que l'OFRES, n'est pas citée. Mais tout y est : les noms, les faits, les méthodes, les preuves. Assortis déjà . de courriers de Claude Estier. Dans les médias, les attaques sont viru­ lentes. Pour ne pas être repéré, je préfère réduire mes activités. À Marseille, la tension est également à son comble. Un vent de fronde souille. Venue de la Fédération, la clameur commence singulièrement à irriter le maire Gaston Defferre. Michel Pezet mène la danse et je ne peux, dans mon coin, que compter les points. Le financement auquel je participe, de là . Fédération des Bouches-du-Rhône, n'est plus que symbolique. Un matin, je reçois un appel télépho­ nique du cabinet parisien de Defferre : je suis invité à me présenter dans son bureau ministériel de l'Aménagement du Territoire, le 5 décembre 1985 à 16 heures. Pour me préparer, et tenter d'y voir plus clair, je me rends au préalable à la Fédération. Rue Mont­ grand, l'effervescence est grande. Tous les canons

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sont pointés vers la mairie. J'ai l'impression de me retrouver dans un camp retranché. Yves Vidal me reçoit. Son regard fuyant, son ton suspicieux et sa voix de fausset me le rendent toujours aussi antipa­ thique. Il est déjà informé de ma convocation chez Defferre. À Marseille, on le sait, les nouvelles vont vite - et je le sens au bord de la jaunisse foudroyante. Nous ne nous sommes pas revus depuis octobre. Je sais cependant que sa trésorerie est chancelante. Ne m'a-t-il pas, en septembre, demandé de lui trouver les 300 000 francs néces­ saires à la couverture de son déficit ? Ce que je me suis bien gardé de faire. Premier secrétaire de la Fédération, dévoué à Michel Pezet, dont le conflit avec Defferre est en passe de tourner à l'aigre, Vidal craint que je ne parle. Mon prochain entre­ tien avec le député, maire et ministre, le terrorise. Je n'apprendrai rien à personne en disant que, dans les derniers mois de sa vie, Defferre est toujours à Marseille un empereur : à la simple évocation de son nom, la panique règne, même chez les plus vaniteux qui rêvent de le bouter dehors. De l'im­ meuble de la Fédération, je ressors avec l'informa­ tion que je cherchais : les camarades sont affolés. Le 5 décembre, à Paris, le ministre me reçoit. Il est en proie à une intense colère. Introduit par un huissier à chaîne, je m'assieds à ses côtés, devant son bureau, face au portrait officiel du président de la République. Lumière tamisée, mobilier de style, tentures, tout y est. Ses traits sont fatigués. Il me fixe avec un regard noir que renforcent des pupilles

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dilatées. l\1on rôle? Mes rapports avec la Fédéra­ tion socialiste des Bouches-du-Rhône? Point n'est besoin de les lui préciser. Nous nous connaissons bien. - Je veux des explications, me dit-il. Épargnez­ moi les futilités. Parlez-moi de Marseille. La voix du ministre est sévère. Mais j'aime cet homme, sa façon d'aborder les problèmes. - On y prétend, monsieur, qu'il existe à présent deux clans, deux pouvoirs, celui de Defferre et celui de Pezet. Réaction violente du maire : - Ça ne durera pas ! En mars, à la fin des législatives, Pezet ne sera plus rien. Même plus président de la Région. Savez-vous qu'au départ personne ne voulait de lui au Parti, que je l'ai imposé comme premier secrétaire et président du Conseil régional? Je me suis lourdement trompé... Suit un long monologue, peu amène, sur la personne de Pezet, ses qualités, ses défauts et, plus encore, ses erreurs. J'en suis tout étonné. Pourquoi me dire tout cela, me livrer toutes ces confidences? J'évite de l'interrompre et écoute en silence : - Il veut la mairie, il ne l'aura pas. Même mort, je ne lui laisserai aucune chance de s'en emparer. D'ailleurs, il n'est pas fait pour me remplacer. Il est trop dépensier. .. Et puis, comment pourrais-je pardonner à celui dont je me suis le moins méfié? À cet instant, je comprends que sa haine est farouche. Gaston Defferre me donne l'impression d'une vieille bête blessée. Je comprends enfin pourquoi les monstres sacrés de la politique, même

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ceux dont la réputation est la plus controversée, demeurent, quoi qu'il arrive, des personnages adulés. Il ne m'apprend pas grand-chose que je ne sache déjà, mais sa manière de le dire me fait deviner pourquoi il est devenu et restera le patron à Marseille. Nous restons presque deux heures à parler ensemble. De ce qui se passe à Paris, de Claude Estier et de ce que je fais pour L 'Unité, rien n'est évoqué. Pour finir, il me révèle l'objet de sa convocation : - Pouvez-vous me constituer rapidement un dossier concernant les entreprises qui, depuis deux ans, financent la Fédération par le biais du journal L 'Unité PA CA ? Je veux savoir où est passé l'argent que vous lui avez apporté. Je me garde bien de me mêler de ce qui ne me concerne pas : - Monsieur, je ne suis pas membre du Parti et n'ai pas accès à la comptabilité de la Fédération. Je ne sais où va l'argent que je remets, et sa destina­ tion n'est pas mon problème. Peut-être ai-j e tort - mais tels sont les faits - de ne pas lui livrer tous les secrets que je détiens sur le mauvais état des finances de la Fédération socia­ liste des Bouches-du-Rhône, avec les noms et les chiffres, le montant du trou financier dont on m'a dit qu'il est de trois millions de francs. Mes réponses évasives semblent lui plaire. Manifeste­ ment - mais je dis cela a posteriori -, Defferre n'aime pas les faux frères : c'est un vrai politique. Il connaît le vieil adage : « Qui a trahi, trahira. » La conversation prend maintenant une autre tournure.

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Détendu, souriant, il s'étonne que je n'entame pas une véritable carrière politique. Je lui explique que je ne saurais être le candidat d'un parti qui ne me reconnaît pas. Il me rassure : - La cooptation, ça existe. Réfléchissez. Nous en reparlerons bientôt. Qu'aimeriez-vous être : conseiller général, député? - Je ne sais, monsieur. Je n'y ai jamais songé. Je pense que se faire élire doit être difficile. Sourire du ministre, accompagné d'un geste large de la main, comme pour balayer mes craintes : - Se faire élire, cela n'est rien du tout. Je passe là certainement à côté d'une des plus belles occasions de ma vie. Car je ne reverrai jamais Gaston Defferre et n'aurai plus la chance de reparler avec lui de ce projet. Sans doute m'aurait­ il permis d'accéder à l'Assemblée nationale et, ainsi, de pouvoir me prévaloir aujourd'hui d'une loi d'auto-amnistie parfaitement taillée à mes mesures. Dans les semaines qui suivent, Gaston Defferre consacre plus de temps à Marseille qu'au gouver­ nement. Il est maintenant sur place et annonce dans un communiqué qu'il va se pencher person­ nellement sur les comptes de la Fédération. Cette déclaration de guerre officielle est le commence­ ment de sa fin. Le 5 mai 1986, au terme d'une lutte acharnée, d'une interminable séance qui s'achève tard dans la nuit, Defferre et ses fidèles sont mis en minorité à la Fédération des Bouches-du-Rhône : ils sont battus

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Je vois le ministre livide, l'air absent, rejoindre son chauffeur qui le ramène chez lui, rue Neuve-Sainte­ Catherine. La mort l'attend. Marseille se réveillera le lendemain matin sous le choc : Gaston n'est plus. Et ses amis, la presse iront jusqu'à qualifier Michel Pezet de « parricide ». Dès le début de cette année 1986, j'ai donné l'ordre du repli aux miens. Nous avons réintégré Marseille où j'ai retrouvé la rue Raphaël sans grand enthousiasme. Le bureau me semble alors fade et terne, comparé aux lieux officiels dont les maires socialistes nous avaient fait les heureux usufruitiers. L'atmosphère est tendue parmi mes courtiers et les bagarres sont fréquentes dans nos murs. Je me retrouve gardien de fauves en cage. Nos relations avec le voisinage sont crispées. Nos va-et-vient incessants perturbent la quiétude de la copropriété. Le vrombissement de nos puissantes cylindrées exaspère les populations. Il me faut à tout prix sortir de cette impasse. À la Fédération socialiste des Bouches-du-Rhône, les amis de Michel Pezet, Yves Vidal en tête, n'apprécient guère notre « corne back ». Ils boudent toute idée de compromis. Je n'ai pas le choix : à Paris, L 'Unité a plus que jamais de pressants besoins de fonds. Je passe outre l'hostilité ambiante et lâche une nouvelle fois mes chiens de guerre sur Marseille et sa région. Affamés, ils se ruent sur le gibier. Les entreprises de travaux publics assurent l'essentiel du finance­ ment : l'argent revient, la Fédération grogne et

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LE RACKET POLITIQUE

menace. Pour obtenir la paix, je consens à prendre en charge quelques-uns de ses menus travaux d'imprimerie. Je règle les factures, sachant qu'au­ cun compte ne sera jamais demandé au PS par un quelconque magistrat puisque, comme l'a confié André Laignel le 6 décembre 1 982 à Libération : « Le PS [... ] n'a pas d'existence juridique et donc aucune personnalité morale. » Ce qui signifie que, à l'instar du PCF, le Parti dont le président de la République fut le premier secrétaire n'a jamais déposé (comme l'ont fait par exemple le PSU, le RPR ou l'UDF) ses statuts en préfecture. Et que donc, n'étant qu'une association de fait, il n'a pas d'existence de droit et ne peut être cité en justice, ni davantage y poursuivre quicon­ que, puisqu'il n'a pas la « personnalité morale». Cependant, je me heurte toujours à l'intransi­ geance du secrétaire fédéral Yves Vidal et de quelques autres : ils tentent, à cette époque, de nous stopper en allant se plaindre auprès de la direction nationale, rue de Solferino. À l'occasion, ils essaient également de s'emparer de L'Unité de Claude Estier qu'ils savent en difficulté. Démarche malhabile. Estier n'est pas de ces statues que l'on déboulonne aisément. Les agresseurs sont renvoyés à leurs études primaires. De mars à juin 1 986, seules les bases